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Le Victor Hugo de Rodin n’entra pas au Panthéon

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En 1890, le Victor Hugo de Rodin destiné au Panthéon est refusé à l’unanimité par la Commission consultative des travaux d’art, commanditaire du monument, aveugle à l’évidence de ce qui est à l’œuvre : l’émergence d’une sculpture novatrice qui flirte avec le fragment et l’inachevé.

 

Le comité par ce jugement partial ne perçoit pas l’admiration suscitée par l’œuvre dans ses diverses interprétations pas plus que la motivation profonde de Rodin à la mesure de son talent pour la réaliser, de sorte que le second projet commandé en 1891 ne sera jamais traduit en bronze.
« Un artiste, répétait Rodin, ne doit pas s’inquiéter de n’être pas immédiatement compris. Il lui suffit de se comprendre lui-même, c’est-à-dire de ne rien admettre de contradictoire dans son esprit. Si ses contemporains n’entendent pas aussitôt ce qu’il leur révèle, peu importe. Ils finiront par l’entendre. Car les hommes sont tous faits de même. Et les sentiments que l’un deux éprouvent profondément, il est impossible que les autres ne les partagent pas tôt ou tard » Rodin par Paul Gsell.
 
Le projet du monument à Victor Hugo naît de l’initiative d’un des nombreux comités qui, en ces temps, préside aux affaires artistiques. En novembre 1885, dans son style caustique inimitable, Octave Mirbeau, énumérant avec humour la liste de diverses postures hiératiques et allégoriques jugées possibles et la cohorte de sculpteurs convoqués (Chapu, Mercier, Frémier, Fuyatier, Dubois) par le comité, ironise sur les affres du doute qui s’emparent des décideurs perdant leur temps en vaines diatribes, or, « les souscriptions continuent d’arriver… et Victor Hugo continue de se refroidir sous les grandes voutes glacées du Panthéon ».
 
Le premier projet pour le Panthéon
C’est sans doute à Gustave Larroumet, membre de la Commission consultative des travaux d’art au titre de directeur des Beaux-Arts, et qui défend le caractère novateur de l’art de Rodin, que l’on doit l’attribution de la commande en 1889. « Monsieur Rodin a choisi pour son monument le Victor Hugo de l’exil… »
 
J’accepte l’âpre exil, n’eût-il ni fin ni terme ;
Sans chercher à savoir et sans considérer
Si quelqu’un a plié qu’on aurait cru plus ferme,
Et si plusieurs s’en vont qui devaient demeurer.
 
Si l’on est plus que mille, eh bien, j’en suis ! Si même
Ils ne sont plus que cent, je brave encore Sylla ;
S’il en demeure dix, je serai le dixième ;
Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là !
 
Victor Hugo Ultima verba. Les Châtiments
 
« Il l’a donc représenté assis sur le rocher de Guernesey ; derrière lui, dans la volute d’une vague, les trois Muses de la Jeunesse, de l’Âge mûr et de la Vieillesse lui soufflent l’inspiration », ainsi est décrit le monument dans La décoration du Panthéon.
 
      

Fonte du premier projet conservé au Musée Rodin (photo) et acquis par Joanny Peytel

         
Dans ce tourbillon inspiré, vibre l’esprit de Rilke qui trouve comme un écho dans l’œuvre de Rodin.

 
Le projet proposé par Rodin n’obtient pas l’agrément de la Commission au motif d’un sujet « qui manque de clarté et dont la silhouette est confuse » (Commission consultative des travaux d’art, brouillon du procès-verbal de la séance du 10 juillet 1890, paris, arch. nat. F21/4758).
« En vérité, cela est admirable : ce sont quatre ou cinq  ronds de cuir et deux ou trois pontifes qui, maintenant, dirigent un artiste de cette taille » s’insurge Gustave Geffroy, représentant la frange d’amis et d’admirateurs indignés par ce verdict qui, dans une belle envolée, tente de pénétrer l’intention du sculpteur créant le Monument de Victor Hugo (La vie artistique. 1re [-8e] série , 22 juillet 1890) ; indignation partagée par Edmond Bazire dans Vive la tradition, (L’Intransigeant, 11 août 1890) qui déplore le manque de clairvoyance du comité, fermé à la singularité de Rodin.
 
Dans le contexte néo-classique monumental du Panthéon, le monument de Rodin issu d’une pensée plus complexe et méditative ne trouve pas sa place. Selon René Berthelot dans Auguste Rodin (La Plume, janvier 1900) « Rodin cherchait l’expression morale et non la seule réalité matérielle […] il a résolu de subordonner franchement aux parties expressives de ses figures les morceaux moins significatifs […] il a laissées frustres à peine travaillé de larges surfaces de marbre et de bronze ; il a sacrifié de plus en plus de détail pour faire ressortir davantage le mouvement d’ensemble où se révèle l’âme du personnage ».
Ainsi, Roger Berment estime que si « l’on a absolument le goût des ‘pendants’ », entre le Mirabeau d’Injalbert et le Victor Hugo de Rodin, c’est « la haute conception du  statutaire qui aurait dû l’emporter ». Suite à cette injustice, il souhaite connaître les sentiments du sculpteur (Chez le statuaire Rodin, La Justice,  19 juillet 1890) :
 

 
Rodin rencontre M. Larroumet qui lui conseille de faire « plus grand, plus monumental » et, en juin 1891, il lui propose en compensation de réaliser - comme il le désire - un autre monument à Victor Hugo pour le jardin du Luxembourg tout en travaillant simultanément au second projet pour le Panthéon.
 
Le projet pour le jardin du Luxembourg
Entre 1890 et 1897, les différentes maquettes que Rodin réalise ont le mérite de nous montrer la pensée fiévreuse de l’artiste à l’œuvre, entre une étude pour le premier projet du Panthéon et celui destiné au Luxembourg, la figure centrale du poète assis, vêtu puis dévêtu, revient comme un leitmotiv autour duquel s’inscrivent les figures de l’inspiration qui peu à peu vont quitter la scène.
 
        

   

    
Un jour je vis, debout au bord des flots mouvants,
Passer, gonflant ses voiles,
Un rapide navire enveloppé de vents,
De vagues et d’étoiles ;
 
Et j’entendis, penchés sur l’abime des cieux
Que l’autre abime touche,
Me parler à l’oreille une voix dont mes yeux
Ne voyaient pas la bouche :
 
Poète tu fais bien ! Poète au triste front,
Tu rêves près des ondes,
Et tu tires des mers bien des choses qui sont
Sous les vagues profondes!
 
La mer, c’est le Seigneur, que, misère ou bonheur,
Tout destin montre et nomme ;
Le vent, c’est le Seigneur ; l’astre, c’est le Seigneur ;
Le navire, c’est l’homme
Victor Hugo Les Contemplations

 

Dans les premières études (en haut), les inspiratrices rappellent certaines figures de la Porte de l’Enfer à laquelle travaille aussi Rodin. Dans l’étape suivante (en bas), le plâtre exposé en 1897 au Salon du champ de mars puis au Pavillon de l’Alma en 1900, ne comporte plus que deux muses : La Muse tragique, penchée au-dessus du poète et La Méditation ou La voix intérieure derrière lui, qui disparaît par la suite. Dans sa notice descriptive du Monument à Victor Hugo (n°84) pour le catalogue de l’exposition de l’Alma, Gustave Geffroy exprime toute la poésie et la puissance de l’œuvre relayée par Louis Sauty dans le Victor Hugo de Rodin, (La Plume, 1900) qui insiste sur l’harmonie des parties mise au service de l’expression du génie dans sa nudité :
 

 
La presse commente abondamment la réception du monument, qui, sans faire l’unanimité, ne laisse personne indifférent : « Mais le morceau génial de sculpture, celui qui aura sans nul doute le privilège d’attirer la foule, c’est le Victor Hugo de M. Auguste Rodin, merveilleux groupe de plâtre dans l’exécution duquel s’est affirmée une fois de plus la maîtrise incomparable et la probité artistique du maître » (Le Petit Journal, 24 avril 1897). La critique, le plus souvent admirative perçoit cependant, la sculpture comme inaboutie en regard de l’aspect de certaines parties laissées à l’état brut. : « Ce Prométhée qui vient consoler les Océanides. Ce n’est qu’un modèle inachevé ; mais le sentiment surgit tout entier » (M.L. de Fourcaud, Le Gaulois, 23 avril 1897) :
 
« À côté est l’embryon du projet du monument à Victor Hugo, par Rodin : la tête, moulage de plâtre, est superbe de force et de sérénité ;  le reste est à faire – il n’y a rien – et il faut tout le respect que nous avons pour le grand artiste qu’est Rodin pour supporter dans une exposition l’ébauche d’une ébauche » (La Vie théâtrale, 20 mai 1897). « On pourra donc regretter les inégalités du Victor Hugo, depuis la tête admirable qui rappelle invinciblement celle du Soir que tous les visiteurs de Florence ont vu dans la froide sacristie de San-Lorenzo, jusqu’aux pieds mous et ronds, perdus en une succession de contours flottans [sic] et nuageux. On s’étonnera du modelé singulier des omoplates. » (Robert de la Sizeranne, la Revue des deux mondes, mai 1901). Ainsi, sans pour autant remettre en cause la valeur d’un sculpteur « de la famille de Michel-Ange et de Puget », les commentaires prennent parfois une tournure plus acerbe :
 

Et l’auteur veut espérer que Rodin « dégagera le marbre de cette gangue de scories » (Camille Le Senne, Le Ménestrel, 20 juin 1897).
 
À rebours de ces critiques d’un registre pour le moins abrupt, se tient un petit groupe fasciné, séduit par la force indiscutable de l’œuvre dans lequel se compte Kariste, l’ami d’Octave Mirbeau : « Et Kariste me montrait la Muse ardente, violente, inspiratrice qui domine la composition et dont le bras dessine un geste qui donne une si étonnante échancrure de lumière, dans le bloc du monument. […] Tu entends ?... Qu’est-ce que je te disais ?... C’est un projet !... il croit que c’est une maquette cet homme !... Avoir ce drame sous les yeux… ce poème grandiose de vie… et ce métier déconcertant. Oui, ce métier dont personne jamais n’atteignit l’impeccable et suprême perfection ! (Octave Mirbeau. « Kariste parle », Le journal, 25 avril 1897 publié dans Les artistes… série 2,1922-1924).
Dans une chronique de La Renaissance du 20 juin 1914, Georges Lecomte émet le regret que cette « évocation puissante » du poète ne soit pas destinée au Panthéon. La Ville de Paris décide, bien plus tard, de lui donner sa place à l’angle de l’avenue Victor Hugo et de la rue Henri Martin (Bulletin officiel municipal de la ville de Paris, 8 décembre 1958). Le monument est inauguré en 1964.
 
Le monument du Palais royal
Le monument en marbre qui sera finalement érigé le 30 septembre1909 au Palais royal - 18 ans après la commande - montre le poète solitaire en méditation sur le rocher de Guernesey.  « La figure de la Muse tragique dont l’exécution ne convînt pas à Rodin a été abandonnée […] » note Léonce Bénédite dans Rodin.
 

   

 

    « On l’a appelé le Victor Hugo de la statuaire parce qu’il a déterminé en sculpture une révolution analogue à celle que Victor Hugo a faite dans la poésie » rappelle Le Petit Parisien du 4 juin 1900, rendant hommage à Rodin pour sa représentation novatrice de l’auteur de La légende des siècles.

 

Le socle en marbre de Carrare, d’une facture unique conçue par le sculpteur, sera détruit lors du transport de la statue au Musée Rodin de Meudon en 1935.
 
En octobre, la presse renvoie l’écho de l’inauguration du Monument : Annales politiques et littéraires (10 octobre 1909) ou Comoedia (23 mars 1909).
 
Le second projet pour le Panthéon
En parallèle, pour répondre aux attentes de la Commission qui lui commande un second monument pour le Panthéon en 1891, Rodin accepte de s’aligner sur le Mirabeau d’Injalbert qui représente l’homme politique debout à la tribune, sanglé dans une redingote, entouré de Muses et surmonté d’une allégorie de la Renommée (le monument placé au Panthéon en 1920 en est retiré deux ans plus tard).
Contraint, Rodin réalise une première maquette montrant le poète perdu dans sa réflexion, à l’étroit dans son costume, alors que virevolte autour de lui un groupe de muses dénudées. Une autre maquette, décrite dans Le Monde artiste du 19 septembre 1897, évoque l’écrivain « drapé dans un péplum ». La Lanterne du 14 juin 1891 précise que le monument mesure sept mètres de hauteur. 
 

    

Dans la version définitive ou L’apothéose de Victor Hugo, décrite dans Chez Auguste Rodin, (La presse, 11 juillet 1891) le sculpteur revient à sa manière : «… l’amour et le culte de la nature. La nature est la source unique de ses inspirations… Pour exprimer la passion, la douleur, la pensée même, il n’a pas besoin de recourir à l’allégorie, cette tare des sculpteurs pauvres d’idées et de métier : il n’a besoin que de la forme écrit Octave Mirbeau, dans « Trois préfaces », Des artistes, série 1, 1922-1924.
Le poète, dressé sur son rocher de Guernesey, à nouveau dévêtu, replie de son bras gauche un pan de manteau sur sa virilité, figure quasi-divine, intense de concentration, que viennent visiter les voix de l’inspiration rassemblées sur la grève alors qu’Isis, messagère des dieux, murmure à son oreille.  
                      

     

Ce deuxième projet ne fut jamais réalisé. Rodin en tira la figure du poète debout qu’il agrandit vers 1902. Ainsi, le Victor Hugo de Rodin rejoint le panthéon audacieux des hommes illustres sans voile, précédé par le Voltaire nu de Pigalle et le Napoléon nu de Canova.
 
Le portrait de Victor Hugo
Ces diverses interprétations, fruit d’une longue maturation, prennent leur source dans l’intimité quotidienne du sculpteur avec le poète dont il a lu les grandes œuvres et qu’il tient en grande admiration. Pour le représenter dans les monuments successifs, Rodin s’est inspiré d’un buste réalisé en 1882 et gagné de hautes luttes : Victor Hugo refusant de poser, lassé d’un précédent essai de trente-huit séances avec le sculpteur Victor Vilain dont le résultat, du reste, n’emportait pas l’adhésion :
 

  

Le Buste de Victor Hugo par Victor Vilain et le Buste de Jean-Paul Laurens par Auguste Rodin

Edmond Bazire qui avait pu admirer le buste de Jean-Paul Laurens au salon de 1881 souhaita rencontrer l’auteur de l’œuvre et l’inciter à réaliser le portrait du poète. Mais, Victor Hugo, peu enthousiaste, met en garde le sculpteur :

« Voyez-vous, déclara-t-il, avec son calme olympien, jadis David d’Angers sculpta mon portrait. Après lui, un artiste ne peut rien créer qui ne soit nul ».

 « Sur cet encouragement, il ouvrit sa maison à Rodin » lit-on dans Victor Hugo et Auguste Rodin, Le Figaro : supplément littéraire du dimanche 28 décembre 1907, ou dans Les Annales politiques et littéraires du 2 décembre 1917.

Dans L’Art, Rodin raconte à Paul Gsell sa rencontre avec Hugo : comment il devait courir après son modèle afin d’en fixer les traits à partir de « croquetons » pris à la volée, puis de tenter de modeler le portrait en argile dans un va et vient incessant entre la véranda où il avait installé sa sellette et le salon où recevait l’auteur des Contemplations.

 

« Observant sur sa physionomie les nuances de sa pensée » (cf.infra Gustave Geffroy), Rodin, dans ses croquis de Victor Hugo réalisés à la pointe sèche, révèle une maîtrise virtuose de cet art ; Roger Marx dans Maîtres d’hier et d’aujourd’hui, décrypte cette nouvelle science que le sculpteur  a apprise auprès de son ami Alphonse Legros. 

     

« Il en réalisa cette image prophétique, admirable de grandeur et d’expression qui, seule, désormais, nous rend le véritable caractère de cette extraordinaire et grandiose figure ». C’est encore dans le Rodin de Léonce Bénédite que l’on trouve cette assertion.
« Et il est en même temps d’une ressemblance particulière absolue » note admiratif Gustave Geffroy dans « Le Salon du champ de mars de 1897 », Le Journal, 23 avril 1897

   

Buste de Victor Hugo dit « À l’Illustre Maître » (1883) Plâtre (à gauche), collection Octave Mirbeau

 

 
Avec ce poème d’Edmond Bazire et les Souvenirs contemporains sur Auguste Rodin d’Emile Bergerat s’achève ce billet sur Victor Hugo :

« Il est le sculpteur de Victor Hugo. Il a vaincu David d’Angers. Demain il sera le sculpteur de Balzac ».

Le Balzac de Rodin est le sujet de notre prochain billet de Blog Gallica.
 
Pour en savoir plus vous pouvez consulter les deux billets de blogs «  Rodin face à l’adversité » : Portrait d'une œuvre de caractère, Rodin refusé au Salon : l’Homme au nez cassé et l’Âge d’airain et la bibliographie en ligne.

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