À propos de l’œuvreMichel Delon

La Tourterelle du Canada

L'Histoire naturelle lancée par Buffon et Daubenton paraît en 36 volumes durant un demi-siècle, de 1749 à 1789. Les premiers volumes n'ont été examinés ni par les censeurs ni par l'Académie des sciences dont Buffon est membre. Dès 1751, la Sorbonne s'inquiète de certaines propositions. Mais la position de l'intendant du Jardin du roi, faisant publier son travail par l'imprimerie royale et possédant une fortune personnelle, est plus solide que celle de Diderot. En 1779, le volume des Époques de la nature, qui interprète métaphoriquement la Genèse, provoque une condamnation explicite.

À chaque fois, Buffon se soumet formellement et poursuit son travail scientifique qui consiste à mettre en relation une description et une explication des phénomènes de la nature. Nombreux avant Buffon sont les naturalistes qui observent la nature, qui utilisent les ressources nouvelles offertes par le microscope, qui classent les espèces. Buffon ne se contente pas de décrire ou d'épuiser un secteur particulier de la réalité, il veut composer une histoire générale de la nature et rendre compte des opérations de cette nature qui n'est pas sans doute un être idéal et providentiel, mais prend pourtant la place accordée par les théologiens et bien des naturalistes au Créateur. Aussi Buffon a-t-il subi les attaques des défenseurs du christianisme ainsi que celles des scientifiques, choqués de son ambition généraliste et du décalage entre l'état des connaissances et l'ampleur de la synthèse. Il ne compose pas un traité de spécialistes, il écrit dans une langue littéraire dont il propose la théorie dans son discours de réception à l'Académie, connu sous le titre de discours sur le style. Il s'adresse au nouveau public lettré.
 
Les trois premiers volumes concernent l'histoire de la terre et des planètes, puis l'histoire naturelle de l'homme. Ils s'ouvrent par un « Premier Discours » qui vaut le Discours préliminaire de l'Encyclopédie et qui propose de concilier l'expérience quotidienne avec les hypothèses cosmologiques. Abandonnant la classification de Linné, Buffon décrit les animaux selon l'ordre dans lequel un Européen du XVIIIe siècle pouvait les découvrir. Les animaux domestiques s'offrent les premiers au regard et à la connaissance. Ils sont décrits de l'extérieur et de l'intérieur, tels que les pratiquent les gens de la campagne et les aristocrates de retour sur leurs terres. Ils sont restitués dans leur existence, dans leur énergie vitale. Alors que les naturalistes s'attachaient au détail de la morphologie pour dresser une taxinomie, Buffon rend compte d'une vie animale pour saisir l'opération de la nature. Il se situe à la fois en deçà et au-delà de la classification traditionnelle. En deçà puisqu'il demeure plus proche de l'expérience quotidienne, au-delà puisqu'il vise une explication globale de la nature. Il n'hésite pas à placer l'homme dans le cadre de cette histoire naturelle, mais se réfère au dualisme cartésien qui confère à cet être humain un statut particulier dans l'ensemble de la nature.

Toutes ces analyses établissent un équilibre entre le spiritualisme affiché et des développements qu'on peut traiter de matérialistes. Les historiens aujourd'hui discutent de cette alliance. Certains plaident pour un spiritualisme sincère de Buffon. D'autres avec Jacques Roger croient à la prudence de celui qui n'a pas voulu heurter de front l'autorité. Le sens de la synthèse est également sensible dans sa théorie de la reproduction qui tente de dépasser la contradiction entre les ovistes, partisans d'une prééminence de l'élément maternel, et les animalculistes, insistant sur l'importance de l'animalcule paternel ou spermatozoïde. Mais ce débat en cache un autre, plus fondamental : les êtres sont-ils tout formés dans un germe, préexistent-ils à leur naissance ? Buffon commence à penser la reproduction, sans s'émanciper totalement de l'idée de germe qui serait l'être futur en réduction. Il s'efforce de rendre compte de l'hérédité qui montre l'évolution des espèces, sans pouvoir renoncer à une préexistence. Son Histoire naturelle est un ensemble composite qui discute des grands problèmes scientifiques du temps mais constitue également un tableau pittoresque de la nature, destiné à une large diffusion pédagogique et mondaine durant plus d'un siècle.