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Titre : Mémoires de la Société nationale académique de Cherbourg

Auteur : Société académique de Cherbourg. Auteur du texte

Éditeur : Lepoitevin (Cherbourg)

Éditeur : Henry (Caen)

Éditeur : Massif

Date d'édition : 1942

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb344400740

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb344400740/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 5064

Description : 1942

Description : 1942 (VOL23).

Description : Collection numérique : Fonds régional : Basse-Normandie

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k6561152f

Source : Bibliothèque nationale de France

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 25/11/2013

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MÉMOIRES

DE LA

Société Nationale Académique

DE

CHERBOURG

VOL. XXIII

SAINT-LO

IMPRIMERIE RARBAROUX 1942 N° d'autorisation 5011



MÉMOIRES

DE LA

Société Nationale Académique

DE

CHERBOURG

VOL. XXIII

SAINT-LO

IMPRIMERIE BARBAROUX 1942


LA SOCIÉTÉ ACADÉMIQUE DE CHERBOURG A ÉTÉ FONDÉE EN 1755

ET RECONNUE PAR LETTRE ROYALE EN 1773;


LISTE DES MEMBRES TITULAIRES DE LA SOCIETE NATIONALE ACADEMIQUE DE CHERBOURG

BUREAU

MM.

1940 3 avril FAVIER, Directeur ; 1938 6 avril HAMEL Charles, Secrétaire ; 1942 1er avril LEFEVRE Raymond, Archiviste-Trésorier.

MEMBRES TITULAIRES

MM.

1902 16 avril FAVIER (LÉON), Avocat Honoraire, ancien Bâtonnier, Président de la Société des Conférences et de la Société des Amis de la Bibliothèque, Président de la Société d'Horticulture, Correspondant du Muséum.

1904 1ER juin QUONIAM (CAMILLE), Chevalier de la Légion d'Honneur, Croix , de Guerre, Capitaine au Long Cours, Président de la Chambre de Commerce.


MM.

1905 jr février TOULLEC (LUCIEX), publiciste.

1910 12 janvier PELAGrARDE ^CHARLES), ChevalIer de la Légion d'Honneur, avocat, ancien Bâtonnier, Conseiller Général.

1919 2 avril LEFEVRE (Louis), Avoué.

1923 7 mars KOSTAND (ANDRÉ), Chevalier de la Légion d'Honneur, Croix de Guerre, Conseiller National, Maire de Flanianville.

1923 10 octobre HAMEL (CHAUI-RS), Notaire honoraIre.

1924 3 mars LEVAVASSEIJR (RraÉ), Chevalier de la Légion d Honneur, C l G Croix de Guerre, Architecte.

1925 2 décembre GUILBERT (PAUL), Pharmacien 1925 2 décembre SEHIER (EMILE), Pharmacien honoraire.

1928 3 octobre APPELL (Pierre), Chevalier de la Légion d'Honneur, Croix de Guerre, ancien Ministre.

1928 3 octobre AVOINE (Emile), Chevalier de la Légion d'Honneur, Officier de l'Instruction publique, Bibliothécaire-Archiviste honoraire de la Ville.

1928 7 novembre MAHIEU (Maurice), Chanoine Honoraire de Coutances , ancien secrétaire de l'Evêché.

1928 7 novembre ROBINE (Alphonse) Bâtonnier, de l'Ordre des Avocats.


MM.

1928 7 novembre CONVENTS (Paul), Notaire.

1930 2 avril ROBINE (Louis), Avocat, ancien bâtonnier.

1930 2 avril Colonel VITARD (Emile), Officier de la Légion d'Honneur, Croix de Guerre.

1930 3 décembre DORRÉE (Emile), Artiste Peintre.

1930 3 décembre RUEL (Martin), Pilote, Capitaine au Long Cours.

1931 4 février de MASSON d'AUTUME (Victor), Officier de la Légion d'Hpnneur, Capitaine de Frégate, C. R.

1932 3 février POTIER (Olivier), Professeur Honoraire.

1932 6 juillet Vicomte CLÉREL DE TOCQUEVILLE (René).

1935 6 février DESVAUX (Charles), Avoué Honoraire, Juge de Paix de Cherbourg.

1936 4 mars LE MARESQUIER (Augustin), Commis des P. T. T.

1936 4 mars HENRY (Bienaimé), Libraire Honoraire.

1937 6 janvier. JACQUES (Marcel), Chevalier de la Légion d'Honneur, Statuaire.

1937 1er décembre SOREL (Louis), Notaire Honoraire.


MM.

1938 1er juin LE CONTE (Pierre), Peintre de la Marine.

1938 5 octobre BIARD (André), Chevalier de la Légion d'Honneur, Directeur de Cherbourg-Eclair.

1938 7 décembre HAMEL (Auguste), Notaire Honoraire et Maire.

1939 8 novembre LETERRIER (Joseph), Chapelain Episcopal, Professeur de Philosophie à l'Institut SaintPaul.

1941 5 mars DE SAINT-BASILE (Marc-, Gaultier), Officier de la Légion d'Honneur, Chef de Bataillon d'Infanterie en retraite.

1941 5 mars LEFEVRE (Raymond), Croix de Guerre, Bibliothécaire-Archiviste de la Ville de Cherbourg.

1942 1er avril HÉBERT (Albert), Directeur d'Agence Maritime.

1942 3 juin DELCOURT (Henri), Officier de la Légion d'Honneur, Capitaine de Vaisseau en retraite,.

Archiviste Bibliothécaire de l'Arsenal.

1942 1er juillet DUTEIL (Etienne), Agent Général d'Assurances.

1942 1" juillet LE JEUNE (Jean), Minotier.

1942 7 octobre SERVANT (Michel-Adrien), artiste peintre.

1942 7 octobre PILLET (Roger), publiciste.

1942 4 novembre LANGLOIS (Noël), chapelain du Carmel.


LISTE DES MEMBRES CORRESPONDANTS DE LA SOCIETE NATIONALE ACADEMIQUE DE CHERBOURG (depuis la parution du XXIIe volume des mémoires

MM.

1933 8 novembre Baron DE BRIX, à Brix (Manche).

1935 2 octobre CAULLE (Joseph), Inspecteur Primaire Honoraire à Bolbec.

1935 2 octobre Abbé TOTTI, Curé de Germagny-les-Prés (Loiret).

1936 6 juin MOUTY (Gustave), Ingénieur Principal des Travaux de la Marine.

1937 6 janvier GRENTE Mgr (Georges), Evêque du Mans, Membre de l'Académie Française, Chevalier de la Légion d'Honneur.

1937 6 janvier LEROY (Paul), Homme de Lettres, Rouen.

1938 5 octobre MESLET (Paul), Officier de la Légion d'Honneur, médecin général de la Marine, C. R. Versailles.

1938 5 octobre Miss CREED (Elisabeth ), Femme de Lettres, Californie.


MM.

1938 5 octobre LE MAROIS, Colonel, SaintSauveur-le- Vicomte.

1939 1" février YVER (Louis), Conservateur des ilusées Barbey d'Aurevilly, Valognes.

1940 3 janvier LE MUTKICY (Andrée), Nacqueville.

1940 5 juin REYNAUD (Jean), Bibliothécaire, Valognes.

1942 4 mars L'Abbé MOUCHEL (Auguste),.

Coutances.

1942 4 mars PENNES (Serge), TrésorierPayeur Général du Gers.

1942 4 mars RUBILLON nu LATTAY (G), Mortain.

1942 3 juin HOUYVET (Maurice), Proviseur du Lycée de Rouen.


Vie de la Société Nationale Académique depuis la parution de son dernier volume de mémoires. — Nécrologie par M. CH. HAMEL, Secrétaire.

Depuis la parution en 1933 de son 22e volume de Mémoires, la vie de notre Société a été particulièrement active. Nos séances ont été assidûment suivies ; à maintes reprises, leurs procès-verbaux mentionnent la présence de plus de vingt de nos collègues. Les communications qui y ont été faites tant par nos membres titulaires que par plusieurs de nos membres correspondants, ont été variées et pour beaucoup très intéressantes. Le choix en a été difficile pour la publication du présent et 23e volume. Il me paraît utile de noter ici que récemment, M. Le Bacheley, membre correspondant, a dressé une table complète des mémoires de la Société (18331933). Cette table, très judicieusement conçue, sera précieuse pour ceux qui voudront les consulter ; déposée à notre bibliothèque, elle sera tenue à jour par notre Trésorier-archiviste au fur et à mesure de la parution de nos Mémoires.

La Société a tenu le 25 juin 1937 une séance extraordinaire au cours de laquelle M. Goguelin, mandaté par M. Leboucher, ancien membre titulaire et membre correspondant, a présenté les précieux registres, parchemins et manuscrits du sire de Gouberville, confiés par leur propriétaire. Chacun des membres présents a pu se rendre compte, avec un très vif intérêt, des particularités de l'écriture, du style et des divisions du travail


de ces si curieux mémoires qui constituent en partie le « Journal du sire de Gouberville », dont une très substantielle analyse faite par M. Favier et insérée dans le présent volume, fait revivre la personnalité si attachante.

— Le 5 juin 1940 nous tenions séance sans nous douter que, 13 jours après, la ville de Cherbourg serait bombardée et occupée par les Allemands. Les membres du bureau s'étant consultés à la fin du mois, décidèrent que la réunion du 3 juillet n'aurait pas lieu, à cause de cette occupation et du deuil de la patrie. Nos séances furent alors suspendues pendant plusieurs mois, jusqu'à l'obtention de l'autorité occupante, de l'autorisation de reprendre notre activité.

En dehors de ses séances proprement dites, notre Société a participé à deux manifestations publiques du plus grand intérêt.

La première avait pour objet, de concert avec la Société des Sciences, de rendre un hommage solennel et d'offrir un souvenir à nos deux éminents collègues, le professeur Corbière et M. Legrin, pour commémorer le cinquantenaire de l'entrée du premier dans les deux Sociétés réunies pour la circonstance, et du second dans la Société Académique.

La seconde se proposait, sur l'initiative de nos deux collègues, M. Alphonse Robine et M. Compère, de rendre un public hommage à la mémoire d'Ernest Psichari, en faisant apposer une plaque commémorative sur la maison N° 87 de la rue Asselin où il a vécu pendant son séjour à Cherbourg et où il a écrit notamment « Le Voyage du Centurion ».

FETE DU CINQUANTENAIRE DE MM. CORBIERE ET LEGRIN

La fête du triple cinquantenaire de nos deux collègues eut lieu le dimanche 13 janvier 1935, dans la grande salle de la Société des Sciences. On remarquait dans


la très nombreuse assistance : MM. Appell, député, Luchaire, sous-préfet, Le Brettevillois, maire, de Peyrelongue, Président du tribunal civil, Laveissière, Président du tribunal de commerce, Quoniam, Président de la Chambre de Commerce, le Conmmandant Changeux, représentant le vice-amiral Le D'O, préfet maritime, le général Vérillon, le colonel Vitart, etc., qui étaient entourés des membres des deux académies. M. le docteur Ardouin, Président de la Société des Sciences et de la cérémonie, était assisté de MM. Le Canu, Favier, Giot, Hamel, Herpin, Séhier, membres des deux bureaux.

M. le docteur Ardouin ouvrit la séance et donna la parole à M. Le Canu, puis à M. Favier.

Dans un très remarquable discours, qui a été reproduit dans un des Volumes de la Société des Sciences, M. Le Canu mit en relief la magnifique carrière scientifique du professeur Corbière, dont la réputation a franchi les limites de sa patrie d'adoption.

Après avoir, lui aussi, rendu hommage à M. Corbière, et retracé son rôle au sein de la Société Académique, M.

Favier adressa à M. Legrin le discours suivant que nous reproduisons in extenso : « Mon cher Monsieur Legrin, Il y a deux mois, le Barreau de Cherbourg, auquel s'était joint tout le monde judiciaire de notre ville, a célébré vos cinquante ans d'exercice de la profession d'avocat.

Le Bâtonnier, le Président du Tribunal civil ont rendu un juste hommage à vos qualités professionnelles et à votre caractère.

Qu'il soit permis à un confrère qui, depuis bien des années déjà, est le témoin de votre labeur incessant, de rappeler ici en quelle profonde estime nous tenons, au Palais, et votre connaissance approfondie du droit et la rectitude de votre jugement, et cette haute conscience qui font de vous le « Vir bonus dicendi peritus » que doit être l'avocat pour répondre à la définition qu'en donnait Ciceron.

Notre profession est parmi les plus belles, à la condition de ne pas se laisser compromettre par les arrivistes


des affaires et de la politique. Les hommes tels que vous l'honorent et la défendent par la force de, leur exemple.

Mais votre activité ne s'est pas limitée, au travail de la consultation et de la plaidoirie ; elle a débordé le cadre de votre cabinet et de la salle d'audience. Longtemps, vous avez été suppléant du juge de paix de Cherbourg ; longtemps, vous avez été conseiller municipal, puis adjoint au maire de la ville ; aussi longtemps que la limite d'âge n'y a pas mis un terme, vous avez été un officier de complément, dont le zèle a été récompensé par la Croix de la Légion d'Honneur.

Pénétré du sentiment du devoir, partout et toujours vous avez bien servi, en prenant ce mot dans le sens le plus élevé.

Aujourd'hui, c'est l'Académicien que nous fêtons. Le 3 décembre 1884 — il y a donc plus de cinquante ans — vous avez été élu membre titulaire de la Société Académique, et depuis bientôt trente ans, vous en êtes le Directeur. En entrant dans cette Compagnie, dont M. le Président de la Société des Sciences rappelait il y a un instant les lointaines originés, vous trouviez un milieu qui devait vous convenir. Le vieux droit normand, les anciennes institutions de la Province, l'histoire de Cherbourg où vous êtes né, avaient pour vous un invincible attrait.

Or, conformément à ses statuts et par tradition, la Société Académique a toujours fait une large part aux études locales et régionales. En l'orientant dans cette voie, ses dirigeants ont fait preuve de clairvoyance. La connaissance du passé ne peut progresser qùe grâce à des enquêtes étendues et à des analyses approfondies, qui sont spécialement l'œuvre des érudits que groupent les Académies de province. Ces modestes travailleurs consacrent leurs loisirs à la recherche et à la critique des documents ; ils s'appliquent à élucider certains points spéciaux et composent des monographies, qui sont souvent des modèles de précision. Ils accumulent ainsi les matériaux de l'Histoire, laissant à d'autres, plus ambitieux, le soin de les mettre en œuvre, de grouper les faits et de construire de vastes synthèses. -- -


Si vous avez fait un heureux essai de folklore avec « La fée de la Montagne », si vous avez écrit un excellent récit de voyage en relatant « Les Fêtes du Bi-Centenaire de la Fondation de Saint-Pétersbourg », auxquelles vous avez pris part comme délégué de la Ville en 1903, au temps où l'alliance franco-russe permettait encore bien des illusions, vous avez plus spécialement étudié l'ancien droit coutumier, ainsi qu'en témoignent vos communications aux « Semaines du droit normand » ; vous avez traité fréquemment des questions économiques aux « Congrès des.Sociétés Savantes », à Paris; et vos notes ont trouvé place dans le « Bulletin des Sciences Economiques et Sociales du Comité des Travaux Historiques ».

J'y relève notamment une étude remarquable sur « La Disette à Cherbourg en 1812 ». Une autre signalait tout l'intérêt qui s'attache à un « Mémoire sur le Paupérisme » de notre ancien membre correspondant Alexis de Tocqueville, mémoire qui n'avait été publié que dans notre volume paru en 1835 ; elle a eu l'heureux résultat de décider le Ministère de l'Instruction Publique à faire imprimer de nouveau cette œuvre, devenue introuvable.

Sur le terrain des recherches purement historiques, vos travaux sont nombreux. A la Revue d'Etudes Normandes, vous avez donné une vivante peinture de « La Société Cherbourgeoise sous Louis XVI ». Vos communications aux séances mensuelles de notre Société ont été fréquentes ; beaucoup d'entre elles ont été insérées dans Ses Mémoires ; le dernier volume, par exemple, contient votre importante étude sur « La juridiction du lieutenant-général de la Police dans la ville et dans les foires des environs au XVIIIe siècle ».

Tous ces écrits se recommandent par la clarté du style, l'ordre de la composition et la documentation, la plus sûre.

Vous êtes, mon cher directeur, l'homme de notre temps connaissant le mieux cet ancien Cherbourg, dont il reste si peu de vestiges, par suite de l'acharnement des démolisseurs qui tous, hélas, n'étaient pas des ennemis !

Que si d'aventure quelque magicien faisait surgir devant vos yeux son beau château que Froissart appelait


un des plus forts du monde et dont Louvois n'a pas laissé pierre sur pierre, je suis certain que vous nommeriez, sans hésitation, chacune des huit tours couronnant ses hautes murailles et que vous n'auriez pas besoin de guide pour le parcourir des souterrains aux chemins de ron- de et au sommet du donjon.

Et que de personnages connus vous rencontreriez au cours de votre exploration ! J'imagine quelle joie serait la vôtre.

C'est que la science du passé est la source de bien grandes satisfactions ; elle est l'évasion des limites étroites de notre existence.

L'avenir est inaccessible ; le présent n'est que l'instant qui s'enfuit et dont François de Salles sentait si vivement la décevante instabilité lorsqu'il écrivait au président Favre : « Elles passent donc, ces années temporel« les, Monsieur mon Frère ; leurs mois se réduisent en « semaines, les semaines en jours, les jours en heures et « les heures en moments qui sont ceux-là seuls que nous « possédons, mais nous ne les possédons qu'à mesure « qu'ils périssent ! »

Seul le passé nous appartient vraiment si nous avons l'art de le faire revivre.

Ce don d'évocation, mon cher Directeur, vous le possédez et vous en savourez les fruits. De tous ceux qui depuis des siècles, ont joué un rôle dans la vie de notre Cité, beaucoup sont devenus pour vous des visages familiers ; quant on vous croit seul, ils sont à vos côtés et vous parlent des choses d'autrefois. En vérité, rien n'est plus agréablement peuplé que votre apparente solitude !

Mais en ce moment, les personnes qui vous entourent ne sont pas des fantômes flottant dans cette salle et vous apparaissant comme l'ombre de l'antique Cadmus apparut une nuit à Anatole France dans son cabinet de travail. Nous sommes des confrères et des amis bien vivants, réunis pour vous apporter respectueusement le témoignage de notre estime et de notre affection et vous dire : « ad multos annos ».


Mon cher Monsieur Legrin, Je vous prie d'accepter la médaille que va vous remettre notre président. Elle est destinée à commémorer votre cinquantenaire.

La face porte la figure de Minerve. J'espère que la Déesse de la Sagesse ne déplaira pas au sage que vous êtes ».

Après quelques mots de M. Le Brettevillois, maire de Cherbourg et les remerciements émus des deux vénérés doyens, M. Giot fut invité à déclamer le sonnet qu'il avait composé pour la circonstance.

Et après qu'on eût bu à la santé de MM. Corbière et Legrin, la séance prit fin, laissant un souvenir inoubliable à tous ceux qui eurent l'honneur d'y assister.

L'HOMMAGE A PSICHARI

Les cérémonies commémoratives en l'honneur d'Ernest Psichari eurent lieu les 24 et 25 janvier 1937. Dénuées de tout caractère officiel, elles se déroulèrent au milieu de la sympathie la plus vive de la population. A l'inauguration de la plaque apposée sur la maison n° 87 de la rue Asselin, M. Legrin, directeur de la Société Académique, entouré de la plupart des membres de notre Compagnie et d'une nombreuse assistance, salua, en termes émus, Madame Noémi Renan, mère de Psichari. M.

Giot déclama ensuite un sonnet « Ad Psichari gloriam », qui sera inséré dans le présent volume.

Quelques instants plus tard, en présence de Mme Noémi Renan et de tous ceux qui avaient assisté à la précédente cérémonie, M. Nobécourt, secrétaire du Joural. de Rouen, faisait à l'Hôtel de Ville une conférence intitulée « Ernest Psichari. De Renan à Saint-Dominitue », dont la perfection égalait l'intensité d'émotion.

t le lendemain, 25 janvier, en la Basilique Saintellnite, était célébrée, devant une nombreuse assistance recueiiilie, une messe pour le repos de l'âme d'Ernest sichari et de ses camarades de combat.


DISTINCTIONS ET MANIFESTATIONS DONT ONT ETE L'OBJET - PLUSIEURS DE NOS MEMBRES Monseigneur Grente, Evêque du Mans et membre correspondant de notre Société a été nommé membre de l'Académie Française et Chevalier de la Légion d'Honneur. Le 9 mars 1939, il a donné à l'Institut St-Paul dont il fut longtemps le Directeur, une magnifique conférence sur « le Père Joseph, l'Eminence Grise de Richelieu ». Les membres de notre Société s'y rendirent très nombreux et c'est avec une admiration enthousiaste qu'ils entendirent la belle page d'histoire contée par le conférencier dans un langage rempli de séduction, d'ingéniosité, d'élévation et de pureté académique.

Le 18 mai 1939, notre collègue, M. le Chanoine Mahieu, a célébré en l'église Notre-Dame-du-Vœu, son jubilé sacerdotal. Il a reçu a cette occasion les chaleureuses félicitations de notre Société, dont notre regretté Directeur M. Giot, s'est fait l'écho en la séance du 7 juin 1939.

Notre collègue, M. Rostand, a été nommé membre du Conseil National auprès du Maréchal Pétain, membre du Comité départemental remplaçant le Conseil Général, et Délégué de l'Union Régionale de la Corporation Agricole de la Manche. M; Pierre Le Conte a été nommé peintre officiel de la 1 .Marine.

M. Favier, notre Directeur, a été nommé avocat honoraire et membre correspondant du Muséum d'Histoire Naturelle. M. l'Abbé Leterrier, a été nommé chapelain épiscopal.

M. Desvaux, rappelé à l'activité, a été nommé juge de paix de Cherbourg. - Constitution du Bureau. — Lors de la parution en 1933 du dernier volume de nos Mémoires, le Bureau de la Société était ainsi constitué : M. Legrin, directeur ; M. Giot, secrétaire ; et M. Jea* n,'

trésorier-archiviste. -


Aux élections statutaires du 9 janvier 1935, MM. Legrin et Giot furent réélus. M. Jean, ayant donné pour raisons de santé sa démission de trésorier-archiviste, fut remplacé dans cette fonction par M. Charles Hamel et M. Jean fut nommé trésorier-archiviste-honoraire.

Aux élections du 5 janvier 1938, les trois membres du bureau furent réélus dans leurs fonctions.

M. Legrin ayant donné sa démission de directeur pour raisons de santé, des élections complémentaires eurent lieu le 6 avril 1938. M. Legrin fut nommé directeur honoraire. Furent élus : M. Giot, directeur ; M.

Charles Hamel, secrétaire et M. Le Masson, trésorierarchiviste.

M. Giot, étant décédé le 24 février 1940, M. Favier, fut élu directeur dans la séance du 3 avril 1940.

Aux élections du 12 février 1941, les 3 membres du bureau furent réélus dans leurs fonctions.

Enfin, M. Le Masson étant décédé le 7 mars 1942, M. Raymond Lefèvre fut élu trésorier-archiviste dans la séance du 1er avril 1942.

NECROLOGIE Depuis la parution de notre dernier volume, trois de nos membres correspondants sont décédés : 1° M. Paul Lecacheux, archiviste honoraire départernental de la Seine-Inférieure, originaire de Montebourg. Il laisse derrière lui une œuvre d'érudition consacrée en grande partie à la Normandie, et qui fait honneur aux leçons qu'il reçut de son maître Léopold DeGle. Sa mémoire a été évoquée par notre Directeur M.

Cliot au cours de la séance du 6 juillet 1938. Il était ! amI de beaucoup de nos collègues, et était très connu a Cherbourg où il fit à l'Hôtel de Ville des conférences tout particulièrement appréciées.

l 20 L'abbé Charles Birette, originaire de Montfarville.

1 a publié de nombreuses études historiques concernant notre région, et aussi des contes en patois de la plus grande saveur. Dans la séance du 2 février 1938, - il nous


fit une communication très intéressante sur la « Bataille de la Hougue ».

3° Le docteur Robert Cornilleau, professeur au collège libre des Sciences Sociales, nommé membre correspon- dant le 6 Décembre 1933, en exprimant ses remerciements à M. Giot, directeur, lui écrivait ceci : « J'aime ces compagnies d'érudits locaux, de lettrés, de gens de bien qui maintiennent dans nos provinces nos traditions de culture et de bon goût ».

Il fit à l'Hôtel de Ville de Cherbourg deux remarquables conférences sur Barbey d'Aurevilly et Châteaubriand.

— Notre Société a été particulièrement éprouvée depuis 1933. Nous avons perdu nos deux très regrettés directeurs. MM. Legrin et Giot et quatorze autres membres titulaires.

Voici, par ordre de date de leur décès, les notices nécrologiques de ces très chers collègues disparus : LE VICE-AMIRAL LE CANNELLIER FRANÇOIS Né à Bornevilk\ nommé membre titulaire le 1er Février 1932, mort à Cherbourg le 4 Décembre 1933 François Le Cannellier, après de brillantes études au Lycée de Cherbourg, entra à l'école navale. Sa vie fut noble et belle. Marin convaincu, chef sans défaillance, il gravit rapidement les échelons de la carrière. Au début de l'autre guerre, il lui fut décerné l'honneur du commandement en chef devant l'ennemi.

Il assistait très assidûment à nos s é ances, et prenait une part active à nos délibérations. Grand Officier de la Légion d'Honneur, il fut en cette qualité, en la séance du 5 Octobre 1932, le parrain de son camarade, notre distingué collègue M. Asselin, et après une allocution très émouvante, lui attacha sur la poitrine la croix d'officier de la Légion d'Honneur.

Peu de temps avant sa mort, dans la séance du 4 Octobre 1933, il contait, relate le procès-verbal, avec verve et aussi avec l'émotion mélancolique des hommes


qui ressuscitent leur jeunesse, l'expédition qu'il fit en qualité d'aspirant à bord de la frégate cuirassée « La Gauloise ».

L'Amiral Le Cannellier qui laissa partout où il passa le souvenir d'un homme éminent, ne sera jamais oublié au sein de la Société. Déférant au vœu de celle-ci, exprimé dans sa séance du 3 janvier 1934, la municipalité Cherbourgeoise s'est grandement honorée en décidant, pour perpétuer son souvenir, qu'une rue de Cherbourg, sa cité d'adoption, porterait son nom.

EYNAUD DU EAY CHARLES Elu membre titulaire le 10 Décembre 1919, mort à Chantenay (Sarthe) au Château de Coudreuse le 1er août 1934.

Ayant longtemps habité à Cherbourg, il était assidu aux séances, et c'est sur son désir exprimé à M. le Directeur, qu'après l'avoir quitté, il était demeuré membre titulaire de la Société.

Son père fut longtemps à Cherbourg directeur des Constructions Navales, et avait été élu membre titulaire le 1er mars 1867. Il le demeura jusqu'en 1879, et son service l'appelant à Rochefort, il devint membre correspondant.

La Société unit dans un même regret la mémoire du père et du fils.

ROUXEL GEORGES Elu membre titulaire le 7 janvier 1898, mort à Cherbourg le 2 Octobre 1936 Ancien officier d'administration de la Marine, correspondant du Ministère de l'Instruction Publique, chevalier de la Légion d'Honneur, M. Rouxel fut un des membres les plus éminents et les plus sympathiques de Société. Il en fut longtemps le fidèle et actif trésorier.

I)é Dans les loisirs de sa retraite, il se spécialisa dans ] étude de la préhistoire. Chercheur infatigable, il effec-


tua des fouilles près la batterie basse de Nacqueville et eut le bonheur d'y découvrir l'existence d'un atelier préhistorique. Il en rapporta une collection d'objets rares et curieux dont il aimait à fixer la destination.

Passionné d'histoire locale, il avait trouvé sur Cherbourg et la région une quantité de documents du plus haut intérêt.

Fouilleur darchives, il avait réuni dans un manuscrit admirablement calligraphié qu'il présenta à la Société toutes les chartes concernant l'histoire de la ville rlo Cherbourg.

Dans sa séance du 2 Décembre 1931, sur la proposition de la commission statutaire nommée pour examiner quels seraient les éléments du 22e Volume des Mémoires qui devait prochainement paraître, la Société décida à l'unanimité, que ce volume serait consacré exclusivement à la publication du manuscrit de M. Rouxel tra- vail remarquable et précieux auquel il importait de don- ner le caractère de documentation imprimée M. Rouxel déclina cet honneur pour ne pas mettre obstacle à la publication des travaux de ses collègues donnant ainsi un parfait exemple de modestie et de désintéressement.

DE FONTAINE DE RESBECQ FREDERIC Elu membre titulaire le 3 Février 1932' décédé à Cherbourg le 6 août 1937 La mort prématurée a 53 ans de M. de Fontaine de Resbecq, avocat du Barreau de Cherbourg, a laissé un grand vide au sein de notre Société où il ne comptait que des amis.

Sa compétence érudite dans l'histoire de notre département et en particulier en ce qui touche celle de Valognes, était précieuse et manquera à nos réunions, ainsi que la clarté de ses explications nettes et précises.

Chercheur infatigable et curieux du passé, il eût pu enrichir nos archives du fruit de ses travaux.

Son affabilité simple et modeste donnait un charme aux rapports qu'il entretenait avec ses collègues.


JEAN CHARLES Elu membre titulaire le 3 Janvier 1907, décédé à Cherbourg le 17 Mars 1938 M. Jean se vit aux élections de 1910 confier la fonction de trésorier-archiviste. Il ne devait la résigner, pour raison de santé, que le 9 janvier 1935. Le même jour. il s'entendait proclamer trésorier-archiviste honoraire.

Vieux Cherbourgeois, il aimait rechercher à leur source les documents pouvant intéresser l'histoire de sa ville natale. Il laisse parmi nous le souvenir d'un collaborateur assidu et estimé dont plus d'une fois dans l'avenir nous aurons à évoquer les travaux. Au nombre de ceuxci, il y a lieu de citer sa remarquable étude sur le Conventionnel J. B. Le Carpentier parue dans nos derniers Mémoires.

LEGRIN ADRIEN Elu membre titulaire le 3 Décembre 1884, Directeur le 1er mars 1905, Directeur honoraire le 6 Avril 1938 (ayant résigner sa fonction de Directeur pour raison de santé) décédé à Cherbourg, le 30 A vril 1938. ,

Ce que furent la belle vie et l'œuvre de M. Adrien Legrin qui, pendant plus de 33 années fut l'éminent Directeur de notre vieille Société, nos collègues s'en rendront compte par la lecture, dans ce 23° Volume de nos Mémoires, du discours prononcé par notre Directeur M. Favier, le dimanche 13 janvier 1935, jour heureux où les deux Sociétés savantes de Cherbourg s'étaient réunies pour fêter le cinquantenaire de leurs deux aînés, MM. Legrin et Corbière.

M. Legrin ne survécut que trois ans à cette émouvante manifestation qui fut le digne couronnement de sa carrière.

Il est décédé rue Auvray dans la maison même où il était né le 1er juin 1848, réalisant ainsi, selon la remar-


que de notre collègue, M. Quoniam, le vœu exprimé par Sainte-Beuve dans ces deux vers de la 8e des « Consolations » :

Naître, vivre et mourir dans la même maison N'avoir jamais changé de toit ni d'horizon Le 4 mai 1938, sur sa tombe et devant une foule émue et recueillie, Me Alphonse Robine, en sa qualité de bâtonnier, a prononcé un très beau discours au nom du Barreau et de la grande famille judiciaire, et le même jour, en séance, notre nouveau directeur M. Giot, évoquait lui aussi, sa mémoire dans une allocution très émouvante où après avoir rendu hommage aux qualités essentielles de son esprit et de son cœur, il disait en conclusion : « C'est jusqu'à l'extrême limite de ses forces qu'il s'est dévoué à la Société Nationale Académique. Elle ne l'oubliera pas. Mieux que sur les tables de marbre, son sou- venir restera gravé et exemplaire dans nos cœurs ».

Le 2 juin 1938, ainsi qu'il est relaté dans le procèsverbal de la séance du 6 du mois suivant, M. le Directeur a adressé à M. le Maire, Président du Conseil des Directeurs de la Caisse d'Epargne de Cherbourg, l'expression de la satisfaction qu'a éprouvé la Société en apprenant que ledit Conseil, en reconnaissance des 50 années que M. Legrin a vouées à la prospérité de la Caisse d'Epargne, a donné son nom à une rue de la cité de ses habitations à bon marché.

COMPERE EDMOND Elu membre titulaire le 7 Février 1934, décédé à Cherbourg, le 26 Mai 1938.

Journaliste de carrière, M. Compère fut le bon ouvrier de la plume au service de l'idée. Il fut trop peu de temps des nôtres, mais il avait rapidement pris la place que sa valeur et la loyauté de son caractère légitimaient.

Assidu à nos séances, il s'y distingua plus d'une fois, soit


par des communications fort intéressantes, soit par des commentaires judicieux.

Avec notre collègue, Me Alphonse Robine, il sollicita l'adhésion de la Société pour les cérémonies qui ont commémoré la mémoire glorieuse de Psichari à Cherbourg.

On sait le succès qui couronna leurs démarches, leurs travaux et leurs efforts.

LE JEUNE PAUL Elu membre titulaire le 6 Janvier 1926, décédé à Cher- bourg, le 10 Mars 1939.

L'assiduité de M. Le Jeune, à nos séances était telle que, même après l'annonce de son décès, il ne nous sem- blait pas possible qu'il nous eût quittés pour toujours.

Son aménité, sa bienveillance indulgente à l'endroit de tous, enfin ce sourire affable qui donnait à sa physionomie une particulière attirance, ne sortiront jamais de notre mémoire.

Sa lourde charge d'agréé ne l'empêchait pas de s'évader des arcanes du code de commerce pour se livrer avec amour à l'étude du passé de notre cité et de son histoire.

Combien ne nous a-t-il pas donné d'études, de travaux, et de communications dont l'intérêt était toujours très vif ! Nous avons tout lieu de nous féliciter notamment qu'il nous ait été donné d'imprimer, dans le dernier volume paru de nos mémoires, ses deux études si documentées sur « Un curé constitutionnel non rétracté » et « La Juridiction des Eaux et Forêts (chasse et pêche) sous l'ancien régime ».

GOGUELIN LOUIS Elu membre titulaire le 2 Février 1927, décédé à Cherbourg, le 23 Août 1939.

M. Goguelin, normand de la Manche, fut longtemps par la profession de son choix, un éducateur de la jeu-

nesse à laquelle il donna toujours le meilleur dé lui111elne.

Il fut l'un de nos membres les plus assidus, comme aussi l'un des plus éclairés et des plus écoutés. Son es-


prit était ouvert à toutes les études, de quelque naturequ'elles fussent. Par ses connaissances acquises et par ses travaux sur l'histoire locale, il tenait parmi nous une place importante.

Il fut aussi un chercheur passionné et souvent un découvreur heureux. Doué d'un sens artistique et critique auquel rendaient hommage les techniciens eux-mêmes, il a eu la satisfaction de réunir une collection d'objets rares, de tableaux, de dessins et de gravures que beaucoup d'entre nous ont admirée.

Les regrets de ses amis l'ont accompagné à sa dernière demeure et sa modestie n'a pas permis que ses mérites fussent évoqués dans le lieu funèbre, mais notre collègue M. Biard, a voulu saluer dans « Cherbourg-Eclair » la mémoire de cet éducateur zélé « digne d'être cité en exemple pour la modération de son esprit et pour l'amour profond qu'il voua longtemps à l'âme de l'enfant, cet esprit distingué, ennemi de tout vain tapage, ce bon Normand dont la physionomie calme, les yeux clairs évoquaient celle des anciens ancêtres ».

GIOT CHARLES Elu membre titulaire le 8 novembre 1922, secrétaire le 14 Octobre 1925, directeur le 6 Avril 1938, décédé à Cherbourg, le 24 Février 1940.

M. Giot, dirigea avec la plus grande compétence, pendant plus de vingt ans, l'importante étude de notaire de Sainte-Marie-du-Mont. Il la céda, sa santé étant devenue chancelante et sur la proposition unanime de ses confrères, il fut nommé notaire honoraire, titre auquel il tenait tout particulièrement.

Il quitta le Cotentin non sans déchirement, mais il avait la nostalgie de Cherbourg, sa ville natale. Fin lettré, grand liseur, il savait qu'à Cherbourg il pourrait satisfaire ses goûts d'intellectualité, car il était de ceux qui considèrent que ces goûts sont extrêmement propres à enrichir l'existence et à donner à la vie elle-même un peu de sa beauté.


A peine arrivé, il était nommé membre titulaire de notre Société avec le triple parrainage de son vieil ami et ancien maître Me Legrin et de ses deux camarades de collège, Me Favier et M. Auguste Le Brun. Très assidu aux séances, il fit de nombreuses communications sur des sujets divers, très appréciées de ses collègues.

Après le décès de M. Sallé, il fut élu secrétaire à l'unanimité des voix et remplit cette fonction avec la plus grande conscience. Il analysait avec beaucoup de pénétration toutes les communications qui étaient faites à nos séances et on peut dire que ses comptes rendus atteignaient la perfection.

Elu directeur après la démission pour raisons de santé de M. Legrin, il présida nos séances avec un tact parfait et une grande distinction.

M. Giot ne se contenta pas d'analyser les œuvres des autres. Il était poète, et poète de talent. Il composa avec art de nombreux sonnets pleins de généreux sentiments qui lui étaient généralement inspirés par de nobles causes ou de belles figures contemporaines.

Catholique pratiquant, sa mort fut particulièrement édifiante.

Au bord de sa tombe, et aussi en ouvrant la séance du 6 mars 1940, M. Hamel, en qualité de secrétaire et de grand ami personnel du défunt, relata en termes émus le rôle si important qu'il tînt dans notre Société, et fixa en ces quelques mots les traits dominants de cette personnalité cherbourgeoise si attachante : « Sa figure particulièrement expressive respirait l'intelligence, la loyauté, la distinction, l'affabilité, plus que l'affabilité, la bonté et était agrémentée d'un sourire toujours sur les lèvres. Sa parole un peu voilée, mais si prenante, sa poignée de main, si cordialement chaleureuse, donnaient l'impression de l'homme qui s'oublie pour se donner entièrement à autrui, si bien qu'il attirait invinciblement la sympathie et la confiance de tous ceux qui l'approchaient. »

A Le souvenir de notre très regretté Directeur, de cette allle d'élite, restera profondément gravé dans nos cœurs.


LE GENERAL VERILLON MAURICE ¡ Elu membre titulaire le 10 Janvier 1923, décédé à Cherbourg le 13 Juillet 1940 La presse régionale a retracé la belle carrière de ce vaillant soldat.

Après sa sortie de Saint-Cyr, il obtint de servir en Tunisie, attiré par cette Afrique du Nord où il avait passé une partie de son enfance, son père, lui-même officier, ayant été en garnison en Algérie.

Lorsqu'éclata la guerre de 1914, il était à Cherbourg, colonel du 25e régiment d'infanterie où il était aimé et respecté de tous. On sait la part glorieuse que le 25e prit à la Grande Guerre. Après avoir été deux fois blessé à la tête de son régiment, le colonel Vérillon fut promu général de brigade. Il combattit à Verdun, puis commanda une subdivision à Béziers. Il avait été fait commandeur de la Légion d'Honneur.

Après la signature de la paix, le général Vérillon prit sa retraite et vint se fixer en notre ville où il avait conservé tant de sympathies.

Esprit très cultivé, ayant beaucoup lu, beaucoup voyagé et beaucoup observé, il prenait une part active à nos travaux. On se rappelle ses communications écrites d'une plume alerte, et toujours appuyées sur une très sûre documentation : les unes ayant trait à des faits anciens de notre histoire locale, tels que « La descente des Anglais à Cherbourg en 1758 » ; d'autres traitant de questions actuelles, par exemple « de l'Urbanisme au Maroc » ; d'autres enfin évoquant des souvenirs personnels, comme cette « Aventure de trois tirailleurs Algériens pendant la Grande Guerre » imprimée dans notre dernier volume de Mémoires.

Le général était un homme de cœur et un noble caractère ; avec nous il se montrait d'une simplicité charmante et d'une courtoisie parfaite. Sa disparition laisse un grand vide parmi nous. Tous nous conserverons pdè..

lement son souvenir.


CORBIERE LOUIS Elu membre titulaire le 2 Janvier 1884, décédé à Cherbourg le 3 Janvier 1941

Le professeur Corbière fut, pendant plus d'un demisiècle, membre titulaire de la Société des Sciences, et membre titulaire de la Société Nationale Académique de Cherbourg.

Quand ces deux sociétés se réunirent le 13 Janvier 1935 pour fêter et son double cinquantenaire, et celui de M. Legrin comme membre titulaire de notre Société, le Président de la Société des Sciences, M. Le Cannu, retraça la belle carrière scientifique de notre regretté collègue, et fit en termes excellents l'analyse des travaux qui avaient fondé sa réputation de botaniste éminent.

De son côté M. Favier eut l'honneur d'être désigné pour être le porte-parole de notre Société. Il dit la joie qu'il éprouvait à la pensée qu'en accomplissant son devoir académique, il pouvait, en même temps, s'acquitter envers son ancien professeur d'une dette personnelle de reconnaissance et d'affection. « Vos travaux scientifiques, ajoutait-il, n'ont jamais fermé votre esprit aux autres manifestations de l'activité intellectuelle. Aussi aviez-vous votre place marquée à la Société Académique. Vous l'avez occupée avec distinction. Le tome XIV de nos Mémoires contient votre « Flore Littorale du Département de la Manche ». Grâce à vous le tome XX est consacré à la publication des Mémoires de l'éminent statuaire Armand Le Véel. Celui-ci, quelques mois avant sa mort, vous en avait confié le manuscrit, « pour en faire — vous écrivait-il — en faveur de son nom d'artiste disparu le meilleur usage possible ». En apportant a la Société Académique ce document d'une valeur et d'une originalité incontestable, vous lui avez fait un don précieux ».

M. Corbière survécut six ans à cette manifestation innoubliable, unique dans les Annales de notre vieille Société.

Et au cours de la séance du 12 Février 1941, M. Fa-


vier, évoquant sa mémoire, rappelait qu'il fut toujours très assidu à nos séances et prit part à nos travaux aussi longtemps que sa santé le lui permit.

Sa courtoisie, son obligeance, la droiture de son caractère faisaient de lui le modèle de nos collègues.

Avec lui, concluait notre Directeur, c est une des belles figures de notre ville qui disparaît, et nous garderons fidèlement son souvenir.

PARISOT EUGENE Elu membre titulaire le 5 Octobre 1938, décédé à Lisieux le 17 Février 1942 Avant d'exercer son ministère à Cherbourg, le pasteur Parisot avait été longtemps missionnaire à Madagascar.

Il avait gardé un profond attachement aux indigènes de la grande île qu'il avait évangélisés, et à l'œuvre civilisatrice de la France, dont il avait été un des bons artisans.

Au mois de Décembre 1937, il avait donné à l'Hôtel de Ville une conférence intitulée « A Madagascar. Quelques aspects de l'âme Malgache », qui avait obtenu le plus légitime succès.

Très assidu à nos séances, il prenait une part active à nos travaux. On se rappelle ses lectures et ses communications sur : les incidents du voyage de Victor Hugo à Barfleur — la Topobibliographie — un autographe de Barbey d'Aurevilly — le rattachement des îles anglonormandes au continent — l'exhumation de Mme de Montgommery.

Son érudition était très sûre, et sa courtoisie parfaite.

Il ne laisse parmi nous que des regrets.

LE MASSON CHARLES Elu, membre titulaire le 7 Juin 1933, décédé à Cherbourg le 7 Mars 1942 M. Charles Le Masson, commissaire en chef de 1re classe de la marine en retraite, officier de la Légion


d'Honneur, avait été élu trésorier-archiviste de notre Société le 6 Avril 1938. La perte de cet excellent collègue a été d'autant plus douloureusement ressentie par tous les membres de notre Compagnie, qu'il assistait à la séance du 4 mars 1942, au cours de laquelle, en sa qualité de trésorier, il nous rendit compte de l'exercice financier de l'année 1941.

ASSELIN ROBERT Elu membre titulaire le 2 Février 1919, décédé à Portbail le 14 Mars 1942

M. Robert Asselin, ingénieur mécanicien principal de lre classe de la marine, avait pris sa retraite en 1918, et s'était fixé à Portbail. Il y employait ses loisirs à des recherches historiques et archéologiques. Il appartenait à plusieurs sociétés savantes, notamment à la Société des Antiquaires de Normandie, auxquelles il faisait des com- munications justement appréciées. Notre 21e Volume de Mémoires a publié ses « Notes sur l'église Notre-Dame de Portbail », et le 22e son étude intitulée « Les vaches d'osmone de Mme la Maréchale de Coigny ».

n A notre séance du 5 Octobre 1932, notre regretté collègue, M. le Vice-Amiral Le Cannellier, sous les ordres duquel il avait servi, délégué par la Grande Chancellerie, après une allocution émouvante, lui avait remis les insignes d'officier de la Légion d'Honneur, et M. Legrin, en sa qualité de Directeur de notre Académie, avait rendu hommage à ses qualités d'érudit.

Notre collègue M. Le Maresquier, qui fut son élève et son ami, lui a consacré une notice nécrologique dont il a donné lecture en la séance du 6 Mai 1942, et a établi la liste très complète de ses études très fouillées, dont il réservait souvent la primeur à notre Société. Elle a été déposée à nos Archives.

La disparition de M. Asselin cause un grand vide au 111 de notre Compagnie où il ne comptait que des amis.


LE CONTE JOSEPH Elu membre titulaire le 11 Octobre 1922, décédé à Paris le 30 Mars 1942

M. Le Conte est décédé à Paris après une longue et douloureuse maladie. Il était le cousin germain de notre collègue M. Pierre Le Conte. Au cours de la séance du 7 Novembre 1923, avec des commentaires du plus haut intérêt, il présenta des projections sur les représentations de Saint-Michel à travers les âges.

Très peu de temps après, sa santé gravement compromise l'empêchait d'assister à nos séances et de participer à nos travaux.

Le Secrétaire : Charles HAMEL.


Le capitaine du génie GALBOIS auteur d'un projet de descente en Angleterre (d'après sa correspondance inédite datée de la Hougue) par M. Raymond LEFEVRE, Bibliothécaire-Archiviste

La Bibliothèque Municipale de Cherbourg possède 29 lettres autographes d'un officier du génie des armées de la République, Galbois Antoine, qu'il adressait de La Hougue sous le Directoire, à son frère, haut administrateur au Ministère.

Nous avons pensé qu'il y avait un certain intérêt à revivre cette page de l'épopée révolutionnaire qui offre de curieuses analogies avec notre époque troublée. En parcourant ces lignes où notre héros parle de Cherbourg en état d'alerte, de réquisitions et subsistances, de projets de descente en Angleterre, nous sommes ramenés bien involontairement à la saisissante actualité.

La première de ces lettres est datée du 4 thermidor an IV. La situation du Cotentin sous le régime directorial a été parfaitement exposée par Georges Dubois dans son étude « L'Administration Centrale de la Manche sous le Directoire » (1). A cette époque l'armée avait presque le monopole du républicanisme comme voudra nous le montrer Galbois.

Est-ce le danger extérieur qui ranimera le zèle patrioque ? La longue étendue des côtes fait craindre le débarquement des émigrés et des Anglais.

Dans ce département de « modéranto-royalisme » ainI\rqU'ille qualifie et plus spécialement, à partir de l'an * dans le fort de La Hougue, cet officier rongera son

(1) Revue d'Etudes Normandes — 1907


frein jusqu'au 13 prairial de l'an VII. Durant trois ans, il attendra le grand événement de sa vie : l'expédition vers l'Angleterre. Et désabusé par l'ajournement du projet, il quittera nos rives pour aller chercher la gloire à l'armée du Danube.

Antoine-Marie-Honoré Galbois est né à Paimpont, district de Montfort (Ille-et-Vilaine) le 28 novembre 1771. Baptisé par le prieur de l'abbaye, il eut pour parrain Antoine Forestier, ingénieur-directeur des Forges, établissement très important de la localité. Son père qualifié de négociant, faisait le commerce des toiles que l'on fabriquait alors en Bretagne (1). Antoine avait un frère aîné et une sœur Denise, domiciliés à Rennes, un autre frère également plus âgé qui exerçait à Paris un emploi supérieur dans un ministère. C'est à ce dernier que sont adressées les 39 lettres (rue Bergère n° 15).

Il parle en outre de deux frères, probablement bâtards, La Boulaye de Paris à qui il ne manque pas d'offrir ses amitiés (bien qu'il n'ait pas toujours lieu de se féliciter de son moral) et Laville, de Rennes, qui participera au partage d'immeubles. Car il y a une succession à répartir. Les affaires de famille intéressent peu le benjamin, il a confiance en ses aînés, « son inclination et son devoir lui dictent sa conduite ». Toutefois il apprend ce qui lui revient des fonds territoriaux : la clôture de devant, les écuries neuves, 12 sillons dans le parc, le pré de la Fontaine, celui des Aniers, d'où sa réflexion malicieuse : « C'est moi qui suis l'âne, me voilà les pieds dans l'eau avec cette distribution-là ! » (2). Seul, Gabriel Vanel, dans sa brochure « Les Anglais aux îles Saint-Marcouf » parue en 1910, a sorti de l'oubli le capitaine Galbois qui joua pourtant un rôle dans la défense de nos côtes de 1794 à 1799. Il y fait allusion en relatant la tentative de 1798 dont nous parlerons tout à l'heure ; les lettres que nous allons lire auraient complété sa documentation s'il en avait eu connaissance.

(1) Registre des baptêmes et mariages de Paimpont, aux Archives d'Ille-et-Vilaine (renseignement aimablement communiqué par M. Bourde de la Rogerie, archiviste honoraire).

(2) Lettre du 4 vendémiaire an VI.


Galbois a une solide instruction. Elève de l'école des Ponts et Chaussées de Bretagne en 1788, puis à l'école nationale de même nom en 1792, il avait été nommé lieutenant du génie le 28 vendémiaire an II et capitaine de 2e classe le lr vendémiaire an III. Employé d'abord au camp sous Paris, il fut envoyé à Cherbourg pour diriger la conduite des travaux extérieurs : batterie retranchée du Roule, redoute d'Octeville, fort du Galet, fort de la Liberté, fort National et redoute de Tourlaville (1). Il est regrettable que sa correspondance n'ait pas été conservée dès l'an III, nous eussions pu avoir des renseignements précieux sur Cherbourg à cette date.

Quand il écrit de la Hougue, il vient d'être nommé capitaine de génie de lre classe. Affecté aux travaux d'aménagement des côtes, il exerce par intérim le poste de sous-directeur des fortifications de la Hougue.

Le site lui plaît : à gauche Tatihou et ses dépendances, à droite la plage de Morsalines qui s'allonge jusqu'à la baie des Veys et au large les îles Saint-Marcouf dont il reconnaît l'importance de la position. Elles sont devenues le centre de la correspondance entre les royalistes émigrés à Jersey et en Grande Bretagne et ceux de Normandie. Il prend des bains fréquents et admire la belle rade où il trouve que « des établissements maritimes seraient infiniment plus faciles et favorables qu'à Cherbourg » dont il fait un peu le « procès ».

Galbois choisit ses amis et soupèse leur origine ; il est très fier d'un camarade Boyer marié à une riche femme noble qui tient bonne maison à Port Vast et chez lequel il vit sans conditions (2). Ouvrons le livre de Jules Leroux « Histoire de Saint-Vaast-la-Hougue », "Ous aurons une précision sur cet aimable collègue. Il S ag.It de François-Clément de Boyer de Choisy qui deviendra maire de Saint- Vaast de 1813 à 1823, la * femme noble », son épouse, est Caroline-Marie-Monique Avice de Gottot de Sortosville et la « bonne

(1) Gabriel Vanel : Les Anglais aux îles Saint-Marcouf.

) Lettre du 14 fructidor an IV.


maison » le château de Durécu. Voilà une résidencequi ne doit pas déplaire à l'officier mondain. Au salon, il rencontre les notabilités et les gros négociants de la région, et comme il est serviable, il fait prêter de Paris, une somme de 20.000 francs au taux de 2 décimes par mois au fondateur d'une Hlatuiv de coton (Le Vast sans doute) dont les quatre actionnaires sont des Valognais tous riches : les citoyens Chanteloup, Mesnil, Hautmarais et Dauphin. Hypothèque sera prise sur 15.000 francs de revenu en fonds de terre patrimonial.

Il garantit la solvabilité du contractant (1).

Nous n'avons pas de portrait de Galbois, tout au moins pouvons-nous parler de son costume. Dans ses lettres où la graphologie dénote une réelle distinction, de la franchise et une très grande ambition, il est prolixe sur les détails de l'uniforme qui change trop souvent pour sa solde et dont il n'est pas certain de connaître le modèle réglementaire. Il charge son frère de lui procurer chez Watrin. passementier, rues du Rou- le et Saint-Honoré, un ceinturon de maroquin vert brodé or, large de la main (2), plusieurs aunes de galon suivant dessin joint et des boutons « le mieux dorés possible » (3). Il trouve sur place des épaulettes mais le fil d'or pour broder et le velours noir sur soie font souvent défaut. Au reçu d'un envoi, il écrit le 27 messidor, an V : « J'ai fait usage de ce galon et il est plus beau que celui des généraux. Les ingénieurs de Cherbourg ont reçu des collets brodés à l'uniforme d'adjoint aux adjudants généraux qui ne sont ni aussi largement brodés ni aussi jolis que ce galon et je n'ose porter mon habit dans la crainte que ce ne soit pas l'uniforme. Je vous prie de vous informer chez Watrin, qui est au courant, si le galon que vous m'avez envoyé est bien celui des adjoints aux adjudants généraux. Si cela est, je vous prie de m'en envoyer encore deux aunes et si cela n'est pas, je vous

(1) Lettre du 5 vendémiaire an VII

(2) Lettre du 13 floréal an VI ,--

(3) Lettre du 30 messidor an VI.


prie de m'en envoyer seulement une demi-aune qu'il faut encore pour finir de décorer un de mes habits et celui de mon camarade à qui j'en ai cédé la moitié ». (1) Notre « mégalomane » montre moins de modestie quand il doit se présenter à la haute société cherbourgeoise, car notre ville l'attire fréquemment. Il est jeune, il est cultivé, il a de l'esprit, il est artiste, il danse à merveille et ses galons l'autorisent à assister aux réceptions qui se donnent au Palais de la rue des Bastions.

Il y rencontre ses chefs, Messieurs Bleschamps et Rue pour lesquels il est nécessaire d'ouvrir ici une parenthèse.

Charles-Jacob Bleschamps, né à Ivois, dans les Ardennes, le 16 février 1748, est le commissaire principal de la marine, ordonnateur — nous dirions aujourd'hui préfet maritime. Receveur de l'entrepôt des tabacs de Calais , où il se maria et eut une fille Alexandrine en 1778, qui deviendra en 1803. princesse Lucien Bonaparte, nommé contrôleur de la marine au port de Toulon, puis au Havre, ordonnateur du même port, enfin nommé à Cherbourg le 26 mars 1796 (2). M. Emile Franceschini a consacré un article dans la « Revue des Etudes Napoléoniennes » d'Avril 1939, sur Bleschamps qu'il a présenté comme « un officier zélé, aimant son métier et cherchant à bien faire, mais avec un esprit d'indépendance qui lui a fait oublier la hiérarchie et qui n'est pas toujours goûté de ses supérieurs ». Un mémoire, adressé au ministre, a parlé de « plaintes générales » Pendant son séjour et après des démêlés avec ses supé- rieurs, il a été relevé de ses fonctions le 7 décembre 1797.

Galbois contredit l'assertion des plaintes. Dans le milieu n;aritime de Cherbourg, on a si peu souffert du « caractère irascible » du chef qu'on désire son retour, on souhaite que sa disgrâce soit courte et sa réintégration en mars 1799 sera fort bien accueillie.

Gilles-Marie-Georges Rue est le contrôleur de la Ma-

(1) Lettre du 27 messidor an V.

(2) Notice de la Marine an V.


rine, né à Landerneau, le 11 octobre 1762. Peu après son' arrivée à Cherbourg le 26 juillet 1796, il est père d'une fille Lizinska qui sera l'illustre Mme de Mirbel, miniaturiste de talent de Louis XVIII et de Charles X et dont notre ville s'honore. (1)

Galbois est entre en relations avec ces personnalités et il a fait danser les dames. Alexandrine Bleschamps a 19 ans, Antoine 25. Tous deux goûtent la poésie et tous deux s'exercent à rimer. Alexandrine évoquera plus: tard ses souvenirs de jeunesse dans la Hague.

Antoine sait tourner le madrigal et même l'épigram- me, tel celui qu'il a rédigé contre sa sainteté à la nou- velle de la prise de Mantoue (2) et qu'il propose au « Journal des Défenseurs de la Patrie » ainsi que plusieurs « variétés ». Lors de la fête du 1er vendémiaire an VI, il a chanté deux hymnes qu'il a composés pour la circonstance et les officiers en ont demandé l'impression.

Galbois peint la miniature et se fait adresser,, à cette intention, des tablettes d'ivoire de 2 pouces 1/2' de diamètre. Qui sait s'il n'a pas portraituré Alexandrine avant le miniaturiste Charles de Chatillon ? (3).

Il veut jouer l'opéra-comique et la comédie « avec des dames de la ville extrêmement jolies », assure-t-il. Le goût théâtral est vif à Cherbourg où parmi les gens lettrés se révèlent de vrais talents artistiques. « L'opé- ra entraîne une sujétion musicale un peu gênante », il jouera plutôt le vaudeville avec Mlle Bleschamps.

Dans un tourbillon de valse, cette nouvelle danse où l'en étreint sa cavalière — que nous sommes loin des menuets Louis XV ! — ils en ont ainsi décidé. Antoine a promis de procurer les livrets. Il réclame d'urgence « Les fo-

(1) Le prénom Lizinska fit douter de la paternité.

(2) Lettre du 29 pluviôse an V.

(3) A. Augustin Thierry dans son livre « Mme Mère » l'a présentée à 24 ans, grande, des mieux faites, les traits réguliers et selon Fontanes « les yeux bien fendus à fleur de tê- te, le visage un peu court du bas, et du haut un peu large ; mais un port, une taille, un corps de déesse. »


lies amoureuses » de Regnard (qu'il écrit Renard), puis « Colombine mannequin, Arlequin tailleur, Arlequin afficheur, L'embarras du choix, La Chaste Suzanne, l'Intendant comédien et beaucoup d'autres, ajoute-t-il, que je laisse à votre goût. Ceux dont les airs ne seraient pas connus, je vous invite à y joindre ces airs si vous pouvez vous les procurer ». (1) Grisé par les fêtes qui se déroulent dans le sa lon de la rue des Bastions, notre brillant capitaine va prodiguer son talent de musicien devant la belle Mlle Bleschamps et devant ses camarades. Il fait venir de chez Frères, passage du Saumon à Paris (2) : l'ouverture de Renaudast, celle des Petits Savoyards, celle enfin de Nina en duos pour deux violons et le 1er œuvre des duos de Pleyel ; une autre fois : le 9e concerto de StGeorges (qui est en sol) et le 1er concerto de Jarnovick.

Cela ne suffit pas à sa cour, il cherche à s'attirer les bonnes grâces du père qui connaît très bien le frère de Paris et ont un ami commun, Thibaut, député, dont la réélection est un sujet de causerie.

Mais finissons-en avec cette idylle. L'amoureux Antoine se plaint le 14 messidor an V, que Mlle Bleschamps est toujours accompagnée de « plusieurs autres ». Les admirateurs ne manquent pas et Alexandrine quitte Cherbourg pour habiter Paris avec son père. Elle Se liera, dans un bal champêtre, avec Jouberthon, Un agent de change véreux qui — coïncidence curieuse - avait rencontré Bonaparte à Paris, à l'Hôtel de Cherbourg, où ils logeaient ensemble en 1788 (3). Le mariage civil noté à la mairie de Cherbourg est du 21 décembre 1798, il est précipité par une naissance. Est-ce à < l'heureux mariage » dont parle Galbois ? Il est b que Jouberthon a été présenté comme un riche Jaquier (en agiotage il y a des hauts et des bas).

ette belle jeune femme « impayable », selon l'expres-

g Lettre du 17 germinal an V.

(3) Lettre du 4 nivôse an V.

(1939) Fleuriot de Langle : Alexandrine Lucien Bonaparte


sion d'Antoine, fréquentera les salons des Merveilleuses et s'introduira chez les gens du monde où s'ébauchera un roman avec Lucien Bonaparte tandis que l'agioteur ruiné ira tenter fortune à Saint-Domingue sans en re- venir (1). Le mariage de la veuve Jouberthon et de Lucien, en 1803, ne sera pas accepté par le Premier Consul. Devenu empereur, Napoléon ne pardonnera jamais à son frère d'avoir épousé cette « coquine » et leur imposera l'exil à Canino puis à Thorngrowe. (2) Les distractions cherbourgeoises n'empêchent pas Galbois de se dévouer à ses fonctions. Il achève les dispositifs de défense de l'île Tatihou et de l'Islet, il perfectionne des affûts de mortier et trace des plans appréciés du Ministère. Le général Lacrosse — c'està-dire l'amiral — l'a prié de rédiger « un mémoire avec figures sur la perfection de l'artillerie navale et le service du boulet rouge à bord des bâtiments ». (3) « Le commissaire de marine qui a remplacé le citoyen Bleschamps jouit de la confiance et a beaucoup dé latitude ; il m'invite à faire de nouvelles machines et de nouvelles expériences sans m'arrêter sur la difficulté de l'économie ».

Galbois a des projets en tête mais il veut, avant de les réaliser, parachever son instruction technique. Il commande chez Maginel, libraire, quai des Augustins, à Paris (4) : L'artillerie raisonnée de Le Blond, Le traité des mines de Vauban par La Tour de Foissac, L'attaque et la défense des places par Vauban, La fortification perpendiculaire de Montalembert, Le mémoire des officiers du génie sur la fortification perpendiculaire,

(1). Cette Mme Jouberthon fut sollicitée par le maire, Delaville, d'intervenir près du Conseil d'Etat afin que Cherbourg devienne le siège d'une sous-préfecture - 8 thermidor an VITI (Arch. - Mun. D 3-3-7).

(2) Cf. Fleuriot de Langle : op. cit.

(3) Lettre du 11 messidor an VI. -

(4) Lettre du 15 frimaire an V.


La réponse de Montalembert à ce mémoire.

Il emprunte à un homme respectable de Port-Vast : « L'Art de la Marine » par Romme mais, en relevant des dessins, il a maculé le livre et ne peut décemment pas le rendre en cet état, aussi prie-t-il son frère de passer chez Didot acheter cet ouvrage « in-quarto, relié en veau, avec planches ». (1) Le génie militaire est un art qui doit se compléter par des études approfondies d'histoire. Il n'hésite pas à faire acheter chez Delerville, libraire, rue du Battoir (2) : 1° — Abrégé de l'histoire romaine, ornée de 49 estampes gravées en taille douce, 2° - Dictionnaire historique des portraits, anecdotes et traits remarquables des hommes illustres, 3° — Tableau de l'histoire de France jusqu'en 1788, 4° — Histoire des Révolutions qui ont changé la face des empires, tant ancienne que moderne jusqu'en 1796.

Il se fait adresser tous ces volumes par la diligence et lorsque le frère appose le cachet de l'administration sur le paquet, le résultat se fait sentir en « sûreté, célérité et économie ». Parfois Antoine use de la complaisance du camarade Boyer de passage à Paris ou de celle du citoyen Blandin, négociant à La Hougue (futur adjoint sous la Restauration). Le beau-père de Boyer, le citoyen Avice de Sortosville reçoit aussi les colis dans sa résidence de Valognes ou les rapporte lui-même quand Il se rend à son domicile : rue Beautreillis n° 4 au Marais.

Son abonnement au journal « La clef du cabinet des souverains » tient Galbois au courant des grands événements de politique intérieure et extérieure. Les lois antireligieuses étaient alors le grand sujet de lutte entre opposition libérale et le parti des révolutionnaires nanls- Nous en trouvons l'écho sous la plume de Galbois qUI a constaté dans nos campagnes le zèle le plus ardent pour la messe des prêtres réfractaires. « C'est une fu-

(1) Lettre du 16 germinal an'VI.

(2) Lettre du 8 ventôse an V.


reur, dit-il, quand un marchand expose des images au cimetière ou sur la place, les paysans disent : ah ! ah !

j'savions bien qu'j'aurions revu not' bon Dieu ! Ils se sont percé les oreilles pour mieux entendre les cloches et chaque parole d'un prêtre réfractaire est une indulgence plénière. » (1) Des arbres de la Liberté sont sciés dans certaines villes, « la force armée est en activité pour prévenir les démarches de gens mal-intentionnés et voleurs qui ont déjà fait quelques tours de leur métier. » (2).

On craint la disette. Galbois, lui, ne se plaint pas- de l'ordinaire et pour cause : il est l'hôte de Durécu.

Toutefois le militaire est mal payé et ne reçoit souvent que des avances. Le frère de Paris, décidément providentiel, est sollicité de passer par la poste le plus tôt possible 30 à 36 livres. « Comme le traitement va être amélioré incessamment, je tarderai très peu à vous en faire le retour en nature ». (3) Plus tard, le capitaine' joint à sa lettre une reconnaissance de 80 livres et le 4 vendémiaire an VI écrit à ce frère vraiment généreux : « Vous dites que je ne vous dois rien pour les envois que vous m'avez faits, cela est bien honnête mais je serai privé par là de l'avantage de vous prier de vous charger de mes emplettes dans votre ville. Cependant, comme j'ignore le maximum de vos facultés et qu'il me semble qu'elles ne sont pas bornées, je vous prie encore de m'adresser les demandes que j'ai faites dans mes précédentes. » Et il termine finement : « Si cela n'ajoute pas à mes dettes, cela ajoutera à ma reconnaissance. »

Ardent républicain, Galbois suit attentivement les « révolutions » (il veut dire les coups d'Etat) qui rendaient précaire l'existence du gouvernement du Directoire. Il y voit des complots contre la République, souligne les destitutions au ministère de la guerre et applaudit au coup de force du 18 fructidor : « Cette révolution rassure les patriotes, écrit-il. Les trames de ces

(1) Lettre du 14 messidor an V.

(2) Lettre du 26 floréal an V.

(3) Lettre du 4e jour complémentaire an IV.


gueux de royalistes sont inconcevables. Qui l'eut pensé de ce traître de Pichegru ? Heureusement la grande majorité des Conseils est pure, c'est cette masse de forces imposantes et cette tendance générale au même but qui a pulvérisé aussi aisément les conspirateurs royaux. La Révolution était rétrogradée de cinq ans depuis le lor prairial ; je crois que l'on est enfin revenu sur le compte des La Fayette, Dumouriez, etc. Ma foy, c'était bien du mou, riez, riz Mesdames ! » (1).

Nous trouvons là le style ampoulé de l'époque, le goût du calembour, la preuve aussi que l'armée était le bastion du jacobinisme.

Mais c'est surtout la politique extérieure qui retient l'attention de Galbois. Les nouvelles fournies par « La clef du cabinet des souverains » sont contrôlées et complétées par la correspondance qu'il échange avec des officiers en garnison dans les grands ports. Il est ainsi au courant des mouvements de troupes et comme il n'est pas toujours dans le secret des expéditions, il interroge son frère qui, à Paris, se trouve « près du soleil ». En revanche, il lui signale le passage de généraux dans notre ville et c'est en quoi ses lettres nous intéressent.

Le général Boivin est nommé à Cherbourg. Il s'est tait remarquer dans les guerres de Vendée et en sa qualité de commandant de la place de Nantes, il a montré un" sentiment humanitaire lors des premières noyades de Prêtres organisées par le conventionnel Carrier. Galbois a l'eneontré le général Boivin et lui a parlé de son frère ay: lequel il est lié. Selon son habitude, Antoine s'in(illiète prt.s de son aîné des antécédents du général.

< Est-il exact qu'il ait été valet de chambre chez de Tallarne 1 C'est le bruit qui court ici, je n'en eroi8 rien ». Nous ne connaissons pas la réponse du frère, nous savons que Boivin était un Parisien, ancien tin nei ciseleur, volontaire en 1792, soldat sans éduca- mais patriote pur. (2)

1) Lettre du 28 fructidor an V.

Les n AInsI s'exprime Georges Lenôtre dans son ouvrage: Les des de Nantes, (1911).


Les préliminaires de paix avec l'empereur François II réjouissent Galbois, l'Angleterre est pour lui la grande ennemie. Il exerce un emploi sur une côte qui se souvient des incursions anglaises, il voit la flotte adverse se promener au large et faire le blocus. Aucun bateau ne peut passer de Cherbourg au Havre et « le gouvernement anglais, écrit-il, qui avait toléré jusqu'ici la navigation des bâtiments pêcheurs vient de leur déclarer la guerre et a débuté dans cette rade (La Hougue) par la prise de 10 d'entre eux dont 8 ont été brûlés, un coulé et l'autre réservé pour les besoins de la pêche en faveur des habitants des îles. Marcouf. Un parlementaire que l'on y a envoyé a appris à son retour que cette mesure était l'effet d'un ordre général et que les pêcheurs (sic) sur lesquels seraient trouvés des gens armés seraient coulés avec l'équipage. Ainsi plus de pêche sur les côtes de France ! » (1).

Tandis que Malmesbury discute à Paris les pourparlers de paix, un projet d'offensive contre l'Angleterre se prépare. Hoche veut porter son effort sur l'Irlande où les neuf dixièmes de la population, les IrlandaisUnis, n'attendent qu'un appui pour recouvrer leur indépendance. « Il paraît qu'une Légion noire de 50.000 hommes est assemblée à Brest », dit-on à La Hougue (2). Si le rassemblement est difficile à dissimuler, la destination par contre est inconnue. Hoche, par ruse, a fait croire qu'il s'agit d'un embarquement en Portugal.

Galbois s'en étonne et le 4 nivôse an V, il reçoit d'un colonel de l'armée expéditionnaire de Brest une lettre qui prétend que « le meilleur esprit anime toutes les têtes, que les 22.000 hommes (la Légion noire a fondu) ne désirent que le moment d'appareiller, que dans le cas de rencontre avec l'Anglais, l'abordage est la seule mesure résolue et préparée ».

La Marine française, à cette date, n'avait plus la valeur qu'elle possédait sous Louis XVI ; l'amiral Vil-

(1) Lettre du 14 pluviôse an VI.

(2) Lettre du 14 fructidor an IV. Cette Légion noire était recrutée parmi les criminels de droit commun.


laret-J oyeuse qui préférait une attaque de l'Inde fut remplacé par Morard de Galles. L'épisode est connu.

On se souvient que Hoche ne put réussir son débarquement. Cette expédition malheureuse avait cependant prouvé que l'Irlande n'avait été sauvée que par les éléments ; l'île était restée seize jours à la merci des Français. (1)

Le découragement ne s'empare pas de Galbois.

N'a-t-il pas dit que « l'Anglais victorieux ne ferait la paix qu'à des conditions conformes à ses intérêts et né-, cessairement contraires aux nôtres ? Pas d'autre moyen de vaincre que de préparer un embarquement considérable ». (2) Le 22 vendémiaire an V, il apprend que lés légions de la Basse-Bretagne, destinées pour l'Irlande, sont appelées au secours de l'armée de Sambre-et-Meuse.

Mais au printemps on reparle d'une descente en Angleterre, « d'une armée de l'Océan à commander par Bo-

naparte, Hoche et Moreau » (3). Galbois tâchera d'être d/la partie, il est volontaire pour la plus proche expédition. Hélas ! le 8 fructidor an V, il note que « l'oisiVeté dans laquelle languit l'armée d'Angleterre fait pitié.

A Granville il y a 40 bateaux et à Port-Malo 60 que l'on 11 a seulement pas le moyen d'armer, pas un n'a de calons. Une escadre légère de un vaisseau de 74 et 8 frégates vient de sortir de Brest avec 5.000 hommes d'exil] entes troupes. Est-ce pour l'Irlande ? »

Au début de l'année 1798, tous les esprits se tendent yers le moyen pratique d'envahir l'Angleterre. Des projets les plus extraordinaires sont proposés. Le physicien t b ilorier offre de construire un camp portatif transporte par montgolfière au-dessus de la Manche. L'aérosbatlon vient de faire un grand pas il est vrai, grâce au as-normand Conté, l'inventeur des crayons Conté, diecteur de l'école d'aérostiers de Meudon. Mangin, ex-

"c' JOInt de génie, propose de détruire la flotte ennemie

tev' Sté des Militaires : Victoires, conquêtes, désastres, revers e^ guerres civiles des Français, Tome 7.

(2) Lettre du 4 thermidor an IV.

(o v Lettre du 18 prairial an V.


au moyen de scaphandres. Plus plausible est l'expérience do l'américain Fulton qui, avec un sous-marin, le Nautilus, reste submergé pendant trois heures et se charge de faire sauter les navires anglais avec un pétard (torpedo) moyennant 4.000 francs par canon pour une frégate de 40 canons et 2.000 francs seulement par canon pour un voilier plus petit. Desfrieches, artiste de Lisieux, avec des panneaux et radeaux, veut construire un im- mense camp flottant pour une armée de 73.440 hommes.

Un Anversois, nommé Muskeyn a apporté de Suède les plans de bateaux plats qui par leur peu d'élévation sur l'eau sont moins vulnérables que les frégates et sont moins coûteux. C'est ce dernier' qui a été retenu. On à déjà' construit à Dunkerque des bateaux Muskeyn (les soldats les appelaient bateaux mesquins et plus tard coquilles de noix au camp de Boulogne). Des chantiers s'ouvrent dans tous les ports ; une grande activité règne sur les côtes. Le général Andreossy conclut qu'il faut se

servir de péniches pour les troupes légères, de bateaux suédois et canonnières pour l'artillerie d'avant-garde, de bateaux pêcheurs pour les troupes et la cavalerie, de canonnières comme batteries flottantes, de prames pour la forte artillerie, enfin de corvettes et frégates pour l'escorte.

Mais la stratégie entre en jeu. Où débarquer ? Dans le comté de Sussex, répond Jacquet, aux endroits mêmes où ont atterri Jules César, Guillaume le Conquérant et Guillaume d'Orange. A l'embouchure de la Tamise, dit Théveneau : De Dunkerque à Margate il ne faut que six heures de traversée ; 12.000 hommes suffisent pour enlever Chatham et sa corderie. Navare, ex-maire de Meaux, préconise un rassemblement à Cherbourg seul, où l'on peut construire au moyen des forêts voisines des chaloupes canonnières à rames. Profiter d'un calmé pour attaquer l'escadre paralysée par l'absence de vent. Si celui-ci s'élevait, on prendrait le dessus pour se maintenir hors de portée. L'objectif dépendrait des circonstances, mais devrait toujours être une rade foraine dépourvue d'ou-

vrages de fortifications qu'on ne peut espérer réduire.

Le général Dupont voit la prise dé Plymouth par temps


de brume ou par longue nuit et l'incendie de la flotte anglaise. Le Got, membre du Conseil des Cinq Cents, présente un dispositif d'attaque plus en cordon : de Cherbourg menacer Jersey et Portsmouth, de Brest, l'Irlande et Plymouth, de Lorient et Rochefort l'Irlande. (1) Quel que soit le point d'atterrissage, déclare le général JI ullIberL il suffit d'ordonner à tout chef de troupes de débarquer sous peine d'être fusillé au retour.

Galbois a lui aussi son projet de descente qu'il a mûri longuement devant sa carte il avait noté par erreur, face à Cherbourg, Plimout (orthographe francisée) au lieu de Portsmouth. La rectification faite, il prie son frère de soumettre le projet au Directoire ainsi qu'à Kléber. « Je vous l'envoie, écrit-il; accompagné d'un petit dessein (sic) pour l'intelligence du discours, le tout à l'adresse que vous m'avez indiquée. Je vous invite à faire remettre ce mémoire au Directoire ou aux membres de la Commission chargée d'examiner les 63 projets déjà présentés. » A-t-il quelque doute sur le résultat de la compétition, il ajoute : « Ce projet est trop simple pour être accueilli et la Marine n'y joue pas un assez grand rôle. Je n'y dis cependant que des vérités et je l'estime le plus sûr et le moins dispendieux, mais comme il sera vu par des marins, il sera bien sûrement rejetté (sic), car je ne veux ni vaisseaux, ni frégates. » (2) Que veut-il alors ? Des bateaux plats, tout simplement. Sont-ils différents des bateaux à la Muskeyn, Galbois présente-t-il un dispositif d'attaque ingénieux ? Nous l'ignorons.

Nous comprenons qu'il se range à l'avis de la majorité : partir de Calais et envahir, par surprise, l'entrée de la Tamise. Toujours est-il que - deux mois plus tard, il apprend que son projet a « fait fortune ». (3) Nous n'en avons pas trouvé malheureusement la trace dans les meilleurs ouvrages traitant de la question et nommément celui d'Edouard Desbrière qui fait autorité : Projets et

(1) Edouard Desbrière : Projets et tentatives de débarquement aux Iles Britanniques (1902).

(2) Lettre du 10 ventôse an VI.

(3) Lettre du 7 floréal an VI.


tentatives de débarquement aux Iles Britanniques, de 1793 à 1805.

Bonaparte n'a retenu aucun des projets, il a jugé, pour le moment, les moyens insuffisants. A la tête de l'armée d'Angleterre, il inspecte les côtes de Flandre et expédie Kléber en Normandie et Desaix en Bretagne.

Apprenant la visite prochaine de Kléber, Galbois demande un emploi dans sa division, il voudrait surtout être attaché à son état-major. « Il faut un coup d'éclat pour sortir de la ligne des camarades ». Le frère de Paris pressent son ami Kléber qui est sur le point d'inspecter la Manche. Celui-ci quitte Paris le 9 février pour se rendre à Granville et de là à Cherbourg. « Je ferai en sorte de le voir dans cette ville s'il ne vient pas à La Hougue, mais je crois qu'il fera sa tournée des côtes de toute cette partie et alors il passera ici où je lui offrirai un lit. Je conviendrai de mes faits avec lui, mais il paraît, par l'entretien que vous avez eu ensemble, qu'il croit que je ne peux @. être employé dans mon arme que sous les ordres de l'ingénieur en chef de sa division.

Comme le quartier général de l'armée d'Angleterre est à llouen où sera Bonaparte, il paraît que le général Kléber qui commande l'aile gauche doit fixer le sien aux environs de Cherbourg ». (1) Galbois a entendu dire beaucoup de bien de Kléber et s'inquiète de savoir s'il était ingénieur des Ponts et Chaussées en Alsace. (2) Malgré les précautions prises, Galbois n'est pas informé à temps du passage de Kléber à Cherbourg. Le général est arrivé le 7 ventôse, « incognito, en habit gris » ; on a entrevu sa haute stature ; sa tête énergique et volontaire a fait impression. Il n'est resté que vingt-quatre heures, juste assez pour inspecter les armements et convoquer le Conseil de Marine qu'il entretient de l'opération de guerre prévue pour Messidor. L'amiral Lacrosse est aussitôt nommé, le 26 février 1798, inspecteur de la côte depuis Anvers jusqu'à Cherbourg.

(1) Lettre du 24 pluviôse an VI — renseignement inexact.

(2) Kléber était architecte.


Galbois ne se tient pas pour battu, il ne renonce pas à être incorporé dans la division de Kléber. Il lui écrit et reçoit une réponse dont il est satisfait. Kléber a invité le général du génie Marescot à porter Galbois sur le tableau des ingénieurs destinés à la descente. « Lorsque - je serai rendu dans cette division, écrit-il, je tâcherai de m'adjoindre à l'état-major du général Kléber comme je l'ai toujours désiré. Il me dit que l'on avait fait mon éloge à la direction de Cherbourg. » (1)

Nous ne doutons pas que le capitaine soit bien noté, il a rendu de réels services et ses rapports sont très étudiés. En attendant le grand projet de descente, il en a conçu un autre aux îles Saint-Marcouf qui mérite examen.

Au lendemain de sa tournée, le général de division Kléber a fait parvenir au général en chef Bonaparte le message suivant : 8 ventôse an VI (26 février 1798).

« J'ai l'honneur de vous adresser les notes relatives à la mission dont j'ai été chargé. Vous y trouverez, Citoyen général, l'état des bâtiments de transports et autres en construction, armés où prêts à l'être, que j'ai trouvés dans les différents ports que j'ai parcourus ainsi quequelques réflexions sur l'attaque des îles Marcouf.

Les généraux Duchesne et Tureau ayant leur destination pour Cherbourg, pourraient activer et surveiller ce coup de main qui par un vent favorable ne saurait manquer d'être couronné de succès. L'adjudant général Levasseur, actuellement à Caen, me semble très propre à commander les troupes de débarquement, le capitaine de la marine Muskeyn à diriger l'opération maritime et le capitaine du génie Galbois, résidant à La Hougue, tout ce qui est relatif à son arme.

Salut ! »

Suivent les notes.

(1) Lettre du 16 germinal an VI.


Galbois avait eu l'initiative du plan d'attaque, il était juste qu'il fît partie de l'action. Mais Kléber écrivait le lendemain au général Desaix que La Bretonnière considérait « cette, attaque comme impraticable tant que les Anglais seraient maîtres de la mer et La Bretonnière mérite toute confiance par ses lumières et sa longue expérience de la marine »„ Il désirait que Bonaparte en fût informé. Le général Kilmaine, qui vient de succéder à Bonaparte au Havrea l'amiral Lacrosse et le général Vandamme à Cherbourg ne sont pas de cet avis. Galbois est convoqué au Havre pour participer au Conseil de guerre qui décidera si l'expédition doit être tentée.

« Mon opinion a prévalu » écrit-il triomphalement à son frère. (1) Et le premier mouvement s'exécute. 33 bateaux plats, chargés, de troupes, sortent du Havre dans la nuit du 7 au 8 Avril et rencontrent deux frégates ennemies dans la baie de Caen. Des coups sont échangés, une frégate.

s'échoue et la flottille commandée par Muskeyn se réfugie à Sallenelles, petit port à l'embouchure de l'Orne.

Un vaisseau anglais de 74, alerté par le bruit, vient fermer le verrou. Pendant ce temps, le contre-amiral Lacrosse fait passer de Cherbourg à La Hougue sept canonnières, cinq bateaux plats et quarante bateaux de pêche. Huit cents hommes attendent la morte-eau; moment propice pour le coup de main. Au bout de trois semaines, Muskeyn peut s'échapper et se joindre à eux.

L'attaque a lieu le 7 mai et se heurte à des îles très fortifiées et à une garnison de 900 hommes commandés par le major Price. Galbois, qui a suivi l'action à bord de « l'Eclatante », est chargé de rédiger le rapport de cet échec au Directoire (2).

En représailles de cet essai infructueux, une escadre anglaise bombarde La Hougue; Peu après, l'amiral La-

(1) Lettre du 16 germinal an VI.

(2) Le texte de ce rapport est reproduit dans l'étude de G.

Vanel : Les Anglais aux îles St-Marcouf..


crosse put s'échapper à Cherbourg avec sa flottille et Muskeyn rejoindre Le Havre.

Quoi, disent les Anglais, vous voulez conquérir la Grande-Bretagne et vous êtes incapables de prendre les îles Saint-Marcouf ! Ce n'est pas l'opinion des ingénieurs qui estiment la côte moins bien défendue et moins fortifiée. En Avril, il n'existe en face que 35.500 hommes de troupes, le reste est en Irlande ou aux Indes. D'ailleurs, l'Angleterre a senti le danger. Elle prend ses précautions et ordonne aux habitants de la côte d'évacuer et de tout brûler à l'arrivée des Français. Sa flotte bombarde les ports d'invasion depuis Flessingue jusqu'à Port Malo.

A cette date, l'armée française qui doit opérer le débarquement, occupe les emplacements suivants :

Aile droite Le général Championnet à Lille.

Le général Grenier à Boulogne.

Centre Le général en Chef Kilmaine au Havre.

Le général Dumas à Caen.

Le général de division Duchesne, à Cherbourg, ayant sous ses ordres les généraux de brigade Vandamne et Tharreau. Les troupes à Cherbourg comprennent : 10e

de ligne, 3e et 10e légères, 2e chasseurs et 5e hussards.

Aile gauche Le général Lefebvre à Coutances avec le 17e de ligne.

Le général Victor à Rennes.

Réserve de cavalerie.

Guides de l'armée à Rouen.

Galbois a des alternatives d'espoir et de découragement. Il note le 23 Juin que l'expédition de Toulon a accaparé l'attention et il croit « que l'on ne guerroyera malheureusement pas cet été sur nos côtes. »


Il attend néanmoins le grade de chef de bataillon et.

le frère est mis à contribution pour de multiples démarches au ministère de la guerre et près du ministreScherer lui-même. Entre temps, le chef du bureau du personnel du génie l'a informé de sa nomination très; prochaine et l'en a félicité (1). Le galon supplémentaireest déjà commandé, mais le brevet tarde à venir. « Je voudrais bien savoir, écrit-il, de quelle manière vous vous y êtes pris pour atteindre les informations sur cet objet, car je craindrais que cela étant pressé trop vivement ne passât plutôt pour le résultat d'une intrigue que pour une gratification bénévole. Si je n'étais chef de-

bataillon qu'à mon tour de capitaine sur le tableau, j'aurais peut-être 5 ou 6 ans et même plus à attendre ; d'ailleurs, dit-il avec candeur, il est plus agréable de tenir son avancement du choix que de l'ancienneté. » Deux amis du 3e bureau du ministère, Planat et Leroux, qui n'ont rien négligé pour presser la nomination, sont malheureu-

sement destitués l'un après l'autre. Le brevet ne lui parviendra pas à La Hougue, où, décidément, il ne connaît que des désillusions.

Galbois écrit, le 11 messidor an VI, que la flottille de l'amiral Lacrosse reste dans l'inaction à Cherbourg' avec 10.000 hommes de troupe. Trois semaines plus tard, devant une mer tranquille, par un beau soleil, il reprend espoir : « L'on dit que nous avons envoyé de Brest en Irlande une frégate portant 500 grenadiers avec le général Tharreau qui était dernièrement à Cherbourg. Le général Vandamme qui est aussi dans cette ville en part pour se rendre à Calais où l'on va former un rassemblement de bateaux pour la descente. Je crois que les flottilles de nos ports adjacents vont agir sous peu et j'y serai pour ma part. > (2)

Bonaparte en a décidé autrement, Attiré par l'Orient, il s'est élancé vers Alexandrie, trompant Nelson ; l'ailegauche de l'armée d'Angleterre, comme il affectait der

(1) Lettre du 11 messidor an VI.

(2) Lettre du 30 messidor an VI.


l'appeler, est devenue le corps expéditionnaire d'Egypte.

Pour la Manche, c'est la période d'abandon. Le mois d'Août s'écoule et Galbois note amèrement : « Rien de nouveau sur nos côtes », information qui correspond assez au « R. A. S. » de communiqués plus modernes.

Apprenant notre désastre d'Aboukir, il s'en prend à notre marine dont l'échec le « dégoûte ». « On ne pourra rien hasarder sur l'eau cette année, dit-il. L'on désarme la flottille de Cherbourg et il semble que le grand projet de descente est bien loin. C'est cependant l'unique moyen, mais non pas avec des vaisseaux, — et revenant à son obsession — avec des bateaux plats, il ne s'agirait que de les transporter sur la côte de Calais. » (1) Et de passer le détroit, tout le problème est là !

En 1805, à Boulogne, avec d'autres moyens, Napoléon ne put réaliser son rêve.

Kléber, en Egypte, ne. donne plus de ses nouvelles, ni de détails sur les opérations. « C'est la perte de l'espoir de revoir de sitôt ses pénates qui lui rend amer le séjour d'une contrée aussi lointaine ». Galbois est-il dépité ? Son style devient acide, il s'en prend même à son aîné qui ne répond pas suffisamment vite aux questions : « Je vous croyais perdu, émigré où mort ». (2) Il l'invite à poursuivre la correspondance sans interruption. Fort heureusement, ce frère connaît le général Moreau, autre Breton, qui vient d'être réemployé à l'armée d'Italie comme inspecteur d'infanterie. Cette qualité lui donnant le droit d'avoir plusieurs aides-decamp, Antoine veut bien être un des élus. Il acceptera, au besoin, n'importe quel emploi avec Moreau plutôt que de rester sur cette côte où rien ne se passe et où il n'obtiendra aucun avancement. A la faveur d'un congé, peut-être pourra-t-il avoir une audience au ministère de la guerre en compagnie de son frère ? Le congé est refusé. Il rédige alors une note qui sera remise au successeur de Schérer. « Le directeur- des fortifications de Cherbourg ne se soucie pas que je parte et il cherche à

(1) Lettre du 5 vendémiaire an VII.

(2) Lettre du 1er frimaire an VII.


y mettre des obstacles. Voilà pourquoi j'ai tant de peine à quitter cet endroit. » (1) Ce directeur finit enfin par fléchir et transmet pourGalbois une demande d'emploi à l'armée d'Italie, ou- à celle du Danube. Antoine écrit : « L'on a rendu justice au général Moreau et au général Schérer en les; mettant chacun à leur place. Qu'est-ce donc que cette épidémie générale ? » (le mot est souligné). Nos troupes.

d'Allemagne font merveille, c'est à cette frontière que l'on se bat et non sur la Manche où, à son grand désespoir, les troupes sont inactives et où l'on essuie des tempêtes. Le 11 germinal, un bâtiment portant 35 hommes d'équipage s'est perdu corps et biens « à une portée de fusil de terre » dans la baie de La Hougue. Le spectacle d'une grande bataille, l'odeur de la poudre l'attirent.

Enfin l'ordre arrive : Galbois est désigné pour l'armée du Danube. Il passera par Paris en juin 1799 et rejoindra Strasbourg pour y recevoir" les instructions du, général en chef. Il ne tardera pas à retrouver Moreau qui va prendre le commandement de l'armée du Rhin en Novembre.

La correspondance de Galbois est achevée. Nous savons qu'il sera enfin nommé chef de bataillon par le, général Moreau le 21 floréal an VIII, après le passage du Rhin, et que son grade lui sera confirmé par le Premier Consul le 1er thermidor suivant.

Sa fin est controversée. Gabriel Vanel, dans sa brève note sur Galbois, croit que sa mauvaise santé l'obligea à demander une retraite prématurée ; il n'a pu obtenir de précision aux Archives de la Guerre. Notre prédécesseur a noté sur la chemise qui contient le paquet de lettres : mort à Saint-Domingue en 1802. Ce renseignement fut très certainement étayé par une source lors de l'achat chez l'antiquaire. Nous acceptons plus volontiers cette deuxième version ; elle répond mieux à son état de santé dont il ne se plaint pas, à ses goûts d'aventure et elle est plus digne de l'officier des armées de la République. La mort seule pouvait arrêter son courage.

(1) Lettre du 7 floréal an VII.


M. Bleschamps n'a pas été sans lui faire lire son étude sur Saint-Domingue ; cette perle des Antilles l'a attiré comme un mirage. Il rêvait d'un grand voyage. Justement le général Leclerc a réuni à Brest 24 vaisseaux et 23.000 hommes pour reprendre l'île en état de révolte.

Ils arrivent en vue du cap Haïtien le 1er février 1802, Galbois est de l'expédition. Le noir Toussaint Louverture est battu mais l'armée entière est décimée à la suite de durs combats et de la fièvre jaune.

Telle nous nous imaginons la fin du commandant Galbois dont la figure ne manque pas de relief. Il a parcouru notre front de mer à une époque de blocus, il a participé à l'armement et à la défense de nos côtes, il a été mêlé à la vie de Cherbourg sous le Directoire et nous en a laissé des reflets de sa plume alerte et souvent pittoresque. Il confirme ce que nous savions de la détermination des défenseurs de la patrie pendant les guerres de la Révolution. Sans exagérer la valeur documentaire de ces lettres, n'auraient-elles ajouté que quelques détails d'histoire locale, nous ne regretterions pas d'avoir communiqué la correspondance personnelle d'un officier qui n'a pas édulcoré la vérité et, sans fanfaronnade, a raconté ce qu'il a fait, ce qu'il a vu et entendu.

(2 Juillet 1941).



SONNETS par M. Charles GIOT

Ad majorem, Psichari gloriam

DEVANT SA MAISON

Stolam gloriae Induit eum.

(Introït de la Messe de SaintJean, apôtre et évangéliste).

Non, Psichari, Cherbourg n'est pas Ville oublieuse Et ne s'abreuve pas aux ondes du Léthé, Ton séjour parmi nous honora la Cité Qui t'admire, s'incline et se souvient, pieuse.

Illustre est ce logis. Ton ombre glorieuse Lui confère à jamais un renom de fierté.

Ici s'élabora dans sa sublimité Le livre, point final d'une œuvre vigoureuse.

Centurion vaillant tué à l'ennemi Noble écrivain aimé, vois par delà ta tombe Ceux qu'assemble ton culte en un hommage ami.

Car pour glorifier et le soldat qui tombe Et le fécond labeur ici parachevé Ils ont voulu ton nom dans le bronze gravé.

Cherbourg, 87, rue Asselin

le 24 janvier 1937.


Et a verbo aspero.

(Complies, Psaume 90)

Seigneur épargnez-moi votre critique amère Au redoutable jour du dernier jugement.

Votre miséricorde, ô Maître très clément.

Je l'implore en les chants de l'Eglise, ma mère Ils disent qu'il ne faut pas que je désespère Puisque votre douceur jamais ne se dément Et que vous recevez celui qui se repent Ouvrant tout grands vos bras et votre cœur de père.

Que ne tombe jamais sur moi l'âpre parole De votre auguste lèvre au jour si redouté, Mais celle de l'accueil qui pardonne et console Pauvre et nu, mon refuge est en votre bonté.

Et que dans le plateau divin de la balance Sur la justice, alors, l'emporte la clémence.

31 mars 1937.


Un grand artiste Valognais : Félix BUHOT par M. Charles HAMEL.

Il y a déjà bien longtemps que j'avais formé le projèt de vous entretenir de Félix Buhot, mais j'avoue que j'ai eu bien des hésitations, ne me jugeant pas suffisamment compétent pour aborder ce sujet. J'ai fini par m'y décider, parce que j'ai dû, à des relations de camaraderie ou d'amitié qu'il a eues avec des membres de ma famille, de connaître de bonne heure et d'admirer son œuvre ; parce que, de ce fait, j'ai en ma possession tout un dossier le concernant, et contenant une collection de ses tout premiers dessins, de la correspondance, et des articles, auxquels j'ai largement emprunté, de ses premiers admirateurs, tels que MM. André Fontaine et Emile Enault, nos compatriotes normands, Philippe Burty et Octave Uzanne, critiques d'art, et Léonce Bénédite, conservateur du Musée National du Luxembourg ; parce qu'enfin Félix Buhot est né à Valognes où j'ai passé moimême une grande partie de ma vie, et que j'ai gardé de Valognes un si excellent souvenir, que j'ai considéré comme un devoir de reconnaissance d'évoquer devant vous la mémoire d'une de ses personnalités les plus éminentes et les plus originales.

Félix Buhot est né à Valognes le 9 juillet 1847. Son enfance semble avoir été austère. Orphelin de bonne heure, sa vive intelligence le fit remarquer de ses maîtres et lui permit d'entrer au collège de la ville. Il y fit de bonnes études secondaires, fonds solide de la haute culture qu'il devait posséder plus tard. En même temps se dessinait sa vocation artistique. Il employait ses loi-


sirs à fouiller la vieille et riche bibliothèque municipale, copiant, avec une ardeur et une patience infatigables, les grandes lettres ornées et les enluminures des manuscrits, et prenant dans les livres anciens cette passion pour les vieux papiers qui le posséda toute sa vie.

Il fut reçu bachelier ès-lettres à la faculté de Caen en 1865. Il se pénétra instincti vement, écrit M. Philippe Burty, de la poésie particulière de la Normandie encore imbue, dans la presqu'île de la Manche surtout, des souvenirs du passé. Il apprit à en aimer les hôtels aux toits moussus, les cours désertes conduisant à des perrons solennels. Puis les marchés installés sur de petites places, où les paysannes vendent les légumes et les fruits, sous de larges parasols, pendant que les ânes attendent patiemment, attachés par le licol à l'ombre d'une vieille église. Les ânes lui causèrent une impression aussi vive que les êtres humains. Il a marqué pour leur tournure patiente, leurs longues oreilles mobiles et leurs jambes nerveuses une sympathie très légitime dans ses premeirs essais d'eau forte. Il apprit par cœur tous les sentiers pierreux qui s'éloignent de la ville à travers les falaises et les grèves, et les suivant pas à pas jusqu'à la Manche, il leur dut de connaître et d'aimer la mer, ses aspects changeants, ses ciels gris rayés par la fumée des bateaux à vapeur, sa plainte perpétuelle, ses côtes couronnées de fleurs, qui disparaissent au loin dans les brumes.

Il partit pour Paris à la fin de 1865 et se prépara d'abord à subir les examens de la licence ès-lettres en vue du professorat. Mais cédant bientôt à son impérieuse vocation, il entra à l'école de Lecocq de Boisbaudran, suivit quelque temps les cours de l'Ecole des BeauxArts, fut ensuite élève de Pils et de Jules Noël. Entre temps, pour suffire aux besoins de sa modeste existence, il chercha un petit emploi, et obtint la place de secrétaire du député de Valognes, le général Meslin. En réalité, Félix Buhot s'était formé seul, par l'étude des grands musées et par un travai l ac h arné.

Il s'était déjà essayé à la lithographie et avait publié quelques dessins lorsque la guerre de 1870 éclata. Il avait l'âme trop élevée pour ne pas répondre spontanément


à l'appel désespéré de la Patrie. Il s'engagea donc, après les premiers désastres et fut incorporé dans le corps d'armée de la Loire ; il supporta les fatigues de l'héroïque campagne de Chanzy, et obtint en quelques mois le grade de sergent-major.

La paix le rendit à ses travaux, plus décidé que jamais à se réfugier dans l'Art. Maître d'études au collège Rollin et chargé d'un cours de dessin, il essaya d'une méthode d'enseignement qui consistait à faire dessiner les élè- ves au tableau noir, le plus souvent, en copiant telle forme donnée, d'abord à main levée, ensuite de mémoire.

Cela parut alors une effrayante nouveauté, et les pontifes de la routine se récrièrent. Devant leurs critiques et leurs obstacles, Buhot quitta l'Université, résolu à ne plus compter que sur sa pointe et son crayon.

Dès lors, signant ses premières œuvres jusqu'en 1877 du pseudonyme de « Tohub », son existence se partagea tantôt entre Paris, ce Paris qu'il avait si bien compris et que pourtant, à la fin, son cœur souffrant et désemparé, se mettait à détester et croyait n'avoir jamais aimé, et Londres qu'il affectionna toujours beaucoup, Londres où il exécuta les pièces qu'on peut considérer comme ses chefs-d'œuvre, Londres où il épousa la femme intelligente et courageuse qui devait être la mère de ce cher « petit Jean » le dernier espoir de ses derniers jours ; tantôt entre son « cher vieux petit Valognes » où il retournait de temps en temps, et sa villa de Dinard « l'Abri » où il ira, au bout de sa vie lassée et désenchantée, s'enfouir dans la solitude « comme se cache un animal blessé ». Il est mort à Paris le 26 Avril 1898.

Toute son œuvre nous apparaît comme le miroir fidèle de sa vie extérieure et intérieure, comme la plaque impressionnable vivement émue au cours changeant de ses visions et de ses rêves, de ses goûts et de ses caprices, de ses songeries et de ses cauchemars, et aussi de ses préoccupations professionnelles qui devaient dégénérer en douloureuses tribulations.

Il fait une série de planches sur Paris pittoresque, qui dépasse de loin tout ce qui a été gravé dans ce genre. La place Pigalle, l'ancien Hôtel-Dieu avec sa sta-


tion de fiacres, les Souvenirs de l'Hiver 1879, l'Auberge du Bagne et vingt autres estampes, sont d'une incomparable hardiesse d'exécution.

Daudet a recours à lui pour l'illustration des « Lettres de mon Moulin », Barbey d'Aurevilly pour celle de « l'Ensorcelée », de « la Vieille Maîtresse » et du « Chevalier Destouches. »

Ses eaux fortes anglaises « Westminster » et « la Tour de Londres », resteront comme des pièces extraordinaires de facture et d'expression.

Une originalité bien connue de Buhot, entre tant d'autres, écrit M. Léonce Bénédite, ce sont ses marges symphoniques. De la « remarque », simple notation quelconque, petit croquis très insignifiant que le graveur griffonne en marge de son œuvre, soit involontairement pour essayer sa pointe, soit à dessein pour distinguer certains états, Buhot a fait un véritable encadrement.

C'est une manière à lui de s'échapper de son sujet, de fixer tout le long de la route en croquis légers qui se me- lent, se doublent, se brouillent, se confondent comme dans le rêve, tous les songes, toutes les visions, tous les souvenirs que lui suggère, pendant les longues heures de travail, la méditation lente de son sujet. Ce sont parfois de petits tableaux comiques ou lamentables qui ajoutent leurs éléments personnels d'intérêt à l'atmosphère de l'estampe : mouettes qui traversent ses planches marines ; fiacres abattus, jambes qui pataugent, dans ses visions hivernales de Paris. Ici. autour de WestminsterBridge, une vue lointaine et fulgurante de Saint-Paul dans le brouillard, des steamers, des gabarres, des tunnels, des trains lancés dans la nuit et toute une foule qui déborde sur les voies ; là, autour du palais législatif, des galères dorées, des écussons, des masses et des massiers, des perruques de magistrats, des seigneurs conduisant de belles dames suivies d'un page au milieu des tritons et des naïades du fleuve, des châteaux lointains et des carrosses de contes de fées et tout en haut, dans la nuit, une figure de reine en deuil, agenouillée sous l'œil sinistre d'un hibou.

Ces croquis vaporeux égratignés légèrement sur le


cuivre, ajoute M. Bénédite, ne sont plus seulement le produit du caprice d'un dessinateur inventif, c'est comme les émanations de l'âme de ces mélancoliques paysages et de. ces nobles architectures, noires, graves et solennelles.

A un talent naturel de premier ordre, Buhot joignit une conscience de métier rarement égalée. Chacune de ses planches passait par une longue série d'états, et rarement l'artiste se déclarait satisfait du dernier ; le nombre des planches qu'il détruisit au dernier moment, par excès de scrupules est incalculable. C'était ensuite pour les épreuves, une minutieuse préparation des papiers : examen du grain, du ton, du caractère, de l'âge : recherche de certaines nuances par l'emploi des procédés les plus inattendus. Un peintre de ses amis, M. Lepigeon, de Valognes, a raconté que, pour donner des tons plus chauds à ses épreuves, il avait trouvé un procédé invraisemblable ; M. Lepigeon avait une maison dont les cheminées, fumaient ; Buhot remarqua que certaines eaux fortes culottées par la fumée (c'était son expression) étaient devenues particulièrement belles ; il en confia dès lors un certain nombre à son ami pour les lui « culotter » et donner ainsi à son œuvre une plus grande perfection.

Mais on ne comprend vraiment Buhot, écrit M.

André Fontaine, que si l'on connaît le milieu il s'est formé. Normand de Valognes, il goûta, dès l'enfance, la gravité et la douceur de cette ville surannée.

« La singulière petite sous-préfecture de Valognes écrit Buhot en 1884, dans le Journal des Arts, est. le type de ce qu'on appelle une ville morte. C'est à ce caractère de ville morte qu'elle doit son charme, une ville morte, c'est-à-dire une ville qui a été riche et qui ne Pëst plus ; une ville jadis prospère et vivante et qui maintenant n'a ni industrie ni commerce, qui, par conséquent se trouve dépourvue de hautes cheminées en briques rouges vomissant la fumée de charbon, daines sales où grouillent des visages blêmes ; une ville qui ne bâtit pas de maisons neuves, qui s'abrite de vieux toits, qui n'a que des rues à l'ancienne mode et des hôtels


de seigneurs trop vastes et trop beaux. Les habitants sont pour la plupart des rentiers partageant leur temps entre la lecture et la culture de leur jardin ; quelques savants, même, naturalistes, archéologues ou collectionneurs j il y en a toujours eu à Valognes. D'aristocrate qu'elle était autrefois, la petite ville est devenue contem- plative et recueillie. Elle est demeurée croyante, et c'est encore une forme d'aristocratie par le temps où nous vivons. La Société archéologique y possède une magnifique bibliothèque de livres anciens et un musée d'antiquités et d'histoire naturelle, installé dams un de ces vieux hôtels devenus déserts, parés de leur luxe délicieusement fané ». 1 Buhot revenait avec joie dans sa ville natale où il ne se lassait pas de dessiner, de peindre et de graver.

« On se reproche, écrit M. Fontaine, on se méprise de s'ennuyer dans un milieu où l'artiste a su voir et noter tant de détails intéressants, depuis les vieux balcons et

les portails Louis XV, jusqu'aux maisons bourgeoises, entourées de jardins et discrètement abritées derrière de hauts murs. Paisible d'ordinaire, ou agitée les jours de marché et les dimanches, la ville garde sans cesse une physionomie particulière que l'artiste aime et dégage.

Il perçoit tout un parfum de vieilles choses dans la grande place aux arbres séculaires, dans l'église paroissiale dont la flèche et le dôme dominent les maisons ; dans les rues tortueuses, raboteuses et silencieuses où le passage d'un inconnu fait événement ; dans les réverbères qu'on allume quelquefois à grands frais d'huila pour peu de clarté ; dans les coëffes et les mantes des vieilles femmes, les hauts de forme et les paletots-sacs des bourgeois cossus. Il n'est pour ainsi dire pas une pierre dans la ville qui n'éveille la curiosité et la sympathie de l'artiste ».

C'est à cette riche veine que nous devons la délicieuse eau forte du Couvre-Feu, les Voisins de Campagne, les Noctambules, la Maison d'Orléans, Pluie et Parapluie, le Réveillon, et enfin une quantité énorme de dessins à l'aquarelle, à la gouache, voire même de peintures à


l'huile qui le mettent au rang des plus grands artistes du XIXe siècle.

Sa correspondance, elle aussi, révèle son amour du pays natal, sa passion des vieux papiers, des vieilles pierres, de tout en un mot de ce qui rappelle le passé. Dans les lettres qu'il écrivit à son ami de Valognes, M. Emile Bitouzé, j'en ai choisi deux qui sont particulièrement caractéristiques à cet égard, et qui en même temps vous donneront une idée de l'élégance et du pittoresque de son style, et aussi de sa parfaite courtoisie.

Voici la première lettre ornée d'un dessin : L'Abri, Samedi 18 Nove-rnbre 1893.

Cher Monsieur Emile, C'est bien aimable à vous de m'ewoir prévenu de cette occasion qui se présente, cette vacance de la maison Faguet. Je pense (pi elle doit être tentante et la situation ne me déplairait pas, bien qu'à vrai dire mon idéal serait plutôt 7e quartier entre la rue des Religieuses et Alleaume, la place des Capucins prise comme centre.

Si le trajet n'était pas si long pour aller à Valognes^ j'aimerais beaucoup la visiter, mais malheureusement je ne puis faire en ce moment le voyage. J'ai Vespoir d'll aller passer quelques jours vers Pâques, mais pour le moment, c'est bien difficile ; il faudra songer bientôt à rentrer à Pariv, ce qui ne me sourit que médiocrement du reste.

Je vous remercie beaucoup pour la proposition que vous me faites de visiter la maison, mais outre que je ne puis la visiter moi-même, il y a aussi la question de prix qui serait un peu élevé pour le moment.

Quelle bonne et charmante lettre vous m'avez adressée à la date du 23 octobre, dernier, et comme je suis heureux de cette occasion de vous dire tout le plaisir qu'elle m'a fait ! Je la conserverai comme l'une des expressions les plus amicales qui m'aient jamais été données par un compatriote. Je serai aussi heureux que vous-même si


l'an prochain 7non petit Jean peut faire la connaissance de votre Lucien, et continuer ainsi la chaîne des bonnes et amicales relations entre les parents et les enfants. Ma femme aussi a eu bien du plaisir à lire votre lettre, car elle aussi aime sincèrement Valognes, et plus que jamais, je crois, depuis notre dernier voyage. Elle vous envoie à son tour ses meilleurs souvenirs.

Notre adresse à Paris est : 71 Boulevard de Clichy.

Epoque de retour, incertaine, peut-être seulement vers Noël.

Je vous demande pardon de vous écrire si à la hâte, et à bâtons rompus. J'ai la maison pleine d'ouvriers, menuisiers, plombiers pour achèvement des réparations indispensables. Vous voyez cela d'ici !

Tout à l'heure, à propos de cette maison Faguet, je revoyais en rêve une petite maison située sur la place des Capucins qui me plaît beaucoup, du moins comme aspect extérieur, car je ne l'ai jamais visitée. Elle a une tourelle. Je suppose qu'elle est occupée. J'aimerais beau-

coup aussi certaines maisons de la rue Siquet, par exemple un pavillon dans l'ancien hôtel Tibouteau, avec sa grande cour et son jardin en terrasse.

Quelle indignité que de vouloir démolir cette jolie tour si bien conservée du XVe siècle dans la cour de l'ancienne école des Frères ! C'est un des plus jolis morceaux qu'il y ait à Valognes. A quoi bon cette démolition ! Il faudrait, au contraire, la restaurer. Ne pourriez-vous vous joindre à quelques amis de la Société Archéologique pour empêcher cet acte de vandalisme ?

Juste le temps de vous serrer cordialement la main, sans oublier, je vous prie, mes respectueux souvenirs à Madame. Votre compatriote et ami Félix Buhot.

Voici la seconde lettre : L'Abri, Dimanche 13 Janvier 1894.

Oui, mon cher Monsieur Emile, vous avez bien raison de penser que les nouvelles de Valognes sont toujours pour moi d'un profond, d'un constant intérêt, en particulier en ce qui regard e les maisons à louer. Vos lettres me


font un plaisir que je ne saurais vous dire : car en dehors du renseignement qui m'intéresse, qui me fait espérer urne solution prochaine, elles m'apportent comme une senteur du pays aimé, et transportent mon imagination dans ces rues, dans ces chasses que j'aime tant.

Ne fût-ce qu'à cause de cela, je vous supplie de continuer à me mettre au courant de tout ce qui pourrait se présenter, même si cela n'est pas pour moi d'une utilité immédiate, car dès maintenant ce rêve me cause une joie et vient m'arracher pour un jour à mes mélancolies actuelles.

Vous pouvez croire que j'en ai un vif souvenir de cette promenade au lavoir du Gravier, par cette si belle nuit de septembre ! Ah ! qu'elle me fit plaisir !

Je me rappelle parfaitement l'aspect et la situation de la maison et du reste, en fût-il autrement, votre petit dessin si clair, si graphique, suffirait à m'en faire toucher la topographie comme si j'y étais.

Je vous assure qu'il est très gentil votre dessin ; je viens de le coller sur la feuille blanche datée d'aujourd'hui dans le cahier-journal j'inscris au jour le jour les petits événements de ma vie, les remémorant souvent par un croquis rapide comme un hiéroglyphe, tandis que parfois aussi, au-dessous ou en regard, petit Jean ajoute sa note personnelle pair un croquis à la plume, le paysage ou le bateau qu'il a vu, son impression du jour.

La situation de la maison me plairait beaucoup. Elle n'est pas trop isolée I? je pense. Y a-t-il du côté A, en allant vers la rue de Poterie, des voisins comme du côté du Bourg-Fleury ? Bons voisins n'est-ce pas f Soyez-donc assez bon, mon cher ami, pour voir Mme Desprez quand vous aurez l'occasion, demander si elle veut louer, — combien — et visiter la maison s'il y a lieu. Rien n'est pressé, puisque, je ne puis guère compter de retourner à Valognes avant Pâques, et que je ne puis rien décider avant d'avoir vu. J'espère que vous m'offrirez une jolie collection de maisons à visiter im peu partout, pour cette époque. (J'espère aussi que nous pourr°ns voir à loisir les Vieux Papiers, mais je reviendrai :su..,. ce sujet).


En ce qui regarde mon projet de pied-à-terre à Valognes, il faut que je vous dise quelles sont mes espérances et aussi quels sont mes obstacles. En peu de mots, car en détail ce serait trop long, et je vous expliquerai mieux cela de vive voix. J'espère être en mesure de louer au moins une petite maison dans le courant de l'année, mais cela dépend du résultat d'éventualités dont le succès ne dépend pas absolument de ma volonté. Ainsi par exemple, je compte changer d'appartement à Paris, d'ici à deux ou trois mois, et prof iter de ce changement pour réaliser en argent un stock de gravures et de dessins.

Mais les temps sont peu favorables, et je ne sais pas si j'aurai la chance. Il y a encore d'autres raisons qui pourraient encore me forcer à remettre à l'année prochaine.

J'espère toutefois ; mais sans être trop difficile, je ne voudrais pas d'une maison trop incommode ni trop hu- mide. C'est à cette dernière condition que je tiens surtout ; j'ai besoin d'une maison qui ne soit pas humide, qui puisse contenir en sécurité des papiers, des dessins.

Je voudrais un jardinet, mais non un grand jardin, un petit plutôt. Je voudrais pouvoir, si mes moyens actuels le permettaient, louer de suite une bonne maison spacieuse, quitte à la laisser à peu près vide, et à la meubler plus tard peu à peu ; il faudra que pour le moment, je me contente de quelque chose d'assez modeste mais cependant pas trop petit ni trop vilain ; surtout pas humide et pas en mauvais état ; s'il y avait de l'humidité et des souris, je quitterais tout de suite.

Savez-vous quel serait mon rêve comme situation, si j'avais le choix ? Une bonne maison dont la façade serait nie de Poterie, et dont le jardin s'ouvrirait sur la place du Château, dans l'espace compris entre M. Lepelletier et vos magasins. Et je voudrais pouvoir fouiller le sol pour retrouver la Tour enfouie.

La maison de feue Mme Hébert ne me convient pas absolument comme situation : Pas assez de mystère pour mon ourserie qui voudrait pouvoir sortir en pantoufles, et jouir d'une bonne « cache » pour y fumer sa pipe.

J'abuse de votre attention ; donc vite en vous adressant nos meilleurs vœux pour vous et votre famille et


avec tous mes nouveaux remerciements, me dis votre bien dévoué: Félix Buhot.

P. S. — La question des Vieux Papiers. — Une inquiétude me poigne à ce sujet, que voici : Vous sera-t-il loisible de conserver par devers vous tous ces curieux papiers jusqu'à l'époque de mon voyage projeté à Valognes ? — Autre chose : je m'imaqiiw que vous n'avez pas transporté chez vous la totalité de ces vieux papiers ; cependant rien n'est à négliger, et tous les fascicules, toutes les liasses devraient être examinées. La pièce intéressante se trouve parfois là où l'on s'attendait le moins à la trouver. Il faudrait même avoir le temps et la patience de feuilleter tous les vieux livres, où peuvent se cacher des autographes intéressants pour l'histoire de la ville.

Attention iwr tout aux timbres et marques de papiers d'affaires !

Une brillante exposition des ceivvfres de Félix Buhot s'ouvrit à New-York le 15 Février 1888. Elle eut un succès retentissant et se composait, d'après le catalogue descriptif de Bourcard, de 37 pièces, esquisses, croquis, dessins et eaux fortes.

Le grand artiste est mort à Paris le 26 Avril 1898, ignoré du grand public. Mon œuvre, écrivait-il un jour à l'un de ses amis avec une secrète fierté, est restée en bonne partie vierge de regards profanes. Mais il ajoutait qu'il serait heureux de la voir expliquée à des compatriotes.

Ce vœu a été exaucé grâce à l'initiative prise par la Revue Normande « Le Bouais-Jan » qui, sous l'active impulsion de M.M. André Fontaine et François Enault, organisa en juillet 1900 une large exposition de ses œuvres à Valognes, sa ville natale.

Dans une grande salle de l'Hôtel de Ville, revêtue de tentures appropriées, plusieurs centaines de dessins et eaux-fortes du grand maître disparu étaient présentées avec un art exquis. A l'heure fixée, M. le Sous-Préfet de Valognes vint ouvrir l'exposition. Il était accompagné de la Municipalité au grand complet, du bureau de l'Association Normande avec de nombreux membres de l'Association, des notabilités parmi lesquelles M. Le Véel,


l'éminent sculpteur, beaucoup de membres du BouaisJan, MM. Enault, Fontaine, Beuve, venu de Saint-Lo comme à un pélerinage obligatoire, et une foule d'amis et d'admirateurs.

Des discours éloquents furent prononcés notamment par M. Fontaine qui fit une étude très complète de Félix Buhot et du génie Normand.

Cette exposition qui attira un grand nombre de visiteurs, fut pour beaucoup une révélation.

Cette apothéose se termina par une beuverie Normande et dans le numéro du Bouais-Jan du 8 Août 1900, son rédacteur terminait ainsi son compte-rendu : « Ah ! si ce pauvre Buhot, enlevé si jeune à notre admiration, ce Normand de Valognes, tant épris de tout ce qui lui rappelait sa Normandie adorée, avait pu nous voir et entendre les échos de notre joie exubérante, que son bonheur eût été*grand ! Rien, à notre avis, ne pouvait mieux, selon les idées du cher mort, célébrer sa mémoire que cette réunion de Normands attablés, et fêtant la moque en main notre beau pays et ses vieilles coutumes ».

Malgré le succès indéniable de cette exposition, beaucoup d'années devaient encore s'écouler avant que Félix Buhot fût mis à son rang et que ses œuvres fussent appréciées à leur véritable valeur.

J'en donnerai comme preuve cette lettre datée du 3 Juin 1909 et adressée de Paris par sa veuve à M. Bitouzé :

Monsieur, En fait (Veaux-fortes de mom mari se rapportant à Valognes je ne vois guère (pie : Ma petite Ville - La route de Cherbourg avec l'Eglise de Valognes au fond — Le Couvre-Feu — Une toute petite pièce : la Place du Châ- teau la nuit — La Maison d'Orléam — Les Voisins de Campagne — La Chapelle St-Michel à Lestre — Les ■■ Grandes Chaumières à Quinéville ; (ces chaumières n'existent plus, m'a-t-on dit).


Autant que je me souviens, une êpreu/ve de plusieurs, sinon de toutes ces pièces, doit se trouver dans grand cadre que j'ai eu le plaisir d'offrir à la ville de Valognes en 1890 (?), et comme ce cadre est probablement à la Bibliothèque, vous pourriez peut-être vous rendre compte de ce que sont ces eaux-fortes.

Les prix auxquels je pourrai en céder des épreuves sont : Ma petite Ville 15 fra/ncs — Le Couvre-Feu 10 francs — La Maison d'Orléans 15 francs — Voisins de Cam- pagne 30 francs — La Chapelle St-Michel 20 francs — Les Grandes Chaumières 20 francs. »

Ce n'est donc que depuis quelques années seulement que les œuvres de Félix Buhot sont recherchées par les amateurs à prix d'or, et que s'est révélé exact aux yeux du grand public ce jugement porté sur lui bien avant sa mort par le critique d'art Philippe Burty : « Presque toutes les eaux-fortes de l'école contemporaine me sont passées sous les yeux. Celles de Félix Buhot sont du très petit nombre de celles qui ne me procurent que des sentiments de sympathie, et le phénomène est le même quand je feuillette ses albums de dessins, quand j'analyse ses aquarelles et ses études de peinture.

C'est que tout y est sincère et y traduit avec naïveté les troubles, les recherches, les réussites d'une âme loyale et d'une main intelligente. C'est à nous de jouir, c'est à l'avenir qu'il appartient de décréter à quel ordre tel œuvre doit être classée définitivement ».

Comme nous l'avons vu, M. Félix Buhot avait voué un véritable culte à sa ville natale. Celle-ci lui en a été reconnaissante et en retour, a tenu à faire tout ce qui était en son pouvoir pour honorer sa mémoire et perpétuer son souvenir.

Elle a d'abord fait apposer son effigie en médaillon au-dessus de la porte d'entrée de la Bibliothèque Municipale où il avait passé tant d'heures de sa jeunesse et où s'éveilla sa vocation d'artiste — Ce médaillon en bronze fut placé et inauguré par M. Cauvin, Président de la Société Archéologique de Valognes, au cours de l'année 1925, en présence du Directeur et des membres de


l'Association Normande, qui tenait alors son congrès à Valognes.

A Valognes, Félix Buhot l'avait constaté pour s'en féliciter, il ne s'ouvre jamais de voies nouvelles, et d'un autre côté il est infiniment rare que sa Municipalité change les noms des rues, parce qu'elle partage le point de vue que nous avons toujours soutenu ici à la Société Nationale Académique, qu'on ne doit changer les noms des rues qui rappellent souvent de vieux souvenirs très respectables, qu'à titre tout à fait exceptionnel, et seulement pour y substituer des noms de célébrités locales.

Or le 8 mars 1925, en vertu d'une délibération dont il convient de le féliciter, le Conseil Municipal de Valognes, en même temps que la rue du Tribunal était baptisée rue Léopold Delisle et la rue Saint-Sauveur rue Jules Barbey d'Aurevilly, décidait que la rue de Cherbourg recevait le nom de Félix Buhot, et qu'une plaque de marbre blanc serait apposée sur la façade de l'immeuble portant le n° 26 de cette rue, avec l'inscription suivante : Félix Buhot, peintre, graveur, mort à Paris est né dans cette maison le 9 Juillet 1847.

En tant que Cherbourgeois, nous n'avons pu être froissés que ce trait d'union entre notre ville et la cité voisine fût rayé, car du moment qu'il s'agissait de donner à une rue de Valognes le nom de Félix Buhot, ce ne pouvait être que la rue de Cherbourg, la rue où il est né, la rue qu'on retrouve si souvent dans ses dessins et ses eaux-fortes avec comme fond, la flèche et la coupole de la belle église Saint-Malo, la rue si venteuse dans laquelle il nous représente, avec quelle intensité de vie, des Valognais rentrant chez eux à l'heure du « CouvreFeu », suivis de leur petit chien, et luttant péniblement contre le vent et la pluie avec leur parapluie.

Je remarquerai à ce sujet que très souvent, dans l'amvre de Buhot, on trouve l'un ou l'autre de ces attributs : l'âne, le roquet ou le parapluie.

Valognes a donc associé dans cet hommage posthume ces deux illustres noms de Barbey d'Aurevilly et de Buhot, l'un son enfant, l'autre son fils d'adoption. Or


j'ai fait cette constatation que Barbey d'Aurevilly qui était le quasi compatriote de Buhot, et qui eut avec lui à Paris, des rapports très étroits puisque, comme nous l'avons vu, celui-ci illustra plusieurs de ses œuvres, n'a pas, que je sache, cité même son nom dans sa correspondance. Cela peut paraître singulier, mais on s'en étonne moins quand on connaît le tempérament du connétable des Lettres, qui devait être très exclusif dans ses admirations comme dans ses amitiés. Et puis il y avait un contraste trop accentué entre ces deux hommes, pour qu'ils puissent bien se comprendre : l'un avec son orgueil démesuré, sa tendance à plastronner, à étonner ses contemporains par ses attitudes de dandy et ses toilettes extravagantes ; l'autre avec sa simplicité, sa bonhomie, son « ourserie », et ses pantoufles ». Et pourtant Barbey d'Aurevilly qui avait une grande admiration pour Mil- let, aurait pu dire de l'artiste valognais ce qu'il a dit si justement et si éloquemment du peintre de l'Angélus : « Je le reconnais pour un de mes compatriotes, comme un communiant à la même nature, aux mêmes souvenirs et aux mêmes impressions que moi ! Je le reconnais pour Normand, du faîte à la base, au moindre trait de son pinceau et de son crayon ».

Dans cette étude, je n'ai envisagé en Félix Buhot que l'artiste. J'aurais voulu y ajouter quelques mots sur l'homme privé, mais à ce point de vue je ne crois pas pouvoir mieux la terminer qu'en citant les dernières lignes si émouvantes de l'article nécrologique que lui a consacré mon si regretté ami Emile Enault et qui a paru dans le numéro du « Bouais-J an » du 8 mai 1898 : « Quant à ceux qui ont eu le grand honneur de pénétrer dans l'intimité de Félix Buhot, qui savent combien il y avait de bonté, de fierté et d'énergie dans cette âme, combien de nuances aussi dans cet esprit nourri des littératures classiques, française et anglaise, torturé par une imagination fougueuse, préoccupé jusqu'à l'angoisse des problèmes de la pensée contemporaine, sociaux ou religieux, mais invinciblement idéaliste et croyant, dans une liberté souveraine d'appréciation sur les hommes et leurs oeuvres,leu/r deuil renaîtra toujours du sou-


venir de leurs entretiens avec im homme si émouvant et si réconfortant à la fois quand il ouvrait son cœur et de qui la nervosité, les inquiétudes morales et la fièvre d'art provenaient en définitive de ce qu'il avait placé très haut au-dessus des mesquineries de la vie commune : son idéal ».


La Vie et l'Œuvre d'Alexis de TOCQUEVILLE par M. C. Th. Quoniam (1)

Alexis-Charles-Henri Clérel de Tocqueville est né à Paris le 29 Juillet 1805.

Son père avait épousé à vingt ans mademoiselle Lepelletier de Rosambo, petite fille de M. de Malesherbes, le défenseur de Louis XVI.

Si je rappelle cette illustre ascendance, c'est pour marquer les conditions dans lesquelles s'écoulèrent les années de l'enfance d'Alexis de Tocqueville tout empreintes des souvenirs sanglants de la Révolution.

Je ne veux ici que fixer les étapes d'une vie qui fut brève puisqu'elle s'acheva, à Cannes, le 16 Avril 1859 et que, suivant la magnifique expression de Lacordaire, « il n'a pas eu le temps pour complice de sa gloire. »

En 1827, Alexis de Tocqueville est rappelé d'Italie, où il voyageait avec son frère Edouard, pour prendre les fonctions de juge-auditeur au tribunal de Versailles.

Il pouvait espérer le plus brillant avenir dans une carrière qui semblait parfaitement convenir à ses talents et à son caractère, sous un gouvernement auquel sa famille était particulièrement dévouée, lorsque éclata la Révolution de 1830.

Cependant il donna son adhésion au nouveau régime.

Il prêta serment au fils de Philippe-Egalité ! Il ne le

(1) Lecture faite à la Société Académique dont Alexis de Tocqueville avait été associé correspondant, à l'occasion du centenaire de son ouvrage « La Démocratie en Amérique » et de l'érection de son buste à la nouvelle gare maritime de Cherbourg.


fit pas sans un serrement de cœur. Mais c'était encore la monarchie et, pour lui, le dernier rempart de la liberté.

Six mois après, il partait pour les Etats-Unis.

Il était accompagné de son ami Elie de Beaumont, membre comme lui du Tribunal de Versailles, et qui, comme lui, avait cherché dans une mission lointaine, l'occasion de s'éloigner d'un nouveau maître qu'il n'aimait pas.

Ils étaient chargés d'étudier le système pénitentiaire pratiqué dans les états du Nouveau Monde.

Nous ne les suivrons pas dans ce voyage où Tocqueville, dont la santé était délicate, mais grande l'énergie, parcourut les immenses territoires, souvent encore inexplorés, qui s'étendent des grands lacs aux.

rivages du golfe du Mexique. Mais s'il ne fut pas insensible aux spectacles grandioses qui s'offraient à ses regards, c'est surtout à l'étude des mœurs et des institutions que se portait la curiosité de son esprit.

De retour en France, les deux amis composèrent le rapport qu'ils remirent au Ministre et dont ils firent le développement dans un livre publié en commun sur « Le Système pénitentiaire aux Etat-Unis et son application en France. » - - .Sur ces entrefaites, Elie de Beaumont fut révoqué de ses fonctions par le Gouvernement de Louis-Philippe.

Alexis de Tocqueville voulut suivre volontairement son ami dans la disgrâce.

Libéré de toute obligation dè service, dégagé de toute astreinte des servitudes politiques ou mondaines, Alexis de Tocqueville put se livrer sans entraves aux joies pures dii travail intellectuel.

Les deux premiers volumes de la « Démocratie en Amérique » parurent au mois de Janvier 1835. Le succès fut tout de suite retentissant.

- « Depuis Montesquieu, il n'a rien paru de pareil » dit Royer-Collard.

! « On ne doit pas s'étonner, écrit l'un de ses biographes, qu'à l'aspect de ce succès, tous les partis fussent jaloux de s'approprier le livre et son auteur. Les uns firent d'Alexis de Tocqueville un démocrate, les autres


un aristocrate : il n'était ni l'un ni l'autre. Alexis de Tocqueville était un homme qui, né dans l'aristocratie avec le goût de la liberté, avait trouvé la démocratie en possession des sociétés modernes, et, la prenant pour un fait accompli, désormais impossible à discuter, croyait qu'à l'égalité absolue 'qu'elle établit partout il fallait s'efforcer de joindre la liberté, sans laquelle l'égalité a des entraînements sans frein et des oppressions sans contre-poids, et jugeait cette union si nécessaire qu'il ne voyait pas de but plus considérable à poursuivre de notre temps et consacra toute sa vie à cette entreprise. C'était la pensée mère de son livre, et, on peut le dire déjà, des ouvrages qui ont suivi. »

De l'autre côté de l'Atlantique, ce fut une révélation qui provoqua l'enthousiasme : « Il n'est pas un homme éminent aux Etats-Unis, dit le même biographe, qui ne reconnaisse que c'est M. de Tocqueville qui lui a appris la constitution de son pays et l'esprit des lois de l'Amérique ».

La même année, Alexis de Tocqueville faisait à la Société Académique de Cherbourg une importante communication sur « le Paupérisme » insérée dans les Mémoires de la Société (année 1935, p. 293 à 344).

C'est vers ce temps qu'il se maria à une anglaise, Marie Mottley, qu'il avait rencontrée à Versailles et qui devait lui survivre.

Cependant la notoriété qui s'attachait au nom de Tocqueville n'allait pas tarder à s'affirmer avec un plus grand éclat. En 1836, l'Académie décernait à la Démocratie en Amérique l'un de ses plus grands prix.

En 1838, Tocqueville était élu membre de l'Académie des sciences morales et politiques. En 1841 il entrait à l'Académie française ; il avait 36 ans.

C'est en 1836 qu'il était entré en possession du domaine familial de Tocqueville où « avaient résidé, avant la Révolution, les ancêtres d'Alexis de Tocqueville, menant la vie simple et calme des gentilshommes de pro- -VInce, cherchant leurs amusements à la chasse ou dans la ville voisine de Valognes, toujours prêts à payer au i pays la dette du sang. »


C'est là qu'il vint tenter une première fois, en 1837, la fortune électorale et qu'il en subit l'épreuve. Il s'agissait d'ailleurs du scrutin censitaire départemental et, s'il échoua, c'est que recommandé à son insu, par le président du conseil comte Molé, comme un candidat du gouvernement, il rejeta publiquement cette investiture !

Deux ans après, aux élections générales de 1839, il fut élu à une forte majorité par l'arrondissement de Valognes.

Sa carrière politique est commencée.

Il siégera sans interruption jusqu'en 1848 à la Cham- bre des Députés où il appuiera l'action de l'opposition constitutionnelle. Il participe à la vie parlementaire avec distinction, certes, mais sans éclat. Il fut rapporteur de grandes questions : sur l'abolition de l'esclavage dans les colonies (1839), sur la réforme des prisons (1840), sur les affaires d'Algérie (1846).

Il a écrit lui-même, dans ses Souvenirs : « J'ai vécu, quoique assez à l'écart, au milieu du monde parlementaire des dernières années de la monarchie de Juillet.

Toutefois, j'aurais peine à retracer d'une manière distincte les événements de ce temps si proche et cependant si confus dans ma mémoire. Je perds le fil de mes souvenirs au milieu de ce labyrinthe de petits incidents, de petites idées, de petites passions, de vues personnelles et de projets contradictoires, dans lequel s'épuisait la vie des hommes publics d'alors. »

C'est pourquoi il ne veut pas faire remonter ses « Souvenirs » plus haut que 1848, et c'est là que nous voulons aussi le saisir et vous le montrer, annonçant du haut de la tribune de la Chambre la révolution qui était près de s'accomplir.

C'était le 27 Janvier 1848 : « On dit qu'il n'y a point de péril, parce qu'il n'y a pas d'émeute ; on dit que, comme il n'y a pas de désordre matériel à la surface de la Société, les révolutions sont loin de nous. Messieurs, permettez-moi de vous dire que je crois que vous vous trompez. Sans doute, le désordre n'est pas dans les faits, mais il est déjà


dans les esprits. Regardez ce qui se passe au sein de ces classes ouvrières, qui, aujourd'hui, je le reconnais, sont tranquilles. Il est vrai qu'elles ne sont pas tourmentées par les passions politiques proprement dites, au même degré où elles ont été tourmentées jadis ; mais ne voyez-vous pas que leurs passions, de politiques sont devenues sociales ? Ne voyez-vous pas qu'il se répand peu à peu dans leur sein des opinions, des idées qui ne vont point seulement à renverser telles lois, tel ministère, tel gouvernement même, mais la Société, à l'ébranler sur les bases sur lesquelles elle repose aujourd'hui ? N'écoutez-vous pas ce qui se dit tous les jours dans leur sein ? N'entendez-vous pas qu'on y répète sans cesse que tout ce qui se trouve au-dessus d'elles est incapable et indigne de gouverner ; que la division des biens faite jusqu'à présent dans le monde est injuste ; que la propriété repose sur des bases qui ne sont pas équitables ? Et ne croyez-vous pas que, quand de telles opinions prennent racines, quand elles se répandent d'une manière presque générale, que quand elles descendent profondément dans les masses, qu'elles doivent amener tôt ou tard, je ne sais quand, je ne sais comment, mais qu'elles doivent amener tôt ou tard les révolutions les plus redoutables ?

Lorsque j'arrive à rechercher dans les différents temps, dans les différentes époques, chez les différents peuples quelle a été la cause efficace qui a amené la ruine des classes qui gouvernent, je vois bien tel évé- nement, tel homme, telle cause accidentelle ou superficielle, mais, croyez que la cause réelle, la cause efficace qui fait perdre aux hommes le pouvoir, c'est qu'ils sont devenus indignes de le porter.

Songez, Messieurs, à l'ancienne monarchie ; elle était plus forte que vous, plus forte par son origine ; elle s appuyait mieux que vous sur d'anciens usages, sur de vieilles mœurs, sur d'antiques croyances ; elle était plus forte que vous, et, cependant, elle est tombée dans la poussière.

Et pourquoi est-elle tombée ? Croyez-vous que ce soit par tel accident particulier ? Pensez-vous que ce


soit le fait de tel homme, le déficit, le Serment du Jeu de Paume, La Fayette, Mirabeau ?

Non, Messieurs, il y a une autre cause ; c'est que la classe qui gouvernait alors était devenue, par son indifférence, par son égoïsme, par ses vices, incapable et indigne de gouverner.

Et bien ! ma conviction profonde et arrêtée, c'est que les mœurs publiques se dégradent ; c'est que la dégradation des mœurs publiques vous amènera dans un temps court, prochain peut-être, à des révolutions nouvelles.

On a parlé de changement dans la législation. Je suis très porté à croire que ces changements sont non seulement très utiles, mais nécessaires ; ainsi je crois à l'utilité de la réforme électorale, à l'urgence de la réforme parlementaire ; mais je ne suis pas assez insensé, Messieurs, pour ne pas savoir que ce ne sont pas les lois elles-mêmes qui font la destinée des peuples ; non, ce n'est pas le mécanisme des lois qui produit les grands évènements,. Messieurs, c'est l'esprit même du gouvernement. Gardez les lois si vous voulez ; quoique je pense que vous ayez grand tort de le faire, gardez-les ; gardez même les hommes si cela vous fait plaisir; je n'y fais aucun obstacle ; mais par Dieu, changez l'esprit du gouvernement car, je vous le répète, cet esprit-là vous conduit à l'abîme. »

Et Tocqueville ajoute : « Ces prédictions furent accueillies par des rires moqueurs du côté de la majorité. L'opposition applaudit vivement, mais par esprit de parti plus que par conviction. La vérité est que personne ne croyait encore sérieusement au danger que j'annonçais, quoiqu'on fût si près de la chute ».

On sait ce qu'il advint.

Le 24 Février 1848 le trône de Louis-Philippe s'effondrait ; la famille royale était en fuite; l'insurrection était momentanément maîtresse de Paris ; un gouvernement provisoire s'érigeait dans le désordre et ap- pelait le Pays au vote pour une nouvelle Constituante.

Le temps me manquerait pour retracer ces évène-


ments qui ébranlaient toute l'Europe. Tocqueville y fit preuve d'un grand courage civique. Ce qui importe pour bien marquer son caractère c'est de dire que le département de la Manche ayant envoyé Tocqueville en qualité de représentant du peuple à l'Assemblée Constituante, il apportait à la République un loyal concours.

Dans quel but ? Il nous l'a dit : « Protéger les anciennes lois de la Société contre les novateurs à l'aide de la force nouvelle que le principe républicain pouvait donner au Gouvernement ; vaincre ainsi la démagogie par la démocratie, telle était ma seule visée, »

Mais, mieux encore, le 2 Juin 1849, il entrait dans le ministère formé par Odilon Barrot et où il avait accepté le portefeuille des affaires étrangères.

Louis-Napoléon présidait, si l'on peut dire, aux destinées de la République : il la tenait à la gorge. « Nous voulions faire vivre la République, écrit Tocqueville ; le président voulait en hériter. Nous ne lui fournissions que des ministres, quand il avait besoin de complices ».

Le court passage de Tocqueville dans les conseils du Gouvernement ne lui a pas permis de montrer l'autorité de commandement dont il eût été capable, sinon dans l'affaire de Rome. Nous en retiendrons au moins la rencontre qu'il fit du comte Arthur de Gobineau, alors âgé de trente-quatre ans et qui remplit auprès de lui les fonctions de chef de cabinet.

L'auteur de « l'Inégalité des Races Humaines » a lui-même raconté les circonstances qui l'avaient mis en relations avec Tocqueville.et comment ce fut là le début de son étonnante carrière.

Le 31 Octobre 1849 le ministère était renversé..

Tocqueville continuait d'appartenir à l'Assemblée législative ; mais les fatigues qu'il avait supportées vaillamment malgré une santé déjà défaillante, le contraignirent à de longues absences. Il était en Italie, à Sorrente, lorsque la gravité des évènements politiques lui firent un devoir de rentrer à Paris. Il était là le 2 Décembre 1851. Protestataire, il fut conduit avec deux cents de ses collègues de la mairie du dixième ar-


rondissement à la caserne du quai d'Orsay et transféré à Vincennes. Sa vie publique prenait fin.

* **

Son mandat de conseiller général de la Manche qu'il tenait de l'estime de ses compatriotes, mais qu'il ne pouvait conserver que sous la foi d'un serment que sa conscience ne lui permettait pas de prêter, il dut aussi l'abandonner.

Nulle rancœur, nul sentiment de révolte, un immense mépris sans doute pour une humanité toujours prête aux excès sanguinaires ou aux servitudes humiliantes ; un calme désespoir. •

Ecoutez ce qu'il écrivait à Eug. Stoffels : « Mon ami, l'avenir est noir comme le fond d'un four ; et les hommes qui sont pourvus des yeux les plus perçants déclarent tous aujourd'hui leur impuissance à rien prévoir. Tout ce que je puis te dire, c'est que je suis plus inquiet que je ne l'ai été depuis longtemps. Ce qui est clair pour moi, c'est qu'on s'est trompé depuis soixante ans en croyant voir le bout de la révolution. On a cru la révolution finie au 18 brumaire ; on l'a crue finie en 1814 ; j'ai pensé moi-même, en 1830, qu'elle pouvait bien être finie en voyant que la démocratie, après avoir détruit tous les privilèges en était arrivée à n'avoir plus devant elle que le privilège si ancien et si nécessaire de la propriété. J'ai pensé que, comme l'Océan, elle avait enfin trouvé son rivage. Erreur ! Il est évident aujourd'hui que le flot continue à marcher, que la mer monte ; que non seulement nous n'avons pas vu la fin de l'immense révolution qui a commencé avant nous, mais que l'enfant qui nait aujourd'hui ne la verra vraisemblablement pas. Ce n'est pas d'une modification, mais d'une transformation du corps social qu'il s'agit. Pour arriver à quoi ? En vérité, je l'ignore, et je crois que cela dépasse l'intelligence de tous. On sent que l'ancien mon-


de finit ; mais quel sera le nouveau ? Les plus grands esprits de ce temps ne sont pas plus en état de le dire que ne l'ont été ceux de l'antiquité de prévoir l'abolition de l'esclavage, la société chrétienne, l'invasion des Barbares, toutes ces grandes choses qui ont renouvelé la face de la terre. Ils sentaient que la Société de leur temps se dissolvait, voilà tout ».

Voilà tout ! Et c'est encore de notre temps.

Il choisit de vivre en Sage. Et c'est vers le village de Tocqueville, vers la demeure ancestrale qu'il tourna son regard.

« Pour bien le connaître, écrit M. de Loménie, il faut l'avoir vu dans son arrondissement, en particulier dans son canton où était le siège principal de son influence. Il n'avait pas ce qu'on peut appeler une très grande fortune ; elle s'était récemment augmentée par la mort de son père ; mais pendant plus de vingt ans, elle n'avait pas dépassé vingt mille francs de rente ; son influence lui venait d'ailleurs. Partant de ce principe que la première condition pour être aimé du peuple, c'est de l'aimer et de le servir, il l'aimait sincèrement et le servait activement.

Aucune affaire intéressant soit sa commune, soit son canton, soit même des particuliers lésés dans leurs droits, ne lui restait indifférente, quoiqu'elle lui fut personnellement étrangère ; et jamais ses intérêts privés n'étaient recherchés aux dépens des intérêts de tous.

L'assistance perpétuelle qu'il procurait aux pauvres, se donnait sans étalage et avec une délicatesse de discrétion telle que nous connaissons plusieurs hôtes du château de Tocqueville à qui nous avons appris (et nous l'avions appris nous-mêmes, par hasard), que chaque semaine on fabriquait au château le pain des pauvres.

Cette part des pauvres était sans doute portée discrètement à domicile, car on ne voyait jamais un seul pauvre auprès du manoir.. On n'en voyait pas davantage dans le village de Tocqueville ; toutes les misères étaient placées directement sous la surveillance et la protection des maîtres du château, ainsi que tous les établissements ayant pour but l'instruction des enfants du peuple ».


« Je pourrais raconter, ajoute l'illustre Ampère, l'emploi de ses journées, partagées entre les méditations du matin, les longues promenades à travers les prés et les bruyères, les entretiens aimables et profonds, les visites chez le pauvre, à la porte duquel je l'ai souvent conduit ».

Et lui-même s'est dépeint tel qu'il vécut dans cette solitude agreste et studieuse, dans une lettre à M. de Lomé nie : « Je mène toujours la vie que vous savez, écrivain avant le déjeuner, paysan après. Je trouve que ces deux manières de vivre sont quelque chose de complet qui m'attache, malgré la monotonie. Je me suis remis sé- rieusement à mon livre, et je bâtis une magnifique étable à cochons. Laquelle de ces deux œuvres durera plus que l'autre ? Hélas ! je n'en sais rien, en vérité. Les murs que je donne à mes cochons sont bien solides. En attendant la vie s'écoule avec une rapidité dont je commence à m'effrayer ».

C'est alors qu'il entreprit d'écrire ce livre dont le sujet hantait depuis longtemps son esprit et dans lequel il voulut laisser comme en un testament spirituel ses réflexions sur l'Ancien Régime et la Révolution française.

Ce n'est que la première partie de l'œuvre qu"il nous a donnée et qui parut en 1856.

Le retentissement en fut considérable. La considération qui s'attachait à son auteur ne cessait de grandir.

C'est ainsi que, contraint de se rendre en Angleterre pour y effectuer les recherches nécessaires à la seconde partie de l'ouvrage il y fut l'objet de prévenances particulièrement délicates : « J'ai été en Angleterre, écrivait-il le 25 Juillet 1857 à Elie de Beaumont, avec des témoignages de considération si nombreux et si marqués que j'en ai été presque aussi confus que content. Sir Charles Wood apprenant que je demeurais près de Cherbourg et y retournais, a mis à ma disposition un petit bateau à vapeur qui m'a ramené directement de Portsmouth à Cherbourg mardi dernier, à la grande stupéfaction des naturels du pays, qui s'attendaient à voir sortir du ba-


teau à vapeur au moins quelque prince, et qui n'ont aperçu que votre serviteur ».

Le « Phare de la Manche » du Jeudi 23 Juillet 1857 relate en effet : « M. Alexis de Tocqueville est arrivé à Cherbourg Mardi 21 Juillet à bord du steamer de S. M. Britannique le « Sprightly », capitaine Collins, qui avait mission spéciale de le transporter en France. M. Alexis de Tocqueville revient d'Angleterre où il a passé deux mois. Pendant son séjour à Londres, le célèbre écrivain a été comblé de prévenances et très fêté par les personnages les plus considérables de cette grande capitale.

Le prince Albert lui-même a désiré le voir, et c'est lord Clarendon, ministre des affaires étrangères, qui a conduit au palais et présenté notre illustre compatriote. A cet auguste hommage, rendu à l'une des gloires de la France, s'est joint l'hommage bien autrement insigne de lui avoir fait les honneurs de la flamme nationale. Un navire de guerre a été mis à sa disposition : c'est le plus grand honneur qu'un Etat puisse faire à un citoyen illustre ».C'est à cette gloire que nous demandons à nos compatriotes de s'associer.

Sans doute, nous n'avons pu que présenter un por- trait auquel il manque bien des traits, mais assez net, nous l'espérons, pour en faire comprendre le caractère.

Au moins ces textes que nous avons cités suffiront-ils à rendre plus attentifs à cette voix d'outre-tombe qui, tant de fois, prophétisa les angoisses du temps présent.



Le journal de GILLES de GOUBERVILLE 1549 à 1563 par M. L. FAVIER

1

GILLES DE GOUBERVILLE — SON JOURNAL SA FAÇON DE VIVRE

AGRICULTURE, COMMERCE ET INDUSTRIE DANS LE COTENTIN

Quand on suit le chemin qui, passant devant l'église du Mesnil-au- Val, rejoint au Sud la route de Ruffosses, on aperçoit à droite, au lieu dit aujourd'hui Barville, un ensemble de constructions assez disparates.

Elles communiquent à l'Ouest par une avenue avec la route de Ruffosses ; elles s'accèdent à l'Est par le chemin de l'église.

- C'est là que vécut au XVIe siècle Gilles de Gouberville, écuyer, sieur de Gouberville et du Mesnil-au-Val.

Si le noble sire revenait en ces lieux il aurait grand peine à les reconnaître ; des bâtiments de ferme ont été édifiés dans ce qui fut la cour d'honneur, la coupant en deux parties, et la maison seigneuriale, transformée et délabrée, ne conserve plus qu'une belle cheminée comme souvenir de ce qu'elle était autrefois.

Dans la cour à l'Est subsiste un vieil édifice assez curieux : c'est une tour octogonale aux pierres moussues, coiffée d'un toit conique. Une chapelle, paraissant dater du XIVe siècle, en forme le rez-de-chaussée ; l'étage au-dessus, entièrement garni à l'intérieur d'alvéoles de schiste, était un colombier. Il sert maintenant de 1


grenier à foin. Les fenêtres de la chapelle sont veuves de leurs vitraux, les sculptures ont été mutilées.

L'ancien seigneur qui était un homme ordonné et un propriétaire soigneux, aurait une bien mauvaise opinion de ses successeurs.

* **

Gilles de Gouberville né le 12 janvier 1522 au Mesnilau-Val, est mort au même lieu le 7 mars 1578.

Comme tant d'autres il serait tombé dans l'oubli s'il n'avait pris soin de tenir un « livre de raison » qu'un heureux concours de circonstances a fait parvenir, au moins en partie, jusqu'à nous.

En 1867, M. l'abbé Tollemer, qui fut le principal du Collège de Valognes, découvrait dans les archives de M. Raoul de la Gonnivière, maire de Saint-Germainde- V arreville, deux vieux registres d'une écriture à peu près indéchiffrable. L'un portait au premier feuillet le titre suivant :

Mises et Receptes « faites par Moy, Gilles de Gouberville.

« Dempuys le Sabmedi 25e jour de Mars (Icelluy « comprins) 1553 avecques le mémoyre d'auculnes cho- « ses qui dempuis led. jour se sont ensuyvis tant pour « mes affères que pour celles d'aultruy. Lesquels se se« royent trouvés avecques les miens, unq chacun jour, « mois et an.

« Ainsy qu'il apparoystra cy-apprès. »

Comme titre, c'est un peu compliqué.

Ce 1er registre se terminait le 24 mars 1557.

Le second en était la suite et se continuait jusqu'au 24 Mars 1562, c'est-à-dire, en réalité, jusqu'au 24 Mars 1563 ; en effet, le rédacteur faisait commencer l'année le 25 Mars, fête de l'Annonciation.

L'abbé Tollemer a fait paraître une substantielle analyse de ces deux manuscrits, dont le texte a d'ailleurs été publié ultérieurement par les soins de M. Eug. de


Beaurepaire, Secrétaire de la Société des Antiquaires de Normandie, d'après la copie qu'en avait faite l'abbé Tollemer.

Neuf ans après la découverte de ces deux manuscrits, M. Drouet, greffier de Paix à St-Pierre-Eglise, trouvait dans le chartrier du château de cette commune un registre contenant les 4 années précédentes et commençant le 25 Mars 1549.

Ce dernier manuscrit a été publié par M. le Comte de Blangy.

Ces trois vénérables registres, ainsi sauvés de l'oubli, embrassent une période de quatorze années consécuti ves.

* **

On a depuis longtemps reconnu la valeur documentaire de ces « livres de raison », le mot « raison » ayant ici son ancienne signification de « comptes ».

C'est qu'en effet les recettes et surtout les dépenses inscrites au jour le jour révèlent presque tous les événements de la vie. Au XVIe siècle comme aujourd'hui on ne pouvait même pas naître ou mourir sans quelques frais, si bien que l'existence humaine apparaissait déjà sous cet aspect d'une carte à payer qui s'est si fortement accentué depuis.

Mais le journal de Gilles de Gouberville est mieux qu'un simple livre de comptes : l'auteur a pris soin de noter l'emploi de ses journées, les visites faites ou reçues, les personnes rencontrées, les nouvelles recueillies.

Ne croyez pas cependant que ces cahiers se lisent commis un roman : le plus souvent ce qu'on y trouve, mêlé aux chiffres, c'est la notation brève, sans commentaires, de faits dont beaucoup sont insignifiants, de noms de personnes inconnues ; sauf de rares exceptions le rédacteur ne prend pas la peine d'indiquer ses impressions ou ses sentiments. La lecture est tout d'abord assez rebutante.

Mais si vous poursuivez votre étude, peu à peu les


détails s'éclairent les uns par les autres, les personnages familiers s'animent, leurs traits s'esquissent, leur caractère se précise ; ces chiffres, ces menus faits de la vie quotidienne reflètent leurs habitudes, leurs joies et leurs douleurs ; c'est toute une évocation du passé.

J'ai pris plaisir, en feuilletant ces pages, à voir revivre dans l'intimité de sa vie quotidienne le gentilhomme du Mesnil-au-Val qui les avait écrites il y a près de quatre cents ans. En même temps que lui c'était toute une époque qui surgissait devant nies yeux, c'était Cherbourg, c'était Valognes, c'était le Cotentin du milieu du XVIe siècle.

J'ai pensé qu'un tel sujet pourrait intéresser tous ceux pour qui l'étude du passé est quelque chose de mieux que la satisfaction d'une vaine curiosité.

* * *

Gilles de Gouberville, dont le nom patronymique était Picot, appartenait à une famille d'authentique noblesse. Cette remarque n'est pas inutile, car de son temps déjà les faux nobles n'étaient pas rares. On le vit bien lorsqu'en 1555 le Président de Mandreville et le Procureur Général de la Cour des Aides à Rouen furent envoyés en mission dans le Cotentin pour vérifier les titres de noblesse.

Beaucoup de familles soi-disant nobles furent frappées d'une amende et inscrites sur le registre de la taille. Gouberville n'eut pas de peine à produire des pièces justificatives bien en règle remontant à plus de trois siècles.

Sa famille originaire de Russy, dans le Bessin, était venue s'établir à Gouberville, près de Saint-PierreEglise, et avait échangé son nom patronymique contre ce nom de seigneurie, mais Gilles résidait habituelle-

ment dans un autre manoir, celui du Mesnil-au-Val, qu'il avait hérité de sa mère.

Il cultivait ses terres et son journal nous montre qu'à côté de la noblesse de cour il existait une noblesse terrienne dont une partie, tout au moins, laborieuse et


économe s'appliquait à perfectionner l'agriculture et exerçait sur les populations une paternelle autorité.

Il était en outre investi de fonctions publiques comme Lieutenant du Grand Maître des Eaux et Forêts en la Vicomté de Valognes.

Valognes était à cette époque le chef-lieu administratif et judiciaire du Nord de la presqu'île, le siège de la Vicomté et du Baillage et sa population dépassait de beaucoup celle de Cherbourg.

Il n'est pas inutile, pour bien comprendre les notes de Gilles de Gouberville, de nous représenter les lieux qui formaient le cadre habituel de son existence.

Valognes, où ses affaires l'appelaient fréquemment et où il tenait chaque quinzaine les Hauts-Jours, c'està-dire l'audience de la Juridiction des Eaux et Forêts, était une Ville ouverte que dominait un château-fort avec un donjon et cinq grosses tours reliées par des courtines.

A peu de distance du château se dressait la belle église Saint-Malo, en grande partie reconstruite au XVe et au commencement du XVIe siècle.

Il y avait dans la ville un couvent prospère de Cordeliers ; mais surtout la noblesse y formait une société brillante et Valognes était déjà en train de conquérir cette réputation d'élégance, de politesse et d'esprit que devait proclamer Madame Turcaret un siècle et demi plus tard dans la comédie de Lesage.

De Valognes à Cherbourg, enveloppant le Mesnil-auVal, s'étendait la forêt royale de Brix qui couvrait plus de treize mille hectares de son magnifique dôme de verdure, forêt sauvage où abondaient les cerfs, les sangliers et les loups.

Quant au Cherbourg que connut Gilles de Gouberville, il ressemblait bien peu à celui d'aujourd'hui.

La Ville resserrée dans une enceinte fortifiée occupait, à peu de choses près, l'emplacement compris entre les voies actuelles dénommées : rue de la Marine, place Bricqueville, quai de Calignv (partie Sud), rue des Tribunaux, Gambetta, Albert. Mahieu, François Lavieille, place de la République, place Napoléon (partie Est) ;


la muraille passait derrière le chœur de l'église SainteTrinité.

- Les remparts, entourés de fossés du côté de la terre et flanqués de tours avaient été construits vers l'an 1.300 ; renforcés vers 1359, ils constituaient alors une défense sérieuse, mais la principale force de la place résidait dans son château.

Celui-ci formait un quadrilatère irrégulier occupant à peu près l'espace aujourd'hui délimité par la rue des Fossés, la rue du Port, la partie Sud du Quai de Caligny et la rue du Château.

Le donjon avec ses quatre tours se dressait au Nord.

Le château était lui-même flanqué de tours et entouré de fossés.

Son origine se perdait dans la nuit des temps ; Français et Anglais avaient tour-à-tour travaillé à le rendre imprenable ; c'était un remarquable spécimen de l'architecture militaire du Moyen-Age.

Ses murailles avaient abrité parmi tant d'illustres personnages Guillaume-le-Conquérant et Saint-Louis ;Son histoire est inséparable de celles des conquêtes des Normands et des guerres séculaires avec la GrandeBretagne.

Il devait être rasé, ainsi que les remparts de la Ville, sous le règne de Louis XIV.

- L'église de Sainte-Trinité avait été reconstruite pendant la domination anglaise, moins la tour et le grand portail qui datent du siècle dernier.

Quant au port, il était constitué par un vaste estuaire au fond duquel, entre la montagne du Roule et les hauteurs de la Fauconnière, se déversaient la rivière d'Ivette et le Trottebec. A marée haute le flot venait battre les murs de la Ville au Nord, à l'Est et au Sud. Les bateaux entrés dans le hâvre jetaient l'ancre à l'emplacement de la rue de l'Ancien Quai actuelle et restaient échoués à marée basse.

Extra muros, un faubourg existait à l'emplacement de nos rues du Vieux Pont et du Faubourg.

Il y avait un Hôtel-Dieu, que la rue de l'Ancien Hôtel-Dieu permet à peu près de situer.


Enfin à l'Ouest s'élevait la riche et puissante Abbaye du Vœu occupée par des Chanoines réguliers de Saint Augustin ; l'Abbé portait la mitre et la crosse ; il était Seigneur haut-justicier.

A défaut d'une noblesse aussi nombreuse et aussi brillante que celle de Valognes, Cherbourg était justement fier de sa bourgeoisie.

Louis XI pour récompenser la fidélité et la bravoure des bourgeois de la Ville, les avait affranchis des tailles, aides, impositions et de toutes charges quelconques ; ses successeurs avaient tenu à confirmer ces privilèges. Ces bourgeois qui portaient l'épée étaient « pairs à barons ».

Gouberville venait aussi souvent à Cherbourg qu'à Valognes. Il avait même, en 1553 tout au moins, une chambre à sa disposition dans le château.

Quant au Mesnil-au-Val, ce n'était, comme de nos jours, qu'une modeste paroisse rurale. Il en était de même de Gouberville, où nous chercherions vainement aujourd'hui le vieux manoir du sire : abandonné depuis longtemps, il a été démoli en 1852 et remplacé par le château actuel. Le colombier en avait été rasé par les patriotes en 1792.

Pouvant maintenant nous faire une idée, au moins approximative, de ce qu'étaient le manoir du Mesnilau- Val, ses environs et les villes voisines, essayons, en rapprochant et en coordonnant les renseignements épars dans le journal, de comprendre les occupations et la.

manière de vivre du maître du logis.

* **

Sa principale occupation consistait à exploiter ses terres. Elles comprenaient le domaine du Mesnil-auVal, celui de Gouberville et des prairies à Tourlaville.

On n'en connaît pas l'étendue ; elle était certainement considérable à en juger par le personnel qu'il employait.

, Gouberville était célibataire. Au moment où s'ouvre-


le journal, le rôle de maîtresse de maison était rempli par une demi-sœur qui s'appelait Guillemette. Des frères de Guillemette l'aidaient à faire valoir ses domaines et l'un d'eux, Symon, qu'il appelait familièrement Symonnet, paraît lui avoir été particulièrement cher.

Un jeune gentilhomme originaire de Tréauville, Thomas Langlois dit « Cantepie » faisait aussi partie de la maison et le secondait. Il avait un laquais désigné par le sobriquet de « La Joye » et de plus cinq ou six serviteurs et autant de chambrières ou servantes.

Le tout constituait ce qu'il appelait, en donnant à ce mot son acception latine, « la famille de céans ».

Ce nombreux personnel ne l'empêchait pas de faire souvent appel à une main-d'œuvre occasionnelle de journaliers et d'ouvriers, et même d'avoir, quand la besogne pressait, par exemple au moment des récoltes, des équipes de vingt à trente personnes venues soit en corvée d'honneur soit pour s'acquitter d'une prestation.

Le manuscrit fournit de nombreux renseignements sur l'état de l'agriculture à cette époque.

Les céréales étaient le froment, le trémois ou blé de printemps, l'orge, le seigle, l'avoine et le sarrasin ; les textiles : le chanvre et le lin ; les plantes fourragères : la vesce, les fèves, les panais, les navets ; la trémaine ou trèfle violet n'était pas encore cultivée dans notre région.

Il employait comme engrais le fumier de ferme, la cendre de bois, la fiente des pigeons du colombier, le varech.

Les amendements consistaient en sable de mer pour diviser la terre argileuse trop compacte, en tangue prise dans la baie des Veys, en chaux qu'il faisait lui-même en cuisant de la pierre achetée à Yvetot, enfin en composts dans la composition desquels il faisait entrer les boues provenant du curage des mares et des étangs.

Quant à ses méthodes culturales, elles ne différaient guère de celles qui étaient restées en usage dans le pays avant l'emploi des engrais chimiques et des machines agricoles. Curieux de toutes les nouveautés, Gouberville était tout le contraire d'un esprit routinier.


C'est dans la culture du pommier à cidre qu'il a manifesté le plus heureusement son initiative.

Il y a maintenant tant de pommiers en Normandie et ils y poussent si bien qu'on serait tenté de croire qu'il en fut toujours ainsi ; le fruit défendu qui a causé la chute de nos premiers parents ayant été une pomme, certains n'ont pas hésiter à situer le Paradis Terrestre en terre normande.

Hélas ! Le bons pommiers à cidre, pas plus, d'ailleurs que les Normands, ne sont originaires de Normandie : ce sont des « horsains » qui se sont bien trouvés chez nous et qui s'y sont implantés.

Ce n'est pas que jadis la pomme fût inconnue en terre Normande ; il existait un pommier indigène, mais on ne le cultivait guère parce que ses fruits ne valaient rien et que le cidre qu'on en pouvait tirer était détestable, au point que les auteurs de vies de Saints, dont Léopold Delisle a noté les témoignages, considéraient l'emploi de cette boisson comme une preuve d'austérité et de mortification.

La boisson habituelle était la bière à laquelle, dans le Sud du Cotentin s'ajoutait un assez mauvais vin, le climat n'étant pas plus favorable qu'aujourd'hui à la bonne maturation du raisin.

Il en fut ainsi jusqu'à la fin du XVe siècle, époque à laquelle on commença la culture de pommiers d'espèces nouvelles de qualité très supérieure.

Le principal introducteur fut Guillaume Dursus, originaire du royaume de Navarre, dans la partie qui confine à la Biscaye ; il avait obtenu de Louis XII des lettres de naturalisation et avait acquis le fief de Lestre qui s'étendait sur les paroisses d'Aumeville et de Morsalines. Il fit venir de la Biscaye des greffes d'espèces appréciées et réussit à les acclimater dans son nouveau domaine.

C'est de la Biscaye également que Marin Onfroy, seigneur de Saint-Laurent-sur-Mer apporta dans le Bessin la pomme qui porte encore aujourd'hui son nom.

Gouberville eut l'occasion de connaître ces pommiers nouveaux et il s'en fit l'ardent propagateur.


Le journal nous le montre, chaque année, semant des milliers de pépins, entretenant des pépinières, plantant, greffant et récoltant déjà. Il faisait goûter son cidre qui était excellent, donnait des greffes, distribuait des plants dans son entourage. De Lestre, du Bessin, du Mesnil-au-Val, les pommiers nouveaux se sont répandus peu à peu, ils ont conquis la Normandie et la Bretagne, ils se sont même avancés jusque dans les provinces voisines.

Cette richesse ainsi créée est donc, dans une certaine mesure, l'œuvre de Gilles de Gouberville.

Notre Sire entretenait sur ses terres un cheptel important : chevaux, bœufs, vaches, taureaux, porcs, moutons et chèvres.

Ses moutons étaient assez nombreux pour qu'un jeune berger en fut spécialement chargé ; il en était de même des chèvres confiées à un autre petit pâtre. Quant aux porcs, leur nombre s'expliquait par l'abondance des glands et des faînes que produisait la forêt et dont ils se nourrissaient une partie de l'année. Les porcs « faî- niers » étaient particulièrement appréciés.

Le voisinage de la forêt donnait à l'élevage un aspect que nous ne connaissons plus. En dehors des bestiaux parqués dans les champs ou logés dans les étables, il y avait des animaux lâchés dans la forêt, y vivant et s'y reproduisant librement, retournés à peu près à l'état sauvage et que Gouberville appelait ses « bestes folles ».

Il était bien difficile de les dénombrer et leur capture exigeait des prouesses qui font penser à des exploits de cow-boys. Il fallait pour les prendre organiser de véritables expéditions, battre la forêt pour découvrir leur retraite, les refouler dans des sortes de culs-de-sacs que Gouberville appelle des « parcs », les y cerner et, ce qui n'était pas toujours le moins périlleux, s'en emparer.

Le 17 Mai 1556, par exemple, il écrit : « Dymanche apprès disner, nous allasmes à la forest et estions 36, tant de céans que du village. Nous prinsmes ung poulain noyr pour moy, que Symonnet et Thomas Quatorze amenèrent à la maison. Nous faillismes la jument Tho-


mas Drouet. Elle força Vincent Paris et lui cuyda passer sur le ventre ».

L'opération n'allait donc pas sans danger et encore revenait-on souvent bredouille. C'est ainsi que nous lisons un peu plus loin la note que voici : « Symonnet et plusieurs aultres de ceste paroisse furent à la forest et prinrent les juments folles de l'adjudication des biens meubles de Hometz, lesquelles on avoyt failly à prendre puys deux ans plus de cinquante foys. Symonnet y prinst ung gros reusme qui le contraignit à prendre le lict. »

La capture des bêtes à cornes ne présentait pas moins de difficulté que celle des étalons et des juments. H arrivait même qu'on renonçât à prendre vivants certains taureaux et certains bœufs que Gouberville qualifie de sauvages ; on était obligé de les tuer.

On voit que l'élevage de ce temps-là était plus fertile en émotions que celui qui se pratique aujourd'hui dans les herbages du Cotentin.

Au manoir du Mesnil-au-Val, il y avait naturellement outre les innombrables pigeons du colombier, une bassecour abondamment pourvue d'oies, de canards, de poules et de lapins. Gouberville faisait aussi engraisser des chapons et même des poulardes que lui envoyait de Gréville sa sœur « Regnée », mariée à M. de SaintNazaire, lieutenant de l'Amiral. Mais, fait plus curieux, le 27 Décembre 1559 son poulailler s'enrichit d' « un coq et une poule d'Inde » que lui donna un certain Martin Lucas « de Sainte-Croix à la Hague ». Ce cadeau est à noter : le dindon avait été rapporté du Mexique par les conquérants espagnols et il est intéressant d'en constater l'élevage dans la Hague dès 1559, alors qu'on lit dans les vieux auteurs que le premier dindon mangé en France avait été servi sur la table de Charles IX le jour de son mariage, c'est-à-dire en 1570. Encore une légende qui s'en va !

Enfin Gouberville avait un rûcher bien garni.

Comme sa sollicitude s'étendait à tous les détails de sa maison et de son exploitation agricole, on peut se


rendre compte des multiples occupations qui lui incombaient comme propriétaire.

Ses fonctions de lieutenant des Eaux et Forêts, tant administratives que judiciaires, lui prenaient aussi une grande partie de son temps.

Si l'on ajoute à cela les nombreux procès qu'il avait à soutenir pour son compte personnel devant les juridictions les plus diverses, les convocations pour l'arrièreban auxquelles il devait se rendre comme gentilhomme, les visites fréquentes qu'il faisait à ses parents et à ses amis, ses devoirs d'hospitalité à l'égard de tous ceux qu'il recevait à sa table ou qu'il hébergeait sous son toît, la part qu'il prenait aux divertissements en usage dans le pays et le temps qu'il consacrait à la lecture, on constate que le Seigneur du Mesnil-au-Val avait une existence bien remplie.

* **

On menait au Manoir une vie large et le bien-être paraît avoir été général à cette époque dans nos campagnes.

C'est qu'en effet la Normandie si durement éprouvée pendant un siècle et demi par les guerres de Charles-leMauvais et les invasions anglaises, avait commencé à réparer ses désastres à la fin du XVe siècle et jouissait au milieu du XVIe d'une prospérité qui malheureusement n'allait pas tarder à être compromise par les guerrers de religion et par un régime fiscal déplorable.

Ce qui frappe tout d'abord quand on parcourt le journal, c'est l'activité qui règne au Manoir et le mouvement incessant de visiteurs de toutes sortes qui s'y arrêtent ou même y séjournent.

Il n'existait presque pas de routes ; la plupart des chemins n'étaient que des pistes impraticables aux voitures ; aussi cheminait-on à pied ou à cheval. Il semble qu'il n'y avait pas de carrosses dans la région ; les seuls véhicules dont parle Gouberville sont des charrettes et des tombereaux employés aux lourds charrois, qui fré-


quemment s'embourbaient et restaient en détresse ; et cependant on n'avait jamais autant circulé !

Gouberville lui-même, suivi de son laquais et accompagné soit de Symonnet, soit de Cantepie, soit de quelqu'autre personne de sa maison chevauchait continuellement par monts et par vaux.

Il n'y avait pas d'année qu'il ne fît au moins plusieurs voyages dans le Bessin, à Caen, à Rouen ; on le voit même une fois, au début de 1556, aller jusqu'à Blois, les devoirs de sa charge l'appelant auprès du Roi qui résidait habituellement dans le château de cette ville. Le roi était Henri II qui partageait son affection entre la Reine Catherine de Médicis et la favorite Diane de Poitiers avec tant de bonne grâce et d'habileté que, le sachant, elles étaient les meilleures amies du monde.

Son respect pour la Majesté Royale ne permet à Gouberville aucune allusion à ce sujet, mais les notes prises par notre voyageur pendant son séjour à Blois renferment des détails pittoresques sur l'entourage du Roi et les mœurs de la Cour.

La plupart des gentilshommes se déplaçaient aussi facilement ; de nombreux marchands parcouraient le pays et les campagnes donnaient une impression de vie intense.

Ces déplacements et les réceptions qui en étaient la conséquence fournissaient l'occasion de repas plantureux dont les menus sont effarants : viandes de boucherie, volailles, poissons, gibier, le tout arrosé de bière — celle de l'Abbaye du Vœu était particulièrement estimée — de cidre, de vins variés : Muscadet, Anjou, Bordeaux, Bourgogne et même vin d'Orléans, ce qui laisserait supposer que ce crû était meilleur en ce temps-là qu'aujourd'hui. Dans les grandes circonstances on buvait aussi de l'hippocras, vin blanc sucré aromatisé de cannelle, de girofle et de vanille, s'il était fabriqué suivant la formule laissée par un fameux cuisinier du roi Charles VII.

Quant à l'eau-de-vie, le journal ne mentionne pas une seule fois qu'il en ait été servi à table ; cependant, Gouberville la connaissait et même en faisait à l'aide d'un alambic qu'il avait commandé aux verriers de Brix.


Mais ce n'était alors qu'un produit pharmaceutique au même titre que l'« eaue de hagues » ou les « pilules sine quibus » dont il usait en cas de besoin.

La fréquence de ces festins pantagruéliques explique fort bien la médication à laquelle ces gros mangeurs étaient forcés de se soumettre et qui, bien avant Molière, répondait à la triple formule : « purgare, saignare, clysterium donare ». Le traitement était même pratiqué avec

une telle énergie que, plusieurs fois, Gouberville a noté qu'il s'en était trouvé fort mal et qu'il avait « cuydé » en mourir.

Sur l'activité commerciale et économique, le journal abonde en renseignements intéressants. De tous côtés, les cours d'eau actionnaient des moulins : moulins à" céréales, moulins à foulon. Tous les corps de métier étaient représentés; le pays fabriquait son droguet et produisait sa toile; à Gonneville existaient des forges assez importantes pour que leur propriétaire fût qualifié de « maistre de forges » ; Sauxemesnil, Néhou, Tamerville, Brix avaient des potiers et dans cette dernière paroisse, plus d'un siècle avant la fondation de la Glacerie de Tourlaville, des gentilshommes du nom de Belleville exploitaient une verrerie dont les produits étaient appréciés. Les Belleville avaient pour les aider dans leur travail un certain nombre d'autres gentilshommes, car de même que l'armement maritime, l'industrie du verre pouvait être pratiquée sans déroger.

La potasse nécessaire à leur fabrication était extraite des cendres de la fougère à l'aigle, toujours commune dans nos campagnes, et Gouberville les autorisait à en' couper sur ses terres.

Il leur commandait des verres et des flacons pour l'usage de sa maison et aussi pour en faire des cadeaux, ce qui indique le prix qu'on y attachait.

De nombreux artisans offraient leurs services à domicile et travaillaient à façon ; des magnens venaient au manoir fabriquer et réparer poêles et chaudrons, des tourneurs façonnaient des écuelles et des cuillers avec le bois de frêne que Gouberville leur fournissait, des tisserands fabriquaient de la toile avec le lin que les.


servantes avaient filé pendant l'hiver, des tailleurs coupaient et cousaient les vêtements des hommes de la maison : chausses, pourpoints, casaques, manteaux.

Quels bons manteaux on faisait dans ce temps-là ! Au mois de Novembre 1559, par exemple, Gouberville s'était fait façonner par un fourreur venu de Valognes, une robe de droguet doublée de penne blanche, avec deux peaux de loup employées à la garnir et à faire les parements. Le manteau était confortable, il en avait été satisfait. Précédemment il avait eu moins à se louer d'un autre ouvrier, à en juger par la note suivante, du mois d'Août 1550 : « Le jeudi 7 je baille à Jéhan Le Vieil ung soye de veloux gris à rondir et raccoutrer pour ce que Loys Laserge qui l'avoyt faict avoyt mys les quartiers du devant au derrière ».

Quel dommage que ce Loys Laserge n'ait pas vécu au temps du roi Dagobert !

La retouche était d'autant plus nécessaire que ce qu'il appelle « ung soye » paraît avoir été un vêtement de céremonie. (1) Un marchand de Paris qui portait le nom singulier de Thomas Quatorze faisait chaque année une tournée dans le Cotentin et lui achetait la laine de ses moutons.

Des merciers de Rouen parcouraient aussi la contrée.

Un mouvement commercial très important se produisait a l'occasion des foires qui dans la région étaient plus nombreuses qu'aujourd'hui. Certaines, comme la Pernelle, attiraient « force gents » jusque du Bessin. Réciproquement du Nord de la presqu'île on se rendait à la foire Sainte-Croix à Bayeux, à la foire de la Bouillie à Formigny et à celle de Guibray.

En dehors des ventes d'animaux, ces foires étaient l'occasion de transactions nombreuses, des commerçants de toutes sortes y apportant leurs marchandises.

En 1550 la paix est signée avec l'Angleterre ; les échanges se développent aussitôt entre les deux pays.

(1) Sans doute la saie ou sayon dont les nobles firent usage jusqu'à la fin des guerres de religion.


On ne peut pas dire qu'ils s'établissent car ils avaient toujours été alimentés par la contrebande.

En Octobre 1551 Gouberville reçoit chez lui Robert Bordes, fauconnier d'Angleterre qui lui laisse son fils Jean ; ce jeune anglais reste à son service pendant plusieurs années.

On importe d'Angleterre surtout des chevaux, des moutons et des étoffes ; mais nos relations avec l'étranger s'étendent beaucoup plus loin et le journal fournit sur la marine marchande d'assez nombreux renseignements.

A Cherbourg et à Barfleur on construisait, on réparait et on armait des navires de commerce. Les uns pratiquaient la pêche, quelques-uns même la pêche à la morue ; d'autres naviguaient au cabotage et faisaient un trafic actif avec les ports de la côte, particulièrement avec Rouen, transportant des bois, des céréales, de la laine, de la mercerie et des objets divers ramassés en cueillette.

Des bretons et des fécampois fréquentaient notre port.

Cherbourg et Barfleur recevaient aussi et armaient eux-mêmes des longs-courriers qui trafiquaient jusqu'en Afrique et peut-être même jusqu'au Pérou.

On lit, par exemple, dans le journal, à la date du 15 Juillet 1554 : « Apprès que j'euz disné, je m'en allé, Gilles Auvray et le vicayre avec moi jusques à Barfleur et vismes de la maniguctte qui séchoyt devant Sainct Nicollas, et des dentz de éléphant que nous monstrèrent des mariniers. Je m'en allé boyre chez Gillette la blonde et y vinst Corbin, prieur des Augustins dudict lieu : puys nous en revinsmes. »

Cette note n'avait pas échappé à la perspicacité de l'abbé Tollemer, mais la dernière phrase l'avait un peu contristé ; que Gouberville allât boire chez la blonde passe encore, mais le prieur des Augustins !

Il est probable que le bon abbé a eu tort de se scandaliser. Gillette devait être tout simplement la femme d'un aubergiste qui s'appelait Le Blond. Gouberville met souvent au féminin le nom de famille du mari quand il veut désigner la femme. Ainsi il avait un domestique


surnommé « Toutdoux » ; il appelle sa femme « la Toutdoulce », de même qu'il dit « la Harelle » quand il parle de Noëlle, veuve de Mathieu Harel. Cette habitude s'est conservée dans le langage populaire.

Mais revenons à notre navire et à la « maniguette » qui sèche au soleil devant l'église de Barfleur. Il ne peut s'agir, d'après l'abbé Tollemer, que des épices et spécialement d'une graine poivrée venant de la partie de la côte de Guinée qui porte le nom de Malaguette, ou côte des graines, dont Gouberville a fait « maniguette ». Les défenses d'éléphants ne peuvent que confirmer cette origine.

L'année suivante, au mois d'Août, on trouve également à Barfleur le navire du capitaine La Chapelle avec des nègres dont l'un est donné par le capitaine au Chef de la Généralité de Caen en tournée d'inspection ae ce côté. Ce La Chappelle trafiquait du « bois d'ébène ».

Ce que nous appelons « denrées coloniales » était déjà d'un usage courant : cannelle, clous de girofle, poivre, safran, gingembre figurent souvent parmi les achats inscrits au journal. Les oranges sont fréquemment mentionnées, les citrons et les grenades quelquefois. A cette liste s'ajoutent l'huile d'olive, le riz, le raisin de Damas et même le vin de palme, c'est-à-dire, sans doute, la boisson fermentée préparée avec la sève du dattier, que les indigènes de l'Afrique du Nord appellent le lagmi.

Les vins de France aussi arrivaient par mer. Au mois de Mars 1549 Gouberville eut même l'agréable surprise de profiter d'une pipe de vin venue à son gravage, et qui devait provenir d'un bateau naufragé.

Il est encore fait mention de chapeaux de feutre d'Espagne, de maroquin du même pays et d'un arc du Brésil.

Un fait montre bien l'enthousiasme que soulevaient les expéditions lointaines. En 1558 un capitaine de Cherbourg nommé Malézart arma un navire de fort tonnage en annonçant qu'il voulait aller au Pérou. Ce fut à qui s'enrôlerait dans son équipage : le voyage au Pérou faisait tourner les têtes. Symonnet lui-même, ga-


gné par la contagion, se fit engager et porta ses hardes- à bord sans avoir consulté Gouberville. Il fallut que celui-ci « tout comblé d'ennuy et le plus fasché qu'il, ne fut jamais .» intervînt auprès de Malézart pour qu'il rendît sa liberté à Symonnet.

Malézart alla-t-il au Pérou ? L'histoire ne le dit pas ; mais ce que nous savons c'est qu'ayant appareillé il fit voile pour Aurigny, s'empara de l'île et la pilla méthodiquement. Après avoir fait transporter à Cherbourg les chevaux, les bestiaux et tout le butin, il rentra quelques jours plus tard sans encombre, pendant qu'uneflotte anglaise se dirigeait de ce côté.

- La paix conclue avec l'Angleterre avait pris fin au moins un an avant cette équipée, car le journal mentionne qu'au mois de Juin 1557 les Anglais avaient tente une descente près de Cherbourg avec « seize navires sans les flouins ». Ils avaient été repoussés par les batteries de la côte et les milices, non sans avoir brûlé « au droict des marescs » un navire appartenant au capitaine Le Coq. Malézart leur avait répondu à sa façon.

Son coup de main sur Aurigny nous a éloignés de la marine marchande pour nous introduire dans celle des Corsaires.

Le métier était dangereux mais souvent profitable.

Les bateaux armés en guerre s'attaquaient au com- merce ennemi et ramenaient parfois des prises fructueuses. Les Corsaires à cette époque trouvaient toujours à s'occuper ; pendant les quelques années de trêve avec l'Angleterre nous avions eu la guerre avec les Espagnols alliés aux Flamands.

Nous voyons des Dieppois amener à Cherbourg quatre navires de prises de blé, le filleul de Gilles de Gouberville, Raffoville, décharger du blé de prise à Barfleur et le même Raffoville, après un mois d'aventures en 1556, ramener des prises diverses estimées à deux-cent-mille

ducats.

Parmi les corsaires que fréquentait Gouberville, ilio: est souvent question d'un capitaine Le Clerc qui, entre ses expéditions, se reposait dans sa maison de Réville..


-Gouberville dînait chez lui ; l'Amiral de Coligny ne dédaignait pas de s'asseoir à sa table.

Ce François Le Clerc, dit « Jambe de bois » est le plus fameux des corsaires Cherbourgeois. C'est un aventurier de grande envergure.

Après avoir perdu une jambe et gagné ses lettres de noblesse au service du Roi, François Le Clerc arma pour son propre compte et tantôt à la tête d'un groupe de corsaires, tantôt commandant une division royale, il devint la terreur des galions espagnols revenant des « Indes du Pérou » ainsi que l'on disait alors pour désigner l'Amérique Centrale et ses abords.

De 1552 à 1554, après avoir ravagé et rançonné les Canaries et les Antilles, il fut véritablement le maître des la route des Indes.

Mais le récit de ses exploits entraînerait beaucoup trop loin et avant de présenter quelques observations sur les mœurs que révèle le journal de Gilles de Gouberville, je terminerai cette rapide esquisse de l'état de l'agriculture, de l'industrie et du commerce en donnant, d'après ses dépenses journalières, un aperçu de ce qu'était alors le coût de la vie.

Le journal fournit des renseignements précis sur les

salaires. ( Les domestiques se louaient à l'année. Les gages annuels d'une bonne servante atteignaient de quarante cinq à cinquante sous, plus quelques effets d'habillement.

Gouberville payait, par exemple : Jehanne Botté, quarante-cinq sous et unie paire de souliers ; Girette Robine5 quarante-six sous, une paire de souliers et une pièce de linge ; Guyonne Cardon, cinquante sous et trois pièces de linge ; Jacquemine, de Tréauville, cinquante sous et trois pièces de linge.

Deux petits domestiques, dont l'un gardait les moutons et l'autre les chèvres, recevaient, l'un vingt sous, une paire de souliers et un agneau, l'autre cinquante sous et paire de souliers. Les hommes, naturellement, se payaient plus cher, de quatre livrés à neuf livres avec en plus, généralement, Une paire de souliers.


Quant aux journaliers et aux ouvriers tels que tonneliers, filassiers, tisserands, maçons, tailleurs, etc. ils étaient nourris et recevaient un salaire variant de un sou à trois sous et demi par jour suivant leur spécialité.

Un faucheur, par exemple, se payait trois sous.

Ces salaires nous paraissent infimes, mais il faut considérer leur pouvoir d'achat. Or le blé ne coûtait, prix moyen, que neuf sous le boisseau et l'orge qu'on employait alors presqu'autant que le froment pour la boulangerie valait en moyenne huit sous. Il est vrai qu'il se produisait parfois des écarts de prix considérables suivant l'état des récoltes.

Le beurre se payait de six deniers à un sou la livre ; une couple de poules ou de poulets de trois à quatre sous, les souliers de femme environ six sous et ceux d'homme dix sous.

La chandelle était à deux sous la livre et il en coûtait autant pour faire mettre un fer à un cheval ; une barrique coûtait quatre sous et on pouvait avoir une bonne jument et son poulain pour dix livres.

La viande de boucherie était à l'avenant.

Le prix moyen des bestiaux d'après les achats et les ventes inscrits sur les registres est de : dix-sept livres pour un bœuf, huit livres pour une vache, sept livres pour un taureau, quatre livres pour une génisse.

Les moutons se vendaient communément quinze sous, les agneaux six sous. Pour dix sous on a un pourceau maigre, les mieux engraissés atteignent jusqu'à trois livres.

Et pour les amateurs de denrées d'importation, produits de luxe, les figues sèches sont à un sou la livre, le riz à quatre sous, le quarteron de sucre à trois sous, sucre de canne, bien entendu, car on n'en connaissait pas d'autre, et on peut se procurer à Cherbourg du bon vin à deux sous le pot, c'est-à-dire à un sou le litre.

Gouberville inscrit les recettes et les dépenses en livres, sous et deniers ; la livre tournoi équivalant au franc était, avec ses divisions, la seule monnaie de compte ; mais les paiements s'effectuaient au moyen de pièces de monnaie des plus variées provenant de divers pays.


Outre les pièces françaises, on en voit alors circuler venant d'Angleterre, d'Espagne, de Portugal, de Flandre, de Hongrie. d'Allemagne et de Milan.

Elles étaient reçues en paiement non pas pour leur valeur nominale, mais pour leur valeur intrinsèque calculée d'après la quantité d'or ou d'argent qu'elles contenaient. Il en résultait évidemment une complication mais on payait en monnaie saine et les inconvénients de ce système étaient infiniment moins graves au point de vue économique que ceux résultant, par exemple, du cours forcé d'un papier-monnaie déprécié.

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II

EXERCICES PHYSIQUES, JEUX.

LECTURES, MŒURS

Il serait difficile de bien comprendre l'esprit et les mœurs d'une époque sains connaître ses plaisirs.

Au premier rang des distractions physiques, tout naturellement nous rencontrons la chasse.

Elle était même plus qu'une distraction : le gibier entrait pour une très grande part dans la composition des menus. Aller à la chasse, c'était aller aux provisions.

Elle constituait aussi, dans ce temps-là, une défense nécessaire ; c'est qu'en effet, dans l'immense forêt qui environnait le Mesnil-au-Val, les renards, les sangliers et les loups se comportaient en voisins incommodes. En plein jour on tue plusieurs fois des renards dans la cour même du manoir au moment où ils essayent de pénétrer dans le colombier ; les sangliers ravageaient les récol- tes ; les loups ne se bornaient pas à dévorer des cerfs, ils s'attaquaient aux animaux domestiques et ils avaient


beau jeu avec les porcs au panage et les « bestes folles » de la forêt, n'épargnant ni les chevaux ni le bétail.

Les armes étaient l'arbalète encore très employée et l'arquebuse à rouet, d'invention récente, que Gouberville appelle une « haquebutte ».

La chasse aux loups donnait lieu parfois à d'immenses battues qu'on appelait des « huées »> dont la note suivante, de Février 1550, peut nous donner une idée : « Le Mardy XXIII, Monsr des Marescz vinst à StNazer, nous désjeunasmes ensemble puys allasmes Les Hachées et Cantepye avecque nous, à Beaumont au devant de la huée dont la tête estoyt en Varengrou et conduysimes la dite huée jusques au dit lieu de Varengrou où se trouva Mon1- l'escuyer Potton qui ne fut pas content de ce qu'on avoyt termé la huée sans luy en parler, le baron de la Lutumière y estoyt et son frère Breuville et bien deux ou troys mille personnes ».

Des battues de pareille envergure, avec mobilisation des hommes valides de toute une région, apparaissent comme une survivance des chasses auxquelles devaient se livrer nos ancêtres préhistoriques au temps des mammouths, des rhinocéros à longs poils et des ours des cavernes.

Quant aux cerfs qui fournissaient d'innombrables pâtés de venaison, on les chassait à courre, les chiens préférés dans ce cas étant les lévriers. Il ne faisait pas toujours bon les rencontrer dans la forêt : un jour de Décembre 1551, alors qu'il revenait du Theil où il avait diné chez son ami le sieur de Barnavast, Gouberville note ceci : « En passant par le Coudré, au deça de Carbec, un grand cerf sortant en fureur d'un buysson faillit m'emporter et mon cheval par terre, à raison qu'il estoyt ja eslevé en l'ayr pour prendre son sault premier que je l'avisasse. »

Du gibier qui existe encore de nos jours je nie dirai rien, si ce n'est que les étourneaux étaient tellement

nombreux qu'ils envahissaient le colombier du Mesnil où il arriva qu'on en prit au filet jusqu'à quatre bois, seaux à la fois.

Les cygnes sauvages, si rares aujourd'hui, s'abattaient


fréquemment l'hiver sur Gattemare ; les chasseurs du Cotentin trouvaient de la perdrix rouge et, ce qui nous éloigne un instant du gibier, nos buissons donnaient asile à des rossignols dont les âmes poétiques attendraient aujourd'hui vainement les concerts.

Les chasses au faucon, à l'épervier et à l'autour étaient en grande faveur. On appréciait tout particulièrement les autours dressés en Angleterre que le fauconnier Bordes apportait à Cherbourg.

Les jeux d'adresse et de force étaient le palet, correspondant au jeu du disque des anciens, les quilles, les boules, la paume.

Celle-ci se jouait tantôt dehors, tantôt dans des locaux spécialement aménagés : c'est ainsi qu'il existait une salle de jeu de paume dans le château de Cherbourg.

Il y avait des séances de lutte et Gouberville ne dédaignait pas d'y prendre part. On organisait parfois deux camps luttant l'un contre l'autre, par exemple, dans une paroisse, les hommes mariés contre les célibataires.

Mais le jeu collectif par excellence était la « choule » dont la partie se disputait le plus souvent paroisse con- tre paroisse et auquel Gouberville se passionnait fort.

Voici en quoi il consistait : Une pelote était jetée ; les joueurs armés de bâtons se lançaient à sa poursuite, chaque camp s'efforçant d'empêcher l'autre de la saisir et essayant lui-même de s'en emparer. La poursuite entraînait généralement les joueurs à de grandes distances de leur point de départ et la partie se continuait souvent jusqu'à la nuit. Les no- bles, les prêtres y prenaient part : l'ardeur du jeu rapprochait toutes les conditions sociales.

C'était un exercice violent au cours duquel horions et blessures n'étaient pas rares. A une partie de choule organisée à « Sainct Mor » et à laquelle prirent part Plus de cinq cents personnes, Cantepie, bousculé, tomba si malheureusement que « ledit Cantepye en cuyda Courir et demeura longtemps presqu'évany ». Gouberville lui-même, un peu plus tard, reçut en choulant un coup si violent à la poitrine qu'il en fut malade pendant onze jours.


D'un ordre plus calme et plus intellectuel étaient les représentations de farces, de miracles et de « mistères ».

Les farces se jouaient non seulement en public mais aussi parfois chez des particuliers, par exemple à l'occa- sion d'une noce.

Il est à différentes reprises question des miracles représentés à Cherbourg ou à Valognes, auxquels se rendait une partie de la « famille » du Mesnil. Le titre n'en est donné qu'une fois : le Dimanche 7 Juin 1551 on jouait à Cherbourg « Les douze fils de Jacob ».

Quant aux « Jeux » qui avaient lieu à Cherbourg le 15 Août de chaque année, la date suffit pour en indiquer le sujet ; on sait que la fête de l'Assomption était célébrée solennellement en l'église de Sainte-Trinité et attirait de fort loin fidèles et curieux. On voyait, en effet, ce jour-là fonctionner la fameuse machine de Notre-Dame-Montée qui représentait avec des personnages de grandeur naturelle l'Assomption de la Vierge.

Des acteurs en chair et en os complétaient le programme en jouant le « Mistère ou Miracle du grand Trépassement de Notre-Dame ».

Le succès de ce genre de représentations était tel qu'il en était organisé dans de simples paroisses rurales ; c'est ainsi que deux ans de suite, en 1553 et en 1554 on donna une moralité dans l'église de Digosville, après la messe.

Une autre distraction populaire, mais d'un goût infi- niment moins relevé, était fournie par les excentricités des Confréries de Cosnards.

Le Mardi-gras de l'an 1549, Gouberville étant à Valognes s'amuse à aller voir « la Conardise » que dirigeait le « bailly des Cosnards », un certain Thomas Hurel, dont le nom, grâce à lui, passe à la postérité. L'année suivante, étant à Rouen pour ses procès devant l'Echiquier de Normandie, il va « à St-Julien hors la ville voyer les Conards. » Il prenait donc plaisir à ces bouffonneries.

Cherbourg avait aussi sa Confrérie. Un des ponts sur la Divette, dans la vallée de Quincampoix, s'appelle encore aujourd'hui le Pont-Oosnard — on disait autre-


fois « le Pont aux Cosnards » — en souvenir, sans doute, des promenades et des mascarades que les Membres de la Confrérie allaient faire de ce côté.

Comme jeux se jouant à la maison, le journal cite les dés, le tric-trac et les cartes. Celles-ci donnaient lieu à des parties souvent interminables et l'enjeu était parfois important : Gouberville ne perdit-il pas un jour soixainte-deux sous à Valognes ! On le voit aussi jouer aux cartes avec la duchesse Adrienne d'Estouteville, à Bric- quebec, au château des Galeries. Elle lui gagna vingt sous. Il s'en consola certainement en pensant que sa partenaire, veuve de François de Bourbon, gouverneur de la Provence, descendait de Guillaume le Conquérant et de Saint Louis, s'il faut en croire une généalogie trouvée dans le chartrier de Saint Pierre-Eglise.

Mais c'est au tric-trac que se risquent les plus gros enjeux. Dans une partie avec le sieur des Hachées, ne joua-t-il pas sa terre de Crevières contre celle qui portait le propre nom de son partenaire. Celui-ci perdit « dont je fus bien ayse », lisons-nous sur le journal.

Il avait heureusement des distractions moins risquées et plus sérieuses : il possédait une bibliothèque et il en usait. Il était instruit et il entendait le latin ; du grec, il ne connaissait que l'alphabet : on ne trouve dans son journal aucun mot grec, mais des phrases ou des mots français écrits en caractères grecs, quand il voulait mettre ce qu'il notait à l'abri des curiosités indiscrètes.

1 A défaut du catalogue de ses livres, des renseignements épars permettent d'apprécier la variété de ses lectures.

Il faisait grand cas de l'Almanach de Nostradamus qu'il consultait pour connaître l'époque favorable aux semailles, les phases du soleil, de la lune et le mouvement des constellations. Il possédait aussi les « Pronostica- tions » du fameux astrologue.

Parmi les ouvrages qu'il paraît possible d'identifier figurent les Institutes de Justinien, le Traité du Prince de Machiavel dont une traduction française avait été éditée à Paris en 1553, lin traité d'astronomie écrit en latin.

Gouberville avait aussi des lectures moins austères.


Le 4 Juin 1552 on trouve la curieuse note suivante : « Viron 1111 heures passa par céans le curay de Cherbourg qui s'y en alloit ; je le convie jusques au Vieil Bosc. Il me consta troys ou quattre hystoyres du quart libvre de Rabelays et me promit me le prester à ceste assises. »

Le quatrième livre de Rabelais est celui de Pantagruel et on imagine aisément que le chemin jusqu'au Vieux Bosc ne parut pas long à Gouberville tandis que son compagnon lui racontait les « Terreurs de Panurge sur le pont du vaisseau pendant la tempête », ou comment « Petite pluye abat bien un grand vent », ou bien encore comment le Diable fut trompé par une vieille de Papefiguière.

On ne devait pas s'ennuyer en la compagnie du Curé de Cherbourg. Grâce aux savantes recherches d'un de ses successeurs, M. l'Abbé Leroux, nous savons qu'il s'appelait Yves Le Bailly, qu'il mourut de la peste en notre ville en 1562 et que son goût pour les contes rabelaisiens ne l'empêcha pas d'être un très-digne prêtre.

Nul doute qu'il ait tenu sa promesse et qu'il ait prêté à Gouberville ce quatrième livre de Rabelais.

Les traductions de romans espagnols avaient pénétré jusqu'en Cotentin avec les « Leçons de Pierre Messie », gentilhomme de Séville, et le fameux « Amadis ».

« Il ne cessa de plouvoyer, écrit Gouberville le 6 Février 1554. Nos gens furent aux champs mais la pluye les rachassa. Au soyr toute la vesprée nous leusmes en Amadis des Gaules comment il vainquit Durdan. »

Ce roman avait alors un énorme succès. C'est le type des romans de chevalerie : Amadis de Gaule, surnommé le chevalier du Lion, vrai chevalier errant, se couvre de gloire pour obtenir la main de la Dame de ses pensées.

Le récit de ces aventures étant à la portée de ses gens, Gouberville en fait la lecture à la veillée.

Bien que le journal ne le dise pas, on peut être certain qu'autour de la cheminée, pendant les longues soirées d'hiver, on racontait aussi quelques-unes de ces merveilleuses et terrifiantes histoires de magiciens et de revenants qui avaient hanté les imaginations durant tout le


Moyen-Age et qui devaient se perpétuer pendant les siècles suivants. On y croyait toujours au temps de Gilles de Gouberville ; je n'en veux d'autre preuve que cette note du 14 avril 1553 : « Symonnet et Moisson furent à la chasse et prinrent ung lièvre. Il estoyt toute nuyct quand ils en revinrent et disrent qu'ils avoyent ouy la chasse Helquin au Vieil Bosc ».

Gouberville ne met pas leur parole en doute.

Qu'était-ce que la « Chassie Hellequin » ? On la trouve mentionnée dès le XIIe siècle dans l'Histoire Ecclésiastique d'Ordéric VitaL Quand "on lit les œuvres des moines de ce temps on est étonné de la place qu'y tient le merveilleux. Pour eux, il n'y a pas de frontière entre le monde visible et le monde invisible; il n'est pas plus étonnant de converser avec les morts que de s'entretenir avec les vivants.

Voici ce que raconte le vieux chroniqueur : Au monastère de Saint Evroul, dans le diocèse de Lisieux, un soir à l'heure où les moines sont réunis autour du feu, on s'entretient de l'armée de fantômes que l'un d'eux, Gauchelin, a vu défiler la nuit sur la lande. Il y avait des fantassins qui marchaient d'un pas rapide, des porteurs de cercueils, des amazones dont la selle était hérissée de clous brûlants, des prêtres en chapes de deuil, des moines le visage caché sous leur capuchon, des barons aux bannières noires montés sur de gigantesques chevaux noirs. Cette sombre armée passait avec un bruit terrible, en proie à une terreur sans nom. Un cavalier toucha en passant Gauchelin et on pouvait voir sur son visage la marque des doigts de feu du fantôme. (1) Voilà ce qu'était la « Chasse Hellequin ».

En entendant passer dans la nuit, sous les grands arbres de la forêt, cette chevauchée infernale et ce cortège de réprouvés, Symonnet et son compagnon avaient dû avoir terriblement peur.

Le XVIe siècle est une époque de transition. Aussi

(1) Emile MALE. — L'empreinte monastique dans l'art du Xilo siècle. Communication à l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres. Séance du 19 novembre 1921.


ne faut-il pas s'étonner d'y constater la survivance de croyances et de mœurs du Moyen-Age au moment même où s'accomplissait cette révolution intellectuelle d'où le monde moderne devait sortir.

Alors que sous François Ier et Henri II sciences, beaux-arts, philosophie, littérature avaient pris un magnifique essor, le journal de Gilles de Gouberville nous révèle des mœurs encore peu raffinées, souvent violentes, même dans la plus haute société.

Voici, par exemple, la singulière façon dont les Saints Innocents avaient été fêtés à Bricquebec chez Madame de Saint-Pol, fille de la duchesse d'Estouteville, en Décembre 1558 : « Le Mercredy XXVIIe, jour des Innocentz, dès le poinct du jour, je partys de céans, Cantepye et Gilles Berger avec moy et allasmes à Bricquebec où nous arrivasmes avant neuf heures. Je trouvé Madame à la Gallerye et plusieurs de ses damoyselles ; elle se riait des pages et des filles qui s'estoyent entrebattus la nuyt précédente pour les Innocentz. Gouffy, damoyselle, avoyt été blessée au tétin, Laporte à la jambe et Riou, lacqués, avoyt heu ung coup de broche à la teste, comme me dist Madame. Je dîné à la table du Conseil. »

Si au château des Galeries on se battait à coups de broche, que devait-on faire ailleurs ?

Dans l'entourage de Gouberville, les rixes étaient fréquentes.

Le 21 Février 1551 on vient lui annoncer, de Valognes, que son frère Louis est blessé et qu'il s'est battu avec Barnaville, autre gentilhomme.

Un mois plus tard, un Dimanche, il écrit : « Cantepye et Symonnet s'entrebattirent près. l'église ». Les conséquences furent plus graves que cette note laconique le laissait supposer, car quinze jours plus tard on était encore obligé de faire panser Symonnet « du coup de dague que Cantepye luy avoyt donné l'aultre jour ».

Symonnet et Cantepie vivaient sous son toit et étaient d'excellents amis.

Une autre fois il panse lui-même Colin Fossé de Fermamville que le même Cantepie avait « outragé » d'un coup d'épée à la tête.


On le voit encore panser Noël, frère de Symonnet, d'un coup de dague reçu à la tête. Noël revenait en ce piteux état de l'assemblée de la Boussaie à Tourlaville.

Pour ne relever que des cas où les agresseurs étaient des gens de qualité, notons encore quelques faits.

A son retour de Blois, en Janvier 1555, Gouberville s'était arrêté quelques jours à Rouen et s'était logé à l'auberge ou hôtellerie ayant comme enseigne « Au Tableau ». Le 26 il note ceci : « Ledict jour au soyer, le sieur de Franqueville et la dame de nostre logis s'entrebattirent et il y heult grosse querelle. Ladicte dame heult un coup d'espée à la jambe ».

Un soir, au cours d'un dîner auquel assistait Gouberville. Jehan de Ravalet, sieur de Sideville, se bat avec un des convives Jehan du Bosc et le blesse à la tête.

Le même Jehan de Ravalet tue à Valognes le procureur de Madame de Saint-Pol ; le frère de ce Ravalet, seigneur de Tourlaville, « outrage merveilleusement » à grands coups de bâton un certain Jehan Pottier qui manque en mourir.

L'avocat Blanc tue André Lecomte.

Au mois d'Août 1558, Boulaind Le Parmentier, bourgeois de Cherbourg et son frère aîné Jehan, curé de Oosqueville, pillent et démolissent la maison de Robert de Hennot, écuyer, Sieur de Cosqueville, puis assassinent le sergent Guillaume Chandeleur, chargé par de Hennot de les assigner en justice, alors que le malheureux se présentait au presbytère de Cosqueville pour signifier son exploit.

Déjà en 1542 deux membres de cette même famille, François Le Parmentier et son frère avaient lardé de coups de poignard Jehan de Hennot commandant pour le Roi sur les côtes du Val-de-Saire (1).

On pourrait continuer cette énumération. Bornonsnous à signaler plus particulièrement le cas d'un filleul de Gilles de Gouberville, Gilles le Marchand, Sieur de Raffoville, dont nous avons déjà eu l'occasion de signaler les exploits comme corsaire et celui d'un propre frère de

(1) A. de Blangy, Généalogie des Sieurs de Russy p. 60.


Gouberville, Louis Picot, celui-là même qui avait été blessé en se battant avec Barnaville.

Le 19 avril 1549 le bruit court que le jeune Raffoville avait tué Maître Jacques Troude. Le lendemain, Gouberville se rend à Saint Pierre ; il trouve en son lit le dit Troude qui n'était pas mort, mais qui avait bien été « oultragé » par Raffoville.

La violence appelle la violence : quelques années plus tard quelques gentilshommes conduits par Jehan Ravalet, sieur de Sideville, qui n'en était plus à son coup d'essai, assaillent Raffoville dans l'église même de Saint Pierre-Eglise pendant la grand'messe, comme on lisait l'évangile et le blessent d'un coup de pistolet qui lui traverse l'épaule gauche.

Le corsaire guérit de sa blessure. Il faut le regretter pour sa mémoire, car M. Paul Le Cacheux a découvert certain document qui fait apparaître Raffoville sous un jour des plus fâcheux. Sa fin survenue en 1565, trois ans après les dernières notes que nous possédons de son parrain, dépasse en horreur tragique tout ce qu'on peut imaginer.

Le document est une lettre de rémission octroyée par le roi Charles IX en mars 1565 à un habitant de Saint Pierre-Eglise, Guillaume Dyesnis. Voici une brève analyse des faits révélés par cette lettre : deux frères Guillaume et Jean Dyesnis vivant près du manoir de Raffoville avaient été de sa part victimes de voies de fait et de brutalités ; sur leur plainte, le corsaire fut condamné par le lieutenant du baillage à leur payer une indemnité ou, à défaut, à voir son bétail saisi.

Pour se venger, Raffoville commença par s'emparer de Guillaume et par l'incarcérer dans son manoir ; puis apprenant que Jean s'était rendu à Quettehou chez le sergent de l'endroit qui avait déjà saisi le bétail et devait procéder à la vente, il se met à la tête d'une quinzaine d'hommes, et pénètre vers minuit, en brisant les portes,.

dans la maison du sergent où dormait paisiblement Jean Dyesnis. Raffoville et ses complices s'emparèrent de l'infortuné, « le liarent, lui couparent le nez, les aureillés et lui crevèrent les yeux, après quoi ledit Raffoville


l'attacha à la queue de son cheval sur lequel il monta et le trayna depuis le dit bourg de Quethéou jusqu'en sa maison de Saint Pierre-Eglise, où étant arrivé fit chauffer un four tout chault, dans lequel il le fit mettre vif et y demoura jusqu'à ce qu'il feust consommé en cendres. »

Un décret de prise de corps fut lancé contre le brigand ; mais comme son manoir était bien gardé et défendu par de l'artillerie, il fallut présenter requête au Parlement de Rouen pour obtenir l'assistance de la force armée. Après un siège en règles, Raffoville fut blessé et capturé. Conduit à Barfleur, il tenta vainement le lendemain de s'évader, un de ses amis à la tête d'une bande armée ayant attaqué ses gardiens pendant la nuit ; mais force resta à la loi, et l'appareil qu'un chirurgien avait posé sur sa blessure s'étant déplacé pendant la lutte, il mourut d'une hémorrhagie.

Quant à Louis Picot il était moralement plus apparenté à Raffoville qu'à son frère Gilles.

En 1546 il avait été condamné à avoir le poing droit coupé et à être ensuite décapité pour avoir, de concert avec d'autres gentilshommes, assassiné le prieur de St Clément-de-Truitemer, près de Vire. Il avait pris très opportunément la fuite et après un séjour en Piémont avait obtenu du Roi des lettres de rémission. Ces lettres de rémission correspondaient à peu près à ce qu'on appellerait aujourd 'hui la grâce amnistiante.

Ce qui peut étonner, c'est moins cette manifestation de la clémence royale en faveur d'un condamné que l'impunité à peu près générale dont jouissaient les auteurs de violences criminelles. De tous ceux dont il a été question précédemment, il semble qu'à part Louis Picot gracié, l'un des Le Parmentier exécuté à Rouen et l'avocat Blanc « pendu et estranglé au carrefour du pignon de l'église de Vallongnes » les autres n'aient jamais été condamnés ni même inquiétés. On ne voit, en effet, intervenir la Justice Royale que si l'auteur d'un crime ne compose pas amiablement avec la victime ou ses héritiers.

Le journal de Gouberville nous fait connaître, par


exemple, les tractations entre Ravalet et Raffoville après l'attentat de l'église de Saint Pierre, et l'année suivante entre la veuve du sergent Chandeleur et les frères Le Parmentier. Ceux-ci ne furent déférés à la Justice qu'après l'échec des pourparlers engagés en vue d'une transaction.

Aussi n'est-il pas étonnant de voir le cahier des remontrances du Tiers-Etat aux Etats-Généraux de 1560 réclamer entre autres réformes « la poursuite d'office - contre les crimes notoires sans qu'il fût besoin de partie civile. »

Une autre particularité des mœurs de cette époque est la place occupée par les enfants naturels dans certaines familles.

Gouberville avait trois frères et trois sœurs légitimes dont il était l'aîné.

Au manoir du Mesnil-au-Val vivaient Guillemette dont il a précisé l'état-civil en la qualifiant dans son journal de « fille naturelle de feu mon père » et son cher Symonnet, frère de Guillemette, qui avait la même origine.

L'abbé Tollemer avait supposé charitablement que tout au moins Noël et Jehan, indiqués comme étant frères de Symonnet, ne l'étaient que du côté maternel.

La découverte dans les archives du Tabellionnat de Cherbourg d'un testament de Gilles de Gouberville portant la date du 27 Juin 1545 ne permet plus cette supposition ; non seulement Guillemette et Symonnet, non seulement Noël et Jehan, mais encore Ernouf et Jacques sont désignés par le testateur comme étant « enffants bastards de mon père défunct », ce qui fait six bien comptés.

Il est touchant de voir l'aîné des enfants légitimes prendre fraternellement sous sa protection toute la nichée de la main gauche trouvée dans la succession paternelle, pourvoir à ses besoins et assurer son avenir.

Gouberville avait marié Guillemette à son ami, le sieur de Cantepie.

Il semble que dans l'opinion aucune défaveur ne s'attachât alors à ces paternités et à ces naissances illégitimes.


Gouberville lui-même, on le sait, non par son journal d'une discrétion absolue à cet égard, mais par d'autres documents, avait aussi une lignée de bâtards. Son dernier testament dicté deux mois avant sa mort (1) contient des legs en faveur de trois filles naturelles : Loyse qu'il avait déjà dotée et mariée (2), Tassine et Jacqueline à l'établissement desquelles il pourvoyait par ses dernières dispositions et qui se sont mariées convenablement par la suite.

Il faut même lui en attribuer une quatrième dont il n'était pas question dans le testament.

Un document conservé aux archives de la Ville de Cherbourg (3) révèle l'existence en 1607 de Michelle, épouse de Jacques Maillard surnommé La Joye. Entendue comme témoin dans une enquête, elle y est qualifiée par le procès-verbal de « fille bastarde de défunct de Gouberville ». Il y avait alors 29 ans que Gilles de Gouberville était mort.

De ce document, il convient de rapprocher deux notes du journal. Le 26 Février 1562 Gouberville parle « d'ung mestier que Thomas fist pour apprendre à Michelle de céans à fère la neuffille plate et ronde pour les chemises », et plus loin il ajoute : « Le 2 Mars quand le mestier fut achevé, Michelle, fille de feu Roumaine, en fist une pièce ». Neuf ans plus tôt, le 6 août 1552, Gouberville avait pris note qu'il était monté à la Croix de la Montagne du Roule avec Roumaine et sa fille pendant que ses gens étaient à faner aux prés de Tourlaville.

Le journal ne dit nulle part quelle était cette « Roumaine », mais il nous apprend que sa fille s'appelait Michelle, et qu'après la mort de sa mère, Gouberville l'avait recueillie au manoir du Mesnil-au-Val, où elle faisait partie « de la famille de céans », à laquelle La Joye appartenait lui-même.

Il résulte du document des archives que plus tard elle

(1) Testament du 2 Janvier 1578 — Chartrier du Mesnil-au-Val.

(2) Traité de mariage du 1er juin 1575 — Chartrier du Mesnilau-Val.

(3) F. F. 75 (liasse) pièce 3, N° 16.


avait épousé ce La Joye et qu'elle avait la possession d'état, constatée par un acte public, de « fille naturelle du sieur de Gouberville ». Il y tout lieu de croire que cette qualité n'était pas usurpée.

Il se rencontre même des bâtards là où on s'y attendrait le moins.

Gouberville parle à chaque instant de son oncle de Russy. Cet oncle était Jehan Picot, prêtre, écuyer, sieur de Russy, en Bessin, curé de Gouberville et aussi de Menesqueville, près de Bayeux.

Il avait, suivant l'expression de son neveu « rendu son esprit à Dieu » le 11 Septembre 1560 laissant, outre une belle fortune, deux filles et deux fils qu'il avait eus de Marguerite Leberger laquelle vivait avec lui en son manoir de Russy et paraît avoir été sa gouvernante.

Il faut dire que ce curé avait bien peu l'esprit de son état. Il était avant tout seigneur temporel de Russy et considérait les deux cures dont il cumulait les bénéfices comme de bonnes fermes qu'il faisait gérer par ses vicaires.

Ses paroissiens de Gouberville le voyaient à peu près une fois par an, ordinairement vers Pâques, époque à laquelle il avait l'habitude de faire visite à son neveu.

Beaucoup de paroisses, en oe temps-là, n'étaient pas mieux desservies, le titulaire de la cure encaissant les revenus et abandonnant le soin du service religieux à des prêtres maigrement rétribués. C'est ainsi qu'au Mesnil-au-Val, Roc de Montpellier nommé curé en 1551 avait pris possession de son bénéfice par procuration et n'avait pas encore mis les pieds dans sa paroisse quand dix ans plus tard la cure changea de titulaire.

Le mauvais exemple venait de haut : à Coutances, Payen le Sieur d'Esquetot, nommé au siège épiscopal en Mars 1548 ne fit son entrée dans la ville que plus de trois ans après, et en 1558 le Chapitre Cathédral adressait à l'Archevêque, au Parlement et aux Etats une requête pour se plaindre de l'absence de l'évêque Martel qu'on n'avait pas encore vu à Coutances depuis sa nomination., Assurément, il y avait aussi des évêques et des curés excellents, des vicaires et des prêtres libres vivant très


dignement et attachés à leur devoir ; ces derniers étaient d'autant plus méritants que l'existence matérielle du bas clergé était mal assurée. Quelques-uns pour se procurer des ressources exerçaient des professions libérales : le vicaire de Valognes était médecin, celui de Saint Vaast ayait la spécialité de soigner les entorses et les fractures ; d'autres moins privilégiés en étaient réduits à travailler àe leurs mains ; on voit le vicaire du Mesnil-au-Val et des prêtres des paroisses voisines venir s'employer comme journaliers pour les travaux des champs.

1 Quant à certains possesseurs de bénéfices, comme le Seigneur de Russy, ils n'avaient de prêtres que le nom.

Il était temps que le Concile de Trente vînt porter le fer rouge dans cette plaie qui rongeait l'Eglise.

Par bonheur, la sollicitude royale à l'égard des bâtards de bonne famille; s'étendait jusqu'aux enfants des ecclésiastiques gentilshommes. De même que Symonnet avat été légitimé et autorisé à porter le nom de Gouberville, le fils du sieur de Russy, Anthoyne, obtint ses lettres de légitimation et porta le nom d'Anthoyne Piquot, sieur de la Quièze. Il épousa une demoiselle de Sapincourt.

Des trois fils nés de ce mariage, l'un fut ambassadeur «n Hollande sous Henri IV, un autre gentilhomime du Roi, le troisième chambellan. La naissance irrégulière d'Anthoyne ne fit tort ni à sa carrière ni à celle de ses enfants.

On voit que la morale de ce temps-là ne doit pas être confondue avec la morale tout court, et c'est précisément pour cette raison qu'elle constitue une circonstance très atténuante en faveur de Gilles de Gouberville, de son père et de son oncle le curé.


III

DEBUT DES GUERRES DE RELIGION

Les derniers mois du journal nous font assister au déchaînement des guerres de religion. Ils forment avec les années qui précèdent un contraste douloureux : à une période relativement tranquille et prospère succèdent brusquement les pires désordres et le trouble profond des esprits.

Jusqu'à la fin de Mars 1562 catholiques et protestants vivaient en paix dans notre presqu'île, les ministres prêchaient librement et même des catholiques allaient les entendre.

Le massacre des protestants à Vassy eut sa répercus- sion dans toute la France ; à partir de ce moment, dans le Cotentin l'inquiétude se manifeste, des bruits pessimistes circulent, les esprits s'excitent ; finalement les désordres éclatent.

Le 15 mai 1562, passant à Bayeux, Gouberville apprend qu'on avait « abattu les imaiges et autels de la grande église et de fait — notis-t-il — nous vismes les ruynes et fragments d'iceux. Tous les temples du dict Bayeux et des environs en avoyent bien autant. »

Des scènes analogues avaient lieu à Caen. L'église du Mesnil-au- Val devait un peu plus tard subir le même sort.

Le Dimanche 7 Juin des protestants sont massacrés à Valognes. Le journal relate le fait à la date du 8, en ces termes : « Ledit jour la relevée on me dist que her soyer sur les cinq heures, il y avoyt heu à Vallongnes une si grande émotion populayre qu'on avoyt tué le Sr de Hoesville, le Sr de Cosqueville, Maistre Gilles Mychault médecin, Gilles Louvet tailleur, Robert de Verdun et Jehan Giffart dict Pont-l'Evesque, et plusieurs blessés, et les maisons de Cosqueville pillées et détruites, et que les corps des deffunts estoyent encor en la rue ce jourd'hui apprès mydi, où les femmes de Vallongnes venoyent encor donner des coups de pierre et de baston


sur lesdits corps, et fut dict aussy que la maison de Maistre Estienne Lesney esleu aud. Vallongnes, Sr de Haultgars, avoyt esté pillée et destruyte ; Charlot partit sur les deux heures pour aller à Vallongnes sçavoir au oertain ce que dessus et revinst apprès soleil couché, et me dist que tout ce que dessus estoyt vray et que le peuple de Vallongnes estoyt grandement courroussé. »

Onze jours plus tard les huguenots prenaient à Valognes une sanglante revanche en saccageant le couvent des Cordeliers et en massacrant le Père Servoir au pied de l'autel.

La guerre civile est déchaînée. Les protestants ont à leur tête les sieurs Sainte-Marie et d'Agneaux auxquels se joint Montgomery revenu d'Angleterre ; les forces du parti catholique sont commandées par de Matignon, gouverneur de Cherbourg ; quant au duc de Bouillon, gouverneur de la Normandie, il est favorable à la religion nouvelle tout en voulant rester dans l'obéissance au Roi et il s'efforce de prévenir les violences des deux partis.

Manifestement les préférences de Grouberville allaient au duc de Bouillon. Il estimait que ces graves controverses qui passionnaient et qui angoissaient à juste titre les âmes religieuses ne pouvaient se résoudre les armes à la main.

Ce qu'étaient les conversations entre hommes animés d'un même esprit de conciliation et de paix, nous pouvons nous en faire une idée par cette note du 4 août 1562 : « En m'en revenant (d'Argougettes à Russy) je trouvé le contrerolleur Noël et maistre Jehan France (tabellion) qui se pourmenoyent aulx champs. Nous devisasmes jusques à ce que nous vinsions à la vue d'Argouges, et comme nous parlions de la relligion et des oppinions qui sont aujourd'huy entre les hommes en grande controversie et contradiction, led. France dist par ses propres motz : Qui m'en croyra, on fera ung Dieu tout nouveau qui ne sera ne papiste, ne huguenot, affin qu'on ne dise plus ung tel est luthérien, ung tel est papiste, ung tel est hérétique, ung tel est huguenot. A donc je dys : « Unus


est Deus ab œterno et œternus. Nous ne pourrions fère des Dieulx, puys que nous ne sommes que hommes.

Il me sembla que led. Noël fut fort offensé de la parole dud. France. »

Si le propos du tabellion France n'était peut-être pas très orthodoxe, il traduisait, du moins, un ardent désir de tolérance mutuelle et de paix religieuse ; il était comme un écho des paroles prononcées par le grand chancelier Michel de l'Hôpital à l'ouverture des Etats Généraux d'Orléans, lorsqu'adjurant les croyants des deux partis de reconnaître leurs devoirs mutuels comme concitoyens il s'était écrié : « Otons ces mots diaboliques, noms de partis, factions et séditions, luthériens, huguenots, papistes ; ne changeons le nom de chrétiens ».

Le journal se termine le 28 mars 1563 dans une atmosphère chargée de menaces. Les nouvelles les plus alarmantes se sont succédé depuis le commencement du mois : M. de Matignon se fortifie en toute diligence dans Cherbourg ! la population de Valognes s'enfuit ; Bayeux est au pouvoir des protestants ; Coligny a pris le château de Caen ; on dit même « que le Turc venoyt ayec 2 mil hommes en France pour ayder le Roy ».

IV

CONCLUSION

Quand se ferme ce dernier cahier, l'homme dont nous avons, jour par jour, vécu la vie pendant quatorze années s'enfonce brusquement dans la nuit.

De loin en loin seulement quelques lueurs nous révèlent encore son existence : son nom apparaît dans divers actes : ventes, baux, obligations, quittances, aveux, conservés dans des archives.

Il mourut au Mesnil-au-Val le 7 mars 1578, âgé de cinquante-sept ans.


Conformément aux volontés exprimées dans son testament le 2 janvier de cette même année, il fut inhumé dans l'église paroissiale <1 au long du banc où ses prédécesseurs et luy a voyent accoutumé de s'asseoir pour ouyr le service divin. »

Il s'était préparé à la mort en faisant à Dieu l'humble aveu de ses fautes et en implorant sa miséricorde, ainsi que l'atteste le préambule Vie son testament : « Premièrement je donne mon âme à Dieu, nostre père et créateur, lui suppliant très humblement, au nom de JésusChrist nostre rédempteur et par le mérite de sa passion, la recevoir à mercy et détourner sa face de la multitude de mes péchés et offenses ».

J'ai cherché dans l'église du Mesnil-au-Val la tombe de l'ancien seigneur ; rien aujourd'hui n'en marque l'emplacement ; mais je crois bien que si j'avais pu découvrir son nom gravé sur une pierre, j'aurais éprouvé quelque chose ressemblant à de l'émotion. Ce n'est pas impunément que j'ai passé des heures à remuer tant de vieux souvenirs. A la curiosité peu à peu s'est mêlé de la sympathie pour celui dont je troublais ainsi le repos.

Certes, Gilles de Gouberville ne fut pas un saint ; il ne fut pas davantage un héros ; mais on peut dire que malgré ses défaillances il fut un brave homme.

Au surplus et quel que soit le jugement qu'on puisse porter sur 'sa. personne, il faut lui savoir gré d'avoir écrit un journal qui projette une vive lumière sur les moeurs de son temps.


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Saint-Lo. — Imp. Félix Le Tuai. 1908.



Saint-Pierre-Eglise pendant la Révolution par M. Charles HAMEL

Sous ce titre, et dans le fasciciile du 23 Juillet 1899 de la revue Normande « Le Bouais-Jan » fondée et dirigée par mes amis François Enault et Louis Bewve, je publiai Varticle suivant :

« L'histoire n'a pas de petits côtés, et il arrive souvent que les faits les plus insignifiants qui se sont passés dans nos bourgades jettent un jour tout particulier sur les évènements dont notre pays a été le théâtre.

Je n'ai pas l'intention d'apprécier ici l'œuvre de la Révolution Française. Je crois pouvoir dire cependant que les hommes qui y jouèrent le principal rôle furent guidés, même dans leur erreurs, par une idée de justice et de fraternité, et s'inspirèrent de la devise du poète : « Homo sum humani nil milii alienum puto » Aussi que de traits d'abnégation, d'héroïsme ! Y eut-il jamais spectacle plus beau, pour ne citer qu'un fait, que celui ae ces hommes de tous les partis venant spontanément dans la nuit du 4 août immoler leurs privilèges sur l'autel de la patrie !

Mais, en revanche, que de préventions, que de tendances dénotant un esprit sectaire et intolérant ! C'est'là, soyez-en sûrs, qu'il faut rechercher la cause des excès déplorables qui ont marqué d'un trait rouge cette période épique de notre histoire.

Ce souffle anti-libéral, qui fut la contre-partie de tant d'idées généreuses et humanitaires, se fit sentir jusque dans notre Basse-Normandie.

La preuve en est palpable dans un curieux document que j'ai découvert en compulsant de vieux papiers de


famille et que je suis heureux de mettre sous les yéux des lecteurs du Bouais-Jan.

C'est une lettre adressée pendant la période révolutionnaire aux notables de Saint-Pierre-Eglise : Saint-Pierre-Eglise, le 25 Ventôse, l'an deuxième de la République Française, une, indivisible et impérissable.

Citoyen !

Tu es invité à te rendre samedi 26 du courant à la maison commune pour, sur l'invitation de la société populaire en date du vingt et deux, de la Convention Nationalle du vingt-sept jour du premier mois, changer le nom de la commune de SaintPierre-Eglise, en un nom Républicain et régler les indemnités à accorder à ceux qui ont éprouvé des pertes.

Salut, Union, Fraternité (Signé) Illisible Au citoyen. notable Saint-Pierre-Eglise »

Il semble que, retenus par une sorte de pudeur, les historiens locaux ont jeté comme un voile d'oubli sur les excès qui furent commis dans nos campagnes pendant la période révolutionnaire.

Je suis sûr, qu'à l'heure actuelle, la plupart des StPierrais ignorent que le nom de leur commune fut changé en 1793. Moi-même je l'ignorais, je l'avoue, quand en 1899 j'ai publié, dans le Bouais-Jan, le document cidessus. Je ne l'ai su vraisemblablement qu'à la lecture du livre de M. Louis Drouet « Recherches historiques sur les vingt communes du canton de St-Pierre-Eglise », paru en 1893 et qui à la page 55 donne cette indication : Les noms de lieux et de quartiers qui rappelaient le christianisme durent disparaître. La commune de SaintPierre-Eglise prit celui de Pierre-Ferme.


Mais, chose curieuse, M. Drouet ne donne à ce sujet ucune documentation.

C'est la très intéressante communication faite par notre collègue M. Sorel, dans la séance du 4 Mai 1938, sous le titre « La Vie à la campagne aux environs de Cherbourg pendant la Terreur », qui m'a remis en mémoire l'article que dans ma jeunesse j'avais publié dans « Le Bouais-J an ». Tout de suite l'idée m'est venue de faire des recherches dans les archives municipales de la commune de Saint-Pierre-Eglise, pour établir dans quelles circonstances à son nom avait été substitué celui de « Pierre Ferme ». Je m'en suis ouvert à M. Auguste Hamel, maire, qui, .très fraternellement et avec l'aide de M. Geffroy, son sympathique secrétaire, a recherché et m'a transmis aussitôt qu'il les a eus découverts, les documents dont je vais vous donner lecture, et qui certainement, jusque ce jour, n'avaient pas été exhumés.

La substitution de nom se fit en deux temps.

Premier temps : réunion du 26 Ventôse, faisant suite à la convocation, de la veille reproduite dans « Le Bouais- Jan », et ayant pour seul objet de trancher la question.

-de principe de changement de nom. En voici le procèsverbal : Du 26 Ventôse, l'an deux de la République Française, une, indivisible et impérissable.

Nous, Maire, officiers municipaux et membres du Conseil Général de la Commune de Saint-Pierre Eglise, en permanence assemblés extraordinairement pour, conformément au décret de la Convention Nationale du 27 du 1er mois de l'an second de la Répu-

blique française une et indivisible qui invite les Conseils généraux des Communes, à changer. les noms de ces communes qui peuvent rappeler le souvenir de la Royauté, de la féodalité et de la superstition, et conformément à une adresse de cette commune tendant aux mêmes fins en date du 22 du courant, le Conseil Général assemblé, et la question de savoir si le nom de St-Pierre-Eglise sera changé tfyn un autre nom, et il en est résulté que, sur treize


:; votants, sept ont voté pour le changement de nom contre six qui ont voté pour la conservation du nom de St-Pierre-Eglise.

Fait en la maison commune ledit jour.

Et que le 30 Ventôse il sera convoqué une Assemblée générale pour donner un autre nom à la commune de St-Pierre-Eglise ».

Second temps : Assemblée générale du 9 jGerminal,.

avec adjonction, et c'est à souligner, du Comité de Surveillance : ,

Du 9 germinal, l'an second de la République- : Française, une, indivisible et impérissable, Nous,.

Maire, officiers municipaux et membres du Conseil Général de la commune de St-Pierre-Eglise, assem-

bles par convocation du 4 du courant, pour donner un nom Républicain à la commune, conformément au décret de la Convention qui invite les Conseils Généraux des communes de changer les noms de ces mêmes communes, qui pourraient rappeler le souve- ; nir de la Royauté, de la Féodalité ou de la Supers- ] tition en des noms Républicains, le Conseil Général ¡ et le Comité de Surveillance réunis, après avoir

mûrement réfléchi, ont délibéré qu'au lieu de Saint- Pierre-Eglise, nom que portait la Commune, elle 1 s'appellerait désormais Pierre-Ferme.

L'Assemblée a en outre délibéré qu'il en sera, donné avis au Comité de la Convention Nationale, , et qu'il sera écrit à la Société populaire, pour l'informer du nom qu'a pris la commune.

Ensuite de quoi le Conseil Général et le Comité de- Surveillance se sont transportés au temple de la Raison, accompagnés de la Société Populaire, pour démolir ses autels et statues nuisibles, et enfin- le purger de tout ce qui pourrait blesser les yeux des: Républicains et leur rappeler l'Ancien Régime.;,


Des ouvriers, sur la Réquisition, ont détruit tous ces objets en notre présence ainsi que dans toutes les places publiques de la Commune.

Il a été en outre délibéré que le Bois du Calvaire sera vendu demain dix du courant, au plus offrant et dernier enchérisseur, argent comptant, à charge par l'adjudicataire de l'ôter sur le champ après l'adjudication ; quant aux pierres formant le pied, il a été délibéré qu'elles seraient pareillement vendues dans 15 jours ou trois semaines au profit de la commune.

Je suis allé à la mairie de St-Pierre-Eglise pour examiner moi-même ces documents et j'y ai fait des constatations intéressantes.

Dans la délibération du 26 Ventôse, les noms des 7 qui votèrent le changement de nom de St-Pierre-Eglise sont rayés d'un trait noir. L'encre du trait paraît bien être de l'époque. Il est vraisemblable que, devant le peu d'enthousiasme manifesté par ses concitoyens pour le changement de nom, le l'faire, qui était de la majorité, prit sur lui de rayer ces 7 noms. Il serait facile, malgré tout, en les rapprochant des signatures antérieures, de dévoiler leur anonymat, mais telle n'était pas mon intention. Par contre, j'aurais bien voulu connaître, pour les citer à l'ordre de la commune de St-Pierre-Eglise, les noms des 6 citoyens de la minorité qui, au péril de leur vie et obéissant à leur seule conscience, n'hésitèrent pas à s'opposer à une mesure inspirée par la plus basse démagogie.

J'ai voulu aussi voir les actes de l'état-civil postérieurs au 9 Germinal, et j'ai été très surpris de constater que ces actes portent tous le nom de St-Pierre-Eglise.

En somme le vote du changement de nom de la commune fut une simple manifestation démagogique qui n'eut pas de lendemain, et, sans que la décision ait été officiellement rapportée, dès le 14 Floréal le Greffier municipal, qui, dans la rédaction d'une délibération avait constaté la présence du maire et des officiers municipaux de la commune de Pierre Ferme a rayé le nom


de Pierre Ferme pour y substituer celui de Saint-PierreEglise.

Pierre Ferme ne devait plus figurer dans les comptesrendus des délibérations ultérieures.

C'est que les habitants de Saint-Pierre-Eglise avaient très fermement protesté contre le changement de nom de leur commune, comme ils avaient non moins fermement protesté contre la substitution, dans leur Eglise, du culte de la Raison au culte de leur Dieu. Comme la très grande majorité des populations de notre Basse-Normandie, ils avaient une répugnance instinctive pour le sectarisme et l'intolérance.- Ils voulaient alors comme ils le veulent aujourd'hui, car ils n'ont pas dégénéré et c'est à leur honneur, concilier les idées de progrès dans l'ordre et de mieux être pour tous, avec le respect de leurs traditions ancestrales.


Eglise de la Sainte Trinité Monument de l'Assomption et Confrérie de Notre-Dame-Montée par M. G. Mouty, Membre Correspondant

Après la bataille de Formigny, en avril 1450, l'armée de Charles VII commandée par le Connétable de Richemond et par Jean de Bourbon, le vainqueur de Formigny, se présenta devant Cherbourg, la dernière place de France restée sous la, domination anglaise.

Les bourgeois de Cherbourg par affection pour Charles VII,, leur légitime souverain, refusèrent tout secours aux Anglais pendant le siège qui dura quatre mois et même s'étant assemblés dans, leur église, ils y firent, d'une voix unanime, le vœu solennel d'y élever, le jour où ils seraient délivrés de leur joug tyrannique, un monument de piété en l'honneur de la Sainte- Vierge. Le 12 août 1450, la garnison anglaise capitula, et le drapeau français fut arboré sur le donjon du château.

il y avait alors à Cherbourg un riche bourgeois, orfè- vre et mécanicien très ingénieux, nommé Jean Aubert, qui eut l'idée d'étudier, de dessiner et de construire ee machine représentant « l'Assomption de la Vierge ».

Après un travail minutieux et de nombreux essais qui durèrent près de seize ans, la machine fut enfin achevée et placée en 1466 dans l'église. En construisant la tour du transept, on avait réservé au haut de la voûte de la nef, une place sur la façade dé la tour pour recevoir le monument. Le jeu des personnages de cette machine si curieuse se donnait chaque, année au public le jour de l'Assomption avec beaucoup de solennité en mémoire du départ des Anglais. ', - ",.' -,


Ce monument aussi solide qu'ingénieux était connu sous le nom de Paradis. Il représentait à la partie supérieure le Ciel et laissait voir dans l'enfoncement ménagé au-dessus de la voûte du transept les statues des trois Personnes Divines entourées des chœurs angéliques (1).

- Quelques jours à l'avance, on dressait au milieu de l'église une estrade à plusieurs étages pour ce spectacle religieux qui attirait toujours une foule immense. Les pièces que l'on y jouait et dont il ne subsiste malheureu- sement aucun vestige, étaient composées par des prêtres de la'cité et soumises à l'approbation du supérieur ecclésiastique désigné sous le nom d'Official du Cotentin.

Elles variaient chaque année, mais avaient toujours pour: sujet la mort et l'Assomption de la Sainte-Vierge.

Le mécanisme de cette machine était si bien combiné que les spectateurs placés sur le théâtre ou dans les nefs ne voyaient aucun des mouvements et avaient l'illusion de voir évoluer dans le ciel des personnages réels. Ce monument, placé en face du portail de l'Ouest,., occupait toût l'espace vertical qui se trouve a l'aboutissement de la voûte de la grande nef. Il pouvait avoir 18 pieds de hauteur (5 m. 832) sur environ 12 pieds de largeur (3 m. 888). On le fermait dans certains temps de

l'année, pendant l'A vent et le Carême, avec deux gran- : des portes qui formaient une demi-sphère. Elles se haus-

saient ou s'abaissaient selon le besoin en passant sous les deux ogives qui se trouvent à cet endroit.

Le bas du monument représentait le Paradis terrestre.

On y voyait Adam et Eve parmi des arbres.

La partie supérieure qui occupait plus des trois quarts de ce monument était circulaire. Il y avait tout le long.

du cordon qui formait ce cercle de petits anges qui mon- taient et descendaient au moyen de rouages. Cet. ouvrage avait une certaine profondeur et s'étendait jusque sous la voûte du transept. Dans l'enfoncement et environ au tiers de la hauteur, on voyait la Sainte Vierge toute rayonnante dans son Assomption environnée dé plu-

..,-

--. (1) Mémoires Société Académique (Année '186"'(,< Pgf}°.l,., N° 40). -- o, ""ok


sieurs petits chérubins. Au-dessous et à quelque distance l'une de l'autre étaient les deux premières personnes de la Sainte Trinité vers lesquels Marie s'élevait en sortant du tombeau placé sur l'estrade établie dans la grande nef. Tout l'intérieur du monument était revêtu de lames de cuivre doré, ce qui produisait un bel effet lorsqu'à certaines fêtes on allumait un grand nombre de cierges dedans et dehors.

Au-dessous du monument étaient trois inscriptions en assez gros caractères pour que l'on puisse les lire étant sur le pavé au dessous du Paradis. Elles étaient chacune dans un panneau (1) ; dans le premier du côté de • l'Evangile, on lisait : « Cet ouvrage a été fait en l'honneur de la Sainte-Vierge par un vœu solennel des bourgeois pour être délivrés de la domination des Anglais qui sortirent de cette ville le 12 août 1450 ». Dans le panneau du milieu étaient ces mots : « En l'an 1466, cet ouvrage étant achevé fut mis par délibération aux mains de douze des principaux bourgeois de cette ville pour en avoir le soin ce qui fait l'Etablissement de la Confrérie de Notre-Dame-Montée telle qu'elle est encore de présent. »

Dans le panneau du côté de l'Epître, on avait écrit : « En la présente année 1680, il a été enrichi et décoré de nouveau par les Bourgeois et Confrères de Notre- Dame pour continuer la piété et dévotion de nos ancêtres. »

Depuis le commencement du seizième siècle jusqu'à l'année 1577, on trouve dans les comptes des Echevins de la confrérie de Notre-Dame-Montée le détail de la dépense faite tous les ans à l'occasion de la cérémo- nie de l'Assomption (2). A l'aide de ces documents, il a été possible de rétablir, au moins dans ses traits

(1) Monument de l'Assomption par l'abbé Demons curé de la Trinité après la Révolution. (Bibliothèque de M. Lemaresquier).

(2) Eglise Ste-Trinité, par l'abbé Goton 1816. Bibliothèque Cherbourg. — Les curés du vieux Cherbourg par l'abbé Leroux 651, 1893-10870. Mélanges, n° 17.


principaux, la physionomie de cette représentation pieuse, à laquelle nos pères attachaient le plus haut intérêt et qui attirait à Cherbourg une foule considérable d'étrangers.

Aux approches de la fête, la Confrérie faisait établir dans l'église les étages destinés à servir de théâtre au jeu du grand trépassement. On les élevait sur des tréteaux, au haut de la nef, au-dessous du Monument de l'Assomption. En même temps, on habillait les personnages de la Montée. L'église était garnie de feuillage et le pavé couvert de jonc. La statue de la Vierge et le • Paradis de la Montée étaient rafraîchis de peintures et de dorures ; la courtine était repeinte et le luminaire renouvelé. Dans les comptes de cette époque, les échevins de la Confrérie notent les dépenses faites pour l'achat de matières employées à ces ornementations, encens, étain battu, étain en feuilles, étain vert, colle, vermillon, mine, massicot et autres couleurs, peinture rose, papier, clous, épingles, or fin, feuilles de rouge, mastic et blanc de plomb, etc.

La veille de l'Assomption, les vêpres de la vigile et les matines de la fête étaient chantées par huit ou dix chapelains de la Confrérie. A cet office auquel assistaient les confrères et leur échevin, les comptes signalent la présence des Apôtres, pieux bourgeois qui devaient le lendemain jouer le rôle des apôtres au trépassement et à l'Assomption de Notre Dame. Afin de les rendre plus vénérables et de mieux reproduire les personnages qu'ils étaient chargés de figurer, on les affublait d'une sorte de perruque que les comptes appellent testières dont les cheveux étaient faits avec du chanvre attaché sur de la toile. Après les vêpres ou pendant les matines, on distribuait aux chapelains et aux apôtres, de la bière et du vin : 2 pots de vin, 3 pots de bière : 3 sols (compte de 1505).

L'office de la Vigile terminé, l'échevin de la confrérie, escorté par les chapelains et les frères était conduit jusqu'à sa maison, en procession parmi la ville au son des cloches et des instruments de musique. A ce convoi et reconvoi de l'échevin, il y avait encore distribution


de vin ou de bière : 4 pots de bière .:..- 16 deniers (compte 1506).Le lendemain, fête de la Mi-Août, dans la matinée, on représentait le mystère ou miracle du grand trépassement de Notre-Dame sur les étages dressés les jours précédents. Sur cette estrade était placé le tombeau de la bainte-Vierge, ainsi que les apôtres et les autres acteurs du mystère. Le livre du grand trépassement écrit et composé par un prêtre du lieu était là porté par son auteur lequel était chargé de mener le jeu et quelquefois de venir en aide aux mémoires troublées.

La relevée, c'était le tour de la cérémonie de la Montée, c'est-à-dire de l'Assomption de la Sainte-Vierge dans le ciel. Comme le matin, il y avait une pièce ou mystère avec des acteurs et les apôtres ainsi que le livre des personnages de la Montée. Au moment convenable de la pièce, grâce à un mécanisme ingénieux, inconnu du vulgaire, manœuvré par ceux qui étaient du secret de la Montée, on voyait la statue de la Sainte-Vierge, chef-d'œuvre d'orfèvrerie en cuivre martelé et ciselé, grandeur nature, sortir de son tombeau et s'élever majestueusement vers le Paradis tout brillant d'ornements et de lumières et environnée d'Anges tenant des cierges allumés. A son entrée dans le ciel, les personnages de la partie supérieure entraient en action et la SainteVierge était bénie et couronnée par le Père éternel au milieu du chœur des anges inclinés devant leur Reine.

Quelquefois un chœur d'enfants invisibles accompagnait l'apparition des anges.

Jusqu'en 1577, on ajoutait à ces représentations soit un prologue, soit une moralité écrits également par des prêtres de la paroisse. La moralité était jouée par plusieurs personnages et le prologue était récité par les prêtres qui l'avaient composé.La fête de Notre-Dame, mi-août, était ordinairement rehaussée par la présence d'un ménétrier accompagné de trois ou quatre compagnons. Munis de leurs instruments parmi lesquels les comptes signalent en 1511 un rebec, ces ménétriers sonnaient à la procession de l'échevin, au jeu du trépassement et de la Montée et à la mo-


ralité. Ces musiciens devaient être étrangers à Cherbourg, car les comptes enregistrent la dépense faite pour leurs chevaux. Les noms de quelques uns y sont désignés ; ainsi, en 1506 on trouve un Bonnemains ; en 1507, les Bonnemains ; en 1511, Guillaume Bonnemains qui, cette année, joua du rebec ; il était le chef des ménétriers et continua de venir jusqu'en 1542. Ses compagnons s'appelaient Jehan Morel, Médard et Pierre Lorimier. G. Bonnemains avait été admis comme membre de la confrérie le 16 août 1510. En considération des services qu'il rendait, on le tenait quitte de la cotisation annuelle que chaque frère devait payer. (1) Le journal d'un Sire de Gouberville fait connaître que certaines pièces comportaient le personnage du Diable. En effet, Gilles de Gouberville écrit à la date du 7 août 1560 que Clément Querqueville de Cherbourg, revenant de Valognes et passant par le Mesnil au Val portait un masque du diable pour ceux de Cherbourg qui devaient jouer. (2) En terminant ce résumé des archives de la Confrérie dont les détails sont pour la plupart inédits, nous ferons remarquer que la Confrérie savait reconnaître les services des nombreuses personnes qu'elle employait.

Chaque ménétrier recevait environ deux ou trois sols, et de plus, ils étaient hébergés tout le jour de la fête

(1) « Par l'oppinion des Echevins du temps passé, il était quitte de sa frarie, par ainsi qu'il dict qu'il viendra sonner la veille et le jour de l'Assomption comme on a acoustumé sôner. (Compte de 1510).

(2) H s'agissait évidemment du jeu de N. D. Montée ; la note qu'il consigne à la date du 11 août suivant le prouve suffisamment et nous montre de plus que des campagnes environnantes, on accourait à la représentation de la Montée : « Jour de Notre Dame, dit-il, Guillemines, Arnould et autres de céans allèrent aux jeux à Cherbourg et revindrent au soir. »

Une autre note du même journal nous apprend que la cérémonie fut renouvelée trois jours après : « Le Dimanche 18 d'août, Arnould et Michel et Thomas Drouet furent à Chebourg aux jeux et revindrent au vespre au soir ». Tels furent jusqu'en 1577 au moins les principaux éléments de la célèbre cérémonie de la Montée.


ainsi que les apôtres, les acteurs et ceux du secret de la Montée ; les chapelains se réunissaient dans un dîner de 12 à 18 deniers par personne ; quant aux prêtres qui avaient composé le mystère et parmi lesquels on cite : M0 Jehan Rogier 1510-1528, Me Jehan Horion 1512-1520, Laurent Bergeret (1) 1526, Etienne Ferronet 1540, Me Geffroy Duval 1552-1554 et André de la Fontaine 1574. La Confrérie leur donnait à chacun une gratification qui variait de 5 à 15 sols suivant l'impor- tance du travail. Enfin les sonneurs (les coustours) recevaient 12 deniers pour la sonnerie des cloches. (2)

(1) M. Laurent Bergeret mourut en 1537 ; on lit encore aujourd'hui dans la Basilique de Sainte Trinité son épitaphe ainsi conçue : Retourné est Messire Laurent Bergeret d'ou était venu.

Plus cher était que les écus à chacun tant grand que menu Par lachésis circonvenu fut en l'an quinze cent trente sept fin de septembre, aux vers tout nu baillé, son âme en gloire set.

(2) « Baillé aux chapelains pour leur disner du jour de la miault à chacun 12 deniers qui valaient 8 sols (compte de 1520).

« Item baillé à Jehan Horion pour le papier des personnages de la miault 12 sols ; pour son prologe 5 sols ; pour avoir écrit les personnages 3 sols 6 deniers. (compte de 1520).

« A M. Etienne Ferronet pour avoir escript les personnages du Trépassement et avoir porté le livre de la Moralité qui fut jouée le dit jour de la miault 15 sols (compte 1540).

« Souper des apôtres et des aultres joueurs, à Henria, femme de Thomas Symon, 52 sols 6 deniers et pour le dit souper prins 3 pots de vin chez G. Pinchon 5 sols.

« Pour le desjeuner et disner de ceux de la Montée 50 sols (compte de 1555).

« Pour despense faite par Guillaume Bonnemains et son compaignon qui estaient venus sonner le jour de la miault tant pour eux que pour leurs chevaux 6 sols 6 deniers (compte de 1541).

« aux menestriers pour leur déjeuner 7 sols 6 deniers (compte de 1552).

« A 4 menestriers 8 sols (Compte de 1558).


Lorsque l'Assomption précédait un Dimanche de deux ou trois jours, la représentation était redonnée le Dimanche suivant.

A partir de 1577, les comptes des Echevins continuent à mentionner tous les ans la cérémonie de l'Assomption mais sans donner le détail des dépenses, ce qui porte à croire qu'au dix-septième et dix-huitième siècle, il n'y avait plus de Mystère ni de prologue ou de Moralité et que l'on se bornait simplement au jeu du mécanisme lequel était si bien combiné qu'il se suffisait puisqu'il donnait aux spectateurs placés sur le théâtre ou dans les nefs l'illusion de voir évoluer dans l'espace des personnages réels.

Cette belle invention était trop précieuse pour rester sans surveillance et sans protection. Les bourgeois de la ville, après délibération, décidèrent que ce riche monument serait mis sous la surveillance des douze bourgeois les plus notables, ce qui fut l'origine de la « Con, frérie de Notre-Dame-Montée » laquelle vécut jusqu'à la révolution, c'est-à-dire pendant plus de trois cents ans.

Ce spectacle, avons-nous dit, attirait beaucoup de monde à Cherbourg. Il en venait même des pays étrangers et la Confrérie devint si importante qu'il s'y enrôla plus de douze cents personnes de tout âge, de tout sexe et de toutes conditions. On vit même s'enrôler des personnages importants tels que le très haut et éminentissime prince Georges d'Autriche ; le cardinal et archevêque de Valence, Pierre Turpin, évêque d'Evreux, haute et puissante dame Jacqueline de la Trimouille, la princesse de Talmont, les révérends pères Thomas Lionard, Jacques Marette, Jean Hubert, Jean Noël et Léobin Le Fillastre, tous les cinq abbés réguliers de l'abbaye de Cherbourg, plusieurs gouverneurs de la ville, toute la noblesse du pays, quantité d'anglais, de hollandais, de Liégeois, de flamands et autres étrangers. On en vit arriver également de toutes les provinces de France : de Bretagne, de. ;

Picardie, de Gascogne, du Roussillon etc.

Tout ce monde étant attiré à Cherbourg pour admi-


rer cet édifice singulier (1) se faisait, après l'avoir vu, enrôler dans la Confrérie dont le renom devint mondial. Les fondateurs de cette confrérie étaient : Jean Aubert, inventeur de la machine, premier échevin de la confrérie ; Henri du Marest, Guillaume Simon, Jean Rault, Jean Grossin, Guillaume Avoine, Michel Fontaine, Cardin Simon, Jean Thibert, Etienne Saint Martin, Richard Lebourgeois, Jean Guillemin, Nicolas Chilard, Jean Simon, Jacques Laisney, Thomas Dufresne, Jean Leliepvre, Geffroy Groult, Jean Guiffard, Robert Pallefroy, Nicolas Simon, Jean Gireult, Samson Legoubey, Etienne Rault et Jean Bedel. Cette confrérie fit exécuter des travaux considérables au monument de Jean Aubert. En 1526, elle fit établir une sorte de galerie que les comptes d'alors désignèrent sous le nom de Pipitre ou tribune de la Montée. Sur les panneaux qui renfermaient cet ouvrage, la Confrérie fit exécuter en 1551 des peintures représentant l'arbre de Jessé et les douze apôtres ; et en 1680, une inscription rappelant que ce monument avait été enrichi par les bourgeois et les confrères de Notre-Dame.

Lorsque le roi François Ier vint à Cherbourg le 28 avril 1532, c'est-à dire soixante-six ans après l'inauguration du monument, il fit son entrée dans la ville et fut reçu avec toute la pompe qu'il était possible de déployer à cette époque dans une petite ville comme Cherbourg. Jean de Lane gouverneur de la place, lui présenta les clefs de la ville sur un plateau d'argent.

Près du gouverneur, se tenaient douze des plus notables bourgeois.

Le roi fit son apparition dans un costume somptueux et monté sur un cheval harnaché de velours bleu semé de fleurs de lis d'or. Il avait autour de lui : Louis d'Orléans, duc de Longueville ; le duc de Vendôme ; le duc de Lorraine et le duc de Nemours. A quelques pas, suivait le dauphin, accompagné du cardinal Char-

(1) « qui faisait tant de bruit dans l'Europe et qui passait pour un merveilleux chef-d'œuvre dans ce temps-là » (Histoire de Cherbourg par Mme Retau Dufresne). Bibl. de Cherbourg.


les de Lorraine, archevêque de Rheims, des évêques de Bayonne et d'Albanie, du nonce du pape, du marquis de Saluce, de l'amiral Chabot, des comtes de Saint Paul, de Brienne et de Saint Pierre ; suivait une escorte composée de mille six cents chevaux.

L'abbé de Cherbourg, Léobin Le Fillastre, tous les religieux de l'abbaye et le clergé de la ville allèrent en procession au devant du roi. Arrivé aux portes de la ville, le roi trouva quatre des principaux bourgeois, vêtus de longues robes de damas noir, parementées de velour rouge, portant un dais de satin violet brodé d'or aux armes du roi, du dauphin, de Cherbourg et de la Normandie, et près duquel était à cheval le fils de M.

Pathon qui, en qualité de grand écuyer, portait en écharpe l'épée royale dans un fourreau bleu tout brillant de fleurs de lis d'or. Le roi étant descendu de cheval se plaça sous le dais et fut conduit ainsi jusqu'à l'entrée de l'église au bruit du canon et au milieu des acclamations du peuple. Les rues par où il passa étaient ornées d'arcs de triomphe et jonchées de fleurs. Il fut reçu et complimenté par messire Robert Le Serreur, curé de Cherbourg et official de Valognes, revêtu d'une chape de drap d'or commandée spécialement pour la circonstance et qui subsista pendant plus de deux cent cinquante ans parmi les reliques de l'église. Elle fut détruite par les révolutionnaires en 1794.

Au milieu de la nef, on avait élevé, comme chaque année pour la fête de l'Assomption, un grand théâtre.

Cette expression de « Grand théâtre » apparaît pour la première fois dans l'histoire de notre ville par Voisinla-Hougue en 1720 et dans celle de Vérusmor qui reprit celle de Voisin-la-Hougue et la compléta jusqu'en 1835.

C'est la raison pour laquelle nous nous sommes permis de prendre les représentations du monument de l'Assomption comme point de départ de notre étude sur « Le théâtre à Cherbourg ». En réalité, c'est bien là le premier spectacle auquel fut conviée la population cherbourgeoise laquelle, vous le savez, était renfermée dans un étroit corset de hautes murailles qui partaient de la forme du radoub actuelle, suivaient le quai de


Caligny, passaient dans les rues du Bassin, Albert Mahieu, François la Vieille pour se terminer au bord de la mer, place Napoléon.

Revenons donc au cortège de François Ier que nous avons quitté à l'entrée de l'église, et, par la pensée, imaginons, sur le théâtre élevé au milieu de la grande • nef, un trône sur lequel le roi prend place pendant que les fanfares du cortège éclatent de toutes parts et remplissent de leurs échos stridents les nefs et les chapelles.

Au-dessous du roi, vient s'asseoir le Dauphin entouré de tous les officiers de la couronne, chacun selon son rang et sa qualité. Tous les membres de la maison ro yale dans leurs costumés les plus riches s'avancent à leur tour et prennent place sur l'estrade. La noblesse, la bourgeoisie, l'armée sont là au complet : le vicomte de Cherbourg, les juges de l'amirauté, les membres du baillage abbatial, les procureurs du roi, les avocats, les officiers de la garnison. Les archers de la garde royale et ceux de la garnison assurent l'ordre intérieurement et extérieurement. Les rayons du soleil d'avril, passant au travers des vitraux, avivent les couleurs des velours et des satins et font rutiler For des broderies et des écussons.

Le spectacle est majestueux et l'on se presse dans l'église pour voir ce qu'on n'a jamais vu et qu'on ne reverra sans doute jamais : le roi François Ier avec sa cour dans l'église de Cherbourg. Le clergé au grand complet commença l'office, après quoi le Te Deum est entonné par le Cardinal de Lorraine et solennellement chanté par toute l'assistance. Ses derniers échos se perdent dans le bruit des cloches et des rumeurs de la foule qui déborde le portail et s'étend sur la place.

Le roi qui a entendu dire grand bien du monument de l'Assomption exprime le désir de le voir fonctionner. On s'y attendait et un spectacle complet est offert sa majesté. Le roi en suit le développement avec beaucoup d'intérêt. A un moment donné, le tombeau s'ouvre lentement et c'est dans les rayons obliques du soleil cou-


chant que la vierge d'or monte majestueusement au ciel, au milieu des anges pour s'y faire couronner.

Toute l'assistance a suivi le spectacle avec une grande attention et le roi lui-même en éprouve une telle satisfaction qu'il adresse des éloges au curé de Cherbourg.

Cette royale cérémonie ne fit qu'augmenter le succès des représentations qui furent données par la suite et l'église devint trop petite pour contenir tant d'étrangers joints aux habitants du lieu. On occupait l'église dès le matin de bonne heure pour y retenir sa place et, pour se précautionner contre la défaillance, on se munissait de provisions de bouche. Dans l'usage qu'on en faisait, on n'y gardait guère plus de retenue que dans le lieu le plus profane. M. Paté, le curé de la paroisse, sentait l'inconvénient de cet usage pourtant ancien et il en gémissait. En 1701, le jour de l'Assomption, la foule se trouva telle qu'une femme enceinte qui s'était imprudemment engagée dans l'église donna des signes d'inquiétude. Un gentilhomme qui se trouvait là tira l'épée afin d'écarter les personnes qui étaient autour d'elle, blessa quelqu'un et il y eut effusion de sang. Le curé fit aussitôt cesser l'office, et fermer l'église et y suspendit la célébration des saints Mystères.

Quelques jours après, le 18, les officiers et bourgeois de la ville étaient convoqués en police conjointement avec le clergé. M. le Curé montra qu'à l'occasion de la cérémonie de l'Assomption, il venait à Cherbourg une si grande affluence qu'il était impossible que tous pussent entrer dans l'église sans y causer un grand désordre, en sorte qu'au lieu d'y entendre le service divin, on n'y entendait que des bruits et des clameurs épou vantables, au scandale de toute l'assemblée ; que même il s'y commettait des actions si indécentes et des profanations si scandaleuses qu'elles étaient capables de polluer la sainteté du lieu, ce qui était arrivé plusieurs fois. Il demanda qu'on fit cesser la dite cérémonie en ce qui est des mouvements et des ressorts mais, pour remercier la Sainte Vierge de sa protection envers la ville, le monument serait ouvert dans ses cinq principales fêtes selon l'usage. Une requête fut présentée à


l'Evêque qui rendit une ordonnance conforme à la délibération des bourgeois le 8 août 1702.

La Vierge et les anges se reposèrent jusqu'en 1736 où, après la mort de M. Paté, on remit les ressorts en mouvement.

Enfin, le 19 janvier 1794, au matin, l'église fut envahie par les révolutionnaires. Ils montèrent au monument de l'Assomption, « la Grippée » comme ils le désignaient et le mirent en pièces.

C'est ainsi que disparut un chef-d'œuvre qui, pendant trois-cent-trente-huit ans, fit l'admiration non seulement des habitants de la ville et des environs mais des pélerins qui venaient de tous les points de l'Europe pour le voir fonctionner. Il est évident qu'indépendemment de sa valeur artistique, il constituait une source de revenus pour la Cité. Il était, en outre, un témoignage indiscutable des sentiments bien français des habitants de Cherbourg.

Ne serait-ce que pour cette raison, il méritait d'être épargné. Grâce à des dessins conservés, on a pu reconstituer la Danse macabre, mais les renseignements ont complètement manqué lorsqu'il a été question de refaire le monument de l'Assomption.

Pour rappeler le vœu des habitants, on l'a remplacé par une peinture placée au haut de la nef et représentant l'Assomption de la Vierge avec cette inscription : Vœu solennel des habitants de Cherbourg en 1450.

Délivrance de la domination étrangère.

Et c'est tout ce qui rappelle le chef-d'œuvre de Jean Aubert.

Dieu veuille que de si stupides destructions ne se renouvellent jamais et que l'amour de l'ordre, le calme et le bon sens qui caractérisent la race normande, continuent à régner dans notre chère cité.



Quelques locutions, expressions, dictons et proverbes normands du Nord de la Manche par M. Lucien TOTJLLEC

Les évènements actuels, les émissions de T. S. F., l'exode de nos populations rurales, puis l'évolution trop rapide de celles qui restent au foyer familial sont autant de causes tendant à faire disparaître ce qui caractérise notre région, en tant que traditions, coutumes et langage. Ce dernier surtout ne sera bientôt plus qu'un souvenir. On a honte, maintenant, à la campagne, de parler le patois lorsqu'on porte des toilettes à la dernière mode. Cependant le « mauvais patois », ainsi que le qualifient les ignorants qui le dédaignent, nous ramène à chaque phrase aux origines de la langue française dont il rappelle les lointains essais.

Une partie des proverbes, expressions et dictons de chez nous, qui accusent une note bien normande, furent publiés dans les Mémoires de la Société, Volume XIX.

La liste dut être abrégée. Peut-être èl'al("-11 prudent d'y ajouter quelques pages avant que ce qui reste du vieux parler normand ait totalement disparu et avec lui les nuances de pensée qu'il est seul capable d'exprimer.

Le sujet étant bien loin d'être épuisé, voici encore quelques proverbes, locutions, dictons, pour faire suite à l'étude précédente. L'orthographe se rapprochera le plus possible de la prononciation. On dit fréquemment que l'air ne fait pas la chanson, toutefois il y contri-


bue bien. Il est aisé de remarquer que dans nos populations rurales, surtout chez les femmes, il est une intonation assez typique qui accompagne les interjections : Ah ! ou Hélas ! dites avec une certaine mélancolie.

Lorsqu'elles énoncent un dicton ou un proverbe, elles: ont soin d'ajouter : « Coumme dit ch't'aôtre » ou « Courmne dit l'bounhoumme ». De quel autre, de quel bonhomme veulent-elles parler ? Elles ne sauraient le- -" dire, mais c'est la phrase quasi-rituelle qui donne une valeur irréfutable à ce que l'on avance.

Voici quelques exemples réunis dans un court dialogue ; cette forme permettra d'en saisir plus facilement le sens et l'originalité.

Ce sont deux bonnes vieilles qui causent d'un ménage dont les prémices promettaient un bonheur conjugal assuré, alors que la réalité fut tout autre.

La plus vieille disait à sa compagne : « Et l'ménage tcheu vos vaisins, cha r'noque (1) t'y f — Biein douchement, car coumme disait l'bounhoum- me « HaÂreux qui s'marie, et bieinhaireux qui rtse* marie pé ».

- Vère, pourtant du caoté du bruman (2) ch'était d'grand gens qui f'saient d'la piaffe (3).

—* P'taite biein, mais coumme disait ch't'aôte : « Uri roturi qu'à d'l'ergent dans sa pouquette, vaôs mus qu'wn'- nobl'le raffola » (4) car j'crais qu'il attendait l'fait (5" d'san père pour ermounter eun miot sa paôsition. '; - Je l'crais itou mais « quand no covmpte sus les

soulyis d'ewn mort, no s'a l'temps d'marchi nu-pids ! » I Et pis, voulous que j'vous dise, dans chu cas là, « l'a mour passe et la favrn vyient et quand qury n'y a riefabdans l'ratelyi (6) les j'vaôs (7) s'battent.

— Ils avaient pourtant l'air de biein s'aimaer, car

(1) r' noque t' y ? renoue-t-il ?

(2) Bruman : Beau-Fils.

: (3) Piaffe : embarras.

(4) Raffala : ruiné.

1. (5). l'fait : -le- bien, lai fortune..

-:' t6i l'Ratelyi ; ratelier. -

(7) j' vaos * chevaux. -


l'amour, ch'est coumme la gale, cha n'peut p/; s'muchi !. (8) — Ch'est enco vrai, mais à la loungue « tréjous d'la bouillie, cha engnie !. (9) — Hélas ! coumme vous dites. Mais pourtant « la poule habitue biein. l'co » (10) — Vère, mais « d'un mouton no fait biein un herch' chon (11) » Achteu, y sount comme t'chiein et cat.

— O souaignait pourtant biein s'n' houmme. Un jou que l'miein y était à mouéji, y l'entendit qui dit : « Ah l cha va mus, faôrait eun biau cat pour traîner ma mélette » (12) — Cha, cha r'est coumme de tout « y n'faot pé ergretté d'biein collatiounnaer les gens qu'na dait soupaer ».

- Pour mé, y dait y avait aôte sait qu'cha. Craiyous qu'o se t'nait tréjous biein à sa plièche ?

— Hélas ! qui qu'no sait ? Coumme disait l'bounhomme : « L'hounneu entre par la porte, mais y rsart biein par l'trou d'la serreure !. »

— Voulous que j'vous dise ? A m'n'avis, ch'est pasqu'o n'p'tiotait (13) pé !.

— No l'disait pourtant intéressi, car « si no comptait l'lait et la flieu (14) no n'airait janmais de qu'nailles (15) — Vère ! mais vous s'ez biein qu'you que l'Boun Dieu met l'âne, y met la botte de foin.

— Ch'est enco vrai ! mais li qu'est déjà vus, no dit tréjous que l'mariage n'est pé métyi d'vullesche.

— Ch'est raide seux (16), il avait pourtant deux filles et li qu'airait si biein voulu un garçon.

(8) s' muchi : se cacher.

(9) engnie : ennuie.

(10) l' co : le coq.

(11) herch'on : hérisson.

(12) mélette : estomac.

(13) p'tiotait : enfantait.

(14) flieu : farine.

(15) qu'nailles : enfants.

(16) seux : sur, certainement.


— Pour cha, y n'faurait pé faire d'erproche ch'est coumme disait ch'taôte : « Dans un moule à quillis (17) no n'fait pé d'fourquettes » (18) — Faôt qu'cha sait cha qui t'yienne, mais y n'est pé enco atchulaé (19). « Tant q'un houmme peut l'ver un cabot d'son, il est dans l'cas d'faire un garçon ».

— Mais chaque coup qu'o m'tait bas ol' tait malade à mouri.

— Ah ! ! qui qu'vous v'lez ! « dînentla pelle qu'enfoune qui défoune ».

— Ch'n'est pé coumme mé ! Cha sortait coumme un cat d'dans eun buffet ».

Ici l'image est saisissante lorsqu'on se représente un mitis surpris à faire un larcin dans le meuble qui sert de réserve aux victuailles.

Sur la vie conjugale on pourrait allonger les réflexions lorsqu'elles sont entreprises par des femmes souvent loquaces.

Les questions d'intérêt, qui tiennent une si grande lace en Normandie, ont aussi un choix de dictons assez étendu. Ainsi pour démontrer qu'un riche trouve plutôt à emprunter qu'un pauvre, il est dit que : « Lorsque no z'a des nouaix (20) on trouve biein des cailloux ».

L'homme intéressé donne bien un pais pour avai eunne feuve, ou bien : Vin œuf pour eun boeu,, ou bien encore : qu'il vivra you qu'l'herbe s'ra biein courte.

Le normand délaisse le proverbe : « A père avare, fils prodigue », qu'il remplace par un autre plus local : « CJîque no ramasse d'aveu yeun ratet est t'na d'aveu yeune fourque ». Tel le foin qu'on râtisse avec le râteau qui a les dents courtes et rapprochées pour être fané avec une fourche dont les dents sont longues et

espacées.

L'humour de nos populations rurales se manifeste encore dans ces locutions : d'un Harpagon, un ami dira :

(17) quillis : cuillères.

(18) fourquettes : fourchettes.

(19) atchulaé : acculé.

(20) nouaix : noix.


JTaims biein, mais j' voudrais avai sa pé (21) plieine de louis ».

ou ce qui est moins aimable et plus risqué : « Quand qu'y partira, no l'y bouchera pé l' derrire d'aveu ses louis ! »

Se lever le matin en trouvant une puce sur sa main est un heureux présage, attendu que : « Puche sus la moan, argent d' moan ».

De l'argent, il est aussi préférable « d'en laisser à 8' n ennemin, qu' d'en d' mander à sy n amin ».

D'un pauvre homme la situation est ainsi résolue : « No l' pendrait par les pids (22)y n' tumb'rait pé eun rouège liard (la plus infinie monnaie) de ses pouquettes. »

Pour se consoler de la mort d'un parent qui fera eunne boche ou chim' tyire (23) on déclarera : « You qu'y a succession, y a counsolation » Alors que l'héritier moins favorisé ajoutera philosophiquement : « Tous les ânes de t'cheu nous mourraient, f n~hériterais pé seul'ment d'un lico ».

Relativement au licol, il faut éviter de marcher dessus car, lorsqu'on pile sus san lico, c'est qu'on a manqué sa situation. A moins que, pour excuser ce cas et pour être plus indulgent, on ne dise : « Quand l' malheux est sur les poules, y n'en poun- drait pé yeunne ».

Pour se montrer plus sévère : « Qu'on a rllOruégi Sain chouaine (24) l' premi » C'est-à-dire son pain blanc par gaspillage ou mauvaise gestion pour manger plus tard du pain bis.

Le peu scrupuleux qui a des dettes se console puis qu'il : « Vaut mieux d'vait (25) chent ans que d' renier im jou ».

(21) Pé : peau.

(22) Pids : pieds.

(23) Chimtyire : cimetière.

(24) chouaine : pain blanc.

(25) d'vaït : devoir.


Relativement aux dettes, on peut dire encore : « Les vûles dettes ch'est coumme les vus péchis, vaôt mus les laissi vûlli ».

Puis aussi dans le même cas : « L' Boun Dieu d'intérêt est biein servi ».

D'un débiteur dont on ne peut se faire rembourser quand on ne veut pas employer les grands moyens, car la justice a la goule grande, on prétend : « Qu'il vaôt mus laissi s'n'éfant morveux que d' li arrachi l' naz ».

Par contre, si l'on connaît qu'il est capable de solder sa dette, il ne faut pas hésiter attendu que : « Quand no coumnaît les pots, no n' les m'sure pé ».

Pour qualifier son prochain, on ne manque pas non plus de moyens. Le paysan d'un esprit plutôt malicieux possède également un répertoire de comparaisons très expressives.

Ainsi de celui qui ne veut voir rien perdre — cela s'entend — on l'excusera ironiquement en disant : « Qu' la laiterie ouverte rend les cats friands » Autrement dit : L'occasion fait le larron. Et pour ceux qui sont atteints de ce défaut : « qu'il vaôt mus lus guettyi ous moans qu'ous pids ».

Et avec plus de causticité pour celui qui est coutumier du fait, il est dit : « qu'i prenrait sus l'outel bénin » c'est à-dire partout.

L'ivrogne que ses jambes refusent de porter : « tyîeint d'bout cou/rrvme eunne pouquie d'écoles ».

D'un autre à qui l'intelligence fait défaut : « Il est aussi baîte que l' Boun Dieu est pyîssant V Pour le même cas il est dit aussi : « Il avale cha qu' no li dit, COUlmilne eun cochon des laveures ».

ou bien : « Il est baîte à la livre et pèse comme du pliomb » Sur le même sujet, il est dit un peu partout que : quelqu'un dans ce cas, n'a pas avalé le Saint-Esprit.

Chez nous, il existe une variante : « Il a dérobé le baptême » puisque c'est le premier sacrement qui distingue par là l'homme des animaux.


Mais par opposition pour qualifier un homme d'esprit, il est dit : « Que r ciein (26) qui trach'rait d' la foure (27) d'ouaie, n'airait pé b'soin d' li pendre eune pouquette au derrire ».

On entend aussi un répertoire assez amusant soit pour qualifier les défauts ou les qualités de son prochain. Par exemple, un homme bien gras, l'est tellement que : « No l' fendrait du haôt en bas, avec une arête de paissonn ». Bonaventure Despériers dans sa nouvelle XXVIIe use de cette image : « Il estoit si gras, si farfelu qu'on l'eust fendu d'une areste ».

Pour exprimer le même cas, on trouve aussi : que celui qui a trop d'embonpoint ressemble à un vé (28) nié. Puis on en tire cette conclusion qu'on ne voudrait pas : « qui s'accroupisse su man chabot ».

De tout autre qui péche par le contraire « Il a les joes (29) coumme les fesses d'un poure homme ».

Si, malgré cette appréciation, il mange beaucoup, c'est qu'il a « un appétit d'ernard qui il-boueglrait eune poule et um. canard ».

D'un paresseux on juge : « Qu'i n'a pé poue (30) d' l'ouvrage, qui S" couche biein à caôté ».

Celui qui est plus pressé de donner des ordres que de travailler : « I s'rait boun à la ferme d' la Qu'manderie ».

A-t-on voulu faire une allusion à diverses positions de chez nous qui portent le nom de Commanderie et qui témoignent encore du passage des Templiers ?

Une femme empressée de commander est une « Marie-j'ordonne ! »

Pour juger quelqu'un, de la loyauté duquel on a douté, on dit :

(26) l' ciein : celui.

(27) foure d'ouaie : excrément d'oie.

(28) vé nié : veau noyé.

(29) Joes : joues.

(30) poue : peur.


« Qu'il n'y a pé plus de fiauté (31) à li qu'au derrire d'un pHit éfant ».

Les défauts physiques ne sont pas traités avec plus d'indulgence. Pour dépeindre la laideur d'une femme, on trouve : « Qu'elle est vilanne à faire ertoumer toute une pro- cessioum, ». , ■

Ou bien : « Oowmxme un derrire gratté à deux moans ».

Par contre, lorsqu'elle suscite la jalousie, on prétend que : « CW n'est pé d'ameu la biaUtê qu' no va au moidm » c'est-à-dire que cela ne suffit pas pour acheter la farine ou faire moudre son grain. Et pour critiquer sa toilette : « Quelle lui va coumme un tablyi à eunne vaque ».

Soupirer bruyamment c'est « Pousser des soupirs coumme des pets de vaque ».

Celui dont le nez est affligé de roupie « a l' naz qui M pure coumme ewne pouquie d'îtres ».

Celui qui a la manie de piétiner en parlant : « Pilounne coumme eunne brebis qu'agnelle ».

Une mère reprochera à son enfant lorsqu'il est mal peigné: « d'être coueffi coumme eun gai (32) qui loche des ch'rises ». Il est aussi des comparaisons qui, bien que très courantes, manquent cependant de logique, mais elles sont curieuses par leur originalité. Ainsi une affaire de peu d'importance est considérée : - « Cowmm ewne foure de cat sus eune pelle à feu ».

Dans un repas un mets distribué trop parcimonieusement, on trouve : « Que, ch'est coumme unbibet (33) dam la goule d'un

(31) fiauté : confiance.

(32) gai : geai.

(33) Bibet : minuscule diptère qui vole dans les soirs d'été.


âne ». La vérité de cette comparaison est très saisissante lorsqu'on se représente l'effet produit par l'entrée de la minuscule bestiole dans la gueule démesurée d'un âne lorsque brait.

Sur ce même sujet lorsque la reconnaissance ne se témoigne pas après un repas, on dit : « Piquet avalé n'a plus de goût ».

Il est aussi recommandé, lorsqu'on se rend à l'invitation d'un repas, d'y aller en emportant quelque chose pour ne pas aller sur les « jingants des gens » et surtout de ne pas s'y rendre en « jingant martet », c'est-à-dire en rongeant son frein. Voilà deux expressions quelque peu obscures ; on a entendu, apparemment peut-être les dents par le mot « jinguant ».

Le comble du sérieux c'est de l'être « côwrwie un cat qui bait du lait ».

ou ce qui est plus rabelaisien : « coumme eun cat qui tch. dans les couépiaux, ou la bJ'ais.e; ou les chendres ».

Les femmes ne sont pas moins épargnées dans les dictons populaires de nos campagnes. Par galanterie, il est préférable d'y faire peu d'allusions, bien qu'ils ne s'adressent pas aux aimables lectrices, qui voudraient poursuivre lecture de ces pages un peu trop gauloises.

Cependant il en est qui ont été relatés dans nos auteurs classiques et que nos compatriotes en raison de leur esprit malicieux ont adoptés parce qu'ils convenaient bien à.

leur manière de penser. Celui-ci, par exemple, de Bonaventure Despériers (Nouvelle V) et que La Fontaine reproduisit après lui. Le sens en est assez clair pour se passer d'explication.

« No n' peut avai confianche sus ewnne fille qui prête im poaïïi sus la fournaée ».

On dit aussi avec malice d'une jeune fille qui accorde trop d'attention à des discours hasardés : « Qui n'!aôt pé li prêchi l'Quérême pour l'avai à Pâques ».

Et pour finir sur ce sujet. Si l'on fait une remarque à certains, qui prennent la liberté, lorsqu'ils font une explication à une personne du sexe, d'accompagner


leurs paroles de tapes familières, ils répondent invariablement : -

« Qu'il n'est pé d'fendu d'tâter l'blié à travers la pouque ».

Mais changeons de thème.On peut se réjouir d'une température trop rigoureuse lorsqu'on a des domestiques : « Biau temps powr man valet, faot qui travaille 8z1 n'veut pé avai frai ».Il est encore une expression que n'aurait pas oubliée M. P. Le Pesqueur — Alias Bonin Poulidot — le très érudit et regretté Digullevillais, auquel nous devons une grande partie de ce qui précède. C'est une réflexion toute moderne entendue d'un paysan qui voyait un avion survoler sa commune et qui ne put s'empêcher d'exprimer tout haut sa pensée : « rPaimerais mus qu'un mêle (34) me tch. sus l'nez qu'eun duchés oisiauœ là ».

On voudra bien être indulgent pour l'emploi de cer- tains termes qui expriment plus fidèlement la vraie couleur locale et que Fleury, notre illustre compatriote, n'a pas craint de relater dans ses savants ouvrages sur notre patois.

Pour clore ce chapitre disons encore, que pour affronter la pluie, quelqu'un qui n'est pas muni d'un parapluie, si on lui en fait la remarque répondra : « qu'il n'est pas en sucre » et par là ne craint pas de fondre.

Chez nous l'image est plus forte : « No n'est pé fowre d'ouaie », c'est-à dire : on ne peut se dissoudre.

Un homme d'esprit en a plus : « dams san p'tit doit, qu'un aôte dans tout' sa grand'baîte ».

Il en est aussi qui « ont le cœu sus la moan ». c'est-à- dire sont généreux.

Dans le cas contraire celui auquel on fera cette réflexion ajoutera. avec malice : « Vère, sus celle you qu'il a Vpouaigni (35) copé »

(34) un mêle : un merle.

(35) l' pouaigni : le poignet.


Pour éviter d'exprimer une appréciation trop brutale pour définir un homme de peu d'esprit, on se sert en patois d'un palliatif assez subtil, on le plaint apparemment, en disant : « Qu'il est mayié à la foumme d'eun ouaie » ce qu'on peut dire devant lui sans qu'il en saisisse la causticité.

Il est encore une expression courante, c'est celle de : « tout êtra », tout-à-coup. La vraie forme est : « tout à trac » on la retrouve telle dans la correspondance d'Henri IV avec Jeanne d'Albret.

Celui qui est matinal se lève : « dès Pêtron-Minet » mais plus souvent on dit : « dès Pétron-J acquêt ».

Une autre comparaison est encore très usitée dans le patois de l'arrondissement. Lorsqu'il s'agit de qualifier quelqu'un dont le teint est plutôt jaunâtre, on dit alors en amplifiant par ironie qu'il est « jaône coumme d'la bouillie d'Sibram, ». Est-ce à la suite d'un incident survenu, lors de la préparation de ce plat, à un membre de la famille de ce nom, qu'on trouve porté même par des habitants de Cherbourg '? M. Asselin notre regretté collègue, cite lui-même un Thomas Cibran, curé de Beaubigny en 1628. Ou bien s'agit-il de la bouillie faite avec la farine du blé de Sibérie qui donne une couleur jaune à ce mets d'un goût assez agréable, le nom de cette céréale ayant été déformé pour devenir : Sibran Loin de trancher cette question, disons qu'on attribue complaisamment à la cane, avec plus ou moins de logique, le pouvoir d'exprimer dans son jargon l'impossibilité d'une chose irréalisable, puisqu'en campagne on conclut ainsi : « Vêyous ! y faô dire coumme la bourre (36) Qui n'peut, n'peut ».

Il serait encore possible de compléter la série des dictons et proverbes, mais il faut se borner et les pages qui précèdent suffisent pour faire apprécier le genre d'humour, de causticité et d'esprit de nos populations rurales.

(36) Bourre : cane.



« L'abbé de PERCY » par M. l'abbé J. Le Terrier

Si vous avez lu le roman de Barbey d'Aurevilly : « Le Chevalier des Touches », vous aurez sans nul doute retenu la silhouette si finement tracée de l'un des principaux personnages que le romancier nous présente, au début, dans le salon des demoiselles de Touffedelys : l'abbé de Percy. Pour ma part, j'ai toujours gardé dans ma mémoire et mon imagination la scène évoquée dès les premières lignes du roman : « .la demie « de huit heures qui venait de sonner au clocher, pointu « comme une aiguille et vitré comme une lanterne, de « l'aristocratique petite ville de Valognes, .le bruit des « deux sabots traînants de l'abbé de Percy qui troublait « seul le silence de la place des Capucins, .l'abbé mar« chant sous son parapluie incliné contre le vent .sa « lanterne qui s'éteint au souffle d'un mystérieux per« sonnage qu'il prend pour un revenant et qui serait le « fameux Chevalier des Touches de passage à Valognes. »

Si je ne me trompe, l'artiste valognais, Félix Buhot, a pris cette scène comme sujet d'une de ses meilleures eauxfortes.

J'ai cru longtemps — ce qui prouvait mon ignorance de l'histoire locale — que cet abbé de Percy était un personnage romanesque inventé par la puissante imagination de Barbey d'Aurevilly. De meilleures informations m'ont appris qu'il s'agit d'un personnage très réel, d'un de nos compatriotes, qui a vécu en partie à Cherbourg, qui a été mêlé à l'histoire de notre région, poète gracieux à ses heures et dont la longue existence tourmentée, au sein de l'époque tourmentée elle-même de la Révolution et du Premier Empire, m'a paru pouvoir fournir le thè-


me intéressant d'une communication à la « Société Nationale Académique ».

* **

René de Percy naquit au manoir de Tonneville5 près Cherbourg, le 5 décembre 1756. Il était le septième et dernier enfant de Messire Charles-François de Percy, écuyer, seigneur et patron de Tonneville, et de dame Marie-Geneviève de Girardot. Il fut baptisé le lendemain de sa naissance par Me Jean-François Le Maistre, prêtre desservant de la paroisse, et nommé René, Jacques par Messire René Lefauconnier, écuyer, seigneur de Bernaville, en la paroisse de Picauville, assisté de demoiselle Jacqueline Lefauconnier, sa sœur, parrain et marraine.

J'ignore son exacte parenté avec cette « demoiselle de Percy » dont l'existence fabuleuse illustre une légende de la Hague et que personne ne rencontre plus, dans la nuit tourmentée, aux alentours de l'étang de Tonneville.

L'abbé Langlois, curé actuel de Tonneville, dont on connaît l'érudition et qui s'est intéressé naturellement à la famille de son illustre paroissien, pense qu'il s'agit -d'une parenté assez proche. La fameuse « demoiselle » pouvait être la tante de l'abbé, en tout cas sa contemporaine.

Nous allons voir qu'au moment de son émigration en Angleterre, pendant la Révolution, l'abbé de Percy revendiqua des liens de parenté avec les Percy-Northum- ; berland. Il semble bien qu'il eût raison. « La maison de Percy aurait été fondée en Angleterre par Guillaume de Percy, un des chefs normands compagnons. de Guillaume le Conquérant, fixé auparavant dans la localité de

notre département qui porte encore son nom : Percy, près de Villedieu. La branche anglaise tomba en quenouille plusieurs fois, mais les descendants de la dernière des Percy prirent le nom maternel et devinrent comtes de Peroy Northumberland et de Worcester. (1)

'r (1) Cf. Ch. Birette. « Les Normands de la Manche à, la Conquête de l'Angleterre » Caen, 1935 - page 35.


Quant à la branche française, elle descendait de Arnould de Percy, frère aîné de Guillaume et se serait divisée en deux au XVe siècle : 1°) les Percy d'Escauleville, près St-Nicolas-de-Pierrepont, qui se fixèrent en- suite à Amfreville, puis à Tonneville, et qui seraient les ancêtres de l'abbé ; 2° Les Percy Monchàmps. »

René de Percy avait quatre sœurs, dont deux se sont mariées : L'une à M. du Homméel, qui fut directeur de notre « Société Académique » en 1768. La terre du Homméel se trouvait à Tonneville, auprès du manoir. Mme du , Homméel et sa fille quitteront, après la Révolution, cette jolie terre de Tonneville pour se faire sœurs de Charité, sans doute à l'Hôtel-Dieu de Coutances. Une autre demoiselle de Percy, Bernardine, épousa lé Comte ou Seigneur de Bernaville (1) (peut-être le fils de ce Messire Lefauconnier, parrain de l'abbé). Après la Révolution, M. et Mme de Bernaville viendront habiter Cherbourg, rue des Bastions, avec les deux autres demoiselles de Percy, non mariées et qui ne s'éloignèrent pas de notre ville, pendant ces années troublées. Elles n'y resteront pas cependant jusqu'à leur mort : l'une, Catherine, finira ses jours à Valognes « dame en chambre » au Couvent des Augustines ; l'autre, Louise Geneviève, deviendra religieuse, comme sa sœur aînée, à l'Hôtel-Dieu de Bayeux.

On connaît une partie de ces détails par une lettre qu'écrivait en 1809 au général Dumouriez un ancien commissaire de la Marine, prisonnier des Anglais, MLechanteur, lettre publiée par M. Le Grin dans une communication sur « La Société Cherbov/rgeoise sous Louis XVI » et qui raconte ce qu'étaient devenus tous les membres de cette société brillante et frivole dispersés par la tourmente révolutionnaire.

C'est qu'en effet une demoiselle de Percy était l'un des étoiles du salon de la duchesse de Beuvron. Le duc de Beuvron, lieutenant général, commandant en second

(1) Désiré Aubry. « BeUe figure et grande œuvre ». Coutan- ces 1931. Histoire de la fondation du Bon Sauveur de Pontl'Abbé-Picauville par Madame de Riou. Cf. plusieurs allusions à Mme Percy-Bernaville, amie de Mme dé Riou et à l'abbé de Percy : pages 17, 61, 163.


de la province, avait été envoyé à Cherbourg à l'occasion des grands travaux de la digue. Il s'était installé à

l'Abbaye du Vœu, vide de ses moines. La duchesse deBeuvron avait fait transformer le logis abbatial, dans lequel se trouvait un salon octogone où se donnait rendez-vous l'élite de la société : les châtelains des environs, les Gigault de Bellefonds, les de Bretteville, les de Virandeville, les du Moncel, etc ; puis les officiers supérieurs," le capitaine de vaisseau de la Bretonnière ; les notabilités de la ville, le maire M. de (jarantot, etc.

On dansait, on faisait de la musique, Mademoiselle de Mortemart était au clavecin et Mademoiselle de Percy pinçait la harpe. (1) L'été, la société se retrouvait à la campagne, au Becquet, bù une partie du régiment de la Reine avait été caserné, sous le commandement de son lieutenant-colonel M. de la Pelouze. Sa femme avait su embellir cette résidence, et y avait installé un théâtre, dont, aux dernières séances de la « Société Académique », M. Mouty nous a raconté l'histoire. Mademoiselle de rercy y tenait "des rôles, et son frère, « l'élégant abbé » disait de petits vers.

Mademoiselle de Percy ! Est-ce celle dont Barbey d'Aurevilly fait l'une des occupantes du salon des Touf-.

fedelys, au début de son roman et dont il trace un portrait peu flatteur mais bien joli, après l'avoir affligée des prénoms de Barbe-Pétronille ?

« Ces pauvres vierges de Touffedelys avaient eu le « suave éclat de leur nom dans leur jeunesse ; mais elles , « avaient vu fondre leur beauté au feu des souffrances, « comme le cierge voit fondre sa cire sur le pied d'ar« gent du chandelier.

« A la lettre, elles étaient fondues. tandis que leur « amie, (Mlle de Percy), robustement et rébarbativement « laide, avait résisté. Solide de laideur, elle avait reçu 1er « souf flet, « l'alipan » du Temps, comme elle disait, sur « un bronze que rien ne pouvait entamer. Même la mise « inouïe dans laquelle elle encadrait sa laideur bizarre

(1) Revue d'Etudes normandes, de F. Emanuelli. Mars 1908,, pages 164 à 167.


« n'en augmentait pas de beaucoup l'effet, tant l'effet en « était frappant ! Coiffée habituellement d'une espèce « de baril de soie orange et violette, qui aurait défié par « sa forme la plus audacieuse fantaisie et qu'elle fabri- « quait de ses propres mains, cette contemporaine de « Mlles de Touffedelys ressemblait, avec son nez recour« bé comme un sabre oriental, dans son fourreau grenu « de maroquin rouge, à la reine de Saba, interprétée par « un Callot chinois, surexcité par l'opium.. Elle avait « réussi à diminuer la laideur de son frère, et à faire « passer le visage de l'abbé pour un visage comme un au« tre, quoique, certes ! il ne le fût pas. Cette femme « avait un grotesque si supérieur qu'on l'eût remarquée « même en Angleterre, ce pays des grotesques, où le « spleen, l'excentricité, la richesse et le gin travaillent « perpétuellement à faire un carnaval de figures auprès « desquelles les masques du carnaval de Venise ne se« raient que du carton vulgairement badigeonné.

« Comme il est des couleurs d'un tel ruissellement de « lumière qu'elles éteignent toutes celles que l'on place à « côté, l'amie de Mlles de Touffedelys, pavoisée, comme « un vaisseau barbaresque, des plus éclatants chiffons dé« terrés dans la garde-robe de sa grand'mère, éteignait, « effaçait les physionomies les plus originales par la « sienne. ».

L'abbé de Percy eut aussi deux frères : l'un RenéCharles, fusillé à Auray, en 1795, après Quiberon (1) ;

(1) Ce René-Charles serait l'arrière grand-père d'un, lieute- nant-colonel de Percy, qui, le 6 mars 1898, de Saint-Malo, écri- vit à M. l'abbé.Adam, chapelain des Augustines de Valognes, une lettre (dont copie m'a été communiquée par M. le baron de Brix) où j'ai puisé de précieux renseignements sur la généalogie de la famille de Percy ; par ailleurs on trouve insérée au re- gistre de catholicité de l'église de Saint-Sauveur-le-Vicomte, pour l'année 1835, en regard de l'acte d'inhumation de l'abbé 4e Percy, une lettre avec demande de documents que M. le Curé Œe Saint-Sauveur reçut de Boulogrie-sur-Seine, en 1909, ,et qui est signée d'un autre ou du même arrière-petit-neveu de l'abbé.


l'autre Charles-Jacques, lieutenant de vaisseau, mort au service du Roi, en 1782, sans postérité.

Pour en finir avec la parenté, telle du moins que j'ai pu la reconstituer, je signale qu'un abbé de Percy — probablement l'oncle du nôtre — fut curé de Siouville (canton des Pieux) au XVIIIe siècle. On peut lire son épitaphe dans le chœur de l'église à la construction de laquelle il a travaillé. Barbey d'Aurevilly dit en note qu'à l'époque où il publiait son roman — c'est-à-dire en 1863 — « le dernier descendant mâle de ces nobles Percy vivait encore dans le département du Nord. » Que vaut au point de vue historique cette indication ?

* **

Mais revenons à l'abbé. Cadet de famille et peu fortuné, il fut destiné par son père à l'état ecclésiastique.

Après avoir terminé ses études classiques au Séminaire des Eudistes à Valognes, il était entré au Séminaire de Coutances où il resta jusqu'à l'âge de 22 ans, puis, sa fa-, mille, persistant dans son projet, l'envoya alors à Paris au Séminaire de Saint-Sulpice pour compléter ses études théologiques. Il y connut, parmi ses professeurs, M.

Dancel, originaire de Cherbourg, futur curé de Valognes et évêque de Bayeux, qu'il devait retrouver plus tard en notre ville, ainsi que nous le verrons, en qualité de vicaire général détaché à Cherbourg, de Mgr Rousseau, le premier évêque concordataire de Coutances.

Toutefois, arrivé à Paris, sa vocation jusqu'alors flot- tante semble l'abandonner momentanément. Nous en trouvons la preuve dans une lettre (citée par M. de Pontaumont) (1) qui est adressée à M. le Chevalier , du Homméel, son beau-frère, à Cherbourg. Il se dit pressé d'argent, s'étant livré à de grosses dépenses, inquiété par ses créanciers (qu'il appelle ses Anglais) et veut contracter mariage avec une riche héritière, Mlle Migriot, dont il demande l'adresse à Paris.

1

(1) Dans un article de « l'Annuaire de la Manche » : 1881, pages 58 - 60.


Ce projet de mariage échoua et finalement M. René de Percy reçut les ordres sacrés. Plusieurs de ses biographes : M. de Pontaumont, M. Deries (1), prononcent à son sujet le nom de Talleyrand. Certes le rapprochement vient naturellement à l'esprit, en présence d'une vocation qui, comme celle de l'ancien evêque d'Autun, paraît plutôt imposée par les mœurs du temps que libre- ment choisie. Mais il faut noter cette grande différence entre les deux. L'abbé de Percy, lui, s'il ne fut ni un saint ni un apôtre, demeura fidèle à ses obligations es' sentielles et ne déshonora pas son état.

Il serait intéressant de connaître les dates de ses ordinations successives, ainsi que le nom de l'évêque qui les lui conféra, probablement à Paris. Je n'ai pu me livrer aux recherches nécessaires pour obtenir ces renseignements. Ce que nous savons, c'est qu'au cours de ses études théologiques il avait soutenu brillamment une thèse de doctorat en Sorbonne. Barbey d'Aurevilly parle même -d'une thèse « grecque » qui lui aurait permis de battre au concours le futur Mgr Frayssinous, lequel, pour le désavantage de l'abbé, s'en serait souvenu une fois devenu Ministre de l'Instruction Publique sous la Restauration.

« Les haines de clerc à clerc sont les bonnes » ajoute malicieusement le romancier. En tout cas, une lettre de M. Dancel à l'Evêque de Coutances, en date du 8 Juin 1803 (au cours d'une correspondance dont je vais avoir l'occasion de reparler) nous atteste que son titre de « docteur » ne fait aucun doute : « Je n'ai pas trouvé mauvais que M. de Percy ait pris le pas sur moi. com-

me Docteur de Sorbonne, moi n'étant que licencié. » (2) Vers 1784, la Fortune sourit à notre jeune abbé. Il a 28 ans, il est aimable, spirituel, « d'un esprit trop charmant

(1) « Un prélat du temps de Napoléon : Mgr Rousseau », 1930, page 140.

(2) Cette correspondance entre M. Dancel et Mgr Rousseau,

très intéressante pour l'étude de la réorganisation du culte à Cherbourg après la Révolution, est conservée aux archives de l'Evêché de Coutances. Une partie en a été reçopiée par Mgr Leroux, Ancien Archiprêtre de Cherbourg, sur le registre paroissial de Sainte-Trinité,


pour être assez « sacerdotal » note Barbey d'Aurevilly,, mais susceptible de lui. assurer le succès en ces milieux frivoles de la fin de l'Ancien Régime. Une jeune lectrice de Marie-Antoinette, la belle marquise de Neuilly, leremarque, s'intéresse à son avenir et, par l'intermédiaire d'un ecclésiastique très puissant la cour, un certain abbé de Vermond, réussit à le faire entrer à Versailles auprès de la reine en qualité de lecteur surnuméraire.Le cardinal de Rohan l'admet de son côté au nombre- des prieurs de la Sorbonne dont il est lui-même proviseur. Bientôt une nomination de Vicaire Général à Saint-Malo l'oblige à s'éloigner. Ce ne sera pas pour longtemps. Qu'il patiente un peu, et tout fait présager qu'il deviendra évêque !

Mais la Révolution éclate. Paur sauver sa tête, l'abbé de Percy émigra en Angleterre. D'après une note, ajoutée à son acte de décès sur le registre paroissial de StSauveur-le-Vicomte et dont j'ai pu avoir communication, il aurait accompagné en exil Monseigneur de Talaru de Chalmazel, le dernier évêque de Coutances avant la Révolution, très lié qu'il était avec le secrétaire de ce prélat, l'abbé Nigault de Lecange, près duquel d'ailleurs il se retirera lorsque celui-ci aura fixé sa propreretraite à Saint-Sauveur, après en avoir été le curé. Je n'ai pas trouvé d'autre renseignement sur les circonstances de son émigration.

Ses sœurs ne le suivirent point en Angleterre. Elles restèrent, nous l'avons vu, dans leur maison de la rue des Bastions, à Cherbourg. Cette résidence et une vie paisible en dehors de toute politique n'empêchèrent pas le Directoire de la Manche de mettre sous séquestre, comme bien d'émigré, et d'affermer à son profit, au prix de 8.333 frs le manoir de Tonneville avec les fermes qui en dépendaient et un étang très poissonneux. (Cet étang, aujourd'hui desséché se trouve en face de l'établissement : du Bigard).

Tout cela n'augmentait pas les ressources de l'abbé de Percy. Or, il. lui faut trouver le moyen de vivre sur la terre étrangère. Les Percy-Northumberland sont-ils ou : ne sont-ils pas comme lui des descendants d'une même


'souche normande ? Il le croit et le fait croire, tant et si bien que les lords Percy-Northumberland ne voulant pas le laisser dans l'indigence lui servirent une pension annuelle de 4.000 livres jusqu'à son retour en France en 1802. u'à son retour en Ftaiice en A l'organisation de la cour impériale, Napoléon nomma l'abbé de Percy chapelain de sa mère Lœtitia, sur la présentation de Mgr de Canavery, évêque de Verceil, premier aumônier de la princesse. Et voilà la vie d'avant Quatre-Vingt-Neuf qui va recommencer sous une forme nouvelle et avec un autre entourage pour: cet « abbé de cour » de naissance. Il mène une vie douce, épicurienne, au milieu des dames du palais qui excitent sa verve poétique.- Car il est poète, et jusque sur le sol anglais, dans les .brouillards de Londres, il avait fait des vers, comme il en lisait, nous l'avon vu, et peutêtre en faisait déjà aux joyeuses réunions du Becquet.

Combien je serais heureux de pouvoir vous citer -quelques strophes ! « C'est pendant son séjour en An« gleterre, dit M. de Pontaumont, que l'abbé de Percy « composa la charmante pièce de vers bien connue sous « le titre de « La Chambre du Poète », conservée dans « tous les recueils normands. » Mais où découvrir l'un de ces recueils ? (1) — Dans les loisirs champêtres du château de Pont, près de Provins, (que Napoléon avait donné à sa. mère), notre poète composa des pièces pleines de verve : «La Fuite du Collège », « Le Louis -dJOr ». publiées, avec les autres productions de sa mu- se badine, dans « VAlma/rmch- des Muses ». Que n'ai-je pu feuilleter, dans la collection de cette précieuse revue qui doit bien exister encore quelque part, les numéros de la période impériale ! Nous ferions plus ample connaissance avec le talent poétique de l'abbé de Percy.

C'est vraiment trop peu que les deux vers, galants et

(1) D'après une note de M. de Pontaumont, voir dans lIe Momus Normand, Caen, 1832 et années suivantes, quelques poésies de l'abbé de Percy. Les archives de la bibliothèque de Caen sont, depuis. la guerre, déposées.. à Juaye-Mondaye dans <àes conditions telles qu'il m'a été impossible de consulter cette revue. ,


romantiques, que Barbey d'Aurevilly lui attribue au sujet de Mademoiselle Aimée de Spens dont la beauté était célèbre : 1 Ce fut longtemps l'Astre du jour ; Mais c'est l'Astre des nuits encore !

Sa réputation mérite mieux.

A la chute de l'Empire, l'abbé de Percy retomba dans: l'obscurité. Il n'avait rien économisé. Il chercha en vain à se rattacher à la Cour des Bourbons. Il se heurta, aux préventions qu'on y nourrissait contre les anciens serviteurs de Napoléon. A défaut d'un siège épiscopal — toujours convoité — il obtint de Mgr de Quelen en 1823, une nomination de chanoine titulaire de Paris ; puis, en 1825, grâce aux sollicitations de Lord-Percy qui était venu comme ambassadeur extraordinaire au Sacre de Charles X, il fut promu chanoine du second ordre au Chapitre royal de Saint-Denis. Au lendemain de la Révolution de 1830, après la suppression du Chapitre royal, il dut se contenter du titre de Chanoine honoraire de Paris.

Il fut aussi chanoine honoraire de Coutances. Entre- plusieurs autres sans doute, deux documents que j'ai pu avoir sous les yeux l'attestent : 1°) Le Décret exécutorial de Mgr l'Evêque de Coutances pour « -la nouvelle organisation du Chapitre et des Curés du diocèse », daté du 7 pluviôse en l'an XI de la République, c'està dire en 1803, et imprimé chez G. Joubert,- à Coutances..

Ce décret contient, après les Vicaires Généraux et les membres du Chapitre, la liste des chanoines honoraires au nombre de 18. Le nom de l'abbé de Percy, « ci -devant Vicaire Général de Saint-Malo », y figure au 6e rang. — 2°) Une « adresse du clergé de Coutances au « Premier Consul, relative à la dignité impériale et- à « l'hérédité ». datée du 16 Floréal, an XII - 1804. Pour le dire en passant, cette adresse célèbre dans un style enthousiaste et dithyrambique les bienfaits qu'on attendait alors de l'Empire héréditaire : « .L'Eglise de « Coutances .regarde ce dogme constitutionnel comme.

« l'irrésistible leçon de l'expérience et la conscience des


« siècles, comme le garant le plus certain, peut-être « l'unique, de la perpétuité du bonheur présent et de la « sécurité de l'avenir. » Hélas ! ! Or, le document porte parmi les signatures celle de M. de Percy, « chanoine honoraire », cette fois au 96 rang. l , On le voit par les dates : l'abbé de Percy avait donc reçu la dignité de chanoine de Coutances dès son retour en France après la tourmente révolutionnaire. C'est qu'il était depuis longtemps l'ami du nouvel évêque, le premier évêque concordataire, Monseigneur Rousseau, qui occupa le siège de Coutances de 1802 à 1807. Ils s'étaient rencontrés et connus à Paris aux beaux jours d'avant 1789, quand le chanoine Rousseau, comme lui « abbé de cour », orateur mondain, prédicateur attitré des rois Louis XV et Louis XVI, évoluait avec aisance et succès au milieu de la même société' et soignait, lui aussi, son avenir. (1) Une fois. le prélat arrivé à Coutances, les. relations se renforcèrent. L'abbé de Percy, qui n'était pas très absorbé par ses fonctions de chapelain de « Madame Mère », faisait des séjours fréquents et prolongés dans la, Manche, à Cherbourg, à Bernaville chez ses sœurs, et il en profitait pour aller visiter son illustre ami. — Il devint vite un des familiers de l'évêché. Mgr Rousseau ne le possédait jamais assez.

Il était si brillant causeur, et, à défaut de la conversation, il charmait l'évêque par des lettres, pétillantes d'esprit et de verve, où il excellait. Plus heureux que pour les pièces de vers, je vais pouvoir vous citer en terminant quelques échantillons de cette correspondance, qui a été conservée dans les papiers de famille d'un ancien vicaire général de Mgr Rousseau, à Orléans. (2) La grande oeuvre qui s'imposait à l'évêque de Coutances, comme à tous les évëques de France, au début du nouveau régime concordataire, c'était de pacifier et de réorganiser son diocèse, de réconcilier sous sa crosse

1 (1) M. Déries : livre cité.

(2) On sait que Mgr Rousseau fut transféré de Coutances à Orléans, où il est mort en 1810.


pastorale les diverses catégories de prêtres : assermentés, insermentés ; d'amener les fidèles à ne plus voir qu'un clergé unique auquel ils devaient recourir. Pour cette œuvre difficile, il fallait au pontife, outre ses collaborateurs immédiats, des auxiliaires de choix, répandus sur les divers points du diocèse, des « missi dominici » revêtus de son autorité. C'est ainsi, nous l'avons vu, qu'à Cherbourg, où le terrain était particulièrement scabreux, Mgr Rousseau confia cette mission à M. Dancel, avec le titre de Vicaire Général. Mais sans donner le même titre canonique a l'abbé de Percy, l'évêque lui confia en fait une mission analogue, surtout pour la Hague, semble-t-il, si bien que pendant cette période, 1802-1807, M. de Percy résida le plus souvent à Cherbourg, faisant pour le compte de l'administration dio- césaine des enquêtes sur le clergé de la région, présidant aux installations des nouveaux curés, interprétant les décisions épiscopales. C'est lui qui, en 1805, lorsque M. Dancel fut nommé curé de Valognes, prononça le discours à la cérémonie d'installation, et de Coutances, Mgr Rousseau s'inquiétait de savoir « s'il avait bien « parlé ». — J'ai entendu dire que, récemment, une parente de Mgr Rousseau avait fait remettre à Monseigneur Louvard tout un dossier contenant précisément une enquête faite par l'abbé de Percy sur le, clergé du nord du diocèse. Il m'a été impossible, pour le moment du moins, de consulter ce dossier.

La fonction de M. de Percy à Cherbourg était assez importante pour soulever des questions de préséance dans les cérémonies et les. réunions ecclésiastiques. On en relève la trace, en même temps que certains renseignements complémentaires sur les occupations de l'abbé, dans l'abondante correspondance entre M. Dancel et Mgr Rousseau à laquelle nous avons déjà fait allusion : — « M. de Percy est à Berna ville : un autre dit « la messe à sa place et ne paraît pas aux offices. »

(lettre du 5 Novembre 1802) — « Moulin (un prêtre ex: « jureur, caractère difficile) se plaignit l'autre jour « dans la sacristie, devant ecclésiastiques, laïques, en-.

« fants de chœur, que MM. de Percy et Dancel eussent


« le pas sur les autres prêtres. » (lettre du 14 avril 1803 — « Il faudrait régler la préséance à Cherbourg.

« Ce point est important, quand il s'agira de recevoir « le nouveau curé. Si ce n'est pas M. de Percy ou moi à « être le premier, ce serait Lepoittevin, etc. » (lettre du 18 avri l 1803). — « M. Dancel désire que M. de Percy « actuellement à Flamanville, préside à l'installation de « M.. Pasquier, Curé des Pieux. Cela ferait plaisir à « Mme de Bruck. » (lettre du 12 mai 1803). — « J'au« rai demain à dîner deux d'entre ces prêtres de Cher« bourg, avec le Curé : MM. de Percy et Cabart. »

(lettre du 22 Juillet 1805).

C'est ainsi que l'application du Concordat dans la région cherbourgeoise est due en partie aux efforts et au zèle, peut-être pas entièrement désintéressés, de l'abbé de Percy. Voici comment il en écrivait un jour à l'évêque : « Je n'ai point attendu vos ordres, Monsei« gneur, pour m'élever à Cherbourg contre la doctrine.

« schismatique du choix des messes et des instructions « (1). Dès le premier jour de mon arrivée, dans plu- « sieurs visites que j'ai cru devoir faire, je me suis ap« pliqué à faire sentir combien ce choix s'éloignait d'u« ne manière peu chrétienne et même humainement « peu prudente de l'esprit de la réunion qui par l'initia« tive accordée au Souverain Pontife, s'opère dès ce mo« ment parmi nous sous. l'irréfragable autorité de l'E« glise universelle. J'ai fait voir que c'était substituer « schisme à schisme et, par haine pour les ci-devants « Constitutionnels, commettre la faute qu'on leur re« proche.

« Personne n'a pu disconvenir que ce ne fût un « moyen sûr de perpétuer les animosités, d'allumer des « querelles, de troubler l'ordre public et de porter ain« si, en éveillant l'attention du Gouvernement, un coup « mortel à la religion que l'on prétend-favoriser ou dé« fendre. Plusieurs personnes connues pour choisir.

(1) Allusion aux fidèles qui prétendaient devoir continuer à distinguer entre les offices des prêtres non-jureurs et ceux des prêtres jureurs.


« m'ont promis de ne plus donner par leur conduite le « démenti au principe qu'elles reconnaissent pour vrai, « savoir que l'efficacité du ministère ne dépend pas de « la qualité du ministre. » (1).

Parfait langage de théologien et d'administrateur prudent, mais aussi de collaborateur soucieux de faire valoir ses services auprès de son chef !

Vers la fin de sa vie agitée, déçu dans ses ambitions, M. de Percy se retira à Saint-Sauveur-le-Vicomte, près de son ami, le chanoine de Le Cange, « partageant son « temps entre les plaisirs des Lettres et les jouissances « de la gastronomie » disent ses biographes. C'est là qu'il est mort, dans sa maison « des Tuileries », le 13 Juin 1835, à l'âge de 78 ans. Il fut inhumé, le surlendemain, dans le cimetière de Saint-Sauveur. A la cérémonie assistaient, avec M. Avice, Curé-doyen en fonctions, et M. Davy de Boisval, ancien curé, dix des prêtres du canton qui ont signé l'acte sur le registre paroissial. M. de Le Cange l'avait précédé de, 6 ans dans la mort. A cette date de 1835, Barbey d'Aurevilly, né en 1808, avait 27 ans. Nul doute qu'il n'ait eu plus d'une fois l'occasion de rencontrer le personnage (2).Qu'est devenue la tombe de l'abbé de Percy ? J'ai voulu le savoir. Il y a quelques années, au cours d'un voyage à Saint-Sauveur, je me souviens avoir entendu M.

Yver, le conservateur du Musée Barbey d'Aurevilly, déplorer l'état lamentable dans lequel on laissait une sépulture proche de l'église, qu'il disait être celle de M. de Percy. Or, à ma demande, Mlle Thomine, professeur au Collège de filles, a bien voulu faire sur place

(1) Papiers de Mlle Madeleine Vimont, à Paris, utilisés par M. Deries (ouvrage cité).

(2) Il l'avoue positivement dans une lettre « à Trébutien » : « Ni stringo ni stringuette, comme disait l'abbé de Percy, un diable d'abbé que je vous ferai connaître un jour et danjsj Les genoux de qui j'ai été élevé. » (21 mai 1850).


une enquête très consciencieuse à ce sujet (1). De, cette enquête, il ressort que les ossements de notre abbé doivent être restés au cimetière où — d'après une note du registre paroissial — ils furent enterrés « au nord de « la Croix à environ 10 pieds de distance ». (On n'enterrait plus depuis 1828 dans l'enclos de l'église). Seule, la pierre tombale, sur laquelle — d'après cette même jnote du registre paroissial— on lisait jadis l'inscription suivante : Ici repose le corps de Monsieur Jacques René de Percy chanoine titulaire de Saint-Denis, décédé le 13 Juin 1835 Priez Dieu pour lui

aurait été transportée, avec d'autres, près du mur de l'église, lors de l'agrandissement de l'allée centrale du ,.cimetière. Serait-ce la dalle au blason effacé (2), dépourvue de toute inscription, qui se trouve actuellement sous la tour, accotée à deux contreforts et au centre de laquelle une partie creusée marque l'emplacement d'une plaque rectangulaire disparue ? En tout cas, cette dalle délabrée n'indique certainement pas la tombe réelle de l'abbé de Percy. Celle-ci, le visiteur du cimetière la foule aux pieds sans pouvoir la repérer exactement.

Quant à la maison « des Tuileries », elle existe toujours, pignon en bordure d'un petit vicinal qui se détache de la grand'rue de Saint-Sauveur, à gauche en montant à la gare, et tout près de la voie ferrée. Elle est séparée de sa ferme par une grande cour à deux

entrées. En arrière est un parc aux ombrages magnifiques où Barbey d'Aurevilly a dû plus d'une fois promener ses rêveries. « La maison — note Mlle Thomine « - est une bonne vieille demeure du temps passé, sans

(1) J'exprime ici toute ma gratitu- à Mlle Thomine pour -son obligeante amabilité.

(2) Les Percy de Normandie portaient : de sable au chef endenté d'or. Pour constituer son blason épiscopal, Monseigneur Grente, évêque du Mans. a emprunté le « chef denché » afin - œ rappeler la paroisse de Percy dont il est originaire.


« caractère, mais solide et faite pour durer. Les pro- , « priétaires sont à Valognes (famille Lemeray) ; les « persiennes de la façade aux six fenêtres sont refer« mées sur le passé. Je crois que c'est la vraie tombe. »

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Je voudrais bien, maintenant, pouvoir vous présenter un portrait, dessin ou peinture, du personnage que j'ai essayé de faire revivre devant vous. Il ne m'a pas été possible jusqu'ici d'en découvrir. Contentons-nous, en guise de portrait physique, de la description, un peu fantaisiste sans doute, que trace de notre abbé Barbey d'Aurevilly : « .Le front, le nez, qu'il avait busqué et immense, « un nez de grande maison, les joues, le menton, tout « était de cette magnifique teinte cardinalice, qui ne « contrastait .qu'avec le bleu des yeux, un bleu fan« tastique, perlé, scintillant, acéré : un bleu qu'on n'à« vait vu étinceler nulle part, sous les sourcils de per« sonne, et auquel un peintre de génie, qui ne l'aurait « pas vu, croirait seul.

« Les yeux de l'abbé de Percy n'étaient pas des yeux : < c'étaient deux petits trous ronds, sans sourcils, sans « paupière, et la prunelle de ce bleu, impatientant à « regarder (tant il était vif 1) était si disproportionnée « et si large, que ce n'était pas l'orbe de la prunelle qui « tournait sur le blanc de l'œil, mais la lumière qui « faisait une perpétuelle et rapide rotation sur les fa« cettes de saphir de ces yeux de lynx. »

L'abbé de Percy plaisantait lui-même, paraît-il, de sa figure à l'éclatante couleur rouge, « allumée, — insinue « le roman — par le Porto de l'émigration et le Bour« gogne de la patrie retrouvée » et Barbey d'Aurevilly lui prête ce joli mot d'esprit à propos de ses ambitions déçues : « Il est probable que voilà la seule pourpre .« que j'aurai jamais à porter. »

Le portrait continue, avec apparemment la précision - d'une photographie : « Il. portait, (ce soir-là) un habit


« noir carré, une cravate blanche, sans rabat, ni man« teau, ni calotte. Ses longs cheveux tins et blancs com- « me le duvet d'un cygne, roulés et gonflés avec une co« quetterie qui rappelait celle de Talleyrand. ses che« veux poudrés et floconneux tombaient richement sur « le col de son habit noir, et poudraient, à leur tour, « de leur iris parfumé, le large ruban violet liseré de « blanc, qui suspendait à son cou sa grande croix « émaillée de Chanoine royal. Campé solidement sur « ses jambes en bas de soie, assez bien tournées, mais « de deux galbes différents, et dont il appelait l'une « Apollon et l'autre Hercule, avec une fidélité à la « mythologie qui avait été l'une des "religions de sa « jeunesse. » :. , Quant au portrait moral, à l'esprit de l'abbé, à son caractère, ses lettres permettent d'en juger, non pas seulement les lettres administratives comme celle que nous avons déjà citée, mais surtout les épîtres intimes, primesautières et ravissantes de verve par lesquelles il délassait,, nous l'avons dit, Monseigneur Rousseau..

La flatterie y avait bien sa place, et nul ne sait mieux que lui « manier l'encensoir avec dextérité » (1). Voici comment il accompagne la promesse d'un portrait épiscopal qui ne tardera pas à arriver : « Hélas ! j'ai beau « faire. Ce ne sera jamais tout à fait vous. Cette figure « si ressemblante est muette. Pour vous peindre tout « entier, il faudrait rendre visible comme vos traits « cette éloquence que j'ai tant admirée. etc. »

Quel puissant protecteur que l'ami de Monseigneur !

Tout le monde frappe à sa porte et sollicite sa souveraine intervention. C'est tout un conseil municipal qui compte sur lui pour obtenir la conservation de sa succursale oix la désignation d'un curé à son gout. C'est encore un pauvre maître d'école qui voudrait être promu à la dignité des ordres mineurs, « le nommé Mau« duit. professeur de déclamation et de Belles Lettres « dans la commune de Picauville, car il y enseigne à « lire et à écrire à tous les marmots qui se présentent.. »

(1) M. Deries : livre cité..


Le spirituel abbé fait assister le prélat au baptêmed'une frégate à Cherbourg.

« C'était vraiment un spectacle très curieux de voir « le port, les vaisseaux, les rivages de la mer, couverts « d'une foule immense et, s'élevant comme au centre, « cette majestueuse frégate oupaée d'une croix à l'une « de ses extrémités et garnie tout autour de guirlandes « de laurier. Pour moi, j'étais dans l'endroit privilégié, « me pavanant à côté de M. le Préfet et ne donnant « pas une telle attention à ses discours que je n'en ac-

« cordasse pas quelque peu à ce peuple de jeunes fem« mes qui, vêtues de blanc pour la plupart, ressemblaient <r parfaitement à ces ombres légères, que les poètes nous « représentent se promenant dans les Champs Elyséens.

< Je souhaite qu'elles eussent la même innocence..

« Quoi qu'il en soit, car c'est un point diflicile à.

« décider, vers les huit heures, est arrivé avec sa taille « avantageuse, sa belle figure et ses cheveux blancs, « notre aimable curé vêtu comme au chœur. Tout de « suite, s'emparant comme d'assaut et d'autorité d'un « endroit élevé, il nous a fait d'une voix forte et avec « sentiment, avec éloquence, un petit discours que sa

« modestie m'a refusé , mais dont tout le monde a paru « fort content.

« Pendant qu'il le prononçait en face des flots de la « mer et de ceux d'une multitude qui s'agitait pour « approcher, le vent jouait d'une manière très pitto« resque dans ses cheveux, ses bras, son étole, sa chaus« se, les grandes ailes de son surplis voltigeantes. Tout « était en mouvement, tout était à dessiner. On suivit « les prières, les aspersions, les bénédictions prescrites « par le rituel. Tous les spectateurs les ont écoutées' « de l'air le plus religieux, et la frégate s'est ainsi trou« vée comme on dit, baptisée. » (1) (Lettre du 7 Avril 1806) Deux manufactures de dentelles sont en concurrence

(1) Il s'agit de la frégate « La Manche » Le Curé de Cher- - bourg en question est M. Ebinger,. premier curé concordataire.


pour la confection du rochet épiscopal, celle de Valognes et celle de Cherbourg. L'Abbé de Percy défend Cherbourg contre les agissements de Valognes.

« Les Empires voisins ou rivaux se jalousent et cher- » client à se nuire. Rome ne put jamais souffrir Car» thage. L'Allemagne fut toujours l'ennemie de la » France, la France de l'Angleterre, la Russie de la » Suède, etc., etc. Il doit en être ainsi des manufactu» res de dentelles, à la différence des coups d'épée sur » les coups d'épingles ou de langue.

« Oui, Monseigneur, sur les inquiétudes que vous » montrez au sujet de votre rochet, je parierais bien » que la manufacture de Valognes qui, au vrai, » n'est qu'une manufacture, a fait usage de la politi» que des états faibles auprès de vous. Elle n'a pu dé» rouler sous vos yeux que des dentelles sans largeur, » mais elle aura défilé des mensonges d'une aune de » long. Soyez bien sûr que celle de Cherbourg, quoique » à son berceau, étouffera ce serpent, c'est-à-dire, que » votre rochet y sera exécuté aussi parfaitement que si » elle existait depuis cent ans ».

(Lettre du 26 Novembre 1806) Voici en quelques lignes, une esquisse d'installation de Curé dans la Hague : « J'ai installé dimanche dernier ce nouveau curé , is» raëlite débonnaire, sachant mieux se tenir au confes- » sionnal que dans un fauteuil et causer avec des > paysans que dans un salon. Nous avons mis à cette » cérémonie toute la solennité dont elle était susceptible » dans une église dépouillée. Il a parlé. J'ai parlé de » mon côté.

« Nous avons dîné ensemble avec le Conseil de la » Commune et tout s'est passé le mieux du monde. Si » je voulais vous amuser un moment, je vous dirais que » c'est seulement à dater de ce dîner que je crois savoir » tenir ma fourchette et je compte bien vous en donner » une représentation quelque jour que nous serons seuls.

» Il faut la tenir de la main gauche et scier de l'autre


» avec son couteau. Cela vous donne je ne sais quel » air de grâce et de civilité qui m'a ravi l'âme ».

« C'était, en effet, un grand dîneur, dit Barbey » d'Aurevilly, mais sa naissance, son formidable esprit, » ses manières excluaient toute idée de parasitisme ».

Au fond du manoir de Bernaville, (1) la nouvelle lui parvient qu'une fois de plus la mitre vient de lui échapper. Il en prend son parti avec une philosophie enjouée : « J'étais à Bernaville et j'attendais parmi les » fleurs et la verdure l'accomplissement nécessairement » prochain de mes espérances, lorsqu'un beau jour en » lisant le journal de l'Empire, je trouve que sa Majesté » a nommé aux trois évêchés vacants et qu'il n'est pas » plus question de moi que si j'étais encore à sucer le » lait de la théologie dans le séminaire de l'abbé Dan- » cel.

« Mon parti a été bientôt pris. Vous qui me connais» sez, Monseigneur, vous le croirez sans peine. J'ai dit » seulement : « je croyais avoir sur l'épaule quelque » chose de plus solide qu'un fragile pot au lait. Il est » renversé. Eh bien ! entre un grand nombre de diffé» rences entre moi et la laitière, il y aura en outre » celle-ci que je ne quitterai pas comme elle d'un œil » marri ma fortune ainsi répandue. »

« Telle est, en effet, la vérité toute entière. Je redou» tais plus que je ne désirais une place qui devait m'ar» racher à ma famille et finir mon bonheur. Le devoir » seul de travailler dans mon état m'y a fait aspirer et, » si la Providence veut que j'y sois élevé jamais, je » jetterai toujours un triste regard en arrière sur la » jolie maison de Cherbourg, sur ma cellule, sur ma » liberté, sur mes plaisirs champêtres. Ils consistent » maintenant, Monseigneur, à partir dès l'aube mati» nale, la pioche sur l'épaule, pour faire avec beaucoup » de peine et de sueurs une nouvelle promenade à Ber-

(1) Le château de Bernaville existe toujours à Picauville.

Après avoir appartenu longtemps à la famille aAigneaux, il est actuellement la propriété de M. Noyon, le négociant cherbourgeois.


:» naville. Les ronces, les épines, les chardons tombent » sous mes coups comme les Russes et les Autrichiens » à la bataille d'Austerlitz ».

(Lettre du 9 Août 1806) '-

quitter un aussi aimable C'est à regret qu'il nous faut quitter un aussi aimable et spirituel personnage. Barbey d'Aurevilly porte sur lui ce jugement qui ne manque pas de profondeur et qui me servira de conclusion : « L'abbé était une de ces belles inutilités comme » Dieu. se plaît à en créer pour lui seul. C'était un » de ces hommes qui passent, semant le rire, l'ironie, la » pensée, dans une société qu'ils sont faits pour subju» guer, et qui croient les avoir compris et leur avoir » payé leurs gages, en disant d'eux : « L'abbé un tel, » Monsieur un tel, vous en souvenez-vous ? était un > homme d'un diable d'esprit ». A côté de ceux dont on ? parle ainsi, cependant, il y a des illustrations et des » gloires achetées avec la moitié de leurs facultés !

» Mais eux, l'oubli doit les dévorer, et l'obscurité de » leur mort parachève l'obscurité de leur vie, si Dieu.

» ne jetait parfois un enfant entre leurs genoux, une » tête aux cheveux bouclés sur laquelle ils posent un » instant la main, et qui, devenu plus tard Goldsmith » ou Fielding, se souviendra d'eux dans quelque roman » de génie et paraîtra créer ce qu'elle aura simplement » copié, en se ressouvenant ! »

Du souvenir de Barbey, quelque peu rectifié et complété, j'ai voulu, à mon tour, vous faire bénéficier:



TABL E

PAGES Composition du Bureau. 3 Liste des Membres Titulaires. 3 Liste des Membres Correspondants. 7 Ch. HAMEL. — Vie de la Société depuis la parution de son dernier volume de Mémoires.. 9 Nécrologie. 17 R. LEFÈVRE. — Le Capitaine du Génie Galbois, auteur d'un projet de descente en Angleterre (d'après sa correspondance inédite datée de la Hougue). 31 Ch. GIOT. - 1. - Ad majorem Psichari gloriam ; 2. - Et a verbo aspero (Sonnets). 55 Ch. HAMEL. — Un grand artiste Valognais : Félix Buhot. 57 C. Th. QTJONIAM. — La Vie et FŒuyre d'Alexis ; de Tocqueville. 73 L. FAVIER. — Le journal de Gilles de Gouberville (1549 à 1563) 85 Ch. HAMEL. — Saint-Pierre-Eglise pendant la Révolution 127 G. MODTY. — Eglise de la Sainte-Trinité. Monument de l'Assomption et Confrérie de

Notre-Dame-Montée 133 L. TOULLEC. — Quelques locutions, expressions, - dictons et proverbes normands du Nord de

la Manche.147 Abbé J. LE TERRIER. — L'abbé de Percy. 159