Voyage à LilliputJonathan Swift, Voyages de Gulliver, 1726

Gulliver ligoté par les Lilliputiens

Chapitre 1

Mais la fortune devait disposer de moi tout autrement. Quand ces gens virent que je me tenais tranquille, ils cessèrent de me tirer des flèches, mais je devinai au bruit grandissant autour de moi que leur nombre se multipliait ; à environ deux toises de mon corps, au niveau de mon oreille droite, j'entendis pendant plus d'une heure des bruits de coups de marteau : il semblait que des ouvriers étaient au travail ; et quand enfin je pus tourner la tête de ce côté, autant que fils et chevilles me le permettaient, je vis, à quatre pieds et demi au-dessus du sol, un échafaudage sur lequel quatre de ces indigènes pouvaient tenir, avec deux ou trois échelles pour y monter. De cette plate-forme, un d'entre eux, qui me semblait être une personne de qualité, m'adressa une longue harangue dont je ne compris pas le moindre mot. Mais je devrais dire d'abord qu'avant de commencer son discours, cet important personnage s'était écrié par trois fois : Langro dehul san (ces mots ainsi que les précédents me furent par la suite répétés et expliqués). Sur quoi cinquante hommes s'avancèrent et coupèrent les liens qui retenaient encore le côté gauche de ma tête, ce qui me permit de la tourner à droite et d'observer la physionomie et les attitudes de celui qui devait parler. C'était un homme entre deux âges, et plus grand que tous ceux qui l'entouraient : l'un était son page, et portait la queue de sa robe, il semblait un peu plus grand que mon majeur, tandis que les deux autres le soutenaient de chaque côté. Il se montra orateur accompli et je pus discerner dans son discours des mouvements successifs et divers de menace, de promesse, de pitié et de bonté. Je répondis brièvement mais sur le ton le plus humble, levant ma main gauche et mes yeux vers le soleil, comme pour le prendre à témoin. Je commençais à sentir les tortures de la faim, car j'avais mangé pour la dernière fois plusieurs heures avant de quitter le navire, et j'étais tellement harcelé par cette exigence de la nature, que je ne pus m'abstenir de traduire mon impatience (enfreignant peut-être ainsi les règles de la stricte civilité) en portant plusieurs fois le doigt à la bouche pour montrer le besoin que j'avais de nourriture. Le Hurgo (c'est ainsi que parmi eux on appelle un grand seigneur, comme je l'ai su, depuis) me comprit fort bien. Il descendit de la tribune et donna l'ordre d'appliquer contre mon côté plusieurs échelles sur lesquelles montèrent bientôt une centaine d'hommes ; ils se mirent en marche vers ma bouche, chargés de paniers pleins de victuailles, préparés et envoyés par les ordres du Roi, dès que Sa Majesté avait eu connaissance de mon arrivée.