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De Jules Verne à Maurice Renard : les précurseurs

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4 juin 2019

Le texte de Maurice Renard qui tente de définir en 1909 le merveilleux-scientifique est un jalon dans l’histoire littéraire. Il y affirme l’existence d’un réseau de récits cherchant, contrairement à ceux de Jules Verne par exemple, à « lancer la science en plein inconnu ». Ce genre en devenir existe toutefois déjà avant ce manifeste, dans des romans offrant voyages spatiaux, futurs utopiques ou abominables, civilisations perdues, savants fous ou inventions les plus délirantes.

En octobre 1909, la revue Le Spectateur publie un article intitulé « Du roman merveilleux-scientifique et de son action sur l’intelligence du progrès ». Son auteur est un écrivain encore jeune et dilettante, Maurice Renard, qui a déjà publié Fantômes et fantoches et surtout Le Docteur Lerne, sous Dieu. Il y explique qu’il existe un genre littéraire dont personne ne soupçonne encore l’existence, caractérisé par la représentation d’inventions qui transforment le monde et notre rapport avec lui. Non pas la peinture de techniques « presque » réalisées, comme le faisait Jules Verne, mais bien de rupture avec le réel : « Il s’agit de lancer la science en plein inconnu et non pas d’imaginer qu’elle a enfin accompli telle ou telle prouesse en voie réelle d’exécution. ». Cette nouvelle catégorie littéraire « nous découvre l’espace incommensurable à explorer en dehors de notre bien-être immédiat […] et nous transporte sur d’autres points de vue, hors de nous-mêmes ». Il se propose de nommer cette nouvelle branche de la littérature « Merveilleux-scientifique », en s’inspirant du « Scientific Romance » anglais, car Renard est un admirateur de H.G. Wells. Il cite aussi un certain nombre d’auteurs qui ont déjà fait cette percée conceptuelle, comme les français Camille Flammarion, Edmond About, Charles Derennes ou Villiers de L’Isle-Adam.

Renard s’appuie donc sur des romans déjà écrits. Et si ceux-ci ne sont pas, loin s’en faut, majoritaires dans la littérature française, ils sont néanmoins assez nombreux depuis un demi-siècle pour qu’il puisse s’y adosser. Il y a d’abord les continuateurs de Jules Verne, même si Maurice Renard s’en méfie, comme Albert Robida, qui est un caricaturiste de renom, et qui illustre lui-même ses récits, notamment les trois plus fameux, que sont Le Vingtième siècle (1883), La Guerre au XXe siècle (1887) et La Vie électrique (1892). Ses récits, satiriques, se situent dans un futur de court terme, et les nombreuses trouvailles qui y sont présentes ne sont pas extravagantes pour l’époque. On peut citer également Paul d’Ivoi, dont les 21 volumes de Voyages excentriques (1894-1914) ressemblent furieusement aux Voyages extraordinaires de Verne, avec en plus des innovations faramineuses, comme des nuages artificiels semant la mort, des manipulateurs du climat ou encore des lasers. Et il ne faudrait pas passer sous silence les anticipations guerrières, souvent xénophobes et toujours nationalistes. Le plus connu des auteurs de ce type est le capitaine Danrit, qui décrit des conflits futurs où la France se bat contre la plupart des peuples du monde : les allemands dans La Guerre de demain (1889-1896), les africains dans L’Invasion noire (1895-1896), les anglais dans La Guerre fatale (1901-1902) ou les asiatiques dans l’Invasion jaune (1905-1906), avec des créations assez inventives dans l’art de la destruction. Ces peintures de batailles eurent à l’époque beaucoup de succès, même si de nos jours elles sont relativement illisibles.

D’autres auteurs vont plus loin et envisagent ce bouleversement prôné par Renard. La thématique de « l’anticipation », comme on disait à l’époque, devient dès les années 1850 un thème comme un autre, même si celui-ci est dévalorisé par les tenants d’une tradition française où le style compte plus que l’idée. Cependant les écrivains connus sont peu nombreux à s’y frotter, c’est le moins qu’on puisse dire. Guy de Maupassant, dans sa célèbre nouvelle le Horla, relate les tourments du personnage principal en proie à une créature dont on peut penser qu’elle vient de l’espace. On trouve en 1903 la même thématique chez John-Antoine Nau, qui propose dans Force ennemie un individu en proie à un extraterrestre. Ce récit recevra d’ailleurs le premier prix Goncourt ; ce sera le seul prix littéraire en France à récompenser un récit de ce type. Quant à Charles Cros, son Un drame interastral (1872) raconte sur un ton goguenard les amours d’un humain et d’une Vénusienne. On a une véritable transplantation cosmique en 1854 avec Charles-Ischir Defontenay et son Star ou Psi de Cassiopée, qui relate, de façon poétique, l’histoire d’une civilisation d’êtres vivant sur une planète très éloignée : c’est peut-être la première « odyssée de l’espace ».

Parfois des interrogations presque métaphysiques se mêlent à la science véritable : Camille Flammarion, un astronome très réputé de cette époque et grand vulgarisateur de sa discipline (voir L'Astronomie populaire en 1880) se lance dans des histoires spatiales presque philosophiques, que ce soit dans Récits de l’infini (1872), Rêves étoilés (1888), Uranie (1889) ou Stella (1897).

Mais il n’y a pas que le cosmos pour attirer alors les écrivains : le futur aussi les tente. Ce peut être un avenir noir, comme celui dépeint par Emile Souvestre dans Le Monde tel qu’il sera qui, dès 1846, évoque un monde où l’espoir a disparu, noyé dans une idéologie techniciste. À l’inverse on trouve des utopies tracées par des révolutionnaires, comme Le Monde nouveau (1888), société anarchiste brossée par Louise Michel. Mais le texte le plus important de cette période semble bien être L’Ève future d’Auguste Villiers de l’Isle-Adam. En 1886, Villiers raconte l’histoire d’un androïde (il invente le mot « andréide ») devant remplacer une femme très belle mais très bête. Au-delà d’une certaine misogynie, ce livre traite de la question du vrai et du faux, du réel et de l’illusoire, tout en ancrant son sujet dans le réel : le savant est un inventeur réel, Thomas Edison, et la description de cet andréide est assez technique. Enfin, il ne faut pas oublier Rosny ainé, qui n’a pas encore donné ses œuvres majeures dans le domaine de l’anticipation (La Mort de la terre date de 1910 et Les Navigateurs de l’infini de 1925) mais qui a déjà à son actif un texte fondamental : Les Xipéhuz en 1887 voit en effet pour la première fois une lutte à mort entre humains préhistoriques et une forme de vie totalement étrangère, où l’absence de communication est vertigineuse.

Mais cette percée dans l’inconnu que Renard réclame est le plus souvent le fait d’auteurs populaires, qui s’intéressent avant tout aux aventures sans limites de héros simples et compréhensibles par tous, et éventuellement aux découvertes possibles, voire aux chimères dues aux affolants désirs des hommes. Ils cherchent avant tout à tenir leurs lecteurs en haleine. D’ailleurs, contrairement aux périodes plus récentes, les auteurs de roman-feuilleton ne sont pas cantonnés dans une thématique précise, mais travaillent tous les thèmes qui se vendent bien. Et parmi ceux-là, l’anticipation est moins bien notée que les histoires sentimentales, l’exotisme, le roman historique ou les aventures judiciaires (qu’on appellera plus tard policières), mais elle commence à avoir du succès.
 

André Laurie, Les Exilés de la Terre. Collection Hetzel, 1888

Les voyages dans l’espace (celui du système solaire) sont nombreux. Les Exilés de la Terre : Selené-Company limited d'André Laurie raconte comment des terriens essaient d’attirer la lune à la terre. Les Aventures extraordinaires d’un savant russe de Georges Le Faure et Henry de Graffigny (1888-1896) décrit minutieusement, en quatre volumes, une exploration du système solaire. La Roue fulgurante de Jean de La Hire (1908) retrace l’enlèvement de terriens par des martiens. Le Prisonnier de la planète Mars (1908) et sa suite La Guerre des vampires (1909) de Gustave Le Rouge développe la lutte féroce d’un héros terrien contre les suceurs de sang habitant l’astre rouge. Sans parler d’autres titres comme Un monde inconnu, deux ans sur la lune (Pierre de Sélenne, 1896), Les Terriens dans Vénus (Sylvain Déglantine, 1907), Un Habitant de la planète Mars (1865, Henri de Parville) ou autre Voyage dans la planète Vénus (Charles Guyon, 1889).
 

Gustave Le Rouge, Le Prisonnier de la planète Mars, 1908

Le succès des voyages interplanétaires ne doit pas faire oublier l’avenir : on a ainsi droit à L’an 330 de la République de Maurice Spronck en 1894 (première utopie utilisant un autre calendrier que le nôtre), Ignis de Didier de Chousy (en 1883 il voit un futur empli d’automobiles, de trottoirs roulants ou d’énergie géothermique). Autres utopies, celle de Gustave Guitton qui dans Ce que seront les hommes de l’an 3000 imagine en 1907 des ordinateurs, de la nourriture synthétique ou une météorologie contrôlée. Citons également La Babylone électrique d’Albret Bleunard (1888) ou les Gratteurs de ciel de Louis Boussenard (1907). Un autre thème, qui va devenir prééminent par la suite, est celui des savants fous. Le même Boussenard publie en 1888 Les Secrets de Monsieur Synthèse, où il conçoit un savant fortuné qui va tenter d’influencer l’évolution de notre espèce, avec sa suite l’année suivante, 10.000 ans dans un bloc de glace. On a également André Couvreur qui décrit, de façon assez humoristique, une société régie par un docteur mégalomane dans Caresco, surhomme, ou le Voyage en Eucrasie (1904) ou une drôle de guerre biologique en 1909 à Paris dans Une invasion de macrobes. Autre leitmotiv, celui des mondes perdus : Les Profondeurs de Kyamo de Rosny ainé (1896), Le Roi de l’inconnu de Gaston de Wailly (en 1904, une terre creuse régi par un fou), Atlantis, de André Laurie encore (les Atlantes perdus) et surtout Le Peuple du pôle de Charles Derennes, des intelligences sauriennes vivant sous la calotte arctique.

On trouve ainsi plusieurs dizaines de romans, parus essentiellement à la fin du XIXe siècle et peu de temps avant l’article de Renard. Ce qui va devenir le merveilleux-scientifique est vraiment en germe à cette époque. Par la suite, les récits de ce genre vont continuer et même augmenter en nombre : Renard, Rosny, Couvreur, Béliard, Quirielle, et beaucoup d’autres encore, maintenant la plupart oubliés. Mais les voyages spatiaux restent confinés au système solaire, le progrès scientifique est vu plus comme un danger social que comme une amélioration, et les savants fous vont proliférer. Si beaucoup de ces textes restent très agréables, ils n’évoluent plus. Et peu à peu ils vont se raréfier : Rosny n’en écrit plus vraiment après 1925, et Maurice Renard lui-même se lance à la même époque dans des récits alimentaires :

« Gagner sa vie en s’adressant à l’intelligence, cela, oui, serait vraiment fantastique. »

écrira-t-il plus tard. Après la Seconde Guerre mondiale, c’est sous le patronage des thématiques anglo-saxonnes que va redébuter un nouveau merveilleux-scientifique en France sous le terme anglais de science-fiction. Il va falloir attendre la toute fin du XXe siècle pour que l’on redécouvre ce pan entier oublié de notre patrimoine. Mais le texte de Renard en 1909 reste un marqueur théorique important et un témoignage de cet héritage du XIXe siècle.

Pour aller plus loin

- Lire aussi : Fleur Hopkins, « Le merveilleux-scientifique : une Atlantide littéraire » et les autre billets du Cycle Merveilleux-scientifique
- Le merveilleux-scientifique. Une science-fiction à la française est une exposition gratuite visible sur le site François-Mitterrand du 23 avril au 25 août 2019, aux horaires d'ouverture de la BnF
- pour lire des études et des récits merveilleux-scientifiques dans les fonds Gallica ou en libre-accès dans les salles de lecture, une carte aux trésors, sous la forme d'une bibliographie en ligne
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