Comoedia, 23 février 1921.
Sur l'arbre du Cinéma français,
cet arbre que d'aucuns disaient mort, des branches neuves poussent, si belles,
si fortes, que l'on entend crier au miracle, s'extasier et déclarer comme
vraiment précoce le printemps. Laissons aux étrangers, amis ou
ennemis, le mérite - ou l'ennui - de découvrir cette montée
de sève. Nous qui savions la qualité de notre sol et le mérite
de ses laboureurs, nous trouvons naturellement venue, déployée
à son heure, cette forêt qui grandit et s'étend au point
de gêner bientôt, par la hauteur de son ombre, les forêts
voisines. C'est dans cet esprit confiant, fervent et fidèle que j'ai
vu hier, sans surprise, toute la salle acclamer Le Rêve. L'oeuvre
m'est familière. Je garde pieusement l'exemplaire du roman qu'Emile Zola
voulut bien m'envoyer dédicacé, à l'heure où mon
maître et ami Louis Gallet s'occupait, avec le grand compositeur Alfred
Bruneau, de tirer un drame lyrique d'un si lyrique sujet. Les auditions intimes,
les répétitions, puis la première du Rêve
à l'Opéra -Comique, avec Simonnet-Angélique après
avoir été Simonnet-Rozenn, me restent comme de magnifiques souvenirs.
Une émotion pareille, soeur en tous points de l'ancienne, m'a gagné,
et, sans établir de différence entre "l'opéra"
et le film, j'ai, pendant que se déroulait l'histoire merveilleuse, dans
l'ombre, à Marivaux, exquisement pleuré. Et j'apporte à
mes lecteurs de Comoedia ce témoignage, ce compte-rendu :
à la fin de la séance, tandis que les mains battaient, que les
bravos s'exhalaient, les yeux des spectateurs, ainsi que mes yeux, roulaient
des larmes encore !
Il serait donc inutile d'analyser pareil résultat, et je pourrais déjà
clore mon article par cette formule : Le Rêve, qu'à
l'immortel créateur de tant de passion et de vérité, Emile
Zola, Jacques de Baroncelli emprunta pour faire vivre, avec un art incomparable,
Angélique et Félicien, Hubert, Hubertine et Jean d'Hautecoeur,
a été triomphalement accueilli. Non ! Je veux dire le pourquoi
de cet accueil. Ce ne sera ni long, ni difficile. Jacques de Baroncelli récolte
le fruit de son travail ; mais il trouve aussi la récompense de
sa foi, non point d'une foi chrétienne, mais d'une croyance en un idéal
artistique très rare, très haut, inlassablement servi. Cet homme
croit à la simplicité où le pur, le vrai, le beau, résident.
On la trouve dans tous les chefs-d'oeuvre de tous les arts ; elle sommeille,
mais pour s'éveiller à chaque moment, et si vite, dans l'âme
de la foule, et c'est par là que toute beauté, toute vérité,
se comprend, s'épanche et se généralise.
Mettre à l'écran, réaliser - puisque le Cinéma,
c'est faire mouvoir, et c'est faire vivre - les personnages de Zola, semblait
une besogne sinon impossible, du moins délicate : il fallait dégager
l'idée première du livre, telle que le génial auteur l'avait
conçue, beaucoup plus que suivre celle du livre écrit. "Il
y a autre chose dans Le Rêve, que le rêve ; il y a et puissamment,
la réalité" a écrit le metteur en scène
dont j'emprunte la prose. Il continue : N'oublions pas, en effet, que
nous étudions un "roman" d'Emile Zola, c'est-à-dire
d'un homme qui anime toujours de son sang, robuste, un peu épais, les
moindres créations de son esprit. Notons, d'autre part, que Le Rêve
est une étude de mysticisme, c'est-à-dire de sensualité.
Telle quelle, avec sa documentation parfois rétive, mais ses pathétiques
beautés, cette oeuvre enferme à l'état profond tant de
vérités humaines qu'elle réclamait, "postulait"
le Cinéma ; j'entends l'art qui scrute, dégage, éclaire
et fixe, dans leur vibration fugitive, le visage et la pensée, le reflet
et la nuance, l'instant qu'on ne verra pas deux fois !... Le Rêve
pouvait donc être étudié par le film, mais à condition,
croyons-nous, d'y laisser entière son humanité. Les âmes
et les choses devaient s'y trouver avec leur langage ; leurs coeurs souffrir,
les chairs crier... Le cinéma n'est pas l'art de la féerie, des
réalisations surnaturelles. Il nous atteint par la sincérité,
nous émeut par la vérité - , mais nous intéresse
seulement par son humanité... Cette humanité avide, malgré
soi, de joie et de péché, ce décor de religion et d'art,
ce drame de coeurs pies et déchirés, ce bonheur, qui, à
travers l'épreuve du miracle, s'achève divinement dans le souffle
suprême d'un baiser, tout le rêve mystique, tout le songe d'amour,
toute l'émotion de l'oeuvre, nous avons humblement taché à
les "réaliser" sur l'écran avec la foi - et la vraie
Foi - d'un "ymagier".
Il importait donc, nécessairement, de réduire à ses proportions
respectives chaque élément du sujet : le mysticisme et le
réalisme, la légende et l'histoire, le rêve et la vie. En
les mesurant l'un à l'autre, en rendant acceptables pour notre moderne
et normal scepticisme, le quasi-miracle hérité des aïeux
par Jean Hautecoeur, Jacques de Baroncelli s'est montré non seulement
habile, mais profond psychologue. Son diptyque, à l'harmonie des couleurs,
ici passées, tendres et floues, ici violentes, ardentes même, joint
la vigueur du trait, le poussé final qui rend véridique,
et pour nos coeurs et pour nos yeux, l'adorable aventure. Cette aventure humaine
à la fois et presque sainte, Jacques de Baroncelli, en un article dont
Comoedia eut la primeur, l'a ainsi résumée :
"Une enfant, dans l'aube de neige, est recueillie sous le porche d'une
cathédrale. Elle a fui le hasard, la misère, les coups. Les braves
gens qui la sauvent représentent une vieille dynastie de maîtres
brodeurs. L'enfant devient leur apprentie, puis leur fille adoptive. Elle rêve,
en brodant des images chrétiennes, d'un jeune prince, beau comme un roi.
Et ce prince de conte qu'elle appelle et pressent, apparaît : c'est
le fils de l‘évêque. Monseigneur, jadis officier, a été
marié. C'est un Hautecoeur. Les deux jeunes gens, mystiques et passionnés,
s'adorent. Après de durs refus qui brisent la vie de la jeune fille,
l'évêque accomplit une sorte de miracle. Monseigneur se penche
sur l'agonisante, effleure son front, dit les mots consacrés, et la jeune
fille se réveille. Le mariage est célébré. Mais
la ressuscitée, à bout de souffrance et de bonheur, expire au
sortir de la cathédrale, dans un baiser".
Et c'est à ça que nous avons pleuré, non sans avoir plusieurs
fois souri, doucement, délicieusement ! C'est à ça
que certains ont prié ! Le fond du roman, ainsi transformé,
ne pouvait que séduire, et par les yeux ravis, enchanter tous les coeurs.
Les deux poètes du Rêve, Emile Zola et Jacques de Baroncelli,
dans ce commun ouvrage, à jamais célèbres ; et comme
la musique d'Alfred Bruneau devra, ainsi qu'hier, sous la baguette de M. Szyfer,
chef d'orchestre de Marivaux, chanter sa partie en cette symphonie d'amour et
de lumière, pour la première fois, trois arts - et trois artistes
- auront collaboré à une oeuvre admirable. Je me garderai bien
de détailler les scènes, les paysages, les éclairages,
les audaces, les nouveautés, par où le film du Rêve
si haut s'élève au-dessus de tant d'autres. Jacques de Baroncelli
n'a pas fait mieux. Un collaborateur comme M. Gibory, qui tourna les
scènes, mérite, près du maître, une mention spéciale,
près du vainqueur, une place d'honneur. Je la lui donne volontiers. Au
Film d'Art, la production française est redevable de la mise à
l'écran du Rêve ; au Film d'Art, il faut savoir gré.
Et maintenant, disons à Signoret, qui à chaque création,
théâtre ou ciné, étonne ses admirateurs, que son
personnage de Jean d'Hautecoeur vaut et dépasse en mérite ses
anciens et ses prochains rôles. Aucun pays du monde ne pourrait produire
un artiste aussi grand, aussi complet. Mlle Andrée Brabant rend à
merveille Angélique. Aimante, extasiée, mystique, douloureuse,
elle n'est jamais la même ; elle est toujours ce qu'il faut. On la
plaint, on la pleure.
Ses joies et ses douleurs sont nôtres. On la suit,
comme l'âme du film. M. Eric Barclay incarne Félicien avec beaucoup
d'adresse et d'émotion. M. Chambreuil et Mme Jeanne Delvair (Hubert et
Hubertine) ont toute la simplicité et tout le talent souhaitables. Janvier
et Mlle Suzanne Bianchetti, parfaits en des rôles trop courts ; la
petite Christiane Delval, qui annonce par sa grâce, son intelligence et
son sentiment une véritable artiste, complètent l'interprétation
du Rêve. La sortie de ce film sera un évènement considérable.
Il touchera, il remuera tous les publics par son caractère, son expression
et sa magnifique qualité, sa super-qualité. Au jardin du
Film Français, vient de fleurir la plus belle des roses.