Une femme dans tous ses étatsElisabeth Badinter

La marquise Du Châtelet

Durant plus de deux siècles, la marquise Du Châtelet n’échappa à l’oubli que par la grâce de Voltaire dont elle fut la compagne pendant près de seize ans. Ce n’est que dans la seconde partie du XXe siècle, avec la publication de sa correspondance et l’intérêt renouvelé pour l’histoire des femmes, que l’on prit conscience tout à la fois de l’originalité et de la modernité de sa personnalité ainsi que de son statut d’intellectuelle hors pair.

En effet, Emilie Du Châtelet ne fut rien moins que la première femme authentiquement savante de l’époque moderne et la lointaine ancêtre des filles de notre temps, ambitieuses pour elles-mêmes et avides d’autonomie. Ce qui lui valut les sarcasmes haineux de ses contemporain(e)s est justement ce qui nous la rend proche et admirable aujourd’hui. Tournant le dos aux normes de la féminité de son époque et de sa classe, Emilie Du Châtelet prétendit investir les territoires masculins de la science et de la philosophie tout en prônant la nécessité des passions et des illusions. « Nous n’avons rien à faire dans ce monde, disait-elle, qu’à nous procurer des sensations et des sentiments agréables. » Non de façon discrète ou dissimulée comme la plupart de ses amies, mais de manière ostentatoire et souvent excessive, à la manière des hommes. En vérité, ce qui a le plus déconcerté ses contemporains, c’est l’aspect androgynal de sa personnalité, doublé d’un tempérament qui la portait aux extrêmes.

Voltaire
Institutions de physique

Fut-elle « belle et jolie » comme l’affirment ses amants Maupertuis et Voltaire, ainsi que Madame Denis qui ne l’aimait guère, plutôt séduisante aux dires de Madame de Graffigny, ou bien fut-elle conforme au portrait repoussant qu’en a laissé sa principale ennemie, Madame du Deffand : « Représentez-vous une femme grande et sèche, sans cul, sans hanches, la poitrine étroite, deux petits tétons arrivants de fort loin, de gros bras, de grosses jambes, des pieds énormes, une très petite tête, le visage aigu, le nez pointu, deux petits yeux vert de mer, le teint noir rouge, échauffé, la bouche plate, les dents clairsemées, et extrêmement gâtées ? » Ce qui est sûr, c’est qu’elle fut excessivement soucieuse de son apparence, cherchant à camoufler une virilité du corps (grande, sans cul, sans hanches, poitrine étroite...) et de l’esprit sous un amas de fanfreluches. Probablement inquiète de sa féminité et de son pouvoir de séduction, Emilie ne se montrait en public qu’extrêmement maquillée et couverte de diamants, de pompons, de rubans et autres nœuds ou pierreries. A tel point qu’on en riait sous cape dans les salons et que Voltaire l’appelait tendrement « Madame Pompon Newton », signifiant par là qu’elle restait femme par son goût immodéré de la parure malgré sa passion toute virile pour la physique et la géométrie.
 Nul doute que cette aristocrate fort consciente de ses privilèges vivait cette dualité avec une liberté exceptionnelle en son temps. Dotée de caractéristiques généralement attribuées à l’un ou l’autre sexe, elle incarnait une parfaite union des contraires. Vices et vertus compris. Sérieuse et ludique, elle alternait dans la même journée le jeu sous toutes ses formes et les études les plus austères. Autoritaire et méprisante, notamment avec les subalternes, elle savait aussi être charmante voire soumise quand elle voulait séduire. Libre de ses choix et de ses mouvements, elle alla s’installer à Cirey, propriété de son mari, avec son amant Voltaire, tout en restant soucieuse de la bienséance. Audacieuse dans ses options intellectuelles et morales, elle flirtait avec l’athéisme mais clamait qu’elle avait besoin de Dieu pour fonder sa physique.

Mère de deux enfants, un garçon et une fille, elle remplit ses devoirs sans tendresse excessive, se réservant le rôle de mère abusive pour les hommes qu’elle aimait, en particulier Voltaire et Saint-Lambert. D’un orgueil et d’une ambition intellectuelle rarement vus chez une femme de cette époque, elle avait aussi la modestie qui sied à l’authentique philosophe. A l’heure du bilan, elle saura se regarder avec la distance et la lucidité qui manquent parfois aux hommes.
D’une énergie hors du commun – elle ne dormait que trois ou quatre heures par nuit – Émilie Du Châtelet vécut dans l’excès. Travail, amours, distractions, elle a ignoré la juste mesure jusqu’à la fin de sa courte existence. Brûlant la vie de toutes les manières, elle mourra à quarante-deux ans en accouchant d’une petite fille, la bâtarde de  Saint-Lambert. Mais il n’est pas absurde de penser que cette vie-là fut infiniment plus riche et fascinante que celle de toutes ses connaissances qui lui survécurent, et en particulier de la célèbre madame du Deffand qui, en dépit d’un esprit et d’une finesse sans pareil, quitta le monde à quatre-vingt-trois ans, malade d’ennui et de mélancolie.

L’un des secrets de cette femme d’exception réside dans la conjonction heureuse, mais rare au XVIIIe siècle, de dons intellectuels et d’une éducation atypique. Fille d’un second mariage du baron de Breteuil avec l’austère et vertueuse Gabrielle Anne de Froulay, Gabrielle Emilie bénéficie d’une attention sans pareille de la part de ses parents. Son père a déjà cinquante-huit ans lors de sa naissance. Pour elle, il a toutes les faiblesses d’un grand-père et la tendresse d’un père. Contrairement à l’usage, point de couvent, ou si peu. L’essentiel de son éducation a lieu sous le toit familial dans le respect des choses de l’esprit. Sans égard pour les préjugés, on élève la petite fille comme ses deux frères : libre accès à la riche bibliothèque paternelle, autorisation d’avoir une Bible dans sa chambre et de poser toutes les questions qui lui passent par la tête. Très jeune, elle se passionne pour l’étude. Tout l’intéresse, le latin où elle brille, mais aussi, grâce à son père, l’italien et l’anglais. Plus original encore, ses parents entretiennent chez elle le goût des mathématiques et de la métaphysique, matières difficiles, peu étudiées dans les collèges et réservées au sexe masculin. Fait rarissime dans l’histoire de l’éducation des filles, on lui fait donner des leçons dans ces deux disciplines.

Le résultat est surprenant. Très jeune, elle traduit des parties de l’Enéide, apprend par cœur les plus beaux morceaux d’Horace, Virgile et de Lucrèce. Elle se passionne pour la philosophie anglaise et lit Locke dans le texte. Autorisée à rester au salon quand ses parents reçoivent et à intervenir dans la conversation, elle demande à Fontenelle de lui expliquer ses Entretiens sur la pluralité des mondes. Il lui parle de physique et d’astronomie. Il lui aurait même procuré certaines communications de l’Académie des Sciences, comme celles du célèbre Cassini sur les satellites de Saturne.

Cette éducation hors du commun permit l’épanouissement d’une nature exceptionnelle. Arrivée à l’âge adulte, mariée et mère de deux enfants, ayant payé son tribut à la vie sociale et mondaine, elle décide de se consacrer à Voltaire et à la vie intellectuelle. Installée avec lui dans la solitude du château de Cirey, aux confins de la Lorraine, elle prend conscience de la nécessité de revenir à sa première passion, celle de l’étude : « Depuis que j’ai commencé à vivre avec moi, et à faire attention au prix du temps, à la brièveté de la vie, à l’inutilité des choses auxquelles on la passe dans le monde, je me suis étonnée d’avoir eu un soin extrême de mes dents, de mes cheveux, et d’avoir négligé mon esprit et mon entendement. J’ai senti que l’esprit se rouille plus aisément que le fer […]. J’ai cherché quel genre d’occupation put en fixant mon esprit, lui donner cette consistance qu’on acquiert jamais, en ne se proposant pas un but dans ses études. » Lucide sur ses talents, elle sait qu’elle ne peut prétendre ni au génie de Voltaire, ni à celui de Newton. Elle s’assigne donc plus modestement le rôle de traducteur. Son but : « Transmettre d’un pays à un autre les découvertes et les pensées des grands hommes. » Elle ajoutera, comme pour se consoler de la modestie de cette ambition : « Je sais que c’est rendre un plus grand service à son pays de lui procurer des richesses, tirés de son propre fonds, que de lui faire part des découvertes étrangères […] , mais il faut tâcher de faire valoir le peu qu’on a reçu en partage. »

Son objectif fut glorieusement atteint. Après s’être fait la main sur la Fable des abeilles de Mandeville, elle s’attaqua aux deux grands génies que furent Leibniz et Newton. Moins pour traduire leurs mots que pour expliquer leur pensée au public éclairé de son pays. Ce faisant, elle s’appropria la physique et la métaphysique la plus sophistiquée de son temps et entra dans le club très fermé des savants, jusque-là réservé aux hommes. Rares furent ceux qui surent mesurer les talents exceptionnels de cette femme. Mais parmi eux, figurent Voltaire, Maupertuis, Clairaut, d’Alembert et Diderot. Autrement dit, l’élite de ses contemporains. Il faudra attendre plus de deux siècles pour admettre qu’ils avaient raison.

 

Bibliographie :
E. Badinter, Emilie, l’Ambition féminine au XVIIIe Siècle, Paris, Flammarion, 1983