Le peuple dans les CaractèresLa Bruyère, Caractères, 1688

Les caractères

Le peuple, chez La Bruyère, n'était qu'une entité vague désignant soit (le plus souvent au pluriel) l'ensemble des sujets dans leurs rapports avec le monarque, soit l'instance de l'opinion commune, que Pascal opposait déjà aux « habiles », soit encore l'objet, indistinct et muet, d'une oppression et d'un mépris, mais aussi le sujet patient d'un regard qui, par sa seule existence, jugeait les excès des grands, des parvenus ou des « esprits forts » et jouissait parfois du «  plaisir de la tragédie ». Ce regard semblait ainsi plus ou moins se confondre avec celui de l'observateur moraliste, qui tenait à conserver cette position libre, non impliquée dans la fragmentation sociale du « monde » ni dans le jeu infernal des modes. Contre-modèle en creux, latent, éventuellement mais sourdement menaçant.

 

Du souverain ou de la république, 27

Nommer un roi PÈRE DU PEUPLE est moins faire son éloge que l'appeler par son nom, ou faire sa définition.
 

Du souverain ou de la république, 23

C'est un extrême bonheur pour les peuples quand le prince admet dans sa confiance et choisit pour le ministère ceux mêmes qu'ils auraient voulu lui donner, s'ils en avaient été les maîtres .
 

Des grands, 53

A la cour, à la ville, mêmes passions, mêmes faiblesses, mêmes peti­tesses, mêmes travers d'esprit, mêmes brouilleries dans les familles et entre les proches, mêmes envies, mêmes antipathies. [...] Ces hommes si grands ou par leur naissance, ou par leur faveur, ou par leurs dignités, ces têtes si fortes et si habiles, ces femmes si polies et si spirituelles, tous méprisent le peuple, et ils sont peuple.
Qui dit le peuple dit plus d'une chose : c'est une vaste expression, et l'on s'étonnerait de voir ce qu'elle embrasse, et jusques où elle s'étend. Il y a le peuple qui est opposé aux grands : c'est la populace et la multitude ; il y a le peuple qui est opposé aux sages, aux habiles et aux vertueux : ce sont les grands comme les petits.
 

Des esprits forts, 5

Il y a des hommes qui attendent à être dévots et religieux que tout le monde se déclare impie et libertin : ce sera alors le parti du vulgaire, ils sauront s'en dégager. La singularité leur plaît dans une matière si sérieuse et si profonde [...] Il ne faut pas d'ailleurs que, dans une certaine condi­tion, avec une certaine étendue d'esprit et de certaines vues, l'on songe à croire comme les savants et le peuple.
 

Des grands, 1

La prévention du peuple en faveur des grands est si aveugle, et l'entê­tement pour leur geste, leur visage, leur ton de voix et leurs manières si général que, s'ils s'avisaient d'être bons, cela irait à l'idolâtrie.
 

Du souverain ou de la répu­blique, 32

Il y a peu de règles générales et de mesures certaines pour bien gou­verner ; l'on suit le temps et les conjonctures, et cela roule sur la prudence et sur les vues de ceux qui règnent : aussi le chef-d'œuvre de l'esprit, c'est le parfait gouvernement ; et ce ne serait peut-être pas une chose possible, si les peuples, par l'habitude où ils sont de la dépendance et de la soumis­sion, ne faisaient la moitié de l'ouvrage.
 

Des grands, 55

L'on se porte aux extrémités opposées à l'égard de certains person­nages. La satire après leur mort court parmi le peuple, pendant que les voûtes des temples retentissent de leurs éloges. Ils ne méritent quelquefois ni libelles ni discours funèbres ; quelquefois aussi ils sont dignes de tous les deux.
 

Des jugements, 117

Un ennemi est mort qui était à la tête d'une armée formidable, desti­née à passer le Rhin ; il savait la guerre, et son expérience pouvait être secondée par la fortune : quels feux de joie a-t-on vus ? quelle fête publique ? Il y a des hommes au contraire naturellement odieux, et dont l'aversion devient populaire : ce n'est point précisément par les progrès qu'ils font, ni par la crainte de ceux qu'ils peuvent faire, que la voix du peuple éclate à leur mort, et que tout tressaille, jusqu'aux enfants, dès que l'on murmure dans les places que la terre enfin en est délivrée.
 

Des biens de fortune, 31

Le peuple a souvent le plaisir de la tragédie : il voit périr sur le théâtre du monde les personnages les plus odieux, qui ont fait le plus de mal dans diverses scènes, et qu'il a le plus haïs.
 

Des grands, 25

Si je compare ensemble les deux conditions des hommes les plus oppo­sées, je veux dire les grands avec le peuple, ce dernier me paraît content du nécessaire, et les autres sont inquiets et pauvres avec le superflu. Un homme du peuple ne saurait faire aucun mal ; un grand ne veut faire aucun bien, et est capable de grands maux. L'un ne se forme et ne s'exerce que dans les choses qui sont utiles ; l'autre y joint les pernicieuses. Là se montrent ingénument la grossièreté et la franchise ; ici se cache une sève maligne et corrompue sous l'écorce de la politesse. Le peuple n'a guère d'esprit, et les grands n'ont point d'âme : celui-là a un bon fond, et n'a point de dehors ; ceux-ci n'ont que des dehors et qu'une simple super­ficie. Faut-il opter ? Je ne balance pas : je veux être peuple.
 

Du souverain ou de la république, 6

Quand le peuple est en mouvement, on ne comprend pas par où le calme peut y rentrer ; et quand il est paisible, on ne voit pas par où le calme peut en sortir.


> La Bruyère, Caractères, 1688
> Texte intégral : Paris, Garnier frères, 1876