Illustration pour la Chartreuse de Parme par Valentin Foulquier, 1883
Stendhal

Dans cette veine, le successeur de Sterne est Stendhal. Lui aussi aime l’impromptu. Ses relations de voyage (Mémoires d’un touriste (1838), Voyage dans le Midi de la France) possèdent cette écriture au premier abord discontinue. Stendhal, dans la retranscription de ses visites, veut avant tout être "naturel" : cela signifie, raconter comme on se promène, de son point de vue (texte à la première personne), au fur et à mesure que les choses surviennent (récit chronologique), avec de nombreuses digressions (en balade on n’est pas forcément tout entier tendu vers un but). Mais derrière cette nonchalance étudiée se profile une écoute attentive de soi, permettant de fixer ses pensées et faire le point sur ses sentiments. Le panorama réel est beaucoup moins important que la perspective qu’en a le voyageur. Importe essentiellement le regard, non ce qu’on voit. La description s’efface devant l’analyse. "Je ne prétends pas dire ce que sont les choses, je raconte la sensation qu’elles me firent". C’est pourquoi "un journal de voyage doit être plein de sensations". Car "je voyage non pour connaître […] mais pour me faire plaisir".

De même, Stendhal s’intéresse plus aux gens qu’aux objets ou aux décors, si beaux puissent-ils être : "Pour peu que l’homme qui me répond soit emphatique et ridicule, je ne pense plus qu’à me moquer de lui, et l’intérêt du paysage s’évanouit pour toujours". Le voyage chez Stendhal est déjà un roman, mais un roman lesté de réalité (on peut suivre son parcours sur une carte !), avec Henri Beyle lui-même comme héros. Il est autant intérieur qu’extérieur, et se transforme en exploration de soi. Le voyageur stendhalien, au contraire de la plupart, ne cherche pas à s’approprier les lieux mais à les absorber pour produire un sentiment unique et chaque fois renouvelé.

Avec Stendhal, le voyage acquiert une dimension supplémentaire. Il n’est plus seulement une découverte du monde, mais une expérience intime. Rousseau célébrait le voyage pour le voyage, glorifiant le plaisir physique de la marche et l’éveil à l’émotion procuré par la contemplation d’une nature majestueuse et sauvage. Le voyageur se mue, avec Sterne et surtout Stendhal, en révélateur d’un monde. Désormais il est deux types de récits biens différents : ceux des voyageurs, censés retranscrire le réel, et ceux des écrivains, retraçant une expérience personnelle en jouant sur l’écrit, la langue, la construction du récit. Le voyageur devient le centre du récit, en lieu et place du voyage. Le voyage sentimental, inexistant à l’orée des Lumières, a en deux siècles envahi totalement le champ du littéraire. Car la recherche de l’intime, débusqué plus facilement grâce au déséquilibre psychologique et émotionnel né de la rupture opéré par le déplacement, se trouve dans tous les voyages littéraires, devenus une catégorie en soi.