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LES
FLEURS DU MAL
Les Editeurs de cet Ouvrage se réservent te droit de te faire
traduire dans toutes tes tangues. !ts poursuivront en Y< r<n des
Lois, Décrets et Traités internationaux toutes contrefaçons et
tontes traductions faites au mépris de tours droits.
Toutes les formantes prescrites par tes traités ont été rcm~ties
dans les divers Etats avec lesquels ta France a conclu des con-
ventions littéraires.
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FLELKS Dt MAL PAh
CHARLES BAL DELAIKE
Ut) dit qu'il taut coûter les exécrables chost s
Un))b le puits de l'oubli et au seputchre enchtses Etquepurtetcscritatentatresusctté
tnffctcra les moeurs de la post<'ritt',
Mais le vice n'a point pour mère la soienc',
Et la vertu n'est pas utic de rignorauce.
(TH~unoBE Ac~pt'A h AuMGKÈ. Léo Tn~UM. Uv n
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P(~LET-MALA~!S ET DE Mo~E LIBRAtRES-ËUtTKURS
4, rue de Buc~
1857
AU POÈTE IMPECCABLE
Af I! tARFAH MAGtClE~ ES S LANGUE FKA~ÇAtSK M0\ THES-CHKH ET TRÈS-\Ë~KRK
MAITRE ET AM!
THÉOPHILE GAUTIER
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UE LA PLUS PROFONDE H~MtUTK
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CHS FLEURS MALAMVES
C. B.
LES FLEURS DU MAL
AU I LMCTKUK
La sottise l'erreur, le péché la lésine
Occupent nos esprits et travaillent nos corps,
Et nous alimentons nos aimables remords,
Comme les mendiants nourrissent leur vermine. Nos péchés sont têtus, nos repentus sont lâches Nous nous faisons payer grassement nos aveux, Et nous rentrons gaîment dans le chemin bourbeux, Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches. Sur l'oreiller du mal c'est Satan Tnsmégiste
Qui berce longuement notre esprit enchanté,
Et le riche métal de notre volonté
Est tout vaporisé par ce savant chimiste.
C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent Aux objets répugnants nous trouvons des appas Chaque jour vers l'Enfer nous descendons d'un pas, Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent. Ainsi qu'un débauché pauvre qui baise et mange Le sein martyrisé d'une antique catin,
Nous volons au passage un plaisir clandestin
Que nous pressons bien fort comme une vieille orange. Dans nos cerveaux malsains, comme un million d'helminthes, Grouille, chante et ripaille un peuple de Démons, Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons S'engounre, comme un fleuve, avec de sourdes plaintes. Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie
N'ont pas encor brodé de leurs plaisants dessins Le canevas banal de nos piteux destins,
C'est que notre âme, hélas n'est pas assez hardie.
Mais parmi les chacals, les panthères, les lyces, Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents, Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants, Dans la ménagerie infâme de nos vices
U en est un plus laid, plus méchant, plus immonde Quoiqu'il ne fasse ni grands gestes ni grands cris, Il ferait volontiers de la terre un débris
Et dans un bâillement avalerait le monde,
C'est l'Ennui! –Fœil chargé d'un pleur involontaire, Il rêve d'échafauds en fumant son houka.
Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat, 1 Hypocrite lecteur, – mon semblable, – mon frère
SPLEEN ET IDÉAL
1
BÉNÉDICTION
Lorsque, par un décret des puissances suprêmes,
Le Poète apparaît en ce monde ennuyé,
Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes
Crispe ses poings vers Dieu qui la prend en pitié – « Ah que n'ai-je mis bas tout un noeud de vipères, Plutôt que de nourrir cette dérision!
Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères
Où mon ventre a conçu mon expiation 1
Puisque tu m'as choisie entre toutes les femmes Pour être le dégoût de mon triste mari,
Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes,
Comme un billet d'amour, ce monstre rabougri, Je ferai rejaillir ta haine qui m'accable
Sur l'instrument maudit de tes méchancetés,
Et je tordrai si bien cet arbre misérable
Qu'il ne pourra pousser ses boutons empestés Elle ravale ainsi l'écume de sa haine,
Et, ne comprenant pas les desseins éternels,
Elle-même prépare au fond de la Géhenne
Les bûchers consacrés aux crimes maternels.
Pourtant, sous la tutelle invisible d'un Ange,
L'Enfant déshérité s'enivre de soleil,
Et dans tout ce qu'il boit et dans tout ce qu'il mange Retrouve l'ambroisie et le nectar vermeil.
il joue avec le vent, cause avec le nuage,
Et s'enivre en chantant du chemin de la croix, Et l'Esprit qui le suit dans son pélerinage
Pleure de le voir gai comme un oiseau des bois. Tous ceux qu'il veut aimer l'observent avec crainte, Ou bien, s'enhardissant de sa tranquillité,
Cherchent à qui saura lui tirer une plainte,
Et font sur lui l'essai de leur férocité.
Dans le pain et le vin destinés à sa bouche Ils mêlent de la cendre avec d'impurs crachats Avec hypocrisie ils jettent ce qu'il touche,
Et s'accusent d'avoir mis leurs pieds dans ses pas.
Sa femme va criant sur les places publiques « Puisqu'il me trouve belle et qu'il veut m'adorer, Je ferai le métier des idoles antiques,
Que souvent il fallait repeindre et redorer
r
Et je veux me soûler de nard, d'encens, de myrrhe, De génuflexions, de viandes et de vins,
Pour savoir si je puis dans un cœur qui m'admire Usurper en riant les hommages divins l
Et quand je m'ennuierai de ces farces impies, Je poserai sur lui ma frêle et forte main
Et mes ongles, pareils aux ongles des harpies, Sauront jusqu'à son cœur se frayer un chemin. Comme un tout jeune oiseau qui tremble et qui palpite, J'arracherai ce cœur tout rouge de son sein Et, pour rassasier ma bête favorite,
Je le lui jeterai par terre avec dédain 1 »
Vers le Ciel, où son œil voit un trône splendide, Le Poète serein lève ses bras pieux,
Et les vastes éclairs de son esprit lucide
Lui dérobent l'aspect des peuples furieux
– « Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance Comme un divin remède à nos impuretés,
Et comme la meilleure et la plus pure essence Qui prépare les forts aux saintes voluptés Je sais que vous gardez une place au Poète Dans les rangs bienheureux des saintes Légions, Et que vous l'invitez à l'éternelle fête
Des Trônes, des Vertus des Dominations.
Je sais que- la douleur est la noblesse unique Où ne mordront jamais la terre et les enfers, Et qu'il faut pour tresser ma couronne mystique Imposer tous les temps et tous les univers. Mais les bijoux perdus de l'antique Palmyre, Les métaux inconnus, les perles de la mer, Montés par votre main, ne pourraient pas suffire A ce beau diadème éblouissant et clair
Car il ne sera fait que de pure lumière,
Puisée au foyer saint des rayons primitifs, Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière, Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs! ))
Le long du vieux faubourg, où pendent aux masures Les persiennes, abri des secrètes luxures, Quand le soleil cruel frappe à traits redoublés Sur la ville et les champs, sur les toits et les blés, Je vais m'exercer seul à ma fantasque escrime, Flairant dans tous les coins les hasards de la rime, Trébuchant sur les mots comme sur les pavés, Heurtant parfois des vers depuis long-temps rêvés.
Il
LE SOLEIL
Ce père nourricier, ennemi des chloroses,
Éveille dans les champs les vers comme les roses; Il fait s'évaporer les soucis vers le ciel,
Et remplit les cerveaux et les ruches de miel. C'est lui qui rajeunit les porteurs de béquilles Et les rend gais et doux comme des jeunes filles, Et commande aux moissons de croître et de mûrir Dans le cœur immortel qui toujours veu! m'urtr Quand, ainsi qu'un poète, il descend dans les villes, M ennoblit le sort des choses les plus viles, Et s'introduit en roi, sans bruit et sans valets, Dans tous les hôpitaux et dans tous les palais.
Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées, Des montagnes, des bois des nuages, des mers, Par-delà le soleil, par-delà les éthers,
Par-delà les confins des sphères étoilées, Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l'onde Tu sillonnes gaîment l'immensité profonde Avec une indicible et mâle volupté.
1U
ÉLÉVATION
Envole-toi bien loin de ces miasmes mnrbides Va te purifier dans l'air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur, Le feu clair qui remplit les espaces limpides. Derrière les ennuis et les sombres chagrins Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse, Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse S'élancer vers les champs lumineux et sereins Celui dont les pensers, comme des alouettes, Vers les cieux le matin prennent un libre essor, Qui plane sur,la vie, et comprend sans effort Le langage des fleurs et des choses muettes
La Nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles L'homme y passe à travers des forêts de symboles Qui l'observent avec des regards familiers. Comme de longs échos qui de loin se confondent, Dans une ténébreuse et profonde unité, Vaste comme la nuit et comme la clarté, Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
CORRESPONDANCES
IV
Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants Doux comme les hautbois, verts comme les prairies, Et d'autres, corrompus, riches et triomphants, Ayant l'expansion des choses infinies,
Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens, Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.
V
J'aime le souvenir de ces époques nues,
Dont le soleil se plaît à dorer les statues. Alors l'homme et la femme en leur agilité
Jouissaient sans mensonge et sans anxiété, Et, le ciel amoureux leur caressant l'échiné, Exerçaient la santé de leur noble machine. Cybèle alors, fertile en produits généreux, Ne trouvait point ses fils un poids trop onéreux, Mais, louve au cœur gonflé de tendresses communes, Abreuvait l'univers à ses tétinés brunes.
L'homme élégant, robuste et fort, avait le droit D'être fier des beautés dont il était le roi, Fruits purs de tout outrage et vierges de gerçures, Dont la chair lisse et ferme appelait les morsures! l
Le poète aujourd'hui quand il veut concevoir ("es natives grandeurs, aux lieux où se font voir La nudité de l'homme et celle de la femme, Sent un froid ténébreux envelopper son âme
A l'aspect du tableau plein d'épouvantement
Des monstruosités que voile un vêtement
Des visages manqués et plus laids que des masques De tous ces pauvres corps, maigres, ventrus ou flasques, Que le Dieu de l'unie, implacable et serein, Enfants, emmaillotta dans ses langes d'airain, De ces femmes, hélas! pâles comme des cierges, Que ronge et que nourrit la honte, et de ces vierges Du vice maternel traînant l'hérédité
Et toutes les hideurs de la fécondité
Nous avons, il est vrai, nations corrompues, Aux peuples anciens des beautés inconnues Des visages rongés par les chancres du cœur, Et comme qui dirait des beautés de langueur Mais ces inventions de nos muses tardives
N'empêcheront jamais les races maladives
De rendre à la jeunesse un hommage profond, A la sainte jeunesse, à l'air simple, au doux front, A Fœil limpide et clair ainsi qu'une eau courante, Et qui va répandant sur tout, insouciante
Comme l'azur du ciel, les oiseaux et les fleurs, Ses parfums, ses chansons et ses douées chaleurs 1
Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse, Oreiller de chair fraîche où l'on ne peut aimer, Mais où la vie afflue et s'agite sans cesse, Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer Léonard de Vinci, miroir profond et sombre, Où des anges charmants, avec un doux souris Tout chargé de mystère, apparaissent à l'ombre Des glaciers et des pins qui ferment leur pays;
Hembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures, Et d'un grand crucifix décoré seulement,
Où la prière en pleurs s'exhale des ordures, Et d'un rayon d'hiver traversé brusquement Michel-Ange, lieu vague où l'on voit des Hercules Se mêler à des Christs, et se lever tout droits Des fantômes puissants, qui dans les crépuscules Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts Colères de boxeur, impudences de faune,
Toi qui sus ramasser la beauté des goujats, Grand cœur gonflé d'orgueil, homme débile et jaune, Puget, mélancolique empereur des forçats Watteau, – ce carnaval où bien des cœurs illustres Comme des papillons, errent en flamboyant, Décors frais et légers éclairés par des lustres Qui versent la folie à ce bal tournoyant
Goya, – cauchemar plein de choses inconnues, De fœtus qu'on fait cuire au milieu des sabbats, De vieilles au miroir et d'enfants toutes nues Pour tenter les Démons ajustant bien leurs bas
Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges Ombragé par un bois de sapins toujours vert, Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges Passent, comme un soupir étouffé de Weber
Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes, Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te De~w, Sont un écho redit par mille labyrinthes
C'est pour les cœurs mortels un divin opium. C'est un cri répété par mille sentinelles,
Un ordre renvoyé par mille porte-voix
C'est un phare allumé sur mille citadelles,
Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage n in
Que nous puissions donner de notre dignité
Que ce long hurlement qui roule d'âge en âge, Et vient mourir au bord de votre éternité! 1
VII
LA MUSE MALADE
Ma pauvre muse, hélas qu'as-tu donc ce matin ? Tes yeux creux sont peuplés de visions nocturnes, Et je vois tour à tour réfléchis sur ton teint t La folie et l'horreur, froides et taciturnes. Le succube verdàtre et le rose lutin
T'ont-ils versé la peur et l'amour de leurs urnes ? Le cauchemar, d'un poing despotique et mutin, T'a-t-il noyée au fond d'un fabuleux Minturnes?
Je voudrais qu'exhalant l'odeur de la santé Ton sein de pensers forts fût toujours fréquenté, Ht que ton sang chrétien coulât à flots rythmiques. Comme les sons nombreux des syllabes antiques, Où règnent tour à tour le père des chansons, Phœbus, et le grand Pan, le seigneur des moissons.
0 muse de mon cœur, amante des palais, Auras-tu quand Janvier lâchera ses Borées, Durant les noirs ennuis des neigeuses soirées, Un tison pour chauffer tes deux pieds violets? Ranirneras-tu donc tes épaules marbrées Aux nocturnes rayons qui percent les volets? Sentant ta bourse à sec autant que ton palais, Récolteras-tu l'or des voûtes azurées?
VIII
LA MUSE VÉNALE
U te faut, pour gagner ton pain de chaque soir, Comme un enfant (h chœur, jouer de l'encensoir, Chanter des Te De~m auxquels tu ne crois guères, Ou, saltimbanque à jeun, étaler tes appas Et ton rire trempé de pleurs qu'on ne voit pas, Pour faire épanouir la rate du vulgaire.
IX
II: MAUVAIS MOINE
Les cloîtres anciens sur leurs grandes murailles Etalaient en tableaux la sainte Vérité,
Dont l'effet réchauffant les pieuses entrailles Tempérait la froideur de leur austérité.
En ces temps où du Christ tlorissaient les semailles, Plus d'un illustre moine, aujourd'hui peu cité, Prenant pour atelier le champ des funérailles, Glorifiait la Mort avec simplicité.
– Mon âme est un tombeau que, mauvais cénobite, Depuis l'éternité je parcours et j'habite Rien n'embellit les murs de ce cloître odieux. 0 moine fainéant! quand saurai-je donc faire Du spectacle vivant de ma triste misère
Le travail de mes mains et l'amour de mes yeux
Ma jeunesse ne fut qu'un ténébreux orage, Traversé çà et là par de brillants soleils
Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils. Voilà que j'ai touché l'automne des idées,
Et qu'il faut employer la pelle et les râteaux Pour rassembler à neuf les terres inondées, Où l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux.
x
L'ENNEMI
Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve Trouveront dans ce sol lavé comme une grève Le mystique aliment qui ferait leur vigueur? 0 douleur ô douleur Le Temps mange la vie, Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le cœur Du sang que nous perdons croît et se fortifie 1
XI
LE GUIGNON
Pour soulever un poids si lourd, Sisyphe, il faudrait ton courage t Bien qu'on ait du cœur à l'ouvrage, L'Art est long et le Temps est court. Loin des sépultures célèbres, Vers un cimetière isolé,
Mon cœur, comme un tambour voilé, Va battant des marches funèbres.
Maint joyau dort enseveli
Dans les ténèbres et l'oubli,
Bien loin des pioches. et des sondes Mainte fleur épanche à regret
Son parfum doux comme un secret Dans les solitudes profondes.
J'ai long-temps habité sous de vastes portiques Que les soleils marins teignaient de mille feux, Et que leurs grands piliers, droits et majestueux, Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques. Les houles, en roulant les images des cieux, Mêlaient d'une façon solennelle et mystique Les tout puissants accords de leur riche musique Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.
xn
LA VIE ANTERIEURE
C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes, Au milieu de l'azur, des flots et des splendeurs, Et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs, Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes, Et dont l'unique soin était d'approfondir Le secret douloureux qui me faisait languir.
xm
BOHÉMIENS EN VOYAGE
La tribu prophétique aux prunelles ardentes
Hier s'est mise en route, emportant ses petits
Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits
Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes.
Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes Le long des chariots où les leurs sont blottis,
Promenant sur le ciel des yeux appesantis
Par le morne regret des chimères absentes.
Du fond de son réduit sablonneux, le grillon, Les regardant passer, redouble sa chanson; Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures, Fait couler le rocher et fleurir le désert
.Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert L'empire familier des ténèbres futures.
Homme libre, toujours tu chériras la mer La mer est ton miroir; tu contemples ton àmc Dans le déroulement infini de sa lame, Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer. Tu te plais à plonger au sein de ton image Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton cœur Se distrait quelquefois de sa propre rumeur Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.
XIV
L'HOMME ET LA MER
Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets Homme, nul ne connaît le fond de tes abîmes; 0 mer, nul ne connaît tes richesses intimes, Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets Et cependant voilà des siècles innombrables Que vous vous combattez sans pitié ni remord, Tellement vous aimez le carnage et la mort, 0 lutteurs éternels, ô frères implacables
Quand Don Juan descendit vers l'onde souterraine, Et lorsqu'il eut donné son obole à Charon, Un sombre mendiant l'œil fier comme Antisthène, D'un bras vengeur et fort saisit chaque aviron. Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes, Des femmes se tordaient sous le noir firmament, Et, comme un grand troupeau de victimes offertes, Derrière lui traînaient un long mugissement.
XV
DON JUAN AUX ENFERS
Ssanarelle en riant lui réclamait ses gages,
Tandis que Don Luis avec un doigt tremblant. Montrait à tous les morts errants sur le rivage Le fils audacieux qui railla son front blanc.
Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire, Près de répoux perfide et qui fut son amant, Semblait lui réclamer un suprême sourire
Où brillât la douceur de son premier serment.
Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre Se tenait à la barre et coupait le flot noir;
Mais le calme héros courbé sur sa rapière
Regardait le sillage et ne daignait rien voir.
XVI
CHATIMENT DE L'ORGUEIL
En ces temps merveilleux où la Théologie
Fleurit avec le plus de sève et d'énergie,
On raconte qu'un jour un docteur des plus grands, – Après avoir forcé les cœurs indinérents, Les avoir remués dans leurs profondeurs noires Après avoir franchi vers les célestes gloires
Des chemins singuliers à lui-même inconnus, Où les purs Esprits seuls peut-être étaient venus, –Comme un homme monté trop haut, pris de panique, S'écria, transporté d'un orgueil satanique
« Jésus, petit Jésus! je t'ai porté bien haut! Mais si j'avais voulu t'attaquer au défaut
De l'armure ta honte égalerait ta gloire
Et tu ne serais plus qu'un fœtus dérisoire!
immédiatement sa raison s'en alla.
t'éclat de ce soleil d'un crêpe se voila
Tout le chaos roula dans cette intelligence,
Temple autrefois vivant, plein d'ordre et d'opulence, Sous les plafonds duquel tant de pompe avait lui. Le silence et la nuit s'installèrent en lui Comme dans un caveau dont la clef est perdue. Dès lors il fut semblable aux bêtes de la rue, Et quand il s'en allait sans rien voir, à travers Les champs, sans distinguer les étés des hivers, Sale, inutile et laid comme une chose usée,
!1 faisait des enfants la joie et la risée.
XVII
LA BEAUTÉ
Je suis belle, ô mortels, comme un rêve de pierre, Et mon sein, où chacun s'est meurtri tour à tour, Est fait pour inspirer au poète un amour Éternel et muet ainsi que la matière.
Je trône dans l'azur comme un sphinx incompris; J'unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes Je hais le mouvement qui déplace les lignes, Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.
Les poètes devant mes grandes attitudes,
Qu'on dirait que j'emprunte aux plus fiers monuments Consumeront leurs jours en d'austères études Car j'ai pour fasciner ces dociles amants
De purs miroirs qui font les étoiles plus belles Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles
Ce ne seront jamais ces beautés de vignettes, Produits avariés, nés d'un siècle vaurien, Ces pieds à brodequins, ces doigts à castagnettes Qui sauront satisfaire un coeur comme le mien. Je laisse à Gavarni, poète des chloroses, Son troupeau gazouillant de beautés d'hôpital Car je ne puis trouver parmi ces pâles roses Une fleur qui ressemble à mon rouge idéal.
XVIII
L'IDEAL
Ce qu'il faut à ce cœur profond comme un abîme, C'est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime, Rêve d'Eschyle éclos au climat des autans; Ou bien toi, grande ~uit, fille de Michel-Ange, Qui tors paisiblement dans une pose étrange Tes appas façonnés aux bouches des Titans
Du temps que la Nature en sa verve puissante Concevait chaque jour des enfants monstrueux, .l'eusse aimé vivre auprès d'une jeune géante, Comme aux pieds d'une reine un chat voluptueux. .r eusse aimé voir son corps fleurir avec son âme Et grandir librement dans ses terribles jeux, Deviner si son cœur couve une sombre flamme Aux humides brouillards qui nagent dans ses yeux,
XtX
LA GÉANTE
Parcourir à loisir ses magnifiques formes,
Ramper sur le versant de ses genoux énormes, Et parfois en été, quand les soleils malsains, Lasse la font s'étendre à travers la campagne, Dormir nonchalamment à l'ombre de ses seins, Comme un hameau paisible au pied d'une montagne.
XX
LES BIJOUX
La très-chère était nue, et, connaissant mon cœur, Elle n'avait gardé que ses bijoux sonores,
Dont le riche attirail lui donnait l'air vainqueur
Qu'ont dans leurs jours heureux les esclaves des Maures. Quanti jette en dansant son bruit vif et moqueur, Ce monde rayonnant de métal et de pierre
Me ravit en extase, et j'aime avec fureur
Les choses où le son se mêle à la lumière.
Elle était donc couchée, et se laissait aimer, Et du haut du divan elle souriait d'aise
A mon amour profond et doux comme la mer Qui vers elle montait comme vers sa falaise.
Les yeux fixés sur moi, comme un tigre dompté, D'un air vague et rêveur elle essayait des poses, Et la candeur unie à la lubricité
Donnait un charme neuf à ses métamorphoses. Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins, Polis comme de l'huile, onduleux comme un cygne, Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne, S'avançaient plus câlins que les anges du mat, Pour troubler le repos où mon âme était mise, Et pour la déranger du rocher de cristal,
Où calme et solitaire elle s'était assise.
Je croyais voir unis par un nouveau dessin
Les hanches de l'Antiope au buste d'un imberbe, Tant sa taille faisait ressortir son bassin.
Sur ce teint fauve et brun le fard était superbe – Et la lampe s'étant résignée à mourir,
Comme le foyer seul illuminait la chambre,
Chaque fois qu'il poussait un namMtyant soupir Il inondait de sang cette peau couleur d'ambre l
XXI
PARFUM EXOTIQUE
Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d'automne, Je respire l'odeur de ton sein chaleureux
Je vois se dérouter des rivages heureux
Qu'éblouissent les feux d'un soleil monotone
Une ile paresseuse où la nature donne
Des arbres singuliers et des fruits savoureux Des hommes dont le corps est mince et vigoureux, Et des femmes dont I'oeil par sa franchise étonne.
Guidé par ton odeur vers de charmants climats, .te vois un port rempli de voiles et de mâts Encor tout fatigués par la vague marine, Pendant que le parfum des verts tamariniers, Qui circule dans l'air et m'entle la narine, Se mêle dans mon âme au chant des mariniers.
XXtt
Je t'adore à l'égal de la voûte nocturne,
0 vase de tristesse, ô grande taciturne,
Et t'aime d'autant plus, belle, que tu me fuis,
Kt que tu me parais, ornement de mes nuits,
Plus ironiquement accumuler les lieues
Qui séparent mes bras des immensités bleues.
Je m'avance à l'attaque, et je grimpe aux assauts, Comme après un cadavre un chœur de vermisseaux, Et je chéris, ô bête implacable et cruelle,
Jusqu'à cette froideur par où tu m'es plus belle!
Tu mettrais l'univers entier dans ta ruelle, Femme impure 1 L'ennui rend ton âme cruelle. Pour exercer tes dents à ce jeu singulier,
Il te faut chaque jour un cœur au ratelier. Tes yeux illuminés ainsi que des boutiques Et des ifs flamboyants dans les fêtes publiques Usent insolemment d'un pouvoir emprunté, Sans connaître jamais la loi de leur beauté. Machine aveugle et sourde en cruautés féconde 1 Salutaire instrument buveur du sangjdu monde, Comment n'as-tu pas honte, et comment n'as-tu pas Devant tous les miroirs vu pâlir tes appas ?
XXIII
La grandeur de ce mal où tu te crois savante Ne t'a donc jamais fait reculer d'épouvanté, Quand la nature, grande en ses desseins cachés, De toi se sert, ô femme, ô reine des péchés, De toi, vil animal, pour pétrir un génie? 0 fangeuse grandeur, sublime ignominie
Bizarre déité, brune comme les nuits,
Au parfum mélangé de musc et de havane, Œuvre de quelque obi, le Faust de la savane, Sorcière au flanc d ébène, enfant des noirs minuits, Je préfère au constance, à l'opium, au nuits, L'élixir de ta bouche où l'amour se pavane Quand vers toi mes désirs partent en caravane, Tp. veux sont la citerne où boivent mes ennuis.
SED NON 8ATIATA
XXIV
Par ces deux grands yeux noirs, soupiraux de ton âme, 0 démon sans pitié, verse moi moins de flamme Je ne suis pas !e Styx pour t'embrasser neuf fois, Héias et je ne puis, Mégère libertine,
Pour briser ton courage et te mettre aux abois, Dans l'enfer de ton lit devenir Proserpine
r
XXV
Avec ses vêtements ondoyants et nacrés,
Même quand elle marche, on croirait qu'elle danse, Comme ces longs serpents que les jongleurs sacrés Au bout de leurs bâtons agitent en cadence.
Comme le sable morne et l'azur des déserts,
Insensibles tous deux à l'humaine souffrance,
Comme les longs réseaux de la houle des mers, Elle se développe avec indifférence.
Ses yeux polis sont faits de minéraux charmants, Et dans cette nature étrange et symbolique Où Fanage inviolé se mêle au sphinx antique, Où tout n'est qu'or, acier, lumière et diamants. Resplendit à jamais, comme un astre inutile, La froide majesté de la femme stérile.
XXVI
LE SERPENT QUI DANSE
Que j'aime voir, chère indolente, De ton corps si beau,
Comme une étoffe vacillante,
Miroiter la peau!
Sur ta chevelure profonde
Aux âcres parfums,
Mer odorante et vagabonde i
Aux flots bleus et bruns,
Comme un navire qui s'éveille
Au vent du matin,
Mon âme rêveuse appareille
Pour un ciel lointain.
Tes yeux, où rien ne se révèle
De doux ni d'amer,
Sont deux bijoux froids où se mêle L'or avec le fer.
A te voir marcher en cadence,
Belle d'abandon,
On dirait un serpent qui danse Au bout d'un bâton
Sous le fardeau de ta paresse
Ta tête d'enfant
Se balance avec la mollesse
D'un jeune éléphant,
Et ton corps se penche et s'allonge Comme un fin vaisseau
Qui roule bord sur bord, et plonge Ses vergues dans l'eau.
Comme un flot grossi par la fonte Des glaciers grondants,
Quand ta salive exquise monte
Au bord de tes dents,
Je crois boire un vin de Bohème,
Amer et vainqueur,
Un ciel liquide qui parsème
D'étoiles mon cœur 1
XXVII
UNE CHAROGNE
Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme, Ce beau matin d'été si doux
Au détour d'un sentier une charogne infâme Sur un lit semé de cailloux,
Les jambes en l'air, comme une femme lubrique, Brùlante et suant les poisons,
Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique Son ventre plein d'exhalaisons.
Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu'ensemble elle avait joint.
Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur. s'épanouir
La puanteur était si forte que sur l'herbe
Vous crûtes vous évanouir –
Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride, D'où sortaient de noirs bataillons
De larves qui coulaient comme un épais liquide Le long de ces vivants haillons.
Tout cela descendait, montait comme une vague, Où s'élançait en pétillant
On eut dit que le corps, enflé d'un soume vague, Vivait en se multipliant.
Et ce monde rendait une étrange musique
Comme l'eau courante et le vent,
Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique Agite et tourne dans son van.
Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve, Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, 'et que l'artiste achève
Seulement par le souvenir.
Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d'un œil fâché,
Épiant !e moment de reprendre au squelette Le morceau qu'elle avait lâché.
– Et pourtant vous serez semblable à cette ordure, A cette horrible infection,
Étoite de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion
Oui, telle vous serez, ô la reine des grâces, Après les derniers sacrements,
Quand vous irez sous l'herbe et les floraisons grasses Moisir parmi les ossements.
Alors, 6 ma beauté, dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers
Que j'ai gardé la forme et l'essence divine
De mes amours décomposés
.rimplore ta pitié, Toi, l'unique que j'aime, Du fond du gouffre obscur où mon cœur est tombé. C'est un univers morne à l'horizon plombé, Où nagent dans la nuit l'horreur et le blasphème Un soleil sans chaleur plane au-dessus six mois, Et les six autres mois la nuit couvre la terre (~est un pays plus nu que la terre polaire -Ni bêtes, ni ruisseaux, ni verdure, ni bois 1
Ï)Ë PROFUNDIS ClAMAVi
XXVIII
Or il n'est pas d'horreur au monde qui surpasse La froide cruauté de ce soleil de glace,
Et cette immense nuit semblable au vieux Chaos Je jalouse le sort des plus vils animaux
Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide, Tant l'écheveau du temps lentement se dévide
XXIX
LE VAMPIRE
Toi qui, comme un coup de couteau, Dans mon cœur plaintif es entrée, Toi qui, comme un hideux troupeau De démons, vins, folle et parée, De mon esprit humilié
Faire ton lit et ton domaine, Infâme à qui je suis lié
Comme le forçat à la chaîne,
Comme au jeu le joueur têtu,
Comme à la bouteille l'ivrogne,
Comme aux vermines la charogne,
– Maudite, maudite sois-tu
J'ai prié le glaive rapide
De conquérir ma liberté,
Et j'ai dit au poison perfide
De secourir ma lâcheté.
Hé!as le poison et le glaive
M'ont pris en dédain et m'ont dit
« Tu n'es pas digne qu'on t'enlève
A ton esclavage maudit,
tmbécile de son empire
Si nos efforts te délivraient,
Tes baisers ressusciteraient
Le cadavre de ton vampire »
xxx
LELETHE
Viens sur mon cœur, âme cruelle et sourde, Tigre adoré, monstre aux airs indolents
Je veux longtemps plonger mes doigts tremblants Dans l'épaisseur de ta crinière lourde
Dans tes jupons remplis de ton parfum
Ensevelir ma tête endolorie,
Et respirer, comme une fleur flétrie,
Le doux relent de mon amour défunt.
Je veux dormir! dormir plutôt que vivre 1 Dans un sommeil, douteux comme la mort, J'étalerai mes baisers sans remord Sur ton beau corps poli comme le cuivre. Pour engloutir mes sanglots apaisés Rien ne me vaut l'abîme de ta couche L'oubli puissant habite sur ta bouche, Et le Léthé coule dans tes baisers. A mon destin, désormais mon délice, J'obéirai comme un prédestiné
Martyr docile, innocent condamné, Dont la ferveur attise le supplice,
Je sucerai, pour noyer ma rancœur, Le népenthès et la bonne cigüe
Aux bouts charmants de cette gorge aiguë Qui n'a jamais emprisonné de cœur.
XXXI ,J
Une nuit que j'étais près ù'une affreuse juive, Comme au long d'un cadavre un cadavre étendu Je me pris à songer près de ce corps vendu A la triste beauté dont mon désir se prive. Je me représentai sa majesté native,
Son regard de vigueur et de grâces armé,
Ses cheveux qui lui font un casque parfumé, Et dont le souvenir pour l'amour me ravive.
Car j'eusse avec ferveur baisé ton noble corps, Et depuis tes pieds frais jusqu'à tes noires tresses Déroulé le trésor des profondes caresses, Si, quelque soir, d'un pleur obtenu sans effort. Tu pouvais seulement, o' reine des cruelles, Obscurcir la splendeur de tes froides prunelles.
Lorsque tu dormiras, ma belle ténébreuse, Au fond d'un monument construit en marbre noir, Et lorsque tu n'auras pour alcôve et manoir Qu'un caveau pluvieux et qu'une fosse creuse; Quand la pierre, opprimant ta poitrine peureuse Et tes lianes qu'assouplit un charmait nonchaloir, Empêchera ton cœur de battre et de vouloir, Et tes pieds de courir leur course aventureuse,
REMORDS POSTHUME
XXXII
Le tombeau, confident de mon rêve inSm,
Car le tombeau toujours comprendra le poète, Durant ces grandes nuits d'où le somme est banni, Te dira « Que vous sert, courtisane imparfaite, De n'ayoir pas connu ce que pleurent les morts? » – Et le ver rongera ta peau comme un remords.
Viens, mon beau chat, sur mon cœur amoureux; Retiens les griffes de ta patte,
Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux Mêlés de métal et d'agate.
Lorsque mes doigts caressent à loisir
Et que ma main s'enivre du plaisir
Ta tête et ton dos élastique,
De palper ton corps électrique,
xxxm
LE CHAT
Je vois ma femme en espri t son regard, Comme le tien, aimable bête,
Profond et froid, coupe et fend comme un dard, Et des pieds jusques à la tête,
Un air subtil un dangereux parfum
Nagent autour de son corps brun.
XXXIV
LE RALCON
Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses, 0 toi, tous mes plaisirs, ô toi, tous mes devoirs –Tu te rappelleras la beauté des caresses,
La douceur du foyer et le charme des soirs, Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses 1 Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon, Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses Que ton sein m'était doux que ton cœ~r m'était bon 1 Nous avons dit souvent d'impérissables choses Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon.
Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées Que l'espace est profond que le cœur est puissant En me penchant vers toi, reine des adorées,
Je croyais respirer le parfum de ton sang.
Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison,
Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles, Et je buvais ton soume, ô douceur, ô poison 1 Et tes pieds s'endormaient dans mes mains fraternelles La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison.
Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses, Et revis mon passé blotti dans tes genoux.
Car à quoi bon chercher tes beautés langoureuses Ailleurs qu'en ton cher corps et qu'en ton c(pur si doux ? Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis, Renaitront-ils d'un gouffre interdit à nos sondes, Comme montent au ciel les soleils rajeunis
Après s'être lavés au fond des mers profondes ? 0 serments ô parfums ô baisers infinis 1
xxxv
Je te donne ces vers afin que, si mon nom Aborde heureusement aux époques lointaines, Et, navire poussé par un grand aquilon,
Fait travailler un soir les cervelles humaines, Ta mémoire, pareille aux fables incertaines, Fatigue le lecteur ainsi qu'un tympanon, Et par un fraternel et mystique chaînon Reste comme pendue à mes rimes hautaines
Être maudit à qui de l'abime profond,
Jusqu'au plus haut du ciel rien, hors moi ne répond; 0 toi qui, comme une ombre à la trace éphémère, Foules d'un pied léger et d'un regard serein
Les stupides mortels qui t'ont jugée amère,
Statue aux yeux de jais, grand ange au front d'airain 1
XXXVI
TOUT ENTtÈRM
Le Démon, dans ma chambre haute, Ce matin est venu me voir,
Et, tâchant de me prendre en faute, M'a dit « Je voudrais bien savoir, Parmi toutes les beiïes choses
Dont est fait son enchantement,
Parmi les objets noirs ou roses
Qui composent son corps charmant, 1
Quel est le plus doux. » 0 mon âme, Tu répondis à l'Abhorré
Puisqu'on Elle tout est dictame,
Rien ne peut être préféré.
Lorsque tout me ravit, j'ignore
Si quelque chose me séduit.
Elle éblouit comme l'Aurore
Et console comme la Nuit
Et l'harmonie est trop exquise,
Qui gouverne tout son beau corps, Pour que l'impuissante analyse
En note les nombreux accords.
0 métamorphose mystique
De tous mes sens fondus en un
Son haleine fait la musique,
Comme sa voix fait le parfum.
XXXVII
Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire,
Que diras-tu, mon cœur, cœur autrefois flétri, A la très-belle, à la très-bonne, à la très-chère, Dont le regard divin t'a soudain refleuri?
– Nous mettrons notre orgueil à chanter ses louanges Rien ne vaut. la douceur de son autorité;
Sa chair spirituelle a le parfum des Anges,
Et son œil nous revêt d'un habit de clarté.
Que ce soit dans la nuit et dans la solitude, Que ce soit dans la rue et dans la multitude, Son fantôme dans l'air danse comme un flambeau
Parfois il parle et dit « Je suis belle et j'ordonne Que pour l'amour de moi vous n'aimiez que le Beau .te suis l'Ange Gardien, la Muse et la Madone. »
Us marchant devant moi, ces yeux pleins de lumières, Qu'un Ange très-savant a sans doute aimantés Ils marchent, ces divins frères qui sont mes frères, Suspendant mon regard à leurs feux diamantés. Me sauvant de tout piège et de tout péché grave, Us conduisent mes pas dans la route du teau Ils sont mes serviteurs et je suis leur esclave Tout mon être obéit à ce vivant flambeau.
LE FLAMBEAU VIVANT
xxxvm
Charmants Yeux, vous brillez de la clarté mystique Qu'ont les cierges brûlant en plein jour le soleil Rougit, mais n'éteint pas leur flamme fantastique Ils célèbrent la Mort, vous chantez le Réveil Vous marchez en chantant le réveil de~non âme, Astres dont le soleil ne peut flétrir la flamme
XXX tX
A CELLE QUI EST TROP GAIE
Ta tête, ton geste, ton air
Sont beaux comme un beau paysage Le rire joue en ton visage
Comme un vent frais dans un ciel clair. Le passant chagrin que tu frôles Est ébloui par la santé Qui jaillit comme une clarté
De tes bras et de tes épaules.
Les retentissantes couleurs
Dont tu parsèmes tes toilettes
Jettent dans l'esprit des poètes
L'image d'un ballet de fleurs.
Ces robes folles sont l'emblème
De ton esprit bariolé
Folle dont je suis affolé
Je te hais autant que je t'aime
Quelquefois dans un beau jardin,
Où je traînais mon atonie,
J'ai senti comme une ironie
Le soleil déchirer mon sein
Et le printemps et la verdure
Ont tant humilié mon cœur
Que j'ai puni sur une fleur
L'insolence de la nature.
Ainsi, je voudrais, une nuit,
Quand l'heure des voluptés sonne,
Vers les trésors de ta personne
Comme un lâche ramper sans bruit,
Pour châtier ta chair joyeuse,
Pour meurtrir ton sein pardonné,
Et faire à ton flanc étonné
Une Uessme large et creuse,
Et, vertigineuse douceur
A travers ces lèvres nouvelles,
Plus éclatantes et plus belles,
T'infuser mon venin, ma sœur t
XL
RÉVERSIBILITÉ
Ange plein de gaîté, connaissez-vous l'angoisse La honte, les remords, les sanglots, les ennuis Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits
Qui compriment le cœur comme un papier qu'on froisser Ange plein de gaîté, connaissez-vous Fangoisse? Ange plein de bonté, connaissez-vous !a haine, Les poings crispés dans l'ombre et les larmes de fiel, Quand la Vengeance bat son infernal rappel,
Et de nos facultés se fait !e capitaine ?
Ange plein de bonté, connaissez-vous !a haine?
Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres, Qui, le long des grands murs de l'hospice blafard Comme des exilés, s'en vont d'un pied traînard, Cherchant le soleil rare et remuant les lèvres? Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres? Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides, Ht !a peur de vieillir, et ce hideux tourment De lire la secrète horreur du dévouement
Dans des yeux où longtemps burent nos yeux avides? Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides? Ange plein de bonheur, de joie et de lumières, David mourant aurait demandé la santé
Aux émanations de ton corps enchanté
Mais de toi je n'implore, ange, que tes prières, Ange plein de bonheur, de joie et de lumières
XLI
CONFESSION
Une fois, une seule, aimable et douce femme, A mon bras votre bras poli
S'appuya sur le fond ténébreux de mon âme Ce souvenir n'est point pâli.
Il était tard ainsi qu'une médaiUe neuve La pleine lune s'étalait,
Et la solennité de la nuit, comme un neuve, Sur Paris dormant ruisselât.
Et le long des maisons, sous les portes cochères, Des chats passaient furtivement,
L'oreille au guet, ou bien, comme des ombres chères, Nous accompagnaient lentement.
Tout-à-coup, au milieu de l'intimité libre
Ëclose à la pâle clarté,
De vous, riche et sonore instrument où ne vibre Que la radieuse gaîté,
t)e vous, claire et joyeuse ainsi qu'une fanfare Dans le matin étincelant,
Une note plaintive; une note bizarre
S'échappa, tout en chancelant
Comme une enfant chétive, horrible, sombre, immonde, Dont sa famille rougirait,
Et qu'elle aurait long-temps, pour la cacher au monde, Dans un caveau mise au secret.
Pauvre ange, elle chantait, votre note criarde, « Que rien ici-bas n'est certain,
Et que toujours, avec quelque soin qu'il se farde, Se trahit l'égoïsme humain;
Que c'est un dur métier que d'être belle femme, Qu'il ressemble au travail banal
Ï)e la danseuse~M~e~ui se pâme
Dans ui~~ire,Ypaclt(<
Que bâtir sur les cœurs est une chose sotte, Que tout craque, amour et beauté, Jusqu'à ce que l'Oubli les jette dans sa hotte Pour les rendre à l'Éternité
.l'ai souvent évoqué cette lune enchantée, Ce silence et cette langueur,
Et. cette confidence horrible chuchotée Au confessionnal du cœur.
XLM
L'AUBE SPIRITUELLE
Quand chez les débauchés l'aube blanche et vermeille Entre en société de l'Idéal rongeur,
Par l'opération d'un mystère vengeur
Dans la brute assoupie un ange se réveille
Des deux Spirituels l'inaccessible azur,
Pour l'homme terrassé qui rêve encore et souffre, S'ouvre et s'enfonce avec l'attirance du gouffre.
Ainsi, chère Déesse, Être lucide et pur,
Sur les débris fumeux des stupides orgies, Ton souvenir plus clair, plus rosé, plus charmant., A mes yeux agrandis voltige incessamment. Le soleil a noirci les flammes des bougies Ainsi, toujours vainqueur, ton fantôme est pareil, Ame resplendissante, à l'immortel soleil
Voici venir les temps où vibrant sur sa tige Chaque neur s'évapore ainsi qu'un encensoir Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir, Valse mélancolique et langoureux vertige –Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir Le violon frémit comme un cœur qu'on afflige Valse mélancolique et langoureux vertige 1 –Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.
HARMONIE DU SOIR
XLIII
Le violon frémit comme un cœur qu'on afflige, Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir 1 Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige. Un cœur tendre qui hait le néant vaste et noir Du passé lumineux recueille tout vestige
Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir
U est de forts parfums pour qui toute matière Est poreuse on dirait qu'ils pénètrent le verre. Quelquefois en ouvrant un coffre d'Orient Dont la serrure grince et rechigne en criant, Ou dans une maison déserte quelque armoire, Sentant l'odeur d'un siècle, arachnéenne et noire, On trouve un vieux flacon jauni qui se souvient, D'où jaillit toute vive une âme qui revient.
XLIV
LE FLACON
Mille pensers dormaient, chrysalides funèbres, Frémissant doucement dans les lourdes ténèbres, –Qui dégagent leur aile et prennent leur essor, Teintés d'azur, glacés de rose, lamés d'or. Voilà le souvenir enivrant qui voltige
Dans l'air troublé les yeux se ferment le vertige Saisit l'âme vaincue et la pousse à deux mains Vers un gouffre où l'air est plein de parfums humains. H la terrasse au bord d'un gouffre séculaire, Où, Lazare odorant déchirant son suaire, –Se meut dans son réveil le cadavre spectral D'un vieil amour ranci, charmant et sépulcral. Ainsi, quand je serai perdu dans la mémoire Des nommes, dans le coin d'une sinistre armoire Quand on m'aura jeté, vieux flacon désolé, Décrépit, poudreux, sale. abject, visqueux, fêlé, Je serai ton cercueil, aimable pestilence
Le témoin de ta force et de ta virulence,
Cher poison préparé par les anges liqueur Qui me ronge, ô la vie et la mort de mon cœur 1
XLV
LE PMSON
Le vin sait revêtir le plus sordide bouge
D'un luxe miraculeux,
Et fait surgir plus d'un portique fabuleux Dans l'or de sa vapeur rouge,
Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux. L'opium agrandit ce qui n'a pas de bornes, Projette l'illimité,
Approfondit le temps, creuse la volupté,
Et de plaisirs noirs et mornes
Remplit l'âme au-delà de sa capacité.
Tout cela ne vaut pas le poison qui découle De tes yeux, de tes yeux verts,
Lacs où mon âme tremble et se voit à l'envers – Mes songes viennent en foule
Pour se désaltérer à ces gouffres amers. Tout cela ne vaut pas le terrible prodige De ta salive qui mord,
Qui plonge dans l'oubli mon âme sans remord, Et, charriant le vertige,
La roule défaillante aux rives de la mort 1
XLVI
CIEL BROUILLÉ
On dirait ton regard d'une vapeur couvert Ton œil mystérieux, est-il bleu, gris ou vert ? Alternativement tendre, doux et cruel,
Réfléchit l'indolence et la pâleur du ciel. Tu rappelles ces jours blancs, tièdes et voilés, Qui font se fondre en pleurs les cœurs ensorcelés, Quand, agités d'un mal inconnu qui les tord, Les nerfs trop éveillés raillent l'esprit qui dort.
Tu rAssembles parfois à ces beaux horizons Qu'allument les soleils des brumeuses saisons Comme tu resplendis, paysage mouillé Qu'enflamment les rayons tombant d'un ciel brouillé 1
0 femme dangereuse ô séduisants climats Adorerai-je aussi ta neige et vos frimas, Et saurai-je tirer de l'implacable hiver Des plaisirs plus aigus que la glace et le fer?
Dans ma cervelle se promène, Ainsi qu'en son appartement, 1
Un beau chat, fort, doux et charmant Quand il miaule, on l'entend à peine, Tant son timbre est tendre et discret Mais que sa voix s'apaise ou gronde, Elle est toujours suave et profonde. C'est là son charme et son secret.
XLVH
LE CHAT
Cette voix, qui perle et qui filtre Dans mon fonds le plus ténébreux, Me remplit comme un vers nombreux Et me pénètre comme un philtre. Elle endort les plus cruels maux Et contient toutes les extases Pour dire les plus longues phrases, Elle n'a pas besoin de mots.
Non, il n'est pas d'archet qui morde Sur mon cœur, parfait instrument, Et fasse plus royalement
Chanter sa plus vibrante corde Que ta voix chat mystérieux, Chat séraphique, chat étrange, En qui tout est, comme en un ange, r Aussi subtil qu'harmonieux.
– De sa fourrure blonde et brune Sort au parfum si doux qu'un soir J'en fus embaumé, pour l'avoir Caressée une fois, rien qu'une. C'est l'esprit familier du lieu Il juge, il préside, il inspire
Toutes choses dans son empire Peut-être est-il fée, est-il dieu?
Quand mes yeux vers ce chat que j'aime, Tirés comme par un aimant,
Se retournent docilement,
Et que je regarde en moi-même,
:!e vois avec étonnement
Le feu de ses prunelles pâles
Clairs fanaux, vivantes opales,
Qui me contemplent fixement.
XLVIII
LE BEAU NAVIRE
Je veux te raconter, ô molle enchanteresse, Les diverses beautés qui parent ta jeunesse Je veux te peindre ta beauté,
Ou l'enfance s'allie à la maturité.
Quand tu vas balayant l'air de ta jupe large, Tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large Chargé de toile, et va roulant
Suivant un rythme doux, et paresseux, et lent.
Sur ton cou large et rond, sur tes épaules grasses, Ta tète se pavane avec d'étranges grâces;
D'un air placide et triomphant
Tu passes ton chemin majestueuse enfant. te veux te raconter, ô molle enchanteresse Les diverses beautés qui parent ta jeunesse .le veux te peindre ta beauté
Cù l'enfance s'allie à la maturité.
Ta gorge qui s'avance et qui pousse la moire, Ta gorge triomphante est une belle armoire Dont les panneaux bombés et clairs
Comme les boucliers' accrochent des éclairs; Boucliers provoquants, armés de pointes roses 1 Armoire à doux secrets, pleine de bonnes choses, De vins, de parfums, de liqueurs
Qui feraient délirer les cerveaux et les cœurs! 1 Quand tu vas balayant l'air de ta jupe large, Tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large, Chargé de toile, et va roulant
Suivant un rythme doux, et paresseux, et lent. Tes nobles jambes sous les volants qu'elles chassent Tourmentent les désirs obscurs et les agacent, Comme deux sorcières qui font
Tourner un.philtre noir dans un vase profond.
Tes bras qui se joueraient des précoces hercules Sont des boas luisants les solides émules, Faits pour serrer obstinément,
Comme pour l'imprimer dans ton cœur, ton amant. Sur ton cou large et rond, sur tes épaules grasses, Ta tête se pavane avec d'étranges grâces D'un air placide et triomphant
Tu passes ton chemin, majestueuse enfant.
X.LIX
L'INVITATION AU VOYAGE
Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D'aller là-bas vivre ensemble -Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.
Là, tout n'est qu'ordre et beauté, Luxe, calme et volupté.
"Des meubles luisants,
Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l'ambre, Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
A l'âme en secret
Sa douce langue natale.
Là, tout n'est qu'ordre et beauté, Luxe, calme et volupté.
Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l'humeur est vagabonde C'est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu'ils viennent du bout du monde. – Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D'hyacinthe et d'or
Le monde s'endort
Dans une chaude lumière.
Là, tout n'est qu'ordre et beauté, Luxe, calme et volupté.
L
L'IRREPARABLE
Pouvons-nous étouffer le vieux, le long Remords, Qui vit, s'agite et se tortille,
Et se nourrit de nous comme le ver des morts, Comme du chêne la chenille?
Pouvons-nous étouffer l'implacable Remords?
Dans quel philtre, dans quel vin, dans quelle tisane Noierons-nous ce vieil ennemi,
Destructeur et gourmand comme la courtisane, Patient comme la fourmi?
Dans quel philtre? dans quel vin?–dans quelle tisane?
Dis-le, belle sorcière, oh 1 dis, si tu le sais, A cet. esprit comblé d'angoisse
Et pareil au mourant qu'écrasent les blessés, Que le sabot du cheval froisse,
– Dis-le, belle sorcière, oh 1 dis, si tu le sais, cet agonisant que déjà le loup flaire
Et que surveille le corbeau,
A ce soldat brisé, – s'il faut qu'il désespère D'avoir sa croix et son tombeau
Ce pauvre agonisant que déjà le loup flaire! Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir? Peut-on déchirer des ténèbres
Plus denses que la poix, sans matin et sans soir, Sans astres, sans éclairs funèbres~
Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir ? L'Espérance qui brille aux carreaux de l'Auberge Est soumée, est morte à jamais 1
Shns lune et sans rayons trouver où l'on héberge Les martyrs d'un chemin mauvais! 1
– Le Diable a tout éteint aux carreaux de l'Auberge. Adorable sorcière, aimes-tu les damnés?
Dis, connais-tu l'irrémissible?
Connais-tu le Remords, aux traits empoisonnés, A qui notre cœur sert de cible ?
Adorable sorcière, aimes-tu les damnés?
L'irréparable ronge avec sa dent maudite
Notre âme, honteux monument,
Et souvent il attaque, ainsi que le termite,
Par la base le bâtiment.
L'Irréparable ronge avec sa dent maudite 1
–.tai vu parfois, au fond d'un théâtre banal Qu'enflammait l'orchestre sonore,
Une fée allumer dans un ciel infernal
Une miraculeuse aurore
J'ai vu parfois, au fond d'un théâtre banal,
Un être qui n'était que lumière, or et gaze,
Terrasser l'énorme Satan
Mais mon cœur que jamais ne visite l'extase
Est un théâtre où l'on attend
Toujours, toujours en vain, l'Être aux ailes de gaze î
Vous êtes un beau ciel d'automne, clair et rosé 1 Mais la tristesse en moi monte comme la mer, Ë(- laisse, en refluant, sur ma lèvre morose
Le souvenir cuisant de son limon amer.
– Ta main se glisse en vain sur mon sein qui se pâme Ce qu'elle cherche, amie, est un lieu saccagé Par la griffe et la dent féroce de la femme. –Ne cherchez plus mon cœur des monstres l'ont man~é.
CAUSERIE
u
Mon cœur est un palais néth par la cohue On s'y soûle, on s'y tue, on s'y prend aux cheveux Un parfum nage autour de votre gorge nue! –0 Beauté, dur néau des âmes! tu le veux 1 Avec tes yeux de feu, brillants comme des fêtes, Calcine ces lambeaux qu'ont épargnés les bêtes 1
LU
L'HEAUTONT! MOROUMEN08
Je te frapperai sans colère
Et sans haine, – comme un boucher 1 Comme Moïse le rocher,
– Et je ferai de ta paupière,
Pour abreuver mon Saharah,
Jaillir les eaux de la souffrance
Mon désir gonflé d'espérance
Sur tes pleurs salés nagera
Comme un vaisseau qui prend le large, Et dans mon cœur qu'ils soûleront Tes chers sanglots retentiront
Comme un tambour qui bat la charge 1 Ne suis-je pas un faux accord
Dans la divine symphonie,
Grâce à la vorace Ironie
Qui me secoue et qui me mord? Elle est dans ma voix, la criarde C'est tout mon sang, ce poison noir Je suis le sinistre miroir
Où la mégère se regarde.
Je suis la plaie et le couteau 1
Je suis le soufflet et la joue
Je suis les membres et la roue, Et la victime et le bourreau 1
Je suis de mon cœur le vampire, Un de ces grands abandonnés Au rire éternel condamnés,
Et qui ne peuvent plus sourira 1
Ne scmMe-tHp~ électeur, comme à moi, que la tangue de tadertuère décade~ ne, suprême soupir d'une personne robuste déjà transformée et préparée pour la vie spirituelle, est singulièrement propre à exprimer la passion telle que l'a comprise et sentie le monde poétique moderne? La mljsticité est l'autre pôle de cet aimant dont Catulle et sa bande, poe~ brutaux et purement épidermiques, n'ont .onnuque~p&ie sensuaUté. Dans cette merveilleuse langue, barisme me paraissent rendre les négligences forcées d'~P~ moque d~ vèaies. Les mots, pris dans une acception nouvelle, révèlent la maladresse charmante du barbare du nord agenouiUé devant la beauté romaine. Le calembour tui.môme, quand il traverse ces pédantesques bégaiement, nejoue-t-it pas la grâce sauvage <'t baroque de t ~~fance ? 9 <
un
FRAMSC~E MEH LAUDES \K«S (OMPU9ÉS POUtt t'?<E MON8TE ÉMNTE ET CÉVOTE
Novis te cantabo chordis,
0 novelletum quod ludis
ln solitudine cordis.
Esto sertis implicata
0 femina delicata
Per quam solvuntur peccata Ï
Sicut beneficum Lethe,
Hauriam oscula de te,
Quae imbuta es magnete.
Quum vitiorum tempestas
Turbabat omnes semitas,
ApparuisU, Deitas,
Velut stella salutaris
In naufragiis amaris.
– Suspendam cor tuis aris
Piscina plena virtutis,
Fons aeternae juventutis,
Labris vocem redde mutis 1
Quod erat spurcum, cremasti
Quod rudius, exaequasti
Quod debile confirmasti
In famé mea taberna,
tn nocte mea Ïucerna,
Recte me semper guberna
Adde nunc vires viribus, Dulce balneum suavibus Unguentatum odoribus Meos circa lumbos mica, 0 castitatis lorica
Aqua tincta seraphica Patera gemmis corusca Panis saisus, mollis esca, Divinum vinum, Francisca 1
LIV
A UNE DAME CREOLE
Au pays parfumé que le soleil caresse,
.t'ai connu sous un dais d'arbres verts et dorés
Et de palmiers, d'où pleut sur les yeux la paresse, Une dame créole aux charmes ignorés.
Son teint est pâle et chaud; la brune enchanteresse A dans le cou des airs noblement maniérés;
Grande et svelte en marchant comme une chasseresse Son sourire est tranquille et ses yeux assurés.
Si vous alliez, Madame, au vrai pays de gloire,
Sur les bords de la Seine ou de la verte Loire,
Belle digne d'orner les antiques manoirs, & Vous feriez, à l'abri des ombreuses retraites,
Germer mille sonnets dans le cœur des poètes
Que vos grands yeux rendraient plus soumis que vos noirs.
LV
v S
MŒSTA ET ERRA8UNDA
Dis-moi, ton cœur parfois s'envole-t-il, Agathe,
Loin du noir océan de l'immonde cité,
Vers un autre océan où la splendeur éclate,
Bleu, clair, profond, ainsi que la virginité ?
Dis-moi, ton cœur parfois s'envole-t-il Agathe?
La mer, la vaste mer console nos labeurs
Quel démon a doté la mer, rauque chanteuse
Qu'accompagne l'immense orgue des vents grondeurs, –De cette fonction sublime de berceuse?
La mer, la vaste mer console nos labeurs! 1
Emporte-moi, wagon î enlève-moi, frégate! t
Loin – loin 1 ici la boue est faite de nos pleurs Est-il vrai que parfois le triste cœur d'Agathe Dise Loin des remords, des crimes, des douleurs, Emporte-moi, wagon, enlève-moi, frégate?
Comme vous êtes loin, paradis parfumé,
Où sous un clair azur tout n'est qu'amour et joie, Où tout ce que l'on aime est digne d'être aimé, Où dans la volupté pure le cœur se noie 1
Comme vous êtes loin, paradis parfumé
Mais le vert paradis des amours enfantines,
Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets, Les violons mourant derrière les collines,
Avec les brocs de vin, le soir, dans les bosquets, – Mais le vert paradis des amours enfantines,
L'innocent paradis, plein de plaisirs furtifs,
Est-il déjà plus loin que l'Inde et que la Chine? Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs
Et l'animer encore d'une voix argentine,
L'innocent paradis plein de plaisirs furtifs?
LVI
LES CHATS
Les amoureux fervents et les savants austères Aiment également dans leur mûre saison
Les chats puissants et doux, orgueil de la maison, Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires.
Amis de la science et de la volupté,
Ils cherchent le silence et l'horreur des ténèbres L'Erèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres, S'ils pouvaient au servage incliner leur nerté.
Us prennent en songeant les nobles attitudes i)es grands sphinx allongés au fond des solitudes, Qui semblent s'endormir dans un rêve sans fin Leurs reins féconds sont pleins d'étincelles magiques Et des parcelles d'or, ainsi qu'un sable fin, Ktoilent vaguement leurs prunelles mystiques.
LVII
LES HIBOUX
Sous les ifs noirs qui les abritent, Les hiboux se tiennent rangés, Ainsi que des dieux étrangers, Dardant leur œil rouge. Ils méditent. Sans remuer ils se tiendront
Jusqu'à l'heure mélancolique Où, poussant le soleil oblique, Les ténèbres s'établiront.
Leur attitude au sage enseigne Qu'il faut en ce monde qu'il craigne Le tumulte et le mouvement L'homme ivre d'une ombre qui passe Porte toujours le châtiment
D'avoir voulu changer de place.
LVIII
LA CLOCHE FÊLÉE
Il est amer et doux, pendant les nuits d'hiver,
D'écouter près du feu qui palpite et qui fume
Les souvenirs lointains lentement s'élever
Au bruit des carillons qui chantent dans la brume.
Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux
Qui, malgré sa vieillesse, alerte et bien portante
Jette fidèlement son cri religieux,
Ainsi qu'un vieux soldat qui veille sous la tente 1
Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu'en ses ennuis
EUe veut de ses chants peupler l'air froid des nuits, II arrive souvent que sa voix affaiblie
Semble le râle épais d'un blessé qu'on oublie
Au bord d'un lac de sang, sous un grand tas de morts, 1 Et qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts.
LIX
SPLEEN
Pluviôse irrité contre la ville entière
De son urne à grand flots verse un froid ténébreux Aux pâles habitants du voisin cimetière · Et la mortalité sur les faubourgs brumeux. Mon chat sur le carreau cherchant une litière Agite sans repos son corps maigre et galeux L'ombre d'un vieux poète erre dans la gouttière Avec la triste voix d'un fantôme frileux.
Le bourdon se lamente, et la bûche enfumée Accompagne en fausset la pendule enrhumée, Cependant qu'en un jeu plein de sales parfums, Héritage fatal d'une vieille hydropique, Le beau valet de cœur et la dame de pique Causent sinistrement de leurs amours défunts.
J'ai ph's de souvenus que si j'avais mille ans. Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans, De vers de billets doux, de procès de romances, Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances, Cache moins de secrets que mon triste cerveau. C'est une pyramide, un immense caveau, Qui contient plus de morts que la fosse commune. Je suis un cimetière abhorré de la lune,
LX
SPLEEN
Où comme des remords se traînent de longs vers Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers. je suis un vieux boudoir plein de roses fanées, Où gît tout un fouillis de modes surannées, Où les pastels plaintifs et,les pâles Boucher Hument le vieux parfum d'un flacon débouché. Rien n'égale en longueur les boiteuses journées, Quand sous les lourds flocons des neigeuses années L'ennui, fruit de la morne incuriosité,
Prend les proportions de l'immortalité.
Désormais tu n'es plus, ô matière vivante, Qu'un granit entouré d'une vague épouvante, Assoupi dans le fond d'un Saharah brumeux, -Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux, Oublié sur la carte, et dont l'humeur farouche Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche.
LXI
SPLEEN
Je suis comme le roi d'un pays pluvieux
Riche, mais impuissant, jeune et pourtant très-vieux, Qui de ses précepteurs méprisant les courbettes, S'ennuie avec ses chiens comme avec d'autres bêtes. Rien ne peut l'égayer, ni gibier, ni faucon, Ni son peuple mourant en face du balcon.
Du bouffon favori la grotesque ballade
Ne distrait plus le front de ce cruel malade, Son lit ~eurdelisé se transforme en tombeau, Et les dames d'atour, pour qui tout prince est beau,
Ne savent plus trouver d'impudique toilette
pour tirer un souris de ce jeune squelette.
Le savant qui lui fait de l'or n'a jamais pu
De son être extirper l'élément corrompu,
Et dans ces bains de sang qui des Romains nous viennent, Et dont sur leurs vieux jours les puissants se souviennent, H n'a pas réchauffé ce cadavre hébété
Où coule au lieu de sang l'eau verte du Léthé.
Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis, .Et que de l'horizon embrassant tout le cercle I! nous fait un jour noir plus triste que les nuits
Quand la terre est changée en un cachot humide, Où l'Espérance, comme une chauve-souris, S'en va battant les murs de son aile timide, Et se cognant la tête à des plafonds pourris
LXII
SPLEEN
Quand la pluie étalant ses immenses traînées D'une vaste prison imite les barreaux,
Et qu'un peuple muet d'horribles araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux, Des cloches tout-à-coup sautent avec furie
Ht lancent vers le ciel un affreux hurlement, Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniàtrément.
– Et d'anciens corbillards, sans tambours ni musique, Défilent lentement dans mon âme et, l'Espoir Pleurant comme un vaincu, l'Angoisse despotique Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.
0 fins d'automne, hivers, printemps trempés de boue, Endormeuses saisons! je vous aime et vous loue D'envelopper ainsi mon cœur et mon cerveau D'un linceul vaporeux et d'un brumeux tombeau. Dans cette grande plaine où l'autan froid se joue, Où par les longues nuits la girouette s'enroue, Mon âme mieux qu'au temps du tiède renouveau Ouvrira largement ses ailes de corbeau.
LXIIÏ
BRUMES ET PLUIES
t
Rien n'est plus doux au cœur plein de choses funèbres, Ht sur qui dès long-temps descendent les frimas, 0 blafardes saisons, reines de nos climats 1
Que l'aspect permanent de vos pâles ténèbres, Si ce n'est par un soir sans lune, deux à deux, D'endormir la douleur sur un lit hasardeux.
LXIV
L'IRRMMËNABLE
Une Idée, une Forme, un Être Parti de l'azur et tombé
Dans un Styx bourbeux et plombé Où nul œil du Ciel ne pénètre Un Ange, imprudent voyageur Qu'a tenté l'amour du difforme, Au fond d'un cauchemar énorme Se débattant comme un nageur,
Et luttant, angoisses funèbres Contre un gigantesque remous Qui va chantant comme les fous Et pirouettant dans les ténèbres Un malheureux ensorcelé
Dans ses tâtonnements futiles, Pour fuir d'un lieu plein de reptiles, Cherchant la lumière et la clé Un damné descendant sans lampe, Au bord d'un gouffre dont l'odeur Trahit l'humide profondeur,
D'éternels escaliers sans rampe, Où veillent des monstres visqueux Dont les larges yeux de phosphore Font une nuit plus noire encore Et ne rendent visibles qu'eux
Un navire pris dans le pôle, Comme en un piège de cristal, Cherchant par quel détroit fatal Il est tombé dans cette geôle Emblêmes nets, tableau parfait D'une fortune irrémédiable, Qui donne à penser que le Diable Fait toujours bien tout ce qu'il fait!
Tète-à-téte sombre et limpide
Qu'un cœur devenu son miroir t
Puits de Vérité, clair et noir,
Où tremble une étoile livide,
Un phare ironique, infernal,
Flambeau des grâces sataniques,
Soulagement et gloire uniques,
La conscience dans le Mal
LXV
A UNE MENDIANTE ROUSSE
Ma blanchette aux cheveux roux, Dont la robe par ses trous Laisse voir la pauvreté
Et la beauté,
Pour moi, poète chétif,
Ton jeune corps maladif
Plein de taches de rousseur A sa douceur
au portes ptus galamment
Qu'une pipeuse d'amant
Ses brodequins de velours
Tes sabots lourds.
Au lieu d'un haillon trop court, Qu'un superbe habit de cour
Traîne à plis bruyants et longs Sur tes talons
En place de bas troués,
Que pour les yeux des roués
Sur ta jambe un poignard d'or Reluise encor;
Que des nœuds mal attachés
Dévoilent pour nos péchés
Ton sein plus blanc que du lait Tout nouveiet
Que pour te déshabiller
Tes bras se fassent prier
Et chassent à coups mutins
Les doigts lutins
– Perles de la plus belle eau i Sonnets de maître Belleau
Par tes galants mis aux fers
Sans, cesse offerts,
Valetaille de rimeurs
Te dédiant leurs primeurs
Et reluquant ton soulier
Sous l'escalier,
Maint page ami du hasard,
Maint seigneur et maint Ronsard Épieraient pour le déduit
Ton frais réduit.
Tu compterais dans tes lits
Plus de baisers que de lis,
Et rangerais sous tes lois
Plus d'un Valois
– Cependant tu vas gueusant
Quelque vieux débris gisant
Au seuil de quelque Véfour
De carrefour
Tu vas lorgnant en dessous
Des bijoux de vingt-neuf sous
Dont je ne puis, oh pardon 1
Te faire don
Va donc., sans autre ornement,
Parfum, perles, diamant,
Que ta maigre nudité,
0 ma beauté 1
LXVI
LE JEU
Dans des fauteuils fanés des courtisanes vieilles, -Fronts poudrés, sourcils peints sur des regards d'acier, Qui s'en vont brimbalant à leurs maigres oreilles Un cruel et blessant tic-tac de balancier
Autour des verts tapis des visages sans lèvre; Des lèvres sans couleur, des mâchoires sans dent, Et des doigts convulsés d'une infernale fièvre, Fouillant la poche vide ou le sein palpitant
Sous de sales plafonds un rang de pâles lustres Et d'énormes quinquets projetai leurs lueurs Sur des fronts ténébreux de poètes illustres Qui viennent gaspiller leurs sanglantes sueurs – Voilà le noir tableau qu'en un rêve nocturne Je vis se dérouler sous mon œil clairvoyant Moi-même, dans un coin de l'antre taciturne, Je me vis accoudé, froid, muet, enviant, Enviant de ces gens la passion tenace,
De ces vieilles putains la funèbre gaîté, Et tous gaillardement trafiquant à ma face, L'un de son vieil honneur, l'autre de sa beauté 1 Et mon cœur s'effraya d'envier le pauvre homme Qui court avec ferveur à l'abime béant, Et, soûlé de son sang, préférerait en somme La douleur à la mort et l'enfer'au néant 1
Lxvn
LE CREPUSCULE DU SOIR
Voici le soir charmant, ami du criminel
H vient comme un complice, à pas de loup – le ciel Se ferme lentement comme une grande alcôve, Et l'homme impatient se change en bête fauve. 0 soir, aimable soir, désiré par celui
Dont les bras, sans mentir, peuvent dire Aujourd'hui Nous avons travaillé 1 C'est le soir qui soulage Les esprits que dévore une douleur sauvage Le savant obstiné dont le front s'alourdit,
Rt l'ouvrier courbé qui regagne son lit.
Cependant des démons malsains dans l'atmosphère S'éveillent lourdement, comme djs gens d'affaire, Et cognent en volant les volets et l'auvent.
A travers les lueurs que tourmente le vent
La Prostitution s'allume dans les rues
Comme une fourmilière elle ouvre ses issues
Partout elle se fraye un occulte chemin,
Ainsi que l'ennemi qui tente un coup de main Elle remue au sein de la cité de fange
Comme un ver qui dérobe à l'Homme ce qu'il mange. On entend cà et là. les cuisines siffler,
Les théâtres glapir, les orchestres ronfler;
Les tabtes d'hôte, dont le jeu fait les délices, S'emplissent de catins et d'escrocs, leurs complices, Et les voleurs, qui n'ont ni trêve ni merci, 1
Vont bientôt commencer leur travail, eux aussi, Et forcer doucement les portes et les caisses
Pour vivre quelques jours et vêtir leurs maîtresses. Recueille-toi, mon âme, en ce grave moment, Et ferme ton oreille à ce rugissement.
C'est l'heure où les douleurs des malades s'aigrissent! La sombre Nuit les prend à la gorge ils finissent Leur destinée et vont vers le gouffre commun L'hôpital se remplit de leurs soupirs. – Plus d'un Ne viendra plus chercher la soupe parfumée,
Au coin du feu, le soir, auprès d'une âme aimée. Encore la plupart n'ont-ils jamais connu
La douceur du foyer et n'ont jamais vécu 1
La diane chantait dans les cours des casernes, Et le vent du matin soumait sur les lanternes. C'était l'heure où l'essaim des rêves malfaisants Tord sur leurs oreillers les bruns adolescents Où, comme un œil sanglant qui palpite et qui bouge, La lampe sur le jour fait une tache rouge Où l'âme, sous le poids du corps revêche et lourd, tmite les combats de la lampe et du jour.
Lxvm
LE CRÉPUSCULE DU MATIN
Comme un visage en pleurs que les brises essuient, L'air est plein du frisson des choses qui s'enfuient, Et l'homme est las d'écrire et la femme d'aimer. Les maisons çà et là commençaient à fumer.
Les femmes de plaisir, la paupière livide,
Bouche ouverte, dormaient de leur sommeil stupide; Les pauvresses, traînant leurs seins maigres et froids, Soumaient sur leurs tisons et soumaient sur leurs doigts. C'était l'heure où parmi le froid et la lésine
S'aggravent les douleurs des femmes en gésine Comme un sanglot coupé par un sang écumeux Le chant du coq au loin déchirait l'air brumeux, Une mer de brouillards baignait les édinces,
Et les agonisants dans le fond des hospices
Poussaient leur dernier râle en hoquets inégaux. Les débauchés rentraient, brisés par leurar travaux. L'aurore grelottante en robe rose et verte
S'avançait lentement sur la Seine déserte,
Et le sombre Paris, en se frottant les yeux,
Empoignait ses outils, vieillard laborieux 1
La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse –Dort-elle son sommeil sous une humble pelouse?–Nous aurions déjà dû lui porter quelques fleurs. Les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs, Et quand Octobre souffle, émondeur des vieux arbres, Son vent mélancolique à l'entour de leurs marbres, Certe, ils doivent trouver les vivants bien ingrats, A dormir, comme ils font, chaudement dans leurs draps, Tandis que, dévorés de noires songeries,
Sans compagnon de lit, sans bonnes causeries,
LXIX
Vieux squelettes gelés travaillés par le ver, Ils sentent s'égoutter les neiges de l'hiver, Et l'éternité fuir sans qu'amis ni famille Remplacent les lambeaux qui pendent à leur grille. Lorsque 1& bûche siffle et chante, si le soir, Calme, dans le fauteuil elle venait s'asseoir, Si par une nuit bleue'et froide de décembre, .!e la trouvais tapie.en un coin de ma chambre, Grave, et venant du fond de son lit éternel Couver l'enfant grandi de son œil maternel, Que pourais-je répondre à cette âme pieuse Voyant tomber des pleurs de sa paupière creuse?
Je n'ai pas oublié, voisine de la ville,
Notre blanche maison, petite mais tranquille, Sa Pomone de plâtre et sa vieille Vénus
Dans un bosquet chétif cachant leurs membres nus Et le soleil, le soir, ruisselant et superbe, Qui, derrière la vitre où se brisait sa gerbe,
LXX
gemMait, grand oeil ouvert dans te ciel curieux Contempler nos d!ners longs et silencieux,
pt versait targement ses beaux reflets de cierge Sur nappe frugale et les rideaux de serge.
La Haine est le tonneau des pâles Danaïdes La Vengeance éperdue aux bras rouges et forts A beau précipiter dans ses ténèbres vides
De grands seaux pleins du sang et des larmes des morts. Le Démon fait des trous secrets à ces abîmes, Par où fuiraient mille ans de sueurs et d'enbrts, Quand même elle saurait allonger ses victimes, Et pour les resaigner galvaniser leurs corps.
LXXI
LE TONNEAU DE LA HAINE
La Haine est un ivrogne au fond d'une taverne
Qui sent toujours la soif naître de la liqueur
Et, se multiplier comme l'hydre de Lerne.
Mais les buveurs heureux connaissent leur vainqueur, Et la Haine est vouée à ce sort lamentable
De ne pouvoir jamais s'endormir sous la table.
LXXM
LE REVENANT
Comme les anges à l'œil fauve, Je reviendrai dans ton alcôve Et vers toi glisserai sans bruit Avec les ombres de la nuit
Et je te donnerai, ma brune, Des baisers froids comme la lune Et des caresses de serpent Autour d'une fosse rampant.
Quand viendra le matin livide, Tu trouveras ma place vide, Où jusqu'au soir il fera froid. Comme d'autres par la tendresse, Sur ta vie et sur ta jeunesse, Moi, je veux régner par l'effroi
LXXI II
LE MORT JOYEUX
Dans une terre grasse et pleine d'escargots
Je veux creuser moi-môme une fosse profonde, Où je puisse à loisir étaler mes vieux os
Et dormir dans l'oubli comme un requin dans l'onde. .!e hais les testaments et je hais les tombeaux Plutôt que d'implorer une larme du monde, Vivant j'aimerais mieux inviter les corbeaux A saigner tous les bouts de ma carcasse immonde. P
~-0 vers! noirs compagnons sans oreille et sans yeux, Voyez venir à vous un mort libre jt joyeux
Philosophes viveurs, fils de la pourriture,
A travers ma ruine allez donc sans remords,
Et dites-moi s'il est encor quelque torture ·
Pour ce vieux corps sans âme et mort parmi les morts?
LXXIV
SÉPULTURE
Si par une nuit lourde et sombre
Un bon chrétien, par charité,
Derrière quelque vieux décombre
Enterre votre corps vanté,
A l'heure où les chastes étoiles
Ferment leurs yeux appesantis,
L'araignée y fera ses toiles,
Et la vipère ses petits
Vous entendrez toute l'année
Sur votre tête condamnée
Les cris lamentables des loups Et des sorcières faméliques,
Les ébats des vieillards lubriques Et les complots des noirs t~lous.
Ce soir, la lune rêve avec plus de paresse Ainsi qu'une beauté, sur de nombreux coussins, Qui d'une main distraite et légère caresse, Avant de s'endormir, le contour de ses seins, Sur le dos satiné des molles avalanches,
Mourante, elle se livre aux longues pâmoisons, Et promène ses yeux sur les visions blanches Qui montent dans l'azur comme des floraisons.
LXXV
TRISTESSES DE LA LUNE
Quand parfois sur ce globe, en sa langueur oisive, Elle laisse filer une larme furtive,
Un poète pieux, ennemi du sommeil,
Dans le creux de sa main prend cette larme pâle, Aux reflets irisés comme un fragment d'opale,
Et la met dans son cœur loin des yeux du soleil.
LXXVI
LA MUSIQUE
La musique parfois me prend comme une mer 1 Vers ma pâle étoile,
Sous un plafond de brume ou dans un pur éther, Je mets à la voile;
La poitrine en avant et gonflant mes poumons De toile pesante,
Je monte et je descends sur le dos des grands monts D'eau retentissante
Je sens vibrer en moi toutes les passions
D'un vaisseau qui sounre
Le bon vent, la tempête et ses convulsions Sur le sombre gouffre
Me bercent, et parfois le calme, – grand miroir De mon désespoir
LXXVII
LA PIPE
Je suis la pipe d'un auteur;
On voit, à contempler ma mine D'abyssinienne ou de cafrine, Que mon maître est. un grand fumeur
Quand il est comblé de douleur, Je fume comme la chaumine Où se prépare la cuisine
Pour le retour du laboureur.
J'enlace et je berce son âme
Dans le réseau mobile et bleu
Qui monte de ma bouche en feu, Et je roule un puissant dictame Qui charme son cœur et guérit t De ses fatigues son esprit.
FLEURS DU MAL
Sans cesse à mes côtés s'agite le Démon Il nage autour de moi comme un air impalpable Je l'avale et le sens qui brûle mon poumon, Et l'emplit d'un désir éternel et coupable. Parfois il prend, sachant mon grand amour de l'Art, La forme de la plus séduisante des femmes, Et, sous de spécieux prétextes de cafard, Accoutume ma lèvre à des philtres infâmes.
LA DESTRUCTION
Lxxvm
Il me conduit ainsi, loin du regard de Dieu, Haletant et brisé de fatigue, au milieu Des plaines de l'Ennui, profondes et désertes, Et jette dans mes yeux pleins de confusion Des vêtements souillés, des blessures ouvertes, Et l'appareil sanglant de la Destruction
LXXIX
UNE MARTYRE
DESSIN D'UN MAITRE tNCONNP
Au milieu des flacons, des étoffes lamées
Et des meubles voluptueux,
Des marbres, des tableaux, des robes parfumées Qui trainent à plis paresseux,
Dans une chambre tiède où, comme en une serre, L'air est dangereux et fatal,
Où des bouquets mourants dans leurs cercueils de verre Exhalent leur soupir final,
Un cadavre sans tête épanche, comme un fleuve, Sur l'oreiller désaltéré
Un sang rouge et vivant, dont la toile s'abreuve Avec l'avidité d'un pré.
Semblable aux visions pâles qu'enfante l'ombre Et qui nous enchaînent les yeux,
La tête, avec l'amas de sa crinière sombre Et de ses bijoux précieux,
Sur la table de nuit, comme une renoncule, Repose, et, vide de pensers,
Un regard vague et blanc comme le crépuscule S'échappe des yeux révulsés.
Sur le lit, le tronc nu sans scrupules étale Dans le plus complet abandon
La secrète splendeur et la beauté fatale Dont la nature lui fit don
Un bas rosaire, orné de coins d'or, à la jambe Comme un souvenir est resté
La jarretière, ainsi qu'un œil vigilant, narnbe Et darde un regard diamanté.
Le singulier aspect de cette solitude Et d'un grand portrait langoureux, Aux yeux provocateurs comme son attitude, Révèle un amour ténébreux,
Une coupable joie et des fêtes étranges
Pleines de baisers infernaux,
Dont se réjouissait l'essaim des mauvais anges Nageant dans les plis des rideaux
Et cependant, à voir la maigreur élégante
De l'épaule au contour heurté,
La hanche un peu pointue et la taille fringante Ainsi qu'un reptile irrité,
Elle est bien jeune encor! Son âme exaspérée Et ses sens par l'ennui mordus
S'étaient-ils entr'ouverts à la meute altérée
Des désirs errants et perdus?
L'homme vindicatif que tu n'as pu, vivante,
Malgré tant d'amour, assouvir,
Combla-t-il sur ta chair inerte et complaisante L'immensité de son désir?
Réponds, cadavre impur! et par tes tresses roides Te soulevant d'un bras fiévreux,
Dis-moi, tête effrayante, a-t-il sur ~s dents froides Collé les suprêmes adieux ?
–Loin du monde railleur, loin de la foule impure, Loin des magistrats curieux,
Dors en paix, dors en paix, étrange créature, Dans ton tombeau mystérieux
Ton époux court le monde, et ta forme immortelle Veille près de lui quand il dort
Autant que toi sans doute il te sera fidèle, Et constant jusques à la mort.
Mère des jeux latins et des voluptés grecques, ` Lesbos, où les baisers languissants ou joyeux, Chauds comme les soleils, frais comme les pastèques, Font l'ornement des nuits" et des jours glorieux, Mère des jeux latins et des voluptés grecques, Lesbos, où les baisers sont comme les cascades Qui se jettent sans peur dans les gouffres sans fonds Et courent, sanglotant et gloussant par saccades, Orageux et secrets, fourmillants et profonds; Lesbos, où les baisers sont comme les cascades
LXXX
I~SBOS
Lesbos où les Phrynés l'une l'autre s'attirent,
Où jamais un soupir ne resta sans écho,
A l'égal de Paphos les étoiles t'admirent,
Et Vénus à bon droit peut jalouser Sapho 1
Lesbos où les Phrynés l'une l'autre s'attirent, Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses, Qui font qu'à leurs miroirs, stérile volupté,
Les filles aux yeux creux, de leurs corps amoureuses, Caressent les fruits mûrs de leur nubilité,
Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses, Laisse du vieux Platon se froncer l'œil austère Tu tires ton pardon de l'excès des baisers,
Heine du doux empire, aimable et noble terre, Et des raffinements toujours inépuisés.
Laisse du vieux Platon se froncer l'œil austère. Tu tires ton pardon de l'éternel martyre
Infligé sans relâche aux cœurs ambitieux
Qu'attire loin de nous le radieux sourire
Entrevu vaguement au bord des autres cieux Tu tires ton pardon de l'éternel martyre
Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge,
Et condamner ton front pâli dans les travaux,
Si ses balances d'or n'ont pesé le déluge
De larmes qu'à la mer ont versé tes ruisseaux? Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge?
Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste? Vierges au cceur sublime, honneur de l'archipel, Votre religion comme une autre est auguste,
Et l'amour se rira de l'enfer et du ciel 1
Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste? Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre
Pour chanter le secret de ses vierges en fleur, Et je fus dès l'enfance admis au noir mystère
Des rires effrénés mêlés au sombre pleur
Car Lesbos entré tous m'a choisi sur la terre, Et depuis lors je veille au sommet.de Leucate, Comme une sentinelle, à Fœil perçant et sûr,
Qui guette nuit et jour brick, tartane ou frégate, Dont les formes au loin frissonnent dans l'azur, Et depuis lors je veille au sommet de Leucate Pour savoir si la mer est indulgente et bonne, Et parmi les sanglots dont le roc retentit
Un soir ramènera vers Lesbos qui pardonne
Le cadavre adoré de Sapho qui partit
Pour savoir si la mer est indulgente et bonne 1 De la mâle Saphp, l'amante et le poète,
Plus belle que Vénus par ses mornes pâleurs! 1
L'œil d'azur est vaincu par l'œil noir que tacheté Le cercle ténébreux tracé par les douleurs
De la mâle Sàpho, l'amante et le poète
– Plus belle que Vénus se dressant sur le monde Et versant les trésors de sa sérénité
Et le rayonnement de sa jeunesse blonde Sur le vieil Océan de sa fille enchanté
Plus belle que Vénus se dressant sur le monde 1 – De Sapho qui mourut le jour de son blasphème, Quand, insultant le rite et le culte inventé, Elle fit son beau corps la pâture suprême D'un brutal dont l'orgueil punit l'impiété De Sapho qui mourut le jour de son blasphème. Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente, Et, malgré les honneurs que lui rend l'univers, S'enivre chaque nuit du cri de la tourmente Que poussent vers les cieux ses rivages déserts. Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente 1
LXXXI
FEMMES DAMNÉES
A la pâle clarté des lampes languissantes,
Sur de profonds coussins tout imprégnés d'odeur, Hippolyte rêvait aux caresses puissantes
Qui levaient le rideau de sa jeune candeur.
Elle cherchait d'un œil troublé par la tempête De sa naïveté le ciel déjà lointain,
Ainsi qu'un voyageur qui retourne la tête
Vers les horizons bleus dépassés le matin.
De ses yeux amortis les paresseuses larmes,
L'air brisé, la stupeur, la morne volupté
Ses bras vaincus, jetés comme de vaines armes, Tout servait, tout parait sa fragile beauté.
Etendue à ses pieds, calme et pleine de joie,
Delphine la couvait avec des yeux ardents,
Comme un animal fort qui surveille une proie, Après l'avoir d'abord marquée avec les dents.
Beauté forte à genoux devant la beauté frêle,
Superbe, elle humait voluptueusement
Le vin de son triomphe, et s'allongeait vers elle Comme pour recueillir un doux remerciment.
Elle cherchait dans l'œil de sa pâle victime
Le cantique muet que chante le plaisir
Et cette gratitude infinie et sublime
Qui sort de la paupière ainsi qu'un long soupir – <( Hippolyte, cher cœur, que dis-tu de ces choses? Comprends-tu maintenant qu'il ne faut pas offrir L'holocauste sacré de tes premières rosés
Aux soumes violents qui pourraient les flétrir? Mes baisers sont légers comme ces éphémères Qui caressent le soir les grands lacs transparents, Et ceux de ton amant creuseront leurs ornières Comme des chariots ou des socs déchirants
Us passeront sur toi comme un lourd attelage De chevaux et de bœufs aux sabots sans pitié. Hippolyte, ô ma sœur tourne donc ton visage, Toi, mon âme et mon cœur, mon tout et ma moitié, Tourne vers moi tes yeux pleins d'azur et d'étoiles Pour un de ces regards charmants, baume divin, Des plaisirs plus obscurs je leverai les voiles, Et je t'endormirai dans un rêve sans nn » Mais Hippolyte alors, levant sa jeune tête r « Je ne suis point ingrate et ne me repens pas, Ma Delphine, je souffre et je suis inquiète, Comme après un nocturne et terrible repas. Je sens fondre sur moi de lourdes épouvantes Et de noirs bataillons de fantômes épars, Qui veulent me conduire en des routes mouvantes Qu'un horizon sanglant ferme de toutes parts. Avons-nous donc commis une action étrange? Explique, si tu peux, mon trouble et mon effroi Je frissonne de peur quand tu me dis mon ange 1 Et cependant je sens ma bouche aller vers toi. Ne me regarde pas ainsi, toi, ma pensée, Toi que j'aime à jamais, ma sœur d'élection, Quand même tu serais une embûche dressée, Et le commencement de ma perdition »
Delphine secouant sa crinière tragique,
Et comme trépignant sur le trépied de fer, L'œil fatal, répondit d'une voix despotique – « Qui donc devant l'amour ose parler d'enfer? Maudit soit à jamais le rêveur inutile,
Qui voulut le premier dans sa stupidité,
S'éprenant d'un problème insoluble et stérile, Aux choses de l'amour mêler l'honnêteté
Celui qui veut unir dans un accord mystique L'ombre avec la chaleur, la nuit avec le jour, Ne chauffera jamais son corps paralytique
A ce rouge soleil que l'on nomme l'amour Va, si tu veux, chercher un nancé stupide Cours offrir un cœur vierge à ses cruels baisers T Et, pleine de remords et d'horreur, et livide, Tu me rapporteras tes seins stigmatisés
On ne peut ici bas contenter qu'un seul maître! Mais l'enfant, épanchant une immense douleur, Cria soudain « Je sens s'élargir dans mon être Un abîme béant cet abîme est mon cœur, là Brûlant comme un volcan, profond comme le vide Rien ne rassasiera ce monstre gémissant
Et ne rafraîchira la soif de l'Euménide,
Qui, la torche à la main, le brûle jusqu'au sang.
Que nos rideaux fermés nous séparent du monde, Et que la lassitude amène le repos 1
Je veux m'anéantir dans ta gorge profonde,
Et trouver sur ton sein la fratcheur des tombeaux »
Descendez, descendez, lamentables victimes, Descendez le chemin de l'enfer éternel
Plongez au plus profond du gouffre où tous les crimes, Flagellés par un vent qui ne vient pas du ciel,
Bouillonnent pêle-mêle avec un bruit d'orage Ombres folles, courez au but de vos désirs
Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage\
Et votre châtiment naîtra de vos plaisirs.
Jamais un rayon frais n'éclaira vos cavernes Par les fentes des murs des miasmes fiévreux Filent en s'enflammant ainsi que des lanternes Et pénètrent vos corps de leurs parfums affreux. L'âpre stérilité de votre jouissance
Altère votre soif et roidit votre peau,
Et le vent furibond de la concupiscence
Fait claquer votrer chair ainsi qu'un vieux drapeau. Loin des peuples vivante errantes, condamnées, A travers les déserts courez comme les loups, Faites votre destin, âmes désordonnées,
Et fuyez l'inM <pM vous portez en vous 1
Comme un bétail pensif sur le sable couchées,
Elles tournent leurs yeux vers l'horizon des mers,
Et leurs pieds se cherchant et leurs mains rapprochées Ont de douces langueurs et des frissons amers
Les unes, cœurs épris des longues contidences,
Dans le fond des bosquets où jasent les ruisseaux,
Vont épelant l'amour des craintives enfances
Et creusent le bois vert des jeunes arbrisseaux
LXXXIÏ
FEMMES DAMNÉES
~autres, comme des sœurs, marchent lentes et graves travers les rochers pleins d'apparitions,
Où saint Antoine a vu surgir comme des laves
Les seins nus et pourprés de ses tentations;
Il en est, aux lueurs des résines croulantes,
Qui dans le creux muet des vieux antres païens T'appellent au secours de leurs fièvres hurlantes, 0 Bacchus, endormeur des remords anciens! 1
Et d'autres, dont la gorge aime les scapulaires, Qui, recélant un fouet sous leurs longs vêtements, Mêlent dans le bois sombre et les nuits solitaires L ccume du plaisir aux larmes des tourments.
() vierges,ô démons, ô monstres, ô martyres, De la réalité grands esprits contempteurs,
Chercheuses d'infini, dévotes et satyres,
Tantôt pleines de cris, tantôt pleines de pleurs, Vous que dans votre enfer mon âme a poursuivies, Pauvres sœurs, je vous aime autant que je vous plains, Pour vos mornes douleurs, vos soifs inassouvies, Et les urnes d'amours dont vos grands cœurs sont pleins 1
Lxxxm
LES DEUX BONNES SŒURS
La Débauche et la Mort sont deux aimables filles, Prodigues de baisers, robustes de santé,
Dont le flanc toujours vierge et drapé de guenilles Sous l'éternel labeur n'a jamais enfanté.
Au poète sinistre, ennemi des familles,
Favori de l'enfer, courtisan mal renté,
Tombeaux et lupanars montrent sous leurs charmilles Un lit que le remords n'a jamais fréquenté.
Et la bière et l'alcôve en blasphèmes fécondes Nous offrent tour à tour, comme deux bonnes sœurs, De terribles plaisirs et d'affreuses douceurs.
Quand veux-tu m'enterrer, Débauche aux bras immondes? 0 Mort, quand viendras-tu, sa rivale en attraits, Sur ses myrtes infects enter tes noirs cyprès?
Il me semble parfois que mon sang coule à tlots Ainsi qu'une fontaine aux rhythmiques sanglots. Je l'entends bien qui coule avec un long murmure, Mais je me ta te en vain pour trouver la blessure. A travers la cité, comme dans un champ clos, Il s'en va, transformant les pavés en îlots, Désaltérant la soif de chaque créature,
Et partout colorant en rouge la nature.
LXXXIV
LA FONTAINE DE SANG
J'ai demandé souvent à des vins captieux
D'endormir pour un jour la terreur qui me mine Le vin rend l'œil plus clair et l'oreille plus fine
.rai cherché dans l'amour un sommeil oublieux, Mais l'amour n'est pour moi qu'un matelas d'aiguilles Fait pour donner à boire à ces cruelles nlles! t
C'est une femme belle et de riche encolure,
Qui laisse dans son vin traîner sa chevelure.
Les griffes de l'amour, les poisons du tripot,
Tout glisse et tout s'émousse au granit de sa peau. Elle rit à la mort et nargue la débauche,
Ces monstres dont la main, qui toujours gratte et fauche, Dans ses jeux destructeurs a pourtant respecté De ce corps ferme et droit la rude majesté.
Elle marche en déesse et repose en sultane
Elle a dans le plaisir la foi mahométane,
LXXXV
ALLÉGORIE
Et dans ses bras ouverts, que remplissent ses seins, HHe appelle des yeux la race des humains.
Elle croit, elle sait, cette vierge inféconde
Et pourtant nécessaire à la marche du monde, Que la beauté du corps est un sublime don
Qui de toute infamie arrache le pardon
Elle ignore l'enfer comme le purgatoire,
Et, quand l'heure viendra d'entrer dans la Nuit noire, Elle regardera la face de la Mort,
Ainsi qu'un nouveau-né, sans haine et sans remord.
LXXXVI
1-
LA BÉATRICE
Dans des terrains cendreux, calcinés, sans verdure, Comme je me plaignais un jour à la nature, Et que de ma pensée, en vaguant au hasard, J'aiguisais lentement sur mon cœur le poignard, Je vis en plein midi descendre sur ma tête Un nuage funèbre et gros d'une tempête, Qui portait un troupeau de démons vicieux, Semblables à des nains cruels et curieux. A me considérer froidement ils se mirent,
Et, comme des passants sur un fou qu'ils admirent, Je les entendis rire et chuchoter entre eux,
En échangeant maint signe et maint clignement d yeux « Contemplons à loisir cette caricature
Et cette ombre d'Hamlet imitant sa posture,
Le regard indécis et les cheveux au vent.
N'est-ce pas grand pitié de voir ce bon vivant, Ce gueux, cet histrion en vacances, ce drôle, Parcequ'il sait jouer artistement son rôle,
Vouloir intéresser au chant de ses douleurs
Les aigles, les grillons, les ruisseaux et les fleurs, Et même à nous, auteurs de ces vieilles rubriques, Réciter en hurlant ses tirades publiques? »
J'aurais pu mon orgueil aussi haut que les monts Recevrait sans bouger le choc de cent démons –Détourner froidement ma tête souveraine,
Si je n'eusse pas vu parmi leur troupe obscène – Crime qui n'a pas fait chanceler le soleil La reine de mon cœur au regard nonpareil,
Qui riait avec eux de ma sombre détresse
Et leur versait parfois quelque sale caresse.
LXXXVH
LES MÉTAMORPHOSES DU VAMPIRE
La femme cependant de sa bouche de fraise, a En se tordant ainsi qu'un serpent sur la braise, Et pétrissant ses seins sur le fer de son buse, Laissait couler ces mots tout imprégnés de musc – « Moi, j'ai la lèvre humide, et je sais la science De perdre au fond d'un lit l'antique conscience. Je sèche tous les pleurs sur mes seins ~iomphants Et fais rire les vieux du rire des enfants. Je remplace, pour qui me voit nue et sans voiles, La lune, le soleil, le ciel et les étoiles!
Je suis, mon cher savant, si docte aux voluptés, Lorsque j'étouffe un homme en mes bras veloutés < Ou lorsque j'abandonne aux morsures mon buste, Timide et libertine, et fragile et robuste,
Que sur ces matelas qui se pâment d'émoi
Les Anges impuissants se damneraient pour mœl Quand elle eut de mes os sucé toute la moelle, Et que languissamment je me tournai vers elle Pour lui rendre un baiser d'amour, je ne vis plus Qu'une outre aux flancs gluants, toute pleine de pus .le fermai les deux yeux dans ma froide épouvante, Et, quand je les rouvris à la clarté vivante,
A mes côtés, au lieu du mannequin puissant,
Qui semblait avoir fait provision de sang,
Tremblaient confusément des débris de squelette, Qui d'eux-mêmes rendaient le cri d'une girouette Ou d'une enseigne, au bout d'une tringle de fer, Que balance le vent pendant les nuits d'hiver.
Lxxxvm
UN VOYAGE A CYTHÈRE
Mon cœur se balançait comme un ange joyeux Et planait librement à l'entour des cordages Le navire roulait sous un ciel sans nuages, Comme un ange enivré d'un soleil radieux. Quelle est cette Me triste et noire? C'est Cythère, Nous dit-on, un pays fameux dans les chansons, Eldorado banal de tous les vieux garçons. Regardez, après tout, c'est une pauvre terre.
île des doux secrets et des fêtes du cœur I De l'antique Vénus le superbe fantôme
Au-dessus de tes mers plane comme un arôme, Et charge les esprits d'amour et de langueur. Belle Me aux myrtes verts, pleine de fleurs écloses, Vénérée à jamais par toute nation,
Où les soupirs des cœurs en adoration
Roulent comme l'encens sur un jardin de roses Ou le roucoulement éternel d'un ramier 1
Cythère n'était plus qu'un terrain des plus maigres, Un désert rocailleux troublé par des cris aigres. rentrevoyais pourtant un objet singulier
Ce n'était pas un temple aux ombres bocagères, Où la jeune prêtresse, amoureuse des fleurs, Allait, le corps brûlé de secrètes chaleurs,
Entre-bàillant sa robe aux brises passagères Mais voilà qu'en rasant la côte d'assez près Pour troubler les oiseaux avec nos voiles blanches Nous vîmes que c'était un gibet à trois branches, Du ciel se détachant en noir, comme un cyprès. De féroces oiseaux perchés sur leur pâture
Détruisaient avec rage un pendu déjà mûr,
Chacun plantant, comme un outil, son bec impur Dans tous les coins saignants de cette pourriture
Les yeux étaient deux trous, et du ventre effondré Les intestins pesants lui coulaient sur les cuisses, Et ses bourreaux gorgés de hideuses délices L'avaient à coups de bec absolument châtré. Sous les pieds, un troupeau de jaloux quadrupèdes, Le museau relevé, tournoyait et rôdait Une plus grande bête au milieu s'agitait Comme un exécuteur entouré de ses aides. Habitant de Cythère, enfant d'un ciel si beau, Silencieusement tu souffrais ces insultes En expiation de tes infâmes cultes
Et des péchés qui t'ont interdit le tombeau. Hidicule pendu, tes douleurs sont les miennes i Je sentis à l'aspect de tes membres flottants, Comme un vomissement, remonter vers mes dents Le long fleuve de fiel des douleurs anciennes Devant toi, pauvre diable au souvenir si cher, J'ai senti tous les becs et toutes les mâchoires Des corbeaux lancinants et des panthères noires Qui jadis aimaient tant à triturer ma chair. Le ciel était charmant, la mer était unie Pour moi tout était noir et sanglant désormais, Hélas et j'avais, comme en un suaire épais, Le coeur enseveli dans cette allégorie.
Dans ton île, ô Vénus, je n'ai trouvé debout
Qu'un gibet symbolique où pendait mon image. Ah Seigneur donnez-moi la force et le courage De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût! l
LXXXIX
L'AMOUR ET LE CRANE
VIEFX CUL DE LAMPE
L'Amour est assis sur le crâne
De l'Humanité,
Et sur ce trône le profane,
Au rire effronté
Soume gaunent des bulles rondes
Qui montent dans l'air,
Comme pour rejoindre les mondes
Au fond de l'éther.
Le globe lumineux et frêle
Prend un grand essor,
Crève et crache son âme grêle
Comme un songe d'or.
.l'entends le crâne à chaque bulle Prier et gémir
« Ce jeu féroce et ridicule,
Quand doit-il finir ?
Car ce que ta bouche cruelle
Eparpille en l'air,
Monstre assassin, c'est ma cervelle, Mon sang et ma chair »
Parmi les morceaux l\uh"Qulti, le plus caractériaé a dèjJi paru dans un des principaux J (lue pour ce qu'il est vét'itablement le pastiche des raisonnements de l'ignoranw et de la fureur. Fidèle à son douloureux programme, l'auteur des Fleurs du Mat a dù, l'n parfait comédien, façonner son esprit Ji tous tellOpblsmescomme" toutes les cor- ruptions. Cette déclaration candide n'empêt~hera pas sana doute leacritiques honnêtes ci~ le ranger parmi les théolÕgiens de la populace et de l'accuser d'avoir regretté pour notre Sauveur Jésus-Christ, pour la Victime éternelle et volontaire, le rôle d'un conqué- rayit, d'un Attila égalitaire et dévastateur. Plus d'un adresaera sans doute au ciel les actions de grâces habituel1es du Pharisien lieret, mon Dieu, qui n'Qve7.I}Qs permis qnp je fusse semblable h ce poète inf&me
REVOLTE
~'est~e que Oieu fait donc de ce lot d'anathèmes Qui monte tous les jours vers ses chers Séraphins? Comme un tyran gorgé de viandes et de vins, )) s'endort aux doux bruit de nos afflux Nasphèmes. Les sanglots des martyrs et des suppliciés Sont une symphonie enivrante sans doute, Puisque, malgré ie sang que leur volupté coûte, t e~ Cie~fx ne s'en sont point encor rassastés. m
LE RENIEMENT DE SAINT PIERRE
xc
Ah Jésus souviens-toi du Jardin des Olives 1 Dans ta simplicité tu priais à genoux
Celui qui dans son ciel riait~au bruit des clous Que d'ignobles bourreaux plantaient dans tes chairs vives Lorsque tu vis cracher sur ta divinité
La crapule du corps-de-garde et des cuisines,
Et lorsque tu sentis s'enfoncer les épines
Dans ton crâne où vivait l'immense Humanité; Quand de ton corps brisé la pesanteur horrible Allongeait tes deux bras distendus, que ton sang Et ta sueur coulaient de ton front pâlissant, Quand tu fus devant tous posé comme une cible,
Rêvais-tu de ces jours si brillants et si beaux Où tu vins pour remplir l'éternelle promesse, Où tu foulais, monté sur une douce ânesse;
Des chemins tout jonchés de fleurs et de rameaux, Où, le cœur tout gonflé d'espoir et de vaillance, Tu fouettais tous ces vils .marchands à tour de bras, Où tu fus maître enfin ? Le remords n'a-t-il pas Pénétré dans ton flanc plus avant que la lance ? Certes, je sortirai, quant à moi, satisfait D'un monde où l'action n'est pas la sœur du rêve Puisse-je user du glaive et périr par le glaive Saint Pierre a renié Jésus. il a bien fait 1
XCI
ABEL ET GAIN
Race d'Abel, dors, bois et mange Dieu te sourit complaisamment, Race de Caïn, dans la fange Rampe et meurs misérablement.
Race d'Abel, ton sacrifice Flatte le nez du Séraphin! 1
Race de Caïn, ton supplice
Aura-t-il jamais une fin ?
Race d'Abel, vois tes semailles
Et ton bétail venir à bien
Race de~Caïn, tes entrailles
Hurlent la faim comme un vieux chien. Race d'Abel, chauffe ton ventre A ton foyer patriarcal
Race de Caïn, dans ton antre
Tremble de froid, pauvre chacal Race d'Abet,sans peur pullule L'argent fait aussi ses petits;
Race de Caïn, ton cœur brute
Eteins ces cruels appétits.
t
Race d'Abe~ tu croîs et broutes Comme les punaises des bois
Race de Caïn, sur les routes
Traîne ta famille aux abois.
–Ali race d'Abel, ta charogne Engraissera le sol fumant! t
Race de Caïn, ta besogne
N'est pas faite sufnsamment
Race d'Abel, voici La honte
Le fer est vaincu par Fépieu 1
Race de Gain, au ciel monte,
Et sur la terre jette Dieu 1
0 toi, le plus savant et le .plus beau des Anges, Dieu trahi par le sort et privé de louanges,
C Satan, prends pitié' de ma longue misère
0 Prince de l'exil, à qui l'on a fait tort,
Et qui, vàincu, toujours te redresses plus fort, C Satan, prends pitié de ma longue misère
Toi qui sais tout, grand roi des choses souterraines, Aimable médecin des angoisses humaines, 0 Satan, prends pitié de ma longue misère t Qui même aux parias, ces animaux maudits, Enseignes par l'amour le goût du Paradis, 0 Satan, prends pitié de ma longue misère! l 0 toi, qui de la Mort, ta vieille et forte amante, Engendras l'Espérance, une folle charmante! 1 0 Satan, prends pitié de ma longue misère Toi qui peux octroyer ce regard calme et haut Qui damne tout un peuple autour d'un échafaud, i
0 Satan, prends pitié de ma longue misère l Toi qui sais en quels coins des terres envieuses Le Dieu jaloux cacha les pierres précieuses, 0 Satan, prends pitié de ma longue misère! t Toi dont l'œil clair connaît les secrets arsenaux Où dort enseveli le peuple des métaux, 0 Satan, prends pitié de ma longue misère!
Toi dont ta large main cache tes précipices Au somnambule errant au bord des édifices, () Satan, prends pitié de ma longue misère Toi qui frottes de baume et d'huile les vieux os De l'ivrogne attardé foulé par les chevaux, 0 Satan, prends pitié de ma longue misère
Toi qui, pour consoler l'homme frêle qui souffre, ~us appris à mêler le salpêtre et le soufre,
0 Satan; prends pitié de ma longue misère -Toi qui mets ton paraphe, ô complice subtil, Sur le front du banquier impitoyable et vil, 0 Satan, prends pitié de ma longue misère' 1 Toi qui mets dans les yeux et dans le cœur~des filles Le culte de la plaie et l'amour des guenilles 1
0 Satan, prends pitié de ma longue misère Bâton des exités, lampe des inventeurs,
Confesseur des pendus et des conspirat,eurs, 0 Satan, prends pitié de ma longue misère' 1
Père adoptif de ceux qu'en sa noire colère
Du paradis terrestre a chassés Dieu le Père 0 Satan, prends pitié de ma longue misère 1 Ctoire et louange à toi, Satan, dans les hauteurs Du Ciel, où tu régnas, et dans les profondeurs t)c l'Enfer où, fécond, tu couves le silence r~is que mon âme un jour, sous l'Arbre de Science, Près de toi se repose, à, Fheure ou sur ton front Comme un Temple nouveau ses rameaux s'épandront!
LE VIN
XCIII
1;AMË DU VIN
Un soir l'âme du vin chantait dans les bouteilles – Homme, vers toi .je pousse, ô cher déshérité, Sous ma prison de verre et mes cires vermeilles, Un chanfrein de lumière et de fraternité! .te sais combien il faut, sur la colline en Mamme. I)e peine, de sueur et de soleil cuisant,
Pour engendrer ma vie et pour me donner t'ame Mais je ne serai point ingrat ni malfaisant,
Car j'éprouve une joie immense quand je tombe Dans le gosier d'un homme usé par ses travaux, Et sa chaude poitrine est une douce tombe Où je me plais bien mieux que dans mes froids caveaux Entends-tu retentir les refrains des dimanches Et l'espoir qui gazouille en mon sein palpitant ?Les coudes sur la table et retroussant tes manches, Tu me glorifieras et tu seras content
J'allumerai les yeux de ta femme ravie
A ton fils je rendrai sa force et ses couleurs Et serai pour ce frêle athlète de la vie
L'huile qui raffermit les muscles des lutteurs.
En toi je tomberai, végétale ambroisie,
Grain précieux jeté par l'éternel Semeur,
Pour que de notre amour naisse la poésieQui jaillira vers Dieu comme une rare fleur 1 »
Souvent, à la clarté rouge d'un réverbère Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre, Au cœur d'un vieux faubourg, labyrinthe fangeux, Où l'humanité grouille en ferments orageux On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tète, Buttant, et se cognant aux murs comme un poète, Et, sans prendre souci des mouchards, ses sujets, Epanche tout son cœur en glorieux projets.
LE VIN DES CHIFFONNIERS
LCIV
11 prête des serments, dicte des lois subiimes, Terrasse les méchants, relève les victimes, Et sous le firmament comme un dais suspendu S'enivre des splendeurs de sa propre vertu. Oui, ces gens harcelés de chagrins de ménage, Moulus par le travail et tourmentés par l'âge, Le dos martyrisé sous de hideux débris,
Trouble vomissement du fastueux Paris,
Reviennent, parfumés d'une odeur de futailles, Suivis de compagnons blanchis dans les batailles, Dont la moustache pend comme les vieux drapeaux Les bannières, les fleurs et les arcs triomphaux
Se dressent devant eux, solennelle magie! l Et dans l'étourdissante et lumineuse orgie Des clairons, du soleil, des cris et du tambour, Ils apportent la gloire au peuple ivre d'amour! C'est ainsi qu'à travers l'Humanité frivole Le vin roule de l'or, éblouissant Pactole Par le gosier de l'homme il chante ses exploits Et règne par ses dons ainsi que les vrais rois. Pour noyer la rancœur et bercer l'indolence De tous ces vieux maudits qui meurent en silence, Dieu, saisi de remords, avait fait le sommeil L'Homme ajouta le Vin, fils sacré du Soleil
Ma femme est morte, je suis libre Je puis donc boire tout mon saoul. Lorsque je rentrais sans un sou, Ses pleurs me déchiraient la fibre. Autant qu'un roi je suis heures t/air est pur, le ciel admirable. – Nous avions un été semblable Lorsque j'en devins amoureux
XCT
LK VIN UM !~88A881N
-L'horrible soif qui me déchire
Aurait besoin pour s'assouvir
D'autant de vin qu'en peut tenir
Son tombeau ce n'est pas peu dire Je l'ai jetée au fond d'un puits,
Et j'ai même poussé sur elle
Tous les pavés de la margelle.
Je l'oublierai si je le puis
Au nom des serments de tendresse
Dont rien ne peut nous délier,
Et pour nous réconcilier
Comme au beau temps de notre ivresse, J'implorai d'elle un rendez-vous,
Le soir, sur une route obscure,
Elle y vint folle créature
– Nous sommes tous plus ou moins fous Elle était encore jolie,
Quoique bien fatiguée! et moi,
Je l'aimais trop voilà pourquoi
Je lui dis sors de cette vie
Nul ne peut me comprendre. Un seul
Parmi ces ivrognes stupides
Songea-t-il dans ses nuits turpides
A faire du vin un linceul?
Cette crapule invulnérable
Comme les machines de fer
Jamais, ni l'été ni l'hiver,
N'a connu l'amour véritable,
Avec ses noirs enchantements,
Son cortège infernal d'alarmes,
Ses fioles de poison, ses larmes,
Ses bruits de chaîne et d'ossements! Me voilà libre et solitaire l
Je serai ce soir ivre-mort
Alors, sans peur et sans remord,
Je mé coucherai sur la terre,
J~t je dormirai comme un chien 1
Le chariot aux lourdes roues
Chargé de pierres et de boues,
Le vagon enragé peut bien
Ecraser ma tête coupable
Ou me couper par le milieu,
Je m'en moque comme de Dieu,
Du Diable ou da la Sainte Table 1
XCVt
LE V~ DU SOLITAIRE
1
Le regard singulier d'une femme galante
Qui se glisse vers nous comme le rayon blanc
Que la lune onduleuse envoie au lac tremblant,
Quand elle y veut baigner sa beauté nonchalante
Le dernier sac d'écus dans les doigts d'un joueur,
Un baiser libertin de la maigre Adeline.
Les sons d'une musique énervante et câline,
Semblable au cri lointain de l'humaine douleur,
Tout cela ne vaut pas, ô bouteille profonde,
Les baumes pénétrants que ta panse féconde < <arde au cœur altéré du poète pieux
Tu lui verses Fespoil', la jeunesse et la vie,
Et l'orgueil, ce trésor de toute gueuserie, Qui nous rend triomphants et semblables aux Dieux 1
xcvn
m VIN DES AMANTS
Aujourd'hui l'espace est splendide Sans mors, sans éperons, sans bride, Partons à cheval sur le vin
Pour, un ciel féerique et divin 1
Comme deux anges que torture
Une implacable calenture,
Dans le bleu cristal du matin
Suivons le mirage lointain 1
Mollement balancés sur FaUe
Du tourbiUon intelligent,
Dans un délire parallèle,
Ma sœur, côte à côte nageant,
Nous fuirons sans repos ni trêves Vers le Paradis de mes rêves 1
LA MORT
Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères, Des divans profonds comme des tombeaux, Et d'étranges fleurs sur des étagères, Ecloses pour nous sous des cieux plus beaux. Usant à l'envi leurs chaleurs dernières, Nos deux cœurs seront deux vastes flambeaux, Qui réfléchiront leurs doubles lumières Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.
XCVIIt
LA MORT DES AMANTS
Un soir plein de rose et de bleu mystique, Nous échangerons un éclair unique, Comme un long sanglot, tout chargé d'adieux Et bientôt un Ange, entr'ouvrant les portes. Viendra ranimer, fidèle et joyeux,
Les miroirs ternis et les flammes mortes.
C'est la Mort qui console et la Mort qui fait vivre; C'est le but de la vie, et c'est le seul espoir Qui, divin élixir, nous monte et nous enivre, Et nous donne le cœur de marcher jusqu'au soir; A travers la tempête, et la neige et le givre, C'est la clarté vibrante à notre horizon noir C'est l'auberge fameuse inscrite sur le livre, Où l'on pourra manger, et dormir et s'asseoir
LÀ .MORT DES PAL'VMS
XCtX
C'est un Ange qui tient dans ses doigts magnétiques Le sommeil et le don des rêves extatiques, Et qui refait le lit des gens pauvres et nus C'est la gloire des Dieux, c'est le grenier mystique C'est la bourse du pauvre et sa patrie antique, C'est le portique ouvert sur les Cieux inconnus 1
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LA MORT DKS ARTISTI~
Combien iaut-it de ibis secouer mes grelots Et baiser ton front bas, morne caricature? Pour piquer dans le but, mystique quadrature, Combien, ô mon carquois, perdre de javelots? Nous userons notre âme en de subtils complots, Et nous démolirons mainte lourde armature, Avant de contempler la grande Créature
~)ont l'infernal désir nous remplit de sanglots 1
Il en est qui jamais n'ont connu leur Idole,
Et ces sculpteurs damnés et marqués d'un affront Qui vont se martelant la poitrine et le front, N'ont qu\m espoir, étrange et sombre Capitole! 1 Cest que la Mort, planant comme un Sol~l~ Fera s'épanouir les neurs de leur ce~ea~r 4~~ ,>~ et,
DÉDICACE. < AU LECTEUR. SPLEEN ET tDÉAL
BÉ\ÉUtCTiON. LE SOLEH. <~ ÉLH\\TtON. ~7 CORRESPONDANCES. .faune te souvenir ïie ces épot~ues nues. ~t LES PHARES. LA MUSE MALADE. ~6 LA M~SE VENALE. LE MAUVAIS MOINE. 30 L'ENNEMI. f LEGUÏGNON. ~4 LA V!E ANTERtECRE. 36 BOHÉMtENS EN VOYAGE. 38 – L'HOMME KT LA MER. t0 DON JUAN AUX ENFERS. 4~ CHATÏMENT DE L'O~GVFtL. 43 LA BEAUTE. 46 L'ÏDEAL. LA GÉANTE. LES BtJOUX. PARFFM EXOTIQUE. ~4
TABLE
Je t'adore À Fégal de la voûte nocturne. tu mettrais Fumiers entier dans ta mené. ~7 8KD NON SATÏATA. Avec ses vêtements ondoyants et nacrés. 0 LE SERPENT QUt DANSE. 6~ ~NE CHAROGNE. DE PROFUNMS CLAMAVt. LE VAMPIRE. LELETHÉ. Une nuit que j'étais près d'une attreuse .h)ive. 75 REMORDS POSTHFME. 77 7Q
LE CHAT. LE BALCON. Je te donne ces vers afin que si mun nom. 8~ TOUT ENTtÈRE. Que diras-tu ce soir, pauvre âme sohtaire. S7 LE H,BEAr VIVANT. 0 A CELLE Qn EST THOP GA!R. RÉVERSIBÏHTK. CONFESSION. LAUBE SPtRtTUKLU:. 0 HÂRMOME DU SOTH. LE FLACON. 0 LH POÏSOX. Ci EL BROUtLLÉ. 0 LECHAT. LE BEAU \A\UŒ. L!NV!TATtO~ AU \<~A<.K. 0 L'IRRÉPARABLE. CUSKRtt:. !2!
LMËAUTONTIMOROUMENOS. ~3 FRANCISCO ME~: LAUDES. 4~8 A UNE DAME CRÉOLE. ~8 MOESTA ET ERRABUNDA. 430 LES CHATS. 13~! LES HIBOUX. 134 LA CLOCHE FÊLÉE. 136 SPLEEN Pluviôse irrité. 138 SPLEEN J'ai plus de souvenirs. 140 SPLEEN Je suis comme le roi. ~4~ SPLEEN Quand !e det bas et !omJ. ~44 BMLMES ET PLUIES. <46 L'ÏRREMËMABLE. ~8 A UNE MENDIANTE HOUSSE. 1 ~H LE JEU. !!)4 LE CRÉPUSCULE DU SOtR. ~6 LE CRÉPL~CULE DU MATIN. 1~8 La servante au grand coeur dont vous étiex jak~se. !C(; Je n'ai pas oublié, voisine de !a viUe. W~ LE TONNEAU DE LA HAINE. 16 LE REVENANT. 166 LE MORT JOYEUX. 168 <*
SÉPULTURE. 170 TRISTESSES DH LA LUNE. 17~ LA MUSIQUE. 174 LA PtPE. 176 FLEURS DU MAL
LA DESTRUCTION. 181 UNK MARTYRE. 18:!
LESBQS ~87 ~EMMEs DAMNÉES: À ta p~ledarté. <9i MMMEs DAMNÉR8 Comme un bétait pensif. <96 LES DEFX MONNES SOEURS LA FONTAtXE nE SANG. ~00 1
ALLKGOMK ~(~ LA BBATRtCH. ~<H LEaMÉTAMOBPMOSESMI VAMPtRE. ~6 t VOYAGE A CYTH&RE. ~08 LAMOr~ ET LECRA~Ë. ~i2 RÉVOLTE
LK~ENtËMË~T DE SAtNT PIERRE ~n ABEL KT (~AÏK. ~9 LKS UTA~tKS DK SATA~. 2~ LE VIN
L'AME DU YtN. ~9~ LE V!~ DES CHttFONNÎERS. ~3~ LEV~t)Ht/ASSASS!N. ~) LEVtN DU SOUTAtRE. ~3~ i.E Vt\ D!:S AMANTS. 238. LA MÔR]~
LA MORt DES AMANTS +' 1,A MOI%'F I)L-S { ~I~\
LA MORT DES i'ArVRËS. ~4~) LA MOHT DE~ ÀRTtSTES. .i. ~t ~t7 ~r'~