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Titre : Mélanges de politique et d'histoire. 2 / Stendhal ; établissement du texte et préfaces par Henri Martineau

Auteur : Stendhal (1783-1842). Auteur du texte

Éditeur : Le divan (Paris)

Date d'édition : 1933

Contributeur : Martineau, Henri (1882-1958). Éditeur scientifique

Notice d'ensemble : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb421257234

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb324250704

Type : monographie imprimée

Langue : français

Format : 2 vol. (X-225, 320 p.) ; 15 cm

Description : Collection : Le Livre du divan

Description : Appartient à l’ensemble documentaire : GTextes1

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k6916h

Source : Bibliothèque nationale de France

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 15/10/2007

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LE LIVRE DU DIVAN

STENDHAL

MÉLANGES DE

POLITIQUE

ET D'HISTOIRE ÉTABLISSEMENT DU TEXTE ET PRÉFACES PAR HENRI MARTINEAU

PARIS

LE DIVAN LE DIVAN 37, Rue Bonaparte, 37

MCMXXXIII


MÉLANGES DE POLITIQUE ET D'HISTOIRE. II. 1



MÉLANGES

DE POLITIQUE ET D'HISTOIRE

II



STENDHAL

MÉLANGES DE

POLITIQUE ET D'HISTOIRE II

D

PARIS

LE DIVAN

37, Rue Bonaparte, 37

MOMXXXIII



HISTOIRE

DE LA GUERRE DE SUCCESSION



Dans la seconde moitié de l'an 1808, Henri Beyle, d Brunswick, entreprit d'écrire l'histoire de la Succession d'Espagne. Il avait des loisirs, il cherchait d se distraire aussi cette studieuse occupation ne sauraitelle nous surprendre. Dès 1803, il avait prévu qu'une partie de son activité littéraire serait pour l'histoire (Vid. supra, t. 1, p.15). D'autre part, c'est lui qui nous en avertit, ce travail est fait pour son ami, M. Si. et à sa requête.

Qui cache-t-il sous ces deux lettres Si. ? Faut-il lire St. et penser ci son ami le baron Frédéric de Strombeck ? c'est possible. Mais ce n'est qu'une hypothèse. Il ne semble pas par ailleurs que le travail de Beyle ait été poussé plus loin qu'à l'état d'ébauche où il nous est parvenu. Il utilise, résume, arrange divers auteurs, français ou étrangers, qui ont avant lui traité ce vaste sujet. Mais toujours, l'auteur de cette compilation inlervient à chaque page pour modifier sans gêne les textes qu'il s'approprie. C est déjà la méthode de composition qu'il utilisera bientôt pour sa Vie de Napoléon.

Le manuscrit que nous reproduisons se trouve à la bibliothèque municipale de


Grenoble, sous la cote R. 5896, tome 6. Il y a 74 f euillets écrits recto et uerso, en majeure partie par Stendhal et parfois par un copiste. Une phrase du Journal, à la date du 19 octobre 1808, nous apprend le nom de ce copiste « M. Kuster copie la bataille d'Oudenarde. »

Nous ne possédons plus en réalité avec le manuscrit de Grenoble qu'un fragmeni du travail exécuté par Stendhal. Ce fragment f ut commencé le 21 août 1808, et activement mené; le 28, la première moitié en est écrite. Quelque part, il renvoie à un cahier gris que nous n'avons pas.

D'autre part, la pagination du recueil qui nous a été conservé commence à la page 176 et ce manuscrit porte une division en chapitres dont les vingt-trois premiers nous manquent.

Si la première partie a été perdue, la fin sans doute ne fut jamais écrite. C'est ce qui semble ressortir tout au moins des lignes que Beyle a tracées dans la notice qu'il écrivit sur lui-même le 30 avril 1837 (Cf. Souvenirs d'égotisme, édition du Divan, p. 190) « En 1808, il commença au petit palais de Richemont (à dix minutes de Brunswick), qu'il habitait en sa qualité d'intendant, une histoire de la Guerre de la Succession en Espagne. »

En dehors de ces lignes, il ne paraît pas


que Stendhal ait parlé de son essai sur la Guerre de Succession d'Espagne ailleurs que dans le fragment de son Journal reproduit ci-dessus et dans cet autre qui est daté du 28 octobre 1808

The history of the war of the Succession. Pensées que je ne mets pas dans les grands cahiers sur lesquels mon secrétaire copie

Il faut se figurer le gouvernement de Louis XIV comme une droite

Louis XIV

ABC D E

A, est Louis XIV.

E, l'événement.

B, Mme de Maintenon.

C et D, des effets que ni le roi ni elle ne prévoient et qui poussent l'événement E. Exemple Louis XIV trompé, Mme de Maintenon y contribuant, chasse les protestants c'est B. Ils indignent l'Allemagne c'est C. Guillaume III est D. De tout cela l'événement E, qui est l'Europe résiste à Louis XIV, chose impossible sans B, C, D.

Ce sont ces ré flexions personnelles que Beyle ne peut se tenir, en dépit de ses résolutions, de mêler à son texte, qui en font la


valeur et qui nous intéressent à l'égal de ses procédés de composition. Ceux-ci sont déjà les mêmes qu'il mettra en œuvre pour son Histoire de la Peinture en Italie ou la Vie de Napoléon. Il cite abondamment les auteurs, comme Quincy, auxquels il ne prend presque rien, tandis qu'il ne mentionne qu'à peine par exemple les Mémoires du Prince Eugène qu'il pille constamment. Il emprunte de toutes mains, mais il ne s'en laisse pas aisément conler. Aucun prestige ne lui en impose il cherche avant tout la raison des choses et il n'a sa sympathie pour les auteurs, quelle que soit la nation à laquelle ils appartiennent, qu'd proportion de leur intelligence. Si Slendhai n'est pas encore né, le beylisme est déjà en œuvre: nous y découvrons dès maintenant un historien d'une assez rare impartialité.

H. M.


HISTOIRE

DE LA GUERRE DE SUCCESSION

THE HISTORY OF THE WAR OF SUCCESSION 21th, 1808

GUILLAUME arriva à Londres vers le commencement de novembre, au milieu de cet enthousiasme de haine pour la France. Il parut le ranimer. Il venait d'être retenu plus d'un mois à la Haye par des accidents si graves qu'on avait cru que c'était la fin. Il ne se faisait pas d'illusion. On lui parlait un jour des avantages que le prince Eugène remportait en Italie sur les Français il répondit en souriant faiblement « C'est une belle chose que d'être jeune. » Il dit quelque temps après au comte 1. Extrait made for my friend M. Si. at his request.


de Portland « Je me trouve d'une extrême faiblesse, je ne verrai pas l'été prochain, mais n'en parlez pas que je ne sois mort. » Son extrême faiblesse ne l'empêcha point de suivre les affaires avec activité. Il avait à examiner en arrivant à Londres s'il continuerait cette année le Parlement qui s'était si mal conduit l'hiver précédent, ou s'il en convoquerait un nouveau. Il fit demander secrètement à quelques-uns de ceux qui avaient mené les affaires dans la dernière séance 1, quelles mesures ils croyaient que prendrait le Parlement, s'il était convoqué. Quelquesuns répondirent d'une manière équivoque. D'autres avouèrent franchement qu'ils recommenceraient où ils en étaient demeurés, et qu'ils pousseraient les accusations. Quand ils auraient montré de meilleures dispositions, il était de l'intérêt de Guillaume de profiter de l'indignation que la reconnaissance de Jacques III par le roi de France avait donné à la nation et du mécontentement général que la conduite du Pailement dans sa séance précédente avait inspiré, pour obtenir une députation plus opposée à la France et moins occupée d'intérêts particuliers. Il convoqua un nouveau Parlement, mal1. Burnet, V, 80, tr.


gré la vive opposition de quelques-uns de ses ministres Tories dont plusieurs quittèrent 1.

La conjoncture sembla si critique et si décisive aux deux partis qu'ils déployèrent tout ce qu'ils avaient de force. A tout prendre il parut que les amis du roi auraient le dessus, mais le parti contraire fut cependant assez puissant pour l'emporter dans le choix de l'orateur, et dans la décision des élections disputées. Southwork, la partie méridionale de Londres se distingua en cette occasion par l'instruction qu'il donna à ses députés. cc C'est une chose constante, MM., que depuis plus de quarante ans le roi de France affecte la monarchie universelle, qu'il a instamment poursuivi ce dessein par toutes sortes de violences et d'injustices, et qu'il n'a regardé ses promesses, ses serments, ses traités, la religion même, que comme autant de moyens imposants de tromper ceux qui comptaient sur lui, et de les faire tomber dans ses pièges. »

Ici se trouve une récapitulation complète de la conduite politique de Louis XIV jusqu'à la paix de Ryswick.

cc Le Roi de France s'est mis lui-même 1. Baert, explication des élections.


en possession de la monarchie espagnole que le duc d'Anjou est réduit à gouverner comme s'il n'était que le vice-roi de son aïeul afin d'en obtenir des secours, et dans la crainte de perdre un meilleur royaume 1.

» Enflé de ce succès, il s'est donné un vice-roi pour d'autres royaumes, car on ne peut appeler autrement ce qu'il a fait en conférant le titre de notre souverain au prétendu Prince de Galles. Certes notre condition serait bien malheureuse si nous devions être gouvernés au gré d'un Prince qui a employé le fer, le feu, les galères pour détruire les protestants de ses états. Nous ne pouvons nous flatter qu'il eut pour nous plus de tendresse que pour ses propres sujets.

» Nous sommes sûrs que vous ne vous liguerez ni avec les ennemis du Roi, ni avec les avocats de la France, pour embarrasser les délibérations publiques.

» Nous vous prions, messieurs, de ne point vous laisser tromper par aucune offre du roi de France, et de ne pas différer sous ce prétexte de fournir les subsides nécessaires jusqu'à ce que ce prince ait pleinement satisfait l'Empereur sur ses prétentions à la couronne d'Espagne, et 1. Cont. de Toyras, XI, 434.


S. M. sur l'injure qu'il a faite à sa personne et à son peuple 1. »

On peut regarder ces instructions comme l'expression de la manière de penser du parti Whig que nous allons voir triompher pendant plusieurs années de suite. Robert Harley ayant encore été nommé orateur contre le désir de la cour, le roi approuva ce choix, se rendit au Parlement et parla ainsi 2

« Je m'assure que vous avez apporté à cette assemblée une exacte connaissance du danger que nous courons et que vous conservez des dernières démarches du roi de France le ressentiment que mon peuple a si pleinement et si universellement fait éclater dans les adresses qu'il vient me présenter.

? Déclarer roi d'Angleterre le prétendu prince de Galles ce n'est pas seulement le comble des injures pour ma personne et pour la nation entière, c'est encore un procédé qui touche de si près quiconque a à cœur la religion protestante, aussi bien que le repos et le bien être de la patrie pour le présent et pour l'avenir, que je n'ai que faire de vous presser d'y donner une sérieuse attention.

» Le roi de France en élevant son petit1. Cont. de Toyras, XI, 434.

2. Voir l'original anglais et retraduire.


fils sur le trône d'Espagne s'est mis en état d'opprimer le reste de l'Europe à moins qu'on ne prenne contre lui de promptes et fortes mesures. Sous ce prétexte il est le véritable maître de l'Espagne. Il a réduit cette monarchie à dépendre de la France. Il dispose d'elle comme de ses états mêmes, et par là il a tellement investi ses voisins qu'en laissant à l'état présent des affaires le nom de paix, il les expose aux frais et aux inconvénients de la guerre.

» Cette situation intéresse sensiblement l'Angleterre par rapport à notre commerce qui bientôt deviendra précaire dans ses principales branches par rapport à la paix intérieure et à la sureté du royaume qui ne sauraient subsister longtemps1, et enfin par rapport à la part que l'Angleterre doit prendre à la conservation des libertés de l'Europe.

» Pour prévenir la calamité générale dont elle est menacée par la puissance exorbitante de la France, j'ai conclu plusieurs traités conformément aux requêtes des deux chambres du Parlement. Je vous les ferai communiquer. Je ne doute point que vous ne me mettiez en état de les accomplir. Je négocie encore 1. Voir l'original, ce passage me semble mal raisonné.


d'autres traités dont je vous donnerai communication dès qu'ils seront achevés. » Il est à propos de vous avertir que l'Europe entière a les yeux tournés sur ce Parlement. Les affaires demeurent toutes en suspens, jusqu'à ce que vos résolulutions soient connues. Il n'y a point de temps à perdre.

» Vous avez encore par la grâce de Dieu les moyens de vous assurer à vous et à votre postérité le paisible exercice de votre religion et de vos libertés, pourvu que vous ne vous trahissiez pas vous-mêmes et que vous fassiez voir l'ancienne vigueur des Anglais. Mais je vous dis franchement ma pensée, si vous laissez perdre cette occasion vous n'avez pas lieu d'en attendre une autre.

» Pour vous acquitter de ce qui vous convient, il est nécessaire que vous ayez de puissants armements sur mer, qu'il soit pourvu à la sureté de nos vaisseaux dans les ports, et que nous ayons par terre des forces proportionnées à celle de nos alliés. »

Les deux Chambres répondirent à ce discours par des adresses où l'on abjurait de la manière la plus formelle le Prince de Galles.

Elles approuvaient les divers traités que le roi avait faits. Elles demandèrent


seulement qu'il y fit insérer un article portant qu'on n'entendrait à aucune paix avec la France qu'elle n'eût réparé l'injure faite à Guillaume et à l'Angleterre en reconnaissant le prétendu Prince de Galles sous les titres de roi d'Angleterre, d'Ecosse et d'Irlande. La chose fut peu après proposée aux alliés qui l'agréèrent. Le Roi par ces traités était obligé de fournir quarante mille hommes pour servir dans les armées de terre et. sur mer, comme nous l'avons vu1.

Tout fut approuvé.

On passa un acte d'attainder contre le prétendant, c'est-à-dire qu'il fut condamné à mort par un bill particulier, passé dans les deux chambres et approuvé par le Roi.

On proposa ensuite dans la chambre haute de présenter à la nation la formule d'un serment volontaire par lequel 1° on abjurait le prince de Galles.

on reconnaîtrait Guillaume et ses héritiers désignés dans l'acte de succession en qualité de Roi de droit et légitime (rightful and lawful2).

Ce serment excita les plus vifs débats dans les deux chambres. Le parti tory 1. Mettre cela dans le texte de la grande alliance inséré plus haut, page.

2. Burnet, V 59.


s'y opposa avec véhémence. Il disait que le gouvernement présent était déjà fondé sur un autre serment et que tout serment libre est illégitime, puisque suivant la volonté de Dieu exprimée dans le Décalogue, la seule manière légitime de jurer, c'est quand nous en sommes requis. On répondit1 qu'autrefois le serment de fidélité était court et simple, parce qu'on ne croyait pas alors que les princes eussent d'autre autorité sur leurs sujets que celle que les lois leur avaient donnée. Mais depuis peu de nouvelles opinions s'étaient introduites, de je ne sais quel droit divin inconnu aux temps anciens, il était nécessaire de savoir qui parmi nous embrassait ces opinions-là. Le gouvernement avait d'abord voulu réunir tous les partis en ne s'occupant point de ces opinions. Mais les effets n'avaient point répondu à son attente. On avait établi une distinction de toutes parts entre le Roi de droit et le Roi de fait. On finit par passer ce serment en loi, et on le déclara obligatoire.

On trouve encore de nos jours dans la nation anglaise des restes de l'argumentation de l'Ecole. Ils se sont incorporés ainsi que la Bible avec le sérieux et l'éner1. Burnet, V, 86.


gie qui sont dans le caractère national et l'on est tout surpris de voir des gens très sensés se tromper sur des choses évidentes à force de raisonner longuement. On peut juger des énormes discussions que tous ces principes devaient produire il y a cent ans.

XXV

19 mars 1702.

Tout cet hiver Guillaume III avait paru se remettre. Il s'était occupé à orner les appartements de Hampton-court. Ce palais lui plaisait, il y allait une fois la semaine et souvent il faisait à cheval le tour du parc. A la fin de février, comme il prenait cet exercice, le cheval qu'il montait mit le pied dans un trou de taupe et broncha. Le roi tomba et se cassa la clavicule. Sa chute ne parut pas lui avoir fait d'autre mal et ses forces étaient d'ailleurs tellement diminuées qu'on ne trouva pas prudent de le saigner. L'os fut bien remis. L'on crut qu'il n'v avait aucun danger et le roi fut porté cette même nuit à Kensington.

Ce prince avait senti lui-même tout cet hiver qu'il déclinait beaucoup. Il


dit au comte de Portland avant et après sa chute qu'il était un homme mort. Ce n'étaient pas ses jambes ou en dernier lieu son cou qui lui donnaient cette opinion, il sentait qu'intérieurement tout était en mauvais état, et il ne se croyait pas en état de soutenir une nouvelle campagne.

Le 3 de mars le roi eut un accès de fièvre, mais il lui parut si peu considérable qu'il n'en dit rien la fièvre revint les jours suivants. On publiait cependant tous les jours que les accès diminuaient, mais le vendredi, il avait une si grande difficulté de respirer et son pouls était si faible qu'il parut dangereusement malade aux personnes qui l'entouraient. Il avait envoyé en Hollande le comte d'Albemarle afin de tout préparer pour ouvrir la campagne de bonne heure. Le comte revint le 7 de mars au matin avec des nouvelles extrêmement favorables. L'air glacé avec lequel le Roi le reçut fit voir qu'il n'y avait plus rien à espérer il dit au comte en français « Je tire vers ma fin. 2 »

[L'acte du subside et celui de l'abjuration étaient prêts, il n'y manquait plus que le consentement du Roi.]

1. Burnet V, 94.

2. Mémoires de Berwick, 493, note 1.


Le samedi les forces du roi étaient diminuées à vue d'œil et sa difficulté de respirer augmentait. Deux évêques vinrent l'assister, il ne répondit pas à leurs prières, mais prit le viatique. Il fit venir ensuite le comte d'Albemarle (Keppel) et lui donna la clef de son cabinet et de son secrétaire en lui disant qu'il savait ce qu'il en devait faire. Il remercia mylord Ouwerkerk, son aide de camp de ses longs et fidèles services, il prit congé du duc d'Ormonde qui était présent et demanda le comte de Portland (Bentinck). Mais avant qu'il fut venu le Roi avait perdu la voix, il lui prit la main et la porta sur son cœur avec tendresse. Vers les huit heures il commença à ne plus respirer qu'avec une extrême difficulté et bientôt après il expira. Il avait cinquante-deux ans et il en avait régné treize1.

Quelque temps auparavant le comte de Portland cherchant à porter le Roi, par la considération du bon état où se trouvaient alors ses affaires tant au dedans qu'au dehors du Royaume, à prendre plus de courage, ce prince lui répondit qu'il savait qu'il avait toujours regardé la mort sans nulle terreur, que quelquefois il eût été bien aise qu'elle le délivrât de 1. Bnrnet, V, 98.


tous ses soucis, mais qu'il avouait que maintenant il voyait une nouvelle scène et aurait pu souhaiter de vivre un peu plus longtemps1.

XXVI

Beaucoup d'hommes ont fait de grandes choses, peu des choses utiles, et infiniment peu en les faisant ont sacrifié leur intérêt à celui de leur nation 2.

Henri IV, ce roi si chéri des Français, se montra grand capitaine, mais en les conquerrant. S'il eût été tué à Montcontour Mayenne eût régné. Probablement son gouvernement n'eût pas valu celui du seul Roi dont le pauvre ait gardé la mémoire, mais enfin le bien qu'il n'aurait pas fait et qu'on doit à Henri, vaut-il les dix ans de guerre civile par lesquels il fut acheté ? Henri meurt, enlevé à la France, tout rentre dans la parité. Le fils de Mayenne eût valu Louis XIII.

1. Burnet, V, 69.

2. 22 août. Théorie philosophique une chose est estimable comme difficile, 2° utile, 3° vertueuse. Celle qui réunit ces trois qualités est parfaite. Frédéric eut la première Guillaume la première et la deuxième, mais la première d'une manière moins brillante que Frédéric.

3. Voir l'Esprit de la Ligue.


Frédéric II prit un peuple qui n'était ni plus heureux ni plus malheureux que ses voisins. Il fit avec cet instrument des choses presque au-dessus de l'humanité. Enfin il le quitta après qu'il lui eut servi quarante-six ans à faire voir le plus grand caractère de l'histoire moderne. Il laisse ce peuple un peu moins heureux peut-être qu'à son avènement.

Du moins il en avait fait une grande puissance, mais cet homme si sensé dans les entreprises qu'il termina de son vivant, laisse un royaume qui peut aller si un homme de génie lui succède. C'est-à-dire si l'on voit un quine sortir de la loterie, ou quelque chose de plus rare.

Vingt ans après sa mort, son ouvrage est détruit en sept jours.

Guillaume fut grand en politique comme Frédéric les armes à la main. Quiconque le verra naître presque simple particulier au milieu de républicains soupçonneux et s'en rendre le maître, se faire ensuite désirer par les Anglais, ce peuple si peu enthousiaste de quelques hommes que ce soit et encore moins des princes, s'embarquer, être repoussé par la tempête, se rembarquer encore, faire sa descente et se faire déclarer Roi dans Londres, sans se servir de son armée et sans s'être exposé au hasard d'une bataille, de là réunir


deux fois l'Europe contre Louis XIV, régner par l'estime qu'on a pour lui sur tout ce qui n'est pas France, mourir enfin après avoir préparé à son ennemi une guerre qui, après sa mort, réussit comme il l'avait projeté, quiconque examine tout ce qu'il a fallu faire pour en venir à ces fins trouvera peut-être que Guillaume mourant signant la grande alliance à La Haye en 1701, couronne une entreprise aussi difficile que Frédéric courant en poste l'Allemagne en 1760 pour battre successivement les armées du Roi de France, de l'Empereur d'Allemagne et de l'Empereur de Russie 2. Quelle que soit l'opinion qu'on ait des talents de Guillaume, le hasard en fit un homme plus utile à ses peuples que Frédéric aux siens. Il avait pris les Hollandais au moment d'être détruits par un vainqueur insolent, il les laissa à la tête d'une ligue par laquelle ils lui rendirent les angoisses qu'il leur avait fait souffrir. Il arracha la couronne d'Angleterre à un homme qui voulait détruire l'heureuse constitution de ce pays, et qui allait en être empêché par une guerre civile 3. 1. Dalrymple Le Congrès où on lui donne la première place.

2. Voir Archenholz.

3. Y a-t-il dans les auteurs de Louis XIV être empêché avec oe régime?


Sous son règne cette constitution fut perfectionnée, et il laissa son peuple engagé dans une guerre nécessaire qui par les précautions qu'il avait prises devait (en 1709) être heureuse et qui atteignit son but.

Guillaume voulut avoir une grande place et il y parvint. Les intérêts de sa grandeur se trouvèrent presque toujours conformes avec ceux de ses peuples, et ils furent bien gouvernés1. Mais l'éclat de la couronne le paya de ses soucis et ses peuples ne lui devaient rien, quand il descendit dans la tombe 2

XXVII3

Dès que Guillaume III fut mort, les conseillers privés allèrent en corps rendre leurs devoirs à la Princesse Anne Stuart que cet événement appelait au trône. C'était la cadette des deux filles que le roi Jacques II, n'étant que duc d'York, avait eues de Mme Hyde sa première femme 4. Elle entrait alors dans sa trentehuitième année. La Reine répondit à ces 1. n ne réunit pas les partis, sa grande faute. Mais c'était bien difficile.

2. Ça a-t-il le degré d'obscurité convenable ?

3. 23 août.

4. Burnet, V, 78.


premiers hommages par un discours parfaitement convenable. Elle marqua beaucoup de respect pour la mémoire du feu Roi et dit qu'elle avait dessein de suivre les mesures qu'il avait prises pour la conservation de l'Eglise et de l'Etat, contre l'accroissement du pouvoir de la France, et pour le maintien de la succession dans la ligne protestante. Elle prononça ces paroles avec beaucoup de poids et d'autorité, mais avec une douceur dans la voix et une grâce dans la prononciation qui, jointes à une très belle figure, ajoutaient beaucoup de vie à ce qu'elle disait.

Deux jours après Anne alla au Parlement, elle y répéta avec plus d'étendue ce qu'elle avait dit au Conseil privé. Toute l'Angleterre lui fit des adresses. Elle y répondit avec beaucoup de civilité. Elle écoutait avec attention tout ce qu'on lui disait, et elle reçut tous ceux qui vinrent lui faire leur cour avec tant de grâces que l'on fut généralement enchanté de son air obligeant et que l'on vanta sa bonté. Le contraste de ces manières avec celles du feu Roi en augmentait encore le prix. Le contraste s'étendait à tout. C'avait été un grand homme, le caractère et l'esprit de la nouvelle Reine étaient vulgaires, mais elle avait pour


amie intime, un de ces caractères forts qui dominent despotiquement sur tout ce qui les entoure. Je veux parler de la Duchesse de Marlborough 1. Il paraît que l'amitié entre ces deux femmes alla jusqu'à la passion, du moins du côté de la Reine2. La différence que leur rang semblait mettre entre elles importuna cette princesse. Elle chercha cette égalité sans laquelle elle ne croyait pas pouvoir trouver une amie. Dans cette idée, pour bannir toute gêne même de leur correspondance elle proposa un jour à Mme de Marlborough que lorsqu'il leur arriverait d'être séparées l'une de l'autre, elles s'écrivissent sous des noms supposés. Ceux de Morley et de Freeman lui plurent Mme de Marlborough choisit celui de Freeman. Depuis ce temps Mesdemoiselles Morley et Freeman commencèrent à vivre en égales. Ce qui prouve que la Reine avait un cœur fait pour l'amitié, c'est que cela dura.

Mme de Marlborough n'avait jamais 1. Burnet, III, 215.

Sarah Jennings, née le 29 mai 1660, épouse Jean Churchill en 1681, meurt en 1741. Elle avait été attachée au service de la Reine, longtemps avant que l'on pût prévoir que cette princesse monterait un jour sur le trône. Elle la dirigea bientôt en tout.

2. Mémoires de Milady M., 13.

3. Bumet, Y, 109.


lu que des romans 1 et ne savait un mot de rien, pas même de l'histoire d'Angleterre. Elle et son mari prouvent bien contre les pédants que la science des livres est peu utile dans les affaires, et que c'est la force du caractère qui fait tout.

La duchesse de Marlborough était amie ardente et franche, violente et soudaine dans ses résolutions. Sa manière de parler était impétueuse. Quoique vivement agitée par ses passions, elles ne lui faisaient voir mal aucune des circonstances des choses, et elles les apercevait toutes. On la trouvait orgueilleuse et insolente de sa faveur. Peut-être l'eût-elle été sans cela. Du reste elle n'employait pour la conserver aucun des ménagements et des petites adresses communes dans les cours. Elle ne flattait ni n'assiégeait la reine. C'était un de ces caractères violents qui ne peuvent fléchir et qui font tout plier.

Dès les premiers jours de son avènement au trône, la Reine envoya le comte de Marlborough en Hollande pour donner aux Etats les plus fortes assurances qu'elle soutiendrait les alliances contractées par le feu Roi et qu'elle ferait tout ce que les intérêts communs de l'Europe exigeraient. 1. Mémoires de Milady Marlborough, 14.


La mort de Guillaume paraissait devoir tout changer en Europe. On s'en nattait en France. Mais il se trouva qu une princesse à laquelle personne n'avait fait attention jusqu'alors, même en Angleterre, avait une favorite dont le mari avait du génie pour la guerre. Il se mit en peu de temps la place de Guillaume1. La coalition était formée, le travail du politique était fini, celui du général allait commencer, et ce simple particulier que le hasard appelait à influer sur les destinées de l'Europe se trouva [réunir] un grand génie pour la guerre à des talents politiques égaux peut-être à ceux de Guillaume. Il partit pour la Hollande.

On v était consterné. A la première nouvelle de la mort de Guillaume, les membres des Etats se rassemblèrent en tumulte. Ils s'embrassaient les uns les autres, en se promettant d'oublier toutes leurs dissensions domestiques. La présence du comte de Marlborough et les assurances dont il était le porteur calmèrent leurs agitations. Ils traitèrent le comte avec la plus entière confiance, et une parfaite correspondance s'établit dès lors entre eux.

[Anne avait été d'abord brouillée avec 1. Burnet, V, 112.


la Reine sa sœur et le roi Guillaume. Réconciliée avec celui-ci depuis la mort de sa femme, elle en était traitée avec froideur. Le seul plaisir qu'il lui eut fait avait été de nommer l'année précédente le Comte de Marlborough au commandement des troupes qu'on avait envoyées au secours des Etats. Les Whigs avaient entièrement négligé cette princesse. Les Tories avaient fait grand bruit de leur zèle, cependant [ils] n'allaient guère chez elle. Il résulte de là qu'elle monta sur le trône avec des préventions contre les Wighs, mais sans amitié pour les Tories]1.

Elle regardait par conséquent les Whigs non seulement comme des républicains qui haïssaient jusqu'à l'ombre de l'autorité royale, mais aussi comme les ennemis acharnés de l'Eglise d'Angleterre, et ce mot Eglise avait un grand pouvoir sur cette Reine comme sur tous les Stuarts. [La reine nomma donc un ministère tory. Mais Mme de Marlborough résolut dès cette époque de la convertir au parti Whig et dès ce premier ministère elle obtint que son mari serait général en chef de l'armée de la Reine et le comte de 1. J'ai oublié in the William's character qu'il suivait son humeur en tout. Les petits pois. Mémoires de milady Mariborough, 131.


Godolphin grand trésorier]1. Le Comte y répugnait, mais la passion qu'il avait pour elle et les instances de mylord Mariborough qui ne voulait pas se charger du commandement de l'armée, s'il n'était pas sûr de l'exactitude des remises, le déterminèrent à accepter.

L'Ecosse, royaume à part, plein de gens courageux, divisés en factions violentes, offrait un champ facile aux intrigues de la France, et des ports au Prince de Galles. Sur la demande de la Reine le Parlement l'autorisa à nommer des commissaires chargés pour l'Angleterre de traiter de l'union des deux royaumes. Cette princesse en ayant aussi nomme en sa qualité de reine d'Ecosse, ils se réunirent à. et commencèrent cette négociation importante3.

Enfin la Reine communiqua aux deux Chambres le dessein où elle était de déclarer la guerre à la France. La résolution fut approuvée et cet acte proposé depuis dix-huit mois eut enfin lieu le 4 mai 1702. [Mais la guerre se faisait déjà depuis un an en Italie. Un des grand personnages 1. Le comte avait été ou était, je n'ai que le mot de Swift, la passion du C. pour Mme de Marlborough, et celui de Feuquières.

2. Elle avait 42 ans.

3. Burnet, III, 434.

Voir la fin de l'Histoire d'Ecosse de Robertson.


de cette histoire commençait à y développer ses talents.] Voyons la guerre d'Italie et le prince Eugène.

XXVIII

La guerre que Louis XIV avait à soutenir contre les puissances alliées était une guerre défensive. Son but devait être de soutenir quelques campagnes sans rien perdre de considérable. Il était probable qu'avant ce temps, sa politique trouverait les moyens de désunir ces puissances.

La guerre commença en Italie. Il fallait y défendre le royaume de Naples et le Milanais qui avaient reconnu Philippe V sans balancer. La puissance qui allait les attaquer était l'empereur Léopold.

La Lombardie allait être le théâtre de la guerre. C'est une immense et riche vallée dont le Pô occupe le fond et qui a cent lieues de long de Suse à Venise et en général trente-cinq à quarante de large. Elle est séparée à l'occident de la France, et au nord de la Suisse et de l'Allemagne par l'immense chaîne des Alpes, les plus hautes montagnes de l'ancien monde. La partie de la Lombardie qui


est sur la rive gauche du Pô est arrosée par de nombreuses rivières qui prennent

leur source dans les Alpes Suisses et Tyroliennes, et qui vont se jeter dans le Pô.


La plupart de ces rivières tombant d'abord dans des vallées dont elles n'ont pas encore miné les digues naturelles y forment des lacs. Tels sont ceux de Côme, de Garde, etc., d'où sortent le Tessin, l'Adige.

Une armée ne peut pas en général

passer ces rivières au-dessus des lacs, dans les gorges étroites et profondes au fond desquelles elles courent en torrents écumeux. Au sortir des lacs ce sont des masses d'eau profondes flanquées au nord par ces mêmes lacs, elles le sont au midi par le Pô. Elles sont depuis quatre siècles les bases des calculs mihtaires des armées françaises qui veulent conquérir la Lombardie et à qui elles présentent des obstacles, et des armées antrichiennes qui veulent la défendre et pour qui elles sont des barrières naturelles. Elles seraient très difficiles à franchir si le pays qui les environne était découvert et uni, mais il est coupé d'une infinité de canaux, et le climat chaud et humide donnant une grande force à la végétation, les plus petites haies y sont un obstacle et les moindres bois sont impénétrables.

Le Milanais occupe le milieu du côté

gauche de la vallée. Il est séparé des états de Venise par l'Adda1. Le duc de Man1. De la Torre, II, 266.


toue étant vendu au Roi de France, le pays qu'il avait à défendre se trouvait borné au levant par l'Adige qui le séparait des états de Venise et au couchant par le Tessin qui était la frontière du Milanais, et des états du duc de Savoie. Victor Amédée avait pu être l'allié de la France tant que le Milanais avait appartenu à une puissance ennemie. Le voyant actuellement occupé par Louis XIV il devait faire ses efforts pour qu'il lui fut enlevé. Environné par ce Prince et par le Roi son petit-fils, n'étant plus à craindre pour eux, il était anéanti ou du moins devenait leur vassal. Ce prince, le seul vraiment habile qui se trouvât alors dans le midi de l'Europe, gagna le titre de Roi à une guerre qui devait l'anéantir.

Le 15 avril 1701 Louis XIV lui adressa une commission de généralissime des troupes françaises en Italie. Le 16 M. le Maréchal de Catinat, général en chef, établit son quartier général à Castiglione sur la rive droite de l'Adige. Son armée était de trente mille hommes. Mais il avait affaire au duc de Savoie, généralissime qui le trahissait, au prince de VaudémontLorraine, gouverneur du Milanais, dont le fils, premier lieutenant général du prince Eugène, fut très exactement instruit


toute la campagne des moindres mouvements de l'armée française, enfin à M. de Tessé, capitaine général, commandant sous lui, fort bien à la cour, et qui comptait qu'en le faisant battre et renvoyer, il aurait sa place. Le caractère modeste et prudent de Catinat n'était point ce qu'il fallait avec de telles gens. On trouve que ce caractère, bon dans les monarchies pour parvenir jusqu'aux premières places, n'est point assez fort pour les remplir avec succès. Catinat qui n'allait à la Cour qu'officiellement, si l'on peut s'exprimer ainsi, n'osait se faire obéir de Tessé qui n'était que lieutenant général, mais qui, mêlé dans toutes les intrigues, protégé par la duchesse de Bourgogne et par Madame de Maintenon y était pour ainsi dire comme un homme de la maison.

Pour achever le malheur de Catinat, la Cour qui se laissait duper évidemment par le duc de Savoie et par le prince de Vaudémont, s'avisa de lui donner un plan de campagne.

Ce plan, conforme à la politique ou plutôt à l'indécision et à l'absence de toute vue qui dictait la conduite de la cour de Versailles depuis la surprise et le renvoi des garnisons hollandaises dans les Pays-bas, lui défendait de commettre les premières hostilités et surtout de


violer le territoire de la république de Venise. Le prince Eugène ne fut pas si scrupuleux. Il avait le bonheur d'être maître de son armée qui allait à vingtneuf mille hommes.

Il se hâta de gravir les Alpes tyroliennes dans lesquelles on aurait pu le renfermer. Ce prince, parvenu aux premières pentes du côté de l'Italie, envoya annoncer au Provéditeur général Molini qu'il se proposait de passer par les terres de la République et que s'il voulait, il pouvait lui envoyer un commissaire1. Ce que le provéditeur fit avec tout le respect convenable. Parti de Roveredo, bourg du Tyrol, le 20 mai, dès le 27 il était dans les plaines du Véronais.

Il s'agissait de passer l'Adige. Cette rivière qui court d'abord du Nord au Midi, un peu au-dessus de Vérone tourne tout à coup au Levant. Le prince Eugène occupa la rive orientale et, par la disposition du terrain, se trouva avoir son armée en demi-cercle, tandis que M. de Catinat, posté sur la rive droite, formait un croissant. Ainsi le général autrichien pouvait rassembler ses forces sur un point quelconque en moins de temps qu'il n'en fallait au Français pour s'y porter.

1. Histoire d'Eugène, 1, 84.


Peu de temps auparavant un détachement de cinquante grenadiers autrichiens était venu rôder autour d'un cantonnement français.

Les généraux français et espagnols envoyèrent sur-le-champ une note au prince Eugène dans laquelle ils portaient plainte de ce procédé « d'autant plus extraordinaire que pareille chose ne s'était jamais faite dans le temps de la meilleure union et de la plus profonde paix1.» Le prince Eugène répondit qu'il était surpris que les troupes de France s'émancipassent jusqu'à prétendre disputer le passage de l'Adige aux troupes de Sa Majesté Impériale, que d'ailleurs il trai-

terait en ennemis tout ce qui s'opposerait 1. Histoire d'Eugène, I, 85.


à lui, et les coups de fusil commencèrent. L'Adige avant de se jeter dans le Pô se réunit au Tartaro. Le canal blanc, coupe la pointe de terre formée par les deux rivières1 et les réunit. Le Prince Eugène mit des troupes dans cette île triangulaire et se mit à faire des démonstrations infinies sur toute sa ligne. Elles réussirent, Catinat se laissa aller à partager son armée en sept à huit corps tandis que le prince Eugène qui avait l'air aussi divisé que lui s'était ménagé des moyens de se rassembler promptement en deux corps. Catinat avait son quartier général à Rivoli 2 (C'est ce même Rivoli immortalisé un siècle plus tard par le plus grand des généraux). Excédé des criailleries du prince de Vaudémont qui ne cessait de dire que les Autrichiens allaient filer vers le royaume de Naples et y enlever Philippe V, il part le 8 juillet pour aller placer un corps de troupes à l'extrémité de son aile droite. Le prince Eugène informé à la minute de ce mouvement comme de tout ce qui se passait dans l'armée française réunit sur-le-champ la sienne. Elle se trouve ensemble le 8 au soir très tard. Il marche aussitôt, passe le Tartaro, n'y trouve personne et se dirige 1. Voir une carte.

2. A vérifier.


sur Carpi. Il était trois heures du matin et le jour commençait à paraître lorsqu'il est accueilli par un de ces orages si communs en Italie pendant l'été. La nuit revient plus sombre qu'elle .n'avait été, des torrents d'eau se précipitent sur sa colonne qui, n'ayant plus pour se conduire que la lueur des éclairs, est obligée de faire halte en plein champ. Une heure après le soleil paraît dans tout son éclat. Le prince Eugène avait détaché au commencement de la nuit M. de Commercy à la tête d'un gros corps de cavalerie. Ce corps qui avait pris entre Carpi et l'Adige devait le rejoindre derrière ce bourg, contribuer à sa surprise, et empêcher que le corps qui y était put être secouru par ceux qui se trouvaient à Legnago et tout le long de l'Adige et qui ne se doutaient de rien.

L'averse avait été telle que tout le pays que la colonne de M. de Commercy devait traverser se trouva inondé et si impraticable qu'il fut obligé de prendre un détour de plus de cinq lieues pour arriver à son rendez-vous 1. Le prince Eugène cependant arrive devant Carpi sur les cinq heures et n'aperçoit point la cavalerie. Il se détermine à attaquer, il trouve 1. Fenquières 332. Mémoires de Tessé, I, 200.


une forte résistance. M. de Tessé qui était à Legnago non seulement n'est pas coupé de Carpi, mais encore y arrive avec un renfort considérable. Le prince Eugène redouble d'efforts, il charge avec les cuirassiers de Vaudémont pour soutenir un régiment qui pliait et il est blessé enfin, après trois heures de combat, il bat complètement le corps de Carpi. Les Français surpris se conduisirent très bien ne pouvant plus résister ils sortent de Carpi, ils se replient sur Legnago, sur Rivoli qu'ils abandonnent, et ne rencontrent point la cavalerie de M. de Commercy. Tel fut ce combat deCarpi (9 juillet 1701) où les Français perdirent douze ou quinze cents hommes et qui aurait été une grande bataille, décisive contre eux et uniquement par la force des manœuvres sans l'accident arrivé au corps de M. de Commercy.

Une fois les Allemands en deça de l'Adige, les Français et les Espagnols n'eurent plus d'autre parti à prendre que de se replier sur le Mincio, rivière qui coule parallèlement à l'Adige et quinze lieues en deçà.

Lorsque le Maréchal rejoignit l'armée battue, Tessé et Vaudémont allèrent jusqu'à lui faire un crime de la tristesse assez naturelle qui paraissait sur son visage.


Ils en conclurent dans leurs lettres qu'il sentait lui-même que les progrès des Allemands n'étaient que les résultats de ses fautes 1.

On juge de la manière dont ils firent retentir à Versailles un événement aussi considérable en lui-même que le passage de l'Adige, et des beaux projets militaires qu'ils démontraient dans leurs lettres, au Roi et au ministre de la guerre, ancien conseiller au Parlement. Nous avons ces lettres. Nous avons aussi celles de Catinat. Assurément il aurait été bien pardonnable d'éclater en voyant le guêpier où il était plongé. Bien loin de là, on voit qu'il prend la résolution de ne plus céder aux opinions de MM. de Vaudémont et de Tessé qui avaient d'abord jugé utile de partager les troupes en plusieurs corps, il veut les tenir rassemblées, afin qu'elles ne soient pas exposées une seconde fois à être battues en détail comme à Carpi, car, dit-il, sans la valeur des troupes, on ne sait ce que faut cela serait devenu 2.

Le 10 août le comte de Tessé écrit à M. de Chamillard «Je suis au désespoir, je suis fou de tout ceci, le maréchal n'y est plus il n'y a plus personne au logis. Envoyez-nous un autre général, 1. M. de Tessé, I, 201.

2. Mémoires de Tessé, I, 203.


quel qu'il soit et nous lui ferons encore faire une belle campagne1.»

Ils finirent par dire que Catinat avait été si fort affecté de la mort de son frère que la tête lui en avait tourné. Ce bruit alla jusqu'au Roi. Pendant ce temps Madame de Maintenon l'accusait auprès de ce prince d'un autre malheur qui le rendait bien plus incapable de commander l'armée. C'était d'être incrédule et peutêtre même janséniste2.

Enfin le Roi, le 4 août, écrit au Maréchal de Villeroy, qui était sur la Moselle, de partir sans dire mot, aussitôt son courrier reçu et de venir recevoir ses ordres. Il arrive à Marly où son arrivée étonne tout le monde 3. Il fut quelque temps chez Madame de Maintenon avec le Roi, Chamillard y vint ensuite, et comme le Roi sortit pour se mettre à table on sut que Villeroy allait commander en Italie, où Catinat servirait sous lui comme moins ancien. La surprise fut complète à la fin du souper. M. de Duras qui était de quartier vient à l'ordinaire se mettre derrière le Roi. Un instant après un brouhaha qui se fit entendre dans la salle, annonça le maréchal de Villeroy, qui était 1. Ibid.

2. Ibid., I. 209.

3. S[aint-] S[imon], IV, 9.


allé manger un morceau et qui revenait voir sortir le Roi de table, et arriva enfin auprès de M. de Duras avec cette pompe dans laquelle on le voyait baigné. M. de Duras qui ne se contraignait pas, même pour le Roi, écouta un instant le bourdon des applaudissements, puis se tournant brusquement vers le Maréchal de Villeroy et lui prenant le bras « M. le Maréchal, lui dit-il tout haut, tout le monde vous fait des compliments d'aller en Italie, moi j'attends à votre retour à vous faire les miens. » Il se mit à rire et regarda la compagnie. Villeroy demeura confondu sans proférer un seul mot et tout le monde sourit. Le Roi ne sourcilla pas et Villeroy se rendit à sa destination.

XXIX

Le 10 août [1701] le Roi écrit au Maréchal de Catinat pour lui témoigner son mécontentement de ce qu'il a perdu plusieurs occasions de combattre les ennemis quoique son armée soit plus nombreuse et mieux approvisionnée que la leur et que d'après cette conduite on ne peut espérer que les choses aillent mieux. Il mande le 21 au Prince de Vaudémont qu'il


ne doute pas que la présence de Villeroy ne fasse tout changer de face.

On trouve dans les lettres de Catinat à sa famille « Je me suis dit à moi-même toutes les raisons qu'a le Roi d'envoyer M. le Maréchal de Villeroy en Italie. Cette réputation qui dans le courant de ma vie m'a coûté tant de sueurs se trouve flétrie. J'étouffe la disgrâce où j'ai le malheur d'être tombé pour avoir l'esprit plus libre dans l'exécution des ordres de M. de Villeroy je me mettrai jusqu'au cou pour l'aider. Les méchants seraient outrés s'ils savaient jusqu'où va mon intérieur sur ce sujet. »

Le prince de Vaudémont se hâta d'assurer 1 les 25, 27 et 29 août dans ses lettres au Roi et à M. de Chamillard que l'arrivée de M. de Villeroy qui n'avait encore rien fait produisait déjà un très bon effet dans le Milanais et un heureux changement dans les affaires. Chamillard lui écrivait en même temps le 27 que M. de Villeroy serait aussi empressé de marcher aux ennemis qu'on l'avait été auparavant de les éviter.

Dans tout cet état-major de l'armée le seul malheureux était le comte de Tessé, trompé dans ses espérances et se voyant 1. Mémoires de Tessé, I, 215.


un autre général au lieu de l'être lui-même. Un autre homme que Catinat aurait pu augmenter encore ses petits chagrins. Le chevalier de Tessé, frère du comte, mourut il avait un secrétaire qui vint offrir ses services à Catinat, en lui promettant de lui découvrir les trames les plus secrètes de ses ennemis. Le Maréchal le renvoya en disant « Si cet homme était honnête, il ne proposerait pas de révéler le secret de ses maîtres, je ne veux pas de lui, à quoi ses révélations me serviraient-elles ? » Villeroy avait trouvé le duc de Savoie à l'armée. Cela lui donna lieu de montrer son caractère, il n'appelait cet allié si nécessaire que Monsieur de Savoie. Il agit avec lui comme son égal dans le commerce ordinaire et comme son supérieur dans le commandement1. Dès le 26 août il se hâta d'écrire à Louis XIV pour rehausser la force de son armée, la faiblesse de celle des ennemis, et lui promettre une réussite certaine.

On peut juger par ces traits de la manière dont Catinat était traité. Il faut que cela fut bien fort, puisque malgré ce que nous avons vu qu'il disait à son frère quelques jours auparavant, il s'exprime ainsi dans une lettre qu'il écrit le 28 au ministre pour 1. Volt[aire], 1, 500.


qu'il obtint pour lui du Roi, la permission de retourner en France à la fin de la campagne « Il ne convient pas au service du Roi de me tenir davantage à la tête des affaires d'Italie. Je ne suis plus jeune, j'entre bientôt dans ma soixantequatrième année les machines les mieux composées ont leur fin, je ne dis pas que la mienne ait été de cette nature, mais telle qu'elle ait été je suis assez homme de réflexion pour y reconnaître du dépérissement. Mon esprit est si tristement et si durement occupé que je ne suis plus capable de régularité. »

Enfin le Maréchal de Villeroy fit montre de ses talents. Quoique M. de Catinat lui eût communiqué les justes sujets qu'il avait de se défier du duc de Savoie, ce nouveau général ne laissa pas de concerter avec le prince le dessein d'attaquer le camp retranché de Chiari que le prince Eugène avait fait préparer de longue main à la tête de son armée. Malgré le temps qu'il mit à former son projet il n'oublia que de faire reconnaître le poste à attaquer, et le duc de Savoie n'eût garde de l'en faire souvenir. Comme l'armée marchait à l'ennemi, l'absurdité du projet parut si évidente à tout le monde que Catinat fit quelques représentations à Villeroy. Celui-ci eût la bassesse de lui répondre en souriant:


« Nous ne sommes plus dans la saison de la prudence. Quant à moi, je n'ai pas la bonne qualité d'être circonspect, surtout étant plus fort que les ennemis. »

Catinat ne répliqua rien, alla joindre ses troupes et chercha à se faire tuer. On attaqua dans l'après-midi, en moins de deux heures quatre mille Français furent tués sans qu'on eut pu croire un seul instant pendant le combat, que l'événement en serait heureux, et plus que cela, sans que la réussite, quand même elle eut été possible, eût pu produire aucun avantage à l'armée1.

Le duc de Savoie qui avait certainement averti le prince Eugène du projet de l'armée, combattit avec la plus brillante valeur il se tint toujours au milieu du plus grand feu, s'exposa beaucoup plus qu'il ne fallait, eût un cheval tué sous lui et reçut plusieurs coups dans ses habits. La correspondance de M. de Villeroy après le combat de Chiari est curieuse et montre la nullité totale de ce pauvre homme. Louis XIV lui répond qu'il ne le rendra jamais garant des événements, et qu'il est content de son activité et de son zèle.

M. de Villeroy témoigne à Catinat la 1. Feuquières, 335. Mémoires de Tessé, I, 219.


peine que lui causait l'impossibilité d'agir offensivement. Ce général lui propose de pénétrer dans les états autrichiens par le Frioul pour recevoir les rebelles de Hongrie, diversion qui obligerait au moins l'armée de l'Empereur à quitter l'Italie. Ce projet, comme il est naturel, épouvanta M. de Villeroy. Il aima mieux se tenir tranquille dans son camp de Rudiano. Lorsqu'il le quitta au milieu de novembre son arrièregarde fut inquiétée par des détachements. Le Maréchal de Catinat qui la commandait les contint ou les repoussa. Il y fut blessé. On le transporta à Crémone1. Il reçut dans cette circonstance des marques touchantes d'estime de la part des troupes. On demandait à tous ceux qui venaient de Crémone « Comment se porte notre père la Pensée ? » C'était le nom de guerre qu'ils lui avaient donné. On retrouve bien là l'esprit du soldat français. Les ennemis savent seulement qu'il les bat toujours quand il est passablement commandé, mais nous qui l'avons vu de près nous savons qu'il est plein d'esprit et de délicatesse. Voilà le vrai caractère national. Cinq cent mille soldats qui sont sous les armes depuis dix-huit ans ne jouent pas la comédie, et n'ont pas été formés par l'éducation qu'ils 1. Mémoires de Tessé, I, 227.


ont reçue. On ne dira pas que ce sont toujours les mêmes. Et voyez les soldats ennemis.

M. de Villeroy se fit encore battre quelques petits détachements, prendre quelques places comme il le devait, enfin mit son armée en quartier d'hiver et prit le sien à Crémone. Catinat en partit le 28 décembre pour retourner en France. De Villeroy le pria de représenter au Roi combien on était malheureux d'avoir à se défendre autant contre les amis que contre les ennemis, qu'il n'y avait ni patience ni prudence humaine qui pussent y tenir.

« Soyez persuadé, répliqua Catinat, que personne ne compatit autant que moi à vos embarras. J'exécuterai les ordres que vous me donnez pour le bien du service et je vous souhaite une bonne et heureuse année. »

Le lendemain de son arrivée à Paris,le Maréchal se rendit à Versailles où le Roi lui donna une audience particulière dans laquelle il se convainquit que son esprit n'était pas baissé. Catinat ne se plaignit de personne. Louis XIV le pressa de s expliquer sur le compte de ses ennemis, il répondit « Les gens qui ont cherché à me nuire peuvent être fort utiles à l'avenir. J'étais pour eux un objet d'envie, mainte-


nant que je ne les offusque plus, votre Majesté tirera d'eux un fort bon parti pour son service1. »

Catinat, employé en 1702 à Strasbourg, après une explication avec le Roi, dit Saint-Simon (IV, 28), il salue le Roi le 17 septembre 1702 et se retira définitivement à Saint-Gratien 2.

XXX 3

Le Maréchal de Villeroy avait son quartier général à Crémone. Il fut averti à Milan où il passait en visitant les postes de son armée que le prince Eugène faisait de grands mouvements dans les siens. Cela l'engagea à revenir à Crémone le soir qui précéda l'exécution de la surprise. C'est une assez jolie ville située sur la rive gauche et à [une] demi-lieue du Pô. L'Oglio qui passe à trois ou quatre lieues de Crémone au nord va se jeter dans le Pô beaucoup au-dessous de la. ville. Le prince Eugène avait ses quartiers au delà de cette rivière, mais au nord de Crémone, 1. Mémoires de Tessé, I, 229, probablement from the life of Catinat.

Bien rappeler quelque part La Marsaille et Staffarde. 3. Il faut aligner ici l'histoire d'Espagne, çà produit même une variété délassante, mais pour ma facilité je continue l'Italie, sauf à transposer.


à six lieues. Le marquis de Créqui commandait un corps considérable de l'armée du Maréchal, contourné sur le bas Oglio entre cette rivière et le Pô, et venait jusque

fort près de la ville.

Le Maréchal de Villeroy avait écrit de Milan au marquis de Créqui de se tenir sur ses gardes parce que le prince Eugène occupait un poste sur l'Oglio vis-àvis de Crémone. M. de Créqui de son côté, avait fait savoir au maréchal que ses espions

l'assuraient que le prince Eugène était en mouvement pour un dessein sur Crémone. Voici ce qui se passait. Il y avait à Crémone1 un prêtre qui desservait une 1. Vie d'Eugène, I, 106.


petite église peu fréquentée et avait sa maison près de cette église. Contre sa cure passait un égout qui portait les eaux des rues dans les fossés de la ville. Il demanda aux magistrats de le faire nettoyer, prétendant qu'il était tellement obstrué que l'humidité rendait sa maison inhabitable. Sa demande parut si juste qu'on n'hésita pas d'v satisfaire, on nettoya l'aqueduc et on ne le grilla pas. Il en donna sur-lechamp avis au prince Eugène. Ce général forma le dessein de surprendre Crémone. Il savait déjà que la présence du général en chef, de plusieurs officiers généraux et de la forte garnison qui y était n'en rendait pas le service plus régulier. Une extrême négligence régnait sur tout. On ne faisait sortir personne de la place pendant la nuit 1. On ne faisait dans le dedans ni ronde sur les remparts, ni patrouilles dans les rues. On se contentait d'avoir des corps de garde aux portes et sur les places, sans que ces corps de garde se communicassent pendant la nuit par des rondes, ni même qu'ils eussent des sentinelles sur le rempart au-dessus des portes, pour voir si quelque chose en approchait. Enfin on était à Crémone comme on aurait été à Saint-Denis.

1. Fenquières, 228.


Le prince Eugène en profita. Il introduisit dans Crémone jusqu'à six cents hommes que le prêtre cacha dans sa cave et dans cette église qui n'était pas journellement fréquentée.

Le prince fit encore entrer pendant plusieurs jours un nombre considérable de soldats déguisés en paysans, en prêtres, etc., qui ne ressortaient pas le soir et étaient recueillis dans la maison amie 1. Le comte de Revel, lieutenant général, commandant la place ne s'aperçut de rien parce qu'il ne faisait prendre aucune note aux portes de ce qui pouvait entrer ou sortir. Il se trouva ainsi avoir mille soldats du prince Eugène dans sa place sans s'en douter. Une partie de ceux-ci avaient des instruments propres à rompre des serrures, et les autres des outils propres à abattre de la maçonnerie. Deux portes de la ville du côté de l'Oglio furent choisies par le prince pour introduire le gros de ses troupes. Celle qui était le plus proche de la maison du prêtre avait été condamnée et murée. Au-dessus de cette porte sur le rempart il y avait un petit corps de garde de huit ou dix hommes, mais on n'exigeait pas même d'eux qu'ils eussent de sentinelle devant la porte du corps de garde. 1. Saint-Simon, IV, 12.


L'autre porte avait une garde un peu plus nombreuse, mais sans aucune attention pour les sentinelles.

Le prince Eugène étant bien certain de tous ces détails et les ayant fait connaître à ses gens, donne un gros détachement au prince Thomas de Vaudémont et convient avec lui qu'il se présentera à la tête du pont par lequel on communique de Crémone à la rive méridionale du Pô, pour aller de Crémone dans le Modénais, le 1er février à la pointe du jour. Le prince lui-même avec sept mille hommes passa l'Oglio, le 31 janvier au soir, au poste dont il était le maître à six lieues au nord de Crémone, et se trouva le 1er février avant la pointe du jour sous les deux portes qu'il avait choisies, sans qu'on en eût aucun avis dans la place.

Aussitôt ses soldats qui étaient dans la ville et qui l'aperçoivent sous le rempart se saisissent sans bruit du corps de garde 1 qui était à la porte dont on ferait usage, ils l'ouvrent et introduisent un corps d'infanterie qui parvient jusqu'à la place d'armes et y saisit encore sans bruit une garde d'infanterie et une de cavalerie qui s'y trouvaient2.

1. Bonne phrase de résumé dans Berwick, I, 202. 2. L'infanterie allemande se conduisit mal, et la française très bien. Vie d'Eugène.


La seconde colonne qui avait été conduite devant la porte murée est également introduite par une partie des hommes cachés chez le prêtre, lesquels s'étaient saisis du petit corps de garde qui était sur la porte qu'ils avaient ensuite démurée

avec leurs

outils de

maçon.

Cette in-

fanterie a-

près son in-

troduction

dans la

place devait

marcher le long des

remparts à

gauche pour aller se sai- sir de la

porte du Pô

et l'ouvrir

au corps du prince Thomas de Vaudémont qui devait se trouver au bout du pont du côté du Modénais, mais qui ne devait attaquer un petit retranchement qui y était qu'à la vue de plusieurs fusées qu'on devait tirer de la porte du Pô dès qu'on en serait maître.

Par tous ces détails, on voit un corps


ennemi de sept mille hommes au milieu d'une place de guerre, maître de deux portes et la cavalerie en bataille sur les places de la ville, sans qu'il y eut encore un seul homme d'éveillé.

Le premier qui s'en aperçut fut le cuisinier de M. de Crénan, lieutenant général1 qui, sortant pour aller à la provision, à la pointe du jour 2, vit la rue pleine de soldats dont les habits lui étaient inconnus. Il se rejeta dans la maison de son maître qu'il courut éveiller, ni lui ni les valets n'en voulaient rien croire.

Par un hasard que le prince Eugène n'avait pu prévoir, ce même M. de Crénan, inspecteur général de l'infanterie 2, arrivé de Milan avec M. de Villeroy voulait passer ce matin en revue une partie de la garnison. Il avait ordonné que les bataillons qui se trouvaient logés du côté de la porte du Pô fussent sous les armes un peu avant le jour pour commencer son inspection sitôt qu'on y verrait.

Quand les nuits sont longues il est aisé de se tromper sur l'heure de l'approche du jour. Ces bataillons se trouvèrent sous les armes auprès de la porte du Pô, plus tôt 1. Saint-Simon, IV, IS.

2. Au petit jour, à six heures et demie.

3. Cela s'appelait directeur général.


qu'il ne leur avait été ordonné.- D'Entragues, colonel du régiment des vaisseaux qui faisait partie de cette troupe, commençait l'inspection de son régiment, lorsqu'à la clarté encore faible et brumeuse il aperçut confusément des troupes d'infanterie se former au bout de la même rue, en face de lui. Il s'approche pour voir ce que c'est, les reconnaît pour ennemies, les charge et ce feu commence un combat qui éveille tout le monde.

Vers ce même moment, M. de Crénan sortant de chez lui rencontre quelques troupes qu'il devait passer en revue après celles de la porte du Pô, se met à leur tête, charge les ennemis et est blessé à mort.

Le feu devient général, le Maréchal de Villeroy qui écrivait, déjà tout habillé dans sa chambre, entend du bruit, demande un cheval, envoie voir ce que c'est et le pied à l'étrier apprend de plusieurs à la fois que les ennemis sont dans la ville. Il enfile la rue au galop pour gagner la place d'armes, il n'est suivi que d'un aide de camp et d'un page. Au détour de la rue il tombe dans un corps de garde ennemi qui l'environne et l'arrête, lui troisième. Il sent bien qu'il n'y a pas à se défendre, se jette à l'oreille de l'officier, se nomme, lui promet dix mille pistoles


et un régiment s'il veut le conduire à la citadelle 1. L'officier se montre inflexible. On le conduit dans une maison près la porte par laquelle les Autrichiens étaient entrés. Le prince Eugène et le prince de Commercy viennent lui rendre visite, on le mène enfin hors la ville.

Cependant le feu était devenu général, chaque rue présentait un combat, on voyait les Français à peine réunis en compagnie, à peine armés, quelques-uns même en chemise, résister vaillamment. Peu à peu cependant les troupes impépériales maîtresses de la place d'armes et du centre de la ville les font reculer pied à pied dans chaque rue et les poussent vers le rempart. Ce mouvement les y rallie naturellement.

Pendant ce temps, l'officier général chargé par le prince Eugène de l'attaque de la porte du Pô, de faire de ce poste un signal au prince Thomas et qui avait seul cet ordre ayant été tué roide par le feu du régiment des vaisseaux, n avait pu communiquer à un autre officier le secret dont il était seul chargé. Un officier gé1. Lettre de Villeroy, Histoire d'Eugène, I, 119.

Je suis en colère, je viens de chercher part-out une lettre de M. de Villeroy écrite à un cardinal de Vente, après sa prise, où il y a un trait comique, sans pouvoir la trouver*. Au travers de cette note, Beyle a tracé « Je l'ai trouvée. » N. D. L. E.


néral français s'était avisé que le salut de Crémone, si on pouvait le sauver, dépendait de la possession du pont sur le Pô. Et il l'avait fait couper. Eugène voyant les Français poussés de toutes parts était à l'hôtel de ville à recevoir le serment des magistrats. Sortant de là et inquiet de ne point voir arriver le prince de Vaudémont et d'entendre toujours la fusillade, il monte avec le prince de Commercy au clocher de la cathédrale pour voir d'un coup d'œil ce qui se passait dans toutes les rues. A peine y furent-ils qu'ils aperçurent le pont rompu, et le secours du Prince Thomas au bord du Pô. Il voit en même temps les Français réunis aux remparts, et ses troupes les attaquant avec désavantage dans la nouvelle position qu'elles leur ont donné.

Le prince Eugène outré de voir son entreprise en si mauvais état après avoir touché de si près à la victoire hurlait et s'arrachait les cheveux en descendant du clocher. Il était trois heures après-midi, le marquis de Créqui, averti par le feu qui durait déjà depuis huit heures pouvait arriver à tous instants avec les troupes de ses cantonnements et l'empêcher de sortir de la place. Il fait ordonner à ses troupes disséminées dans toutes les rues de se retirer vers les


deux portes par lesquelles elles étaient entrées.

En même temps Rével qui voyait ses troupes accablées de faim, de lassitude et de blessures, et qui depuis la première pointe du jour n'avaient pas eu un moment de relâche non plus qu'elles songeaient à se retirer au château de Crémone, pour s'y défendre au moins à couvert et obtenir une capitulation. Il suivit de cette résolution prise en même temps par les deux chefs ennemis que les combats se ralentirent dans la plupart des rues, vers la tombée de la nuit.

Les Allemands s'étaient emparés d'une porte et avaient coupé par ce mouvement les troupes françaises en deux corps. Celles-ci firent un dernier effort des deux côtés pour avoir cette porte libre pendant la nuit. Ils parvinrent à emporter le dessus de la porte. Les ennemis conservèrent le bas de la porte de plain-pied à la rue. Un profond silence succéda à ce combat. Au bout d'un certain temps la nuit étant serrée, Mahoni, officier français1, essaya d'aller voir ce que faisaient les ennemis et reconnut qu'ils s'étaient retirés.

Ainsi finit cette journée de Crémone dans laquelle les Français perdirent de 1. A vérifier.


trois à quatre mille hommes et les Impériaux davantage. Si le hasard seul n'eût pas fait trouver sous les armes les bataillons trop tôt prêts pour la revue de M. de Crénan, ou si l'officier qui allait à la porte du Pô n'eût pas été tué roide, cette surprise finissait tout d'un coup la guerre en Italie. II ne tint pas aux généraux français qu'il n'en fût ainsi, mais la bravoure des troupes répara tout. Le souvenir s'en est conservé dans le pays. Des habitants de Crémone me montraient encore peu de jours après la bataille de Marengo une tour isolée où les dragons français qui dans ce temps-là étaient habillés de rouge 1 avaient été poussés dès le matin et s'étaient défendus toute la journée sans qu'on pût venir à bout de les prendre.

XXXI

Campagne de 1702 en Italie

Les malheurs du Maréchal de Villeroy procurèrent une jubilation générale aux courtisans. Louis XIV irrité de ce cri universelle s'échappa à dire « On se déchaîne 1. A vérifier.


contre lui, parce qu'il est mon favori, » Ce terme employé ainsi sortait entièrement du système de convenances que le Roi avait réussi à former autour de lui et qu'il avait un si grand intérêt à maintenir. C'est la seule faute de ce genre qu'on puisse lui reprocher.

Aussitôt qu'il apprit la prise de M. de Villeroy, il fit partir le duc de Vendôme pour commander en chef l'armée d'Italie. Le superbe Villeroy, parfait dans tout ce que l'usage du grand monde enseigne et n'ayant plus d'idées dans tout ce sur quoi il ne prescrit rien, fut l'homme de son siècle. Vendôme avait un caractère à lui, et même un caractère très rare avant le milieu du xvme siècle. C'est celui dans lequel les Anglais riches mettent de nos jours le bon ton, et qui n'est peut-être pas si déraisonnable. Il consiste à s'acquérir dans un genre quelconque une supériorité qui donne de la noblesse à toute l'existence et à ne plus faire après que ce qui plaît. Vendôme dans ce genre fut un des caractères manqués. A l'armée il se levait souvent à quatre heures, jouait la plupart du temps, donnait ses audiences sur sa chaise percée et ne s'occupait guère de ses troupes qu'au moment du combat. 1. Oter cela, d'ailleurs. Voltaire citant Dangeau.


Alors tout ce que l'application soudaine 1 d'un esprit supérieur et d'un grand courage pouvait faire, il le faisait. A en juger par ses inspirations du moment, on peut croire que s'il avait eu de l'application, il serait parvenu à un grand talent. Tel qu'il était, à la longue, la finesse et l'attention sagace et constante d'Eugène, auraient dû le battre. Un tel caractère n'était pas fait pour réussir à la Cour de Louis XIV, aussi, malgré sa naissance (il était bâtard) et son esprit infini, servit-il quarante-trois ans avant de parvenir au commandement des armées. Il avait une figure qui exprimait son caractère (et c'est lui qui a donné un état dans le monde à la vérole).

Le duc de Vendôme, arrivé le 18 février 1702, à Milan, ne put entrer en campagne que lorsque les herbes eurent assez poussé pour nourrir les chevaux de son armée. Vers la fin de mai il dégagea Mantoue que le prince Eugène tenait bloquée depuis le commencement de décembre Il. Le 11 juin, le duc de Vendôme était campé à Rivalta sur le lac de Mantoue4. 1. Soudaine n'est pas le mot, présente l'idée d'une manière avantageuse, il faudrait la représenter du côté défavorable. 2. A vérifier.

3. Voltaire, Feuquières.

4. Sa force 61 bataillons, 102 escadrons. Mais quelle était la force d'un bataillon et d'un escadron ?


La maison où il s'était mis étant isolée et assez voisine de plusieurs canaux aboutissant au lac, le prince Eugène fit le projet de l'enlever1. Il fit passer quelques barques du Pô dans le lac de Mantoue au moyen desquels trois cents hommes d'élite s'approchèrent du quartier général français. Le marquis de Davia qui commandait ce parti, mit pied à terre à la faveur des joncs et s'avança seulement avec quinze hommes. Un sentinelle leur cria qui vive, on lui répondit que c'était quelques blessés qu'on amenait de Mantoue. Le sentinelle trompé se laissa approcher et fut tué sans bruit. Davia n'était plus qu'à quatre-vingts pas de la maison du duc lorsqu'un de ses soldats impatienté des raisonnements d'un second sentinelle qui n'entendait pas raison comme le premier tira sur lui et le tua 2. Ce coup de fusil parut un signal à ceux qui étaient restés dans les barques attendant de nouveaux ordres, ils firent une décharge à l'étourdie ce qui donna l'alarme au camp français, et fit manquer l'entreprise. Le 15, le duc pour se venger de la tentative du prince Eugène fit canonner su1. Quand j'aurai une bonne histoire du prince Eugène détailler un peu sa conduite. Jusqu'ici c'est l'histoire de l'armée française, et non des deux armées.

2. Mémoires de Tessé, I, 332.


bitement et à la pointe du jour, par une batterie dressée à cet effet la maison qu'il occupait et de laquelle il fut obligé de s'enfuir brusquement, pour n'être pas accablé sous les ruines, car elle s'écroula. Le duc de Vendôme manœuvra jusqu'à la fin du mois, mais sans se porter à des mouvements décisifs pour faire abandonner au prince Eugène les environs de Mantoue 1. Comme ce pays est très fertile, le prince voulait s'y maintenir le plus longtemps possible.

Le 3 juillet, le Roi d'Espagne arriva à. Crémone où l'on formait une armée à la tête de laquelle il devait agir.

Louis XIV avait reçu divers avis qui le prévenaient que le prince Eugène avait le dessein de faire assassiner Philippe V lorsqu'il viendrait à l'armée d Italie. Il fut décidé en conséquence que six officiers supérieurs français, d'une valeur éprouvée, environneraient constamment Philippe. On ne s'aperçut d'autre chose sinon que le quatre septembre un inconnu entra dans la chambre du Roi au camp de Luzzara et disparut sur-le-champ. Le motif des précautions qu'on prenait étant venu à la connaissance du prince Eugène, il écrivit à ce sujet au duc de Vendôme 1. Saint-Philippe dit qu'Eugène avait 30.000 hommes et qu'il avait devant lui 30.000 Français et Espagnols, I, 162.


une lettre dont on devine le contenu. Bientôt après l'arrivée de l'armée du Roi d'Espagne, il parut que M. de Vendôme avait le dessein d'agir d'une manière plus décisive qu'il ne l'avait fait jusqu'alors. Il ne tenait qu'à lui. Outre un corps de vingt mille hommes dans le Milanais, il avait avec lui sur les bords du Pô, trente-cinq mille hommes tandis qu'Eugène n'en avait que vingt-quatre mille 1. Le 18 juillet, le général français commença à marcher en avant vers le bas Pô, pour ôter au prince Eugène l'utile communication qu'il avait établie avec le Modénois. Le 26, le prince qui se trouvait avec son armée à plusieurs lieues en avant de l'armée française n'était couvert que par un corps de 3.000 chevaux à la tête desquels le général Visconti, malgré l'approche de l'armée française, avait osé tenir sur les bords du Cuostoto, torrent assez difficile à passer. Ce même jour l'armée française, partie de Sorbolo passa la Enza et vint camper à Castelnovo. Au moment de l'arrivée, M. de Vendôme se décida à surprendre Visconti le jour même 2. Il était deux heures après midi et la chaleur était extrême. Comme il entendit que les soldats s'en plaignaient il leur 1. Mémoires de Tessé, I, 337.

2. Fenquières, 336.


assura que c'était la plus belle fraîcheur, ce qui a passé en proverbe. Il prend vingtquatre compagnies de grenadiers et seize escadrons, arrive aux, Autrichiens qui ne s'attendant pas à être attaqués à une heure aussi indue en Italie étaient en partie au fourrage. Ce combat ne fut qu'une déroute pour eux, en peu d'instants ils ont six cents hommes de tués, quatre cents faits prisonniers et beaucoup de noyés (26 juillet 1702). Les Français ne perdirent qu'une centaine des leurs et les grenadiers qui avaient pris un grand nombre de chevaux trouvèrent plaisants de les monter et d'aller dans cet équipage, au devant du Roi d'Espagne qui, sur l'avis qu'on en était aux mains, accourait du camp de Castelnovo, mais il arriva trop tard.

Après ce combat le duc de Vendôme continua son mouvement général en avant. Quelques jours après il reçut des renforts qui portèrent son armée à.1. Dès lors il fut très empressé d'en venir à une bataille. Il pouvait se promettre la victoire. Le prince Eugène n'avait à lui opposer que trente mille hommes (dit Saint-Philippe). Ce grand général n'en forma pas moins 1. La livre Dalafosse de l'arméa française m'éclaircira combien font 53 bataillons et 101 escadrons.— Saint-Philippe dit 60.000 hommes et Eugène 30.000.


le projet de le combattre. Pour sentir toute la hardiesse de ce dessein il faut se souvenir que dans le calibre de leurs armées la disproportion était énorme. Si l'on veut prendre la peine de se figurer exactement l'espace de terrain qu'occupe un régiment, soit en bataille ou en colonne 1 et le temps qu'il faut à un corps de troupes pour parcourir les distances, l'on verra qu'il est plus aisé de combattre une armée de deux cent mille hommes avec une de cent qu'une armée de cinquante mille hommes avec une de trente 2. Eugène était forcé de combattre ou de quitter l'Italie. Le malheur d'une défaite même n'était pas aussi grand. Il se trouvait donc dans un de ces cas rares où il faut absolument en venir à une bataille. Ce projet arrêté, il ne pouvait en sortir à son avantage que par une affaire de mouvements, ou une de surprise. Pour le premier genre'd'attaque, il n'était point assez sûr de ses généraux et de ses troupes. D'ailleurs cette branche supérieure de l'art de la guerre n'a été créée que cinquante ans plus tard par Frédéric II. Du temps d'Eugène à peine commençait-on à remuer les troupes sans embarras. Il se dé1. A little militar note upon the word for the unskillfull, 2. Quarante mille et vingt-quatre mille, dit La Torre. IV, 71.


cida à une affaire de surprise et d'autant plus volontiers qu'il se sentait opposé par son fort au faible de son ennemi. Nous l'avons vu astucieusement profond dans ses desseins à Carpi et à Crémone. Vendôme était hardi, plein de ressources, rapide mais paresseux, imprudent et quelquefois insouciant.

Le terrain favorisait Eugène. Toute cette partie de la basse Lombardie est coupée d'une infinité de canaux profonds qui rendent presque impossibles les déploiements de cavalerie. L'humidité qu'ils répandent partout favorisant de toutes parts la plus belle végétation de la terre couvre le pays de masses de verdure impénétrables. Eugène dans le dessein de surprendre l'armée des deux couronnes, redouble l'activité de l'espionnage qu'aucun homme de guerre n'a poussé aussi loin que lui.

On lui rapporte le 14 août que cette armée s'avançait vers le bas Pô en suivant la rive droite de ce fleuve et qu'elle le croyait encore sur la gauche1. M. de Vendôme marchait sur la petite forteresse de Luzzara située sur la rive droite du Pô et à une portée de canon de ce fleuve. Il commença sa marche d'une manière assez 1. Le combat de Crostollo se donna-t-il à droite ou à ga uche du ?


prudente. On marchait sur autant de colonnes que le terrain le permettait et il avait commandé un corps de cavalerie

pour précéder la marche de l'armée et l'avertir de ce qu'il verrait.

Sur les quatre heures du soir ce corps s'était un peu trop écarté sur la droite et était à quelques portées de canon de Luzzara lorsque l'avant-garde de l'infanterie de l'armée des deux couronnes y


arriva. Le prince Eugène y avait placé six cents hommes la veille 1 avec ordre de se défendre jusqu'à toute extrémité. Aussi Vendôme ayant fait sommer cette petite garnison, elle répondit bravement à coups de fusil. Il s'en inquiète peu et ordonne de marquer le camp de l'armée en avant de Luzzara entre ce bourg et une digue du Zévio. Cette digue soutient les eaux d'un canal qui joint deux branches du Pô, et pour chercher le niveau du terrain, elle forme plusieurs zigzags.

Le général français croyait avec raison que la petite garnison de Luzzara restée derrière le camp, ne pourrait pas faire autrement que de se rendre. L'avant-garde était arrivée à l'endroit où l'on voulait établir le camp, on le trace. Les aidemajors posent des gardes en avant. Dans quelques endroits cette digue du Zévio se trouvait, à cause de ses sinuosités, si rapprochée du front du camp qu'un de ces officiers ne crut pas mieux pouvoir placer sa garde que sur cette élévation. Ce fut donc en la conduisant qu'il monta sur la digue. En y arrivant., il vit toute l'infanterie ennemie couchée à plat ventre contre le revers de la digue, et la cavalerie en bataille derrière l'infanterie.

1. Mémoires de Tessé, 341.


Qu'on suppose un moment que cet aide-major ne fut pas monté sur la digue, le prince Eugène pouvait espérer que l'armée française en arrivant sur son terrain poserait les armes et tendrait les tentes, après quoi la cavalerie irait au fourrage, et. l'infanterie à la paille et à l'eau, et qu'ainsi saisissant ce temps favorable pour marcher au camp dont il était fort près, il prendrait toutes les armes de l'infanterie aux faisceaux et une partie des chevaux au piquet ce qui en un moment aurait produit la perte entière de toute l'armée2.

La découverte de l'aide-major changea tout. Il donne sur-le-champ l'alarme. L'avant-garde qui commençait à quitter ses armes les reprend. M. de Vendôme envoie l'ordre aux colonnes en marche de s'avancer avec la plus grande promptitude. On les range en bataille à mesure qu'elles arrivent.

Pendant ce temps-là, le prince Eugène avait fait monter son infanterie sur la digue du Zévio et fusillait l'armée française. Il pouvait se contenter de lui tuer quelques centaines d'hommes et se retirer mais il calcula que l'armée française était fatiguée par une longue marche, et surprise, ce qui 1. Dimanche 28 août.

2. Mémoires de Tessé, I, 343.


laissant toujours dans le cœur du soldat un fond de crainte pouvait le porter à fuir si les premières charges étaient défavorables. Outre cette raison générale le terrain étant coupé dans tous les sens par ces canaux profonds dont nous avons parlé, la nombreuse cavalerie française devenait inutile.

Ainsi entre cinq et six heures du soir, Eugène descend de la digue et marche aux Français. Ce mouvement ne put pas être aussi rapide qu'il le fallait par ce que le terrain qui séparait l'armée des deux couronnes de la digue du Zévio, étant couvert de haies, l'armée autrichienne ne put pas marcher en bataille. Il fallut la mettre en colonnes pour passer les haies et la remettre en bataille en arrivant aux Français. Ce double mouvement donne le temps à Vendôme de mettre son armée en bataille. Il ne peut réussir à l'y mettre totalement, pendant la durée de l'action surtout à la droite où les doubles rangées de saules, les haies et les fossés qui environnent les champs empêchaient les troupes de communiquer entre elles et même de se voir.

Le prince Eugène a le projet d'enfoncer avec sa droite la gauche des Français, de la séparer du Pô et de prendre ensuite en flanc le reste de l'armée.


Cette attaque se décide avec la plus grande impétuosité, le prince de Commercy qui l'a conduite avec le plus grand courage n'est plus qu'à [une] demi-portée de fusil de l'armée française qui l'écrase par son feu lorsqu'il est blessé mortellement.

Le prince Eugène accourt, il trouve expirant1 ce jeune prince qu'il aimait, et toute son aile que cette mort avait jeté dans un état d'oscillation qui pouvait être funeste sous ce feu terrible de la gauche des Français. Il se met à sa tête et la conduit lui-même au combat. Le feu devient général. Jamais de combat si vif, si chaud, si disputé, si acharné, jamais tant de valeur de toutes parts, jamais une résistance si opiniâtre, jamais un feu ni des efforts si continuels 2. Les deux armées sont à vingt pas l'une de l'autre, en moins de deux heures, huit mille hommes tombent. (Le combat commença à six heures moins un quart, le soleil se coucha à sept heures huit minutes, il est nuit serrée à huit heures.)

Le Roi d'Espagne se tint partout au plus grand feu, avec une tranquillité par1. A vérifier.

2. Mémoires de Tessé et Saint-Simon, IV, 21. Voir le troisième volume de l'Histoire militaire de Louis le Grand, par M. de Quincy.


faite. Il regardait de tous côtés les attaques réciproques dans ce terrain étroit et fort coupé. Il riait assez souvent de la peur qu'il croyait remarquer dans quelquesuns de sa suite et ce qui est surprenant, avec une valeur si bien prouvée, il n'avait nulle curiosité d'aller voir çà et là ce qui se passait en différents endroits.

Vers le milieu de l'action Louville, son.1, lui proposa de se retirer plus bas sous des arbres où il ne serait point si exposé. Il y alla et y demeura avec le même flegme. Louville après l'avoir placé retourna voir ce qui se passait et, tout à la fin, revint le prendre pour qu'il se montrât aux troupes. La nuit les avait surprises sans qu'il y eut encore d'avantage marqué d'aucun côté et sans suspendre le combat. Le feu du canon et de la mousqueterie continua malgré l'obscurité encore plus d'une heure.

Enfin sur les dix heures du soir, le prince Eugène réunit ses troupes en avant 2 du Zévio, à une très petite distance du terrain sur lequel elles avaient combattu et, le matin à la pointe du jour, les Français qui s'attendaient à recommencer le combat 1. Voir dans Saint-Simon c'était à peu près son aide de camp.

2. Mémoires de Tessé, 344.

F[euquières] dit en arrière.


voyant l'armée allemande couverte par un fort retranchement s'étaient aussi retranchés. On se canonna plusieurs jours. Tel fut ce combat (15 août 1702) qui, à en juger d'après l'ardeur des troupes, eût sans doute été une bataille décisive s'il eût commencé de meilleure heure. Chacune des deux armées perdit environ quatre mille hommes. Le duc de Vendôme et le prince Eugène se conduisirent en héros, l'émulation les transporta. La présence du Roi d'Espagne, les souvenirs de la bataille de Pavie firent faire des prodiges à ce dernier.

Le marquis de Créqui, fils du Maréchal, et qui touchait au bâton, fut tué du côté français. Dans l'armée autrichienne le prince de Commercy comme nous l'avons vu le prince Thomas de Vaudémont mourut deux ans après de ses blessures. Son père qui commandait un corps de vingt mille Français et Espagnols de l'autre côté du Pô aurait pu à toute force prendre Eugène en flanc pendant la bataille et la rendre décisive, elle ne fut rien moins que telle. Cependant la prise de deux canons et de Luzzara donna un peu plus de fondement aux Te Deum chantés à Paris, que n'en eurent ceux de Vienne 1. 1. Réflexions sur Eugène qui, avec vingt-quatre mille hommes, tient contre quatre-vingts, mis il faut voir sa vie.


Pendant le reste de la campagne l'armée des deux couronnes s'empara de quelques petites places. Le 2 octobre, Philippe V partit pour Madrid et vers la fin de décembre les deux armées entrèrent dans leur quartier d'hiver. Eugène alla à Vienne et le duc de Vendôme s'établit à Guastalla 1.

XXXII 2

Campagne de 1702 (dans le Nord)

Le manifeste de la France ne parut que, le 3 juillet 3, mais Louis XIV, comme nous l'avons vu, était prêt depuis longtemps. Ce prince laissa ouvrir la campagne aux alliés qui la commencèrent par le siège de Kaiserswerth. C'est une petite ville assez forte et située sur la rive droite du Rhin au-dessous de Dusseldorf. Elle appartenait à l'électeur de Cologne, mais il y avait une garnison française dès 1701. De ce poste important les troupes fran1. Mémoires de Tessé.

2. D y a 43 pages que je parle de guerre, couper cela après la surprise de Crémone qui eut lieu le 1er février 1702 pour aligner tonte l'histoire à cette époque. On repose des batailles par des intrigues.

Armée française (suivre Berwick). Le duc de Bourgogne, âgé de vingt ans, né en 1682. Le maréchal de Boufflers, 59 ans. 3. 15 mai 1702 déclaration de guerre de l'Angleterre.


çaises pouvaient faire des irruptions dans toute cette partie du Nord de l'Allemagne et dans la Hollande qui se trouvaient également sans défense. Les alliés avant d'attaquer le Roi de France devaient lui ôter les moyens de porter la guerre chez eux.

Les forces des alliés étaient divisées en trois corps, le premier sous les ordres du prince de Nassau-Saarbruck ouvrit la tranchée devant Kaiserswerth le 18 avril. Le comte d'Athlone, welt-maréchal et et général en chef couvrait le siège avec un corps d'armée qu'il avait placé dans le duché de Clèves.

Enfin, le baron de Cohorn, le rival de Vauban, qui avait soixante-dix ans, né en 1632, mort en 1704), fit une irruption en Flandre avec le troisième corps, prit le fort de Saint-Donat, situé près. et se retira sous les murs de Sluis à l'approche d'un corps français-espagnol.

Louis XIV avait dans les Pays-Bas. mille hommes d'infanterie et. mille de cavalerie. Il donna le commandement de cette armée au Mal de Boufflers. C'était un homme d'une probité sans tache, de très peu d'esprit, et très courtisan.

Le duc de Bourgogne.

Le Maréchal après avoir formé de grands magasins à Ruremonde et à


Venloo passa la Meuse. On craignit que le prince ne voulut ouvrir sa première campagne par quelque coup d'éclat, tel que le siège de Maestrich. Les États généraux ordonnèrent au comte d'Athlone d'y jeter douze mille hommes 1. Il vint camper avec le reste de son armée, trop faible pour tenir campagne entre Nimègue et Clèves. Le Maréchal marcha à Santen, vis-à-vis Wesel, il y trouva un gros corps sous les ordres de M. de Tilly. Dès que les ennemis virent arriver l'armée de France ils se retirèrent sans être seulement inquiétés. Le Maréchal manqua de battre Tilly qui était de moitié plus faible que lui la levée du siège de Kaiserswerth aurait été la suite inévitable de cette action et on aurait eu le très grand avantage de commencer la campagne et la guerre par une victoire.

Le duc de Bourgogne ayant joint le Maréchal à Santen avec quelques renforts, il resta oisif pendant qu'une partie de l'armée ennemie, était occupée au siège de Kaiserswerth de l'autre côté du Rhin et que lui-même pouvait former les plus belles entreprises, mais cette campagne était faite pour démontrer l'influence du talent à la tête des armées.

1. Le prince de Nassau-Saarbruck, général en chef, et non d'Athione qui lui succède en 1702.


Pendant l'inactivité de l'armée on chercha à lier une négociation avec le nouveau Roi de Prusse qui se trouvait à Wesel. La situation de ses états et ses troupes qu'il joignait à celles de la France donnait le moyen à cette puissance de porter la guerre en Hollande. Mais il parut que ce prince ne cherchait qu'à amuser le général français pendant qu'on occupait son duché de Clèves. Pendant les allées et venues qu'occasionna l'idée d'un traité le maréchal de Boufflers résolut enfin d'attaquer le comte d'Athlone.

Le maréchal avait (56 bataillons et 90 escadrons). mille hommes de cavalerie et. mille d'infanterie. L'armée des alliés n'était forte que de. (27 bataillons et 62 escadrons). L'armée française marcha sur le Comte qui fut prévenu du projet du Maréchal par un courrier du Roi de Prusse. Ce général décampa précipitamment et le 11 iuin 1702, à six heures du matin, toute l'armée alliée en pleine retraite parut aux yeux de l'armée française à mille pas environ en avant de son front. On engagea quelques escarmouches de cavalerie qui ne signifiaient rien. Si, de Norguenow, où l'armée française passa la nuit 1, elle s'était mise en marche deux 1. Berwick, 1, 183.


heures plus tôt, M. d'Athlone ne pouvait éviter d'être surpris dans une retraite précipitée, par une armée infiniment supérieure à la sienne et par conséquent d'être battu. Même avec l'avance qu'il avait, il l'aurait été si son ennemi avait eu quelque audace. Arrivé à la hauteur de Nimègue son armée se jeta dans le chemin couvert. II est aisé de juger combien le moral de cette armée courue depuis deux heures par les Français, devait être abattue. On proposa de l'attaquer dans le chemin couvert, le canon de la place n'oserait pas tirer sur la mêlée et peut-être dans la confusion que cette attaque allait amener on pourrait entrer pêle-mêle dans la place avec les soldats ennemis. Quand on eût fini de délibérer, l'occasion était passée.

M. de Boufflers avait manqué son opération comme général, mais elle procura de grands avantages aux soldats qui se trouvèrent les maîtres d'un pays fort riche où on ne les attendait pas. L'armée tira de grands moyens de subsistance, et les soldats, en particulier eurent mille occasions de déployer ce génie soldatesque si comique à voir agir par le mélange de tactique et de gaîté, de générosité et de pillage qu'ils y mettent.

Une fois par exemple ils eurent avis que les habitants du pays avaient beau-


coup d'effets précieux dans un château de Rivert, mis à couvert de toute insulte par un large fossé plein d'eau et assez éloigné du camp français. Aussitôt ils formèrent deux troupes assez considérables. L'une était composée de tous ceux qui savaient quelques mots de hollandais et ils s'étaient couverts de tous les uniformes de cette nation qu'ils avaient pu trouver. Les deux troupes se rencontrèrent sous le château précieux, se tirèrent beaucoup de coups de fusils chargés à poudre, beaucoup de Hollandais tombèrent, enfin ce qui lestait alla implorer la générosité du maître du château qui leur ouvrit ses portes, et qui fut trop heureux de pouvoir se sauver en traversant à la nage les fossés de son château les pillards trouvèrent pour quatre cent mille francs d'argenterie. Cette opération fut la plus belle de l'armée française cette campagne.

Kaiserswerth capitula le 15 juin 1702 après avoir coûté sept mille hommes aux alliés.

Marlborough était depuis plus d'un mois en Hollande, occupé à organiser la ligue. La Reine Anne l'avait nommé général en chef des troupes anglaises, mais le welt-maréchal comte d'Athlone commandait les Hollandais. Pressé par les généraux de cette nation, il manifesta le


désir de commander l'armée alternativement avec le comte de Marlborough. Il était trop puissant en Angleterre pour n'avoir pas le commandement en chef, les états le lui décernèrent. Il vint le prendre au camp de Nimègue le 1er juillet. Enfin il en usa si bien avec le comte d'Athlone qu'on eut dit qu'ils commandaient tous les deux avec une égale autorité. Il reçut le comte d'Athlone et les généraux hollandais qui vinrent lui rendre la première visite avec tant de grâces et une obligeance si noble qu'ils le secondèrent en amis.

Marlborough réunit son armée1, elle monta à soixante mille hommes. Il avait 68 canons, 8 mortiers et 24 pontons. Il se porta en avant sur le champ et le 26 juillet il passa la Meuse au dessous de Grave. Le deux août il se trouva à portée d'attaquer l'armée française postée dans son camp de Lonoven. Sa gauche n'était appuyée à rien et sa droite enfoncée dans un cul-de-sac entre deux ruisseaux aurait été remuée difficilement. La victoire était très probable. Marlborough voulait attaquer, il en fut empêché.

1. loi état général de l'armée, mais pour cela il me faut le traité de la grande alliance dans Lamberty, et une grande histoire de Marlborough. Lédiard peut-être.

2. Berwick, I, 186. M., I, 144.


Ce général eut constamment dans ses camps des députés des Etats généraux. C'étaient des gens âgés, ils étaient envoyés par le peuple le plus flegmatique de la terre, ils avaient été élevés dans des professions civiles, ils étaient membres du parti qui voulait la guerre, le moindre revers eût été un triomphe poui le parti opposé.

Ce fut malgré eux que Marlborough fit de si belles opérations, les limites de son pouvoir et des leurs n'étaient pas marquées par des lois, mais il lui était très important de ne rien faire qui n'eût leur approbation. Cette circonstance essentielle augmente infiniment sa gloire, sans elle l'autorité qu'il sut s'acquérir dans les conseils de la ligue devrait le faire juger aussi sévèrement que les Gustave, les Frédéric et autres rois, qui ont commandé leurs armées.

Marlborough venait de prendre le commandement, la guerre commençait, il avait une probabilité de victoire à peu près aussi grande qu'on puisse l'acquérir à la guerre. Sur les représentations des députés qui ne voulaient rien hasarder, il se désista de son projet et continua de suivre l'armée de Boufflers qui flottait comme au hasard au milieu de ces immenses plaines de bruyère.


Enfin vers le premier septembre, après beaucoup de marches et de contremarches pendant lesquelles le duc de Bourgogne et le Maréchal de Boufflers laissèrent échap-

per l'occasion de détruire un convoi et un détachement ennemis, Marlborough se trouva entre l'armée française et les places de la Gueldre,et forma le siège de Venloo.

Le duc de

Bourgogne fit. assembler les officiers généraux, mais on lui démontra qu'il était trop tard pour s'opposer aux entreprises du général ennemi1.

On voulut faire une diversion en

1. Berwick, I, 194.


Flandres 1, mais on s'y prit mal et. elle finit ridiculement 2.

Le duc de Bourgogne retourna à la Cour. Venloo tomba le 23 septembre, Ruremonde le 7 octobre Marlborough voyant l'armée française si peu entreprenante proposa aux députés des états généraux le siège de Liège4. La prise de cette cité célèbre terminait d'une manière heureuse la première campagne d'une guerre soutenue par des alliés qu'il fallait encourager. Marlborough persuada les députés et tandis que M. de Boufflers se trouvait dans l'embarras de la médiocrité de bonne foi luttant contre le génie, Marlborough arrive le 13 octobre devant la ville de Liège qui lui ouvre ses portes, le 20 il canonne la citadelle et le 23 il l'emporte d'assaut.

Ce fut la fin de la campagne. Marlborough avait trouvé l'armée alliée retenue par l'armée française sur les bords du Rhin, près de Nimègue, il la laissa au commencement de novembre cantonnée sur la Meuse autour de Liège. Sa conduite et ses manières lui avaient gagné tous les cœurs. (Les états généraux le félicitèrent 1. Salut-Simon, 3.

2. Et l'on fut repoussé avec ridicule.

3 Burnet, V, 141.

4. Berwick, I, 198.


sur ses succès et M. d'Athlone eut la générosité d'avouer, que leurs avis ayant différé sur tout, l'honneur du succès était entièrement dû au général anglaise1.) Un accident faillit changer le sort de la guerre. Le Comte de Marlborough étant à Maestrich crut que la voie la plus courte de s'en retourner à la Haye était de prendre un de ces grands bateaux qui descendent la Meuse. Le 4 novembre il avait dîné à Ruremonde avec M. de Cohorn 2. Après dîner ils s'embarquèrent, M. de Cohorn se mit dans un bateau qui précédait celui du comte et où on avait mis soixante hommes, il n'en resta que vingt-cinq avec le général en chef, et dix cavaliers de la garnison devaient suivre le bord de la rivière pour le garantir des partis qui pourraient sortir de la ville de Gueldre qui était encore occupée par les Français. Ces cavaliers s'égarèrent dans l'obscurité pendant la nuit, le bateau de M. de Cohorn avança trop vite. Cette même nuit il était sorti de Gueldre une patrouille de trentecinq hommes qui cherchaient aventure sur les rives de la Meuse, à trois lieues au-dessous de Venloo. Vers les minuit la barque du comte vint à passer. (Elle 1. Burnet, V, 142.

2. Nuit du 4 au 5 novembre 1702 (Histoire de Marlborough, I, 169).


était traînée par des chevaux 1.) Les rôdeurs saisirent la corde et tirèrent le bateau à eux sans que l'équipage qui était endormi s'aperçut de ce mouvement. Ils firent aussitôt une décharge générale. y lancèrent un grand nombre de grenades et sautèrent dans le bateau sans trouver la plus légère résistance. Ils y trouvèrent le général en chef, le général Obdam et M. Geldermalsen, l'un des députés des états. Ces messieurs furent reconnus des soldats et cependant relâchés parce qu'ils avaient des passeports français, politesse d'usage alors dans les deux armées. Heureusement Marlborough ne fut point reconnu et son secrétaire se trouva avoir par hasard avec lui le passeport du général Churchill, frère du général en chef. Le délai en était expiré, mais l'obscurité et le désordre du moment (comme il faisait nuit et que les soldats français se pressaient) empêchèrent les partisans de faire attention à cette circonstance. Après avoir pillé le bateau et reçu des présents de ceux qu'ils croyaient à l'abri de toute insulte par leur passeport, ils laissèrent aller le bateau après l'avoir seulement retenu quelques heures 2.

1. Ceci de moi, mais nécessaire.

2. Burnet, V, 143. Histoire de Marlborough, I, 170.


Le gouverneur de Venloo, croyant le comte prisonnier à Gueldre se mit aussitôt en marche avec toute sa garnison pour investir cette place. Le bruit de sa prise l'ayant devancé à La Haye, les états consternés s'assemblèrent sur-le-champ et résolurent d'envoyer ordre à toutes leurs troupes de marcher sans délai sur Gueldre, d'en former le siège et de menacer la garnison des dernières extrémités si on ne leur rendait pas les prisonniers. Mais avant que ces ordres pussent être expédiés, le comte arriva à la Haye, il y fut accueilli avec les plus vifs transports. Entouré par un peuple immense et dans l'ivresse de la joie il eut de la peine à gagner l'hôtel qui lui était destiné. Voilà ce me semble la récompense la plus flatteuse que ce grand général ait reçue. Et ce peuple enthousiasmé avait raison. Qu'on suppose en effet un sousofficier instruit à la tête de la patrouille qui l'avait arrêté la nuit précédente, on voit le comte prisonnier à Vincennes, comblé d'égards et gardé étroitement les campagnes suivantes M. d'Athlone reprendre la place qu'il avait cédée et Hochstaedt et Ramillies sont des noms inconnus dans l'histoire.

Le grand pensionnaire Hensius vint complimenter Marlborough au nom des


Etats et lui dit « votre captivité était sur le point d'asservir ces provinces. » A son arrivée en Angleterre, le 28 octobre 1702, la Reine le créa duc de Marlborough, et les deux chambres du Parlement lui envoyèrent des députés pour le remercier des services qu'il avait rendus à la patrie1.

(Histoire civile et politique.)

Campagne de 1703

La campagne de 1702 avait été fort utile avant d'attaquer Louis XIV il fallait empêcher qu'il ne put ravager la Hollande. La prise deVenloo, Ruremonde et Liège assurait plus la tranquillité que la prise de Kaiserswerth ôtait les moyens de troubler.

Mais les alliés voulaient en pénétrant dans le Royaume forcer Louis XIV à céder l'Espagne ou de grands dédommagements à la maison d'Autriche. Leur moyen de parvenir à ce grand effet était une ligue, puissance que le temps détruit rapidement. Ils devaient le ménager et regarder comme mauvaise toute campagne 1. Burnet, V, 144.

(Réparé l'honneur de la nation. Hi3toire de Marlborough, I, 180. Mais je n'écris ici que l'histoire militaire.)


pendant laquelle on n'avait pas frappé de grands coups.

Le champ de bataille de la première avait été forcé, mais aurait-on dû continuer à attaquer la France pendant les années suivantes du seul côté où elle soit défendue par un triple rang de places fortes 1 ? N'aurait-il pas .été davantage dans l'intérêt de la ligue de chercher à tourner ces places fortes ? on le pouvait en laissant un fort détachement sur la Meuse pour couvrir la Hollande, portant la guerre du côté de Bruges et cherchant à gagner Dunkerque par la prise facile d'Ostende, de Nieuport et de Furnes. Les alliés suivaient la côte et pouvaient être ravitaillés de tout par leurs flottes. Ils étaient toujours à trois jours de chemin de la Hollande et de l'Angleterre et n'avaient aucun des embarras que donnent les convois. Une fois à Dunkerque ils pénétraient sans opposition dans le cœur du Royaume et la paix était assurée. C'est probablement cette dernière raison qui a empêché l'exécution de ce plan. Marlborough l'aperçut sans doute, mais avec la guerre finissait les moyens de s'enrichir, sa puissance. Et les membres des états généraux ne 1. A vérifier.


s'entendaient pas au métier de la guerre, et l'idée de tourner les places fortes futelle venue à l'un d'eux, comme par l'effet d'une longue habitude ils ne croyaient leur existence assurée qu'autant qu'ils avaient des garnisons dans ces mêmes places fortes, il est probable qu'ils auraient toujours regardé leur prise immédiate

comme le plus grana avantage que leur armée pût leur procurer.

L'armée alliée qui attaquait dans cette guerre eut pour base d'opérations cette année un immense demi-cercle formé par la Meuse de Liège à Grave. La rivière coule au nord, les deux branches du demi-cercle se plient à l'occident du côté de la France et

la plaine vaste et souvent marécageuse qui se trouve dans le triangle formé par Liège, Grave et Anvers fut le théâtre des marches et des contre-marches qui forment la campagne de 1703.

Marlborough passa la mer au milieu de mars, après avoir donné un mois aux


soins que dans les monarchies le Roi et le ministre de la guerre prennent pour préparer une campagne. Le général en chef de la ligue investit Bonn le 24 avril. Marlborough sûr de la Meuse par les places qu'il y occupait devait assurer ses dernières par la prise de Bonn, ville assez forte située sur le Rhin comme Kaiserswerth et qui quoique située sur la rive gauche du Rhin pouvait offrir aux Français qui l'occupaient une partie des avantages que la prise de Kaiserswerth leur avait enlevé.

Le duc fit ouvrir la tranchée la nuit du 3 au 4 mai, avec deux cents pièces de grosse artillerie1. La ville fut bien défendue, mais se rendit le 15 au soir. Après ce succès on peut se figurer la Hollande et la Westphalie comme défendues par un large rempart formé des contrées qui s'étendent entre la Meuse et le Rhin et dont ces deux fleuves sont les fossés.

C'est seulement à partir de ce point qu'une critique sévère peut trouver à reprendre au plan de guerre de Marlborough et lui reprocher de ne pas avoir cherché à tourner les places fortes qui le séparaient du cœur de la France. Pendant 1. Histoire de Marlborough, I, 192-193.


que ce général était sur le Rhin, l'armée française s'assemblait à Tirlemont. Villeroy que l'amitié de Louis XIV avait tiré des prisons d'Autriche commandait en chef, il avait sous lui le maréchal de Boufflers dont on était justement mécontent à Versailles. Le 7 mai le général français campa à Tirlemont avec cinquante bataillons et cent escadrons ou. mille hommes.

Son projet était de surprendre quelques quartiers des ennemis dispersés le long du Jarre et du Demer, deux rivières dont l'une venant jeter ses eaux dans l'Escaut, et l'autre tombant dans la Meuse à Maestricht, coupaient la plaine transversalement et conduisaient le maréchal à l'ennemi. M. de Villeroy surprit à peu près Tongres 2 le 11 mai, mais cette ville s'était défendue vingt-huit heures et lorsque ce général voulut marcher en avant le 14, il trouve M. d'Ouwerkerk en bataille sous Maestricht dans un poste inattaquable3. Marlborough arriva au camp de son armée dans la nuit du 19 mai, et commença une mauvaise campagne.

1. Berwick, 1, 203.

2. Environ quarante-mille habitants (Français). Histoire de Marlborough, I, 200.

3. Berwick, I, 205.


Ce grand général ayant en tête un homme de la médiocrité la plus incurable et lui étant supérieur en force, lui laissa prendre la supériorité pendant toute la campagne. Il est curieux de connaître les causes qui leur firent changer de rôle. Les mêmes qui ont fait faire tant de fautes aux puissances coalisées dans la guerre de notre Révolution. Alors comme aujourd'hui elles avaient les notions les plus fausses sur l'état intérieur de la France. L'Angleterre et la Hollande ayant vu à la fin de 17021 que l'armée française s'était opposée aussi faiblement2 qu'inutilement aux entreprises de leur armée, et sachant que Louis XIV avait envoyé beaucoup de troupes sur le Rhin, ne doutèrent pas que leur supériorité sur les Français ne fut si grande qu'elles n'auraient qu'à se déterminer sur le choix des conquêtes. Elles eurent même quelque peine à le faire. Cependant il fut enfin convenu que les Hollandais auraient Anvers et l'Angleterre Ostende, à cette condition cette première puissance consentit au siège de Bonn.

Les alliés furent donc extrêmement surpris quand ils virent M. de Villeroy 1. Berwick, I, 206.

2. A changer.


leur présenter la bataille le 14 mai avec quarante mille hommes 1. Toutefois ils ne furent pas entièrement détrompés. Ils s'imaginèrent que l'armée du Roi n'était composé que de ce qu'ils voyaient. Sur ce principe le duc de Marlborough passa le Jarre le 25 mai 1702, il s'étendait sur sa gauche afin d'éloigner l'armée française de la Flandre vers laquelle pendant ce temps il ferait filer des troupes par ses derrières. Sa surprise fut extrême quand il apprit que le marquis de Bedmar assemblait un corps considérable près d'Anvers et qu'on formait encore deux camps près de Gand et de Bruges. Il résolut alors d'inquiéter l'armée française sur toute la ligne. A cet effet on embarqua du canon à Maestricht comme pour assiéger Huy, on fit des embarquements du même genre à Berg-op-zoom et même en Hollande et il fit descendre des troupes par eau au fort de l'Ecluse, au sas de Gand et au fort de Lillo situé comme Anvers sur la rive droite de l'Escaut, et au-dessous de cette ville. L'armée française ne remua pas, alors il paraît que le duc fut réellement embarrassé 3. Il 1. A vérifier.

2. Berwick, I, 208.

3. Berwiek, I, 209, dit Force des armées (non compris les garnisons) Marlborough, 65 bataillons et 120 escadrons


envoya quelques troupes au delà du Rhin sur la demande de l'Empereur Léopold qui sans ce secours disait ne pouvoir résister aux Français et aux Bavarois qui venaient de se joindre au centre de l'Allemagne.

Le 9 juin l'armée alliée remarchant par sa gauche vint se camper la droite à Timecourt et la gauche à Warfusé. L'armée française la suivit à une lieue et demie de distance et vint barrer l'entre-deux du Jarre et de la Méhaigne en plaçant sa droite à Breff sur cette dernière rivière et sa gauche à Drion sur le Jarre.

Le duc de Marlborough vit qu'il ne pouvait rien entreprendre de considérable

qu'en déplaçant l'armée française ou du moins les différents corps qui couvraient les places qu'elle avait sur sa gauche du côté de la mer.

Voici en conséquence le projet qu'il est probable qu'il forma. On nomme dans le camp, 80 escadrons et 30 bataillons sur la ligne de Bréau à l'écluse, 10 bataillons bloquent Gueldre.

M. de Villeroy 63 bataillons, 101 escadrons, plus 40 bataillons et 27 escadrons avec Bedmar.


pays de Waes une île formée entre Anvers et "Gand par l'Escaut et par un canal qui va directement de cette dernière ville à l'embourchure de ce fleuve. Le général en chef ordonna à M. de Cohorn de tenter une irruption dans ce pays entouré d'eau, afin d'y attirer le marquis de Bedmar qui se tenait campé sous Anvers, si Bedmar quittait son poste le général Obdam 1 qui était avec un gros corps près de Lillo marchait sur-le-champ sur Anvers et se plaçait derrière la Skèle. Cohorn le joignait et toute l'armée s'y portait rapidement. Selon les apparences 2 elle y serait arrivée avant l'armée française et en ce cas Anvers était perdu.

En conséquence le 27 juin les généraux hollandais attaquèrent les lignes que les Français occupaient dans le pays de Waes, ils les prirent mais y perdirent beaucoup de monde.

Le même jour Marlborough décampa, marcha par sa droite, passa la Jarre audessus de Tongres et vint camper sous Borckloen. Le 28 il marcha encore par sa droite. L'armée française suivit les deux jours ce mouvement qui la rapprochait d'Anvers et se plaça de manière à lui en 1. Berwick, I, 211.

2. J'allais mettre toute apparence. Pourquoi ce style tendu, forcé, fatigant ?


barrer le chemin. Le 28, elle se trouvait très près de Diest à neuf lieues seulement d'Anvers. M. de Villeroy y ayant appris que le général Obdam était venu camper à Eckeren 1 à une lieue d'Anvers en deçà de Lillo, détacha le maréchal de Boufflers avec trente escadrons et trente compagnies de grenadiers pour aller conjointement avec le marquis de Bedmar attaquer Obdam.

Combat d'Eckeren

(30 juin 1703)

J'entrerai dans quelques détails sur le combat qui suivit cette disposition, ils feront connaître quelle espèce de troupes les alliés opposaient à Louis XIV.

Le corps de douze ou quinze mille hommes commandé par M. d'Obdam était composé de Hollandais et d'Allemands, de Saxe-Gotha, de Munster et du Holstein. Qu'on se figure une plaine marécageuse sur les bords de l'Escaut. Les terres cultivables ont été desséchées à grands frais, elles sont défendues des inondations de l'Escaut par de nombreuses digues et presque toutes les propriétés parti1. Berwick, I, 212.


communiquent entre eux par des chaussées élevées au-dessus du sol. C'était entre Eckeren et Cappelle, deux de ces villages que M. d'Obdam avait placé son camp. Mais dans une position si difficile à une

culières sont environnées de saignées profondes, qui servent à l'écoulement des eaux. La fertilité de ce terrain aquatique y a fait naître plusieurs villages qui


lieue de l'armée de M. de Bedmar, supérieure à la sienne, il avait pris si peu de précaution que le 30 juin entre midi et une heure l'aile gauche de son camp était entièrement tournée sans qu'il s'en doutât. Le général Schulembourg qui commandait sous lui et qui faisait le tour du camp avec quelques officiers généraux reconnut des dragons français, fit aussitôt prendre les armes aux troupes et envoya prévenir M. d'Obdam. En même temps une sentinelle placée dans le clocher d'Eckeren, les avertit que l'ennemi se faisait voir avec de grandes forces à Cappelle derrière la gauche et qu'il avançait toujours pour cerner l'armée de plus en plus. Sur cet avis M. d'Obdam résolut de se retirer sous le fort de Lillo, situé au nord-ouest du campement, sur les bords de l'Escaut. Il ordonna en conséquence à deux escadrons de cavalerie d'occuper le village de Houven qui se trouvait sur la chaussée qui de Eckeren va à Lillo. Ces deux escadrons y trouvèrent les Français et furent repoussés. Ainsi le droit chemin de Lillo se trouva coupé. Une pareille tentative, faite sur une autre digue, la trouva pareillement occupée [par les Français qui non seulement repoussèrent deux régiments de Saxe-Gotha qui les attaquaient, mais


s'avancèrent dans le terrain qu'occupaient les alliés et commencèrent un combat extrêmement sanglant.

Il était trois heures après midi, le général Obdam voyant la supériorité de l'ennemi renonça à se rendre à Lillo par les chemins plus ou moins directs qui se trouvaient au nord-ouest de sa position. II résolut de gagner les deux digues qui longeaient l'Escaut par celle qui menait au village de Wilmarsdonck, au sud-ouest d'Eckeren. Il exécuta ce mouvement en essuyant en flanc le long de la digue de Wilmarsdonck tout le feu de l'infanterie française. Un régiment hollandais parvint enfin par les digues de l'Escaut au village de Houteren. Il en chassa les Français, mais ceux qui auraient pu le soutenir, ayant été arrêtés derrière lui par les attaques de l'ennemi, ce régiment fut délogé. Le feu continuait depuis trois heures sans se ralentir un moment dans toutes les positions voisines d'Eckeren. Huit heures sonnaient dans ce moment au village de Wilmarsdonck et le soleil se couchait. L'armée alliée se trouva alors entièrement cernée. Elle avait derrière elle Anvers, à sa gauche l'Escaut et le fort Saint-Philippe, des deux autres côtés l'armée de M. de Boufflers, occupant toutes les digues.


Dans cette position le général Schulembourg qui combattait près d'Eckeren envoya vers M. d'Obdam et le comte de Tilly pour leur demander un rendez-vous, afin de délibérer ensemble sur ce qui restait à faire. Le comte de Tilly vmt à lui et lui dit que M. d'Obdam ne se trouvait plus depuis quelque temps et qu'il le croyait mort ou prisonnier. Ces deux généraux résolurent alors ensemble de tenter toutes choses avec la dernière vigueur, ce sont les termes de Schulembourg. Ils marchèrent vers la digue de Wilmarsdonck, les colonels n'ayant plus de poudre ni de balles firent mettre la bayonnette au bout du fusil, la charge commença. Au plus fort de la mêlée quatre bataillons venus d'Anvers, prirent les alliés en flanc du côté du village de Wilmarsdonck. Cette troupe ainsi que celle qui défendait la digue, fut repoussée après un combat sanglant, mais à un quart de lieue seulement. Dans cette action les Hollandais prirent quelques étendards. Cependant il était nuit close et les alliés se trouvaient toujours investis, ils n'avaient gagné à ce dernier combat que de l'être d'un peu plus loin. La poudre et les balles manquaient tout à fait. Les généraux résolurent néanmoins d'attaquer encore une fois Houteren. Pour cet


effet le général-major Friesheim avec quatre bataillons se mit dans l'eau jusqu'à la ceinture pour tourner les Français qui l'occupaient. Quelques régiments s avancèrent sur les digues de l'Escaut et le comte de Tilly après avoir fait tirer sur Houteren les derniers coups de canon, pénétra par les terres qu'il put charger avec la cavalerie. Le village étant alors attaqué avec une extrême vigueur en flanc, en front et par derrière, fut emporté. Les alliés y prirent quelque pièce de canon et marchèrent enfin vers Lillo où ils arrivèrent en bon ordre le 1er juillet à la pointe du jour.

Ce combat fait le plus grand honneur aux troupes des alliés, qui surprises, abandonnées par leur général en chef et cernées pendant cinq heures sans espoir de secours, surent enfin se dégager. M. de Boufflers s'y montra comme dans la campagne précédente, brave, mais sans nul talent. Il est évident que si pendant les cinq heures que les troupes françaises furent maîtresses des digues qui conduisent d'Eckeren à Lillo, elles y eussent pratiqué des coupures, chose qu'on fait en vingt minutes, il ne restait d'autre parti aux alliés que de se noyer ou de se rendre.

En s'en allant le soir ils battirent si


bien quelques troupes qui voulurent les suivre, que l'armée des deux couronnes crut avoir perdu la bataille et alla passer le reste de la nuit à une assez grande distance sur les bruyères. Le jour venu le Maréchal envoya reconnaître et comme on vit que les ennemis s'étaient entièrement retirés, il fit retourner les troupes sur le champ de bataille avec de grandes. de tambours, timbales et trompettes1. Il trouva six pièces de canon, tout le bagage, quelques drapeaux, et huit à neuf cents prisonniers parmi lesquels se trouvait la comtesse de Tilly, habillée en amazone, qui ce jour-là était venue dîner au camp avec son mari. Elle fut témoin d'un étrange spectacle. Il y avait quatre à cinq mille morts sur le champ de bataille, autant français qu'alliés. Nous avons vu qu'au milieu de l'action Schulembourg et Tilly avaient cru M. d'Obdam mort ou prisonnier. Il n'était ni l'un ni l'autre, mais en sûreté à Breda où il avait jugé à propos de se sauver avec une trentaine de cavaliers. On appelle cela être coupé, mais la nature du champ de bataille ne rend pas cette explication probable. Le général Schulembourg qui l'avait si bien remplacé 1. Berwick, I, 215.


eut l'imprudence de blâmer hautement le duc de Marlborough qui avait exposé ce corps et ne fut plus employé.

Le duc comme général en chef eut sans doute tort. La preuve qu'il jouissait de toute l'autorité que ce titre indique, c'est que la veille du combat trouvant la position d'Obdam dangereuse il lui donna l'ordre d'envoyer son gros bagage à Berg-op-zoom, ce qui fut fait.

Après le combat d'Eckeren Marlborough se rapprocha de ce village et vint camper le 24 juillet sa droite à Cappelle 1 (le même par lequel les Français avaient tourné l'armée d'Obdam le 30 juin précédent). Le même jour il avait paru offrir la bataille au Maréchal de Villeroy qui à l'approche de l'armée alliée était rentré dans les lignes qu'il avait sous Anvers. Ces lignes s'étendaient de cette dernière ville jusque dans les environs de Namur. Au commencement d'août le duc ne voyant rien à faire du côté de la Flandre remarcha vers la Meuse. Villeroy qui avait reçu l'ordre de ne pas combattre le côtoya par le dedans de ses lignes en prenant soin de ne se laisser dérober de marche d'aucun côté. Le 15 août Marlborough vint camper à Vignamont au con1. Berwick, I, 220.


fluent de la Mehaigne et de la Meuse, vis-à-vis Huy. C'est une petite ville située sur cette rivière défendue par trois forts et dont les Hollandais désiraient la prise. La tranchée fut ouverte le 19 août et le 26 le dernier des forts se rendit.

Le 25 il s'était tenu un grand conseil de guerre au quartier général de Marlborough au Val Notre-Dame. Ce général voulait attaquer les lignes 'des Français. Ses raisons qu'il exposa par écrit et qui nous sont parvenues sont fort bonnes et même décisives. Les députés des Etats généraux et les généraux Hollandais n'y voulurent pas consentir et demandèrent le siège de Limbourg, petite place ouverte à six lieues derrière Liège. Marlborough fut obligé d'y consentir.

Quelques années après le prince Eugène1 répondit à un de ses amis qui le voyant plongé dans une profonde rêverie lui en demandait la cause « je pense que si Alexandre le grand avait été obligé d'avoir l'approbation des députés de Hollande pour exécuter ses projets, ses conquêtes n'auraient pas été si rapides. » Limbourg fut enlevé le 27 septembre et dans le courant d'octobre les deux armées rentrèrent dans les positions qu'elles 1. Histoire de Marlborough, I, 239. A vérifier, je n'ai pour garant que cet animal.


avaient au commencement de la campagne 1. L'effet moral de celle-ci ne fut pas favorable aux alliés. La ligue avait perdu un an, elle avait fait de grands efforts pour rassembler une superbe armée et elle n'en avait rien fait.

Bataille de Hochstaedt.

Les armées étaient presque égales. Les alliés avaient quatre-vingt mille hommes et les Français soixante-quinze mille, mais les troupes des alliés valaient mieux que celles de Louis XIV, parmi lesquelles se trouvaient beaucoup de recrues et même des prisonniers qu'on faisait marcher par force. Les deux tiers de l'armée alliée et les meilleurs soldats étaient sous les ordres de Marlborough. Le Prince Eugène commandait le reste et le général anglais lui avait cédé la droite. Cet arrangement dicté par l'extrême politesse à laquelle on ne voit pas que Marlborough ait jamais manqué, était ici conforme au bien du service. On ne doutait pas que par le même principe la droite de l'armée française ne fut composée des plus anciens régiments et des 1. Berwick, I, 224.


meilleures troupes. Cette droite était commandée par le maréchal de Tallard, homme plein d'esprit, d'envie d'avancer, et de courage, excellent courtisan, mais nullement général. L'aile gauche de l'armée à laquelle se trouvaient les troupes de l'Electeur de Bavière1, était encore plus mal conduite, elle se trouvait commandée par l'Electeur de Bavière, ayant sous lui M. le Comte de Marsin, homme doux et brave, mais fort au-dessous du médiocre. Il était, la campagne précédente, presque le dernier des lieutenants généraux, et à la guerre il n'avait jamais eu le commandement de trois cents chevaux. Le parti. venait de le faire Maréchal.

Le 12, les troupes alliées se trouvant fatiguées de la marche de la veille, il fallut leur donner du repos. A la pointe du jour Marlborough et Eugène prirent deux mille chevaux et se portèrent en avant pour reconnaître la position de l'armée française. Ces généraux trouvèrent devant eux un pays assez uni, borné au midi par le Danube et au nord par la forêt de Schellenberg. Le coteau qu'elle couvrait fuyant à l'occident la plaine allait en s'éloignant du côté des Français. Elle présentait plusieurs moyens de défense à l'armée I. Le caractère du prince sera précédemment.


française, si son dessein était d'éviter la bataille.

Cinq ruisseaux dont quelques-uns formaient de petits marais avant de se jeter dans le Danube la sillonnaient profondément, et elle était couverte d'une vingtaine de villages. En arrivant à Schwenningen les généraux alliés découvrirent les troupes françaises et électorales. Quelque temps après se trouvant à Daupsheim ils montèrent dans le clocher de ce village. Ils remarquèrent que l'ennemi s'était arrêté et vers une heure après midi, ils virent les Quartiers-maîtres des troupes françaises dresser les étendards de campement et tracer leur camp entre Blenheim et Lutzingen. C'était une fort belle position qu'Eugène et Marlborough avaient eu le projet d'occuper. Le long du camp de l'armée française et électorale coulait le Nebelbach, le plus considérable des ruisseaux qui traversaient la plaine. Les Français avaient leur droite au Danube, leur gauche à la forêt. Ils pouvaient en quarante-huit heures et même en un seul jour profiter du Nebelbach pour rendre leur front inattaquable. De ce moment les généraux alliés durent chercher à donner bataille le plus tôt possible. Ils revinrent sur-le-champ au camp et envoyèrent des travailleurs faire des ponts


de communication sur le ruisseau qui passe à Tiffingen. Les travailleurs étaient à peine à l'ouvrage qu'ils en furent chassés par les hussards français 1. Aussitôt le duc de Marlborough et le prince Eugène eux-mêmes marchèrent aux ruisseaux avec leur escorte, sept escadrons de dragons qui étaient composés devant le quartier général et cinq à six mille hommes de leur meilleure infanterie. En y arrivant ils virent de loin les hussards ennemis qui regagnaient leur armée au galop. Ils laissèrent une forte avant-garde dans le village, et les travailleurs couvrirent le ruisseau de ponts. Revenus au camp les généraux renvoyèrent les bagages de l'armée à Donauwerth 2.

La nuit qui précéda la bataille, plusieurs des généraux de Marlborough vinrent lui représenter le danger extrême d'attaquer un poste presque inattaquable et sous lequel toute son armée pouvait périr. « Je sens les difficultés comme vous, leur répondit-il, mais l'attaque n'en est pas moins nécessaire. » Lui-même fit appeler son chapelain et après avoir assisté au service divin, reçut la communion, tout prouve que cette action fut sincère et que sentant l'indispensable 1. C. de Marsin, I, 330.

2. Marsin, I, 331.


nécessité de vaincre, il était résolu à tout faire pour obtenir la victoire.

L'armée française et bavaroise ne croyait pas être si près du moment décisif. Elle était venue camper le 11 à la hauteur de Dillingen dont le château fut enlevé après six heures de siège.

Le 12, elle marcha pour occuper la position de Blenheim. Le général de l'artillerie de l'armée de Tallard avait pris les devants de grand matin pour attaquer le château de Hochstaedt, à peine y était-il qu'il reçut. de M. de Tallard l'ordre de se replier sur l'armée, l'ennemi s'avançant pour attaquer. C'était Marlborough et Eugène venant chasser les hussards qui inquiétaient leurs travailleurs, on vit bientôt qu'ils se retiraient et l'on renvoya prendre Hochstaedt. Vers les une heure l'armée campa sur le bord occidental du ruisseau de Nebelbach dans le camp que Marlborough et Eugène avaient vu tracer. Elle se trouvait sur une éminence, dans le fond devant elle le Nebelbach et le petit marais, qu'il formait de l'autre côté, le terrain s'élevait aussi. Sur l'éminence qui accompagnait le ruisseau jusqu'au Danube et à un quart de lieue de ce fleuve se trouve le gros village de Blenheim1. M. de Tallard y prit son 1. Marsin, II, 72-73.


quartier général, son armée s'étendait toujours le long du ruisseau jusqu'au village de Oberklau qu'occupait M. de Marsin, dont les troupes s'étendaient jusqu'aux bois qui régnaient le long du coteau. L'Electeur avait pris son quartier à Sondernheim à une portée de canon derrière Blenheim.

Dès ce moment commencent les fautes. Même dans la supposition qu'on voulut accepter la bataille, contre toute raison. Tallard, amenant un secours à l'Electeur, s'était imaginé que si l'on se battait et qu'on eût quelque avantage, il aurait beaucoup plus de gloire, s'il avait contribué à l'obtenir à la tête d'une armée, que s'il ne s'était battu que comme le lieutenant de l'Electeur. En partant de ce beau calcul qui, il faut J'avouer, était fondé, il avait conservé une armée entièrement distincte de celle de Marsin. L'on va voir combien la monarchie française penchait déjà vers sa ruine. Le commandement de l'armée qui devait décider du sort de la guerre était confié à deux hommes qui, dans la position que nous venons de voir, se souvinrent qu'il était d'usage en rangeant une armée en bataille de mettre l'infanterie au centre et la cavalerie sur les ailes. Aucun des deux ne voulut manquer à ce principe


et l'armée française se trouva avoir ur

et l'armée française se trouva avoir un centre immense de cavalerie, formé de l'aile gauche de Tallard et de l'aile droite de Marsin, deux ailes d'infanterie et à l'extrémité de ces deux ailes encore de la cavalerie.

Les deux maréchaux s'imaginèrent que la position qu'ils venaient de prendre forcerait l'ennemi à s'éloigner du Danube 1. On vint leur dire qu'on voyait de l'infanterie ennemie dans le bois qui était vis-à-vis Marsin, et qui par conséquent couvrait la droite des alliés. Ils ne doutèrent pas que cette infanterie ne fut destinée à couvrir le lendemain la marche de l'ennemi sur Nordlingen. Dans cette idée et quoique se trouvant à une lieue et demie d'un ennemi pour lequel il était de nécessité première de combattre et qui avait fait travailler toute la journée à faire des ponts pour venir à eux, ils ne s'occupèrent nullement du superbe ruisseau qu'ils avaient devant eux. Le Nebelback n'est pas large, mais ses bords étaient assez hauts et l'eau en était dormante. Il formait d'ailleurs une espèce de manoir depuis le village d'Oberklau jusque vis-à-vis Blenheim. Tallard prétend que voulant faire faire une re1. Marsin, II, 74.


doute sur un grand chemin qui traverse le ruisseau, l'Electeur lui dit « j'espère que vous ne ferez pas lever terre1. » Dans cette sécurité singulière l'armée rentra sous ses tentes le 12 au soir, sans pousser la moindre reconnaissance vers l'ennemi pour voir les mouvements qu'il pourrait faire pendant la nuit. Les maréchaux, ne doutant pas d'avoir forcé le prince Eugène et Marlborough à la retraite, laissèrent aller une partie de la cavalerie au fourrage le 13 au matin. Voici les mouvements qu'ils avaient négligé de faire observer. A une heure du matin les généraux alliés avaient fait battre la générale, l'assemblée à une heure et demie, la marche à deux et à trois l'armée était en pleine marche et se portait en avant divisée en huit colonnes 2.

En arrivant sur les quatre heures et demie au ruisseau de Tapfheim, celui sur lequel on avait fait des ponts la veille, les avant-gardes qu'on y avait placées, reçurent ordre de rejoindre leurs corps et l'on forme une neuvième colonne du corps de cavalerie et d'infanterie qu'on avait placé dans le village même. L'armée marcha dans cet ordre jusqu'à Schwen1. Comte de Marsin, II, 28. Lettres de Villiers, 11,45. 2. Comte de Marsin, I, 330-333.


ningen. Les brouillards qui s'élevaient du Danube ce matin-là empêchaient de distinguer exactement la position des Français. Dès que les neuf colonnes furent arrivées entre ce village et le bois, elles firent halte.

Le duc de Marlborough et le Prince Eugène qui étaient montés sur une hauteur firent venir près d'eux les généraux commandant les colonnes et leur expliquèrent le plan général de l'attaque1. Il pouvait être alors six heures du matin. Pendant cette conférence on vit une longue colonne de fumée et flammes s'élever de deux moulins qui étaient en avant de Blenheim et on entendit deux coups de canon. C'était les maréchaux qui commençaient enfin à voir qu'ils allaient être attaqués et qui rappelaient les fourrageurs. Ils firent battre à la hâte la générale et l'assemblée à la hâte, et sans avoir le temps de détendre les tentes, ils commencèrent à ranger leur armée en bataille à la tête du camp et dans l'ordre où elle était campée. Les fourrageurs et leur escorte arrivaient à la file, chacun songeait à tout ce qu'on a à faire au moment d'une bataille. Il y eut un peu de désordre qui, joint à l'air de surprise qu'avait toute 1. Quincy, II, 72. C. de Marsin, I, 364.


l'action, commença à faire un mauvais effet sur le moral des troupes.

Pendant qu'on plaçait l'artillerie, qu'on coupait les haies, que Marsin s'établissait dans le village d'Oberklau, qui couvrait son front, qu'on cherchait les meilleures positions, l'armée alliée marchait rapidement à celles qu'Eugène et Marlborough lui avaient tracées. Eugène remontait le long du ruisseau pour venir se placer vis-à-vis de Marsin Marlborough marchait devant lui directement au ruisseau. Tallard vit que Blenheim allait être attaqué. Aussitôt il retira de son centre vingt-sept régiments d'infanterie et quatre régiments de dragons. Il fit mettre pied à terre à ceux-ci et les plaça dans l'intervalle qui se trouvait entre le village et le Danube. Il plaça les autres dans Blenheim même. Ce village était environné de tous côtés de vergers fermés avec des haies et des palissades de planches suivant l'usage du pays. En moins d'une heure les troupes qui y étaient placées fortifièrent les haies, pratiquèrent des coupures et en firent un très bon poste d'infanterie. Le marquis de Clérambault, lieutenant général, commandait le village et avait sous ses ordres M. de Blansac, maréchal de camp. Par cette disposition bizarre M. de Tallard ne laissa dans la


plaine de Blenheim jusque près d'Oberklau que deux lignes immenses de cavalerie au milieu desquelles se trouvaient trois brigades d'infanterie, celles de Robecq, de Benito et de Belle-Isle. Près d'Oberklau commençait l'aile droite de M. de Marsin, composée de cavalerie. Le Maréchal avait fait abattre les haies du village d'Oberklau pour découvrir l'ennemi venant à lui et y avait placé M. de Blainville avec un corps d'infanterie.

La cavalerie de l'Electeur et celle de M. de Marsin formaient l'aile gauche du tout, à l'exception de neuf bataillons que M. de Marsin plaça dans le bois qui flanquait sa gauche et qui furent fort utiles pour empêcher le Prince Eugène de la tourner.

Toutes les fautes commises jusqu'alors pouvaient encore être réparées, il fallait avoir l'idée très simple de mettre l'armée assez près du ruisseau pour que l'ennemi ne put le passer et avoir du terrain pour se former entre le terrain et la ligne. Cette disposition supprimait la bataille ou la rendait entièrement sanglante pour l'ennemi.

Les précautions personnelles prises par Marlborough me font penser qu'Eugène et lui étaient déterminés à forcer le ruisseau. Quand ils y seraient parvenus, il


est à croire qu'ils auraient toujours eu douze ou quinze mille hommes de tués de plus que les Français, à qui parconséquent cette bataille ne pouvait beaucoup nuire. Le mouvement proposé avait l'inconvénient de mettre l'armée française sous le canon ennemi, mais différents plis du terrain ne leur permettaient de s'en servir qu'à leur droite, et d'ailleurs pendant toute la bataille, Tallard et Marsin eurent quatre-vingt dix pièces de canon sur leur front 1.

Cette artillerie se trouva placée à neuf heures et commença aussitôt un feu extrêmement meurtrier sur l'armée ennemie. La droite sous les ordres du prince Eugène remontait toujours le ruisseau et exécutait une marche extrêmement pénible à travers les ravins, les monticules et les marais couverts de joncs. Pendant ce temps elle était écrasée par l'artillerie française de neuf heures à midi et demi elle fit un feu aussi vif et aussi nourri qu'une fusillade. Les canonniers étaient encouragés par l'effet extraordinaire qu'ils voyaient faire à leurs coups. Dans la position que l'armée alliée et surtout l'aile d'Eugène étaient forcées de tenir, il n'y avait pas un boulet français de perdu, 1. Marsin, I, 309, 335 II, 72. Quincy, II, 74.


chaque coup perçait des bataillons et quelques-uns même étaient pris en écharpe. Avant midi l'armée alliée avait perdu près de deux mille hommes par l'artillerie. Marlborough établit bien deux batteries à son aile droite, mais elles ne firent point taire l'artillerie française.

Marlborough qui était alors sur le ruisseau faisait travailler en toute hâte aux ponts qui lui étaient nécessaires. Eugène et lui en firent construirent cinq qui furent formés avec les planches des pontons de l'armée et des fascines. Ils ne purent pas être terminés avant midi et demi. On peut supposer un instant le ruisseau défendu par de l'infanterie et voir combien il aurait été difficile d'établir ces ponts, de les passer et de se former de l'autre côté sous son feu.

Sur les onze heures le maréchal de Tallard ayant fini de placer ses troupes dans Blenheim et de disposer sa cavalerie vint au centre de M. de Marsin derrière Oberklau, où il trouva ce général et l'Electeur de Bavière. Ce prince l'embrassa en lui disant qu'il espérait le faire le soir de meilleur cœur encore. La plaine était alors couverte de cent soixante mille hommes et retentissait des coups de l'artillerie française. Les trois généraux voyant les troupes d'Eugène déployées pour la


marche et celles de Marlborough en colonnes, ce qui cachait leur nombre, pensèrent que les grands efforts de l'ennemi seraient à la gauche de toute l'armée. L'Electeur et Marsin v retournèrent surle-champ. M. de Tallard prit ce temps pour manger un morceau avec quelques généraux qui l'entouraient voyant ensuite l'armée ennemie filer toujours sur sa droite, il pensa que sa propre armée ne serait point attaquée de plus de deux heures. Il prit un cheval anglais fort vite d'un officier de son état-major et galopa à la gauche ne se faisant suivre que de son général d'artillerie et ordonnant à tout le reste de l'attendre dans cet endroit.

Il était à peine parti lorsque à une heure moins un quart, les ponts de la gauche et du centre étant finis, et Marlborough ne pouvant plus rester sous le feu de l'artillerie française fit passer le ruisseau à son infanterie personne ne le lui disputa. Dès qu'il eut vingt bataillons de passés, il les envoya attaquer Blenheim. Ces bataillons approchent de si près que malgré le feu terrible des Français ils en viennent au point de croiser leurs fusils avec les leurs au travers des haies et des palissades, mais ne pouvant réussir à les passer, ils se retirent bientôt en laissant


un tiers de leurs soldats dans la prairie qui borde le village.

Dans cette prairie coulait un petit ruisseau qui après avoir fait aller les moulins, que le Maréchal de Tallard avait fait brûler le matin, entrait dans Blenheim. La première ligne de cavalerie française, composée de gendarmerie, était en avant de ce canal M. de Zurlauben qui le commande voyant le mouvement des anglais détache trois escadrons qui les sabrent et achèvent leur désordre. Mais se trouvant au bout de leur carrière sous le feu de l'infanterie qui avait passé le ruisseau pendant l'attaque de Blenheim, ils sont repoussés à leur tour et se retirent si vite qu'ils passent le canal des moulins.

Marlborough voyant alors la mauvaise disposition des généraux français fait avancer rapidement son centre d'infanterie qui se trouve avoir à sa droite le village d'Oberklau où était M. de Blainville et, dès qu'il y a de la place entre l'infanterie et le ruisseau, il fait passer sa cavalerie. Tout ce mouvement s'exécutait sous le feu des deux villages occupés par les Français..

Cet ordre de bataille était bizarre aussi, mais judicieusement pensé. Marlborough ne voyait presque point d'infanterie devant lui parce qu'elle était


dans Blenheim et dans Oberklau. Ces villages étaient trop distants pour que leur feu put se croiser, il jugea que tôt ou tard la cavalerie qui était entre eux ne pourrait pas soutenir le feu de son infanterie, protégée par sa cavalerie. Il pensa que mettant en désordre la première ligne de cavalerie française et la renversant sur la seconde, il la ferait reculer au delà des deux villages, pleins d'infanterie, qui se trouveraient ainsi abandonnés et qu'alors s'avançant avec son infanterie il couperait entièrement Blenheim du reste de la ligne.

Marlborough commença aussitôt sa belle manœuvre et les généraux français, attentifs chacun aux troupes qu'il commandait et auxquels personne ne donnait d'ordres généraux, ne la comprirent nullement. Il fit paraître sa cavalerie. Monsieur de Zurlauben ébranla alors toute la première ligne de l'aile droite de Tallard qu'il commandait et chargea la cavalerie anglaise avec la plus grande vivacité1. Il la rompit, elle fit demi-tour, passa par les intervalles de son infanterie, alla se rallier et laissa M. de Zurlauben exposé à tout le feu de cette infanterie. Son aile fut mise en désordre à son tour. 1. Deuxième charge de la gendarmerie.


obligée de se retirer, alors la cavalerie anglaise reparut et la chassa au delà du ruisseau des moulins, sur le bord duquel s'étant établie elle tint en échec toute l'aile de M. de Zurlauben.

La position de la cavalerie des alliés derrière le ruisseau des moulins empêchait absolument la française d'en venir aux mains avec elle.

On tira deux bataillons d'infanterie de Blenheim qui se glissant le long du ruisseau et tirant à bout portant sur la cavalerie anglaise l'obligèrent bientôt à se retirer. Alors l'aile droite de la première ligne de la cavalerie française put passer le ruisseau et reprendre son premier poste.

Le Maréchal de Tallard, averti par le feu de mousqueterie, arrivait alors ventre à terre de l'armée de Marsin.

Pendant l'attaque de Blenheim et les deux premières charges de la cavalerie de Marlborough, son armée [de Marlborough] avait achevé de passer le grand ruisseau. Le prince de Holstein-Beck, à qui il avait donné l'ordre, marchait pour attaquer le village d'Oberklau, mais il avait à peine passé le grand ruisseau avec trois ou quatre bataillons que M. de Blainville qui commandait dans Oberklau l'attaqua subitement avec cinq ou six et le tailla en pièces. Il


resta à peine quelques hommes du régiment de Goor, un de ceux qu'il conduisait lui-même couvert de blessures fut fait prisonnier et mourut le lendemain. Le Maréchal de Tallard ayant remarqué en arrivant la cavalerie anglaise qui paraissait de nouveau et prêtait le flanc à la sienne, ordonna à celle-ci de charger, ce qu'elle exécuta avec beaucoup de bravoure, conduite par M. de Zurlauben Toute la ligne des alliés fut repoussée avec vigueur jusqu'à leur infanterie, par les intervalles de laquelle elle repassa de nouveau 1. La cavalerie française se trouvant alors exposée à tout le feu de l'infanterie des alliés, fut mise en désordre, suivie par leur cavalerie et se trouva avoir perdu beaucoup de terrain, quand elle se fut ralliée. La manœuvre de Marlborough commençait ainsi à réussir. M. de Zurlauben qui avait conduit cette charge courageuse et inconsidérée y reçut trois coups de sabre et deux coups de feu et mourut peu de jours après.

Ce fut alors seulement sur les deux heures2 que l'aile droite des alliés se fit entendre. Le Prince Eugène étant enfin parvenu à la hauteur des ennemis, attaquait M. de Marsin dans l'intervalle de 1. Troisième charge.

2. Quincy, IV, 276.


deux heures à cinq heures. Le Prince attaqua trois fois l'armée de l'Electeur et de Marsin, mais ces généraux lui disputèrent le ruisseau et, trois fois repoussé, ses drapeaux et ses canons pris, sans doute il eût été battu sans ce qui se passait à l'armée de Marlborough.

Comme nous venons de le voir, ce général par sa troisième charge avait fait perdre beaucoup de terrain à la cavalerie française. On se souvient peut-être de ces trois brigades d'infanterie qui avaient été laissées comme par hasard à la seconde ligne de l'armée de Tallard. Ce général les fit avancer pour contenir la cavalerie anglaise. Elles allèrent si avant qu'elles se trouvèrent à la hauteur de la première ligne de cette cavalerie.

On conseilla au Maréchal de Tallard de la faire attaquer par cette infanterie et de la faire soutenir par ses troupes à cheval 1. Ce mouvement réussit fort bien dans sa première partie. Le régiment de Robeck qui était à la droite de la ligne française s'avança sur les escadrons anglais et tirant dessus fit fuir le premier, ensuite le deuxième et jusqu'au cinquième. Tallard voulut alors faire avancer sa cavalerie, mais quelques escadrons seulement 1. Quincy, II, 79.


obéirent, vinrent essuyer le feu de l'infanterie anglaise, tournèrent bride et furent sabrés par la cavalerie anglaise qui les poursuivirent fort loin.

Alors cette malheureuse infanterie qui avait été sur le point de rétablir la bataille fut environnée, pénétrée dans tous les sens et taillée en pièces. Bandeville, d'Albarède et Chabrillant, les trois colonels, furent tués. Il en fut de même de leurs officiers et de leurs soldats quelquesuns se sauvèrent, en se laissant tomber et contrefaisant les morts. C'était des régiments de nouvelles levées et de prisonniers piémontais qu'on avait enrôlé de force. Ils se battirent fort bien. Pendant cette attaque le général anglais qui apprenait qu'Eugène était toujours repoussé et qui se voyait, en flanc l'armée victorieuse de Marsin, ne laissa devant Blenheim, qui avait été attaqué inutilement jusqu'alors par une partie de son infanterie, que quelques bataillons hors de la portée du fusil pour faire croire qu'il avait dessein de faire encore attaquer Blenheim. Il en fit seulement détacher des pelotons qui s'avançaient, faisaient leur décharge, se retiraient et étaient relevés par d'autres qui faisaient la même manœuvre en même temps il fit venir rapidement au centre toute l'in-


fanterie qui avait été jusque-là occupée à l'attaque de Blenheim.

Par ce mouvement toute l'infanterie qui était à Blenheim en seconde ligne, devenait inutile.

Il est singulier que M. de Tallard n'ait pas été éclairé par le mauvais succès de ses charges de cavalerie, par la manière dont elles étaient repoussées et par l'effet qu'avait produit ces trois brigades d'infanteiie et surtout par la manière de combattre de l'ennemi qui n'attaquait jamais le premier.

Après la destruction de cette infanterie M. de Tallard rallia encore la cavalerie1, elle vint comme les autres fois se faire tuer par le feu de l'infanterie, elle fut fort maltraitée et se retira. Le Maréchal, qui l'avait conduite en personne y fut blessé d'un coup de sabre et d'un coup de feu. Il rallia encore sa cavalerie qui avait été si fort affaiblie par les cinq charges précédentes, que de deux lignes il n'en put former qu'une. C'était une faible ressource contre Marlborough qui avait deux lignes entières de cavalerie et une d'infanterie. Le Maréchal avait envoyé demander trois fois des troupes au comte de Marsin qui lui fit répondre alors pour la troi1. Cinquième charge.


sième fois qu'il n'en avait pas trop pour se soutenir contre le Prince Eugène qui l'attaquait de tous côtés.

Le duc de Marlborough se tenait immobile depuis cinq heures dans sa position entre l'armée de Marsin et Blenheim. Cette immobilité singulière était causée sans doute par l'armée de Marsin qu'il voyait sur sa droite soutenir rigoureusement les efforts d'Eugène et se maintenir dans Oberklau. Sur sa gauche, Talla.d pouvait avoir l'idée de retirer ses troupes de Blenheim et il devait s'y opposer. Si ce mouvement venait à réussir la bataille était presque indécise. Les alliés auraient eu le champ de bataille, mais cinq à six milie morts de plus que les Français. La ligne de cavalerie que le Maréchal de Tallard était parvenu à former était éloignée d'une grande portée de fusil de la première ligne de l'armée alliée. Vers les six heures le Maréchal eut l'imprudence de lui faire faire un mouvement en arrière. Marlborough fit alors ébranler toute la première ligne, quelques escadrons fiançais l'aperçurent et dans un clin d'œil toute la ligne française se débanda. Alors Marlborough fit arrêter la plus grande partie de sa cavalerie, et n'envoya que quelques escadrons à la poursuite de celle des Français.


Le Maréchal de Tallard voyant qu'il n'y avait plus rien à espérer donna l'ordre à M. de Maisoncelle, Major général, d'aller à Blenheim pour retirer les troupes qui y étaient1. Mais M. de Maisoncelle ne revint point et l'on n'a jamais su ce qu'il était devenu. Le Maréchal galopa alors vers Blenheim pour faire lui-même cette retraite, mais il fut reconnu à son ordre du Saint-Esprit par M. Boynebourg, aide de camp du prince de Hesse qui le poursuivit avec un régiment de dragons et le fit prisonnier 2.

Pendant ce temps la cavalerie française fuyait toujours.

A une lieue du champ de bataille la plaine était coupée par un marais, qui rendait la retraite très difficile.

La plupart des escadrons de la droite furent poussés vers le Danube et axant trouvé sur leurs pas le ruisseau de bondernheim ou plusieurs furent renversés les uns sur les autres, ils gagnèrent un petit bois qui se présentait à eux comme pour s'y mettre à couvert. Mais ce petit, bois était enveloppé par un coude du Danube et on ne pouvait plus en sortir, sans traverser l'ennemi. Quelques officiers généraux et quelques compagnies de gendar1. Quincy, IV, 278.

2. Lettres de Tallard.


merie aimèrent mieux tenter de passer le Danube à la nage, mais la plupart se noyèrent, le terrain sur l'autre bord se trouvant coupé à pic et l'eau étant très profonde1. D'autres jugeant mieux des périls, entreprirent de traverser les ennemis beaucoup furent faits prisonniers, mais quelques-uns réussirent. Le marquis de Hautefort fit mieux encore, il rallia quelque cavalerie, marcha au très petit nombre d'ennemis qui coupaient le cul-de-sac, les fit reculer et délivra par ce moyen tout ce qui s'y trouvait encore et qui alla joindre le reste de la cavalerie au delà du marais de Hochstaedt.

Vers les six heures au moment où la cavalerie française disparaissait, Eugène toujours repoussé envoya demander un secours de deux régiments à Marlborough qui lui mena lui-même trente bataillons. Ce général avait vaincu, il pouvait se tourner à l'attaque de Blenheim. Les circonstances d'une bataille, vue par tant de personnes, restent par cela même si obscures que personne n'eût jamais pu le blâmer en connaissance de cause. La journée qui le couvrit de gloire ternissait celle du seul rival qu'il eût en Europe. II alla attaquer lui-même Oberklau qui, depuis 1. Quincy, IV, 278-279.


le désastre du prince de Holstein-Beck, se défendait toujours avec succès.

Le prince Eugène avait été repoussé trois fois par l'armée de l'Electeur et du Maréchal de Marsin, mais la forêt à laquelle il était appuyé produisait pour son armée le même effet que Marlborough avait procuré à ses troupes à cheval par le moyen de son infanterie. Le prince Eugène sortait toujours en bon ordre de ce bois, dans lequel la cavalerie de M. de Marsin le poussait.

Marlborough attaqua en flanc l'armée de Marsin et le village d'Oberldau. M. de Marsin envoya rapidement quelques régiments pour soutenir ses premiers efforts et envoya dire à l'Electeur qu'il n'y avait plus à compter sur l'armée de Tallard. C'était une terrible nouvelle pour ce prince. Ses états, sa femme, ses enfants (il avait cessé de régner) tout restait au pouvoir du vainqueur. Marsin et lui ordonnèrent sur-le-champ la retraite. Ils firent marcher leur cavalerie sur Monchelingen et leur infanterie sur Suttlingen. Comme la tête de la colonne d'infanterie arrivait à ce village, elle fut rencontrée par quelques escadrons de cavalerie anglaise qui revenaient de poursuivre celle de Tallard. Ces escadrons firent prisonniers pour un moment trois bataillons bavarois mais


le reste de la colonne pressant sa marche pour venir à leur secours, ils furent délivrés. La retraite de l'armée de Marsin étant évidente, le prince Eugène la suivit avec la sienne, mais ne put lui faire que peu de mal. Marlborough retourna au village de Blenheim autour duquel il avait envoyé toute l'aile droite lorsqu'avec celle du centre il était venu au secours d'Eugène. Il était très difficile d'empêcher la retraite des douze mille hommes qui étaient dans ce village. Ils pouvaient gagner par le bord du Danube, qui aurait flanqué leur aile gauche, le village de Sondernheim qui était à une portée de canon de Blenheim et où elles auraient trouvé un ruisseau large et facile à défendre qui les mettait en sûreté.

A l'approche de l'aile gauche de l'armée alliée, M. de Blanzac qui commandait sous M. de Clérambault et les colonels de tous les corps étaient à leurs postes, attendant les ordres de ce général. Comme ils n'en recevaient point, on le chercha et il ne s'en trouva plus.

On a su depuis que saisi de crainte à la vue de la fuite de l'armée de Tallard, il avait voulu se sauver de l'autre côté du Danube et s'était noyé.

Le commandement restait à M. de Blanzac. Les Anglais avancent à qua-


rante pas du village, font feu et enfoncent une brigade. Ils entrent dans le poste qu'elle venait de quitter, prennent le régiment royal entre deux feux et le font fuir. M. de Saint-Maurice, lieutenant colonel de ce régiment le rallie, et conduit par lui il reprend le poste qu'avait abandonné la brigade enfoncée. Milord Cutts, général anglais, voyant un grand feu de ce côté, s'avance avec quelques bataillons, et envoie proposer à M. de Denonville, colonel qui commandait de ce côté du village, de se rendre. M. de Denonville accepte et le régiment royal met les armes bas 1.

Aussitôt milord Cutts envoya un aide de camp et un tambour à M. de Blanzac pour lui proposer de capituler en lui annonçant que le régiment royal venait de se rendre. Les troupes françaises répondent par des cris de rage et M. de Blanzac ne peut pas croire que le régiment royal soit prisonnier. Lord Cutts, enchanté de voir quelque probahilité une capitulation qui décide de l'issue de la bataille, se hâte de lui envoyer M. de Denonville. Le colonel dit à M. de Blanzac qu'il ne lui reste d'autre parti que de se rendre. M. de Blanzac monte à cheval pour 1. Qnincy, IV, 280.


s'assurer du fait qu'on lui allègue et ayant vu le poste, ce régiment venait de rentrer, occupé par les Anglais, il signe une capitulation par laquelle il se rend prisonnier de guerre avec les onze mille hommes qu'il commande. Il va l'annoncer aux troupes qui répondent qu'il faut périr ou forcer le passage. « Point d'autre parti que d'obéir », leur répond Blanzac. Le chef d'un régiment, celui de Navarre, refusa de signer la capitulation et ce corps brûla ses drapeaux.

On se rappelle peut-être le combat d'Eckeren, mais à l'exception de M. de Denonville ou de Blanzac, qui fut cassé, tous les officiers généraux qui se trouvaient dans Blenheim, obtinrent de l'avancement et des récompenses.

Des juges très habiles ont blâmé Marsin, de ne s'être pas plié sur sa droite vers les cinq heures, après une des charges, dans lesquelles il avait repoussé le prince Eugène et lorsque la cavalerie de Tallard tenait encore. Il est indubitable que Marsin, prenant en flanc la cavalerie et l'infanterie de Marlborough, tandis que la cavalerie de Tallard 1 avait chargé en front et allant ainsi joindre et délivrer l'infanterie de Blenheim, rendait la bataille au moins indécise et peut-être la gagnait entièrement. Mais peut-on blâmer Marsin de


n'avoir pas exécuté une manœuvre qui exigeait du talent, et pourrait-on trouver mauvais qu'un général, quelqu'il fut, ne l'eût pas entreprise, même en en ayant l'idée, ayant pour juge une cour de Versailles ? S'il réussissait il gagnait des ennemis et de la gloire, qui ne lui donnait rien, puisqu'il était déjà Maréchal, s'il [échouait] il était perdu à jamais par les raisonnements solides de ces hommes qui parlent guerre et qui ont peur le soir en traversant la forêt de Fontainebleau.


Remarques générales

Fait rapporté par Berwick, tome I, 172 à insérer aux première négociations après la paix de Ryswick.

1699.

28 avril La Révolte. La Torre.

4 juin Départ de l'Amiral. La Torre. 1700.

28 avril Molès part. La Torre.

mai Deuxième traité de partage. 26 mai Harcourt part. Torcy.

Troylan chassé auparavant. Saint Philippe.

18 juin Lettre de Charles II au Pape. La vie de Catinat, par M. de Créqui. Son éloge par Guibert.

Mémoires de Saint-Hilaire.

Vie de M[alborough] par Lédiard.

Rêveries du Maréchal de Saxe.

Lédiard Histoire navale de l'Angleterre.

Tactique de Guibert.

Campagne ae Vendôme.

Astle, ouvrage sur les finances d'Angleterre cité par Chalmers.


La fin de l'histoire d'Ecosse de Robertson, pour la page 199.

14 septembre 1808.

(thought at herdte1)

Une page d'introduction. J'expose le sujet et le but de l'auteur. Ensuite deux pages sur l'état de chacune des puissances suivantes de l'Angleterre, de la Hollande (15 ou 20 pages à cause de Guillaume), de l'Empereur et de l'Empire, des puissances du Nord (la Russie, la Suède, la Pologne et la Saxe) occupées entre elles, de la France, de la Prusse, du Danemark, de l'Espagne, etc., à l'époque de la paix de Ryswick.

Du dernier article, en m'allongeant, et sans discontinuation, je décris l'état et l'histoire d'Espagne de 1696 environ à 1700.

L'Espagne est un centre, j'y fixe l'imagination du lecteur, de là je la promène en Angleterre, en Hollande, en France pour les négociations des traités de partage, et les préparatifs de guerre.

Ce centre dure jusqu'à l'arrivée de Philippe V en Espagne.

1. Pensée à classer.


Alors le centre est Marlborough et l'Angleterre où il règne.

Idées générales.

Egayer mon ouvrage de toutes les bonnes anecdotes. La fenêtre de Trianon, Mme de Bourgogne s'est blessée, l'armée de Berwick passant pour un fantôme, les habitants de. (dans Mallet et Volney), le courage des sauvages (dans Volney) etc.

Par la description des mœurs à l'article France, j'arrive jusqu'aux pièces de théâtre données dans ce temps-là.



RENAISSANCE

DE LA GRÈCE



Une indication sur le brouillon de ce lravail semble indiquer qu'il a été lradrtit ou adapté de la Quaterly Review, no XX page 455.

Stendhal n'en a pas moins mis beaucoup du sien dans celle étude. Son manuscrit plein de ratures et de surcharges en fait foi. Il l'écrivit du 7 septembre, « jour sans nerfs et de parfaite santé », au 9 septembre 1816.

On connaît deux manuscrits de celte étude, tous les deux à la bibliothèque municipale de Grenoble. L'un est une copie d'une main étrangère remplie de fautes et de lacunes, dans R.5896, tome 5, pp. 14-18. L'autre est l'ébauche même de la main de Beyle el se trouve dans R. 5896, tome 4, pp. 86 d 105.

H. M.



RENAISSANCE DE LA GRÈCE1

SANS véritable chaleur dans les caractères, sans fermentation intérieure dans les peuples, se faisant jour par l'amour des beaux-arts, je ne pense pas que l'on puisse attendre de ceux-ci rien de grand et de sublime en peinture, sculpture et architecture. Les personnes qui ont une opinion contraire fondent de grandes espérances sur la civilisation de la Grèce. Il est sûr que l'on découvrira une foule de bas-reliefs, de statues, peutêtre même de peintures excellentes. L'Apollon peut tomber au second rang. Les amateurs auront de grandes jouissances, beaucoup de théories sur le beau-idéal seront abattues ou confirmées mais 1. Fait le 7 septembre 1816.

Citer l'histoire de la Grèce par Mitford, surtout histoire des deux partis l'aristocratique et le démocratique qui divisent chaque île de ia Grèce, comme en Italie avant le XVIe siècle. Corriger par cette vue que l'Angleterre chassée de l'Inde par les Américains prendra la commande de l'Europe et de la Méditerranée.


voilà tout. Le public grec sera précisément aussi éloigné que possible de ce qu'il doit être pour les beaux-arts.

Voyez les Etats-Unis d'Amérique1. On raisonne depuis cinquante ans sur la renaissance de la Grèce, le public a besoin d'un théorème. N'ayant absolument aucune connaissance personnelle sur ce sujet, j'offre la traduction d un rapport assez récent qu'un diplomate m'a confié. La personne qui fait le rapport ayant voyagé en Grèce, le traducteur a voulu conserver la couleur des idées. Il n'a changé que ce qui aurait pu faire connaître dans quel palais le rapport a été lu. Sire,

Votre Majesté m'ordonne de résoudre cette question La Grèce renaîtra-elle de nos jours pour la civilisation ?

Dans un tel sujet je supplie V. M. de me permettre la liberté du style philosophique. Je craindrais en en prenant un autre, d'abuser de Ses instants.

Les gens plus sensibles qu'éclairés se figurent que le jour où le Turc sera relégué en Asie, la Grèce renaîtra.

1. De même l'Italie n'aura une littérature et des beauxarts que 50 ans après les deux Chambres. Jusque-là quelques génies rares et isolés produits par l'admirable climat, en dépit de la police.


La question se divise en deux possibi-

La question se divise en deux possibilités. La Grèce peut redevenir un peuple indépendant et reparaître dans la balance politique de l'Europe avec ou sans le secours de l'Etranger.

Ce n'est pas au moment où l'histoire s'occupe encore à décrire les exploits héroïques des Espagnols contre Napoléon que l'on peut désapprécier les efforts d'une nation en faveur de sa liberté. Mais d'abord le plus brillant courage est loin de suffire, il faut aussi du bon sens et je ne sais si l'Espagne de 1817 a beaucoup de droits à se moquer de l'Espagne sous Joseph. Quoi qu'il en soit 1 Espagne avait ce courage indispensable, elle avait de la discipline, elle avait de l'honneur et, malgré tout cela, sans les Anglais elle n'eût pas réussi.

Une haine farouche, ignorante, sombre, désespérée est un meilleur symptôme d'indépendance pour un peuple opprimé que des phrases littéraires. Or, parmi les Grecs je vois beaucoup de phrasiers et peu de soldats.

Je sais que l'on cite quelques parties de la Grèce, je les ai vues moi-même, une montagne, une vallée, quelqu'île défendue par la mer dont les rudes habitants ont conservé la mémoire plutôt que les restes de la liberté, s'attachent à cette grande


idée avec l'aveugle fureur d'un amour idolâtre. Cette étincelle répandue parmi leurs compatriotes pourrait allumer un incendie qu'on pourrait éteindre peut-être, mais seulement en exterminant la nation. Je sais que l'on a l'exemple de la petite peuplade des Souliotes qui a résisté si longtemps aux artifices et aux armes d'Ali Pacha. La flamme sacrée qui, à l'autre extrémité de l'Europe, annonça jadis la délivrance de la Dalécarlie vit encore parmi les roches de Maïna. La prudence du Divan n'a pas entrepris d'éteindre l'incendie, mais ils le cernent. Toute leur politique envers les Grecs se peint dans leur police à l'égard de leurs églises. Ils souffrent qu'on répare les vieux édifices aussi longtemps que l'industrie peut les soutenir, mais empêchent sévèrement qu'on élève aucun bâtiment nouveau même à la place de celui qu'un accident vient de détruire. Par cet excellent système, les honneurs du martyre n'enflamment pas la liberté. La pauvreté, la rareté des communications et les préjugés et les animosités puériles qu'elles trainent à leur suite viennent consumer en silence les opérations de la jalousie turque. Même les efforts héroïques des Serviens qui ont fini d'une manière si déplorable, étaient regardés avec indifférence.


Peut-être n'y-a-t-il pas de traits de ressemblance par lesquels les modernes grecs puissent affirmer avec plus de confiance la légitimité de leur descendance héroïque que l'esprit de distinction et de rivalité qui les divise encore dans leur misère commune. A voir les profondes dissemblances d'apparences extérieures, d'usages, de tempéraments, qui séparent l'habitant d'Athènes de l'habitant de la Morée, l'Albanien du Grec de Constantinople, on croirait que les lois de Solon et de Lycurgue vivent encore, ou que Byzance est toujours cette colonie éloignée, jetée au milieu des barbares. Leur haine réciproque me fait penser que l'air du pays inspire aux habitants l'impossibilité de trouver le bonheur politique autrement que sous la forme de petits Etats confédérés. En effet la Grèce réunie en un seul corps a toujours été faible et sans gloire. Ce qui pourrait s'expliquer par le mouvement perpétuel qui est dans le caractère de ces gens-là. Séparés, la vanité, le désir de surpasser la ville voisine dans les chefsd'œuvre des arts comme dans les exploits de la guerre, donnaient à tous un aliment pour leur génie inquiet, mais quand la liberté commune tomba sous l'adresse d'un despote et que la tyrannie soit d'un concitoyen, soit d'un étranger étendit


également sur tous ses ailes de plomb, ce besoin de renom privé de ses éléments naturels s'égara dans des routes ridicules. L'on vit enfin l'âme de feu qui un jour transporta la Grèce dans les champs les plus élevés de la Gloire, et traça à la tête des annales de l'esprit humain l'inscription des Thermopyles, ne paraître plus que dans les factions ridicules d'une populace frivole ou dans les véhémentes subtilités des disputes théologiques.

Dernièrement, le commandant du régiment grec que les Anglais se sont avisés de lever en ce pays a été obligé de distribuer ses hommes en compagnie suivant les races auxquelles ils se faisaient vanité d'appartenir.

Avec ce misérable esprit de désunion il est trop clair pour qui connaît le mécanisme de la guerre et des révolutions que les Grecs ne purent rien faire pour euxmêmes1.

Il faut donc que quelque puissance de l'Europe trouve son intérêt à les enlever à leurs maîtres. C'est la position des Polonais à l'égard de Napoléon. C'est un océan sans bornes de difficultés si l'on ne dirige pas le peuple à délivrer, il ne fait rien qui vaille si l'on contrarie trop 1. Triste vérité applicable à l'Italie de 1817.


fort ses enfantillages, il se croit tyrannisé et l'esprit public s'éteint.

Je suppose les Turcs chassés, la Grèce se trouve-t-elle avoir fait un seul pas vers l'indépendance ? La guerre quoique glorieuse par son résultat aura sans doute été longue et épuisante, et la nation délivrée sera pour son commerce et son agriculture dans le dernier état de faiblesse et d'épuisement.

Or, le seul régime qui puisse lui convenir pour sortir rapidement de cet état et prendre des forces contre l'orgueil turc qui, sur la côte voisine, médite une vengeance atroce, est précisément le régime que la puissance protectrice n'adoptera jamais de bonne foi, et autre part que dans ses proclamations et ses journaux. Il faudrait donner du caraclère aux Grecs ou, de l'instant que la liberté et la raison paraissent parmi eux, ils haïssent presque autant leurs oppresseurs à épaulettes que leurs oppresseurs à turban. La puissance protectrice se trouve donc avoir fait des frais immenses pour acquérir la propriété du monde qui, de nos jours, est la plus à charge et la plus incertaine une colonie haïssant sa métropole. Et encore cette colonie serait aux trois quarts dépeuplée, car les Grecs sont, même aujourd'hui, en très petit nombre,


et il ne faut pas s'attendre que les Turcs européens, les plus hautains et les plus fanatiques des hommes, se soumettent jamais au gouvernement grec. Plutôt que d'obéir à ceux qu'ils regardent comme les plus vils des esclaves ils s'enfuiront sur fa côte d'Asie.

J'ai passé légèrement sur la guerre. Il faut bien se garder de mépriser les Turcs combattant sur leur propre terrain. Plus de bravoure et plus de confiance dans la sainteté de leur cause sont impossibles à réunir. Avec leur fanatisme ils n'hésiteraient pas à inoculer la peste à l'armée ennemie et pour peu que le général européen n'eût pas le jeu serré, il serait détruit. V. M. a considéré la Grèce se révoltant contre le Turc et cela avec ses propres forces ou avec le secours étranger. Je vais soumettre à Ses lumières la troisième supposition. L'empire turc est détruit, que devient la Grèce ? L'esclave vile et sans lumières de la Puissance qui a succédé aux Janissaires.

Quel gouvernement se crée des difficultés pour avoir le plaisir de les combattre ? Quel est le souverain qui donne les deux Chambres à son propre peuple autrement que par force, pour avoir le plaisir de se voir contrarié dans tous ses projets ? Ici il y a une raison de plus la raison de


Napoléon contre ses peuples. Pour organiser la Grèce et son armée, il faudrait des. mesures non moins fermes que rapides, or, avec les deux Chambres rien de rapide; On use à discuter la force qu'on devrait employer à combattre. Il faut donc à la Grèce un despote qui après avoir établi son existence, par les miracles de force propres à ce gouvernement, se change un beau jour dans le plus doux des moutons et se soumette humblement au bavardage des deux Chambres et à l'insolence de leurs journaux.

De plus encore ici le despote serait fondé en droit. Ne serait-il pas juste qu'il fût payé des frais immenses de la conquête? Le sort de la Grèce dépend du caractère du gouvernement qui la délivrera. Un philosophe a dit « Sous Philippe II était-il temps de découvrir l'Amérique ? » Nous sommes amenés à cette question qui aurait paru ridicule il n'y a qu'un instant Est-il temps de délivrer la Grèce ? Si c'est pour y commettre des crimes analogues, toute proportion de siècle gardée, aux horreurs qui placent en Amérique1 la page la plus hideuse de l'histoire européenne, ce n'est pas la peine. 1. Voir encore en 1816 les instructions du roi d'Espagne à ses généraux chargés de réduire les indépendants constitutionnels du. août 1816.


Un effet singulier de cette délivrance de la Grèce par un peuple chrétien c'est qu'en rêvant d'indépendance, elle commencerait par perdre sa nationalité. Jusqu'ici cette nationalité n'a été sauvée que par l'énorme distance qui sépare la probité orgueilleuse du Turc de la remuante et lâche servilité du Grec.

Des protecteurs de mœurs plus voisines, ennoblis par la victoire, recommandés à l'imitation par l'intérêt, absorberaient en quelques années cette nationalité mobile qui n'a pour soutien que des souvenirs et des phrases.

Naguère les sombres nuages qui couvrent la Grèce paraissaient s'entr'ouvrir. La main de Napoléon semblait s'avancer. La Grèce prosternée sous les pieds du Turc levait les yeux sur lui. Athènes allait renouveler le phénomène de Milan. L'éloignement de ce grand ressort de la machine européenne rejette toutes les probabilités cinquante ans en arrière. A la fin de 1816, deux choses semblent se dessiner dans l'avenir avec quelque consistance.

La Turquie européenne sera partagée entre la Russie, la France, l'Autriche et l'Angleterre ou elle deviendra la conquête de la Russie seule.

Je ne puis rien dire de ce dernier projet,


il coûterait à la Russie plus que des conquêtes plus utiles. Il pouvait convenir à la Russie lorsqu'elle n'était que la 3e ou 4e puissance de l'Europe du temps de Catherine. Maintenant que Napoléon lui a fait trouver le secret de sa force et qu'elle a succédé à ce roi des rois, la moitié de la Lombardie vaut mieux pour elle que toute la Grèce.

Quant à l'autre chance une division comme celle de la Pologne et fondée sur les mêmes motifs de jalousie réciproque elle semble moins improbable. Une attaque combinée, les assaillants supposés de bonne foi entre eux, serait probablement couronnée par le succès. Mais il faut observer que les grands gouvernements de l'Europe n'ayant pas l'esprit de faire un sacrifice seront occupés chez eux pendant cinquante à soixante ans à défendre leurs prérogatives contre leurs peuples et par conséquent nuls à l'extérieur1. 1. Tous les livres que les Grecs impriment pour se civiliser semblent plus tourner à la pédanterie qu'à la véritable éducation. (Connaissance et pratique de nos moyens de bonheur.) Je vois une dissertation de cinquante pages pour prouver que les chevaux de Venise et du Carrousel ont été faits à Chio. On se garde bien d'employer ces cinquante pages à donner un extrait en forme du catéchisme de l'ouvrage de Delolme sur la constitution anglaise ou des principes poiltiques de B. Constant ou des lumineux ouvrages de Bentham, ou le journal Intitulé Hermès ou de l'Etat des Grecs modemes imprimé par la société philologique de Bucarest. Cette société avait été fondée en juillet 1810 par Mgr Ignace, évêque


Reste l'Angleterre.

L'Angleterre ayant l'empire de la mer, et son gouvernement appelant les hommes énergiques à la tête des affaires, il faut voir s'il sera jamais d'un intérêt pressant pour elle de partager la Grèce.

Sous le point de vue commercial l'empire turc est comme une vaste barrière non conductrice qui isole l'Orient de l'Occident. La nature n'a versé sur aucune autre partie du monde une profusion plus variée de produits échangeables, mais aussi dans aucun lieu du monde l'orgueil et l'indolence de l'homme n'ont eu plus de succès à contrarier l'influence du ciel. Rendre à la lumière ces trésors cachés, en ménager l'accès, les rendre accessibles à l'audacieuse industrie du commerce européen, c'est un pas que l'Angleterre ne doit faire qu'au moment convenable. L'Italie redevient le centre du commerce européen. Des ressources qui maintenant dorment sans danger à l'ombre de l'ignorance turque, une fois dans les mains d'un ennemi habile et entreprenant pourraient mettre en danger métropolitain de Moldavie et de Valachie. Cette société surveillait une école se trouvaient en novembre 1810, 244 élèves. Mgr Ignace est un grec de Lesbos remarquable par une profonde érudition. Et ce qu'il faudrait aux Grecs au milieu d'un air si corrompu par la friponnerie et la bassesse obséquieuse, c'est un Penn.


la Grande-Bretagne. Je pars de ce fait comme d'une donnée certaine, que si en 1812 Napoléon, au lieu de marcher en Russie,se fut contenté d'occuper les portsde l'Allemagne, d'Amsterdam à Kœnigsberg, en moins de trois mois, l'Angleterre tombait. Or, la Russie maîtresse des Dardanelles et du Bhosphore, la France ou l'Autriche maîtresse des côtes de l'Adriatique et de l'archipel peuvent se former une marine terrible.

L'Angleterre a l'œil sur ce danger, et y a admirablement pourvu en se donnant les sept îles qui, liées aux autres de l'Empire, par Malte et Gibraltar, la mettent à même de surveiller Odessa. Mais l'Angleterre ne songe encore qu'à une digue qu'elle n'élève qu'à proportion du torrent voisin. Elle s'en tiendra là jusqu'au grand jour qui la forcera à bâtir sur cette digue une partie de sa propre habitation.

Suivons pour un moment ce nouvel Etat les îles grecques. Elles ne produisent pas assez de blé, mais la Morée y pourvoit et la civilisation va décupler leurs produits et leur population. Le caractère actuel du Grec est essentiellement commerçant, actif, souple et avare 1. Tout cela les liera aux négociants anglais dont ils seront d'excel1. Voir les voyages de Douglas, Holland et Tweddell publiés par Lord Elgin.


lents facteurs. Si les Grecs ont le temps de comprendre la justice et la douceur des lois anglaises, ils préféreront une civilisation lente et sûre à une révolution plus rapide opinée par les vainqueurs d'Ismaïl. Napoléon disait à Milan en commençant l'expédition de Russie « Ceci est une affaire de subsistances. » On peut dire de l'expédition de Grèce ceci est une guerre d'éducation.

Le plus célèbre des Grecs a dit « La servitude corrompt les hommes jusqu'à s'en faire aimer. »

La légèreté française trouvait ridicule en 1789 de mettre un professeur de Constitution dans leurs collèges. Il leur a fallu de l'éducation par devant les tribunaux révolutionnaires et les cours prévotales1. Le jour où un homme de génie commencera la civilisation de la Grèce, il pourra se dire Le succès de mon ouvrage ne sera assuré que lorsque tout ce « qui vit sera dans la tombe ». S'il veut réussir il fera une différence de l'instruction à l'éducation. Rien de plus vil en général que l'homme de lettres qui n'est pas libéral et le prétendu patriotisme des Grecs actuels me semble un peu tourner à la phrase. 1. On va parler politique en France, pendant dix ans, et la gaieté française est éclipsée. Cet ennui ne serait que de deux ans si dès 1789 fi y avait eu des professem de Constitution


D'un autre côté l'établissement d'un gouvernement soi-disant libéral à Corfou est une manufacture de caractères et déjà le gouverneur Maitland a été obligé de désavouer une brochure antilibérale qui courait dans les îles.

Mais il faut s'attendre que ces Grecs de Corfou feront toutes les fautes des peuples enfants. Tel est leur enthousiasme actuel pour un grand empire despotique qu'ils préfèrent à la nation la plus libre de l'Europe parce que le despote se trouve par hasard un honnête homme.

Je supplie maintenant V. M. de tourner les yeux vers la grande catastrophe commerciale du xixe siècle. L'incroyable accroissement de l'Amérique va forcer l'Angleterre à un système raisonnable et économique dont sa haine pour Napoléon l'écarte depuis vingt ans. Jamais nation ne fut plus ridiculement jouée par ses ministres. Un jour va venir qu'elle abandonnera les Indes et se réduira sagement à faire le commerce de transport de l'Europe. Elle aura des vaisseaux de guerre pour forcer à coups de canon à se servir de ses vaisseaux marchands. Elle sera encore un peu fabricante si les souverains de l'Europe continuent à user la force de leurs peuples dans la petite guerre libérale et antilibérale.


Après tous ces prétendus malheurs l'Angleterre sera dix fois plus heureuse qu'aujourd'hui.

Il n'y a que les fripons qui parlent de générosité de peuple à peuple. Tout ce qu'il y a de mieux, et encore est-ce rare, c'est crue les intérêts se rencontrent. L'intérêt de l'Angleterre chassée peu à peu du commerce de l'Inde et de l'Amérique affranchie., est de s'emparer de tous les points militaires sur les côtes et de toutes les îles. Sans cela elle ne pourrait ni forcer les peuples à se servir de sa marine marchande ni entretenir ses remparts de bois. A quel expédient militaire doitelle avoir recours pour que toutes ces forteresses et toutes ces îles lui coûtent le moins d'argent possible ? Rendre les habitants très heureux, alors elle pourra les défendre par une garde nationale. Comment faire le bonheur de ces habitants ? En les faisant anglais, aux impôts près. Il faut leur donner la constitution anglaise, les deux Chambres, le jury, la liberté de la presse et un gouverneur faisant les fonctions de roi.

Quand on n'est pas un assez grand peuple pour entretenir un roi à soi, ce qu'il y a de mieux c'est ce régime.

L'Angleterre à une époque indéterminée du xixe siècle mettra une école poly-


technique à Corfou, et des écoles à la Lancastre dans toutes les îles.

V. M. a prévenu ma conclusion la cause de la délivrance de la Grèce se plaidera aux Indes anglaises, et en première instance en Amérique. L'affranchissement de l'Amérique méridionale créant des consommateurs pour l'Amérique Nord, avant la délivrance de la Grèce. L'abandon de tous les établissements qui coûtent trop cher sera dur à l'orgueil anglais. Le peu de lumières de leurs ministres reculera de quelque quinze ou vingt ans cette singulière mesure. Peu après l'Europe étonnée admirera les effets de l'amputation politique. De ce moment une brise salutaire rafraîchira le sang des malheureux anglais torturés par les impôts1. Cette révolution fera la richesse de l'Italie. L'intérêt de l'Angleterre est de mettre dans ce pays un gouvernement à demi-libéral pour qu'on y soit moins heureux que dans leur île et qu'on n'aille pas y avoir l'orgueil de créer une marine. Il faut qu'elle choisisse sur les côtes de l'Italie et de la Dalmatie cinq ou six Gibraltars 2.

1. Un Anglais est plus libre sous le beau cieldela Virginie que dans le Sussex, de plus n n'y paie presque pas d'impôt. Donc si Angleterre ne prend pas un parti, tout ce qui a de l'énergie chez elle volera en Amérique.

2. Vers 1900, l'Angleterre coupera l'isthme de Suez et


Le plan que j'ai l'honneur de décrire à V. M. paraît une conséquence de la situation de l'Europe en 1817.

Il peut être retardé ou par l'apparition de quelque homme étonnant comme Napoléon, ce qui n'est guère probable, ou par la friponnerie de quelque nouveau M. Pitt qui trouvera plaisant de se donner la plupart des plaisirs de la souveraineté absolue au milieu d'une nation libre et qui s'attribue modestement la souveraine faculté de raisonner juste.

Je conclus Avant le commencement du xxe siècle, et peut-être de nos jours, les îles de la Grèce seront civilisées. Le continent promis à la Russie, à l'Autriche ou à la France aura un gouvernement moins libéral et perdra en partie sa nationalité. Cet état peut être long. L'Irlande gémit dans les limbes depuis trois cents ans.

Enfin vers le xxie siècle, les Arts et les Lettres renaîtront dans la Grèce L'Egypte aussi aura une demi-civilisation. On sait que l'Inde ne rapporte à l'Angleterre, en 1816, que 17 millions de francs. 1. Plein de ces idée. tristes et vraies sur la Grèce, j'ai rein machinalement le Giaour de Lord Byron.


LE PAPE LÉON XII



Le cardinal della Genga fut proclamé pape, sous le nom de Léon XII, le 28 septembre 1823, Stendhal dans les Promenades dans Rome a donné une relation de son élection1 et a fait également allusion à ses aventures 2. La Correspondance, publiée par R. Colomb, donne une lettre supposée du 26 oclobre 1823, où Beyle parlait déjà mais plus incidemment de celle élection dont les intrigues semblent, l'avoir beaucoup intéressé.

Bien des détails, et non les moins savoureux, étaient difficilement publiables. Ils avaient fait l'objet d'un rapport au comte Beugnot qui a été exhumé par Arthur Chuquet dans la Revue du 1er janvier 1913. Arthur Chuquet reproduisait directement cette historietle d'après le manuscrit qui, d'après lui, dalail de 1824, Celte date est, d'autant plus vraisemblable que ce même manuscrit a paru in-extenso, traduit en anglais, dans le New Monthly Magazine 1. Les Promenades dans Rome, édition du Divan, tome III, pp. 61-79. Ces pages reproduisaient à peu près textuellement an article de la Revue Britannique de janvier 1829, article lui-même traduit du London Magazine. Tout donne à penser que Beyle en était bien l'auteur et qu'il ne faisait que reprendre son bien.

2. Ibid., pp. 140-141.


du ler novembre de celle même année 1824, pp. 467-472.

Sans doute Beyle qui pensait le recueillir dans sa seconde édition de Rome, Naples et Florence a-t-il agi prudemment quand il s'est contenté d'alléguer que la liberté de la presse ne lui permettait pas de publier celte aventure 1.

Le lecteur des présents Mélanges trouvera d'abord les pages fragmentaires publiées par Colomb dans la Correspondance et, à sa suite, le manuscrit exhumé par Arthur Chuquet.

H. M.

1. Vid. infra., p. 191.


LE PAPE LÉON XII1

AU moment où je vis pour la première fois le nom de Léon XII dans le Constitutionnel, je me sentis le besoin d'aller à Rome cela vient peutêtre de ce que l'un des personnages historiques pour qui j'ai le plus d'inclination, c'est Léon X. Le souvenir de cet homme aimable ne m'a jamais semblé ennuyeux que pendant un seul mois de ma vie c'était après avoir essayé de traverser la lourde rapsodie de M. Roscoe, intitulée Vie et ponlifical de Léon X, qui ressemble comme deux gouttes d'eau à un article

1. Ce fragment sur le pape Léon XII et le rôle des papes a été publié par Romain Colomb dans la Correspondance avec le chapeau suivant

A ROMAIN COLOMB, A PARIS

Isola Bella (Lac Majeur) le 26 octobre 1823,

à neuf heures du eoir.

'Je t'écris, mon cher ami, de l'Albergo del Delfino, fort modeste hôtellerie, admirablement située sur un des plus beaux lacs du monde. La nuit ne me permettant pas de jouir de ses délicieux aspects, et, malgré la fatigue de la Journée, l'heure du sommeil n'étant point encore sonnée, voici mes Idées, pendant le voyage, sur Rome sous Léon XII.» N. D. L. E.


savant et bien écrit du Journal des Débats, où chaque vérité a une entorse.

Ce grand homme, je parle de Léon X, trouva au-dessous de lui de cacher ses qualités individuelles et personnelles par le masque de la royauté. Quoique sur le trône, et sur un trône qui était certainement, en 1513, l'un des premiers du monde, il osa être lui-même. Que deviendt aient la plupart des papes, je parle de ceux qui sont morts depuis cinquante ans, si jamais la même imprudence leur passait par la tête ? L'un paraîtrait faisant de la. ou peignant des pots de chambre l'autre brodant un voile à la Sainte Vierge, un troisième montrant ses belles jambes 1 à cheval.

L'on serait injuste envers M. le Cardinal della Genga si, parce qu'il a pris le nom de Léon, l'on exigeait absolument de lui qu'il soit un grand homme. Il y a, ce me semble, trois rôles pour un pape. Le premier est d'être un sot insignifiant, signant des bulles et visitant les églises le deuxième consiste à être un vrai pape dans l'intérêt de l'Eglise, c est-à-dire le plus intolérant des hommes. Quoi de plus absurde que la tolérance 1 1. Pie VI, élu en 1775, mort à Valence, en Dauphiné, après vingt-quatre ans, six mois et quatorze jours de règne. (Note de Romain Colomb.)


Je vois un malheureux qui se prépare des centaines d'années de douleurs atroces au fond d'une chaudière d'huile bouillante, et je ne les lui éviterais pas, moi qui le puis, par quatre ou cinq ans de prison, ou même par une douleur de deux heures au milieu d'une place publique et au-dessus d'un foyer ? Quelle absurdité, quelle cruauté de n'être pas cruel 1 Le troisième rôle pour un pape, c'est de faire de Rome l'asile général de tous les pauvres diables pourchassés par leurs gouvernements, et jamais l'Europe n'a eu un plus pressant besoin d'un pareil asile. En les supposant méchants comme des diables, et, d'ailleurs, aussi fins qu'ils sont niais, quel mal peuvent-ils faire à Rome, où le directeur de la poste ne manque pas d'ouvrir toutes les lettres ? Outre l'asile que j'ouvrirais à Rome, si j'étais pape non persécuteur et par là indigne de mon rôle, je me ferais le grand protecteur des arts. J'honorerais de ma familiarité les quatre plus grands artistes de l'Europe, sans m'informer à quelle communion ils appartiennent. Je relèverais mon éperon d'or qui, aujourd'hui, coûte quatre-vingts écus, dit-on, en donnant à son ruban rouge un liseré noir. Ce grand pas fait, je me chargerais moimême de le distribuer je n'en donnerais


que six par an, le jour anniversaire de mon élection, et toujours à de grands artistes je donnerais une pension à ceux qui viendraient me voir à Rome. Je créerais une Académie et, comme c'est aujourd'hui un honneur insigne pour un savant d'Upsal ou de Philadelphie d'être nommé correspondant de l'Institut (section des sciences), de même le peintre anglais et le statuaire français brigueraient l'honneur d'être de l'Académie de Léon XII. Mais je serais sévère en diable je n'y admettrais ni M. de Lawrence, premier peintre du roi d'Angleterre, ni M. Bosio, qui nous a montré un Louis XIV en perruque et avec les jambes nues. Mais que vouliez-vous qu'il fît ? Je n'en sais rien si je le savais bien au juste, j'aurais du génie. Seulement, il fallait que ce Louis XIV me frappât de respect, me donnât l'idée du grand roi, de l'homme souverain, c'est-à-dire né pour être souverain, comme le dit si bassement le célèbre Gœthe.


L'AVENTURE

DE LÉON XII

A Monsieur,

Monsieur le Comte de Beugnot, etc., etc. rue Neuve-du-Luxembourg, 31.

PIE VI, fort bel homme, autant qu'on peut être bel homme avec un air commun, Pie VI, qui était bel homme comme le roi Murat, aimait à composer sa cour de beaux hommes. Il voulut, vers 1783, s'occuper d'un travail sur les églises d'Allemagne. Il lui fallait un secrétaire particulier qui ne le trahît pas. Il voyait à ses Capelle papali (messes de la cour) un jeune marquis della Genga, fort pauvre gentilhomme, mais de la plus noble apparence, qui venait d'entrer dans les ordres. Il le fit appeler, une nuit, en grand secret. Le Pape fit comprendre au jeune abbé della Genga que s'il trouvait en lui de la discrétion, il se chargerait de sa fortune. Il s'agissait de se trou-


ver cinq fois la semaine, à neuf heures du soir, à la porte de l'appartement du Pape. Si l'abbé della Genga apercevait à terre un petit morceau de papier jeté négligemment, il frappait, et Sa Sainteté elle-même venait lui ouvrir la porte, et lui dictait, jusqu'à une heure ou deux après minuit, son travail sur les affaires ecclésiastiques de l'Allemagne. Le travail fini, l'abbé sortait de chez le Pape avec le même mystère.

Le mystère dura plus d'un an sans être découvert. Après une année, le cardinal Collini, oncle du cardinal Conzalvi et l'un des prélats les plus ambitieux de la cour de Rome à cette époque, découvrit d'abord que le Pape s'occupait d'un travail secret découverte fort intéressante dans une cour despot.ique où chacun peut tout espérer. On plaça des espions auprès des camériers du Pape ils ne savaient rien. L'on se convainquit, au moyen des mesures les plus adroites, que personne n'était du secret dans la cour du Pape. On fit observer toutes les portes intérieures de la chambre sans rien découvrir. Enfin, au bout de plusieurs mois de peines, le cardinal Collini engagea son neveu, monsignor Conzalvi, à faire sentinelle lui-même à une porte d'un escalier dérobé qui conduisait à l'appar-


tement de Sa Sainteté. Dès la seconde soirée qu'il était en embuscade, M. Conzalvi entend monter un homme dans l'obscurité, et le voit frapper à une porte, et à son grand étonnement, il voit le Pape lui-même ouvrir à cet homme. Il attend longtemps sur le même escalier il ne voit sortir personne, et en conclut que l'homme mystérieux passe la nuit chez le Pape et sort le lendemain à une heure avancée de la journée par les portes ordinaires de l'appartement. Mais c'est en vain que l'on place auprès de ces portes les espions les plus clairvoyants ils ne voient sortir que les subalternes connus pour habiter le palais, ou des personnes qu'ils ont vu entrer. La troisième nuit après la découverte, M. Conzalvi prend la résolution de retourner se tasser dans l'escalier dérobé. Vers les 9 heures, il voit un homme s'approcher mystérieusement de la porte du Pape. Il n'hésite pas à l'arrêter par les bras. L'homme jette un cri de surprise. Il n'en faut pas davantage M. Conzalvi reconnaît l'abbé della Genga. M. Conzalvi lui dit « Nous venons ici pour le même objet. Je vous en prie, mon cher della Genga, ne me trahissez pas. » Della Genga fort étonné ne répond rien qui puisse le compromettre, et comme le cardinal Collini,


oncle de Conzalvi, était un ennemi fort dangereux, della Genga croit fort bien faire de ne rien dire au Pape, qui pourtant le traitait fort bien, de la rencontre qu'il vient de faire.

Huit jours après, M. Conzalvi rencontre della Genga comme par hasard, et lui dit « Ne me trahissez pas. Mon travail chez le Pape tire à sa fin, et le vôtre ne durera pas davantage, je pense, etc. » Il serait trop long, et d'ailleurs trop difficile, de suivre ici toutes les finesses d'une conversation italienne entre deux courtisans romains. Il suffira de dire qu'après plusieurs conversations, l'abbé della Genga laissa échapper le fait que le travail sur les évêques était presque terminé, et que l'on s'occuperait ensuite des chapitres nobles. Un mois se passa après lequel le cardinal Collini auquel Pie VI parlait familièrement de sa santé, dit au Pape « Votre Sainteté se rend malade par ses travaux obstinés sur l'Allemagne. Comment ? sur l'Allemagne ? » Autre conversation pleine de laisser-aller apparent et en effet de finesse, à la suite de laquelle le Pape supplie le cardinal de lui dire comment il a su ce détail. Le cardinal qui avait, disait-il, joué la discrétion, se fait lontemps prier, et après plusieurs conversations apprend au Pape que le


jeune abbé della Genga a une maîtresse à laquelle il raconte chaque nuit ce que le Pape lui a dicté qu'il lui a dit que le travail des chapitres nobles allait être commencé aussitôt que Sa Sainteté aurait fini celui des évêques.

Le Pape prend la chose avec une indifférence parfaite et avec ce seul mot solite legerezze. Le soir même, un espion placé dans le petit escalier dérobé, voit le pauvre abbé della Genga chercher longtemps quelque chose par terre. C'était le petit morceau de papier. Il frappe ensuite très doucement et à plusieurs reprises mais on ne lui ouvre pas. Il s'en va enfin au bout d'une heure. Les personnes qui avaient intérêt à ne pas permettre que Pie VI se créât un favori, se convainquirent, par la profonde tristesse dans laquelle était plongé l'abbé della Genga, qu'il n'avait reçu aucune consolation secrète de la part du Saint-Père. Soit politique profonde, soit chagrin réel, le jeune abbé allait beaucoup moins souvent à la chasse qui, jusqu'à cette époque, avait été l'une de ses passions dominantes. Il était pauvre il avait pu pendant un an rêver le plus brillant avenir il retombait à n'être plus qu'un très joli homme perdu dans les rangs de la prélaterie ordinaire. C'est parmi les monsignori (prélats) que le


Saint-Père choisit pour tous les emplois importants mais aussi l'on peu fort bien passer toute une vie dans l'état de simple monsignor, sans appointements, et bientôt sans considération.

Il n'y avait pas peut-être plus de quatre personnes dans toute la cour de Rome qui pussent pénétrer les causes de la tristesse du jeune abbé della Genga. Il n'avait confié à personne sa bonne fortune secrète. M. Conzalvi et son oncle le cardinal C. étaient les seuls qui l'eussent pénétré. L'abbé della Genga allait depuis quelques mois dans la société de Mme la générale Pfiffer, qui vit encore à Rome en 1824, et dont le mari avait le commandement des gardes suisses du Pape. Il paraît que l'abbé della Genga eut l'idée fort simple de tirer parti de sa tristesse auprès de cette jolie femme, et de lui faire croire que cette mélancolie profonde n'était que de l'amour malheureux.

Au bout de quatre ou cinq mois, les espions du cardinal C. qui n'avaient cessé d'observer l'abbé della Genga, surtout pendant les soirées, mirent hors du doute aux yeux du cardinal C. que l'abbé n'avait plus aucun rapport avec Pie VI. Le Pape lui-même ne disparaissait plus, le soir, aux heures qu'il avait l'habitude naguère de passer avec l'abbé


della G. Cet abbé cherchait en vain d'attirer les yeux de Pie VI dans les audiences publiques ou les promenades de ce souverain. Quel que fût le succès de l'abbé della Genga auprès de Mme Pfiffer, sa profonde mélancolie ne faisait qu'augmenter, lorsque tout à coup, un soir vers les 9 heures, treize ou quatorze mois après sa disgrâce, un homme s'arrêta devant lui, comme il passait sur la place de la fontaine de Trevi, assez voisine du palais Quirinal que Pie VI habitait alors, et lui demanda s'il voulait le suivre. L'abbé répondit « Marchez. » L'homme prit le chemin du Quirinal, entra par la grande porte, se perdit sous l'immense portique, et, enfin, à l'inexprimable joie du jeune abbé, il se trouva, une minute après, aux pieds du souverain pontife. Sans rien dire, l'abbé se jeta à genoux, ce qui, dans ce pays est d'étiquette en pareille occurrence, et fondit en larmes. « Mon enfant, dites-moi la vérité. » Dans ce pays, ennemi des paroles inutiles dans l'intime de la vie, telles furent les seules paroles du Pape. L'abbé raconta exactement la surprise que lui avait faite M. Conzalvi. Au bout d'une heure de narration, le Pape ne l'ayant pas interrompu une seule fois, Sa Sainteté lui dit « Je vois que vous n'avez pas manqué à la dis-


crétion que je vous avais demandée. Vous êtes trop ému aujourd'hui pour reprendre votre travail. Revenez demain soyez discret. »

Le pauvre abbé pensa devenir fou, et Mme Pfiffer aussi. Il était allé chez elle au sortir du Quirinal, et là il ne cessait pas de pleurer à chaudes larmes en l'embrassant de temps en temps. Tout ce que Mme Pfiffer en put tirer, fut une prière ardente de ne parler de lui à personne. Dans le fait, l'abbé della Genga travaillait depuis plus de quinze jours avec le Pape que personne ne l'avait deviné. Il continuait à jouer la tristesse, et il n'allait point à la chasse. Pie VI lui fit dire officiellement un jour qu'il était à l'audience, qu'il restât pour assister à son dîner. Ce simple message fut un coup de foudre pour les ennemis de l'abbé. En quelques heures, tout Rome parla de sa faveur elle ne cessa d'augmenter pendant plusieurs mois. On commença aussi à l'attaquer par les grands moyens. On voulait faire peur au Pape. Beaucoup de gens se mirent à dire tout doucement que Sa Sainteté ignorait sans doute le scandale de l'attachement de son favori pour Mme Pfiffer. Pie VI méprisa longtemps ces menées. Au bout d'un an ou deux (car tout se fait lentement dans cette cour)


Pie VI ayant des perdrix à sa table, et l'abbé della Genga se trouvant parmi les prélats qui assistaient à son dîner, dit au maître du palais de service « Je ne mangerai pas de perdreaux aujourd'hui. Ceux-ci m'ont l'air fort délicat envoyezles de ma part à Mme Pfiffer. » Ce mot atterra les ennemis de l'abbé della Genga. On dit que M. Conzalvi en fut malade. La faveur de l'abbé della Genga fut sans bornes. Outre son travail, il avait plusieurs heures par semaine de conversation secrète avec le Pape. Ce prince lui dit un jour « Je me sens vieux. Vous seriez trop malheureux si je vous manquais. Il faut que je me sépare de vous, et que je vous fasse entrer dans la carrière des légations qui tôt ou tard vous mènera au chapeau. » L'abbé qui, après quatre ou cinq ans de connaissance était encore amoureux fou de Mme Pfiffer, eut beau prier Sa Sainteté de le laisser à Rome. Le Pape lui répondait « Vous êtes un enfant vous êtes trop pauvre pour rester à Rome.» Sur ces entrefaites, la légation de Munich étant vacante, un jour Pie VI y nomma officiellement Monsignor della Genga qui fut atterré en recevant pour premier avis le Biglietto (l'avis officiel) de sa nomination. On dit que le Pape lui-même fut ému en prenant congé de lui.


Depuis sa haute faveur, Monsignor della Genga était.1 fort aimable, fort discret, et d'un esprit extrêmement agréable. Il fut désespéré de quitter Mme Pfiffer. La douleur de celle-ci fit pendant longtemps la nouvelle de la haute société à Rome. Mais on apprit, au bout de quelques mois, que le légat de Munich jouissait de la plus grande faveur auprès de l'Electrice. Je ne suivrai pas Monsignor della Genga dans la carrière diplomatique qu'il parcourut comme tous les gens d'esprit de cette cour-ci. La chasse, la galanterie et les affaires dont il se tirait fort bien, partageaient son temps. La nomination de Pie VII à Venise en 1800 fut un coup de foudre pour lui. Les cardinaux ennemis entre eux qui décidèrent l'exaltation de Pie VII, lui ayant conseillé de prendre pour secrétaire d'Etat M. Conzalvi, M. della Genga se vit perdu. En effet, il fut bientôt rappelé et se trouva à Rome un homme oublié. Ce fut alors que sa passion pour la chasse ne connut plus de bornes, et qu'il devint l'ami intime de tous les fameux chasseurs de Rome. Il avait des prétentions beaucoup de gens vantaient son habileté.

Vers 1812, le cardinal Conzalvi résolut 1. Deux ou trois mots enlevés. N. D. L. E.


de le perdre. L'occasion se présenta en 1814, au retour en France des Bourbons. Il fallait envoyer quelqu'un à Paris pour tenter auprès du Roi une affaire que l'on jugeait impossible. Il s'agissait d'obtenir de Sa Majesté qu'elle renonçât, en faveur de la cour de Rome, à certains avantages que l'Eglise de France réclamait depuis Louis XIV, et que l'Empereur avait obtenus par son Concordat. M. della Genga, chargé du succès d'une affaire impossible, arrive à Paris en 1814, et, à son extrême étonnement, voit qu'on n'est pas éloigné d'accueillir ses prétentions. Il envoie un courrier à Rome, par lequel il faisait part de ses espérances. Cette faute est regardée ici comme la plus grande qu'il pût faire et lui a ôté toute réputation auprès des fortes têtes de ce pays-ci. On n'oublie rien, on n'excuse rien, on ne pardonne rien dans cette cour.

Dès ce moment, M. della Genga n'a plus passé que pour un étourdi, au-dessous des grandes affaires. Il devait écrire des choses vagues, et n'envoyer de courrier que pour porter l'arrangement signé. Un tel succès forçait son ennemi à lui donner le chapeau à la première promotion. Au moment même que le cardinal Conzalvi reçut le courrier du légat inconsidéré, il monta chez le Pape et lui annonça l'éton-


nante nouvelle, que lui Conzalvi allait partir pour Paris, où sans sa présence, les affaires de l'Eglise de France étaient perdues. A Rome, on considère beaucoup l'Espagne pour l'argent et la France pour la considération du Saint-Siège en Europe. L'Allemagne catholique est regardée comme un Etat rebelle qui joue le rôle que la république de Venise avait adopté envers le Saint-Siège.

Moins de quatre heures après réception des imprudentes dépêches de M. della Genga, le cardinal Conzalvi était sur la route de Paris. Les affaires de l'Eglise y avaient tellement prospéré que dix à douze jours après l'envoi de son fatal courrier, M. della Genga en était arrivé au point de signer l'arrangement, lorsqu'un matin, comme il était habillé pour aller chez le ministre du Roi et sa voiture avancée, il voit entrer chez lui le cardinal Conzalvi qui l'embrasse et lui dit qu'il vient traiter l'affaire importante des transactions à faire sur le Concordat de l'Empereur. En moins d'un quart d'heure, le cardinal Conzalvi reçoit tous les papiers des mains du légat atterré, monte dans sa voiture et va aux Tuileries. Moins d'un quart d'heure après la sortie du cardinal Conzalvi, le malheureux légat se trouve baigné dans son sang. Une hémorragie hémorroïdale


s'était déclarée. Il en fut à la mort il désirait mourir. Les médecins qu'il avait appelés à Paris obtinrent de lui qu'il irait s'établir à Montrouge. Il se remit mais la maladie ne fut jamais vaincue. Elle l'a mis constamment à la mort, une fois tous les ans. C'est elle qui a failli nous ravir Sa Sainteté le 24 décembre dernier. On sait que le cardinal Galeffi lui administra le saint viatique ce même jour, 24 décembre. On a compté que, depuis la fatale révolution de Paris en 1814, c'est en moins de dix ans, la dix-huitième fois que Sa Sainteté a reçu le viatique.



LE GOUVERNEMENT PONTIFICAL



Stendhal avait imprimé en 1826 dans la seconde édition de Rome, Naples et Florence, à la date du 24 septembre

L'état de la liberté de la presse en 1826 s'oppose à ce que j'envoie à l'imprimeur 1° La Vie de Pie VII, très favorable cependant à ce vénérable pontife

2° La Vie du cardinal Consalvi;

30 La Description du mécanisme du gouvernement romain. Les choses vont à peu près comme en 1500 c'est un morceau curieux d'antiquité

L'Hisloire du conclave de 1823, pendant lequel je me trouvais à Rome. Chaque soir, nous avions chez Madame N. le détail du vote émis dans le conclave par chaque cardinal

5° L'Histoire du secrétaire employé par Pie VI pour son travail sur les évêchés d'Allemagne le tour joué à ce secrétaire par le cardinal Consalvi les amours de madame la générale Pfiffer1.

On sait comment plusieurs passages des Promenades dans Rome reprirent ensuite, 1. Rome, Naples et Florence, édition du Divan, t. II, p. 287.


en partie tout au moins, quelques-unes des pages sacri fiées par Beyle. Elles publièrent notamment l'histoire du conclave de 1823 et firent allusion à l'aventure du secrétaire de Pie VI1, dont l'histoire détaillée, après avoir fait l'objet d'un rapport au comte Beugnol, n'avait paru que dans une revue anglaise 2.

Mais l'auteur avait, à son accoutumée, plus de copie qu'il ne pouvait encore en utiliser. Aussi voyons-nous qu'à la date du 28 octobre 1828, il répétait à nouveau J'aurais voulu donner une description du mécanisme actuel du gouvernement pontifical. Cela n'est peut-être pas très amusant mais, faute de cette connaissance positive, le voyageur est exposé à se laisser persuader de singuliers mensonges 3. Un peu plus loin, le 20 décembre, il reprenait

Je supprime une description du gouverment pontifical qui prendrait au moins vingt pages. Tout sera peut-être changé quand on lira ceci4.

1. Promenades dans Rome, édition du Divan, t. III, pp. 6179 et 140-141.

2. Vid. supra, p. 175 Le pape Léon XII.

8. Promenades dans Rome, édition du Divan, t. III, p. 212. 4. Ibid., édition du Divan, t. III, p. 248.


Ce n'était point une clause de style, et Beyle, très au courant de toutes les questions d'administration ecclésiastique et de toutes les histoires plus ou moins secrètes du Vatican, avait bien écrit la description du mécanisme du gouvernement romain. Mais les vingt pages dont il craignait de surcharger son livre en faisaient en réalité bien près de soixante et l'éditeur, nous le savons, lui fit condenser ses Promenades, ne voulant pas excéder deux volumes. Il y y avait sans doute également une autre raison pour ne les point publier: leur liberté de ton eût peut-étre fait interdire à Rome la vente du livre. Toujours est-il que Stendhal fit pour ces pages comme il en avait usé déjà pour plusieurs autres fragments1 et il les abandonna fort généreusement d son cousin Romain Colomb pour le livre que celui-ci préparait à la même époque.

Colomb les publia in extenso dans son Journal d'un voyage en Italie en 1828 (Paris, Verdière, 1833, pp. 279-335), en les faisant du reste précéder de ce chapeau explicatif,

Après un petit séjour à Rome, et lorsqu'on a vu une certaine quantité de 1. Cf. Pages d'Italie, édition du Divan, préface de l'éditeur, pp. VI-VIII.


monuments et d'objets d'art, un autre genre de curiosité vous saisit. On veut connaître l'esprit général et les principaux rouages d'un gouvernement chez lequel l'union de la puissance temporelle et spirituelle, fortifiée du dogme de l'infaillibilité, rend le pape le plus absolu de tous les souverains, d'un gouvernement dont la durée est l'un des plus grands miracles du catholicisme.

Or, ce n'est pas chose facile que de satisfaire ce désir. Jamais les journaux de Rome ne disent mot sur de semblables sujets, et une peur, qui n'est que trop justifiée par les châtiments et les supplices politiques, fait qu'on ne s'en occupe jamais dans les conversazioni. En tête à tête, il règne également une très grande circonspection car l'oppression qui pèse sur l'Italie a singulièrement développé cette méfiance naturelle au caractère italien.

Le sort m'a favorisé et je tiens d'un doilissimo de précieux documents sur l'esprit et la marche du gouvernement papal sous Léon XII. Les choses, au reste, vont à peu près comme en 1585, époque à laquelle Sixte-Quint renversa toutes les barrières qui pouvaient contrarier le despotisme pur établi sous son règne. Voici ces renseignements tels que je


les ai recueillis dans plusieurs entretiens c'est mon ami qui parle:

M. Daniel Muller, dans son édition de Rome, Naples et Florence (Champion, 1919), a le premier exhumé ces pages qu'il faut maintenant restituer d leur auteur véritable. H. M.



LE GOUVERNEMENT PONTIFICAL

VOUS savez que la fatalité qui dirige tant d'afîaires de ce monde, établit la puissance de la cour ecclésiastique romaine, en quelque sorte par les mains des barbares qui détruisirent l'empire elle s'est fortifiée par la foi catholique, par l'aveuglement de l'espèce humaine, par l'assentiment des rois et des nations, et enfin par la sanction du temps. Cette suprématie spirituelle touchait à son apogée vers le milieu du xne siècle alors une bulle passait pour une révélation du ciel. Cette étrange crédulité donna lieu à d'exécrables abus l'Eglise de Rome défendit trop souvent par la violence l'empire qu'elle avait acquis par la fraude. Dans les Pays-Bas seuls, plus de cent mille des sujets de Charles-Quint furent livrés à la main du bourreau, uniquement pour dissidence religieuse.

Rome conserva jusqu'à Constantin les prérogatives de la capitale de l'empire


mais lorsque cet empereur l'abandonna pour aller fixer son séjour à Byzance 1, elle déclina insensiblement. L'éloignement de Constantin et celui de ses successeurs furent un coup mortel pour la grandeur de Rome ils favorisèrent déjà l'établissement de la puissance des papes qui acquirent peu à peu, à l'ombre de la religion, l'autorité que les empereurs laissaient échapper. Sous le règne si court de Jovien en 363, le christianisme obtint une victoire facile et décisive le paganisme, relevé et soutenu par Julien, tomba dans la poussière pour ne s'en relever jamais, et sa destruction totale eut lieu de 378 à 395. Toutefois, sous le règne d'Anthemius (467-472), les chrétiens célébraient encore tous les ans, dans le mois de février, la fête des lupercales, à laquelle ils attribuaient une influence secrète et mystique sur la fécondité du genre animal et végétal. Le pape Gélase Ier parvint, vers la fin du ve siècle, à extirper ce reste d'idolâtrie.

Une première remarque à faire sur le gouvernement ecclésiastique, c'est qu'il enchaîne le peuple par une multitude d'exercices de religion, qui l'empêchent de trop réfléchir sur le mieux-être temporel, 1. Constantin jeta les fondements de Constantinople en 314. et y transi6ra le siège de l'empire en 830.


et aussi par une foule de confréries qui le livrent aux moines or les moines, plus acrédités que les prêtres, sont à la discrétion du pape.

L'administration pontificale est ce qu'il y a de plus difficile à comprendre car jamais on ne vit une machine aussi absurdement organisée.

Tout ce gouvernement théocratique, précieux reste du xve siècle, est d'autant plus curieux à observer, que d'ici à une douzaine d'années il sera probablement changé non pas qu'il le veuille ou qu'il s'en doute, car chacun sent fort bien ici que toute réforme serait mortelle à l'unité de la foi et à la grande existence du pape mais la main de fer d'une divinité terrible va moissonnant la génération qui, en France, se nourrissait d'idées gaies en 1780, qui voulut le bien sincèrement en 1789, et qui a sollicité le poing coupé en 1825. Il faut aussi reconnaître que si le crédit du souverain pontife s'en va déclinant chaque jour, c'est que l'opinion qui l'avait enfanté a totalement changé. Les nonces ont encore la préséance sur tous les ambassadeurs mais cette vieille prérogative n'est plus qu'une simple politesse. Dans un siècle où tout est favorable à la diffusion des lumières, quelle considération voulez-vous que l'on ait pour un gou-


vernement dont le chef toujours vieux, de courte existence, souvent incapable de rien faire par lui-même, est environné de parents ou d'autres ambitieux très pressés de faire leur fortune ?

Nous sommes bien loin des temps où, tout schismatique qu'il était, le czar de toutes les Russies, le terrible Ivan IV, envoyait, en 1580, un ambassadeur à Grégoire XIII, pour le supplier d'interposer sa médiation entre lui et le roi de Pologne. Malgré sa répugnance bien naturelle, ce représentant d'un souverain qui, lui-même, était chef spirituel dans ses vastes Etats, se soumit à baiser les pieds du pape, dont, au reste, il reçut un fort bon accueil, et dont l'intervention rétablit la paix entre la Russie et la Pologne. Le bon sens des Romains leur fit très bien comprendre, en 1814, qu'ils étaient le prix du marché entre les rois et le pape, afin que le pontife aidât la Sainte-Alliance à exécuter le projet insensé de faire reculer à la fois les hommes et les événements. Pie VII, en rétablissant les jésuites par la bulle du 7 août 1814, divulgua le secret.

Les fins politiques de Rome prévoient un changement total vers 1850, quand l'Europe sera gouvernée par ceux qui avaient dix ans au moment où la Ba-


reçu une constitution. Car l'esprit du gouvernement des deux Chambres, qu'il soit modéré par un roi ou par un simple président, comme en Amérique, porte à l'examen or, il ne peut rien y avoir de plus mortel pour l'absolutisme papal. Rome n'existe qu'en faisant persuader à chaque fidèle par ses agents (qui vivent au moyen de cette persuasion) qu'elle a tout pouvoir sur son bonheur éternel. Cependant la population des catholiques en France, en Belgique, dans l'Amérique méridionale, va diminuer sensiblement d'ici à vingt ans. Partout la loi de la nature s'accomplit les vieillards s'en vont, les jeunes gens arrivent et, à aucune époque de l'histoire, il n'y eut autant de différence entre les idées des vieillards et celles des jeunes gens.

En 1828, le ministère français fait encore sa cour au pape il lui députe un magistrat 1 pour l'implorer de faire rentrer dans le devoir quelques évêques récalcitrants. Verra-t-on de telles missions dans vingt ans ? Cela n'est guère probable. Rome alors rompra avec une foule d'absurdités et le gouvernement temporel des deux millions de sujets de l'Etat ecclé1. M. L. ayant exercé la profesion d'avocat à Rome, pendant l'occupation française.


siastique en sera notablement modifié. Dès que le pouvoir civil se montrera moins sévère envers l'esprit d'examen, l'Eglise en souffrira. Les bonnes actions entreront pour une plus forte part dans l'art de faire son salut que le prêtre italien enseigne à ses compatriotes l'importance des rites diminuera d'autant le demi-protestantisme français apparaîtra. Nos gouvernants pensent que les Français, avec leurs idées libérales appliquées à toutes les spéculations de l'esprit, sans se détacher positivement de la communion romaine, sont plus à redouter que des hérétiques déclarés. Pie VI disait en 1791 « Je le prévois, la France ua m'échapper. » A Rome, on a trop d'esprit pour nier ce qui est de la dernière évidence la génération croyante disparaît incessamment, et une foule de causes secondaires hâteront la grande réforme que chacun entrevoit dans un avenir peu éloigné. La France a commencé sa révolution en 1789 quelques hommes s'y vendent bien au pouvoir, quel qu'il soit, mais l'immense majorité est pour les idées nouvelles. Dès 1840, tout ce qui, en France, aura cinquante ans, sera hostile aux opinions qui font encore vivoter la Rome actuelle. Or, depuis Voltaire et Rousseau, la France est, aux yeux de Rome, plus de


la moitié du monde civilisé. La bonne compagnie de toute l'Europe lit vos grands écrivains l'Etat ecclésiastique lui-même est inondé de la Logique de M. de Tracy (traduite et imprimée à Milan en 1818). L'Espagne et le Portugal, ces deux grandes espérances de la cour pontificale, ne lui envoient plus d'argent. Ces puissances écrivent beaucoup mais, depuis l'invasion de Napoléon, elles sont ruinées d'ailleurs les peuples de la péninsule commencent à s'éclairer.

Le cardinal Consalvi, qui a régné en quelque sorte pendant tout le pontificat de Pie VII, n'a appelé au cardinalat que des hommes sans capacité. Rome aurait besoin cependant des plus grands talents pour l'œuvre si difficile de persuader au Mexicain comme au Normand qu'elle dispose de son bonheur. Où prendre ces talents, si ce n'est dans la jeunesse romaine ? Mais depuis 1816 elle dévore tous les journaux ou écrits libéraux de France, pour lesquels on parvient à tromper la vigilance-des douaniers.

On sait que l'autorité spirituelle des papes repose uniquement sur la croyance que Jésus a dit à Pierre ces paroles « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon assemblée, mon Eglise. » Maintenant quel est l'homme sensé,


qu'il soit né sur les bords du Tibre ou sur ceux de la Seine, qui puisse admettre l'authenticité d'un pareil jeu de mots, d'un si méchant calembour, de la part du Sauveur des hommes ?

Et que devient l'exercice non interrompu de cette autorité si, comme l'affirment beaucoup d'écrivains, saint Pierre n'a jamais été évêque de Rome, n'y a même jamais mis les pieds, et si une femme a réellement occupé le siège du vicaire de Jésus-Christ ?

D'autres paroles de Jésus à saint Pierre sont également le titre primordial de l'autorité temporelle du souverain pontife « Je te donnerai les clefs du royaume des cieux. »

Quelques fanatiques soutinrent que, les cieux entourant la terre, et Pierre ayant les clefs du conlenanl, il avait nécessairement la propriété du contenu. De là l'importance que l'on a mise, lors de la construction de la coupole de Saint-Pierre, à associer les paroles de Jésus au chef-d'œuvre de l'architecture moderne. Vous avez vu cette inscription en lettres de quatre pieds et demi et exécutée en mosaïque, sur la frise du pourtour de la coupole Tu es Petrus, el super hanc petram aedifieabo ecclesiam meam, et libi dabo claves regni cœlorum.


Le pouvoir temporel des papes a donc aussi une origine divine mais l'époque à laquelle ils ont commencé à l'exercer ne date guère que de 755, sous le pontificat d'Etienne III.

Ce pouvoir reçut sa principale sanction des donations que Pépin le Bref et Charlemagne firent au pape, de l'exarchat de Ravenne et d'autres petits pays car, vers le milieu du xve siècle, on reconnut la fausseté de la prétendue donation de Constantin. L'ancien patrimoine du vicaire de Jésus-Christ, consistant en maisons et métairies, fut transformé, par les libéralités des deux monarques français, en une souveraineté temporelle sur des villes et des provinces. Ne voulant pas être en reste de générosité envers Charlemagne, un pape (Léon III) lui donna l'Empire, et détacha ainsi Rome et l'Italie de celui d'Orient.

Le 8 février 590, Grégoire Ier (le Grand) monta sur le trône pontifical, par les suffrages unanimes du clergé, du sénat et du peuple cependant il n'exerça sa juridiction qu'en qualité d'évêque de Rome, de primat d'Italie et d'apôtre de l'Occident.

Les persécutions de l'empereur Léon III (l'iconoclaste) contre les images et les moines produisirent la révolte de l'Ita-


lie (728). Les services que le pape Grégoire III rendit à la cause commune accoutumèrent les Romains à le regarder comme le premier magistrat ou le prince de Rome, et le malheur des temps augmenta peu à peu cette disposition. Toutefois, jusqu'au couronnement de Charlemagne (800), l'administration de Rome et de l'Italie fut toujours au nom des successeurs de Constantin.

Vers 930, Albéric, bâtard de la célèbre Marozzia, se fit prince de Rome, et en nomma, pour ainsi dire, les papes. Après la mort de ce tyran, les Romains élevèrent sur le trône pontifical son fils Octavien, âgé de dix-huit ans. Il régna sous le nom de Jean XII. Cette élection concentra dans la même main le spirituel et le temporel. Un mari trompé, ayant surpris Jean XII avec sa femme, le tua dans les bras de l'infidèle.

Lorsque Othon, roi de Germanie, rétablit et s'appropria l'empire d'Occident (962), deux maximes de jurisprudence publique furent admises

Le prince élu dans une diète d'Allemagne acquérait au même instant les royaumes subordonnés d'Italie et de Rome; 2° Il ne pouvait pas légalement se qualifier d'empereur et d'Auguste, avant d'avoir reçu la couronne des mains du


pontife de Rome. De son côté, l'Empereur exerçait une influence réelle sur l'élection du pape, dont le sacre n'était légal qu'avec son approbation et son consentement.

Cette puissance temporelle, si longtemps contestée, si souvent suspendue, s'établit et se développa insensiblement, on le voit, au milieu des guerres, des troubles, et d'une foule de circonstances qui, toutes, secondèrent cette persévérance obstinée dont le catholicisme a fourni tant de preuves.

Grégoire VII affranchit définitivement l'élection du pape del'influence des empereurs et du peuple romain. Sous Innocent III (1198-1216), les papes atteignirent au dernier degré de leur grandeur. Martin V reprit en 1417 le droit de fabriquer la monnaie, que le sénat avait exercé durant près de trois siècles il y fit mettre son image et son nom, et c'est à lui que commence la suite des médailles des papes.

Le premier couronnement de pape comme souverain temporel s'est fait au milieu du XIe siècle. Toutefois, jusqu'à Innocent VIII (1484-1492), qui se rendit maître du château Saint-Ange, les papes ne jouirent point dans Rome d'une souveraineté véritable. L'infâme Alexandre VI,


son successeur, établit pleinement la suprématie du Saint-Siège sur toute l'Italie. Telle était alors la disposition des esprits, que le pontife, en affranchissant son pays de la tutelle de l'empereur d'Allemagne, fut considéré comme le libérateur de Rome.

Ce qui distingue et caractérise la papauté, c'est son indépendance de toutes les règles de la puissance terrestre son gouvernement est une véritable aristocratie religieuse.

Le territoire pontifical ne s'est guère augmenté depuis la donation de Charlemagne. II consiste encore dans les trois légations de Bologne, Ferrare et Ravenne, dans le patrimoine de saint Pierre, l'Ombrie, Spolète, Pérouse, et quelques autres possessions peu importantes. Ce que les hommes éclairés de ces pays demandent avant tout, c'est que l'administration spirituelle de l'Eglise soit entièrement séparée de l'administration temporelle du domaine pontifical.

Au surplus, l'évêque de Rome, en exerçant le pouvoir absolu d'un monarque, a toujours affecté de conserver les formes d'une république.


LE PAPE

Le nom de pape vient d'un mot grec qui signifie père, ancien, prêtre. Depuis le XIe siècle, il est exclusivement attribué au souverain pontife Grégoire VII le décida dans un concile.

Le jour de son couronnement, et celui de la cérémonie du possesso, le pape se montre au peuple, la tête couverte de la tiare. Elle a été ornée successivement de trois couronnes, pour indiquer la réunion des trois genres de puissance, impériale, pontificale, paternelle.

Au surplus, cet absolutisme, qui caractérise la triple autorité du pontife ne laisse pas que d'être tempéré par diverses causes inhérentes à l'époque tardive où les papes ceignent généralement la tiare. Leur âge avancé, le calme des passions, l'amour de la tranquillité, si naturel aux vieillards, la longue expérience qu'ils ont faite de l'égalité dans l'état de sujet, la honte de paraître injuste et dur sur un trône de sainteté, sont autant de contrepoids à l'esprit despotique auquel leur position est si favorable.

La dignité du souverain pontife exige qu'il mange seul elle lui interdit le jeu, la chasse, le spectacle, et toute société de femmes.


Cette étiquette sévère imposée au pape en sa qualité de premier des évêques, cette obligation de restreindre à un très petit cercle le nombre des personnes qu'il peut voir, rendent sa vie des plus tristes. Presque toujours seul, accablé d'affaires de toute espèce, s'il veut s'y livrer, surchargé de fonctions ecclésiastiques, environné de gens qui, pour la plupart, attendent et désirent sa mort, ses rares plaisirs se réduisent à quelques courses sous prétexte de stations et de dévotions, et à des audiences données à des étrangers. Privé de tous les plaisirs de la vie, il n'en sent que plus vivement les peines. Il n'ignore point d'ailleurs qu'un long pontificat devient pour les cardinaux et pour le peuple un grief contre le pape qui règne trop longtemps les uns veulent jouir du pouvoir à leur tour le peuple aime le changement et les fêtes qu'occasionnent la mort et l'intronisation d'un pape. En un mot, rien n'égale la tristesse attachée à la papauté, et le nombre des pontifes qui y ont échappé est fort petit ce respect que les catholiques témoignent au SaintPère perd bientôt de son charme par l'habitude d'en recevoir l'hommage. Outre bien des misères absolument inconnues aux autres hommes, les papes sont exposés à toutes ces catastrophes


qui atteignent particulièrement les. souverains. Vingt d'entre eux ont péri de mort violente, ou en prison. Etienne VI mourut par la main d'un bourreau. L'élection d'un pape est une affaire fort importante dans la chrétienté. La manière de donner ce chef à l'Eglise a éprouvé, comme toutes les choses de ce monde, de nombreuses modifications. Saint Pierre désigna Linus, ou saint Lin, pour son successeur Anaclet, Clément et Evariste en usèrent de même. Mais il paraît qu'après ces quatre pontifes, les chefs spirituels de Rome furent élus pendant quelque temps par l'assemblée des chrétiens composée du peuple et du clergé.

Lorsque te siège de l'empire fut transféré en Orient, l'élection du pape eut lieu en public, et se fit par le peuple romain. Plus tard, un clergé qui se formait insensiblement s'empara de l'élection de l'évêque de Rome. Cette petite révolution paraît s'être opérée après la mort de Jean XVII, qui ne régna que cinq mois, en 1003. Mais le souverain dédaigna bientôt de tenir 1. Papes empoisonnés Victor III, Benoît XI, Paul II, Alexandre VI, Pie III, Léon X, Adrien VI, Marcel II, Inno- cent XIII, Clément XIII, Clément XIV.

Papes assassinés: Jean VIII, Jean X, Léon VI, Etienne VII, Jean XII, Luce II, Sixte-Quint.

Papes morts en prison Léon V, Christophe, Jean XI.


son autorité de simples prêtres il voulut que les cardinaux seuls concourussent à sa nomination. Ce ne fut toutefois que sous le pontificat de Nicolas II, Hildebrand étant son premier ministre, que les cardinaux furent exclusivement investis du droit d'élection.

Trois siècles après intervint la décision qui ordonne de choisir le pape parmi les cardinaux.

L'avènement d'un pape au trône pontifical exige trois conditions l'élection, l'intronisation ou le couronnement, le possesso. Ces deux dernières sont le complément de la première, et une suite obligée du conclave.

Rome n'a, à proprement parler, ni souverain pontife, ni roi, qu'après le couronnement de l'élu, et la prise de possession de la basilique de Saint-Jean de Latran. L'élection seule ne confère ni la plénitude de la puissance apostolique ni la juridiction.

Le couronnement solennel du pape a lieu ordinairement une huitaine de jours après l'élection il se fait au balcon de la façade de Saint-Pierre (la Loggia) à la vue du peuple réuni sur la place.

Pendant les XIIIe, xive, et xve siècles, surtout, le Saint-Siège a éprouvé des vacances quelquefois très prolongées.


Il y en eut une de vingt et un mois après la mort de Célestin IV, en 1243 une de deux ans, à la mort de Clément IV, en 1268 une de deux ans et trois mois, après Nicolas IV, en 1392 une de deux ans et quatre mois, à la mort de Clément V, en 1314 enfin, une de deux ans et cinq mois, après la déposition de Jean XXIII, en 1415.

L'hommage que l'on rend au pape est de lui baiser les pieds les rois, les princes, les princesses, les ambassadeurs, personne n'en est exempt.

Ceux qui veulent être admis à l'audience de Sa Sainteté sont présentés par le prélat maître de la chambre. Ils doivent déposer les épées, cannes et chapeaux. De génuflexions en génuflexions, ils arrivent auprès du fauteuil du Saint-Père, baisent la croix d'or, brodée en relief sur la mule en satin rouge, du pied droit, restent seuls avec le pape, et se retirent lorsqu'un coup de sonnette, donné par Sa Sainteté, les avertit que leur audience est terminée.

Le pape ne gouverne par lui-même que les provinces voisines de Rome celles de Bologne, Ferrare, Ravenne et Forli, appelées Légations, sont gouvernées par des cardinaux, espèces de vice-rois et les autres, sous le titre de Délégations, sont placées sous


l'autorité de prélats. Chaque province a, en outre, un général pour le commandement des troupes, et chaque ville un gouverneur, que le pape nomme, ainsi que les officiers des forteresses, châteaux, et ports.

Tout cardinal-légat est à la fois législateur, administrateur, juge et général en chef il n'a plus d'ordres à recevoir de personne sa règle, c'est sa volonté. Le cardinal-légat abolit ou suspend, selon son caprice, les lois et les règlements il crée des tribunaux d'exception, si la fantaisie lui en prend il envoie un homme aux galères, sans être tenu d'en donner le motif.

En 1789, le peuple jouissait, dans les Etats de l'Eglise, d'une certaine liberté. La plupart des villes avaient des statuts délibérés par leurs délégués, au temps des républiques du moyen âge. Plus tard, le pays fut pendant dix-huit ans en jouissance des libertés françaises mais, après le congrès de Vienne, Pie VII déchira toutes ces chartes et depuis 1814, le pape nomme les conseillers municipaux. Si donc ces conseils représentent quelque chose, ils ne représentent que le pouvoir dont ils émanent.

Le trône pontifical est entouré de plusieurs grandes charges, dont les attnbu-


tions ont été réglées par une suite de hasards. Les titulaires sont tous des cardinaux ou des prélats mais ces prélats ne sont pas tous prêtres. Figurez-vous une immense hiérarchie qui, du plus obscur sacristain, s'élève jusqu'au pape, et vous aurez une juste idée du gouvernement romain.

Depuis Luther, et surtout depuis Voltaire, et les succès européens de la plaisanterie française, le pape, en sa qualité de chef de l'Eglise, voit son pouvoir en grand péril.

La cour de Rome maintient tout ce qui est ancien elle espère ainsi concilier à ses prétentions le respect des peuples. Cette manière de voir a passé du gouvernement de l'Eglise à celui des Etats du pape. On voudrait bien ne rien changer aux attributions des grandes charges dont je vais vous parler mais l'opinion publique a fait un pas immense, même à Rome, depuis 1814, et chacun sent qu'il faudra modifier beaucoup de choses. Il n'y a pas de pièce d'antiquité plus curieuse à observer, que Je gouvernement civil, qui, à Rome, seconde le pape. C'est également Sa Sainteté qui, par l'assistance de ses nombreux agents, règle le moral de toute l'Italie.


ESSAI D'UNE PAPAUTÉ FÉMININE

Une femme, Guillelmine, essaya dans le XIIIe siècle de fonder un apostolat, d'avoir des successeurs de son sexe comme saint Pierre, et de remplacer le pontificat romain par une papauté féminine. Enterrée comme une sainte en 1282, dans le cimetière de Chiaravalle, près de Milan, Guillelmine fut déterrée comme sorcière en 1300, et brûlée avec deux de ses sectaires vivants. L'une de ces malheureuses était l'abbesse Maifreda, religieuse de l'ordre des Umiliale, que Guillelmine avait laissée après elle comme son vicaire, avec les mêmes pouvoirs que le vicaire de Jésus-Christ. Cette triste folie compta donc deux martyres. LES CARDINAUX

Les cardinaux sont les premiers personnages de la cour de Rome, les conseils ordinaires du pape, les dépositaires et les ministres de son autorité. Ne pouvant choisir le souverain pontife que dans leur corps, chaque cardinal nourrit en secret l'espérance de porter un jour la tiare. Les cardinaux partagent avec les curés le pouvoir exorbitant d'arrêter et de re-


tenir en prison un individu, sans en rendre compte à personne. Ces princes de l'Eglise reçurent, en 1244, le chapeau rouge, qu'Innocent IV ajouta à leur costume.' Le corps des cardinaux s'appelle sacré

collège.

Le nombre des cardinaux n'était pas

d'abord déterminé, et il a beaucoup varié. En 1517, le sacré collège ne comptait que douze cardinaux Léon X leur donna trente et un nouveaux collègues en une seule promotion. En 1586, Sixte-Quint fixa définitivement le nombre des cardinaux à soixante-dix, et établit que quatre d'entre eux seraient toujours pris parmi les moines. Six ont le titre de cardinauxévêques cinquante ont celui de cardinaux-prêtres, et quatorze celui de cardinaux-diacres.

Les cardinaux qui ne sont pas dans les

ordres peuvent résigner leur dignité et même se marier, comme ont fait quelquesuns.

Le pape accorde une petite pension au

cardinal qu'il fait de proprio motu; la famille du nouvel élu en ajoute une seconde. Malgré tout, plusieurs de ces princes de l'Église ont bien de la peine à entretenir deux chevaux et trois domestiques ainsi que vous avez pu vous en apercevoir hier, ils louent quelques laquais le jour de la


fête de l'Ascension, afin de pouvoir se montrer sous la colonnade de Saint-Pierre avec deux voitures et un certain étalage. Quand les cardinaux sortent en cérémonie, ils sont en longue robe de moire rouge, et le carême en violet. Leur vêtement ordinaire est en abbé, avec des bas et la calotte rouges.

Le cardinal Pandolfi, autrefois vicelégat dans les environs de Bologne, célèbre par sa piété et son manque absolu d'idées, avait été obligé, par pauvreté, de se mettre en pension chez des moines ce qui n'a pas empêché que ses obsèques n'aient été fort belles.

LE CONCLAVE

Le conclave est la réunion des cardinaux assemblés pour élire un pape. On les enferme dans des cellules préparées au Vatican ou à Monte Cavallo. Grégoire X établit cet usage en 1274, pour prévenir l'inconvénient qui se présenta à Viterbe, en 1268, après la mort de Clément IV les cardinaux y furent divisés en tant de factions, qu'ils se séparèrent sans avoir fait choix d'un pape.

Alexandre III décida, en 1179, que le consentement des deux tiers des cardi-


naux présents au conclave serait nécessaire et suffirait pour l'élection du pape. D'après la bulle de Grégoire X, l'élection devait se faire en trois jours, sinon les reclus étaient réduits, pour toute nourriture, à un seul mets après cinq autres jours, on ne leur donnait plus que du pain et du vin. Un semblable régime ne pouvait avoir une longue durée.

L'élection du souverain pontife peut avoir lieu de cinq manières

Le scrutin par bulletins fermés, est le premier mode essayé et celui qui, presque toujours, amène la conclusion.

L'adhésion a lieu dans la séance de l'après-midi, lorsque le scrutin du matin n'a produit aucun résultat. Les électeurs accèdent alors à l'élection d'un membre porté à ce scrutin.

Par le compromis, les cardinaux divisés délèguent à une commission choisie parmi eux le droit de nommer le pape au nom de tous.

L'inspiration, sorte de spontanéité d'hommages, équivaut à un scrutin régulier. Dans ce mode, c'est au Saint-Esprit que semble appartenir plus particulièrement l'honneur de la nomination. Une fraction puissante du conclave se prosterne aux pieds d'un cardinal et le proclame à haute voix par une sorte d'accla-


mation les dissidents n'osent pas se déclarer, et reconnaissent le favorisé des zelanli. Lorsqu'un concile réuni dépose un pontife, il délègue le droit d'élection à une commission de son choix. Ce dernier mode, usité très rarement, a été pratiqué par les conciles de Bâle et de Constance. Dans le conclave, quatre puissances ont le droit de donner l'exclusion à un cardinal qui va être élu pape. Mais cette prérogative ne peut s'exercer qu'une seule fois pendant la durée de chaque conclave. Ces puissances sont l'Autriche, la France, l'Espagne, le Portugal. Actuellement il n'y que les deux premières qui aient une véritable influence. Chacune des quatre puissances a auprès du Saint-Siège un cardinal-protecteur, comme agent pour les affaires ecclésiastiques et bénéficiales, et en particulier pour celles qui ne se décident qu'en consistoire sa fonction principale est de solliciter l'expédition des bulles et de proposer des sujets pour les abbayes et évêchés à la nomination du souverain qu'il représente.

On désigne sous la dénomination de cardinaux des couronnes ceux de ces princes de l'Eglise qui ont obtenu leur chapeau sur la demande des souverains des quatre puissances ayant le droit d'exclusion. Tout le sacré collège est divisé en


factions, et autant il y a de cardinaux de pontificats différents, autant il y a de factions.

Les cardinaux de chaque couronne forment également entre eux une faction. Leschefs de ces factions sont ceux qu'il plaît au souverain de nommer pour avoir son secret. Le cardinal chargé du secret de son gouvernement, intrigue dans le conclave en faveur de celui de ses collègues qu'il plairait à son maître de voir sur le trône pontifical, et prononce l'exclusion du candidat qui, par contre, pourrait lui déplaire. Les cardinaux appartenant à l'Etat ecclésiastique étant toujours en grande majorité, on ne nomme jamais un étranger. Depuis Adrien VI, élu en 1521, tous les papes sont nés en Italie.

CHARGES PRINCIPALES

Tous les emplois de la magistrature, de la haute administration et de la diplomatie sont réservés aux gens d'Eglise, dans les Etats pontificaux c'est un prelato qui est ministre de la guerre. On ne laisse aux laïques que quelques fonctions obscures, dont le produit donne à peine de quoi vivre.

La dignité la plus éminente de la cour


de Rome, en apparence, est. celle de camerlingue; il remplit l'office de ministre des finances il est le chef de la chambre apostolique (reverendissima caméra), tribunal administratif, civil et criminel, chargé de la direction suprême des branches principales du revenu public. Rien n'égale le désordre de cette partie de l'administration. En voici un petit exemple le cardinal Albani, parent de M. de Metternich, cousin et conseiller du duc de Modène, jouit du privilège exclusif de fabriquer les épingles et de faire du papier pour le duché d'Urbin et la province de Pesaro ce papier est détestable chacun le reconnaît et s'en plaint, mais il est défendu d'en employer d'autre.

Le camerlingue est le chef du gouvernement, pendant l'espace de temps qui s'écoule entre la mort du pape et la réunion des cardinaux il jouit conséquemment de grands pouvoirs, de hautes prérogatives il fait battre monnaie à ses armes et à son profit et comme le bénéfice en est assez considérable, le président des monnaies (della Zecca), pour faire sa cour, ne manque pas de déployer une grande activité. Le camerlingue ôte l'anneau du pêcheur du doigt du pape défunt. Le cardinal Galeffi est actuellement pourvu de cette charge, qui est à vie.


Le trésorier, personnage fort important, est toujours un prêtre en cette qualité, il ne doit aucun compte au pays, ni de l'argent qu'il reçoit, ni des finances qu'il administre. Le trésorier a une autorité à peu près absolue sur tout ce qui regarde les impôts et peut en abuser impunément. Comme toutes les autorités romaines, il unit aux attributions administratives les pouvoirs judiciaires au civil et au criminel. Trois substituts, entre lesquels tout l'Etat ecclésiastique est partagé, l'assistent. Le commissaire de la chambre apostolique est sous les ordres immédiats du trésorier, aujourd'hui M. Belisario Cristaldi.

Le secrétaire d'Etat est réellement le premier ministre. Placé à la tête de 1 administration, il correspond avec les nonces apostoliques et les légats, il rend compte au pape des affaires ecclésiastiques et politiques. TI est le représentant du souverain, et son organe légal, tant auprès des cours étrangères qu'auprès de ses peuples. Enfin, le choix de ce fonctionnaire intéresse vivement les sujets du pape, ainsi que les chancelleries des Etats catholiques. Ordinairement le secrétaire d'Etat est un homme beaucoup moins aveuglé par les préjugés que ses autres collègues tel a été le cardinal Consalvi.


Le secrétaire d'Etat actuel, Mgr Bernetti, ne manque pas d'un certain talent mais ce cardinal a beaucoup de dettes, et, dans sa position éminente, c'est un malheur.

Le dataire, aujourd'hui Mgr le cardinal Pacca, préside à la nomination aux bénéfices et à l'expédition des titres. Je vous prie de remarquer un singulier exemple de respect pour les vieux usages lorsque cette charge était occupée par une personne, qui n'avait pas la dignité de cardinal, et qui était supposée l'exercer à défaut d'un cardinal, on l'appela pro dalario. Le dataire avait autrefois la fonction d'apposer la date aux provisions des bénéfices.

On compte en Italie deux cent quatrevingts évêchés et un nombre infini de bénéfices. Le roi de Naples nommait à vingt-six évêchés de patronage royal mais le concordat de Terracine, conclu en 1818, entre les cours des Deux-Siciles et de Rome, a rendu au pape la nomination de tous les hauts fonctionnaires ecclésiastiques. Depuis Joseph II (1782), l'empereur d'Autriche confère tous les bénéfices et toutes les charges ecclésiastiques le grand-duc de Toscane présente quatre candidats. Avant le révolution commencée par les Français, tous les bénéfices étaient


à la disposition du pape. De là, les richesses et le luxe étalé par les cardinaux et les prélats, qui avaient établi entre eux un mode pour la répartition de ces bénéfices. A propos de bénéfices, le pape Sixte IV en institua qui ne paraîtraient pas fort orthodoxes maintenant. Ce saint vieillard (c'est ainsi que Jacques de Volterre l'appelle) introduisit légalement les maisons publiques de débauches dansRome; il érigea le libertinage en branche d'industrie, exigea un jule par semaine, de chaque prostituée et cette taxe rapportait parfois au SaintSiège plus de vingt mille ducats au bout de l'année. Sixte IV accordait aux prélats, comme un bénéfice ecclésiastique, la perception du droit sur un certain nombre de ces malheureuses filles. Afin que tous les genres d'obscénités reçussent une sanction légale, il autorisa la s[odomie] pendant trois mois de l'année, à la demande de ses neveux. Ce vénérable pontife mourut d'épuisement et de débauche.

J'ai vu donner la place de pro dataria au cardinal Severoli qui, en 1823, allait être élu pape, lorsque 1 Autriche lui donna l'exclusion. Mgr Severoli étant nonce à Vienne, lors du mariage de Napoléon avec Marie-Louise, déclara à l'empereur d'Autriche qu'il- ne pouvait, en conscience, donner sa fille pour femme à un homme


marié. Ce n'est point impunément que l'on se voit privé du bonheur de monter sur le trône le plus absolu de l'univers le cardinal Severoli supporta son exclusion avec beaucoup de décence et de courage, mais peu après il mourut. Le chapitre des dispenses est dans les attributions du dataire. Vous ignorez peutêtre les rapports assez curieux qu'eut avec ce grand fonctionnaire l'auteur de l'Esprit des Lois je vais vous les faire connaître. Au moment de quitter Rome, Montesquieu alla prendre congé de Benoît XIV. Ce pontife, qui aimait sa personne et son esprit, lui dit « Mon cher président, avant de nous séparer, je veux que vous emportiez quelque souvenir de mon amitié je vous donne la permission de faire gras, pour toute votre vie, à vous et à toute votre famille. » Montesquieu remercie le pape et lui fait ses adieux. Un secrétaire le conduit à la daterie là, on lui expédie des bulles de dispense, et on lui présente une note un peu élevée des droits à payer pour ce singulier privilège. Montesquieu, effrayé du montant, rend au secrétaire son brevet en l'accompagnant de ces paroles « Je remercie Sa Sainteté de sa bienveillance mais le pape est un si honnête homme! je m'en rapporte à sa parole, et Dieu aussi. »


Le chancelier porte le titre de vice-cancelliere di santa chiesa c'était jadis le premier personnage de l'Etat. Chaque habitant des pays catholiques, croyant le pape tout puissant sur son salut, s'adressait au chancelier pour consulter Sa Sainteté sur les matières de discipline et de foi. Maintenant cette charge ne rapporte que peu de chose au titulaire, Mgr della SomagIia.

Le cardinal-vicaire exerce les fonctions épiscopales dans Rome, fait les ordinations, donne les pouvoirs et examine les curés. Il est, en outre, un juge revêtu d'autorité temporelle et d'une juridiction, tant civile que criminelle, qui s'étend aux laïcs comme aux ecclésiastiques. Son tribunal est composé du vice-gérant, de lieutenants civils et criminels, et de beaucoup d'autres officiers. Mgr Zurla, actuellement pourvu de cette charge importante, prétend, dit-on, à la papauté il était moine de l'ordre des Camaldules et a publié des ouvrages estimés sur la géographie du moyen âge.

Le vicaire connaît des contestations entre mari et femme, attribution qui lui assure de grands ménagements de la part de la bonne compagnie. Il est chargé de vexer les Juifs, sur lesquels on venge à Rome le jugement et la mort de Jésus-


Christ. Lors de la rentrée de Pie VII dans ses Etats, le gouvernement fit rétablir les portes du Ghetto, et renferma de nouveau ces pauvres diables dans leur sale quartier, près la place de la Juiverie. D'après un édit barbare de Pie VI, les Israélites ne pouvaient se montrer dans Rome que de jour, et, sous peine de mort, ils devaient rentrer le soir dans le Ghetto. Chaque année le nombre des Juifs s'accroit il s'élève aujourd'hui à trois mille cinq cents, et cependant on n'élargit pas leur prison, où ils sont entassés sans pitié par la haine religieuse. Tous les soirs, au coucher du soleil, on les y met sous clef, excepté, je crois, le jour du sabbat. Il est résulté de cette vexation, inventée par Paul IV et supprimée par Napoléon, que tous les Juifs riches des Etats romains sont allés s'établir à Livourne, sous la protection du gouvernement très doux du grand-duc de Toscane. Je vous dirai, à ce propos, que l'Italie est amoureuse de votre charte mais avec bien moins que cela on la rendrait heureuse il suffirait de lui donner les codes français, ainsi qu'une administration toute composée de laïcs. Le vicaire a pour lieutenant un prélat vice-gerente, ordinairement évêque in partibus c'est le vice-gerente qui envoie des reliques à toute la catholicité.


Le Maître du sacré palais a dans son département la censure des livres qui sortent des presses de l'Etat ecclésiastique il remplit les fonctions de votre directeur de la librairie cette place est toujours confiée à un dominicain. Le Maître du sacré palais a son tribunal, et condamne aux galères et à d'énormes amendes les marchands qui vendent des livres ou des estampes prohibés il ordonne des visites domiciliaires, selon son bon plaisir.

On choisit généralement parmi les prélats ou monsignori l'Auditeur, le Secrétaire des brefs ou lettres pontificales, et le Secrétaire des mémoires.

Les monsignori sont à peu près ce qu'étaient en France, sous l'Empire, les auditeurs au Conseil d'Etat. Il n'y a pas nécessité pour eux d'être engagés dans les ordres sacrés il suffit qu'ils soient célibataires. Tout jeune homme bien né, justifiant de 1.500 écus romains de revenu (à peu près 8.000 fr.), obtient, avec quelque recommandation, le titre de monsignore. Leur nombre est illimité, et monte assez ordinairement de 200 à 250. Le gouvernement ne s'engage à rien en accordant le brevet. Le pape régnant et le cardinal Consalvi ont été monsignori. Ces prélats portent habituellement des


bas violets, et ont, en général, une mise soignée. Quelques-uns mettent à leur chapeau un ruban vert ou violet, qui indique certaines fonctions en ville, ils sont suivis, à un pas de distance, par un laquais en livrée.

L'Auditeur, qu'on appelle pro auditore, peut être regardé comme le chef de la justice. Il exerce une juridiction équivalente à celle du lord-chancelier d'Angleterre il est le juge suprême dans les causes civiles, mais il n'est point obligé de suivre les règles ou de se renfermer dans les limitations imposées aux autres tribunaux. Souvent, quand un procès paraît terminé, et que l'une des parties l'a gagné deux ou trois fois, l'auditore santissimo interrompt les causes, le cours de la justice, impose silence au bon droit, et, change tout l'aspect de l'affaire. Il casse ou réforme les jugements qui ont force de chose jugée. Son droit ne se prescrit jamais, et tout à coup un vieux jugement est annulé, un autre est rendu, sans nouvelle procédure, sans qu'il y ait de sentence motivée. Ceci sera hautement nié, mais faites-vous raconter par un avocat quelque procès célèbre jugé dans l'année. II serait, trop long d'indiquer, même sommairement, la jurisprudence de l'Auditeur sa législation est un chaos inextricable, où lés


lois romaines sont modifiées par le droitcanon, par les décrets des conciles, par les bulles des papes, par les décisions de la rote et par les ordonnances des légats. II est toujours facile de retarder de quinze ou vingt ans le dénouement d'un procès. Or, une famille puissante peut espérer d'avoir dans quinze ou vingt ans un de ses membres cardinal ou monsignore influent. La moitié des malheurs d'argent qui affligent les familles romaines serait épargnée par la mise en vigueur des codes français. Il faut entendre, à ce sujet, les jeunes avocats romains. Ceux qui ont de l'esprit doivent le cacher soigneusement. On a vu ici, comme à Florence, des juges faire perdre toutes les causes à un avocat qui avait montré trop de talent. Bientôt les plaideurs s'aperçoivent du malheur de l'avocat on ne lui apporte plus de causes il est ruiné. La prudence m'interdit de nommer quelques avocats pris en guignon par les juges.

L'auditeur examine le mérite des ecclésiastiques proposés pour l'épiscopat. Le titulaire actuel est Mgr Francesco Isola. Le secrétaire des brefs, maintenant Mgr Albani, est chargé des affaires qui n'exigent pas le sceau en plomb de la chancellerie et de la datene, mais qui s'expédient par des brefs telles sont


les dispenses d'âge, de temps, etc., etc. Il signe les brefs que le pape adresse à différentes personnes il a sous ses ordres deux prélats, l'un chargé des lettres aux princes, et l'autre des lettres latines.

A la tête des subsistances est placé le préfet de l'annona, chargé de l'approvisionnement de Rome. Ce fonctionnaire a le droit de faire cultiver pour le compte de la chambre apostolique les terrains en friche. L'établissement de l'annona fait éprouver aux propriétaires les plus criantes vexations il tue l'agriculture dans l'Etat ecclésiastique.

Il y a des emplois (cardinalizi) que l'on ne quitte jamais sans devenir cardinal ce sont, entre autres, ceux de nonce à Vienne, à Paris, à Madrid, à Lisbonne de gouverneur de Rome ayant la police 1 de majordome 2, ou surintendant et grand maître de la maison du pape de maître de la chambre3; de trésorier4; de secrétaire de la consulte de président du duché d'Urbin. Après ces grands fonctionnaires vient la foule, composée de tous les agents secondaires, pour les finances, la guerre, la police, etc., etc.

1. Capeletti.

2. Marazzani Visconti.

3. Benedetto Barberini.

4. Belisario Cristaldi.


CONGRÉGATIONS

On compte à Rome un grand nombre de congrégations, entre lesquelles le gouvernement politique, civil et religieux est réparti. Ces commissions, ou conseils, sont composés de cardinaux et de prélats. Le secrétaire, sur lequel roule principa lement le travail, est toujours choisi et nommé par le pape. Une femme adroite et belle, telle que feu Mme la princesse de Santa-Croce, a souvent une influence immense sur les décisions de ces congrégations et il est bien rare qu'un jeune monsignore qui jouit d'une semblable protection perde un procès, ou n'avance pas rapidement. Cette ancienne maîtresse du cardinal de Bernis avait à la fois pour amants, en 1790, le cardinal Busca et Pierre-Paul de Médicis leur rivalité donna lieu à des scènes fort comiques.

Sixte-Quint, dont on retrouve le nom à côté d'un grand nombre de choses utiles, établit en 1587 la congrégation de la Consulte. Elle exerce une autorité judiciaire et administrative sur tous les sujets du Saint-Siège, excepté sur ceux de la ville de Rome ils restent sous la juridiction des gouvernements locaux. La Consulte reçoit les plaintes des peuples


contre les gouverneurs des villes on y examine les qualités et titres de ceux qui demandent à être admis à la noblesse on y dresse les règlements nécessaires pour maintenir la tranquillité publique on y prononce en dernier ressort sur les procès criminels de toutes les provinces. Depuis la tentative d'assassinat faite l'année dernière sur le cardinal Rivarola, la Consulte n'a eu que trop d'occasions d'exercer ses terribles fonctions. En novembre 1827 et en mai dernier, on a pendu plusieurs carbonari à Ravenne. Le plan de M. de Metternich étant, depuis bien des années, d'effrayer tous les souverains de l'Italie du carbonarisme, on sent quelle importance la Consulte a dû acquérir. Elle est présidée par le Secrétaire d'Etat en personne. De 1824 à 1827, ce fut Mgr le cardinal della Somaglia 1, âgé de quatrevingts ans, et, dit-on, fort sourd. Ainsi que je vous l'ai déjà dit, Mgr Bernetti remplit aujourd'hui la charge de Secrétaire d'Etat. Il fut longtemps un des habitués les plus spirituels du salon de la princesse Doria, qui, à ce que l'on assure, est honorée de la haute bienveillance de Sa Sainteté Léon XII.

1. Mort le 2 avril 1830, étant doyen du Sacré Collège, secrétaire de la congrégation du Saint-Office, préfet de la congrégation des Rites et cérémonies.


Plusieurs cardinaux sont membres de la Consulte il y a huit monsignori ponenli (rapporteurs) chacun est chargé de plusieurs provinces l'un d'eux remplit les fonctions de secrétaire, emploi qui mène à tout, parce que le secrétaire voit souvent le pape pour lui rendre compte des délibérations. Cette commission s'assemble le mardi et le vendredi. Lorsque le siège est vacant, le secrétaire fait son rapport aux trois cardinaux capi d'ordine, chargés du gouvernement de l'Etat. Ces cardinaux sont pris dans les trois ordres de de cardinaux, évêques, prêtres, diacres leurs pouvoirs ne durent qu'un jour après quoi, ils cèdent la place à d'autres, et ainsi de suite, jusqu'après l'élection. La congrégation del buon Governo examine les projets de desséchements et d'améliorations de culture, ceux concernant les octrois de villes, et toutes les causes civiles ou criminelles, qui y ont rapport hors de Rome, elle prend connaissance des revenus, des dépenses, des dettes des communautés. Outre les cardinaux, cette congrégation compte douze prélats rapporteurs.

La congrégation de l'Inquisition a douze cardinaux, indépendamment d'un cardinalsecrétaire. Un grand nombre de jurisconsultes et de théologiens sont attachés


à l'inquisition, comme consulteurs. Le général des Dominicains et le maître du sacré palais sont consulteurs-nés. Malgré ce luxe de membres, l'inquisition romaine ne fait guère périr que deux ou trois pauvres diables par siècle. Il y a un avocat pour la défense des accusés mais les formes de la procédure devant ce tribunal sont terribles le plus profond secret est prescrit aux juges.

L'inquisition connaît de tout ce qui intéresse la religion et la foi, hérésies, blasphèmes, mauvaises doctrines, mauvais livres, profanations, abus des sacrements, accusations de sortilèges. Il y a un livre curieux de Menchini, intitulé Sacro arsenale, ovvero pratica dell' ufficio della sacra inquisizione, Rome, 1730. Le Manuale Consultorum, de Bordoni, contient un curieux chapitre sur les tortures infligées aux accusés.

Le saint-office a été d'une immense utilité à la religion romaine. Les meilleurs catholiques ne se trouvent-ils pas en Espagne et en Portugal ? L'Hisloire de l'Inquisition, par le chanoine Llorente, en fait foi.

La théorie de la persécution religieuse fut établie par l'empereur Théodose Ier, vers 385, et l'office d'inquisiteur de la foi, si justement abhorré, date en réalité de sonrègne.


En 1204, Innocent III donna naissance à l'inquisition, en envoyant des religieux en Espagne, pour punir les Albigeois, dont l'hérésie commençait à s'y répandre. En 1231, Grégoire IX profita de la ferveur qui animait les Dominicains, dont l'ordre venait de s'établir, pour les charger seuls des procès à intenter aux hérétiques. En 1483, Sixte IV établit une inquisition en Espagne ce ne fut qu'en 1531 que le Portugal eut son inquisition, qui se distingua surtout à Goa la relation de ce qu'elle y fit est curieuse. Enfin, Paul III Farnèse établit à Rome le principal siège de l'inquisition, et institua la congrégation dont je viens de vous parler il lui donna le pouvoir de créer des inquisitions dans toute la chrétienté. Ce pape semblait rechercher tous les titres à la réprobation publique. Marié clandestinement, l'histoire l'accuse d'avoir été l'amant de sa propre fille, d'avoir vécu en concubinage avec sa sœur, qu'il livra à la luxure d'Alexandre VI pour en obtenir des honneurs, et enfin d'avoir empoisonné sa mère.

La congrégation de l'inquisition s'assemble trois fois la semaine le lundi, dans le palais du saint-office, près SaintPierre, où sont ses prisons on prépare les affaires le mercredi, les treize cardinaux se réunissent à la Minerve pour entendre


le rapport enfin, le jeudi, la congrégation s'assemble en présence du pape, et l'on décide du sort des accusés. L'intervention obligée du souverain pontife impose souvent une certaine modération à ce tribunal. Celui que les poursuites de l'inquisition effraie a le moyen de s'y soustraire, mais en ouvrant sa bourse c'est de s'adresser à la Pénitencerie. On y connaît de tous les péchés, de tous les crimes possibles, de tous les cas réservés, et on les absout au moyen de sommes d'argent. Les pénitenciers obtiennent, sur une supplique, la permission d'absoudre, qu'on leur expédie par un bref où le nom du pécheur reste en blanc. Ce tribunal est présidé par le Grand-Pénitencier, charge que Mgr le cardinal Castiglioni 1 occupe actuellement. Aux fêtes solennelles, le Grand-Pénitencier va dans une des basiliques de Rome, pour y entendre la confession des cas réservés.

Les taxes de la pénitencerie furent établies vers 1330 par un pape français, Benoît XII. Pie II, à la faveur de cette fiscalité catholique, retira des sommes immenses de la vente des indulgences et des dispenses leur scandaleux trafic excita les plus vives clameurs contre le 1. Devenu pape en 1829, sons le nom de Pie VIII.


Saint-Siège. Chaque péché avait son prix fixe, et pour 20.000 ducats on se procurait une indulgence plénière.

Le tarif des taxes de la chancellerie apostolique, inventé, en 1320, par Jean XXII, également votre compatriote, comprenait une nomenclature de trois cent quatre-vingt-cinq cas pardonnés pour de l'argent. Chose singulière, le prêtre qui enterrait un excommunié en terre sainte, ou qui célébrait l'office dans un lieu interdit, sans le savoir, payait autant qu'une sorcière ou une empoisonneuse, c'est-à-dire plus qu'un laïc qui avait tué son père, sa mère, sa femme, son enfant. Le dernier tarif en usage dans l'Eglise romaine, et approuvé par elle, parut pour la première fois à Rome, en 1514 réimprimé diverses fois depuis, son titre est Taxæ cancellariæ apostolicæ et taxæ sacræ penitentiariæ. Le tarif comprenait trente-sept articles dont la plupart des titres offensaient tellement les mœurs, qu'il serait impossible de les reproduire. Les pères du concile de Trente mirent ce tarif à l'index. Clément XI sut tirer un grand profit des dispenses il poussa l'avidité jusqu'à vendre à un espagnol la permission d'épouser sa sœur. Il faut en convenir, jamais la crédulité humaine ne fut mise à une plus rude


épreuve que par la création de semblables impôts.

La congrégation della Propaganda reçoit les relations des missionnaires des diverses parties du monde. Elle recrute cet apostolat, et le fournit de livres imprimés dans toutes les langues, à sa propre imprimerie. Ces recrues, originaires du pays où sont les missions, viennent jeunes à Rome, y sont élevés aux frais du Saint-Père, et renvoyés ensuite façonnés au joug. La propagande de Londres, représentée par la Société Biblique, ne laissera bientôt rien à faire à sa sœur de Rome. Celle-ci veut des chrétiens pour étendre les domaines de saint Pierre les biblistes de Londres veulent des prosélytes pour en faire insensiblement des colons qui défrichent au profit du commerce anglais, et qui consomment les produits de ses fabriques. C'est Grégoire XV qui institua la propagande en 1622.

La congrégation de l'Index (dell' Indice) jouit en France d'une certaine célébrité par son ridicule. L'Index est un catalogue de vingt à vingt-cinq mille ouvrages, dont la cour de Rome condamne l'esprit ou les maximes. La première édition, publiée en 1559, forme un volume inoctavo fort épais. Il y en a une nouvelle édition du XVIIe siècle on n'y trouve


plus l'article des livres condamnés uniquement parce qu'ils soutenaient le mouvement de la terre autour du soleil, ce qui était impie, à cause de ces paroles de Josué Sla, sol (soleil, arrête-toi) on a ainsi fait grâce à Copernic, Boerhaave, Galilée. Croiriez-vous que le préfet de cette congrégation accorde des permissions de trois ans pour lire des livres mis à l'index, et que la permission peut être renouvelée à son expiration ? Rien de plus vrai cependant.

Paul IV passe pour être l'inventeur de l'Index mais ce fut saint Pie V dont vous avez vu le tombeau à Sainte-MarieMajeure, vis-à-vis celui de Sixte-Quint, qui établit la congrégation chargée de scruter les travaux de l'esprit le Maître du sacré palais en fait partie. L'Index, tombé en désuétude sous l'administration du cardinal Consalvi, est redevenu inquiétant pour les Romains, dès 1826. Sa rigueur s'exerce principalement sur les livres pouvant blesser l'autorité ecclésiastique si on ferme quelquefois les yeux, c'est plutôt sur les écrits licencieux, car il vaut mieux cent fois que l'esprit soit occupé de semblables sujets, que de matières de foi. Je craindrais de vous ennuyer en vous parlant de toutes les congrégations, mais cependant, je ne veux pas terminer leur


chapitre sans vous dire quelque chose de celle des Rites, à. cause du culte du SacréCœur de Jésus et de la canonisation des saints. A la congrégation des Rites appartiennent, en outre, l'inspection des cérémonies religieuses, l'approbation des rubriques, des bréviaires, des missels, et même des processions. Elle seule accorde aux paroisses, aux cités, aux provinces, les patrons qu'on lui demande.

Le culte du Sacré-Cœur de Jésus est d'une immense importance, en France surtout. Beaucoup de personnes ici ont la simplicité de croire qu'il peut amener la conversion de ce royaume car, ainsi que je vous l'ai dit, les gens éclairés de Rome vous regardent comme plus qu'à demi-protestants. Le culte du Sacré-Cœur de Jésus tend à persuader à chaque fidèle qu'il doit laisser diriger l'affaire de son propre salut uniquement par le pape, et ne consulter, en rien sa raison. Le savant abbé Grégoire a donné l'histoire de ce culte, envers lequel je le trouve bien sévère car c'est la seule arme qui reste au pape contre ce damné de Voltaire, et contre cette maudite logique.

On pense à Rome qu'il faut faire de temps en temps de nouveaux saints parce que le crédit des anciens s'affaiblit, se perd même entièrement. Il me semble


que, depuis l'avènement de Léon XII, on en a fait un ou deux par an.

Lorsqu'il s'agit, dans la congrégation des rites, de traiter de la canonisation de quelque bienheureux, on tient des assemblées préparatoires un avocat, nommé l'avocat du diable, plaide contre le saint, pour prouver qu'il n'y a rien d'extraordinaire dans tout ce qu'il a fait. Les chirurgiens et médecins-vérificateurs examinent ce qu'il peut y avoir de naturel et de physique dans les faits que l'on produit comme miracles des théologiens sont entendus. Si l'avocat perd sa cause, la congrégation se réunit sous la présidence du pape, qui ordonne la cérémonie de la béatification. Ce grand acte du catholicisme n'a lieu ordinairement que cinquante ans après le décès du bienheureux qui en est 1 objet. Charles Borromée, par une honorable exception, fut canonisé trente ans seulement après sa mort. II est probable qu'on ne connaissait pas encore alors ces paroles remarquables du vertueux prélat, adressées à un de ses amis « Si tu veux te damner, fais-toi prêtre. » Toute canonisation donne lieu à des réjouissances publiques et à des cérémonies religieuses. Il n'en peut être autrement, car c'est une des plus grandes solennités de l'Eglise. Par sa vertu, par sa piété, quel-


quefois par son habileté, une simple créature est devenue un intermédiaire entre Dieu et la terre.Sila famille du bienheureux est riche, s'il avait rang parmi les puissants de ce monde, sa canonisation est fort coûteuse. On a vu de semblables cérémonies occasionner jusqu'à 100.000 écus romains de dépense (535.000 francs) ce sont de riches tentures, des menuiseries pour échafaudages des orchestres, des luminaires, des illuminations, l'artillerie du château Saint-Ange.

Quelquefois un individu, prévoyant qu'un jour il pourra être canonisé, laisse par testament la somme nécessaire pour subvenir aux frais de la cérémonie. Si l'homme déclaré saint est mort sans fortune, et que personne ne veuille faire la dépense qu'entraînerait sa béatification, on y pourvoit par des quêtes. Le peuple aime beaucoup ces sortes de fêtes elles répandent de l'argent et produisent du mouvement dans Rome. A l'exception d'un petit nombre de cas, les cérémonies des grandes canonisations se sont faites, de tout temps, dans l'église de SaintPierre.

La plus ancienne canonisation est celle de saint Uldaric, faite par Jean XV, en 993.

Parmi les bienheureux dont les titres,


quoique non constatés par la cérémonie, n'en sont pas moins authentiques, il en est auxquels on attribue des miracles bien prodigieux 1 Saint Goar, qui vivait à la fin du xvie siècle, suspendait son manteau à un rayon du soleil à défaut de clou. Quant aux miracles, les protestants pensent que le don en a été enlevé à l'Eglise chrétienne, vers le temps de la conversion de Constantin. Les théologiens raisonnables ne sont pas disposés à admettre les miracles du IVe siècle, tandis que les théologiens crédules ne veulent pas rejeter ceux du ve.

Au nombre des papes qui ont le plus aimé à béatifier, on cite Benoît XIII (Orsini) il était fort pieux, très faible, d'autres ajoutent fort sot il n'avait pas de plus grand amusement au monde, que de faire des saints. Profitant de cette heureuse disposition, on lui proposa Grégoire VII, qu'il adopta tout aussitôt. En France, le parlement fit un éclat à propos de l'office que l'on introduisit dans le bréviaire pour le nouveau saint.

Parmi les dernières canonisations, l'une des plus, curieuses est celle de ce Julien que Léon XII sanctifia en 1825 son principal miracle avait été de ressusciter des mauviettes embrochées et rôties.


CONSISTOIRES

Le consistoire est l'assemblée des cardinaux réunis en présence du pape. Il y en a de trois sortes les uns secrets, d'autres publics, et enfin d'autres demipublics.

C'est dans le consisloire secrel que se traitent les affaires importantes et délicates. Le pape y fait appeler un petit nombre de cardinaux on en choisit ordinairement cinq ou six remarquables par leurs talents, et deux ou trois fort vieux, fort pieux, et surtout fort sourds. Le despotisme a fait de tels progrès à la cour de Rome, que même ce conseil si restreint n'est plus consulté. Le pape lui annonce la création des cardinaux et la nomination des nonces, des légats, des évêques, l'érection des églises, etc., etc. Sa Sainteté, le secrétaire d'Etat, le confesseur du pape même, décident des nominations importantes.

Le consisloire public est l'assemblée générale des cardinaux, et se tient ordinairement tous les mois, pour donner le pallium à un archevêque, ou pour déclarer la béatification de quelque saint tout le monde peut y entrer.

Dans le consistoire public, les cardi-


naux sont assis sur des banquettes ils portent le rochet mais le rochet étant une marque de juridiction, ils le couvrent de leur manteau lorsque le pape paraît. Le souverain pontife, en chape et en mitre, se place sous un dais, dans un fauteuil à dossier fort élevé. S'il s'agit d'introduire un nouveau cardinal, quatre cardinaux vont chercher le récipiendaire. En entrant, il va se mettre à genoux aux pieds du pape, pour les baiser le pape le relève en l'embrassant. La joie du nouveau cardinal le trouble d'ordinaire tellement, que souvent il est sur le point de tomber. Il quitte le trône du pape, pour aller donner le baiser de paix à tous les cardinaux, les uns après les autres. Il n'y en a guère qui, en l'embrassant, ne l'arrêtent pour lui dire quelques mots agréables et lui serrer les mains. C'est chose curieuse à voir que la manière dont le récipiendaire compose et décompose son visage, pour paraître gai lorsqu'il embrasse un cardinal, reprendre son air grave après qu'il l'a embrassé, et faire sur-le-champ une nouvelle démonstration de joie quand il embrasse le suivant.

Après le baiser de paix, le nouveau cardinal se repose un instant puis il va se prosterner aux pieds du pape, qui lui donne le chapeau rouge, en lui disant que sa


couleur est le signe du sang que JésusChrist a répandu pour nous, et de celui qu'il doit être toujours prêt à verser pour la foi.

Pendant les trois jours qui suivent la réception d'un cardinal, on illumine les palais et les maisons de tous les ambassadeurs et de tous ceux qui prennent une part quelconque à sa promotion. Le consisloire demi-public est celui où l'on a besoin de la présence momentanée, soit des avocats consistoriaux, soit de quelques prélats ou ambassadeurs force est bien alors de les y admettre.

CONCILES

Les conciles ont été un des grands leviers de l'administration spirituelle des papes le jugement des conciles généraux, en matière de foi, sert encore de règle aux fidèles.

Le concile est une assemblée de pasteurs de l'Eglise et de docteurs en théologie, réunis pour traiter et juger les matières qui concernent la foi, la religion et la discipline ecclésiastique.

Il y a des conciles généraux et œcuméniques c'est la réunion de tous les évêques de la chrétienté, soit présents, soit convo-


qués des conciles nationaux, composés de tous ou du plus grand nombre des évêques des différentes provinces de l'Etat des conciles provinciaux, composés des archevêques et des évêques suffragants. Les conciles tenus depuis la fondation du christianisme sont en trop grand nombre pour être cités ici. Le dernier de tous a eu lieu en France, en 1811, sous le pontificat de Pie VII, le cardinal Maury étant archevêque de Paris. M. l'abbé de Boulogne, si connu depuis par son intolérance dans le diocèse de Troyes, y prononça un discours qui déplut à Napoléon, et le concile fut dissous, sans avoir rien décidé sur les objets qu'il était appelé à examiner.

TRIBUNAUX A ROME

Si la multiplicité des tribunaux assurait là bonne administration de la justice, nulle ville au monde ne serait plus favorisée que Rome car, indépendamment de tous ceux auxquels on donne ici le nom de congrégations, différentes charges confèrent une juridiction plus ou moins étendue, dont plusieurs sont suprêmes et vont jusqu'au droit de mort. Si vous vous sentez assez de courage et de patience


pour en prendre une connaissance approfondie, lisez le livre intitulé Lo slato presente della corle di Roma di Andrea Tossi. Vous y verrez que les biens, la liberté, l'honneur, la vie des sujets du pape, tout est à la merci de juges ecclésiastiques. Quant à moi, je me bornerai à quelques observations sur les tribunaux ordinaires, véritables commissions comme celles qu'établissait, sous Louis XIII, votre cardinal de Richelieu. Au surplus, le code pénal romain offre dans toutes ses parties l'empreinte de cet esprit ombrageux et cruel qui distingue le despotisme théocratique.

Ces tribunaux sont au nombre de cinq celui du Sénateur, celui du Vicaire, celui du Gouverneur de Rome, celui de l'Auditeur de la Chambre ou de Monte Citorio, et celui de la Role.

Ce qui distingue les trois premiers, c'est que celui du Gouverneur concerne plus spécialement les laïcs et la police de sûreté et celui du Vicaire, les ecclésiastiques et la police des mœurs. Quant au tribunal du Sénateur, il est le plus limité de tous ses attributions se réduisent à peu près au maintien des statuts de la ville, et à l'expédition des brevets des notaires du Capitole.

Ce n'est pas sans motif qu'on a toléré


l'existence d'un magistrat portant le titre de Sénateur de Rome ce nom rappelle des idées de gloire et de grandeur que le chef du catholicisme a voulu entretenir. Il sait quelle puissance de souvenirs la république romaine exerce encore sur les esprits. Eh bien son habileté l'a porté à conserver, sous des formes théocratiques, le simulacre d'un gouvernement qui fit de si grandes choses. Le Sénateur, aujourd'hui M. le prince Altieri, habite un beau palais au Capitole. Ce juge séculier est toujours étranger. Assisté de ses trois lieutenants, il tient des audiences; connaît, en première instance, des causes dont l'importance ne s'élève pas au-dessus de 500 écus romains fixe le prix hebdomadaire de la viande de boucherie fait rembourser les petites dettes ne s'occupe que de causes de laïcs, et, le cas échéant, les envoie dans ses prisons, en vertu d'une constitution donnée par Benoît XIV, le 4 janvier 1746. Jusqu'au XIe siècle, le Sénateur fut indépendant de l'empereur et du pape mais depuis, il est aussi soumis au pouvoir de la tiare que tous les autres fonctionnaires. Dans les cérémonies publiques, il est habillé en ancien sénateur, et porte une robe qui traîne jusqu'à terre.

L'infâme tribunal du Vicaire procède


selon les formes de l'inquisition tout le monde peut être arrêté sans motif un délateur obscur, une femme de chambre mécontente, vous dénoncent, il suffit la nuit, avec des échelles, on pénètre dans votre domicile, ou bien l'on entre avec de fausses clefs ensuite intervient un procès qui n'admet pas de défenseur pour l'accusé. Malheur alors à l'homme sans protecteurs ?

Les tribunaux du Sénateur, du Vicaire et du Gouverneur ont cela de commun entre eux, que leur juridiction ne s'étend pas au delà de Rome' et des quarante milles d'alentour, qui forment son district leur compétence est restreinte à une somme très modique en matières civiles, et presque illimitée dans les causes criminelles. Ils ne peuvent prononcer en dernier ressort que sur un litige de 25 écus et ils disposent, sans appel, de la liberté et de la vie des hommes Le tribunal de l'Auditeur prononce sur les causes, tant sacrées que civiles, dont l'objet ne dépasse pas la somme de 500 écus. Toutefois, on peut se pourvoir en cassation de ses arrêts, aux deux tribunaux de Juslice et de Grâces.

Le célèbre tribunal de la Rote a quelque analogie avec vos anciens parlements. Il est composé de douze prélats de diffé-


rentes nations catholiques revêtus du titre d'auditeurs. Ces juges connaissent de toutes les affaires ecclésiastiques de la chrétienté, et il faut trois jugements semblables pour rendre l'arrêt irrévocable. Jugez de la patience et de l'argent à dépenser, pour arriver à la solution définitive d'un procès! Les douze auditeurs de Rote sont ainsi répartis trois Romains, deux Espagnols, un Français, un Allemand, un Vénitien, un Milanais, un Bolonais, un Ferrarais et un Toscan ou Péruginois. Ainsi, c'est quatre ultramontains contre huit Italiens, dont six, ou au moins cinq, sont des Etats du pape le plus ancien est de droit président.

La Segnatura est un tribunal de révision ou cassation. Il met au néant tout acte judiciaire ou sentence pour défaut de forme, juge les questions de compétence entre les tribunaux, décide si les jugements rendus en première instance doivent être provisoirement exécutés nonobstant appel. Investi d'un pouvoir arbitraire, ce tribunal ne suit aucune règle fixe dans l'exercice de sa juridiction. Une exception remarquable existe en faveur des prêtres et des femmes la peine capitale ne leur est jamais appliquée ils ne peuvent encourir qu'une réclusion plus ou moins longue.


L'usage de plaider n'existe plus à Rome il n'y a pas d'audiences publiques la défense s'établit maintenant par factum ou mémoire 1.

CONSERVATEURS DE ROME

Un respect apparent pour les formes républicaines a fait décorer du nom de Conservateurs de Rome trois magistrats municipaux qui sont censés représenter le peuple romain. C'est d'eux que Montaigne reçut, le 13 mars 1581, ces belles lettres qui lui conféraient le titre de ciloyen romain, afin, y est-il dit, «de procurer quelque lustre et quelque avantage à notre république ». Au surplus, les Conservateurs représentent les consuls de l'ancienne Rome à peu près comme les Cordeliers d'Ara Cœli tiennent la place des prêtres du temple de Jupiter Capitolin. Ces Conservateurs se garderaient bien de lutter d'autorité avec les curés2, dont le pouvoir va jusqu'à faire jeter en prison celui dont ils croient avoir à se plaindre.

1. La réforme judiciaire, décrétée en 1831 par Grégoire XVI, tout incomplète qu'elle est, présente des améliorations notables. L'édit du 5 octobre ne concerne qne la justice civile, celui du 8 novembre suivant règle la justice criminelle. 2. Les paroisses à Rome sont au nombre de cinquanteQuatre.


Les statuts indiquent, plutôt qu'ils n'établissent, le droit exercé par le pape, de nommer le Sénateur et les Conservateurs ces derniers ne sont brevetés que pour six mois.

FONCTIONS

On donne à Rome le nom de funzioni à toutes les cérémonies civiles ou religieuses qu'accompagnent la pompe et l'éclat.

La plus brillante des fonctions est celle du possesso1; c'est le cortège du pape, lorsque, après son couronnement, il va prendre possession de l'église de SaintJean-de-Latran, regardée comme la première des églises de Rome et comme la mère de toutes celles de la chrétienté. Dans aucune circonstance le pontife ne se montre entouré de tant de magnificence. A la chute du jour, les trois palais du Capitole sont superbement illuminés en bougies. Pendant fort longtemps, 1 usage a exigé que, le jour du possesso, 1. Après seize mois de règne, Grégoire XVI a pris enfin possession du Salnt-Slège,le SI mai 1832. Cette cérémonie, entourée ordinairement d'un si grand appareil, a eu lieu, pour ainsi dire, comme à la dérobée; les seuls cardinaux y ont assisté.


le pape s'assît sur la fameuse chaise percée vous savez pourquoi.

Rien de plus humiliant que l'obligation à laquelle les malheureux Juifs étaient soumis jadis, lors du possesso. 'Vers l'arc de Titus, dans un lieu paré et, décoré à leurs frais, les rabbins et les anciens se présentaient au passage du pape, dans sa marche du Vatican à Saint-Jean-deLatran. Là, ils lui offraient, à genoux, le Pentateuque, dans un bassin rempli de pièces d'or et d'argent. Le pape donnait un coup de baguette sur le bassin, et un autre sur la tête ou sur les épaules du premier rabbin ce qui indiquait que Sa Sainteté acceptait l'hommage des Juifs et qu'Elle leur permettait de rester à Rome pendant son pontificat.

Aujourd'hui les choses se passent d'une manière moins offensante les Juifs font tapisser le chemin entre l'arc de Titus et le Colysée le rabbin le plus considérable, en tête de ses coreligionnaires, offre à Sa Sainteté une bible hébraïque le pape la reçoit et les engage à ne plus attendre le Messie que ce livre leur annonce, puisqu'il y a plus de dix-huit cents ans qu'il est venu; Sa Sainteté ajoute quelques exhortations pour amener les Juifs au giron de l'Eglise.

Vous remarquerez que le lieu choisi


pour l'acte d'obédience ajoute encore à ce que la démarche a d'humiliant car vous savez que parmi les bas-reliefs de l'arc de Titus, il en est un qui représente des Juifs chargés de chaînes et figurant au triomphe de leur vainqueur. Les Israélites qui habitent Rome, par un vieux reste de patriotisme et d'amour pour leur religion, ne passent jamais sous l'arc de Titus ils se sont pratiqué un petit chemin à côté, pour aller au Campo Vaccino, lorsque leurs affaires les y appellent. Entre autres vexations inventées pour ces pauvres Juifs, en voici une assez curieuse Grégoire XIII imagina de les soumettre, tous les samedis, à une prédication spéciale elle a lieu dans l'église de Santa Trinilà de Pellegrini, voisine du Ghello. Les Juifs, sous peine d'amende au profit de l'église des Catéchumènes, sont obligés d'envoyer au sermon cent hommes et cinquante femmes mais comme le sommeil les gagne bientôt, un bedeau, armé d'une longue baguette, va de rang en rang réveiller ceux que le sermon assoupit. Pie VI a plus qu'aucun de ses prédécesseurs appesanti le joug de l'intolérance sur ces malheureux.

Une fonction qui ne le cédait à aucune autre pour le ridicule, c'était l'hommage de la haquenée.


Charles 1er, roi de Sicile, avant de recevoir la couronne des mains d'Urbain IV, prêta serment de fidélité au pape et à ses successeurs dans l'église de Saint-Pierre, et promit d'y offrir chaque année une redevance de 40.000 florins. En 1472, Sixte IV obligea Ferdinand, roi de Naples, à payer un tribut plus élevé et à y ajouter la présentation de la haquenée.

Tous les ans, la veille de la fête des apôtres saint Pierre et saint Paul, le connétable du roi de Naples offrait, au nom de son souverain, dans l'église de SaintPierre, une haquenée et une bourse contenant le tribut, en signe de vassalité. Ferrée en argent, couverte d'un harnais du même métal, la haquenée était parée de magnifiques panaches. Aussi longtemps qu'elle pouvait se tenir sur ses jambes, c'était toujours la même car la pauvre bête avait un rôle à jouer, et qu on ne parvenait à lui apprendre qu'avec de grandes difficultés elle devait s'agenouiller devant le pape, tout comme les fidèles.

La dernière présentation a eu lieu en 1787. Le prince Colonna y figurait comme connétable de Naples. La cérémonie se fit avec toute la pompe accoutumée. Le pape, assis sur un trône, à l'entrée de l'église de Saint-Pierre, reçut du con-


nétable la bourse contenant le tribut ainsi que la haquenée.

Le roi des Deux-SiciIes, qui depuis longtemps contestait la légitimité de cette redevance, la supprima l'année suivante (1788). Pie VI, douloureusement affecté de ce refus, adressa des réclamations dans l'objet, la cour de Naples on les reçut avec aigreur; mais la révolution française s'avançant à grands pas, le gouvernement napolitain se hâta de terminer cette petite querelle il s'engagea à payer 500.000 ducats, en forme de pieuse offrande à Saint-Pierre, à l'avènement de chaque roi au trône des Deux-Siciles. Rome consentit, à ces conditions, à l'abolition du tribut annuel, ainsi qu'à celle de la cérémonie humiliante de la haquenée et du vasselage.

En 1818, les gouvernements de Naples et de Rome conclurent un nouvel arrangement, duquel résultait pour la couronne des Deux-Siciles l'affranchissement de tout tribut le traité fut signé à Terracina par M. de Medici et par le cardinal Consalvi.

La cour de Rome parait, au surplus, avoir fait tout dernièrement de nouvelles démarches pour rétablir l'exercice de 1. Il était de 6.000 ducats, équivalant à 63.400 francs.


son droit de suzeraineté mais il n'y a guère d'apparence que le roi de Naples satisfasse à cette prétention1.

Au reste, depuis le congrès de Vienne (1814), le pape proteste tous les ans contre l'abandon d'Avignon (réuni à la France en 1791), de Parme et du royaume de Naples.

Je terminerai par quelques mots sur la plus grande fête de l'année, celle de saint Pierre elle attire à Rome beaucoup d'étrangers. Outre la solennité et la pompe qui accompagnent l'office du jour, le soir la coupole de Michel-Ange est entièrement illuminée, et l'on tire un feu d'artifice sur le château Saint-Ange il est du plus brillant effet, et coûte ordinairement 500 écus romains (2.700 francs). Quant à l'illumination de la coupole, c'est la plus belle chose que l'on puisse voir dans ce genre, et je ne saurais, par de simples paroles, vous donner une idée de sa magie. Cette illumination, ainsi que 1. Dans un consistoire secret, tenu en mars 1831 par Grégoire XVI, Sa Sainteté a annoncé aux cardinaux la mort de François II, roi de Naples, ainsi que l'événement de Ferdinand II, son fils, au trône des Deux-Siciles. Le Souverain Pontife a annoncé, en même temps, qu'il allait donner l'investiture au nouveau monarque, et lui réclamer le tribut; toutefois, il n'a pas été offert le 29 juin 1831.-L'origine de l'investiture du royaume de Naples, que donnait le pape, date réellement de la transaction de Léon IX avec les Normands, à la suite de la défaite et de la captivité du pontife, le 18 juin 1053.


le feu d'artifice du château Saint-Ange, se répètent deux jours de suite, la veille et le jour de la fête du patron de la cité sainte.

A propos de saint Pierre (Simon Barjone), le spirituel Erasme faisait une singulière remarque c'est que le chef de la religion chrétienne commença son apostolat par renier Jésus-Christ, et que le premier pontife des Juifs (Aaron) avait commencé son ministère par faire un veau d'or et par l'adorer.



ROME ET LE PAPE EN 1832



Romain Colomb, dans sa Notice (appendice publié par Casimir Stryienski, dans ses Soirées du Stendhal Club, 1904), écrit que dans la Revue de Paris de mars 1832, p. 209, « Beyle a inséré un article sur Rome et le pape, en 1832. »

Une affirmation aussi nette el aussi précise ne peul nous laisser aucun doute sur la paternité de l'article que l'on va lire, d'une allure du reste toute stendhalienne et d'un contenu qui était tout ce qu'il y a de familier d Henri Beyle. Les notes du traducteur ne doivent pas nous égarer. Ces plaisantes petites supercheries sont familières à notre auteur.

Il est exact, du reste, qu'en ce même mois de mars 1832, ce même texte paraissait en anglais dans le Blackwood's Edinburg Magazine, sous le litre de The Papal Government, et sans signature. Mais rien n'empêche de penser que Beyle a parfaitement pu envoyer en même temps son article au magazine anglais et à la revue française. L'on peut admettre encore avec M. Daniel Muller, dans son avertissement en tête des suppléments de son édition de Rome, Naples et Florence (Champion, 1919), que cet article de la Revue de Paris repré-


sente en quelque sorte une seconde mouture des notes que Beyle avait dû rassembler sur le mécanisme du gouvernement papal el dont il avait tiré une première rédaction quelques années auparavant et qu'il avait donnée à Colomb. Rome et le Pape représenlerait donc un nouvel état de 1832 du gouvernement pontifical, écrit vers 18241826.

H. M.


ROME ET LE PAPE EN 1832

LES troubles extraordinaires qui ont dernièrement éclaté dans les états romains, l'influence non moins extraordinaire que l'Autriche tend à exercer dans les conseils du Saint-Siège, les mouvements de ses troupes évidemment dirigés dans ce but, et l'esprit général d'insurrection qui agite les provinces centrales de l'Italie, appellent naturellement les regards des politiques sur le gouvernement papal. On déclare aujourd'hui tout haut que les domaines temporels du Saint-Père sont au moment de lui être enlevés que le mauvais état de ses finances, la situation de son territoire et les mécontentements populaires rendent impossible le retour de sa puissance que l'Europe enfin, qui redouta si longtemps l'ascendant de Rome chrétienne, peut maintenant oublier cette crainte comme la peur des revenants et les lois contre les sorciers.

Nous doutons de la vérité de cette pré-


diction. Ce qui distingue et caractérise la papauté est son indépendance de toutes les règles de la puissance terrestre. Elle s'éleva malgré toutes les probabilités humaines elle acquit ses domaines en dépit de tous les moyens ordinaires de la politique elle fut maintenue au milieu du choc et de la convulsion des grandes puissances militaires du centre et dusud del'Europe. Aujourd'hui, quelque affaiblie qu'elle puisse être par le temps, quoiqu'elle saigne encore des blessures que lui ont faites la France et l'Autriche, nous ne saurions attendre sa chute ni de l'agression systématique de la cupidité impériale, ni de la violence insurrectionnelle. Elle tombera, mais non pour agrandir l'Autriche, ni pour faire de ses ruines le fondement du trône d'un dictateur républicain. Elle doit une plus haute leçon au monde, elle ne périra ni des querelles de la diplomatie, ni sous les coups d'une populace excitée au pillage sa fin est réservée pour ce temps où tous les rois du monde trembleront comme elle, où le trône de la fière Autriche, quelque solide qu'il semble, sera brisé du même coup qui brisera la chaire pontificale 1.

1. Cet article est écrit par une plume protestante. On s'en apercevra au ton ironique de certains passages, comme à cette allusion plus grave au règne de l'Antechrist. (N. du Tr.)


La vraie puissance du pape reposa toujours sur l'opinion. Son territoire ne s'est plus guère augmenté depuis la donation de Charlemagne. Il consiste encore dans les trois légations, dans le patrimoine de saint Pierre, l'Ombrie, Spolète, Pérouse, et quelques autres possessions peu importantes. Mais la situation des états romains est des plus heureuses s'étendant à travers la péninsule, ayant des ports sur les deux mers, ils auraient dû depuis longtemps partager le commerce que faisaient les Vénitiens, leurs voisins au Nord, et les Toscans au couchant. Le climat est beau, le sol fertile, la population intelligente mais par quelque problème du gouvernement papal, tous les avantages de la nature ont toujours été inutiles à cette partie de l'Italie. L'aspect de la contrée offre au voyageur le spectacle affligeant de tous les maux qui résultent du despotisme et de l'ignorance. La terre reste stérile le climat est empoisonné par les miasmes des marais, et le peuple est cité proverbialement comme le plus pauvre, le plus mécontent et le plus découragé de l'Italie.

L'influence prodigieuse que Rome chrétienne a exercée sur le monde chrétien, celle qu'elle est encore capable d'exercer, et qu'elle exercera inévitablement dans


la première crise générale de l'opinion en Europe, font des détails du gouvernement papal une des études les plus curieuses de la science politique. Tout son système est une suite d'étranges contradictions. Un des plus faibles états de l'Europe sous le rapport du territoire, il exerce une influence extraordinaire sur quelquesuns des pays les plus importants du continent. Un des plus pauvres sous le rapport du revenu avec une population privée presque de tout commerce et de manufactures, population de moines et de mendiants, aucun trésor de l'Europe n'est plus loin que le sien d'une banqueroute un des gouvernements les plus despotiques, et, par le fait, gouvernement dépendant de la volonté d'un seul individu, il en est peu où le peuple soit plus libre de sa volonté et si peu inquiété par le pouvoir quand il se livre à quelque folie. Un des gouvernements les plus discrétionnaires du monde, dirigé par des hommes du cloître ou par des cardinaux, avec un vieux prêtre décrépi à leur tête, généralement élu à cause de sa décrépitude même, Rome a su traverser avec sécurité presque toutes les difficultés de dix siècles d'existence et, quoique ayant eu sans doute sa large part de toutes les calamités communes de l'Italie, puisqu'elle fut plusieurs


fois livrée au pillage, disputée par des papes rivaux et cruellement mutilée dans les querelles sanglantes des barons italiens, cependant, au milieu de tous les changements,elle a conservéses domaines presque sans altération, depuis le jour de leur donation originaire.

Le gouvernement papal, ou ce qu'on peut appeler le cabinet du pape et ses officiers ministériels, se compose entièrement de prélats, mais ces prélats ne sont pas tous prêtres. La plupart sont laïcs, quoiqu'ils portent l'habit épiscopal et la tonsure. Leur nombre s'élève à près de trois cents. C'est parmi ces prélats que les papes choisissent les cardinaux, dont quelques-uns ont droit à ce rang, pour avoir en qualité de prélat rempli certaines fonctions publiques. Ce sont toutes personnes investies de la confiance du pape, et leurs places s'appellent posti cardinalizi, comme étant de fait préparatoires au chapeau rouge telles sont les places de gouverneur de Rome, de trésorier, de majordome, de secrétaires de la consulte d'auditeurs de la chambre, de présidents d'Urbin, etc., etc.

Ces prélats forment une espèce de pairie pontificale. Leur origine remonte au temps des Croisades. Lors de la conquête de la Palestine, le gouvernement papal


renforça abondamment la partie ecclésiastique de l'invasion. Une armée de prêtres décorés des titres des évêques primitifs fut envoyée pour prendre possession des sièges conquis par l'épée des Godefroy et des Tancrède. Le camp se remplit d'évêques d'Ephèse, d'Antioche, de Césarée, etc. mais les lances et les flèches sarrazines empêchèrent bientôt la résidence de ces saints de l'Occident, et d'année en année les limites de leurs diocèses furent rognées jusqu'à ce que toute la bande retombât sur les bras du pontife qui les avait institués. La Palestine resta abandonnée au glaive de Saladin, et Rome fut assiégée de tous ces prélats en réclamation, qu'elle croyait avoir suffisamment pourvus au moins dans ce monde. Plusieurs des évêques ainsi renvoyés étaient alliés aux puissantes familles d'Italie et comme la parenté est un élément naturel de promotion, même dans l'église spirituelle de Rome, les papes se trouvèrent dans le dilemme de leur donner des places ou des pensions. On se décida pour les places, et les Italiens virent avec surprise ces pieux pèlerins et ces graves confesseurs employés dans toutes sortes de fonctions séculières. Je ne sais combien d'évêques sont encore consacrés pour des diocèses in partibus infidelium, portent


des mitres imaginaires, et ont la surveillance spirituelle de provinces où ils n'osent pas mettre le pied, gouvernant à une distance prudente leurs farouches ouailles turques et arabes. Jusqu'à ce que le chemin de leur diocèse musulman leur soit rouvert, ils tirent leurs revenus du trésor romain, et servent l'état comme nonces ou dans les divers emplois de la diplomatie pontificale.

Mais il y a des classes et des rangs même dans cette prélature. Outre les évêques in partibus infidedium, on compte plusieurs prélats dont le titre est fondé sur leur état de célibataire et le placement qu'ils font dans les finances romaines d'une somme dont l'intérêt s'élève à douze cents écus (environ sept mille francs) ou qui peuvent hypothéquer ce revenu sur une terre. D'autres sont désignés par le simple dictum du pape sans la garantie obligée dont ils donnent parfois quelque équivalent par le salaire d'une place. D'autres sont créés prélats parce qu'ils ont une prélature léguée comme rente sur Je domaine patrimonial, et destinée à pourvoir les frères cadets. Les émoluments sont payés sur le revenu général, et l'individu de la famille qui les accepte est tonsuré, froqué, et pensionné en conséquence. Il y a trois cardinaux-légats ou vice-


rois des légations qui sont généralement choisis parmi les prélats les plus remarquables par leur expérience et par leur savoir. Mais la plupart des autres se contentent tout juste de l'instruction suffisante pour se tirer d'affaire dans la routine de leurs fonctions un peu de latin et un peu de jargon de jurisprudence sont assez pour aspirer aux dignités de l'Eglise romaine. Quand on acquiert si facilement une chose, on ne s'en inquiète plus guère après l'avoir obtenue. Pourraiton exiger de pareils hommes comme ministres et magistrats des merveilles en politique ou en législation ? Mais, pour prévenir des bévues trop grossières, ils se font assister dans les cours de justice par des assesseurs qui sont généralement des avocats de profession et' qui, s'ils n'ont pas d'autres connaissances, savent du moins les formes de la procédure. Cependant de temps en temps on voit apparaître un homme dont le génie se fait jour en dépit de tous les obstacles. Tel fut le cardinal Consalvi, qui était spirituel pour un moine, énergique pour un Romain, et savant pour un prêtre. Comme cardinal et comme ministre, c'était un prodige. L'ensemble de tout cela n'était pas grand'chose, mais il expédiait les affaires publiques avec diligence. Il contint l'au-


dace des voleurs, et n'échoua qu'en voulant réprimer les maisons de jeu, auxquelles les Romains tenaient trop pour qu'il réussît. Il était civil pour les étrangers, pour les Anglais surtout. Il vécut sans népotisme, et mourut sans avoir enrichi ses parents aux dépens du trésor public. Dans tous les gouvernements les finances sont un des articles essentiels, et un des phénomènes du gouvernement papal a toujours été sa richesse relative. Le secret était toutefois dans les grosses sommes que lui payaient en tribut tous les états catholiques. La réforme vint nécessairement diminuer cette source de revenus. L'Europe du XVIe siècle était gouvernée par un nid de tyrans, et les tortionnaires laïcs devinrent jaloux des exacteurs ecclésiastiques. Les troupeaux tondus à la fois par ces deux sortes de pasteurs, éprouvèrent pour les uns et pour les autres la même haine. Mais le premier à renverser était le spoliateur papal, et l'assistance du spoliateur couronné fut invoquée. Luther fit beaucoup, mais sans les princes d'Allemagne sa cause eût été perdue. Cependant quelques années encore avant la révolution française, les tributs prélevés par le saint-siège sur les pays étrangers montaient à 2.500.000 écus romains (4.150.000 fr.).


écus romatns.

L'Espagne et ses colonies. 640.845 L'Allemagne et les Pays-Bas 488.811 La France. 357.133 La Pologne. 180.745 Le Portugal et ses colonies 260.100 Les deux Siciles. 136.170 L'Italie (non compris les états

du pape) 107.067 La Suisse. 87.234 Pays du Nord 87.033 La Sardaigne. 60.712 La Toscane 3.052 2.406.702

Nous voyons par ce tableau l'Espagne et le Portugal contribuer pour près de la moitié de la somme totale, et ce qui reste de catholicisme dans le pays de la réforme pour 500.000 fr. Une grande partie de cet argent passait dans les mairs des agents du pape, les spedizioneri, chargés de toutes les affaires extérieures du saint-siège

L'extrait suivant de la Daterie de Rome est curieux comme échelle de l'influence qui restait à la papauté dans les divers états du continent la veille de son renversement. L'Espagne est à la tête de ces tributaires pieux


mais, quoique n'entrant pas directement dans le trésor, c'était du moins autant d'épargné sur ce qui en serait sorti pour leurs émoluments.

Le revenu du territoire papal ou de la chambre apostolique s'élevait, à la même époque, au chiffre de 3.200.000 écus romains (18.604.550 fr.) provenant de diverses sources

Du fermage des terres appartenant à la chambre apostolique

Du fermage des taxes payées à l'état par les paroisses

Du fermage des droits sur le vin et les spiritueux

De la taxe sur toutes les viandes de boucherie consommées à Rome

De la taxe sur toute la farine consommée à Rome

Des droits sur toutes les denrées importées

De la loterie.

II est encore un impôt levé sur une classe de personnes qu'on ne s'attendrait guère à voir figurer au budget des recettes d'un état ecclésiastique, les filles publiques. La loterie n'est pas un revenu beaucoup plus moral. Le tirage de la loterie de Rome a lieu neuf fois l'an, et dans l'intervalle d'un tirage à l'autre ont lieu ceux de la loterie de Naples. Afin que toutes


les classes du peuple soient admises à ce jeu, on peut y prendre un billet de trois baiocs, avec lequel on peut gagner un terne de 180 écus or, la cupidité du peuple ne réfléchit pas qu'il y a pour gagner le terne cent dix sept mille quatre cent soixante-dix-neuf chances contre une. Il est rare donc qu'on fasse sa fortune par la loterie mais la tentation est assez forte pour ruiner une moitié de la population par la perte de son argent, l'autre moitié par la perte de son temps. Les vieilles femmes de Rome passent des jours et des nuits à cabaler ou à consulter des astrologues de loterie qui prédisent par métier les bons numéros.

Le système de l'amortissement romain n'est pas moins curieux que les autres rouages de ce curieux gouvernement, qui a précédé l'Angleterre dans ces découvertes dont les financiers anglais sont si fiers, à savoir un fonds d amortissement, l'émission des billets de banque pour une valeur six fois au-dessus du capital,-une dette nationale régulièrement croissante et sans la moindre espérance de diminution, enfin le prêt sur gages dans sa plus grande extension. Il n'est rien de nouveau sous le soleil.

La dette nationale de Rome remonte jusqu'au XVIe siècle, mémorable époque


où l'astre de la cité-reine commençait à pâlir. Comme toutes les autres dettes nationales, celle-ci naquit de la guerre. Charles-Quint, profond politique, ou, en d'autres termes, profond hypocrite, se fit le champion de la papauté, afin de profiter de l'influence papale pour s'assurer de la fidélité de ces provinces, qui se sentaient déjà trop vastes pour un tyran, et trop éclairées pour un persécuteur. Mais si le combat se livrait en Allemagne, il fallait le solder à Rome, et Clément VII trouva bientôt qu'avoir des empereurs pour champions n'était pas moins cher que glorieux. Les ducats du pape allaient par tout le monde exterminer les Turcs et les hérétiques, mais le trésor baissait à chaque triomphe, et le pape Clément se voyait à la fois investi de la domination universelle et sous les griffes de la banqueroute. Dans cette crise, le génie italien se réveilla. Une invention à laquelle n'avait pensé aucun des monarques des trente derniers siècles sortit du cerveau ingénieux du président du comité des uoies et moyens de Rome. Il fut proposé que chaque particulier qui verserait au trésor cent écus recevait un intérêt de dix pour cent. Cette idée s'accordait merveilleusement avec les habitudes de la vie italienne. Dans un pays où la majorité, soit méfiance,


soit indolence, soit avarice, garde son argent en espèces, c'était offrir au capitaliste un moyen d'accroître son capital ou son revenu, en lui épargnant le soin de le défendre soi-même contre les voleurs. Clément obtint ainsi tous les fonds dont il avait besoin, ses successeurs trouvèrent l'expédient admirable, et l'imitèrent en accroissant la dette, jusqu'à ce que SixteQuint, homme de vigueur qui méritait de vivre dans un autre siècle, complétât le système en faisant d'un seul coup un emprunt de dix millions d'écus, somme prodigieuse pour ce temps-là.

Mais il fallait payer l'intérêt et trouver une ressource qui pût faire entrevoir dans l'avenir le remboursement du capital. Sixte-Quint avait trouvé son gouvernement garni de sinécuristes. Un financier moins adroit ou moins pressé aurait cherché à soulager l'état en éteignant les sinécures mais la perspicacité italienne vit beaucoup mieux les choses. Le pape mit toutes les sinécures en vente elles furent toutes à vie on les nomma vacabili, d'après leur nature, et elle rapportèrent un tranquille revenu d'environ huit pour cent sur le prix d'acquisition. Ce n'était dans le fait qu'une autre manière d'emprunter de l'argent par annuité à huit pour cent. Nous trouvons ainsi, comme


on voit, tous nos expédients modernes anticipés. L'inconvénient de tant de gens en place sans avoir rien à faire, le mépris que jetait sur toutes les fonctions utiles du gouvernement le mélange de cet essaim d'oisifs, la dégradation générale des honneurs publics par ce honteux trafic, ne purent balancer la soif d'argent et la passion du pouvoir, qui dévoraient également Sixte-Quint.

Les revenus des vacabili avaient été nominalement destinés à former un fonds d'amortissement mais Sixte trouva un meilleur emploi de ses finances en intriguant dans toutes les cours d'Europe avec une partie, et en bâtissant des églises et des palais avec l'autre. C'était un prêtre hardi, fier, arrogant, mais les Italiens n'avaient nul droit de se récrier sur ses vices, car il était Italien au fond du cœur, et les Romains avaient quelques raisons de le remercier de sa fureur d'embellissements. II aurait construit une nouvelle Rome s'il eût trouvé la vallée du Tibre nue il la trouva pleine de ruines, et il consacra son génie à réparer ce qu'il aurait pris plaisir à recréer.

L'histoire de toutes les dettes nationales est la même, si nous en exceptons celle de l'empire du président Jackson, toutefois l'expérience est trop reculée, le pays


trop jeune, les emplois trop précaires, et le pouvoir trop annuel pour laisser les choses suivre leur cours naturel. Le tour de l'Amérique viendra, elle aura sa dette nationale comme la mère-patrie plus civilisée.

Le trésor romain ne mit jamais un ducat en circulation pour payer sa dette. L'argent des vacabili fut dépensé en fêtes on en construisit une nouvelle salle d'opéra on en pensionna une armée continuelle de neveux et de nièces, qui se montrait tout à coup au soleil dès qu'on proclamait l'avènement de leur oncle, et pour qui le. vénérable successeur de saint Pierre se sentait les entrailles d'un père. La dette de vingt millions d'écus, léguée par Sixte-Quint aux générations futures, s'éleva peu à peu jusqu'à trente, puis jusqu'à quarante. Enfin, dans les dernières années du XVIIIe siècle, cette dette présentait un total de cinquante millions d'écus, c'est-à-dire 300 millions de francs! Qu'est-ce que 300 millions, dira un politique, en les comparant aux vingt milliards de la dette anglaise ? Une taupinière à côté d'une montagne, mais Rome n'a pas été chargée, comme l'Angleterre, dans ces derniers temps, de soutenir le crédit croulant de tous les gouvernements, depuis le pôle jusqu'à la ligne, de recruter toute


ROME ET LE PAPE EN 1832 283 armée naissante, de refaire toute armée battue, de combattre pour un roi dans son dernier fossé, d'en transporter un autre dans sa dernière colonie, d'apprendre aux. Russes à supporter le feu, d'aider le Grand-Turc à payer sa poudre. Rome n'a pas été, comme l'Angleterre, le soldat et le matelot de tous les continents et de toutes les mers, le champion de tous les combats, le pourvoyeur chargé de fournir au Portugal du vin, à l'Espagne du blé, à l'Italie du macaroni, à la Turquie de l'opium le boulanger et le banquier de tout le genre humain, le complice de tous les patriotes, depuis Lima jusqu'au Labrador, le spadassin, le valet, le factotum de la famille universelle des hommes. Il faut dire cependant que les visites des Français en Italie, les déclamations papales, les insurrections mensuelles, et les marches autrichiennes pour les réprimer, n'ont pas peu contribué à grossir la dette nationale des états romains. Il y a quarante ans, l'intérêt même à trois pour cent avait réduit les revenus du saint-siège à un peu plus de 1.500.000 écus (environ 9.675.000 fr.).

Braschi, ou Pie VI, prince aimable et accompli, très maltraité par ses ennemis les Français, et guère mieux par ses amis les Autrichiens, vint ajouter ses extrava-


gances à la dette. C'était par caractère un homme à projets, et s'il n'avait pas eu à sa disposition l'argent des autres, il aurait probablement fait fortune mais, comme pape, il s'amusa plus naturellement à dissiper un trésor. Chaque gouvernement a toujours in pello quelque dada particulier comme mon oncle Tobie sur lequel il monte jusqu'à ce que la disette l'en fasse descendre. Le dada du gouvernement romain a été pendant dix siècles le dessèchement des marais Pontins. Sous Braschi, ce dada coûta aux peuples du Saint-Siège 500.000 fr. et nombre considérable de victimes, sans rapporter en retour autre chose qu'un accroissement évident de miasmes. La conclusion semblerait être que la fièvre règne par les lois de la nature, et que ni papes ni cardinaux ne sauraient la chasser. Pour adopter cette conclusion, nous attendrons toutefois que ce desséchement ait été tenté par un ingénieur anglais, avec l'argent anglais, des ouvriers anglais et des machines à vapeur. Les marais Pontins sont trop profonds pour être desséchés, vous diront ceux qui se fondent sur ces vaines tentatives de tant de siècles, tout ce qu'on peut faire est de les rendre assez solides pour servir de pàturages à ce bétail qui vient remplir les marchés de Rome mais ce desséche-


ment incomplet n'absorbe pas les miasmes, j'aimerais mieux (j'en demande pardon à l'avarice des propriétaires romains) les submerger entièrement, ce qui rendrait la santé à cette population que le malaria décime tous les ans.

Un autre exploit de Pie VI montre quelle était sa manie de tout bouleverser. Il fit marcher une armée de maçons contre le temple de Vénus, contigu à Saint-Pierre, œuvre si belle du génie antique, et admirée de Michel-Ange. Toutefois, l'année d'auparavant, cette barbarie n'eût pas excité un murmure deux ans plus tôt, on en eût fait un motif de panégyrique, et dans des siècles plus reculés, le barbare eût conquis la canonisation. Mais Pie VI était tombé dans de « mauvais jours » les philosophes français avaient prêché à Rome, et les avaient convertis aux classiques par les idées révolutionnaires. Vénus trouva des vengeurs tout l'esprit italien s'épuisa en chansons et en bons mots contre le pape maçon, et l'indignation populaire, qui éclata en cette occasion, facilita l'attentat plus sérieux de Napoléon, lorsqu'un beau jour il s'avisa de dépouiller le pontife de ses tableaux, de sa bourse, de sa papauté et de sa liberté personnelle.

L'administration générale du Saint-


Siège n'est pas moins curieuse que ses finances toutes les provinces ont des espèces de vice-rois investis du pouvoir de juger toutes les causes, excepté les crimes qui entrainent la peine capitale. Mais les trois provinces importantes de Bologne, Ferrare et Ravenne (ou la Romagne), appelées les trois légations, étant gouvernées par des légats a lalere, cardinaux délégués par le pape tous les trois ans, ces gouverneurs exercent une autorité à peu près égale à celle du pape. Vient ensuite le président d'Urbin, prélat gouverneur, dont le titre diffère de celui des gouverneurs des légations, en ce qu'il est nommé « durant le bon plaisir ». Toutes les villes sont aussi régies par des prélatsgouverneurs les bourgs qui ne sont pas honorés du nom de villes ont pour magistrats des gouverneurs par bref, c'est-à-dire nommés par bref du pape, et les villages ont des commissaires institués par le secrétaire d'état. Ces deux dernières classes de fonctionnaires forment la seule exception du monopole des places attribué à la prêtrise on n'exige pas d'eux qu'ils soient prêtres ils peuvent même être mariés; il leur faut aussi un diplôme de docteur en droit, mais un diplôme de docteur en droit se vend à Rome comme autre chose, et vous en achetez un pour la bagatelle de 75 fr.


Mais la grande machine de l'état est la sagra consulta, tribunal qui exerce une autorité judiciaire sur tous les sujets du saint-siège, excepté la ville de Rome ellemême, qui reste sous la juridiction des gouverneurs locaux. Ce corps consiste en un cardinal secrétaire d'Etat, qui a qualité de président, en un prélat secrétaire et en huit prélats appelés ponenti, qui ont tous voix égale dans la décision. Tous les états romains sont divisés en huit districts, dont chacun a son ponenti spécial, agent ou fonctionnaire général. Ces magistrats connaissent de toutes les causes criminelles. Le gouverneur de la ville où un crime est commis fait son rapport au ponenti du district, le ponenti examine la matière, et fait son propre rapport à la sagra consulta, qui se prononce à son tour par la pluralité des voix. Le secrétaire adresse alors un dernier rapport au pape, qui signifie sa décision par un ordre renvoyé à la consulte, pour être signé par le président et le secrétaire.

Tout ceci ressemble à une délibération, mais ses effets équivalent à la plus cruelle tyrannie. Le premier acte de la procédure est de jeter l'accusé en prison et de tous les lieux dégoûtants, une prison italienne est le plus dégoûtant de tous. C'est là que, sale, mourant de faim, dépouillé de tout,


perdant peu à peu la santé, l'intelligence et la vie, le malheureux prisonnier doit attendre les délibérations de la sagra consulta, délibérations qui durent des années entières.

La marche du procès semble calquée sur le système de l'inquisition tout est mystère le prisonnier n'est jamais confronté à l'accusateur les dépositions des témoins sont toujours reçues par un notaire apostolique; les témoins ne peuvent les lire eux-mêmes, et ne sont jamais mis en regard de l'accusé, qui ne les connaît même pas. Une fois les accusations complètes, l'accusé est extrait de son cachot pour être examiné par le même notaire et un des juges inférieurs, en d'autres termes, forcé de s'accuser lui-même. La torture est heureusement abolie, on y avait autrefois recours mais n'est-ce pas une torture suffisante qu'un cachot infect, où l'accusé est au pain et à l'eau, livré à toutes les incertitudes ? tout l'avantage dans cette torture comme dans l'autre est au coquin dont les nerfs sont les plus endurcis l'innocent, dans ce système, peut encore être trahi par sa faiblesse et ses infirmités physiques.

C'est un trait caractéristique de tous les tribunaux du continent que la prévention est toujours contre l'accusé, et cela


surtout dans les pays où l'espionnage est un métier pour tous ceux dont la conscience va se décharger de tout fardeau un peu lourd, moyennant douze sous et la confession. Il en est ainsi à Rome, où l'accusation se fonde souvent sur les plus légers ou les plus perfides prétextes. En Angleterre, quoique l'accusation soit rare, où elle doit asseoir ses preuves sur une base solide, la prévention est tout en faveur de l'accusé. En Italie, l'affaire du juge n'est pas de montrer que l'accusé a pour lui la justice, mais qu'il ne peut lui échapper. Ce système tend évidemment bien moins à assurer le triomphe de la vérité que la rigueur des lois l'accusateur est le favori de la cour, l'accusé sa victime. Le juge joue un rôle obligé le légiste examine et questionne artificieusement l'accusé, lui fait les gros yeux et l'effraye l'accusé, très probablement innocent, est confondu et réduit au silence, mais le juge obtient la réputation et les honneurs d'un magistrat habile par cette torture verbale l'accusé est pendu et le tribunal triomphe d'avoir prouvé qu'il a le talent de faire pendre. En France même, la majesté de la justice, qui consiste dans sa franchise, est perpétuellement outragée par cette passion de convaincre un coupable. Le juge, en Angleterre, devient l'avocat du


prévenu, s'il n'en a pas d'autre le juge, en France, se fait l'avocat de l'accusateur, en aurait-il mille autres.

Il n'y a que peu d'exécutions à Rome car, là comme partout, la plupart des crimes sont commis dans la populace, qui attend rarement sa vengeance de la marche trop lente de la loi, sachant bien qu'un criminel peut rester enfermé dans un cachot depuis la sentence jusqu'au supplice. Le stylet est un mode plus expéditif de se faire justice. Un coup de poignard répond à un autre. La loi s'inquiète peu de réprimer les représailles contre un oppresseur, un traître ou un voleur. Une exception remarquable a lieu en faveur des prêtres et des femmes la peine capitale ne peut les atteindre. Le prêtre, qu'il soit voleur, séducteur, conspirateur ou assassin, ne doit jamais figurer sur un échafaud. Ce qui peut leur arriver de pire, c'est d'aller subir une réclusion perpétuelle dans la maison de correction, l'Ergastolo, où il n'a rien à faire et ne fait rien. Il peut y lire son bréviaire, et il faut qu'il entende la messe une fois par jour mais c'est là tout. Il est nourri par le pape, jusqu'à ce que son bienfaiteur s'ennuie de le nourrir dès qu'il devient à charge, il devient vertueux son séjour dans ce purgatoire romain tend rapidement


à s'abréger on découvre enfin tout à coup qu'il est repentant et a racheté ses fautes le padre cherico garantit sa vertu, et il est lancé de nouveau sur les hommes. S'il meurt en prison, il en sort encore plus glorieusement il est absous, enveloppé dans la robe de saint Dominique, et envoyé directement au ciel.

Les femmes sont aussi condamnées à être renfermées, avec cette différence qu'elles ont quelque chose à faire. Maintes blanches mains de donzelles romaines sont occupées en ce moment à filer du chanvre, de la laine, et à faire des convertures d'écurie. Dans leur casa, à laquelle l'archange Michel donne son nom, ces dames domptent Satan et la chair en recevant le fouet, par le régime du pain et de l'eau et des messes continuelles contraste assez frappant avec la vie d'une promeneuse de la Piazza di Spagna, d'une libre Iraslévérine, ou d'une première chanteuse de théâtre du Phénix mais asile assez doux, à tout prendre, pour la plus malheureuse de toutes les puissances déchues, une beauté sur son déclin.

La sagra consulta à ses fonctions de pourvoyeuse de prison et de potence ajoute celle de comité de la quarantaine. Comme la lance d'Achille, si sa pointe tue, sa rouille guérit, donnant tour à tour la


vie et la mort. En un moment où nous sommes menacés de la peste, il n'est pas sans intérêt de dire quelque chose de la quarantaine de Rome.

Les états du saint-siège sont notoirement cernés par la peste. Mahomet légua ce fléau à ses prosélytes, et chez les musulmans la peste ne meurt jamais. Si elle ne plane pas sur les turbans de Constantinople, elle est sur les bonnets de laine de Chiraz et de Tchézar si elle ne détruit pas les campements tartares sur les rivages du Backal, elle exerce ses ravages dans les harems du Maroc; si elle n'est pas au Maroc, elle est au Caire si elle n'est pas au Caire, elle force à la paix des barbares rivaux de Tripoli et de Tunis, en décimant les deux populations mais elle subsiste toujours, elle est toujours active, et rôdant toujours autour des domaines de Sa Sainteté. Chaque vent qui souffle peut la leur apporter, par un sloop de la Méditerranée, qui apporte tout ce qu'on v eut par un capitaine du Levant, qui fera tous les serments qu'on lui demandera par un colporteur juif, qui achète tout ce qu'on veut lui vendre. C'est ainsi que la peste peut souffler la mortalité à toute heure, en commençant par le paysan dans sa hutte ou par le pape dans son palais, depuis Lorette ou Civita-Vecchia jusqu'au Vatican.


Au milieu de ce péril perpétuel, même la paresse romaine s agite, le pape endormi se réveille, et rien ne prouve mieux le prix des précautions sur cette matière que le succès de cette vigilance générale contre le plus horrible de tous les fléaux, qui est en même temps le plus subtil, le plus permanent, et en apparence celui qui résiste le plus aux efforts de l'homme. Les deux principaux établissements sanitaires des états romains sont ceux de Civita-Vecchia et d'Ancône. Immédiatement après l'arrivée d'un navire, le capitaine descend à terre dans un endroit indiqué où toute communication est interceptée par des palissades. Là il lit son journal de santé au commandant de de l'établissement sanitaire, qui, s'il a conçu le moindre soupçon contre le navire, reçoit le papier avec une paire de pincettes et le passe à la fumée de la paille enflammée avant de le lire. Si le journal est favorable, le reste de l'équipage reçoit l'ordre de paraître et subit un examen particulier. Si tout est en règle, tous les matelots sont admis à terre s'il reste à bord quelques malades, le médecin du port les visite s'ils sont malades de la peste, le capitaine et l'équipage sont renvoyés à bord, et le malheureux docteur est forcé d'y demeurer avec eux jusqu'à


ce que l'infection soit pleinement développée ou éteinte. Des gardes sont placés sur le navire et sur le rivage pour prévenir toute communication. Si la peste se déclare sans équivoque, on brûle les marchandises dans le lazaret ou si le crpitaine s'y oppose, on les rembarque, et l'ordre est donné au bâtiment de s'éloigner sous peine d'être canonné et coulé bas dans ses ancrages. Il existe aussi un comité perpétuel de santé composé du gouverneur du district et de cinq autres magistrats qui servent d'assistants au commissaire, chacun pendant une semaine. Dans tout cas particulier, le commissaire a le droit de les convoquer tous. Leurs votes et leurs avis sont transmis au secrétaire de la sagra consulta. L'affaire est prise en considération par ce corps et pendant ce temps-là le navire et l'équipage sont tenus en quarantaine rigoureuse. Aucun certificat de santé du Levant ou de la côte de Barcané ne sert de rien. Tout ce qui arrive de ces parages est traité comme venant d'un pays atteint de la peste, et soumis à la quarantaine. De tous ces règlements que résultet-il ? Que depuis un temps infini les états romains sont à l'abri de la contagion. La composition du cabinet papal est simple on peut dire qu'il est formé par trois ministres, le gouverneur de Rome,


l'auditeur du pape et le cardinal vicaire, trois dignitaires investis chacun de hautes fonctions personnelles. Le gouverneur de Rome est toujours un prélat. Il a une suite très brillante et ne sort qu'avec des gardes. On peut le regarder comme le représentant du pouvoir temporel du pape mais les fonctions réelles de ce gouverneur sont celles d'un chef de la police. Sa juridiction s'exerce sur la plupart des causes civiles et criminelles, qui généralement dans Rome ne sont guère que des disputes populaires ou des contestations entre boutiquiers. Il est une section de la juridiction romaine qui mérite l'attention à cause de ses rapports avec la tendance déjà signalée de charger les accusés. Si un domestique accuse son maître de lui refuser ses gages, le premier acte de la cour est d'ordonner que le maître déposera la somme réclamée entre les mains de la justice, quelque absurde que puisse être la réclamation ou qu'il donnera une garantie équivalente à la somme, sous peine d'être mis en prison. La charge pèse tout entière sur l'accusé, car c'est à lui de prouver que l'accusateur n'a pas menti, au lieu de forcer celui-ci à prouver qu'il a dit vrai. Or, comme le serment du défendeur n'est pas admis, il lui faut chercher les témoins d'une transaction qui dix


fois pour une se fait sans témoins, ou se voir condamner à payer tout ce qu'on lui demande. De cette manière, cinq ou six coquins ligués contre un homme peuvent faire mettre tout son avoir au séquestre dans les mains du gouverneur, et le dépouiller de son dernier écu quand il ne devrait pas un sou. Cette coutume chez un peuple, naturellement fourbe, et qui dans toutes les occasions préfère les voies détournées au droit chemin, doit produire une quantité prodigieuse de fraudes. On raconte à ce sujet une amusante histoire d'un Anglais et de son avocat.

Le milord anglais était à Rome depuis quelques mois lorsqu'il se vit harceler par une bande de marchands d'objets d'art, qui, à son grand étonnement, vin-. rent, non pas solliciter des commissions d'achat pour des Vénus et des Mercures, mais pour demander le paiement de leurs mémoires. « John Bull » leur répondit d'abord par un éclat de rire et puis, la colère l'emportant sur la gaieté, il dit à ces hommes ce qu'il pensait d'eux en bon Anglais, en déclarant finalement que sa dernière réponse serait au bout de sa cravache, ce qui mit toute la bande en déroute sur les degrés de marbre du palazzo. Le lendemain cependant, il vit venir une requête plus redoutable sous la forme d'un


des sbires du gouvernement, qui lui intimait l'ordre de comparaître « avec l'argent en question », sous peine d'être envoyé en prison. Il n'y a dans Rome ni habeas corpus, ni lois en faveur des insolvables, ni rien de toute la friperie anglaise des droits du citoyen tout se résume par le paiement en espèces, le procès et la prison. L'Anglais vouant aux dieux mânes le pape, le gouvernement et les marchands d'antiquailles, alla trouver un fameux avocat.

Vous prétendez, lui dit l'homme de loi, que vous n'avez pas acheté ces 500 écus de bronze, ni ces mille écus de camées, ou pierres gravées, ni ces trois mille. Trois mille diables, s'écria l'Anglais me prenez-vous pour un fou ? Je n'ai pas acheté pour douze sous de leurs brimborions depuis que je suis à Rome, et j'espère bien partir demain sans avoir acheté un bouton d'habit.

Vous avez donc l'intention de payer la somme qu'on vous réclame ? dit l'avocat.

Je ne paierai pas un sou dit l'Anglais. Je puis faire serment que je n'avais même pas vu la jaune face d'un seul de ces drôles. L'avocat réussit enfin à persuader son client, malgré sa fureur, qu'il devait laisser l'affaire entre ses mains. L'argent


une fois déposé à la cour, la cause se prolongea merveilleusement, car c'était premièrement l'esprit de la législature romaine, et secondement l'avocat de la partie adverse fit en sorte de n'entamer les plaidoiries que dans la saison du malaria, époque où tous les étrangers quittent Rome. John Bull mugit en vain, et il était sur le point d'abandonner le procès pour être libre de s'en aller, soit à Albano, soit à Naples, soit dans toute autre partie du monde, où il pourrait échapper à six mois de fièvre et au risque d'être paralysé le reste de ses jours. La fièvre pénétra dans le palais du gouverneur et Son Excellence ordonna d'expédier au plus vite les affaires pendantes l'avocat vint trouver l'Anglais

Vous pouvez demander des chevaux, lui dit-il, nous avons gagné notre cause. Bravo dit le client, sans doute vous avez démontré qu'il était impossible à ces drôles de prouver que je leur eusse encore jamais acheté leurs antiquailles.

Au, contraire, dit l'avocat, ils ont prouvé le fait, et l'ont prouvé par vingt témoins, qui ont tous juré qu'ils vous avaient vu leur en faire la commande. L'Anglais prononça cette expression qui fait tant d'effet dans la bouche du


matelot de la Tamise, et que Figaro déclare être le fond de la langue.

Mais comment les avez-vous battus ? Nier en jurant le contraire n'aurait servi à rien de sorte que j'ai amené vingt-cinq témoins pour jurer à leur tour qu'ils vous avaient vu les payer. Les drôles ne s'attendaient pas à cela, et vous avez gagné votre cause.

L'auditeur du pape exerce une juridiction équivalente à celle du lord-chancelier d'Angleterre il est le juge suprême dans les causes civiles, mais il n'est pas forcé de suivre les règles ou les limitations des autres tribunaux. Sa méthode ordinaire est de déterminer le point de droit particulier qui se présente, et de renvoyer ensuite la cause aux tribunaux inférieurs. Il décide tous les cas qui lui sont soumis au nom de l'équité. Il a une autre ressemblance avec le lord-chancelier, dont les fonctions, il est vrai, ayant été dans l'origine confiées à des hommes d'église, peuvent bien n'être qu'une imitation perfectionnée de celles des autiteurs romains. Le titre de ce magistrat suprême émane si directement du chef de l'état, que ses fonctions cessent immédiatement à la mort du pape. Il est nommé par le pape duranl son plaisir,et, quoique ce soit toujours un prélat, ses fonctions cessent


encore par sa nomination au cardinalat, ce qui donne au pape un moyen facile de se débarrasser de lui ou si on le laisse en place, ce n'est que comme pro-auditeur, ou auditeur provisoire, en attendant la nomination de l'auditeur futur, et il est rare que le premier acte d'un nouveau pape ne soit pas de remplacer l'ancien auditeur. Le sénat romain subsiste encore, triste dégradation des grandeurs de ce bas monde les pères conscrits, ces hommes assis sur la chaise curule ou précédés de faisceaux, sont aujourd'hui un seul noble, un procureur, et trois petits juges de paix. Ce sénat, qui distribuait des royaumes et châtiait les rois, n'est plus qu'un tribunal pour fixer le prix hebdomadaire de la viande de boucherie, et faire rembourser les petites dettes qu'est-ce qu'un nom ? Le cardinal vicaire, troisième grand officier de l'état, a des attributions très importantes et très actives. Dans son tribunal, composé de lui-même, d'un auditeur, d'un prélat appelé le vice-régent, et d'un prélat appelé le lieutenant-civil, son autorité dans les causes civiles et ecclésiastiques s'étend à dix milles de Rome. Sous d'autres modifications de son titre, il exerce une juridiction semblable dans les procès criminels il a encore une attribution personnelle et exclusive, qui seule


lui donne une autorité redoutable. Comme cardinal vicaire, ou vicaire général du pape, il est censeur de la morale publique, ce qui met à sa discrétion la liberté de tous les habitants de Rome. L'espionnage est lui-même un des métiers les plus sots et les plus odieux des gouvernements d'Europe mais l'espionnage romain est perpétuel et universel, un vrai fléau. C'est d'ailleurs la profession qui s'accorde le mieux avec l'oisiveté de la vie monacale. Le cardinal vicaire peut faire arrêter et emprisonner tous ceux qui lui sont dénoncés par son caprice et le caprice d'autrui le mari qui veut se débarrasser de sa femme, la femme qui conspire contre son mari, n'ont besoin, dans ce pays d'intrigues matrimoniales, que d'avoir quelque crédit auprès du cardinal, ou peut-être du valet de chambre, ou du valet de celui-ci, pour faire saisir l'accusé, et le faire enterrer vivant dans un cachot.

En Angleterre, un seul acte de cette espèce renverserait un ministère et une pareille magistrature mettrait le royaume en révolution mais les Italiens se contentent de hausser les épaules en remerciant la Vierge, quand on leur cite un abus de pouvoir dont ils ne sont pas directement les victimes. Tant que l'Italien a un manteau pour le défendre de la pluie, un


cigare à fumer, tant qu'il trouve Polichinelle dans la rue et une chanteuse au théâtre, il rit de la tyrannie des vicaires apostoliques. En vain on vous parle d'insurrections italiennes, c'est le rêve de quelques fous, le peuple n'éprouve pas plus de sympathie pour une révolution à la française que pour Jules César ou la dixième légion. Ce pays est sous le joug de ses prêtres, et le pape perdrait tout pouvoir temporel que les prêtres régneraient encore sur l'Italie.

De tous les pays du monde, Rome est la cité la plus tourmentée de la plaie des légistes. Chaque fonctionnaire, depuis le pape jusqu'au dernier prélat, est investi de quelques droits judiciaires il faut en avoir fait l'expérience soi-même pour savoir ce que coûte de dépenses et d'ennuis cette éternelle jurisprudence. Indépendamment de la segnatura di giustizia, tribunal de droit, dans le sens propre du mot, et de la segnatura di grazia, qui décide par équité, il y la rota, espèce de tribunal représentatif des provinces d'Italie, composé de douze prélats de Rome, de Milan, de la Toscane, etc., etc., etc., et de la chambre apostolique, qui consiste en quatorze membres, présidés par le cardinal camerlingue, ou grand chambellan, et le trésorier de Rome.


Sous un système de gouvernement où la volonté d'un seule homme est la loi, car la décision personnelle du pape est considérée comme au-dessus de toutes les lois écrites et sans appel dans un pays où la loi même, sous sa forme la plus judiciaire, refuse tout témoignage oral, tout examen contradictoire, toute confrontation de l'accusateur avec l'accusé où les premiers tribunaux accueillent toutes les accusations anonymes, où les salaires de quelquesuns des assesseurs ne s'élèvent pas au-dessus de 125 francs par an, et, pour compléter le tableau, où moyennant soixante francs un procès peut être traîné de cour en cour pendant six années, nous ne devons pas nous étonner que la moitié de Rome soit à la veille de mendier son pain, mais que tout Rome ne soit pas une population de mendiants, une immense maison de correction et c'est ce qui serait, sans le flux et le reflux d'étrangers qui ne cessent d'aller à Rome pour voir, être volés et être en butte aux railleries des voleurs. Par le fait, Rome moderne a toujours vécu sur les étrangers, sur les pèlerins catholiques avant la réforme, et sur les Anglais protestants depuis. Par un miracle continuel, les Romains reçoivent des voyageurs hérétiques de quoi faire mettre des carreaux à leurs fenêtres, blanchir à


la chaux leurs chambres pestilentielles, balayer leurs rues, et quelquefois laver leurs mains et leurs visages. Si une guerre arrêtait le cours de ces flots d'Anglais, la ville ferait banqueroute, Rome serait une grande seccaltira, et la physionomie italienne serait rendue à sa saleté originelle. Mais c'est dans les provinces que la misère est palpable. Les états situés sur l'Adriatique, l'Ombrie, les Marches et les légations ont une fertilité naturelle, que contrebalancent la paresse et la pauvreté du peuple, malgré un vicieux système d'agriculture, des fermes de mille acres, des terres en friche, d'interminables taillis pour la nourriture des bestiaux et le chauffage d'hiver. C'est sur les bords de la Méditerranée, dans les maremmes, qu'on éprouve tous les effets funestes de ce système. Les maremmes ne sont qu'un désert, quoique le sol y soit singulièrement fertile mais il est infecté par des vapeurs malsaines. Un peuple vigoureux pourrait dessécher les marais de ces côtes, qui ne sont pas ceux des marais Pontins mais il faudrait commencer par changer -le caractère du peuple. Les Italiens aiment mieux fumer le plus mauvais tabac du monde, boire le plus mauvais chocolat, respirer le plus mauvais air, et vivre sous le pire des gouvernements, que de prendre


la pioche ou la charrue, secouer à la fois leur indolence et leurs haillons, et envoyer leurs prêtres et leurs pédagogues en mission chez les Esquimaux.

Les Italiens parlent beaucoup politique, car ils sont, comme les Athéniens aux jours de leur dégénération, amateurs de nouveau et très ardents à arranger les affaires du genre humain mais leurs amateurs de liberté eux-mêmes ne comprennent pas ce dont ils parlent. Ils soupirent pour le jacobinisme, et ne conçoivent pas plus une liberté qui triompherait sans pillage, et régnerait sans bouleverser tout l'ordre social, qu'ils: ne concevraient une éruption, du Vésuve sans flamme ou un pape sans neveux.

L'élection d'un. nouveau pontife n'est plus aujourd'hui qu'une affaire de forme. La France a perdu toute son influence, ou plutôt l'a abandonnée par dédain. Le Portugal et l'Espagne ont encore du crédit dans le conclave mais l'Autriche est la puissance .absorbante, elle peut faire le pape qu'elle désire. Toutefois elle se contente sagement de la réalité du pouvoir sans en faire parade mais de jour en jour elle lie de plus en plus la papauté à ses intérêts elle devient le refuge habituel des papes. Il dépend du prince Metternich de respecter ou d'abolir, à la pro-


chaine élection, le dernier privilège italien, celui de faire un pape ilalien, pour faire asseoir un archiduc sur le trône pontifical. Dans ces observations sur le caractère italien, nous n'avons pu le représenter que tel qu'il a été modifié par les vices de son gouvernement. Les hommes qui vivent dans une prison prennent les habitudes d'une prison. Si l'Italien est éternellement entouré d'espions, il deviendra espion ou victime. Si son gouvernement ne lui donne rien à faire ou ne lui permet de rien faire, il deviendra un voleur ou un paresseux, un mendiant ou un joueur d'orgue. La nature l'a doté avec munificence, son pays est le sol du génie il a l'intelligence la plus vive et la plus active, le goût du beau, du noble et du grand dans les arts il est musicien par instinct, poète par nature, victime et esclave par la seule faute de ceux qui le gouvernent. (Traduit de Blackwood Magazine

de mars 1832.)


TARTARIE CHINOISE



Ces pages ont-elles réellement été adressées à Sutton-Sharpe? Ne peut-on pas plutôt croire que Colomb les avait trouvées dans les papiers de son cousin et les avait voulu sauver, comme il fit autant qu'il put. Il les aurait glissées dans la Correspondance avec un préambule de circonstance. Mais sans doute au dernier moment, le ton en fut-il trouvé un peu vif d'où leur retranchement des deux volumes parus chez Lévy. Elles ont paru pour la première fois dans l'édition de la Correspondance due à Paupe et Chéramy. En les recueillant dans ces Mélanges, elles retrouvent leur vraie place. Ce sont très vraisemblablementde simples notes recueillies par Beyle pour lui-même ou pour ses rapports politiques au ministère des Affaires étrangères.

H. M.



TARTARIE CHINOISE1

PRINCIPAUX HONNÊTES GENS DU PAYS Probité. Talents. Lumières. Naissance

M. MANGACCI VINCENT était conducteur de fiacre à Rome. Créé chevalier par Pie VII pour avoir affiché les excommunications contre Napoléon à la porte de Saint-Jean-de-Latran, on lui donna en outre la ferme du macinato (de 1. Ces pages recueillies dans l'édition de la Correspondance due à Paupe et Chéramy étaient précédées des lignes sulvantes

» A M. SUTTON-SHARPE, LONDRES

Rome, le 24 novembre 1835.

» En échange des nouvelles intéressantes que vous me donnez, cher ami, je vous envoie quelques croquis biographiques ils vous donneront une idée de la manière dont on traite ici les affaires. D'ailleurs, pendant an voyage en Italie, vous pouvez rencontrer ces individus dans quelques salons, et alors ces renseignements acquerraient un véritable intérêt. Cette lettre figurait dans ta copie fournie par Romain Colomb pour les deux volumes de Correspondance Inédite, désignés sous le titre d'Œuvres posthumes, dans l'édition des Œuvres complètes de Stendhal, publiée par la maison Michel Lévy frères, en 1854-1855. Elle portait le CCCXXI, et était paginée sur l'épreuve: p. 220, 221, 222, 223, 224, 225, t. II.

M. Julien Lemer, chargé par l'éditeur du classement et de la revision de l'œuvre complète, avait lu cette lettre en. manuscrit et en épreuve. Surpris de ne pius la retrouver dans les volumes définitifs lors de leur mise en vente, il parvint à trouver, à l'Im-


la farine), source de gains énormes pour ce fermier général. Riche, superbe, prepotente (abusant de son crédit), protecteur de cette affreuse canaille, inconnue hors de l'Italie, nommée les sbirri chef des Transteverins en mars 1831, lors de la révolte de Bologne. M. Massani (Paul), maestro di casa, intendant du cardinal Bernetti et maître absolu du coeur de ce ministre, possède un grand nombre d'emplois. Ami intime de Mangacci qu'il aida jadis à afficher les excommunications, action qui n'était pas réellement périlleuse, mais qui, sans doute, le paraissait beaucoup à leurs yeux.

M. Massani vend les grâces, escamote les adjudications, prélève une part sur le prix des fermes adjugées par le gouvernement. Les sels et les tabacs, qui rendaient douze cent mille écus, ont été adjugés à MM. Torlonia et Cie pour huit cent mille écus. Il est vrai qu'à monsieur il en rend quelque chose on comprend que ce monsieur est Mangacci. M. Massani a rendu des services grands, aux yeux du ministre actuel, en enrôlant les Transteverins et la canaille de toute espèce, lors de la révolte primerie Simon Raçon, une épreuve en première de ce curieux morceau, criblée de corrections typographiques, qu'il fit encarter et relier dans l'exemplaire de sa bibliothèque. C'est d'après cet exemplaire unique que, grâce à l'amabilité de M. Lemer, cette fettre a pu être reproduite intégralement. (C. S. 1892.) Nous avons complété cette lettre sur la copie qu'en a faite M. Auguste Cordter. (Collection C. Stryienski.) (Note d'Adolphe Pauve.)


en mars 1831 M. Massani était uni à Mangacci, Nuci et Gragzioli le Boulanger. Cardinal Bernetti, quelque esprit naturel, sans talents administratifs, chargé de dettes qu'il voudrait payer. Son jugement est assez sûr pour voir qu'il en est au commencement de la fin. Le beau sexe est l'objet de ses attentions ami du brio de la princesse Doria, Bernetti est rusé et fin politique.

Monseigneur Vanicelli Casoni, gouverneur de Rome et directeur général de la police, furieux, arbitraire, sans aucun talent, adonné au vin.

Monseigneur Mattei, imbécile, trésorier général de la Reverendissima Camera aposlolica. Ne sachant rien absolument en finances et en administrations entièrement dirigé par deux subalternes, comme tous les grands de cette cour (les subalternes sont des témoins nécessaires de leurs peccadilles amoureuses, et qui pourraient les perdre).

MM. l'abbé Neri, secrétaire et Galli, corripulisla (à peu près sous-chef de bureau), mènent le trésorier ce sont d'adroits fripons. On dit que leur maître s'opposa dernièrement à une volerie sur les tabacs et sels.

Le cardinal Dandini, Prefetto del buon governo, inepte à un haut degré, mené


pour toute chose par un simple employé, l'adroit coquin Diamilla.

M. Fabri, sculpteur médiocre de Venise, délateur connu auprès du redoutable tribunal du vicaire il s'est chargé, conjointement avec sa femme, de garder une des maîtresses du cardinal-vicaire. Ce cardinal va voir sa maîtresse chez Fabri, lequel a obtenu la survivance d'Antoine d'Este, directeur du Musée du Vatican. Fabri est, de plus, espion et délateur au service de l'Autriche.

La marquis Marini, fils d'un marchand de poisson, dévoué aux jésuites, auteur prétendu de quelques ouvrages faits par des teinturiers, directeur des catastri (cadastres), accuséde friponnerie par ses employés. On a reconnu qu'il avait, en effet, volé trois à quatre cent mille écus mais l'ancien ministre des finances, feu le cardinal Guerieri, son protecteur et associé pour le vol, a imposé silence aux employés. Ces pauvres diables continuent à soutenir leur dire auprès du pape, mais on ne les écoute pas.

M. Philippe Tomassini de Foligno, anciennement rédacteur des Almanachs de ce pays, maintenant secrétaire général du Camerlingato, lié avec l'ex-jésuite Reggi (ou Rezzi) autre employé du Camerlingato, tous deux grands ennemis de la


France et de toute idée libérale. Ils ont eu l'esprit de dominer entièrement les camerlingues Pacca et Galeffi, grands fripons hypocrites (Je parle de T. et Rezzi) ils volent et gouvernent l'Etat à leur volonté, font commerce des rescrits de privative (privilèges financiers), ils imposent des dazzi (droits) de douane arbitraires deux des plus grands et des plus pernicieux coquins d'une administration qui en est remplie.

Le marquis Ugo del Drago (Bissia, Gentili), frère du Maggior d'Uomo actuel du pape, ennemi de la France et de toute idée généreuse, fut choisi par Léon XII pour directeur de l'imprimerie et de la chalcographie camérale. II est sans talent aucun, prepotente, méchant, sans principes quelconques, touche un fort traitement et gâte tout dans l'administration qui lui est confiée.

M. Paul de Romanis, fils du libraire. Ses services comme espion lui ont valu la noblesse (fatto cavalière). Il a un emploi de délateur en affaires politiques outre cela, il est maintenant sous-directeur de l'imprimerie centrale il a été appelé là par del Drago, digne acolyte d'un tel coquin.

F. Fumaroli, autre insigne coquin chargé de crimes, a joui d'un immense crédit sous


Léon XII il faisait partie de la Camarilla d'alors, qui imposait des édits tout faits à ce pauvre vieillard le cardinal della Somaglia, en ce temps-là secrétaire d'Etat, pour la forme. M. Fumaroli obtint la ferme de l'octroi (Dazio di consumo), ainsi que de grosses sommes de Léon XII il les gagnait, assure-t-on, par des crimes ou plutôt, ce me semble, par d'affreuses injustices.

Le comte Vincent Piancini de S. directeur del Boito e Regislro, a plusieurs autres emplois homme à renvoyer bien vite jésuite, fripon, ennemi de toute pensée libérale.

Thomas Minardi, bon dessinateur, jésuite, espion, il s'introduit dans les maisons comme maître de dessin l'un des grands affidés du cardinal Bernetti et du gouverneur il rend de nombreux services à ces messieurs un des principaux agents de la haute police du pays coquin complet un des grands prêtres du culte grec. M. Minardi, cardinal de V. eut le talent. de s'introduire dans les loges des francs-maçons et ensuite révéla les secrets, s'il y en a, et donna la liste des frères. Dévoué aux jésuites, rusé politique, grand ami et confident du cardinal Bernetti du reste, employé supérieur à l'administration del Botto e Regislro.


Les frères Grazioli, Jacques, présidents du tribunal de commerce, insignes fripons. Jacques, ennemi jusqu'a la fureur de tout sentiment généreux ne respirant que des supplices pour les partisans du progrès; entrepreneur de l'éclairage de Rome. Espions politiques, les deux frères fréquentent habituellement le cabinet littéraire de Cracos al Corso. Outre les deux frères Grazioli, on rencontre dans ce cabinet l'abbé Fea de Coppi de T. espion, le comte Melchiorri, l'avocat don D. d'A. de F. et beaucoup d'autres individus dévoués au gouvernement qui, en récompense des services qu'ils lui rendent, leur donne les moyens de voler impunément.

Voyons maintenant ces coquins en action.

Il existe beaucoup de tribunaux civils et criminels, et l'autocrate suprême en crée au besoin. Ce sont. de véritables commissions, comme celles du cardinal de Richelieu.

L'Uditore santissimo est le grand ministre de cette partie de l'administration si funeste au public un rescrit santissimo, on interrompt le cours de la justice, on impose silence au bon droit.

L'un des tribunaux le plus pernicieux est le tribunal du commerce, composé de


deux imbéciles, et du président Jacques, l'un des voleurs les plus effrontés et les plus adroits, qui en est le président. Son principal moyen de faire de l'argent est de protéger les banqueroutiers frauduleux il leur vend, d'abord, un saut-conduit, et ensuite un provisoire (une pension alimentaire), jusqu'à la formation dello stato patrimoniale, ou bilan définitif de la banqueroute. Par exemple, dans la banqueroute Santangeli et Paccinci, ils ont accordé à ces messieurs un provisoire de soixante écus par mois. On calcule que, sans compter ce que les juges obtiennent de cette manière, leurs droits patents absorbent environ le tiers de l'actif de la banqueroute. Les négociants honnêtes n'obtiennent justice qu'au moyen de leur crédit particulier c'est-à-dire par l'injustice.

C'est encore par le moyen de l'udilore santissimo que des familles patriciennes ou d'autres, après s'être ruinées par leurs fortes dépenses, obtiennent un administrateur. Elles indiquent ordinairement le sujet qu'elles désirent et qu'on leur accorde toujours. C'est, en général, un cardinal, qui délègue un monsignor avec les plus amples pouvoirs. Ce prélat commence par suspendre toutes les procédures dirigées contre son administré il ne paye


personne, mais en revanche, force tout le monde à payer ce qui est dû à son adnistré tout le crédit du cardinal et du prélat est employé à activer les rentrées qui pourrait résister à une telle puissance ? Monsignor Foscolo avait tout les goûts dispendieux il fit environ trente mille écus de .dettes. Pressé par ses créanciers, il eut recours au pape, qui lui fit cadeau de trois mille écus pour faire un voyage, et, par un rescrit santissimo, il fut défendu aux créanciers d'agir contre la personne sacrée de monseigneur ou contre ses propriétés. Monsignor Nardi, indice di signatura, obtint un semblable rescrit santissimo. Feu monsignor Mauri, de la secrétairerie d'état, vola une grande partie de leurs biens à ses pupilles il achetait les juges par des emplois, ou les gagnait au moyen de son crédit tout cela a été prouvé par pièces authentiques.

Il est presque inutile d'ajouter que le régime le plus arbitraire règne dans les formes de procéder de tous les tribunaux criminels ils ne se font pas faute de perquisitions, de détentions préventives, etc., etc. Le plus infâme de ces tribunaux est, sans contredit, celui du vicaire, qui a conservé les formes employées par l'inquisition espagnole. Ainsi, le procès est secret et l'accusé ne peut avoir de défenseur


on y envoie aux galères, ou on condamne à de fortes amendes ceux qui oublient de faire leurs pâques. Il est vrai qu'avec un protecteur ou, à défaut, avec de 1 argent, on parvient souvent à adoucir les rigueurs des terribles juges du tribunal du vicaire.

Le cardinal Dandini a chez lui la femme d'un cocher, qu'il fait retenir aux galères pour un léger délit. La moindre affaire de ce genre serait sévèrement punie chez un laïque, à moins, cependant, que le laïque n'eût de puissants protecteurs, auquel cas tout lui est permis.


TABLE

DU TOME II

HISTOIRE

HISTOIRE DE LA GUERRE DE SUCCESSION

(1808) 7 RENAISSANCE DE LA GRÈCE (1816) 145 ÉTUDES ECCLÉSIASTIQUES

LE PAPE LÉON XII (1823-1824). 167 LE GOUVERNEMENT PONTIFICAL (1824-1826) 189 ROME ET LE PAPE EN 1832 263 T ARTARIE CHINOISE (1835) 307



ACHEVÉ D'IMPRIMER

LE QUATRE JUILLET MIL NEUF CENT TRENTETROIS SUR LES PRESSES DE L'IMPRIMERIE ALENÇONNAISE (ANCIENNES MAISONS POULET-MALASSIS, RENAUT-DE BROISE ET GEORGES SUPOT RÉUNIES), ALENÇON, F. GRISARD, ADMINISTRATEUR.