À propos de l'œuvreRoger Musnik

Frontispice du Sopha

Probablement rédigé entre 1734 et 1737, Le Sopha connaît une première publication confidentielle en 1739. Dans une lettre d’avril, Madame de Graffigny note : « Le livre de Crébillon est imprimé, mais on en a tiré si peu d’exemplaires qu’il est impossible d’en avoir. On dit qu’il y fait parler les sophas, les fauteuils, etc. » La première édition officielle date de février 1742, entraînant immédiatement une condamnation par les autorités et l’éloignement de Paris pendant trois mois pour son auteur, à qui on reproche l’immoralité du livre.
 

Un texte subversif ?

Il est en tout cas libertin. Il montre le sultan des Indes, Schah-Baham, individu ignorant mais bonhomme et féru de contes, écouter en compagnie de sa favorite des histoires qu’il entrecoupe sans cesse de commentaires plus ou moins pertinents. Le conteur, Amanzei, fidèle du dieu Brama et adepte de la métempsychose, cette « transmigration des âmes », relate ce dont il a été témoin lorsqu’il a été condamné à s’incarner en un sopha. Sous cette forme il fut l’observateur privilégié et invisible de toutes sortes de rencontres galantes. Le roman est ainsi une série de tableaux et de portraits très divers : femmes prudes, intrigantes, entretenues, hypocrites ou amoureuses, hommes manipulateurs, impuissants, menteurs, naïfs ou arrogants. Amanzei ne pourra retrouver forme humaine que « quand deux personnes se donneront mutuellement et sur moi leurs prémices ». Ce qui bien entendu finira par arriver, permettant au narrateur de rendre compte de ces intrigues au Sultan.
 
Ce livre au cadre oriental assez fantaisiste reprend la trame narrative des Mille et Une Nuits, dont le succès imprègne tout le début du XVIIIe siècle : récits successifs, thème de l’infidélité féminine, impertinence, apologie du plaisir. Mais Le Sopha restreint la perspective. Plus d’aventures échevelées ni de féérie. Tout se focalise sur la quête de l’amour sincère, puisque lui seul pourra délivrer Amanzei. Les différents tableaux dressent une sorte de typologie des pratiques amoureuses, ce dont se souviendra Stendhal dans son ouvrage De l’Amour.
 
Cependant, au lieu de rencontres aimables et érotiques, le lecteur assiste à de véritables affrontements au cours desquels les différents protagonistes manœuvrent sans cesse pour aboutir à leurs fins. Cette peinture sociale fait ressortir les mensonges, l’hypocrisie, les caprices, la vanité, la cupidité, l’ennui aussi, parfois. Toute cette agitation est enrobée d’une respectabilité mondaine et des déclarations vertueuses. Car ces luttes sont essentiellement verbales. Le langage, en effet, prime, permettant de masquer les défaillances physiques et de renverser les situations. Ainsi, Zulica, sûre d’elle-même et dévergondée, se fait manipuler par Mazulhim et Nassès : par leur verbe ils la rabaissent au rang de jouet inutile. Le discours finit par se substituer aux actes, souvent décevants, jusqu’à remplacer le sexe, qui est cependant ce après quoi courent tous les personnages. Le style même de Crébillon dilue la réalité dans des dialogues incessants. Sont alors oubliées la délicatesse et la sincérité. Mais parfois l’amour véridique existe, comme le montrent Phénine et Zulma, et surtout Zeïnis et Phéléas, dont l’accomplissement permet au narrateur de redevenir humain. C’est leur histoire qui termine l’ouvrage, où triomphe ainsi l’authenticité sur les impostures et les faux-semblants, et justifie le sous-titre du récit : Conte moral.
 

Une narration enlevée

Crébillon s’éloigne des règles de composition classique. Les diverses actions ne correspondent pas aux divisions en chapitres, les anecdotes sont de longueurs inégales (l’épisode de Zulica fait presque la moitié du roman), rien n’arrive comme le lecteur pouvait le prévoir. Par exemple, la conclusion de la relation Zéïnis-Phéléas qui libère le conteur de sa malédiction lui déplaît profondément, car il était tombé amoureux de la jeune fille. C’est le triomphe de la surprise et de la chute abrupte : « Quoi, c’est là tout, demanda le sultan ? », en apprenant la fin de ces histoires.
 
De même, la narration n’est pas linéaire, car continuellement interrompue par le Sultan et sa femme, qui ajoutent leurs commentaires et réagissent souvent fougueusement. Outre l’humour que cela ajoute au récit, ces interventions dessinent une réflexion de Crébillon sur l’art du roman.
 

Un livre à la réputation sulfureuse

La condamnation de l’auteur lors de la publication du Sopha n’empêche pas son succès : une traduction en anglais immédiatement, puis en allemand, en italien, etc., ainsi que de nombreuses éditions : près de vingt au long du siècle. Et, contrairement aux autres romans de Crébillon fils, ce titre a régulièrement été réédité jusqu’à nos jours, peut-être à cause d’une certaine réputation sulfureuse, même si depuis une trentaine d’années on redécouvre les vertus critiques et littéraires du Sopha.