Les douceurs de la troisième supérieure

La Religieuse

Suzanne, qui a subi les violences de la deuxième mère supérieure, est déplacée et connait une troisième supérieure, qui s’attache à elle et lui procure toute sorte de gâteries...

Le matin, j’avais bien envie de profiter de la permission qu’elle m’avait donnée, et de demeurer couchée ; cependant il me vint en esprit qu’il n’en fallait rien faire. Je m’habillai bien vite, et me trouvai la première au chœur, où la supérieure et Sainte-Thérèse ne parurent point, ce qui me fit grand plaisir ; premièrement, parce que j’aurais eu de la peine à soutenir la présence de cette sœur sans embarras ; secondement, c’est que, puisqu’on lui avait permis de s’absenter de l’office, elle avait apparemment obtenu de la supérieure un pardon qu’elle ne lui aurait accordé qu’à des conditions qui devaient me tranquilliser. J’avais deviné.
À peine l’office fut-il achevé, que la supérieure m’envoya chercher. J’allai la voir : elle était encore au lit, elle avait l’air abattu ; elle me dit :
— J’ai souffert ; je n’ai point dormi ; Sainte-Thérèse est folle ; si cela lui arrive encore, je l’enfermerai.
— Ah ! chère mère lui dis-je, ne l’enfermez jamais.
— Cela dépendra de sa conduite : elle m’a promis qu’elle serait meilleure ; et j’y compte. Et vous, chère Suzanne, comment vous portez-vous ?
— Bien, chère mère.
— Avez-vous un peu reposé ?
— Fort peu.
— On m’a dit que vous aviez été au chœur ; pourquoi n’êtes-vous pas restée sur votre traversin ?
— J’y aurais été mal ; et puis j’ai pensé qu’il valait mieux…
— Non, il n’y avait point d’inconvénient. Mais je me sens quelque envie de sommeiller ; je vous conseille d’en aller faire autant chez vous, à moins que vous n’aimiez mieux accepter une place à côté de moi.
— Chère mère, je vous suis infiniment obligée ; j’ai l’habitude de coucher seule, et je ne saurais dormir avec une autre.
— Allez donc. Je ne descendrai point au réfectoire à dîner ; on me servira ici : peut-être ne me lèverai-je pas du reste de la journée. Vous viendrez avec quelques autres que j’ai fait avertir.
— Et sœur Sainte-Thérèse en sera-t-elle ? lui demandai-je.
— Non, me répondit-elle.
— Je n’en suis pas fâchée.
— Et pourquoi ?
— Je ne sais, il me semble que je crains de la rencontrer.
— Rassurez-vous, mon enfant ; je te réponds qu’elle a plus de frayeur de toi que tu n’en dois avoir d’elle.
 
Je la quittai, j’allai me reposer. L’après-midi, je me rendis chez la supérieure, où je trouvai une assemblée assez nombreuse des religieuses les plus jeunes et les plus jolies de la maison ; les autres avaient fait leur visite et s’étaient retirées. Vous qui vous connaissez en peinture, je vous assure, monsieur le marquis, que c’était un assez agréable tableau à voir. Imaginez un atelier de dix à douze personnes, dont la plus jeune pouvait avoir quinze ans, et la plus âgée n’en avait pas vingt-trois ; une supérieure qui touchait à la quarantaine, blanche, fraîche, pleine d’embonpoint, à moitié levée sur son lit, avec deux mentons qu’elle portait d’assez bonne grâce, des bras ronds comme s’ils avaient été tournés, des doigts en fuseau, et tout parsemés de fossettes ; des yeux noirs, grands, vifs et tendres, presque jamais entièrement ouverts, à demi fermés, comme si celle qui les possédait eût éprouvé quelque fatigue à les ouvrir ; des lèvres vermeilles comme la rose, des dents blanches comme le lait, les plus belles joues, une tête fort agréable, enfoncée dans un oreiller profond et mollet ; les bras étendus mollement à ses côtés, avec de petits coussins sous les coudes pour les soutenir. J’étais assise sur le bord de son lit, et je ne faisais rien ; une autre dans un fauteuil, avec un petit métier à broder sur ses genoux ; d’autres, vers les fenêtres, faisaient de la dentelle ; il y en avait à terre assises sur les coussins qu’on avait ôtés des chaises, qui cousaient, qui brodaient, qui parfilaient ou qui filaient au petit rouet. Les unes étaient blondes, d’autres brunes ; aucune ne se ressemblait, quoiqu’elles fussent toutes belles. Leurs caractères étaient aussi variés que leurs physionomies ; celles-ci étaient sereines, celles-là gaies, d’autres sérieuses, mélancoliques ou tristes. Toutes travaillaient, excepté moi, comme je vous l’ai dit. Il n’était pas difficile de discerner les amies des indifférentes et des ennemies ; les amies s’étaient placées, ou l’une à côté de l’autre, ou en face ; et tout en faisant leur ouvrage, elles causaient, elles se conseillaient, elles se regardaient furtivement, elles se pressaient les doigts, sous prétexte de se donner une épingle, une aiguille, des ciseaux. La supérieure les parcourait des yeux ; elle reprochait à l’une son application, à l’autre son oisiveté, à celle-ci son indifférence, à celle-là sa tristesse ; elle se faisait apporter l’ouvrage, elle louait ou blâmait ; elle raccommodait à l’une son ajustement de tête… « Ce voile est trop avancé… Ce linge prend trop du visage, on ne vous voit pas assez les joues… Voilà des plis qui font mal… » Elle distribuait à chacune, ou de petits reproches, ou de petites caresses