Les peuples européens, voyages et échangesPaul Hazard, La Pensée européenne au 18e siècle de Montesquieu à Lessing, 1963

Carte d’Europe divisée en ses empires et royaumes

Par de-là les conflits et les guerres, l’esprit des Lumières se répand en Europe, les idées et les hommes circulent, donnant lieu non à une uniformisation de la pensée mais à des discussions, parfois vives, et à une reconnaissance de la diversité des langues, des mœurs, etc. du continent européen.

Ce n’est pas d’un pays, ce n’est pas d’une nation que le 18e siècle tient sa célébrité ; il la doit à tous les peuples, à tous les pays de l’Europe ; et c’est ce qui la rend si grande, si intéressante, et si vraie. [...]  Ils [les Européens] voyageaient, comme pour prendre une plus pure possession de leur domaine, de leur domaine sans égal. Le voyage changeait de caractère, non plus le caprice de quelque original trop curieux, mais un apprentissage, un travail, le complément de l’éducation ; c’était l’école des Européens. [...] Quand on s’éloignait de son clocher, on ne pensait plus se lancer dans une expédition aventureuse, à grand danger : les routes devenaient meilleures, les correspondances plus faciles ; et même – révolution – on commençait à circuler la nuit. [...]
Les particuliers correspondaient, donnant des nouvelles moins de leur vie privée, de leurs intérêts, de leurs amours, que du mouvement des esprits : tel livre vient de paraître, telle tragédie vient d’être sifflée. Les sociétés savantes correspondaient. Des écrivains à gages avaient pour métier de donner aux princes d’Allemagne la primeur des produits de Paris. Les journaux, autrefois le répertoire des richesses indigènes, étaient envahis par le compte-rendu des livres d’outre mont, d’outre-mer ; d’autres se fondaient tour exprès pour activer les échanges. Bibliothèque anglaise, Bibliothèque germanique, Journal des nouveautés littéraires d’Italie, Journal étranger ; d’autres encore invoquaient jusque dans leur titre leur caractère européen. L’Europe savante, Histoire littéraire de l’Europe, Bibliothèque raisonnée des savants de l’Europe, Biblioteca universale o gran Giornal d’Europa, estratto della letteratura europea, l’Europa letteraria, Giornale letterario d’Europa, Correo general historico, leterario y economico de la Europa ; en les lisant, comme dit un journal italien, « les hommes qui jadis étaient Romains, Florentins, Génois ou Lombards devenaient tous plus ou moins Européens. »

> Texte intégral : Paris, Boivin, 1946