À propos de l'œuvre Jean-Marc Hovasse

La Pieuvre

La fatalité et la pieuvre

L’histoire racontée est simple, dans ses grandes lignes. Dans les années 1820, à Guernesey, Gilliatt, rude et sauvage pêcheur, solitaire, contemplatif et courageux, s’éprend de Déruchette, la nièce un peu frivole de l’armateur Mess Lethierry. Ce dernier, après avoir été ruiné par son associé Rantaine, retrouve une partie de sa fortune en faisant construire la Durande, premier bateau à vapeur reliant l’île à Saint-Malo. Son capitaine, Sieur Clubin, retrouve Rantaine et monte une machination pour s’emparer de la fortune de son patron, qui ne lui porte pas chance : il échoue la Durande sur l’écueil Douvres et meurt dans des circonstances atroces. Mess Lethierry promet la main de sa nièce à qui pourra lui rapporter le précieux moteur de son bateau. Gilliatt le Malin relève le défi, part s’installer dans l’écueil, et réussit à le sauver après avoir triomphé de mille périls, dont les moindres ne sont pas un ouragan et une pieuvre géante (qui avait déjà dévoré Sieur Clubin dix semaines plus tôt). Pendant le combat prométhéen de Gilliatt contre la machine échouée et les éléments déchaînés, Déruchette tombe sous le charme du jeune pasteur Ebenezer, fraîchement débarqué dans l’île. À son retour, Gilliatt comprenant son infortune lui cède la place qu’il avait conquise de haute lutte et se laisse engloutir par la marée.
Le succès du roman, qui paraît en trois tomes en mars 1866, est d’un certain côté comparable à celui des Misérables : l’auteur refuse une offre mirobolante pour une édition préoriginale en feuilleton dans la presse, dont il ne veut à aucun prix, et les premiers tirages s’envolent. Mais il est aussi différent, en raison notamment d’une réception beaucoup moins critique. Aussi semble-t-il, comme le signale François-Victor Hugo à son père, « immense, universel ». Les journaux sont unanimes, et la mode est à la pieuvre. Le mot lui-même, tiré par Victor Hugo du dialecte anglo-normand, prend dès lors en français la place du mot poulpe. Quant à l’animal, les scientifiques viennent discuter dans les journaux sa description romanesque, les caricaturistes s’en emparent, tout comme les graveurs, les sculpteurs, les cuisiniers et même les modistes, qui en tirent une forme de chapeau... Jules Verne ne va pas tarder à le réemployer, avec le succès que l’on sait, dans Vingt Mille Lieues sous les mers. Quant à Baudelaire, les dernières lignes qu’il trace avant d’être frappé de paralysie sont des notes préparatoires pour un compte rendu qui aurait a priori été « flatteur ». Conformément à son refus de la modernité, et malgré son intérêt apparent pour le « patois composite » des îles de la Manche, il y appelle encore la pieuvre « le poulpe ».

Vieux St Malo

Autour du roman

Deux textes importants, dont le statut reste un peu flottant, sont nés dans les marges des Travailleurs de la mer : L’Archipel de la Manche, et La Mer et le vent.
Le premier est son « chapitre préliminaire », une manière de préface géographique en vingt-quatre chapitres qui plonge le lecteur dans l’univers si particulier des îles anglo-normandes. Ce texte plein de virtuosité et d’alacrité aurait occupé une centaine de pages dans l’édition originale du roman, sans lien direct avec l’intrigue. Après maintes hésitations sur son mode de publication, et devant le peu d’enthousiasme de ses éditeurs, Victor Hugo se résout à le mettre de côté. Il ne le fait publier qu’en 1883, en feuilleton dans Le Rappel, dans un volume à part chez Calmann-Lévy, enfin en préface de l’édition Hetzel-Quantin des Travailleurs de la mer. Depuis, il conserve cette place.
Le second est un ensemble de chapitres composé à propos du passage de la tempête sur l’écueil, qui aurait formé dans le roman une digression « en dehors du drame, mais non du sujet » comme « Ceci tuera cela » dans Notre-Dame de Paris, ou « Waterloo » dans Les Misérables. Après avoir hésité sur son emplacement exact (début du roman ou deuxième partie), Victor Hugo décide de le retirer ; il ne sera pas même réintégré dans l’édition Hetzel-Quantin. En revanche, les éditeurs testamentaires décident en 1911, sans autre forme de procès, de l’insérer dans le roman (Œuvres complètes de Victor Hugo, Roman – VII, éd. Ollendorff / Imprimerie nationale, 1911, p. 326-343). Certaines éditions ultérieures ont imité ce coup de force, mais depuis le milieu des années 1970, plus fidèles aux volontés de l’auteur, les éditeurs scientifiques (Yves Gohin en Pléiade, en Folio ou chez Laffont, David Charles au Livre de poche) l’ont de nouveau retiré du roman et le joignent généralement en annexe, en lui conservant toutefois le titre, pourtant incertain, consacré par une tradition centenaire : La Mer et le vent.

Naufrage

Dessins et illustrations

Puisque ces Travailleurs de la mer ont pour cadre les paysages que Victor Hugo avait sous les yeux, et pour personnages ses voisins, il est assez logique que ce roman soit un de ceux pour lesquels, ou à côté desquels, il a réalisé le plus de dessins. Mais chose unique dans son œuvre et dans sa vie, il en a lui-même inséré trente-six dans son manuscrit quand il l’a fait relier, un mois et demi après la publication des volumes. Ils ont été depuis déreliés et restaurés, et les trente-six intégralement exposés une seule fois, lors de l’exposition Soleil d’encre, en 1985 au Petit-Palais. Ils bénéficient en outre d’une étude et d’une présentation impeccables (Pierre Georgel, Les Dessins de Victor Hugo pour “Les Travailleurs de la mer” de la Bibliothèque nationale, Herscher, 1985).
À côté de cet ensemble remarquable, le roman n’a pas manqué d’illustrateurs, à commencer par le plus célèbre d’entre eux, Gustave Doré, qui a donné deux compositions pour l’édition en anglais de 1867, et obtenu en retour les félicitations et les encouragements de l’auteur : « Votre pieuvre est épouvantable et votre Gilliatt est grand. C’est là une belle page ajoutée à votre in-folio d’œuvres charmantes et terribles. » En 1869, Chifflart accompagne de soixante-dix dessins la première édition populaire du roman chez Hetzel. Victor Hugo jugera là aussi, avec quelque semblant de raison, qu’il a « supérieurement réussi l’illustration des Travailleurs de la mer, surtout le côté terrible ». En 1876, Daniel Vierge donne soixante-deux dessins pour la Librairie illustrée. En 1882 enfin paraît un album intitulé Dessins de Victor Hugo. Les Travailleurs de la mer, gravé par F. Méaulle et imprimé par Mouillot, qui réunit une soixantaine de marines de Victor Hugo composées pendant l’exil, avant et après la publication du roman, en lien ou sans lien direct avec lui. Plus composite que toutes les autres, l’édition Hugues en reprend la même année un certain nombre (vingt-neuf des dessins reliés dans le manuscrit, ainsi que vingt-deux autres), avec un choix de gravures de Chifflart et de Vierge.

 
Les Travailleurs de la mer
Le Bateau vision
La Durande après le naufrage