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Titre : L'Aurore : littéraire, artistique, sociale / dir. Ernest Vaughan ; réd. Georges Clemenceau

Éditeur : L'Aurore (Paris)

Date d'édition : 1900-12-22

Contributeur : Vaughan, Ernest (1841-1929). Directeur de publication

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32706846t

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb32706846t/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 24412

Description : 22 décembre 1900

Description : 1900/12/22 (Numéro 1160).

Description : Collection numérique : Grande collecte d'archives. Femmes au travail

Description : Collection numérique : La Grande Collecte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k702527v

Source : Bibliothèque nationale de France

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 06/02/2011

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POUR LA PlLDACHON : S'adresser à M. A. BÈRTHlEft

/ Afttâttfre de ia Rédaction

Les tnanmcrUt non inséres toc sont pas rendus

L'AURORE

Directeur

ERNEST VAUGHAN

LES ANNONCES SONT REÇUES *.

ITOPPICE D'ANNONCES, 14, 4e U Bsoi» B AUX Bunaux DO IOOMU, M. RUC »CNM*RRF

AORRSSKR UiTTBES ET MANDATS :

à M. A. BOUIT, Administrateur ADBESSE TÉUORAPIUQOB : AURORE-PARIS Téléphone : 102-55

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LETTRE AU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE

Par ÉMILE ZOLA

LETTRE A M. LOUBET

Président de !a République

Monsieur le Président,

Il y :mnt bientôt trois an», le 13 jan- vier 1808, j'adressai à votre prédé- cesseur, M,. Félix Faure, une Lettre, dont il ne tint pas compte; malheu- reusement pour son bon renom. Main- tenant qu'il est couché dans la mort, sa mémoire peste obscurcie par l'ini- quité monstrueuse que je lui dénon- çais, et dont il s'est rendit le com- plice. en employant à couvrir les cou- pables toute la puissance que lui don- nait sa haute. magistrature;'

Et vous voici à sa place, et voici que l'Affaire abominable, après avoir sali tous les gouvernements complices on tâches- qui se sont succédé, s'a- chève pour une heure dans un su- prême déni de Justine, Cette amnistie qne viennent de voter les Chambrés, Sons le couteau, et. qui portera dans l'Histoire le nom d'amnistie scélérate. Après les autres, votre gouvernement culbute à ia faute commune, en ac- ceptant Sa plus lourde des responsa- bilités. Et, soyez-en certain, c'est une page de votre vie qu'on est en train de salir, c'est votre magistrature qui court le risque de rejoindre la précé- dente, souillée elle aussi de la tache ineffaçable.

Permettez-moi donc, monsieur le présider, de vous dire toute mon an- goisse. Art lendemain «te l'amnistie, je conduirai par cette Lettre, puis- qu'une première Lettre de moi a. été une des causes de cette amnistie. On ne me reprochera pourtant pas d'être bavard. Le 18 juillet 1808, je partais pour l'Angleterre, d'où je ne suis re- venu que le 4 juin 1899; et, pendant ces onze mois, je me suis tu. Je n'ai parlé de nouveau qu'après le procès de Rennes, en septembre 1899. Puis, je suis retombé dans le pins complet si- lence ; je ne l'ai rompu qu'une fois, en mai damier, pour protester contre l'amnistie devant le Sénat. Voici plus de dix-huit mois que j'attends la jus- tice, assigné tous les trois mois et renvoyé tous les trois mois, à la ses- sion prochaine. Et j'ai trouvé cela la- mentable'et comique. Aujourd'hui, au Jieu de !a justice, c'est cette amnistie scélérate et outrageante qui vient. J'es- time donc que le bon citoyen que j'ai été, le silencieux ijui n'a pas voulu être un embarras ni u.n sujet de trou- ble, dans la grande patience, qu'il o mise à compter sur la j ustice si lente, a aujourd'hui le droit, le devoir de parler.

Je le répète, je dois conclure. Une première période de l'Affaire se ter- mine en ce moment, ce que j'appel- lerai tout le crime. Et il faut bien que je dis® où nous ex» sommes, quelle a été notre oeuvre et quelle est notre Certitude pour demain, avant de ren- trer de nouveau dans le silence.

**

Je n'ai pas besoin de remonter aux premières abominations de l'Affaire, il me suffit de la reprendre au lende- main de l'effroyable arrêt de Rennes, cette provocation d'iniquité insolente dont le monde entier a frémi. Et c'est ici, monsieur ie président, que com- mence la faute de voire gouverne- mont, et par conséquent la vôtre.

Un jour, j'en suis sùr, on racontera, avec les documents à l'appui, ce qui s'est passé à Rennes, je veux dire la façon dont votre gouvernement s'est laissé tromper et a dû nous trahir en- suite.- Les ministres étaient convain- cus de l'acquittement de Dreyfus. Comment en auraient-ils pu douter, lorsque la Cour de cassation croyait avoir enfermé le Conseil de guerre dans les termes d'un arrêt si net, que l'innocence s'imposait sans débats? Comment se séraient-ils inquiétés le moins du monde, lorsque leurs subor- donnés, intermédiaires, témoins, ac- teurs même dans lo drame,-leur pro- mettaient la majorité, sinon l'unani- mité? Et ils souriaient de nos craintes, ils laissaient tranquillement le tribu- nal eu proie à ta collusion, aux faux témoignages, aux manoeuvres flagran- tes de pression et d'intimidation, ils poussaient leur aveugle conliance jus- qu'à vous compromettre, Monsieur le président, en ne pas vous avertissant, car je veux croire que lo moindre doute yous aurait empêche de prendre, dans

votre discours de Rambouillet, l'enga- gement de vous incliner devant l'ârrêt, quel qu'il fût. Est-ce donc gouverner que de ne pas prévoir? Voila un mi- nistère nommé pour assurer le bon fonctionnement de la justice, pour veiller à l'exécution honnête d'un arrêt de la Cour de cassation. II n'ignore pas quel danger court cet arrêt dans dos mains passionnées, que tontes sortes de fièvres mauvaises ont rendues pou Scrupuleuses. Et il ne fait rien, il se compiait dans son optimisme, il laissé le crime s'accomplir en plein jour ! Je consens à ce que ces minis- tres-là aient alors voulu la justice, mais qu'auraient-ils donc fait, je le demande, s'ils ne l'avaient pas voulue?

Puis, la condamnation éclate, '-sotte monstruosité inconnue jusqu'alors d'un innocent condamné deux fois. A Bennes, après l'enquête de la Cour de. « station, l'innocence était éclatante, n3 pouvait faire de doute pour per- sonne. Et c'est la foudre, l'horreur a passé sur la France , et sur toas les- peuples. Qtw va faire le .gouverna' ment, trahi, dupé, provoqué, dont l'incompréhensible abandon aboutis- sait à un tel désastre ? Je veux bien encore que le coup qui a retenti si douloureusement chez tous les justes, ait alors bouleversé vos ministres,, ceux qui s'étaient chargés d'assurer le triomphe du droit. Mais que vont- ïtï faire, quels vont être leurs actes, au lendemain de cet écroulement de ' leurs certitudes, lorsqu'ils ont vu qu'au lieu d'avoir été des artisans de vérité et d'équité, ils ont causé par leur maladresse ou le m' insouciance une débâcle morale dont la. France mettra longtemps à se relever? Et c'est ici, monsieur le président, que commence la Saute de votre gouverne- ment, et de vous-même, c'est ici que uotxs nous sommas séparés, de vous, dans une divergence d'opinions et de' sentiments qui n'a cessé de croître.

Pour nous, l'hésitation était impos- sible, il n'y avait qu'un moyen d'opé- rer la France da mal qui la rongeait, si l'on voulait la guérir, lui rendre la véritable paix; car il n'est d'apaise- ment que dans la tranquillité de la conscience, il n'y aura pas de sauté pour nous, tant que nous sentirons en nous le poison de l'injustice commise, il fallait trouver ie moyen de saisir de nouveau, : immédiatement, la Cour de cassation ; et qu'on ne dise pas que cela était impossible, le gouvernement avait en main les faits nécessaires, même en dehors do la question d'abus lie pouvoir. Il fallait liquider tous les procès en cours, laisser la justice faire son oeuvre, sans qu'un seul des cou7 pables put lui échapper. Il fallait net- toyer l'ulcère à fond, donner à notre peuple cette liante leçon de vérité et d'équité, rétablir dans son honneur la personne morale de la France devant le monde. Ce jour-là seulement, on aurait pu dire que la France était gué- rie et apaisée.

Et c'est alors que votre gouverne - ment a pris l'autre parti, la résolution d'étouffer une fois de plus la vérité, de l'enterrer, en pensant qu'il suffisait de la mettre en terre pour qu'elle ne fût plus. Dans l'effarement où l'a jeté la seconde condamnation de l'innocent, il n'a imaginé que la double mesure de gracier d'abord ce dernier, puis dB faire le silence sous le bâillon d'une loi d'amnistie. Les deux mesures se tiennent, se complètent, sont le re- plâtrage d'un ministère aux abois qui a manqué à sa mission et qui, pour se tirer d'affaire, ne trouva rien de mieux que de se réfugier dans la raison d'Etat. Il a voulu, monsieur le prési- dent, vous couvrir, du moment qu'il avait eu la tort de vous laisser vous engager. Il a voulu se sauver lui- même, en croyant peut-être qu'il pre- nait le seul parti pratique pour sauver la République menacée.

La grande faute a donc été commise ce jour-là, lorsqu'une occasion der- nière se présentait d'agir, de remettre la patrie en sa dignité et en sa force. Ensuite,je le veux bien, à mesnre que les mois se. sont écoulés, le satut est devenu de plus en plus difficile. Le gouvernement s'est laissé acculer dans une situation sans issue, et quand il, est venu dire devant les Chambres qu'il ne pouvait plus gouverner, si on iui refusait l'amnistie, il avait sans doute raison ; mais n'était-ce pas lui qui avait rendu l'amnistie nécessaire, en désarmant la justice, lorsqu'elle était possible encore ? Choisi pour tout sauver, ii n'a en somme abouti qu'à I laisser tout crouler, daçs la pire des

catastrophes. Et, quand il s'est agi de trouver la réparation Suprême, il n'a rien imaginé de mieux qne de finir par où avaient commencé les gouver- nements de M. Mêline et de M. Du- puy, l'étranglement de la vérité, l'as- sassinat de la justice.

N'est-ce pas la honte de la France que pas un de ses hommes politiques ne se soit senti assez fort, assez intel- ligent, assez brave, pour être l'homme de la situation, celui qui lui au- rait crié la vérité et qu'elle aurait suivi? Depuis trois ans, les hommes se sont succédé au pouvoir, et nous les avons, tous vus chanceler, puis s'a-- battre' dans la même «rieur. Je ne parle pas de M. Méline, l'homme né- faste qui a voulu tout le crime, ni de M. Dupuy, l'homme équivoque acquis d'avance au parti des plus forts. Mais voilà M. Brisson, qui a osé vouloir la révision ; n'est-ce pas une grande dou- leur, la faute irréparable où il est tombé en permettant l'arrestation du .colonel Picquart, au lendemain de la découverte du faux Henry? Et voilà ?M. Waldeek-Rousseau, dont le coura- geux discours contre la loi de dessai- sissement avait retenti si noblement au fond de toutes les consciences : n'est-ce pas un désastre, l'obligation où il s'est er.u,.d'attacher son nom à -; cette amnistie, qui dessaisit la jus- tice, avec plus de brutalité encore? Nous nous demandons si un ennemi ne nous aurait pas mieux servi au mi- nistère, puisque les. amis de la vérité et dï ia justice, dès qu'ils sont au pou- voir, ne trouvent plus d'autres moyens que de sauver, eux aussi le pays par: le mensonge et par l'iniquite.

?*»

Car, monsieur le président, si Sa loi, d'amnistie a été votée par les Cham- bres, la mort dans l'âme, ii est en-, tendu que c'est pour assurer lo salut | du pays. Dans 1 impasse où il s'est ; mis, votre gouvernement a dû choi- sir le terrain de la défense répu- blicaine, dont il a senti la solidité. L'affaire Dreyfus a justement montré les périls que la République courait, sous le double complot ducléricalisme et du militarisme, agissant au nom de toutes les forces réactionnaires du passé. Et, dès lors, le plan politique du ministère est simple : se débarras- ser de l'affaire Dreyfus en l'étouffant, faire entendre à ia majorité que, si elle n'obéit pas docilement, elle n'aura pas les réformes promises. Cola serait très bien, si, pour sauver le pays du poison clérical et militariste, il ne fal- lait pas commencer par le laisser dans cet autre poison du mensonge et de l'iniquité, où nous le voyons agoniser depuis trois ans.

Sans doute le terrain de l'affaire Dreyfus est un terrain politique dé- testable. Il l'est devenu, du moins, par l'abandon où. l'on a laissé le peu- ple, aux mains des pires bandits, dans la pourriture de ia presse immonde. Et j'accorde encore une fois qu'à l'heure actuelle l'action devient difficile, pres- que impossible. Mais ce n'en est pas moins une conception à bien courte vue, cette idée qu on sauve un peuple d'un mal dont il est rongé, en décré- tant que es mal n'existe plus. L'am- nistie est faite, les procès n'auront pas lieu, on ne peut plus poursuivre des coupables : cela n'empêche pas que Dreyfus innocent a été condamné deux fois, et que cette iniquité affreuse, tant qu'elle ne sera pas réparée, con- tinuera à faire délirer la France, dans d'horribles cauchemars. Vous avez beau enterrer la vérité,, élle chemine sous terre, elle repoussera un jour de partout, elle éclatera en végétations vengeresses. Et ce qui est pis encore, c'est que vous aidez à la démoralisa- tion des petits, en obscurcissant cheï eux le. sentiment du juste. Du moment i qu'il n'y a pas de punis, il n'y a pas de coupables. Comment voulez-vous que les petits sachent, eux qui sont i en proie aux mensonges corrupteurs dont on les a nourris? Il fallait une leçon au peuple,, et vous enténébrez sa conscience, vous achevez de la per- vertir.

Tout est là, le gouvernement affirma qu'il fait l'apaisement par sa loi d'am- nistie, et nous prétendons, nous au- tres, qu'il court, au contraire, le ris- que de préparer des catastrophes nou- velles. Encore un coup, il n'est pas de paix dans l'iniquité. La politique vit au jour la jour, croit à une éternité, quand elle a gagné six mois-dé silence. Il est possible que 1« gouvernement goûte quelque repos, et- j'accorda

même qu'il les emploiera utilement. Mais la vérité se réveillera, clamera, déchaînera .des orages. D'où vien- dront-ils, j& l'ignore; mais ils vien- dront. Et de quelle impuissance se seront frappés les hommes qui n'ont pas voulu agir, de quel poids !es écra- sera cette amnistie scélérate, où ils ont mis à la pelle les honnêtes gens et les coquins t Quand le ?ays saura, quand le pays soulevé voudra rendre justice, sa colère ne tombera-t-elle pas d'abord sur ceux qui ne l'ont pas éclairé, lorsqu'ils pouvaient le faire?

Mon cher et grand ami Labori l'a dit avec sa superbe éloquence : îa loi d'amnistie est une loi de faiblesse, d'impuissance. La lâcheté des gouver- nements successifs s'y est comme ac- cumulée, cette loi s'est faite de toutes les défaillances des hommes qui, mis en face d'une injustice exécrable, ne se sont senti la.force ni de l'empêcher, ni de la réparer. Devant la nécessité de frapper haut, tons ont fléchi, tous ont reculé. Au dernier jour, après tant de crimes,' ce n'est pas l'oubli, ce n'est pas ie pardon qu'on nous ap- porte,; c'est la peur, la débilité, l'im- puissance où se sont trouvés les mi- nistres de faire simplement.appliquer les lois existantes. On nous dat qu'on veut nous apaiser par dos concessions mutuelles : ce n'est pas vrai, la vérité ast qu'on n'a pas eu le courage de porter la hache dans la, vieille société pourrie, et pour cacher ce recul, on parle de clémence, oa. renvoie dos à dos un Esterhazy, le traître, et un Picquart, le héros auquel l'avenir élè- vera des statues. C'est une mauvaise sotion qiii sera certainement punie, car elle ne blesse pas seulement la conscience, elle corrompt la moralité nationale.

Est-ce- là une bonne éducation péur | une République? Quelles leçons don- nez: vous à notre démocratie, lorsque vous lui enseigne* qu'il est des heu res où la vérité, où la justice ne sont .plus, si l'intérêt de l'Etat l'exige.C'est i la raison d'Etat remise en honneur, ; par des hommes libres qui l'ont con- damnée dans la Monarchie et dans l'Eglise. Il faut vraiment que la poli- tique soit une bien grande pervertis- seuse d'âmes. Dire que plusieurs de nos ami®, plusieurs de ceux qui ont si vaillamment combattu, dès le pre- mier jour, ont cédé au sophisme, en se ralliant à la loi d'amnistie comme à une mesure politique nécessaire. Cela me fend le coeur, lorsque je vois un Ranc, si droit, si brave, prendre la défense de Picquart contre Pic- quart lui-même, en se montrant heu- reux que l'amnistie, qui l'empêchera de défendre son honneur, le sauve de la haine certaine d'un conseil de guerre. Et Jaurès, le noble, le géné- reux Jaurès, qui s'est dépensé si ma- gnifiquement, en sacrifiant son siège de député, ce . qui est beau, par ces temps de gloutonnerie électorale! Le voilà, lui aussi, «jui accepte de nous voir amnistiés, Picquart et Esterhazy, Reinach et du Paty de Clam, moi et le général Mercier, dans le même sac! L'absolue justice finit-elle donc où commence l'intérêt d'un parti ? Ah! quelle douceur d'être un solitaire, de n'appartenir à aucune secte, de ne re- lever que de sa conscience, et quelle aisance à suivre tout droit son che- min, en n'aimant que la vérité, en la voulant, lors même qu'elle ébranle- rait la terre et qu'elle ferait tomber le ciel J

Aux jours d'espoir de l'affaire Drey- f us, monsieur le président, nous avions fait un beau rêve. Ne tenions-nous pas le cas unique, un crime où s'étaient engagées toutes les forces réaction- naires, toutes celles qui font obstacle au libre progrès de l'humanité? Jamais expérience plus décisive ne s'était pré- sentée, jamais plus haute leçon de choses ne serait donnée au peuple. En quelques mois, nous éclairerions sa conscience, nous ferions plus, polir l'instruire et le mûrir, que n'avait fait un siècle de luttes politiques. Il suffi- ' sait de lui montrer à l'oeuvre toutes les puissances néfastes, complices du plus exécrable des crimes, cet écrase- ment d'un innocent, dont les tortures sans nom arrachaient un cri de révolte „à l'humanité entière.

Et, confiants dans la force de la vé- rité, nens attendions le triomphe. C'était nne apothéose de la justice, le peuple éclairé se levant en masse, ac- clamant Dreyfus à sa rentrée en Fran- ce, ie pays retrouvant sa conscience,

dressant un autel à l'équité,. célébrant la fête du droit reconquis, glorieux et souverain. Et cela finissait par un bai- ? ser universel, tous les citoyens apai- sés, unis dans cotte communion de la solidarité humaine. Hélas! monsieur le président, vous savez ce qu'il est advenu, la victoire doutause, la confu- sion pour chaque parcelle de vérité arrachée, l'idée de la justice obscurcie davantage dans la conscience du mal- heureux peuple, Il paraît gue notre conception de la victoire était trop im- médiate et trop grossière. Le train humain ne comporte pas ces triom- phes éclatants qui relèvent une nation, la sacrent en un jour forte et toute- puissante. De pareilles évolutions ne se réalisent pas d'un coup, elles ne s'accomplissent que dans l'effort et la douleur. Jamais la lutte n'est finie, chaque pas en avant s'achète au prix d'une souffrance, ce sont les fils seuls qui peuvent constater les succès rem- portés par les pères. Et si, dans mon ardent amour ae notre peuple de Fran- ce, je ne me consolerai jamais de n'a- voir pu tirer, pour son éducation civi- que, l'admirable leçon de choses que comportait l'affaire Dreyfus, je suis depuis longtemps résigné à voir la vé- rité ne le pénétrer que peu à peu, jus- qu'au jour où il sera mùr pour son destin de liberté et de fraternité.

Nous n'avons jamais songé qu'à lui, tout de suite l'affaire Dreyfus s'est élargie, est devenue une affaire so- ciale, humaine. L'innocent qui souf- frait à l'Ile du Diable n'était que l'accident, tout le peuple souffrait avec lui, sous l'écrasement des puissances mauvaises, dans le mépris impudent de îa vérité èt de la justice. Et, en le sauvant, nous sauvions tous les op- primés, tous les sacrifiés. Mais sur- ; tout depuis que Dreyfus est libre, ! rendu à l'amour des siens, quels I sont donc les coquins on le® imbé- ciles qui nous accusaient de vou- loir reprendre l'affaire Dreyfus? Ce sont ceux-là qui, dans leurs louches tripotages politiques, ont forcé le gou- vernement à exiger l'amnistie, en con- tinuant à pourrir le pays de menson- ges, Que Dreyfus cherche par toas les moyens légaux à faire reviser ie ju- gement de Rennes, certes il le doit, et nous l'y aiderons de tout notre pouvoir, le jour où l'occasion se pré- sentera. J'imagine même que la Cour de cassation sera heureuse d'avoir le dernier mot, pour l'honneur de sa ma- gistrature suprême. Seulement, il n'y aura là qu'une question judiciaire, aucun, de nous n a jamais eu la stu- pide pensée de reprendre ce qui a été ['affaire Dreyfus, et l'unique besogne désirable et possible est aujourd'hui de tirer de cette affaire les conséquen- ces politiques et sociales, la moisson de réformes dont elle a montré l'ur- gence. Ce sera là notre défense, en réponse aux accusations abomina- bles dont on nous accable, et ce sera mieux encore notre victoire définitive.

Une expression me fâche, monsieur le président, chaque fois que jela ren- contre, ce lien commun qui consiste à dire que l'affaire Dreyfus a fait beau- coup de mai â la France. Je l'ai trou- vée dans tontes les bouches, sous ton- tes les plumes, des amis à moi la di- sent couramment, et peut-être moi- même l'ai-je employée. Je ne sais pourtant pas d'expression plus fausse. Et je ne parle même pas de l'admira- ble spectacle que la France a donné au monde, cette lutte gigantesque pour une question de justice, ce conflit de toutes les forces actives au nom «le l'i- déal. Je ne parle pas non plus des ré- sultats déjà obtenus, les bureaux de la Guerre nettoyés, tous les acteurs équi- voques du drame balayés, la justice ayant fait un peu de son oeuvre, mal- gré tout. Mats l'immense bien que l'af- faire Dreyfus a fait à la France n'est- ce pas d'avoir été l'accident putride, le bouton qui apparaît à la peau et qni décèle la pourriture intérieure? Il faut revenir à l'époque où le péril clérical faisait hausser les épaules, où il était élégant de plaisanter M. Homais, vol- tairien attardé et ridicule. Toutes les forces réactionnaires avaient cheminé sous les pavés de notre grand Paris, minant la République, comptant bien s'emparer de la ville et de -la France, le jour où les institutions actuelles crouleraient. Et voilà que l'affaire Dreyfus démasque tout, avant que l'é- tranglement soit prêt, voilà que les ré- publicains Unissent par s'apercevoir qu'on va leur confisquer leur Républi- que, s'ils n'y mettent bon ordre. Tout le mouvement tlo défense républicaine

est né de là, et si la France est sauvée du lon^ complot de la réaction, c'est à l'affaire Dreyfus qu'elle le devra.

Je souhaite que le gouvernement mène à bien cette tâche de défense ré- publicaine qu'il vient d'invoquer, pour obtenir des Chambres le vote de sa loi d'amnistie. C'est le seul moyen dont il dispose pour être enfin brave et utile. Mais qu'il ne renie pas l'af- faire Dreyfus, qu'il la reconnaisse comme le plus grand bien qui pouvait arriver à fa France, et qu'il déclare avec nous que, sans l'affaire Dreyfus, la France serait sans doute aujour- d'hui aux mains des réactionnaires.

Quant à la question qui m'est per- sonnelle, monsieur le président, je ne récrimine pas. Voici quarante uns bien- tôt que je fais mon oeuvre d'écrivain, sans m'inquiéter des condamnations ni des acquittements prononcés sur mes livres, laissant à l'avenir le soin de rendre le jugement définitif. Un procès resté en l'air n'est donc pas lait pour lia'émouvoir beaucoup. C'est une affaire de plus «rue demain ju- gera. Et, si je regrette l'éclat de vérité désirable qu'un nouveau procès aurait pu faire jaillir, je me console en pen- sant que la vérité trouvera sûrement une autre voie pour jaillir quand même.

Je vous avoue pourtant qne j'aurais été curieux desavoir ce qu'un nouveau jury aurait pensé de ina première con- damnation, obtenue sous la menace des généraux, armés comme d'une massue du terrible faux Henry. Ce n'est pas qu'en un procès purement politique, j aie grande confiance dans le jury, si facile à. égarer, à terroriser. Mais, tout de même, c'était une leçon intéressante, ces débats qui repre- naient, lorsque l'enquête de ia Cour de cassation avait lait la preuve de toutes les accusations portées par moi. Voyez-vous cela? un homme condamné sur la production d'un faux, et qui revient devant ses juges, lorsque le faux est reconnu, avoue! an homme qui en a accusé d'autres, sur «les dont une enquête de ia Cour suprême a désormais prouvé l'absolue vérité t J'aurais passé là quelques heures agréables, car un acqnittement m'au- rait fait plaisir; et, s'il y avait en con- damnation encore, la bêtise lâche on la passion aveugle ont une beauté spéciale qui m'a toujours intéressé.

Mais il faut préciser un peu, mon- sieur le président. Je ne vous; écris que pour terminer toute cette affaire, et il est bon que je reprenne devant vous les accusations que j'ai portées devant M. Félix Faure, pour bien éta- blir définitivement qu'elles étaient jus- tes, modérées, insuffisantes même, et que la ioi de votre gouverne ment n'amnistie en moi qu'un innocent.

J'ai accusé le lieutenant-colonel du Paty de Clara « d'avoir été l'ouvrier diabolique de l'erreur judiciaire, en inconscient, je veux le croire, et d'a- voir ensuite défendu son oeuvre né- faste, depuis trois ans, par les machi- nations les pins saugrenues et les plus coupables ». - N'est-ce pas? c'est dis- cret et courtois, pour qui a lu le rap- port da terrible capitaine Cuignet, qui, lui, va jusqu'à l'accusation de faux.

J'ai accusé le général Mercier n de s'être rendu complice, tout au moins par faiblesse d'esprit, d'une des plus grandes iniquités du siècle ». - ici. je fais amende honorable, je retire ia faiblesse d'esprit. Mais, si le générai Mercier n'a pas l'excuse d'une intelli- gence affaiblie, sa responsabilité est donc totale dans les actes à son compte que l'enquête de la Cour de cassation a établis, et que lo Code qualifie de criminels.

J'ai accusé le général Billot « d'à- . voir eu entre les mains les preuves certaines de l'innocence de Dreyfus et de les avoir étouffées, de s'être rendu coupable de ce crime de lèse-huma- nité et de lèse-justice, dans un but politique et pour sauver l'Etat-Major compromis ». - Tous les documents connus aujourd'hui établissent que le généra! Billot a été forcément au cou- rant des manoeuvres criminelles de ses subordonnés; et j'ajoute que c'est sur son ordre que le dossier secret de mon père a été livré à un journal im- monde.

J'ai accusé le général de Boisdeffre et le général Gonse a de s'être rendus complices du même crime, l'un sans doute par passion cléricale, l'autre peut-être par cet esprit de corps qui fait des bureaux de la guerre 1 arche