16 juin

Pourquoi je ne t’écris pas ?

Illustration de Werther de Goethe

Pourquoi je ne t’écris pas ? tu peux me demander cela, toi qui es si savant ! Tu devais deviner que je me trouve bien, et même… Bref, j’ai fait une connaissance qui touche de plus près à mon cœur. J’ai… je n’en sais rien.
Te raconter par ordre comment il s’est fait que je suis venu à connaître une des plus aimables créatures, cela serait difficile. Je suis content et heureux, par conséquent mauvais historien.
Un ange ! Fi ! chacun en dit autant de la sienne, n’est-ce pas ? Et pourtant je ne suis pas en état de l’expliquer combien elle est parfaite, pourquoi elle est parfaite. Il suffît, elle asservit tout mon être.
Tant d’ingénuité avec tant d’esprit ! tant de bonté avec tant de force de caractère ! et le repos de l’âme au milieu de la vie la plus active !
Tout ce que je dis là d’elle n’est que du verbiage, de pitoyables abstractions qui ne rendent pas un seul de ses traits. Une autre fois… non, pas une autre fois ; je vais te le raconter tout de suite. Si je ne le fais pas à l’instant, cela ne se fera jamais : car, entre nous, depuis que j’ai commencé ma lettre, j’ai déjà été tenté trois fois de jeter ma plume et de faire seller mon cheval pour sortir. Cependant je m’étais promis ce matin que je ne sortirais point. À tout moment je vais voir à la fenêtre si le soleil est encore bien haut…
Je n’ai pu résister, il a fallu aller chez elle. Me voilà de retour. Mon ami, je ne me coucherai pas sans t’écrire. Je vais t’écrire tout en mangeant ma beurrée. Quelles délices pour mon âme que de la contempler au milieu du cercle de ses frères et sœurs, ces huit enfants si vifs, si aimables !
Si je continue sur ce ton, tu ne seras guère plus instruit à la fin qu’au commencement. Écoute donc ; je vais essayer d’entrer dans les détails.

 

Goethe, Les Souffrances du jeune Werther, 1774.
> Texte intégral dans Gallica : Paris, Marpon & Flammarion, 1887