Une illustration de René Lelong pour le Rêve, 1910Réception postérieure : Articles sur Le Rêve

Pierre-Gnassounou (Chantal), "Naturalisation du prince charmant : le personnage de Félicien dans Le Rêve"

Comme beaucoup d'autres Ebauches des Rougon-Macquart, celle du Rêve est ponctuée d'interrogations sur le genre du texte à venir. C'est une constante du métadiscours génétique zolien qui accompagne l'inventio par une identification générique du texte en cours (poème, drame, parodie, idylle ...) ou par des filiations littéraires explicites : L'Education sentimentale pour La Joie de vivre, La Cousine Bette pour Nana, Notre Dame de Paris pour Le Ventre de Paris, Phèdre pour La Curée ...
Certaines de ces références sont d'ordre véritablement programmatiques (situées à l'orée de l'Ebauche, elles servent à lancer et à encadrer l'invention ; elle manifestent la claire conscience d'un auteur qui sait exactement où il engage son texte) ou incidentes (elles surgissent inopinément, comme si l'auteur croisait sans l'avoir prévu le texte d'un autre). Or ces dernières sont probablement les plus dangereuses, celles qui donnent le plus de fil à retordre à Zola. Apparemment inoffensives, car énoncées comme si l'auteur ne semblait pas y prendre garde, elles exercent sur l'Ebauche une influence que le maître d'oeuvre ne contrôle pas toujours.
L'incipit bien connu de l'Ebauche du Rêve1 fait la preuve de cette claire conscience générique chapeautant le processus d'inventio. C'est même un des plus remarquables en la matière tant le métadiscours y est développé. Deux références sont imbriquées, qui forment une intertextualité hétéroclite : Paul et Virginie, référence "classique" (c'est une lecture d'enfance) et le roman psychologique, référence "moderne" à un genre à la mode.
Après cette entrée en matière à la fois provocatrice et désabusée car Zola n'ignore pas qu'il est de plain pied dans le cliché - "Une jeune fille et un amour, mais combien pur. Le sujet serait banal. Je le préfère comme tel."2 -, le romancier semble s'écarter de sa note d'intention et s'engage dans un sujet autant original que scabreux. C'est l'histoire de l'homme de quarante ans qui se prend de passion pour une enfant de seize ans. Le "modèle intérieur" (Mitterand) prend le pas sur l'intertexte, poussant l'écrivain à la confidence : "Moi, le travail, la littérature qui a mangé ma vie, et le bouleversement, la crise, le besoin d'être aimé, tout cela à étudier psychologiquement." Mais ce modèle, s'il permet une belle étude psychologique (la crise d'un homme mûr) ne peut convenir au cliché de l'idylle chaste. Rien à voir avec Paul et Virginie. Il faut donc trouver autre chose, de moins original sans doute.
Zola revient donc à son cliché fondateur et s'efforce d'en tirer quelque chose (f°224). Il y a une "jeune fille" qui vit dans une forêt chez un garde-chasse, elle est amoureuse du fils de celui-ci : "Alors l'idylle, avec le garçon, la lutte contre elle-même, ce qu'elle rêve, l'amour enfin, la séparation, la mort du garçon et sa mort à elle..." (f°225). Mais, rien de plus. Le cliché n'est pas productif. C'est pourquoi, sans doute, l'Ebauche se multiplie alors en consignes, recommandations et craintes : "Le Rêve ce serait le titre du volume, et c'est surtout ce qui me plaît. [...]. Sans ironie trop il faudrait y mettre la vie telle qu'est n'est pas, telle qu'on la rêve : tous bons tous honnêtes, tous heureux. une vie idéale telle qu'on la désire. Mais l'écueil de ça est de faire petit plat et bête."3 Le moins que l'on puisse dire est que Zola, contrairement à son préambule, n'est pas à l'aise avec l'exercice qu'il s'est imposé - faire un roman pour jeunes filles. Il modifie légèrement la situation en imaginant une jeune fille pauvre qui serait amoureuse d'un garçon riche, le tout se finissant par un mariage. Mais ce duo de roman honnête demeure en définitive bien vague.
C'est seulement à partir de l'idée du ménage sans enfant que l'histoire commence vraiment à exister et que Zola cesse de retourner vainement les personnages de la jeune fille et du jeune homme. Le romancier est apparemment plus inspiré par ces figures d'âge mûr que par les rôles stéréotypés des deux jeunes gens. Il fait du mari un brodeur de vêtements ecclésiastiques au tempérament mystique. Par lui, un récit singulier émerge enfin. De plus, Zola tient son rêveur : c'est d'abord le père adoptif et non pas la jeune fille. Il relance ainsi son quadragénaire spirite du début. Aux vues de ces remarques, il semble que le cadrage générique initial soit plus appauvrissant que productif. Le défi que s'impose Zola et qu'il lance à ses détracteurs est pour la première partie de l'Ebauche stérilisant. L'injonction du cliché ne parvient pas à produire d'histoire emportant l'adhésion de l'auteur. "Refaire Paul et Virginie" est une consigne inopérante et faussement sécurisante. L'intertexte apparaît plus comme piège pour l'inventio qu'un auxiliaire. C'est pourquoi il lui faut passer par des détours (ce scénario fondé sur la crise personnelle, d'abord rejeté puis recyclé) pour que vraiment Zola trouve un moyen de réanimer des personnages embaumés, pour que peu à peu "l'effet-personne" se produise et que les protagonistes ne soient plus seulement des rôles abstraits.

Un autre métadiscours s'insinue dans l'Ebauche du Rêve, beaucoup moins explicite que celui qui lui sert de préambule ; plus disséminé, il embarrasse tout autant Zola. C'est en fait un troisième modèle générique qui vient s'ajouter aux deux précédents. C'est le conte de fées. Le genre n'est jamais explicitement affiché. Il s'insinue indirectement dans le métadiscours à travers des formules comme "l'oiseau bleu" (f°235), ou "conte bleu" :  "Insister sur le prince déguisé, elle y songe avec un sourire. Le conte bleu, elle s'y berce" (f° 262). On peut s'interroger sur cette étiquette plus polémique que "conte de fées". Le sourire d'Angélique songeant au conte bleu qu'elle est en train de vivre est en effet intrigant. N'est-ce pas au fond le romancier qui sourit, légèrement détaché qu'il est de cette naïve histoire ? Jules Lemaître reprendra le terme de "conte bleu" pour qualifier Le Rêve qu'il oppose aux "contes noirs" des Rougon-Macquart4, sans savoir probablement qu'il figurait déjà dans le "métatexte génétique" du roman (Mitterand). Le conte bleu c'est du conte de fées atténué, édulcoré, départi de ses outrances et de ses noirceurs (sang, cruautés, maléfices ...). Ls personnages n'y sont pas "tous bons, tous honnêtes, tous heureux", comme ils doivent l'être dans Le Rêve. Sidonie aurait pu faire une sorcière idéale, or Zola s'en est rapidement débarrassé ...
S'il ne se sert jamais de l'étiquette "conte de fées" dans l'Ebauche (sauf lorsqu'il évoque les lectures d'Angélique), en revanche, Zola exploite régulièrement un des personnages les plus populaires du genre : le "Prince charmant", la formule est en effet appliquée systématiquement à Félicien de Hautecoeur5. En ayant recours à cette "désignation-préconventionnelle" (Hamon), le romancier assimile son jeune homme à un rôle thématique qui appartient en propre au conte de fées. Ce rôle, comme tous les rôles, est fortement réglementé : il commande à la fois un portrait physique (beauté, encore qu'il y ait des princes charmants affligés de laideur par un mauvais sort), une fonction actantielle (délivrer la jeune fille), une syntagmatique (le prince Charmant n'apparaît pas n'importe quand et n'importe comment dans le texte.)
Il est difficile de soutenir, aux vues de cette désignation récurrente, qu'il s'agit là seulement du vestige anodin d'un architexte anodin, comme si Zola voulait simplement nommer ainsi, par une formule passée dans le langage courant, l'amoureux d'Angélique. Il suffit à ect égard de relever la première occurrence de cette dénomination générique qui est typique du discours volontariste zolien : "Ne pas oublier que le jeune homme doit arriver en Prince charmant. Donc il ne sera pas chez son père au début" (f° 234). Le Prince charmant est conçu comme un modèle imposant des obligations au récit. La question est de savoir jusqu'à quel point Zola est disposé à se conformer aux données du rôle thématique, à respecter l'hérédité littéraire de Félicien, sans être tenté de procéder à une naturalisation du personnage, c'est-à-dire à une mise en conformité avec un autre rôle thématique qu'il connaît bien : le "jeune garçon naturaliste". On a vu que la contrainte du roman pour jeunes filles embarrassait l'invention scénarique plus qu'elle ne la stimulait. De la même façon, à partir du moment où Zola se recommande de traiter le jeune homme conformément au modèle féérique, de nouvelles contraintes pèsent sur l'Ebauche et de nouveaux démêlés en résultent. Ce sont ces contraintes et ces démêlés que je voudrais examiner.

Comment faire apparaître le prince charmant ?

Un premier ensemble de contraintes concerne les modalités d'entrée en scène du personnage. Sur ce point, Zola tente de régler trois problèmes :

  1. Quand l'entrée en scène du personnage doit-elle avoir lieu (distribution dans le récit : début, milieu, fin) ?
  2. Comment sait-on que le prince charmant est le prince charmant ?
  3. Quel effet cette arrivée doit-elle produire (c'est le "faire" du personnage qui est en cause) ?
  1. Le prince charmant ne doit pas apparaître au début du récit, c'est un personnage qui arrive après les autres et non avec les autres. Il s'agit d'un personnage qui doit demeurer en réserve du récit, attendant son heure, celle où son apparition produira du prodige. Dans le conte de fées, où les princes délivrent et épousent des jeunes filles persécutés, le prince charmant est un deus ex machina, il n'existe pas avant l'opération de la merveille, dont il est l'instrument. Zola a parfaitement saisi la syntagmatique particulière du rôle. Etre prince charmant, c'est d'abord ne pas être là : "Ne pas oublier que le jeune homme doit arriver en prince charmant. Donc il ne sera pas chez son père au début. Il ne viendra avec un précepteur, à voir, que pour son mariage" (f°234). Effectivement, conformément à cette consigne, Félicien de Hautecoeur ne vit pas son enfance aux côtés d'Angélique. Zola s'arrange pour l'éloigner - son père, fou de chagrin après la mort de sa femme, l'aura confié à un pensionnat. Bien plus, l'existence même de Félicien n'est révélée que tardivement à Angélique et au lecteur, juste avant qu'il ne fasse son entrée. C'est évidemment d'une grande invraisemblance. On ne voit pas pourquoi les Hubert n'ont pas parlé à Angélique plus tôt de ce Félicien. Il y a là une contrainte de genre reconnue et intégralement appliquée par Zola qui l'emporte sur toute vraisemblance. En cela, Félicien est bien un prince charmant qui n'intervient qu'en temps utiles, selon une logique propre au conte mais qui n'est pas celle du roman zolien, qui tend à mettre tous ses personnages en présence les uns des autres très tôt.
     
  2. Si Zola règle assez vite cette première question, il louvoie davantage autour de la seconde : comment identifie-t-on un prince charmant ? Dans de nombreux contes, le héros agit sous le couvert de l'incognito (c'est la vingt-troisième fonction distinguée par Propp dans sa Morphologie du Conte) puis est identifié après son exploit (vingt-septième fonction), avant d'être transfiguré (trente-et-unième fonction). Zola retrouve naturellement cet invariant sur lequel il insiste : "Apparition du prince charmant. Les premiers épisodes de l'amour. Elle ne doit pas savoir qui il est. Mystère. Lui-même ment." (f°235), "Le prince charmant se révélant. Jusque là, Angélique ignorait qui il était, tout en sachant bien qu'il était plus qu'il ne disait. Insister sur le prince déguisé." (f°282) Mais cet incognito gêne Zola. Non pas l'incognito en lui-même, mais les moyens par lesquels il va s'efforcer de le déjouer. Autrement dit, comment Zola va-t-il faire comprendre, avant l'épisode de la révélation dans la cathédrale, que le jeune homme qui courtise Angélique est bien le prince charmant, et non un soupirant quelconque.
    Dans un premier temps, Zola se plie aisément à la logique du merveilleux qui veut que les choses arrivent telles qu'on désire qu'elles arrivent. Sans que cela apparaisse aucunement extraordinaire. Angélique attend le prince charmant, donc celui qui paraît est le prince charmant :

    "Le vitrail qu'elle voit de chez elle dans l'abside, lorsque le choeur est éclairé le soir. Une veilleuse qui peut être allumée toute la nuit et le Jésus qu'elle voit (il ressemblerait à Félicien). J'aimerais peut-être mieux un Saint-Georges, un beau jeune homme. A voir. Enfin, la montrer troublée, femme sans le savoir, attendant le prince charmant. Si bien que lorsque Félicien paraît, il faut qu'elle sache que c'est lui." (f°254)

    Le prince charmant est donc immédiatement identifiable en vertu d'une logique qui n'a rien à voir avec une quelconque démarche rationnelle. La logique du merveilleux prime, en faisant coïncider tout naturellement le désir et le réel : le jeune homme est le prince charmant parce que le prince charmant est attendu. Puis Zola semble reprendre la question autrement. Il songe à des indices qui permettraient d'identifier le prince charmant selon une logique hypothético-déductive : "Cette première apparition est à régler. Ce qui serait bon, ce serait de faire parler du fils de l'évêque qui vient d'arriver par Hubertine [non on ne dira pas qu'il vient d'arriver. On en parlera seulement à propos des Voincourt. Dire le mariage arrêté]6 Et l'étonnement d'Angélique : comment Monseigneur a eu un fils. Et Hubertine contant l'histoire. Angélique en restant secouée, songeant à ce fils, à ce Jésus de dieu de Père. Cela préparerait l'effet lorsqu'elle apprendrait qui est Félicien."(f°255)
    Angélique, en vertu d'une causalité merveilleuse sait que son joli coeur est le prince charmant bien qu'elle ignore son exacte identité. Mais le romancier ne se satisfait pas de cette certitude acquise contre toute raison, il essaie de réintroduire (pour qui ? le lecteur ?) un peu de logique dans l'identification du personnage. Une logique qui ne soit pas seulement celle du désir. Mais celle plutôt du soupçon. Le jeune homme amoureux peut être le prince charmant attendu parce qu'il en existe effectivement un à Beaumont, c'est le fils de l'évêque qui vient d'arriver. Et, pour l'occasion, Zola songe à mettre à contribution cette rumeur qu'il aime tant et qui lui permet de diffuser de nombreuses informations. Dès lors l'identification de l'inconnu est affaire de probabilité et non de désir. Il y a là un effort pour naturaliser l'entrée du personnage dans la diégèse, qui ne doit pas surgir seulement du rêve d'une jeune chimérique mais des on-dits, des rumeurs, qui circulent dans une petite ville. Pourtant Zola n'adopte pas totalement cette solution qu'il désavoue en interligne : "non..." En précisant qu'on ne doit pas savoir que le fils de l'évêque vient d'arriver à Beaumont, Zola entend rendre un peu ses droits à l'imaginaire. Dans le texte, il supprimera même l'annonce du mariage avec Claire de Voincourt. De ce fait, l'identification du prince charmant n'est plus imposée par des informations lourdement anticipatrices. On saura seulement que l'évêque a un fils - sans plus. Ce qui est déjà beaucoup. Le lecteur sagace et qui a de la mémoire peut ainsi deviner sans peine que l'inconnu du jardin est le prince charmant auquel rêve Angélique. Quant à Angélique, oublieuse des propos d'Hubertine, elle n'a que faire de ces indices ou de ces soupçons ; elle sait qu'il est le prince charmant, parce que les princes finissent toujours par arriver. La solution adoptée est mixte, ménageant une explication merveilleuse pour le personnage et une explication rationnelle que le lecteur a la possibilité de formuler. Zola songe donc toujours à un lecteur naturaliste - à ce bon lecteur habitué à ce que les faits s'enchaînent logiquement, selon des lois de probabilités.
     

  3. Dans les contes de fées, l'amour ne souffre pas de délais : dès que le jeune homme et la jeune fille sont mis en présence, l'amour se déclare et le mariage se conclut immédiatement. Zola connaît cette propriété "foudroyante" du prince charmant et s'y conforme d'abord avant de douter. D'entrée de jeu, il accorde sans discuter à son personnage les moyens de son rôle : la beauté et la richesse. En revanche, il est plus circonspect quand il en vient à définir le "faire" du personnage.

    "Il faut absolument que la première apparition se fasse dans le jardin, dans du soleil ou dans le terrain vague à côté. [...] Elle le voit, il lui parle, et le revoit le soir qui la regarde ou qui chante ou autre chose. Tout cela est à régler ainsi que le terrain vague [...] Pour aller moins vite en besogne peut-être d'abord pas de passion. Mais pourtant, si le prince charmant est attendu, il est bon qu'il soit tout de suite le prince charmant. C'est à régler." (f°256)

    Le prince charmant gêne Zola parce qu'il ignore la progressivité. Il est aimé au premier coup d'oeil et aime au premier coup d'oeil. De même qu'il ne favorise pas les longues fréquentations, le conte de fées ne permet pas à l'amour de se développer par paliers. La sanction de la fonction "rencontre" y est immédiate. Il n'y a pas de place pour la catalyse qui vient s'intercaler entre les noyaux du récit. Ce qui est en définitive malcommode pour le romancier qui a besoin de temps, qui mesure les progrès ou la dégradation des sentiments au fil du temps. Le coup de foudre n'est pas dans les habitudes de Zola qui préfère aller moins vite en besogne non par quelque pudeur ou scrupule de conscience, mais plutôt par tempérament de romancier qui pense en termes de processus. Ce qui n'est évidemment pas le fonctionnement du conte de fées, fondé sur l'événement, sur le "tout de suite". Et Zola le sait bien qui perçoit la vanité de sa tentative. Priver le prince charmant de son "tout de suite" le discrédite totalement. On est prince charmant ou on ne l'est pas. On ne peut pas l'être à moitié. La naturalisation sur ce plan est impossible. La séduction ne peut prendre du temps.
    Néanmoins, l'auteur s'en sort par un autre biais en réussissant à disjoindre le moment du coup de foudre et le moment de la révélation dans l'église : "Je voudrais au moins trois quatre chapitre d'amour idyllique, avant la cérémonie où on voit Lucien." (255). De la sorte, en s'autorisant trois ou quatre chapitre de catalyse ("zones de luxe" selon Barthes), destinés à raconter ce qu'il nomme dans le Plan général des "niaiseries adorables", il inscrit le prince charmant dans une durée qui lui est rarement accordée par le conte de fées, genre évidemment plus fonctionnel que le roman.

Le prince charmant est tributaire d'une poétique, "poétique insciente" dirait Flaubert, dont l'Ebauche du Rêve s'accommode tant bien que mal. Zola n'a pas l'habitude de distribuer et de qualifier ainsi ses personnages. Il en résulte des aménagements certes empiriques, un peu bricolés, mais qui manifestent une familiarité certaine avec les règles formelles du conte de fées.

Le prince charmant peut-il travailler ?

Une autre série de contraintes portent sur le portrait du personnage qui donne lieu à des aménagements par toujours convaincants. Zola ne songe que tardivement dans l'Ebauche à trouver un métier à Félicien qui, jusqu'au folio 297, bénéficie d'une oisiveté totale, conformément aux princes des contes de fées. Soudain, l'absence de profession est présentée alors comme une "faiblesse". L'auteur s'inquiète et à cette occasion le discours officiel du naturalisme revient en force :

"Je crois qu'il faut donner à l'oeuvre une base réelle. Si je la faisais trop dans la fantaisie, dans le songe, elle serait beaucoup moins efficace. Donc asseoir le plus possible mes personnages, leur donner surtout un acte civil très solide. Qu'ils tiennent à la terre. C'est en les circonstanciant qu'ils prendront de la réalité. Les épisodes aussi ne doivent pas être trop romantiques, mais terre-à-terre relevés par la grâce." (f°297)

C'est assez inattendu, dans la mesure où tout au long de l'Ebauche l'auteur cherche plutôt à produire un effet d'irréel. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'il aime tant son titre : "Je voudrais que le volume fût la partie du rêve dans la série, la fantaisie, l'envolée vers l'au-delà. Et cela serait faux, puisque le titre avertirait le lecteur : 'voilà du rêve, je le dis, prenez le comme tel'." (f°226) Le titre est conçu comme un "détrompe-l'oeil", rien à voir donc avec les stratégies habituelles de l'écriture naturaliste qui visent à masquer la fictionnalité du texte. Ailleurs dans l'Ebauche, comme pour s'exciter aux débordements invraisemblables du conte bleu, il se répète "ne pas oublier que nous sommes dans le rêve" (f°261). En somme la consigne semble être de faire "faux". Et brusquement Zola s'inquiète de l'effet de réel de son texte et en particulier de son personnage, Félicien. Moyennant quoi il ressort sa boîte à outils de romancier naturaliste pour s'efforcer de remettre le personnage de Félicien en conformité. Or cela passe par une professionnalisation du prince charmant. Car l'oisiveté déréalise les personnages. Pour faire vrai chez Zola, il faut travailler :

"J'en fais un enfant qui a coûté la vie à sa mère, très riche, n'ayant de goût pour aucun métier. Mais je m'arrête, c'est là, je crois qu'est la faiblesse. Ce Félicien reste en l'air, n'a pas de réalité parce qu'il ne tient pas à la vie. Il faut que je lui trouve une situation dans la vie" (f°298)7

Zola essaie alors différentes professions : diplomate, militaire, ingénieur...

"Je recule devant le militaire, l'ingénieur. Le mimitaire n'entrerait pas dans la fable, il ne me servirait pas, il détonnerait. Que peut donc bien être un jeune riche à dix millions (sa mère lui a laissé quelque chose qui profite depuis 20 ans, il n'avait qu'un ou deux millions en 1850. Pendant que j'y suis, pourquoi ne pas me payer une fortune colossale). Il faut qu'il fasse quelque chose par passion. De la science, il ne serait pas si amoureux. Dans la diplomatie peut-être, mais ça le diminue, son mariage avec la petite brodeuse devient une faute."(f°299)

Mais toutes ces solutions présentent des inconvénients notables : de vraisemblance et de cohérence. Un diplomate, personnage de roman réaliste, ne peut épouser une petite brodeuse (alors qu'un prince charmant le peut) ; un soldat n'a pas sa place dans le petit monde dévot de Beaumont-l'Eglise, un ingénieur aime trop la science pour tomber amoureux ... Zola semble prendre conscience que son histoire n'est pas de ce temps puisqu'aucune des professions en vogue ne peuvent convenir. Cette naturalisation opérée in extremis est vouée à l'échec. La greffe ne prend pas. En désespoir de cause, Zola se rabat sur une vague occupation de loisir, un hobby à caractère artistique :

"Le mieux est de le montrer au sortir de ses études, passionné par tout ce qui est beau, mais répugnant à l'enrégimentement. C'est sous l'Empire, et bien dire pourquoi il ne veut pas être soldat. Il refuse aussi la diplomatie, pas d'intrigue, soldat ou diplomate, ou grand propriétaire [trop jeune]8 c'est tout ce qu'il pourrait être car une grande fortune l'empêche de s'intéresser à un métier libéral qui lui rapporterait. Avocat, médecin, ingénieur ; d'ailleurs horreur de la science ...Au contraire tous les arts lui mettent les larmes aux yeux." (f° 300)

Le texte de l'Ebauche est particulièrement éloquent sur les regrets qu'éprouve Zola à ne pouvoir appliquer son système. L'auteur ressasse, tourne le problème dans tous les sens et finit par prendre les mesures nécessaires pour faire passer cette situation un peu trop exceptionnelle. C'est ainsi qu'il transforme un problème de technique romanesque (vraisemblance et cohérence, Félicien ne peut travailler parce que cela flanquerait par terre toute l'histoire) en un problème psychologique qu'il faut "bien dire", "bien expliquer" (Félicien ne travaille pas parce qu'il répugne à l'enrégimentement et à l'intrigue). Le romancier n'assume pas pleinement l'infraction que son personnage constitue par rapport à la doxa naturaliste - doxa que l'auteur s'est forgé, dirait-on pour l'occasion.... En conséquence, on assiste à la mise en oeuvre d'un vraisemblable artificiel, d'une motivation de colmatage (Genette). Alors que dans un conte de fées, il n'est pas nécessaire de dire pourquoi un prince charmant ne travaille pas (c'est vraisemblable), dans un roman naturaliste, il faut trouver des mobiles (plus ou moins habiles) à ce qui risque de passer pour une extravagance. C'est donc que Zola, à ce moment précis de son Ebauche, situe son texte dans un pacte de lecture naturaliste. Ce qui est loin d'être toujours la règle comme on l'a vu, puisqu'il se permet de faire passer sans avoit recours à une quelconque motivation le fait que les Hubert n'aient jamais parlé de Félicien (le voisin) avant sa venue.
A la suite de ces essais, Zola va préciser les fonctions artistiques de son Félicien, toujours avec d'extrêmes précautions : artiste certes, mais dilettante, car un artiste à plein temps est rarement disponible pour la passion amoureuse (toujours le souci de vraisemblance...).

"N'en pas faire un artiste, un simple amateur. Bien expliquer pourquoi il n'est rien, pourquoi il restera un homme très riche aimant la beauté, mais surtout le faire prendre par la peinture sur verre, le côté métier l'amuse, il a son four son atelier. Un ouvrier primitif. Je puis lui faire réparer par amusement un vitrail de l'Eglise. [...] Mon Dieu, je suis décidé à en faire un riche oisif, un amateur, un demi-artiste. Cela le rapprochera d'angélique et d'autre part, toute profession le rapetisserait, gênerait pour la logique de l'oeuvre, or il faut qu'il soit libre pour épouser Angélique." (f°302)

Cette formation artistique de dernière minute est à l'évidence une solution de compromis qui tente de ménager, d'une part, les derniers scrupules naturalistes de l'auteur pour lequel l'effet de réel passe par la professionalisation des personnages et, d'autre part, le rôle thématique du prince charmant qui exclut tout professionnalisation. Compromis que l'on retrouve d'ailleurs avec la question de la fortune du personnage : Félicien est riche comme un prince charmant, ce qui implique des ressources fabuleuses dépassant l'entendement ; mais en même temps cette fortune est bien de son temps, issue de spéculations, "quelque chose qui profite depuis vingt ans" écrit Zola dans l'Ebauche. Dans le fichier personnage, Zola ajoutera même qu'il s'agit de terrains parisiens : tout d'un coup, Le Rêve croise La Curée ... La fortune est motivée comme il se doit, elle ne vient pas de nulle part. Par elle, Félicien tient aussi à la terre, c'est un prince charmant bien de son temps finalement. Preuve encore que ce rôle thématique cause des soucis à l'auteur, cette mise en garde sur la sexualité du personnage : "Ne pas le faire trop bête. Puceau pourtant" (f°234). Le risque de la bêtise est encore un écueil du genre. Comme si Zola, subrepticement, doutait de la possibilité de réutiliser le personnage du prince charmant sans le ou se couvrir de ridicule.

L'Ebauche, on l'a vu au travers du personnage de Félicien, est sans cesse prise entre des contraintes génériques contradictoires : "faire faux" mais aussi "faire vrai", aller vite en besogne mais aussi prendre son temps, s'en remettre à une causalité aberrante mais aussi maintenir des possibilités de rationalisation ... Je n'ai parlé que du conte de fées en montrant les moments où ce genre entre en conflit avec les principes d'écriture naturaliste habituels. On pourrrait sans doute évoquer d'autres genres qui sont à l'oeuvre dans cette Ebauche, bien-sûr celui du roman honnête avec son cortège de personnages un peu trop "coco" et dans le piège duquel Zola voudrait ne pas tomber - d'où cette hérédité sombre qu'il invente à Angélique, en gage de naturalisme9. Quant au conte de fées et au personnage du prince charmant, leur statut dans l'Ebauche est particulièrement problématique ; le discours entretenu à leur égard est double : soit de connivence, soit de méfiance si bien que le cadrage générique semble très instable, toujours susceptible d'être remis en question. C'est parfois d'autant plus troublant que les meilleures intentions naturalistes peuvent déboucher sur une scène absolument invraisemblable. Ainsi, à la fin de l'Ebauche, lorsque pris d'un scrupule Zola s'avise que son "happy-end" final ressemble un peu trop au dénouement "féérique" du Bonheur des dames, il envisage de le modifier : "Il faudrait qu'Angélique ne triomphât pas ou mourût." C'en est donc apparemment fini de l'euphorie ; on revient à une fin plus "naturaliste". Mais par une sorte de perversion, on dirait que cette ultime tentative de mise au pas du scénario produit l'effet exactement inverse de l'effet recherché. Car la mort de l'héroïne est transformée en grandiose apothéose. Ce n'est du reste plus une mort, mais une "montée au ciel". La consigne (il faut que cela finisse mal) n'a pas été suivie jusqu'au bout. Zola troque sa fin trop connue de conte de fées pour un final totalement baroque où la mort se fait triomphe.
Les derniers sursauts de l'Ebauche sont caractéristiques de son désarroi générique : les consignes y fonctionnent mal, produisent parfois des effets pervers ou le plus souvent des "bricolages" qui font du Rêve un texte hybride. En fait, le roman déconcerte car il n'a pas trouvé son niveau : est-ce un roman sur le rêve d'une jeune fille ou est-ce un rêve tout court ? Zola ne choisit jamais, obligeant son lecteur à "loucher" constamment pour tenir ensemble des logiques contradictoires : lire l'histoire d'une jeune fille qui rêve mais aussi lire l'histoire d'une jeune fille qui est dans un rêve.

(1) "Je voudrais faire un livre qu'on n'attende pas de moi. Il faudrait, pour première condition, qu'il pût être mis entre toutes les mains, même les mains des jeunes filles. Donc pas de passion violente, rien qu'une idylle. On a dit que le succès, le livre attendu veux-je dire, serait Paul et Virginie refait. Refaisons donc Paul et Virginie. - D'autre part, puisqu'on m'accuse de ne pas faire de psychologie, je voudrais forcer les gens à confesser que je suis un psychologue. De la psychologie donc, ou ce qu'on appelle ainsi (!), c'est-à-dire une lutte d'âme, la lutte éternelle de la passion et du devoir, ou une autre lutte [...]." (BNF. Ms 10 323, f°216)

(2) Ibid., f° 219.

(3) f° 227.

(4) "Ceci est un conte bleu, tout ce qu'il y a de plus bleu."

(5) Voir folios 234, 235, 254, 255, 262, 290...

(6) Indication ajoutée en interligne.

(7) Comme certains intervenants me l'ont fait justement remarquer au cours du Séminaire, on peut estimer que Zola se complique ici curieusement la tâche ; car la position de rentier n'est pas interdite en roman naturaliste. Cela aurait pu être une façon de concilier sans peine le vraisemblable naturaliste et le genre du conte de fées. Le zèle que déploie le romancier pour trouver àtout prix un métier àFélicien est en définitive déplacé. Est-ce le signe d'une Ebauche en crise, qui n'arrive plus àfixer ses repères génériques ?

(8) Indication ajoutée en interligne.

(9) La peur de la "bêtise" survient à plusieurs reprises dans l'Ebauche du Rêve. Zola craint de "faire petit, plat et bête" (f°227) ; il trouve effectivement Angélique un peu trop "coco". Zola s'est assez moqué des romans honnêtes pour savoir qu'ils riment avec "bebêtes".