Les tempêtes d’hommes

Partie II, Livre VIII, Chapitre 7

Gwynplaine à la chambre des Lords

Début du discours de Gwynplaine à la chambre des lords, qui est l’une des scènes les plus célèbres du roman. Elle fait notamment l’objet d’une fameuse illustration de Rochegrosse dans l’édition illustrée de 1886 parue chez Eugène Hugues.

On cria de toutes parts autour de Gvvynplaine :
— Écoutez ! Écoutez !
Lui cependant, crispé et surhumain, réussissait à maintenir sur son visage la contraction sévère et lugubre, sous laquelle se cabrait le rictus, comme un cheval sauvage prêt à s’échapper. Il reprit :
— Je suis celui qui vient des profondeurs. Mylords, vous êtes les grands et les riches. C’est périlleux. Vous profitez de la nuit. Mais prenez garde, il y a une grande puissance, l’aurore. L’aube ne peut être vaincue. Elle arrivera. Elle arrive. Elle a en elle le jet du jour irrésistible. Et qui empêchera cette fronde de jeter le soleil dans le ciel ? Le soleil, c’est le droit. Vous, vous êtes le privilège. Ayez peur. Le vrai maître de la maison va frapper à la porte. Quel est le père du privilège ? le hasard. Et quel est son fils ? l’abus. Ni le hasard ni l’abus ne sont solides. Ils ont l’un et l’autre un mauvais lendemain. Je viens vous avertir. Je viens vous dénoncer votre bonheur. Il est fait du malheur d’autrui. Vous avez tout, et ce tout se compose du rien des autres. Mylords, je suis l’avocat désespéré, et je plaide la cause perdue. Cette cause, Dieu la regagnera. Moi, je ne suis rien, qu’une voix. Le genre humain est une bouche, et j’en suis le cri. Vous m’entendrez. Je viens ouvrir devant vous, pairs d’Angleterre, les grandes assises du peuple, ce souverain, qui est le patient, ce condamné, qui est le juge. Je plie sous ce que j’ai à dire. Par où commencer ? Je ne sais. J’ai ramassé dans la vaste diffusion des souffrances mon énorme plaidoirie éparse. Qu’en faire maintenant ? elle m’accable, et je la jette pêle-mêle devant moi. Avais-je prévu ceci ? non. Vous êtes étonnés, moi aussi. Hier j’étais un bateleur, aujourd’hui je suis un lord. Jeux profonds. De qui ? de l’inconnu. Tremblons tous. Mylords, tout l’azur est de votre côté. De cet immense univers, vous ne voyez que la fête ; sachez qu’il y a de l’ombre. Parmi vous je m’appelle lord Fermain Clancharlie, mais mon vrai nom est un nom de pauvre, Gwynplaine. Je suis un misérable taillé dans l’étoffe des grands par un roi, dont ce fut le bon plaisir. Voilà mon histoire. Plusieurs d’entre vous ont connu mon père, je ne l’ai pas connu. C’est par son côté féodal qu’il vous touche, et moi je lui adhère par son côté proscrit. Ce que Dieu a fait est bien. J’ai été jeté au gouffre. Dans quel but ? pour que j’en visse le fond. Je suis un plongeur, et je rapporte la perle, la vérité. Je parle, parce que je sais. Vous m’entendrez, mylords. J’ai éprouvé. J’ai vu. La souffrance, non, ce n’est pas un mot, messieurs les heureux. La pauvreté, j’y ai grandi ; l’hiver, j’y ai grelotté ; la famine, j’en ai goûté ; le mépris, je l’ai subi ; la peste, je l’ai eue ; la honte, je l’ai bue. Et je la revomirai devant vous, et ce vomissement de toutes les misères éclaboussera vos pieds et flamboiera. J’ai hésité avant de me laisser amener à cette place où je suis, car j’ai ailleurs d’autres devoirs. Et ce n’est pas ici qu’est mon cœur. Ce qui s’est passé en moi ne vous regarde pas ; quand l’homme que vous nommez l’huissier de la verge noire est venu me chercher de la part de la femme que vous nommez la reine, j’ai eu un moment l’idée de refuser. Mais il m’a semblé que l’obscure main de Dieu me poussait de ce côté, et j’ai obéi. J’ai senti qu’il fallait que je vinsse parmi vous. Pourquoi ? à cause de mes haillons d’hier. C’est pour prendre la parole parmi les rassasiés que Dieu m’avait mêlé aux affamés. Oh ! ayez pitié ! Oh ! ce fatal monde dont vous croyez être, vous ne le connaissez point ; si haut, vous êtes dehors ; je vous dirai moi, ce que c’est. De l’expérience, j’en ai. J’arrive de dessous la pression. Je puis vous dire ce que vous pesez. Ô vous, les maîtres, ce que vous êtes, le savez-vous ? Ce que vous faites, le voyez-vous ? Non. Ah ! tout est terrible. Une nuit, une nuit de tempête, tout petit, abandonné, orphelin, seul dans la création démesurée, j’ai fait mon entrée dans cette obscurité que vous appelez la société. La première chose que j’ai vue, c’est la loi, sous la forme d’un gibet ; la deuxième, c’est la richesse, c’est votre richesse, sous la forme d’une femme morte de froid et de faim ; la troisième, c’est l’avenir, sous la forme d’un enfant agonisant ; la quatrième, c’est le bon, le vrai, et le juste, sous la figure d’un vagabond n’ayant pour compagnon et pour ami qu’un loup.
En ce moment, Gwynplaine, pris d’une émotion poignante, sentit lui monter à la gorge les sanglots, ce qui fit, chose sinistre, qu’il éclata de rire.
La contagion fut immédiate. Il y avait sur l’assemblée un nuage ; il pouvait crever en épouvante, il creva en joie. Le rire, cette démence épanouie, prit toute la chambre. Les cénacles d’hommes souverains ne demandent pas mieux que de bouffonner. Ils se vengent ainsi de leur sérieux.

Victor Hugo, L’homme qui rit, 1869.
> Texte intégral : Paris, Ollendorff, 1904-1924