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Titre : Partie carrée / Théophile Gautier

Auteur : Gautier, Théophile (1811-1872). Auteur du texte

Éditeur : G. Charpentier (Paris)

Date d'édition : 1889

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb30490204v

Type : monographie imprimée

Langue : français

Format : 327 p. ; in-12

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Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k689776

Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, 8-Y2-43161

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 15/10/2007

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Couvertures supérieure et inférieure 1

manquantes 1 1


PARTIE CARRÉE


J7 été tiré de cet ouvrage ~Mt~e exemplaires sur papier de Bollande.


'DA'DTTIT' A Ht) 1717

F~m~i.i~ LAKRiLii<

7~"

_P~IS S

G. CHARPENTIER ET 0", ÉDITEURS 13, BUE DE 6BBNNH.B, 13

1889 ~1~

'8 's

THÉOPHILE GAUTIER


1

Une pâle aurore de novembre encore mal éveillée se &ot<ait les yeux derrière une courtine de nuages grisâtres, et dé}& le digne hÔte~ lier Geordie se tenait debout sur le seuil de son auberge, les bras aussi croisés que le permettait un abdomen plus que majestueux, qui témoignait on ne peut plus favorablement de la cuisine du jK<M;~OM~.

bavait l'air profondément tranquille d'un aubergiste qui, étant unique, se sent maître de la situation et ne craint pas que les voyageurs puissent lui échapper; car le Z~~t~était< en co tomps-Ia,la seule hôtelierie de Fotks-

tone.

l-


Folkstone, au temps où se passait l'histoire que nous entreprenons de raconter, n'était qu'on petit village dont les maisons de briques jaunes et de planches goudronnées s'échelonnaient un peu au hasard sur la pente qui, de la montagne, descend à la mer.

La maison de Geordie était une des plus belles, sinon la plus belle de Folkstone. A l'angle du bâtiment, au bout d'une volute de fer élégamment contournée, se balançait à la brise de mer le lion rouge découpé en tôle, dont les vapeurs salines de l'Océan nécessi- taient de raviver fréquemment les couleurs, et qui, repeint depuis peu, flamboyait aussi n&re- ê ment qu'un lion de gueules sur champ d'or ` dans un manuel héraldique. Geord!e rêvait, mais les rêves qu'il Msait n'avaientrien depoétique. Il supputait danssa tête les bénéfices du mois qui venait de s'écou- 1er, et, comme ils dépassaient de quelques gui- nées le gain des mois précédents, Georditepen- saitque, si cette augmentation seaoutenait,tl 0 pourrait, dans peu do temps, ashetercett~ pièce de terre dont il avait 8~ grande envie et qui faisait dans ses domaines ua angle si désa" gréable.

11 en était la de sa rêverie, lorsqu'un iïidt- vi.du de mine assez farouche, planté dovant lui depuis quelques minutes, mais que sa ~re-


occupation l'empêchait d'apercevoir, ne trouvant sans doute pas d'autre moyen de se faire remarquer, lui appliqua sur le ventre une de ces tapes que les hommes osseux et maigres se plaisent à donner aux hommes obèses, par ironie ou par vengeance.

Révolté de cette familiarité de ma vais goût, qui lui était particulièrement dés-~réable et qu'il supportait à peine de ses intimes et de ses plus riches pratiques, Geordie fit un sa~t eu arrière avec une assez grande légèreté pour un homme de sa corpulence et, voyant son agresseur couvert de vêtements qui étaient loin d'annoncer la richesse, il fit -ce calcul mental « Voilà un drôle qui consommera tout au plus une tranche de bœuf avec une pinte de, demi-bière et un verre de wiskey, et qui est insolent comme un seigneur soupant d~une fine poularde arrosée de Clairet et de vin de

Champagne. Je ne risque qu'un shilling et quelques pence & lui dire son fait. Eh/ Mon, animal, butor, bête brute, homme sans éducation s'écria Geordie après le raisonnement que nous venons de transcrire, est-ce ainsi que l'on entre en conversation avec aea gens comme il tact! Je ne fais pas mes compliments & ceux qui vous ont élevé. La, la, calmez-vous, gros homme est-ce que je pouvais rester devant vous nché en


terre comme un pieu jusqu'au jugement dernier J'avais toussé trois fois, je vous avais appelé deux fois par votre nom, maître Geor.die, et vous ne bougiez non plus qu'un muid il fallait bien que je fisse sentir ma présence, répondit l'individu qui venait de frapper sur la panse & la Falstan' du digne hôtelier, d'un ton railleur où ne perçaient nulle crainte et nul repentir.

Vous pouviez vous faire apercevoir d'une façon plus délicate, reprit maître Geordie d'un ton indigné encore, mais la parole ferme et le regard assuré de l'inconnu glissaient déj& une note plus timide.

Allons, éléphant hospitalier, désobstruez votre seuil, si vous voulez que je passe et que je pénètre dans la salle de l'hôtel du JMott roM~, le meilleur et le seul de Folkstone. Maître Geordie, qui connaissait le cœur humain et l'aspect piteux que donne & la physionomie la conscience d'une bourse vide, jugea, a l'aplomb de l'inconnu, à la liberté de ses manières, que, malgré ses humbles vêtements, il devait posséder une certaine aisance et se faire apporter une bouteille de vin de France ou tout au moins une rôtie au vin de Canario, et, faisant le sacrince temporaire de sa dignité, il s'eRaça de son mieux et laissa entrer son agresseur dans la maison.


La salle à manger du Lion rouge, qu'éclairaient quatre de ces fenêtres à châssis mus par des contre-poids, et appelées ienêtres à guillotine depuis l'invention de ce philanthropique instrument, était divisée en plusieurs compartiments de bois assez semblables à des cabinets particuliers et rappelant la forme et la disposition des boxes d'écurie; car l'Anglais aime tant à être isolé, qu'il ae sont mal à l'aise sous les regards et qu'il faut lui créer une séparation, une espèce de chez lui, même sur le terrain neutre d'une salle commune de taverne. Entre ces deux rangs de boxes, s'allongeait une allée poudrée de 8n sablon jaune qui aboutissait à un comptoir triomphal de bois des îles incrusté d'ornements de cuivre, sur lequel étinoolaient des rangées de mesures d'étain et de pots au couvercle de métal poli, clair comme de l'argent.

Une glace étroite enfermée dans un cadre de bois miroitait derrière le comptoir, ou, à la portée de la main dé l'hôtesse, venaient s'ajuster une multitude de robinets terminant des tuyaux qui correspondaient dans la cave a

autant de tonneaux do bière et de liquides d'espèces différentes.

Quelques gravures d'après Hogarth, entourées de noir, et représentant les inconvénients d'un vice quelconque (celui de l'ivrognerie


excepté), complétaient la décoration de cette partie de la salle, qui était comme l'autel et le sanctuaire de la maison.

Geordie se dirigea vers le comptoir, suivi de son hôte, qui paraissait médiocrement ébloui de ces magnificences, et lui posa, d'un ton auquel l'habitude de Natter la pratique donnait une apparence obséquieuse peut-être plus marquée qu'il ne l'aurait voulu, cette question sacramentelle ô

Que faut-il servir à Votre Honneur! Une calèche et quatre chevaux, répondit l'homme de l'air le plus tranquille et le plus dégagé du monde.

A cette réplique incongrue, le' maître du Lion MM~e prit une attitude solennelle et~souverainement méprisante il se cambra, renversa la tête'en arrière, et dit:

Monsieur, je n'aime pas plus les mauvaises plaisanteries que les mauvais plaisants; vous m'avez déjà frappé sur le ventre d'une façon que je ne veux pas qualiQer, mais pour laquelle es épithètes de familière et d'indécente ne me paraissent pas trop fortes. Nonobstant ce procédé discourtois, je vous laisse pénétrer dans cet hôtel du Lion rouge, connu, j'ose le dire, du monde entier je vous amène près do ce comptoir, qui distribue des boissons rafraîchissantes, toniques ou spiritu'Msos, augoû~


des personnes je vous demande avec poli- u tesse ce qu'il faut servir à Votre Honneur, at 1 vous me répondez par des fariboles, des bille- vesées. < Une calèche et quatre chevaux est une phrase qui ne s'adapte nullement à ma question, et montre do votre part une intention formelle de m'insulter. Ta ta, maître Geordie, comme vous dé- 0, goisez 1 Ne vous échauffez pas. Tout à l'heure vous n'étiez que cramoisi, vous 'êtes passé au violet et vous allez devenir bleu calmaz.vous je n'eus jamais l'intention d'offenser un parti- culier aussi respectable que vous paraissez l'être. J'ai parlé sérieusement. J'ai, en effet, besoin d'une voiture, calèche, berline, landau, chaise de poste, il n'importe, pourvu qu'elle soit solide et roule bien. Avec la voiture, il me faut des chevaux, et, comme j'aime à aller vite, j'en demande quatre et des meilleurs, qui aient mangé l'avoine dans votre écurie. Il n'y a là rien de bien étonnant.

Ge raisonnement parut assez plausible & maître Geordie cependant les vêtements et la mine dè son interlocuteur lui causaient encore une méfiance que celui-ci devina sans doute car il plongea sa main dans une de ses poches et on tira une bourse assez rondelette qu'il fit t sauter en l'air et qui, en retombant, rendit un son métallique ott l'oreille exercée de Geordie


reconnut un accord parfait de guinées, de souverains et de demi-souverains, sans aucune dissonance de monnaie d'argent ou de billon. L'hôtelier, qui, jusque-là, ne s'était pas découvert, ôta son bonnet, qu'il chiffonna pour se donner une contenance, car il était assez embarrassé de la liberté avec laquelle il avait dit son fait à un homme dont la bourse était aussi bien garnie. Mais qui eût pu deviner ce détail, très peu indiqué par un vêtement de coupe vulgaire et d'étoffe commune?

Contre combien de ces ronds jaunes échangeriez-vous un de vos carrosses dit l'inconnu, que nous appellerons Jack ou John, pour la commodité du récit car, étant Anglais, il devait porter l'un ou,l'autre de ces noms.

Et il étala:, en demi-cercle, sur la table, un nombre assez considérable de pièces. Je pourrais vous vendre à bon compte la chaise à deux places mais elle a une roue cassée, et il faudrait du temps pour la raccommoder ou bien encore le landau, si le ressort de derrière n'était pas brisé, dit l'hôtellier en se frottant l'aile du nez avec le doigt, tandis que, de l'autre main, il se tenait le coude attitude que, de tous les temps, les sculpteurs et les peintres ont donnée & la perplexité méditative. Pourquoi, répliqua Jack, au lieu de


ces affreux tombereaux démantibulés, ne pas me proposer tout de suite votre berline vertolive doublée de drap de Lincoln, et qui à de si beaux stores de soie ?

Ma berline vert-olive, qui m'a coûté si cher s'écria Geordie enrayé de l'énormité de la proposition; y pensez-vous W

J'y pense. Le prix n'est pas un obstacle en vous la payant plus que vous ne l'avez achetée, vous consentiriez sans doute & vous en défaire Y

En disant ces mots, Jack, d'un air fort grand seigneur, laissa tomber négligemment à côté des autres pièces une dizaine de guinées, de manière à fermer presque entièrement le cercle d'or commencé.

C'est un grand seigneur déguisé se dit intérieurement l'hôtelier en faisant un signe d'acquiescement à la phrase péremptoire de Jack.

Sans doute, à ces conditions-là, je pourrais consentir à m'en séparer, continua-t-il à haute voix. Et quand Votre Honneur aura-telle besoin de la berline p

Sur-le-champ. Dites au postillon de s'habiller, et faites.atteler le. plus promptement possible.

Deux minutes pour sortir la voiture de la remise, dix minutes pour harnacher les


chevaux et les attacher au brancard, cela fait t douze, et trois à Little-John pour endosser sa veste, entrer dans ses bottes et remettre une mèche neuve à son fouet; total, quinze minutes; et vous roulerez sur le chemin du plus joli train du monde.

Quinze minutes, mais pas une de plus, dit Jack en tirant de son gousset une grosse montre d'argent, ou, par minute de retard, j'applique sur votre précieux abdomen une de ces tapes qui vous mettent de si mauvaise humeur.

Pour éviter un semblable inconvénient, maître Geordie sortit précipitamment et donna les ordres nécessaires; puis il revint et demanda à Jack, par un~ longue habitude de pousser à la consommation, s'il ne prendrait pas quelque'chose en attendant que'la berline fut attelée.

Son Honneur désirerait-elle un verre de sherry ou do porto, ou de punch à l'arack! Rten du tout, maître Geordie ce n'o~t pas que je doute de l'excellence de votre cave et de l'habileté de vos préparations.

Est-ce que vous appartiendriez, par hasard, à une société de tempérance dit l'hôtelier surpris d'une telle sobriété.

Je ne suis. pas assez ivrogne pour cela; répondit Jack en riant, et je n'ai pas besoin


des sermons du père Matthews mais j'ai fait serment de ne rien prendre aujourd'hui. C'est quelque papiste sans doute, grommela Geordie, auquel un pareil serment paraissait plus imprudent encore que celui do Jephté.

Eh bien, j'avalerai du moins cette rasade à votre intention, ajouta Qbordie extrêmement amigé à cette idée qu'il ne se buvait rien. Je puis regarder boire sans fausser ma promesse, dit Jack, et même je n'en ai que plus de mérite, puisque je résiste à la tentation. Votre vin a une si belle couleur 1

Un vrai rubis liquide, monsieur et quel bouquet les violettes du printemps n'en ont pas un plus fin, dit l'hôtelier, emporté par un mouvement lyrique et portant son verre sous le nez de Jack.

Jack huma tout l'arôme du vin par une aspiration profonde à laquelle succéda une expiration modulée en soupir.

On eût cru qu'il allait céder à un vin dont. il appréciait si bien le mérite, et Geordie inclina le goulot de la bouteille sur le bord du second verre mais Jack était un gaillard bien trempé et d'une volonté ferme. Il reprit possession de lui-même en un clin d'œil, et, portant à la figure du tavernier la montre qui marquait quatorze minutes et demie, il étendit sa large


main découpée en éclanche de mouton d'un air de menace railleuse.

II y a encore trente secondes, cria Qeordie d'une voix étranglée et tachant de changer en ligne concave la ligne convexe de sa panse, chose difficile, pour ne pas dire impossible. L'aiguille allait toucher la quinzième minute déjà l'impitoyable Jack balançait sa main pour lui donner plus de volée, et Geordio défendait son embonpoint par des croisements de bras plus compliqués que ceux de la Vénus pudique.

Par bonheur, le claquement de fouet de Little-John et le roulement de la berline vertoliye qui sortait de la cour vint mettre fin à cette situation embarrassante et pathétique. Jack laissa tomber sa main, Geordie se redressa.

J'avais dit quinze minutes, exclama '3oordie avec l'enivrement de la ponctualité satisfaite.

Votre bedaine l'a échappé belle, dit Jack 0!~ montant dans la berline et en s'asseyant sans la moindre déférence sur les coussins de drap vert de Lincoln.

Où allons-nous, maître demanda le postillon.

Sortons d'abord du village, et je vous dirai ensuite quelle route il faut prendre, ré-


pondit Jack, qui ne se souciait sans doute pas de faire savoir à maître Geordie et aux quelques oisifs amassés pour assister au départ de la berline le véritable but de son voyage.

Quand on fat sortit du village, Little-John, se retournant vers la berline, dit à Jack Maître, faut-il prendre la route de Londres 9

Non pas, mon garçon, répondit Jack vous allez me faire le plaisir de longer la côte jusqu'à ce que je vous dise de vous arrêter. Little-John, assez étonné, poussa ses chevaux dans cette direction sans témoigner cependant sa surprise car maître Jack, quoiqu'il fût facétieux à ses heures, avait, il faut l'avouer, la mine en général rébarbative et peu rassurante.

Sans doute, se dit Little-John, il s'agit de l'enlèvement de quelque jeune demoiselle qui, d'un château ou d'un cottage voisin, fera semblant de venir regarder la mer et dessiner les horizons, et qui ne fera qu'un saut de terre dans la voiture. J'aime beaucoup les enlèvements, car les amoureux qui se. sentent des parents ou des tuteurs aux trousses payent en général fort bien pourtant ce gaillard-ci n'a guère les apparences d'un séducteur. On suivit pendant quelques milles ~e rivage, sur lequel la mer déroulant ses volutes uni-~


formes apportait et remportait avec un bruit sourd les galets polis par cette lente usure. Non loin d'une falaise blanchâtre, assez escarpée et qui dominait l'Océan, Jack cria: « Arrêtez 1 sans qu'il y eût aucune raison apparente de faire halte, car bien loin à la ronde on n'apercevait ni maison, ni ferme, ni manoir, ni chemin tracé.

Jack descendit de voiture et se dirigea vers la falaise, qu'il gravit avec la légèreté, d'un chat, d'un marin ou d'un contrebandier, s'aidant des moindres aspérités, s'accrochant aux touffes de fenouil et de genévrier qui pendaient çà et là comme des barbes au menton raboteux du rocher il eut bientôt atteint le faîte, suivi par les regards étonnés~de Little-John, qui ne se serait jamais imaginé qu'on put arriver là sans poulie et sans échelle.

Lorsque Jack atteignit la plate-forme, un individu couché par terre sur le ventre, de manière à ce qu'on ne l'aperçût point d'en bas, et qui tenait une longue-vue dirigée vers la pleine mer, releva un peu la tête et dit

Ah c'est vous, Jack 1 La voiture est-elle prête! g

Oui, et attelée de quatre bons chevaux. C'est bien. Le vaisseau est en vue; je l'ai reconnu à la flamme rouge et jaune qui est le signal arrêté entre nous.


En effet, on pouvait, même à Fœil nu, discerner à l'horizon, du côté ou la Manche s'évase dans l'Océan, une petite voile Manche sur le lapis-lazuli des eaux, semblable a une plume échappée de l'aile d'un cygne.

La brise le contrarie un peu dans ce moment-ci mais, quand il aura vent arrière, il filera sur l'eau comme une mouette, continua l'homme couché, l'oeil appliqué à la longuevue. Avec cela que le vent est sud-ouest, un vent fait exprès comme si on l'avait acheté a une sorcière, enfermé dans une outre. S'allongeant à côté de son compagnon, Jack lui prit des maina la lunette et se mit à regarder le vaisseau, qui émergeait des eaux graduellement et dont on pouvait dé}à discerner le corps.

Quand il tomba dans l'aire du vent, des flocons de toile s'abattirent le long des mâts comme de blancs nuages.

Ah 1 le voilà qui brasse plus de toile en une minute que dix tisserands de SpitMold n'en pourraient faire dans leur année, dit Jack.

Des que l'impulsion de l'air se fit sentir, le navire pencha un peu sur le côté en inclinant gracieusement sa mâture comme pour son salut puis il frissonna deux ou trois fois, et, redressé par un coup de barre, il reprit son


aplomb, et une double frange d'écume argentée fila rapidement le long de ses flancs noirs.

Quel joli navire s'écria Jack, emporté par son enthousiasme c'est ça qui doit filer crânemenn. t

Apparemment que les gens qui montaient le navire ne partageaient'pas les idées de Jack sur la vitesse de sa marche, car la voile de perroquet se déplia, et un foc installa son triangle a côté des deux autres focs déjà tendus et gonaés par la brise.

Regardez donc, Mackgill, dit Jack en passant la lunette a son compagnon il parait qu'ils ne veulent paa perdre un sounie, avec

tout ce chanvre Ôehors, le diable m'emporte

s'il ne filepas quinze nœuds à l'heure. Poussé par une fraîche brise, le navire avançait si rapidement, qu'au bout de quelques minutes, il n'y avait plus besoin de la lunette pour en discerner les détails. w Ah ça ils sont donc enragés, ou le capitaine a bu un muid de punch, s'écrièrent à la &)is Jack et Mackgill, en voyant les bonnettes basses s'allonger avec les boute-hors a côté des voiles, et tremper leur extrémité dans la vague comme des ailes de goéland.

S'ils continuent, dit Maokgi! Us vont sortir de l'eau et voler en l'air, ou. chavirer la


quille en dessus. Oh le brave brick 1 il tient bon pas un mât ne Néchit, pas un cordage ne craque, poursuivit-il avec admiration. Jamais contrebandier ayant & ses trousses un bâtiment de l'Ëtat, jamais navire marchand chargé d'or et de cochenille, pourchassé par un corsaire, ne décampa d'un train pareil. On dirait qu'il y va de leur vie; et pourtant je ne vois pas d'autre voile à l'horizon.

Le capitaine Peppercul connaît son affaire et, s'il donne de l'éperon a son navire, c'est qu'il est pressé ou payé grasseient il ne risquerait pas pour rien de se coio~r avec ses toiles et do boire un coup à la grande tasse salée de l'Océan. Il n'aime pas assez l'eau pour cela, dit sentencieusement Jack, et ce n'est pas sans raison qu'on nous a mis ici et qu'on m'a fait acheter une berline. â ce damné Geordie. Dieu me pardonne, Jack, s'écria Mackgill, voilà qu'on met les pommes de girouette & tous les mâts.

Il n'y a plus maintenant sur Be~eJenny de quoi se faire un mouchoir de poche. Toute la toile est employée.

Quoique, Dieu merci Je ne craigne pas Feau, à l'extérieur du moins, je préfère en ce moment avoir mis mes pieds sur èe roc que sur le pont du capitaine Peppercul.

A ce auroroït de voiles, les mâts se cour-


bèrent comme des arcs le taille-mer de la proue disparut presque entièrement sous la pression du vent, et une longue fusée d'eau écumeuse jaillit sur le pont comme ces rubans de bois qui s'élancent par le trou d'un rabot vigoureusement poussé.

Toute la mâture va tomber sur le bastingage, dit Mackgilt intéressé au plus haut point. Rien ne bougea, et le navire, emporté comme un tourbillon, arriva tout près de la falaise et, déshabillé en un clin d'oeil do la toile qui le couvrait, il s'arrêta, montrant à nu son gréomentnn et délié..

Un canot se détacha des llancs de ~eJenny, et en quelques coups d'aviron amena terre un homme qui paraissait en proie & la plus vive impatience.

Une demi-heure de retard, murmura-t-il en prenant terre et en regardant sa montre. Ou est la voiture H

Jack, qui était descendu ainsi que Mackgill, la fit avancer.

Quand le nouveau venu fut installé dans la berline, John renouvela sa question

Maître, où allons-nous 8

A Londres, et au vol Il y aura trois guinées pour toi.

La voiture partit comme la fondre les roues flamboyaient comme celles du char d'ËUe.


Resté seul avec Mackgill, Jack formula cet apophthegme ingénieux

Voilà un particulier qui aime aller vite; il aurait été bien malheureux s'il était né tortue.


Little-John, enthousiasmé au delà dé toute expression par la promesse d'un pourboire de trois guinées, fit exécuter à son fouet une série de claquements, de pétarades et de détonations à faire croire à un engagement de mousqueterie entre deux armées, car Little-John était un virtuose en ce genre de musique.

Les chevaux, exaspérés par le pétillement de cette fusillade, et aussi par la mèche du fouet, qui, dans ses arabesques vagabondes, leur cinglait et leur piquait les oreilles, tiraient à plein collier et se précipitaient dans l'espace avec une ardeur furibonde. Les roues tournaient si vite, qu'elles semblaient des

II


disques pleins les rayons avaient disparu dans le flamboiement de la rapidité.

L'inconnu s'était établi à l'angle de la voiture avec l'immobile résignation et la fureur concentrée d'une volonté puissante rencontrant des obstacles naturels et insurmontables, comme le temps et l'espace; sa main, allongée sur son genou, tenait encadrée dans sa paume une montre dont il suivait les aiguilles d'un cail inquiet; puis, jetant son regard & travers la portière sur les bords de la route, il mesu"rait la vitesse avec laquelle disparaissaient les arbres dans l'étroit carreau.

La demi-heura perdue sera bientôt regagnée si les chevaux soutiennent ce train encore quelque temps, murmura le mystérieux personnage avec un soupir do satisfaction. Ce personnage si pressé d'arriver mérite bien qu'on en retrace la physionomie en quelques coups de crayon.

Il était jeune, et sa figure régulière et froide, mais empreinte d'un cachot de rénexion et ~lo volonté, accusait tout au plus vingt-six ou vingt-sept ans. Tout le bas du masque, coloré par des couches successives de hâle, trahissait do nombreux voyages ou de longs séjours dans l'Orient et les chaudes régions du tropique, car ce toiat rembruni no lui était pas naturel; le front légèrement découvert, et Roconné de


petites boucles de cheveux blonds très ans, avait des blancheurs satinées, et, préservé des ardeurs du soleil par l'ombre du chapeau, avait gardé tout l'éclat du sang septentrional. Même après l'examen que nous venons de faire, il eût été difficile d'assigner un rang quelconque ou une position sociale distincte à l'individu assis sur les coussins de drap de Lincoln de la berline vert-olive du maître Geordie, qui eût poussé assurément les plus douloureuses interjections à voir la manière dont Little-John menait ses chevaux et sa voiture de prédilection.

Ce n'était pas un militaire. Il n'avait pas cette roideur gourmée, ce port de tête et cet enlacement d'épaules qui lait, reconnaître le fils de Mars au premier coup d'œil sous l'habit bourgeois. 'Ce n'était pas non plus un ministre. Sa physionomie, quoique grave et rénéchie, n'avait pas l'expression béate et l'aménité doucereuse qui sont propres aux gens d'Église. Encore moins un négociant. Son front blanc et pur n'était rayé par aucune de ces rides pleines de chiffres et de calculs sur les probabilités de la hausse ou de la baisse des sucrea. Ce n'était pas non plus un dandy; mais on pouvait a<Brmer à.coup sûr, en le regardant, qu'on avait devant les yeux un parfait gentleman. Quel intérêt si urgent le faisait galoper sur


la route de Londres comme si le salut de l'univers eût dépendu d'une minute de retard; fnyait-il ou poursuivait-il! C'est ce que nous no saurions encore décider.

Les chevaux commençaient à se fatiguer. Le frottement des harnais faisait mousser et blanchir leur sueur en nocons d'écume leur poitrail se couvrait de bave argentine comme ceux des coursiers de la mer dans les triomphes de Neptune ou de Galathée. De longs jeta de fumée soudés par leurs naseaux et emportés par le vent se confondaient avec la brume ardente qui s'exhalait de leurs flancs pantelants. La voiture roulait dans un nuage comme un char de divinité classique.

Malgré toute son envie de gagner les trois guinées, Little-John sentit cependant quelque scrupule de pousser ainsi des bêtes & outrance, et la peur de les ramener fourbues à maître Geordie combattit quelques instants le désir bien naturel de mériter le glorieux pourboire. Et puis.Little-John était Anglais, et son cœur de postillon commençait a saigner en voyant Black, son cheval favori, haleter et ruisseler de sueur. Un postillon français n'eût point eu de ces tendresses.

Aussi, pour mettre sa conscience à l'abri, Little-John se souleva un peu sur sa selle, opéra une demi-conversion du côté de la voi-


ture, et dit en appuyant la main sur la croupe du cheval qui le partait

L'intention de Sa Grâce est. elle de crever les chevaux et d'en payer le prix

Oui, répliqua l'inconnu ainsi interpellé. Très bien répliqua Little-John. Les intentions de Sa Grâce vont être remplies. Et Little-John, se tassant dans ses bottes, s'assurant sur sa selle, détacha un furieux coup de manche de fouet à son porteur, qui fit un soubresaut, et, retrouvant dans sa douleur un reste d'énergie, se précipita entraînant le reste de l'attelage. Ce train désespéré se soutint, grâce à une crépitation perpétuelle de coups de fouet qui aurait démanché un bras moins exercé que celui de Little-John,. L'œil de l'inconnu était toujours nxé sur le cadran de sa montre, et,il ne faisait aucune attention aux jolis paysages doucement dorés par l'automne, aux charmants cottages qui se révélaient le long de la route, à travers les arbres éclaircis, dans l'intimité d'un déshabillé matinal, et se montrait insensible à tous les gracieux détails de la nature anglaise. Le pittoresque le préoccupait assurément fort peu, en ce moment-là, quoiqu'il ne parût pas appartenir à la classe épaisse des philistins et des bourgeois. Une idée unique, persistante, le possédait celle d'arriver,


Grâce à la nouvelle impulsion donnée à la marche de l'attelage par Little-John, rassura désormais sur l'éventualité d'un accident, le voyageur pressé parut respirer plus à l'aise, son front se rasséréna, et il remit la montre dans son gousset.

Allons, dit-dl & demi voix, j'arriverai à temps malgré le hasard hostile qui, dans toute cette affaire, semblait prendre plaisir à contrecarrer mes projets. Il ne sera pas dit que ma volonté aura été obligée de plier devant un obstacle humain. Mais quelle série do circonstances qu'on croirait combinées à plaisir pour me retarder le vaisseau qui portait la première lettre ou l'on me donnait avis de la chose qui m'intéresse à ce point de me faire quitter l'Inde subitement, rencontre, près des îles Maldives, des pirates javanais qui l'attaquent et le dépouillent ce n'est donc que par le second courrier que j'ai pu connaître ce qu'il m'importait tant de savoir. Je nolise le bâtiment le plus fin voilier que je puis trouver libre à Calcutta une tempête abominable me fait perdre huit jours dans le,détroit de Babel-Mandeb.

« La moitié de mon équipage sort de l'embouchure du Gange emportant le choléra bleu, et crève le plus mal à propos du monde. Au fond de la mer Rouge, je trouve la peste, et


l'isthme de Suez barré par toute sorte de quarantaines. J'écris sur la bosse d'un chameau, au brave Mackgill une lettre qui a dû lui arriver déchiquetée en barbe d'écrevisse, parfumée de vinaigre et de fumigations aromatiques, tatouée de vingt couleurs comme une peau de Caraïbe, et transmise avec une respectueuse terreur par les pincettes de toutes les santés. « Au risque de me faire tirer des coups de fusil, je franchis les obstacles des quarantaines, car la peste avait peur du choléra. Étrange délicatesse 1 Heureusement, j'ai trouvé, flânant le long des côtes, non loin d'Alexandrie, le brave capitaine Peppercul, homme sans préjugés contagionistes, qui a bien voulu, moyennant une somme énorme, me prendre à son bord et m'emmener en Angleterre en évitant avec soin les ports à lazaret.

« Jamais je n'ai été plus nerveux que dans ce maudit voyage. Moi, si calme d'ordinaire, j'étais comme une petite-maîtresse qui a ses vapeurs parce que son mari lui refuse quelque chose de déraisonnable. Enfin me voilà bientôt au terme. Ma lettre, arrivée un jour avant moi, a dû donner le temps de tout prépare!* il est neuf heures dans deux heures, je serai à Londres.

a Eh bion, postillon, dit-il comme pour r6-


sumer son monologue en baissant la glace, il me semble que nous faiblissons.

Milord, à moins d'atteler les griffons dont parle l'Écriture, ou de conduire le char de feu d'Elie, il n'est pas humainement possible d'augmenter ce train je déne quelque postillon que ce soit, fût-il payé six guinées, d'extraire, à coups de fouet, une plus grande somme de vitesse des jarrets de quatre pauvres bêtes, répondit majestueusement Little-John, en tournant un peu la tête.

Cependant, par une concession polie au désir extravagant du voyageur, Little-John, qui, dans ses relations avec le beau monde, avait acquis du savoir-vivre, fit claquer son fouet deux ou trois fois mais, comme il l'avait bien prévu, ce stimulant était devenu inutile, et la mèche, quoique adressée aux épaules des chevaux, n'obtenait pas même de leur part un seul frémissement d'impatience ou de douleur.

Bientôt le cheval qui côtoyait le' porteur, et qui râlait comme un sounlet de forge, se couvrit d'écume son poil se hérissa, sa tête s'encapuchonna, ses pieds perdirent le rythme du galop incertain et chancelant, il s'appuya et s'épaula contre son compagnon de trait, puis il s'abattit et tomba sur le fianc l'attelage, lancé à fond, ne pouvant s'arrêter, le pauvre animal fut emporté pondant un assez long


espace de temps, rayant de son corps la poussière du chemin. Little-John, ayant maîtrisé ses chevaux, le tira violemment par la bride; lui appliqua les plus énergiques coups de manche do fouet croyant seulement à une chute mais Black ne devait plus traîner de voyageurs dans cette vie ses flancs, trempés comme si les eaux du ciel et- les flots de la mer les eussent lavés, palpitèrent sous une suprême convulsion; il se roleva dans le délire de la douleur et fit quelques pas en tirant la voiture hors la droite ligne il avait l'air de ces fantômes de chevaux mornes et mutilés qui se relèvent du milieu des tas de cadavres sur les champs de bataille abandonnés.

Dominés par l'ascendant et la terreur de la mort qui s'approchait et qu'ils sentaient avec leur admirable instinct~ les autres chevaux, malgré les efforts de Little-John, qui leur déchirait la bouche, suivaient les titubations de leur pauvre camarade en proie à la noire ivresse de l'agonie.

Au moment o& la voiture, complètement déviée, allait verser sur le rebord de la route, Black roula à terre comme si des couteaux invisibles lui eussent coupé en même temps les quatre jarets son grand œil enaré se troubla, se couvrit d'une taie bleuâtre un. flot d'écume vint mousser dans ses narines sanglantes, ses


jambes s'allongèrent et se roidirent comme des pieux.

C'en était fait de Black, un honnête cheval digne d'un meilleur sort J

Tout cela s'était passé en moins de temps qu'il n'en a fallu pour l'écrire.

L'étranger sortit précipitamment de la voiture sa figure portait les traces de la contrariété la plus violente.

Il ne manquait plus que cela dit-il avec un accent de fureur concentrée, en poussant du pied le cadavre de Black; cette misérable rosse que voila aplatie par terre comme une découpure de papier noir ne pouvait-elle pas vivre dix minutes de plus! Allons, vite, ôtons cette charogne d'entre les traits j'aperçois làbas la maison de la poste, dépêchons-nous de la gagner.

Et l'étranger donna à Little-John, qui avait mis pied & terre, un coup de main qui annonçait de sa part une connaissance profonde des choses de l'écurie. Il dèfaisait les boucles sans hésiter, et se retrouvait à merveille dans les complications des harnais embrouillés par les efforts désespérés du pauvre Black. Le postillon, qui avait été d'abord scandalisé da peu de sensibilité de l'inconnu à l'endroit du cheval mort, se sentit pénétré pour lui d'une sincère admiration et lui accorda son estime de pale-


frenier, la chose dont il était le plus avare au monde.

Quel dommage que vous soyez un lord t dit-il à l'étranger; vous auriez joliment gagné votre vie dans notre état mais peut-être vautil mieux pour vous être lord. Pauvre Black l continua-t-il en lui ôtant la bride, qui aurait dit ce matin que tu mangeais ta dernière mesure d'avoine Ce que c'est que de nous t Telle fut l'oraison funèbre de Black à défaut d'éloquence, l'émotion ne manquait pas à l'orateur une lueur humide brillait dans la prunelle de Little-John, et, s'il n'eût porté à temps à ses paupières le revers usé de sa manche, une larme eut peut-être coulé entre sa joue vergetée par le froid et son nez rougi par le vin..

L'âme de Black, s'il survit quelque chose des animaux, dut être satisfaite et pardonner à Little-John les coups de lanière qu'il avait pu appliqnerinjustemont au corps qu'elle habitait; car il n'était guère prodigue de marques d'attendrissement, et c'était bien le postillon le plus stoïque qui eût jamais lustré le fond d'une culotte de peau de basane sur le troussequin d'une selle.

En route s'écria l'étranger d'un ton brusque.

Little-John enfourcha de nouveau son por-


tour, et la voiture recommença à rouler, non plus si vite, mais d'un train encore fort raisonnable.

Le relais fut atteint en quelques minutes, et l'inconnu, ayant plongé sa main dans sa poche, la retira pleine de guinées qu'il versa à la hâte dans la main calleuse du postillon.

Voilà, dit-il, pour ton pourboire et pour ta bête.

MttIe-John, ébloui commença une phrase de remercîment d'une construction si compliquée, qu'il fut forcé de renoncer à la finir, et s'écria brusquement au milieu de sa période suspendue, comme pris d'une inspiration subite, en s'adressant à un garçon d'écurie qui rôdait autour de la voiture

Eh 1 Smith, jette donc un seau d'eau sur les roues, elles sont échaunées et pourraient prendre feu.

En enët, une fumée légère s'échappait des moyeux et prouvait que la crainte exprimée par Little-John n'avait rien de chimérique. Le rustre dit en voyant flotter la vapeur autour des essieux

Tiens, c'est vrai il faut, Little-John, que tu aies mené d'un Rer train. aujourd'hui car, soit dit sans offenser, toi, ta voiture et ton attelage, il y a longtemps que le feu n'a prisa tes~ roues. Le particulier est donc généreux Ï


Comme un lord maire le jour de son installation mais, s'il est généreux, il n'est guère endurant. Ainsi, dépêche-toi.

Smith courut en toute hâte plonger un seau dans une auge en pierre et aspergea abondamment les moyeux. Pendant ce temps, les servants d'écurie, aussi prompts qu'habiles, avaient agrafé à la voiture un attelage plein d'impatience et de vigueur. Le postillon était en selle, et un courrier bien monté avait pris l'avance pour faire préparer les relais; car Jack, plus expert aux choses de la mer qu'à celles de la terre, avait négligé cette précaution. La voiture de maître Geordie reprit sa course, comme emportée par des hippogri&ës.

En ramenant les chèvaux, LittIe-John ne put s'empêcher de s'arrêter quelques minutes de.. vant le cadavre de Black étendu sur la grande route.

Hélas soupira le postillon, il avait trop d'ardeur, c'est ce qui l'a fait mourir. Il tirait tout à lui seul. Vous ne mourrez pas comme ça, vous autres, tas de fainéants et do clampins 1 ajouta-t-il en faisant voltiger sa mèche autour des croupes rebondies et pommelées des trois survivants, qui répondirent par quelques ruades à cette moralité; il n'y a pas de danger que vous vous miniez letempéramcntt


Pour n'avoir plus à revenir à cet intéressant Little-John, et pouvoir suivre à notre aise notre inconnu dans sa course furibonde, disons que ce garçon, honnête et consciencieux à sa manière, donna & maître Geordie la moitié de la somme qu'il avait reçue do l'étranger pour la perte de Black. Des postillons moins vertueux eussent pu garder les deux tiers pour eux avec une vraisemblance suffisante.

Aucun incident remarquable ne signala les autres postes. La voiture de maître Geordie roulait avec une vélocité toujours soutenue sur ces admirables routes anglaises, unies comme une table et mieux soignées que ne le sont chez nous les allées des parcs royaux. Déjà se balançait à l'horizon l'immense dais de vapeur toujours suspendu sur la ville de Londres. La vue de cette brume fit plus de plaisir au voyageur que l'aspect du plus splendide azur vénitien.

Ah 1 voilà la fumée de la vieille chaudière du diable, dit l'étranger en se frottant les mains d'un air de satisfaction profonde nous approchons 1

Les cottages et les maisons, d'abord disséminés, commençaient à former des masses plus compactes. Des ébauches de rue venaient s'embrancher sur la route. Les hsmtôs chumiué~s de briqaeados usines, pareilles a des obélisques


égyptiens, se dressaient au bord du ciel et dégorgaient leurs flots noirs dans le brouillard gris. La flèche pointue de Trinity-Church, le clocher écrasé de Saint-Olave; la sombre tour de Saint-Sauveur avec ses quatre aiguilles, se mêlaient à cette forêt de tuyaux qu'elles dominuiont de toute la supériorité d'une pensée céleste sur les choses et les intérêts terrestres.

Plus loin, derrière ce premier plan découpé en dents de scie par les angles des édifices, se distinguait vaguement, à' travers la brume bleuâtre flottant sur le fleuve et les espars compliqués des navires, la silhouette de la tour de Londres etle dôme gigantesque de Saint-Paul, contrefaçon britannique de Saint-Pierre de Rome, qui, légèrement estompé par le brouillard, ne faisait-pas trop mauvaise figure à l'horizon.

Soit que cet aspect lui fût familier, soit que la préoccupation éteignît en lui la curiosité, l'inconnu ne jetait les yeux aurles objets qu'en. cadrait successivement la vitre de la portière que pour se rendre compte du chemin parcouru.

La voiture traversa, le pont de Southwark, faisant autant de brùit avec ses roues que le chariot sur le pont' d'airain de Salmonée, puis s'engagea de l'autre côté du fleuve en romon-


tant vers le Strand, dans ce dédale de petites rues qui longent la Tamise, et s'arrêta au bout d'un de ces passages connus à Londres sous le nom de lanc, dans les environs de l'église Sainte-Margareth.

L'étranger tira sa montre et parut délivré d'un grand poids.

L'aiguille marquait onze heures.

Une distance de vingt lieues avait été franchie on trois heures.

Il jeta du côté de Sainte-Margareth un regard qui parut le satisfaire puis il s'enfonça résolument dans la petite ruelle, que l'ombre de l'église et la hauteur des maisons rendaient encore plus obscure.

A peine eut-il fait quelques pas dans le lane, qu'un individu sembla se détacher de la muraille où il se tenait coMé, et avec laquelle se

confondait presque la. couleur terne do ses vêtements, et s'avança vers l'inconnu. Vous vene& de là-bas pour la chose en question! murmura-t-il, en passant près de loi.

Oui, et je suis recommande par Mackgill, Jack et te capitaine Peppercul, répondit l'inconnu sur !e môme ton.

Suivez-moi tout est prêt.

Tous deux marcheront jusqu'à une maison de mauvaise apparence, oH leur venue était


sans doute guettée de l'intérieur, car la porte s'ouvrit aussitôt et se referma sans bruit. Pendant que la voiture vert-olive de maître Geordie roulait sur la route de Londres avec la foudroyante impétuosité que nous avons décrite, la JM~MM~ n'était pas non plus restée oisive. Après avoir pris à son bord Mackgill et le camarade Jack, eUe avait continué sa route allègrement poussée par une jolie brise le rocher de Shakespeare doublé, elle avait passé devant Deale et Docons, et, suivant la ligne des blanches falaises, remonté jusqu'à Ramsgate puis, entrant dans l'embouchure du neuve, elle s'était arrêtée à la hauteur de Gravesend, & la tombée de la nuit, et avait jeté l'ancre derrière une nottille de charbon"niers do Hull, dont les voiles noires eussent pu faira mourir de chagrin le père de Thésée, et, là, à voir son air débonnaire et paisible, on eût dit un honnête navire attendant l'heure de la marée pour remonter au pont de Londres et déposer devant Custom-House la plus légitime cargaison de marchandises.

Pourtant la hauteur de ses deux mâts, la largeur de ses vergues, la coupe évidée de sa coque, où la contenance avait été évidemment sacrinée à la légèreté de la marche, donnaient à la Belle-Jenny, malgré sa mine hypocrite, un air leste et fripon que n'ont pas les bâtiments


dont l'unique occupation est de transporter de la mélasse. En revanche, aucun capitaine n'aurait pu montrer des papiers mieux en règle que ceux du capitaine Peppercul.


Bien que la maison devant laquelle /nous avons conduit notre lecteur soit d'une apparence médiocrement engageante, nous espérons qu'il voudra bien, sous notre conduite, devancer de quelques pas l'inconnu et son guide, et y pénétrer avec nous.

Au dehors, elle n'avait rien de particulièrement repoussant et paraissait à peu près semblable aux autres maisons de la rue. Cependant sa façade étroite et comprimée par les façades voisines, épanouies plus largement, avait un air de gêne et de contrainte, comme un fripon en bonne compagnie. Ses murailles de briques d'un jaune malsain produisaient l'effet du teint

III


aigre et blême d'un débauché à côté des faces rougeaudes et bien portantes des édifices juxtaposés. Ce logis, de peur d'être borgne ou louche, s'était fait aveugle. Toutes les fenêtres étaient fermées, et rien de la maison ne regardait dans la rue pour éviter la réciprocité. Suivant l'usage de Londres, un petit fossé garni de grilles la séparait de la rue; la grille, toute couverte de cette imperceptible poussière de charbon que tamise perpétuellement le ciel anglais, était noire comme la balustrade qui entoure une tombe, et prouvait, de la part des maîtres ou des locataires, une profonde incurie du confort et de la propreté, si toutefois cette maison était ordinairement habitée, car rien n'y révélait la présence de l'ho:nme. La cheminée n'y dégorgeait pas de fumée, et le bouton de cuivre de la sonnette, tout couvert de poussière et tout vert-de-grisé, ne semblait pas avoir été touché de longtemps; rien ne vivait sur ces murailles endormies, mornes et délavées par la pluie.

En étudiant un peu l'aspect extérieur de cette maison, dont la devanture, à cause de son manque de largeur, ne pouvait admettre que deux iënêtres de front et une chambre par étage, y compris la cage de l'escalier, un observateur attentif eût compris que cette façade n'était que le masque d'un autre édifice situé à


une grande distance de la rue, et a qui elle serv&it pour ainsi dire de' couloir; car les angles des marches de pierre du perron, éliméoa et arrondies au milieu, témoignaient d'un passage plus fréquent que n'aurait pu le faire supposer la médiocrité du taudis.

En effet, la porte s'ouvrait sur un long corridor obscur, humide, ou circulait avec peine un air rarement renouvelé, fétide et glacial un air de tombe, de cave ou de cachot; lea parois de cet étroit boyau miroitaient à hauteur d'homme, par les tâtonnements successifs des mains grasses qui avaient cherché leur chemin dans son ombre. Le sol était couvert d'un enduit de boue gluant par places, calleux dans d'autres, qui témoignait du passage d'un grand nombre de semelles crottées. Au bout de quelques pas, la lumière avare qui filtrait par les carreaux jaunis de l'imposte s'éteignait, et il fallait marcher assez longtemps dans la nuit la plus profonde. Le corridor traversait probablement des maçonneries compactes et ne pou vait s'éclairer même par des jours de souffrance peut-être même, en de certains endroits, était-il complètement souterrain, à en juger du moins par l'eau qui suintait des pierres.

L'homme qui eût suivi ce couloir pour la première fois eût été pien vite désorienté par


les nombreux coudes qu'il faisait, et n'aurait pu en deviner la direction.

L'inconnu, précédé du singulier personnage aux vêtements couleur de muraille, marchait de ce pas ferme mais prudent, où un pied no quitte laterre que quand l'autre est bien appuyé non qu'il pût redouter quelque piège, quelque trappe à bascule, puisque le guide passait devant lui; mais il ressentait cette appréhension vague qu'inspirent aux plus braves l'obscurité et le froid sous une voûte basse entre deux murailles étroites.

Par un mouvement instinctif, ses mains avaient cherché sous son manteau si ses deux petits pistolets de poche étaient bien à leur place.

A une assez grande distance au fond de l'ombre, quelques raies rougeâtres commençaient à se dessiner, indiquant une chambre éclairée, dont les lumières filtraient à travers les ais d'une porte mal jointe.

Le guide poussa un piaul~ent bizarre, signe convenu de reconnaissance.

Un grincement de verrous se fit entendre à l'intérieur, et la porte, s'entre-bâillant, laissa tomber subitement dans le noir passage un rouge ûot de clarté.

Usant de nos privilèges de romancier, nous pénétrerons avant l'étranger dans ce bouge 4.


étrange ou il semblait attendu, quoique, à vrai dire, il fût impossible de deviner quelle espèce de relations pouvaient exister entre ce jeune homme à figure noble et pure et les hôtes bizarres de ce taudis.

C'était une chambre assez grande où le principàl objet qui saisît d'abord les yeux était une cheminée de forme ancienne, ou grésillait dans une grille un feu très vif de charbon de terre, dont les rejflets flamboyants illuminaient la pièce; car il fallait compter pour rien ce jour louche et douteux tombant d'une fenêtre dont les carreaux inférieurs étaient soigneusement barbouillés de blanc d'Espagne, et qui s'ouvrait sur un de ces puits sombres qu'on appelle des cours dans les grandes villes; les deux vitres restées claires ne laissaient voir que des auvents et des toits désordonnés de tuiles d'un ton criard, qu3 des tuyaux et des cages de planches noires, toutes les misères intérieures d'une bâtisse ignoble et pauvre. Les murailles, mises à nu par le frottement des épaules, dans les portions inférieures, conservaient dans le haut quelques traces d'une peinture d'un ton rouge sombre comme du sang vieilli. Sur'ce f.rnd, les habitués du lieu avaient, dans leurs moments d'attente ou de loisir, sculpté, avec la pointe d'un clou ou d'un couteau, une foule de dessins et d'arabesques


du plus haut caprice, dont les linéaments blancs ressortaient comme les compositions des vases étrusques, et démontraient un art non moins pur, non moins primitif.

Le thème favori de ces artistes inconnus, celui qui se reproduisait le plus fréquemment à travers ces fantaisies ornementales, c'était, il faut l'avouer, un gibet orné de son fruit. Ce choix trahissait-il des préoccupations habituelles, ou ne venait-il que du joli effet produit par les trois montants de la potence anglaise, réunis a leur sommité par des traverses do bois formant triangle, et dont la silhouette pittoresque séduisait les dessinateurs! C'est une question délicate à résoudre. Ces représentations, quoique grossières qu'elles fussent, se recommandaient par la fidélité et l'exactitude technique. Malgré la barbarie du dessin et les monstrueuses licences anatomiques, les mouvements et les attitudes des -petits personnages suspendus offraient cette vérité saisissante que l'art le plus avancé n'atteint pas toujours les nœuds coulants étaient bien placés, et trahissaient des spectateurs assidue du théâtre de Tiburn.

Ces grotesques esquisses, tracées avec une jovialité terrible, faisaient rire et faisaient trembler. Plusieurs coupes, épures et élévations de la prison de Newgate, alternaient avec cet


aimable sujet, et, à défaut de correction architecturale, attestaient une grande connaissance et un vif souvenir des lieux. Des têtes du profil le plus bizarre, tenant des pipes entre leurs dents, y faisaient la grimace à des lions couronnes et autres bêtes apocalyptiques des vaisseaux, plus fantastiques que ceux de DellaBella, s'y dandinaient sur des mors impossibles. Tout cela était tracé à grands traits, et sans beaucoup de respect de la figure voisine des dates, des chiffres et des lettres d'une calligraphie hasardée, compliquaient cet effroyable grimoire, où les seuls mots lisibles étaient paresse, vice et crime.

L'ornementation de la salle n'avait cependant pas été laissée tout entière a ces fantaisistes de rencontre un art plus cultivé se faisait sentir-dans les pancartes gravées sur bois et coloriées, représentant le chandelier d'or aux sept branches mystiques, la chaste Suzanne et les vieillards, le portrait de George III, le retour de l'Enfant prodigue, les principales poses de la boxe, les exploits de Jack Sheppard et de Jonathan Wild, ces Cid et ces Bernard do Carpio du romancero picaresque, des combats de coqs et des prises de bouledogues célèbres, des courses d'Epsom et de New-Market, etc., etc.

Une atmosphère chaude, étouffante, chargée


de miasmes de charbon de terre, de fumée de tabac et de l'acre parfum du wiskey, flottait dans cette chambre et prouvait, de la part '~e ceux qui la pouvaient soutenir des nerfs olfactifs bien robustes.

Pourtant, les trois ou quatre individus qui s'y tenaient ne semblaient pas en souffrir. Au contraire, une sensation de grossier bien-être épanouissait leurs faces plombées et communes.

Ils portaient des habits noirs, des gilets de satin et des chapeaux ronds mais, avant d'arriver à eux, ces habits, partis peut-être du beau Brummel, avaient dû accomplir bien des pèlerinages et subir bien des mésaventures. Ces vêtements délabrés, d'un drap jadis soyeux, d'une coupe dont l'élégance se devinait encore, et qui, dans leur dégradation, gardaient quelque chose du pli que leur avaient fait prendre leurs premiers et fashionables possesseurs, formaient une caricature tristement plaisante, un muet poème satirique plein de raillerie et de dérision.

Un seul d'entre eux ne portait pas ce costume mondainement misérable. Une chemise de laine rouge, une cotte de toile goudronnée, un chapeau de cuir ayant pour jugulaire une fIcelle, tel était son habillement, celui d'un simple matelot.


Une expression d'audace relevait ce que ses traits pouvaient avoir de trivial et de dur. et, dans ses yeux d'un bleu clair et froid comme celui des océans polaires, brillait un rayon d'intelligence.

Les autres semblaient, du _reste, lui parler avec une sorte de déférence, quoiqu'il fût accoudé a la méme table et se versât des rasades du même pot de double bière.

Eh bien, Saunders, dit l'un des hommes en habit noir au matelot en vareuse rouge, l'heure approche où le gentleman pour qui nous devons travailler va venir.

Oui, répondit laconiquement Saunders, qui s'occupait, tout en buvant, à pétrir dans le creux de sa main un corp3 noirâtre pressé entre deux linges.

Ust-co que vous le connaissez, Saunders, ce gentleman continua l'interlocuteur. Non, répliqua Saunders, décidément ami du style monosyllabique.

Ah ajouta, comme pour fermer la conversation, le personnage S l'habit noir, en s'ac. coudant à la table d'un air méditatif.

Saunders se leva, et, se dirigeant du côté du foyer, présenta à la namme la substance brune, qu'il étala sur le linge coupé en forme de masque.

Est-ce que vous avez envie de vous dégui-


der et d'aller au bal masqué avec la belle Nancy reprit le parleur obstiné. J'ai une démangeaison furieuse, Noil, do te camper cette emplâtre sur le museau et de e, te clore ainsi le bec, insupportable bavard ré- pondit Saunders avec un grognement aussi agréable que celui d'un ours blanc agacé sur une banquise par une gaffe de baleinier. Au lieu de me questionner, va plutôt lever la trappe, et appelle, pour savoir si les autres sont arrivés.

Noll se dirigea vers un coin de la pièce, déplaça une malle'et quelques paquets, saisi un anneau incrusté dans le plancher, et souleva, avec l'aide de son camarade Bob, une trappe assez lourde.

Lorsque la trappe s'ouvrit, une bouffée d'air froid et chargé de vapeurs d'eau s'engouffra dans la chambre.

Bob, roidissant ses bras, qui, bien que minces et décharnés, ne manquaient pas de vigueur, soutint la trappe a demi entr'ouverte.

S'agenouillant sur le bord de la cavité, Noll plongea sa tête dans le gouffre le fond en était si obscur, qu'on n'y pouvait rien démêler cependant la force et la fraîcheur du courant d'air ne permettaient pas de penser que cette trappe fût l'ouverture d'une cave, et, en prêtant une oreille attentive, on eût discerné, dans


le lointain, comme un sourd clapotis d'eau.

Je n'entends rien, dit Noll après quelques minutes d'auscultation je m'en vais faire le signal.

Et il poussa un cri modulé et guttural qui résonna dans les profondeurs du souterrain, sans obtenir d'autre réponse que celle de l'écho.

Au fait, dit Saunders, nous n'avons pas encore besoin d'eux, et il n'est guère agréable de se morfondre sous cette voûte noire. Il fera nuit de bonne heure aujourd'hui, continuat-il mentalement, en jetant les yeux vers les deux barreaux par ou l'on eût pu apercevoir le ciel, si les flocons du brouillard, de plus en plus épais, ne l'avaient complètement inter" cepté. Tant mieux, notre besogne en sera plus

i

facile. Bob, le chariot chargé de marchandises qui doit obstruer le bout de la ruelle, de peur qu'on ne nous dérange pendant cette opération, est-il prêt & marcher!

Oui, maître Saunders Cuddy est a la tête de ses chevaux et vous fera un embarras si compacte, qu'une belette ne pourrait s'introduire dans la ruelle. Oh 1 le drôle est adroit. A le voir ainsi fagoté, on dirait qu'il n'a fait autre chose de sa vie que de conduire dos voitures ce n'est pourtant pas son métier, répondit Bob en riant et comme enchanté de cette


facétie. Vous travaillerez là comme dans un bois ou sur une plage dëaerte.

Vous avez trop d'esprit, Bob, répondit Saunders; vous ne vivrez pas jusqu'à votre mort, prenez-y garde 1

Pendant que ceci se passait dans la chambre historiée des merveilleux gribouillages que nous avons décrits, une yole fine, légère, taillée en poisson, et manœuvrée par quatre rameurs qu'on aurait cru animés par un mécanisme, tant leurs mouvements s'opéraient avec une précision mathématique, remontait le cours de la Tamise sans paraître fatiguée de l'agitation des vagues et du remous de la marée. Les avirons s'enfonçaient dans l'eau sans en faire jaillir une goutte, s'ouvraient et se fermaient avec la facilité d'un éventail de jolie femme.

Quoique la brume, qui s'épaississait toujours, rendît la navigation difficile et multipliât les chances d'abordage dans ces rues de navires qui forment une villa maritime en avant du pont de Londres, la yole se faufilait en frétillant entre les obstacles avec une adresse et une légèreté Inouïes. On eût dit qu'elle portait à sa proue, tant était grande sa sensibilité divinatrice, ces tentacules qui font pressentir les objets à de certains insectes et qui sont comme la vue du toucher.

ë


Quand elle eut dépassé le pont de Londres, dont les arches énormes, s'ébauchant par de grandes masses noires sur le ciel grisâtre, formaient un de ces effets à la Martynn que les Anglais appellent &<!&~<?~<tM, et qu'elle se trouva dans un bassin relativement plus libre, elle fila avec une vélocité double. Elle eut, comme une truite, remonté une écluse de moulin ou une cascade.

Bientôt elle dépassa successivement lesponta de Southwark, de Blackfriars, et, serrant la rive de plus près, se mit à longer Temple-Hall et Temple-Gardens; puis, rasant SomersetHouse, elle se glissa sous l'arche du pont de Waterloo la plus voisine de terre, se rapprocha du bord, et vint s'engouffrer dan~ une arcade basse à demi masquée par les saillies des avant-corps au milieu desquels elle était pratiquée. Quelques bateaux chargés étaient amarrés autour, et ce bâtiment, fait de briques et de planches, autant qu'on pouvait le démêler à travers le brouillard, avait l'air d'un magasin ou d'un entrepôt de marchandises. L'embarcation pénétra sous cette voûte basse, qui s'étendait beaucoup plus qu'on n'aurait pu le croire d'abord; un coude soudain, .fait à peu de distance de l'orifice, en dissimulait habilement la profondeur.

Apres quelques minutes d'une nage pru."


dente, les nageurs sortirent leurs avirons de l'eau, et l'un d'eux, cherchant & tâtons un anneau scellé dans le mur, après l'avoir rencontre. y passa une corde et attacha la yole puis, les uns après les autres, ils sautèrent sur la première marche, à moitié couverte d'eau, d'un escalier que leur habitude des localités leur nt trouver sur-le-champ, malgré la nuit qui les enveloppait.

Une grille qu'un des matelots ouvrit barrait le passage à cet endroit.

L'escalier, après une trentaine de marches, aboutissait à un plafond que le premier des matelots heurta assez fort de la téta. Au diable la distraction j'ai mal compté, et je me suis trompé d'une marcheen montant. Ma punition est une bosse au front; heureusement que j'ai le crâne plus dur qu'un bifteck à la taverne de l'fc~OM~ eo~'<MM~.

Eh bien, Snuff, que vous arrive-t-il t qu'avez-vous à grommeler entre vos dents, comme une vieille femme papiste qui égrené son chapelet, au lieu de cogner au plancher et de faire le signal Croyez-vous que nous nous amusions là, derrière vous, sur cet escalier plus roide qu'une échelle de potence ? g Je vais frapper contre le plafond, et en même temps pousser le cri.

Un coup sourd retentit dans le souterrain,


bientôt suivi d'un piaulement aigre et prolongé.

Qui travaille là, sous le plancher ? dit Saunders tressaillant à ce son bien connu. Et, frappant du talon sur la trappe

Paix là, vieille taupe on y va ajouta-t-il, parodiant à son usage le mot d'HamIet a l'Ombre car Saunders avait vu récemment, au théâtre de Drury-Lane, cette pièce du vieux Shakespeare, qui avait fait une vive impression sur sa nature rude mais poétique.

La trappe s'ouvrit, et, rabattue sur ses charnières, laissa émerger successivement du gouffre humide quatre gaillards qui, s'ils n'avaient pas l'air précisément convenable, portaient du moins, sur leurs faces rougies par les intempéries de l'air, une expression d'astuce et d'audace significative de qualités énergiques dépensées peut-être en dehors du cercle des choses permises.

Y a-t-il encore du gin et du wiskey ? s'écria le premier qui mit le pied sur le plancher. Et il courut aussitôt à la table vérifier si quelques gouttes des précieuses liqueurs perlaient encore au fond des bouteilles.

Oh 1 dit le second, quand Noll et Bob sont restés accoudés face à face un quart d'heure, séparés par une bouteille, la pauvre petite se meurt bientôt de consomption.


Allons, ne pleure pas, Snuïf, répondit Noll en tirant d'un coin une bouteille pleine. Belzébuth se lâcherait les lèvres s'il tâtait de cela. C'est du vitriol pur, du feu liquide sans mélange de rien de fade. Es-tu comme moi ? 1 plus je vsis, plus je trouve le gin faible 1 C'est là vie, mon vieux plus on va, plus on perd ses illusions. Nous avons tous cru à la force du gin. Est-on simple' quand on est jeune t modula mélancoliquement Snuff, en versant une rasade philosophique de ruine bleue.

Le conciliabule en était là lorsque l'étranger et son guide, après avoir fait le signal de reconnaissance, pénétrèrent dans la salle. Il promena son regard clair sur ces estimables canailles, qui, involontairement, baissèrent les yeux, à l'exception de Saunders, dont le visage paraissait un mume parmi des museaux, une hure parmi des groins. Il y avait en lui l'étoffe d'un crime. Les autres n'étaient capables que de délits. C'était un pirate ses camarades n'arrivaient qu'au voleur.

L'étranger, avec cette délicatesse des âmes cultivées, devina tout de suite que le moins ignoble de la bande était Saunders d'un regard, il en fit le chef, et ce fut à lui qu'il adressa la parole.

Tout est-il disposé d'après le plan con- 5.


venu dit l'étranger d'un ton impératif et calme.

Oui, milord; nous n'attendons plus pour agir que le bon plaisir de Votre Grâce, répondit Saunders poliment, mais sans basse obséquiosité.

Bien l'heure d'agir est arrivée.

Allons, dit Noll à Bob, va dire à Cnddy do s'engager dans la ruelle avec sa voiture. Bob sortit après avoir essayé de donner avec sa manche usée un peu de lustre à son feutre sans poil; car, disait-il, il fallait toujours avoir l'air d'un homme du monde.

Saunder disposa son masque de poix dans le fond de sa main épaisse, et s'apprêta à sortir. L'homme avec lequel j'entrerai dans la ruelle en causant est celui qu'il faut enlever, dit l'inconnu; mais surtout pas de violences pas de brutalités 1

Soyez tranquille, milord la gentilhomme sera manié délicatement, comme une caisse où il y a écrit « Fragile, répondit Noll avec une fatuité de contrebandier. Tous les hommes de la bande sortirent les uns après les autres, pour ne pas donner de soupçons, et se mirent à ûâner le plus naturellement du monde dans ce lane désert,

L'étranger se dirigea seul du côté de l'église Sainte-Margareth.


Usant des privilèges du romancier, nous allons sauter, sans transition aucune, du sombre bouge que nous venons de décrire, dans une élégante maison du West-End. Cet écart, loin de nous éloigner de notre histoire, nous y ramène. La scène est bien différente mais nous n'avons pas cherché le contraste. Les femmes de miss Amabel Vyvyan venaient de mettre la dernière main à sa toilette de mariée, et Fanny, par surcroît de précaution, fixait par une nouvelle épingle enfoncée dans l'épaisse torsade de cheveux bruns enroulés derrière la tête d'Amabel, un long voile de dentelle d'Angleterro, qui retombait en plis

IV


transparents sur la blanche toilette nuptiale. Mary et Susannah, les deux autres caméristes, lorsqu'elles virent le voile dénnitivement attaché, prirent deux flambeaux qui brûlaient sur la table, et les tinrent élevés pour que leur jeune maîtresse pût se contempler à son aise dans la glace; car, bien qu'il fût près de onze heures du matin, à peine si un rayon livide de lumière pénétrait à travers les vitres et les rideaux; un de ces brouillards jaunes, épais, suffocants, si communs à Londres, pesait sur la ville et continuait dans le jour les ombres de la nuit.

La tête, qui, illuminée de reflets soudains, se réûéchit comme entourée d'une auréole sur le fond sombre de la glace, était d'une beauté à ne le céder en rien aux plus pures créations de l'art grec.

Ce qui frappait surtout dans ce divin visage, c'était une blancheur lactée, marmoréenne, éblouissante, lumineuse pour ainsi dire, ou les traits se dessinaient avec la transparence et la Bnesse de ceux d'une statue d'albâtre oriental.. Quoiqu'il soit dans l'habitude des jeunes Bancées près de marcher à l'autel d'avoir les joues couvertes du voile épais de la pudeur, celles d'Amabel étaient à peine colorées d'une imperceptible teinte vermeille semblable à celle qui ravive le cœur des rosés blanches. Le sang


d'azur de l'aristocratie veinait cette chair délicate, neur de serre chaude que n'avait jamais fatigué le soleil ni la pluie, Une pulpe composée de sucs exquis et de purs éléments oh la rusticité plébéienne n'avait pas un atome a revendiquer.

L'absence des soucis matériels, les recherches d'un luxe héréditaire, la confortabilité parfaite de la vie, l'habitation de vastes appartements et de châteaux aux grands parcs pleins s d'ombrages et d'eaux vives, jointes & la pureté de la race, amènent souvent la beauté anglaise & une perfection inimaginable. Le marbre vivant dans lequel sont sculptés ces beaux corps n'a de rival dans aucun pays du monde, pour l'éclat, la finesse et la transparence du grain. Les carrières de Paros et de Pentélique humain se trouvent dans l'antique Albion, ainsi nommée plutôt à cause de ses femmes que de ses falaises.

Amabel était la plus blanche fille de ce nid de cygnes arrêté au milieu de l'Océan. Deux fins sourcils noirs rejoignaient leurs arcs à la racine d'un nez qu'une légère inflexion aquiline rendait plus noble que le nez grec, sans lui rien ôter de sa correction, et couronnaient des yeux aux prunelles d'un brun intense et chaud nageant sur un cristallin d'une limpidité bleuâtre une bouche d'un pourpre vif écla-


tait comme un œillet rouge au milieu de cette j pâleur, qu'elle rendait plus sensible et plus frappante.

Le long des belles joues d'Amabel se dèrou- laient deux molles spirales de cheveux soyeux et lustrés dont elle corrigea le tour du bout du doigt. Pour donner à sa toilette ce perfec- tionnement, elle mit en évidence une main d'une forme charmante, étroite, un peu longue, aux doigts emiéa terminés par des ongles polis, brillants comme le jade, et d'une pureté aristocratique irréprochable. De telles mains, le désespoir des duchesses de la finance, ne s'obtiennent que par des siècles de vie élégante et se transmettent, comme les diamants, de génération en génération. Apparemment, Amabel se trouva bien, car un léger sourire releva les coins de sa bouche sérieuse, et, se tournant vers Fanny, elle lui dit d'une voix harmonieuse comme de la musique

Fanny, vous vous êtes surpassée aujourd'hui. Je ne suis vraiment pas mal.

Mademoiselle, car je peux dire encore mademoiselle, n'est guère difficile à parer. Elle va si bien à ses robes 1

Flatteuse 1 Mais quelle heure est-il

Onze heures vont sonner, répondit Fanny après avoir consulté de l'œil une pendule in-

s:


crustée de burgau et posée sur un piédouche. Onze heures déjà! et ma tante lady Eleanor Braybrooke qui n'arrive pas 1

Il me semble, répondit Fanay, que j'entends une voiture qui s'arrête devant la porte. Ce doit être lady Eleanor.

Un tonnerre de coups de marteau retentit au bas de la maison comme Fanny achevait sa phrase, présageant un personnage d'importance.

En effet, au bout de quelques minutes, un valet poudré et en bas de soie annonça en soulevant la portière

Lady Eleanor Braybrooke!

Une femme majestueuse et raide, ayant atteint cet âge si dimcile à axer, qu'on appelle poliment un certain âge, entra dans la chambre avec une roideur automatique, sans faire onduler le moins du monde son épaisse robe de soie. On eût dit que des rouages intérieurs la faisaient mouvoir et qu'elle s'avançait au moyen de roulettes de cuivre, comme ces poupées qu'un mécanisme caché fait circuler autour d'une fable.

Le corselet dans lequel se moulaient ses charmes, développés par l'embonpoint de la quatrième jeunesse, eût préservé d'un, coup de lance aussi bien qu'une armure de Milan, tant il était bardé de baleines, de lames d'aciers et


autres engins compressifs. Comment la brave dame avait-elle pu s'introduire dans cette gaine, c'est un mystère de toilette que nous respecterons; mais elle avait dû subir une pression de quarante atmosphères pour obtenir ce résultat.

Son visage, large et carré, était diapré de toutes les neurs do la couperose. Ses joues flambaient, son nez visait au charbon son front même était couleur de pralines. Cette physionomie incandescente s'encadrait de cheveux d'un roux britannique férocement crêpés, et qui ressemblaient plutôt à des filamonts de soie végétale qu'à des cheveux humains. Ce visage eût été des plus communs sans deux prunelleg d'un gris dur et froid comme l'acier qui en relevaient la trivialité par quelque chose de dédaigneux et d'impératif ce regard la signait grande dame, femme de malgré la bourgeoise épaisseur de ses formes et l'enluminure de son teint. Lady Eleanor Braybrooke était veuve et servait de chaperon à miss Amabel Vyvyan, sa nièce, restée orpheline toute jeunq et maîtresse absolue d'une assez grande fortune.

Dans la cérémonie importante qui allait avoir lieu, lady Braybrooke devait servir de mère à sa nièce.

Miss Amabel, quoique la chose ne soit guère


romanesque, épousait, sans obstacle aucun, un jeune homme charmant, sirBenedict Arundell, qui l'aimait et qu'elle aimait depuis bientôt deux ans.

Sir Benedict Arundell était jeune et beau, noble et riche toutes les convenances étaient donc réunies dans cette union, puisque la Sancée possédait les mêmes qualités.

Regardez donc, ma tante, quel affreux brouillard il fait, dit miss Amabel en tournant ses beaux yeux vers la fenêtre.

Au commencement de novembre, cela n'a rien d'étonnant dans la vieille Angleterre, répondit ladyEleanor.

Sans doute; mais j'aurais désiré pour ce jour, le plus beau de ma vie, un ciel d'azur, un gai soleil, des parfums de fleurs et des chants d'oiseaux.

Chère petite, avec une chambre bien tapissée, des bougies, un bon feu dans la grille, un flacon de mille neurs et un piano d'.Érard, on remplace tout cela. Je ne m'occupe guère du temps qu'il fait, moi.

Toujours positive, ma tante 1

Toujours poétique, ma nièce 1

Je voudrais que la nature s'associât davantage à nos impressions: cette tristesse du* ciel pèse amon~mqjoyeuae.

Enfant, si le bon Dieu, a ta requête, dé-

6


chirait tout à coup les voiles de la brume, la splendeur du soleil onenserait peut-être comme une irorie quelque coeur blessé.

C'est vrai, ma tante; mais je n'ai pu, ce matin, me défendre de cetto impression nerveuse.

Bah t sir Benedict Arun.dell aura bientôt dissipé cette mélancolie, répliqua lady Eleanor Braybrooke avec ce sourire équivoque et rMë dont les personnes d'âge ne sont pas assez ménagères.

Un roulement de voiture se fit entendre sous la fenêtre, et, bientôt après, sir Benedict Arundell parut.

Il était mis avec cette simplicité correcte, cette perfection exquise et n'attirant jamais l'œil qui caractérisent le parfait gentleman, et dont les Anglais possèdent seuls le secret il avait évité le ridicule presque insurmontable de 1 habit de noce, et cependant il n'y avait dans son costume aucune infraction à la solennité de la circonstance.

Sir Benedict Arundell, suivant l'usage, ne portait ni barbe, ni moustache, ni royale, ni aucun de ces ornements qui hérissent les visages continentaux seulement, sa figure lisse et polie était entourée de favoris châtains et passés au fer, qu'un artiste, amant du pittoresque, eût trouvés trop réguliers, mais qui


eussent assurément obtenu l'approbation de feu Brumme! et du comte d'Orsay.

H avait ces traits d'Atinoüs un peu allongés et refroidis que présentent assez fréquemment les beUes races d'Angleterre, et sa tête semblait la copie de quelque dieu grec faite par Westmacott ou Chantrey.

On n'aurait pu rêver un couple mieux assorti.

Le nuage qui couvrait le front d'Amabel se dissipa à l'aspect de son fiancé. Les yeux bleus de Benedict contenaient assez d'azur pour en faire un ciel. Une joie pure illumina les traits charmants de la jeune fille, qui tendit sa main aux lèvres de Benedict.

Les yeux gris de lady Eleanor Braybrooke pétillèrent à ce tableau, qui rappelait sans doute une scène analogue ou elle avait joué un rôle, mais déjà enibncée dans un passé si lointain, qu'il fallait assurément une excellente mémoire pour s'en souvenir.

Voilà pourtant comme nous étions, murmura lady Eleanor, ce brave sir George-Alan Braybrooke et moi, il y a vingt ans, à peu près 1 Cet à peu près était assez énigmatique; mais lady Eleanor n'aimait pas à formuler précisément, même à part soi, des datea qui auraient donné le chiHre exact de son âge. Ce rapprochement intérieur no pouvait être juste que


pour la bonne dame car, jeune, eUe n'avait pas eu même la beauté du diable, et sir CteorgeAlan Braybrooke, long, sec, roide, osseux, avec son menton carré, son nez à la Wellington, et sa bouche en estafilade, n'avait jamais ressemblé, même dans le temps de ses amours, à l'élé.gant Benedict Arundell.

Allons, mes enfants, reprit lady Eleanor, il est temps de partir; le chapelain a déjà du revêtir son surplis, et les invités arrivent en foule.

Elle monta dans sa voiture avec Amabel, et Benedict prit place dans la sienne avec William Bautry, un de ses camarades.

Les cochers, poudrés, enrubanés, ornés d'énormes bouquets, la face écarlate et carainalisée par de nombreuses libations préalables à la santé des futurs époux et de leur descendance, ajustèrent les guides dans leurs mains avec un air de maestria incomparable, clappèrent de la langue, touchèrent leurs chevaux du bout de la mèche, et le cortège partit pour l'église.

Le soleil avait fait d'inutiles efforts pour dissiper les vapeurs rabattues par le vent d'ouest sur la ville de Londres, et son disque pâli et sans rayons faisait à peine deviner la place qu'il occupait dans le ciel par une tache livide plus semblable à la face malade de la lune qu'au vi-


sage étincelant de l'astre du jour. Les lanternes où le gaz attardé dardait encore ses jets ver- saient une lumière presque aussitôt étouffée. A quelque distance, tes objets estompés se contournaient en formes étranges et fantasti- ques, les voitures avaient l'air de léviathans et de behemots, les passants incertains de géants et de fantômes, les murailles sombres des édifices prenaient des apparences do babels et de lylacqs, et il fallait toute l'habitude des cochers pour ne pas se perdre dans cet air opaque, où mouraient les vibrations sonores, et qui sem- blait avoir ouaté les rues avec le duvet des nuages. La chapelle où le mariage devait se célébrer était Painte-Margareth, édiSce dans le style ogival normand, avec unetourcarrée, de puissants coctro-forts, une immense fenêtre quadrilobée cuustruction lugubre d'aspect, aux murailles noires comme de l'ébène, dont les nervures lavées par la'pluie, avaient l'air, en tout temps, d'être couvertes de neige, assise au milieu d'un cimetière sans verdure et parsemé de tombes dont la forme, rappelant vaguement celle du cadavre, avait quelque chose de sinistre et d'horrible une grille que la poussière du charbon de terre, tamisée par les cent mille cheminées de Londres, avait rendue plus enfumée quelessoupirauxde l'enfer, entourait ce champ

8.


de repos que l'agitation immédiate de la ville rendait encore plus morne.

La haute tour enfonçait dans la brume sa couronne de clochetons invisibles et semblait décapitée; le porche, fuligineux et sombre comme la voûte d'un four, ouvrant son arcado i béante, avait l'air de la gueule d'une orque ou de quelque autre bête démesurée soufflant de la fumée par les mâchoires. Le brouillard, qui baignait l'arceau gigantesque, produisait l'effet de, l'haleine de ce monstre architectural.

Certes, sans être superstitieux, un jeune couple pouvait, à l'aspect de cette église lugubre, concevoir quelques craintes pour son bonheur futur. Le frisson vous tombait invinciblement sur les épaules en franchissant cette voûte, plus obscure que celle de l'Ërëbe, et qui ne laissait trembloter au bout desa profondeur aucun rayon de jour, aucune étoile d'espérance. Assurément, il eût été injuste de demander à une vieille et rigide église protestante à Londres, à la fin de septembre~ un jour de brouillard, l'aspect heureux et gai d'un temple antique déroulant la théorie de ses colonnes blondes sur l'azur d'un ciel athénien mais, en vérité, ce matin-là, Sainte-Magarethavaitplusla mine d'une crypte sépulcrale bonne à recevoir les morts que d'une église à bénir le mariage de deux époux amoureux.


Eh bien, disait dans la voituresh* William Bautry il ~on ami Benedict Arundell, c'est donc vrai, tu te maries, à vingt-quatre ans, à la fleur de l'âge, lorsqu'une si longue carrière de plaisirs et de fantaisies était encore ouverte devant toi 1

A vingt-quatre ans, tu l'as dit, cher William le mariage est une folie qu'on ne doit faire que jeune.

Je suis assez de ton avis, et, d'ailleurs, Amabel justifie une résolution si prompte; mais, lorsque nous étions à l'université de Cambridge, il~'était guère facile de prévoir que tu serais le premier de notre joyeuse bande qui se laisserait prendre dans le traquenard de l'hymen.

Pendant que sir William Bautry et sir Benedict Arundell s'entretenaient ainsi en roulant vers l'église de Sainte-Margareth, un homme sorti de la rue adjacente se glissa sous le porche sombre, et se tint adossé contre la muraille entre deux colonnettes, comme la statue de pierre d'un saint.

Cet homme était coiffé d'un chapeau à larges bords enfoncé jusqu'aux yeux, et le pan d'un manteau de voyage rejeté sur l'épaule voilait le bas de sa ngure. Ce qu'on en pouvait distinguer annonçait des traits réguliers brunis par le soleil d'autres cieux.


Au bout de quelques minutes d'immobilité rêveuse, H dégagea une main des plis de son manteau, et, amenant une large montre plate à la portée do sa vue, il se dit

C'est l'heure ils vont bientôt venir 1 Et il replongea la montre dans la profondeur de son gousset.

A qui pouvait s'appliquer cette phrase, murmurée avec un accent étrange ? 1

Les voitures, détournant le coin d'une rue, arrivèrent devant le porche de l'église. Alors, l'homme que nos lecteurs ont déjà reconnu pour la voyageur si pressé rejeta son manteau en arrière, et parut s'affermir sur ses talons, comme quelqu'un qui touche à un moment suprême.

Le marchepied s'abattit. Amabel, s'appuyant légèrement sur la main de Benedict, allait descendre et pénétrer sous le porche, lorsque l'inconnu, ayant fait un profond salut à la fiancée, toucha le bras d'Arundell, qui se retourna vivement, tout étonné d'une semblable interruption dans un tel moment; car, tournant le dos à l'église, il n'avait pas vu s'avancer l'homme au manteau.

Sidney s'écria Benedict revenu du premier étourdissement.

Lui-même! répondit d'un ton grave l'homme ainsi nommé.


Et moi qui vous accusais d'indifférence. Venir ainsi des Indas pour assister a mon mariage C'est donc a cause de cela que vous n'avez pas répondu à mes lettres; vous vouliez me ménager cette surprise.

Benedict, j'avais un mot à vous dire, et c'est pour ce mot que je suis venu.

Vous le direz plus tard. Tantôt je vous présenterai à ma femme, et, ma foi vous êtes déjà tout présenté. Lady Arundell, sir Arthur Sidney.

Non, il faut que je vous parle sur-lechamp, seul à seul, ne fût-ce qu'une minute. Il y avait dans le regard de Sidney quelque chose de si ferme, dans sa voix un accent si impérieux, que Benedict, hésitant et laissant tomber la main d'Amabel, fit quelques pas du côté de son ami.

Madame voudra bien pardonner mon insistance, dit Sidney en s'emparant du bras de Benedict avec un sourire d'une grâce auëctée je n'ai qu'une phrase & dire.

Et il entraîna Benedict jusqu'à l'angle de l'église, à l'entrée de la petite rue qui longe un des bas côtés.

Amabel s'était rassise à côté de sa tante, lady Eleanor Braybrooke. qui grommelait entre ses dents contre cette absurde interruption.


Je vous demande un peu si cela a le sens commun tomber ainsi de~ Indes pour intercepter un marié au seuil de l'église Le moment est bien choisi pour débiter des balivernes Sir Arthur Sidney est un original qui ne fait rien comme les autres, répondit Amabel Benedict m'a souvent parlé de ses singularités. Est-ce qu'un homme bien né doit avoir des originaux pour amis répliqua lady Braybrobke du ton le plus majestueusement dédaigneux.

Amabel sourit de l'indignation superbe de sa tante.

Ce n'est pas moi, continua la douairière, qui de rouge était devenue cramoisie par les flots de colère qui lui montaient à la face, qui aurais permis à sir George-Alan Braybrooke de me planter 'là au moment de marcher à l'autel, fût-ce pour l'empire du monde. Mais il parait qu'elle est longue, la phrase qu'avait à dire ce Sidney, que Dieu confonde 1 La réflexion de lady Braybrooke, Amabel l'avait déjà faite car elle penchait sa tête couronnée de fleurs virginales à la portière de la voiture, pour voir si Benedict ne revenait pas. Rien ne paraissait encore à l'angle de l'église, le point le plus éloigné ou le brouiUard permît à la vue de s'étendre.

La position devenait singulière et ridicule.


Amabel et lady Braybrooke, aidées par sir William Bautry, descendirent de voiture et s'a- cc britèrent sous le porche. Sir William s'offrit J pour aller avertir Benedict et Sidney de l'incou- venance d'un pareil entretien prolongé si longtemps. s Les invités firent cercle, déjà étonnés, autour de miss Amabel Vyvyan, et l'engagèrent à pénétrer dans la nef. Les passants commençaient à regarder avec surprise cette belle jeune fille vêtue de blanc, cette uancée sans époux, debout, sous cette voûte sombre. En pénétrant dans l'église, Amabel sentit tomber sur ses épaules, à peine abritées par un léger voile de dentelles, un froid humide et claustral il lui sembla être enveloppée pour toujours par la fraîcheur du couvent et du se- pulcre. Elle eut comme le pressentiment de passer de la lumière dans l'ombre, du bruit dans le silence, de la vie dans la mort. Elle crut entendre se briser dans sa poitrine le res- sort de sa destinée.

William Bautry pâle, consterné, ne sachant quelle expression donner à sa Qgure. Il avait parcouru dans toute sa longueur la ruelle où étaient entrés Benedict et Sidney, fait le tour de l'église, fouillé les alentours.

Benedict et Sidney avaient disparu t


A peu près à la même heure où Amabel met' tait la dernière main à sa toilette, dans une autre maison de Londres, une'autre jeune fille se revêtait aussi, mais lentement et comme a regret, de ses voiles blancs de mariée. Elle était belle, mais d'une pâleur extrême; d'imperceptibles fibrilles violettes marbraient ses paupières et accusaient des larmes récemment versées, dont le coin d'un mouchoir trempé dans l'eau fraîche n'avait pu faire disparaitre complètement les traces; sa bouche contractée essayait vainement un sourire; les coins de ses lèvres, remontés avec effort, s'arquaient bientôt douloureusement. Une respira-

v


tion saccadée et pénible soulevait son corsage; et, quand la femme de chambre s'approcha d'elle pour poser sur son front la couronne de fleurs d'oranger, une légère rougeur couvrit ses joues décolorées.

Miss Edith Harley avait plutôt l'air d'une victime que l'on pare pour le sacrifice que d'une jeune vierge marchant à l'autel pour faire un libre serment d'amour et de ndélité. Pourtant Edith n'était pas opprimée par des parents féroces. Un père barbare, une mère acariâtre ne forçaient pas son choix. On ne mettait pas d'autorité sa main pure et Qne dans les griffes tordues par la goutte d'un vieillard obscène et monstrueux. Celui qu'elle allait épouser était un jeune homme, M. de Volmerange, beau, charmant et d'excellente famille, qui réunissait toutes les conditions faites pour plaire aux parents les plus positifs et aux jeunes ailes les plus romanesques.

Elle avait même paru accepter volontairement les soins de M. de Volmerange, et, dans les entrevues qui avaient précédé l'arrangement de leur mariage, souvent ses yeux se tournaient vers le jeune comte avec une indéQnissable expression de mélancolie et d'amour. Mais, en général, la présence de M. de Volmerange causait à Edith an malaise et une in" quiétude visibles seulement pour l'observateur, 7


qui ne s'accordaient pas avec certains regards pleins d'un feu étrange pour une jeune fille d'ailleurs si modeste en apparence.

Haïssait-elte, aimait-elle M. de Yolmerango 8 C'était un mystère difficile à pénétrer. Si elle ne l'aimait pas, pourquoi l'épousait-elle Si elle l'aimait, pourquoi cette pâleur, pourquoi ces larmes, pourquoi cet abattement!

Edith, enfant unique, adorée de son père et de sa mère, n'avait qu'un mot à dire pour rompre cet hymen s'il lui déplaisait. Qui l'empêchait de dire ce mot Tout autre mari proposé par elle eût été agréé de lord Harley et de sa femme, qui n'avaient d'autre but que le bonheur de leur aile chérie, et qu'aucun préjugé de caste n'eût décidé à la contrarier dans ses inclinations. Ils eussent accepté même un poète.

Quand les femmes d'Edith se furent acquittées de leur service, rendu plus long par l'inertie et la préoccupation de la jeune ûlle, qui se prêtait à peine à leurs soins, elle leur nt signe qu'elle était fatiguée et désirait rester seule quelques instants.

Aussitôt qu'elles se furent retirées, un coup porté discrètementavecle doigt, et qu'on aurait pu prendre pour ce petit bruitque fait derrière les tentures, en frappant la muraille de ses antennes, pour appeler sa femelle, cet insecte


vulgairement nommé l'horloge de la mort, crépita dans l'angle de la chambre, à un endroit occupé par une porte condamnée.

En entendant ce bruit, qui devait être un signal, Edith tressaillit comme si elle n'eût pas été prévenue. Une vive expression d'anxiété se peignit sur sa ngure, et elle se leva brusquement du fauteuil où elle s'était jetée. Un second coup un peu plus fort, mais pourtant retenu, résonna au bout de quelques minutes La jeune fille fit quelques pas chancelants vers la porte, et appuya ses mains sur son coeur, dont les battements l'étounaient.

Un troisième coup, sec, impérieux, et où le dépit semblait l'emporter .sur la crainte d'être entendu d'une autre personne qu'Edith, annonça l'impatience du visiteur mystérieux. La pauvre Edith déplaça un petit meuble qui masquait à moitié la fausse porte, et tira les verrous d'une main tremblante.

Une clef manœuvrée du dehors grinça dans la serrure, et le battant entre-bâillé et refermé aussitôt donna passage à un homme qui n'était pas M. de Volmorange.

Le personnage introduit d'une façon si singulière et si secrète chez une jeune fille qui, dans quelques heures, devait être la femme d'un autre, avait une physionomie dont il eût été difficile de trouver d'abord le caractère. Son


teint légèrement olivâtre, d'un ton mat, faisait ressortir deux yeux singulièrement mobiles et dont l'expression était amortie à dessein; la bouche était bien coupée; mais les lèvres, minces et serrées, semblaient garder un secret, et la lèvre inférieure, fréquemment mordue, indiquait des élans comprimés et des soumissions nécessaires acceptées par la volonté, mais non par le sang. Le nez, trop fin dans son arête, trop pointu malgré sa correction, donnait au reste de la figure une expression d'astuce. C'était une de ces têtes auxquelles on ne saurait reprocher aucun défaut, que l'on est forcé d'avouer belles, et,qui pourtant produisent un effet de répulsion dont on ne peut se rendre compte. Cette figure attirait et repoussait à la fois par une 'espèce de grâce dangereuse et de charme inquiétant. Les couleurs qui brillent gaiement sur l'aile de l'oiseau prennent, sans perdre de leur éclat, sur la peau tachetée du reptile, une nuance malsaine et venimeuse qui fait qu'on admire et qu'on est effrayé. L'homme & qui miss Edith venait d'ouvrir cette porte condamnée pour tous était joli comme une vipère et charmant comme un tigre. Lui assigner un âge eût été diolcile. Son front lisse n'offrait aucune de ces rides, aucun de ces plis au moyen desquels les dates s'écrivent sur la face humaine; il aurait paru sorti à peine de


l'adolescence sans cette froideur glaciale et cette absence de spontanéité, signe d'une longue dissimulation ce n'était pas un visage, c'était un masque.

Son vêtement était noir et brun d'une teinte neutre, et, quoique soigné dans un parti pris d'élégance austère, n'attirait l'œil par aucun détail visible et ne laissait dans la mémoire aucune trace.

Il y eut un moment de silence pénible; Edith, embarrassée, semblait attendre que l'in- connu prît la parole; mais celui-ci ne parais- sait pas disposé à lui éviter cette peine. Son attitude était respectueuse plutôt par habitude prise que par déférence réelle, et il laissait tomber d'aplomb sur la jeune aile un regard de maître.

Vous persistez donc, dit Édith en faisant un effort sur elle-même, à vouloir que je sois la femme de M. de Volmerange t Ce n'est pas a présent que je changerais d'avis; ce mariage est plus qae jamais nécessaire.

Vous savez cependant qu'il est impossible. Si peu impossible, que, dans deux heures, il sera fait.

Écoutez, Xavier, il en est temps encore ne mo forcez pas à commottre un mensonge devant Dieu et les hommes je puis me jeter 7.


aux pieds de mes parents, leur avouer tout, obtenir mon pardon. et le vôtre mon crime est grand, mais leur indulgence est sans bornes.

Ne faites pas cela, je vous démentirais. Si je prenais toute la faute sur moi 1 Je soutiendrais que j'ai toujours été un étranger pour vous.

Cependant j'ai là des preuves qui pourraient vous confondre, s'écria Édith avec indignation en courant vers un petit coffret dont elle souleva le double fond.

Vous croyez 1 répondit Xavier, dont un sourire ironique crispa les lèvres minces. De ses mains convulsives, Édith fouilla violemment le coffret, d'où elle retira quelques papiers que la façon dont ils étaient pliés indi. quait avoir été des lettres.

Elle en déplia une feuille et la jeta à terre elle était blanche. Elle en flt autant d'une seconde et d'une troisième.

Alors, elle laissa tomber le paquet, et ses bras découragés s'affaissèrent le long de son corps.

Toute trace d'écriture avait disparu Les lettres étaient redevenues de simples fouilles do papier.

Heureusement, votre onorc, miss Judith, était do mciHourc comiuMition que lu mionno.


Les menus caractères tracés par votre jolie main sont encore parfaitement visibles sur les billets que vous avez daigné m'écrire. Xavier, il y a dans tout ceci une énigme que je ne puis comprendre. Je suis jeune, je suis belle vous me l'avez dit sur plus de'ions que le serpent n'en prit pour séduire Eve l'unique faute de ma vie a été commise pour vous. Seul, vous avez le droit de me trouver innocente; ma fortune est considérable; le nom de ma famille compte parmi les plus honorables de l'Angleterre et n'a jamais été taché que par moi. Cette souillure inconnue, d'un mot vous la pouvez laver. Vous n'avez d'autres ressources que celles que vous donne votre instruction, qui vous rend digne d'un rang supérieur à celui que vous occupez. En m'épousant, vous voyez un monde nouveau s'ouvrir devant vous de l'ombre, vous passez à la lumière votre existence s'agrandit vous pouvez déployer dans une vaste sphère les talents que vous possédez. Ce qui était chimère devient désir raisonnable. La politique et la diplomatie n'ont rien de trop haut pour vous.

A mesure qu'Edith parlait, la figure pâte da Xavier so colorait, ses yeux, qu'il ne pensait plus voitor, jetaient des 6tinco!!ea. Ït auivait en e.spt'it !a Jouno nUo dans Ion riions qu'c'Ho lui montt'itit oonuno ptnu' h~ tantôt' d (thto)th'


de l'ambition ce quelle n'avait pu obtenir de l'amour; un moment même, il saisit la main d'Édith et la serra avec force mais ce mouvement d'enthousiasme n'eut pas de durée; l'éclair de ses yeux s'éteignit, il ramena sur ses traits ce voile morne qui dérobait les mouvements de son âme, et il reprit d'un ton glacé

Vous épouserez, tout a l'heure, M. de Volmorange.

Votre inconcevable refus ne peut avoir qu'une cause alors, mon malheur n'a plus do remède peut-être avez-vous déjà une femme en France 9

Non. répondit Xavier d'un ton singulier, ni en France ni ailleurs. Je suis celibataire. r

Édith, qui jusque-là avait supplié, se releva, et, de l'air le plus digne et le plus majestueux, dit au jeune homme

Ce n'est pas par passion pour vous que j'ai mis tant d'insistance dans mes prières j'ai été fascinée, mais non séduite; vous avez produit sur moi l'ûHot d'un philtro ou d'un poison, et Je no suis pas plus coupable que si un breuvage m'eût rendue fol!o. Jo ne vous ai jamais aimé, Dieu merci! j'en auian~ro, et oo m'oat uno consolatton dtUts mon m:~hour. MoH yoMK, ftvoM~H un momunt, no sont bton


vite dessillés. Quand j'entendis la vraie éloquence du cœur, quand je vis briller la flamme céleste dans un regard sincère, je compris aussitôt que j'avais été la proie et le jouet d'un démon, et j'aimai M. de Volmerango autant que je vous hais je l'estimai autant que je vous méprise oui, je l'aime éperdûment, de toutes les puissances de mon corps et de mon âme, ajouta miss Édith Harleyavec une insistance cruelle en voyant verdir le visage blême de Xavier, et je voulais lui épargner cette honte d'épouser une flllesouillée par vous. Mais je lui dirai tout, il me pardonnera et me vengera. Maintenant, monsieur, sortez, ou je sonne et je vous fais jeter par la fenêtre s'écria-t-eUe d'un ton ou éclatait la révolte de son sang aristocratique.

En disant chaque mot, elle avançait un pas,

et Xavier, comme foudroyé par les effluves d'indignation qui sortaient des yeux d'Edith, reculait en chancelant vers la porte, qu'elle referma violemment sur lui. Le dernier regard du misérable fut celui d'un serpent qui sent entrer dans son dos la grine d'un lion. E!lo repoussa les verrous et remit le meuble on plaça, ot le dorntor pas do Xavier reHon"!)."it encore sur t'cacatior (iuo tord ot tady ïttu'!<'y ontruront danM ht chfunbra.

L)t oo~'rt) avait ratnono toa t)ou!ouM th* ))t


vie sur les joues d'Edith, et le feu de l'indignation, caché toute trace de pleurs dans ses yeux brûlants; le calme des résolutions suprêmes rassérénait son front.

Aussi, lady Harley, en attirant sa fille sur son cœur, lui dit-elle d'une voix caressante Edith, mon enfant, je suis charmée de te voir sortie de l'abattement où tu étais plongée. Je craignais que ce mariage ne te déplût et qu'une vaine crainte de revenir sur ta résolution au dernier moment ne t'engageât seule à l'accomplir. Je n'aurais pas voulu qu'une considération mondaine compromît le bonheur de ta vie. Lord Harley, bien qu'il trouve dans M. de Volmerange toutes les qualités qu'on peut souhaiter d'un gendre, était venu avec moi dans l'idée de t'engager à ne pas former une union qui'te trouble et t'agite à ce point. Au moment de serrer avec ton respectable père le lien qui nous rassemble, je n'éprouvai rien de pareil une confiance inaltérable, une sérénité céleste, une joie calme et pénétrante emplissaient mon âme. Tel doit être le sentimont qui anime une jeune nUo quand eUo va s'unir à celui qu'elle accompagnera jusqu'au tombeau et qu'ollo retrouvera dans I'oternit(). Ma <n!)ro, répon'Ut Kdith on ombra~ant !<ut: ~iu'ie'y, et vous, tt'~a chor et troa honoré t~)~, jH vouH ro)n«t'c~ t~'ao uno R~titndM ~o-


fonde de ce que vous venez de dire, et je no puis exprimer à quel point ces marques d'intérêt me touchent, mais vos inquiétudes ne sont point fondées. Rassurez-vous. Votre choix est le mien. Je trouve, comme vous, M. de Volmerange parfaitement né, plein de sentiments nobles et généreux, d'une élégance accomplie et d'une grâce parfaite. Je crois fermement que, si un hommepeutsur terre rendre une femme heureuse, c'est lui.

jci, Edith ne put tout à fait comprimer un soupir en désaccord avec le sens des paroles qu'elle proférait, et qui indiquait plutôt un regret qu'une espérance.

J'aime M. de Volmerange. continua Edith je puis le dire devant vous, chers parents, et, au moment de marcher à l'autel, les larmes que j'ai pu verser, les tristesses auxquelles je me suis laissée aller n'étaient que des mélancolies de petite allô nerveuse, ou il n'y avait de véritable que le chagrin do vous quitter.

Tant mieux s'il en est ainsi, chère Edith; j'avais craint qu'une aversion secrète ne se cnchUt Mms cotte déférence & nos volontés. Uonnox-moi un baiser, mon père, dit la Juuuo Hllo en préaontunt son front aux lèvres du lord Um'ioy, qui l'uttim aur poitrine. l'uiM alto ~twit 1~ mttht 'le n'~ ~t


pencha dessus avec effusion. Quelques sanglots étouffés firent tressaillir son corps; mais, lors- qu'elle se releva, sa Ûgure avait repris son f expression de calme, s On annonça M. de Volmerange.

C'était un jeune homme de vingt-cinq à vingt-six ans, dont la physionomie charmante saisissait d'abord par un charme étrange. H était né à Chandernagor, d'un père français et d'une mère indienne, et mélangeait en lui les qualités des deux races. Ses yeux, du bleu le plus pur, étaient entourés de cils très longs et très noirs, et surmontés de sourcils d'ébëne nettement dessinès sur un front d'une pâleur mate. Ce contraste donnait à sa tête une grâce singulière. Le regard bleu nageant entre /deux sombres franges avait une teinte triste et douce quo la fermété des tons voisins empêchait do devenir féminine. Lorsqu'une émotion vive agitait M. do Volmerange, ses prunelles, ravivées par les teintes chaudes des paupières, semblaient s'illuminer et passaient du saphir à la turquoise. Ce désaccord du ton, tout agréable qu'il fût et qu'un peintre coloriste eût étudié avec amour, était cause que cette belle figure avait quoique choao do fatal, do myatérioux, do surnaturel pour ainsi dire. Oot'tains anges r~" vom'H <'t ftintKtrea d'Aibct't Um'er ont o~ ro~tu'd htttuci~ t't'tMi~n h' ~t' pt'"i'un<I HMottt" lit


mer, o& toutes les mélancolies semblent s'être 'é; fondues dans une goutte d'eau d'azur. Bien que la paix de l'âme, la franchise et la bonté res*pirassent sur cette figure, aucun artiste ayant à peindre lebonheurnel'auraitprisopourmodèle. M. de Volmerange était grand, et, quoique svelte, annonçait une force plus qu'ordinaire. Malgré l'élégance patricienne de sa taille, la largeur de sa poitrine et les muscles de ses bra?, visibles même sous le drap de ses manches, démontraient une vigueur d'athlète. Cette nature robuste, assouplie par l'élégance et la parfaite tenue du gentilhomme, avait une grâce extrême, la grâce de la force.

On partit pour l'église.

Cette église se trouvait être celle de SainteMargareth, dans Palace-Yard, et so <is le porche de laquelle miss Amabel Vyvyan, pâle comme une statue d'albâtre sur un tombeau, attendait son nancé.

Les voiles d'Edith frôlèrent en passant l'épaule d'Am~boI.

Quant à Volmerange, tout ontier à son bonheur, il ne jeta pas même un regard sur cette jaune fille inquiète arrôtée au seuil du temp!o et chot'ohatit à percer le brouillard do vuo.

Mt c~utndant (toux doxthtdeH VMud~nt do p;M.. f!< t')tHt) (t C<M <~ i'ttut~.

H


Amabel ne fit pas la moindre attention à cet incident. Tout entière à la pensée de Benedict, aux angoisses de l'anxiété, à l'embarras de cette situation gênante, elle ne remarqua ni Edith ni Volmerange aucun tressaillement ne les avertit.

Ceux-ci entrèrent dans la noire église, et la cérémonie s'acheva au son des nfales qui faisaient battre les portes et gémissaient dans les nefs encombrées d'ombres; le brouillard se résolvait en pluie, et de larges gouttes chassées par le vent cinglaient les vitres jaunes des grandes vitrines protestantes.

Une lueur blafarde, éteinte à chaque instant par les tourbillons de la tempête éclairait de reflets sinistres les nancés, le prêtre et les assistants. Le surplis prenait des aspects de suaire et le ministre des lividités de spectre ou de nécroman faisant une conjuration. Les gestes sacrés ressemblaient à des signes cabalistiques les époux inclinés-paraissaient plutôt prier sur des tombes que se pencher, heureux et ravis, sous la bénédiction nuptiale. Près do la porte au loin, on entrevoyait une ombre blanche entourée d'habits noirs et qu'on ont dit nxée au seuil de l'église par uno puissance infornalt), Atno malheureuse qu'un nngo ropousau du paradif.

Un ~nti)ï)ont do tri~to~o invtt)~t)!o n'Jhtit


emparé de l'assistance une vague idée de malheur secouait ses ailes de chauve-souris sur tous les fronts un froid glacial, pénétrant qui figeait la moelle dans les os, froid de cave, de sépulcre ou de prison, transissait les invités et ajoutait à l'impression pénible. Les moins superstitieux, malgré leur incrédulité, ne purent s'empêcher de dire en eux-mêmes « Voilà un mariage qui ne s'annonce guère bien; s'il est heureux, il faut avouer que le bonheur a de tristes auspices. &

Le seul qui fût insensible à toute impression extérieure, c'était Volmerange; il adorait Edith, et le jour ou il recevait sa main eût-il été plein de foudres et d'éclairs, de nuages et de trombes, lui eût paru le plus pur et le plus serein. Qu'importent les nuages du ciel et les brouillards de'la terre, quand on a le soleil dans le cœur et l'azur dans l'âme t

Quand le couple sortit de l'église, un homme d'un costume délabré et d'une mine humble, qu'on pouvait prendre pour un pauvre honteux ou un solliciteur spéculant sur le contentement qui porto un heureux à en faire d'autres, tendit à M. deVolmerango une enveloppe cachetée qui paraissait contenir quelques papier~ une supplique probablement des certifier a l'~I'put.

VnttMoritt~o pf't lu pU d'une uudn <Untn~t~


et le mit dans sa poche sans regarder l'individu qui le lui tendait.

Edith, à l'aspect de cet homme, tressaillit, mais ne fit aucune observation.

Il était écrit là-haut que l'église do SainteMargareth ne verrait, ce jour-la, s'accomplir heureusement aucun mariage.

Benedict Arundell avait disparu.

Et, vers le milieu de la nuit, dans la chambre nuptiale de Volmerange et d'Edith, un gémissement profond et douloureux avait retenti à travers le silence de la maison. Quelques domestiques l'avaient entendu mais nul n'avait osé pénétrer sans appel dans les mystères du thalamus. Etait-ce le cri de la pudeur effrayée, la dernière résistance de la vierge à l'époux g~ C'est ce que nul ne put résoudre.

Seulement, le matin, comme aucun bruit ne se faisait entendre dans la chambre, qu'aucun coup de sonnette ne retentissait et qu'il était déjà plus de midi, on se hasarda à ouvrir la porte.

La chambre était vide 1


Lady Eleanor Braybrooke, exaspéré a do rage, avait pris un teint d'apoplectique remplir d'espérance ses héritiers et collatéraux, s'ils avaient pu l'apercevoir dans ce momentlà. Elle piétinait sous ses jupes et formait le plus parfait contraste avec la pâleur etl'immobilité d"Amabel c'était comme un charbon ardent à côté d'un flocon de neige, et l'on pouvait s'étonner que le voisinage do ce teint allumé ne fit paa fondre cette blanche flguro. C'est inconcevable, dit William Bautry i ,)e ne puis pan !n6me former une conjoctnre ttb~trde sur catto dinpa"ition.

.)~ trouve nnt) rtunon, moi, répomUt la ti.

VI


colérique lady Braybrooke Benedict Arundell est le dernier des misérables mais nous ne pouvons rester toujours ici plantées comme des statues. Retournons chez vous, ma nièce. Et elle prit par le bras Amabel, qu'elle traîna jusqu'à sa voiture.

Quand elle se trouva seule avec sa tante, Amabel, jusque-là abîmée dans une stupeur muette, fut saisie d'une crise nerveuse; ses jolis traits se contractèrent, des sanglots violents soulevèrent sa poitrine, et, si d'abondantes larmes n'eussent enfin jailli do ses yeux, sa douleur l'eût étouSeo.

La perte do cinquante mille Arundell ne vaut pas une de ces perles qui tombent de vos beaux yeux, chère petite disait Eteanor en tâchant de calmer miss Vyvyan. Je vous avais bien dit, ma nièce, qu'un galant homme ne quittait pas sa fiancée à la porte d'une église pour parler à un ami. Ce n'est pas sir Alan Braybrooke qui eût jamais commis une impropriété pareille. Quel peut être ce Sidnoy! H Le frère'de quoique créature que ce gueux d'Arundell avait séduite et qui attendait dans quelque taverne voisine, son poupon sur les bras.

Ma tunto, Shinoy n'avait p)M de aœm'; sit' Btmndict mo l'a dit phtaiourH fbin, ~pondi), Atnabol tady Ur))ybrt)<)!M' vo~'o ttMppo~Hon


tombe d'elle-même. D'ailleurs, sir Benedict Arundell est incapable.

Bah 1 bah vous autres jeunes filles, vous avez toujours des excuses pour ces beaux jeunes gens à favoris frisés qui regardent la lune en vous parlant le soir. Votre Benedict était poétique et poète. J'ai toujours détesté ces caractères-là. Avec eux, l'on ne sait jamais sur quel pied danser; ils vous ont des manières de voir incompréhensibles, et une sorte de logique inverse qui leur fait prendre la résolution à laquelle personne ne peut s'attendre; ils se font des bonheurs absurdes et se créent des malheurs chimériques. Ce qu'il faut dans le mariage, c'est un esprit positif. Sir Alan Braybrooke.

Mais, matante, s'il était tombé victime de quelque guet-apens, si on lui avait tendu quelque piège.

Allons donc! un guet-apens à Londres, en plein jour, à vingt-cinq pas d'une file de voitures, devant tout un monde de laquais et de policemen 1

Si Benedict n'est pas revenu, c'est qu'il est mort, répondit Amabel on étouffant un soupir dans son mouchoir, que vint baignor un not(!cl)u'm<M.

rendant quoIquoH mhmt<w, lo corpn do la jouno nUt) f)tt a~ do H(n<hn't'<mt.n unnvutnH'H.


Voyons, voyons, dit Eleanor inquiète du désespoir d'Amabel de ce qu'un fiancé se fait attendre pour une raison plus ou moins mystérieuse, il ne s'ensuit pas de là qu'il n'est plus de ce monde.

Oh j'en suis sûre, je ne le reverrai plus. Mes pressentiments mo le disent il est à jamais perdu pour moi.

Chimères! biHevesées! est-ce qu'il y a des pressentiments! Je n'en ai pas, moi. Cela est bon en Écosse, au pays de la seconde vue; mais, a Londres, dans le West-End, on ne prévoit pas l'avenir.

t .Cette église avait un air si funèbre 1 Un frisson mortel m'a saisie en dépassant le seuil, Pur effet dos siëclës et du charbon de terre, simple fantasmagorie gothique. Si vous vous étiez choisi l'église neuve d'Hanover square, imitée du Parthénon et peinte en blanc, ou tout le monde élégant se marie, vous n'auriez pas éprouvé cet effet prophé" tique, et votre avenir eut cependant été le même.

Ah ma tante, que vous avez une raison cruelle! Je le sens, une main violente vient de raturer, sur le livre du destin, la page ou était écrite sa vie future et la mienne.

Mais, au lieu d'aller chercher des explications surnaturelles, dusse-je amigor votre


cœur, on pourrait trouver des motifs plus plausibles un autre amour.

Y pensez-vous, ma tante Oh t dans ce cas, je préférerais qu'il fût mort 1 Sir Benedict Arundell est incapable de mensonge et de tra-

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hison, sa bouche dit ce que son cœur pense, et son cœur est d'accord avec ses yeux. D'ailleurs, est-ce possible de tromper! et pourquoi l'eût-il fait~N'a-t'il pas un grand nom! H n'est-il pas aussi riche que moi, aussi jeune t Aussi beau, dites-le; à vous deux, v~us formiez un couple charmant, ajouta en soupirant lady Eleanor Braybrooke, qui ne pouvait s'empêcher de reconnaître la justesse des raisonnements d'Amabel, et dont la colère commençait à faire place à une inquiétude véritable.

Elle comprit que ce qu'elle avait pris pour une impropriété pourrait bien être un malheur, et, du violet, son teint retomba à la pounre, puis au cramoisi, et enfin au rouge, ce qui était pour elle une pâleur relative.

Au bout de quelques minutes, la voiture s'arrêta et miss Amabel Vyvyan remonta seule, môme et désespérée, cet escalier qu'une heure auparavant elle avait descendu la joie au cœur, le sourire sur les lèvres, et le bout de ses gants blancs dans la main du bien-aimé.

La surprise de ses femmes fut extrême de la


voir rentrer ainsi; mais les exclamations dû lady Braybrooke les eurent bientôt mises au fait, et, bien qu'avec l'extrême réserve de la domesticité anglaise elles ne se permissent aucune question ni aucun commentaire sur le malheur qui venait d'arriver à leur jeune maîtresse, à l'altération de leurs traits, à la manière pleine de précautions dont elles marchaient dans la chambre, de peur d'importuner une si grande et si légitime douleur, on pouvait voir la part qu'elles y prenaient dans l'infériorité de leur sphère.

Miss Amabel s'était jetée anéantie sur un divan, en face de la glace devant laquelle tout à l'heure elle avait mis la dernière main à sa toilette nuptiale. Si les miroirs, malgré leur fidélité inconstante, avaient le moindre sentiment des objets qu'ils reflètent sans en garder aucun, celui-ci eût été étonné et touché de rénéchir si pâle, si défaite et si désespérée la tête qui se dessinait, quelques instants auparavant, dans les profondeurs d'acier bruni, si blanche, si fraîche si rayonnante de bonheur et d'espérance.

Hélas! les jolies rosés-thé avaient perdu leurs nuances charmantes, et c'est à peine si les lèvres gardaient un reflet vermeil presque enacé. La beauté vivante était devenue une beauté morte, et la statue animée de la joie,


l'ange de la mélancolie pleurant sur un tombeau.

Le bouquet nuptial et les parures de nancée que le vague regard d'AmabeI saisit au fond de la glace, dans leur blanche fraîcheur et leur virginal éclat, lui parurent une odieuse ironie, une dérision cruelle.

Déshabillez-moi, dit-elle à ses femmes. A quoi bon ces parures mensongères ? Je ne suis pas une fiancée, mais une veuve donnezmoi une robe noire.

Bon! s'écria lady Eleanor, voilà encore une idée romanesque. Se mettre en robe noire, c'est exorbitant: une robe de couleur brune eût sum, car, après tout, vous n'êtes pas mariée. Vous vous compromettez, miss Amabel cela pourra vous nuire plus tard. Benedict n'est pas le seul époux qu'il y ait au monde. Si, ma tante pour moi, c'est le seul. Propos de jeune fille amoureuse. Aucune perte n'est irréparable tout se remplace, et un homme en vaut un autre; croyez-en ma vieille expérience, dit en se rengorgeant lady Eleanor, qui, grâce à ce qu'en pareille matière le mot M!ce avait de flatteur, risqua l'épithëte ~~Ke pour donner plus de rondeur à la période et d'autorité à la maxime.

De son côté, le pauvre William Bautry, ne sachant se rendre compte d'un événement si


bizarre, parcourait la rue pour la vingtième fois avec cette obstination stupide que donne l'incompréhensible. Il croyait trouver air Benedict, à force d'allées et do venues il entra à plusieurs reprises dans les rares boutiques de la ruelle, et se fit répéter à satiété par les honnêtes habitants de denrées des Indes orientales et occidentales, par les hospitaliers propriétaires des oyster-houses et des dépôts de spirit-wines, brandy et autres boissons qui avoisinent ordinairement les poissonneries, qu'on n'avait vu passer personne de semblable aux deux gentlemen dont il donnait la description.

Les policemen, interrogés, dirent n'avoir vu aucun promeneur, aucun groupe à l'heure ou sir Arundell avait disparu; que, d'ailleurs, le brouillard qui régnait en ce moment empêchait de voir à plus de quatre pas; mais que cependant, ils n'avaient pas entendu le moindre bruit, ni cri, ni trépignement, ni le moindre symptôme de lutte, et que le gentilhomme à la recherche duquel on était, s'était à coup sûr en allé de son plein gré.

Où le chercher, dans une ville immense comme Londres, sans le moindre indice qui pût guider les investigations qui eussent dû~ d'ailleurs, s'arrêter au seuil inviolable du foyer anglais, au cas ou l'on eût soupçonné la re-L


traite qui le cachait! C'était de la folie. Sir William Bautry alla cependant à la police, qui promit de s'occuper de la chose,et répandit à travers la ville une cinquantaine de limiers, qui se promenèrent par toute sorte de rues improbables, et revinrent le soir, les semelles diminuées d'une sensible épaisseur, et crottés jusqu'au collet, mais sans avoir trouvé rien qui eût le moindre rapport avec Benedict ou Sidney.

Tout en se dirigeant à pied vers la maisc n de miss Amabel Vyvyan, car l'agitation où il ëtait lui faisait préférer la marche à la voiture, sir William, dans un monologue que le flegme ordinaire des Anglais ne l'empêchait pas d'entremêler de gestes qui eussent paru bizarres si, à Londres, quelqu'un en regardaitun autre, se posait une foule de questions insolubles à

l'endroit de l'événement arrivé le matin. Que diable 1 se disait air William, nous avons beau mériter un peu la réputation d'excentriques qu'on nous fait sur le continent, l'action de mon ami Bonedict dépasse toutes les bornes de l'originalité. Planter là, sur le seuil d'une église, la plus belle fille des trois royaumes, c'est une action sauvage et détestable. Benedict était assurément amoureux fou de misa Amabel ce n'était pas un caprice depuis un an, il la YW~ presque tous les

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jours il ne s'était donc pas enthousiasme à la légère. Miss Amabel a l'âme aussi charmante que le corps elle est belle au dedans comme au dehors. Qui peut avoir désenchanté si subiment Benedict A-t-il, au moment suprême, découvert quelque vice caché, quelque cas rédhibitoire, pour parler la langue des maquignons t

« Cependant, en allant à l'église dans la voiture avec moi, il paraissait radieux de bonheur, caressant des rêves d'avenir et ne méditant pas le moindre projet de fugue. Il avait l'air de présenter sa tête de très bonne grâce au joug de l'hymen, et personne n'aurait pu prévoir qu'il allait secouer brusquement les oreilles et s'enfuir en hennissant comme,un poulain farouche. Il faut donc qu'au moment de la quitter, la vie de garçon se soit peinte à ses yeux sous de bien séduisantes couleurs, ou ce Sidney lui a fait sur le compte de miss Amabel une de ces révélations terribles qui marquent comme un fer rouge et coupent comme une hache. Mais qu'y a-t-il à dire sur cette vie pure, transparente, passée dans une maison de cristal, et dont chaque heure en quelque sorte peut se justifier, ou la médisance et la calomnie ne trouveraient pas l'ombre d'un prétexte! Quelle froide extravagance lui aura proposée ce Sidney un voyage au pôle arc-


tique, una chasse au tigre ou & la panthère noire dans ses possessions de Java! Ce serait de la folie, et Benedict n'est pas fou et, à moins que Sidney ne l'ait escamoté et mis dans sa poche je n'y conçois rien.

En ce moment, une idée lumineuse traversa la cervelle de sir William Bautry.

Si j'allais voir à l'hôtel que possède Sidney dans Pall-Mall, et qu'il occupait avant de partir pour l'Inde H

Les fenêtres de l'hôtel étaient fermées, et tout indiquait qu'il n'avait pas été habité depuis longtemps.

William fit voltiger le marteau, et un domestique vint ouvrir après lui avoir fait subir une attente assez longue.

Ce domestique, venu des parties les plus reculées de l'hôtel, témoigna, à l'aspect de William Bautry, une surprise qui témoignait combien l'apparition d'un visiteur était rare en ce logis désert.

Sir Arthur Sidney est-il chez lui maintenant demanda à tout hasard William Bautry. Oui, milord, probablement.

En ce cas, faites-moi parvenir à lui voici ma carte, dit William en gagnant du terrain.

Oh 1 pas ici, mais a Calcutta, rue de l'Eléphant-Bléu, 25 c'était l'heure ou il avait l'ha-


bitude de rentrer. Sir Arthur Sidney habite l'Inde depuis deux ans.

Et il n'est pas revenu P

Pas que je sache, répondit le domestique poussant toujours William du côté de la porte. Je viens cependant de le voir dans une rue près de l'église Sainte-Margareth. Milord aura été abusé par une ressemblance car sir Arthur, s'il était & Londres, nous aurait prévenus de son arrivée, et serait très vraisemblablement descendu à son hôtel, répondit le domestique d'un ton de politesse ironique et en fermant au nez de William Bautry, qu'il prenait évidemment pour un aigrefin, le battant de la porte dont il n'avait pas abandonné le bouton pendant la durée de ce colloque.

Reprenant sbn chemin, sir William se dit en lui-même

Ou Sidney n'est réellement pas à Londres, ou ce drôle a reçu sa leçon. J'ai pourtant bien reconnu Arthur, et Benedict lui a parlé en le nommant. Si Benedict avait des dettes, je croirais qu'un recors s'est grimé & la ressemblance de sir Arthur afin de l'entraîner à la prison pour dettes. Après cela, je vais peut-être le trouverchez miss Amabel, expliquant son incartade de la manière la plus naturelle du monde. Sir Benedict Arundell n'était pas chez sa


fiancée, à qui lady Braybro~ke, voyant son morne désespoir, tâchait de prouver que rien n'était plus naturel que de disparaître au moment du mariage, et que sir Alan Braybrooke, le plus galant des hommes, eût au besoin hasardé cette facétie de bon goût.

Si Benedict ne reparaissait pas lui'~êmo, il eût pu écrire mais nulle lettre, i 1 billet, rien qui expliquât cette conduite étrange t Les recherches de la police avaient été infructueuses le sort de Benedict Arundell restait enveloppé des ténèbres les plus mystérieuses. Croire à un assassinat, cela était dimcile, puisque Sidney, élevé au collège de Harrow avec Benedict, était son ami de cœur et n'avait aucun motif d'inimitié contre lui. A un enlèvement, à une séquestration dans quel but, pour quel motif! Une jalousie d'amant rebuté! Mais Sidney n'avait jamais vu miss Amabel et aucune rivalité ne pouvait exister entre lui et Benedict.

Le soir venu, la pauvre fiancée rentra dans cette chambre virginale dont, le matin, elle croyait avoir franchi le seuil pour la dernière fois. Ses femmes la déshabillèrent et la placèrent comme un corps inerte dans ce joli nid blanc oh avaient voltigé tant de rêves heureux, secouant leurs ailes roses sur le front d'ivoire de la jeune fille.

9.


Elle resta 1~ dans la position où on l'avait mise, sa tête noyée dans ses cheveux, ruisselants comme les flots de l'urne d'un neuve, sa joue pâle appuyée sur son bras. On eut pu la croire morte, si de temps à autre une larme n'eût roulé sur sa chair, comme une perle sur du marbre.

Adieu, mon enfant, ditEleanorBraybrooke voyant que sa nièce gardait un mutisme obstiné; bon espoir.

Un imperceptible mouvement de dénégation nt frissonner les épaules d'Amabel, dont la conviction était irrévocablement formée, et qui jugeait que Benedict, n'étant pas revenu sur-le-champ, ne reviendrait jamais. Amabel n'avait pas cru un seul instant à une perndiedelapartde Benedict; elle se sentait aimée de lui absent on présent, dans cette vie ou dans l'autre; elle possédait la foi inébranlable du premier amour.

Elle pleura ainsi toute la nuit, silencieusement, jusqu'à ce que le sommeil pénible du matin vînt peser sur ses paupières meurtries; mais ses rêves. étaient aussi tristes que ses pensées, car a plusieurs reprises des larmes s'échapperont de ses yeux fermés.

C'est ainsi que se passa la première nuit de noces de la jeune nllo qui avait dû être lady Arundell.


Lord Harley et sa femme, accablés de douleur, se livraient, de leur côté, aux mêmes recherches pour retrouver leur fille et leur gendre perdus.

Le lit paraissait a peine foulé. Les bougies des flambeaux s'étaient consumées paisiblement jusqu'aux bobèches.

Sur le guéridon, un papier froissé et brûlé & la flamme d'une des bougies avait conservé sa forme, représentée par des cendres noires. A terre gisait une enveloppe de lettre à l'adresse du comte de Volmerange, sans timbre de poste, et dont la suscription était une écriture évidemment contrefaite.

Lord Har~y contemplait avidement cette ombre de lettre que le moindre soume faisait palpiter, et qui contenait peut-être, irritant mystère, le secret de la fuite d'Edith et de Volmerange.

Il cherchait vainement à suivre, sur la mince pellicule carbonisée, les quelques traces de lettres que le feu n'vait pas fait disparaître mais autant eût valu essayer de déchiffrer les hiéroglyphes, et des hiéroglyphes frustes encore. Le papier brûlé ne donna aucun renseignement, et pourtant il avait dû jouer un rôle important et décisif dans cette nuit fatale le eoin même qu'on avait mis à le détruire témoignait de sa valeur.


Une grande porte vitrée donnant sur le jardin avait été ouverte, et le sol des allées, inspecté avec soin, montra quelques empreintes a peine appuyées par un pied de femme petit et. cambré car l'orteil et le talon se dessinaient seuls sur le sable humide. D'autres, plus grandes, plus enfoncées, s'y mêlaient tumultueusement. Elles aboutissaient & une terrasse qui terminait, en saut-de-loup, le jardin, du côté de la rue.

Édith et Volmerange avaient dû sortir par là. Du balcon au sol, la distance était do six à. sept pieds. Comment l'avaient-ils franchie, et quelle supposition pouvait-on faire sur cette fuite inconcevable Deux jeunes mariés quitter la chambre nuptiale la première nuit de leurs noces, comme des coupables, sans laisser un mot d'explication plonger une mère et un përe dans le plus mortel désespoir; n'était-ce pas affreux 1

Lady Harley se rappelait l'air triste et préoccupé d'Edith, les jours qui avaient précédé son mariage, et supposait quelque passion contrariée mais Édith n'avait-etle pas amrmé que son cœur était libre, et Volmerange l'époux de son choix

L'explication d'un enlèvement, d'un crime tombait d'elle-même. Aucune empreinte do pas ne se dirigeait do la terrasse à la porto vitréo,


chemin qu'émissent dû prendre les malfaiteurs. Le sol, détrempé par la tempête de la nuit, eût gardé leurs traces aussi fidèlement que celles d'Édith et de Volmerange.

Un petit lambeau de mousseline, accroché au passage par une des griffes de ces artichauts de fer qui hérissent le chaperon des murs qu'on veut protéger, indiquait l'endroit par où la jeune femme s'était élancée dans la rue. Malheureusement, le pavé, souillé de boue et couvert de flaques de pluie, n'avait gardé aucun vestige des fugitifs.

La tempête de la nuit avait rendu les rues désertes de bonne heure, et personne n'avait rien vu.

Peut-être, dit lord Harley, sont-ils allés à leur terre de Twickenham cependant Volmerange avait dit qu'il ne concevait rien à cette mode d'enfouir son bonheur dans la caisse d'une chaise de poste et de faire des postillons les confidents du plus pur amour. Envoyons un messagoj i Twickenham.

Le comte de Volmerange et sa femme n'avaient pas paru à leur château, et l'intendant n'avait reçu aucun ordre à cet égard. Cette réponse plongea lord et lady Harley dans la plus profonde douleur; pendant le voyage du messager, 'ils s'étaient fait de si beaux raisonnements pour prouver que leur


fille était allée & Twickènham! Ils s'étaient attachés à cette frêle broussaille d'espérance avec des ongles si désespérés, que, lorsqu'elle leur vint aux mains, comme une touffe de fenouil, ils roulèrent dans un abîme de malheur et crurent perdre leur nlle une seconde ibis.

Les recherches les plus actives n'eurent aucun résultat, et la disparition des deux époux resta enveloppée des plus profondes ténèbres. La noire église Sainte-Margareth avait bien réalisé les tristes pressentiments inspirés par son aspect glacial et funèbre, et justice le goùt de lady Braybrooke pour le temple neuf d'Hanover square, en fait de cérémonies de mariage. Cette fois-là, ce n'était pas à tort que la bonne dame prétendait que les églises gothiques n'étaient bonnes qu'a se faire enterrer.


VII

Eh bien, Sidney, qu'aviez-vous de si important à me confier, dit Benedict Arnndell à son ami, en faisant quelques pas dans la ruelle étroite que l'ombre de l'église et le brouillard rendaient noire comme un corridor de l'enfer. Ce ne sera pas long, répondit Sidney en prenant Benedict par le bras et l'amenant à peu près en face de la maison décrite dans un des chapitres précédents, comme s'il ne se fût pas trouvé assez éloigné du gros de la noce pour dire son secret.

En ce moment, une charrette attelée de quatre de ces chevaux énormes que l'on ne voit qu'à Londres, et à qui leurs teintes grises


et leurs formes colossales donnaient des airs de jeunes éléphants, s'engagea dans la rue qu'elle remplissait presque d'un bout à l'autre. Le conducteur, qui se tenait à la tête de ses chavaux, n'était autre que l'ingénieux Cuddy, cidessus mentionné.

Cette voiture, ainsi engagée, formait une barricade mouvante qui barrait exactement la rue. Elle n'eût pas permis à Benedict de rétrograder, et eût empêché les gens de venir à son secours.

Vu sa charge énorme, la voiture marchait très lentement et n'avait pas encore dépassé la troisième ou quatrième maison de la rue. Saunders rasait le mur du côté de Benedict, et son bras, pendant le long de sa cuisse, ~ballottait ce masque auquel Noll avait fait des allusions anacréontiquos en lé supposant destiné 'au joli visage de Nancy.

Quant à Noll, qui avait des prétentions à être un homme du monde, prétentions que justiflaient à; ses yeux une épingle en argent constellée de fausses turquoises et nchée dans an lambeau de satin noir, représentant la harpe de la verte Érin, et surtout une paire de gants d'une couleur indescriptible, qui avaient pu être blancs aux temps fabuleux, mais dont les doigts décousus laissaient passer'des phalanges rougies et des ongles bleus, il se dandinait gra-


cieusement en mâchant un bout de cigare éteint, et caressait l'os de sa jambe de héron du bout d'une petite baguette a battre les habits simulant une cravache.

Bob, fidèle à son caractère, épelait sur la devanture d'une taverne borgne l'emphatique et trompeuse nomenclature des vins de France et des liqueurs étrangères: cette littérature lui paraissait supérieure à toutes les poésies de la terre. Shakespeare et Milton n'étaient à ses yeux que de bien médiocres grimauds, à côté du peintre en lettres qui avait écrit cette triomphante liste, plus lyrique cent fois que les odes de Pindare, un Grec que Bob eût assurément méprisé pour la strophe qui commence ainsi L'eau, à la vétité, est très bonne.

Quand Sidney, suivi de Benedict, passa près de Saunders, il lui fit un imperceptible signe du coin de l'oeil.

'Celui-ci comprit et se rapprocha de Benedict; Noll laissa tomber sa baguette à terre et s'inclina, faisant semblant de la ramasser. Bob, qui en était au cognac, au rack, au rhum et au

tafia, s'arracha & son enivrante lecture. Cuddy quitta la tête de ses chevaux, qui s'arrêtèrent pacifiquement, et St quelques pas vers le groupe. 10


Au même instant, Benedict reçut au visage une espèce de contusion molle et sentit s'étaler sur sa face un masque épais, tiède et lourd, qui lui enleva à la fois la vue, la respiration et la parole.

Un bras nerveux s'appuya sur ses reins comme une barre de fer; des mains larges et osseuses, aux doigts fourmillants comme des pinces de crabe, s'attachèrent à ses jambes et leur firent quitter le sol.

Cela fut fait avec la promptitude de l'éclair, etBenedict.dont les bras étaient maintenus par des tenailles de chair pour l'empêcher de se débarrasser de son masque, se sentir entraîner vers un but inconnu par une force mystérieuse, comme dans ces horribles rêves o& Smarra vous, emporte sur sa croupe monstrueuse.

La porte de la maison déserte s'ouvrit comme par enchantement, et la troupe s'engagea dans le couloir sombre, suivie de sir Arthur Sidney. Quand on se fut assez enfoncé dans l'étroit boyau pour que le jour venant de la rue fût complètement éteint, Saunders fit cette judicieuse rénexion qu'il n'était pas nécessaire d'étounër ce gentleman, et arracha avec beau- coup de dextérité le masque de poix qui couvrait la Sgure de Benedict.

Celui-ci commençait & perdre connaissance,


et les soubresauts furieux qu'il faisait pour se débarrasser avaient sensiblement molli. Une angoisse inexprimable lui serrait la poitrine. Ses tempes simaiont, sa gorge se gonllait pour une aspiration impossible, les oreilles lui tintaient avec violence, et ses yeux aveuglés voyaient tourbillonner de folles lueurs bleues, vertes et rouges.

Certes, l'air de ce couloir sombre, fétide et glacial, eût en toute autre circonstance, soulevé le cœur de Benedict; mais jamais brise alpestre, vierge de toute haleine humaine et chargée de tous les baumes des solitudes Souries, ne fut respirée à plus larges narines, & poumons plus avides que cette atmosphère presque méphitique.

Cette gorgée d'air corrompu, c'était la vie que buvait Benedict. Son immense bien-être se traduisit jfar un soupir profond, et un <: Ah mon Dieu! ~prolongé.

Il paraît, dit Noll en lui-même, que le particulier commençait a éprouver le besoin de mettre le nez à IX fenêtre, et quoique Bob prétende que rien n'est meilleur qu'une lampée de brandy, si ce n'est deux lampées de rack, je crois que le gentleman eut préféré a tout une simple gorgée d'air.

Benedict, revenu au sentiment de sa situation, voulut résister; mais huit bras vigoureux


le poussèrent dans la chambre que nous avons décrite, et que les rameurs, redescendus dans leur barque par le passage souterrain, avaient laissée vide.

La porte se ferma sur lui, et la clef grinça aigrement dans la serrure.

Encore tout chancelant,Benedicts'ana.issasur un coffre et s'accouda dans une attitude désespérée àla table encombrée de verres et de pots, restes de l'orgie de Noll et de Saunders. Quelle transition étrange quel renversement subit de destinée 1

Il y avait quelques minutes à peine, sir Benedict Arundell se trouvait dans une voiture luxueuse, en face d'une jeune fille adorable, bel ange qui voulait bien descendre des cieux pour lui, entouré d'amis et de connaissances, au milieu de l'éclat d'une assemblée aristocratique tellement haut placée, que les chances humaines ne semblaient pas pouvoir atteindre ceux qui la composaient et maintenant, par une perfidie inouïe, un guet-apens atroce, il

était connue dans un horrible bouge, où l'attendait sans doute une mort affreuse. Benedict regardait d'un œil morne, a la lueur fauve du feu de charbon de terre qui s'éteignait, ces murailles sanguinolentes, suant le crime et le vice, où les gibets, les portraits d'assassins et de voleurs, les scènes de meurtre


et de débauche égratignés en blanc, légendes obscènes, énigmatiques ou menaçantes, dansaient une sarabande sinistre aux reflets intermittents de la cheminée.

L'élégance même du costume de Benedict rendait encore le contraste plus frappant. Ce gant blanc si parfumé, si frais, appuyé sur cette table de bois grossier, rayée de coups de couteau et luisante de graisse, faisaient l'effet le plus pénible un homme comme Benedict ne pouvait se trouver dans un pareil endroit que par une combinaison monstrueuse et scélérate.

Un peu revenu de l'étourdissement d'un coup si soudain, Benedict se demanda quel but pouvait avoir cette étrange séquestration. Sir Arthur Sidney avait-il voulut le livrer à des malfaiteurs, à des assassins peut-être ? était-ce une manière originale de le punir de ne pas avoir attendu son arrivée avait-il provoqué cet enlèvement, ou bien, spectateur impuissant, était-il allé chercher du secours pour une lutte inégale?– Il errait ainsi de conjectures en conjectures, sans pouvoir se fixer. Puis il pensait avec désespoir aux inquiétudes mortelles, aux transes affreuses de miss Amabel, lorsqu'elle ne verrait pas revenir celui qu'elle avait t choisi pour époux, et dont rien ne pourrait expliquer la disparition. Cette idée le transpor10.

~r


tait de fureur; il maudissait Sidney et tournait autour de la chambre avec l'obstination machinale d'une bête fauve qui cherche une issue. A plusieurs reprises, il essaya d'ébranler la porte; mais elle tenait solidement sur ses vieux gonds rouillés, et les coups les plus rudes de Benedict ~'amortissaient sur ses planches épaisses.

La fenêtre, d'une hauteur inaccessible, était en outre grillée de barreaux plats taillés en scie, et tellement serrés, qu'un sylphe n'aurait pu se glisser dans l'interstice sans se déchirer les ailes.

Dans l'espoir d'être entendu de quelquesunes des maisons du voisinage, dont les toits découpés en angles bizarres apparaissaient vaguement dans le carreau Supérieur, sir Benedict Arundell se mit à pousser des cris de toute la force de ses poumons; pour lancer des sons plus loin, il essaya d'imiter les portements de voix des marins qui ont besoin de dominer la tempête, et des montagnards qui s'appellent du bord d'un abîme à l'autre, séparés par un torrent.

Mais la chambre était sourde comme si el!o eût été matelassée. La voix de Benedict n'éveillait aucun écho, et lui revenait dans la gorge, comme sur ces hautes cimes où l'air raréné ôte leur vibration aux paroles.


Exaspéré, Benedict passa du cri au hurlement, tant qu'une écume sanglante vint mou sser aux commissures de ses lèvres; puis, honteux de forcëneries inutiles, il selaissa retomber de fatigue sur le banc.

Le charbon, presque entièrement consumé, ne lançait plus que de rares lueurs. Une petite aamme violette courait, près de s'envoler, sur les monceaux de cendres la nuit tombée avait rendu la fenêtre opaque, et des ombres formidables s'entassaient dans les coins de la chambre, où l'œil de la peur eût vu aisément s'agiter et grouiller des formes monstrueuses.

A coup sûr, Benedict était brave; mais a la fureur et au désespoir d'être séparé de miss Amabel vint se joindre le sentiment de la conservation personnelle, justement éveillé. Cette étrange et ténébrecso aventure était bien faite pour inspirer des appréhensions au plus courageux.

Enfermé seul, sans armes, sans aucun moyen de défense, dans une chambre étouffée et sourde, dont la porte en s'ouvrant allait peutêtre donner passage à des assassins, Benedict se laissa aller a un découragement profond. Une autre crainte encore plus terrible vint lui traverser l'esprit si les assassins ne venaientpas, si on allait l'abandonner dans cette chambre


hideuse, triviale oubliette & l'usage d'ignobles meurtriers! l,

Cette idée de mourir là de faim ou de soif, comme un chien enragé, loin du ciel et des hommes, se présenta si vivement à son esprit, qu'une sueur froide lui ruissela subitement des tempes. Un assassin debout sur le seuil de la porte ouverte lui eût paru un ange libérateur, car c'eût été la mort rapide et sans torture, au lieu d'une agonie atroce, plus aSrouse encore que celle d'Ugolin. Ugolin avait au moins ses sept fils à manger.

Et il se mit a parcourir la chambre & grands pas, cherehant une issue, sondant les murs; mais il n'existait dans la chambre aucune autre porte que celle qu'il avait! vainement essayé d'ébranler, ou du moins elle était si habilement masquée, qu'il- n'y avait aucun moyen de la découvrir; et encore, en supposant qu'il l'eût découverte, a quoi cela lui eût-il aervi! Elle était sans doute fermée par quelque secret ou quelque serrure compliquée, dont la clef avait dû être retirée d'avance.

Dans le paroxysme de son désespoir, Benedict maudissait Dieu et les hommes; il leva le poing vers le plafond obscur, & défaut de voûte céleste, et frappa violemment le plancher, ne pouvant conculquer plus directement la facede la marâtre Cybole.


Le plancher rendit un son sourd et caver~ noux, car Benedict trépignait précisément sur la trappe dont nous avons parlé.

Une joie immense envahit son cœur en entendant résonner ainsi ses pas sur le vide l'espoir d'une évasion lui rendit sur-le-champ son énergie et son sang-froid. Il s'agenouilla, et, tâtant le plancher avec les mains, il se mit à chercher en tous sens a'il ne trouverait pas quelque anneau, quelque bouton ou ressort qui fît jouer la trappe.

Il rencontra bientôt l'anneau, et, avec des eSbr<s inouïs, il parvint & soulever la lourde planche.

L'air froid du souterrain luifouettala figure, et le gouffre lui apparut vaguement, plus sombre que l'obscurité, et plus noir que la nuit.

Où pouvait conduire cette ouverture étaitce le eommôncement d'un passage souterrain, ou bien un puits où l'on jetait le corps des vie" times était-ce le magasin de cadavres d'une compagnie de burkeurs allait-il trébucher sur des ossements amoncelés ou sur les tables garnies d'une morgue clandestine!

Un médecin capricieux avait eu peut-être la fantaisie anatomique de dissèquer un corps de gentleman, et de promener son scalpel dans les fibros do l'aristocratie; et ses pourvoyeurs,


ayant trouvé Benedict un sujet convenable; a'en étaient emparés pour le livrer, contre un nombre suffisant de guinées, & ce docteur délicat.

Mais comment s'expliquer que Sidney, son ami d'enfance, son camarade de cœur au collège d'Harrow, eût joué un rôle dans cette épouvantable machination, et le plus horrible, celui du bœuf privé qui conduit le taureau sau.vage dans le cirque ou & l'abattoir H

En allongeant le bras, Benedict sentit !e commencement d'un escalier, et, comme tous les hommes de cœur, aiment mieux aller audevant de la mort que de l'attendre morne et stupide, il glissa son corps & travers l'entrebâillement de la trappe, qu;'il n'avait pas pu renverser à came de son poids., et il commença à descendre les marches, faisant arc-boutant de son. bras, qui tremblait et qui néchissait presque; puis, jugeant qu'il avait assez descendu pour que la trappe ne lui écrasât pas le crâne en se fermant, rabaissa la tête et retira sa main.

La trappe, abandonnée & elle-même, s'abattit avec un bruit lugubre, comme le couvercle d'une bière qui retombe et se referme sur un mort.

L'écho obscur du souterrain rendit ce son encore plus sinistre et plus lamentable.


Quelque intrépide que fût l'âme de Benedict, il se sentit froid dans la moelle des os et il se dit en lui-même

Si l'oreille entend lorsque le corps est cousu dans son suaire, le son de la terre roulant sur le cercueil ne doit pas être plus triste et plus lugubre. Peut-être me suis-je enterré vivant et ce trou noir sera-t-il mon caveau sépulcral 1

Et il continua & descendre les marches, posant les pieds avec précaution, les mains tendues devant lui.

Pourvu que ce souterrain ait une issue, quand même elle devrait déboucher dans un cénacle de bandits, dans un sanhédrin de sorcières disait le pauvre Benedict regrettant presque la chambre rouge.

Du reste, dans ces opaques ténèbres, nulle lueur, même livide, nlllle étoile, même sanglante aucune raie de lumière aux interstices des blocs. Rien que la nuit désespérante, épaisse et froide.

Ce malheureux jeune homme semblait avoir passé de la première à la seconde pièce de son tombeau.

Le vent, engouRré sous la voûte humide, poussait de ces gémissements qui ressemblent a des voix humaines, et par lesquels la nature, dans les nuits d'ouragan, semble déplorer des


pertes inconnues lamentations vagues, soupirs étouffés, sanglots qu'on dirait échappés d'une poitrine qui se brise, hurlements de victimes qu'oppresse le genou du meurtrier. L'orgue de la tempête joua pour ce pâle auditeur, tâtonnant dans l'ombre, toute sa symphonie de tristesse et d'épouvante.

A mesure qu'il descendait, les marches devenaient humides et glissantes, et de fins nuages de bruine, chassés par le vent, lui arrivaient à la figure..

Un pesant clapotis d'eau .se faisait entendre à travers les rumeurs de la rafale, et le dernier repli d'une vague lancée plus loin que les autres vint mouiller le pied de Benedict. Il en conclut que ce souterrain aboutissait &' la Tamise, et, comme en fait de nage, il eût pu lutter avec lord Byron ou' Enkhoad, il crut son évasion assurée.

Effectivement, rien n'était plus facile pour un nageur comme lui que de gagner l'ouverture de la voûte qui devait aboutir sur le neuve, et de là, remonter ou descendre vers la rive, selon le point où il se trouverait. Tout joyeux de cette espérance, il se croyait déjà assis près d'Amabel, lui racontant cette aventure bizarre, et la priant de lui pardonner l'inquiétude bien involontaire qu'elle lui avait causée avec cette rapidité inouïe qui carac-


térise la pensée, le fluide le plus véloceaprea ou même avant l'électricité, mille tableaux charmants se succédèrent dans sa tête pendant le court espace de temps qu'il mit à franchir trois marches. II se vit a l'autel, pressant les doigts délicats de miss Vyvyan, puis sur le seuil de la chambre nuptiale, et, par un tableau d'une intuition plus lointaine, dans sa maison de Richmond il était debout à côté d'AmabeI, sous la veranda du perron de marbre, et regar< dait jouer avec un daim.familier un bel enfant blond sur le velours vert d'un boulingrin. Ces beaux rêves s'écroulèrent subitement et furent remplacés par toutes les visions, par toutes les hallucinations du désespoir. La main étendue de Benedict avait rencontré une grille de fer.

Le chemin était barré de ce côté-la, et de l'autre le retour était impossible. Los forces épuisées d'Arundell n'auraientpu sumre à soulever cette lourde trappe.

Que vous ai-je fait, mon Dieu, pour être damné vivant, s'écria douloureusement Benedict, et quel crime inconnu dois-je expier ici g 0 Amabel quelque tristes que soient les suppositions oh vous vous livrez sans doute maintenant sur mon sort, elles ne peuvent approcher de la réalité.

Et, par un dernier effort de cette espérance 11


vivace qui ne peut abandonner l'homme; et .que le condamné garde encore le col engagé sous le couperet, Benedict secoua chacun des barreaux les uns après les autres, essayant de les ébranler ou de les soulever; mais ils étaient scellés d'une manière indéracinable, et la rouille soudait leurs sertissures.

Vingt fois, ayant rencontré la serrure dans ses tâtonnements, le pauvre Benedict se mitles doigts en sang pour en démonter les vis ou en faire jouer les ressorts.

Pendant qu'il se livrait à ce travail inutile, car la serrure massive et compliquée eût fait honneur à la porte d'un cachot de Newgate, une vague l'enveloppa de sa caresse glaciale. Benedict, transi, claquant des dents, ses vêtements de noce imprégnés d'eau, remonta quelques màrches pour se mettre a l'abri do l'atteinte des fiots, et s'assit sur un degré, comme une de ces sombres figures accroupies

dont le Dante Alighieri peuple les escaliers de ses enfers.

Il resta la ainsi, dans la morne résignation de la brute acculée, du sauvage pris. Combien de temps Une éternité ou une heure. La perception réelle des choses lui échappait, et la roue de la folie commençait à lui tourner dans la tête.

A un certain instant de calme relatif, il


voulut savoir l'heure, se souvenant qu'il avait une montre à répétition dans la poche de son gilet mais sa main, engourdie par le froid pressa la détente trop fort ou maladroitement et le ressort se rompit et rendit un son strident sous l'or de la boîte.

Le pauvre Benedict se trouvait comme ces prisonniers des mines de Sibérie, qu'on fait dormir deux heures et puis travailler deux heures alternativement, pour qu'ils ne puissent savoir ce qui leur reste de temps à faire car, bien qu'ils ne voient jamais le soleil, la division du travail et du repos leur permettrait de compter.

Attendre la mort dans l'ombre, sans savoir l'heure, quel supplice Satan l'a oublié. On n'entenditplus bientôtsousia voûteque le bruit sourd de la yole, qui, balancée par la houle, frappait la berge du canal souterrain.


Au bout d'un temps qui parut long comme ` une éternité à su ArundeU, et qui, en récité, ne dura guère qu'une heure, car le temps n'existe pas, et le désespoir ou l'ennui peuvent faire tenir un siècle dans une minute, un bruit de pas résonna sourdement sur la voûte, et quelques filets de lumière dessinèrent la coupure de la trappe.

Bientôt le pesant couvercle se souleva un rayon livide et tremblant tomba dans la moite obscurité, et par l'étroite ouveï'ture parut, a côté d'une chandelle, la tête caractéristique de Saunders, présentant un de ces effets rouge et jaune répétés a satiété par Scalken.

VIII


Arundell remonta précipitamment les marches, et, bien qu'il fût aussi courageux que les preux chevaliers dont il descendait, ce ne fut pas sans un V!f sentiment de plaisir qu'il vit poindre a la voûte la tête de Saunders. Un chérubin cravaté de ses ailes ne lui eut pas semblé plus agréable, et cependant Saunders n'avait rien de particulièrement céleste mais Arundell éprouva à son aspect la même joie qu'un homme enterré vivant qui voit lever la dalle de son tombeau et trouve le hideux Nsaoyeur shakespearien un pur ange de lumière. Car, bien que les héros de roman ne doivent être accessibles à aucune faiblesse humaine, excepté à l'amour, il est souverainement désagréable de mourir de faim et de froid en habit noir, en gants blancs et en bottes vernies, dans un caveau glacé, sur un, escalier envahi par la marée, la propre nuit de ses noces avec une des plus jolies héritières de Londres.

Où diable sera-t-il allé! murmura Saunders avant qu'un rayon de sa lumière eût rencontré Arundell dans l'ombre. Je suis pourtant

bien sûr d'avoir fermé la grille & double tour, et les barreaux sont assez rapprochéa les uns des autres pour que le plus mince ntleman, eût-il !pis un corset de femme, ne puisse passer a travers. Cependant il doit être dans !t.


la chambre ou dans le caveau. Allons, descendons, et faisons une visite complète. A peine Saunders eut-il mis le pied sur la première marche de l'escalier, qu'il se trouva face à face avec Arundell, qui remontait précipitamment.

Ah vous voilà, milord dit le matelot d'un air de cordialité rude et de visible contentement. Vous trouvez la seconde pièce de votre appartement un peu humide et froide et vous regrettez la première.

Et il soutint de sa main rugueuse le coude de sir Benedict Arundell, qui chancelait sur le rebord de la trappe.

Benedict se laissa tomber sur le banc près de la table. Saunders donna ~quelques coups de pocket dans la masse à demi consumée du charbon de terre, et en fit jaillir quelques llammes violettes. Arundell, ranimé par l'air tiède de la pièce, et sur au moins de ne pas mourir sans explication, trouva .presque agréable cet horrible bouge, chamarré de dessins bizarres et sinistres, et éprouva un bienêtre relatif. La figure de Saunders, quoique rude, n'avait rien de repoussant, et Benedict assaya de lier conversatton avec lui. Que signifie, dit Arundell, cet enlèvement absurde! Veut-on me voler, me faire signer des lettres de change, ou m'assassiner


Saunders fit un geste de dénégation et répon-

dit

Je crois plutôt que, si Votre Seigneurie avait besoin d'argent on lui en donnerait. Mais, alors, que veut-on de moi H

Je l'ignore, mais rien qui soit nuisible à Votre Grâce; car, au contraire, les plus grands égards nous sont recommandés, et vous serez traité aussi douillettement qu'un ballot renfermant des pendules ou des verres de Bohême. Et connaissez-vous l'homme près de qui je marchais dans la ruelle, sir Arthur Sidney t Je.le voyais pour la. première fois, répondit Saunders, dont les yeux d'un bleu d'acier soutinrent imperturbablement le regard pénétrand de Benedict.

Sidney ne serait donc pour rien dans cette infernale trame se dit Benedict, heureux de pouvoir écarter un soupçon qui pesait douloureusement sur son âme. Mais comment se mit-H qu'étant si près de moi, il ne m'ait pas porté secours et n'ait pas crié à l'aide reprit aussitôt le doute. Quel motif vous a poussé à cette action violente, continua Arundell, et qui pourrait être sévèrement punie, si elle parvenait à la connaissance des magistrats t J aisuivt les ordres de ceux a qui je suis convenu d'obéir, et, quant à la j ustice. Ici, Saunders nt un mouvement d'épaules


sigaincatif, qui indiquait un esprit des plus sceptiques à l'endroit de la perspicacité, des policemen.

Et ces gens a qui vous obéissez dans ces entreprises hasardeuses, quels sont-ils q Je vous dirais leurs noms qu'ils ne vous apprendraient rien aucun rapport n'a jamais existé entre eux et vous.

Eh! mais savez-vous qui je suis!

Non; je ne sais'ni vos noms ni vos titres. Je vois seulement, à votre physionomie noble, à vos petites nains, à la nnosse du drap de vos habits et de votre linge, que vous appartenez a la haute vie.

Si vous m'ouvriez cette porte et me reconduisiez dans la rue, je suis assez riche, nt* Arundell, pour vous assurer une petite fortune qui vous permettrait de vivre à'votre manière dans le pays qui vous plairait le mieux. A cette proposition, les joues hâlées de Saunders se couvrirent d'un rouge de brique, et le bleu de mer de ses yeux pâles étincela dans son masque devenu plus sombre; cependant il se remit vite et répondit avec calme Quoique le métier queje,fais ne soit pas des plus délicats, je n'ai pas l'habitude de trahir ceux qui ont mis leur confiance en moi, même pour de mauvaises besognes. D'ailleurs, je voudrais à prix d'or vous mettre en liberté, que je


ne le pourrais pas. La porte est fermée en dehors, et je suis aussi prisonnier que vous. Un temps de silence mutuel suivit cette réponse.

pui~Saundera, dont les joues avaient repris tours couleurs naturelles, alla ouvrir une armoire pratiquée dans le mur, et en tira un grand morceau de bœuf sale, un fragment de pain et une mesure de bière dans un pot d'étain; il placa le tout sur le coin de la table en face d'Arundell, et lui dit d'un air respectueusement jovial

Milord, vous devez avoir déjeuné ce matin de bonne heure; je ne pense pas que vous ayez fait de luncheon et l'heure du dîner est passée depuis longtemps. Quelle que soit la contrariété que vous éprouviez, la nature ne perd pas ses droits, et, malgré l'affliction de votre cœur, votre estomac ne serait peut-être pas fâché d'avaler un morceau.

pn dépit de son désespoir et de sa rage, Arundoll, ou du moins la partie la moins noble de lui la bête, comme disait de Maistre, -reconnut la justesse du raisonnement. Il s'approcha des mots servis par Saunders, et se mit a manger d'un. appétit désolé mais vif.

La chair n'est pas délicate, dit Saunders; cependant ce boeuf salé a été coupé dans la


cuisse d'un des meilleurs élèves du Lancashire, et cette bière, plus noire que la poix, que couronne une écume blonde comme de l'or, est du porter double, le meilleur qui se soit brassé & Dublin avec de l'orge et du houblon, et tel- que l'on n'on trouverait pas de meilleur dans la taverne la plus renommée de Londres.

Benedict reconnut implicitement la vérité des paroles de Saunders, en se coupant plusieurs tranches du bœuf ainsi vanté, et en v vidant jusqu'à la dernière topaze le contenu de la mesure d'étain.


IX

A peine le frugal repas de sir Benedict Arundell était-il achevé, que la trappe s'ouvrit, -et que les quatre gaillards dont nous avons déjà décrit l'entrée par le souterrain défilèrent silencieusement du trou.

L'un d'eux échangea avec Saunders quelques paroles. dans une langue bizarre, auxquelles Benedict ne put rien comprendre, et où les phrases paraissaient composées d'un seul mot, comme les idiomes, que l'on ne possède pas. C'était du gaélique mêlé, pour plus d'obscurité, d'un certain nombre de mots d'argot.

Deux des nouveaux venus s'approchèrent do


la trappe, et Saunders, s'avançant vers sir Benedict Arundell, lui dit

Si Votre Grâce avait la complaisance de nous suivre, je crois que l'heure de partir est arrivée.

De partir s'écria Arundell en se reculant par un mouvement instinctif à quelques pas de la trappe.

J'espère, dit Saunders avec une insistance polie, que milord comprendra qu'il vaut mieux venir avec nous sans résistance. Nous sommes cinq, tous vigoureux, tous bien armés, il n'y a pas de lutte possible. Il faut que nous exécutions les ordres qu'on nous a donnés au besoin, nous emploierions la force, avec tous les ménagements imaginables, car nous no voulons vous faire aucun mal.

Je vous suis, répondit. Arundell voyant bien qu'il n'y avait pas moyen de faire autrement, et pensant, à part lui, qu'il aurait plus de chance de s'échapper une fois dehors. La petite troupe s'engloutit successivement dans la noire ouverture, oh Saunders disparut le dernier, conduisant Benedict momentanément résigné.

On descendit une vingtaine de marches, et l'on arriva la grille qui avait arrêté les projets d'évasion d'Arundell.

La,Saunder8dHàuIord:


Je vais être obligé de vous bâillonner, ce qui me fâcherait infiniment à moins que vous me promettiez, sur votre parole d'honneur, de ne point crier, de ne point appeler & l'aide je ne voudrais pas vous museler comme un veau qui pleure sa nourrice.

Comme en dénnitive le résultat devait être le même, rendu muet par un bâillon ou par sa parole, Arundell promit le silence.

Je ne vous demande pas de ne pas essayer de vous échapper, cela me regarde, dit Saunders en remettant le bâillon dans sa poche et en tirant la clef qui devait ouvrir la grille. Un dos matelots approcha la lanterne, et la clef, introduite dans la serrure rouillée par l'humidité du lieu, eût eu peine à faire jouer les ressorts intérieurs, maniée par une main moins vigoureuse que celle de Saunders. Elle fit les trois tours obligés, et la lourde grille, poussée par deux matelots, grinça sur ses gonds avec un bruit enroué.

Les matelots s'assirent sur leurs bancs et posèrent leurs avirons sur les bords de la yole, dans une symétrie parfaite, attendant le signal de nage. Saunders s'assit au gouvernail ayant Benedict à son côté.

Au moment ou la barque, cédant à l'impulsion des rames, se mettait en mouvement, un rayon égaré de la lanterne ébaucha vaguement


vers la poupe de la yole une sombre figure enveloppée d'un manteau rejeté sur i'épaulo et t coiffée d'un chapeau rabattu sur les yeux; mais Saunders éteignit la lanterne et tout rentra dans l'ombre.

Au bout de quelques minutes, l'embarcation déboucha du sombre canal dans les eaux de la Tamise.

Le brouillard, déchiré par le vent, fuyait en lambeaux comme une étoffe que la tempête emporte, dans un ciel bas, écrasé et noir comme la voûte d'un tombeau qu'enfument les torches des visiteurs; cette coupole sinistre ou des veines moins sombres figuraient les lézardes~ semblait près de s'écrouler par immenses blocs sur la ville endormie, dont la 1 silhouette d'ébène posée en scie de chaque côté du Neuve n'était plus piquée que de rares étincelles de lumière.

C'était une nuit horrible que cette. nuit. La Tamise roulait des vagues comme une mer; les amarres des bateaux se tendaient avec des craquements pénibles comme ceux des nerfs d'un patient étiré sur un chevalet. Les embarcations s'entre-choquaient en rendant des sons lugubres; et l'eau pesante retombait sur elle-même avec un soupir d'oppression et d'épuisement, comme celui qui sort d'une poitrine sur laquelle s'est assis le cauchemar. Le


vent poussait des plaintes semblables aux cris d'un enfant qu'égorgent des sorcières pour leur œuvre sans nom; et sur cet ensemble de bruits plaintifs, indénnissables et sinistres, planait, comme un tonnerre sourd, la rumeur lointaine des vagues regagnant leur gîte. Les édifices qui longent le neuve, magasins, entrepôts, usines aux longs obélisques panachés de nammes, 'débarcadères aux larges rampes, églises élevant au-dessus des maisons leurs vieilles flèches normandes ou leurs campaniles d'imitation classique, perdaient dans l'ombre ce que le jour peut y faire trouver de mesquin et prenaient des proportions cycle" péennes et colossales. Les toits devenaient des terrasses orientales, les cheminéee des obélisques et des phares; l'enseigne gigantesque en lettres découpées faisait l'effet de la balustrade trouée à jour d'un balcon aérien; et le tout, sombre, immense, confus, semblait une Ninive sur quoi passait le nuage de la colère de Dieu. Un graveur à la manière noire en eût fait, avec quelques rayons de lumière livide, une de ces effrayantes estampes bibliques où les Anglais excellent.

Sir Benedict Arundell, voyant la barque raser le bord d~àssez près, et sentant moins serrés les doigts dont Saunders lui entourait le bras comme'd'un anneau de fer, crut pouvoir


tromper la surveillance de son gardien, et fit un soubresaut si brusque, que la yole en faillit chavirer; il avait presque franchi le bord, ses pieds touchaient la surface de l'eau, et quelques brassées à peine le séparaient du rivage; mais la main vigoureuse de Saunders, l'enserrant comme une tenaille de fer, le ramena à sa place, et, par une pesée d'une force immense, le fit rasseoir.

Pendant cet épisode rapide comme la pensée, l'inconnu, immobile et silencieux à la proue, s'était levé, étendant les bras comme pour porter secours à Saunders; les quatre rameurs n'étaient pas de trop pour lutter contre le tourbillonnement des ondes et maintenir la yole en équilibre.

Dans ce mouvement, les plis de son manteau s'étaient dérangés, et Benedict avait cru reconnaître les traits de son ami Sidney. Mais l'homme ramena le pan de son manteau sur son épaule, de manière que le pli supérieur lui cachât le nez. Les yeux étaient ensevelis dans la pénombre projetée par les larges bords du chapeau, et l'identité du personnage était de nouveau devenue impénétrable.

Cependant la tempête augmentait, le vent furieux semblait prendre des niaments de pluie et les décocher de son arc en simant comme des nëches glacées; une brume d'eau courait


dans l'air, et l'écume des vagues, arrachée par lanières, s'éparpillait phosphorescente à travers l'obscurité. La houle était si forte, qu'elle dépassait souvent le bordage de la barque, et que les rameurs, les pieds appuyés contre les tasroaux, le corps renversé en arrière et pesant de tout leur poids sur les avirons, avaient toute la peine du monde à maintenir i'esquif dans sa direction.

Cachée entre deux énormes vagues, la yole passa inaperçue devant le bureau de police, dont le fanal rouge semblait à moitié endormi, comme un oeil aviné.

Il vente a décorner Satan murmura Saunders.

Et, voyant que Benedict frissonnait sous son mince habit noir, il lui jeta sur le dos un coin de caban grossier qu'il ramassa avec son pied au fond de la barque.

Il.est certain, reprit-il, qu'avec un temps pareil, nous ne rencontrerons pas beaucoup de canots nânant sur la Tamise. Nous sommes favorisés par le temps, et même un peu trop favorisés, ajouta-t-il en recevant en plein dans la figure l'écume d'une vague qui déferlait.

Les passages des ponts étaient surtout effrayants. L'eau s'engouffrait sous les arches en sombres cataractes avec un bruit terrible

l~.


et un rejaillissement épouvantable; la rafale qui soufflait en sens inverse contrariait, sans pouvoir l'arrêter. la course furieuse des vagues creusées en tourbillon et rendues folles par cette résistance dans l'étroit passage des piles dont l'obstacle faisait refluer leurs masses. Lèvent mugissait, l'eau sifflait et grondait, et les échos humides des arches répercutaient ces bruits en les rendant plus effrayants encore.

La barque, dirigée avec un tact miraculeux et une perspicacité presque inconcevable à travers cette nuit profonde, enfilait juste au milieu de l'arche la plus sûre, et se précipitait dans le gouffre comme une paille emportée par la chute du Niagara ou le tourbillon du Maëlstrom puis elle ressortait de l'autre côté, pimpante, coquette et nëre, et certes elle en avait bien le droit.

Comme elle passait le pont de Blackfriars, une forme blanche venant d'en haut traversa rapidement l'axe de l'arcade et vint tomber sur l'eau comme une plume de cygne, à peu de distance de l'embarcation.

Cenocon se débattit, et deux bras de femme s'agitèrent au-dessus d'une jupe ballonnée par la chute. Lorsque la barque, suivant son impulsion, passa près de ce pale fantôme, mettant sur l'eau noire comme une elfe ouunenixe des


légendes allemandes, deux mains désespérées s'accrochèrent au bordago avec une si grande force nerveuse, quoique faibles et délicates, que leurs ongles d'agate entrèrent dans le bois comme des griffes de fer.

Si quelqu'un dans la barque eût eu l'idée de relever les yeux, et surtout si la nuit eût été moins opaque, on aurait pu entravoir vaguement une forme humaine penchée au parapet du pont.

La yole s'inclina subitement de ce côté, embarqua une lame, et eût chaviré si les rameurs ne se fussent portés immédiatement de l'autre. Une tête effarée et si pâle qu'on pouvait la discerner, malgré l'épaisseur de la nuit, se montra sur le bord de la barque, à travers un ruissellement de cheveux détrempés ses deux prunelles dilatées luisaient comme des globes d'argent bruni, et de ses lèvres violettes, avec un accent inexprimable, jaillirent ces mots Sauvez-moi 1 sauvez-moi

Que faire! dit Saunders. Si elle continue ainsi, elle va nous faire tourner ou entraver notre marche; et pourtant ce serait dur de lui couper les mains, car il n'y aurait pas d'autre moyen de la faire lâcher et de lui replonger la tête dans cette vilaine eau noire qui lui fait si grand'peur.

Ce serait un crime abominable, dit Benc°


dict en saisissant les bras de l'infortunée et en s'efforçant de l'attirer dans le bateau. Tous les rameurs se jetèrent a l'autre bord, et, comme l'homme mystérieux placé à la poupe ne fit aucune observation, Saunders aidaBenedict dans l'opération du sauvetage; et bientôt, passée par-dessus le bord, la femme entra dans la barque, et s'assit .ou plutôt s'affaissa aux pieds de Benedict.

La marche de la barque, un instant retardée par cet incident, fut accélérée pour regagner le temps perdu, et bientôt on laissa en arrière le pont de Londres, et la yole fila avec plus de rapidité que la Sèche au milieu des rangées de navires, dont les espars se heurtaient avec un cliquetis lugubre, et dont les poulies, tracassées par le vent, piaulaient comme des oiseaux de nuit. `

Le silence le plus profond régnait dans la barque, les rameurs semblaient retenir leur soume, les rames garnies de linges entraient dans l'eau muette, comme si elles se fussent baignées dans un brouillard, et le seul bruit qu'on entendît, c'était le claquement des dents do la pauvre femme qui frissonnait dans ses vêtements mouillés.

On sortit enfin de la ville de navires dont les quartiers se groupent a partir du pont de Londres jusqu'à l'île des Chiens, ot los rameurs


enfoncèrent avec plus de vigueur et moins de précaution leurs avirons dans l'eau moins turbulente, car la fureur de l'orage s'était un peu abattue.

Certes, Benedict, qui avait étendu un pan du surtout que lui avait prêté Saunders sur les épaules de la malheureuse jeune femme vêtue seulement de mousseline blanche, ne se doutait pas qu'il l'eût déjà vue une fois dans la journée sous le porche de Sainte-Margareth, où la manche de son habit avait emeuré le voile de dentelles qui la couvrait; et certainement la pauvre Edith Harley car c'était elle n'aurait pas cru que l'homme aux pieds duquel, par cette nuit glacée, elle se tordait en sanglotant, était l'heureux Benedict Arundell.

Un étrange destin réunissait dans cette barque frêle, au milieu d'un ouragan, le mari sans femme, la .femme sans mari. Une combinaison capricieuse, désunissant les couples que tout semblait assortir,, en faisait un autre de leurs parties brisées et disjointes.


x

La yole nagea encore quelque temps, jusqu'à la hauteur de Gravesend, a peu près. La tem- pète s'était un peu apaisée, et le cieL quoique toujours menaçant, laissait entrevoir quelques étoiles dans le bleu noir de la nuit, à travers les déchirures élargies des nuages. Les vagues, remuées jusque dans leurs profondeurs, s'agitaient lourdement et déferlaient en lames pesantes sur les berges du neuve évasé en bras de mer; le vent grommelait en s'éloignant, comme un chien hargneux et poltron qui vient de recevoir un coup de pied.

Une coque noir, surmontée d'espars déliés comme des fils d'araignée, sortit de l'eau, et se dessina vaguement dans l'obscurité.


C'était la .B~-JgMM~ & l'ancre, et masquée jusque-là par un coude du neuve. Tout semblait dormir à son bord les écoutilles étaient soigneusement fermées pas une lumière, pas un mouvement, rien que le cri des poulies fouettées par les derniers souffles de la rafale; ce sommeil était trop profond pour être naturel. En effet, la J?eHg-~MM~ ne dormait que d'un œil, car la yole ne fut pas plus tôt dans ses eaux; qu'une tête se leva au-dessus du bastingage, et, se penchant vers le fleuve,- murmura d'une voix basse mais distincte Ohé 1 là-bas, de la yole 1 ohé 1 est-ce .vous?

Qui, répondit sur le même ton Saunders, et voici le mot de passe « Le crabe marche de travers, mais il arrive. »

Sage maxime, ajouta Mackgill en se présentant au sommet de l'échelle.

Le canot s'était rangé tout à fait sur le flanc de Belle-Jenny, et Saunders, tenant toujours d'une main le bras d'Arundell, et de l'autre empoignant une des cordes de tire-veille, commença & gravir l'échelle escarpée. Arundell eut un instant l'idée de se laisser tomber; mais la main de Saunders l'étreignait comme un étau, et, d'ailleurs, les autres compagnons, montant immédiatement après lui, avaient les doigts à !a hauteur de ses talons, et l'eussent probable-


ment retenu. Il eut pu aussi rouler dans le canot reste en bas.

Toute tentative d'évasion était donc impassible il continua son ascension aussi lentement que s'il eût monté les échelons de la potence, car il sentait que chaque pas qu'il faisait l'éloignait d'une immensité de miss Amabel. Son transport, opéré avec tant de précaution et de mystère sur un vaisseau qui semblait l'attendre, annonçait un projet médité depuis longtemps tous ces agents silencieux obéissaient à une volonté dont le but restait impénétrable pour lui. Que voulait-on faire de sa personne ? l'emmener dans une région lointaine, le retenir en otage pour une rançon de ses parents et de ses amis ? Aurait-il été la victime à Londres d'une de ces troupes de trabucaires qui emmènent leurs prisonniers dans la montagne, sauf à envoyer à la ville une oreille du captifenmaniére de sommation! $

Et la femme, qu'en allons-nous faire? dit Saunders, qui était resté dans le canot, âpres avoir confié sir BènedictArundell aux soins de Jack et de Mackgill, à l'homme au manteau, toujours assis près de la poupe. La rejeter à l'eau après l'avoir sauvée, ce serait dur. Qu'on la -monte là-haut, répondit brièvement l'homme embossé dans sa cape. Edith avait écouté ce dialogue, ou sa vie s'a*


gitait, comme si la question ne l'eût pas regardée elle tremblait convulsivement, et les bourdonnements de la folie passaient dans sa tête traversée d'éblouissements fébriles elle se laissa prendre et emporter comme un enfant malade par sa nourrice.

Saunders, habitué à de plus lourds fardeaux, gravit l'échelle vacillante avec la légèreté d'un chat, et eut bientôt déposé sur le pont miss Edith, qu'il adossa contre le mât, car elle se soutenait à peine, et ses membres inertes, n'étant plus guidés par aucune volonté, Bottaient comme au hasard. L'homme au manteau ordonna a Saunders de la conduire sous l'entrepont, dans un endroit d'ott elle ne put rien voir et où elle ne pût pas être vue.

I~ordre fut aussitôt exécuté, et le pont de la BeHe-J~MM~, redevenu désert, ne résonna bientôt plus que sous les pas de l'homme au manteau, qui se promenait sur le tillac, épiant la direction du vent; car Benedict avait aussitôt été conduit dans la cabine d'arrière par Jack et Mackgill, et soigneusement enfermé dans sa nouvelle prison.

Sa cabine était ornée avec assez d'élégance le lit, caché par de courts rideaux de damas s'enfonçait dans un cadre de boia des îles. Un divan de crin noir, une table suspendue de manière que son niveau ne fût pas dérangé par 13


le roulis, une petite lampe enclavée au plafond en formaient l'ameublement maïs la fenêtre, à laquelle Benedict courut d'abord, était faite d'un'rond de verre dépoli joint avec une précision parfaite et d'une épaisseur à ne laisser ni transparence ni espoir d'évasion. La porte paraissait également bien fermée.

Arundell, voyant que tout essai de fuite était impossible, alla s'asseoir dans l'angle du divan et resta là sans pensée et sans rêve, subissant son sort avec la patience morne du sauvage ou de l'animal captif: des suppositions, il était las d'en faire des projets, ils étaient inutiles. Perspicacité, intelligence, résolution, rien ne pouvait servir. Enveloppé d'inextricables réseaux, par un ennemi inconnu, pauvre mouche prise dans la toile d'une araignée mystérieuse, il ne pouvait, en se débattant, qu'enchevêtrer ses ailes encore davantage, et que faire redoubler les Bis qui le retenaient. Jouet d'un guet-apens horrible ou d'une trahison infâme, il lui fallait attendre son sort en silence. Fatigué des événements et des émotions de cette journée terrible, malgré son désir de rester éveillé pour observer les choses qui allaient se passer, il sentait malgré lui ses paupières s'appesantir. Quoique son esprit veillât son corps dormait. Pendant ce temps, la brise avait sauté, et le capitaine Pepporoul, en train de déguster a


petites gorgées un galion plein de rhum pour se préserver du brouillard humide, interrompit cette douce occupation, et, sur l'avis de l'inconnu au manteau noir, qui avait observé les rhumbs du vent avec la sagacité d'un homme expérimenté aux choses de la mer, monta sur le pont en chancelant un peu. Comme le brouillard était extrêmement humide ce soir-là, en mortel plein de prudence, il s'était extrêmement prémuni. Mais le digne capitaine Peppercul n'était pas un gaillard à péricliter pour une mesure de spiritueux, et deux ou trois bouffées d'air frais lui eurent bientôt rendu tout son sang-froid.

Capitaine, la marée nous favorise, le vent à changé, il faut mettre le cap sur la pleine mer; notre expédition en Angleterre est finie, dit l'homme au manteau en voyant paraître Peppercul.

Entendre, c'est obéir, répondit celui-ci en parodiant à son insu la formule du dévouement oriental car l'homme au manteau paraissait lui inspirer un respect mélangé de crainte, quoique de sa nature le capitaine Peppercul ne fut ni servile ni poltron.

L'ordre fut donné d'appareiller. Les barres d'anspect furent placées dans l'arbre du cabos" tan, et les matelot pesant dessus de toute la force de leurs bras et de leur poitrine, com-


mencèrent leur manège circulaire en poussant sur un rythme plaintif ce singulier gloussement composé de la plainte du vent, du sanglot de la lame, du cri de la mouette, et dans lequel l'inquiétude de la nature semble se mêler à l'effort humain. L'ancre dérapait, et déjà, plusieurs tours de chaîne s'enroulaient au tambour et mouillaient le pont de leur dégoût. A ces piaulements bizarres, aux piétinements réguliers qui les accompagnaient, Benedict qui déjà ébauchait un rêve plein do catastrophes étranges et d'apparitions sinistres, vague image de ses aventures de la journée, comprit qu'on levait l'ancré et qu'on allait partir. Quoique ce détail n'aggravât pas beaucoup sa situation et qu'il lui fût, au fond, assez indiffèrent d'être captif dans une prison immobile ou dans une prison voyageuse, il se sentit pris d'une incommensurable tristesse être prisonnier en Angleterre, sur un sol peuplé de ses amis qui le cherchaient, vivre dans l'air que respirait Amabel, c'était encore une consolation; il ne pouvait plus compter sur les efforts de ses parents et de ses connaissances pour le retrouver. Comment suivre sa trace dans .ce sillage qui se referme aussitôt en tourbillonnant! Amabel était à jamais perdue pour lui 1

Les cris singuliers continuaient toujours, et bientôt l'ancre relevée fut attachée aux


amures les matelots, grimpés sur les huniers et sur leurs vergues, déferlèrent les voiles, qui s'ouvrirent à la brise on palpitant avec bruit, comme des ailes d'oiseau de mer qui i voudraient s'envoler; mais, retenues par les écoutes elles se creusèrent, s'arrondirent, et, donnant leur impulsion à ? R~g-JgM~, la nrent gracieusement pencher dans son sillage. Mackgill, debout près de l'habitacle de la boussole, éclairée par une lueur tremblotante, tenait la roue du gouvernail, et, guidant la Belle-Jenny, aussi sensible à l'impulsion qu'un cheval à bouche délicate & l'action du mors et de la bride, il la redressait, l'infléchissait, évitant les rencontres des navires et des barques, que les approches du jour commençaient à faire sortir de leur torpeur et qui se croisaient en tous sens sur le large neuve.

Le matin commençait à se lever; des lignes de lumière blafarde sillonnaient les épais bancs de nuages. Les feux rouges de bateauxphares pâlissaient sensiblement, éteints par les lueurs duj'mr naissant; les rives du fieuve, à peine visibles, reculaient à l'horizon, et les eaux jaunes, bouillonnaient en larmes plus larges. L'approche de la haute mer se faisait sentir, et la BeHe-Je~, bercée par le roulis, enfonçait et relevait sa proue entourée d'un not d'écume.

13.


Benedict, à moitié assoupi, se tenait accoudé sur son oreiller de crin lorsqu'un craquement de la porte le réveilla tout à fait.

Le panneau glissa dans la rainure, et l'homme au manteau noir parut sur le seuil de la cabine.

La chambre était sombre, et Benedict ne put tout de suite distinguer les traits de celui qui venait ainsi troubler sa solitude l'ombre du grand chapeau voilait encore sa figure, et les plis du manteau dissimulaient sa taille. Cependant l'intention du nouveau survenant no parut pas être de prolonger plus longtemps son incognito, car il s'avança sous la petite lampe qui brûlait encore, jeta en arrière sa cape, ôta son chapeau, et découvrit aux regards surpris d'ArundeIl la tête de sir Arthur Sidney.

Arundell ne put retenir un cri de surprise. Sir Arthur Sidney resta parfaitement calme en face de son ami, et comme s'il ne se fût rien passé d'extraordinaire. Les rayons de la lampe, jouant sur les luisants satinés de son front lui faisaient, comme une espèce d'auréole. Son regard était plein de calme, et ses traits exprimaient la sérénité la plus parfaite. Quoi c'est vous, sir Arthur 1

Moi, revenu ce matin des Indes.

Que signifie tout ceci, Arthur s'écria


Benedict ne pouvant plus douter de l'identité de Sidney..

Cela signifie, répondit tranquillement Sidney, que je n'avais pas donné mon consentement à ce mariage, et qu'il a bien fallu l'empêcher. Voilà tout. Je yous demande pardon des moyens employés. Je n'en avais pas d'autres, j'ai pris ceux-là.

Quelle prétention étrange répliqua Benedict, décontenancé par la simplicité froide de la réponse. Êtes-vous mon père, mon oncle, mon tuteur, pour vous arroger de tels droits sur moi g

Je suis plus que tout cela, je suis votre ami, répondit gravement Sidney.

Singulière façon de le montrer, que de détruire le bonheur de ma vie et de me plonger dans le plus affreux désespoir 1

Le chagrin passera, dit Arthur les peines des amoureux ne sont pas de longue durée, le vent les emporte comme des plumes de mouette sur la mer. D'ailleurs, vous ne vous apparteniez pas, continua-il en tirant de sa poche un papier qu'il déploya devant Benedict.

Ce papier déjà jauni semblait écrit depuis longtemps, il était cassé à ses plis. L'écriture qu'il contenait avait dû changer de couleur les caractères en étaient roussâtres, on eût dit que, pour les tracer, le sang avait servi d'encre.


A l'aspect de ce papier d'apparence cabalistique, et qui ne ressemblait pas mal à la cédule d'un pacte avec le diable, sir Benedict Arundell parut embarrassé et garda le silence. Est-ce bien là votre signature! dit Sidney en tenant le papier a la hauteur des yeux de Benedict.

Oui, c'est bien mon nom et mon parafe, répondit sir Benedict Arundell d'un ton résigné.

Avez-vous librement posé la votre nom de gentilhomme ? 2

Je ne puis dire qu'on m'ait forcé, répondit Arundell oui, j'ai mis là mon nom, plein d'enthousiasme et de foi.

Et c'est un serment formidable que celui que renferme cette lettre. Vous avez juré par tout ce qui peut lier'sur cette terre où nous sommes, par le Dieu qui créa les mondes, parle démon qui les veut détruire, par le ciel et l'enfer, par l'honneur de votre père et la vertu de votre mère, par votre sang de gentilhomme, par votre âme de chrétien, par votre parole d'homme libre, par la mémoire des héros et des saints, sur l'Évangile et sur l'épée, et, au cas où notre religion ne serait qu'une erreur, par le feu et l'eau, sources de la vie, par les forces secrètes de la nature, par les étoiles, mystérieuses régulatrices des destinées, par Chronos


et par Jupiter, par l'Achéron et par le Styx, qui autrefois liait les dieux. S'il est au monde une formule plus irrévocable, je l'ignore; mais quand vous avez écrit ces lignes, vous avez cherché tout ce qu'il y a de plus redoutable et de plus sacre pour donner de la force au serment que ce papier contient.

C'est vrai, répondit Arundell.

J'avais besoin de vous, continua Sidney, et, en vertu des droits que cet écrit me donne, je suis venu vous chercher, puisque vous ne veniez pas.

Benedict, comme accablé, baissa la tête et ne répondit point.

Lorsque vous serez plus calme, continua Sidney, je vous dirai ce que j'attends de vous et ce que vous avez à faire.

Cela dit, sir Arthur se retira, fermant après lui le panneau à coulisses, et la Belle-Jenny, poussée par un bon vent, entra dans la pleine

mer.


Nous profiterons de ce que la BeH~-J~M~ s'avance, poussée par un bon vent, ;et file dix noeuds à l'heure pour -faire dans notre récit quelques pas rétrogrades mais nécessaires. Nous devons expliquer comment miss Edith se trouvait au milieu de la Tamise par cette nuit. de tempête, près d'être engloutie sous les eaux au lieu d'être dans l'ombre tiède et parfumée de la chambre nuptiale, frémissante sous le baiser d'un époux aimé.

On se rappelle sans doute qu'un homme d'apparence misérable avait remis au comte de Volmerange un pli cacheté à la sortie de l'église. Ce pli, le comte, tout entier à d'autres soins,

XI


l'avait laissé dans sa poche, sans l'ouvrir, se réservant d'en prendre connaissance plus tard et l'avait oublié dans les émotions de cette journée. Mais, le soir, resté seul un instant, pendant que les femmes d'Edith la déshabillaient et lui passaient son peignoir de nuit, il sentit craquer ce papier dans sa poche, et, par un mouvement machinal, il le décacheta et le lut. Au même moment, on vint lui dire qu'il pouvait entrer dans la chambre d'Edith. II se leva tout d'une pièce comme la statue du Commandeur interpellée par Lenorello pour le souper de don Juan. Son poing crispé froissait le papier fatal, une pâleur mortelle couvrait son visage, ou luisaient dans un orbe ensanglanté ses prunelles d'un bleu dur, et ses talons tombaient pesamment sur le parquet comme des talons de marbre alourdi sous le poids d'un malheur écrasant, il marquait ses pas comme l'apparition sculptée.

Edith, protégée par l'ombre transparente des rideaux cachait à demi sa tête dans son oreiller garni de dentelle. La craintive rougeur de la vierge attendant l'époux ne colorait pas sesjoues abandonnées par le sang et d'une blancheur telle, qu'on pouvait à peine les distinguer de la taie de batiste sur laquelle elles reposaient. Elle flottait dans une perplexité terrible la

conscience de sa faute l'agitait, et elle ne savait


quelle résolution prendre. Vingt fois l'avou était venu sur le bord de ses lèvres, sans pouvoir les franchir. Rien n'amenait cette confidence étrange. Cette liaison improbable, résultat d'une fascination presque surnaturelle, était restée profondément ignorée tout le monde autour d'Edith avait une confiance si sereine dans sa pureté, que parfois elle-même doutait de l'avoir perdue. Aucune ouverture ne provoquait une pareille confidence ses rou'geurs, ses pâleurs, ses silences étaient pris pour ces inquiétudes virginales qui tourmentent les jeunes filles aux approches de leur mariage; l'amour même légitime a ses troubles, et les larmes sont à l'ordre du jour dans les yeux des jeunes lancées.

Chaque jour elle se disait <x 11 faut que je parle, et le jour se passait sans qu'elle eût parlé, les préparatifs s'avançaient sans qu'elle osât s'y opposer, etla révélation devenait de plus en plus impossible. Edith aimaitVolmerange, et, bien que son caractère fûtd'une loyauté parfaite et que l'ombre d'une fausseté lui répugnât, elle n'avait pas la force de porter elle-même ce coup de hache à sa félicité. Elle s'était sentie lâche devant ce malheur. Et, comme tous les gens perdus qui comptent sur un incident impossible pour les tirer d'une situation désespérée, elle avait laissé les choses aller main*.


tenant, le moment terrible était arrivé, et, comme une colombe tapie à terre qui entend bruire autour d'elle le vol circulaire de l'autour, elle attendait, palpitante d'inquiétude et de terreur. Il lui semblait alors qu'elle aurait dû tout dire, repousser Volmerange, ne pas accepter ce bonheur dont elle n'était pas digne. Mais il était trop tard.

Il faut dire aussi, pour la justification d'Edith, qu'elle était coupable, mais non dégradée elle avait une de ces natures que le mal peut atteindre et ne saurait pénétrer, comme ces marbres que la boue salit, mais.ne tache pas, et qu'un dot du ciel fait paraître plus purs et plus blancs que jamais. Sa chute n'avait quo de nobles motifs. Xavier avait joué près d'Edith la comédie du malheur; il s'était prétendu opprimé, méconnu, forcé de rester dans sen humble sphère par les invincibles préjugés de l'aristocratie, et avait soutenu que la die de lord Harley ne pouvait aimer qu'un lord, pair d'Angleterre, à la mode et jouissant d'une immense fortune. Ces choses, dites simplement, d'un air résigné et froid, avec des yeux brûlant d'une passion contenue, provoquaient la nature noble et chevaleresque d'Edith à quelque folie de dévouement consolateur. Elle avait voulu jouer le rôle de la Providence pour ce génie obscur, pour cet ange i4


exilé qui n'était qu'un démon; puis elle s'était donnée, prenant de la pitié pour de l'amour la passion vraie de Volmerange lui avait bien- tôt fait sentir à quel point elle s'était trompée; et, d'ailleurs, Xavier sûr de son triomphe, n'avait pas tardé à se démasquer, et, loin de s'op- poser, comme on aurait pu le croire, à l'union d'Edith et de Volmerange, il l'avait en quelque sorte exigée de celle-ci dans quelque dessein sinistre et ténébreux impossible à comprendre. En outre, Volmerange était si éperdument amoureux d'Edith, qu'un semblable aveu eut pu faire craindre pour sa raison. Edith, jusqu'à un certain point, pouvait se croire encore digne d'être aimée d'un homme d'honneur, et son silence n'était pas une perjMie.: Quand Volmerange entra, Edith comprit qu'elle était perdue le comte s'approcha du lit avec une lenteur automatique et tendit le papier au visage de la jeune fille éperdue et pelotonnée dans ses couvertures par un mouvement de crainte instinctif.

Dites, s'écria le comte d'une voix étranglée et avec une espèce de râle strident, dites que l'assertion contenue dans cette lettre est fausse, et je vous croirai, dût la lumière m'aveugler les yeux.

La pauvre Edith, demi-jMe de peur, s'était redressée, et, l'œU hagarde les lèvres trem-


blantes, les joues sans couleur, comme si on lui eût présenté la tête de Méduse, regardait le papier o& flamboyait sa condamnation de ce regard vide et terne de la démence.

Dans le brusque mouvement qu'elle avait fait, le lien qui retenait ses cheveux s'était rompu, et ses boucles noires pleuvaient sur ses épaules et sur sa gorge, dont elles faisaient encore ressortir la blancheur inanimée. Desdémone ne dut pas se dresser plus enrayée et plus pâle sous la question sinistre du More de Venise; et bien que Volmerange n'eût pas le teint couleur de bistre, il n'en avait pas moins l'air terrible et farouche. Il y out un moment de silence plein d'attente, d'angoisse et de terreur.

Au dehors, la tempête mugissait; des grains de pluie fouettaient les vitres. Le vent semblait M~puyer son genou sur la fenêtre et y faire des pesées comme pour entrer, curieux d'assister à cette scène nocturne. La maison, battue par l'orage, tremblait sur ses fonde-

ments, les portes craquaient dans leurs chambranles, des plaintes confuses couraient dans les corridors; la lampe à demi baissée pour les mystères de la nuit nuptiale, se ràvivait par instants et jetait des clartés blafardes. Tout augmentait l'épouvante de la situation. La pendule sonna deux heures. Son timbre,


d'ordinaire si clair, ai argentin, résonnait lugubrement.

Volmerange se pencha sur le lit, grinçant des dents, l'oa!! plein d'éclairs, saisit le bras d'Étith avec une brutalité impérieuse, et réitéra sa phrase d'un ton bref et névreusement saccadé. Une écume de rage moussait à ses lèvres, qu'il avait mordues si fort pendant la minute de silence, que le sang en avait jailli. La jeune fille, en voyant si près d'elle ce visage dont la beauté admirable ne pouvait s'effacer même dans les contractions de la fureur et rappelait la face d'un archange irrité, sentit ses forces l'abandonner, le vertige de l'évanouissement passa sur ses yeux, et elle aurait perdu connaissance si une violente secousse ne l'eût fait revenir à elle.

Il lui sembla que son bras, arraché, allait quitter son épaule. Volmerange l'avait jetée à bas du lit.

Elle était au milieu de la chambre; un second choc la fit tomber à. genoux.

C'est bien, dit Volmerange, vous allez mourir.

Et il se mit a courir comme un forcené autour de la chambre, cherchant quelque arme pour exécuter sa menace.

Oh monsieur ne me faites pas de mal 1 murmura Édith d'une vo~x agonisante.


Volmerange cherchait toujours une chambre nuptiale n'est pas ordinairement fournie de poignards, pistolets, casse-têtes et autres instruments de destruction.

Tonnerre et sang grinçait-il en tournant comme une bête fauve, serai-je obligé de lui briser la cervelle à l'angle d'un meuble, de l'étrangler de mes mains, de lui ouvrir les veines avec mes ongles, de l'étouffer sous le matelas de mon lit de noces Ah ah ce serait charmant, continua-t-il avec un rire de démence. Jolie scène! très dramatique, très shakespearienne, en vérité 1

Et il s'avança vers Edith qui, toujours agenouillée, les bras pendants, les mains ouvertes, la tête penchée sur sa poitrine, les cheveux ruisselants, restait dans la position de la Madeleine de Canova. En voyant se rapprocher ce furieux, mue par un suprême instinct de conservation, la pauvre enfant se releva comme si elle eût été poussée par un ressort, courut à la porte de glace qui donnait sur le jardin, l'ouvrit avec cette adresse machinale des somnambules ou des gens dans une position désespérée, et s'élança, portée par les ailes de la peur, dans les noires allées du jardin, suivie de Volmerange.

Elle ne sentait pas sous ses pieds délicats et nus l'empreinte du gravier et des coquillages 14.


les branches, chargées de pluie, fouettaient son visage et ses épaules nues, et semblaient vouloir la retenir par les plis de son peignoir; le souffle ardent de Volmerange haletait presque sur sa nuque, et plusieurs fois les mains du furieux tendues l'avaient presque atteinte. Elle arriva ainsi au parapet de la terrasse, qu'elle franchit, laissant aux griffes de fer de l'artichaut de serrurerie posé là ce fragment de mousseline, seul vestige laissé aux conjectures de lord et de lady Harley.

Son mari fut presque aussitôt qu'elle dans la rue, et la poursuite continua.

Les forces commençaient à manquer à la pauvre Édith. Ses genoux se choquaient, ses artères sifflaient dans ses tempes, sa poitrine haletait. Elle avait déjà parcouru, dans cette course de biche traquée, une ou deux rues désertes à cause de l'heure avancée et de l'orage et, quand même un passant attardé se fût trouvé là, il ne lui aurait pas porté secours, la prenant pour quelque nlle de joie se sauvant après une rixe de quelque orgie nocturne, ou poursuivie pour quelque vol. Dans sa fuite, elle était arrivée près de la Tamise, au bout du pont de Blackfriars, qu'elle se mit à traverser d'un pas essoufflé et ralenti.

A peu près au milieu, au bout de ses forces


et de son haleine, les pieds meurtris, son peignoir de nuit souillé de fange et collé à son corps brûlant et transi par les derniers pleurs de la tempête, elle s'arrêta et s'appuya contre le parapet, résolue à ne pas disputer plus longtemps sa vie à la fureur de Volmerange. Après tout, c'était encore une douceur de mourir par lui, puisqu'elle ne pouvait vivre pour lui. Le comte, l'ayant rejointe, la saisit par les deux bras et lui dit

Jurez-moi que le contenu de la lettre est faux.

Édith, qui avait repris, après avoir cédé à ce mouvement de terreur physique, toute sa dignité naturelle, répondit

La lettre a dit vrai. Je ne sauverai pas ma vie par un mensonge.

Volmerange la souleva .comme une plume, la balança quelques secondes hors du parapet sur le gouffre noir.

L'eau invisible rugissait et tourbillonnait sous l'arche jamais nuit plus épaisse n'avait pesé sur la Tamise.

Sombre abîme, garde & toujours le secret du déshonneur de Volmerange dit le comte, le corps à moitié hors du pont.

Puis il ouvrit les mains. i

Une plainte faible comme un soupir de colombe étounee fut la dernière prière d'Édith.


Le vent poussa comme un long sanglot de désespoir, et un léger nocon blanc descendit dans la brume épaisse, comme une plume arrachée de l'aile d'un cygne, et tomba dans le fleuve, sans que, de cette hauteur, l'on pût entendre le bruit de sa chute, couvert par le murmure de l'eau, le craquement des barques, les jérémiades de la rafale, et tous ces mille bruits par lesquels se plaint la nature dans une nuit de tempête.

A l'autre, maintenant). dit Volmerange en retournant sur ses pas. Il faut que je le trouve, fût-il caché au fond du dernier cercle '.de l'enfer.

Et il s'enfonça dans le dédale des rues, d'un pas rapide et plein de résolution.

Entraîné par la rapidité du récit, nous n'avons pas dit qu'un homme qu'on aurait pu prendre pour une ombre portée se tenait collé à la muraille de la maison du comte de Volmerange. Veillait-il là pour son compte ou pour celui d'un autre O'est ce que nous ne savons pas encore. Était-ce un voleur, un amant ou un espion, un ennemi ou un ami! 9 Pressentait-il la catastrophe qui devait arriver, et avait-il voulu y assister invisible témoin! g Toutes ces questions, nous ne sommes pas encore à même de les résoudre. Ce que nous pouvons dire, c'est que le rôdeur nocturo vit


Édith sauter la terrasse du jardin, Volmerange la poursuivre et la jeter dans la Tamise, sans intervenir dans cette scène affreuse, dont il s'était contenté d'être le spectateur lointain et silencieux. Quand Volmerange, sa vengeance accomplie, rentra dans le cœur de la ville, l'ombre le suivit do loin, réglant son pas sur le sien, de façon & ne pas le perdre de vue et ne pas en être remarqué.

La tête perdue, le cœur plein de rage et de regrets, Volmerange marcha ainsi jusqu'à Regent's-Park, où, accablé de fatigue, de douleur et de désespoir, il se laissa tomber sur un banc, au pied d'un arbre, dans l'état le plus complet de prostration ses idées l'abandonnaient et sa tête vacillait sur ses épaules sa taille vigoureuse néchissait; il tomba dans ce morne assoupissement par lequel la nature, lasse de souffrir, se refuse aux tortures morales ou physiques.

Pendant qu'il sommeillait, l'ombre noire s'approcha de lui d'un pas si léger, si furtif, si souple, qu'elle ne déplaçait pas un grain de sable et qu'elle ne courbait pas un brin de gazon elle posa sur les genoux de Volmerange un papier de forme bizarre et une enveloppe pleine de lettres, puis se retira plus doucement encore et se cacha derrière les arbres, avec lesquels elle se confondit bientôt.


Quelque léger qu'eût été le mouvement, il réveilla Volmerange, qui vit le papier et l'enveloppe posés si mystérieusement sur ses genoux, et courut sous une lanterne. L'enveloppe contenait des lettres d'Edith prouvant sa faute. Le papier était ainsi conçu « Je jure de ne jamais disposer de moi, de ne m'engager dans aucun lien, ceux du mariage et autres et de me tenir toujours libre pour la junte suprême je le jure par le Dieu qui créa Ijs mondes, par le démon qui veut les détruire, par le ciel et l'enfer, par l'honneur de mon père et la vertu de ma mère, par mon sang de gentilhomme, par mon âme de chrétien, par ma parole d'homme libre, par la mémoire des héros et des saints, par l'Évangile et par l'épée. et, au cas où notre,religion ne serait qu'une erreur, par le feu et par l'eau, sources de la vie, par les forces secrètes do la nature, par les étoiles, mystérieuses régulatrices des destinées, par Chronos et par Jupiter, par l'Achéron et par le Styx qui autrefois liait les dieux.

« Signé de mon sang,

« VOLMERANQE. »


XII

Apres cette lecture, le comte, fou de douleur et de rage, se mit à parcourir le parc en tous sens, à la recherche de l'être mystérieux qui avait, pendant son assoupissement, jeté sur ses genoux les lettres d'Edith et la formule du pacte qui le Ihit à un pouvoir inconnu. En vain il battit les allées, les contre-allées, les recoins de bosquets, il ne put rien découvrir. Il est vrai que la nuit'était sombre et que de vagues reflets de lanternes éloignées le gui.daient seuls dans sa poursuite.

Las de cette course insensée, il sortit du parc, et se dirigea sans trop savoir où il allait, du côté de Primerose-Hill,


Les maisons s'éclaircissaient, les champs commençaient à se mêler à la ville, et bientôt il se trouva dans la campagne, gravissant les premières pentes de la colline.

Toutes ces marches et contre-marches avaient pris du temps, et l'aurore tardive de novembre jetait de vagues lueurs dans le ciel, que jonchaient de grands nuages éventrés, gigantesques cadavres restés sur le champ de bataille de la tempête. Rien ne ressemblait moins à l'Aurore aux doigts de rose d'Homère que ce sinistre lever du soleil britannique. Il se laissa tomber au pied d'un arbre qui frissonnait à l'aigre brise du matin, déjà veuf de plus de la moitié de ses feuilles, et reprit dans sa poche les lettres à moitié lacérées d'Edith, qu'il y avait plongées par un mouvement machinal tout en ne lui laissant aucun doute sur son malheur, elles étaient d'un stylo contraint, et la passion ne s'y exprimait qu'avec des formes embarrassées on eût dit que la jeune femme avait cédé plutôt à une fascination involontaire qu'à une sympathie. Cette lecture envenimait encore les plaies de Volmerange mais il avait besoin de la faire pour légitimer sa vengeance à ses propresyeux; après son action violente et terrible, un doute lui venait, non sur la certitude de la faute, mais sur la légitimité de la punition cette


forme blanche, descendant à travers l'ombre vers le gouffre noir du fleuve, lui passait toujours devant les yeux comme un remords visible.Il se demandait s'il n'avait pas outrepassé son droit d'époux et de gentilhomme, en infligeant une mort affreuse à un être jeune et charmant à peine au seuil de la vie. Quelque coupable que fût Edith, elle était tellement punie, qu'elle devenait innocente.

Qui lui eût dit le matin que le soir il serait meurtrier, lui eût produit l'effet d'un fou et cependant il venait d'immoler impitoyablement une femme sans défense, une femme dont il avait juré & la face du ciel et des hommes d'être le protecteur. La terrible exécution qu'il avait faite, bien que juste d'après les lois du point d'honneur, l'épouvantait et lui apparaissait dans son horrible gravité et d'ailleurs, sa vengeance n'eût-elle pas dû commencer par le complice d'Édith Cédant à la colère aveugle, il s'était ôté.en tuant la coupable, tout moyen de remonter à la source du crime. C'était l'infâme séducteur dont il aurait dû arracher le nom à Édith et qu'il eût eu plaisir à torturer lentement et avec la plus ingénieuse barbarie, car une mort prompte n'eût pas assouvi sa vengeance.

Pais, songeant aux liens qui l'attachaient à l'association mystérieuse dont nos lecteurs ont 15


put voir la formule de serment, il s'indignait de cette autorité revendiquée après plusieurs années de silence, et, bien que le serment ne lui eût pas été extorqué il sentait son indépendance se révolter contre cette prétention de disposer de lui. Il avait j uré, il est vrai, mais dans l'enthousiasme de la jeunesse, de mettre toute ses forces et toute son intelligence au ser- vice de l'idée commune.; mais fallait-il pour cela abjurer les sentiments de son coeur, cesser d'être homme et devenir comme un bâton dans la main cachée g

Il lui semblait saisir une coïncidence étrange entre le déshonneur d'Édith et ce rappel au serment prononcé. N'avait-on pas voulu, par ce coup terrible, le détacher des choses humaines, et profiter de son désespoir pour le jeter a corps perdu dans les entreprises impos- sibles g s Il se rappelait une phrase prononcée jadis par un des membres influents de l'association 1- « Dieu a mis la femme sur la terM, de peur que l'homme ne fît de trop grandes choses. En lui découvrant l'indignité de celle qu'il aimait, sans doute on avait pensé le convaincre, sans réplique, de la maxime de Shakespeare « Fragilité, c'est le nom de la femme, » et le faire renoncer pour toujours à ses trompeuses amorces.


Oh disait-il dans sa pensée, à qui se fier désormais, si le front ment comme la bouche, si la candeur trompe, si la pudeur n'est qu'un masque, si l'étincelle céleste n'est qu'un reflet de l'enfer, si le cœur de la rose est plein de poison, si la couronne virginale ceint des cheveux dénoués par la débauche. Édith Edith 1 oh! je t'avais conné sans crainte et sans défiance l'honneur de mon antique maison j'aurais cru que tu aurais transmis pur le sang des vieux chevaliers et le sang royal de l'Inde qui coule dans nos veines. Et cependant elle m'ai mait, j'en suis sûr, s'écria-t-il en frappant violemment son genou avec son poing; non, son doux regard disait vrai; sa voix avait l'accent de l'amour sincère; il y a là-dessous

quelque machination horrible. Mais a-t-elle nié l'accusation une seule fois! a-t-eUe prononcé un mot pour sa défense! Elle est coupable. coupable. coupable. continua-t-il en répétant le mot avec l'insistance monotone des gens qui sentent leurs idées s'échapper et qui raccrochentàla dernière7syllabe prononcée, comme un rameau sauveur leur raison qui se noie. Des larmes coulaient le long de ses joues une à une, silencieusement et sans interraption il ne pensait même pas à les essuyer, et répétait d'un air fou et comme un vaguo refrain de ballade j


Elle est coupable, coupable, coupable 1 Le jour s'était levé tout à fait, et, des hauteurs de Primerose-HilI, la vue s'étendait sur la ville de Londres, qui commençait à fumer comme une chaudière en ébullition c'était un spectacle plein de grandeur et de magniacence. De larges traînées de brouillard bleuâtre indiquaient le cours de la Tamise, et ça et là s'élançaient de la brume les aëches pointues des églises Indiquées par un rayon de lumière oblique.

Les deux tours de Westminster ébauchaient leurs masses noires presque en ligne directe le duc d'York posait, imperceptible poupée sur sa mince colonne; puis, à gauche, le monument du feu élevait vers le ciel ses flammes de bronze doré, la Tour groupait sa botte de donjons, Saint-Paul arrôndissait sa coupole flanquée de deux campaniles l'ombre et le clair jouaient sur ces vagues de maisons interrompues de loin en loin par l'îlot verdâtre d'un parc ou d'un square avec une grandeur et une majesté dignes de l'Océan; mais Volmerange, quoique ses yeux immobiles parussent contempler ce panorama merveilleux avec la plus profonde attention, ne voyait absolument rien l'ombre pâle d'Édith lui interceptait tout ce spectacle. Sa fureur était tombée, et il se trouvait dans un tel état de prostration, qu'un enfant eût eu


raison de lui en ce moment-là toute sa vitalité avait été épuisée dans cette projection immense; il s'était vidé dans son crime. Il essaya de se lever, mais ses genoux se dérobaient sous lui, un nuage s'abaissa sur ses yeux; ses tempes se couvrirent d'une sueur froide il retomba au pied de son arbre.

Au même instant passait sur la route un homme d'une apparence honnête et d'une mise simple, mais qui n'excluait pas la confbrtabilité, une de ces figures que l'on verrait mille fois sans les reconnaître, tant elles savent porter habilement le masque et le domino de la foule.

L'homme s'approcha de Volmerange, qui, excédé d'émotion et de fatigue, glacé par l'air de la nuit était près de s'évanouir.

Qu'avez-vous, monsieur! lui dit le passant d'un air d'intérêt. Vous êtes bien pâle et paraissez sounrir.

Oh 1 rien, une faiblesse, un étourdissement passager, répondit le comte d'une voix presque éteinte. `

Je bénis l'heureux hasard qui m'a fait passer par ici je suis médecin et Je rendais visite à une de mes pratiques de Primerose-Hill j'ai ioi de quoi vous réconforter, dit l'homme en tirant de sa poche un petit portefeuille assez semblable à la trousse des chirurgiens, et dont 15.


il sortit un flacon qui paraissait contenir des sels.

En effet, je ne me sens pas bien, murmura Volmerange en laissant tomber sa tête. L'oRIcieux passant déboucha le nacoa, d'où s'exhala une odeur pénëtrante,et le mit sous le nez du malade. Mais la substance qu'il renfermait ne produisit pas l'effet qu'on en eût dû attendre; au lieu de sortir de son évanouissement, Volmerange semblait s'y plonger plus avant, et les efforts qu'il avait faits pour aspirer l'odeur excitante paraissaient avoir épuisé le peu de force qui lui restaient. Le passant, qui s'était intitulé médecin, bien qu'il vit la pâmoison du malade se prolonger, continuait à lui tenir sous les narines le Qacon qu'il eût dû retirer, voyant son effet inutile. 1

A la syncope paraissait avoir succédé la léthargie. Volmerange, les bras flottants, le tronc affaissé, la tête vacillante d'une épaule à l'autre, n'était plus qu'une statue inerte.

Précieuse invention murmura le bizarre médecin, très satisfait du singulier résultat do son assistance. Le voilà dans un état convenable il ne sait plus s'il est au ciel, sur terre ou en enfer on peut le prendre et l'emporter sans qu'il s'en aperçoive plus qu'un ballot ou un mort de huit jours. Il irait en Chine comme


cela. Mais avisons s'il passe quelque voiture où je puisse le loger.

la il s'élança au milieu de la route, comme pour voir de plus loin.

Il n'eut pas besoin de rester longtemps à son poste d'observation. Une voiture de place se dirigeant vers Londres d'un train inconnu aux cochers de nacre continentaux apparut avec un rayonnement et un tonnerre de roues à l'horizon du chemin.

Le prétendu médecin fit signe au cocher. La voiture était vide, et l'automédon fit approcher son char du tertre où gisait Volmerange. Aidez-moi, dit le faux médecin, à mettre ce gentilhomme dans votre voiture il a trop bu à souper de vins d'Espagne et de France, et il s'est endormi sous cet arbre dans sa petite promenade matinale. Je le connais et vais le conduire chez lui.

Le cocher aida le passant à loger Volmerango dans le cab sans faire la moindre observation, ca,r le fait d'un gentilhomme ivre n'est pas assez rare pour étonner. Seulement, le cocher, en remontant sur son siège, soupira mélancoliquement en lui-même & cette réflexion Est-il heureux ce lord, d'être gris de si bonne heure.

Cette axiome formulé, il lança son cheval dans la direction indiquée par l'homme qui lui


avait désigné unemaison située le long un de ces roads qui succèdent aux rues sur les conans de Londres. Au bout de quelques minutes, la voiture CO s'arrêta devant un mur dans lequel était coupée ,r une petite porte verte dont le bouton de cuivre reluisait comme l'or. Des arbres à moitié ef- fouillés, qui dépassaient le chaperon de la muraille, indiquaient qu'un jardin assez vaste s séparait la maison de la rue. '0-

L'homme qui avait administré & M. de Vol- merange le cordial à l'effet stupéflant tira le bouton et sonna plusieurs fois, séparant ses coups par des intervalles qui paraissaient avoir une signification réglée d'avance.

Un domestique vint ouvrir; l'homme lui dit deux mots à l'oreille le domestique rentra dans la maison, et bientôt reparut suivi de deux compagnons à teint olivâtre et à ngure bizarre, qui prirent Volmerange et l'empor- tèront dans un pavillon de forme ronde, formant au coin du corps de logis une de ces tou- relles assez fréquentes dans l'architecture anglaise.

Le cocher, largement payé, s'on alla, trouvant l'avont'u'o toute Mmpio il avait daus la nnit ropfu'té eux ou aiUetu'H quatre ducs on tharquin d)U)H un état p<nu' h) moins auwi pt'obh~atiqnn quo <'<< t!~ V~thtW!Utm'.


L'homme au flacon, ayant achevé sa mission, se retira aussi, après avoir écrit sur un carré de papier, qu'il déchira de son portefeuille, quelques mots moitié en chiffres, moitié en caractères d'une langue inconnue, qu'il remit au domestique qui était venu ouvrir.

La maison dans laquelle on avait apporté Volmerange avait un aspect d'élégance et de richesse qui excluait toute idée de vol et de guet-apens. Une veranda blanche et rose jetait son ombre découpée sur un perron de marbre blanc; des glaces sans tain, et d'une seule pièce, posées au-dessus des cheminées, laissaient transparaître d'énormes vases de la Chine remplis de fleurs. La ca~e de cristal d'une serre immense dans laquelle le salon paraissait se continuer, tenait sous cloche une vraie forêt vierge les lataniers, les bambous, les tulipiers, les jamroses, les lianes, les passiflores, les pamplemousses, les raquettes s'y épanouissaient avec une violence toute tropicale, brandissant les dards, les coutelas, les griffes de' leurs feuillages monstrueux et féroces, faisant éclater lours calices comme des bombes de parfums et do couleurs, et palpitor les pétales do leura Heut'a comme Ion ai!oa dospapiUons dn Oachomyr.

t'chdttuxh~uid~htwuK~th~oH~'cut.mu'nn dtvau V~hth'Mu)~' (.«ujotu'n ot'ttn'xd, ot wc r«.


tirèrent en silence, n'ayant pas l'air autrement surpris de l'arrivée de ce personnage, que sans doute ils voyaient pour la première fois. Il y avait déjà quelques minutes qu'il reposait, toujours sous l'influence du narcotique, et personne ne paraissait.

La pièce où il avait été dépose offrait, dans son ameublement d'une simplicité élégante, quelques particularités qui eussent pu guider les suppositions de l'observateur; une âne natte indienne recouvrait le plancher, et sur la cheminée se contournait une idole de laTrimourti mystique représentant Brahma, Wishnou et SMva un bouclier de peau d'éléphant, un sabre courbe, un krick malais et deux javelines formaient trophée le long do la muraille. Ce:. détails caractéristiques, et moins bizarres à Londres que partout ailleurs, semblaient indiquer la demeure d'un nabab enrichi à Calcutta ou d'un civilien haut employé de la Compagnie des Indes.

Bientôt une portière de brocart se souleva et donna passage à une ngm'e étrange c'était un vieillard de haute taille, un peu courbé, qui s'avançait en s'appuyant sur un bâton aussi blanc quo l'ivoire sa faco maigre, desséchée ot conuMO monunéo, avait la teinte du cuir de CfU'douf OM du tabnc de l.t IJ~vn.MO;lar~'a urbit<M d~ bistro OM'otahtnt nnt< y~ux Ct'oux «t.


brillants comme des yeux d'animal, et dont l'àge n'avait pas amorti une seule étincelle; i son nez, courbé en bec d'aigle, (tait presque ossifié, et ses cartilages endurcis luisaient comme un os; ses joues caves, sillonnées de rides profondes, adhéraient aux mâchoires, et ses lèvres bridaient sur des dents que l'usage du bétel avait rendues jaunes comme de l'or; les jointures des mains, presque pareilles à celles des orangs-outangs, se plissaient transversalement comme le cou-de-pied des bottes à la hussarde.

Une petite perruque rousse, de celles dites de chiendent, recouvrait cette tête hâlée, brûlée et comme calcinée par le soleil, couvant les passions et le feu dévorant d'une idée fixe sous le bord de cette perruque scintil-

laient deux anneaux d'or mordant le lobe d'une oreille semblable à un bout de vieux cuir. A voir ce spectre jaune, plissé, feuilleté comme un livre, si sec, que ses jointures craquaient en marchant, comme celles. des genoux de don Pëdre, on l'aurait cru, Mon pas centenaire, mais miltenaire. H accusait un nombre d'années fabuleux, et pourtant ses prunoUos, soula points vivants dans sa iface morte, etincotaient de junn~e. Toute ta vi~texr (!) ce fori~ anéanti, et conservé nm' terre par ttno

vo!ont6 ~ni~ante, f~' était réfuMiée.


Si Volmerange eût pu secouer l'invincible torpeur qui l'accablait et le retenait dans un sommeil hébété, il eût frémi en voyant cet être fantastique glisser vers lui avec une allure de fantôme, etil se serait cru en proie aux épouvantements du cauchemar malgré son large habit noir, sa culotte et ses bas de soie que n'eût pas désavoués un ministre prêt à monter en chaire, costume tout à fait contraire à l'emploi d'apparition, le vieillard semblait arriver directement de l'autre monde.

Aucun sentiment de malveillance ne paraissait cependant l'animer, et il se dirigea du côté du divan d'un air aussi visiblement satisfait que le permettaient son teint de pharaon empaillé et les milliers de rides que dessinait son sourire dans sa ngure antédiluvienne. Il tenait encore à la main le papier sur lequel l'homme, en remettant Volmerange au domestique, avait griffonné quelques lignes en signes mystérieux, et le contenu sans doute était de nature à lui être agréable, car, en le relisant une dernière fois avant de le jeter au fou, il dit à demi voix

Vraiment ce garçon est très inteUi~ont il faudra que .)'av!M à r~compcn~r spn xch). (Jotn dit, it n'anMtt. prott do Vohitet'un~, ~< i.outttmtqw t'<~M. du nawtiquc no d'uhi~t; tUt~f, voyant ~)t<) Ht',t<'un« <j<!n)t.n ~~iUittt


pas encore, il appela ses laquais basanés et le fit déposer sur un lit de repos dans une salle voisine.

Cette salle, ornée et meublée avec une extrême magnificence, rappelait les fabuleuses splendeurs des contes orientaux. Aucun palais d'HaHerabad ou de Bénarès n'en contenait assurément un plus riche et plus splendide. De légères colonnes de marbre blanc, entourées d'un cep de vigne, dont les feuilles étaient ngurées par des semences d'émoraudos et les grappes par des grenats, soutenaient un plafond fouillé, ciselé, découpé, écartelé de mille caissons pleins de fleurs, d'étoiles, d'ornements fantastiques et touffus comme la voûte d'une forêt.

Sur les murailles courait une frise contenant les principaux mystères de la théogonie indienne on y voyait taillé tout un monde do dieux à trompe d'ëléphant, a bras de polype, tenant a la main des lotus, des sceptres, des fléaux; des monstres, moitié hommes, moitié animaux, aux membres feuillus et contournés on arabesques, symboles mystérieux do profondas ponaoon coamogoniqu~a. Malgré lom' t'oidour hiératiqun et la naïveté enfantine do Inur éxecution, oca 8eu!p<:ur<)'< avaient unn vin oft'ax~t, lw compUcatioM du lourf oMtttooM~nth lnw fainaio))!: f<w)t)U))~' l'~ii, ~m.

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donnaient comme une espèce de mouvement immobile.

De larges portières de damas broché d'or tombaient à plis puissants, et remplissaient l'interstice des colonnes.

Un tapis, que ses dessins compliqués et ses palmettes de mille couleurs faisaient ressembler à un châle de cachemire tissu pour les épaules d'une géante, couvrait le plancher de sa moelleuse épaisseur.

Autour de la salle régnait un divan bas, couvert d'une de ces étoffes merveilleuses ou l'Inde semble attacher avec de la soie les nuances brillantes de son ciel et de ses fleurs. Un jour doux et laiteux, tamisé par des vitres dépolies, versait à cesmagnificences asiatiques des lueurs vagues, estompées encore par un imperceptible nuage de fumée bleuâtre provenant des parfums brûlés sur les cassolettes aux quatre coins de la salle, et donnait à cette salle, déjà surprenante par elle-même, un aspect tout à fait féerique. Derrière cotte gaze vaporeuse, les ors, les grenats, les cristaux, les saillios des sculptures, avaient des phoaphoroscencsa et des Ulumination!) subites de l'effot le plus bi~n'c. Un morceau de bas-relief frisé par la lu'niero sambliUt nu mettre en m)u'(!ha, uno colonno ph'utfr sur <~lo"m<'tm) et t''u tccdrt) UM hptmt", ut, soit quH t('H M'otoM


des neurs exotiques, jaillissant des grands vases, eussent un effet vertigineux, soit que les parfums des cassolettes continssent quelquesunes de ces préparations enivrantes dont l'Inde a l'habitude et le secret, au bout de quelques minutes tout prenait, dans cette salle fouillée en pagode, la physionomie indécise et changeante des objets entrevus dans le rêve. Le personnage bizarre dont nous avons tout à l'heure esquissé les traits venait de reparaître après une courte absence, mais il était débarrassé de ses habits noirs et de sa défroque européenne un turban artistement roulé avait remplacé sur son crâne rasé la perruque de chiendent deux lignes blanches faites avec de la poussière consacrée rayaient son front fauve; i un anneau de brillants scintillait suspendu à sa cloison nasale une robe de mousseline descendait de ses épaules a ses pieds avec def plis droits auxquels le corps qu'ils recouvraient n'imprimait pas la moindre, inflexion, tant était grande la maigreur du vieillard. Cette toto cuivrée entre ce gros turban et cotte longue robe blanche produisait la contraste le plua étrange. Coa deux Mfmohouru avaient rendu a oo mafqno !uatt'<\ ann ohsoH'i).~ ludt'utn".

On <). dit nn (!t~'< hwtiUit du ht <-)t\ (n'tm <i':tt~hiUt(.ft ou (~ pfw~t' d<t J)~i'(~tim),,


pour la solennité de la promenade du char aux roues sanglantes.

Il se tenait debout a côté du lit de repos, épiant le moment où, la force de la drogue soporiQque n'agissant plus, Volmerange se réveillerait de son assoupissement.

Déjà celui-ci avait a deml soulevé ses paupières, f,, à travers l'interstice de ses cils, aperçu vaguement les colonnes aériennes, le plafond vertigineux de la salle, et le vieil Indien planté prés de lui comme un fantôme, le regardant avec ces yeux obstinés dont vous poursuivent les personnages des rêves; mais il n'avait pas pris ce qu'il voyait pour un retour à la vie réelle, et il se croyait encore errant dans les chimériques pays du sommeil. S'être évanoui au pied d'un arbre sur la colline de Primerose-Hill, et revenir à soi sur un divan de cachemire, dans une salle du palais d'Aureng-Zeb, au fin fond de l'Inde, a trois mille lieues de l'endroit où l'on a perdu connaissance, il y aurait eu de quoi étonner un cerveau moins ébranlé que celui de Volmerange. Il restait donc immobile, ne sachant s'il veillait ou s'il dormait, ot cherchant à ronouur lotit rompu do Ma idéoa. Enun, ~e docid~nt a ouvrir oompt~tamt)~ 1(M youx, il promena <wt'.iur dn tui non roH<u'd étonna ~t M« t'utl'ah, m~<.() f<jiH, Hu rotut)Ut' l'é~doMOH.


L'endroit ou il se trouvait, quoique très fantastique, n'appartenait en rien à l'architecture du rêve: c'était par la main des hommes et non par celles des esprits qui peuplent le sommeil de merveilles impalpables, que ces colonnes avaient été cannelées, ces plafonds peints, ces bas-reliefs fouillés. Il ne reposait pas sur un banc de nuages, mais sur un lit authentique. Il voyait bien là-bas une énorme pivoine de la Chine épanouir sa touffe écarlate, dans un pot de porcelaine du Japon. Les parfums chatouillaient son nerf olfactif d'un arome bien réel. La figure de l'Indien, quoique digne des pinceaux de la fantaisie nocturne, présentait des ombres et des clairs parfaitement appréciables, et se modelait d'une façon toute positive. Il n'y avait pas moyen de douter. Se soulevant sur le coude, Volmerange adressa au long fantôme blanc la question classique en pareil cas, et dit comme un héros de tragédie sortant de son égarement Où suis-je ? v

Dans un lieu ou vous êtes le maître, répondit l'Indien en s'inclinant avec respect. A ce moment, un Maaon de clochottoa Ro fit entendre derrière uu rideau; les tuutnn.ux ~'i'~cornnt anr tcm'a tt'instOH, et nn h'nini~w i"t«nn)(t~t) j~h~tt'~ dttMtt !)t H~U".

m.


Une jeune allé, d'une beauté inouïe et revêtue d'un riche costume indien, fit son apparition dans la chambré; apparition est le mot, car on l'eût plutôt prise pour une apsara descendue de la cour d'Indra que pour une simple mortelle.

Son teint, singulier dans nos idées européennes, avait l'éclat do l'or cette nuance ambrée, semblable à celle que le temps a donnée aux chairs pointes par Titien, n'empêchait pas, pourtant, tes rosoa de la fraîcheur do a'opauouir sur !ot) jonoM do la jonna uUo HCH yeux, coHj~H ~n ann~do ot Htn'montéa do aour" oitM Mctf (~t'<tn o~t pu h'n ot'uh'o <t'<w~

XIII


l'encre de Chine, s'allongeaient vers les tempes, agrandis par une ligne de surmé partie des paupières frangées d'un rideau de cils bleus; les deux prunelles de ces yeux brillaient d'un éclat velouté et semblaient deux étoiles noires sur un ciel d'argent. Le nez mince, finement coupé, aux narines avivées de rose, portait à sa racine un léger tatouage fait avec la la teinture de gorotchana, et, à sa cloison, un anneau d'or étoilé de dian- ~ts, qui laissait scintiller à travers son cercle des perles d'un orient parfait, serties dans un sourire vermeil comme le fruit du jujubier. Ces diamants et ces perles, confondant leurs éclairs, donnaient à ce teint un peu fauve la lumière dont il eût p~ut-être manqué sans cela. Les joues lisses, onctueuses comme l'ivoire, s'unissaient au menton par des lignes d'une netteté idéale. Le roi Douchmanta lui-même, ce Raphaël indien, n'aurait pu reproduire avec son gracieux pinceau toute la finesse de ces contours. Derrière les oreilles, petites et bordées d'un ourlet de nacre comme un coquillage de Ceylan, un tendre rameau de siricha, attaché à un nœud de QUgrane, laissait pendre avec grâce sur la joue déiicata do la jeune nlle la houppo soyeusc ot papfuméo do MUM ~om'u. ~n cheveux, dont ItH'Mto ~tt)ttt))tn'qu<~ pju' uno U~nn <!u carmin, no diviMMiont )t))U)d(W~ pottt' wo ~unh- fur


la nuque en tresses mêlées de fils d'or, des plaques de pierreries ressortaient sur ce fond d'un noir bleuâtre.

Sa gorge, contenue dans une étroite brassière de soie cramoisie surchargée de tant d'ornements, que l'étoffé disparaissait presque, était séparée par un nœud formé de filaments de lotus, qui brillaient comme des fils d'argent ou des rayons de lune tissés. Ses bras fins, arrondis, flexibles comme des lianes, étaient serrés près de l'épaule par des bracelets en forme de serpents pareils à ceux du dieu Mahadeva, et au poignet par un quintuple rang do perles. Ses mains d'une petitesse enfantine, avaient la paume et les ongles teints en rouge, et des anneaux de brillants scintillaient à leur phalanges un cercle d'or constellé d'améthystes et de grenats emprisonnait sa taille souple, nue du corset à la hanche, suivant la mode orientale, et fixait les plis d'un pantalon d'étonë bariolée qui, arrêté aux chevilles laissait, voir, jaillissant d'un amas de bracelets de perles ot de cercles d'or ornés do petites clochettes, doux pieds mignons aux talons polis, aux doigi-s chargea do bagnos ot ooloroa on roao par le hoané, comme loa jo~oa d'unoviot'go qui rougit (!o pudour. Unt) éolmrpo nnanot~ d'autant do coulourt! quo l'tn'o~n-ciul nu !)t qnouQ <!n paon qui n~'t do ox'ntm'c A HM'iwwtt, ut dunt !w


bouts passaient sous la ceinture d'or, jouait à plis caressants autour de ce corps onduleux et mince comme une tige de palmier. Sur la poitrine ruisselait, avec un frisson métallique, une cascade de colliers, perles de toutes couleurs, chaînons bruissants, boules dorées, fleurs de lotus réunies en chapelet, tout ce que la coquetterie indienne peut inventer de splendide et de suave; des marques mystérieuses faites avec la poudre de santal se dessinaient vaguement à la base du .cou parmi cet éclat phosphorescent, et, pour que rien ne manquât à la localité du costume, la jeune 811e exhalait autour d'elle un faible et délicieux parfum d'ousira.

Ni Parvati, la femme de Mahadeva, ni Misrakesi, ni Menaca n'égalaient en beauté la jeune Indienne, qui s'avança vers Volmerange, pétriné de surprise, en faisant bruire dans sa marche ses colliers, ses bracelets et les clochettes de ses chevilles.

La poésie mystérieuse de l'Inde semblait personniaéo dans cette belle fille, éclatante et sombre, délicate et sauvage, luxeuso et nue, faisant appel h toutes les idées et à tous les ~nn; aux idées par nés tatouages et soa nrncmoutu bymboliqucH aux m'nn, pfn' wa beauté, f('n éclat. uL non ptH'fmn l'or, loa (UanmntH, ton purlon, loa O~UM! Mt~~ut <l'oUo ut< f~vM' ((<*


rayons dont les moins vifs n'étaient pas ceux de ses prunelles.

Elle vint ainsi jusqu'au divan avec des ondulations alanguies pleines d'une chaste volupté, appuyant un peu le talon <;omme Sacountala $ur le sable du sentier fleuri, et, quand elle fut parvenue en face de Volmerange, elle s'agenouilla et se tint dans la même attitude de con*templation respectueuse que Laksmi admirant Wishnou couché dans sa feuille de lotus, et flottant sur l'inani.a l'ombre de son dais de serpents.

Malgré toutes les raisons qu'il avait de se croire éveillé, Volmerange dû penser qu'il était le jouet de quelque hallucination prodigieuse. Il y avait si peu de rapport entre les~ événements de la nuit et ce qui se passait, qu'on eût pu s'imaginer à moins avoir la cervelle dérangée, et cependant rien n'était plus réel que l'être charmant incliné à ses pieds. Cette scène faisait à Volmerange une impression profonde. Sa mère était Indienne et d'une de ces races royales dépossédées par les conquêtes des Anglais. Les gouttes de sang asiatique qui coulaient dans ses veines, mêlées au sang glacé du Nord, semblaient en ce moment couler plus rapides et entrainer- dans leur cours la portion européenne. Ses souvenirs d'enfance revenaient en foule il voyait comme


dans un mirage s'élever & l'horizon les cimes neigeuses de l'Himalaya, les pagodes arrondir leurs dômes, l'asoca épanouir ses neurs orangées, et le Malini bercer dans ses eaux bleues des couples de cygnes en amour. Toute la poésie du passé renaissait dans cette rétrospection évocatrice.

L'architecture de la salle, les parfums de la madhavi, le costume du vieil Indou, l'éclat éblouissant de la jeune fille, éveillaient en lui des réminiscences endormies la figure même de la belle créature affaissée à ses genoux dans une attitude d'adoration amoureuse ne lui était pas complètement inconnue, quoiqu'il fut sûr de la voir pour la première fois. Ous'étaientils rencontrés dans le monde des rêves, ou dans quelque incarnatior. antérieure C'est ce qu'il n'aurait su dire. Pourtant un essaim confus de pensées bourdonnait autour de sa tête, et il lui semblait avoir vécu longtemps avec celle qu'il regardait depuis quelques minutes à peine

Le vieax fantôme ngure jaune et a robe blanche paraissait avoir compté sur cet efFet, et il fixait avec une persistance étrange ses yeux flamboyants sur Volmerange, pour suivre ses mouvements intérieurs.

Apparemment, le comte ne manifesta pas assez vite ses émotions au gré de Dakcha (c'est


ainsi que se nommait l'Indien), car il fit signe à la jeune fille de prendre la parole.

Cher seigneur, dit celle-ci, dans cet idiome indostani plein de voyelles et doux comme de la musique, ne vous souvient-il pina de Priyamvada ? 2

Les sons de cette langue qu'il avait parlée aux Indes des son enfance et qu'il avait négligée depuis qu'il habitait l'Europe ne présentèrent d'abord à ses oreilles qu'un murmure mélodieusement rythmé, et il lui fallut un peu de temps pour en saisir le sens il avait compris l'air avant les paroles.

Priyamvada dit-il lentement et comme pour se donner le temps de se ressouvenir, Priyamvada celle dont le langage a la dou- ceur du miel ?. Non, je ne me la rappelle pas. Pourtant il me semble. Oui, e'est cela j'ai connu une enfant, une petite fille.

Dix ans écoulés ont fait une jeune S!le do l'enfant née de la sœur de votre mère. Ah 1 c'est toi à qui je donnais pour jouer de petits éléphants d'ivoire, des tigres de bois sculpté et des paons de terre cuite peinte de mille couleurs. Priyamvada, ma cousine au teint doré, j'avais un peu oublié cette parenté sauvage.

Je ne l'ai pas oubliée, moi, et j'honore en vous le dernier de cette race de rois qui ont eu


des dieux pour ancêtres et se sont assis sur les nuages avant de s'asseoir sur des trônes. Quoique votre père fût Européen, ajouta Dakoha, une seule goutte de ce sang divin transmise par votre mère vous fait le fils de ces dynasties qui vivaient et florissaient des siècles avant que votre froide Europe fût sortie du chaos ou émergée des eaux diluviales. Vous êtes l'espoir de tout un peuple, ajouta Priyamvada de sa voix musicale et caressante, avec un accent d'indicible flatterie. Moi, l'espoir de tout un peuple! Quelle étrange folie répliqua Volmerange.

Oui, Pryamvada a dit la vérité, reprit Dakcha en s'inclinant et en croisant sur sa poitrine osseuse ses mains décharnées et noires comme les pattes d'un singe vous êtes désigné par le ciel à de grands destins. Touché des soiiffrances de mon pays, je me suis voué, pendant trente ans, aux plus effroyables austérités pour obtenir sa grâce des dieux né riche, j'ai vécu comme le plus pauvre paria j'ai traité si durement ce misérable corps, qu'il ressemble a ces momies desséchées depuis quarante siècles dans les syringes de l'Egypte car j'ai voulu détruire cette chair infirme pour que l'âme dégagée pût remonter a la source des choses et lire dans la pensée des dieux. Oh 1 j'ai bien souffert, continua-t-il avec une exaltal?


tion croissante et le don de voir, je l'ai chèrement payé. La pluie a fait ruisseler ses torrents glacés et le soleil ses torrents de feu sur mon corps immobile, dans la position la plus gênante. Mes ongles ont, en poussant, percé mes mains fermées brûlant de soif, exténué de faim, hideux, souillé de poussière, n'ayant plus rien d'humain, je suis resté là, bien des étés, bien des hivers, objet d'épouvante et de pitié; les termites bâtissaient leur cité à côté de moi les oiseaux du ciel faisaient leur nid dans mes cheveux hérissés en broussaillo les hippopotames cuirassés de fange venaient se frotter à moi comme à un tronc d'arbre -le tigre aiguisait ses griffes sur mes 1 côtes, me prenant pour une roche les enfants cherchaient à m'arracher les yeux en les voyant luire comme des morceaux de cristaldans ce tas de fange inerte. Le tonnerre m'est tombé une fois dessus, sans pouvoir interrompre mes prières. Aussi Brahma, Wishnou et Shiva ont-ils pris ma pénitence en considération, et la vénérable Trimurti, lorsque, mon temps achevé, je suis allé la consulter dans les cavernes d'Elephanta, c.-t-elle daigné me dire trois fois, par les bouches de sa triple tête, le nom du sauveur prédestiné.

En tenant cet étrange discours, Dakcha sem' blait s'être transQgu~ sa taille voûtée s'était


redressée, ses yeux étincelaient d'enthousiasme, une lumière éclairait sa face brune ses rides avaient presque disparu, et la jeunesse de l'âme, amenée a la surface, voilait momentanément la décrépitude du corps. Volmerange, surpris, l'écoutait avec une sorte d'effroi respectueux, et Priyamvada, saisie d'admiration, prit le bord de la robe du saint homme et la baisa religieusement pour elle, Dakcha était un gourou, un être divin. Quand elle se releva, ses yeux étaient remplis de larmes, comme deux calices de lotus emperlés par la rosée matinale.

Ce groupe était d'un effet charmant. Cette jeune créature, aux mouvements gracieux, aux formes arrondies, aux vêtements somp<tueux, formait un contraste comme cherché à plaisir avec ce vieillard sec, anguleux et fauve on eût dit la personnification de la poésie à coté de la personnification du fanatisme. Cette scène étrange avait distrait le comte des événements de la nuit tout ce qui s'était passé dans la chambre nuptiale et sur le pont de Blackfriars lui produisait l'effet d'un cauchemar fiévreux chassé par les douces clartés du matin; il se demandait si lui, Volmerange, s'était bien réellement marié la veille et avait jeté sa femme coupable dans la Tamise. Cet avertissement, ces lettres, cet écroulement de


son bonheur, cette catastrophe horrible, le laissaient presque incrédule, et il restait là, rêveur, à regarder Dakcha et Priyamvada. Dakcha, revenu de son exaltation, rentrait peu à peu dans la vie réelle et perdait son air inspiré ce n'était plus que le vieillard parcheminé dont nous avons tracé plus haut le portrait. Le prophète avait disparu; il ne restait plus que l'homme et l'homme dit au comte avec un sourire obséquieux

Maintenant que Votre Seigneurie sait' qu'elle est chez le mouni Dakcha, de la secte des brahmanes, je puis me retirer. Des ablutions à faire, pour me puriRer des souillures qu'un saint même ne peut éviter dans ces villes infidèles, m'obligent à rentrer dans ma chambre orientée. Priyamvada restera avec vous, et son entretien vous sera plus agréable sans doute que celui d'un vieux brahme épuisé par la pénitence.

Après avoir dit ces mots, Dakcha laissa retomber l'épaisse portière dont il avait soulevé le pli, et disparut.

Priyamvada, se groupant aux pieds de Volmerange avec la grâce d'une gazelle familière, lui prit la main, et, levant vers lui ses yeux brillants sous leurs lignes de surmeh, lui dit d'une voix pleine de roucoulements mélodieux


Qu'a donc mon gracieux seigneur il semble triste et préoccupé ne serait-il pas heureux 9

Un soupir fut la seule réponse de Volmerange. #

Oh! personne n'est heureux, continua Priyamvada, dans ce climat maudit, sur cette terre ingrate où les neurs ne peuvent éclore qu'emprisonnées sous verre avec un poêle pour soleil, ou les femmes sont pâles comme la neige sur le sommet des montagnes et ne savent pas aimer.

Cette phrase, qui ravivait les blessures de Volmerange, lui fit faire un soubresaut douloureux ses yeux étincelërent.

La jeune Indienne, saisissant au vol cet éclair de colère, comprit qu'elle avait touché juste, et reprit de sa voix la plus douce Une femme d'Europe aurait-elle causé quelque chagrin au descendant des rois de la dynastie lunaire 1 e

Volmerange ne répondit pas, mais un pro'fond sanglot souleva sa poitrine.

Fondant sa voix dans une intonation plus moelleuse encore, Priyamvada continua. son interrogatoire

<– Est-il possible que mon seigneur, dont la beauté éclatante surpasse celle de Chandra lorsqu'il parcourt le ciel sur son char d'argent, 17.


n~a pas été aimé aussitôt qu'il a daigné abaisser son regard sur une simple jeune fille, lui que les apsaras seraient heureuses de servir à genoux ?

En prononçant cette phrase, la jeune Indienne avait noué ses bras autour du corps-de Volmerange comme une jolie mâUcâ en fleur qui s'élance au tronc d'un amra son charmant visage, rapproché de celui du comte, semblait dire, par l'éclair mouillé des yeux et la grâce compatissante du sourire, combien son beau cousin d'Europe eût été avec elle à l'abri d'un semblable malheur.

Pour toute réponse, Volmerange pencha sa tête sur l'épaule de Priyamvada, qui bientôt la sentit trompée de larmes.

Eh quoi dit Priyamvada en essuyant d'un chaste baiser les larmes aux paupières de Volmerange, une de ces capricieuses femmes du Nord, plus changeantes que les reflets de l'opale ou la peau du caméléon, aurait-elle trompé le gracieux seigneur, comme s'il pouvait avoir son égal dans la nature, car un homme de la

race des dieux ne pleure que pour une trahison 9

Oui, Priyamvada, j'ai été trahi, indignement trahi a'ëcria Volmerange, ne pouvant plus. contenir ce secret fatal.

Etj'espère, répondit Priyamvada du ton


le plus tranquille, le plus musical, que mon cher seigneur a tué la coupable ¥

La Tamise a caché et puni sa faute. C'est un châtiment bien doux dans mon pays, le pied de l'éléphant se fût posé sur cette poitrine menteuse et y eût lentement écrasé le cœur de la pernde ou bien le tigre eût déchiré comme un voile de gaze ce corps souillé d'un autre amour, à moins que le maître n'eût pré-~ féré enfermer la criminelle dans un sac avec un nid de cobras-capellos. Que ce souvenir s'efface de votre esprit comme un petil nuage balayé du ciel, comme un flocon d'écume qui se fond dans l'Océan oubliez l'Europe et venez dans l'Inde, ou les adorations vous attendent. La, sous un climat de feu, on respire des brises chargées d'enivrants parfums les fleurs géantes ouvrent leurs calices comme des urnes; le lotus s'étale langoureusement sur les tirthas consacrés dans les forêts et dans les près croissent les cinq fleurs dont Cama, le dieu de l'amour, arme les pointes de ses nëches; le tchampaca, l'amra, le~kesara, le ketaca et le bilva, qui toutes allument au cœur un feu différent,. mais d'une ardeur égale les chants plaintifs des cokilas et des tchavatracas se répondent d'une rivé & l'autre là, un regard attache pour la vie; là, une femme aime au delà du trépas, et sa ilamme ne peut s'éteindre que


dans les cendres du bûcher c'est là qu'il faut vivre, c'est là qu'il faut mourir pour un unique amour. Oh viens là-bas, cher maître, et, dans les bras et sur le cœur de Priyamvada, s'évanouira bientôt, comme le songe d'une nuit d'hiver, ce long cauchemar septentrional que tu as cru être la vie 1

L'Indienne, se croyant déjà sans doute revenue dans sa patrie, attirait Volmerange sur son sein, où frémissaient les colliers d'or~ où les perles s'entre-choquaient soulevées par sa respiration saccadée. Ainsi enveloppé, enlacé par les caresses -hardiment virginales de cet être aux passions naïves et chastes comme la nature aux premiers jours de la création, Volmerange éprouvait un trouble profond et sentait des vagues de flamme lui passer sur le visage; son bras, sans qu'il en eût la conscience, se ferma de lui-même sur la taille cambrée de Priyamvada.

Un pli de la portière se dérangea un peu, et laissa scintiller les yeux métalliques du vieux brahme.

Volmerange et Priyamvada étaient trop occupés d'oux-mêmea pour y faire attention. Bien! se dit Dakcha en contemplant le spectacle, il parait que l'Europe et l'Inde se réconcilient, et que Priyamvada et Volmerange veillent s'unir selon le mode gandharva, un


mode très respectable que Manou admet parmi ses lois. Rien ne pouvait mieux servir mes projets.

Et il se retira aussi doucement que possible. Viendrez-vous avec moi dans le Pendjab dit Priyamvada au comte, dont les lèvres venaient d'effleurcr son front.

Oui mais il me reste un coupable à punir, répondit Volmerangë d'un ton ou tremblait la fureur.

C'est juste, répliqua la jeune fille; mais permettez à votre esclave de s'étonner qu'un homme aui vous a onensé ne soit pas encore anéanti par votre vengeance.

Je ne le connais pas, j'ai eu la preuve du crime et j'ignore le criminel. Un art infernal a ourdi cette trame. Aucun indice ne peut me guider.

Écoutez-moi, dit Pryamvada pensive; vous autres Européens, qui vous nez à vos sciences factices inventées d'hier, vous ne vivez plus dans le commerce de la nature, vous avez brisé les liens qui rattachent l'homme aux puissances occultes de la création. L'Inde est le pays des traditions et dés mystères, et Fon y sait encore plus d'un vieux secret autrefois communiqué par les dieux qui confondrait d'étonnement vos sages incrédules. Pryamvada n'est qu'une simple jeune fille quo les orgueil-


leusesladies traiteraient comme une sauvage bonne à égayer une soirée; mais j'ai entendu plus d'une fois les br&hmes, assis sur une peau de gazelle entre les quatre réchauds mystiques, parler de ce qui pouvait et de ce qui ne se pouvait pas. Eh bien, je vais vous faire découvrir le coupable, fût-il caché à l'autre bout de la terre.


Pryamvadaselevaet alla prendre dans un coin de la salle une petite table de laque de Chine qu'elle apporta devant Volmerange, qui suivait tous ses mouvements avec une curiosité inquiète.

Une fleur de lotus rose, fraîchement épanouie, trempait sa qr'ue dans une coupe de cristal pleine d'eau. Pryamvada prit la fleur et vida la coupe sur la terre d'un vase du Japon puis elle la:posa sur la table après l'avoir remplie d'une eau nouvellement puisée dans une buiro curieusement ciselée et' fermée avec soin.

Ceci. dit la jeune Indienne, est l'oau

XIV


mystérieuse qui est descendue du ciel sur la montagne Chimavontam, et coule du muao de la vache sacrée conduite dans ses détours par le pieux Bagireta; c'est l'eau sainte du fleuve qu'on appelait autrefois Chlialoros, et que maintenant on nomme le Gange. Je l'ai recueillie en me penchant de l'escalier de marbre de la pagode de Bénarès et avec les formalités voulues elle a donc toutes ses vertus divines, et le succès de notre expérience est infaillible.

Le comte écoutait Priyamvada de toute son attention sans se rendre compte de ce qu'elle voulait faire.

Elle ouvrit différentes boîtes d'ou elle tira des poudres qu'elle disposa sur des brûle-y f parfums de porcelaine aux quatre coins de la table de légers nuages bleuâtres commencèrent à s'élever en spirale et à répandre une odeur pénétrante.

Maintenant, dit Priyamvada à Volme range, penchez votre visage sur cette coupe et plongez votre regard dans Feau qu'elle contient avec toute la fixité dont ir~ns serez capable, pendant que je vais prononcer les paroles magiques et faire l'appel aux puissances mystérieuses.

Rien ne ressemblait moins aux sorcelleries ordinaires que cette scène; poin~ de caverne,


point de taudis, point de crapaud familier, pas de chat noir, pas de grimoire graisseux une salle vaste et splendide, une coupe d'eau claire, des parfums et une jeune fille charmante il n'y avait là rien de bien effrayant, ~t pourtant ce ne fut pas sans un certain battement de cœur que Volmerange s'inclina sur la coupe. L'inconnu alarme toujours un peu, sous quelque forme qu'il se présente.

Debout près de la table, Priyamvada récitait à demi voix, et dans une langue inconnue a Volmerange, des formules d'incantation. La plus vive ferveur paraissait l'animer ses yeux se levaient au plafond, et leurs prunelles, fuyant sous les paupières, ne laissaient plus voir que le blanc nacré du cristallin. Sa gorge se gonflait, soulevée par d'ardents soupirs, et le feu de la prière glissait des teintes pourprées sous l'ambre jaune de sa peau. Elle continua ainsi quelque temps, et, revenant à un idiome intelligible, elle dit, comme s'adressant a des êtres visibles seulement pour elle

Allons, le Rouge et le Doré, faites votre devoir.

Volmerange, qui, jusque-là s'était tenu penché sur la coupe sans y découvrir autre chose que. de l'eau claire, vit se répandre tout à coup dans sa limpidité un nuage laiteux, comme si une fumée montait du fond. 18


Le nuage a-t-il paru demanda la jeune Indienne.

Oui; on dirait qu'une main invisible a répandu une essence dans cette eau qui a blanchi tout a. coup.

C'est la main de l'Esprit qui trouble l'eau, répondit Priyamvada du ton le plus simple. Le comte ne put s'empêcher de relever la tête. Ne regardez pas hors de la table, s'écria Priyamvada d'un ton suppliant vous rompriez le charme.

Docile à l'injonction de sa brune cousine, Volmerange inclina de nouveau le front. Que voyez-vous maintenant! 8

Un cercle coloré se dessine au fond de la coupe. Rien qu'un seul!

Oh le voici qui se dédouble et brille nuancé de toutes les couleurs du prisme. de n'est pas assez, il en faut trois un pour Brahma, un pour Wishnou, un pour Shiva. Regardez bien attentivement; je vais répéter l'incantation, dit Priyamvada en reprenant son attitude excentrique.

Le troisième cercle parut; d'abord indécis et décoloré, pareil à ces ombres d'arc-en-ciel qui se projettent à côté du véritable bientôt il arrêta ses contours et s'inscrivit radieux et brillant à côté des deux autres.


H y a trois cercles à présent, s'écria le comte, qui, malgré son incrédulitêeuropéenne, ne pouvait s'empêcher d'être étonné de l'apparition de ces trois anneaux flamboyants, qu'aucune raison physique n'expliquait.

Les anneaux y sont tous les trois, dit Priyamvada; le cadre est prêt. Esprits, amenez celui qu'on veut voir. En quelque partie du monde et en quelque temps qu'il ait vécu, fût-ce avant Adam, qui est enterré dans l'île de Serendib, forcez-le à paraître et à se trahir lui-même, ombre s'il est mort, portrait s'il est vivant. .Ces paroles, dites du ton le plus solennel, firent pencher plus avidement Volmerange sur la coupe. Devait-il croire à l'efBcacité des incantations magiques de Priyamvada t Ses préjugés d'homme civilisé se révoltaient à cette idée, et cependant les effets déjà produits ne lui permettaient guère d'être incrédule. Son incertitude, en tout cas, ne devait pas durer longtemps.

Au fond de la coupe, dans l'espace circonscrit par les trois anneaux lumineux, Volmerange vit apparaître, dans les profondeurs d'un immense lointain, un point qui s'approchait avec rapidité, se dessinant de plus en plus nettement.

Voyez.vous apparaître quelque chose! dit Pryamvada à Volmerange.


Un homme dont je ne puis encore discerner les traits, s'avance vers moi.

Lorsque vous le verrez plus distinctement, tâchez de bien graver ses traits dans votre mémoire car je ne puis deux fois détacher un spectre de la même personne, ajouta la jeune Indienne d'un ton grave.

La figure évoquée prenait plus de précision, ébauchée sous l'eau par un pinceau mystérieux un éclair traversa la coupe, et Volmerange reconnut, à n'en pouvoir douter, la tête pâle et nne de Xavier.

Il poussa un cri d'étonnement et de rage; le nuage laiteux remplit de nouveau la coupe, l'image se troubla et tout disparut.

Dolfos un des membres do notre junte, poursuivit Volmerange atterré.

Dolfos était le vrai nom de Xavier, qui n'était connu d'Edith que sous ce* pseudonyme. Xavier, ou, pour mieux dire, Dolfos, né pouvant prévoir cette scène d'hydromancie, avait cru ajouter ainsi à l'obscurité dont il avait enveloppé sa ténébreuse intrigue.

Priyamvada, qui ne paraissait nullement surprise de ce résultat prodigieux, reversa l'eau du Gange dans le vase où elle l'avait puisée.

Maintenant, mon cher seigneur peut se venger s'il le veut, dit la jeune fille; par mon


art, je lui ai donné le signalement du coupable.

Écoute, Priyamvada, rugit le comte en se redressant de toute sa hauteur, je te suivrai dans l'Inde, je ferai tout ce que tu voudras mon cœur et mon bras t'appartiennent pour le service que tu viens de me rendre. Maintenant, laisse-moi sortir d'ici; je suis tout a ma vengeance. r

Va répondit Priyamvada, sois terrible comme Durga plongeant son trident au cœur du vice, féroce comme Narsingha, l'hommelion, déchirant les entrailles d'Hiranyacasipu.

Et elle prit la main du comte, qu'elle conduisit par différents détours jusqu'à une porte qui donnait sur la rue.

Quand elle revint, Dakcha, qui avait suivi toute cette scène, c&<:hé derrière le rideau, était debout au milieu de la chambre, le coude appuyé sur le bras et le menton sur la paume de la main, dans une attitude méditative. Au bout de quelques secondes, il dit a Priyamvada

Je pense, jeune n!le, que tu as eu tort de laisser aller le cher seigneur. S'il ne revenait pas 8

Il reviendra, répondit l'Indienneen faisant luire, derrière l'anneau de brillants de ses na-


rines, un sourire plein de malice et de coquetterie naïve.

Lorsque Volmerange se trouva dans la rue, il crut avoir été le jouet d'un rêve. Devait-il ajouter foi à cette fantasmagorie, et Dolfos était- il véritablement le coupable ? Un secret ins- tinct lui disait oui, quoiqu'il ne pût appuyer sa conviction d'aucun indice.

En supposant qu'il fût coupable, comment le lui prouver La seule créature qui eût pu dire la vérité roulait vers la mer, du moins Volme- range le croyait, emportée par les flots bour- beux de la Tamise et, d'ailleurs, ou trouver Dolfos, qu'il n'avait pas vu depuis deux ou trois ans, dont il ignorait complètement le genre de 1 vie, car cette nature froide et souterraine lui avait toujours été antipatbique Ils s'étaient rencontrés quelquefois et leurs rapports s'é- taient maintenus dans cette politesse stricte qui touche à l'insulte. Quelques affaires de femmes, où Dolfos, en rivalité avec Volme- range, n'avait pas eu le dessus, semblaient avoir 6 laissé dans l'âme du premier une rancune pro fonde qu'il cachait soigneusement, mais qui avait fait pulluler les vipères dans ce cœur malsain.

Une autre incertitude torturait Volmerange. Dolfos avait peut-être agi d'après les ordres de la junte, et alors, appuyé par cette puissante


association, il pourrait échapper au châtiment qu'il méritait un vaisseau l'emportait sans doute vers un pays inconnu et le dérobait pour toujours à ses recherches.

Il en était là de ses raisonnements, lorsque tout à coup, par un de ces hasards vrais dans la vie, invraisemblables dans les romans, Dolfos, tournant un angle do rue, se rencontra face à face avec lui.

A l'aspect de Volmerange, Dolfbs comprit qu'il savait tout il eut peur à la vue de ce visage livide où flamboyaient deu~ yeux pleins d'éclairs, et il se rejeta en arrière par un mouvement brusque; mais la main du comte s'abattit sur son bras comme un crampon de fer et le fixa sur la place.

Dolfos, dit le comte, je sais tout, n'essaye pas de nier tu m'appartiens, suis-moi. Le misérable tacha de se débarrasser de l'étreinte de cette main nerveuse, mais il ne put y réussir,

Faut-il que je te soufflette en pleine rue, comme un lâche, pour te forcer à te battre! poursuivit Volmerange. J'ai le droit de t'assassiner, et pourtant je risquerai ma vie contre la tienne, comme si tu étais un homme d'honneur. Séduire une femme, cela se conçoit, l'amour excuse tout; mais la perdre dans un but de calcul et de haine, l'enfer n'a rien de


plus monstrueux et de plus abominable. Tu m'as fait meurtrier, il faut que je te tue. Je te dois à l'ombre d'Edith.

Eh bien, oui, je vous suivrai, répondit Dolfos; mais desserrez ces doigts .qui me brisent le poignet.

Non, répondit Volmerange, tu te sauverais.

Une voiture passa, le comte l'appela, et y fit monter devant lui Dolfos, blême et tremblant. Menez nous, dit le comte, &

C'était une petite maison de campagne, un cottage que le comte possédait aux environs de Richmond.

Le trajet, quoique rapide, parut long aux deux ennemis Dolfos, rencogné dans un angle de la voiture, semblait une hyène acculée par un lion. Volmerange le couvait d'un œil sinistre et namboyant; il était calme et Dolfos a~ité.

Enfin on arriva à la porte du cottage un vieux serviteur était chargé de la garde de cette maison, ott le comte ne venait que rarement et seulement pour faire avec ses amis quelque joyeuse partie de garçons.

Ce cottage, espèce de petite maison de Vol" merange, était disposé d'une façon discrète aucune vue ne plongeait dans son parc entouré de hautes palissades. Pas de voisinage imper"


tun l'amour pouvait y pousser ses soupirs, l'orgie y crier sa folle chanson, sans éveiller l'attention de personne; mais, par exemple, on aurait pu s'y égorger en toute sécurité~ Avec des intentions voluptueuses, c'était une grotte de Calypso avec des intentions sinistres, un antre de Càcus qu'on nous pardonne cette mythologie. Les intentions de Volmerange n'étaient pas gaies, c'était donc un coupegorge. Le jour commençait & baisser, et la chambre dans laquelle Volmerange entra, poussant Dol- fos, était humide et froide comme l'antichambre d'un tombeau elle n'avait pas été ouverte depuis longtemps.

Dolfos se laissa tomber dans un fauteuil et s'appuya la tête sur une de ses mains. Il était profondément abattu. Quoique d'une imagination audacieuse, il n'avait pas le courage physique. Le repentir lui venait comme il vient aux lâches lorsqu'ils sont découverts. Quoi- qu'il eût reçu de la junte l'ordre de détourner Volmerange d'Edith, certes il avait outrepassé ses pouvoirs d'une façon odieuse et fait dans cette intrigue une part trop grande a sa haine particulière. Il éprouvait ce regret amer et sans compensation des scélérats qui n'ont pas réussi.

Daniel, allez-vous-en porter cette lettre


& la ville, dit Volmerange, après avoir plié un papier, au vieux gardien qu'il avait appelé c'est très pressé.

Le vieux serviteur partit, et, lorsque Volme.range eut entendu refermer la porte d'entrée, il dit à Dolfos

A nous deux, maintenant t

Et, détachant d'un trophée d'armes suspendu au mur deux épées de pareille longueur qu'il mit sous son bras, il se dirigea vers le jardin. Livide comme un spectre, les dents serrées, les yeux injectés de sang, Dolfos suivait Volmerange de ce pas machinal dont le patient suit le bourreau. Il eût voulu crier, mais la voix tarissait dans son gosier aride, et, d'ailleurs, personne n'eût entendu ses cris. Il lui prenait l'envie de s'arrêter, de se coucher par terre et d'opposer une résistance inerte mais Volmerange l'eût fait marcher avec sa main puissante, comme le. croc qui traîne un cadavre. aux gémonies. Il allait donc, muet et stupide, lui si éloquent et si retors, car il avait senti tout de suite l'inutilité de la prière ou du mensonge.

En passant devant une resserre rustique, Volmerange y entra un instant, et en ressortit avec une bêche.

Ce détail sinistre glaça Dolfos. Ils marchèrent ainsi jusqu'au fond du parc.


Arrivé là, Volmerange s'arrêta et dit –La place est bonne.

La place était bonne, en effet des arbres plus qu'à moitié effeuillés par l'automne, et profilant leurs noirs squelettes sur les nuages sanguinolents du soir, dessinaient à cet endroit comme une espèce de cirque fait exprès pour la lutte.

Le comté, déposant les deux épées hors de la portée de Dolfos, prit la bêche et traça sur le sable un parallélogramme de la longueur à peu près d'un homme couché puis il se mita creuser, rejetant la terre & droite et à gauche. Glacé d'épouvanté, Dolfos s'était appuyé contre un arbre, et, d'une voix affaiblie; il dit à Volmerange

Que Mtes-vous, grand Dieu ¥

Ce que je fais répondit Volmerange sans quitter sa besogne. Je creuse votre fosse ou la mienne, selon les chances ;.le survivant enterrera l'autre.

Mais c'est horrible t râla Dolfos.

Je ne trouve pas, continua Volmerange avec une ironie cruelle nous n'avons pas, quo. je pense, l'idée de nous faire seulement quelques petites égratignnres; cette manière est commode et décente. Mais bêchez donc un peu à votre tour,a}outa"t-ii en sortant du la fosse creusée à moitié; il n'est pas juste quo


je me fatigue tout seul faisons en commun le lit ou J'un de nous doit coucher.

Et il remit la bêche aux mains de Dolfos. Celui-ci, tout tremblant, donna au hasard cinq ou six coups qui enlevèrent à peine quelques mottes de terre.

Allons, laissez-moi nnir, ditVolmerange en reprenant l'outil vous qui êtes si bon comédien, vous ne joueriez pas bien le rôle du fossoyeur dans .H<MM~< vous bêchez mal, mon maître.

La nuit était presque tombée lorsque le comte eut termine son lugubre travail. Allons, c'est assez pioché comme cela 1 Aux épées maintenant, dit le comte en en jetant une à Dolfos et en gardant l'autre pour lui.

Il ne fait plus clair, cria, le misérable; allons-nous donc nous égorger à tâtons 9 On y voit toujours assez clair pour se tuer. Passer de la nuit a la mort est une transition facile si noir qu'il fasse, nous sentirons bien toujours nos épées nous entrer dans lé corps, dit le comte en portant une botte terrible à Dolfos, qui poussa un gémissement. J'ai touché, dit le comte, la pointe de mon épée est mouillée.

Dolfos, exaspéré, se fendit a fond sur le comte.


Volmerange para le coup par une prompte retraite, et, liant pou fer avec celui doison adversaire, lui fit sauter l'épée dos mains. Se voyant perdu, Dolfos se jeta par terre, et, s'aplatissant comme un tigre, saisit Volmerange par les jambes et le fit tomber.

Alors commença une lutte affireuse. Serré par l'étreinte furieuse de Dolfos, dont la lâcheté au désespoir se, tournait en rage de bête fauve, Volmerange ne pouvait se servir de son épée. H essaya bien d'abord de la planter dans le dos de Dolfos, dût-il, en clouant son adversaire sur lui, se traverser le cœur mais il ne put y réussir, le fer lui échappa. De sa main devenue libre, il empoigna son ennemi à la gorge. La chute des deux adversaires avait eu lieu près de la ~bsse ouverte. En se roulant par terre dans les soubresauts et les convulsions de ce combat de cannibales, Volmorange et Dolfos arrivèrent près du trou béant et y roulèrent, sans se quitter, pêle-mêle avec la terre éboulée.

Seulement, Dolfcs 4tait dessous. Les doigts de Volmerange s'incrustaient dans ses chairs et l'étranglaient comme fait une garrotte espagnole. L'écume montait aux lèvres du misérable un râle sourdgrommela;it dans sa gorge, et ses membres se roidissaient. Mais bientôt ces tressaillements cessèrent, et Volmorange, 19


s'arrachant à l'étreinte du cadavre, s'élança sur le bord de la fosse et dit

Un mort qui s'est enterré lui-même, on n'est pas plus complaisant que cela 1

Et, prenant la bêche, il recouvrit en toute hâte le corps du vaincu, égalisant la terre avec soin et piétinant sur la place pour faire affaisser le sol nouvellement remué.

Maintenant que ce compte est réglé, allons voir Priyamvada et quittons cette vieille Europe, où je laisse deux cadavres t


Nous avons quitté la B<'K6-~M~ débusquant de la Tamise et gagnant la haute mer. Le but du voyage, le capitaine l'ignorait sans doute car, lorsque les grandes vagues du large com.mencèrent à laver le bordage du navire, il demanda respectueusement à Sidney, rêveusement assis sur un tas de cordages roulés Maître, où donc allons-nous 9

Vous le saurez quand nous serons arrivés, cher capitaine Peppercul.

Oh 1 je ne le demande pas par curiosité, reprit le capitaine mais le timonier est là qui attend pour pousser à droite ou à gauche la roue de son gouvernail.

XV


C'est juste, répliqua sir Arthur Sidney avec un léger sourire/sans toutefois indiquer de destination.

Le vent, continua Peppercul, a sauté depuis hier, il fait un temps superbe pour sortir de la Manche et entrer dans l'Océan si pourtant vous avez affaire dans la Baltique ou près du pôle, en louvoyant et en courant des bordées, on tâchera d'arriver.

Puisque le vent nous pousse hors de la Manche, dit Sidney avec un air d'insouciance admirablement joué s'il n'était pas vrai~ laissons faire le vent 1

Le capitaine donna aussitôt les ordres pour qu'on fit tomber la Belle-Jenny dans le lit de la brise. En un clin d'œil les voiles furent orien~ tées, et le navire, pris en poupe par un soume vif et soutenu, s'avança rapidement entre deux crêtes d'écume.

Voyant que Sidney gardait le silence, Pepporcul ne jugea pas à propos de faire d'effort pour soutenir la conversation et se retira respectueusement a qaelque distance.

Jack, l'ami de Mackgill, était en train de faire une épissure a une corde, lorsque Sidney l'appela.

Faites monter dans ma cabine la femme que nous avons recueillie cette nuit. Je vais l'apporter sur-le-champ à Sa Sei-


gneurie, répondit Jack en plongeant par une écoutille comme; un diable d'opéra qui disparaît dans le gouffre d'une trappe.

Pendant que Jack allait chercher Edith couchée dans un hamac sous les profondeurs de l'entre-pont, Sidney, le front incline par une préoccupation soucieuse, se dirigeait vers sa cabine pour s'y trouver en même temps que la jeune femme.

Ce ne fut pas cette ombre convulsive dont la blancheur 'perçait les ténèbres qu'encadra la porte de la cabine en s'ouvrant, mais un jeune homme mince et de taille moyenne, vêtu d'une cotte et d'une chemise de mousse ses traits dé licats et ans se dessinaient dans un ovale d'une p&leur extrême; ses yeux marbrés luisaient fiévreusement, et sa bouche, abandonnée des couleurs de la vie, tranchait à peine sur le ton du reste de la peau. Une certaine confusion perçait a travers sa tristesse, et, lorsque Sidney leva les yeux vers lui, une légère rougeur pommela ses joues.

Un certain étpnnement se peignit dans le regard de Sidney, qui attendait une femme et voyait paraître un mousse. Mais Jack, qui marchait derrière le prétendu jeune homme, comprit cette surprise et la nt cesser.

Madame n'était, lorsque nous l'avons tirée de l'eau, vêtue que d'un simple peignoir~ de.

19


mousseline, et, comme nous n'avons pas ici un assortiment de vêtements de femme, j'ai mis à côté de son hamac cette chemise de laine rouge et cette cotte goudronnée. Voilà pourquoi la femme repêchée se trouve être un joli mousse.

C'est bien, Jack; laissez-nous, dit sir Arthur Sidney avec un signe impératif.

Sidney, resté seul avec Edith, nxa sur elle un œil scrutateur aussi perçant que celui de l'aigle ce n'était pas un regard, c'était comme un jet' lumineux qui semblait aller chercher, a travers le crâne ou la poitrine, l'idée dans la cervelle et le sentiment dans le cœur.

'Edith. resta impassible pendant cet examen, qui lui fut sans doute favorable, car Sidney se leva avec la même politesse respectueuse que s'il eût été dans un salon. Il tui prit la main par le bout des doigts, et lui dit, en la conduisant vers le divan garni de coussins qui occupait le coin de la cabine:

Madame, daignez vous asseoir vous paraissez faible et souffrante, et, pour qui n'a pas le pied marin, il n'est pas facile de rester debout.

En effet, la J9cNe-JcMMy, la bride sur le coa, faisait des foulées dans la mer comme un cheval fougueux, et-le niveau du plancher se déplaçât à chaque instant.


Conduite par Sidney, Edith se laissa tomber plutôt qu'elle ne s'assit sur le divan.' Il y eut un instant de silence que rompit Sidney de sa voix harmonieuse et calme, rendue plus douce par un accent de pitié.

Je ne vous demanderai pas, madame, si c'est un crime ou un désespoir qui vous a précipitée dans la Tamisé par cette affreuse nuit de tempête un miracle a fait passer à côté de vous une barque remplie de gens qui se hâtaient dans l'ombre vers une œuvre mystérieuse. Vous êtes tombée du ciel au milieu de leur secret par le coup de théâtre le plus imprévu, vous avez déjoué les précautions les mieux prises, et vous avez vu ce que nul ne doit voir ni redire; un coup de rame vous rendait au gouffre. Mes hommes n'attendaient qu'un signe.

'-Oh! pourquoi ne l'avez-vous pas fait! interrompit Edith en portant ses mains diaphanes

à ses yeux rougis.

Je ne l'ai pas fait, continua Sydney, car quelque chose a crié~en moi, et il m'a semblé que replonger dans la mort l'être qu'un hasard merveilleux rattachait à la vie, eût été une barbarie froide, une espèce d'impiété envers le destin. Mais, je ne dois pas vous le cacher, cette existence que je vous ai rendue, il m'est interdit de vous en laisser la libre disposition,


au moins jusqu'à l'achèvement de la grande œuvre à laquelle je travaille le vaisseau qui nous emporte ne doit s'arrêter que dans les mers les plus lointaines. Jusque-là, vous serez morte pour tout le monde.

Ne craignez rien, milord, je n'ai pas envie de ressusciter.

cet habit que vous avez pris, continua Sidney, vous le garderez quelque temps. Plus tard, quand il faudra le quitter, je vous le dirai. N'ayez aucune crainte. Malgré nos airs sinistres et ténébreux, nous sommes d'honnêtes gens, nous tondons & un grand but. Et, en disant ces mots, les yeux de Sydney resplendirent, son S'ont rayonna, ses traits s'illuminèrent mais bientôt, comme honteux de cette effusion, il reprit son regard tranquille et son attitude froide:

Fiez-vous à ma loyauté, madame je ne vous aurai pas retirée de la mort pour l'infamie, et, puisqu'un assassinat ou un suicide vous ont jetée au neuve, il faut que vous en sortiez radieuse et réconciliée; avec moi, les dangers seront glorieux, et, si vous succombez a la tâche, les siècles vous béniront.

Oh 1 oui répondit Edith, maintenant que tous les nis qui me liaient & l'existence ont été brisés, je sens que je ne puis vivre que pour le dévouement moi, mes jours sont finis, jo n'ai


plus de but 'ni d'espoir, aucune raison d'être: tout m'est impossible, même la mort, puisque Dieu m'a suspendue sur le gouffre sans m'y laisser enfoncer. Disposez de votre servante, substituez votre volonté a la mienne, mettez votre âme dans mon ccau~ vide, soyez ma pensée je m'abjure dès aujourd'hui, j'oublie qui j'ai été, qui je suis; je désapprendrai jusqu'à mon nom; je prendrai celui que vous m'imposerez un fantôme, cela se baptise comme on veut; je me tiendrai debout, et j'irai jusqu'au jour ou vous me direz <: Spectre, je n'ai plus besoin de toi, recouche-toi dans ta tombe. »

Je t'accepte, dit Arthur Sidney d'un ton solennel et presque religieux, toi qui te donnes sans réserve et te voues au but inconnu avec ardeur et foi, ô pauvre jeune âme brisée Je te promets, à défaut do bonheur, au moins te repos. Désormais, vous habiterez cette petite chambre & côté de ma cabine, et, aux yeux de l'équipage, qui ne vous a pas vue dans vos habits de femme, vous passerez pour mon mousse.

Edith fat installée dans un étroit réduit, et son onice, plus apparentque .réel, se bornait à chercher un livre pour Sidney ou à lui apporter sa longue-vue; le reste du temps, appuyée sur le bastingage ou perchée dans le trinquet


de gable, elle noyait ses regards dans les nuages infinis, et contemplait l'Océan, qui lui paraissait petit à côté de son chagrin. Le vaisseau fuyait toujours, enfermé dans ce cercle d'airain que l'horizon de la mer trace autour des navires. Le soleil se levait et se couchait les chevaux blancs secouaient leurs folles crinières les marsouins jouaient au triton et à la sirène dans le sillage; de temps à autre, une bande grisâtre, bordée d'écume, émergeait, loin, bien loin, sur la gauche delà 2?6He-Ji?KMy, avec l'apparence d'un banc de nuages colorés par un rayon; des albatros, berçant leur sommeil avec leur vol, planaient au-dessus des mâts ou rasaient les vagues, une aile dans l'eau et l'autre dans l'air & morsure qu'on avançait, le ciel était plus clair et les brumes du nord restaient en arrière comme des coureurs essoufHés.

Mais bientôt tout disparut plus d'oiseaux, plus de silhouettes de côtes lointaines; rien que la mer et le ciel avec leur grandeur monotone et leur agitation stérile. La chanson vénitienne, dans son admirable mélancolie, dit qu'il est triste de s'en aller sur !a mer sans amour. C'est vrai et c'est beau l'amour seul peut remplir l'infini Mais sans doute la barcarolle n'en. a tendait pas un amour sans espoir et brisé comme celui d'Edith pour Volmerange. Une


grande tristesse envahit la pauvre jeune femme elle ne pouvait s'empêcher de songer à la vie heureuse qu'eiïe aurait pu mener, et pour laquelle Dieu et la société l'avaient faite, et qu'une complication d'intrigues scélérates lui rendait impossible elle pensait aussi à lord et à lady Harley, au désespoir affreux de ce noble père et de cette respectable mère, et des larmes coulaient silencieusement sur son beau et pâle visage, larmes plus amères que l'Océan où elles tombaient.

Contradiction bizarre, mais qui n'étonnera pas les femmes, elle aimait davantage Volmerange depuis cette nuit terrible tant de violence prouvait aussi tant de passion Cette rigueur implacable lui plaisait; plus d'indulgence eût témoigné de la froideur il faut bien aimer pour se croire le droit de mort Quelles espérances de bonheur Volmerange avait-il donc fondées sur elle, qu'il n'avait pu en supporter la ruine que faisait-il maintenant, désespéré, bourrelé dé remords, forcé de fuir sans doute Quel effet avait produit dans le monde cette catastrophe sinistre et mystérieuse Telles étaient les questions toujours les mêmes et résolues de cent manières que se posait Edith, tandis que la Bellè-Jenny, tantôt poussée par une brise carabinée, tantôt ramassant dans ses toiles jusqu'au plus languissant


souffle d'air, s'acheminait vers son but mystérieux.

Benedict, de son côté, pensait beaucoup a miss Amabel, et toutes lés fois qu'il passait sur le pont à côté d'Edith, ils se regardaient tristement, et leurs chagrins se reconnaissaient. Enfin on arriva en vue de Madère, et Sidney envoya un canot à la ville pour renouveler ses provisions et acheter une garde-robe complète de femme à Edith. Robes, linge, châles, chapeaux, rien n'y manquait; on eut dit un trousseau déjeune mariée. Cependant on ne lui nt pas quitter ses habits de mousse.

Soit qu'il crût devoir se soumettre au serment rappelé, soit que Sidney l'eût véritablemont conquis à ses idées, Benedict ne s'était plus révolté: contre cet enlèvement étrange qui l'avait arraché au bonheur' d'une manière si soudaine, et il ne paraissait pas avoir conservé de rancune contre son ami.

Ils restaient ensemble de longues journées dans la cabine, accoudés & la table suspendue, couverte de papiers et d'instruments de mathé* matiques; sir Arthur Sidney, après de longues méditations, traçait sur une ardoise des dessins compliqués remplis de chiffres algébriques et de lettres de renvoi que Benedict recopiait au lavis en les épurant et en leur donnant toute la ~fëoislon désirable quelquefois, avant do les


traduire sur le papier, il faisait a Sidney doâ observations que celui-ci écoutait avec une attention profonde, et qui amenaient quelque changement dans le plan primitif.

Bientôt, du plan, les deux amis passèrent à l'exécution d'un modèle réduit. Ils taillaient t gravement de petites pièces de bois longues comme le doigt, et dont il eût été difficile de deviner la destination; quand tout fut. taillé, Sidney réunit avec beaucoup d'adresse les morceaux séparés et numérotés que lui tendait Benedict, qui paraissait, lui aussi, attacher un vif intérêt à l'opération. De ce travail acharné d'un mois, il résulta un canot d'un pied de long, tout à fait pareil en dehors à ceux qui composent ces nottilles que les enfanta font flotter sur les bassins des parcs ou des jardins royaux, mais au dedans rempli de rouages, de tubes et de cloisons. Ce résultat, puéril en apparence, sembla réjouir beaucoup les deux amis, et Sidney poussa un soupir de satisfaction en posant la dernière planchette.

Je crois que nous avons réussi, dit Sidney, autant qu'on peut être sûr d'une chose par la théorie<

Il faudra ressayer, répondit sir Benedict Arundell. w..

Rien n'est plus facile, répliqua Sidnoy en 20


frappant un coup sur un timbre placé prës dé lui.

Suscité des profondeurs de la cambuse, où il était en train. de faire avec un ami des études comparatives sur la force spécifique de l'arack et du rhum, Jack apparut bientôt sur le seuil de la porte et attendit, en tournant son chapeau dans ses doigts, les ordres de sir Arthur Sidney.

Apporte-nous une baille pleine d'eau, dit Sidney à Jack, qui, surpris de cet ordre bizarre, ne put s'empêcher de se le faire répéter.

Votre Honneur a bien dit une baille pleine d'eau 9

Oui. Qu'y a-t-il là qui t'étonne répliqua Sidney.

Rien, milord je croyais avoir mal entendu, répondit Jack, et je cours chercher l'objet demandé.

Quelques minutes après, Jack reparu, portant avec son ami Mackgill une cuve remplie; qui fut délicatement posée a l'entrée de la chambre.

Quand les deux matelots se furent'retirés, Sidney prit délicatement la petite chatoupe et la posa sur l'eau avec le sérieux d'un enfant qui croit lancer un vaisseau de guerre dans

une cuvette.


Chose singulière, le Canot, au lieu de Setter, comme on devait s'y attendre, s'enfonça graduellement et s'engloutit sous l'eau de la baille, ce qui parut charmer beaucoup Sidney et Benedict, bien qu'ordinairement les barques ne soient pas faites pour sombrer. Sidney, plein d'enthousiasme en remarquant que le petit canot n'allait pas jusqu'au fond de la cuve, s'écria

Regardez, Benedict, comme il se maintien t à cette profondeur; mes calculs étaient justes. Oh maintenant, je suis sûr de tout.

Et ses yeux brillèrent, et sa narine se dilata ennée d'un soude de noble orgueil; mais bientôt, reprenant son sang-froid habituel, il releva sa manche, plongea son bras nu dans l'eau et en retira la petite chaloupe, qu'il serra précieusement après l'avoir fait égoutter. Le succès de cette opération parut aussi faire beaucoup de plaisir a Benedict, et, à dater de ce jour, un rayon d'espérance égaya sa tristesse. Quant à la pauvre Edith, qui n'était pas dans le secret du canot, sa mélancolie s'était tournée en résignation morne. Comme nous l'avons dit, elle n'avait guère d'autre distraction que le spectacle de l'immensité.

Le voyage durait depuis près do trois mois et ne semblait pas près de nnir. Les Canaries, les îles du cap Vert, avaient fui bion loin à


l'horizon en passant à Hie de l'ascension, Maokgill et Jack, envoyés, dans la chaloupe, à la grotte aux renseignements, trouvèrent, dans la bouteille suspendue à la voûte, un papier roule et couvert de signes énigmatiques, qu'ils portèrent à sir Arthur Sidney.

Sir Arthur lut couramment ce grimoire effroyable, après avoir posé dessus un papier découpé en grille qu'il tira de son portefeuille, et parut satisfait du contenu de la note hiéroglyphique,Car il dit a Benediot.

C'est bien; tout va comme je veux. L'île de l'Ascension dépassée, au bout de quelques jours de navigation, une espèce de nuage grisâtre commença à sortir de la mer comme un flocon de brume pompé par le soleil. Bientôt le nuage devint un peu plus opaque, et ses contours se dessinèrent plus nettement a l'horizon clair avec la longue-vue, on pouvait en discerner la silhouette.

Ce n'était pas un nuage assurément.

C'était la terre c'était une Île elle s'élevait graduellement du sein des eaux, ne montrant encore, à cause de la déclivité de la mer, que la découpure de ses montagnes. Mais, bientôt, on là vit tout entière, immobile et sombre, au milieu de l'immensité, avec sa pâle ceinture d'écume.

D'énormes rochers & pic de deux mille pieds


de haut faisaient surplomber leurs masses volcaniques sur la mer qui battait leur base et se roulait, échovelée et folle de colère, dans les anfractuosités creusées par ses attaques on eût dit qu'elle avait conscience de ce qu'elle faisait tant les nots revenaient à la charge avec acharnement.

Ces immenses masses granitiques, estompées à leur pied par un brouillard d'écume, avaient la tête baignée de nuages mêlés de rayons. Leurs escarpements gigantesques, leurs flancs décharnés, ou la lave des volcans refroidis traçait des sillons pareils à des cicatrices de blessures anciennes leurs cimes effritées par les pluies torrentielles, présentaient un tableau d'une majesté sauvage et sinistre ils avaient l'air grandiosement horrible.

Ces rochers paraissaient tombés là du ciel le jour de l'escalade des géants ils étaient encore tout écornés et tout brûlés des éclats de la foudre. Quelque chose de surhumain devait s'y passer, une vengeance inouïe, un supplice à rappeler les croix du Caucase, et l'on cherchait involontairement sur quelque cime la silhouette colossale d'un Prométhée enchaîné.

Pour peu que la fantaisie eût voulu s'y prêter, une nuée ouverte en aile, qui palpitait audessus d'une. crête vaguement ébréchée en

3C.


forme humaine, figurait snSIsamment le vautour.

En effet, un Prométhée, aussi grand que l'autre, mugissait là, cloué depuis cinq ans par la Force et la Puissance, comme dans la tragédie d'Eschyle.

Tout l'équipage était sur le pont. Sir Arthur Sidney contemplait l'île noire avec un regard indénnissable ou il y avait de la honte, de la douleur et de l'espoir. Muet, il serrait la main de Benedict, debout à côte de lui et qui para!ssait aussi pénétré d'une vive émotion. Le capitaine Peppercul avait laissé à moitié vide un gallon plein de rhum, ce qui était pour lui le plus haut signe de perturbation morale. L'ordre fut donné dénoter l'ancre en face de la ville dont les maisons grisâtres se dessinaient au fond de la grande déchirure des montagnes ouvertes à ce seul endroit, car partout elles entourent l'île comme une ceinture de tours et de bastions.

Edith, qui, à bord de la B~MMy, avait vécu dans un isolement parfait et ne s'était nullement rendu compte, de la marche du navire, émue de curiosité à l'aspect de cette terre, s'approcha timidement de sir 'Arthur Sidney, qui, ne pouvant détacher ses regards du spectacle offert à ses yeux, lui posa le bout des doigts sur le bras, car il ne faisait aucune


attention à elle, et lui dit d'une voix un peu tremblante, car jamais elle ne lui adressait la parole la première

Milord, comment s'appelle cette île 9 Cette île, répondit sir Arthur Sidney en sortant de sa rêverie et avec un accent singulier, eetteîle s'appelle Sainte-Hétène t


Sainte-Hélène soupira Edith, dont les yeux devinrent humides.

Oui, répondit Sidney en suivant avec intérêt, sur la figure d'Edith, l'effet produit par ce mot magique.

Oh 1 quel affreux séjour! continua Edith en joignant les mains.

N'est-ce pas, bien anreux ? répliqua sir Arthur Sidney, les yeux toujours fixés sur Edith.

Ce serait une cruauté que de déporter là le crime t

Et on y a déporté le génie dit sir, Benedict Arundell en se mêlant à la conversation.

XVI


Quelle honte pour notre nation pour"suivit Sidney comme en lui-même, et absorbe dans une rêverie profonde. Mais. patience Et il s'arrêta comme s'il avait pour d'en trop dire puis il reprit sa physionomie impassible.

Seulement, au bout de quelques minutes de contemplation, il fit dire au capitaine Peppercul qu'il eût à mettre un canot à la mer, et rentra dans la cabine avec Edith et sir Bonedict Arundell.

La conversation qu'ils eurent ensemble, la voici. Sidney prit la main d'Edith en présence de Benedict et lui dit

Vous m'avez donné le pouvoir d'user de' votre dévouement et de votre intelligence pour lebutquejepoursuis vous avez promis d'avoir en moi la confiance la plus aveugle et de marcher les yeux termes sur la route ob je vous poserai, dût-il y avoir un abîme au bout. Je l'ai dit ma vie vous appartient, répondit la jeune femme.

Bien continua sir Arthur Sidney il ne s'agit pas maintenant de quelque chose de si grave. Le moment est venu de quitter ce costume de mousse; allez dans votre chambre, ou j'ai fait préparer tout ce qu'il faut. Edith se leva et sortit.

Sir Arthur Sidney resté seul avec Benedict,


se croisa, comme pour contenir les mouvements de son cœur, les bras sur la poitrine puis il les ouvrit à son ami et lui dit Frère, en cas que nous ne nous revoyions pas en ce monde, embrassons-nous 1

Benedict s'avança vers Sidney; et les deux amis se tinrent quelques minutes les bras enlacés.

Quand tout sera prêt, dit Sidney en entraînant Benedict près du sabord, tu couperas ce petit arbre qui se tord et s'échevele au vent sur le sommet de cette roche noire on le voit de loin en mer. Je vais aux îles de Tristan d*Acuna, ou sur la côte d'Afrique, à l'embouchure de la rivière de Coanza; c'est plus près, pour construire mon canot. Il me faut deux mois. Dans deux mois,. la BeKc-t~ croisera dans ces parages et nous frapperons le grand coup. Ah! l'histoire s'en étonnera, répondit Benedict, et jamais.

Il allait en dire plus long lorsque Edith entra.

Benedict et Sidney restèrent comme surpris de sa beauté. Son costume d'homme avait empêché jusqu'à ce jour les deux amis, absorbés, l'un par une grande pensée, l'autre par un grand chagrin, de remarquer à quel point miss Edith était adorable et charmante.

Le temps écoulé avait, sinon apaisé, du


moins adouci la douleur de la jeune femme; de cette horrible catastrophe, il ne restait d'autre trace qu'une pâleur délicate sur les joues, qu'une légère teinte azurée aux tempes attendries, qui augmentaient encore l'élégance de cette charmante ngure, en y rendant en quelque sorte l'âme visible.

Elle était habillée avec la simplicité la plus fraîche; une robe blanche de mousseline des Indes parsemée de petites neurs a peine visibles dessinait sa taille jeune et souple, et se massait sur les hanches à plis abondants un chapeau de une paille do Manille garni de rubans roses encadrait le délicieux ovale de sa tête, et une écharpe de Chine se drapait sur ses épaules.

Sous le regard d'admiration de Sidney et de Benedict, miss Edith sentit monter une faible rougeur à ses joues décolorées la femme renaissait en elle.

Vous êtes charmante ainsi, ne put s'empêcher de dire Sidney maintenant, vous allez descendre à terre avec Benedict. Vous sere~ sa sœur ou sa femme sa femme vaut mieux, j'y

pense, et c'est ce titre que vous porterez. Vous prendrez une maison de ville à James-Town, et une maison de campagne aussi près de Longwood que possible plus tard, Benedict vous dira ce que vous aurez à faire.


J'obéirai, répondit la jeune femme, un peu troublée par cette idée de passer pour la femme de Benedict et de vivre seule, sous le même toit, avec un homme jeune et beau.

Puis, par une de ces humilités dos âmes pures, toujours injustes pour elles-mêmes, elle se dit qu'elle n'avait pas le droit de trouver cette situation équivoque, et qu'après tout, la maîtresse de Xavier ne devait pas avoir tant de scrupules.

Allons, dit Sidney en prenant Edith par la main et la conduisant à sir Benediot Arundell, jeunes époux, il est temps de partir; le canot attend, les rames parées.

Puis, souriant de ce sourire plein de sérénité qui lui était propre, il dit son ami Avoue que, si Je t'ai ôté une femme, je t'en rends une qui n'est pas moins belle.

Benedict pâlit à cette phrase, peut-être maladroite de Sidney mais il se contint, car il savait que rien n'était plus éloigné de la pensée d'Arthur qu'une raillerie même la plus innocente et, regardant miss Edith, il ne put s'empêcher de trouver qu'elle n'était pas infé-"rieure en beauté à miss Amabel Vyvyan. Edith, sans en avoir la conscience bien distincte, éprouvait un certain plaisir à être vêtue avec les habits de son sexe. Oes blanches dra'peries, ce un chapeau de paille, ces nœuds de


ruban l'égayaient malgré elle. L'idée de débarquer lui était agréable. Une longue traversée est si ennuyeuse, que la terre même la plus aride et la plus inhospitalière vous paraît un séjour préférable a celui du navire; et, depuis trois mois, Edith n'avait vu que le ciel et l'eau.

En se trouvant as! iso l'arrière du canot, à côté de sir Benedict Arundell, elle éprouva comme un sentiment de bien-être et de délivrance, et un rayon plus clair illumina sa belle figure ordinairement si mélancolique. La mer était assez calme et le canot, poussé par six vigoureux avirons, s'avançait rapidement du côté de la terre.

On aborda, et Benediot tendit la main à Edith pour sauter hors du canot. Jack et Saunders chargèrent sur les épaules de pauvres diables basanés et cuivrés les caisses que sir Arthur Sidney avait fait remplir de tous les objets nécessaires & l'installation du jeune ménage. Saunders eut bientôt trouvé par la ville une maison convenable on le jeune couple, après avoir satisfait les autorités en leur montrant des papiers parfaitement en règle fournis par le prévoyant Sidney, s'établit sous le nom de M. et M"Smith.

D'âpres la fablerépandue par Jack, M"Smith, qui se rendait aux Indes avec son mari pour y 21


visiter de grandes propriétés d'indigo et d'opium qu'ils y possédaient, s'était trouvée extrêmement fatiguée par la mer et avait demandé un mois ou deux de repos sur la première terre habitable qu'on rencontrerait, avant de reprendre le voyage si pénible pour elle. Le soir même, sir Arthur Sidney fit remettre à la voile, et la Belle-Jenny eut bientôt disparu dans les profondeurs bleues de l'horizon. Benedict, accoudé à la fenêtre de son nouveau logement, qui donnait sur la mer, suivit le bâtiment qui s'amoindrissait jusqu'à ce qu'il pût être caché par l'aile d'une mouette. La maison habitée par les faux époux reproduisait une maison de Chersea ou de Ramsgate, avec cette obstination particulière Ma race anglaise, que rien ne peut faire dévier, ni l'éloignement ni le climat; les murailles étaient de cette brique jaune qui poursuit & Londres l'œil de l'étranger, et les distributions intêrieures étaient exactement les mêmes que si la maison eût été bâtie dans Temple-Bar ou & côté de Trinity-Church. La seule concession faite au climat consistait en une marquise rayée de bleu qui ombrageait la porte d'entrée, et dans la substitution des nattes des Philippines aux tapis de laine.

Dans le jardin aride et sec, une allée de tamarins dont les feuillages, découpés en aao


dentelle vert-de-grisée, tremblaient au c, moindre vent, jetait un pou d'ombre sur le i; sabla pulvérulent ou languissaient quelques pauvres fleurs altérées à qui un jardinier malais prodiguait des soins malheureux. Ce fut une impression singulière pour sir Benedict Arundell et miss Edith lorsqu'ils se trouvèrent seuls à table, placés conjugalement en face l'un de l'autre et servis par un domestique silencieux. Cette intimité soudaine, née de la supposition de leur mariage et parfaitement 0 naturelle dans cette hypothèse, les étonnait, les effrayait, et peut-être les charmait à leur insu. La combinaison d'événements bizarres qui s avait amené cette situation impossible ne s'était peut-être pas produite une fois depuis que la terre accomplit sa révolution autour du 0, soleil, et encore n'en connaissaient-ils pas toute l'étrangeté car Arundell et miss Edith ignoraient qu'ils fussent, l'un un mari sans femme, l'autre une femme sans mari. Benedict, détourné par Sidney, n'était point entré dans l'église de Sainte-Margareth, et sous le noir porche les deux blanches nancées s'étaient seules rencontrées.

Ce qu'ils savaient, c'est qu'ils se trouvaient à deux mille lieues de leur patrie, sur ce triste îlot do Saint-Hélène, par suite de la froide symétrie d'un plan mystérieux, obligés de vivre


jour et nuit sous le même toit. tous deux jeunes et beaux, etsans amour.

Le repas nni, ils visiteront la maison plus en détail, et s'aperçurent qu'il n'y avait qu'une seule chambre à coucher. Edith rougit dans sa pudeur anglaise, et Benediot, arrêté sur le seuil et comprenant l'embarras de sa prétendue femme, dit

Je ferai accrocher un hamac pour moi dans la chambre d'en haut.

Edith, rassurée, sourit doucement et jeta son écharpe sur le lit en signe de prise de pos.session.

Ensuite ils descendirent au jardin, où ils se promenèrent dans la longue allée des tamarins avec cette volupté de gens, qui, depuis trois mois, ont pour limite à leurs pas le tillac étroit d'un navire. Le bras d'Edith s'appuyait sur celui d'Arundell, car elle chancelait, déshabituée de la marche par cette longue traversée et certes, c'eût été pour Amabel et Volmerange un spectacle' incompréhensible que ce couple parcourant cette allée solitaire avec un air d'intimité conjugale.

Quelques jours se passèrent de la sorte. Edith était convenue vis-à-vis d'elle-même de regarder Benedict comme un frère Benedict, da son côté, l'acceptait comme une sœur. Capoildan!: un charme plus vif qu'ils ne le


croyaient les attirait l'un vers l'autre, et ils passaient presque toujours leurs journées en- semble. Ils uniront par se faire des conodencos. Be- s nedict raconta à Edith son amour pour Amabel, et la façon dont il en avait été séparé; Edith lui apprit son mariage à4a funèbre église de Sainte-Margareth.

Quoi cette voiture qui a croisé la mienne devant le portail, c'était la vôtre.

Oui, répondit la jeune femme, g Étrange coïncidence le mariage que tout semblait préparer n'a pu se faire ceux qui devaient être unis sont séparés, ceux qui devaient être séparés sont unis les couples se s défont et se reforment en dépit des choix -et des volontés nous qui n'avons pas d'amour l'un pour l'autre, car nos cours sont donnés, nous voici dans la même maison, seuls, libres et nous sommes a des milliers de lieues des êtres que nous chérissons et que nous ne re'verrons peut-être jamais.

C'est vrai, répondit la jeune femme rêveuse la destinée a d'étranges caprices.

Les faux époux avaient désormais un de ces commodes sujets de conversation ou les inclinations naissantes trouvent les moyens de taira ces aveux indirects que l'on peut conSrmer on rétracter suivant qu'ils réussissent. Bonediot 81.


parlait d'Amabel et de sa beauté en termes qui, à la rigueur, pouvaient s'appliquer aussi à Edith. Il s'exhalait en regrets et peignait sa passion avec les traits les plus vifs et les couleurs les plus brûlantes. La jeune femme, attentive, intéressée au plus haut point, écoutait cette éloquence passionnée avec d'autant moins de scrupule qu'elle ne s'adressait pas directement à elle.

Elle y répondait par des protestations d'amour pour Volmerange, dont elle reconnais- sait avoir justement mérité la colère, ayant manqué de franchise avec lui. Dans ces entretiens ambigus, chacun montrait sa sensibilité, sa tendresse, sa puissance de dévouement, et déployait sans crainte tous les trésors de son âme. A l'abri des noms d'Amabel et de Volmerange, ilsse livraient à des subtilités de métaphysique amoureuse. Leur passion inconnue d'eux-mêmes, et cachée par ce masque, usait de la liberté du bal travesti. Insensiblement, Edith prenait la place d'Amabel et Benedict celle de Volmerange.

Ils n'avaient pas, il est juste de le dire, la conscience de cette substitution, et s'abandonnaient d'autant plus volontiers au charme qui les entrainait l'un vers l'autre qu'ils le jugeaient sans danger et se croyaient sûrs de ne pas s'aimer vous auriez demandé à Benedict


s'il aimait toujours autant mis Amabel, il aurait répondu « Oui a dans touie la sincérité de son cœur. Edith, interpellée, aurait juré également que sa passion pour Volmerange n'était diminuée en rien.

Quelques semaines s'écoulèrent comme par enchantement. Avant de se quitter le soir, ils se donnaient fraternellement la main, et cependant chacun rentrait dans sa chambre avec un soupir et une espèce de tristesse indéfinissablo. Une fois, Benedict dit en riant à miss Edith

Madame Smith, je réclame mes droits d'époux, et désire vous donner un baiser sur le front.

La jeune femme se pencha sans rien dire, et présenta sa tête soumise aux lèvres de Benodict le baiser porta moitié sur la peau satinée de son front, moitié sur ses cheveux soyeux et parfumés.

Puis, par un mouvement de biche effarouchée, elle rentra brusquement dans sa chambre dont elle ferma la porte.

Cette nuit-la, Benedict dormit assez mal. Tout cela n'empêchait pas les instructions de sir Sidney d'être suivies à la lattre. Une maison de campagne, aussi voisine que le permettait la surveillance anglaise de l'habitation de l'illustre prisonnier, avait été louée, et la


prétendue M" Smith s'y retira, prétextant que l'air lui manquait dans cette étroite résidence de James-Town.

Benediot resta a la ville quelques jours, s'occupant en apparence d'affaires de commerce. Edith, comme Benedict le lui avait recommandé, accompagnée d'une servante mulâtresse, faisait chaque jour à la même heure une promenade qu'elle poussait aussi près que possible de Longwood.

Ne manquez pas surtout d'avoir à la main ou sur votre chapeau de paille un bouquet de violettes, lui avait dit Benedict en la quittant. Et, comme le jardin de la maison de campagne en contenait une plate-bande, rien n'était plus facile à suivre que cet ordre.

Pendant plusieurs jours, la promenade d'Édith, fut inutile. Le prisonnier, malade, affaibli, ne sortait plus.

Impatient de savoir le résultat .des courses d'Édith, et peut-être aussi poussé par un autre motif, sir Benedict Arundell était venu la rejoindre à la campagne, et, chaque fois qu'elle rentrait de sa promenade, il l'interrogeait ardemment; mais la réponse était toujours la même.

Je n'ai rien vu que les aigles planant dans l'air, et les albatros coupant l'eau avec leur aile..


Enfin, un jour, au détour du chemin, Édith se trouva face à face avec le captif impérial, qui semblait marcher avec peine, suivi à distance de ses fidèles, et gardé de loin par des sentinelles rouges. Une pâleur de marbre cou.. vrait ses traits amaigris et qui, sculptés par la douleur, avaient repria les belles lignes de leur jeunesse.

Il regarda Édith, et, souriant avec cette grâce inenable à qui rien ne résistait, il fit deux ou trois pas vers elle et la salua. En présence de ce dieu tombé, Édith, qui, devant l'empereur royonnant et fulgurant, eût peut-être conservé son énergie, se troubla, pâlit, et fut presque sur le point de ae trouver mal.

Le héros s'avança vers elle et lui dit d'une voix grave et douce, comme un Olympien qui parlerait & un mortel

Madame, rassurez-vous.

Et, remarquant le bouquet de violettes qu'elle tenait à la main

II y a longtemps que je n'en ai vu de si fraîches.

Par un mouvement machinal, Édith s'inclina et les lui tendit.

Elles sentent bon, mais moins bon que celles de France, dit le César en rendant les neurs à laj cuno femme après les avoir respirées.


Puis il salua avec une noblesse majestueuse et reprit sa route.

Éblouie de cette vision impériale, Édith revint à la maison de campagne et, à l'interrogation de Benedict, elle répondit

Enfin, je l'ai vu J

Qu'a-t-il dit 9 Répétez-le syllabe pour syllabe.

Il a dit que ces violettes sentaient bon, mais sentaient moins bon que celles de France. Voilà tout.

Benedict pâlit un peu, tant l'émotion que cette phrase si simple lui causa était grande. Sans faire d'observation, il prit une lunette d'approche, une hache et se dirigea vers la roche où l'arbre désigné par sir Arthur Sidney tordait sa silhouette bizarre.

Il regarda avec sa lunette.

Un petit point blanc imperceptible étaitce une mouette ou un flocon d'écume piquait seul l'immensité bleue de l'Océan. C'est bien, dit Benedict.

Et il porta la hache dans le pied de l'arbre. En deux ou trois coups, le tronc fut tranché, et l'arbre roula du haut du rocher jusque dans la mer avec un son lugubre et sourd.


XVII

A peu près en même temps que ceci se passait à Sainte-Hélène, dans l'Inde, par une nuit sans lune, à quelque distance d'Arungabad, des ombres silencieuses se glissaient à travers les roseaux et les djengles, le long du Godaveri, vers une vieille pagode à demi ruinée. C'était un temple de Shiva abandonné depuis la conquête anglaise la nature, enhardie par la solitude, commençait a reprendre ses droits sur l'oeuvre de la main humaine la poussière, entassée dans le creux des sculptures et mouillée par la pluie, avait prépare du terreau pour toutes les graines charriées par le vent; i les plantes pariétaires s'étaient accrochées aux


parois grenues avec leur cheveux, leurs vrilles et leurs ongles des racines d'arbrisseaux, introduisant leurs pinces dans l'interstice des pierres, avaient lentement disjoint les blocs. Les mangliers, favorisés par l'humidité, multipliaient à l'entour leurs arcades de feuillage. La verdure si vivace, si touffue et si luxuriante de l'Inde, noyait peu a peu le monument et faisait de la pyramide une colline.

Vaguement entrevue dans l'ombre avec son profil ébréché et sa chevelure de broussailles, la pagode ruinée avait un aspect formidable et monstrueux ce temple du dieu de la destruction, détruit lui-même, disait dans son silence des choses éloquemment sinistres,

La porte principale, fermée par des palissades de madriers, des éboulements et des végétations inextricablement entortillées, devait faire croire que l'édifice était désert. Cependant des lueurs errantes paraissaient quelquefois aux ouvertures à demi obstruées, et semblaient annoncer des mouvements intérieurs. En effet, les ombres dont nous avons parlé se dirigeaient vers un point de la muraille, et là s'engloutissaient en rampant. Une énorme pierre déplacée leur donnait passage, et, par des couloirs inconnus pratiqués dans l'épaisseur des murs, elles entraient dans le centre de la pagode.


Au fond d'une vaste salle soutenue par des colonnes trapues, cerclées de bracelets de granit, et portant, comme des femmes, de triples rangs de perles sculptées, et coiSëes, pour chapiteaux, de quatre têtes d'éléphant, s'élevait, dans une niche encadrée d'une riche bordure d'arabesques, la statue .du dieu Shiva, idole très ancienne que ses formes archaïques rendaient encore plus terrible. Sa figure respirait t la colère et la vengeance. Deux de ses quatre bras agitaient le fouet et le trident, et un collier de têtes de morts lui descendait sur la poitrine. A côté de lui, Durga, sa hideuse épouse, roulait ses yeux louches, faisait grincer ses dents d'hippopotame, crispait ses mains griffues, et, tordant son corps ceints de serpents, écrasait le monstre de Mahishasura, qui tachait de l'envelopper dans ses immondes replis. Encastrées dans les murailles, grimaçaient une foule d'images effroyables symbolisant la lutte ou la destruction. Ici, le monstrueux Mana-Pralaya, à la tête bestiale, avalait une ville dans sa gueule énorme; là, Arddha-Nari, avec son chapelet de crânes et de chaînes, agitait férocement son glaive; plus loin, MahaKali tenait une tête coupée à chacune de ses quatre mains; Mahadeva, à qui un fleuve sort du cerveau et dont les bracelets sont faits de vipères, luttait avec le dicormo Tripurasura~ 22


Garuda faisait palpiter ses ailes, aiguisait son bec de perroquet et ses serres d'aigle. C'était tout ce que permettait de distinguer la lampe suspendue devant la statue de Shiva; dans les profondeurs de la salle, baignées d'une ombre rougeâtre, l'œil ne pouvait, hors du cercle lumineux, saisir que des formes vagues, des enlacements inintelligibles, un mélange affreux de bras, de jambes, de têtes de dragon et de monstres de toute espèce.

Dans le disque éclairé se tenaient accroupis sur des peaux de tigre ou de gazelle des êtres bizarres et fantastiques; leurs sourcils blancs et leur barbe blanche faisaient ressortir la couleur foncée de leur teint. Le cordon brahminique qui pendait leur cou indiquait leur caste; quelques-uns, plus austères, le portaient en peau de serpent; tous étaient d'une maigreur ascétique & travers l'ouverture de leur tunique, on apercevait leur poitrine sèche et leurs côtes aussi accusées que celles d'un squelette. Ils restaient là immobiles, marmottant des prières, et paraissaient attendre avec le flegme indou quelqu'un d'important qui n'était pas encore arrivé.

Derrière eux se massait une foule confuse et cuivrée, dont les premiers rangs seuls étaient visibles, ébauchés qu'ils étaient par les rayons rougeâtres de la lampe; le reste se perdait, à


quelques pas, dans l'ombre dont il avait la couleur d'instant en instant, une ombre nouvelle venait se fondre silencieusement dans les groupes.

Enfin un mouvement se fit la foule ouvrit ses rangs, et bientôt parurent, dans l'endroit où tombaient les plus vifs rayons de la lampe, trois personnages nouveaux dont l'arrivée fut saluée par un murmure de satisfaction. L'un était un vieux brahmine sec et jaune comme une momie, à la mine inspirée et. aux yeux flamboyants, couvert d'une robe de mousseline qui lui traînait sur les talons.

L'autre était une jeune fille, aussi belle que Sacountala ou Wasatensena; un voile transparent cachait à demi son riche costume, dont on voyait sous la gaze pétiller les broderies et les paillettes. En marchant, ses colliers, les anneaux de ses bras et de ses jambes rendaient un son métallique.

Quant au troisième, c'était un beau jeune homme, au teint plus clair que celui de la jeune fille, et dont les yeux offraient la particularité d'avoir des prunelles d'un bleu sombre. Il portait le costume des guerriers mahrattes, mais beaucoup plus riche et plus orné une cotte de mailles d'acier défendait sa poitrine et descendait jusqu'au bord. de. sa tunique jaune; de larges pantalons rouges arrêtés aux


chevilles par une coulisse, un turban de mousseline enroulé sur une calotte de fer complétaient son habillement.

Quelques cercles d'or jouaient à son poignet, un sabre courbe, au fourreau de velours, tout constellé d'or et de pierreries, pendait a son côté. Sur son bras gauche s'ajustait un bouclier de cuir d'hippopotame, bosselé de boules de métal. Sa main droite s'appuyait sur un long fusil incrusté de nacre, de burgau et d'argent.

Le vieux brahmine était, comme vous l'avez sans doute deviné, le Dakcha dont nous avons fait la connaissance à Londres.

La jeune nlle ressemblait à s'y méprendre à Priyamvada, et, quant au guerrier habillé en Mahratte, ses traits et. ses yeux bleus le désignent, malgré son déguisement, pour le comte de Volmerange; en Europe, membre de plusieurs clubs; dans l'Inde descendant des rois de la dynastie lunaire.

Dakcha s'avança vers les trois plus maigres et plus desséchés brahmines, et prenant par la main Volmerange, il le mena sous la lampe dont la lueur lui faisait une espèce de nimbe et le présenta aux personnages qui paraissaient les plus influents de l'assemblée.

Il a l'air d'un Pradjati, murmura l'assistance enchantée de la bonne mine de Yohne-


range, d'une des dix premières créatures sorties des mains de Brahma.

Volmerange était, en effet, très beau, avec ce costume singulier et pittoresque.

Sarngarava, Saradouata, et vous, Canoua, dit le vieux brahme, je vous amène celui dont je vous ai parlé, le descendant des Douchmanta et des Baratha; lui seul, les dieux touchés de ma longue pénitence me l'ont révélé, lui seul peut faire renaître l'antique splendeur de notre pays il chassera les Anglais, ces grossiers barbares qui profanent l'eau du Gange, parlent aux parias, empêchent les veuves de se brûler comme la décence l'exige, font de leur ventre le tombeau de la vie, et, monstruosité qui crie vengeance, impiété abominable, osent se repaître de la chair sacrée du bœuf et de la vache.

A ce dernier trait, un frisson d'horreur circula dans l'assemblée. Les bhrames levèrent les yeux au plafond, et un chœur sourd d'imprécations grommela dans les noires profondeurs de la pagode. Les dieux de granit, mal éclairés par le reflet vacillant de la lampe parurent froncer le sourcil et s'agiter sur leur base.

Tout est-il prêt pour le soulèvement 9 continua Dakcha; a-t-on réuni les armes, les chevaux et les éléphants 9

22.


Les salles souterraines de la pagode, dont nul ne connaît l'existence hors notre collège sacré, sont pleines de fusils, de lances et de nëches. Des chefs mahrattes qui ne sont pas si bien domptés que les barbares d'Europe le croient, nous ont fourni des chevaux; cinquante éléphants do guerre, parqués au milieu d'une forêt impénétrable pour qui n'en sait pas les détours, n'attendent que le signal, garnis de leurs tours et de leurs cornacs, répondit Sarngarava la province se soulèvera comme un seul homme..

0 vénérable Trimurti, Wishnou, Brahma, Shiva, sois remerciée, toi qui m'as permis de vivre jusqu'à ce jour tout vieux ettoutcassé que je suis dit Dakcha, dont les mains sèches tremblaient de plaisir. Oui, nous réussirons, j'en ai la certitude nous serons aidés dans notre entreprise par les puissances célestes. Brahma me montre l'avenir le dieu de la guerre, dans son dernier avatar, a pris la forme humaine, et il va venir à notre secours du côté de l'Occident, monté sur un aigle divin beaucoup plus grand et plus fort que l'oiseau Garuda, qui tient la foudre dans ses serres et de son bec d'acier achève les bataillons qu'a renversés le vent de ses ailes. Ce dieu tirera sept Sèches sur les Anglais, qui fuiront épouvantés, et nous deviendrons maître des sept


douipas dont se compose le monde, comme on le voit au saint livre des Pouranas.

Cette péroraison bizarre, dite avec un accent de conviction profonde, produisit beaucoup d'effet sur l'assemblée. Priyamvada, surtout, était enchantée, et croyait déjà voir arriver l'oiseau merveilleux portant le héros assis entre ses ailes.

Barahta, nous te replacerons sur le trône de tes ancêtres, dit Saradouata jure de combattre avec nous jusqu'au dernier soupir., et, si tu rèussis, d'empêcher partout le meurtre des animaux sacrés 1

Je le jure répondit en indostani Volmorange.

C'est bien, dit le brahme Sarngarava. Peuple, écoutez Celui-ci est Barahta, qui descend de Douchmanta, le roi très glorieux et très célèbre, le dominateur et le dompteur, qui vivait familièrement avec Aditi et Casyapa dévouez-vous à lui, suivez-le, et obéissez-lui jusqu'à la mort. Si vous succombez dans les entreprises qu il vous ordonnera, vous retournerez doucement dans le Pantchatouam. Les éléments reprendront sans vous faire souffrir les parcelles qui vous composent, et, après s'être épurée dans des corps charmants, votre âme,

jugée digne du Moucti, s'absorbera dans ta Divinité. Maintenant, dispersez-vous et


trouvez-vous aujourd'hui à l'endroit marqué. La foule s'écoula comme par enchantement. Les brahmes rentrèrent dans les murailles par des passages secrets, et il ne resta plus dans la salle que Dakcha, Priyamvada et Volmerange. Voulez-vous passer le reste de la nuit ici dit le vieux brahme à Volmerange, ou préférez-vous vous remettre en route pour le camp de la montagne ï

Partons, répondit Volmerange. Cette vieille cave, avec tous ces monstres qui font la grimace, n'a rien de confortable. Doune-moi la main, Priyamvada, car le diable m'emporte si je suis capable de faire un pas sans trébucher dans tous ces noirs détours.

Après avoir circulé quelque temps à tâtons dans un labyrinthe de passage& et de couloirs que Priyamvada et le vieux brahme parais* saient connaître de longue main, ils arrivèrent à l'ouverture, et ce ne fut pas sans une secrète satisfaction que Volmerange se retrouva en plein air. La pièce qui venait de se jouer, sérieuse pour les autres, ridicule pour lui, l'avait ennuyé il avait peine à se regarder consciencieusement comme un prince de la dynastie lunaire, et, sans Priyamvada, sa belle amie au teint doré, il aurait très volontiers renoncé à son trône.

L'éléphant qui avait apporté nos trois per-


sonnages attendait patiemment, gardé par son cornac, attirant avec sa trompe quelques feuillages qu'il envoyait dans sa bouche avec nonchalance, plutôt pour s'occuper que pour se nourrir.

En entendant les pas du maître, avec cette intelligence des animaux de sa race, il ploya ses jambes fortes comme des colonnes et s'agenouilla complaisamment.

Priyamvada et Dakcha grimpèrent sur les épaules de la bête colossale avec l'aisance de gens à qui une semblable monture est familière. Volmerange s'en tira moins habilement, et il fallut que la jeune Indienne lui tondît la main pour l'aider. Dans son éducation de sportsman, d'ailleurs parfaite, notre héros n'avait pas pensé à cette variété d'équitation.

Le cornac, accroupi sur le crâne de l'énorme animât, L- toucha de sa pointe de fer, et l'éléphant prit cette espèce de trot rythmé ou d'amble dont la lourdeur balancée lasserait la rapidité du cheval.

De temps à autre, il tendait sa trompe et brisait une liane ou une branche qui eût gêné le passage, ou bien, si le chemin était trop étroit, il appuyait sa forte épaule contre le tronc d'arbre qui robstruait et frayait la route d'autres fois, il couchait sous ses pieds les


bambous, qui cassaient avec un bruit sec ou ployaient comme l'herbe.

Priyamvada, couchée dans le palanquin posé sur le dos de l'animal, s'était assoupie sur la poitrine de Volmerange, beaucoup plus grand qu'elle, comme ces mignonnes statues de déesse que les dieux tiennent dans leurs bras comme Parvati sur le sein de Mahadeva, Lakshmi sur celui de Wishnou et Sarawasti contre le cœur de Brahma. Volmerange restait immobile de peu de troubler la belle enfact, et regardait l'étrange paysage qui se massait obscurément devant lui et prenait dans l'ombre des formes encore plus bizarres. Des caroubiers, des Sgùiers, des banians, des boababs contemporains de la création, des mangliers, dos palmiers enchevêtraient leurs branches à travers lesquelles, comme sous une noire découpure scintillait subitement quelque étoile ou quelque morceau du ciel nocturne. Assis à côté du cornac, Dakcha marmottait dévotement quelque oraison pour le succès de l'entreprise.

Des lueurs rougeâtres, au bout de deux heures de marche, commencèrent à briller dans les entre-colonnements des troncs d'arbre. On approchait du camp, ou déjà s'étaient réunis les premiers révoltés les sentinelles, entendant le froissis des feuilles et des branches


repoussées par l'éléphant qui portait la triade do Volmerange, de Dakcha et de Priyamvada, vinrent reconnaître, et nos héros pénétrèrent dans le centre du campement.

C'était un spectacle des plus singuliers, à vous reporter au temps des guerres de Darius et d'Alexandre.

Un grand feu, entretenu par des broussailles. des branches et des arbres brisés, répandait dans les voûtes feuillues de la forêt une clarté fantasmagorique.

Autour du feu, rangés en cercle, cinquante éléphants, éclairés pittoresquement en dessous, se tenaient immobiles, graves et pensifs comme Ganesa, le dieu de la sagesse. A peine s'ils faisaient frissonner les plis de leurs larges oreilles, et, si de temps à autre leur trompe inquiète, subodorant dans le lointain quelque tigre en maraude ou quelque ennemi cherchant à se glisser dans le bois, ne se fût relevée vers le ciel, on eût pu les croire sculptés dans le granit comme ceux qui ornent les pagodes. Leurs dos étaient chargés de tours et leurs défenses armées de cercles de fer pour ne pas se rompre dans les chocs.

Plus loin se groupaient les Mahrattes et les autres Indiens couchés à côté dé leurs chevaux et près de leurs armes suspendues aux autres arbres,


Volmerange et les deux amis n'étaient pas encore descendus de leur haute monture, qu'un cri plaintif se ût entendre, cri auquel succéda une immense clameur. Les éléphanta s'agenouillèrent d'eux-mêmes pour recevoir leurs maîtres, les Mahrattes s'élancèrent sur leurs chevaux. Tout le monde courut aux armes, empoignant au hasard, qui un mousquet, qui une lance, qui un arc.

Les détonations crépit&rent à droite et à gauche les avant-pestes, enrayés, se replièrent sur le gros de la troupe, et quelques cipayes, appuyés de soldats rouges parurent courant d'un arbre à l'autre pour s'abriter et viser a coup sûr.

Les éléphants, poussés par les cornacs~ s'é-lancèrent dans tous les sens, renversant les arbres, et foulant aux pieds les ennemis qu'ils rencontraient. Les Anglais (car c'étaient eux), qu'un traître avait prévenus des plan? de Dakcha et du lieu de réunion des révoltés, arrivaient de toutes parts et enveloppaient le camp.

Bientôt le combat fut concentré dans l'espèce de carrefour où brillait le grand feu dont nous avons parlé, et le centre de la mêlée devint l'endroit ou se trouvaient Volmerange, Dakcha et Myamvada; & l'acharnement avec lequel ce point était disputé, les assaillants .avaient


compris que c'était là que devaient être les personnages les plus importants. Huit ou dix Mahrattes, grimpés sur l'éléphant de Volmerange, faisaient un feu continu. Volmerange lui-même, aidé par Priyamvada, qui rechargeait son fusil, abattait un Anglais a chaque coup. Sa vaillante monture, prenant part au combat, poussait des cris furieux, saisissant tantôt un homme, tantôt un cheval avec sa trompe, et les jetait en l'air, ou bien, se penchant un peu, écrasait un peloton ennemi sur la paroi d'un rocher. Les balles pétillaient sur son cuir, comme les grains de grêle et n'avaient d'autre résultat que de lui faire saigner les oreilles, comme si des mouches l'importunaient. Quant à Dakcha, il tenait à la main une touffe de la sainte plante cousa qu'il froissait entre ses doigts en murmurant l'ineffable monosyllabe om.

La confusion devenait inexprimable, les mousquets détonnaient, les nëchessiSlaient, les chevaux hennissaient, les éléphants vagissaient et glapissaient, les blessés se plaignaient; la fumée, concentrée par la voûte du feuillage, flottait en nuages lourds sur les combattants. Un gros d'Anglais, plus braves et plus résolus que les autres, essayait opiniâtrement l'escalade de l'éléphant de Volmerange mais la bête intelligente, acculée à un monstrueux boabab, 23


se servait de sa trompe comme d'un néau, et les renversait demi-morts des coups formidables qu'elle leur assénait sur la tête ceux qui échappaient à la trompe n'évitaient pas les balles de Volmerange ou de ses Mahrattes. Cette lutte ne pouvait durer longtemps. Priyamvada, qui rechargeait les fusils de Volmerange, fut atteinte dans la poitrine elle ne poussa pas un seul cri mais une écume rose monta à ses lèvres et signa son dernier baiser sar la main de Volmerange, qu'elle prit, et eut la force de porter à sa bouche, après lui avoir tendu son second mousquet chargé.

Le coup de Volmerange partit et tua roide l'Anglais qui avait visé la pauvre Priyamvada. Trois des cinq Mahrattes qui s'étaient placés à côté du jeune descendant de Douchmanta avaient glissé àterre du haut de leur forteresse mouvante, tués ou mortellement blessés. N'ayant plus de poudre, Volmerange hachait à coups de sabre le crâne des soldats et des ci-~ payes qui s'accrochaient aux oreilles de l'éléphant ou appuyaient le pied sur ses défenses pour monter à l'assaut de sa tour.

Enfin un cipaye, rampant sur le ventre, parvint derrière la courageuse bête, et, avec un sabre aQIlé comme un damas, lui coupa le jarret l'Jléphant s'affaissa sur le train de derrière, poussa un formidable hurlement, cassa


d'un coup de queue, les reins du cipaye, essaya de se relever et tomba sur le flanc.

Le corps de Priyamvada fut lancé hors du palanquin sur un tas de cadavres, ainsi que celui de Dakcha, qui, par un hasard miraculeux, n'avait reçu aucune blessure. Volmorange s'était laissé glisser derrière un arbre dont il avait pris une branche pour se soutenir dans sa chute.

Un cheval sans maître passa par là, il lui sauta sur le dos et lui mit les talons sur le ventre. Le cheval, qui était de la race de Nedji, partit comme un trait.

Dakcha n'avait pas lâché sa touSd de cousa, et se dit en reprenant son attitude

Cette affaire a manqué parce que j'ai été trop sensuel; j'aurais dû me mettre cinq pointes de fer dans le dos au lieu de trois cinq est un nombre plus mystérieux.

L'éléphMtt. qui n'était pas mort, bien que tombé sur le flanc, chercha au loin avec sa trompe le corps de sa jeune maîtresse et le replaça pieusement sur sa housse de. velours après quoi il expira car un soldat de la Compagnie lui avait enfoncé sa baïonnette dans la cervelle au défaut du crâne.


Le petit point blanc 'observé par Benedict et qui piquait de son imperceptible paillette argentée le grand manteau vert de l'Océan était bien, en effet, la J9e~)îMy, arrivée & son rendez-vous avec une ponctualité admirable. Déjà, depuis deux ou trois jours, elle courait des bordées pour se maintenir a la hauteur de l'île, assez éloignée pour ne pas attirer l'attention, assez rapprochée pour être aperçue avec une forte lunette par quelqu'un averti de sa présence dans les eaux de Sainte-Hélène. Vingt fois par heure sir Arthur Sidney montait sur le pont et braquait sa longue-vue dans la direction de la roche noire.

XVIII


L'arbre rabrougri dessinait toujours son maigre squelette sur le fond du ciel.

Il est encore la disait tout bas Sidney en laissant tomber sa lunette avec découragement.

Quelques minutes après, il interrogeait encore l'horizon.

Sur le sommet de la roche, l'arbre persistait dans son opiniâtre silhouette.

Hélas se disait Sidney, sans doute la phrase convenue n'a pu être échangée, et cette entreprise, menée avec tant de soin et de prudence, va échouer au moment de la réussite. Et, par un mouvement d'impatience fébrile, il se promenait à grands pas sur le tillac. Il monta sur la dunette et regarda une dernière fois.

La cime de la roche découpait son arête anguleuse et chauve dans la clarté du ciel; l'arbre n'était plus à sa place 1 ·

Cette circonstance si simple, qui, pour Sid" ney, répondait à un monde d'idées et de pro.jets, lui fit une telle impression, malgré son sang-froid et sa fermeté d'âme, qu'il fut obligé de s'appuyer sur le bordage une pâleur mortelle couvrit sa belle ngure; mais bientôt il se remit et descendit dans sa cabine d'un pas ferme.

Là, il écrivit sur une feuille d'épais parche-

83.


min comme une espèce de testament qu'il enferma dans une forte bouteille de verre; cela fait, il cacheta la bouteille avec une capsule de plomb et la mit dans le canot qu'il avait fait construire sur la côte d'Afrique par le charpentier du navire, d'après le petit modèle dont nous avons parlé.

Lorsque la nuit fut venue, il ordonna. de mettre le canot à la mer.

Saunders et Jack prirent chacun un aviron Sidney se mit au gouvernail, et l'embarcation se dirigea du côté de l'île.

Parvenus àune distance o& les vigies auraient pu apercevoir le canot, Sidney, Saunders et Jack rentrèrent dans. une petite chambre pratiquée sous le pont; car ce canot, d'une construction toute particulière, était ponté. L'écoutille fermée soigneusement, Sidney poussa un bouton, et le canot commença à s'enfoncer et descendit, jusqu'à ce que l'eau se refermât sur lui en formant un remous. Des espèces de nageoires mues de l'intérieur remplaçaient les rames et donnaient l'impulsion à cette embarcation sous-marine, que des plaques de verre placées près de la proue permettaient de diriger.

Un tuyau de cuir aboutissant & une bouée ftottante, qui ressemblait à s'y méprendre &un de ces débris que charrient les vagues, renou-


velait l'air dans l'étroite cabine; un compartiment que l'on submergeait ou que l'on vidait à volonté au moyen d'une pompe faisait l'effet de la vessie gazeuse du poisson, et donnait la facilité de descendre ou de se maintenir à la mêmehauteur.

Quand ils furent dans l'ombre projetée par les hautes falaises qui cerclent l'île, ce qu'ils comprirent à la teinte plus rembrunie de la mer, nos navigateurs revinrent à la surface le canot à moitié submergé et dont les vagues lavaient le pont eût pu être pris, si on l'eût aperçu, pour une jeune baleine ou un requin voyageant à neur d'eau.

Ils approchèrent ainsi de la roche au pied de laquelle les lames jouaient encore avec la carcasse effeuillée de l'arbre coupé par Benedict, l'amenant au large, la rejetant à la rive avec mille jeux d'écume.

Sidney sortit avec précaution de l'écoutille, sauta à terre-sur une mince plage sablonneuse, et, s'accrochant à quelques aspérités du roc, il gagna une plate-forme à plusieurs toises audessus du niveau des plus hautes vagues, et s'assit, prêtant l'oreille au moindre bruit. Pendant quelques minutes, il n'entendit rien que la respiration de l'Océan soupirant sa plainte profonde, et les battements d'ailes des oiseaux de mer, inquiets de la présence noc-


turne d'un homme dans cette âpre solitude. Bientôt quelques cailloux, détachés de la portion supérieure de la roche, roulèrent en rebondissant sur la pente rapide et tombèrent dans l'eau.

Une forme noire, profitant des touffes de broussailles semées çà et là et des anfractuosités du granit, descendait avec précaution la paroi presque verticale et se dirigeait vers Sidney.

Bien que ce rendez-vous fût convenu depuis longtemps, de peur d'une de ces trahisons invraisemblables qui arrivent toujours dans ces sortes d'entreprises, sir Arthur Sidney arma dans ses poches deux petits pistolets dont le chien rendit un craquement sec qui arrêta la forme noire dans sa descente.

Le crabe marche de travers, mais il arrive, dit une voix basse mais distincte. Ah c'est vous, Bonodict, reprit sur le même ton sir Arthur Sidney.

C'est moi, répondit Benedict en s'asseyant à côté d'Arthur Sidney.

Eh bien! dit Sidney d'un ton où palpitaient a la fois mille interrogations.

A l'aspect du bouquet de violettes, il a prononcé la phrase convenue.

Bon 1 Alors, nous allons agir.

Ce n'est pas tout le tjtoir même, un billet


écrit dans le chiffre dont lui, vous et moi possédons seuls la clef, a été lancé par une main inconnue dans la chambre d'Edith. Ce billet contenait ces mots « César est trop souffrant pour se risquer dans cette entreprise, et la remet aux premiers jours du mois prochain, la nuit du 4 au 5. »

Encore vingt jours d'attente 1 s'écria sir Arthur Sidney mais il ne sait donc pas que cet air est mortel, et qu'ici Prométhée n'aurait pas besoin de vautour pour lui ronger le foie H Mais êtes-vous sûr du billet! Nous marchons environnés de tant de pièges 1

Je l'ai apporté. Vous l'examinerez, dit sir Benedict Arundell en tendant à son ami un papier plié en quatre.

Adieu, Bonedict Dans vingt jours, je serai ici, dit Sidney; je regagne mon bateau sous-marin et vais courir quelques bordées avec la Be~MM~. Dans vingt jours, l'Angleterre sera lavée de la tache d'Hudson Lowe. Benedict remonta vers le sommet de la falaise, Sidney descendit vers la plage, où le canot à demi émergé l'attendait; et, sur ce roc, redevenu désert, la mer continua à jouer avec l'arbre qu'elle déchiquetait.

Au jour marqué, la Belle-Jenny reparut à l'horizon mais le ciel était sombre et menaçant. D'immenses nuages noirs se déployaient


comme des draperies funèbres l'Océan, remué jusque dans ses profondeurs, se soulevait et poussait des sanglots, et dans le vent semblaient garnir les strophes de désolation d'un chœur invisible on eut dit que les trois mille océanides venaient pleurer sur le titan 1 Sainte-Hélène, au milieu de l'écume qui fumait autour d'elle comme les trépieds autour d'un catafalque, avait l'air plus lugubre encore que d'habitude. L'orage lui mettait au front un sinistre diadème d'éclairs.

Déjà des signes avaient eu lieu dans le ciel comme à la mort de Jules-César et de JésusChrist. Une comète sanglante avait traîné sa queue au-dessus de l'ile maudite, et les nuages, incendiés par les fournaises du couchant, prenaient l'aspect de grands aigles agitant dans la flamme leur envergure gigantesque. Mais jamais la nature, ordinairement si impassible, n'avait paru si palpitante, si égarée, si hors d'elle-même que ce soir-là.

L'Océan envoyait au ciel ses larmes amères, le ciel pleurait avec ses cataclysmes, et la tempête résumait dans sa grande voix le cri de désospoir de toute l'humanité.

Quelque intrépide qu'il fût, sir Arthur Sidnoy so aontit t<ouMé et découragé devant cotte formidtUtto tt'iatosMt) don élémonta. Quo so pasaa.i.t.il donc pour Mottro <U!Mi la n~tm'n on d~ui! V


quelle grande âme près de s'envoler en emportant avec elle la pensée da monde, quel Dieu en criant sur sa croix le Z.<MMHM Sabacthani des suprêmes convulsions, causaient cette immense ululation du vent et des flots 11 tremblait de se répondre, et, en entrant dans le canot, il était pâle comme un marbre, ses tempes ruisselaient de sueur froide, ses dents claquaient, et ce n'était certes pas le danger matériel qui le préoccupait

Le canot, hermétiquement formé, s'enfonçait dans les abîmes des vagues, remontait sur leur crête, et s'avançait, tantôt plongeant, tantôt nageant, vers le rocher où avait eu lieu la dernière entrevue de Benedict et de Sidney. Uno embarcation ouverte eût été infailliblement submergée.

La difQculté était de ne pas se briser contre la muraille de granit et d'atterrir juste sur la petite plage sablonneuse Sidney et ses deux matelots faisaientles efforts les plus prodigieux. L'air commençait a leur manquer, malgré la précaution du tuyau leurs poumons se gonflaient dans leur poitrine, cherchant le fluide vital. Leur lampe pâtissait et grésillait péniblement. Jack et Sannders agitaient d'un poignet !aMé les nmnivcllQa dos palotttM, et Sidnoy pompait activement pour ramonor la barqnu & surfitoo.


Les vagues déferlaient contre la ceinture de roches de la côte avec un fracas effrayant et pesaient lourdement contre les parois du canot qu'elles roulaient dans leurs volutes.

Allons, se dit Sidney en lui-même, nous sommes perdus 1

Et il regarda ses deux compagnons aux dernières scintillations de la lampe.

Il lut la même pensée sur leur mâle visage.

Milord, dit Jack, il est tout de même désagréable d'être noyé comme des rats dans une souricière mais, quand la bière est tirée, il faut la boire.

Saunders acquiesce d'un signe de tête à cette idée délicate.

Un mouvement dé rage saisit Sidney. Périr aussi misérablement à cause d'une tempête stupide, au moment d'accomplir ce plan auquel il avait tout sacrifié Il se passa en lui une de ces révoltes forcenées do l'intelligence contre la force brutale, de l'âme contre l'élément, et il prononça dans son cœur un de ces blasphèmes que les géants durent rugir sous la foudre.

La !tuupo s'éteignit.

Jac~ et Sanndora diront

Uonno nuit la chando!!o est sountoo. Lo canot talonna fortement, ot Sidnoy, a'


lançant au panneau d'écoutilte, fit entrer, avec une lame d'eau, une bouffée d'air. La quille s'était engravée dans le sable, et, comme les saillies du rocher rompaient la vague, l'eau était moins turbulente à cet endroit qu'ailleurs. Sidney put sauter à terre avec un bout de corde et attacha le canot à un énorme bloc de granit tombé là par suite de quelque éboulement. Jack et Saunders eurent bientôt imité Sidney, et ils montèrent tous les trois sur la plate-forme où Benedict était venu trouver son ami à la dernière visite.

Là, ils n'avaient pas à redouter d'être emportés au large par la retraite de la houle; la tempête no pouvait leur envoyer que l'insulte de son écume.

Ils restèrent deux heures sur le rocher, ruisselants, éblouis d'éclairs, trempés par la brume salée que le vent arrache aux nots en tumulte, Jack et Saunders, avec l'impassibilité dévouée de dogues attendant les ordres du maître, sir Arthur Sidney nerveux, tremblant, presque convulsif, comptant chaque minute comme une éternité, se mordant les lèvres, se labourant la poitrine avec les ongles pour se faire prendre patience.

La nuit s'avançait, la tempête s'apaisait pou à peu. La mer fatiguée laissait rctombor nef larmes.

24


Que font-ils donc murmura Sidney. Le jour va paraître bientôt.

En effet, l'aurore raya le bas du ciel d'une barre de lumière blafarde, qui le soleil sanguinolent montra, au-dessus des flots montueux et frémissant encore des colères de la nuit, son disque échancré par la ligne onduleuse de l'horizon.

La Belle ~e~M~ se balançait dans le lointain. Il faisait jour et l'empereur n'était pas venu.


Et Benedict qui me laisse sans nouvelles t Que peut-il donc être arrivé! Quel obstacle imprévu a fait manquer notre plan si bien concerté? se disait sir Arthur en arpentant l'étroite plate-forme pour réchauffer ses membres glacés par la fraîcheur do la nuit. Oh mon Dieu 1 vivre si longtemps d'une idée, d'une espérance, s'y consacrer avec le dévouement le plus absolu, l'abnégation la plus entière, renoncer pour elle à l'amour, a la famille, à l'amitié 1 pour alimenter sa flamme, lui otMr en holocatistc tous les sonttMonts humains, lui fah-o lo saonnce do son génie, mettre son service la pMinMwoo d'une Yclontd mnexibic, des t'c~

XIX


qui renverseraient le monde, et puis, au moment de la réalisation, être misérablement empêché par je ne sais quel obstacle imbécile hier une tempête absurde, ce matin un incident niais que je ne connais pas, une clef qui ne s'ajuste pas à la serrure, un soldat séduit à qui il vient des scrupules après avoir touché l'argent et qui veut le double, moins que cela peut-être, car nul ne peut prévoir les mille résistances bêtes des choses aux idées et de la matière à l'esprit.

Tout en débitant ce monologue intérieur, Sidney gesticulait fébrilement. Tout à coup, il s'arrêta, croisa les bras sur sa poitrine et resta quelques instants dans une attitude de rêverie profonde.

Si le hasard avait une volonté! Oh 1 reprit-il après une pause, la mienne la vaincra. Pendant que Sidney se livrait à ses pensées, Jack et Saunders, personnages beaucoup moins rêveurs, faisaient passer leur chique de leur joue droite à leur joue gauche et réciproquement, et regardaient la mer d9 cet œil attentif et distrait en apparence avec lequel le matelot no peut s'empêcher d'observer, même lorsqu'il est à l'abri do ses atteintes, l'élément dont sa vie dépend.

La. tempête s'était calméa, et le canot, la prouo onaa.btce et maintenu par le cAble, u'é"


tait plus soulevé du côté de la poupe que par des ondulations assoupies.

Allons, Saunders, grimpe le long de cette roche et mets-toi en vigie là- haut. Toi, Jack, entre dans le canot et pompe l'eau qui peut avoir pénétré dans la cabine.

Les deux matelots se séparèrent pour exécuter les ordres de Sidney. L'un monta et l'autre descendit.

L'idée qu'un homme eût pu se hisser au sommet de cet escarpement eût d'abord paru absurde; mais, en y regardant de plus près, la roche était moins verticale qu'elle ne le paraissait d'abord. Des pentes formaient rampe, des repos semblaient avoir été ménagés par la main industrieuse de la nature. Aux endroits les moins accessibles, des broussailles, des ronces ou des filaments de plantes enraient des points d'appui. Aussi Saunders eut-il bien vite opéré son ascension; mais la campagne était déserte au loin, et il fit signe à Sidney qu'il ne découvrait rien.

Jack eut bien vite vidé le canot, qui n'avait pas souffert d'avaries, malgré les rudes secousses de la veille.

Si l'empereur venait, rien encore n'était perdu.

Maia la journée se passa sans quo poraonno parût; co quo souuMt H'dnoy pendunt cou tùorë4.


telles heures d'attente, nul ne peut l'exprimer. Vers le milieu de la journée, il se dit Ce sera pour ce soir; sans doute la tempête d'hier aura fait penser que je ne viendrais pas. Le vent était si fort et la mer si affreuse 1 C'est cela 1 il faut que je sois bien stupide de' n'avoir pas d'abord pensé à cette raison en effet, il n'y avait qu'un fou comme moi qui pût se risquer par r temps pareil.

Cette idée le soutint jusqu'au soir. Il reprit mêmé assez de calme pour manger un peu 'de biscuit et avaler une gorgée de rhum, que Jack tira pour lui de la cabine du canot.

Saunders n'avait rien aperçu du haut de son observatoire. La Belle-Jenny, inquiète de ne pas voir rentrer le canot, s'était rapprochée de l'île peut-être plus que la prudence ne le permettait et courait des bordées en faisant des signaux.

Quoique je sois en proie à la plus poignante inquiétude, pensait Sidney, Benedict a bien fait de ne pas venir m'apprendre la cause de ce retard; ces allées et venues auraient pu exciter les soupçons la surveillance est si active dans cette île damnée 1 La moindre imprudence eût compromis cette occasion suprême.

La journéb s'écoula dans ces alternatives pour Sidney, avec (!oa transes et des angoisses


si vives, que les mèches de cheveux de ses tempes en devinrent blanches.

Le soir arriva et le soleil s'enfonça degré par degré à l'autre bout de la mer, après avoir traversé plusieurs étages de nuées comme une bombe crève les planchers d'un édinco. La sanglante traînée de ses reflets s'allongea sur le fourmillement lumineux des flots, puis s'éteignit, et la nuit tomba avec cette rapidité particulière aux régions tropicales.

Ces heures noires semblèrent à Sidney plus longues que des milliers d'éternités, et il fsut renoncer à peindre une nuit pareille l'attente, l'inquiétude, la rage, le désespoir, les suppositions les plus opposées prirent pour champ de bataille l'âme du malheureux Sidney et y trépignèrent jusqu'au matin en luttant ensemble. Une idée traversa le cœur de Sidney, et il se sentit froid dans sa poitrine comme au contact d'une lame de poignard.

L'empereur se serait-il déné de moi? s'écria-t-il. C'est juste, je suis Anglais, poursuivitil avec un rire amer et qui touchait presque à la folie. Ou serait-il plus malade t

Et, sans prendre aucune précaution, au risque de couler dix fois dans la mer, des pieds, des mains se suspendant aux saillies et aux broussailles, enfonçant ses ongles dans les parois liaaea, il parvirt en quelques minutes au


faîte du rocher, et, de là, se mit à courir dans la direction de Longwood..

Les alentours de la résidence présentaient un aspect inaccoutumé. La tempête de la nuit précédente avait arraché et brisé tous les arbres, qui gisaient le feuillage souillé et les racines en l'air. Je ne sais quoi de sombre, de solennel et d'irréparable planait sur l'humble édifice, autour duquel se manifestait une activité discrète, une silencieuse agitation. Les sentinelles, appuyées sur leur mousquèt, n'envoyaient plus de qui-vive, et semblaient s'être relâchées de leur surveillance. Immobiles à leur place, elles accomplissaient nonchalamment un devoir inutile, plutôt par obéissance à la consigne militaire que par nécessité. Des oSIciers passèrent près d'elles et ne leur reprochèrent pas leur négligence. Des habitants de l'île allaient et venaient sans être empêchés, et Sidney put franchir la ligne de surveillance, et personne ne prit garde a lui. Il approcha de Longwood des hommes et des femmes, suspendant leurs pas, parlant à demi voix, l'air consterné, entraient dans l'habitation et on ressortaient au bout de quelques minutes, plus pâles qu'auparavant et les yeux rougis.

Sir Arthur Sidnoy, le ocour serré d'a~roux prosacntimoMtn, ItM jumboa chanooltuttos, s'ap-


puyant au mur de la main, vacillant et comme ivre du vin de sa douleur, suivit le flot da la foule sans trop savoir ce qu'il faisait.

Après quelques détours, un spectacle d'une majesté navrante s'offrit à ses yeux.

Couché dans son manteau de guerre plutôt comme un soldat qui se repose pour la victoire du lendemain que comme un corps acquitté de la vie, Napoléon, étendu sur son lit de parade, revêtu de l'uniforme des chasseurs de la garde, la poitrine couverte de décorations et de plaques étincelantes, sa bonne épée allongée près de son nanc en amie fidèle, faisait son premier rêve d'éternité. Une singulière expression de sérénité et de délivrance planait sur son masque de marbre pâle, que les convulsions de l'agonie avaient respecté. Tout ce que l'ivresse du triomphe ou la douleur du revers, les fatigues de la pensée ou de la souffrance peuvent laisser de traces matérielles ou misérables sur le visage humain, s'était évanoui.

Ce n'était plus le cadavre d'un homme, mais la statue d'un dieu l'enveloppe terrestre touchée par la mort laissait transparaître la portion céleste; le cachot était devenu un temple et la chambre funbbra un Olympe. Christ sur sa croix, Promothéeaur son roc, n'eurent pas une t~e pluo noblo ot plus bollo.


Grande âme impériale, oh qu'avez-vous vu pondant ces premières heures de votre immortalité! Qui osa venir à votre rencontre pour vous mener à Dieu Alexandre, Charlemagne, Jules César, votre Men-aimé Lannes, qui n'invoquait que vous en mourant, ou encore votre cher Duroc, ou bien quelque pauvre grenadier obscur, do votre vieille garcte, qui a trouvé son sang bien payé en voyant que vous saviez son nom 8

A cette vue, Sidney eut un éblouissement, les ailes du vertige battirent à grand bruit dans sa tête. Il fit quelques pas en chancelant, et, tombant à genoux à côté du lit de parade, il baisa cette main glacée qui avait tenu le sceptre du monde; on le laissa faire, les baisers ne ressuscitent pas; seulement, comme il restait un peu trop longtemps abîmé dans sa douleur, on te poussa avec la crosse d'un fusil pour qu'il fît place à d'autres.

Il sortit livide, anéanti, pouvant à peine se traîner, plus semblable à un fantôme qu'à un homme, vieilli de vingt ans en une minute; ses yeux hagards erraient autour de lui, tantôt vagues, tantôt se fixant sur un objet insignifiant avec une opiniâtreté puérile. L'empereur mort, Sidney s'étonnait d'otro encore vivant. Il trouvait étrange quo !o i-to!oit éc~m'~t oncot'o, quo tes montagnes M'eurent pan changé tours


formes, et que la nature continuât son oeuvre J Quant à lui, il était faible comme après une longue maladie, le jour lui faisait baisser les paupières, l'air l'étourdissait. Ses facultés, tendues depuis si longtemps vers le même but, s'étaient brisées subitement; cette volonté si ferme, si puissante, n'avait plus de nord et palpitait comme une boussole affolée; un immense écroulement s'était fait en lui. Son corps, par un. vague ressouvenir, le mena vers la maison de campagne d'Edith; il poussa la barrière du jardin, entra dans le parloir et s'affaissa sur une chaise sans dire une seule parole. Édith, dont une robe noire faisait encore ressortir la pâleur, s'avança vers lui silencieusement et lui prit la main. A ce témoignage de sympathie, les larmes de Sidney, qui ne demandaient qu'à jaillir, se firent jour avec impétuosité à travers les doigts de la main restée libre, dont il s'était couvert les yeux. Benedict entra dans ce moment et expliqua à Sidney comment il ne s'était pas trouvé au rendez-vous il avait été interrogé et retenu à cause des soupçons éveillés par ses démarches. L~ mort de l'empereur et l'absence do toutes preuves l'avaient fait "el&chor aussitôt.

Ces explications, Sidnoy no loa écoutai): guoro. HUos n'avaient désormais plus <lo but.


Il resta encore deux jours dans l'île, et, voulant se rassasier de sa douleur jusqu'au bout, il suivit le cortège funèhre dans la vallée du Fermain, où descend du pic do Diane ce rui&" r seau qui plaisait à l'empereur et où s'inclinent les saules dont les feuilles sacrées se sont éparpillées depuis sur l'univers. Il regarda les soldats anglais porter le cercueil sur leurs épaules, il le vit descendre dans la fosse maçonnée, et na se retira que lorsque la pierre étroite et longue se fut abaissée sur la noire ouverture.

Par tous ces détails funèbres, attentivement suivis, il voulait se convaincre de la réalité de son malheur il avait peur de croire, dans quelque temps, que l'empereur n'était pas mort; il sentait déjà cette chimère lui naître dans l'esprit, bien qu'il l'eût vu' mort sur son lit de parade et qu'il eût touché sa main glacée il voulait avoir à opposer a. son rêve l'image des funérailles et du tombeau<

Comme il remontait la colline du côté d'Hutsgate, il se retourna une dernière fois pour voir, sous le pale ombrage des saules, la pierre neuve et blanche, et dit

Mon âme est enterrée avec ce corps. Au même moment, un homme vêtu de deuil et parlant anglais avec l'accent de France tendit un papier à Sidney et lui dit:


De la part de celui qui n'est plus, prenez ceci.

Sidney ouvrit l'enveloppe cachetée de noir. Elle contenait une petite mèche de cheveux soyeux et fins, et un billet ou étaient écrits ces mots

« Consolez-vous, nul ne peut prévaloir contre Dieu.

« N. »

Quand Sidney releva les yeux, l'homme qui lui avait remis le papier avait disparu. Sir Arthur Sidney s'assit sur le revers de la colline et tomba dans une rêverie profonde. Quand il se releva, sa ngure avait repris une expression plus calme; un changement s'était opéré dans son esprit. Il retourna chez Benedict et lui dit

Pardon.ôtoiquej'aidétourné du bonheur pour t'associer & mon œuvre chimérique je te rends ton serment.

Et il tira de son portefeuille la feuille jaunie, qu'il déchira et jeta aux pieds de Benedict. Retourne en Europe, tu es libre, aucun lien ne te rattache plus à notre association mystérieuse. Suis la pente de ton cœur, sois heureux Ne cherche pas à raturer le livre du destin d'autres mains que les nôtres tiennent les aïs des événements, et peut-être ce qui nous paraît injuste est-il l'équité suprême 1

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Quant à moi, le char de ma vie est sorti de son ornière et ne peut plus y rentrer je n'étais bon qu'a une chose. Cette chose est manquée, c'est fini que l'on m'enterre aujourd'hui on après-demain ou plus tard, peu importe, je suis mort. ïdée, sentiment, volonté, tout a fur, tout s'est évaporé. Maintenant, bonne Edith, tâchez de vous trouver un motif de vivre. Peut-être est-il déjà trouvé g

Ici, sirArthur Sidney regarda fixement Edith, qui ne put s'empêcher de rougir un peu. Aimez quelqu'un ou quelque chose, un homme, un enfant, un chien, une espèce de neùrs, mais jamais une idée, c'est trop dangereux.

Ces paroles prononcées, Sidney serra les mains de son ami et reprit le chemin de la roche noire, ou Saunders et Jack, qui avaient usé leur provision de tabac, commençaient à s'ennuyer beaucoup.

Arundell et miss Edith, restés seuls dans l'île, ne pressèrent pas leur départ autant qu'on aurait pu le croire d'abord, bien que SainteHélène soit un séjour maussade. Edith, jetée la mer par'son mari, n'avait pas grande hâte de retourner en Europe; Benedict, quoiqu'il se prétendît et se crût toujours extrêmement amoureux d'Amabel, ne s'ennuyait nullement dans ce cottage, qu'un marchand de la Cité eût


trouvé inconfortable, mais qu'éclairait la présence d'Édith. La jeune femme s'étonnait de son côté de penser si peu à Volmerange, et tous deux faisaient des efforts incroyables pour retenir dans leur cœur ces amours qui s'échappaient.

Déjà Benedict ne retrouvait plus dans sa mémoire les traits charmants de sa belle fiancée; il s'y mêlait toujours quelque chose d'Edith tantôt le doux regard voilé, tantôt le sourire tendre et mélancolique ces deux images finirent par s'embrouiller tout à fait. II en était de même pour Edith. Dans ses rêveries, quand elle évoquait Volmerange, c'était bien souvent Bonedict qui paraissait. Au bout de quelque temps même, Volmerange se refusa complètement à l'appel Edith commençait & trouver qu'un mari qui noyait sa femme aussi sommairement n'était peut-être pas l'idéal des époux. Cela n'empêchait pas les deux jeunes gens de se promettre, dans leur conversation, une grande joie de leur retour à Londres, ou Benedict finirait d'épouser Amabel, et miss Edith, suffisamment punie, se réconcilierait ~vec son terrible mari.

Ces entretiens, commencés gaiement, finissaient en général d'une manière assez mélancolique. Benedict trouvait désagréable l'idée d'Edith retournant chez Volmerange Edith


était médiocrement charmée en pensant au bonheur qui attendait son ami près de miss Vyvyan.

Telles étaient les pensées qui occupaient le jeune couple à Sainte-Hélène, et, à doux pas de la maison, le saule pleurait sur la plus grande tombe du monde, si toutefois il y a une différence entre les tombeaux.

Cette nuance de sentiment les occupait bien plus que le contre-coup de cette mort sur les destinées de la terre, et même, lorsque, le soir ils allaient à la vallée du Fermain contempler la tombe du titan, écouter le ruisseau bruire à l'angle de la pierre funèbre et voir le vent emporter les feuilles pâles de l'arbre mélancolique, c'était a eux-mêmes qu'ils songeaient. Une boucle de cheveux se déroulant sur le col d'Edith, en faisant ressortir par son vigoureux ton châtain la pâleur rose de sa joue, distrayait Benedict des vastes pensées que doit inspirer la tombe du plus illustre des capitaines, et le regard àdmiratif de Bonedict séchait promptement dans les beaux yeux d'Edith les larmes qu'y faisait naître le souvenir du grand captif. Ils avaient d'abord pensé à écrire en Angleterre pour prévenir de leur retour mais ils se ravisèrent et se dirent qu'il valait mieux tom" ber inopinément au milieu de la douleur générale. C'était une expérience philosophique &


faire on jugerait ainsi de la force et de la sincérité des regrets. On verrait si là' place laissée vide était déjà remplie, ou si la fidélité avait été gardée en Europe comme en Afrique Amabel devait être en pleurs, Volmerange dévoré de remords. Cependant, s'il n'en était pas ainsi si miss Vyvyan, choquée de l'inexplicable disparition de Benedict, lui avait retiré son cœur et si Volmerange n'éprouvait ~s le moindre regret d'avoir laissé choir sa femme dans la Tamisé Quel parti prendre Nos deux innocents tartuffes n'osaient pas convenir, dans leur for intérieur, qu'ils en seraient enchantés, et que le parti a prendre serait de continuer à s'aimer en se l'avouant, comme ils l'avaient fait depuis deux mois sans se l'avouer.

Ils laissèrent passer un ou deux vaisseaux allant dè Calcutta à Londres, et enfin ils se décidèrent a monter sur le troisième, fin voilier, en bois de teck, doublé, cloué et chevillé en cuivre, qui les mit en six semaines à Cadix, d'où ils continueront leur voyage par terre, visitant l'Andalousie, Séville, Grenade, Cordoue, sous cette commode dénomination de M. et Mne Smith. Tout le monde les croyait mariés. Quelques mauvaises langues, en les voyant si unis, prétendaient que c'étaient deux jeunes amants qui promenaient la lune de miel de leur bonheur. Leurs oreillers seuls savaient

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la vérité ils étaient éperdument amoureux, et l'ange de la pudeur eût pu assister à leur vie. Seulement, ils ne se dépêchaient guère de revenir, et, de mosquée en cathédrale, d'alcazar en palais, de tertulia en course de taureaux, ils mirent quatre mois à traverser l'Espagne, et arrivèrent à Paris juste pour la saison d'hiver. Quand ils n'eurent plus de prétextes plausibles à se donner pour tarder encore, comme ils étaient très consciencieux, un soir ils se dirent .« Ne serait-il pas temps d'aller à Londres et de voir si nous sommes aimés et pardonnes, ou remplacés et maudits b

L'idée de revoir ce qu'ils prétendaient aimer le mieux au monde les rendit si tristes, qu'ils se sentirent près de fondre en larmes et de se jeter dans les bras l'un de l'autre pour ne plus se quitter. Mais la position devenait embarrassante, et sir Benedict Arundell ne pouvait plus toujours s'appeler M. Smith et lady Edith Harley, comtesse de Volmerange, M' Smith, nom tout à fait prosaïque et vulgaire.

Le lendemain, ils demanderont des chevaux de poste pour Calais, et, quelques heures après, ils attendaient sur la jetée le départ du paquebot.


Le cheval accroché au passage par Volmerange était de noble race et léger comme le vent; en quelques minutes, il emporta son cavalier hors du centre de la bataille, ou plutôt de la boucherie, car ce n'était plus qu'un massacre confus d'éléphants, de chevaux et d'hommes. La déroute était complète.

Pendant quelque temps, Volmerange entendit hurler les éléphants dana le lointain, et vit, sur le terrain rougi par les remets du bois incendié, galoper devant lui l'ombre de son cheval comme un monstre fantasmagorique qu'il aurait poursuivi le cheval lui-même s'irritait de cette ombre difforme, s'élançait avec fureur

XX


et penchait la tête pour la saisir aux dents. Peu à peu les fuyards qui, dans les premiers élans de la course de Volmerange, galopaient à ses côtés, étaient restés en arrière le cri des éléphants ne se faisait plus entendre, et la nuit avait repris sa couleur bleuâtre. Volmerange courait toujours à fond do train le long du Godaveri. Son cheval, avec un instinct merveilleux, évitait les fondrières, sautait pardessus les troncs d'arbres renversés, devinait les terrains peu solides, et cela, sans ralentir aucunement sa rapidité.

Apres avoir mis cinq ou six lieues entre le champ de bataille et lui, Volmerange diminua le train de sa monture, et, guidé par une lumière qui brillait au bord du neuve, il arriva à la cabane d'un pêcheur occupé à raccommoder ses niets, et qui se prosterna devant lui après l'avoir aidé à descendre de cheval.

Un banc recouvert de saptaparna s'adossait à la hutte le comte s'y assit, et, s'adressant au pêcheur en idiome indostani, il lui demanda s'it ne pourrait lui donner d'autres vêtements et lui procurer une barque pour descendre le neuve.

Je le puis, répondit le pêcheur, qui avait reconnu sa qualité & ses insignes; mais Votre Seigneurie ne voudra peut-être pas revêtir l'humble habit d'an pauvre Indien de la der-


nière caste, d'un misérable soudra qui n'est pas digne de balayer avec son front la poussière de votre chemin.

Plus l'habit sera misérable, plus il me convient dit Volmerange en entrant dans la cabane.

Aidé par le pêcheur, il se débarrassa ~e son costume guerrier et revêtit le modeste "~yon, sous lequel il eût été difficile de reconnaître le brillant chef de l'insurrection. Le pêcheur, par surcroît de prudence, lui conseilla de se brunir la figure et les mains avec du jus de coloquinte, car son teint un peu blanc aurait pu le trahir. Ces précautions prises, le pêcheur détacha sa barque, et le cheval, qui s'était avancé jusqu'au bord de l'eau, voyant qu'on n'avait plus besoin de lui, s'élança, après avoir humé l'air bruyamment, du côté de la colline où se trouvait sans doute son pâturage.

Nous ne suivrons pas jour par jour Volmerange dans sa navigation, qui fut longue bornons-nous a dire qu'il regagna heureusement la côte, et, après avoip récompensé le pêcheur avec une des pierres précieuses qui ornaient la poignée de son sabre, il mon~a sur un vaisseau français qui naviguait dans le golfe du Bengale et s'était arrêté à l'embouchure du neuve pour faire de l'eau.

Comme il revenait seul, ou tout au plus ac-


compagne par le souvenir de deux femmes mortes, Edith noyée par lui et Priyamvada tuée à ses côtés par une balle, il ne mit pas, à beaucoup près, quoique la distance fût grande, le même temps à revenir en Europe qu'Edith et sir Benedict Arundell.

Une force secrète le ramenait malgré lui à Londres, d'où tant de raisons auraient dû l'éloigner. Peut-être obéissait-il à ce magnétisme singulier que les hommes ressentent comme les animaux, et qui les fait revenir au même endroit après chaque violente attaque de la destinée qui les en a fait sortir, comme des taureaux dans la place, qui retournent toujours à leur querencia jusqu'à ce qu'ils meurent. La nn malheureuse de Priyamvada, quoique, dans le tumulte des événf'ments, il n'eût pas eu le temps de la pleurer comme elle le méritait, avait beaucoup frappé le comte. Il se voyait comme circonvenu par une espèce de noire fatalité, et se résolut à vivre solitairement, de pour de porter malheur a ceux qu'il aimerait. Il vivait donc isolé, ne sortant que le soir, ou n'allant que dans les endroits déserts, non qu'il eût besoin de se cacher, car, avant de partir pour l'Inde, il avait envoyé & lord et lady Harley les lettres d'Edith, avec ces mots au bas Justice est /0t~. Cotte fable avait été répandue parla famille que la jeune femme, emmenée


en Italie par le comte pour'savourer incognito les joies de la lune de miel, était morte à Naples, d'une nèvre gagnée dans les marais Pontins.

Cela n'avait rien de précisément invraisemblable, et le monde, qui ne s'occupe pas beaucoup de ceux qu'il ne -voit pas, s'était contenté de cette raison spécieuse, que la douleur de lord et de lady Harley rendait d'ailleurs très croyable.

Un soir, le comte de Volmerango se promenait dans la partie la plus déserte d'BydoPark.

Une jeune femme, suivie à quelque distance d'un domestique on livrée et dont la.mise élégante et riche annonçait une personne appartenant à la plus haute aristocratie, marchait d'un pas léger le long de la pièce d'eau qui s'étend dans cet endroit solitaire du parc où ne passent ordinairement que les amoureux, les poètes et les mélancoliques, et quelquefois aussi les voleurs car un homme de fort mauvaise mine, sortant. tout à coup d'un massif d'arbres, s'élança vers elle, et, saisissant son châle, que retenait une forte épingle de pierreries, Ct des efforts pour arracher ce riche tissu. Le domestique accourut; mais un. coup de poing appliqué en pleine face, d'après les plus


saines règles de la boxe, l'envoya rouler à quatre pas, le nez saignant et la bouche meurtrie.

Le voleur tirait toujours le châle à lui et la jeune femme, presque étranglée, pouvait a peine appeler au secours par de faibles cris étouffés dans sa gorge.

Arrivé au détour de l'allée, Volm orange vit le groupe aux prises, et, d'un bond tombant au milieu de l'aventure, rétablit l'équilibre par un coup 6e canne en travers qui coupa la figuré du voleur comme un coup de sabre, et le fit s'enfuir, hurlant de douleur malgré l'intérêt qu'il avait a se taire.

La jeune femme a*'ait éprouvé une frayeur si vive, qu'elle chancelait sur ses jambes et que Volmerange fut obligé d'abandonner la pour~ suite du larron pour le soin de la soutenir. Lorsqu'elle fut un pou revenue à elle, Volmerange allait se retirer après svoir salué gravement; mais la jeune femme, étendant la main, l'arrêta dans son mouvement de retraite et lui dit d'une voix timide 3t suppliante Oh 1 monsieur, soyez chevaleresque jusqu'au bout, et daignez me reconduire a ma voiture. Mon pauvre garde du corps Daniel est en assez piteux état, ~)t jo crains quo, me voyant seule de nouveau, les malfaiteurs ne rovienuent la charge.


Il n'y avait guère moyen de dire non à une demande formulée ainsi et, bien que Volmerange se fût bien promis de ne plus s'occuper désormais d'aucune femme, il ne put s'empêcher d'offrir assez gracieusement, pour un misanthrope qui s'était proposé de dépasser les sauvageries de Timon d'Athènes, le bras qu'on lui demandait avec une instance que la frayeur rendait presque caressante.

La voiture stationnait à un endroit assez éloigné du parc, en sorte que le trajetaparcourir pour la rejoindre donna aux deux personnes, si brusquement mises en rapport, le moyen de faire une espèce de connaissance.

Une femme avec qui vous avez fait deux cents pas, là sentant sur votre bras, palpitante d'unè forte émotion, appuyant sa main parce que ses pieds tremblent, n'est plus une incon" nue pour voua.

Aussi Volmerange, qui avait eu ,le temps de remarquer la beauté de la jeune femme et do deviner "*)n esprit aux quelques phrases échangées pondant la route, ralentit involontairement lé pas, lorsqu'il vit, arrêtée près d'une des portos du parc, la voiture étinoelante de vernis et splendidement armoriée au marchepied do laquelle oh devait se quitter. Me refuseriez. vous cette grâce, dit-ûUe, après s'être installée dans sa boîte do satin, et 26


avant que le valet de pied eût refermé là portière, de savoir le nom de mon libérateur Je suis miss Amabel Vyvyan.

Et moi, je me nomme le comte de Volmerange, répondit-il en faisant une profonde inclination.

Miss Amabel Vyvyan, car c'était elle, faisait tous les jours, à la mode des jeunes Anglaises, une promenade à pied dans cette portion du parc, et, quoique cet événement eût dû la dégoûter de ses excursions pédestres, elle revint le lendemain a l'heure accoutumée.

Peut-être avait-elle un vague pressentiment que la protection, en cas d'accident, ne lui manquerait pas, car elle prit la même allée que là veille, et longea comme d'habitude la Serpentine ~cgy. Sans bien s'en rendre compte, elle voulait donner une récompense délicate au courage de Volmerange, et cette récompense, c'était dé lui fournir l'occasion de la voir encore une fois.

Probablement, de son côté, Volmerange eut l'idée que: M~s Amabel Vyvyan n'était pas en sûreté, malgré le laquais qui la suivait de loin, dans cette partie de Hyde-Park, car il vint se promener lé lendemain à cet endroit juste à la même heure.

Ni l'un ni l'autre ne parurent étonnés de se -revoir, et ils causèrent quelque temps en-


semble,'peut-être quelques minutes de plus que les strictes convenances ne le permettaient, et Volmerange, de crainte de mauvaise rencontre, reconduisit miss Amabel jusqu'à sa voiture.

Au bout de quelque temps, le comte fut présenté dans les règles à làdy Eleanor Braybrooke, qui le trouva charmant et le vit ave 3 plaisir faire chez elle de fréquentes et longues visites car la positive lady trouvait que miss Amabel poussait trop loin la Sdélité à son veuvage imaginaire.

Ce que nous avons à dire blesse la poétique des romans qui n'admet qu'un amour unique, éternel, mais ceci n'est pas un roman, miss Amabel Vyvyan,qai avait sincèrement cru que, Benedict disparu ou mort, elle ne pourrait jamais aimer personne, fat toute surprise lorsqu'elle sentit battre ce cœur qu'elle pensait à tout jamais éteint sous la cendre d'une première déception. Le nom du comte de Volmerange annoncé par le valet de chambre avait toujours le privilège ce faire monter un peu de rose aux joues de camélia de miss Amabel. Le soir, lorsque, après deux ou trois heures de charmante causerie avec Volmerange, elle noyait sa tête dans son oreiller de point d'Angleterre et se livrait à ce petit examen de conscience que fait avant de s'endormir toute


jolie femme sur les coquetteries de la journée, elle trouvait qu'elle avait répondu par un regard indulgent a une œillade ardente, dis. serté trop longtemps sur des points de métaphysique amoureuse, et pas retire assez vite ses doigts de la poignée de main d'adieu. Lorsqu'elle était tout a fait endormie, ses rêves était hantés plutôt par l'image de Volmerange que parcelle de Benedict.

Les deux couples de Sainte-Margareth avaient fait un chassé croisé physique et moral, et, par une espèce de symétrie bizarre, lorsque Benedict aimait Edith, miss Amabel Vyvyan aimait Volmerange, qui le lui rendait. Le hasard, dans ces combinaisons renversées, semblait se faire un jeu de contrarier la volonté humaine. Aucune union projetée ne s'était accomplie, nul serment juré n'avait été tenu.

Les caractères, en apparence faits pour s'en" tendre, s'étaient épris de leurs contraires. Au plan rationnol de ces existences, un pouvoir inconnu avait substitué un scénario fantasque, extravagant, décousu; l'unité de lieu et d'action avait été violée par ce grand romantique qui arrange les drames humains, et qu'on nomme l'imprévu.

Lady Braybrooke, qui avait à cœur de voir Amabel mariée, après ce quelle appelait l'af-


front de Benedict, ne cessait de vanter Volmerange à sa nièce; ces éloges étaient naturellement accompagnés d'anathèmes contre le premier fiancé. Rien de formel n'avait encore été prononcé, et cependant les cœurs s'étaient entendus. Volmerange était soupirant en pied; il donnait le bras à lady Eleanor Braybrooke, et, lorsque la tante et la nièce allaient au théâtre, il avait toujours une place au fond de la loge derrière miss Amabel; et, il faut l'avouer, les plus belles décorations, les scènes les plus pathétiques avaient beaucoup de peine à faire lever ses yeux, occupés à suivre les lignes onduleuses du col d'Amabel et de ses blanches épaules; aussi, quoi qu'il allât souvent au théâtre, personne n'était moins au fait du répertoire, et lady Eleanor Braybrooke s'étonnait quelquefois qu'un jeune homme si intelligent profitât si peu des belles choses qu'il paraissait écouter avec tant d'attention. Amabel avait bien, de temps à autre, de vagues appréhensions que Benedict ne reparût subitement et ne vint lui reprocher sa trahison car aucune femme n'admet qu'on puisse lui être infidèle, bien qu'elle ne manque jamais d'excellentes raisons pour justifier de son côté une pareille faute; mais les mois passaient, et l'obscurité la plus profonde planait toujours sur la mystérieuse disparition de Benedict. La

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jeune femme s'était donc rassurée peu à peu à l'endroit de cette revendication posthume, et commençait à aimer Volmerange sans trop d'épouvanté. Celui-ci avait oublié tout à fait Édith et même Priyamvada.

Ses aventures avec cette dernière lui prodaisaient l'effet d'une hallucination d'opium. Ce teint doré, ces yeux peints, ces colliers de perles, ces parfums exotiques, ces promenades a dos d'éléphant, ces rendez-vous dans les pagodes, ces batailles à travers les forêts barrées de lianes, toutes ces scènes étranges semblaient au comte des souvenirs qui n'appartenaient pas à la réalité.

Si Priyamvada eût vécu, toute charmante qu'elle était, elle eût .certainement embarrassé Volmerange. Qu'eût-on dit, au bal d'Almack, d'une femme qui avait des' boucles d'oreilles dans le nez et un tatouage de garotchana sur le' iront!

Cependant le comte ne pouvait s'empêcher < d'éprouver un sentiment de tristesse en pensant à la beauté parfaite, à l'amour ardent et au dévouement sans bornes de la pauvre Indienne ces qualités, quoiqu'un peu excentriques et, choquantes, valaient bien un regret.

Pendant toutes ces alternatives, miss Edith et sir Benedict Arundell, que nous avons


laissés sur la jetée de Calais, s'étaient embarqués et étaient arrivés en Angleterre. Avant d'entrer dans Londres, ils s'étaient sépares, et avaient pris chacun une maison dans un square retiré de Londres. La fiction du mariage de M. et M' Smith ne pouvait être soutenue plus longtemps, et, d'ailleurs, miss Edith Harley n'était-elle pas comtesse de Volmerange, et sir Benedict Arundell l'époux de miss Amabel Vyvyan, ou pou s'en faut! Ne venaient-ils pas de Sainte-Hélène avec l'idée de rentrer dans le giron conjugal Ne fallait-il pas aussi pousser jusqu'au bout l'épreuve philosophique t

Volmerange avait reçu un billet d'Amabel, qui lui demandait devenir la prendre avec sa tante< pour aller au concert de la princesse* Il était tout habillé et prêt & partir, lorsque son valet de chambre vint lui dire qu'une femme voilée demandait à parler à Sa Seigneurie.

–Une femme voilée! quelle singulière

visite & pareille heure 1 Il y a pourtant longtemps que je ne hante plus les coulisses de Drury-Lane, et nous ne sommes pas dans la saison de l'Opéra. Qui diable cela peut-il être 8 Une mère à principes qui vient me proposer sa tllle pour demoiselle de compagnie P Milord, que répondrai-je à cette dame 1


dit le valet de chambre en insistant pour avoir une réponse.

Dites-lui qu'elle écrive son nom et ce qu'elle demande sur sa carte.

C'est ce que j'ai eu l'honneur de lui dire, répondit le valet; mais elle a prétendu qu'elle désirait ne pas se nommer et ne voulait parler qu'à vous-même.

Est-elle jeune ou vieille, laide ou jolie 1 demanda le comte par excès de précaution. Milord, autant qu'on peut juger de la beauté d'une femme voilée, elle est jolie, et, à la souplesse de sa démarche, on peut juger qu'elle est jeune.

Le comte jeta les yeux sur la pendule et vit qu'il pouvait disposer d'une demi-heure avant de se rendre chez Amabel, et il dit au valet de chambre d'introduire la dame mystérieuse. Cette visite singulière, cette insistance à ne pas se nommer, ce voile soigneusement rabattu, tout cela avait une tournure romanesque iaito pour séduire l'imagination assez vive du comte. Cependant il éprouvait malgré lui une espèce de terreur vague et de frisson involontaire; il se vit par hasard dans une glace et se trouva pâle. La pièce où le comte se tenait était vaste, d'un luxe sévère, éclairée par une seule lampe dont la lumière, concentrée sur un seul point, laissait le reste de la chambre dans l'ombre. Il


pleuvait, et la pluie battait les vitres avec un tintement qui rappelait une certaine nuit de tempête.

Une attente anxieuse contrastant avec la légèreté de ses réponses au valet de chambre poignait le coeur de Volmerange; et, lorsque la porte s'ouvrit pour donner passage à l'inconnue, le léger craquement des gonds lui fit faire un soubresaut nerveux.

L'ombre baignait la porte le comte ne put d'abord bien distinguer la femme qui venait d'entrer.

Avec la politesse d'un gentleman qu'il était, il fit trois pas au-devant d'elle.

La lumière de la lampe éclairait alors en plein la nouvelle venue.

Le valet de chambre avait bien jugé ce n'était pas une laideur, mais bien un secret ou une pudeur que recouvrait le voile.

La beauté traversait confusément le tissu, comme un feu qui brille derrière une toile métallique. On ne la voyait pas, mais on la sentait belle.

Elle était vêtue d'une longue robe blanche, qui s'arrangeait à petits plis fins et fripés comme ceux des draperies de Phidias, et sur laquelle tranchaient, avec une grâce coquette et funèbre, les réseaux noirs des dentelles de la mantille.


Madame, dit Volmerange, ne relèverezvous pas ce voile Puisque vous avez la confiance de venir chez moi à cette heure, ces précautions sont inutiles votre secret ne court aucun danger; vous me cachez votre nom, laissez-moi voir au moins votre figure. Vous le voulez répondit l'inconnue d'une voix douce et pénétrante.

Cette voix co~M~e fit courir un frisson dans les cheveux de Volmerange.

La dame, d'une main blanche, fluette, et dont la forme réveillait mille souvenirs dans la mémoire du comte, commença à remonter lentement les plis noirs de la dentelle.

D'abord apparut un menton charmant marqué d'un petit signe qui remplit Volmerange de' trouble, puis une bouche d'un rose vivace qui porta sa terreur au plus haut point, et ensuite. un nez grec et d'adorables yeux bruns qui le rendirent fou d'épouvanté.

Tenant ainsi son voile relevé au-dessus de sa tête avec sa belle main de marbre, dans une attitude digne d'une statue antique, elle s'offrait placidement aux regards égarés de Vol- · merange, qui s'était reculé de trois pas et tremblait comme la fouille.

Oh rala-t-îl d'une voix sourde, qui êtesvous donc g

Je suis !ady Edith, comtesse deVolmerange.


Non, tn mens; tu es un spectre ta robe duit être mouillée, tu sors de la Tamise; vat't'n 1 laisse-moi 1 Je t'ai noyée, tu le sais bien, comme j'en avais le droit. Ah ah! 1 quelle étrange aventure est-ce que Dolfos va revenir aussi Ce serait très drôle! dit le comte en éclatant de rire.

Il était fou.


XXI

Miss Amabel, en toilette de bal, regardait dans une glace l'effet produit par une branche de bruyère du Cap, coquettement posée sur ses beaux cheveux. Jamais elle n'avait été plus jolie.

L'attente de l'être aimé allumait dans sa beauté une clarté intérieure qui la rendait rayonnante. Il est si doux, dans ces instants-la, de se sentir belle et d'augmenter l'amour par l'admiration.

Blanche, rose, éclatante, avec sa robe qui semblait taillée dans les pétales d'une fleur, et sa tunique de gaze, plus frêle et plus transparente que les ailes des lilullules, rattachée


par des bouquets pareils à ceux de sa coiffure, elle avait l'air d'une sylphide qui se passait le caprice d'aller en soirée.

La femme de chambre, ayant accompli son office, se retira.

Amabel restée seule, car lady Eleanor Braybrooke, ayant beaucoup à réparer dans l'édifice de ses charmes, demeurait bien plus de temps que sa nièce entre les mains de ses femmes, éprouva cette espèce de désœuvrement qui s'empare des personnes habillées trop tôt pour une fête.

Elle avait écrit à Volmerange de venir à neuf heures, il en était huit à peine; c'ètait donc une heure d'inaction et d'immobilité, car en se livrant à quelque occupation elle eut pu compromettre la fraîcheur de sa toilette. Pour passer le temps, elle prit un livre et lut distraitement quelques pages; puis elle ouvrit le piano et fit jaillir quelques fusées de gammes en rasant de son ongle étincelant l'ivoire poli du clavier; mais le pétillement des notes et la vibration des cordes la rendaient nerveuse. Elle ferma le piano et se leva.

Un de ses bracelets trop larges lui glissait sur la main et la gênait. Elle prit son coSre & bijoux pour en choisir un autre; en remettant le coQre a sa place, ses yeux tombèrent sur la cassette oit étaient renfermées les lettres que lui 87


avait écrites Benedict au temps de leurs amours.

Ce jour-là se trouvait être précisément l'anniversaire du mariage si bizarrement interrompu à l'église de Sainte-Margareih.

Cotte date, qui revint à la mémoire de miss Amabel à 7 a vue de la cassette la nt soupirer, et, l'esprit mû d'une fantaisie mélancolique, elle ;tira une lettre dé la liasse, et debout près de .la cheminée, car ses épaules décolletées et ses bras nus la rendaient frileuse, elle se mit à lire.

< Chère Amabel, disait la lettre écrite pendant une courte absence, comment vais-je ~vivre ces trois jours qu'il me faut passer loin de vous, moi qui suis, accoutumé a votre douce ` présence, moi qui vois tous les soirs briller votre âme dans vos yeux et votre esprit &ur votre sourire La seule chose qui puisse me faire supporter cette séparation est l'idée que bientôt rien ne pourra plus nous désunir, et que nos existences couleront comme deux nota w .qui se confondent.

Cette lecture plongea miss Amabel dans une rêverie profonde.

A quoi bon garder, se dit-elle, ce~ témoi,gnages d'une passion menteuse B

Et elle jeta la lettre au feu.

Elle en prit une seconde qu'elle lut, et qu'elle


envoya rejoindre la première dans l'ardent foyer elle remonta ainsi, lettre par lettre, tout le cours de cet amour évanoui. A mesure qu'elle avait respiré le vague parfum de souvenir enfermé dans les plis du vélin, elle rendait à la flamme ces débris d'un temps qui n'existait plus.

Neuf heures, dit-elle en jetant la dernière lettre de la cassette et Volmerange qui ne vient pas 1 L6 papier, après s'être allumé sur les charbons, avait, par suite d'un écroulement de braises; roulé à terre devant la cheminée. Près de s'éteindre, mais ravivée sans doute par quelque soume, la lettre, plus qu'à demi consumée, lança un jet bleu la namme près d'expirer, cherchant un aliment,, mordit le bord de la robe de gaze d'Amabel, et monta en serpentant dans les plis de l'étoffe légère. Amabel se vit tout à coup entourée d'une clarté flamboyante et d'une atmosphère embrasée elle courut au cordon de la sonnotto mais, folle d'épouvanté et de douleur. elle. le cherchait à gauche tandis qu'il était à droite, et la flamme, excitée par ces mouvements, l'enveloppait victorieuse et triomphante. La pauvre enfant se roulait par terre pour éteindre le feu, et tâchait d'arracher ses vêtements en poussant des cris.


Au même moment, la porte s'ouvrait et le domestique annonça

Sir Benedict Arundell t

Sauvez-moi t sauvez-moi cria du milieu de la flamme la malheureuse Amabel. Benedict et le domestique se précipitèrent mais il était trop tard, et, dans le délire d'une agonie horrible, elle fixait ses yeux effarés sur son ancien fiancé et murmurait à travers son râle:

Benedict ici Oh 1 je suis trop punie 1 Le domestique, épouvanté, hors de lui, s'élança pour aller chercher du secours, un me* decin, de l'eau, tandis que Benedict tâchait d'étouffer le feu qui brûlait encore les vêtements de dessous d'Amabel, sous un tapis arrache d'une table.

Quand le sècours arriva, Amabel venait d'expirer.

Benedict éperdu se sauva, ne pouvant supporter cet affreux spectacle, et personne, dans cette catastrophe, ne fit attention à sa venue et à sa sortie.

Quelques jours après, on remit à ladyEleanorBraybrooke quelques lettres à demi brûlées ramassées sur le plancher, qui expliquèrent la cause de cet affreux événement. Lady Braybrooke, à travers ses larmes, déchinra les quelques lignes mutilées qui restaient, et corn"


prit que ces fragments de papier, cause de l'accident, étaient des lettres d'amour de Benedict, découverte qui augmenta encore la haine que la bonne dame lui avait vouée.

Bizarre coïncidence, fatalité inexplicable r Les lettres d'amour de Benedict avaient repris Amabel au moment où elle en attendait un autre. Une âme superstitieuse eût pu voir là un châtiment. Mais le châtiment de quoi de l'innocence sans doute a moins que l'innocence ne paye la rançon du crime, par une loi de réversibilité dont la raison nous échappe. Les deux visites de Benedict et de miss Edith n'avaient pas eu un résultat heureux et leur expérience avait tourné comme la plupart des expériences philosophiques.

Arrivé au terme de cette histoire, ou, pour mieux dire, de l'épisode que nous en pouvions raconter, nous sentons le besoin d'élucider par quelques explications générales les portions de ce récit qui, sans cela, resteraient peut-être obscures.

Dans les dernières années de l'Empire, des amitiés contractées au collège, des relations nouées dans le monde ou ailleurs, des goûts pareils pour les travaux et les plaisirs, une certaine conformité audacieuse de pensée, des coups de fortune bizarres avaient réuni en Angleterre des hommes de divers pays, de divers 27.


rangs, mais tous esprits supérieurs, volontés bien trempées et remarquables chacun dans leur genre.

Une sorte de franc-maçonnerie involontaire n'avait pas tardé a s'établir entre eux: ils se reconnaissaient dans le monde et se disaient dans l'embrasure d'une fenêtre de ces mots rapides qui résument tout et contiennent une philosophie dans un sourire imperceptible, dans un léger haussement d'épaules. Beaucoup parmi eux étaient riches, d'autres puissants ceux-ci possédaient l'audace, ceux-là l'habileté; quelques-uns étaient grands poètes ou profonds politiques.

Les amusements ordinaires d'un club, le vin, les cartes, les chevaux et les femmes ne pouvaient sumre à des gens pareils, blasés sur les émotions de l'orgie et du jeu, et dontplusieurs auraient pu montrer des listes de noms plus longues et mieux choisies que celles de don Juan. Ils cherchèrent donc un but a leur activité, et voici ce qu'ils trouvèrent la victoire de la Volonté sur le Destin.

Constitués en une espèce de tribunal secret, ils citèrent à leur barre l'histoire contempo-

raine, se donnant pour mission de casser ses arrêts lorsqu'ils n'étaient pas jugés justes. En un mot, ils voulurent refaire les événements et corriger la Providence.


Ces joueurs intrépides, plus hardis que les géants et les titans de la Fable, essayèrent de regagner contre Dieu les parties perdues sur le tapis vert du monde, et s'engagèrent par des serments les plus formidables à s'entr'aider dans ces entreprises.

Le soulèvement de l'Inde, le rétablissement de Napoléon sur un trône plus élevé, l'affranchissement de l'Espagne, la délivrance de la Grèce, ou plus tard Byron, qui faisait partie de cette junte, trouva la mort, tels étaient les plans que ces hommes s'étaient tracés. Les divers mouvements et révoltes qui eurent lieu vers ces temps-là étaient leur ouvrage. Ils avaient guidé les Mahrattos contre les Anglais, agité la Péninsule, préparé l'insurrection de Grèce, et tenté d'enlever l'empereur, à qui un empire oriental rêvé dans sa jeunesse avait été préparé dans l'Inde, d'où il ferait revenu en Europe en suivant à rebours le chemin d'Alexandre.

Ces grands esprits, ces volontés inflexibles, qui remaniaient la carte de l'univers et voulaient faire subir leurs ordres au hasard, n'avaient cependant pas réussi dans leurs combinaisons. Arrivés au bout de toutes les voies, ils avaient été renversés par ce petit soume qui n'est peut-être autre chose que l'esprit de Dieu.


Tous leurs laborieux entassements s'étaient écroulés on ne sait pourquoi. Malgré tous leurs efforts, les fatalités inexplicables continuaient leur marche aveugle. Le destin maintenait ses décisions.

Ce qui leur paraissait le bon droit essuyait des défaites, ce qui leur semblait injuste triomphait le génie se tordait toujours sur la croix et la médiocrité florissait sous sa couronne d'or. Un obstacle imprévu, une trahison, une mort inopportune ou quelque autre obstacle déjouaient leurs mesures au moment ou elles allaient réussir. Ils essayaient de remonter le cours des choses et se sentaient, malgré leurs prodigieux efforts, emportés par le courant invincible. La plupart s'acharnaient avec cette fureur du joueur malheureux, avec ce délire de l'orgueil aux prises avec l'impossible. Insensés, ils jetaient une poignée de poussière contre le ciel, et, comme Xerxès, eussent volontiers fait donner le fouet à la mer. D'autres, plus forts, en étaient arrivés à soupçonner ce que, faute d'autre mot, nous appellerons < les mathématiques du hasard; ils pressentaient que les événements étaient déterminés par une gravitation dont la loi restait à trouver pour un Newton de l'avenir, et, s'ils le contrariaient, c'était par une curiosité d'expérimentateur; ils


agitaient le monde comme un physicien remue un verre pour mêler les liquides et les voir ensuite reprendre leur place selon leur pesanteur spécifique.

Sir Arthur Sidney, Benedict Arnndell, le comte de Volmerange, Dolfos et Dakcha appartenaient à cette puissante association. Sidney et Dakcha, membres du cycle supérieur, avaient le droit de choisir parmi leurs frères ceux qu'ils jugeaient nécessaires à l'exécution de leurs projets. Benedict et Volmerange, qui, malgré leur serment, avaient disposé de leur personne, avaient été ramenés au devoir de la manière qu'on a pu lire dans ce récit. Toutes ces existences troublées ou perdues, ces sacrifices d'argent, de courage et de génie n'avaient eu aucun résultat le joueur invisible avait toujours gagné.

Le peu que nous venons de dire sufllra pour faire comprendre le but et les moyens de cette association, espèce de Sainte-Vehme, philosophique qui déploya une énergie inouïe et des ressources immenses pour substituer dans l'histoire la volonté humaine à la volonté divine. Ces hommes peu religieux et qui ne croyaient qu'à la force et au génie avaient pris la Providence pour le hasard et, ôtant plume des mains de Dieu, avaient tenté d'écrire à sa place sur le volume étemel.


Maintenant comme c'est l'usage à la nu d'un récit, il ne nous reste plus qu'à fixer le sort du pou de personnages qui survivent aux violences de notre action.

Volmerange voit toujours devant lui l'ombre blanche d'Édith, et reste accroupi de terreur dans l'angle de son cabanon de Bediam. s'éloignant autant qu'il peut du, spectre que son imagination égarée lui montre à l'autre bout de la chambre.

Quant à miss Édith et'à sir Benedict Arundell, des voyageurs anglais qui se rendaient-a. Smyrne etvisitaient les îles de la mer Ionienne prétendent avoir vu à Rhodes, dans un charmant palais de marbre bâti sous la domination des chevaliers et mêlé de fragments antiques, un jeune couple d'une sérénité grave et douce, qui faisait supposer autant de bonheur que peut en permettre une vie éprouvée par des chagrins et des vicissitudes diverses. Bien qu'ils ne fussent connus que sous le nom de M. et M' Smith, ils paraissaient appartenir à un rang plus haut que cet humble nom ne l'indiquait. Ils n'évitaient ni ne cherchaient leurs compatriotes. Cependant ils préféraient être seuls, ce qui indiquait qu'ils étaient heureux.

Sidney ne reparut plus et ne donna jamais de ses nouvelles. ~tait-U mort! avait-il enû)Ut


dans quelque solitude le désespoir d'avoir manqué l'entreprise, but de sa vie pendant cinq ans C'est ce que l'on n'à jamais pu savoir. Seulement quelques années plus tard, un navire qui revenait des Indes, et que la tempête avait poussé sur les îles de Tristan-d'Acunha, débarqua sur un îlot du groupe quelques matelots, pour prendre des tortues et dénicher des eau Es d'oiseau de mer, pour varier un peu les provisions salées un d'eux heurta sur le sable une espèce de masse couverte de petits coquillages qui ressemblait grossièrement a une bouteille.

Enchanté de sa trouvaille, le matelot, croyant avoir mis la main sur quelque bouteille de rhum, dégagea l'objet de sa croûte de terre et de madrépores, fit sauter la capsule de plomb, et ne trouva, au lieu de la liqueur désirée, qu'un morceau de parchemin qu'il remit à son capitaine avec une fidélité qu'il n'eût pas eue pour le spiritueux. Le capitaine ouvrit le parchemin plié en quatre et'fut très surpris .d'y lire ce qui suit:-

<: Au moment d'accomplir l'entreprise la plus hardie et la plus étrange qu'un homme ait jamais tentée, moi, si Arthur Sidney, l'esprit tranquille et la main ferme, sachant que ces vagues sous lesquelles je vais plonger peuvent


m'engloutir, j'écris, pour que mon secret ne meure pas tout entier avec moi, ces lignes qui seront peut-être lues plus tard si je péris dans mon voyage sous-marin.

< Anglais, j'ai été profondément humilié de la trahison faite par l'Angleterre au grand empereur. Fils respectueux, j'ai voulu laver cette tache à l'honneur de ma mère et lui épargner devantia postérité la honte d'avoir assassiné son hôté; je me suis mis en tête de déchirer cette page de l'histoire de mon pays, j'ai voulu qu'on dît <: L'Angleterre l'avait fait prisonnier, un « Anglais l'a délivré et a tenu tout seul la pa< rôle de sa nation. »

« J'essaye d'empêcher ma patrie, que j'aime, de commettre un déicide qui la rendra l'objet de l'exécration du monde, comme le meurtre de Jésus a fait les Juifs abominables sur toute la terre. A cette idée j'ai sacrioé ma vie, car quel but peut-on se proposer qui soit plus grand, plus saint que la gloire de la famille humaine dont on fait partie Demain, Prométhée, détaché de sa croix, voguera sur un vaisseau qui l'attend et va le-mener vers un nouvel empire et des destinées plus vastes peut-être que celles qui ont étonné le monde, ou bien Dieu aura jugé si j'empiète sur les attributions de la Providence.

« ce 4 mai 18SI, en vue de Satnte-S~ôae. »


Le capitaine resta rêveur devant ce parche- min, regardant ces caractères dont l'encre o. avait jauni. Il relut plusieurs fois cette lettre, si longtemps ballottée dans la prison .de verre, échouée ensuite sur un îlot désert, et pro- bablement la seule trace qui restât d'une noble idée, d'une forte résolution et d'un grand courage; en cherchant dans ses sou- venirs, il se rappela avoir vu quelquefois sir Arthur Sidney, soit à Londres, soit à Cal- cutta. ` Quand le navire passa devant Sainte-Hélène, le capitaine salua de loin la tombe du grand homme et se dit Dieu n'a pas donné raison à Sidney, puis- que l'empereur dort sous le sauleet que j'ai cette lettre dans mon portefeuille. Sir Arthur doit être noyé c'est fâcheux, car je lui aurais donné une poignée de main franche et loyale, et J'aurais aimé l'avoir assis en face de moi de l'autre côté d'une table dans la cabine de la B~-t~MMy.

La .B~s-t/CMM~. car c'était elle, avait été vendue à un marchand de Calcutta par le capitaine Peppercul, à qui Sidney avait dit, s'il ne reparaissait pas au bout de cinq jours, de disposer du navire à son gré, et, par un hasard singulier, c'était elle qui avait recueilli le tes- tament de son ancien maître.

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Maintenant, disons ce que nous avons pu apprendre de Dakcha. Apres avoir trouvé le corps de Priyamvada près de celui de l'élaphant, il l'enterra en observant exactement tous les rites. II reprit le cours de ses austérités il a inventé une position effroyablement gênante et qui doit faire le plus grand plaisir aux trinités, aux quadrinités et aux quinquinités de l'Olympe indou. Il ne désespère pas encore du rétablissement de la dynastie lunaire, et attend toujours Volmerange. Ses doigts desséchés froissent plus activement que jamais l'herbe cousa, et ses lèvres noires marmottent, avec une délirante expression de piété, l'inen~Me monosyllabe qui renferme tout, et autre chose. Selon l'idée, qu'il a eue pendant la bataille, ce n'est plus avec trois crochets passés sous les muscles du dos qu'il se fait donner' l'estrapade, c'est avec cinq. Grâce à cet ingénieux rafilnement de pénitence, il pense que les Anglais seront chassés de l'Inde et qu'il obtiendra du ciel la faveur de mourir on tenant la queue d'une vache, opinion qui ne l'empêche pas d'être un très profond philosophe, un diplomate impénétrable, un politique de première force, de soulever sourdement des provinces, de creuser des étages d'intrigues souterraines, tout en restant assis sur sa peau de gazelle entre


quatre réchauds, et de donner beaucoup de tablature à l'administration de la Compagnie desindea.

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La Presse, 80 septembre-15 octobre 1848.

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