Amour à VersaillesAnne Zali et Danièle Thibault

La Courtisane amoureuse

Les Amours de Psyché et de Cupidon chantent les merveilles d'un Versailles encore en travaux, comme l'était le château de Vaux-le-Vicomte à l'époque du Songe. Ce récit en prose mêlée de vers prolonge, développe, achève le Songe. Il fait en même temps écho à Adonis : quatre amis se promènent dans les jardins de Versailles, admirant ses derniers embellissements, tandis que l'un d'eux, Poliphile (La Fontaine), sans cesse interrompu par leurs commentaires, leur raconte les mésaventures de Psyché. Jeux de miroir, métamorphoses successives rappellent le poème dédié à Fouquet. En rendant un hommage implicite à Louis XIV, qui avait engagé les travaux contre l'avis de Colbert, La Fontaine espère que le roi reprendra à son compte la politique néo-épicurienne de paix, de prospérité et de plaisirs, appuyée par un généreux mécénat des arts, dont le surintendant était la figure symbolique. La somptuosité des fêtes organisées par le Roi-Soleil pouvait bien le laisser espérer : celle du 18 juillet 1668, qui célébrait la paix d'Aix-la-Chapelle, mais surtout la fête des Plaisirs de l'Ile enchantée, offerte en l'honneur de Mlle de La Vallière, du 7 au 12 mai 1664, dans un Versailles transformé par les artistes mêmes qui avaient magnifié Vaux-le-Vicomte.

Les jardins de Le Nôtre
Vue du Jardin de Versailles

Papillon et abeille

« Papillon du Parnasse et semblable aux abeilles 
À qui le bon Platon compare nos merveilles :
Je suis chose légère et vole à tout sujet,
Je vais de fleur en fleur et d'objet en objet.
À beaucoup de plaisirs je mêle un peu de gloire. 
J'irais plus haut peut-être au temple de Mémoire, 
Si dans un genre seul j'avais usé mes jours ;
Mais, quoi ! je suis volage en vers comme en amours. »

(Discours à Madame de La Sablière, 1684.)

« Papillon du Parnasse et semblable aux abeilles» : ce vers du discours à Mme de La Sablière exprime à lui seul toutes les contradictions du caractère de La Fontaine.
La légende en a fait un homme rêveur, distrait, paresseux, naïf, inconséquent. Lui-même a grandement participé à la création de cette réputation ; ne s'était-il pas composé cette modeste et peu flatteuse épitaphe :

« Jean s'en alla, comme il était venu, 
Mangeant son fonds après son revenu, 
Croyant le bien chose peu nécessaire. 
Quant à son temps, bien sut le dispenser :
Deux parts en fit, dont il soulait passer 
Lune à dormir et l'autre à ne rien faire. »

Mais avec La Fontaine il ne faut pas se fier aux apparences : s'il fait semblant d'attribuer la même légèreté, la même inconstance au papillon et à l'abeille, il ne peut ignorer que l'un symbolise l'insouciance et l'autre l'acharnement au travail. Toute sa vie est marquée par cette oscillation constante entre deux extrêmes, par cet « illogisme » :
« Chacun de ses actes se double d'un acte qui le contredit absolument », dit Giraudoux. En effet, il admire Malherbe et lit l'Astrée, roman pastoral d'Honoré d'Urfé précurseur de la préciosité, alors qu'il est novice à l'Oratoire et qu'il a pour directeur de conscience un proche des jansénistes de Port Royal ; il vante les délices de la solitude et fréquente les salons ; il imite le léger et brillant Voiture, maître de la littérature galante, puis le renie, ayant failli, dit-il, « se gâter » : « Horace, par bonheur, me dessilla les yeux » (Épitre à Huet). Il prône l'imitation des Anciens, mais s'en libère sans cesse, leur empruntant seulement l'anecdote, et intervient directement dans le récit pour donner son avis, souligner un trait de caractère, mettre en garde, conseiller.
Il ne choisit pas, il veut être à la fois papillon et abeille, de la même manière qu'il veut goûter à tout :

« J'aime le jeu, l'amour, les livres, la musique
La ville et la campagne, enfin tout; il n'est rien 
Qui ne me soit souverain bien
Jusqu'au sombre plaisir d'un cœur mélancolique...  »

(Les Amours de Psyché et de Cupidon, 1669.)

Il s'essaiera à tous les genres, passant des contes au poème janséniste (La Captivité de saint Malc, 1673)des fables au livret d'opéra de Daphné (1674) pour Lulli avec lequel il se brouille et qu'il brocarde alors dans une satire (Le Florentin), de la poésie héroïque (Ode pour la Paix, 1674) au poème didactique sur le Quinquina (1682) ou encore à la tragédie lyrique (Astrée, 1691), sans compter les innombrables lettres, odes, épîtres, ballades, madrigaux, sonnets, épigrammes... Tout cela avec un bonheur inégal, qui fit dire à Mme de Sévigné : «Je voudrais faire une fable qui lui fît entendre combien cela est misérable de forcer son esprit à sortir de son genre, et combien la folie de vouloir chanter sur tous les tons fait une mauvaise musique. Il ne faut point qu'il sorte du talent qu'il a de conter. » (Lettres, 6 mai 1671.)

Ultime contradiction chez cet épicurien ouvert à tous les plaisirs, sa constance : il s'illustre par une exemplaire fidélité à ses amis.
 

Papillon, mais fidèle

« Qu'un ami véritable est une douce chose!
Il cherche vos besoins au fond de votre cœur;
Il vous épargne la pudeur
De les lui découvrir vous-même;
Un songe, un rien, tout lui fait peur
Quand il s'agit de ce qu'il aime. »

(Les deux Amis, VIII, 11.)

La fidélité à ses amis est un trait de caractère qui a été unanimement reconnu à La Fontaine. Depuis son camarade de collège François Maucroix, dont il est resté proche toute sa vie, jusqu'à ses protecteurs successifs, avec lesquels il entretenait des relations d'où toute servilité était absente.

Après l'arrestation de Fouquet, il écrit une Élégie aux Nymphes de Vaux, où il sollicite l'indulgence du roi et à nouveau, en 1663, une Ode au Roi pour M. Fouquet, alors que se précise la menace d'une condamnation à mort. Dans les lettres à sa femme du Voyage en Limousin, il relate sa visite à Amboise du lieu où fut enfermé Fouquet au début de son procès, et décrit l'émotion qui l'étreint : « Je fus longtemps à considérer la porte, et me fis conter la manière dont le prisonnier était gardé. [...] Sans la nuit on ne m'eût pu arracher de cet endroit. »
Il fait publier Le Songe de Vaux près de dix ans plus tard (1671), bien que les Contes aient déjà commencé de lui attirer quelques ennuis.
Dans Les Amours de Psyché et de Cupidon, pour décrire l'Orangerie de Versailles, La Fontaine insère le fragment du Songe célébrant celle de Vaux... déménagée à Versailles sur ordre du roi. Rappel de Fouquet dans un hommage à Louis XIV, clin d'œil qui ne peut être compris que par ses amis Maucroix et Pellisson.
Lorsque la duchesse de Bouillon est exilée, il ne cesse pour autant de lui écrire, de lui dédier des fables, et ne craint pas de voir ses épîtres largement copiées et colportées.