À propos de l'œuvreCharles-Eloi Vial

L'Acropole, vue de la maison du consul de France, M. Fauvel

Voyager jusqu’en Orient n’était pas chose facile au début du XIXe siècle. Les moyens de transport restaient aléatoires, les risques de vols et d’épidémie élevés, et la France avait officiellement déclaré la guerre à l’Empire ottoman après la conquête de l’Egypte par Bonaparte, ses ressortissants étant menacés d’être réduits en esclavage. Ce voyage aux sources de l’Antiquité d’abord, puis de la chrétienté ensuite, ne manquait donc pas d’audace. Parti en juillet 1806, au moment où l’Europe profitait d’une paix précaire, Chateaubriand était muni de toutes les protections diplomatiques possibles. Le « pèlerinage » de celui qui se présentait comme un « nouveau croisé » devait être un voyage éclair, répondant à un projet éditorial précis : retrouver les paysages qu’il avait déjà décrits dans Les Martyrs, et publier un récit de voyage en terre sainte.
Chateaubriand, décidé à être de retour à Paris avant la fin de l’année pour écrire son livre au printemps, ne fit que de brèves étapes dans les hauts-lieux qu’il aspirait à visiter. En 105 jours de voyage, il traversa l’Italie, la Grèce, la Turquie, la Palestine et l’Egypte, avant de devoir patienter 128 jours pour trouver un bateau capable de le conduire à Algésiras, et de là en France. Sa précipitation explique l’amusement ou l’exaspération des Français qu’il rencontra sur son chemin. Le vice-consul de France à Athènes, l’archéologue Fauvel, sourit ainsi de sa volonté de tout voir « en masse » et de sa certitude d’avoir fait de grandes découvertes archéologiques au cours de ses rares visites de ruines. Le récit de voyage de son valet Julien, également conservé, montre par ailleurs que l’écrivain passa de nombreuses journées au lit, épuisé ou frappé par la dysenterie, et que certaines de ses descriptions sublimes étaient tout droit sorties de son imagination.

Sépulcres des Juges d'Israël

Si le récit de voyage était alors à la mode, Chateaubriand visait plus loin que de raconter de simples péripéties ou que de décrire des paysages pittoresques. Son récit, tenu au jour le jour puis extrêmement retravaillé, aborde de nombreux thèmes, de la poétique des ruines à la religion, en passant par la confrontation entre différentes sensibilités esthétiques, le beau « grec » et le beau « arabe », incarnés par des monuments tels que l’Acropole ou les palais de l’Alhambra. Son texte, présenté comme un ouvrage savant, est tissé de citations, de notes bibliographiques et de réminiscences, qui en font autant un récit de voyage géographique qu’une réflexion sur l’histoire et la littérature, allant de la mythologie antique aux récits bibliques, de l’histoire grecque, romaine, égyptienne, byzantine et arabe jusqu’à la conquête de l’Egypte par Bonaparte, en passant par les Croisades. Il cite Homère et Tacite, Virgile, Plutarque et Pausanias, mais aussi Joinville et Le Tasse, Bossuet, sans oublier Barthélemy et son Voyage du jeune Anacharsis en Grèce. Toutes ces références, des récits antiques jusqu’aux souvenirs de voyageurs du XVIIIe siècle, lui servent de guide dans sa recherche des sites antiques et des monuments. Dans cet Itinéraire, Chateaubriand voyage autant dans des pays réels que dans des contrées imaginaires nées de ses lectures, de son imagination et de sa nostalgie du passé.

L'Alhambra, salle des Abencérages

Écrit et retravaillé de 1807 à 1810, le texte fut soumis à la censure impériale avant d’être finalement publié en début d’année suivante. Il fut remarqué pour son ton poétique et pour le dépouillement du style, très éloigné des Martyrs. On reprocha cependant à l’auteur de s’être à ce point mis en scène. Dans le Courier de l’Europe et des spectacles (11-19 mars 1811), un critique déclara ainsi que Chateaubriand se présentait certes comme un dévot pèlerin, « mais [que] ce qu’il dit ressemble à un rôle étudié ». Malgré ces attaques, Chateaubriand fut quelques jours après élu à l’Académie française, avec le soutien tacite de l’Empereur.
Chateaubriand était un des premiers  Français à s’aventurer dans ces contrées depuis la Révolution. S’il se présente comme l’héritier direct des « antiquaires » de l’Ancien Régime, son voyage illustra aussi la « concurrence » intellectuelle avec les voyageurs anglais intéressés par l’archéologie. Ses descriptions d’auberges perdues en Grèce, où était servi du « roast-beef et du vin de Porto », annonce à bien des égards la concurrence entre les archéologues et les collectionneurs Français et Anglais, et qui fut illustrée par des « victoires » dans les deux camps : lord Elgin venait de ramener les frises du Parthénon à Londres, mais la France avait saisi les œuvres d’art de toute l’Italie puis amené ses savants en Egypte. Son récit de voyage, pétri des souvenirs du passé, est donc aussi un manifeste par lequel la France revendique l’héritage artistique, intellectuel et moral de l’Antiquité, au détriment de l’avidité de l’Angleterre. On peut presque y voir un pendant littéraire à l’expédition d’Egypte dirigée par Bonaparte en 1798-1799.
Plusieurs fois réédité, son Itinéraire, utilisé par de nombreux touristes comme un guide de voyage, servit, sous la Restauration, de manifeste en faveur de l’indépendance de la Grèce, en soutien de laquelle Chateaubriand écrivit justement une longue préface à l’occasion de la parution de ses Œuvres complètes en 1828.