Jugements et critiques

George Sand

Georges Sand

Je lis les Mémoires d'outre-tombe, et je m’impatiente de tant de grandes poses et de draperies. C’est un ouvrage sans moralité. Je ne veux pas dire par là qu'il soit immoral, mais je n’y trouve pas cette bonne grosse moralité qu'on aime à lire même au bout d’une fable ou d’un conte de fées. Jusqu'à présent, cela ne prouve rien et ne veut rien prouver. L’âme y manque, et moi, qui ai tant aimé l'auteur, je me désole de ne pouvoir aimer l’homme. Je ne le connais pas, je ne le devine pas en le lisant, et pourtant il ne se fait pas faute de s’exhiber ; mais est toujours sous un costume qui n’est point fait pour lui. Quand il est modeste, c’est de manière à vous faire croire qu’il est orgueilleux, et ainsi de tout. On ne sait pas s’il a jamais aimé quelque chose ou quelqu’un, tant son âme se fait vide avec affectation ! Cette préoccupation de montrer le contraste de sa misère et de son opulence, de son obscurité et de sa célébrité, me parait d'une profondeur puérile, presque bête, le mot est lâché. Je lui pardonne d'être injuste, furieux, absurde en parlant de la révolution, qu’il ne devait pas comprendre dans son ensemble, et dont le détail même n’était pas sous ses yeux. Je lui pardonne d'autant plus que, quand il épanche sa bile, au moins je retrouve sa physionomie de gentilhomme breton, et je sens en lui quelque chose de vivant ; mais le reste du temps, c‘est un fantôme, et un fantôme en dix volumes, j’ai peur que ce ne soit un peu long. Et pourtant malgré l’affectation générale du style, qui répond à celle du caractère, malgré une recherche de fausse simplicité, malgré l’abus du néologisme, malgré tout ce qui me déplaît dans cette œuvre, je retrouve à chaque instant des beautés de forme grandes, simples, fraîches, de certaines pages qui sont du plus grand maître de ce siècle, et qu’aucun de nous, freluquets formés à son école, ne pourrions jamais écrire en faisant de notre mieux.
(Citée par Sainte-Beuve, Causeries du lundi, Paris, Garnier frères, vol. 1, p. 448-449)

Sainte-Beuve

Sainte-Beuve

C’est surtout en lisant la première partie, si pleine d'intérêt, ces scènes d’intérieur, d'enfance et de première jeunesse, où les impressions, idéalisées sans doute, ne sont pas sophistiquées encore et sont restées sincères, c’est à ce début qu’on sent combien un récit plus simple, plus suivi, moins saccadé, portant avec soi les passages naturellement élevés et touchants, serait d’un grand charme. Mais bientôt une des deux choses vient barrer le plaisir : ou une imagination bizarre et sans goût, ou une énorme et puérile vanité. La vanité d’abord et surtout, inimaginable à ce degré dans un aussi noble esprit, une vanité d’enfant ou de sauvage ; une personnalité qui se pique d‘être désabusée et qui se fait centre de toute chose, que l’univers englouti n’assouvirait pas, que tout gêne, que Bonaparte surtout importune, qui se compare, chemin faisant, à tout ce qu’elle rencontre de grand pour s’y mesurer et s’y égaler ; qui se pose à tout moment cette question, qu’il faudrait laisser agiter aux autres : « Mes écrits de moins dans le siècle, qu’aurait-il été sans moi ? »
(Causeries du lundi, Paris, Garnier frères, vol. 1, p. 449-450)

Marcel Proust

Marcel Proust

J’aime lire Chateaubriand parce qu’en faisant entendre toutes les deux ou trois pages (comme après un intervalle de silence dans les nuits d’été on entend les deux notes, toujours les mêmes, qui composent le chant de la chouette) ce qui est son cri à lui, aussi monotone mais aussi inimitable, on sent bien ce que c’est qu’un poète. Il nous dit que rien n’est sur la terre, bientôt il mourra, l’oubli l’emportera ; nous sentons qu’il dit vrai, car il est un homme parmi les hommes ; mais tout d’un coup parmi ces événements, ces idées, par le mystère de sa nature il a découvert cette poésie qu’il cherche uniquement, et voici que cette pensée qui devrait nous attrister nous enchante et nous sentons non pas qu’il mourra, mais qu’il vit, qu’il est quelque chose de supérieur aux choses, aux événements, aux années, et nous sourions en pensant que ce quelque chose est le même que nous avons déjà aimé en lui. Cette permanence même nous enivre, car nous sentons qu’il y a quelque chose de plus haut que les événements, le néant, la mort, l’inutilité de tout ; et de ce que cette chose qui vainc tout, en lui est toujours une même chose, se ressemble à soi-même, nous éprouvons une nouvelle joie, comme si nous voyions que non seulement ce pouvoir merveilleux et transcendant existe, mais qu’il a donné naissance à des personnes merveilleuses et transcendantes reconnaissables à leur identité. Et quand Chateaubriand, tandis qu’il se lamente, donne son essor à cette personne merveilleuse et transcendante qu’il est, nous sourions, car, au moment même où il se dit anéanti, il s’évade, il vit d’une vie où l’on ne meurt point. 
(Contre Sainte-Beuve, « Essais et articles », Paris, Gallimard, 1989, p. 651-652)
 

Julien Gracq

Dans les années où Chateaubriand rédige ses souvenirs, Balzac écrit La Comédie humaine. Le même monde est sous leur regard. Il se trouve que je viens de refermer un roman de Balzac, et que, voulant écrire ce texte, je rouvre les Mémoires [d’outre-tombe]. Quelle soudaine, quelle extraordinaire décompression d’être ! D’un côté un monde compact, un dégagement d’énergie presque démentiel – de l’autre, un étrange univers lacunaire, qui dérive peu à peu vers la nuit, troué de ces longues déchirures intercalaires qu’on voit aux nuages du couchant, morcelé par les grands effondrements du souvenir. Un monde surtout où tout ce qui est – ligne après ligne, page après page – se voit contesté, mordu au cœur par ce qui a été. Le mouvement de l’imagination de Chateaubriand est toujours commandé par la même pente : sur toute scène, sur tout paysage, sur tout haut lieu affectif qu’elle se propose, elle fait glisser successivement, comme autant de négatifs, une, puis deux, trois, quatre lames superposées aux couleurs du souvenir – et, comme quand on fait tourner rapidement un disque peint aux couleurs du spectre, elle obtient par cette rapide superposition tonale une espèce d’annulation qui reste vibrante, un blanc tout frangé d’une subtile irisation marginale qui est la couleur du temps propre aux Mémoires […].
Tout ce mouvement des Mémoires est là in nuce. Ce qui frappe dans ce parfait coucher de soleil romantique, ce n’est pas tellement l’irruption neuve de l’histoire comme dimension souffrante, inguérissable, de la sensibilité, par où les Mémoires ouvrent véritablement les temps modernes de la littérature ; c’est son usage, propre à Chateaubriand, comme outil privilégié de la délectation morose, c’est ce monde réduit sous le regard à une pure transparence rêveuse, laminé entre ce qui a été et ce qui va être dans une formidable pince de néant […].
 Il a presque tout vu. Pendant soixante-dix ans – entre Marx et Cagliostro ! – du tricorne au bonnet rouge, du bonnet rouge au bicorne, du bicorne au gibus, du gibus à la caquette à pont – le bas devenant le haut, le haut devenant le bas – le jacobin général, le général consul, le consul empereur, l’Empereur Buonaparte, Buonaparte le Père la Violette, le Père la Violette Badinguet – le monde tout entier dansant la gigue affolante de ce soleil de Fatima qui n’en finit plus de monter et de descendre – et ces visages des Mémoires qui grimacent nus un instant entre deux défroques, n’en pouvant plus de cette scène à transformations – non, il ne se vante pas : dans cet univers qui bivouaque entre deux crépuscules – femmes, ministères, greniers, palais, entreponts, wigwams, ambassades traversées comme des auberges – il a vu l’homme, un moment unique, mêlé à son histoire comme à la matière même de ses songes […].
 Au lointain de toutes les avenues du parc romantique, au bord du miroir d’eau, il y a ce bel oiseau qui gonfle ses plumes. « Le cri d’un paon n’accroît pas davantage la solitude du jardin déserté » (Claudel). Nous lui devons presque tout.
(« Le Grand paon », Préférences, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, p. 914-926)