Jugements et critiques

 

Maxime Du Camp

« Gustave Flaubert avait vingt et un ans. Il était d’une beauté héroïque. Ceux qui ne l’ont connu que dans ses dernières années, alourdi, chauve, grisonnant, la paupière pesante et le teint couperosé, ne peuvent se figurer ce qu’il était au moment où nous allions nous river l’un à l’autre par une indestructible amitié. […] Gustave était un géant ; issu de Normandie et de Champenois, il avait dans les veines, par un de ses ascendants qui avaient vécu au Canada, quelques gouttes de sang iroquois dont il se montrait fier. […]
On a dit de Flaubert qu’il était un réaliste, un naturaliste ; on a voulu voir en lui une sorte de chirurgien des lettres disséquant les passions et faisant l’autopsie du cœur humain ; il était le premier à en sourire : c’était un lyrique. »
(Souvenirs littéraires, 1850-1880)
 

Guy de Maupassant

« Chez lui, la forme c’est l’œuvre elle-même : elle est comme une suite de moules différents qui donnent des contours à l’idée, cette matière dont sont pétris les livres. Elle lui fournit la grâce, la force, la grandeur, toutes ces qualités, qui, pour ainsi dire, dissimulées dans la pensée même, n’apparaissent que par le secours de l’expression. Variable à l’infini comme les sensations, les impressions et les sentiments divers, elle se colle sur eux, inséparable. Elle se plie à toutes leurs manifestations, leur apportant le mot toujours juste et unique, la mesure, le rythme particulier pour chaque circonstance, pour chaque effet, et crée par cette indissoluble union ce que les littérateurs appellent le style, fort différent de celui qu’on admire officiellement. […]
Flaubert n’a point son style, mais il a le style ; c’est-à-dire que les expressions et la composition qu’il emploie pour formuler une pensée quelconque sont toujours celles qui conviennent absolument à cette pensée, son tempérament se manifestant par la justesse et non par la singularité du mot. »
(« Gustave Flaubert », La République des Lettres, 22 octobre 1876. Signé Guy de Valmont)
 

Guy de Maupassant

« Gustave Flaubert fut dominé durant son existence entière par une passion unique et deux amours : cette passion fut celle de la Prose française ; un de ses amours pour sa mère, l’autre pour les livres.
Son être entier, depuis le jour où il pensa en homme jusqu’à celui où je le vis étendu, le cou gonflé, tué par l’effort effroyable de son cerveau, fut la proie de la Littérature, ou, pour être plus exact, de la Prose. Ses nuits étaient hantées par des rythmes de phrases. »
(L’Écho de Paris, 24 novembre 1890)
 

Marcel Proust

« J’ai été stupéfait, je l’avoue, de voir traiter de peu doué pour écrire, un homme qui par l’usage entièrement nouveau et personnel qu’il a fait du passé défini, du passé indéfini, du participe présent, de certains pronoms et de certaines prépositions, a renouvelé presque autant notre vision des choses que Kant, avec ses Catégories […].
Et il n’est pas possible à qui est un jour monté sur ce grand Trottoir roulant que sont les pages de Flaubert, au défilement continu, monotone, morne, indéfini, de méconnaître qu’elles sont sans précédent dans la littérature. […] il y a une beauté grammaticale […] qui n’a rien à voir avec la correction. C’est d’une beauté de ce genre que Flaubert devait accoucher laborieusement. […]
Cet imparfait, si nouveau dans la littérature, change entièrement l’aspect des choses et des êtres, comme font une lampe qu’on a déplacée, l’arrivée dans une maison nouvelle, l’ancienne si elle est presque vide et qu’on est en plein déménagement. C’est ce genre de tristesse, fait de la rupture des habitudes et de l’irréalité du décor, que donne le style de Flaubert, ce style si nouveau quand ce ne serait-ce que par là. Cet imparfait sert à rapporter non seulement des paroles mais toute la vie des gens. »
(« À propos du style de Flaubert », Nouvelle Revue Française, janvier 1920, Contre Sainte-Beuve, pp. 586-587 et 590)
 

Jean Echenoz

« Son écriture est capable de contenir à la fois les effets les plus contradictoires comme l'ironie et la générosité, la précision et le vague ou l'indéfini, la sécheresse et l'exaltation... avec un jeu permanent de bascule et d'échange entre ces registres-là, qui entraîne le lecteur dans une invraisemblable succession d'émotions. Ce phénomène agit comme une espèce de stupéfiant qui vous rend dépendant : impossible d'arrêter dès que vous commencez à y toucher. » […]
« Flaubert, pour moi, reste absolument un modèle. Il m'inspire une espèce d'affection absolue que la lecture de la correspondance conforte, et une affection que je ne crois avoir pour aucun autre écrivain. Je n'ai avec aucun autre le même rapport, je ne dirais pas filial, ce serait un peu fort, mais oui, c'est bien cela : un rapport affectueux, affectif. »
(« Flaubert m'inspire une affection absolue », Le Magazine Littéraire, n°401, septembre 2001)
 

Pierre Michon

« En réalité, il y prend un plaisir fou et il veut se faire plaindre en même temps. Tout cela, c'est la mécanique Flaubert, c'est un homme de plaisir. Je repense à Sade, qui est partout dans Flaubert, et à Hugo aussi, qui n'est pas si loin de ces deux zèbres-là. Ce sont quand même des hommes de plaisir... de jouissance solitaire bien souvent, mais de plaisir inouï. Toutes les dénégations de Flaubert sur sa souffrance et sur son mal à écrire cachent un extraordinaire appétit pour le plaisir : un plaisir qui lui a fait fermer sa porte, ne plus avoir de femmes, se débarrasser de tout le reste pour se mettre dans les auteurs latins, dans ses tas de papiers, ses carnets, ses notes, ses petits quadrillages... et dans l'illumination de ses phrases, parfaites. Ce qu'il cherche, c'est le miracle d'un embrasement de la langue, que les mots se mettent à scintiller et à flamboyer : il appelle ça les « aigrettes de feu. »
(Le Magazine littéraire, n°401, septembre 2001)