Claude-Adrien Helvétius (1715-1771) s'attira l'affection de Voltaire dès leur première rencontre à Cirey durant l'été 1738. Fils de médecin, le jeune fermier général est passionné des belles-lettres. Voltaire lui dédie sur-le-champ son quatrième Discours en vers sur l'homme (1738) et le comble de flatteries : "Vous êtes le génie que j'aime et qu'il fallait aux Français" (lettre du 27 octobre 1740). Après un silence inexpliqué de dix-sept ans l'affaire De L'Esprit (1758) leur fournit l'occasion des retrouvailles. Bien qu'imprimé avec le privilège du roi, l'ouvrage est condamné et l'auteur dénoncé comme un "bête impie". Sans approuver le livre incriminé, Voltaire fait immédiatement campagne en faveur du philosophe persécuté. Après s'être rétracté deux fois, celui-ci se retire amèrement sur ses terres en Normandie. Il y compose son traité De l'homme qui ne paraîtra en Hollande qu'après sa mort en 1772.
Rejetant le spiritualisme de la métaphysique classique, Helvétius s'est donné pour programme de construire une science de l'homme en transformant l'empirisme de Locke en matérialisme sensualiste. Son livre De l'Esprit développe l'idée selon laquelle le psychisme tout entier résulte des métamorphoses successives de la simple impression sensible. Ainsi la capacité de sentir devient la source de l'activité pensante et de tous les états psychiques, même les plus complexes : "Nous sommes uniquement ce que nous font les objets qui nous environnent" (IV, 15).
Le caractère radical de l'ouvrage d'Helvétius résulte de ce qu'il réduit tout, non seulement à la sensibilité, mais à la sensibilité physique. Ce que nous tenons pour des qualités morales a pour origine le plaisir ou la douleur physique. Elles naissent quand l'être sensible prend conscience de ses besoins. La recherche des objets capables de le satisfaire va dès lors régler tous ses comportements. Helvétius considère qu'il est faux de prétendre qu'un individu pourrait aimer le bien pour le bien, ou le mal pour le mal : "La plus haute vertu, comme le vice le plus honteux, est en nous l'effet du plaisir plus ou moins vif que nous trouvons à nous y livrer" (De l'Esprit, III, 16). Puisque tout individu fuit la douleur et recherche le plaisir, le problème social se pose ainsi : créer des conditions propres à faire que tout individu trouve son plaisir à concourir au plaisir d'autrui, c'est-à-dire au bonheur commun. Née d'individus qui, dans la nature, poursuivent leurs intérêts particuliers, la société civile est censée accroître le bien-être de ses membres et adoucir les maux qu'ils doivent endurer.
Arrivé à ce point de la démonstration, Helvétius constate que les sociétés sont plus ou moins le produit des circonstances. L'origine de l'inégalité entre les hommes n'est pas à chercher dans leur constitution différente, car Helvétius ne croit pas à l'efficacité d'un déterminisme interne, de type physiologique. Au contraire, il proclame une égalité, voire une identité originaire de tous les esprits. Selon lui, un individu ne se différencie, à sa naissance, par aucun instinct, aptitude, talent ou génie qui lui vienne de sa constitution physique : tout viendra du milieu naturel ou social. L'inégalité entre les hommes n'est pas naturelle, donc fatale, elle est née de leur histoire, elle est un produit des conditions sociales.
On se figure mal, de nos jours, la charge explosive contenue dans L'Esprit. Si on comprend aisément la réaction hystérique des représentants de l'Eglise et de l'Etat devant l'affirmation tranquille d'une philosophie résolument antispiritualiste, on est surpris de l'accueil sévère, voire hostile, fait au livre d'Helvétius de la part de ses amis et partisans. Buffon, Diderot, Rousseau, d'Alembert et bien d'autres encore protestent contre ses idées sur l'égalité des esprits, l'amour et l'éducation, mais en des termes généralement mesurés, sans compter qu'ils exercent, le plus souvent, leur justice à huis-clos et la tempèrent de beaucoup d'éloges. Voltaire, quant à lui, ne fait pas exception à la règle. Tout en critiquant le "fatras d'Helvétius" (lettre à de Brosses du 23 septembre 1758), il ne marchande pas son appui au penseur humilié qu'il s'efforce même, deux ans après l'affaire, de faire entrer à l'Académie française. Il n'empêche que De l'Esprit a fortement irrité Voltaire, au point qu'il lui décoche, dans les marges du livre, des traits d'une sévérité peu commune : de "chimère" on passe rapidement à "déclamation puérile", "quelle pauvreté ! ", "quel polisson ! " et "l'impertinent ! ", appréciations impitoyables qui ne sont que fort rarement tempérées d'un "bien", "beau", "bon cela", voire "très bon". S'il loue le principe empiriste emprunté à Locke suivant lequel l'homme doit ses idées, et par conséquent son esprit, aux organes des sens (voir p. 7), il juge "équivoque" la conclusion d'Helvétius qui postule que "tout se réduit donc à sentir" (ibid.), puis conteste vigoureusement l'équivalence entre juger et sentir : "il fallait dire que tout jugement vient et ne peut venir que de nos sensations. Voilà ce que vous voulez prouver. Or ignorance n'est pas sensation". Voltaire critique âprement l'égalitarisme d'Helvétius lorsqu'il plaide pour une répartition plus égale des richesses (voir p. 18) mais ne s'attarde pas sur sa théorie, formulée dans le troisième discours, selon laquelle la différence d'esprit et de talents dépend de l'éducation et du milieu, non de l'organisation : Diderot se déchaînera quinze ans plus tard contre ce prétendu sophisme. On notera enfin que Voltaire critique autant la forme que le fond de l'ouvrage : le mot du titre est mal choisi, il y a beaucoup de citations fausses, trop de contes puérils, un mélange de style poétique et empoulé avec le langage de la philosophie. Verdict : "Je m'aperçois que dans ce livre ce qu'il y a de bon est vieux et le mauvais est nouveau. Ainsi je le laisse là". Voltaire y reviendra pourtant dans ses Questions sur l'Encyclopédie (1772) où il critiquera, dans l'article "Quisquis, de Ramus ou La Ramée", plusieurs passages De l'Esprit, marqués à la lecture.