Rappel de votre demande:


Format de téléchargement: : Texte

Vues 1 à 317 sur 317

Nombre de pages: 317

Notice complète:

Titre : Les précurseurs de la Renaissance / par M. Eugène Müntz,...

Auteur : Müntz, Eugène (1845-1902). Auteur du texte

Éditeur : Librairie de l'art (Paris)

Éditeur : J. Rouam, imprimeur-éditeur (Paris)

Éditeur : Remington and Co, publishers (London)

Date d'édition : 1882

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb339993695

Type : monographie imprimée

Langue : français

Format : 255 p. : pl. ; in-fol.

Format : Nombre total de vues : 317

Format : application/epub+zip 3.0 accessible

Format : Format adaptable de type XML DTBook, 2005-3

Description : Collection : Bibliothèque internationale de l'art

Description : Collection : Bibliothèque internationale de l'art

Description : Appartient à l’ensemble documentaire : GTextes1

Description : Contient une table des matières

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k65311086

Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, Z RENAN-121

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 04/07/2013

Le texte affiché peut comporter un certain nombre d'erreurs. En effet, le mode texte de ce document a été généré de façon automatique par un programme de reconnaissance optique de caractères (OCR). Le taux de reconnaissance estimé pour ce document est de 100%.











BIBLIOTHÈQUE INTERNATIONALE DE L'ART

LES PRÉCURSEURS

DE

LA RENAISSANCE

PAR

M. EUGÈNE MÜNTZ

CONSERVATEUR DE LA BIBLIOTHEQUE, DES ARCHIVES ET DU MUSÉE A L'ÉCOLE NATIONALE DES BEAUX-ARTS.

LAURÉAT DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE ET DE L'ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS

Ouvrage accompagné de 66 gravures dans le texte et de 14 planches tirées à part.

LIBRAIRIE DE L'ART

PARIS ET LONDON

33, AVENUE DE L'OPÉRA, PARIS

J. ROUAM, IMPRIMEUR-ÉDITEUR

134, NEW BOND STREET, LONDON

REMINGTON AND Co, PUBLISHERS

1882



BIBLIOTHÈQUE INTERNATIONALE DE L'ART

LES PRÉCURSEURS

DE

LA RENAISSANCE


PARIS. – IMPRIMERIE DE L'ART

41, RUE DE LA VICTOIRE, 41


LES PRÉCURSEURS

DE

LA RENAISSANCE

PAR

M. EUGÈNE MÜNTZ

CONSERVATEUR DE LA BIBLIOTHÈQUE, DES ARCHIVES ET DU MUSÉE A L'ÉCOLE NATIONALE DES BEAUX-ARTS,

LAURÉAT DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE ET DE L'ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS

LIBRAIRIE DE L'ART

PARIS ET LONDON

33, AVENUE DE L'OPÉRA, PARIS J. ROUAM, IMPRIMEUR-ÉDITEUR

134, NEW BOND STREET, LONDON REMINGTON AND Co, PUBLISHERS

1882



PRÉFACE

E n'est pas l'histoire des origines de la Renaissance que je présente au lecteur : retracer quelques-uns des épisodes qui caractérisent le mieux la reprise des études classiques, ces études qui ont renouvelé toutes les faces de la civilisation, telle est mon unique ambition. Sous le titre de Précurseurs, je comprends ceux qui en Italie, ou plus exactement en Toscane,

ont pressenti et ceux qui ont préparé l'avènement des idées nouvelles, artistes, archéologues, amateurs, depuis le XIIIe jusqu'au XVe siècle, depuis Frédéric II et Nicolas de Pise, jusqu'à Laurent le Magnifique. Mon travail ne dépasse pas le moment où la Renaissance sort de la période des tâtonnements et des luttes pour entrer dans celle du développement normal et régulier : avec Mantègne, Léonard de Vinci, Michel-Ange et Raphael, l'ère des « chercheurs » prend fin ; celle des « trouveurs » commence ; par l'effet de leur génie, la Renaissance parvient en peu d'années à son complet épanouissement.

En comparant les progrès de la littérature à ceux de l'art, on ne peut s'empêcher de remarquer combien est variable et ondoyante l'influence que les milieux, pour nous servir d'un terme consacré, exercent sur les différentes formes de la pensée. L'écart se chiffre souvent par des siècles entiers. Parmi les grands noms qui personnifient le réveil des idées classiques, celui de Nicolas Pisano est le premier en date : le rénovateur de la statuaire italienne précède de près de soixante-dix ans les rénovateurs des humanités, Pétrarque et Boccace. Mais sa tentative était prématurée : bientôt, devant l'invasion du style gothique, le souvenir de l'antiquité se perd de nouveau dans le domaine des arts, tandis que,


dans celui de la littérature, il acquiert de jour en jour plus d'intensité. Lorsque, au début du xve siècle, les deux géants florentins, Brunellesco et Donatello, essayent de remettre en honneur les préceptes de leurs prédécesseurs grecs et romains, la culture générale s'était singulièrement développée ; ils pourront s'appuyer, dans leur tentative, sur un ensemble de connaissances qui avait complétement fait défaut aux contemporains de Nicolas Pisano. La peinture, à son tour, sera en retard sur l'architecture et la sculpture : à Florence l'influence des modèles classiques ne s'y fait sentir que vers la fin du XVe siècle ; auparavant le naturalisme y domine.

J'ai cru nécessaire d'insister tout particulièrement dans ces recherches sur une classe de champions de la Renaissance qui a été jusqu'ici trop négligée par les historiens d'art, je veux parler des archéologues et des collectionneurs. Mes efforts n'auront pas été stériles si j'ai réussi à montrer quels services ils ont rendus à l'art vivant : telle des médailles ou des pierres gravées conquises pour leur cabinet a été reproduite à l'infini par les artistes de leur temps ; leurs études, en apparence si abstraites, ont fourni aux novateurs la base scientifique dont ils avaient besoin. Parmi ces auxiliaires les Médicis occupent naturellement la place d'honneur ; des documents inédits m'ont permis de restituer le magnifique ensemble de leur musée et de définir le rôle joué par cette famille illustre, à laquelle l'Europe doit sa première École des Beaux-Arts.

La Renaissance, plusieurs fois menacée à Florence même, n'était pas suffisamment affermie lors de la mort de Laurent le Magnifique, pour que Savonarole ne pût espérer d'avoir raison d'elle. Plusieurs années durant l'antiquité est de nouveau proscrite. Mais le courant ne tarda pas à emporter ce dernier obstacle : Savonarole tombe, et l'héritier des Médicis, le fils de Laurent, Léon X, consacre définitivement, dans l'ordre littéraire et artistique, le triomphe des idées classiques.

Quelque éclatante que soit la Renaissance du XVIe siècle, la période antérieure, celle que l'on désigne aujourd'hui sous le nom de première Renaissance, a droit, croyons-nous, à plus de sympathie, sinon à autant d'admiration. Tous les sentiments généreux se raniment au contact de l'antiquité. L'humanité redevient jeune en s'inspirant des souvenirs d'un


passé déjà si lointain ; elle retrouve un idéal en regardant en arrière : la radieuse civilisation hellénique apparaît à ses yeux éblouis. Cependant si sa foi est ardente, si son enthousiasme est sans bornes, elle n'en sait pas moins se garder du défaut capital de la génération suivante : l'intolérance. Conciliation, progrès régulier et pacifique, tel est son mot d'ordre. En songeant aux excès du XVIe siècle, à la rapide décadence qui suivit l'âge d'or de la Renaissance, on regrette parfois de voir finir sitôt l'ère des Précurseurs.



LES PRÉCURSEURS DE LA RENAISSANCE

CHAPITRE PREMIER Introduction. – Le XIIIe et le XIVe siècle. – Culte de l'antiquité à la cour de Frédéric II. – Nicolas de Pise et ses élèves. – Jean de Pise. – Les sculpteurs de la cathédrale d'Orvieto. – Giotto et son école. – Ambrogio Lorenzetti. – L'archéologie chez Dante et chez Pétrarque. – Cola di Rienzi. – Les collectionneurs et archéologues de Trévise et de Padoue. – L'art du médailleur retrouvé dans l'Italie septentrionale.

A renaissance des arts, c'est-à-dire la résurrection, aux approches du XVe siècle, des idées et des formes de l'antiquité classique, a été précédée d'efforts individuels qui n'ont le plus souvent pas abouti, mais dont il est nécessaire de tenir compte dans l'histoire de cette grande révolution. Les souvenirs plastiques du monde gréco-romain ont joué dans les préoccupations

préoccupations moyen âge un rôle plus considérable qu'on ne le croit d'ordinaire. La force même des choses mettait à chaque instant nos ancêtres en présence des chefs-d'oeuvre du passé : bon gré, mal gré, il fallait les regarder. Les uns ont vu en eux des monuments de l'idolâtrie, et à ce titre les


ont réprouvés ; d'autres leur ont attribué des vertus magiques ; d'autres encore se sont laissés aller à l'admiration que leur causaient l'immensité des ruines romaines, la richesse de la matière première, la perfection de la main-d'oeuvre. Ceux-ci, on peut l'affirmer, ont été les plus nombreux. Même pendant la période la plus sombre du moyen âge, l'Europe entière a subi la fascination que Rome, la ville antique par excellence, exerce depuis bientôt vingt siècles. Ce qui, de près ou de loin, attirait chaque année des milliers de visiteurs sur les bords du Tibre, ce n'était pas seulement la promesse des indulgences, le désir de prier sur les tombeaux des martyrs, de contempler les basiliques resplendissantes d'or et de pierres précieuses, c'étaient aussi les souvenirs laissés par les Césars. Après s'être entretenu avec une sorte d'incrédulité des merveilles de cette cité incomparable, on supputait avec stupéfaction le nombre de ses temples, de ses palais, de ses thermes, de ses amphithéâtres : des auteurs dignes de foi ne racontaient-ils pas qu'elle avait possédé jadis 36 arcs de triomphe, 28 bibliothèques, 856 bains publics, 22 statues équestres en bronze doré, 84 statues équestres en ivoire, des obélisques, des colosses innombrables ! Dès le XIIe siècle l'imagination populaire s'empare de ces témoignages, les transforme et les amplifie. Les légendes les plus bizarres prennent naissance et se répandent rapidement dans des ouvrages qui font autorité : la Descriptio plenaria totius urbis, la Graphia aurea urbis Romoe, enfin les Mirabilia civitatis Romae. A la fin du XVe siècle encore, notre vaillant Charles VIII, voulant donner à ses sujets une idée de la ville dans laquelle il venait d'entrer, la lance au poing, fit traduire à leur usage un de ces recueils d'un autre âge. Quelques extraits, que je rapporte avec leur vieille orthographe, montreront avec quelle foi robuste on accueillait dans notre pays, jusqu'aux approches de la Renaissance, ces contes dignes des Mille et une Nuits :

« Dedens le Capitole estoit une grande partie du palais d'or aorné de pierres precieuses, et estoit dit valoir la tierce partie du monde, auquel estoient autant de statues d'ymages qu'ils sont au monde de provinces : et avoit chascune ymage ung tambourin au col disposé par art mathématique, si que quant aucune région se rebelloit contre les Rommains : incontinent l'ymage de cette province tournoit le dos à l'ymage de la cité


de Romme, qui estoit la plus grande sur toutes les autres comme dame : et le tambourin qu'elle avoit au col sonnoit. Et adonc les gardes du Capitole le disoient au Sénat, et incontinent ils envoyoient gens pour expugner la province. »

DES CHEVAULX DE MARBRE 1

« Les chevaulx et hommes nuz dénotent que au temps de l'empereur Tyberii furent deux jeunes philosophes, c'est assavoir Praxiteles et Phitias, qui se dirent estre de si grande sapience que quelque chose que l'empereur, eulx absens, diroit en sa chambre, ilz le rapporteroient de mot à mot. Laquelle chose ilz firent ainsi qu'ilz dirent. Et de ce ne demandèrent point de pécune, mais mémoire perpétuelle : si que les philosophes auroient deux chevaulx de marbre touchant à terre, qui dénotent les princes de ce siècle. Et qu'ilz sont nuz auprès des chevaulx dénote que les bras haulx et estendus et les doys reployez racontoient les choses advenir, et ainsi comme ilz sont nuz, ainsi la science de ce monde en leurs entendemens estoit nue et ouverte 2. »

De l'admiration à l'imitation il n'y a qu'un pas. Les artistes, à leur tour, se mettent à l'oeuvre et puisent sans scrupules dans un héritage ouvert à tous. Sans doute plus d'un de ces emprunts est inconscient, ou bien ne sert qu'à faire éclater l'immense infériorité du copiste. L'influence de l'antique en est-elle moins saisissante ? Il faut surtout rappeler, dans cet ordre d'idées, les splendides créations des architectes de la période romane, le dôme, le campanile et le baptistère de Pise, le baptistère de Florence et la basilique de San Miniato, le dôme de Lucques et tant d'autres chefs-d'oeuvre élevés à l'aide de principes que les novateurs de l'âge suivant, les champions du style gothique, devaient si audacieusement fouler aux pieds.

Analyser les sentiments dont les monuments antiques ont été le point

1. Les colosses de Monte Cavallo.

2. Voy. Du Cherrier, Histoire de Charles VIII, roi de France, t. II, p. 487, 488. – Sur les légendes du moyen âge se rattachant à des monuments antiques, voy. le curieux travail


de départ chez les hommes du moyen âge, dresser la liste des emprunts qui y ont été faits à partir de l'ère carlovingienne, serait un travail considérable et qui mériterait de former la matière d'un ouvrage distinct. Nous l'entreprendrons quelque jour. Mais comment ne pas accorder ici un souvenir à Nicolas Crescentius (le fils du célèbre tribun), qui, dès le XIe siècle, poussé par le désir de renouveler l'antique splendeur de Rome (« Romae veterem renovare decorem »), fit construire avec des fragments antiques l'élégante petite maison du Ponte Rotto ! L'empereur Frédéric Barberousse (1121-1190) se souvint également de ces « antiquailles », lorsqu'il fit graver sur son sceau une vue de Rome, avec le Colisée. Mais c'est à son illustre petit-fils, Frédéric II (1184-1250), que revient l'honneur d'avoir plaidé le premier la cause de la Renaissance : il a le droit de figurer en tête des Précurseurs. Nous possédons de nombreux témoignages de son amour pour les monuments de l'art antique. Tantôt nous le voyons faire frapper les « augustales », ces imitations curieuses des monnaies de l'Empire romain, portant d'un côté son effigie couronnée de lauriers, avec l'épigraphe AVG. IMP. ROM., et drapée à la façon des Césars ; de l'autre un aigle, les ailes éployées, avec l'épigraphe FRIDERICVS ; tantôt il achète pour une somme considérable, 23o onces d'or, une coupe d'onyx et d'autres curiosités. A Grotta Ferrata il enlève deux bronzes, une statue d'homme et une statue de vache servant de fontaine, pour les transporter à Lucera. L'église Saint-Michel de Ravenne lui fournit les colonnes monolithes dont il a besoin pour ses constructions de Palerme. Il entreprend même des fouilles, près d'Augusta, en Sicile, dans l'espérance de mettre à jour quelques vestiges de l'antiquité. Une fois, il est vrai, obéissant à d'impérieuses nécessités, il fit démolir plusieurs monuments romains de Brindes pour en employer les matériaux à la construction d'une citadelle ; il s'agissait, au moment de son départ pour la Palestine, de mettre la ville à l'abri d'un coup de main ; la raison d'État l'emporta sur les scrupules de lantiquaire 1. – Il nous faudra attendre

du savant professeur de Zurich, M.G. Kinkel : Mosaik zur Kunstgeschichte, Berlin, 1876, p. 167 et suiv.

1. Voy., sur toutes ces entreprises, Raumer, Geschichte der Hohenstaufen und ihrer Zeit, 3e éd., t. III, p. 266, 281, 282, et t. VI, p. 495.


longtemps avant de retrouver une vue aussi nette de la supériorité de l'art antique.

L'oeuvre rêvée par Frédéric II, en tant qu'amateur, son contemporain Nicolas de Pise (1207 (?)-1278) l'a réalisée en tant qu'artiste. Comment ne pas accorder une place d'honneur dans notre travail à ce Précurseur par excellence qui, en plein XIIIe siècle, a érigé en principe l'imitation de l'antique, et qui s'en est servi comme d'un miroir pour mieux voir la nature ! Sa tentative nous semble prodigieuse aujourd'hui encore ; elle supAUGUSTALE

supAUGUSTALE L'EMPEREUR FRÉDÉRIC II 1.

pose une puissance d'initiative que les Giotto, les Brunellesco, les Donatello, les Van Eyck ont à peine égalée. L'imitation ne se borne pas chez lui aux accessoires : ornements, costumes, armures ; elle ne se borne pas aux types ni aux proportions des figures, qui sont toutes trapues, comme dans les sarcophages romains de la décadence : l'esprit même de ses compositions, si graves, si austères, rappelle les modèles antiques.

L'érudition s'est appliquée dans les derniers temps, avec une ardeur singulière, à déterminer la patrie de Nicolas, ainsi que les origines de son style. Le maître est-il né en Toscane ou dans la Pouille ? A-t-il étudié sur les bords de l'Arno ou sur ceux de la mer Tyrrhénienne ? Les savants les plus autorisés n'ont rien négligé, en Allemagne, en Angleterre, en Italie, pour résoudre ce double problème. Le doute était permis, en effet. Dans un document de 1266, Nicolas de Pise est qualifié de « Nicolaus Petri de Apulia ». On a traduit sans hésiter : « Nicolas, fils de Pierre, originaire de la Pouille ». Mais le dernier en date des commentateurs de Vasari, M.G. Milanesi, a voulu serrer de plus près la difficulté, et il a découvert qu'en Toscane même deux localités portaient le nom d'Apulia, l'une située près

1. D'après la belle publication du duc de Luynes : Recherches sur les monuments et l'histoire des Normands et de la maison de Souabe dans l'Italie méridionale. Paris, 1844, pl. XXXI.


de Lucques, l'autre près d'Arezzo. C'était restituer du coup à la Toscane un fils dont elle peut à juste titre se montrer fière. M. Milanesi a complété sa découverte en soumettant à un nouvel essai de déchiffrement le fameux document qui donne Sienne pour patrie au père de Nicolas. Avant lui on avait lu : « Magistro Nichole quondam Petri de Senis ser Blasii Pisani ». A cette leçon erronée il faut substituer désormais celle de : « Magistro Nichole quondam Petri de Capella sancti Blasii Pisa… », c'est-à-dire : « maître Nicolas, fils de feu Pierre, de la paroisse de Saint-Blaise, à Pise ».

Si les revendications du patriotisme local étaient seules en cause, nous n'insisterions pas. Mais à cette question de nationalité se lie un problème d'un ordre supérieur. Où et comment s'est formé ce novateur de génie, dans quelles conditions s'est opérée la révolution, vraiment prodigieuse, à laquelle il a attaché son nom ? A-t-elle été préparée par des maîtres de second ordre, dont Nicolas n'a fait qu'appliquer les principes ; ou bien la toute-puissance du génie a-t-elle suffi pour provoquer cette brusque rupture avec le passé ? Si l'on admet, comme MM. Crowe et Cavalcaselle, Springer, Schnaase et d'autres archéologues, que notre maître ait étudié dans l'Italie, méridionale, où, sous l'influence de l'art byzantin plutôt que sous celle de l'art antique, la sculpture était alors relativement florissante, la genèse de ses idées s'explique de la manière la plus naturelle : il se serait inspiré des ouvrages aujourd'hui encore conservés à Capoue, à Salerne, à Amalfi, à Troja ; si, au contraire, comme l'affirment MM. Perkins, Dobbert, Milanesi, Hettner, Bode, il a reçu sa première instruction dans la Toscane même, quel effort prodigieux ne lui a-t-il pas fallu pour s'élever à ce point au-dessus des grossiers tailleurs d'images de Pise, de Florence, de Pistoie, de Lucques, pour entrevoir, à travers la nuit du moyen âge, la radieuse antiquité classique, pour créer de nouveau un art et un style !

Cette seconde hypothèse, qui est d'accord avec le témoignage de Vasari, a aujourd'hui pour partisans tous les esprits impartiaux. Les éléments constitutifs du style de Nicolas de Pise peuvent tous se ramener aux modèles dont l'artiste disposait dans sa ville natale même : à savoir les sarcophages ou les vases aujourd'hui conservés au Campo Santo et, parmi eux, en première ligne, le sarcophage qui représente l'histoire de


L'ADORATION DES MAGES. Chaire du Baptistère de Pise.


Phèdre et d'Hippolyte, et qui reçut les ossements de la comtesse Béatrix, la mère de la fameuse comtesse Mathilde. Il compléta ces premières informations par des voyages entrepris dans les différentes villes de la Péninsule. On sait en effet que, à la fois architecte et sculpteur, successivement employé par Frédéric II et par Charles d'Anjou, par les Padouans, les Florentins, les Pisans, les Bolonais, les Pérusins, Nicolas eut l'occasion de parcourir l'Italie du nord au midi. Les innombrables antiques, alors encore répandues en tous lieux, lui fournirent l'enseignement le plus complet qu'un artiste pût ambitionner. A Venise, il étudia probablement les chevaux de bronze transportés dans cette ville en 1205 ; à Rome, les chevaux de Monte Cavallo, la statue équestre de Marc-Aurèle, la louve de bronze ; à Pavie, la fameuse statue équestre connue sous le nom de Regisol (les chevaux si fringants introduits dans les chaires de Pise et de Sienne prouvent à quel point il s'inspira, sous ce rapport, des modèles antiques), sans compter les oeuvres moins monumentales dispersées jusque dans les moindres villages.

Dans son remarquable travail sur les origines du style de Niccolò Pisano, M. Dobbert a relevé les nombreux emprunts faits par son héros à ces antiquités pisanes qui devaient, trois siècles plus tard, inspirer encore Benvenuto Cellini 1. Nous suivrons, dans cette analyse, l'ordre même des sujets représentés sur la chaire du baptistère de Pise. Dans l'Annonciation, Marie rappelle une figure de femme, pleine de dignité, sculptée sur un sarcophage du Campo Santo. Dans la Nativité, l'artiste semble avoir pris pour modèle de sa Vierge la figure qui orne un petit vase d'albâtre, également conservé au Campo Santo ; dans l'Adoration des Mages, au contraire, il a copié, comme on sait, la Phèdre du fameux sarcophage de la comtesse Béatrix. Les chevaux représentés dans ce bas-relief procèdent de ceux du même sarcophage. Anna, dans la Présentation au temple, rappelle de la manière la plus frappante la nourrice de Phèdre, telle qu'elle est figurée sur un sarcophage conservé à Saint-1.

Saint-1. Standomi in Pisa andai a vedere il Campo Santo, e quivi trovai molte belle anticaglie, cioè cassoni di marmo ; ed in molti altri luoghi di Pisa viddi molte altre cose antiche, intorno alle quali tutti e giorni che mi avanzavano del mio lavoro della bottega assiduamente mi affaticavo. » (Vita. éd. de Milan, 1873, p. 29.)


Pétersbourg, au musée de l'Ermitage. L'homme barbu que l'on aperçoit dans le même compartiment ressemble, à s'y méprendre, au Bacchus indien figuré sur le beau vase antique du Campo Santo. Dans le Jugement dernier, enfin, on peut rapprocher un des diables d'une représentation très fréquente dans l'art antique : un génie se cachant le visage derrière un masque 1.

Les figures allégoriques de la chaire du baptistère témoignent d'une étude non moins assidue de l'art antique. Comme personnification du courage (Fortitudo), Nicolas a choisi Hercule. Notons cependant ici une lacune dans son érudition archéologique : si les formes athlétiques du héros rappellent bien le type consacré, en revanche, sa figure imberbe le fait trop ressembler à Apollon.

Les prédilections, ou plutôt le culte, de Niccolò Pisano s'affirment avec non moins de force dans un monument auquel on a assigné jusqu'à ces derniers temps la date de 1233, tandis qu'il est en réalité contemporain de la chaire du baptistère : nous voulons parler des bas-reliefs de la cathédrale de Lucques, et surtout de la Déposition de croix. En plaçant parmi les acteurs de cette scène lugubre un soldat chaussé de brodequins, la poitrine couverte d'une cuirasse, dont le bord inférieur est garni d'une jaquette de cuir, un manteau jeté sur les épaules, l'artiste s'est souvenu des hastaires de la Rome impériale, non des fantassins de son temps.

Des accents de même nature frappent dans la châsse de saint Dominique, à Bologne, l'Arca di san Domenico, sculptée par Nicolas en 1267. Dans le cheval tombé, l'artiste semble s'être servi de notes prises sur des sarcophages conservés à Rome 2. On remarque en outre une figure imitée d'un des esclaves du Capitole, et un éphèbe vêtu de la tunique grecque 3.

La chaire de Sienne (1266-1268) nous offre un exemple non moins caractéristique de l'ardente curiosité qui portait le fondateur de l'École

1. Ueber den Styl Niccolo Pisano's und dessen Ursprung. Munich, 1873, p. 50, 51.

2. Cicognara, Storia della Scultura, t. III (éd. de Prato), p. 182, 183.

3. Voy. les ingénieuses et délicates études de M. Gebhart : les Origines de la Renaissance en Italie. Paris, 1879, p. 377.


pisane à rechercher partout les vestiges de ce monde détruit. Une des figures assises au pied du monument, celle qui tient une corne d'abondance, est exactement vêtue comme les dignitaires de la fin de l'Empire

L'ABONDANCE. Chaire de la cathédrale de Sienne.

(les artistes du moyen âge confondaient parfois les premières productions de l'Ecole byzantine avec celles de l'École romaine expirante) : le maître l'a très certainement copiée sur quelque bas-relief en ivoire. On


pourra s'en assurer en la comparant au diptyque d'Anastasius Paulus Probus Sabinianus Pompeius, qui fut consul en 5171 : mêmes ornements stelliformes, même arrangement de la draperie. Nicolas a imité jusqu'à la rangée d'oves qui orne le fronton surmontant la chaise curule. Dans une autre composition de la même chaire, le Jugement dernier, les femmes vues de dos rappellent singulièrement les nymphes ou les Néréides antiques 2

Dans la fontaine de Pérouse, sculptée par Nicolas de Pise en collaboration avec son fils Jean (1277), on remarque, au milieu d'une foule de personnages et de symboles appartenant au moyen âge, les fondateurs de Rome, Romulus et Rémus, leur mère Sylvia Rhéa, la louve qui les a allaités, comme aussi des scènes tirées des Fables d'Ésope, le Loup et la Cigogne, le Loup et l'Agneau, etc. 3 Mais les réminiscences ne se bornent pas au choix des sujets : le mois d'avril, représenté sous les traits d'une femme debout, tenant une corne d'abondance et un panier de fleurs, est antique par l'arrangement des draperies aussi bien que par l'expression. Goliath est armé à la romaine. Le lion et les aigles figurés dans d'autres compartiments procèdent de ceux qui ornent les monuments de la Rome impériale.

Dans ses Origines de la Renaissance en Italie, M. Gebhart a porté sur l'ensemble de l'oeuvre de Nicolas de Pise un jugement que nous sommes heureux de pouvoir placer sous les yeux de nos lecteurs, au moment de prendre congé du fondateur de l'École pisane : « Nicolas, dit-il, dans les chaires de Pise et de Sienne, et dans la châsse de saint Dominique à Bologne, ranima les traditions du grand art avec une gravité naïve et un goût déjà très sûr ; ce n'est point un néo-grec, ni un antiquaire superstitieux ; il s'est pénétré des principes les plus

1. Voy. Maskell, A description of the ivories ancient and medieval in the South Kensington Museum. Londres, 1872, p. 131.

2. Deux sarcophages antiques conservés à Sienne même, l'un à l'Académie, l'autre à l'Opera del Duomo, nous montrent tous deux des Tritons folâtrant avec des Néréides. Ces monuments étaient-ils déjà connus du temps de Nicolas de Pise ? C'est une question que je soumets aux savants du pays.

3. Massari et Vermiglioli, le Sculture di Niccolò e Giovanni da Pisa e di Arnolfo fiorentino che ornano la fontana maggiore di Perugia. Pérouse, 1834.


généraux de la sculpture antique : l'ordonnance harmonieuse des scènes, l'emploi habile de l'espace où beaucoup de personnages se meuvent dans un cadre étroit, la majesté tranquille des poses, le bel ordre des draperies, la noblesse des têtes. Mais son oeil et sa main ont encore la pratique de la sculpture primitive : les mouvements sont d'une gaucherie timide, les figures sont parfois pesantes. Il donne l'impression des oeuvres romaines de la fin de l'Empire... Nicolas de Pise, s'il a découvert et étudié la Grèce, n'a point renoncé à la nature, et, dans ses meilleurs morceaux, il est revenu à l'observation de la vie. C'est par là surtout qu'il se montre disciple intelligent des anciens... A partir de Nicolas de Pise, les maîtres italiens interprétèrent d'une façon très personnelle l'antique ; aucun d'eux ne le copia servilement, et c'est encore Nicolas, le premier et par conséquent le moins savant de tous, dont le ciseau eut les plus dociles réminiscences. »

Un des élèves et des collaborateurs les plus éminents de Nicolas, le frère Guglielmo de Pise (né vers 1238, mort après 1313), s'inspira de principes analogues, mais avec moins de parti pris. Dans la chaire de San Giovanni Fuorcivitas, à Pistoie 1, il a réussi, mieux que son maître, à concilier les réminiscences païennes avec les idées du christianisme ; pour rétablir l'harmonie, il lui a suffi d'imiter à la fois les modèles païens et les modèles chrétiens contemporains, c'est-à-dire les sarcophages des cinq premiers siècles. Certains de ses types, comme l'a fait remarquer M. Dobbert, rappellent le Zeus et l'Héra antiques ; ses soldats sont costumés et armés comme les légionnaires de l'Empire romain ; d'autres personnages portent la chlamyde nouée sur l'épaule. On remarquera surtout, dans la Descente aux limbes, la femme qui, à moitié couchée, dans l'attitude des divinités fluviales, tourne son dos nu au spectateur. Il est impossible de ne pas y reconnaître la copie d'un original antique. Son maître, on l'a vu, l'avait, dans le Jugement dernier, de Sienne, précédé dans cette

1. Exécutée vers 1270 par un artiste du nom de Guglielmo, que les juges les plus compétents, MM. Lübke, Dobbert, Bode, sont disposés à identifier à Fra Guglielmo. Le P. Marchese, dans la nouvelle édition de ses Memorie dei più insigni pittori, scultori e architetti domenicani (Bologne, 1878-1879, t. Ier, p. 94 et suiv.), a rectifié sur beaucoup de points la biographie de Fra Guglielmo.


LA DESCENTE AUX LIMBES, par Fra Guglielmo de Pise. (Chaire de l'église San Giovanni, à Pistoie.)


voie. Un juge autorisé, M. le baron de Liphart, nous fait en outre remarquer l'analogie entre les trois guerriers couchés au premier plan, dans la Mise au tombeau, de la même chaire, et les amazones.

Le sentiment historique, tel est un des traits distinctifs de l'École de Nicolas de Pise. Elle ne recourt pas seulement aux marbres antiques en tant que modèles de style, mais encore en tant que documents. Tandis qu'au XIVe et au XVe siècle, peintres et sculpteurs donnent sans hésitation les costumes de leur temps aux acteurs de l'histoire sainte, leurs prédécesseurs du XIIIe siècle s'efforcent de restituer, au moyen de l'archéologie, le costume du Christ et de sa famille, des apôtres, des martyrs, absolument comme le firent, deux cents ans plus tard, les champions de la Renaissance. Fra Guglielmo a poussé très loin ces scrupules : ses apôtres portent la toge, la tunique, les sandales ; ils tiennent à la main le volume roulé. Dans la Descente du Saint-Esprit, il cherche en outre à reproduire fidèlement les types de la primitive Église, surtout dans les figures de saint Pierre, de saint Paul, de saint Jean. Comme chez les sculpteurs des sarcophages de Rome, de Milan, du midi de la France, absence complète de nimbes. J'insiste sur ce fait qui montre à quel point Nicolas de Pise et les siens dédaignaient la tradition médiévale, du moins en ce qui concernait les types, le costume, les attributs. Dans la scène qui vient d'être mentionnée, on remarquera aussi le groupement des apôtres : ils sont placés sur deux rangs, les uns derrière les autres, tout comme dans la curieuse mosaïque de la chapelle de Sant' Aquilino (église Saint-Laurent, à Milan) 1. Une disposition peu différente se retrouve dans un autre bas-relief de la chaire : le Christ lavant les pieds des apôtres.

Le costume des femmes mérite une mention spéciale. Dans l'Annonciation et dans la Visitation, Marie et Élisabeth ont la tête à moitié couverte d'un pan de leur manteau, de manière à laisser libres le front et la plus grande partie de la chevelure : on dirait des matrones romaines.

Signalons encore la majesté, la liberté extraordinaires de l'aigle, aux cuisses empennées, qui sert de support au pupitre placé sur la chaire de San Giovanni Fuorcivitas. Pour apprécier les immenses progrès réalisés

1. Gravée dans Allegranza : Spiegazione e riflessioni... sopra alcuni sacri monumenti antichi di Milano, Milan, 1757, pl. I,


ANCIENNE CHAIRE DE LA CATHÉDRALE DE PISE, par Jean de Pise.


dans l'espace de quelques années, il faut le comparer à celui qui orne la chaire exécutée, peu de temps auparavant (en 1250), par Guido de Côme dans une autre église de Pistoie, San Bartolommeo. Chez ce dernier la grosseur du cou, la rondeur du corps, la lourdeur des serres et jusqu'aux plumes disposées en dents de scie, tout rappelle l'oiseau conventionnel, presque héraldique, si cher aux sculpteurs romans. On se croirait en présence d'un monument appartenant à un autre siècle et à un autre art.

En tant que membre de l'ordre de saint Dominique, Fra Guglielmo dut plus d'une fois réprouver les tendances trop païennes de son maître. La situation d'un autre disciple de Nicolas, Arnolfo di Cambio (mort en 1310), l'architecte du dôme de Florence, n'était pas moins délicate, mais pour d'autres motifs. On est surpris de voir ce maître, le promoteur d'un style s'écartant si singulièrement de la tradition antique, revenir à cette dernière, lorsqu'il échange le compas du constructeur contre le ciseau du statuaire. Hâtons-nous d'ajouter que l'écart n'est pas aussi considérable qu'on pourrait le croire. Dans son tombeau du cardinal de Braye, à Orvieto, Arnolfo a su donner à la Vierge une majesté sereine, une simplicité qui n'est pas exempte de grandeur, sans pousser l'imitation au même point que son maître. Son indépendance est encore plus entière dans le tabernacle de Saint-Paul hors les murs, près de Rome : si nous ne savions pas qu'Arnolfo est le disciple de Nicolas, nous aurions de la peine à le deviner en présence de ce monument hybride.

Le fils de Niccolò Pisano, Giovanni (1240-1320) passe, et à bon droit, pour le champion du naturalisme, dont l'irruption dans le domaine de la sculpture coïncide avec le triomphe du style gothique, et pour le véritable précurseur de Giotto. Nous n'avons pas à définir ici ce génie puissant, dramatique, parfois violent : Jean de Pise ne nous appartient que comme imitateur de l'antique. A cet égard, nous croyons être en droit de l'affirmer, on n'a pas suffisamment apprécié son rôle. Si dans sa chaire de l'église Saint-André, à Pistoie, les réminiscences antiques sont en petit nombre (les anges seuls, d'une beauté frappante, semblent pouvoir se ramener à des modèles grecs ou romains), si la profusion des figures et


l'exagération du mouvement sont même en contradiction avec les traditions de la sculpture antique, en revanche, quelle dette le fils de Niccolò n'a-t-il pas contractée envers les anciens dans sa chaire de la cathédrale de Pise (1302-1311), dont notre École des Beaux-Arts possède le moulage complet ! Ici, au pied de la statue personnifiant la ville de Pise, on voit une femme étendant les mains pour cacher sa nudité, dans une attitude qui rappelle singulièrement la Vénus de Médicis ; ailleurs, dans le même groupe, une femme portant une corne d'abondance, et une autre couronnée de lierre. Puis viennent des aigles, des lions, qu'il n'est pas difficile de rattacher aux meilleurs modèles.

Ces emprunts ne font que mieux ressortir l'imperfection du modelé, la barbarie du style. Évidemment la culture générale n'était pas encore assez développée pour que ces hardis novateurs pussent trouver un point d'appui sérieux chez leurs contemporains. On n'est pas impunément en avance sur son siècle : Frédéric II en avait fait l'expérience, longtemps avant Jean de Pise. Malheur à ceux qui veulent aller trop vite !

Les réminiscences antiques occupent une place non moins considérable dans un autre cycle, dont on n'a pu jusqu'ici déterminer l'auteur, ou les auteurs, mais qui se rattache certainement à l'école de Jean de Pise. Nous voulons parler des bas-reliefs de la façade du dôme d'Orvieto. En les examinant avec soin, on y découvrira des traces multiples et non douteuses d'études archéologiques très étendues. L'abus des nus, la science du modelé, la hardiesse des raccourcis (par exemple dans la Mort d'Abel), certaine façon de draper, qui consiste à laisser à découvert l'épaule droite et une partie de la poitrine 1, suffiraient à témoigner d'une manière générale de ces tendances. Mais nous avons plus : les prophètes, tantôt couronnés de feuillage (pl. XXIII), tantôt les cheveux ceints d'une bandelette (pl. XXIV), peuvent se ramener à des prototypes romains. Il en est de même des soldats, tous copiés sur des bas-reliefs de l'époque impériale (pl. LV, LX). L'auteur d'ailleurs a eu soin de nous apprendre à quelle source il a puisé : le sarcophage à strigiles qui, dans la Nativité

1. Voy. surtout dans l'ouvrage de M. Gruner, les Bas-reliefs de la cathédrale d'Orvieto, Leipzig, 1858, les pl. XVII, XX, XXIII, XLIV, XLVII, LXIV.


(pl. LI), sert de berceau à l'enfant Jésus, les sarcophages dont sortent les morts, dans la scène de la Résurrection (pl. LXVIII), ne laissent aucun doute à cet égard. Parmi ces derniers, à côté de sarcophages strigilés, on remarquera un sarcophage dont la partie antérieure est ornée de trois génies nus, supportant des guirlandes. Est-il besoin d'autres preuves ! Citons encore le trône d'Hérode (pl. LV), avec ses montants terminés en haut par des têtes, en bas par des griffes de lion, ainsi que le costume de Satan, dans la Tentation du Christ (pl. LVIII) : chlamyde jetée sur les épaules et fixée sur la poitrine par une fibule.

Chez Jean de Pise et chez ses adeptes, les souvenirs antiques détonnent parfois étrangement au milieu des excès du naturalisme. Un autre Pisan, André (1270-1348), l'élève et l'ami de Giotto, réussit à rétablir l'harmonie troublée par des novateurs trop fougueux : son point de départ, c'est la tradition médiévale, qu'il cherche à ennoblir et à purifier, en s'inspirant surtout de l'exemple de Giotto. Lui aussi cependant connaît l'art romain, et il l'imite à l'occasion, mais avec cette sagesse, cette distinction qui sont les traits fondamentaux de son talent. En supposant que les marbres conservés à Pise exercèrent sur Andrea une influence analogue à celle qu'ils avaient exercée sur Niccolò Pisano, Vasari a du moins pour lui la vraisemblance 1. Ne savons-nous pas, par Benvenuto Cellini, que, jusqu'en plein XVIe siècle, le Campo Santo fut pour les artistes toscans un véritable musée d'études ?

La porte de bronze du baptistère florentin (1330-1336) nous montre avec quelle habileté André de Pise sut mettre à profit des enseignements si précieux. Dans la Décollation de saint Jean-Baptiste, le bourreau brandit le glaive par un de ces mouvements à la fois vifs et rythmés dont les sculpteurs anciens avaient le secret. Dans un autre compartiment, le guerrier qui conduit saint Jean devant Hérode porte le costume romain.

1. « Fu in una cosa alle fatiche d'Andrea favorevole la fortuna ; perchè, essendo state condotte in Pisa, come si è altrove detto, mediante le molte vittorie che per mare ebbero i Pisani, molte anticaglie e pili che ancora sono intorno al Duomo ed al Campo Santo ; elle gli fecero tanto giovamento e diedero tanto lume, che tale non lo potette aver Giotto, per non si essere conservate le pitture antiche tanto, quanto le sculture. » (Éd. Milanesi t. I, p. 482.)


Mêmes réminiscences dans le bas-relief qui représente l'emprisonnement du saint.

Ghiberti et Vasari ont-ils dit vrai : les bas-reliefs du Campanile ont-LA

ont-LA DE SAINT JEAN-BAPTISTE, par Andrea Pisano. (Baptistère de Florence.)

ils réellement été exécutés d'après les dessins, ou même d'après les maquettes de Giotto ? On serait tenté de le croire, eu égard à l'extrême rareté des souvenirs classiques. Livré à lui-même, André de Pise aurait certainement accordé une place plus large à des motifs qui s'imposaient


presque dans les compositions allégoriques du genre de celles dont le Campanile devait être orné. Nous n'avons rien à dire des sept premiers sujets : – la Création d'Adam ; celle d'Ève ; Adam labourant et Ève filant ; Jabel inventant les tentes ; Jubal inventant les instruments de musique ; Tubalcaïn travaillant l'airain ; l'Ivresse de Noé ; – l'antiquité n'avait rien à y voir. Mais quelle audace ne fallait-il pas, à une époque où la Grèce et Rome reprenaient possession de tous les esprits éminents, pour se passer de leur secours dans la représentation de l'Astronome, de l'Architecte, du Médecin, du Cavalier, des Femmes personnifiant le tissage, du Législateur, de Dédale essayant ses ailes ! Je me hâte d'ajouter que la postérité n'a pas à regretter cette tentative d'émancipation. Si les allégories d'André de Pise n'ont pas l'éclat de celles des Grecs et des Romains, en revanche elles nous charment par leur simplicité, leur sincérité. Qui ne préfèrera ce naïf cavalier du moyen âge, avec son cheval allant l'amble, avec son manteau flottant au vent, aux imitations les plus savantes ?

La dernière série, – la Navigation, la Guerre, l'Agriculture, le Commerce (homme debout dans une charrette tirée par deux chevaux), l'Architecture (homme assis et mesurant), – est la seule où l'artiste se soit résolu au rôle d'imitateur, et encore ne l'a-t-il fait que dans un bas-relief sur cinq. Je regrette de me trouver en désaccord pour l'explication de cette composition avec le dernier historien de Santa Maria del Fiore. Décrivant le bas-relief qui représente la Guerre, M. Cavallucci, qui suit en ce point les errements de Follini, croit reconnaître dans les deux acteurs Caïn et Abel 1. Mais le doute n'est pas possible : le personnage debout, avec ses formes athlétiques, la peau de lion jetée sur les épaules, la massue dans la main droite, ne saurait être qu'Hercule ; quant au personnage étendu à terre, c'est une des victimes du héros grec, Antée ou Cacus. Dès cette époque, ainsi qu'on le verra dans la suite de notre travail, Florence avait adopté pour symbole le grand redresseur de torts, le fils de Jupiter et d'Alcmène.

Jusqu'à ces derniers temps, on pouvait croire qu'un mouvement,

1. S. Maria del Fiore. Storia documentata dall' origine fino ai nostri giorni. Florence 1881, p. 140.


analogue à celui dont Nicolas de Pise avait été le promoteur, s'était produit, quoique avec des proportions plus restreintes, dans le domaine de la peinture.

En examinant, à Rome, les mosaïques absidales du Latran et de Sainte-Marie-Majeure, qui n'a été frappé de la présence d'une foule de motifs essentiellement antiques : ici, un fleuve étendu dans les roseaux et penché sur son urne ; ailleurs, des génies nus folâtrant au milieu des eaux ; puis des rinceaux d'une rare élégance, au milieu desquels s'agite tout un monde d'oiseaux ou de quadrupèdes ? L'analogie de ces compositions avec celles d'un monument du IVe siècle, le mausolée de sainte Constance, ne semblait-elle pas prouver qu'une tentative de renaissance avait été faite dans la Ville éternelle vers la fin du XIIIe siècle, et n'autorisait-elle pas à ranger leurs auteurs, Jacques Torriti et son compagnon, Jacques de Camerino, parmi ces « Précurseurs » dont nous esquissons l'histoire ? Un examen approfondi nous a toutefois conduit à des conclusions différentes. Il est démontré aujourd'hui que les deux mosaïstes, dont le travail date du pontificat de Nicolas IV (1288-1294), se sont bornés à copier (peut-être même seulement à restaurer) les compositions existant à la même place depuis sept ou huit siècles 1

Peut-être le rénovateur de la peinture italienne, Giotto, aurait-il, à l'instar de Nicolas de Pise, érigé en principe l'imitation de l'antique, s'il avait eu à sa disposition des modèles composés par ses prédécesseurs, les peintres d'Athènes et de Rome. Mais, tandis que les statues et les bas-reliefs antiques abondaient, rien n'était plus rare qu'une fresque de la bonne époque. Demander à un artiste du moyen âge, sappelât-il Giotto, de traduire les enseignements de la statuaire dans le langage de la peinture, eût été trop imprudent ; le XVe siècle lui-même n'a pu aborder cette tâche si ardue qu'après une longue et pénible initiation. Aussi le fondateur de l'École florentine s'est-il contenté de copier de loin en loin quelque motif antique qui l'avait séduit par son élégance ou son originalité. D'imitation méthodique ou raisonnée, il ne saurait en être question ; l'influence

1. Voy. la Revue archéologique, novembre 1878 et juin 1879.


antique est imperceptible si vous vous attachez à l'ordonnance de ses scènes, à ses types, à ses costumes, en un mot, aux éléments constitutifs de son style.

Il n'en est que plus intéressant de relever les emprunts que Giotto a faits, involontairement en quelque sorte, aux monuments de l'antiquité, et de le surprendre s'essayant à des imitations si peu appropriées à ses tendances générales.

Le berceau même de la peinture mystique, la basilique d'Assise, nous offre plusieurs exemples de ces préoccupations archéologiques : dans la scène qui représente saint François montant au ciel (église inférieure), on aperçoit, à droite, une colonne ornée de bas-reliefs qui se développent en spirale : c'est un souvenir de la colonne Trajane ou de la colonne Antonine.

Dans une fresque de l'église supérieure, Giotto a choisi son modèle à Assise même. Le temple, au fronton supporté par cinq colonnes cannelées, d'ordre corinthien, a bien certainement pour prototype le temple de Minerve, qui s'élève aujourd'hui encore dans la cité de saint François. L'artiste du moyen âge s'est d'ailleurs permis de singulières modifications : il a orné le fronton d'une rosace supportée par deux Victoires portant des palmes, et a incrusté l'architrave de mosaïques. Il a en outre donné à ses colonnes des formes grêles qui en font de véritables caricatures.

Dans cette même basilique d'Assise, Giotto a montré que, s'il consentait à emprunter aux anciens un motif de costume ou de décoration, il entendait, même pour les représentations les plus consacrées, garder une entière indépendance. Il lui était difficile, dans son Triomphe de la Chasteté, de ne pas accorder une place au dieu aveugle, éternel ennemi de la vertu à la glorification de laquelle il consacrait son pinceau. La renommée avait porté jusqu'à lui le nom de Cupidon ; aussi représente-t-il le dieu antique nu, ailé, un bandeau sur les yeux, armé de l'arc, et le carquois en sautoir. Mais examinez ce corps juvénile jusque dans sa partie inférieure, vous verrez qu'il se termine par des griffes de lion... « Desinit in piscem. » C'est ainsi que l'artiste a tenu à marquer son droit et à affirmer ses intentions. L'Amor (son nom est écrit à côté de lui) n'est pour Giotto qu'un auxiliaire du démon ; aussi le précipite-t-il dans l'Inferno, accompagné


L'ESPÉRANCE, par Giotto. (Madonna dell' Arena, à Padoue)


de la Mors (représentée sous forme de squelette) et de l'Immonditia 1.

Ne quittons pas Assise sans signaler les velléités archéologiques d'un collaborateur de Giotto : Pietro Lorenzetti, de Sienne. Dans la Cène (basilique inférieure), il a placé, au-dessus des colonnes, des génies ailés portant des cornes d'abondance. Dans le Christ à la colonne, les ornements en grisaille sont également imités de l'antique.

Simone Memmi, lui-même, le coryphée de l' École siennoise, a obéi à des préoccupations de même nature, quand, dans son Saint Martin devant l'Empereur (même basilique), il a donné à ce dernier le costume romain, la couronne de laurier et le bâton de commandement 2.

A Florence, l'influence de l'antiquité perce surtout dans les fresques de Santa Croce. Dans le Festin d'Hérode, l'édifice principal est surmonté de statues qui reposent sur des piédestaux très élevés, reliés entre eux par des guirlandes. Plusieurs de ces figures sont nues. On remarquera une disposition analogue dans la Découverte de la Croix, dans le Songe de Constantin. A quel palais, à quel théâtre romain l'artiste du moyen âge a-t-il emprunté ce motif ? On l'ignore.

Deux autres fresques de la même église, l'Adoration des Mages (chapelle Baroncelli, par Taddeo Gaddi) et le Martyre de saint Laurent (chapelle Pulci, par Bernardino Daddi), nous montrent chacune un souverain drapé à la romaine.

Ces réminiscences profanes se font jour jusque dans ce pur sanctuaire de la peinture chrétienne qui s'appelle la Cappella dell' Arena, à Padoue. Ici encore, hâtons-nous de l'ajouter, elles portent surtout sur les détails de l'ornementation. Signalons d'abord, dans l'Annonciation, une disposition dont l'origine ne saurait être douteuse : un fronton orné au centre d'un buste du Christ qui se détache sur un médaillon, comme les « imagines clypeatae » des anciens. Pour accentuer encore davantage la portée de cette imitation, Giotto a donné pour supports au médaillon deux anges, qui rappellent singulièrement les génies des sarcophages ro1.

ro1. Fea, Descrizione ragionata della sacrosanta patriarcale basilica e cappella papale di S. Francesco d'Assisi. Rome, 1820, pl. V. Sur les photographies, cette partie de la composition est à peine visible.

2. Cette recherche de la couleur locale a déjà été constatée par MM. Crowe et Cavalcaselle dans leur Histoire de la Peinture italienne, éd. all., t. II, p. 244.


mains ; les rinceaux sculptés sur la frise de l'édifice complètent la ressemblance. Les mêmes motifs se retrouvent dans le monument qui sert de fond à une autre scène, la Naissance de la Vierge. L'influence antique perce également dans l'architecture du temple de Jérusalem (Jésus-Christ chassant les vendeurs du Temple) ; comme à Santa Croce, Giotto a orné la façade de statues se détachant nettement sur le fond : l'une d'elles, un cheval, se distingue par son caractère monumental uni à une grande

COPIE D'UN CAMÉE ANTIQUE, par Mathieu Paris.

liberté de mouvement. Nous ne quitterons pas l'Arena sans mentionner quelques motifs qu'il serait peut-être difficile de rattacher à un modèle antique déterminé, mais dont la parenté avec l'art gréco-romain frappera tous les yeux : ici (le Mariage de la Vierge), une chlamyde nouée sur l'épaule ; ailleurs (Personnification de l'Espérance), une élégance d'ajustement et une liberté d'allures vraiment dignes de la Grèce. En plaçant deux statuettes dans les mains d'une autre figure, la Justice, Giotto semble avoir songé aux Victoires que portaient les héros de l'ancienne Rome.


C'est de ses prédécesseurs romains aussi qu'il s'est inspiré en jetant une peau de lion sur les épaules du Courage.

Sans doute ces imitations ressemblent souvent aux tentatives des naïfs artistes français ou anglais du moyen âge : Mathieu Paris (1259), le

ÉTUDE D'APRÈS L'ANTIQUE, par Villard de Honnecourt.

chroniqueur, et l'architecte Villard de Honnecourt (première moitié du XIIIe siècle), cherchant à copier, l'un un camée 1, l'autre une statue antique 2, et ne réussissant qu'à créer des figures du style gothique le plus pur.

Vers la fin de sa vie, Giotto, devenu architecte en chef du dôme florentin, voulut s'essayer dans la sculpture ; il modela les maquettes des bas-reliefs du Campanile (destinées à être traduites en marbre par André de Pise), et sculpta même de sa main, Ghiberti et Vasari l'affirment, les deux premières compositions. Quelle belle occasion de rentrer dans la voie ouverte par Nicolas de Pise et de faire acte de réparation vis-à-vis de cette antiquité dont les Florentins commençaient dès lors, dans l'ordre littéraire, à sentir toute l'importance ! La tentation était d'autant plus grande que les sujets choisis par l'artiste,

ou indiqués par ses concitoyens, n'étaient autres (au témoignage de Vasari) que Phidias, personnifiant la Sculpture, Apelle personnifiant la Peinture. Giotto resta inflexible. Les deux artistes grecs portent le costume du moyen âge ; la figure de femme nue à laquelle travaille Phidias est une Ève tenant la pomme, non une Vénus ; quant à Apelle, il a terminé un

1. Voy. l'achaeologia, t. XXX, p. 445.

2. D'après l'Album de Villard de Honnecourt, publié par MM. Lassus et Darcel. Paris, 1858. Les planches X (sépulture d'un Sarrasin) et XLII (deux figures, l'une nue et debout, l'autre assise) semblent également inspirées de l'antique.


triptyque de forme ogivale, supporté par des colonnettes torses. Le dédain de la couleur historique n'a jamais été poussé plus loin.

A un autre point de vue encore, Giotto peut être considéré comme l'adversaire de la tradition inaugurée par Nicolas de Pise. Aux yeux du grand émancipateur pisan comme à ceux de ses élèves, les règles de l'iconographie sacrée devaient fléchir devant le caprice de l'artiste ; ils entrevoyaient dès lors la théorie de l'art pour l'art. Pour apprécier l'étendue de la révolution opérée dans le court espace de deux lustres, il suffit de comparer la chaire de Guido de Côme, exécutée à Pistoie en 1250, à celle du baptistère de Pise (1260). A Pistoie, dans la Nativité, la Présentation au Temple, les Miracles et la Passion du Christ (l'Annonciation et l'Adoration des Mages font exception), la Vierge porte toujours le nimbe simple, Jésus, le nimbe crucifère. La Vierge ramène en outre invariablement son manteau sur sa tête. Le rouleau de parchemin que l'on aperçoit dans la main de plusieurs personnages est rigoureusement conforme au « volumen » des premiers siècles ; la bénédiction est donnée selon le rite latin, etc., etc. Dans l'oeuvre de Nicolas de Pise, au contraire, on n'aperçoit plus de nimbe que dans la Crucifixion et le Jugement dernier ; il en est de même dans la chaire sculptée par Fra Guglielmo ; chez Jean de Pise, enfin, le nimbe a complètement disparu. Même indépendance vis-à-vis des autres symboles.

Giotto, obéissant au puissant mouvement de réforme ou plutôt de réaction provoqué par saint François et saint Dominique, réorganise et fortifie l'iconographie sacrée. Lui, si hardi quand il s'agit d'interpréter la nature, s'incline humblement devant l'autorité ecclésiastique toutes les fois qu'il aborde le domaine religieux ; il serait au désespoir si son orthodoxie pouvait être soupçonnée. Tout au plus, à côté des Écritures, consultera-t-il la Divine Comédie. – Une fois de plus la théologie règne en souveraine dans le domaine de l'art.

Dans les fresques d'Assise nous avons vu le pieux Simone Memmi donner place à un souvenir de cette antiquité dont tout semblait devoir le séparer. Un autre représentant de l'École siennoise, un contemporain de Simone, Ambrogio Lorenzetti (mort vers 1345), a prodigué aux ou¬


vrages grecs et romains des marques non équivoques d'admiration. Dans ses célèbres fresques du Palais public de Sienne, terminées en 1339, il représente la Philosophie sous les traits d'une prêtresse antique, le front ceint de lauriers. La Securitas est enveloppée d'une draperie diaphane, accentuant merveilleusement ses formes souples, et, toute proportion gardée, fort pures. Tubalcaïn, avec sa barbe blanche, son torse nu vigoureusement modelé, rappelle Saturne. Signalons aussi un centaure d'un mouvement excellent ; une femme qui, couronnée de lauriers, tient d'une main une faucille, de l'autre des épis ; enfin les grisailles, presque détruites, qui représentent les tyrans de l'antiquité : Néron, Géta, Caracalla. Une autre figure, la Paix, peut se mesurer par l'ampleur du style et la molle élégance de la pose avec les plus belles peintures de Pompéi. Si nous ne savions que la fresque représentant Hercule et Télèphe, du musée de Naples, n'a été découverte que de longs siècles après Lorenzetti, nous croirions qu'elle lui a servi de modèle : il est impossible de ne pas être frappé de la ressemblance entre la Paix, de l'artiste siennois, et la déesse Pomone (d'après M. Helbig, n° 1143, cette figure symboliserait l'Arcadie), assise près du héros grec 1. Ici, et nous ne saurions trop insister sur ce point, ce qui est antique, c'est non plus tel ou tel détail, mais l'ensemble même de l'oeuvre : la noblesse de la conception, la pureté des lignes, la grande tournure.

Dans un dernier ouvrage, la Présentation au Temple, conservée à l'Académie des Beaux-Arts de Florence (n° 17, signée : « Ambrosius Laurentii de Senis fecit hoc opus, anno Domini MCCCXLII »), Lorenzetti a orné l'édifice central de génies tenant des festons. Deux autres statues placées dans des niches, à gauche Moïse, à droite Judas Macchabée (?), toutes deux d'un mouvement exagéré, accentuent encore les velléités archéologiques du maître.

Mais nous avons mieux, sur les aspirations de Lorenzetti, que de simples présomptions. Dans ses Commentaires, Ghiberti raconte qu'une statue antique (il n'en indique pas le sujet) ayant été découverte à Sienne, dans les fondations d'une maison, tous les artistes, sculpteurs, peintres,

1. Le Musée de l'École des Beaux-Arts renferme deux copies de cette fresque, qui a d'ailleurs été reproduite à l'envi au moyen de la gravure et de la photographie.


orfèvres, accoururent pleins d'ardeur. Ils la contemplèrent avec la plus

LA PAIX. Fresque d'Ambrogio Lorenzetti, dans le Palais public de Sienne.

vive admiration. Parmi eux se trouvait Lorenzetti, qui en fit un dessin très soigné, que Ghiberti a encore vu chez un chartreux. Les autorités de


la ville s'associèrent à l'enthousiasme général et donnèrent l'ordre d'installer la statue sur la fontaine Gaia. Le chef-d'oeuvre antique y serait peut-être encore sans un incident qui est trop caractéristique pour ne pas être rapporté ici : les Siennois ayant éprouvé beaucoup de revers, un citoyen n'hésita pas à en rejeter la faute sur l'idole. « Depuis que cette statue a été découverte, dit-il, nos affaires n'ont fait qu'empirer ; il ne pouvait en être autrement ; nous avons fait acte d'idolâtrie et encouru ainsi la colère de Dieu. Si vous m'en croyez, vous la briserez et l'enfouirez sur le territoire de nos ennemis, les Florentins. » Ainsi fut fait. Le récit de Ghiberti est corroboré, du moins dans ses parties essentielles, par une délibération du Conseil de Sienne, en date du 7 novembre 1357, qui décide d'enlever la statue, comme « chose déshonnête 1 ». Tels étaient les préjugés qui s'attachaient, au XIVe siècle encore, aux merveilles de l'art antique.

Si les souvenirs de l'antiquité continuèrent à hanter l'esprit des Siennois, en revanche les études archéologiques inaugurées dans la peinture par Ambrogio Lorenzetti furent rapidement délaissées. Nous en avons la preuve dans le cycle de fresques dont Taddeo di Bartolo orna, en 1414, le vestibule de la chapelle du Palais public. Le programme qui lui fut imposé par les deux délégués du Conseil, Pietro de' Pecci et Cristoforo di Andrea 2, comprenait la représentation de Rome antique ; celle de quatre divinités de l'Olympe, Jupiter, Mars, Apollon, Pallas ; celle des guerriers ou hommes d'État les plus célèbres de la République romaine, César, Pompée, Cicéron, Caton d'Utique, Scipion Nasica, M. Curius Dentatus, Camille, Scipion l'Africain ; enfin la glorification d'Aristote.

1. Vasari, éd. Lemonnier, t. I, p. XIV. — Citons encore, comme exemple de la persistance de certains motifs antiques, la miniature du Virgile ayant appartenu à Pétrarque (Bibliothèque ambrosienne, à Milan), miniature attribuée par Rosini, je ne sais sur quelle autorité (Storia della Pittura, pl. XVI), à Simone Memmi. On y remarque des costumes qui semblent copiés sur un manuscrit du Ve ou du VIe siècle. Une fresque de la chapelle de l'ancien monastère de San Donato (gravée ci-contre) nous montre des statues de divinités ou de héros servant d'ornements à l'édifice qui abrite la famille de saint Jean-Baptiste. Même disposition dans une fresque de la cathédrale de Prato, la Découverte du tombeau de saint Étienne, par Antonio Vite, et dans une fresque de Santa Caterina all' Antella, près de Florence (Alinari. n° 1514).

2. Milanesi, Documenti per la storia dell' arte senese, t. II, p. 29.


LA NAISSANCE DE SAINT JEAN-BAPTISTE. Fresque de l'ancienne chapelle de San Donato.



Voyons comment l'artiste siennois s'est acquitté d'une tâche si attrayante.

Pour le plan de Rome, M.H. Stevenson vient de le montrer dans une étude du plus haut intérêt 1, Taddeo s'est servi d'un document du XIVe siècle, qui a été plusieurs fois mis à contribution par les artistes du temps. Quant aux figures mythologiques et aux portraits de grands hommes, il n'a consulté que sa fantaisie. Jupiter est représenté sous les traits d'un souverain du moyen âge ; il porte une couronne dentelée et tient d'une main un sceptre, de l'autre la foudre. Sur sa tête, des flammes (l'artiste lui a donné par erreur l'attribut réservé à Apollon) ; au-dessous de lui, un aigle d'apparence chétive. Mars est debout dans une charrette à quatre roues à côté de laquelle courent deux Pégases ; il brandit un fouet à plusieurs lanières. Près de lui, la louve. Apollon, reconnaissable à sa couronne de laurier et à son violon (on sait que dans le Parnasse de Raphael encore le violon remplace la lyre dans les mains du dieu de l'harmonie), est chaussé de souliers pointus. Un corbeau l'accompagne, tandis qu'une chouette, ou plutôt une chauve-souris, tient compagnie à sa voisine, Pallas, qui, couronnée d'olivier, brandit d'une main la lance, de l'autre le bouclier orné de la tête de Méduse. Le costume, est-il nécessaire de l'ajouter, est exactement celui du commencement du XVe siècle. Les grands hommes sont dignes des dieux : Aristote, assis dans une chaire, ressemble à un magister enseignant la philosophie scolastique. César, debout à côté de Pompée, porte des gants, un pourpoint et des chausses collantes ; un heaume gigantesque couvre sa tête. Quant à son rival, mieux partagé, il est vêtu d'une chlamyde nouée sur l'épaule droite, et chaussé de brodequins. L'accoutrement des huit autres personnages, dont nous avons donné la liste plus haut, dépasse en bizarrerie tout ce que l'on peut imaginer. Si leurs noms n'étaient pas tracés à côté d'eux, avec des inscriptions métriques des plus élogieuses, on ne se douterait jamais que l'on a devant soi le vertueux « M. Portius Cato Uticensis », le vaillant « M. Furius Camillus », ou « Scipio Nasica, vir optimus ». – Il faudra attendre bien longtemps, après Lorenzetti, pour trouver de nouveau à Sienne des symptômes de Renaissance.

1. Di una pianta di Roma dipinta da Taddeo di Bartolo nella cappella interna del Palazzo del Comune di Siena, p. 14, 15. Rome, 1881.


Dans l'intervalle qui sépare les Précurseurs du XIIIe siècle de ceux du XVe, la littérature et la science s'emparèrent à leur tour de l'antiquité classique et favorisèrent une assimilation qui, sans leur concours, n'aurait pu être complète. Il est aujourd'hui permis d'affirmer que, du vivant même de Boccace, de Pétrarque, voire de Dante, soit près de cent ans avant la date à laquelle on place les débuts de la Renaissance, l'étude des monuments grecs et romains, pour ne parler que des choses de l'art, commençait à préoccuper quelques esprits d'élite. Rome d'un côté, l'Italie septentrionale de l'autre, virent naître presque simultanément, dans le premier tiers du XIVe siècle, deux sciences jumelles, toutes deux appelées à hâter la résurrection de l'art antique. L'une, l'épigraphie, se sert des inscriptions pour élucider l'histoire de ces ruines grandioses auxquelles le moyen âge avait rattaché tant de fables. La seconde, l'archéologie, mesure, décrit, apprécie les édifices dont l'épigraphie lui a enseigné à déterminer les origines et les vicissitudes. Vis-à-vis de la statuaire et de ses différentes branches, elle partira de la recherche des souvenirs historiques, tels que les portraits des hommes célèbres, pour aboutir à la discussion du style, à l'analyse de la beauté et de l'expression. Les collections qu'elle forme ne tarderont pas à prendre un grand développement. Le jour où les artistes, décidés à rompre avec la tradition gothique, viendront puiser dans les cabinets de leurs amis, les archéologues, ils y trouveront en abondance les modèles les plus parfaits.

Dans son essai sur l'état de l'archéologie au XIVe siècle, M. de Rossi a montré combien les chefs-d'oeuvre de l'art antique tenaient peu de place encore dans l'esprit d'un Dante, d'un Pétrarque 1. Pleins d'une admiration si vive et si pénétrante pour les chefs-d'oeuvre de la littérature, ils semblent n'avoir pas eu d'yeux pour ceux de l'art, ou du moins, s'ils en ont parlé, ils l'ont fait dans les termes les plus vagues, comme s'ils les avaient entrevus à travers un nuage. Dante, qui a pris pour guide Virgile, et qui a introduit dans la Divine Comédie tant de personnages mythologiques, tant de souvenirs du paganisme, ne s'arrête pas une fois pour décrire une de ces ruines imposantes qui, de son temps, couvraient toute l'Italie et une grande partie de la France. C'est à peine

1. Bullettino dell' Istituto di corrispondenza archeologica, 1871, p. 5 et suiv.


s'il fait allusion, en passant, aux tombes antiques d'Arles et de Pola 1. Parle-t-il de Rome, il se borne à rappeler ses augustes monuments, l'« ardua sua opra 2 ». La statue de Mars conservée à Florence n'est pour lui qu'une idole 3, le nom de Polyclète qu'une épithète 4. Des antiquités de Rimini et de Vérone, pas un mot. Il se représente les aigles de l'armée de Trajan comme des figures brodées sur des étendards d'or, semblables aux étendards du saint Empire romain 5. Enfin, de même que Pétrarque, il ajoute foi aux absurdes récits des Mirabilia.

Il y aurait cependant de l'injustice à établir un parallèle trop absolu entre Dante et Pétrarque. Chez le second le progrès est indéniable. Il se doute de l'existence de l'architecture antique, gémit sur la dévastation de l'ancienne Rome, recueille à l'occasion les médailles qui portent l'effigie d'un empereur romain, se plaît à citer, dans ses sonnets, les noms de Pygmalion, de Polyclète, de Zeuxis, de Praxitèle, de Phidias. « Il ne peut voir sans émotion, dit M. Renan, à Narbonne, les nombreuses inscriptions latines, et deux monuments de la province romaine, le pont sur l'Aude et le Capitole, qui existaient encore en 1330 ; à Toulouse, un autre Capitole, qui rappelait aussi la vieille gloire de la ville municipale. Ces traces d'un grand peuple, dont il s'efforçait d'être le disciple, jointes à l'illustration récente que la poésie provençale avait répandue sur ces contrées, pouvaient lui faire croire un instant qu'il n'avait point quitté le sol de l'Italie 6. »

1. « Comme près d'Arles, où le Rhône croupit, comme à Pola, près du Quarnaro, qui ferme l'Italie et baigne ses confins, les tombeaux rendent le terrain inégal, ainsi ils faisaient là de tous les côtés. » (Enfer, ch. IX, v. 112-116, traduction Fiorentino.) Voy. aussi l'Étude sur les sarcophages chrétiens antiques de la ville d'Arles, de M. Le Blant, p. 3, 45.

2. Paradis, ch. XXXI, v. 31.

3. Voy. plus loin le chapitre sur Florence.

4. « Nous n'avions point encore fait un pas, lorsque je m'aperçus que cet escarpement circulaire, qui paraissait inaccessible, était de marbre blanc et tellement enrichi de sculptures que non seulement Polyclète, mais la nature elle-même en auraient été vaincus. » (Purgatoire, ch. X, v. 28-31.)

5. Voy. le beau travail de M. Gaston Paris : la Légende de Trajan. Paris, 1878, p. 267. M. Paris a montré que Dante, contrairement à l'opinion de M. de Rossi, n'avait pas sous les yeux un bas-relief, faisant partie d'un arc situé près du Panthéon, lorsqu'il a raconté la touchante légende de la Justice de Trajan.

6. Discours sur l'état des beaux-arts dans l'Histoire littéraire de la France au XIVe siècle, 2e édit., t. II, p. 77.


Mais ne demandez pas au prince des humanistes de regarder en face ces monuments qu'il semble admirer de confiance : un tel effort serait trop grand. Il l'a bien montré en prenant la pyramide de Cestius pour le tombeau de Rémus, la colonne Trajane pour le tombeau de Trajan, le Panthéon d'Agrippa pour le temple de Cybèle, etc., etc. Une seule fois il lui est arrivé de lire les inscriptions qui s'étalaient en caractères gigantesques sur le fronton ou à la base des monuments romains : en examinant celle de l'obélisque du Vatican, il a découvert que ce monolithe était consacré à des empereurs, « divis imperatoribus sacra ».

Telle était, à cette époque, l'ignorance des Italiens en matière d'épigraphie, que l'on citait, comme un prodige, un certain Romagnole qui savait déchiffrer les inscriptions étrusques. Vérification faite, l'une de ces inscriptions, qui existe encore, est tout simplement rédigée en latin, à l'aide des formules les plus connues : C. VIBIO. C.F., etc. Dieu sait quelle interprétation en donna le pauvre érudit !1

Ne soyons pas injustes, cependant, pour Pétrarque, l'initiateur par excellence. Rome et le monde antique tout entier ont contracté une dette éternelle envers celui qui a chanté en si beaux vers les vieux murs, source d'admiration et de terreur pour tous ceux qui se rappellent le temps passé :

L'antiche mura, ch'ancor teme ed ama, E trema 'l mondo quando si rimembra Del tempo andato.

C'est à l'ami de Pétrarque, le tribun Cola di Rienzi (1310-1354), que revient l'honneur d'avoir inauguré, nous ne dirons plus le culte, mais l'étude des antiquités. Singulier mélange de grandeur et de faiblesse, partagé entre la poésie et la politique, ardent champion de la liberté, sauf à s'entourer, après quelques mois de dictature, d'un faste tout oriental, Rienzi a été une des nombreuses victimes des souvenirs, j'allais dire des illusions classiques. Il ne s'inquiéta pas du sort d'Arnaud de Brescia, qui,

1. « Negli anni 1300 passò un pelegrino che veniva da Roma et era delle parti di Romagna, chiamato per nome Giovanne de Giapeco d'Astorre, il quale sapeva lettera etrusca, et lesse quelle lettere che sono nell' altare grande... » (Giornale di Erudizione artistica, t. I, 1872, p. 184.)


deux siècles avant lui, obéissant à des préoccupations de même nature, avait proclamé la nécessité de rebâtir le Capitole et fini sur le bûcher. La mort de Rienzi, à son tour, n'effraya pas ses continuateurs ; un siècle après lui, un humaniste, un antiquaire du plus grand mérite, Stefano Porcari, fut pendu aux créneaux du fort Saint-Ange, pour avoir tenté de rétablir la république, une république calquée sur celle de l'ancienne Rome. Mais n'imitons pas l'exemple de Rienzi et de Porcari, et retournons vite dans les régions abstraites de l'archéologie.

Les biographes de Rienzi nous le montrent tantôt étudiant avec pasVUE

pasVUE ROME. Bulle d'or de Louis le Bavarois.

sion les auteurs anciens, Tite-Live, César, Cicéron, Sénèque, Valère-Maxime, tantôt parcourant les ruines de sa ville natale et s'appliquant à déchiffrer les inscriptions dont elles étaient couvertes. Seul d'entre les Italiens, il possédait ce secret qui, aux yeux des contemporains, tenait de la magie 1.

Les recherches de Rienzi n'ont pas été perdues pour la postérité. M. de Rossi a retrouvé le travail du tribun-épigraphiste dans un recueil d'inscriptions qu'on a longtemps attribué à un auteur du siècle suivant, Signorili, mais que ce dernier a seulement remanié et complété 2. Dans

1. « Tutto lo die se speculava negl' intagli de marmo, li quali jaccio intorno a Roma. Non era altri che esso, che sapesse leggere li antichi pataffii (epitafi). Tutte scritture antiche volgarizzava ; queste fiure de marmo justamente interpretava. » (Muratori, Antiquitates, t. III, p. 399.)

2. Bullettino dell' Istituto di corrispondenza archeologica, 1871, p. 11 et suiv.


sa forme primitive, la Descriptio urbis Romoe (c'est le titre du recueil) a pris naissance entre les années 1344 et 1347.

La lumière commençait d'ailleurs à se faire sur différents points à la fois. En 1328, un des successeurs de Frédéric II, Louis le Bavarois, fit graver sur sa bulle d'or la pyramide de Cestius, l'arc de Titus, le Colisée, le Capitole, le Panthéon, l'obélisque du Vatican, le môle d'Adrien, la colonne Trajane 1. Le dessin de ces monuments est sommaire, mais néanmoins assez exact ; on voit que l'analyse tend à se substituer au naïf enthousiasme de l'âge précédent. Le progrès est surtout sensible si nous comparons cette bulle au plan de Rome composé au XIIIe siècle 2 : telle est dans ce dernier document la grossièreté du dessin, qu'il serait impossible de reconnaître les édifices sans les inscriptions tracées à côté d'eux : du Colisée et du Panthéon, l'artiste du XIIIe siècle n'a retenu qu'une chose, c'est que ces constructions étaient circulaires. Nulle indication de colonnes, de pilastres, d'arcades, ni même d'étages.

Tandis que Rienzi recueillait les inscriptions, Olivier Forza ou Forzetta, riche citoyen de Trévise et gendre d'un des grands fonctionnaires de l'Empire, formait un cabinet d'antiques, le plus ancien dont le souvenir soit parvenu jusqu'à nous. Se rendant à Venise en 1335, il consigna sur son calepin les acquisitions qu'il se proposait d'y faire. On remarque dans le nombre, outre des manuscrits (Sénèque, Ovide, Salluste, Cicéron, Tite-Live, Valère-Maxime, etc.) et des ouvrages d'orfèvrerie, cinquante médailles (medajae), que lui avait promises maître Simon, des pâtes de verre (? pastae), des bronzes, quatre statues en marbre représentant des enfants et conservées dans l'église Saint-Vital de Ravenne (ces statues furent plus tard acquises par l'église Santa Maria de' Miracoli, de Venise), enfin des lions, des chevaux, des boeufs, des hommes nus, etc., ayant autrefois appartenu à un certain Perenzolo 3. D'après ce document, le commerce des antiquités était dès lors des plus florissants dans la Haute Italie.

1. Nous reproduisons ce sceau d'après la gravure publiée par M. de Reumont, dans sa savante Histoire de la ville de Rome : Geschichte der Stadt Rom.

2. De Rossi, Piante iconografiche e prospettiche di Roma anteriori al secolo XVI. Rome, 1879, p. 81.

3. On trouvera dans mes Arts à la Cour des Papes, t. II, p. 164, le texte de la curieuse note rédigée par Forzetta.


Nous ignorons ce que Cola di Rienzi et Forzetta ont dû à Pétrarque, en tant que champions de l'antiquité. Mais il est certain que vis-à-vis d'un autre amateur, – Giovanni Dondi, – celui que l'on a si justement nommé le père de la Renaissance a joué le rôle d'un véritable initiateur. Dondi, qui exerçait à Padoue la profession de médecin, était en relations avec Pétrarque dès 1370, peut-être même plus tôt : celui-ci, qui l'aimait beaucoup, loue la supériorité de son esprit. Si la médecine ne l'avait pas retenu, disait-il de lui, il se serait élevé jusqu'aux astres 1. Peut-être fut-ce à l'instigation de l'illustre humaniste que le médecin padouan se rendit à Rome, vers 1375. Il y étudia avec soin plusieurs monuments, entre autres l'obélisque du Vatican, dont il essaya de déterminer les dimensions. Il copia également l'inscription gravée sur la base du monolithe, ainsi que l'inscription de l'arc situé au pied de la roche Tarpéienne 2.

Dans une lettre adressée au frère Guillaume de Crémone, Dondi proclame hautement la supériorité de l'art antique, et il ajoute que les artistes de son temps la reconnaissaient sans difficulté 3. C'est un aveu précieux à recueillir.

Certes, si l'on jette un coup d'oeil sur la vieille métropole de la Toscane, on s'aperçoit que Florence comptait dès lors des champions de la Renaissance, dignes de se mesurer avec ceux de Padoue. Les noms de Boccace (mort en 1375) et de Coluccio Salutato (mort en 1406) sont chers à tous les amis des lettres : par leurs écrits, par l'ardeur avec laquelle ils ont sauvé de l'oubli tant de manuscrits précieux, ils ont bien mérité de la cause des humanités. Florence pouvait aussi, dès cette époque, tirer vanité de l'académie fondée (en 1389) dans la villa Paradiso et les jardins d'Antonio degli Alberti. Tantôt on y racontait des nouvelles dans le goût

1. Epistoloe, liv. XVI, ép. 3.

2. Morelli, Operette, t. II. Venise, 1820, p. 294 et suiv.

3. « De artificiis ingeniorum veterum, quamquam pauca supersint, si qua tamen manent alicubi, ab iis qui ea in re sentiunt cupide quaeruntur et videntur, magnique penduntur : et si illis hodierna contuleris, non latebit auctores eorum fuisse ex natura ingenio potiores, et artis magisterio doctiores. AEdificia dico vetera, et statuas, sculpturasque cum aliis modi hujus : quorum quaedam cum diligenter observant hujus temporis artifices, obstupescunt. » Il est fâcheux que Morelli (ouvr. cité, p. 3o2, 303), n'ait pas reproduit intégralement ce document si curieux. D'après l'analyse qu'il en donne (p. 291), Dondi se serait surtout fondé sur le témoignage d'un sculpteur contemporain célèbre : « allato quoque exemplo sculptoris tunc insignis ab admiratione monumentorum veterum in stuporem abrepti ».


de celles de Boccace, tantôt on y discutait sur Tite-Live et Ovide, sur saint Augustin et Dante, sur Ulysse et sur Catilina, sur l'origine de Florence et sur celle de Prato 1. Mais ce mouvement, ou nous nous trompons fort, avait un caractère exclusivement littéraire : l'archéologie n'y entrait pour rien, comme c'était le cas chez les érudits de Padoue.

Vers la fin du XIVe siècle, le culte de l'antiquité était déjà assez développé dans l'Italie septentrionale, pour que l'on songeât à faire venir de Florence une statue antique. Nous sommes redevables du renseignement à Ghiberti, qui nous apprend que cette statue, découverte dans la maison des Brunelleschi (Via Teatina), fut envoyée à Padoue par un ami de Pétrarque et de Dondi, Lombardo della Seta (mort en 1390). Plus tard, le fils de Lombardo en fit don au marquis de Ferrare 2.

Les amateurs vénitiens du XVe siècle continuèrent dignement l'oeuvre de leurs aînés. Cyriaque d'Ancône cite parmi les collections d'antiques les plus riches celles de Pierre, médecin à Venise, et de Benoît Dandolo 3. Un autre enfant de Venise, le pape Paul II, réunit, et c'est tout dire, l'admirable musée de Saint-Marc, à Rome. Il eut pour concurrent, dans sa candidature au trône pontifical, un Padouan, avec lequel il s'était plus d'une fois aussi trouvé en concurrence en tant que collectionneur, le cardinal Louis Scarampi, patriarche d'Aquilée. Dès l'année 1439, Scarampi était en relations avec Cyriaque, qui lui écrivit une longue lettre pour le féliciter de sa promotion au patriarcat d'Aquilée. Cyriaque

1. Voy. sur le Paradiso degli Alberti le travail de M.G. Voigt : Die Wiederbelebung des classischen Alterthums, 2e éd. ; Berlin, 1880, t. I, p. 188.

2. « Ancora vidi in Padova una statua ivi condotta per Lombardo della Seta. Essa fu trovata nella città di Firenze, cavando sotto terra nelle case della famiglia Brunelleschi. La qual statua, quando sormontò la fede cristiana, fu nascosa in quel luogo da qualche spirito gentile ; veggendo tanta perfetta cosa, e fatta con tanta maravigliosa arte, e con tanto ingegno, mosso a pietà, fece murare una sepoltura di mattoni, e dentro vi seppelli detta statua ; et essa coperse con uno lastrone di pietra, acciocchè essa non fusse lacerata affatto. Ella fu trovata colla testa rotta e colle braccia, e fu messa in detto sepolcro, acciocchè il resto non si lacerasse ; et in tale forma fu conservata lunghissimo tempo nella nostra città, cosi sepulta. Questa statua è maravigliosa fra le altre sculture ; posa in sul piede ritto ; ha uno panno a mezze le cosce, fatto perfettamente. Ha moltissime dolcezze le quali el viso non le comprende, nè con forte luce nè con temperata ; solo la mano a toccarla le trova : è lavorata molto diligentemente. La quale fu trasportata a Ferrara ; et uno figliuolo del Lombardo della Seta, a cui era stata lasciata dal padre, la mandò a donare al marchese di Ferrara, el quale di scultura e di pittura molto si dilettava. » (Vasari, éd. Lemonnier, t. I, p. XII, XIII.)

3. Voy. notre travail sur les Arts à la cour des Papes, t. II. p. 172 et suiv.


insiste à cette occasion sur les connaissances archéologiques de son protecteur, qu'il qualifie de « vetustarum rerum amator », et termine en lui envoyant la copie d'une inscription 1. Nous savons qu'à ce moment le patriarche possédait déjà la célèbre intaille qui faisait l'admiration de l'Italie, l' Enlèvement du Palladium. – Rappelons aussi les services rendus à la cause de la Renaissance par le frère François Colonna, de Venise, l'auteur du Songe de Polyphile (composé en 1467).

A ne considérer que le développement, si lent, de la Renaissance à Venise, nous pourrions être tentés de croire qu'ici l'archéologie a été sans influence sur l'art, et que les artistes ont dédaigné les modèles réunis, au prix de tant d'efforts, par les amateurs. Mais si, au lieu de nous attacher à la ville des doges, nous envisageons l'ensemble du territoire vénéto-lombard, le tableau change singulièrement. L'École de Padoue est sans contredit la première qui se soit proposé l'imitation rigoureuse, absolue, de l'antique. Son fondateur, François Squarcione (né en 1394), s'évertuait depuis longtemps à copier les marbres, les bronzes, les camées grecs ou romains ; il prêchait, depuis plusieurs lustres déjà, le culte de l'art classique aux nombreux élèves groupés autour de lui, que ses confrères florentins, Paolo Uccello, Andrea del Castagno, Filippo Lippi, Piero della Francesca, savaient à peine distinguer une divinité païenne d'avec un saint.

1. « Etenim si te tua semper modestia mereri potius, quam appetere dignitatem cognoverim, prudentissime tamen Pontifex te tali Ecclesiae antistitem designavit, qui cum te dudum magnarum et vetustarum rerum amatorem cultoremque cognoverat, ad antiquissimam nobilissimamque olim Italiae urbem Aquilejam, Carniaeque provinciae metropolim deputarat. Nam si quando aetate nostra illam Optimus ille Deum Pater per sacerdotem quempiam restitutam annuerit, per te unum restituendam opinor, qui te tamdiu insigniter, et in dies maximis in rebus Ecclesiae provide, constanter, aequiter, pie, magnanimiterque gessisti. Nempe ut quem hac in re Principem imitandum videas, latinam hanc inscriptionem ex me ex eadem ipsa civitate alias inter exacta tempestate compertam hisce, Reverendissime P.T., rescribendam delegi. Valere te quamdiu feliciorem opto » L'inscription a trait à une restauration de la route d'Aquilée : IMP. CAES. INVICTVS. AVG. AQVILEIENSIVM RESTITVTOR ET CONDITOR, etc. (Itinerarium, p. 78, 79.) Heureuse époque que celle où un archéologue, pour faire sa cour à un prélat, lui offrait la copie d'une inscription païenne !


Quant à l'immortel disciple du Squarcione, Mantegna, ce n'est déjà plus un Précurseur, c'est la personnification même de la Renaissance, parvenue, par l'effort de son génie, à son plus complet et plus radieux épanouissement. Né en 1431, Mantegna se signalait, dès sa dix-septième année, par sa Madone de l'église Sainte-Sophie, de Padoue ; bientôt après, il inaugurait la série de chefs-d'oeuvre qui consacrèrent définitivement, dans le domaine de la peinture, le triomphe des idées nouvelles. On est saisi de pitié en pensant quelle était à ce moment, vis-à-vis des souvenirs du monde antique, l'ignorance des coryphées de l'Ecole florentine ou de l'École ombrienne : les Botticelli, les Filippino Lippi, les Pérugin, les Pinturicchio.

S'il fallait en croire un érudit allemand bien connu, M. Friedlander, conservateur du Cabinet des médailles de Berlin, les médailleurs et les graveurs de monnaies de l'Italie septentrionale auraient précédé leurs compatriotes, les peintres, dans cette tentative de Renaissance. Se fondant sur des documents parfaitement authentiques, qui prouvent qu'à la fin du XIVe et au commencement du XVe siècle, plusieurs graveurs de monnaies, du nom de Sesto, travaillaient à Venise, M. Friedlander fait honneur à ces maîtres de trois médailles frappées (non coulées), représentant, les deux premières Galba, l'autre, Alexandre, et portant la signature Marco Lorenzo ou Alessandro Sesto, avec la date 1393 pour la première, et 1417 pour la troisième. Il attribue, en outre, à la même époque deux médailles de bronze représentant François de Carrare le vieux et François de Carrare le jeune, tous deux seigneurs de Padoue, dans le dernier quart du XIVe siècle 1.

En ce qui concerne ces deux dernières pièces, M. Friedlander, croyons-nous, est aujourd'hui le seul numismate qui ose les attribuer au XIVe siècle. Tous les connaisseurs les considèrent comme datant, au plus tôt, du siècle suivant. A en juger par la liberté et la sûreté de la facture, on est même tenté d'en faire honneur au XVIe siècle.

La question est plus délicate pour les médailles de Galba et d'Alexandre.

1. On trouvera dans sa dissertation intitulée : Welches sind die oeltesten Medaillen ? la reproduction de ces différentes pièces. Voy. aussi le Jahrbuch der Koeniglich Preussischen Kunstsammlungen, t. I, 1880, p. 5.


Avons-nous affaire à des pièces fausses, ou bien les Sesto savaient-ils, dès la fin du XIVe siècle, interpréter les types antiques avec une telle perfection ? La rareté de ces trois spécimens, que nous ne connaissons que par la planche de M. Friedlander, et d'autre part leur supériorité immense sur les monnaies vénitiennes, que nous savons de source certaine avoir été exécutées à cette époque, nous semblent commander une extrême réserve. Sans invoquer ici le témoignage des confrères de M. Friedlander, auprès desquels sa thèse a rencontré l'accueil le plus froid, nous croyons que ni la série conservée au Cabinet de France, ni les séries publiées par Lazari et Schweitzer ne fournissent d'arguments en faveur du paradoxe, assurément fort séduisant, soutenu par le savant berlinois.

Il n'en est pas moins certain que le mouvement archéologique, dont l'Italie septentrionale a été le foyer au XIVe siècle, a eu son contre-coup dans l'art du médailleur. Le rénovateur, on serait presque tenté de dire le fondateur de cet art, le Pisanello, est un Véronais. Vérone est également la patrie de Matteo de' Pasti. Venise a donné le jour à Jean Boldu ; Padoue à Vellano, à Guidizani ; Mantoue à Cristoforo di Geremia, à Meliolus, à Sperandio ; Milan à Amadeo et à Pietro ; la Dalmatie à Paul de Raguse et à François de Laurana. Lorsque les Florentins commencèrent à s'essayer dans la technique nouvelle, il y avait longtemps qu'elle était en pleine floraison chez les Vénitiens et les Lombards. Le plus ancien médailleur toscan connu, Petrecini, n'apparaît qu'en 1460 ; puis vient Guaccialotti, dont la première médaille, le portrait de Nicolas V, est datée de 1455 (date de la mort du pape), mais semble avoir été exécutée beaucoup plus tard (Guaccialotti mourut en 1495). Quant à Pollaiuolo, à Bertoldo et à Niccolò Fiorentino, ils appartiennent déjà à la seconde moitié du XVe siècle.

Florence a rendu de trop grands services à la cause de la Renaissance, elle a compté trop de Précurseurs illustres, pour ne point pouvoir, sur ce point particulier, reconnaître les droits de ses émules de la Haute Italie. Que les héritiers des Étrusques s'inclinent, pour cette fois, devant les représentants de la Gaule cisalpine !


CHAPITRE II Les Précurseurs florentins de la première génération : Les sculpteurs des portes du Dôme. – Brunellesco et Donatello. – Ghiberti. – L.B. Alberti, B. Rossellino et Filarete. – Masaccio, Masolino, Paolo Uccello, A. del Castagno et Piero della Francesca. – Fra Angelico.

U début du XVe siècle, la ville qui assura véritablement le triomphe de la Renaissance était une des plus pauvres de toute l'Italie en souvenirs de la glorieuse civilisation grecque ou romaine. Des grandes constructions élevées à Florence sous l'Empire, du Capitole, du théâtre, de l'amphithéâtre, de l'aqueduc 1, c'est à peine s'il restait quelques vestiges, trois ou

quatre colonnes à moitié enfouies, des soubassements presque au ras du sol. Un baptistère avait pris la place du temple de Mars, le forum était devenu un marché. Tandis qu'ailleurs l'antiquité s'imposait en quelque sorte aux visiteurs étrangers, – pèlerins accourant en foule aux fêtes du jubilé, soldats amenés par le hasard des guerres, – qu'elle piquait au plus haut point leur curiosité, forçait leur admiration, ici, il fallait toute la sagacité de l'archéologue pour découvrir que Florence n'était pas une ville du moyen âge, que son origine était plus haute et plus noble. Dans ce cadre si vivant et si pittoresque, au milieu de ces riantes collines, en présence de cette activité incessante, il semble qu'il n'y ait point de place pour les ruines. Florence ne sera jamais, comme Rome, la cité des morts 2.

1. Les documents du XIe et du XIIe siècle mentionnent, en outre, un « arco antico ». Voy. les Spogli Strozziani, aux Archives d'État de Florence, AAA (56), fol. 145, 146, 263, 342, 362, 366, 369, 370, 371.

2. Il est intéressant de recueillir cet aveu de la bouche d'un ardent patriote florentin, Benvenuto Cellini. Au début de ses Mémoires, après avoir passé en revue les monuments antiques de sa ville natale, il reconnaît qu'ils ne sauraient se comparer à ceux de Rome : « Trovasi scritto nelle Croniche fatte dai nostri Fiorentini molto antichi, e 'omini di fede, che la città di Firenze fu fatta ad imitazione della bella città di Roma : e ciò si vede da alcune


Les chefs-d'oeuvre qui font aujourd'hui l'ornement de la Galerie des Offices et du Musée égyptien, les marbres, les bronzes, les peintures, les gemmes, éclatants témoignages de l'habileté des artistes étrusques ou romains, n'étaient guère plus nombreux à Florence que les monuments d'architecture, à l'époque où le contraste entre les principes du moyen âge et ceux de l'antiquité frappa pour la première fois les regards. Quelle infériorité vis-à-vis de Rome, où les statues antiques jonchaient en

SARCOPHAGE ANTIQUE. Palais Riccardi, à Florence.

quelque sorte les rues, jusqu'en plein XVe siècle, où les marbres les plus précieux furent impitoyablement condamnés, pendant plusieurs centaines d'années, à alimenter les fours des fabricants de chaux !

vestigie del Colosseo, e delle Terme ; queste cose sono presso a Santa Croce ; il Campidoglio era Mercato Vecchio ; la Rotonda è tutta in piè, che fu fatta pel Tempio di Marte, oggi è pel nostro S. Giovanni. Che questo, fusse così, si vede benissimo, e non si può negare ; ma sono dette fabbriche molto minori di quelle di Roma. » On trouvera une description détaillée des monuments antiques de Florence dans les Lezioni di Antichità toscane e spezialmente della città di Firenze, de Lami (Florence, 1766, 2 vol. in-4°), ainsi que dans divers opuscules de Manni.


Parmi les sculptures antiques les plus intéressantes figuraient trois sarcophages, longtemps placés devant le Baptistère, et transformés après coup – le moyen âge était coutumier de ces sortes de plagiats – en sépultures chrétiennes. C'étaient, selon toute vraisemblance, des ouvrages exécutés à Florence même, vers la fin de la domination romaine. Un décret de 1296 avait ordonné de les transporter ailleurs, mais cette mesure ne fut pas exécutée immédiatement, car Boccace a encore vu ces monuments dans le voisinage du Baptistère 1. Plus tard ils furent installés derrière le Campanile ; en 1824 enfin, on les transporta au palais Riccardi, où ils se trouvent de nos jours encore 2. Le principal d'entre eux représente une chasse au sanglier ; sur son couvercle de marbre ont été sculptées, en plein XIVe siècle, les armoiries des Médicis et celles de la corporation des fabricants d'étoffes de laine (arte di calimara), – témoignage bien probant du prix que l'on attachait dès lors à ce monument. C'est lui qui servit de sépulture à Guccio de Médicis, nommé gonfalonier de la République en 12993. Le second sarcophage nous montre, entre autres sujets, les Dioscures ; le troisième, Mercure avec des Victoires.

Un quatrième sarcophage païen, aujourd'hui encore exposé au Baptistère, reçut, en 1230, les ossements de l'évêque Jean de Velletri. Ce précieux monument représente, au milieu, une femme vue de face et assise devant une corbeille pleine de fleurs. Deux autres femmes, vues de profil, se correspondent de chaque côté du bas-relief ; celle de gauche, assise devant une table chargée de fleurs, s'adresse à un esclave qui se présente devant elle, porteur d'une corbeille également remplie de fleurs ; celle de droite, assise dans un fauteuil de marbre, s'entretient avec un génie. Deux autres génies, debout, éplorés, et tenant des torches renversées, terminent de chaque côté l'allégorie funèbre. Cette sculpture, quoique d'assez basse époque déjà, conserve encore le caractère de noblesse et de dignité qui marque les oeuvres de l'antiquité païenne 4.

1. Richa, Chiese florentine, t. III, p. 13 ; t. V, p. 15 et suiv.

2. Dütschke, Antike Bildwerke in Oberitalien, t. II, p. 54 et suiv., nos I, 8, 31.

3. De Reumont, Lorenzo de' Medici il Magnifico, t. I, p. 23.

4. Nous empruntons cette description au travail de M.A. Gruyer, les OEuvres de la Renaissance italienne au temple de Saint-Jean, Baptistère de Florence. Paris, 1875, p. 5 et 6.


On n'a peut-être pas assez tenu compte jusqu'ici de l'influence exercée par ces bas-reliefs sur les maîtres qui ont inauguré, à la fin du XIVe et au commencement du xve siècle, un style nouveau : Piero di Giovanni d'Allemagne, Niccolò di Piero de' Lamberti, les habiles auteurs des sculptures encadrant les portes du Dôme, et enfin Donatello. La vue d'un sarcophage antique conservé à Pise n'avait-elle pas suffi, cent cinquante ans auparavant, pour enflammer l'imagination de Niccolò Pisano, et pour produire cette Renaissance romane, plus voisine, à de certains égards, de l'antiquité classique que la Renaissance même du XVe siècle ?

Pour épuiser la liste des antiques mises à la disposition des artistes florentins du xve siècle, il nous faut encore mentionner les découvertes faites à l'occasion des grands travaux d'architecture exécutés à l'époque de là première Renaissance. (Dès le siècle précédent, on l'a vu plus haut, une statue de marbre avait été trouvée dans la maison des Brunelleschi.) Il faut également tenir compte du voisinage de Fiesole, mine inépuisable d'antiques de tout genre, depuis les produits de l'art étrusque jusqu'à ceux de la décadence romaine. Cyriaque d'Ancône y acquit une médaille de l'impératrice Julie. Un peu plus tard on y découvrit le tombeau d'un certain Camille Altoviti, l'ancêtre, si nous en croyons le pape Pie II (AEneas Sylvius Piccolomini), de la célèbre famille florentine de ce nom 1. De pareilles ressources n'étaient assurément pas à dédaigner ; mais qu'étaient-elles en comparaison de la richesse d'autres villes italiennes, de Pouzzoles, d'Ostie, de Porto, de Rimini, de Vérone, pour ne pas parler de Rome, ou bien des villes du midi de la France, de l'Espagne, de l'Afrique, de la Grèce, de l'Asie Mineure !

Malgré cette pénurie de souvenirs propres à entretenir le culte de l'antiquité classique, celle-ci n'avait jamais cessé d'être en honneur à Florence, non-seulement dans l'esprit des poètes ou des historiens, mais

1. « ... Aliqui etiam ex nobilissima Altovitorum familia, tum in armis, tum in litteris floruere... Quae quidem familia, quamvis ex Longobardorum regibus se esse asserat, attamen quia temporibus nostris in domo magnifici Bindi marmoreum tumulum in agro Fesulano inventum, apportatum dicebant, Romano charactere insculptum cujusdam C. Camilli Altovitae, potius a Romanis ortum habuisse dicunt, quam a Longobardis, cum apud omnes monimenta de nomine et cognomine fidem non parvam faciant. » (Commentarii, liv. II, éd. de 1584, p. 91.)


encore dans les conseils de la République. Plusieurs traits absolument authentiques nous prouvent à quel point, en plein moyen âge, les Florentins prisaient tout ce qui se rattachait à cette grande époque. Lorsque, en 1117, les Pisans, pour récompenser leurs voisins de leur bienveillante neutralité pendant l'expédition qu'ils avaient entreprise contre Majorque, leur offrirent soit deux portes de bronze, soit deux colonnes de porphyre faisant partie du butin, les Florentins n'hésitèrent pas. Ils choisirent les colonnes, quoiqu'elles n'eussent qu'une valeur en quelque sorte historique, et les placèrent au centre de la ville, devant le Baptistère. Aujourd'hui encore, ces deux monolithes, malheureusement fort endommagés, flanquent la porte qui fait face à la cathédrale, la porte du Paradis, le chef-d'oeuvre de Ghiberti. – La postérité a su mauvais gré aux gouvernants de 1117 de ce choix si honorable ; elle y a vu une preuve d'ignorance. S'il fallait en croire un auteur du siècle dernier, Lastri, le proverbe : « Fiorentini ciechi e Pisani traditori », n'aurait pas d'autre origine que ce prétendu manque de perspicacité 1.

En adoptant pour symbole Hercule, le grand redresseur de torts, Florence montra également combien les souvenirs de l'antiquité lui étaient chers. De fort bonne heure, dès les dernières années du XIIIe siècle, la figure du héros grec fut gravée sur le sceau de la Seigneurie. On y voyait le fils de Jupiter brandissant d'une main la massue, étreignant de l'autre la gorge de l'Hydre. Autour de cette scène était gravée la fière inscription :

HERCULEA CLAVA DOMAT FLORENTIA PRAVA 2.

Rappelons que l'un des sculpteurs du Campanile, André de Pise, a également représenté Hercule revêtu de la peau de lion et armé de la massue. L'harmonie des proportions, la justesse des mouvements ne

1. Osservatore fiorentino, édition de 1821, t. I, p. 59. Ser Giovanni, dans son Pecorone, rapporte une autre version. Selon lui, ces colonnes étaient jadis de véritables talismans. Toute personne volée qui venait regarder ce porphyre, poli comme un miroir, y voyait son voleur encore nanti de l'objet dérobé. Mais les Pisans jaloux, avant de faire aux Florentins leur hommage, avaient enlevé au talisman sa puissance. D'où le proverbe : « Fiorentini ciechi e Pisani traditori », aveugles les Florentins, traîtres les Pisans. (Gruyer, les OEuvres d'art de la Renaissance au temple de Saint-Jean, p. 61.)

2. Passerini, Curiosità storico-artistiche fiorentine, 2e série.


permettent guère de douter que l'illustre artiste n'ait eu sous les yeux un modèle antique.

La superstition, et non plus le culte du beau, valut une grande célébrité à une antique, qui avait d'ailleurs disparu avant l'époque dont nous nous occupons. Nous voulons parler de la statue de Mars, placée d'abord dans le temple consacré à cette divinité, puis sur une des tours de l'Arno, et en dernier lieu sur un des piliers du Ponte Vecchio. C'était, aux yeux de tous, un talisman d'une puissance souveraine. Les Florentins étaient convaincus que la destruction de l'idole attirerait sur leurs têtes des malheurs épouvantables. Aussi veillèrent-ils avec un soin jaloux à sa conservation. Dante lui-même partageait cette croyance bizarre. Dans son Enfer, un damné nous montre le sort de Florence lié à celui du marbre païen :

Io fui della città che nel Batista Cangiò 'l primo padrone : ond' ei per questo Sempre con l'arte sua la farà trista : E se non fosse che in sul passo d'Arno Rimane ancor di lui alcuna vista : Quei cittadin, che poi la rifondarno Sovra il cener che d'Attila rimase, Avrebber fatto lavorare indarno 1.

Notre rôle de chroniqueur nous faisait un devoir de tenir compte des idées, des sentiments divers dont l'antiquité classique a été le point de départ chez les Florentins du moyen âge. Mais l'exemple de Giotto et de son école prouve que ce contact ne suffisait pas pour hâter l'avènement de la Renaissance. Sans l'ardente initiative des hommes de génie qui surgirent à Florence dans les dernières années du XIVe siècle, la révolution, qui devait, dans le domaine de l'art, renouveler les sources de l'inspiration, et, dans le domaine des moeurs, substituer la civilisation moderne à la civilisation du moyen âge, aurait pu longtemps encore tarder à éclater.

1. « Je fus de la cité qui prit saint Jean-Baptiste à la place de son premier patron (Mars) ; c'est pourquoi celui-ci la contristera toujours par ses artifices. Et s'il ne restait pas quelque trace de lui sur un pont de l'Arno, les citoyens qui rebâtirent la ville sur les cendres laissées par Attila auraient perdu le fruit de leur travail. » (Inferno, XIII, 143-150.) Une fresque de Filippino Lippi, dans la chapelle Strozzi, à Santa Maria Novella, nous montre saint Philippe chassant le démon de l'idole de Mars.


Par un heureux concours de circonstances, le besoin d'investigations nouvelles se fit sentir simultanément chez les savants et chez les artistes. Les premiers étaient à coup sûr mieux préparés : ils comptaient dans Pétrarque, dans Cola di Rienzi, dans Boccace d'illustres précurseurs, tandis que, en matière d'art, la tradition antique, si brillamment reprise par Niccolò Pisano, était de nouveau interrompue depuis plus d'un siècle. Mais la prodigieuse activité d'un Brunellesco, d'un Donatello, rétablit bien vite l'équilibre. Même en examinant de près le mouvement qui se produisit à Florence au début du XVe siècle, il est bien difficile de découvrir à quelle catégorie de chercheurs appartient la priorité. Selon toute vraisemblance, artistes et archéologues se mirent à l'oeuvre en même temps, à l'insu les uns les autres. Les mobiles qui les guidaient étaient bien différents d'ailleurs. Ce qui captivait les uns, c'était la beauté de la conception, de l'exécution ; les autres, au contraire, ne recherchaient, dans le principe, que d'indispensables auxiliaires de l'histoire. Les inscriptions proprement dites, les légendes des médailles, des pierres gravées, leur fournissaient les renseignements les plus précieux sur la chronologie, l'iconographie grecque ou romaine. Plus tard ces derniers, je parle des savants, étendirent leur horizon ; ils commencèrent à étudier le style, les changements de formes ; l'archéologie naquit. Une fois placés sur ce terrain, ils devaient naturellement se rencontrer avec leurs confrères les artistes. Disons, à l'honneur des uns et des autres, que les relations les plus cordiales ne tardèrent pas à s'établir entre les représentants de la science et ceux de l'art ; elles contribuèrent puissamment aux progrès des études communes.

Ce fut un touchant spectacle que de voir réunis, tantôt dans le même atelier, tantôt dans la même bibliothèque, d'un côté, Donatello, Brunellesco, Ghiberti, Paolo Uccello 1 ; de l'autre Niccolò Niccoli, Léonard Bruni, Charles Marsuppini, Ambroise Traversari, le général des Camaldules, Thomas de Sarzane, le futur pape Nicolas V, AEneas Sylvius Piccolomini, le futur pape Pie II, Giannozzo Manetti, le Pogge, Cosme et Laurent de Médicis, L.B. Alberti. Ainsi, cent années auparavant, Dante et Giotto,

1. Plusieurs portraits témoignent aujourd'hui encore de la cordialité de ces relations : dans un tableau conservé au Louvre (n° 165 du catalogue de M. de Tauzia), Paolo Uccello s'est


ORNEMENTS DE LA PORTE NORD DU DOME, par Piero di Giovanni Tedesco.



Pétrarque et Simone Memmi s'étaient liés d'une étroite amitié ; ainsi, cent années plus tard, Raphael d'Urbin était adopté par les poètes et les savants de la cour de Rome. C'est à cette pénétration réciproque de deux disciplines, si bien faites pour se compléter et se féconder, que nous devons les plus beaux triomphes de la Renaissance, à ses débuts comme à son apogée.

Les Précurseurs de Donatello, tel est le titre d'un travail qui dans les derniers temps a vivement sollicité la curiosité des historiens d'art. Deux artistes obscurs, dont les biographes n'avaient pas daigné relever le nom, sont venus proclamer leurs droits de priorité et revendiquer leur part de gloire. Essayons de déterminer si, pour s'être mis en route les premiers, ces pionniers sont arrivés bien loin dans leurs efforts.

En examinant, à Santa Maria del Fiore, les bas-reliefs qui décorent les portes latérales, on est frappé du mélange d'aspirations en apparence inconciliables : d'un côté, une véritable orgie de naturalisme ; de l'autre, des imitations très nettes de modèles classiques. Ici, une forêt touffue, dans laquelle s'agitent les créatures les plus bizarres, ours, singes, sirènes, hippocampes, centaures, dragons, monstres de toute sorte ; là, des copies de statues noblement posées au milieu de rinceaux élégants. Ici, des anges, pleins de componction ; là, des personnages mythologiques privés de tout vêtement. Ici, une verve désordonnée digne des tailleurs d'images gothiques ; là, un goût sévère, sinon pur. Ces deux courants alternent ; parfois ils se confondent : tout à coup on voit la végétation luxuriante, base de la décoration, se transformer en ornements pleins de style, tandis que, par un excès contraire, un réalisme brutal finit par dominer dans telle ou telle figure dont les contours généraux trahissent l'imitation de l'antique. Il faut ajouter que souvent la rudesse de l'exécution jure avec les préoccupations archéologiques, avec cette recherche de modèles appartenant à un art très avancé.

On le voit, rien de moins complet dans les portes du dôme florentin que la fusion des divers éléments. Mais vienne l'homme supérieur : il

représenté en compagnie de Donatello, de Brunellesco et de Giovanni Manetti, ainsi que de Giotto.


dégagera de ces essais, qui, je le répète, sont parfois informes, le principe fécond qui a fait la grandeur de la première Renaissance : la nature contrôlée par l'antique.

Les archives de l'oeuvre du Dôme ont révélé à M.H. Semper, l'auteur du travail auquel nous faisons allusion, les noms de ces prédécesseurs de Donatello 1. L'un d'eux s'appelait Piero di Giovanni Tedesco ; il avait pour patrie soit les Flandres, soit l'Allemagne (ses contemporains le font naître tantôt dans le Brabant, tantôt à Fribourg, tantôt à Cologne). Sa première apparition à Florence remonte à l'année 1386 ; il y travailla sans interruption pour la cathédrale jusqu'en 1399 ; puis il chercha fortune ailleurs ; en 1402 nous le trouvons à Orvieto, où il sculpta les fonts baptismaux du dôme.

Piero di Giovanni débuta (abstraction faite d'une statue d'ange, exécutée en 1386) par les statues d'apôtres, si longtemps attribuées à Andrea Pisano ; en 1387 il exécuta les figures de saint André et de saint Simon, en 1388 celles de saint Marc et de saint Jean, en 1389 celle de saint Jacques ; à l'année 1390 appartiennent les statues de saint Thomas et de saint Barthélemy ; à l'année 1391, celle de saint Étienne ; puis viennent les statues de saint Victor, de saint Ambroise et de saint Jérôme. La décoration du portail latéral de droite date de 1395 ; elle semble avoir été terminée en 1398. Fidèle aux traditions de ses compatriotes, Piero di Giovanni y sacrifie au naturalisme, mais à un naturalisme doublé d'éléments fantastiques. Sur un fond de végétation, témoignant d'un rare talent d'observateur, se détachent les êtres bizarres ou monstrueux, d'un caractère comique très accentué, si chers aux sculpteurs des cathédrales gothiques : singe s'élançant sur un hibou, singe monté sur un chameau, combat d'un aigle et d'un serpent, centaure lançant une flèche, personnages à tête humaine et à corps de dragon, fauve dévorant sa proie (quelle place ces souvenirs, tout païens, de l'amphithéâtre n'ont-ils pas tenue dans les préoccupations du moyen âge !), etc. Dans ces diverses représentations, Piero di Giovanni est un fils du Nord, – ce n'est point par là

1. Le travail de M. Semper, Die Vorloeufer Donatellos, a paru dans les Jahrbücher für Kunstwissenschaft, publiés par le regretté Albert de Zahn (1870, p. 1 à 69). Il en existe un tirage à part.


ORNEMENTS DE LA PORTE NORD DU DOME, par Piero di Giovanni Tedesco



qu'il a pu exercer la moindre influence sur Donatello. Mais où le sculpteur allemand s'est assimilé les idées italiennes et a préparé, dans une certaine mesure, les voies à la Renaissance, c'est dans sa prédilection pour les figures nues. Pour la première fois depuis longtemps des génies prennent la place des anges, à l'entrée des sanctuaires, et font retentir les airs de sons mélodieux. Les instruments dont ils se servent n'ont pas d'ailleurs, pour la plupart, une origine bien noble : la cornemuse alterne avec la double flûte. On remarquera surtout, dans le montant de droite, le génie qui tient une coupe, et, un peu plus haut, l'homme nu, qui tourne le dos au spectateur, et qui, un bras recouvert d'une draperie, l'autre ramené près du corps, ressemble au gladiateur attendant l'attaque d'un fauve. Il faut aussi signaler, dans le même compartiment, une tête inspirée d'un camée antique.

Niccolò di Piero de' Lamberti, d'Arezzo, surnommé Pela, a suivi de très près à Florence Piero di Giovanni Tedesco, à côté duquel il travailla pendant quelque temps. Fixé sur les bords de l'Arno en 1388, il reçut en 1402 la commande des bas-reliefs de la porte latérale de gauche du Dôme, du côté de la Via de' Servi. Il y consacra plusieurs années (jusqu'en 1408), assisté d'Antonio et de Nanni di Banco. S'inspirant de l'exemple de Piero di Giovanni, Niccolò prodigua les figures nues et les représentations mythologiques, en les subordonnant toutefois aux exigences de la décoration architecturale. M. Semper a relevé les sujets suivants qui paraissent tous imités de l'antique : Hercule et Cacus, Hercule et le lion de Némée, un triton soufflant dans un coquillage, un torse de femme rappelant la Vénus de Médicis, Hercule debout, la peau de lion jetée sur les épaules, une femme nue, tenant d'une main une corne d'abondance, de l'autre une grappe de raisin, etc., etc. Les gravures jointes à notre travail montrent jusqu'à quel point l'imitation fut consciente et voulue chez le sculpteur d'Arezzo. Le progrès est incontestable, au point de vue des idées comme à celui de l'exécution.

Lors du mémorable concours des portes du Baptistère (1401-1402), Niccolò di Piero osa se présenter contre des artistes de la valeur de Ghiberti, de Brunellesco, de Giacomo della Quercia. Son projet n'est point parvenu jusqu'à nous, et nous ignorons par quelles qualités il se distin¬


guait. Mais ce que l'on peut affirmer, c'est que dès ce moment Ghiberti était pour le moins aussi familiarisé que Niccolò di Piero avec les chefs-d'oeuvre de la statuaire grecque ou romaine. L'Isaac, agenouillé sur le bûcher et tendant la poitrine au fer qui doit l'immoler, en est une preuve éloquente. C'est la plus belle figure nue que l'art italien eût créée jusque-là sous l'influence des modèles antiques. A ce point de vue, Ghiberti a également le droit de figurer parmi les prédécesseurs de Donatello, quoiqu'il se soit fait une loi, nous le montrerons plus loin, d'étudier l'antique, sans s'astreindre à une imitation rigoureuse. Enfin Brunellesco lui-même semble s'être inspiré dès lors des anciens : l'attitude de l'un des serviteurs d'Abraham rappelle singulièrement celle du Tireur d'épine. Il faut comparer ces essais, encore si confus, au Sacrifice d'Abraham que Mantegna a peint en camaïeu, dans une lunette de sa Présentation au Temple (Tribune des Offices), pour se rendre compte des progrès accomplis dans l'espace de quelques lustres. La composition du peintre padouan offre seule la simplicité de lignes, la netteté plastique, dignes des modèles de la bonne époque.

L'un des concurrents dont nous venons de prononcer le nom, Giacomo della Quercia, n'alla même pas si loin que Ghiberti et Brunellesco. C'est en dehors de la tradition classique que ce grand artiste, dont Michel-Ange s'inspira plus d'une fois, chercha le salut. Nous aurons peut-être l'occasion de revenir sur son attitude vis-à-vis de l'antiquité, qui ne lui a d'ailleurs pas été inconnue.

En réalité, la grande rénovation artistique du XVe siècle a son point de départ dans le mémorable voyage que firent à Rome, vers 1403, Brunellesco et Donatello. Ce furent de belles et fécondes années que celles que les deux amis passèrent ensemble dans la Ville éternelle. Si les secrets de l'art antique ont été retrouvés, c'est à leurs persévérantes études que nous le devons. On vit rarement une curiosité, une ardeur aussi grandes. Il n'y eut pas une colonne, pas un fragment de corniche qui ne fût mesuré et dessiné par eux. Les Romains, surpris de l'obstination avec laquelle ces étrangers exploraient jusqu'aux moindres ruines disséminées le long de la voie Latine ou de la voie Appienne, les prirent pour des


ORNEMENTS DE LA PORTE SUD DU DOME, par Niccolò di Piero d'Arezzo.



ENCADREMENT DE LA PORTE DU DÔME, par Niccolò di Piero.


chercheurs de trésors ; ils ne les appelèrent plus que « quelli del tesoro ». Dans le fait, les deux jeunes maîtres découvrirent parfois des médailles ou des pierres gravées 1.

Il fallut une perspicacité bien grande, un esprit d'investigation vraiment extraordinaire pour discerner, aussi nettement qu'ils le firent dès lors, les caractères de l'art antique d'avec ceux du moyen âge. Leurs prédécesseurs avaient bien souvent aussi regardé les chefs-d'oeuvre de la statuaire grecque ou romaine, mais, si nous en exceptons l'École de Pise, Ghiberti, Niccolò di Piero et un petit nombre d'autres, la faculté critique était comme émoussée chez eux ; alors même qu'ils croyaient copier une statue, un camée antique, ils produisaient une oeuvre qui, jusque dans les moindres détails, offrait les particularités du style roman ou gothique. On en était même arrivé. à ne plus distinguer les monuments païens des monuments chrétiens. Une commune ignorance avait envahi tous les esprits ; les églises étaient pleines d'ornements empruntés aux temples ; les statues des dieux se transformaient en statues de saints par l'effet d'un simple changement de dénomination, sans que l'anachronisme frappât qui que ce soit. Quelquefois, il est vrai, les maîtres du moyen âge avaient retrouvé, comme instinctivement, les grandes lignes, la noblesse de composition des modèles anciens. Mais quelle comparaison établir entre ces imitations inconscientes et la méthode raisonnée, scientifique, inaugurée par Brunellesco et Donatello !

Quoique Brunellesco se sentît particulièrement attiré par l'architecture, il ne cessa d'étudier avec passion les productions de la statuaire antique. Avant son départ de Florence, lors du concours des portes du Baptistère (1401 -1402), nous l'avons déjà vu s'inspirer de ces modèles inimitables 2. Son enthousiasme pour la sculpture des anciens ne fit natu-1.

natu-1. dans notre travail sur les Arts à la cour des papes, t. II, p. 166, les documents relatifs au séjour que les deux artistes firent à Rome. – On sait aujourd'hui, grâce à M.G. Milanesi (Vasari, éd. Milanesi, t. II, p. 329), que l'auteur de la Vie de Brunellesco, éditée par Moreni, est l'architecte et mathématicien florentin Antonio di Tuccio Manetti (mort en 1497).

2. Voy. ci-dessus p. 54, et Cicognara, Storia della Scultura, édition in-8, t. IV, p. 183. – Signalons aussi l'analogie entre le bélier, qui dans le Sacrifice se gratte le front, et le bélier représenté par Nicolas de Pise dans la Nativité (chaires de Pise et de Sienne). Est-ce une rencontre due au seul hasard, ou une réminiscence ? Dans les trois compositions le motif est d'ailleurs assez déplacé.


ORNEMENTS DE LA PORTE NORD DU DOME, par Piero di Giovanni Tedesco.



rellement que croître pendant son séjour à Rome. Une curieuse anecdote rapportée par Vasari en fait foi : De retour à Florence, Brunellesco s'entretenait un jour, sur la place du Dôme, avec Donatello et d'autres amis, du mérite des sculpteurs païens. Donatello raconta que, lors de son passage

PORTRAIT DE BRUNELLESCO, par Buggiano, 1446. – (Dôme de Florence.)

à Cortone, il avait vu dans la cathédrale un sarcophage antique d'une rare beauté 1. Brunellesco fut frappé de la description faite par son ami, et résolut de se rendre immédiatement à Cortone pour copier cette précieuse

1. Ce sarcophage existe encore au même endroit ; il représente le Combat des Centaures et des Lapithes. Voy. Perkins, les Sculpteurs italiens, t. I, p. 171, et la photographie d'Alinari, n° 12011.


relique. Sans prévenir qui que ce soit, sans même prendre la peine de changer de vêtements (« cosi come egli era, in mantello ed in cappuccio ed in zoccoli »), il se mit en route, et ne revint que muni d'un dessin très soigné, très fidèle. On juge de l'étonnement de Donatello, lorsque son ami lui présenta, au bout de quelques jours, la copie du sarcophage.

Nous ne suivrons pas Brunellesco dans ses études architecturales ; il nous suffira de renvoyer le lecteur à l'excellent travail de M. Burckhardt : l'Histoire de l'architecture de la Renaissance en Italie 1.

Heureux temps que celui où le culte de la civilisation païenne. s'alliait, sans effort, aux traditions du christianisme, où l'étude de l'art grec et romain ne servait qu'à éveiller, à fortifier le sentiment des beautés de la nature ! Nul, mieux que Donatello, n'a su concilier des principes qui, dès le premier tiers du siècle suivant, paraissaient contradictoires, triompher de difficultés plus tard réputées insurmontables. Cet homme de génie se montre tour à tour admirateur enthousiaste des anciens et novateur d'une hardiesse extrême ; tantôt il imite l'art classique au point de faire illusion, tantôt il dépasse les romantiques les plus fougueux par l'originalité de la conception, l'énergie de l'expression.

Nous n'avons à envisager ici l'illustre précurseur de Michel-Ange que dans ses rapports avec l'antiquité, comme le fauteur des études archéologiques, comme le créateur – le mot n'est pas exagéré – des musées florentins. A cet égard, son influence a été prodigieuse. Non seulement il a décidé Cosme de Médicis à rechercher partout les chefs-d'oeuvre de l'art antique, il a encore été, pendant toute la première moitié du XVe siècle, l'oracle des archéologues. « Donatellus vidit et summe laudavit », tel est le plus bel éloge que le Pogge croie pouvoir faire d'un marbre récemment acquis par lui. De tous côtés on sollicite les avis du sculpteur, de tous côtés on fait appel à sa rare compétence. Son modeste atelier devient le rendez-vous des humanistes. Les savants florentins l'adoptent ; les étrangers le courtisent. Lorsque l'infatigable explorateur de l'Orient, Cyriaque d'Ancône, traverse Florence, il ne manque pas de rendre visite à celui qui interprétait si bien l'antiquité. Un autre érudit, Flavio Biondo

1. Geschichte der Renaissance in Italien. 2e éd. ; Stuttgard, 1878, passim.


de Forli, le créateur de l'archéologie romaine, compare Donatello à Zeuxis d'Héraclée, et, rappelant le beau vers de Virgile, nous montre l'artiste prêtant la vie au marbre 1. La même image revient sous la plume de Bartolommeo Facio, ou Fazio, de Naples, dont l'ouvrage parut en 1456, du vivant même de Donatello 2.

Énumérer les emprunts faits à l'antiquité par Donatello serait une tâche qui dépasserait les limites assignées à ce travail. Vis-à-vis de ses prédécesseurs grecs ou romains, le sculpteur florentin épuise toutes les formes de l'admiration, depuis l'imitation la plus respectueuse jusqu'aux fortes et libres interprétations, dignes d'un disciple tel que lui. Composition, types, ornements, style, tout chez lui témoigne d'une étude assidue. Puis, tout à coup, il fait un complet retour sur lui-même et affirme son indépendance avec une sorte d'orgueil jaloux. Quand il lui en prend fantaisie, le disciple des anciens redevient l'artiste du XVe siècle, fiévreux, dramatique, ne reculant ni devant la laideur, ni devant la brutalité pour impressionner plus fortement le spectateur.

Sans pouvoir être ramené à un modèle déterminé, l'admirable David de bronze, du Musée national de Florence, est antique par le sentiment comme par le style. On dirait une imitation libre du Faune de Praxitèle : même grâce un peu nonchalante, même élégance dans les contours et dans le modelé ; les réminiscences éclatent jusque dans la coiffure bizarre du jeune héros ; c'est aux anciens, à n'en pas douter, que Donatello a emprunté le pétase de berger qui ajoute encore au charme de cette figure délicieusement juvénile, d'une poésie presque orientale.

Le merveilleux petit bas-relief d'Or San Michele, le Combat de saint Georges et du dragon (copié par Raphael dans son Saint Georges de Pétersbourg), est, comme le David de bronze, une oeuvre originale, et tout cependant y rappelle les modèles les plus parfaits. Les Romains sont ici hors de cause : les Grecs seuls ont pu apprendre à Donatello à développer à ce point le sentiment de la grâce et de la suavité.

Dans ses Enfants dansant ou faisant de la musique, le maître semble s'être inspiré de quelque beau sarcophage à sujets bacchiques : la verve

1. Italia illustrata, éd. de Bâle, p. 305.

2. De viris illustribus, éd. Mehus. Florence, 1745, p. 51.


STATUE DE SAINT MARC, par Donatello. (Or San Michele.)


STATUE DE SAINT PIERRE, par Donatello. (Or San Michele.)


DAVID EN BRONZE. Musée national de Florence


DAVID EN MARBRE. Musée national de Florence.


n'y est pas moins grande 1. Le même motif revient dans le bas-relief qui orne le piédestal de la Judith ; mais ici la composition, si elle égale les précédentes par le mouvement, leur est inférieure par le rythme.

Si dans ces ouvrages l'imitation est indirecte, dans l'Amour en bronze (Musée national de Florence), elle saute aux yeux. On remarquera surtout la parenté de cette figure, dont l'attitude et l'accoutrement ont quelque chose de cherché, avec une statuette exposée au Louvre, dans la salle des bronzes antiques.

A Padoue, où Donatello séjourna de 1444 à 1450, il rencontra un artiste qui ne pouvait que le fortifier dans son admiration pour l'antiquité. C'était le moment où le Squarcione (né en 1394 ? mort en 1474) ouvrait un musée à côté de son atelier et prêchait à ses innombrables élèves (il en forma 137, d'après une tradition accréditée) l'imitation des chefs-d'oeuvre grecs et romains. La présence du grand sculpteur florentin imprima certainement une impulsion nouvelle à ces études peut-être trop minutieuses. On constate surtout son influence dans les fresques dont quelques élèves assez médiocres du Squarcione ornèrent, vers cette époque, la chapelle des Eremitani 2. Cette influence fut encore plus sensible chez l'artiste qui, après avoir reçu les premières leçons du fondateur de l'Ecole de Padoue, éclipsa si complètement son maître. Lors de l'arrivée de Donatello, Mantegna comptait treize ans, il en comptait dix-neuf lors de son départ : tout nous autorise donc à croire que le jeune peintre, qui fut, comme on le sait, d'une grande précocité, se pénétra des principes du sculpteur florentin, bien autrement féconds que ceux de son premier maître, le Squarcione. Dans une de ses fresques de l'Histoire de saint Christophe (saint Jacques conduit au supplice), peinte dans la chapelle des Eremitani, postérieurement à 1448, il tint à affirmer hautement son admiration : le guerrier debout au pied du pilier est une copie presque textuelle du Saint Georges d'Or San Michele. – A côté de l'influence de Donatello, Mantegna subit celle de Paolo Uccello, que le

1. La Florence de M. Yriarte contient deux belles photogravures reproduisant les Enfants dansant de la cathédrale de Florence (aujourd'hui au Musée national) et ceux de la cathédrale de Prato.

2. Crowe et Cavalcaselle, Histoire de la Peinture italienne, éd. all., t. V, p. 327, 328.


SAINT GEORGES. Or San Michele.


JUDITH ET HOLOPHERNE. Loggia dei Lanzi.


PIÉDESTAL DE LA JUDITH.


PORTE DE LA SACRISTIE DE SAINT-LAURENT.

sculpteur florentin avait emmené avec lui à Padoue. Nous voyons notamment le jeune maître s'extasier devant les Géants que le champion à ou¬


PORTE DE LA SACRISTIE DE SAINT-LAURENT.

trance de la perspective avait peints en camaïeu dans le palais Vitaliani 1.

1. Vasàri, éd. Milanesi, t. II, p. 214.


Donatello de son côté profita du voisinage de Venise pour y étudier les célèbres chevaux de Saint-Marc. Il s'inspira de l'un d'eux dans son Gattamelata, dont le cheval, semblable sous ce rapport à son prototype de Venise, lève les jambes du même côté, au lieu de lever simultanément une jambe de droite et une jambe de gauche. L'imitation, ainsi que M. Perkins l'a fait remarquer, est surtout visible dans le grand modèle en bois, conservé au palais della Ragione, à Padoue 1.

Avec les huit médaillons du palais des Médicis nous abordons la série des copies proprement dites. Ces compositions, qui représentent l'Enlèvement du Palladium, Hercule subjugué par l'Amour, un Oracle, le Triomphe de l'Amour (ou Diane et Endymion), Neptune et Pallas, Bacchus et Ariane, un Centaure, un Prisonnier agenouillé devant son vainqueur, n'ont en effet d'autre prétention que de reproduire fidèlement des camées ou des intailles faisant partie du cabinet de Cosme ou d'autres amateurs florentins. L'Enlèvement du Palladium est la reproduction de la célèbre intaille de Niccolò Niccoli, aujourd'hui conservée au musée de Naples 2. Le Triomphe de l'Amour, l'Oracle, Neptune et Pallas procèdent également de pierres gravées, qui des collections des Médicis ont passé dans celles des Farnèse et, de là, au Museo Borbonico. En ornant le palais de son protecteur de ces gigantesques camées, auprès desquels l'Apothéose d'Auguste, du Cabinet de France, et le Triomphe de Tibère, du Cabinet impérial de Vienne, ne seraient que de simples miniatures, Donatello cherchait à réaliser les rêves ambitieux des ardents collectionneurs de son temps.

La célèbre patère en bronze de la collection Martelli, maintenant au South Kensington Museum, est une imitation tout aussi cherchée de l'antique. « Elle en approche de si près, dit M. Perkins, comme composition et comme exécution, que plusieurs personnes ont supposé que c'était la reproduction de quelque pierre gravée antique. Les figures à mi-corps de Silène et d'une bacchante, le masque surmonté d'un cartouche avec cette inscription : Natura fovet quos necessitas urget, la corne ou rhyton

1. Les Sculpteurs italiens, t. I, p. 187.

2. Le musée de Naples possède un bas-relief antique rappelant de la manière la plus frappante le camée qui a servi de modèle à Donatello. D'après le Museo Borbonico, où cette sculpture est gravée (t. IV, pl. IX), le sujet représenté serait Oreste à Delphes.


qui reçoit le lait s'échappant du sein de la femme, le thyrse et les branches de vigne, les trophées, etc., le terme à l'arrière-plan, sont des merveilles d'exécution, travaillées avec le soin le plus excessif jusque dans les plus minutieux détails. Les damasquinures et les feuillages d'or et d'argent qui relèvent le tout, font un véritable joyau de cette patère, qui est certainement une oeuvre unique en son genre 1 »

Quant aux ornements antiques, d'ordre purement décoratif, aucune école ne les a prodigués au même point que Donatello et ses disciples. Ici ce sont des génies nus soutenant des guirlandes (tombeau d'Aragazzi, par Michelozzo, à Montepulciano ; devant de cheminée, au musée de South Kensington2), ou bien encore des bustes en haut-relief se détachant sur un fond en forme de conque ou de bouclier, comme les « imagines clypeatae » des anciens ; ailleurs, comme dans celle des niches d'Or San Michele qui devait recevoir plus tard les statues du Christ et de saint Thomas, de Verrocchio, ce sont des mascarons, des enfants volant qui tiennent une couronne, des figures nues qui rappellent les Victoires placées dans les retombées des arcs de triomphe. Le buste du jeune Gattamelata (au Musée national de Florence ; École de Donatello) porte au cou un camée : Apollon dans un char traîné par deux chevaux. Un autre buste en haut-relief, appelé, j'ignore pourquoi, Julien l'Apostat (collection Seillière), nous montre une cuirasse ornée d'une tête de Méduse. Dans le David de bronze, le casque de Goliath est orné d'un bas-relief représentant des enfants attelés à un char de triomphe. Un petit bas-relief en bronze, également conservé au Musée national de Florence, représente le Triomphe de Bacchus : « le dieu, étendu sur son char, qu'un Amour pousse par derrière, tient élevé au-dessus de sa tête un jeune satyre ; deux autres Amours sont assis sur le timon, deux traînent le char, une douzaine d'autres dansent et chantent en frappant leurs cymbales et en agitant des pampres chargés de raisins 3. »

En ne voyant dans Donatello que l'élève des anciens et de la nature,

1. Les Sculpteurs italiens, t. I, p. 182.

2. Gravé dans l' Italian Sculpture de M. Robinson, Londres, 1862, pl. XV.

3. Perkins, Les Sculpteurs italiens, t. I, p. 182.


on le jugerait incomplètement. Ce puissant génie, aux aptitudes si multiples, s'est également inspiré du moyen âge ; sans s'en douter, peut-être, il a imité le chef de l'école naturaliste toscane, Jean de Pise. Si l'on examine les diverses Mises au tombeau qui sont attribuées à Donatello, on ne peut s'empêcher d'y constater de grandes analogies avec le Massacre des Innocents et la Crucifixion, sculptés par Jean sur la chaire de Sant' Andrea de Pistoie. Dans l'oeuvre du XIIIe comme dans celle du XVe siècle, même exubérance de vie, même puissance dramatique. La résignation, chère aux représentants des écoles mystiques, y fait place à une douleur sans frein, c'est par des sanglots, des cris, quelquefois même par des hurlements, que les acteurs expriment leur désespoir ; ils s'arrachent les cheveux, se tordent les mains, semblables à des damnés plutôt qu'aux disciples du doux Jésus.

Peut-être, en rattachant directement les compositions de Donatello à celles de Jean de Pise, supprimons-nous d'une manière arbitraire quelques anneaux de la chaîne. Jean de Pise a en effet servi de modèle à Giotto et au Giottino, et il est possible que ce soit aux Crucifixions, aux Dépositions de croix et aux Mises au tombeau de ces derniers que Donatello ait emprunté ses compositions, d'un pathétique si saisissant. Il servit à son tour de modèle à Mantegna, lorsque celui-ci grava sa célèbre Mise au tombeau (plus tard copiée, en partie du moins, par Raphael) 1 ; à Verrocchio, pour ses bas-reliefs représentant la mort de Francesca Tornabuoni 2, enfin à Pollaiuolo pour sa Crucifixion (Musée national de Florence). Que nous sommes loin de la douleur mélodieuse, si savamment rythmée, des anciens !

Dans un dernier ouvrage, les ambons de Saint-Laurent, achevés par Bertoldo, les réminiscences de la radieuse civilisation classique alternent avec les sombres souvenirs, les terreurs du moyen âge. A côté des scènes les plus poignantes de la Passion, on voit deux centaures tenant un cartel avec l'inscription : Opus Donatelli Flo. Les deux génies nus, qui s'em-1.

s'em-1. la belle publication de M. Georges Duplessis, l'OEuvre de Mantegna, Paris, 1878, pl. 3.

2. Aujourd'hui conservés au Musée national de Florence. Photographiés par M. Brogi, nos 3242 et suiv.


LE MARZOCCO, par Donatello. (Place de la Seigneurie, à Florence 1.)

1. Le Marzocco original se trouve aujourd'hui au Musée national ; le lion en bronze de la place de la Seigneurie est une copie moderne.



brassent, font penser au groupe d'Éros et de Psyché. Enfin, les deux dompteurs de chevaux, représentés aux extrémités, reproduisent, avec quelques variantes, les célèbres groupes de Monte Cavallo, les Dioscures, si longtemps attribués à Phidias et à Praxitèle. Ici, et le fait n'a pas encore été relevé, Donatello s'est rencontré avec Mantegna. Dans sa Madone de Saint-Zénon, de Vérone (1459), le chef de l'École de Padoue a, en effet, copié, avant le sculpteur florentin, et avec plus d'exactitude, un de ces chefs-d'oeuvre de la statuaire grecque.

C'était bien à Donatello qu'il appartenait de perpétuer les traits de deux des plus illustres champions de la Renaissance littéraire, de deux de ses meilleurs amis, Giannozzo Manetti et le Pogge. Leurs statues, aujourd'hui encore conservées dans le Dôme de Florence, sont un éloquent témoignage de l'amitié qui les unissait tous deux au sculpteur.

Mais lorsque l'auteur de tant de merveilles vint à disparaître à son tour, personne, parmi ses concitoyens, n'eut l'idée de consacrer, ne fût-ce que par une simple plaque de marbre, la mémoire du plus grand sculpteur que l'Italie eût vu jusqu'alors. Il est douloureux pour nous d'avoir à enregistrer ce trait de moeurs du XVe siècle : la République vote de superbes mausolées à ses écrivains ; les statues du Dôme, les tombeaux de Léonard Bruni, de Charles Marsuppini, à Santa Croce, deux incomparables chefs-d'oeuvre, proclament encore aujourd'hui sa magnificence. A l'égard des artistes, au contraire, si nous exceptons Brunellesco, auquel son titre de maître de l'oeuvre du Dôme créait une situation à part, le gouvernement florentin semble ne s'être même pas douté de ses obligations. Ici encore éclate la grande différence qui existait à cette époque, au point de vue social, entre l'humaniste et l'artiste. Même devant la mort, il n'y a point d'égalité. Nous en sommes réduits à ignorer où se trouvent les tombeaux de ces grands maîtres qui ont nom Bernardo Rossellino et Desiderio da Settignano, pour ne citer que ceux dont nous venons d'évoquer le souvenir. Même incertitude pour le tombeau de Ghiberti 1. Donatello fut relativement mieux partagé ; il obtint de la munificence de Cosme de Médicis le coin de terre où ses cendres devaient reposer un jour, à côté et comme à l'ombre de celles de son protecteur. Mais c'est au siècle dernier seulement

1. Vasari, éd. Milanesi, t. II, p. 249.


que ses compatriotes ont songé à orner d'une inscription cette tombe modeste.

Ce sera l'honneur de Laurent le Magnifique d'avoir inauguré, en faveur des artistes, des principes différents. Par une de ces nobles inspirations dont il avait le secret, il résolut, en traversant Spolète, de ramener à Florence les restes d'un peintre florentin célèbre, Fra Filippo Lippi. La communauté ayant refusé de rendre ce dépôt sacré, il voulut du moins qu'un mausolée de marbre marquât la place où reposait un maître si éminent. Vasari raconte que la banque de Médicis paya les frais de la construction, qui se montèrent à cent ducats d'or, et que Politien, l'ami de Laurent, composa l'épitaphe. Ce fut encore Laurent qui s'occupa, une vingtaine d'années plus tard, de faire élever à Giotto, à Santa Maria del Fiore, un monument digne de lui, et ce fut encore Politien qui célébra le génie de celui qui avait tiré la peinture de son long assoupissement :

Ille ego sum per quem pictura extincta revixit...

Brunellesco et Donatello ignoraient, tout nous porte à le croire, les jouissances égoïstes du collectionneur. Ils se bornaient à étudier les belles choses, à provoquer chez les autres le goût des recherches de ce genre, sans songer, dans leur désintéressement, à profiter des occasions qui pouvaient s'offrir à eux. Leur rival Ghiberti, au contraire, a le droit de figurer parmi les « curieux » proprement dits.

A la gloire de l'artiste, il a voulu joindre celle de l'antiquaire, de l'écrivain. Ses Commentaires, dont une partie est malheureusement encore inédite, précèdent de tout un siècle les biographies de Vasari, qui ne s'est pas fait faute de mettre à contribution, en le citant d'ailleurs, les papiers de son prédécesseur. Cet ouvrage a une importance capitale ; c'est la première fois depuis longtemps que le sentiment de la supériorité de l'art antique est formulé avec une netteté si grande. Il y a, sous ce rapport, une gradation remarquable dans les écrits que le moyen âge a consacrés aux arts. Dans le traité Sur les Couleurs et les Arts des Romains, composé au Xe siècle par Héraclius, c'est l'antiquité qui absorbe encore l'attention et l'admiration de l'auteur 1. Deux cents ans plus tard le moine

1. De coloribus et artibus Romanorum ; éd. de Vienne, publiée en 1873, par M.A. Ilg.


Théophile, dans sa Schedula diversarum artium 1, semble déjà ne plus se douter qu'il y ait eu un art grec ou romain : la « Graecia » est pour lui non pas la patrie de Phidias et d'Apelle, mais l'Empire byzantin 2 ; s'il fait allusion, par une exception digne d'être notée, aux anciens édifices des païens (in antiquis aedificiis paganorum), c'est uniquement pour dire qu'on

LE SACRIFICE D'ABRAHAM, par Ghiberti. – Musée national de Florence.

y trouve des cubes de mosaïque blancs, noirs, verts, jaunes, bleus, rouges et pourpre, qui peuvent servir à la fabrication de l'« electrum 3 ». Vers la fin du XIVe siècle, l'auteur du Traité de la peinture, Cennino Cennini, l'élève d'Agnolo di Taddeo, qui fut lui-même le disciple de Taddeo Gaddi, lequel eut pour maître Giotto, professe encore la même indifférence (ou plutôt fait preuve de la même ignorance) à l'égard de l'antiquité. Il ne

1. Publiée pour là dernière fois à Vienne, en 1874, également par les soins de M. Ilg.

2. Préface, p. 9. Cf. p. 115, 117. C'est dans ce sens qu'il faut entendre l'expression « De vitro graeco, quod musivum opus decorat ».

3. Éd. Ilg, p. 113.


lui échappe qu'une seule fois d'en parler : c'est à propos des figures nues : « Si come anticamente si trova di molte buone figure ignude 1. »

Chez Ghiberti, le point de départ, ce n'est plus le moyen âge, comme chez Cennini et Théophile, mais l'antiquité. Tout le premier livre de ses Commentaires est consacré à l'histoire de l'art chez les Grecs et chez les Romains ; c'est un résumé, assez confus, de Pline. L'artiste en a probablement puisé les éléments dans ses conversations avec Niccolò Niccoli et le Pogge. Quelque informe que soit cet essai, il mériterait d'être publié ; le moindre des jugements portés sur l'antiquité par les artistes du XVe siècle a son intérêt : il importe de recueillir avec soin des témoignages si propres à élucider l'histoire de ce premier contact.

Dans ses Commentaires, Ghiberti nous entretient tour à tour de la statue de l'Hermaphrodite, qu'il vit tirer de sous terre à Rome, d'une sculpture qu'il attribue à Lysippe, de pierres gravées appartenant à des amateurs florentins : l'Enlèvement du Palladium, de Niccolò Niccoli, l'Apollon et Marsyas, de Jean de Médicis. Dans la description qu'il nous a laissée de cette dernière pièce, l'artiste-auteur montre que ses connaissances archéologiques n'étaient pas au niveau de son goût : le sujet représenté est encore un mystère pour lui 2.

Rio, dans une page qui mérite d'être rapportée, a fait ressortir la préférence accordée par Ghiberti à l'art grec sur l'art romain 3. « Ce qui frappe avant tout, dit-il, c'est, en fait d'antiquités, sa passion exclusive pour la sculpture grecque. Il garde un silence dédaigneux sur les monuments de la Rome impériale, qu'il avait cependant vus de près, et il ne fait pas la plus légère allusion à la collection de statues qui se trouvait dès lors dans le jardin des Médicis. Son culte pour la Grèce est poussé si loin qu'il va jusqu'à substituer la supputation chronologique des olympiades à celle de l'ère vulgaire, et au lieu de dire qu'un certain artiste est mort sous le pontificat de Martin V, il dit qu'il est mort dans la

1. Il libro dell' arte o Trattato della Pittura, éd. Milanesi, p. 139.

2. Voy. mon travail sur les Arts à la cour des Papes, t. II, p. 166, 167.

3. Si les citations de Rio sont exactes, si Ghiberti a réellement distingué avec tant de netteté l'art grec de l'art romain, il faut avouer que le sculpteur florentin était en avance sur ses contemporains de près de quatre cents ans. Ce n'est en effet que dans notre siècle que l'on a réellement établi une ligne de démarcation bien tranchée entre les deux écoles.


STATUE DE SAMSON, par Ghiberti. Portes du Baptistère.



438e olympiade. Il faut voir dans quelle extase le jette le souvenir de trois belles statues qui furent découvertes de son temps, et dont l'une (un hermaphrodite) le fut pour ainsi dire sous ses yeux. C'était à Rome, près de l'église San Celso. Telle était, selon lui, la perfection de l'ouvrage, que le langage humain serait impuissant à en exprimer la beauté. L'autre statue, qu'il vit à Padoue, laissait deviner, dans son état de mutilation, les merveilles qu'elle offrait aux yeux dans son état primitif ; et, quand le regard avait tout mesuré et tout approfondi, le sens du tact, disait-il, y découvrait encore des beautés nouvelles. Enfin, la troisième de ces statues avait été trouvée à Sienne, auprès du palais Malavolti ; mais Ghiberti ne la connaissait que par un dessin d'Ambrogio Lorenzetti, auquel il donne de bon coeur la qualification de très grand peintre. Celle-là portait le nom du fameux statuaire Lysippe, et elle en était digne par le travail exquis du ciseau. Cet artiste était une des idoles de Ghiberti, et il ne mettait au-dessus de lui que Polyclète, dont il possédait lui-même ou croyait posséder plusieurs fragments, et dans lequel il vénérait, en outre, l'auteur de ce fameux canon qui avait été jadis la règle suprême de l'art dans les écoles, et qui fut plus tard un sujet de méditations et presque de tourments pour Léonard de Vinci.

« Cet enthousiasme, nourri par des études sérieuses, et entretenu par l'esprit du temps, inspira parfois à Ghiberti des lamentations sur la ruine de l'ancienne civilisation, dont la plus belle fleur était, à ses yeux, la statuaire antique ; jugeant, à son point de vue d'adorateur inconsolable, la guerre que les premiers chrétiens et surtout les premiers empereurs convertis firent au polythéisme, dans les objets populaires de son culte, il s'écrie avec un chagrin voisin du désespoir, que « l'idolâtrie eut à souffrir, sous Constantin, les plus grandes persécutions, de manière que toutes les statues et les peintures qui respiraient tant de noblesse et de parfaite dignité, furent renversées et mises en pièces, outre les châtiments sévères dont on menaça quiconque en ferait de nouvelles, ce qui amena l'extinction de l'art et des doctrines qui s'y rattachent 1 ».

L'intolérance était un défaut inconnu à cet âge d'or de la Renaissance. Les érudits aussi bien que les artistes savaient à la fois admirer l'antiquité

1. De l'art chrétien, nouv. éd., t. I, p. 348, 350.


et apprécier le moyen âge. Tout au plus regardait-on avec indifférence les peintures de l'École byzantine, ou les édifices construits d'après les règles du style gothique. Dans les uns comme dans les autres, c'était l'élément étranger qui dominait. En faut-il davantage pour expliquer la froideur professée à leur endroit par les hommes du XVe siècle ? Et encore, du moins en ce qui concerne le style gothique, restèrent-ils longtemps sans avoir la conscience de cette opposition.

Plus que tout autre, Ghiberti était l'homme de la conciliation. Aussi ne faut-il pas s'étonner, après l'avoir entendu professer un si vif enthousiasme pour l'art antique, de le voir juger avec bienveillance, avec sympathie, les productions de l'École de Giotto. Il nous montre dans Cimabue et Duccio les représentants du style byzantin (l'arte greca), dans Giotto le champion des idées nouvelles, le champion du naturalisme. Giotto, dit-il, retrouva les bonnes doctrines perdues pendant près de six siècles. Il joignait au culte de la nature le sentiment de la grâce. Il s'éleva en Étrurie à un haut degré de gloire. Ses chefs-d'oeuvre remplissent Florence et une foule d'autres endroits. Ses élèves furent nombreux et aussi savants que les anciens Grecs, etc. (Parmi ces élèves, Ghiberti cite avec éloges Stefano, Taddeo Gaddi, le Giottino.)

Puis il définit la manière et étudie les oeuvres de Buffalmacco, de Pietro Cavallini de Rome, d'Orcagna, d'Ambrogio Lorenzetti, de Simone Memmi, de Berna. Dans toutes ces appréciations, qui témoignent d'un goût très sûr et d'une grande indépendance, Ghiberti s'attache plus encore au talent individuel qu'aux tendances. Pour lui, évidemment, la rupture entre les aspirations du XVe siècle et celles de Giotto n'était pas encore consommée ; il n'a même pas l'air de se douter de l'abîme qui sépare ce grand maître des premiers champions du naturalisme, Masaccio, Paolo Uccello, Andrea del Castagno.

Parmi les sculpteurs, Ghiberti cite Giovanni Pisano et Andrea Pisano, auquel il prodigue les plus grands éloges, enfin un artiste de Cologne, dont il ne prononce pas le nom, mais qui est probablement identique à Giovanni di Piero, le sculpteur de l'une des portes du Dôme.

Ces antiques, que Ghiberti décrivait avec tant de complaisance, il chercha plus d'une fois à les introduire dans ses compositions. Ici,


dans les montants de la porte du Baptistère, nous trouvons une tête

TÊTE IMITÉE DE L'ANTIQUE. Deuxième porte du Baptistère de Florence.

juvénile évidemment inspirée d'un Apollon ; ailleurs un guerrier digne de figurer parmi les légionnaires de l'Empire romain, ou un Samson ressem-


blant à s'y méprendre, Vasari déjà en a fait la remarque, à un Hercule. S'il faut en croire le biographe que nous venons de citer, Ghiberti poussa même l'admiration de l'antiquité jusqu'à copier (Vasari dit contrefaire) des médailles grecques ou romaines 1. Et cependant, malgré ces emprunts, l'auteur des portes du Baptistère est bien plus le représentant du moyen âge que le champion des idées nouvelles. Chez lui, l'imitation de l'antique se borne en quelque sorte aux accessoires, à des détails de costume, d'ornement : l'idée, comme le style, reste foncièrement chrétienne.

La collection de Ghiberti comprenait principalement des marbres et des bronzes. Albertini et Vasari, qui l'ont encore vue, proclament la haute valeur des pièces réunies par l'illustre sculpteur 2. Ghiberti ne s'était pas contenté de mettre à contribution l'Italie, il avait étendu ses recherches jusqu'à la Grèce. Grâce aux relations fort suivies qui existaient alors entre Florence et la partie orientale de l'Europe, il put notamment se procurer un grand vase sculpté, un vrai chef-d'oeuvre, au dire d'Albertini 3.

Après avoir longtemps fait l'ornement de la maison de Ghiberti, la collection fut vendue par un de ses héritiers. Heureusement toute trace des trésors dont elle se composait n'a pas disparu. Parmi les marbres, les annotateurs de Vasari citent le torse d'un satyre, oeuvre grecque d'une bonne époque, un torse de Vénus analogue à la Vénus de Médicis, le torse d'une autre Vénus, ceux d'un Génie, d'un Narcisse et d'un Mercure. La première de ces antiques fut acquise par le grand-duc Pierre-Léopold ; elle se trouve aujourd'hui aux Offices ; la seconde, après l'extinction de la famille Gaddi, devint la propriété du marquis de Sorbello, puis celle d'un Oddi de Pérouse. Le torse du Génie, attribué à Praxitèle, passa des mains du marquis de Sorbello dans celles du chevalier Lorenzo Adami. Quant

1. Vasari, éd. Milanesi, t. II, p. 223. Cf. p. 231, 232, 233, 238.

2. « Oltre le cose di sua mano (Lorenzo), lasciò agli eredi molte anticaglie di marmo e di bronzo ; come il letto di Policleto, ch'era cosa rarissima ; una gamba di bronzo grande quanto è il vivo, ed alcune teste di femmine e di maschi con certi vasi, stati da lui fatti condurre di Grecia con non piccola spesa. Lasciò, parimente, alcuni torsi di figure e altre cose molte, le quali tutte furono insieme con le facoltà di Lorenzo mandate male, e parte vendute a messer Giovanni Gaddi, allora cherico di camera ; e fra esse fu il detto letto di Policleto e l'altre cose migliori. » (Éd. Lemonnier, t. II, p. 120, 121 ; éd. Milanesi, t. II, p. 245.)

3. « Non fo mentione di quelle excellentissime per mano di Polycleto antiquo, sono in casa e Ghiberti, dove ho visto uno vaso grande marmoreo intagliato bellissimo, il quale Lorenzo Ghiberti fece portare di Grecia, cosa bellissima. » (Albertini, Memoriale.)


aux autres morceaux, acquis par la famille Nerli, on ignore ce qu'ils sont devenus.

Mentionnons encore, dans la collection du sculpteur florentin, quelques dessins de Giotto et d'autres maîtres, dessins dont Victor Ghiberti fit don à Vasari en 15281.

Prononcer le nom de Léon-Baptiste Alberti (mort en 1472), c'est rapPORTRAIT

rapPORTRAIT L. B. ALBERTI, d'après la médaille de Matteo de' Pasti.

peler l'organisation la plus riche, le génie le plus varié de la première Renaissance, le vrai précurseur de Léonard de Vinci 2. A la fois artiste et humaniste, Alberti résume les aspirations de la société d'élite groupée autour de Cosme et de Pierre de Médicis. Tantôt, dans sa comédie de Philodoxeos, publiée sous le pseudonyme de Lépidus et imprimée au siècle

1. Loc. cit.

2. Nous manquons encore d'un bon travail sur Alberti. Cette lacune, nous sommes heureux de l'apprendre à nos lecteurs, sera prochainement comblée par M.H. Janitschek, professeur à l'Université de Prague.


suivant encore comme antique, il se place au premier rang des latinistes ; tantôt il fait revivre dans l'art de bâtir les principes des anciens Romains. Chez d'autres, la puissance de l'assimilation exclut souvent l'initiative ; chez lui, elle semble la développer. Ce champion des humanités a fait les plus grands efforts pour remettre en honneur sa langue maternelle ; nous le voyons notamment ouvrir, en 1441, un concours pour les poésies écrites en italien 1. Il est, en outre, le premier qui ait cherché à introduire dans la langue vulgaire les mètres antiques 2. Sa curiosité, toujours en éveil, ne profite pas moins aux sciences exactes ; il perfectionna entre autres la chambre claire et en tira un brillant parti pour les relevés topographiques. Son Traité d'architecture contient sur son programme un aveu digne d'être recueilli : « Je n'écris pas seulement pour les artistes (lisez : spécialistes), mais encore pour les esprits curieux de s'instruire : « non enim scribimus solum fabris, verum et studiosis etiam rerum dignarum. » (Liv. II, chap. XI.) Le savant, chez lui, est toujours doublé d'un penseur.

Malgré son admiration pour Niccolò Niccoli, dont il se proposait d'écrire la biographie, malgré sa liaison avec le Pogge et avec Flavio Biondo, qui le mit en relations avec le pape Nicolas V 3, Alberti étudie les monuments antiques plutôt comme artiste et comme constructeur, que comme archéologue. L'influence de Brunellesco l'emporte ici sur toute autre : les dates des édifices, la succession des styles lui importent peu, il les considère comme des modèles, non comme des types.

C'est un ouvrage bizarre que ce Traité d'architecture, ce De re aedificatoria, qui, composé sur l'invitation de Lionel d'Este, traduit par l'auteur en latin, vers 1452, et offert au pape Nicolas V, parut définitivement en 1485 par les soins de Politien, qui le dédia à Laurent le Magnifique. Des conseils essentiellement pratiques sur le chauffage, la ventilation, la salubrité 4, y alternent avec des essais d'esthétique transcendante : dans le chapitre v du livre IX, par exemple, Alberti cherche à appliquer à l'architecture les principes de la musique. Même éclectisme dans le choix

1. Alberti, Gli Elementi della Pittura, éd. Mancini, Cortone, 1864, p. 20.

2. Carducci, La Poesia barbara nei secoli XV e XVI. Bologne, 1881.

3. Vasari, éd. Milanesi, t. II, p. 538.

4. Par exemple, liv. X, chap. XV : « Quomodo serpentes, culices, cimices, muscae, mures, pulices, tineae et id genus molesta nocuaque perdantur et arceantur. »


des informations. Tantôt l'auteur soumet à l'examen le plus approfondi les monuments de Rome, d'Ostie, de Terracine, de Piperno, de Véies, de Tivoli, d'Alatri, de Spolète, de Sienne, de Ravenne, de Venise ; tantôt il s'attache uniquement au témoignage des auteurs de l'antiquité, Vitruve, Varron, Pline et tutti quanti. Il nous force à admirer, ici sa critique si pénétrante, là son érudition si variée. Sur ses investigations dans les ruines de Rome, nous possédons, outre son témoignage, celui de son compatriote et ami, Bernard Rucellai : celui-ci, dans son travail sur la topographie romaine, nous raconte notamment qu'il visita, en compagnie d'Alberti, les thermes antonines 1. Quant à son érudition, Alberti s'est chargé, en cent endroits, de nous la démontrer. Aucun des savants de la Renaissance, même pas notre Montaigne, n'aime autant à citer. Dans son admiration pour les écrivains de l'antiquité, il va jusqu'à répéter les fables les plus absurdes, car, ne l'oublions pas, si l'étude des auteurs classiques détruisit bon nombre de superstitions du moyen âge, elle remit par contre en honneur quelques préjugés de l'ancien monde 2.

Alberti ne ferme pas les yeux sur les monuments du Bas-Empire, ni même sur ceux du moyen âge : il cite plusieurs fois, entre autres, Saint-Pierre de Rome, et décrit la Navicella de Giotto 3. Mais ceux de l'antiquité seuls ont le privilège de le charmer et de le fasciner. Songeait-il réellement à une restauration possible du monde gréco-romain ? Toujours

1. « Thermae Antonianae... Ceterum, quod substructionum cadavera, duce Baptista Alberto, olim invisimus, eas quoad per vetustatem licuit, suis lineamentis describendas curavimus. » (Liber de Urbe Roma, Florence, 1770.)

2. « Aucun oiseau ne trouble le temple d'Achille, situé dans l'île du Borysthène. A Rome, sur le Forum Boarium, ni chien, ni mouche ne pénètre dans le temple d'Hercule. N'est-ce pas chose merveilleuse aussi que de voir qu'aucune espèce de mouches ne pénètre dans le palais des censeurs, à Venise ! Et à Tolède, dans la grande boucherie, on ne voit jamais, toute l'année, plus d'une mouche à la fois, remarquable par sa blancheur... A Paphos, il ne pleut jamais sur l'autel de Vénus. Dans la Troade, près de la statue de Minerve, la chair des animaux sacrifiés ne pourrit pas. Lorsqu'une pierre se détachait du tombeau d'Antée, il commençait à pleuvoir jusqu'à ce que la brèche fût réparée. Il y a des hommes qui prétendent que ces miracles sont obtenus au moyen de certaines figures dont le secret s'est perdu, quoique les astronomes prétendent encore le connaître. » (Liv. VI, chap. IV.)

3. « On vante également, à Rome, le navire de me Giotto, peintre toscan, où il exprima si bien l'épouvante et la stupéfaction des onze apôtres à la vue de leur compagnon marchant sur les ondes, que chacun, à part soi, laisse voir le trouble de son âme et représente différemment, par les attitudes corporelles, l'effroi dont il est saisi. » (De la Peinture, trad. C. Popelin, Paris, 1869, p. 158.)


est-il qu'il discute longuement sur la manière d'honorer les « dieux », en leur élevant des temples dignes d'eux, et qu'il examine quel est le style qui convient le plus à chaque divinité. On croit rêver en lisant des dissertations telles que celles-ci :

« En tout l'art de bâtir, il n'y a chose où soit requis plus d'esprit, de soin, d'industrie de diligence, qu'à bien conduire et décorer un temple, considéré que ce lieu-là, bien ordonné, puis embelli ainsi qu'il est requis, apporte le premier et principal ornement à la ville, et dise qui voudra le contraire : quant à moi, je maintiens qu'un temple est la maison des dieux... Or n'est pas impertinent (hors de propos) ce qu'aucuns architectes disent, qu'il faut pour Vénus, pour Diane, pour les Muses, pour les Nymphes et pour les plus douces déesses, faire des temples imitant leur forme féminine, et sentant aucunement la délicatesse du jeune âge. Mais à Hercule, à Mars, et aux grands dieux robustes, leurs maisons doivent être bâties de sorte qu'il y ait plus de révérence par la gravité de l'ouvrage qu'elles n'auront de grâce par l'acquisition de vieillesse. Or, en quelque lieu que le temple s'édifie, la raison veut qu'il soit célèbre, illustre et superbe (comme l'on dit), voire hors la contagion (contact) des personnes profanes, pour laquelle chose faire, lui convient donner devant son front une belle grande place, digne de lui, en manière de parquet, close d'une courtine de basse muraille, et pavée de la plus belle pierre que trouver se pourra : et quand cela régneroit tout alentour, ce ne seroit que le devoir, car il faut que de toutes parts il y ait apparence de dignité. » (Livre VII, chapitre III, d'après la traduction de Jean Martin. Paris, 1553.)

« D'autres ont estimé que l'on pouvait convenablement représenter les dieux en pierre noire, pour autant que cette couleur est incompréhensible. Toutefois, il en a été qui les aimaient mieux d'or, pour ce qu'il semble que les étoiles soient dorées. Quant à moi, je suis encore en doute de quelle matière on les doit faire ; car il faut qu'elle soit singulièrement noble pour une telle essence, la dignité étant en proportion de la rareté. Néanmoins je ne suis pas celui qui veut qu'on les fasse de sel, comme les Siciliens avaient l'habitude de le faire, au témoignage de Solin, ni de verre, comme le rapporte Pline, ni en or massif, ni en argent.


Je ne partage pas toutefois l'opinion de ceux qui rejettent ces matières parce qu'elles proviennent d'un sol stérile et qu'elles sont pâles. Les motifs qui me guident sont de différentes sortes ; parmi eux il y en a un qui me paraît se rattacher intimement à la religion : à savoir que les statues que nous élevons pour les adorer comme des dieux doivent ressembler aux dieux le plus possible ; les mortels doivent donc leur assurer le plus de durée (d'immortalité) possible.

« … Nos ancêtres étaient persuadés que l'image d'un dieu peinte dans tel ou tel endroit les exauçait, tandis qu'une statue du même dieu placée ailleurs faisait la sourde oreille aux prières et aux voeux des hommes justes. Bien plus : si l'on change de place les statues auxquelles le public a le plus de dévotion, on ne trouvera plus personne pour croire en elles, pour leur adresser des prières, – comme si elles avaient déchu. Il faut donc que ces images aient un siège fixe, convenable, digne. » (Livre VII, chapitre XVII.)

On se tromperait en croyant que ce n'étaient là qu'illusions, utopies de théoricien. Alberti brûlait de mettre son programme à exécution, et il se trouva un Mécène pour lui en fournir les moyens. Le monument que Sigismond Malatesta chargea Alberti d'élever à Rimini était bien un temple, non une église. Seulement la divinité qu'on y honorait ne s'appelait ni Junon, ni Vénus, ni Minerve, c'était la maîtresse même du prince, la belle Isotta : Diva Isotta.

Il y a des passages cependant où le chanoine – car Alberti, il ne faut pas l'oublier, était dans les ordres, – reparaît. Mais s'il parle des mystères du culte chrétien, c'est pour accentuer encore davantage l'écart entre ses opinions et celles de ses contemporains. Pour lui la période du christianisme vraiment digne de sympathie c'est celle des premiers siècles, alors que les dogmes nouveaux se développaient à côté du polythéisme antique. Alberti calculait-il la portée des paradoxes qu'il énonçait à cet égard, ou bien se croyait-il couvert par le pape Nicolas V, auquel il offrit un exemplaire du Traité d'architecture ? toujours est-il que plus d'une de ses hérésies sent singulièrement le fagot. Le lecteur en jugera par les extraits suivants, empruntés au chapitre XIII du VIIe livre :


« Les anciens avoient l'habitude de faire un autel haut de dix pieds, sur douze de large, et plantoient là le signe de la croix. En faut-il placer plusieurs dans un temple pour y faire des sacrifices ? c'est là une question que j'abandonne au jugement des autres. Nos prédécesseurs, gens de bien au commencement de notre loix et religion, s'assembloient en la communion de la cène, non pour s'y remplir de viandes, mais afin de s'aprivoiser et être plus aimables les uns avec les autres par telle communication de boire et manger ensemble, si qu'ayant leurs esprits rassasiés de très sainte doctrine, ils pussent retourner en leurs maisons plus convoiteux des vertus qu'ils avoient vues les uns aux autres. Ayant donc plutôt goûté la viande, qui là étoit appareillée, que s'être emplis (comme dit est), on y faisoit lecture et sermon des mystères divins, de manière que les affections étoient ardentes au salut l'un de l'autre et à suivre la bonne voie. Après, chacun offroit selon sa qualité, ainsi comme une rente ordonnée à l'aumône ; puis tout cela se distribuoit par l'évêque à ceux qui en avoient le plus besoin. Ces choses se faisoient entre eux, ainsi, comme entre frères et bons amis, et avoient leurs biens en commun. Mais après ce temps-là, quand les princes permirent de s'assembler sans crainte, publiquement, les hommes ne changèrent pas beaucoup de la vieille façon de faire, mais pour ce qu'il survenoit plus grande affluence de peuple, l'on y administroit moins de réfection. Et quant aux sermons très élégants que faisoient alors les prélats à l'assemblée, on les peut voir encore dans les livres des Pères. Bien puis-je témoigner qu'il n'y avoit donc qu'un seul autel, où les gens s'assembloient, et ne s'y faisoit tous les jours fors un seul sacrifice. Depuis succédèrent les temps qu'on voit aujourd'hui, que je voudrois (sauf la révérence des pontifes) que quelque homme de grave autorité estimât réformables, car, comme sous ombre de conserver leur dignité, à peine les pontifes se laissent-ils voir au peuple une seule fois le jour de l'an ; ils ont tellement rempli les églises d'autels, et aucunes fois, je n'en dis pas plus. J'ose bien affirmer qu'entre tous les humains ne se trouve chose plus digne que le saint sacrifice, et ne pense point qu'il y ait homme de sain entendement lequel voulut que les divins mystères devinssent vils, par les avoir trop à main. »(Livre VII, chapitre XIII ; trad. de Jean Martin.)


Mais le sceptique ne tarde pas à reparaître : il se demande si ce n'est pas le cours des astres qui détermine l'intensité du sentiment religieux : « On rencontre des personnes, dit-il, qui croient que l'esprit change selon les planètes qui nous régissent (astro movente) ; il y a trois ou quatre cents ans, la ferveur était si grande que les hommes paraissaient être venus au monde uniquement pour construire des sanctuaires. Je n'en dis pas davantage. A Rome, j'ai encore vu plus de deux mille cinq cents églises, dont la moitié, il est vrai, ne formait plus qu'un amas de ruines. » (Livre VIII, chapitre v.)

Dans le Traité de la Peinture, mêmes préoccupations. Alberti n'y envisage jamais que les compositions mythologiques, ou du moins les sujets tirés de l'histoire grecque et romaine ; il suppose invariablement que le peintre auquel il s'adresse représentera des dieux, des déesses, des héros. Ici il lui apprend qu'il serait inconvenant de vêtir Minerve ou Vénus d'un sayon, et Jupiter ou Mars d'une robe (trad. Popelin, p. 152), ailleurs il déclare que le comble de l'absurde consisterait à donner à Hélène ou à Iphigénie des mains rudes ou ridées, à Nestor un torse d'adolescent, à Ganymède des muscles d'athlète, et des bras grêles à Milon, le plus robuste des hommes (p. 151). Dans un autre passage il nous montre Hercule faisant la cour à Déjanire ou luttant avec Antée (p. 94).

Ainsi, dès l'aurore de la Renaissance, on voit se produire, quoique à l'état d'exception, ces exagérations qui, lors de leur triomphe définitif, un siècle plus tard, aboutirent au remplacement de l'inspiration par l'imitation, creusèrent un abîme infranchissable entre les artistes et le peuple, et valurent à l'Europe la triste École des pseudo-classiques. Fondre les traditions antiques dans la civilisation de leur temps, tel avait été le mot d'ordre de Brunellesco et de Donatello : Alberti, – et ce n'est point là l'unique contradiction dont se soit rendu coupable cet esprit éminent sous tant de rapports, – substitue à cette large et féconde formule le rétablissement pur et simple d'une civilisation, d'un monde qui, par plus d'un côté, étaient dignes de servir de modèles à la postérité, mais qu'il n'était au pouvoir de personne de faire revivre.

Sans avoir l'élévation de vues ou l'universalité de connaissances d'Al-


berti, son collaborateur Bernard Rossellino a peut-être contribué plus que lui à l'affermissement de la Renaissance. Sur le rôle qu'il joua à Rome, où il exécuta les projets d'Alberti, nous avons le témoignage de Vasari. Quant à son admiration pour son compatriote, il l'a proclamée dans le magnifique palais Piccolomini, à Pienza : l'ordonnance générale y rappelle de la manière la plus frappante le palais Rucellai, chef-d'oeuvre de Léon-Baptiste. Le tombeau de Léonard Bruni, à Santa Croce, où l'architecte et le sculpteur se sont élevés à une égale hauteur, nous montre à quel point Rossellino avait appris à se pénétrer de la simplicité, de la noblesse des modèles antiques ; c'est une des compositions les plus pures et les plus harmonieuses de la Renaissance. Dans un autre monument, la cathédrale de Pienza, l'assimilation est moins complète : quoique le plein cintre y domine (l'ogive n'apparaît que dans l'abside), la disposition générale est celle d'une église gothique. Il est vrai que le pape Pie II avait imposé la division de l'édifice en trois nefs. Mais Brunellesco n'avait-il pas, à S. Spirito, trouvé pour un problème analogue la plus brillante des solutions ?

Rossellino, et en cela il s'inspirait des principes les plus féconds de la première Renaissance, savait à l'occasion redevenir l'artiste chrétien, humble, ému, avec une nuance de sentimentalité. Dans le tombeau de la Beata Villana, à Santa Maria Novella, il a repris la tradition du moyen âge : comme dans le mausolée du cardinal de Braye à Orvieto, chef-d'oeuvre d'Arnolfo di Cambio, comme dans celui de sainte Marguerite, par Giovanni Pisano, à Cortone, comme dans ceux des Cosmati, à Rome, deux anges soulèvent le rideau qui recouvre le corps de la défunte ; celle-ci, les mains jointes, semble sommeiller. On est tenté de répéter devant elle, avec Michel-Ange :

Ne me réveille point ; de grâce, parle bas. Però non mi destar, deh ! parla basso.

Le hasard, plus que le talent, a assuré à Antonio Averulino, surnommé Filarete, une place importante parmi les champions de la Renaissance. Le sculpteur qui a modelé les portes de bronze de Saint-Pierre de Rome, l'architecte qui a bâti, en partie du moins, le grand hôpital de Milan, le


théoricien enfin auquel nous devons le Traité d'architecture 1 ne pouvait être passé sous silence dans ce travail, quelque médiocre qu'ait d'ailleurs été l'artiste, quelque banal, prolixe qu'ait été l'écrivain. Dans ses portes du Baptistère, Ghiberti s'était inspiré de loin en loin de modèles grecs et romains, s'en servant pour donner à ses figures plus d'ampleur et de noblesse. Dans la porte de Saint-Pierre (mise en place en 1445), Filarete

PORTRAIT DE FILARETE, d'après une médaille exécutée par lui-même.

introduira même les sujets antiques dans un cycle essentiellement chrétien 2. Il ne se borne pas à copier des médailles romaines, comme celle que nous reproduisons ci-contre : il recherche la couleur historique avec une insistance qu'on ne connaissait guère à ce moment. Qu'il nous soit

1. Un érudit allemand, M. Dohme, vient de consacrer au Traité d'architecture une notice du plus haut intérêt dans l' Annuaire publié par les musées de Berlin, 1880, p. 225 et suiv.

2. Nous devons à M.A. Héron de Villefosse, le savant conservateur du musée du Louvre, la copie d'une inscription précieuse qui est tracée au bas des portes de Filarete et qui a jusqu'ici échappé à tous les historiens de l'art. On y distingue plusieurs noms, qui sont certainement ceux des collaborateurs de Filarete : ... CNIOLVS – MATTHEVS – VIVOE – [GI] OVAN. Le premier de ces artistes nous parait identique à l'orfèvre Antonius Nicolai Angeli, de Florence, surnommé Brogliola, qui travailla pour la cour pontificale de 1439 à 1450. (Voyez le tome II de notre travail sur les Arts à la cour des papes, p. 319.)


permis à ce sujet de reproduire quelques extraits du travail, aussi érudit qu'attachant, que M.A. Geffroy, l'éminent directeur de l'École française de Rome, a consacré à ce monument : « La partie inférieure a deux grandes scènes avec beaucoup de personnages. D'un côté, le jugement de saint Paul, citoyen romain, son supplice en cette qualité par le glaive, et son apparition à Plautilla : il lui rend le voile que, suivant la légende, il a reçu d'elle pour se couvrir les yeux au dernier moment. Sur la lisière d'un bois, un lion dévore un chevreuil, symbole assez fréquent du martyre. En face du supplice de saint Paul, l'artiste a placé le supplice de saint Pierre. Une troupe armée emmène l'apôtre, les mains liées, en présence de l'empereur, au bruit des trompettes, et on l'attache sur la croix, la tête en bas. Le plus intéressant ici est la manière dont l'auteur a voulu faire entendre quel fut le lieu de la scène. Il l'a désigné par plusieurs monuments. Le premier, à droite du spectateur, est une petite pyramide, très ornée, et qui porte encore des traces d'or et de pâtes de couleur 1. Un peu à gauche, on voit un grand arbre, puis un édifice circulaire sur une large base carrée, avec des colonnes et plusieurs étages ; et enfin une pyramide plus haute que la première, et à laquelle est adossée une déesse de Rome, tenant de la main gauche une statuette de Pallas. – Nous reconnaissons facilement que l'artiste a voulu représenter par l'édifice circulaire le château Saint-Ange, non pas tel qu'on le voyait en 1445, car il lui donne une forme très différente de celle que reproduisent d'autres oeuvres contemporaines : évidemment c'est l'ancien tombeau d'Adrien qu'il a entendu nous montrer, sans nul respect de la chronologie. L'arbre, c'est le célèbre térébinthe auprès duquel la tradition prétend que le supplice a eu lieu ; les souvenirs effacés du moyen âge l'ont quelquefois transformé en un monument ainsi désigné. Quant aux deux pyramides, l'artiste reproduit sans nul doute deux tombeaux anciens, qui subsistaient, quoique ruinés, de son temps. L'un nous est assez bien connu : c'est celui qu'on appela au moyen âge, tantôt le tombeau de Scipion l'Africain, tantôt le tombeau ou bien la « Meta » de Romulus... Nul doute que Filarete n'ait eu l'intention de représenter ici ce qu'il croyait corres1.

corres1. et les historiens d'art n'ont pas assez insisté sur ce détail, s'est en effet servi d'émaux de couleur pour rehausser l'éclat de la porte.


pondre aux deux « metae » du cirque de Néron, entre lesquelles la tradition plaçait l'épisode du martyre ; le térébinthe était de même imposé par la légende ; quant au château Saint-Ange, il aura été ajouté comme étant l'édifice le plus connu de la ville où il fallait chercher le lieu de la scène 1. »

Filarete avait plus d'érudition que de talent, plus de bonne volonté

TÊTE IMITÉE DE L'ANTIQUE. Porte de bronze de Saint-Pierre de Rome.

que de goût. Il ne le prouva que trop en représentant, à l'entrée du sanctuaire du catholicisme, des scènes triviales tirées des fables d'Ésope, auxquelles il donna pour pendant les scènes les plus scabreuses de la mythologie : « Léda, Ganymède, Io, les Travaux d'Hercule, Romulus et Rémus avec la louve, l'Enlèvement des Sabines, Clélie, Adam et Ève, tout cela, dit M. Geffroy, figuré avec un talent très inférieur assurément

1. Revue des Deux Mondes, 15 septembre 1879, p. 376, 377.


à celui de Ghiberti, atteste du moins une grande abondance de souvenirs et une imagination facile. On a conjecturé que ces entourages, offrant des représentations païennes pour la plupart, devaient être quelque débris antique, réuni après coup à l'oeuvre de Filarete. Rien de moins vraisemblable : l'unité du travail parait évidente. Bien plutôt retrouverait-on, si l'on savait expliquer toutes ces petites scènes, certaines curieuses influences de la littérature romanesque ou morale de ce moyen âge romain, que l'on commence seulement de nos jours à bien étudier 1. »

Aux titres multiples avec lesquels Filarete se présente à la postérité, nous pouvons ajouter celui de médailleur. En comparant aux portes de Saint-Pierre une médaille de bronze, qui nous a été obligeamment communiquée par M. Armand, nous avons acquis la preuve que cette pièce était l'oeuvre même de l'artiste dont elle était destinée à perpétuer les traits. Même absence d'inspiration, même sécheresse de style. On remarquera surtout l'analogie entre la tête bouffie, qui sur la médaille personnifie le soleil, et les trois têtes d'anges sculptées sur la porte, au-dessus de la figure colossale de saint Pierre. C'est la signature du maître.

Filarete, comme la plupart de ses confrères et compatriotes, était un client de la maison des Médicis. Un des exemplaires de son Traité d'architecture est dédié à Pierre, le fils de Cosme. Nous avons pensé faire plaisir à nos lecteurs en plaçant sous leurs yeux le fac-similé du frontispice de ce manuscrit : on y voit Filarete dirigeant la construction d'un pilier 2.

Malgré l'entraînement général il se trouva une famille de sculpteurs pour résister d'une manière systématique, pendant près d'un siècle, à l'invasion du classicisme. Dans son fanatisme, Rio lui en fait un mérite. « Le naturalisme de Donatello, dit-il, fut désavoué implicitement, même par ceux qui se donnaient pour ses disciples, et l'étude des marbres du jardin des Médicis finit par ne plus occuper qu'une place très secondaire dans l'éducation des artistes les plus populaires. Il y en a même plusieurs, et ce ne sont pas les moins habiles, dont les oeuvres n'offrent pas le moindre

1. Revue des Deux Mondes, loc. cit., p. 378.

2. Voy. le Bulletin de la Société nationale des antiquaires de France, 1879, p. 86.




L'ARCHITECTE FILARETE Ms. de la Bibliothèque de Florence



vestige de cet apprentissage classique, sans lequel le succès paraissait presque illégitime 1. »

Lucas della Robbia (1400-1482) fut le chef de cette dynastie, qui, heureusement, se présente devant la postérité avec d'autres titres que son

TÊTE D'APÔTRE, par Giovanni della Robbia. – (Académie des beaux-arts de Florence.)

étroite opposition à l'influence antique. Ce maître, véritablement grand, poursuit, mais avec plus de timidité, la voie ouverte par Ghiberti. Il prend pour modèles les représentants du mysticisme, dont il renouvelle les tradi1.

tradi1. l'Art chrétien, nouv. éd., t. I, p. 426.


tions par l'étude incessante de la nature. Peut-être lui est-il arrivé, de loin en loin, par exemple dans ses Enfants dansant, si admirablement rythmés, de regarder à la dérobée quelque bas-relief antique. Mais avouons que dans ces cas il a bien dissimulé ces inspirations profanes.

Une fois cependant il sembla que la volonté de ses concitoyens dût forcer Lucas à sortir de sa réserve. L'oeuvre du Dôme le chargea, en 1437, de sculpter dans les compartiments, encore vides, du Campanile, cinq bas-reliefs représentant la Grammaire, la Logique, la Musique, l'Arithmétique, l'Harmonie universelle 1. S'il faut en croire Vasari, l'artiste, par une concession faite aux idées du temps, choisit pour personnifier ces sciences des hommes célèbres de l'antiquité : Donat, Platon et Aristote, Ptolémée et Euclide (nous croyons pouvoir ajouter à ces noms, pour la Musique, Orphée charmant les animaux). C'est ainsi qu'un siècle auparavant, précisément au même endroit, Giotto avait sculpté Phidias et Apelle, comme personnifications de la Sculpture et de la Peinture. Mais, prenant exemple sur son prédécesseur, Lucas représenta ses héros absolument comme des hommes de son temps, sans le moindre attribut, le moindre détail de costume rappelant l'époque à laquelle ils avaient vécu. Son réalisme allait jusqu'à supprimer l'histoire !

Pendant sa longue et laborieuse carrière, André della Robbia (1435. 1525), le neveu et le collaborateur de Lucas, mit tous ses soins à ne pas s'écarter de la voie tracée par son oncle, et les siens suivirent son exemple. Giovanni (né en 1469) est peut-être le premier qui ait regardé en face les statues des dieux : en examinant les bustes d'apôtres qui ornent la cour de l'Académie des beaux-arts de Florence, il est impossible de ne pas songer au Dionysios et à l'Apollon antiques.

La révolution accomplie dans l'architecture et la sculpture par Brunellesco et Donatello ne s'est produite qu'un demi-siècle plus tard dans la peinture. Nous n'avons pas besoin de chercher bien loin les causes d'un pareil retard. Vasari les a signalées il y a longtemps : ces modèles antiques, qui s'offraient en si grande abondance à l'architecte et au statuaire, faisaient presque entièrement défaut au peintre. Voulait-il s'ins1.

s'ins1. photographiés par M. Brogi, nos 4179-4183.


pirer des leçons de l'antiquité, il était forcé de les traduire d'abord dans sa langue. Que de talents n'ont pas sombré dans cette tentative ingrate ! L'histoire de l'Ecole romaine est là pour nous l'apprendre : Raphael n'était pas encore mort que déjà ses élèves, à force de copier des statues, en étaient arrivés à violer les lois fondamentales de la peinture.

Ce reproche n'est pas de ceux que l'on peut adresser à l'émule de Brunellesco et de Donatello, à l'auteur des fresques du Carmine. Masaccio semble n'avoir jamais regardé une statue antique. Ne lui en faisons pas un crime. Est-il donc le premier qui ait réussi à s'affranchir sans le secours des Grecs et des Romains ? Les Van Eyck ne tentaient-ils pas, à la même époque, loin de tout modèle classique, de régénérer leur art ? Qu'importe que leurs élèves, désespérant d'atteindre à la beauté absolue, aient fini par se convertir et par demander des leçons aux Italiens ! Les deux fondateurs de l'Ecole flamande, pareils à Masaccio, dominent leur siècle de toute leur grandeur. Modèles bons ou mauvais, enseignement, initiation, ces questions, capitales pour le troupeau servile des imitateurs, qui constituent une école, importent peu à l'homme de génie qui l'a fondée.

A l'époque où Masaccio parut, les « Giottesques », à force de répéter les formules du maître (les anciens disaient : « Jurare in verba magistri »), étaient les représentants les plus pitoyables de la stagnation intellectuelle. Les types et les gestes en quelque sorte stéréotypés, propres aux élèves des grands maîtres de la Renaissance, sont, somme toute, supportables, puisqu'ils reproduisent des modèles d'un art parvenu à son apogée. Mais comment tolérer ces éternelles répétitions des types et des gestes du XIIIe et du XIVe siècle, c'est-à-dire d'un style qui est presque toujours incorrect et défectueux, du moment où l'on fait abstraction du point de vue historique pour le juger à celui de l'esthétique pure ? Masaccio, pour secouer ce joug odieux, n'eut qu'à faire ce que Giotto avait fait cent cinquante années auparavant : à regarder la nature sans parti pris. Il profita, dans ses investigations, de ressources inconnues à son devancier, et notamment des progrès réalisés dans la perspective et l'anatomie.

Si, en tant que naturaliste, Masaccio s'est engagé dans une des deux voies ouvertes par Donatello, – le seul artiste du XVe siècle, avec Man-


tegna, qui ait su copier avec une égale supériorité la nature et l'antique, – il a été, sous un autre rapport, tributaire de Brunellesco. En examinant, à Santa Maria Novella, la merveilleuse fresque de la Crucifixion, ou plus exactement de la Trinité, il est impossible de ne pas être frappé de la beauté de l'encadrement architectural. Les pilastres corinthiens et les colonnes ioniques qui supportent l'arcade à caissons sous laquelle se passe la scène, les deux médaillons à palmettes qui l'ornent, la frise, l'architrave et la corniche qui la surmontent, tout est irréprochable par les proportions comme par l'ordonnance, et témoigne de l'étude des meilleurs modèles. Ce ne sera pas la seule fois que nous verrons les réalistes les plus acharnés du XVe siècle proclamer la supériorité de l'architecture antique, rendre un hommage indirect à son restaurateur, à Brunellesco. On trouvera dans la suite de ce travail différents autres exemples, établissant l'influence du grand architecte florentin sur un domaine où on ne l'avait jusqu'ici pas soupçonnée.

De même que Masaccio, dont on a si souvent prononcé le nom à côté du sien, Masolino da Panicale (né en 1383), est avant tout un champion du naturalisme. Les fresques qu'il exécuta, entre 1428 et 1435, au baptistère de Castiglione d'Olona, le prouvent surabondamment ; c'est à elles seules, en effet, qu'il convient de nous attacher, sous peine de rentrer dans la discussion ouverte depuis tant d'années au sujet du Carmine et de Saint-Clément de Rome. Que l'on examine, à Castiglione d'Olona, la conception ou le style, les types ou les costumes, rien ne trahit la plus légère préoccupation de l'archéologie. Donner aux physionomies le plus de caractère et de vie, aux scènes le plus d'animation possible, telle est l'unique ambition de Masolino. Il y a réussi : dans le Baptême du Christ, le groupe des convertis, occupés l'un à s'essuyer, l'autre à remettre ses chausses, annonce par la justesse de l'observation et la vivacité de l'action le fameux groupe des baigneurs, introduit par Michel-Ange dans le carton de la Guerre de Pise.

Masolino cependant connaissait les chefs-d'oeuvre laissés par les Grecs et les Romains : nous en avons pour preuve les édifices qui encadrent ses compositions, notamment le Festin d'Hérode. Aussi bien le maître s'était-il rendu à Rome pour y compléter son éducation : « Andatosene


a Roma per studiare », nous dit Vasari. Il y apprit à distinguer les différents ordres d'architecture. Un des premiers parmi les peintres toscans, il remit en honneur la colonne ionique : l'imitation saute aux yeux dans la fresque à laquelle nous venons de faire allusion. L'enthousiasme de Masolino pour les principes des Ioniens n'avait cependant rien d'exclusif ; il le prouva dans la même composition, en élevant un portique – la salle du festin – conforme (il le croyait du moins) à toutes les règles de l'ordre corinthien : les chapiteaux, l'architrave, la frise, la corniche, y sont étudiés avec un soin extrême. Pour compléter la ressemblance avec les monuments qu'il avait eu l'occasion d'admirer à Rome, l'artiste orna la partie supérieure d'une frise d'enfants nus tenant des guirlandes.

Deux autres novateurs fougueux, Paolo Uccello et Andrea del Castagno, semblent avoir été moins touchés encore par les souvenirs antiques, par ces chefs-d'oeuvre, que leurs confrères, les statuaires, mettaient toute leur gloire à imiter. Paolo Uccello consentit une seule fois à devenir tributaire des anciens, quoique la volonté de ses protecteurs, les Médicis, lui eût imposé, en d'autres occasions, l'interprétation de sujets classiques, par exemple l'Histoire de Pâris 1. Dans la statue équestre du général Giovanni Acuto, qu'il peignit à l'intérieur du dôme de Florence, Paolo chercha à se rapprocher, peut-être sur les conseils de Donatello, des modèles créés par les artistes de l'ancienne Rome. Constatons cependant, après Vasari, qu'une des lois fondamentales posées par les sculpteurs romains, et notamment par l'auteur de la statue équestre de Marc-Aurèle, est encore un secret pour Paolo ; son cheval lève simultanément le pied de devant et le pied de derrière, du même côté, tandis que le mouvement du pied gauche de devant aurait dû coïncider avec celui du pied droit de derrière, et vice versa.

Malgré cette erreur, l'effort est visible dans l'oeuvre d'Uccello ; il éclate surtout quand on compare sa statue équestre à celle d'Andrea del Castagno, peinte sur le même mur. Rien ne se saurait imaginer de plus grossièrement réaliste que cette dernière.

Et cependant, Andrea a-t-il besoin de quelque ornement architectural, ce n'est point au style gothique, dont il voyait autour de lui tant de spé1.

spé1. dans l'inventaire de Laurent le Magnifique. (Vasari-Milanesi, t. II, p. 208.)


cimens, qu'il recourt, mais bien aux modèles antiques. Nous en avons la preuve dans sa belle fresque de la Crucifixion, reléguée dans un des magasins de Santa Maria Nuova, de Florence : l'artiste a encadré la scène entre deux pilastres cannelés, au chapiteau orné d'une palmette.

Si l'on examine sans parti pris l'oeuvre de ces révolutionnaires qui, dédaignant toute tradition, proclamaient l'indépendance absolue de l'artiste vis-à-vis de la nature, on découvre bien des pratiques conventionnelles. Ne croirait-on pas, en effet, à une sorte d'accord tacite en voyant un autre chef de l'école réaliste, Piero della Francesca, imiter comme Masaccio, Masolino, Andrea del Castagno, l'architecture des anciens, mais borner ses emprunts à ce seul domaine ? Dans ses fresques de l'église Saint-François d'Arezzo, tout est de son temps, conception et composition, types, costumes, armures ; les acteurs de l'histoire biblique sont habillés à la mode du XVe siècle 1. Mais l'artiste a-t-il besoin d'encadrer une scène, ou de lui donner un fond, il n'espère plus qu'en Vitruve. Ici, dans sa Sainte Marie-Madeleine, nous ne voyons que palmettes, rosaces, oves, savamment combinés. Ailleurs, dans l'Annonciation, de belles colonnes corinthiennes servent de support à une architrave, à une frise, à une corniche, dessinées d'après toutes les règles de l'art. Dans une troisième composition, la Reine de Saba devant Salomon, l'artiste a poussé le luxe jusqu'à canneler les colonnes.

Il y eut une circonstance où la volonté d'un Mécène, champion ardent de la Renaissance, sembla devoir imposer à Piero della Francesca une étude moins étroite des modèles antiques. Lorsque Frédéric de Montefeltro lui ordonna de peindre, au revers de son portrait et au revers de celui de sa femme, leur triomphe mystique (Galerie des Offices), quelle belle occasion pour l'artiste de faire preuve, devant la docte cour d'Urbin, des connaissances archéologiques acquises à Rome, au service de Nicolas V ! La tentation était grande, et Piero semble y avoir succombé un

1. Nous signalerons, à ce sujet, un détail curieux. Dans la Bataille contre Maxence, Constantin est coiffé du même couvre-chef – si disgracieux – que Jean Paléologue dans la médaille du Pisanello. Aux yeux de Piero della Francesca, évidemment, la tradition ne s'était pas interrompue depuis dix siècles, et les empereurs de l'ancienne Rome portaient un costume identique à celui des empereurs byzantins de son temps.


instant. Les deux chevaux blancs, attelés au char sur lequel trône Frédéric, ne sont pas indignes des modèles créés par la statuaire romaine ; quant au génie qui tient les rênes, il peut à la rigueur passer pour un Cupidon. Mais là s'arrêtent les concessions du réaliste toscan : les figures allégoriques qui entourent, d'un côté Frédéric, de l'autre la duchesse, sont des créations absolument conformes à la tradition du moyen âge ; on remarquera surtout la femme qui, debout derrière le prince, a pour mission de le couronner : c'est un ange, non une Victoire.

Le lecteur ne s'attend sans doute pas à voir figurer, parmi les Précurseurs de la Renaissance, le pieux, le mystique Fra Angelico. Si nous ne considérons que ceux de ses ouvrages qui sont disséminés dans la Toscane, nous trouvons en effet un esprit rebelle à toutes ces nouveautés. Mais suivons-le à Rome, pénétrons dans cette chapelle du Vatican, doublement vénérable par le souvenir de son fondateur, le pape Nicolas V, et de son décorateur ; analysons ces fresques de la vie de saint Étienne et de saint Laurent : l'antiquité y célèbre un de ses plus rares triomphes ; celui qui a été le peintre par excellence du christianisme sacrifie sur l'autel du génie grec et romain. La Ville Éternelle, qui, en matière d'art, a accompli tant de miracles, n'en compte assurément pas dont elle ait le droit de se montrer plus fière.

Dans ce cycle admirable, la composition, les types, la décoration, tout témoigne de l'influence des modèles anciens. Et cependant la pensée reste sincèrement chrétienne. Pour résoudre ce problème, Fra Angelico, nous l'avons montré ailleurs, n'avait qu'à suivre l'exemple de son illustre protecteur, le pape Nicolas V. De même que celui-ci sut concilier le culte des humanités avec les exigences de la foi, unir Cicéron et saint Augustin dans une commune admiration, de même le peintre réussit à emprunter à l'antiquité un certain nombre de formules, sans rompre avec les enseignements chrétiens. De tout temps, il avait été attiré par cette simplicité qui forme le caractère distinctif des monuments antiques : elle lui paraissait bien préférable aux raffinements du style gothique. Examinez son oeuvre. Vous y verrez, dans tout ce qui se rattache à l'art de bâtir, une prédominance marquée des lignes horizontales sur les lignes verticales,


des colonnes sur les piliers, du plein cintre sur l'ogive. A Rome, il se trouva donc tout naturellement porté à adopter d'une manière définitive l'architecture et l'ornementation antiques. La belle basilique, au seuil de laquelle saint Laurent distribue les aumônes, montre avec quel succès il

LE MARTYRE DE SAINT LAURENT. Chapelle de Nicolas V, au Vatican.

s'engagea dans cette voie nouvelle : les proportions en sont aussi pures que nobles. Dans un autre édifice, le tribunal, l'artiste dominicain a tenté une véritable restitution archéologique : il a placé au-dessus de l'édifice l'aigle romaine de bronze, au milieu d'une couronne de lauriers. Ailleurs nous apercevons des statues placées dans des niches, ou entre des colonnes, absolument comme chez les anciens Romains. Les réminis¬


cences gothiques n'apparaissent plus guère que dans les baldaquins surmontant les figures des docteurs de l'Église.

Les costumes témoignent aussi de préoccupations archéologiques, quelque grande que soit d'ailleurs l'inexpérience de l'artiste. L'empereur Décius est drapé à la romaine : il est vrai que sous sa chlamyde on aperçoit une cuirasse rappelant celle des condottieri du XVe siècle plutôt que la « lorica » antique. Mentionnons encore, à l'extrémité du sceptre de Décius, la petite statuette représentant une divinité païenne. Une fois du moins dans sa vie, Fra Angelico aura sacrifié aux faux dieux.


CHAPITRE III Les amateurs et les archéologues florentins du XVe siècle : Niccolò Niccoli. – Ambroise le Camaldule, Léonard Bruni et Charles Marsuppini. – Le Pogge.

Rome, au XVe siècle, les collectionneurs sont d'ordinaire des prélats grands seigneurs ; leur représentant le plus brillant est le cardinal Pierre Barbo, plus tard pape sous le nom de Paul II. A Florence, autres moeurs. Nous trouvons, d'un côté, les artistes tels que Ghiberti, et les hommes d'étude, Niccolò Niccoli, le Pogge, suppléant par leur activité, par leur discernement,

discernement, l'insuffisance de leurs ressources ; de l'autre, les banquiers enrichis. Ces derniers, s'ils ne possédaient pas les mêmes connaissances, témoignaient d'une ardeur presque égale à celle de leurs rivaux ; leur richesse rétablissait bien vite l'équilibre. Dans cette lutte entre la science et les écus, la victoire, est-il nécessaire de le dire, resta aux derniers. La collection de Niccolò Niccoli s'engouffra, selon toute vraisemblance, dans celle des Médicis ; la collection de Ghiberti devint la proie d'autres familles patriciennes ; il en fut sans doute de même de celle du Pogge.

C'est une curieuse et sympathique physionomie que celle de Niccolò Niccoli 1, le premier en date des Florentins qui ait sacrifié à la douce

1. Le travail le plus approfondi que nous possédions sur Niccoli est celui de Laurent Mehus dans sa préface aux lettres d'Ambroise Traversari, le Camaldule. Nous avons tiré plus d'un renseignement précieux de cet ouvrage, qui témoigne d'une érudition prodigieuse, mais où tout ce qui s'appelle méthode, ordre, clarté, fait absolument défaut. Mehus n'avait surtout aucune idée de la composition d'un livre. On compte dans son volume jusqu'à cent pages in-folio compactes qui se suivent sans le moindre arrêt, sans un seul alinéa ! Outre le travail de Mehus, nous avons mis à profit la biographie de Niccoli par son contemporain, le libraire Vespasiano de' Bisticci (Vite di uomini illustri del secolo XV, éd. Bartoli, Florence, 1859, p. 473-482), et l'ouvrage de M.G. Voigt, Die Wiederbelebung des classischen Alterthums, oder das erste Jahrhundert des Humanismus, Berlin, 1859, p. 153-161 (une nouvelle édition de cet ouvrage parait en ce moment). Le travail du savant allemand est fondé sur des recherches approfondies ; il se distingue par l'élégance de l'exposition, mais on est en droit de reprocher à


manie des collections. A la fois censeur mordant et ami dévoué, d'une sévérité excessive dans les jugements qu'il portait sur ses contemporains, et d'une obligeance à toute épreuve, exerçant par ses relations personnelles une influence plus considérable que les autres par leurs écrits, s'occupant en même temps, et avec une ardeur sans égale, de former des séries de manuscrits et des séries d'inscriptions, des séries de gemmes et des séries de médailles, Niccoli a été un des facteurs essentiels du grand mouvement qui allait transformer Florence et toute l'Italie. Son amour pour la science n'était égalé que par son désintéressement. A l'esprit d'ordre, de minutie qui présidait au classement de ses collections, correspondait une absolue incurie en matière de finances. Il ignorait l'ambition, quoiqu'il eût l'oreille des Médicis. Dans cette cité surexcitée par les passions politiques, il eut la force nécessaire pour faire de sa maison un domaine neutre, sur lequel les partis se rencontraient sans hostilité. L'extérieur même de ce petit homme, tout ensemble actif, obligeant et emporté, avait quelque chose de particulier. Toujours très recherché dans sa mise, il affectionnait les couleurs voyantes. On le reconnaissait de loin à ses vêtements roses tombant jusqu'à terre. Sa garde-robe le préoccupait presque autant que ses livres. Lorsqu'il était en voyage, il confiait à son ami Ambroise Traversari – un grand et célèbre personnage, le futur général de l'ordre des Camaldules – le soin de veiller à la conservation des vêtements qu'il laissait à la maison. Celui-ci, plusieurs de ses lettres nous le prouvent, tint chaque fois à honneur de s'acquitter dignement d'une mission si importante 1.

De nos jours, Niccolò Niccoli passerait pour un original et fournirait aux plaisants un thème inépuisable de quolibets. Le XVe siècle, plus respectueux pour la vraie science, ne voyait en lui que le savant, l'humaniste : ce mot magique suffisait alors pour faire oublier tous les travers.

M. Voigt une sévérité excessive dans l'appréciation de la plupart des personnages qu'il fait passer sous nos yeux.

1. « Vestes tuas Hieronymus frater sollicite excutit, et quantum potest, mundas inviolatasque tuetur. » (Lib. VIII, ep. II, p. 354 de l'éd. Mehus.) – « Vestes quas petisti, cui mandaveras, dedi. Eas una cum reliquis semel jam accurate excussimus, facturi id crebrius, quum tempestivum erit. » (Ibid. ; lib. VIII, ep. VIII, p. 370.) Voir aussi (p. 358) la lettre relative à la réparation d'une horloge, et (p. 416 et 566) celles qui concernent l'acquisition de plumes destinées au minutieux calligraphe.


Niccolò Niccoli était né à Florence, dans le dernier tiers du XIVe siècle, en 1363. Il était fils d'un riche marchand. Lui-même fut forcé, dans sa jeunesse, d'embrasser la profession paternelle, malgré son goût pour les lettres. Mais, une fois son père mort, il jura de ne plus vivre que pour l'étude, et il tint son serment. Il suivit les cours de Louis Marsigli (mort en 1394), ainsi que ceux de Manuel Chrysoloras (mort en 1415), dont l'enseignement exerça une si grande influence sur le développement des études grecques à Florence. Au bout de quelques années, l'ancien apprenti marchand était également familiarisé avec la littérature classique et avec les Écritures ; il avait acquis les connaissances les plus étendues dans la philologie, cette science qui primait alors toutes les autres. Dès 1406 nous le trouvons en relations avec Léonard d'Arezzo, qui l'encouragea à faire le voyage de Rome 1 ; en 1414 sa réputation s'étendait au loin, comme le prouve la lettre dans laquelle le chancelier de la ville de Padoue l'appelle : « clarissimus vetustatis cultor ». Sa fortune lui permit pendant longtemps de satisfaire sa passion et d'accumuler chez lui les écrits des anciens ; il réussit à former une bibliothèque et un cabinet de curiosités, qui comptèrent parmi les plus riches de l'Italie. Mais à force d'entasser manuscrits sur manuscrits, de compléter ses séries de médailles ou de pierres gravées, ses ressources s'épuisèrent. Il lui aurait fallu suspendre ses achats, peut-être même vendre une partie de ses collections, si Cosme de Médicis et son frère Laurent n'étaient venus à son secours. Leur caissier avait ordre, toutes les fois que Niccoli se présenterait à leur banque, de lui remettre l'argent dont il aurait besoin, et de l'inscrire à leur compte personnel.

C'était un don sous la forme d'un prêt. Grâce à ce procédé si délicat, à ce concours si éclairé, le vieux collectionneur put poursuivre sa tâche sans rencontrer d'obstacles, sans éprouver de scrupules. Lorsqu'il mourut, il devait à la banque des Médicis 5oo ducats, mais ses collections représentaient une valeur au moins décuple, et ces collections, il les léguait à sa ville natale !

Pour enrichir sa bibliothèque, Niccoli ne se bornait pas à des achats ; il transcrivait de sa main les manuscrits qu'il lui était impossible d'acquérir

1. Epistoloe, t. I, p. 19 ; t. II, p. 188.


à titre définitif. Ajoutons que ses copies sont aujourd'hui encore fort estimées, non seulement à cause de la belle écriture de Niccoli, mais encore à cause des judicieuses corrections que le bibliophile florentin, à la fois calligraphe et philologue, introduisait dans le texte, souvent fort corrompu, des auteurs classiques. Si nous en jugeons par une lettre de son ami Léonard Bruni, d'Arezzo, chancelier de la République florentine, Niccoli ornait même ses manuscrits de belles initiales, dans la composition desquelles il faisait dès lors prévaloir les principes de la Renaissance 1.

Niccolò Niccoli, bien différent en cela de ses prédécesseurs ou de ses contemporains, Pétrarque, Boccace, le Pogge, Ambroise le Camaldule, Cyriaque d'Ancône et autres, voyagea peu. Assez jeune encore, il s'était rendu à Padoue pour y conquérir la copie d'un poème inédit de Pétrarque, l'Africa. Plus tard, en 1420, il accompagna son protecteur Cosme de Médicis à Vérone. Ce fut aussi en compagnie de ce dernier qu'il visita Rome, en 1426. Il comptait près de soixante ans lorsqu'il lui fut donné de réaliser son plus cher désir, et de fouler ce sol sacré. Que d'émotions, mais aussi que de déceptions ! La douleur fut plus forte chez Niccoli que l'enthousiasme ; il ne put s'habituer à la vue de tant de mutilations, et laissant là cette ville, qui n'était plus que le spectre de l'ancienne capitale du monde, il retourna précipitamment à Florence pour y reconstituer, au milieu de ses livres, sa Rome idéale.

La richesse des collections de Niccoli ne s'explique pas, on vient de le voir, par ses propres pérégrinations ; il faut en chercher le secret dans l'art avec lequel il intéressa tous ses amis, tous ses correspondants, à l'accroissement de son cabinet. Bientôt il n'y eut plus d'ambassadeur florentin partant pour l'étranger, de prélat de passage dans la capitale de la Toscane, de banquier ou de marchand en relations avec les Médicis, qui ne fût mis à contribution. C'était pour lui que Léonard Bruni et Ambroise

1. « Cum (Bartholomeus Cremonensis) volumen habeat praeclare scriptum orationum Ciceronis, cupit ut singulorum capita librorum splendore litterarum illuminentur. Tu ergo in ea re diligentiam tuam adhibebis, dabisque operam ut non auro, nec murice, sed vetusto more hae litterae fiant. Nam inaurare vel hic potuisset, si hujusce rei cupiditas ipsum haberet. Verum haec spernit, et antiquitati deditus est. Quare facies ut tibi videbitur, utque existimabis amatori antiquitatis potissimum gratificari. Volumen ipsum tibi mitto. Vale. Senis. » (Epistoloe, éd. Mehus, liv. II, lettre X, t. I, p. 44, 45.)


le Camaldule recherchaient partout des manuscrits ou des antiques ; c'était pour lui que le Pogge parcourait les bibliothèques de la Suisse, de la France, de l'Allemagne. Par ses relations, le collectionneur florentin pénétrait jusqu'en Grèce, en Asie Mineure. Vers 1430, un de ses émissaires parcourait la Syrie 1.

Quelquefois Niccoli trouvait à Florence même les joyaux les plus précieux. Se promenant un jour dans la ville, il aperçut un enfant qui portait au cou une calcédoine gravée. Il reconnut sur-le-champ dans cette gemme un ouvrage de Polyclète (?), fit venir le père de l'enfant, et lui demanda de lui vendre un objet qui ne lui était d'aucune utilité. Celui-ci, quelque pauvre diable, ne se doutait même pas que la pierre pût avoir une valeur vénale ; il s'en remit à Niccoli du soin de fixer le prix, et ne se connut presque pas de joie quand ce dernier (beau trait pour un collectionneur) lui donna cinq ducats d'or, somme considérable pour l'époque. La calcédoine devint rapidement célèbre. Lors de son passage à Florence, le patriarche d'Aquilée, Louis Scarampi, qui, nous l'avons dit, était un amateur insigne, entendit parler d'elle ; il voulut la voir et la trouva tellement parfaite, qu'il la garda. Niccoli dut la lui laisser, en échange de deux cents beaux ducats. Plus tard, la gemme, ou, comme on l'appelait, « il calcedonio », la calcédoine par excellence, devint la propriété du pape Paul II, puis celle de Laurent le Magnifique. Dans l'inventaire de ce dernier, elle est évaluée 1,500 florins.

La maison de Niccoli ne tarda pas à devenir le centre du mouvement littéraire et archéologique de Florence. Érudits et artistes, vieillards et jeunes gens s'y pressaient 2, les uns pour chercher des conseils, les autres pour emprunter des manuscrits, que le possesseur leur prêtait avec une rare libéralité (au moment de sa mort, plus de deux cents volumes de sa bibliothèque se trouvaient entre les mains de ses amis). Il fallait que Niccoli fût bien savant, que ses collections fussent bien riches pour attirer tant de monde, car l'hospitalité scientifique était la seule qui s'exerçât en ce lieu. Niccoli n'avait pas voulu se marier, pour pouvoir se livrer sans

1. Traversari, Epistoloe, éd. Mehus, p. 417.

2. Les étrangers mêmes demandaient la faveur de pénétrer dans ce sanctuaire de la science. (Leonardo Bruni, Epistoloe, éd. Mehus, t. I, p. 101.)


partage à ses études ; il vivait seul, dans un état voisin de la gêne, avec une gouvernante toute-puissante, nommée Benvenuta, ou plutôt Malvenuta, car son entrée chez lui fut la source de bien des discussions, de bien des médisances. Son commerce aussi était loin d'être attrayant, nous l'avons déjà dit : railleur, caustique, impitoyable pour les autres, il était, en ce qui le touchait, d'une rare susceptibilité. Sans son érudition, sans son obligeance, ses meilleurs amis auraient fini par le fuir. Aucune production moderne ne lui paraissait parfaite. Parmi les anciens, il ne louait sans réserve que Platon, Virgile, Horace et saint Jérôme. Il faut d'ailleurs lui rendre cette justice que s'il prodiguait les critiques aux autres, il se montrait pour lui-même d'une extrême défiance. Désespérant de rivaliser avec les Grecs ou les Romains, il n'écrivit jamais qu'en italien, aveu d'impuissance vraiment déshonorant pour un humaniste. Sa langue maternelle elle-même ne lui doit d'ailleurs pas beaucoup de productions : on ne connaît de lui qu'un Traité d'orthographe. Son contemporain Fazio a donné une explication, selon moi, très belle, de cette stérilité : il n'éprouvait pas le besoin d'écrire, parce que les écrits des anciens lui semblaient répondre à toutes les exigences : « Nihil tamen latine aut graece scripsit, scriptis veterum contentus. »

Étant donné le caractère de Niccoli, des froissements ne pouvaient manquer de se produire entre lui et les moins endurants de ses confrères ; ils dégénérèrent bien vite en brouilles, en polémiques violentes. Auprès du grand public, les adversaires du vieux savant avaient beau jeu : ils l'injuriaient en vers, en prose, en grec et en latin. Niccoli, fidèle à son système de ne rien publier, se vengeait par des bons mots, s'adressant naturellement à un cercle plus restreint, mais causant des blessures profondes. Il n'hésitait pas non plus, en pareil cas, à user de son influence sur les administrateurs de l'Université florentine, et, en particulier, sur les Médicis. Plus d'un de ses contradicteurs dut quitter Florence. C'est ainsi qu'il réussit à éloigner Manuel Chrysoloras et Guarino de Vérone, qui tous deux avaient été appelés sur les bords de l'Arno quelques années auparavant grâce à son intercession. Aurispa et Filelfo durent également chercher fortune ailleurs. Niccoli finit même par se brouiller avec un de ses plus vieux amis, Léonard Bruni, d'Arezzo.


La querelle, quoique le pape s'occupât du soin de réconcilier les deux adversaires, dura longtemps, et il y eut de bien piquantes révélations 1.

C'étaient là les petits côtés de cet esprit vraiment éminent. Faisons comme d'autres amis de Niccoli – Ambroise le Camaldule, Charles Marsuppini, le Pogge, les Médicis – et attachons-nous seulement aux services rendus par l'infatigable collectionneur. Ces services sont immenses. La bibliothèque formée par Niccoli comptait 800 manuscrits grecs et latins. Jamais avant lui, les Florentins n'avaient eu à leur disposition un ensemble aussi considérable. Le libraire Vespasiano, bon juge, en fixe la valeur à 6,000 florins d'or.

Le cabinet d'antiques n'était guère moins précieux. On y remarquait de nombreuses statues, des médailles remontant aux temps les plus reculés, des vases en pierres dures, des intailles, peut-être même des camées 2. La série épigraphique devait être fort considérable, si nous en jugeons par les lettres du Pogge 3 ; mais elle comprenait, selon toute vraisemblance, des copies plutôt que des inscriptions originales 4. Signalons encore une belle suite de mosaïques portatives, des tableaux de maîtres célèbres, des mappemondes, etc. Ambroise le Camaldule nous dit que les curieux, attirés par toutes ces merveilles, se pressaient dans la maison comme dans un théâtre.

Grâce à un contemporain, il nous est permis de jeter un coup d'oeil dans cet intérieur si attrayant. Vespasiano nous montre Niccoli assis devant une table couverte d'une nappe d'une blancheur éblouissante, ayant devant lui de beaux vases antiques, et buvant dans une coupe de cristal de roche 5.

1. Voir notamment, dans le recueil épistolaire de Léonard Bruni, la lettre IV du quatrième livre. Cette brouille semble remonter à l'année 1417. (Tiraboschi, Storia della Letteratura italiana, t. IV, p. 192.)

2. « Aveva oltre all' altre sua singulari virtù, come è detto, uno universale giudicio, e non solo delle lettere, ma, come è detto, di pittura e di scultura ; e aveva in casa sua infinite medaglie di bronzo e di ariento e d'oro, e molte figure antiche d'ottone, e molte teste di marmo, e altre cose degne. » (Vespasiano, p. 476.)

3. Mehus, Intr., p. LII.

4. On remarquait entre autres la transcription d'une inscription phénicienne, relevée sur la plus grande des pyramides de l'Égypte, et envoyée à Niccoli par Cyriaque d'Ancône. (Itinerarium, p. 52.)

5. « Era sopra tutti gli uomini pulitissimo, cosi nel mangiare, come in tutte le cose. Quando era a tavola, mangiava in vasi antichi bellissimi, e cosi tutta la sua tavola era piena


Cétait là une coquetterie du vieil amateur. Mais il savait aussi, à l'occasion, tirer un parti plus avantageux pour la science des trésors d'art qu'il avait réunis. Le premier, il eut l'idée de composer, à l'aide de ses monnaies, de ses inscriptions, ainsi que des plus vieux de ses manuscrits, un travail sur l'orthographe chez les anciens. Le fait nous est attesté par son ennemi, Guarino de Vérone, qui traite de ridicule et de puérile cette nouveauté 1.

Niccolò Niccoli avait été, sa vie durant, la providence des travailleurs. Par une inspiration bien en rapport avec cet esprit de dévouement dont il avait donné tant de preuves, il voulut contribuer, même après sa mort, au progrès des études, et doter sa patrie d'une bibliothèque accessible à tous. Dans son premier testament, en date du 11 juin 1430, il légua ses manuscrits au couvent de Sainte-Marie des Anges. Peu de temps avant sa mort il se ravisa et dicta, le 22 janvier 1437, un nouveau testament par lequel il instituait pour héritiers seize de ses amis, avec obligation de consacrer ses livres au service du public. Cosme de Médicis, un de ses légataires, offrit de payer les dettes de la succession et acquit ainsi le droit de disposer de la bibliothèque. Se conformant aux intentions de son ami, il la fit transporter au couvent de Saint-Marc, à la construction duquel on travaillait alors, et décida que les moines ne pourraient refuser à personne le prêt des volumes 2. Dès 1444,

di vasi di porcellana, o d'altri ornatissimi vasi. Quello con che egli beveva era coppa di cristallo, o d'altra pietra fina. A vederlo in tavola, così antico come era, era una gentilezza. Sempre voleva che le tovaglie che aveva innanzi fussino bianchissime, e tutti gli altri panni. Saranno alcuni che si maraviglieranno di tanti vasi quanti egli aveva ; a che si risponde, che in questo tempo non erano le cose di questa natura in tanta riputazione, nè tanto istimate, quanto sono istate di poi ; e avendo Nicolao notizia per tutto il mondo, chi gli voleva gratificare, gli mandava o statue di marmo, o vasi fatti dagli antichi, sculture, epitafi di marmo, pitture di mano di singulari maestri, e di molte cose di musaico in tavolette. Aveva uno bellissimo universale (une mappemonde), dove erano tutti i siti della terra ; aveva Italia e Spagna tutte di pittura. Non era casa in Firenza che fusse più ornata che la sua, e dove fussino più gentili cose che erano in quella ; in modo che ognuno che vi andava, in ogni facultà n'aveva infinite degne cose. » (P. 480.) On trouvera dans mon travail sur les Arts à la cour des papes (t. II, p. 168, 169) différents autres témoignages relatifs aux collections de Niccoli.

1. « Nec erubescit canus homo, aerei nummi, marmorisque, et codicum graecorum testimonia afferre, cum nulla de vocabulo sit disceptatio. » (Leonardi Bruni Arretini Epistolarum libri VIII, t. I, p. 67, et Ambrosii Traversarii Latinoe Epistoloe, éd. Mehus, p. LI.)

2. La corporation des marchands de Florence, « l'arte dei mercatanti, » tint à honneur de


quatre cents manuscrits de Niccoli étaient mis à la disposition des lecteurs. Cosme garda pour lui ou distribua à ses amis deux cents autres volumes 1.

Les collections d'antiquités de Niccoli semblent avoir eu un sort quelque peu différent ; elles contribuèrent, selon toute vraisemblance, à accroître le musée particulier des Médicis 2.

Considérés comme amateurs, comme archéologues, Léonard Bruni, d'Arezzo (1369-1444), et Ambroise Traversari, le général des Camaldules (mort en 1439), gravitent entièrement autour de l'orbite de Niccolò Niccoli. S'ils ont eu l'idée de rechercher les antiques, c'est sur le conseil, les instances de ce dernier, auquel profitent d'ailleurs leurs acquisitions ; s'ils prêtent une attention particulière aux vestiges de l'architecture romaine, c'est pour les décrire à leur ami. Léonard, qui était connu pour ses habitudes parcimonieuses, ne faisait peut-être même qu'une avance de fonds, quand il achetait pour Niccoli quelque monnaie ou quelque pierre gravée. (Il nous parle dans ses lettres de négociations relatives à un jaspe représentant Narcisse.) Quant à Traversari, il ne négligeait jamais, quand il ne pouvait pas conquérir pour son ami les pièces originales, d'en prendre du moins une empreinte en plomb.

Léonard d'Arezzo n'eut pas à regretter de s'être familiarisé, sous cette habile direction, avec les chefs-d'oeuvre de l'art. Lorsque les Florentins commandèrent, en 1425, la seconde porte du Baptistère, ce fut lui qu'ils chargèrent d'élaborer le programme de la composition. En 1439, ils lui donnèrent une marque d'estime non moins flatteuse : ils lui confièrent le choix des sujets qui devaient orner la châsse de saint Zanobi. Le savant eut le bon goût de ne pas tracer de règles absolues à l'artiste chargé de l'exécution des deux ouvrages, Ghiberti, et de ne pas paralyser

contribuer de son côté à l'installation de la bibliothèque de Niccoli. Une délibération de l'année 1438 en fait foi. (Bibl. nat. de Florence. Fonds Magliabecchi, Spogli Strozziani, B, fol. 196.)

1. Mehus, Introduction aux Lettres d'Ambroise le Camaldule, p. LXII et suiv. ; – Anziani, Della biblioteca Mediceo-Laurenziana di Firenze, Florence, 1872, p. 5.

2. Dans son testament, Niccoli se borne à dire qu'il autorise ses exécuteurs testamentaires à vendre, jusqu'à concurrence de 5oo florins, « massaritias et supellectilia ejusdem testatoris ». (Florence ; Archivio notarile ; Protocolli di ser Agnolo di Piero di Tommaso da Terranuova ; 1436-1440, VIII, 128, fol. 147.)


son essor par un programme trop détaillé 1. Ce ne furent pas là les seuls services rendus à l'art vivant. Nous savons par Vasari que Léonard fit venir à Florence un de ses compatriotes, le peintre Parri Spinello, d'Arezzo, et assura son établissement dans sa nouvelle patrie 2.

Dans ses lettres, Léonard nous entretient à diverses reprises des édifices antiques qu'il a eu l'occasion d'examiner dans ses voyages. Il les décrit avec soin (liv. III, lettre IX, description de Rimini ; liv. IV, lettre IV, description de Constance, etc.), met en lumière leurs particularités et se sert du témoignage des inscriptions pour fixer les dates. Mais c'est là tout. On ne se doutait guère à ce moment que l'étude du style fournirait un jour des indications non moins précieuses que l'épigraphie pour déterminer la chronologie des monuments.

Traversari nous a laissé sur l'état des collections de l'Italie, notamment sur celles de Bologne, de Padoue, de Venise, les renseignements les plus précieux. C'était un homme de goût, qui ne se bornait pas à décrire les pièces les plus remarquables ; il en faisait également ressortir les mérites. A force d'acheter ou d'estamper pour Niccoli des monnaies ou des pierres gravées, il finit par acquérir des connaissances assez étendues en matière de numismatique ; ses lettres nous le prouvent. L'épigraphie l'intéressait également 3. Accordons aussi une mention honorable à ses descriptions de monuments d'architecture ; elles sont faites avec soin. Je citerai surtout ses notices sur Ravenne 4 ; elles nous initient bien à la beauté des basiliques de cette ville, encore tout empreintes de la grandeur antique. Chemin faisant, le Fra ne manquait pas de combattre les superstitions par trop ridicules, et de rétablir l'origine véritable de certains monuments. A Ravenne, il s'amusa beaucoup de l'ignorance des moines de Santa Maria in Portu, qui avaient pris un vase de porphyre antique pour l'une des urnes des noces de Cana, et s'empressa de faire part à Niccoli de cette méprise

1. On ne manquait guère, pendant le XVe siècle, d'associer les savants aux artistes, surtout lorsqu'il s'agissait de quelque concours important. En 1436, on remarque deux théologiens dans le comité chargé d'examiner le projet de la lanterne du Dôme.

2. Éd. Milanesi, t. II, p. 275.

3. « Epigrammata... ex his pauca mecum deferam. »

4. Epistoloe p. 420, 421.


grotesque 1. Ainsi, grâce aux efforts des humanistes, la lumière succédait peu à peu aux ténèbres du moyen âge.

Charles Marsuppini (mort en 1453), le successeur de Léonard d'Arezzo comme chancelier de la République florentine, se rapprocha davantage de l'exemple donné par leur ami commun Niccoli : il s'occupa de former un petit cabinet d'« anticaglie ». Cyriaque d'Ancône cite parmi elles un bronze représentant Mercure 2. Marsuppini reçut en outre de Cyriaque la copie coloriée d'un Mercure que l'infatigable investigateur avait vu en Grèce : il en célébra la beauté dans des vers inspirés 3.

Marsuppini s'intéressait aussi à l'art contemporain ; il commanda à Fra Filippo Lippi, pour la chapelle de Saint-Bernard de Monte Oliveto, d'Arezzo, le Couronnement de la Vierge (singulier choix de la part d'un homme faisant profession d'athéisme), aujourd'hui conservé au Musée de Latran. A cette occasion, il signala au peintre son incorrection dans le dessin des mains. Filippo prit la critique en bonne part et, à compter de ce moment, cacha autant que possible les mains de ses personnages sous les draperies 4.

Ce qui distingue les humanistes de la première moitié du XVe siècle de leurs successeurs, c'est leur universalité. Niccolò Niccoli, Ambroise le Camaldule, Léonard Bruni, Marsuppini, le Pogge, Giannozzo Manetti (mort en 1459), Flavio Biondo (mort en 1464), Cyriaque d'Ancône, AEneas Sylvius (mort en 1464), Fazio (mort en 1457), L.B. Alberti (mort en 1472), bref la majorité des écrivains de la première Renaissance se passionnent à la fois pour les écrits des anciens et pour les monuments figurés qu'ils nous ont laissés, pour la littérature et pour l'art. Dans la suite, par contre, les spécialistes dominent. François Philelphe (1398-1481),

1. « Vas… porphyreticum pulchrum et tornatile inveni, quod putarent simpliciores fratres unam ex hydriis esse, in quibus aquam in vinum conversam Evangelista testatur. » (P. 421.)

2. « Et interim, una cum Karolo Aretino, visa eximia bibliotheca sua (sic), numis imaginibusque antiquis, et insigni Pyrgatelis (sic) lupercalis sacerdotis simulachri cavata ex nicolo gemma et falerati aenea MECVRII (sic) agalmate, videre simul et Kosmi viri opulentissimi preciosa multa ejusdem generis suppellectilia. » (Scalamonti, Vita di Ciriaco Anconitano, dans les Antichità picene, de Colucci, t. XV, p. XCII.)

3. Voigt, Die Wiederbelebung des classischen Alterthums, 2e éd., t. I, p. 28

4. Vasari, éd. Milanesi, t. II, p. 618.


que nous pouvons considérer comme appartenant déjà à la seconde période de l'humanisme, Politien, Marsile Ficin, Pic de la Mirandole, Cristoforo Landino et la plupart des épigones ne sont plus que des philologues, des poètes ou des philosophes, pleins d'indifférence pour l'archéologie. C'en est fait de l'ardeur généreuse avec laquelle leurs aînés embrassaient la civilisation antique sous toutes ses formes, et en faisaient revivre le magnifique ensemble jusque dans les moindres détails.

Les savants, les chercheurs, les curieux de tous les temps et de tous les pays, tous ceux qui se sont passionnés pour les progrès des sciences historiques, pour la découverte d'éléments de travail nouveaux, salueront dans Poggio Bracciolini (1380-1459) un de leurs plus brillants coryphées. Jamais, avant lui, on ne s'était dévoué avec une ardeur si grande ni avec plus de succès à la recherche de l'« inédit ». C'était un explorateur hors ligne, dont l'instinct naturel, le flair, pour nous servir d'une expression consacrée, était doublé d'une érudition profonde. Quelles splendides campagnes que celles qu'il dirigea contre la Suisse, la France, l'Allemagne ! Il en rapporta des dépouilles opimes, de quoi faire la fortune de dix érudits. Grâce aux relations qu'il s'était créées en qualité de secrétaire apostolique, grâce à son activité, sa verve, sa bonne humeur, il n'y avait point de forteresse qui lui résistât. Il pénétrait dans les bibliothèques le plus jalousement gardées, et en tirait, aux applaudissements de l'Italie entière, les chefs-d'oeuvre de l'antiquité classique, inconnus pendant tant de siècles. A Saint-Gall, il découvrait les Institutions de Quintilien, dont on ne connaissait jusqu'alors que des fragments, et l'Argonautique de Valérius Flaccus. Les bibliothèques de la France ou de l'Allemagne lui fournirent à leur tour les oeuvres, plus ou moins complètes, de Lucrèce, – de Silius Italicus, de Vitruve, de Columelle, d'Ammien Marcellin, huit discours inédits de Cicéron, etc., etc. L'Italie même lui réservait les plus rares bonnes fortunes : au Mont-Cassin, il trouva le Traité des aqueducs, de Frontin.

On ne se douterait guère que le concile de Constance, si fécond en vaines discussions théologiques, ait été le point de départ de la plupart de ces découvertes. Aussi bien le Pogge prenait-il peu au sérieux le rôle qu'il était appelé à jouer auprès de l'assemblée, en qualité de secré¬


taire apostolique. M. Voigt nous le montre riant en lui-même des interminables discours que les doctes prélats prononçaient à l'occasion du schisme ou bien de l'hérésie des Hussites. Bientôt fatigué de ces subtilités, qui lui paraissaient indignes d'un siècle de lumières, il eut l'idée de mettre à profit son séjour au milieu des Barbares (c'est ainsi qu'il désigne d'ordinaire ses hôtes) pour explorer les bibliothèques de leurs couvents. De puissantes recommandations lui ouvrirent toutes les portes. Il brava les rigueurs de l'hiver pour visiter d'abord les abbayes bénédictines de Reichenau et de Weingarten. Plus d'un beau manuscrit prit le chemin de Constance et ne revint plus à son poste primitif. Qui aurait eu le courage de refuser ces communications indispensables, on l'affirmait du moins, aux Pères réunis au Concile ? Puis vint le tour du couvent d'Einsiedeln, où le Pogge étudia, il n'est point permis d'en douter, le fameux Itinéraire, publié depuis par Mabillon. Saint-Gall réservait des surprises plus grandes. La bibliothèque, naguère si célèbre, faisait alors pitié à voir. Les volumes gisaient à terre, couverts de poussière et de décombres, dans une pièce obscure et infecte, comparable aux réduits dans lesquels, de nos jours, les moines du mont Athos relèguent leurs manuscrits. Personne ne se souciait de ce trésor inestimable. Le Pogge crut remplir un devoir sacré en délivrant quelques-uns des nobles captifs condamnés à une si honteuse réclusion, et leur fit reprendre, sans trop de scrupules, le chemin de leur véritable patrie, l'Italie, le pays du soleil, de la civilisation.

Chacun de ces envois provoquait chez ses amis de Florence un enthousiasme sans bornes. Niccolò Niccoli, toutes affaires cessantes, se mettait à transcrire les chefs-d'oeuvre si longtemps voués aux ténèbres. Les autres membres du cénacle accouraient contempler les précieuses reliques. S'il fallait de l'argent pour continuer les recherches, Cosme de Médicis l'avançait avec empressement.

La lettre que Léonard d'Arezzo écrivit au Pogge à l'occasion de la découverte des Institutions de Quintilien existe encore. Je ne puis résister au désir de la reproduire, du moins dans quelques-unes de ses parties : « Camille », écrit le chancelier de la République, « a mérité d'être appelé le second fondateur de Rome, car si Romulus a créé la ville, lui l'a relevée de ses ruines. C'est ainsi que tu es comme un second père pour


STATUE D'UN PROPHÈTE, SOUS LES TRAITS DU POGGE, par Donatello. – Dôme de Florence.


ces ouvrages que ton zèle a tirés de l'oubli. Je t'en supplie, ne discontinue pas tes recherches, mais apportes-y, s'il est possible, une ardeur encore plus grande. Que la modicité de tes ressources ne t'arrête pas : nous viendrons à ton secours. Ta dernière découverte a une valeur plus grande que tu ne le penses. Grâce à toi, Quintilien, jusqu'ici mutilé et informe, a recouvré tous ses membres. J'ai vu la liste des chapitres ; l'ouvrage est complet, alors qu'auparavant nous n'en possédions que la moitié et que le texte même de celle-ci était absolument corrompu et défectueux. Quelle bonne fortune, quelle joie inespérée ! O Marcus Fabius (Quintilien), est-il vrai que je puisse enfin te contempler tout entier 1 ! »

Certes, la Renaissance, considérée dans son ensemble, a été un mouvement plutôt artificiel que spontané et national, mais chez les individus, pris isolément, l'enthousiasme était du moins sincère, profond ; la lettre de Léonard Bruni suffirait à le prouver, à défaut d'autre témoignage.

Le Pogge n'était pas seulement philologue : comme épigraphiste, il s'est immortalisé par son recueil des inscriptions de Rome. Ce Corpus, le second en date des recueils composés du temps de la Renaissance (le premier, nous l'avons dit, avait pour auteur Cola di Rienzi), existe encore. M. de Rossi en a tiré le parti le plus brillant dans un mémoire qui a fait époque 2. Tout nous autorise à croire que le Pogge entreprit ce travail sous les auspices du célèbre chancelier de la République, Coluccio Salutato (mort en 1406) 3.

Le Pogge était également numismate. Un des premiers, il s'efforça de se rendre compte du développement de la monnaie chez les Romains. Les idées fort nettes qu'il énonce à cette occasion sont bien faites pour nous surprendre 4. Malheureusement pour le savant du XVe siècle, la

1. Lettre de 1416, liv. IV, n° 5.

2. Le prime raccolte d'antiche iscrizioni compilate in Roma tra il finire del secolo XIVe il cominciare del XV. Rome, 1852, p. 105-173.

3. « Video quidem », lui écrit Salutato, « te pauco tempore nobis Urbem totam antiquis epigrammatibus traditurum. » (Voigt, Die Wiederbelebung des classischen Alterthums, 2e éd., t. I, p. 270.)

4. « Existimo autem avaros ideo appellatos nonnullos quod avidi essent aeris, qui enim cupidi illius nimis erant, atq. in eo quaerendo summam operam, plurimumque studii ponebant, avari nominabantur. Si hoc verum est, inquit Antonius subridens, nulli modo existunt avari. Auri enim argentiq. nostri homines cupiditate ducuntur, non aeris. Atqui, inquit Bartholomaeus, id nomen ejusmodi hominibus tunc inditum fuit, cum nondum esset ullus usus vel aureae


comparaison de ses théories avec certains passages de Pline l'Ancien nous montre qu'il a largement puisé dans les écrits de son prédécesseur 1.

Les services rendus par Poggio Bracciolini à la cause de l'archéologie ne sont pas moins éclatants. En nous restituant les écrits de Vitruve, de Frontin, de Pline l'Ancien, de Lucien, de Pausanias, des Philostrate, il a doté l'archéologie d'inappréciables instruments de travail 2. Il se serait borné à ces découvertes, que son mérite serait déjà grand. Mais il a voulu aller au delà. Ses descriptions des monuments antiques de Rome sont d'une précision jusqu'alors inconnue ; elles forment un singulier contraste avec les rêveries dans lesquelles se complaisait, au siècle précédent, Pétrarque. Celui-ci, nous l'avons vu, avait pris la pyramide de Cestius pour le tombeau de Rémus, alors qu'un coup d'oeil jeté sur l'inscription qui y est tracée en gros caractères aurait suffi pour le convaincre de son erreur. Le Pogge, au contraire, ne cesse de mettre en regard des monuments les textes qui se rapportent à eux, il contrôle, par les témoignages authentiques, les opinions reçues, fait justice des légendes du moyen âge, restitue à toutes ces vénérables ruines leurs appellations véritables.

Il s'était pris d'un amour profond pour les vestiges de l'antique splendeur des Romains. Jusque dans l'extrême vieillesse, il ne cessait de les étudier, de les admirer. Une lettre adressée par lui à B. Fazio, vers 1451, nous fournit un beau témoignage de la vivacité de ses sentiments. « Je m'aperçois, lui écrit-il, que vous désirez voir Rome. N'était l'ouvrage

monetae, vel argentae. Nam aes solum in precio est habitum apud Romanos usque ad bellum Punicum primum. Quinque enim annis ante id bellum, argentum primo est signatum bigarum et quadrigarum nota : anno Urbis conditae quingentesimo octogesimo quinto. At anno post secundo et sexagesimo nummus aureus percussus est. AEs autem Servius Tullius primus signavit nota pecudum, unde et pecunia dicta, cum antea rudi aere uterentur. Ita, licet variaretur monetae materia, idem tamen avaro nomen mansit », etc. (De Avaritia : Opera, éd. de 1538, p. 6.)

1. « Servius rex, ovium bovumque effigie primus aes signavit. » (Histoire naturelle, liv. XVIII, ch. III.) – « Servius rex primum signavit aes… Signatum est nota pecudum, unde et pecunia appellatum. »(Ibid., liv. XXXIII, ch. XIII.)

2. Je suis heureux de me trouver d'accord, sur ce point du moins, avec le regretté Stark, dont le manuel d'archéologie (Handbuch der Archoelogie der Kunst, Leipzig, 1878, p. 81) contient malheureusement, pour la période dont nous nous occupons, bien des lacunes, bien des inexactitudes.


auquel vous travaillez en ce moment, je vous encouragerais fort à visiter cette ville, autrefois flambeau éclatant de l'univers. J'y suis arrivé tout jeune ; il y a bien des années déjà que je l'habite, et cependant, chaque jour, il me semble que je la parcours pour la première fois, tant est vive l'admiration que j'éprouve pour toutes ces belles choses. La vue de ces édifices, que les sots, dans leur ignorance, considèrent comme l'oeuvre des démons, me remplit sans cesse d'une joie inexprimable. »

Dans son traité De varietate fortunoe, le Pogge fait parcourir à ses lecteurs les ruines de la Ville éternelle, et oppose l'état de dégradation, dans lequel la cité se trouvait alors (vers 1431), à son antique splendeur. On n'a certainement jamais tracé un tableau plus vivant, plus éloquent, plus poignant de ce que l'humaniste toscan appelle l'inconstance de la fortune. Je veux du moins reproduire quelques extraits de ces pages admirables. « C'était, dit-il, peu de temps avant la mort de Martin V. Le pape, malade, avait quitté Rome pour se rendre dans les montagnes de Tusculum. Profitant de nos loisirs, nous nous mîmes, Antonio Loschi et moi, à visiter les endroits déserts de la Ville éternelle. Nous étions frappés de stupeur en réfléchissant aux dimensions de ces édifices aujourd'hui écroulés, en contemplant ces ruines immenses, et en pensant à la chute d'un si puissant empire. Y eût-il jamais plus éclatant et plus lamentable exemple de l'inconstance de la fortune ! Un jour que nous avions gravi la colline du Capitole, Antonio, fatigué, me proposa de descendre de cheval. Nous nous assîmes sur les ruines de la roche Tarpéienne, près d'un bloc de marbre, ayant autrefois servi, je crois, de seuil à un temple. Autour de nous des colonnes, la plupart brisées ; plus loin le regard s'étendait librement sur la plus grande partie de la cité. Après avoir pendant quelque temps contemplé ce spectacle, Antonio me dit, en poussant un soupir, et comme en proie à une surprise profonde : « Quelle différence, ô Poggio, « entre ce Capitole et celui qu'a chanté notre cher Virgile

« Aurea nunc, olim silvestribus horrida dumis. »

« On devrait retourner le vers et dire : Aurea quondam, nunc squalida spinetis vepribusque referta : colline autrefois dorée, aujourd'hui inculte et couverte de broussailles. N'est-ce pas ainsi que Marius, après


avoir été le maître de Rome, vint un jour, banni, jeté par la tempête sur la côte d'Afrique, s'asseoir sur les ruines de Carthage, et comparant son propre sort à celui de cette ville, se demanda lequel des deux offrait le plus éclatant exemple de l'inconstance de la fortune ? Pour moi, je ne saurais comparer la ruine de Rome à aucune autre catastrophe de ce genre... Tu as beau parcourir les chroniques, les témoignages des auteurs de tous temps, tu ne trouveras pas un changement comparable à celui qu'a éprouvé Rome, la plus belle et la plus brillante des villes. Non, ce mot de ville ne lui convient même pas ; elle était, d'après Lucien, comme une partie du ciel. Et cette cité s'étend aujourd'hui devant nous, dépouillée de toute parure, comme un cadavre gigantesque défiguré par les blessures, cette cité, patrie de tant d'hommes et d'empereurs célèbres, nourrice de tant de généraux et de princes, mère de tant de vertus, de sciences, d'arts. C'était elle qui engendrait autrefois la discipline militaire, la sainteté des moeurs, le lien salutaire de la loi, les exemples de la vertu, les coutumes les plus louables ; elle était la maîtresse de toutes choses. Aujourd'hui, par un destin cruel, non seulement elle a perdu le pouvoir et la majesté, elle souffre encore l'esclavage, elle est défigurée et avilie, et ses ruines seules témoignent de son antique grandeur... »

A cette éblouissante vision succède la description des monuments de la Ville éternelle, une des études à la fois les plus pittoresques et les plus précises que nous possédions. L'auteur, assurément, commet encore plus d'une erreur d'attribution ; c'est ainsi qu'il prend la Cloaca maxima pour un ouvrage du temps d'Auguste. Mais il nous délivre du moins des légendes des Mirabilia, et jette les bases d'une discussion vraiment scientifique. Son travail marque, dans l'histoire de la topographie et de l'archéologie romaines, le point de départ d'une ère nouvelle.

Poggio s'était créé à Florence, où il passa ses dernières années, une existence de tout point enviable. Riche, considéré, époux d'une belle et jeune Florentine, appartenant à la famille noble des Buondelmonti, père de beaux enfants, dont le bégayement le charmait plus que les discours les plus éloquents, il avait fait de sa villa, située à quelque distance des fortifications, un véritable sanctuaire de l'art et de la littérature. Sa


Valderiniana, c'est le nom qu'il lui avait donné, renfermait une salle spécialement destinée à la bibliothèque ; on y voyait de belles séries de manuscrits grecs et latins. Une autre salle renfermait les antiques. Dans cette retraite, l'ancien secrétaire apostolique, devenu chancelier de la République florentine, goûtait tour à tour les joies de la famille, les plaisirs de l'étude, les charmes de la société de quelques amis éprouvés. Les lettres qu'il écrivit à cette époque respirent une sérénité, un bonheur sans nuages ; il ne craignait qu'une chose, c'est que le ciel ne lui enviât une félicité si grande. Qui aurait dit que ce parfait sage, ce philosophe émérite, possédait au suprême degré le génie de la raillerie et de l'invective, qu'il était le licencieux auteur des Facéties, le plus féroce des insulteurs, le précurseur, l'émule de l'Arétin !

Le musée de la Valderiniana comprenait surtout des marbres. Les bustes remplissaient toute une salle. Malheureusement, ils avaient presque tous le nez brisé. C'était de Rome, où il avait résidé si longtemps, que le Pogge avait rapporté les morceaux les plus remarquables. Mais il avait également mis à contribution les autres villes d'Italie. Grotta Ferrata, Tusculum, Albe, Ferentino, le Mont-Cassin avaient fourni leur contingent. Ses recherches s'étendaient jusqu'aux îles de l'Archipel. C'était alors l'âge d'or des collectionneurs. En une seule fois on découvrit à Chio, dans une caverne, près de cent statues intactes, d'un travail exquis. Poggio, transporté de joie, s'empressa de communiquer cette nouvelle à son ami Niccoli : il espérait bien avoir sa part du trésor. Signalons à ce sujet les artifices employés par les marchands du temps. Pour tirer de leurs trouvailles un prix plus élevé, ils les plaçaient sous le patronage le plus illustre. Un buste romain de la plus basse époque se transformait en une oeuvre de Phidias ; les noms de Polyclète et de Praxitèle étaient prodigués aux productions les plus vulgaires. Mais le Pogge avait trop voyagé pour ne pas être clairvoyant ; il n'était pas homme à s'en laisser imposer par ces charlatans de Grecs, ces « Graeculi », qui dans son estime occupaient une place peut-être encore plus infime que les Barbares auxquels il avait, en Suisse ou en Allemagne, arraché tant de manuscrits précieux.

Le Pogge avait beaucoup trouvé par lui-même. Son musée s'enrichit plus encore par les dons de ses amis. La discrétion n'était pas sa qualité


maîtresse, et il ne se fit pas faute de demander à tous ceux avec lesquels il était en relations de lui donner, qui un marbre, qui une pierre gravée. Il semble avoir particulièrement mis à contribution un riche collectionneur génois, Andreolo Giustiniani 1 : celui-ci lui expédia des bustes en marbre, un cachet avec le portrait de Trajan, une médaille d'or ; mais cette dernière seule parvint à destination 2. Parfois aussi le Pogge s'adressait à des amateurs dont il n'était nullement connu, leur demandant de lui céder, soit à titre gracieux, soit à titre onéreux (aut precibus aut precio), quelques pièces de leur collection. Ayant appris qu'un habitant de Rhodes, un certain Suffreto, avait réuni une grande quantité de statues 3, il lui écrivit pour le supplier de partager avec lui 4. Sa requête fut favorablement accueillie, et le frère François de Pistoie 5 fut chargé de lui rapporter trois bustes de marbre et une statue entière, haute de deux coudées. Fra Francesco rapporta en effet à son correspondant trois bustes, l'un de Junon, l'autre de Minerve, le dernier de Bacchus, mais il semble résulter d'une lettre découverte par Tonnelli qu'il se permit une légère substitution et que les bustes remis au Pogge provenaient, non de Rhodes, mais de Chio 6. Quant à la statue, le porteur affirma qu'elle lui avait été dérobée pendant une maladie.

Ce ne fut pas la seule fois que le frère François de Pistoie trompa l'attente de son correspondant. Ce voyageur, qui avait plusieurs fois visité la Grèce, avait promis monts et merveilles (maria, ut aiunt, et montes

1. « Peto... ut si quod habes signum marmoreum, vel caput nobile, in quo dando non magnopere offenderis, , velis mihi id elargiri, mittereque per Franciscum, donum futurum mihi gratissimum omnium, quae quidem donari possint. » (Rome, s. d) Voy. l'édition de l'Historioe de varietate fortunae libri quatuor, publiée par Giorgi, Paris, 1723, p. 184.

2. Opera, éd. de 1538, p. 329, 330.

3. « Ut noris, hodie profectus ad me Julianus Beninus, Roma rediens, ait scripsisse a Poggio rogatum ad principem militiae religionisque suae Rhodum, ut inquiri diligenter faciat ubinam moratus est monachus quidam vita functus, cujus intrà parietes domesticos mille signa tum lapidea, tum marmorea antiqui operis condita sint : ita enim sibi scriptum ab amico hoc nostro. Quid sperandum sit vix mecum statuere possum : facit enim ingens numerus imaginum ut difficile credatur. Quando enim unus homo solitarius plura quam mille cubitalia signa congesserit ? De libris nulla fit mentio. » (Lettre d'Ambroise le Camaldule à Niccoli, liv. VIII, p. 400, éd. Mehus.)

4. Opera, éd. de 1538, p. 321.

5. Voy. sur ce personnage la Storia della Letteratura italialla, de Tiraboschi, éd. de Milan, t. VI, p. 299.

6. Shepherd, Vita di Poggio Bracciolini, Florence, 1825, t. I, p. 259.


pollicitus). Mais il revenait d'ordinaire les mains vides. Aussi l'humaniste finit-il par le traiter d'homme vain et léger, de bavard, de charlatan, de menteur effronté, presque d'escroc.

Le musée créé par le Pogge au prix de tant d'efforts fut dispersé après sa mort par la faute de ses héritiers : « le sue sustanze », dit son contemporain Vespasiano, « andarono a male 1 ». Tout nous autorise à croire que ces dépouilles opimes tombèrent, comme tant d'autres, entre les mains des Médicis.

A côté de ces brillants humanistes vivait un pauvre et obscur savant qu'on appelait maître Thomas de Sarzane. D'abord précepteur des enfants de Palla Strozzi, il fut chargé dans la suite par Cosme de Médicis de composer pour ses manuscrits une sorte de canon bibliographique. Sa classification parut tellement remarquable qu'elle fut adoptée non seulement pour les bibliothèques des couvents de Saint-Marc et de Fiesole, mais encore pour celles de Frédéric d'Urbin et d'Alexandre Sforza. Niccolò Niccoli et Traversari l'honoraient de leur amitié 2. Ce modeste travailleur devait dans la suite devenir le plus illustre des protecteurs de l'art et de la littérature, le grand pape Nicolas V. Monté sur le trône pontifical, Thomas de Sarzane n'oublia pas ses amis florentins, et plus d'un d'entre eux reçut des marques éclatantes de sa libéralité et de sa gratitude. Les noms de L.B. Alberti et de Fra Angelico sont indissolublement liés au sien. Il prouva à Philelphe aussi à quel point les souvenirs de Florence étaient restés vivants dans l'âme de l'ancien bibliothécaire de Cosme. Traversant Rome pour se rendre à Naples, l'humaniste fut fort surpris de voir arriver chez lui des envoyés du pape, qui le contraignirent de se présenter devant leur maître. Là, Nicolas V lui rappela leur ancienne liaison, lui demanda des nouvelles de ses travaux, lui offrit de le prendre à son service, et finalement lui fit don d'une bourse contenant 5oo ducats d'or.

Un autre pape encore, champion non moins ardent de la Renaissance,

1. Vite, éd. Bartoli, p. 426.

2. Voy. sa lettre à Niccoli dans la Veterum Scriptorum nova Collectio, de D. Martène, t. III, p. 723, 724. Voy. aussi les Lettres de Traversari, éd. Mehus, liv. VIII, ep. II, p. 374.


AEneas Sylvius Piccolomini, le futur Pie II, reçut son initiation dans ce milieu si hospitalier, si fécond. Pendant longtemps, il suivit le double sillon tracé par Niccoli et par le Pogge, s'attachant à la fois aux chefs-d'oeuvre de la littérature et à ceux de l'art. Il lui appartenait, une fois monté sur le trône pontifical, de réaliser ce programme dans son intégrité, et de fonder le musée, complément indispensable de la bibliothèque. Il publia effectivement une bulle, destinée à protéger les monuments antiques de sa capitale. Mais ce fut tout. Pendant le reste de son pontificat, pas plus que Nicolas V, il ne s'occupa de donner pour pendant à sa collection de manuscrits cette collection de marbres que l'enseignement réclamait si impérieusement. On le voit déserter la bannière du Pogge pour revenir aux principes étroits d'un autre de ses professeurs de Florence, François Philelphe, le représentant exclusif de la philologie. – Heureusement il se trouvait dès lors, sur les bords mêmes de l'Arno, un Mécène jaloux de rétablir l'équilibre entre les deux moitiés de la tradition antique et de conserver à la Renaissance l'harmonie qui a fait sa force. Nous avons nommé le Père de la Patrie, le grand Cosme de Médicis.


CHAPITRE IV Les amateurs florentins du XVe siècle : Cosme de Médicis et ses fils.

UAND on pénètre dans l'intimité des patriciens florentins du XVe siècle, ces banquiers-diplomates qui avaient pour clients les rois de France et d'Angleterre, l'empereur, le pape, on est à la fois frappé de la simplicité de leurs manières et de la grandeur des sacrifices qu'ils font pour la chose publique 1. Rarement on a vu plus de générosité et moins d'ostentation.

d'ostentation. n'y a chez eux ni l'étroitesse d'esprit de la bourgeoisie des âges suivants, ni la jactance des parvenus. Le sentiment dont ils paraissent tous pénétrés au plus haut point – je parle des Médicis, de Philippe Strozzi, plus avide de gloire que d'argent 2, des Rucellai, des Pitti, – c'est celui de la responsabilité que leur fortune leur impose vis-à-vis de leurs concitoyens. Rien n'est plus curieux à cet égard que les notes de Laurent le Magnifique, ses Ricordi. Il y constate avec satisfaction, avec orgueil, l'énormité des dépenses faites par son père et son aïeul : dans l'espace de trente-sept ans (1434-1471), les siens avaient déboursé

1. Cette simplicité était souvent commandée par la prudence. Il faut lire dans Vespasiano (éd. Bartoli, p. 275) le récit des précautions prises par Palla Strozzi pour éviter de porter ombrage à ses concitoyens. Il ne se montrait jamais sur la place de la Seigneurie qu'autant qu'il y était spécialement appelé, et encore faisait-il des détours pour s'y rendre. Malgré tant de réserve, il fut exilé pour le reste de ses jours. Cosme de Médicis, devenu le premier citoyen, et presque le maître absolu de la ville, ne se faisait accompagner dans ses promenades que d'un seul domestique. Lorsque François Philelphe vint à Florence, le tout-puissant banquier alla lui rendre visite le premier. La même préoccupation se révèle chez son fils Pierre, qui la transmit à Laurent le Magnifique. Celui-ci, à son tour, cherchait à entretenir son fils Pierre dans les mêmes sentiments. Au moment où ce dernier se rendit à Rome, en 1484, son père lui recommanda instamment de ne pas oublier qu'il n'était qu'un simple citoyen de Florence : « per esser mio figliuolo non sei però altro che cittadino di Firenze ». (Fabroni, t. II, p. 264.)

2. « Cupido più di rama che di robba. » (Gaye, Carteggio, t. I, p. 354.)


663,755 florins, c'est-à-dire une vingtaine de millions, au cours actuel de l'argent, en impositions, aumônes ou constructions 1.

L'autobiographie d'un parent, d'un ami des Médicis, Jean Rucellai, nous fournit un autre témoignage, non moins éloquent, de cette élévation de vues propre à l'aristocratie financière de Florence. Le passage dans lequel il récapitule les joies, les prospérités de son existence, débute par une déclaration d'une naïveté admirable : « 1473. Motifs pour lesquels moi, Jean Rucellai, je dois m'estimer aussi heureux, ou même plus heureux que n'importe quel autre citoyen de notre quartier de Santa Maria Novella. Peut-être même dans toute la cité n'y a-t-il que peu de personnes qui l'emportent sur moi. Ce qui me cause la satisfaction la plus grande, c'est de voir que cette supériorité n'est point due à mes talents, ni à mes efforts, mais à la protection de Dieu. Je prie le Tout-Puissant de m'accorder la grâce d'être reconnaissant envers lui, et non ingrat, car pendant ma vie il m'a comblé de plus de bienfaits que je ne lui en ai demandé et que je n'osais en espérer ». A cette déclaration succède le relevé des sommes dépensées par Rucellai : 60,000 florins d'or en impositions ; 10,000 florins pour la dot de ses cinq filles : 2,000 florins pour le parement de brocart de Santa Maria Novella, sans compter les frais de la construction de son palais, de la chapelle du Saint-Sépulcre, de la façade de Santa Maria Novella, etc. A chaque ligne éclate le légitime contentement du possesseur de tant de trésors, du créateur de tant de belles choses. Je tiens surtout à recueillir l'aveu qui termine cette page si curieuse : « On dit que gagner et dépenser sont au nombre des plus grandes jouissances que l'homme puisse rêver ; pour ma part j'avoue que j'ai éprouvé plus de douceur encore à dépenser qu'à gagner. »

Jean Rucellai ne devait pas tarder à changer de ton. Une année plus tard, il avait perdu une grande partie de sa fortune. Ses paroles nous le montrent résigné, non découragé : « En 1474, j'ai éprouvé de grandes pertes par la faute de ma compagnie de Pise, dirigée par Ridolfo di Francesco Paganelli. Cet homme m'a trompé et dépouillé ; par sa ruse il m'a causé un préjudice de 20,000 florins. D'autres malheurs encore sont

1. Les Ricordi ont été publiés pour la première fois par Gori dans La Toscana illustrata nella sua storia ; Livourne, 1755, in-4°, p. 191, 194.


venus me frapper. Ainsi de riche, je suis devenu pauvre. Que Dieu soit loué de tout 1. »

Lorsque Rucellai rédigeait ses premières notices, dont l'optimisme contraste si singulièrement avec les doléances contenues dans les « déclarations de biens » (denunzie) de la plupart de ses compatriotes, il y avait longtemps que Florence passait pour une des villes les plus riches du monde entier. L'emprunt fait par le roi d'Angleterre chez les Bardi, les Peruzzi et leurs commanditaires est célèbre ; il s'élevait, en 1338, à 1,355,000 florins, somme énorme si l'on tient compte de la rareté du numéraire à cette époque. En 1422, on comptait autour du Mercato Nuovo soixante-douze boutiques de changeurs. De 1430 à 1453, les impositions prélevées sur soixante-dix-sept familles florentines atteignaient 4,875,000 ducats. Le célèbre humaniste Giannozzo Manetti dut payer à lui seul 135,000 ducats ; il fut réduit à la mendicité. Sur la fortune des Médicis, nous possédons, grâce aux Ricordi de Laurent, les données les plus sûres et les plus précises. Lorsque le père de Cosme mourut, en 1428, il laissa à ses deux fils 178,221 florins « di suggello ». En 1440, à la mort de Laurent l'ancien, le patrimoine avait déjà atteint le chiffre de 235,137 florins ; il s'accrut singulièrement encore dans la suite, grâce aux aptitudes financières de Cosme. Aussi Pie II, en traversant Florence, déclara-t-il que les richesses du vieux banquier égalaient celles de Crésus 2.

Pour nous rendre un compte exact de l'importance de ces chiffres, il importe de rapprocher la fortune des Médicis des trésors réunis par quelques autres banquiers, prélats ou grands seigneurs italiens de l'époque. En 1460, le patriarche d'Aquilée, Louis Scarampi, passait pour un des personnages les plus riches de la Péninsule : il possédait environ 200,000 ducats d'or. En 1478, les 170,000 ducats d'André Vendramin, doge de Venise, remplissaient tous ses compatriotes d'orgueil et d'envie. Les Colleoni possédaient cependant un patrimoine supérieur : la confiscation qui les frappa porta sur une somme de 216,000 ducats 3.

1. Autografo tolto dallo zibaldone di Giovanni Rucellai fiorentino e pubblicato per cura di Giovanni Temple Leader. (Florence, 1872.)

2. Commentarii, éd. de 1584, p. 88.

3. Voir le beau livre de J. Burckhardt : Die Cultur der Renaissance in Italien, 3e éd. Leipzig, 1877, t. I, p. 75-78, 139-141.


Étant données les aspirations des Florentins, il était tout naturel que ces ressources, si considérables, comme on vient de le voir, devinssent pour la science, la littérature, les beaux-arts, de puissants éléments de progrès, de prospérité. On se tromperait toutefois en croyant que, pour mériter les applaudissements de leurs concitoyens et pour imprimer à la production intellectuelle un essor nouveau, il suffisait aux coryphées de l'aristocratie florentine de se montrer ardents et prodigues. Le rôle de Mécène n'était pas facile à jouer dans cette cité si attachée à l'égalité, si jalouse de son indépendance. Le vieux Cosme était passé maître dans l'art de faire de grandes choses sans éveiller les susceptibilités de ses trop ombrageux concitoyens. S'il n'avait pas su désarmer si habilement l'envie (fuggire l'invidia), le sort de ses créations, celui de sa famille auraient été plus d'une fois compromis. Lorsqu'il entreprit de faire construire le palais de la Via Larga, Brunellesco lui soumit un projet de tout point magnifique, et qui était destiné à enlever les suffrages de tous les connaisseurs. Mais Cosme savait qu'à côté de la question d'art, il y avait la question politique. Aussi préféra-t-il le projet, beaucoup moins somptueux, de Michelozzo 1. La postérité regrettera cet excès de prudence, qui l'a privée d'un chef-d'oeuvre ; mais les contemporains l'ont à coup sûr approuvé. Un demi-siècle plus tard, Philippe Strozzi eut à compter avec des préjugés qui n'avaient rien perdu de leur force. Son fils Laurent s'étend complaisamment, dans le récit publié par Gaye, sur les ruses auxquelles il dut recourir pour tourner l'obstacle et pour élever le plus magnifique des palais, sans qu'aucun tribun pût l'accuser de tendre au pouvoir souverain 2.

Ces préoccupations, peu avouables, purent quelquefois empêcher un patricien de disposer de ses richesses au gré de sa vanité : elles étaient impuissantes à entraver le splendide essor que les arts prirent à partir du premier tiers du XVe siècle.

La Seigneurie, qui s'inspirait d'Athènes bien plus que de Sparte, donnait d'ailleurs le spectacle de la magnificence. Elle saisissait les moindres occasions pour déployer un luxe de bon aloi, auquel l'art avait

1. Vasari, éd. Milanesi, t. II, p. 371.

2. Carteggio, t. I, p. 354.


la part la plus large. Dans une cité telle que Florence, avec son industrie si florissante, ses puissantes corporations, c'était là de l'excellente politique. Il fallait à la vérité, pour affirmer l'austérité des moeurs, édicter de temps à autre quelque loi somptuaire, – bien vite tombée en désuétude. C'est ainsi que, vers le milieu du XVe siècle, on défendit aux simples citoyennes de porter plus de trois anneaux et d'avoir plus d'une pierre précieuse ou plus d'une perle à chacun de ces anneaux. Étaient exceptées de cette mesure les femmes des chevaliers, celles des docteurs en droit civil et en droit canon, des docteurs ès arts ou en médecine, les filles âgées de dix années ou moins, les étrangères 1. Lastri, auquel nous devons ce renseignement, ajoute que les Florentines n'eurent guère égard à des prescriptions si rigoureuses. Vers la fin du siècle le luxe avait pris de telles proportions qu'un grand nombre de dames, émues des reproches de Savonarole, sollicitèrent spontanément des magistrats des lois prohibitives nouvelles, scrupules honorables, auxquels la chute du réformateur imposa bien vite silence.

Aussi bien de pareilles prescriptions étaient-elles inapplicables dans une cité où des milliers de bras travaillaient sans cesse à transformer les matières brutes en superbes ornements, à donner à la laine, à la soie, aux métaux, les formes les plus riches, les plus exquises. Qu'aurait dit la corporation des fabricants de laine (l'arte della lana) avec ses 270 boutiques, qu'auraient dit les patrons des 83 boutiques d'étoffes de soie, ceux des 84 boutiques de meubles sculptés ou ornés de marqueterie, ceux des 3o boutiques de batteurs ou de fileurs d'or 2, si le gouvernement avait voulu proscrire un luxe qui faisait la force, la richesse de l'État !

Les fêtes données, au XVe siècle, par la République florentine sont célèbres par leur pompe. Celles qui furent organisées en l'honneur du pape Pie II, en 1459, comprenaient une joute, un bal, des combats de fauves. Elles coûtèrent plus de 13,000 ducats d'or. C'était chose merveilleuse, dit un chroniqueur, que de voir la richesse des tentures, des costumes, la masse des joyaux. Peu de souverains se seraient trouvés en

1. Osservatore fiorentino, t. VI, p. 84 et suiv.

2. Statistique de 1471. Sur le rôle de l'État vis-à-vis des beaux-arts pendant le xve siècle, voir l'intéressante étude de M.H. Janitschek, Die Gesellschaft der Renaissance in Italien und die Kunst, p. 73 et suiv.


état de déployer autant de magnificence. En 1460, nouvelles réjouissances en l'honneur du même pape qui revenait du congrès de Mantoue. L'année 1468 marque la date du fameux tournoi dans lequel Laurent de Médicis remporta le prix et qui fut célébré à l'envi en prose et en vers. L'année suivante, autre tournoi, dont le vainqueur fut le frère de Laurent, Julien. En 1471, les fêtes données en l'honneur du duc de Milan, Galéaz, dépassèrent en magnificence tout ce que l'on avait vu jusqu'alors. Il faut lire dans Corio la description du cortège, l'énumération des ornements d'or et d'argent, des étoffes précieuses. Le chroniqueur ne nous dit pas combien cette visite princière coûta aux Florentins ; mais nous savons que le duc dépensa 200,000 ducats d'or. Il amenait avec lui, pour ne citer qu'un exemple, 2,000 chevaux, 200 mules, toutes richement caparaçonnées, 5oo couples de chiens, des faucons, des éperviers en quantité prodigieuse.

C'étaient là des spectacles éblouissants, mais éphémères. La constante préoccupation qu'avait la Seigneurie de célébrer la mémoire des grands citoyens ou d'orner avec le plus de magnificence possible le palais, siège du gouvernement, devait exercer sur le développement des arts une influence bien autrement considérable. Sans parler ici des nombreux monuments religieux élevés ou décorés soit aux frais des corporations, soit à ceux de l'État, nous voyons à chaque instant les chefs de la République prendre de grandes et patriotiques résolutions, dont l'art était appelé à bénéficier. Tantôt ils font peindre dans le Dôme les statues équestres de deux de leurs plus vaillants capitaines, l'Anglais Jean Hauck-wood et Nicolas de Tolentino ; tantôt ils éternisent par un portrait placé au même endroit le souvenir de leur plus grand poète, Dante 1. Ils rendent un hommage analogue à deux de leurs chanceliers, qui étaient en même temps des littérateurs célèbres : Léonard d'Arezzo et Charles Marsuppini. Notons aussi le décret qui permet aux fils du Pogge de faire peindre le portrait de leur père dans une des salles du palais de la Seigneurie 2 : l'antiquité n'a pas imaginé de récompense à la fois plus simple et plus noble 3.

1. Gaye, Carteggio, t. I, p. 562, 563.

2. Ibid., t. I, p. 565.

3. Quelquefois aussi, il est vrai, l'art devait se mettre au service d'intérêts moins respectables. C'est ainsi que, vers 1345, le Giottino dut représenter dans une de ses fresques l'expul¬


Les arts décoratifs ne profitaient guère moins de ces dispositions généreuses, si dignes d'une cité riche et libre. La Seigneurie ne cessa pendant tout le XVe siècle de commander des tentures d'un grand prix, de superbes services d'orfèvrerie, des meubles incrustés avec une rare perfection. Vers 1457, elle fit exécuter par un hautelissier flamand, Liévin de Bruges, treize cents coudées de tapisseries destinées à recouvrir les parois du palais. Vittorio Ghiberti, le fils de l'auteur des portes du Baptistère, et Neri di Bicci avaient fourni les cartons de cette suite qui excita le plus vif enthousiasme 1.

sion du fameux duc d'Athènes, Gautier de Brienne. L'artiste nous montre le tyran chassé de son trône ducal par une figure qui plane dans les airs et qui le menace d'un javelot. Gautier, en s'enfuyant, foule aux pieds les attributs de la Justice et de la Légalité ; il emporte avec lui un monstre à face humaine et à queue d'écrevisse qu'il serre tendrement dans ses bras. (Crowe et Cavalcaselle, Histoire de la Peinture italienne, t. I, p. 345.) En 1392, à Sienne, on peignit sur le palais public les portraits de certains rebelles. (Della Valle, Lettere sanesi, t. II, p. 54.) Au siècle suivant il n'est pas rare non plus de voir la peinture, et même la sculpture, fournir des armes aux partis politiques. C'était au moyen de fresques monumentales que les vainqueurs satisfaisaient alors leurs rancunes. Nous voilà loin de la caricature moderne qui se contente d'un crayon et d'un bout de papier ! On sait que les Médicis livrèrent à la risée publique leurs adversaires, les Albizzi, en 1434 par les fresques d'Andrea del Castagno, et, en 1478, les Pazzi par les fresques de Botticelli. Dans cette même ville de Florence les créanciers de Rinuccio Farnèse avaient fait peindre publiquement le portrait de leur débiteur, en l'accompagnant, selon toute vraisemblance, d'une inscription injurieuse. Les Siennois et le pape durent intervenir, en 1425, pour faire effacer cette image ignominieuse. (Gaye, Carteggio, t. I, p. 550.) A Rome, Paolo Romano fut chargé, en 1462, d'exécuter deux mannequins représentant Sigismond Malatesta, et destinés à être brûlés publiquement. Citons encore une curieuse anecdote rapportée par le Pogge (Opera, p. 436). Les Florentins avaient fait peindre sur leurs places publiques, sous la figure d'un traître, un personnage dont ils avaient à se plaindre, Rodolphe de Camerino. Quelque temps après, désirant se réconcilier avec lui, ils lui envoyèrent une ambassade. Rodolphe reçut les députés dans son lit ; il disparaissait presque sous le poids des fourrures, et quoique l'on fût au mois d'août, il avait fait allumer un grand feu. Les Florentins lui demandant quel était le mal dont il souffrait, il répondit en souriant qu'il avait pris froid, pour avoir été exposé si longtemps au grand air sur leurs murs, et avoir passé tant de nuits à la belle étoile. Les ambassadeurs se le tinrent pour dit, et les peintures furent effacées. En 1494, les Médicis virent tourner contre eux l'arme qu'ils avaient employée contre leurs ennemis. Leurs portraits remplacèrent sur les murs des édifices publics ceux des Pazzi : « Populus... cunctos qui olim in Pazziana conjuratione adversus Medicos in pariete telonei ceu infames picti fuerant penitus delevit, novos quoque, ex Medicorum factione, ad paucos dies pingere curaverunt. » (Bibliothèque Chigi. Histoire de Tizio, fol. 222 v°.) Rappelons enfin que, lors du siége de Florence, en 1530, Andrea del Sarto fut chargé d'un travail analogue.

1. Voir mon Histoire de la Tapisserie italienne, p. 94.


L'argenterie servant aux chefs du pouvoir n'était pas moins somptueuse. D'après un inventaire rédigé entre 1458 et 1478, elle pesait 446 livres. On y remarquait deux bassins en argent émaillé, du poids de 51 livres ; onze plats d'argent, du poids de 55 livres ; quarante assiettes (scodelle), pesant 39 livres, etc.

C'était aussi aux orfèvres ou aux argentiers que la Seigneurie demandait de préférence les présents destinés à récompenser la valeur de ses généraux ou les bons offices des ambassadeurs accrédités près d'elle. En 1455, en congédiant le duc de Calabre, capitaine de ses milices, Florence lui fit don de 20,000 florins en numéraire, de deux lions vivants, de quatre bassins et de deux compotiers en argent émaillé, du poids de 97 livres. Les six pièces valaient ensemble plus de 1,200 ducats 1. En 1472, le comte d'Urbin, en récompense des services rendus par lui lors de la prise de Volterre, reçut, outre une maison située à Florence, des bassins et des coupes en argent, ainsi qu'un heaume en argent ciselé par un des plus habiles artistes de la Toscane, Antonio del Pollaiuolo 2. Notre illustre historien Commines ne fut pas moins bien partagé. Lorsqu'il quitta Florence, après une résidence d'une année, pendant laquelle il fut « bien traité » de ses hôtes « et à leurs dépens, et mieux le dernier jour que le premier », il emporta comme un souvenir de la générosité de la Seigneurie un service d'argenterie du poids de 55 livres 3. Citons enfin le service offert en 1492 au cardinal Jean de Médicis, le futur pape Léon X : il pesait environ 1,000 livres et valait de 12 à 15,000 florins 4.

Les Médicis, qui étaient les premiers par leurs richesses, par leur puissance, voulurent aussi distancer leurs concitoyens par la protection accordée aux lettres et aux arts. Il est donc tout naturel que nous commencions par eux cette revue des plus insignes Précurseurs du XVe siècle :

1. Osservatore fiorentino, éd. de 1821, t. IV, p. 77, 78.

2. Gaye, Carteggio, t. I, p. 570.

3. Ammirato, Istorie fiorentine, liv. XXIV, sub anno 1478.

4. « Il cardinale... se n'andò a casa suo padre, e più vi fece loro un bello convito, el quale essendo quasi finito, la Signoria mandò un présente di libbre mille incirca d'arienti lavorati. Stimossi fussi di valuta di quindici miglaia di fiorini. » (Philippi Redditi exhortatio ad Petrum Medicem in magnanimi sui parentis Laurentii imitationem ; Florence, 1822, p. XXXVII.) Cf. les Ricordi storici di Filippo di Cino Rinuccini, éd. Aiazzi, p. CXLV.


ils occupent une place d'honneur non seulement dans l'histoire de la Renaissance florentine, mais encore dans l'histoire du développement de l'esprit humain.

Le culte des arts semble remonter assez loin dans leur famille. Peut-être, cependant, en regardant de près, découvrirait-on que la piété ou la gloriole avait plus de part que l'amour du beau aux splendides fondations par lesquelles les premiers Médicis cherchèrent à perpétuer leur souvenir dans les églises de leur ville natale 1. Chez celui de leurs descendants, au contraire, qui, dans la première moitié du XVe siècle, devait porter si haut la gloire de leur nom, chez Cosme (1389-1464), le Père de la Patrie, le goût le plus pur, le plus délicat s'alliait à une libéralité sans bornes.

Certes, l'histoire est en droit de demander au « Père de la Patrie » des comptes sévères. Sans avoir peut-être ambitionné pour lui-même le pouvoir absolu (il l'exerça de fait pendant près de trente ans), il a préparé l'asservissement de sa patrie. Les moyens qu'il employait n'avaient à la vérité rien de violent, du moins à l'ordinaire. A cet égard la comparaison avec la sanguinaire famille d'Este, les Malatesta, les Visconti, est tout à son avantage. Son autorité, pour nous servir de l'expression de Commines, était « doulce et amyable, et telle qu'elle était nécessaire à une ville de liberté 2 » ; mais à l'occasion il ne se montrait pas moins dur, moins inflexible dans ses vengeances, ni plus scrupuleux sur le choix des moyens. Financier avant tout, il s'attachait les uns par ses largesses, et réduisait les autres à l'impuissance en les faisant frapper d'amendes énormes. C'est par ce moyen, nous l'avons vu, qu'il se défit de Giannozzo Manetti. Le vieux Palla Strozzi éprouva aussi toute l'inflexibilité du caractère de Cosme. Après trente années d'exil il ne put même pas obtenir la faveur de mourir dans sa ville natale.

Mais d'autres, à Florence même, ont eu des visées analogues à celles de Cosme. Comme lui, ils ont cherché à assurer la suprématie de leur famille, sans racheter leur ambition soit par un talent supérieur, soit par

1. Vasari cite plusieurs portraits qui nous montrent Giovanni di Bicci de Médicis en relations avec Masaccio (t. III, p. 160) et avec Zanobi Strozzi, élève de Fra Angelico (t. IV, p. 39, et t. VI, p. 188).

2. Mémoires, éd. de la Société de l'Histoire de France, t. II, p. 338.


le culte des belles choses. Faisons donc abstraction des faiblesses que Cosme et ses descendants ont partagées avec un grand nombre de leurs contemporains, et ne nous attachons qu'aux services rendus par eux à la cause des sciences, des lettres, des arts. Sous ce rapport, proclamons-le hautement, il n'est point d'éloges qu'ils ne méritent.

Le mouvement provoqué par l'étude de l'antiquité classique avait acquis une telle force qu'il était bien difficile à un grand seigneur, à un chef de gouvernement, de ne point s'y associer. On sait quelle part brilCOSME

brilCOSME MÉDICIS, LE PÈRE DE LA PATRIE, d'après une médaille du temps.

lante les papes, les rois de Naples ont prise au triomphe de la Renaissance. Les souverains de Ferrare, d'Urbin, de Mantoue, de Milan, comptent également parmi les plus ardents promoteurs des idées nouvelles. Il n'est pas jusqu'au féroce, au brutal seigneur de Rimini, Sigismond Malatesta, qui ne se soit conquis une place d'honneur dans les annales de l'humanisme. Encourager les savants, les artistes, construire des palais, créer des bibliothèques, des musées, c'était là une tâche qui, à ce moment, s'imposait en quelque sorte à tout potentat ; nul devoir ne paraissait alors plus doux à remplir.


Cosme se plaça de bonne heure à la tête du mouvement : dès 1412 nous le voyons acheter des manuscrits 1.

Si, par l'étendue de leurs sacrifices, plusieurs souverains italiens peuvent rivaliser avec les Médicis, en revanche il y a dans les efforts de ceux-ci une nuance qui séduira toujours l'historien des arts ; je veux parler de cette familiarité qui s'était établie entre eux et les artistes ou les savants. Ailleurs un abîme sépare le grand seigneur de ses protégés. Dans le palais des Médicis, au contraire, humanistes, peintres, sculpteurs, sont traités en amis, presque en camarades. Lorsque Cosme se rend à Rome, il emmène avec lui Niccolò Niccoli. Lorsqu'il est exilé à Venise, Michelozzo le suit dans son exil 2. C'est lui encore, le patricien tout-puissant, qui s'occupe de la garde-robe de Donatello et commande les habits dont le sculpteur a besoin. Autre exemple de cette familiarité : en 1451 un peintre de Camerino, Giovanni Angelo d'Antonio, écrit à Jean, le fils de Cosme, pour lui proposer un riche parti, sans que l'on trouve déplacée la liberté grande prise par ce donneur d'avis. Dans ses lettres à Pierre, l'autre fils de Cosme, Benozzo Gozzoli l'appelle « amicho singularissimo ». Antoine de San Gallo le vieux est le confident de Julien de Médicis ; c'est lui qui, après la mort tragique de Julien, amène à Laurent le fils naturel que laissait celui-ci, le futur pape Clément V113. Laurent se rend-il aux eaux, il se fait accompagner par le sculpteur Bertoldo, l'élève de Donatello 4. Quand Pierre de Médicis le jeune prend la fuite

1. Bandini, Catalogus codicum latinorum bibliothecoe Mediceoe Laurentianae, t. II, p. 687. Le savant bibliothécaire de la ville, de Besançon, M.A. Castan, veut bien nous signaler un Tite-Live conservé dans la collection confiée à ses soins, et provenant de la bibliothèque de Cosme. Ce manuscrit, orné de belles initiales, porte cette mention intéressante : « Joannes A(ntonii) Fi(lius) clarissimo atque opumo (sic) viro Cosmo Medici ex vetustissimo exemplari hoc opus transcripsit anno d. MCCCCXXV. Florentiae. » (Ancien fonds Granvelle.) Cosme, en vrai marchand, trafiquait aussi des manuscrits. Voir, aux Archives d'État de Florence (Carte Strozziane, filza 133, n° 127), la lettre du 20 mars 1425.

2. « Cosimo, il quale aveva amata Michelozzo quanto si può un caro amico amare. » (Vasari, Vie de Michelozzo.)

3. Les humanistes attachés aux Médicis se chargeaient même parfois de négociations assez scabreuses, que l'on désignerait aujourd'hui sous un fort vilain nom. Voir dans Roscoe, Vie de Laurent de Médicis, Paris, an VII, t. I, p. 405, la poésie adressée à Lucrèce Donati pour l'engager à répondre à l'amour de Laurent le Magnifique : « Ad Lucretiam Donatam, ut amet Laurentium Medicem ».

4. Ser Matteo Franco, Un Viaggio di Clarice Orsini de' Medici nel 1485, éd. I. del Lungo. Bologne, 1868, p. 7.


pour échapper à la fureur de ses concitoyens, c'est à un orfèvre de ses amis, le père de Baccio Bandinelli, qu'il confie une partie de ses trésors. Il serait facile de multiplier les exemples de cette « domesticanza », pour nous servir de l'expression pittoresque et intraduisible de Vasari. C'était un spectacle rare et attachant, bien propre à tirer les artistes de l'état d'infériorité dans lequel on les tenait à la cour des princes contemporains.

Aussi bien, chez Cosme, la création de monuments nouveaux semblait-elle être devenue un véritable besoin. On aurait pu croire qu'il voulait faire de l'architecture un moyen de propagande, de domination, tant était grande l'ardeur avec laquelle il élevait palais sur palais, église sur église. Florence ne profita pas seule de sa munificence ; d'autres cités italiennes, des contrées lointaines même s'enrichirent, grâce à lui, d'édifices somptueux. Les constructions entreprises dans sa ville natale nécessitèrent, à elles seules, une dépense de plusieurs centaines de mille ducats. M. de Reumont estime que la sacristie de Saint-Laurent absorba 40,000, le couvent de Saint-Marc 70,000, le palais de la Via Larga 60,000 ducats 1. Les édifices élevés par Cosme en dehors de la Toscane sont innombrables, et il faut nous borner à passer en revue les principaux d'entre eux. A Assise, le patricien florentin fit restaurer l'église de Santa Maria degli Angeli 2. A Rome, il fit orner la basilique de Saint-Pierre de six vitraux à ses armes 3. L'église de Saint-Dominique de Cortone fut dotée par lui et par son frère, Laurent le vieux, d'un retable superbe, portant cette simple inscription : Chosimo e Lorenzo di Medici da Firenze ano dato chuesta tavola a frati di Sct. Domenicho dell' oservanza da Chortona per l'anima loro e di loro passati, MCCCCXXXX 4. Venise, qui lui avait servi d'asile pendant son bannissement, lui dut sa première bibliothèque, un des chefs-d'oeuvre de Michelozzo. (Époque vraiment grande que celle où un exilé, pour reconnaître l'hospitalité d'un peuple, le dote, en partant, d'une bibliothèque !) A Milan, les peintures de Vincenzo Foppa rendirent promptement célèbre le palais que les Médicis tenaient de la libéralité de Fran1.

Fran1. de' Medici il Magnifico, t. I, p. 186.

2. Vasari, Vie de Michelozzo, éd. Milanesi, t. II, p. 443.

3. Ibid.

4. Gaye, Carteggio, t. I, p. 140. Le retable existe encore.


PALAIS MÉDICIS (RICCARDI), PARTIE ANCIENNE.


PALAIS MÉDICIS (RICCARDI).


çois Sforza ; on y remarquait l'Histoire de Trajan, les portraits de la famille ducale, ceux de personnages illustres, entre autres de huit empereurs, le tout alternant avec les armoiries du patricien florentin, le faucon et le diamant. Michelozzo, qui dirigea la décoration du palais, y ajouta de sa main le portrait de son ami et bienfaiteur 1. Cosme laissa des traces de sa libéralité jusque dans notre pays : par ses soins, le collège que les Florentins possédaient à Paris fut convenablement restauré. Enfin, pour porter sa renommée jusqu'aux limites du monde connu, il fonda à Jérusalem un hospice destiné aux pèlerins pauvres 2.

Valori n'a pas exagéré en affirmant que Cosme dépensa un demi-million de florins rien qu'en constructions 3. C'était, aux yeux du Père de la Patrie, de l'argent bien placé. Il regrettait seulement, au témoignage de son contemporain Vespasiano, de n'avoir pas fait davantage. « Je connais l'humeur de mes concitoyens, disait-il ; dans cinquante ans il ne restera d'autre souvenir de moi et des miens que ces quelques constructions que j'ai fait élever 4. »

Quoique Cosme eût recommandé à Michelozzo de lui construire une habitation plutôt commode que somptueuse, les contemporains sont unanimes à proclamer la magnificence de son palais de la Via Larga. Pie II l'appelle une demeure digne d'un roi 5. Albert Advogadro, Timothée Maffei, Jean Marie Filelfo le célèbrent, en prose et en vers, comme une des merveilles du monde. Le luxe intérieur répondait à la beauté du monument. La cour était dès lors un véritable musée : les Riccardi n'ont fait, au XVIIe siècle, que continuer la tradition des Médicis en l'ornant de morceaux antiques. On y admirait surtout les huit médaillons de marbre, sculptés par Donatello ; ils alternaient avec des festons en « graffito », retrouvés, ces jours-ci seulement, sous le badigeon 6.

1. Vespasiano, Vite di uomini illustri del secolo XV, p. 253.

2. Vespasiano, loc. cit., et Vasari, t. II, p. 443.

3. Laurentii Medicei Vita, éd. Mehus ; Florence, 1749, p. 4.

4. « Ho udito dire a Cosimo che il maggiore errore che facesse mai, si era di non avere cominciato a spendere prima dieci anni, che non aveva ; perchè, conosciuta la natura de' sua cittadini, egli non sarebbono anni cinquanta, che del suo nè della casa non si troverebbe nulla, se non quelle poche reliquie ch' egli aveva murato. » (Vespasiano, Vite, p. 257, 258.)

5. Opera, éd. de Bâle, p. 88.

6. Un curieux document publié par M.C. Yriarte (Gazette des Beaux-Arts, 1881, t. II,


Les appartements étaient ornés de soffites peints ou dorés, de lambris en bois de cyprès. Les tapisseries s'y mariaient aux fresques ou aux tableaux de chevalet. Paolo Uccello était représenté par plusieurs compositions importantes : des Combats de lions, des Combats de dragons, des Patres dans un paysage, trois Batailles (tre quadri colla rotta di San Romano), l'Histoire de Pâris 1. Parmi les meubles on remarquait les coffrets peints par un artiste célèbre, Dello. L'argenterie était particulièrement belle et précieuse. Advogadro cite parmi les pièces les plus riches un surtout de table en forme de navire.

Quant aux antiques, elles semblent avoir été dispersées selon les besoins de la décoration, plutôt que groupées par séries. Dans le cortile qui correspondait à la Via de' Ginori, on voyait un beau Marsyas (en marbre blanc) suspendu à un arbre et attendant l'exécution de l'arrêt fatal. L'artiste chargé de la restauration de cette statue ne fut autre que Donatello. Le grand sculpteur florentin restaura également une masse de bustes antiques, qui prirent place au-dessus des portes 2.

Selon toute vraisemblance la Vénus de Médicis appartenait dès lors à la famille qui lui a donné son nom. Un auteur de la fin du XIVe siècle, Benvenuto Rambaldi d'Imola, décrit en effet, comme se trouvant à Florence, chez un particulier qu'il ne nomme pas, une statue de tout point semblable au chef-d'oeuvre de la Tribune des Offices 3.

La recherche de ces morceaux, dès lors si ardemment convoités, mit

p. 148), nous entretient de dessins faits pour la même cour en 1452 par le sculpteur florentin Maso di Bartolomeo : « Per manifattura di due disegni... l'uno fu un fregio alto 7, 8, che va sotto el denanzi del chortile del palazzo, e uno architrave che va sotto detto fregio. » – « Per teste designate che sono nel fregio sopra le cholonne del chortile del suo palagio. » Ces ornements, peut-être en stuc, n'auraient-ils pas disparu lors des travaux exécutés au palais des Médicis par le marquis Riccardi ? Une inscription, incrustée dans le cortile, rappelle que ce dernier « in postica auxit parte » le palais acheté en 1659, et que son héritier « intus forisque duplo ampliavit (1690), veterem partem in meliorem formam redegit, ornavit, ornat » (1715).

1. Vasari, éd. Milanesi, t. II, p. 208. Ces peintures figurent encore dans l'inventaire rédigé à la mort de Laurent le Magnifique.

2. Vasari, éd. Milanesi, t. II, p. 407.

3. « Io poi vidi in Fiorenza ed in casa privata una statua maravigliosamente bella di Venere, ornata come iu antico : nuda teneva la sinistra mano piegata, coprendo le parti del pudore, e coll' altra più alzata copriva il seno. » (Voigt, Die Wiederbelebung des classischen Alterthums ; éd. de 1880, t. I, p. 380. Cf. Tiraboschi, Storia della Letteratura italiana, t. V, p. 745.)


NEPTUNE ET PALLAS, Médaillon de Donatello. (Palais Riccardi.)


L'ENLÈVEMENT DU PALLADIUM, Médaillon de Donalello. (Palais Riccardi.)


quelquefois Cosme aux prises avec ses propres compatriotes. Nous le savons par le Pogge, qui pour sa part n'était nullement d'humeur à s'incliner devant le tout-puissant banquier. Un voyageur, dont nous avons déjà eu l'occasion de parler, François de Pistoie, avait remis au chef de la famille des Médicis des bustes envoyés à l'humaniste par Andreolo Giustiniani ; de là chez le Pogge une indignation sans pareille 1. Cosme put s'estimer heureux de ne pas voir lancer contre lui une de ces terribles invectives qui n'épargnaient personne.

Les villas élevées par Cosme dans les environs de Florence ne le cédaient pas au palais de la Via Larga. Dans une lettre adressée par Galéaz-Marie Sforza à son père François, le jeune prince milanais signale, dès 1459, la magnificence de Careggi 2.

Les Médicis se rendirent de bonne heure célèbres par la sûreté de leur jugement : leur goût était aussi délicat que sévère. La critique la plus judicieuse présidait à la réunion de tant de merveilles. L'argent seul aurait été impuissant à créer un ensemble si parfait ; l'étude même n'y aurait pas suffi : il fallait ces aptitudes particulières que les Médicis, depuis Cosme jusqu'à Léon X, tenaient de la nature.

Rio a été singulièrement aveuglé par la passion quand il a écrit que « tout semblait pousser, sous les auspices des Médicis, à l'innovation et à la profanation. A l'enthousiasme pour l'antiquité classique, ajoute-t-il, commençait à succéder l'enthousiasme pour l'antiquité païenne, distinction qu'il est important de ne point perdre de vue dans la suite des faits que nous devons signaler ou apprécier. Ce caractère nouveau se trouve

1. « Capita vero quae ad me per eum misisti, curavit ut Cosmo traderentur, mihi simulans, se aegre ferre quod in manus alterius devenissent. Cosmo vero, qui hic est, dixit se illi gratias agere quod illa accipere dignatus esset, et simul illi quoque signum quo epistolam obsignasti, quod est Trajani caput, se daturum operam dixit ut sibi traderetur ». (Lettre adressée de Ferrare à Andreolo Giustiniani : Opera, éd. de 1538, p. 329.)

2. « Anday a Caregio pallatio bellissimo di esso Cosmo, quale visto da ogni canto, et delectatomene grandemente non mancho per la polideza di giardini, che invero sono pur tropo ligiadra cosa, quanto per il degno edificio dela casa, ala quale et per camere et per cusine, et per sale et per ogni fornimento non mancha più che si facia ad una dele belle case di questa città... » (Buser, Die Beziehungen der Mediceer zu Frankreich, p. 347.) En 1471, Galéaz-Marie revint visiter Florence ; cette fois-ci il ne tarit pas en éloges sur la magnificence du palais de la Via Larga. (Valori, Laurentii Medicei Vita, p. 17.)


empreint sur un grand nombre de produits littéraires ou artistiques, et malheureusement aussi sur les moeurs nationales. Bientôt on vit Laurent de Médicis lui-même disputer à ses poètes lauréats la palme des compositions licencieuses, pour les orgies du carnaval ; mais les détails de la dégénération dont ce « magnifique » personnage fut le promoteur, avec ses courtisans lettrés, nous entraîneraient bien au-delà des limites prescrites par notre sujet, et, malgré le plaisir qu'il y aurait à arracher à des idoles historiques leurs masques séculaires, il faut nous borner à réduire à sa juste et mince valeur l'influence qu'elles exercèrent sur les diverses branches de l'art, et particulièrement sur la peinture 1. »

Ce que Rio appelle profanation, je serais au contraire tenté de l'appeler conciliation, tolérance. Les Médicis savaient allier le culte de l'antiquité classique à celui de la tradition chrétienne. Voilà leur crime aux yeux du fanatique écrivain. Ce crime, ils le partageaient avec plus d'une grande famille contemporaine, voire avec plus d'un pape ; il me suffira de citer ici Eugène IV, Nicolas V, Pie II, Paul II. On serait tenté de s'écrier avec un des Pères de l'Église : O crime béni, ô felix culpa ! C'est à lui en effet que la première Renaissance doit ce charme, cette grandeur qui la distinguent de la période suivante. Cosme, le premier, fit éclater aux yeux de tous l'esprit d'impartialité, de large sympathie qui le poussait d'un côté à recueillir les chefs-d'oeuvre littéraires ou artistiques des anciens, des païens (pour parler comme M. Rio), de l'autre à doter de la façon la plus splendide les établissements religieux de sa patrie. Laurent se montra en cela son digne descendant. N'est-ce pas lui qui prononça cette belle parole : « Sans le secours de la philosophie de Platon il est difficile de devenir un bon citoyen, ou de bien comprendre les enseignements de la religion chrétienne » ! Quelque vingt ans plus tard ces aspirations devaient trouver leur plus harmonieuse et plus parfaite expression dans les deux grands chefs-d'oeuvre de la peinture moderne : la Dispute du Saint-Sacrement, l'École d'Athènes.

En matière d'art moderne, Cosme montrait un parfait éclectisme, quoique ses sympathies fussent au fond acquises à Donatello et à son groupe. Il ne dédaignait nullement le talent de Ghiberti, comme on vou1.

vou1. l'art chrétien, t. I, p. 379, 380. On est surpris de trouver une diatribe non moins


drait le faire croire. Vers 1428, il lui commanda, de concert avec son frère Laurent, un précieux reliquaire destiné aux ossements des saints Probus, Jacinthe et Nemesius 1. Fra Angelico eut également part à sa faveur. On sait que c'est lui que Cosme chargea d'orner des plus riches peintures la cellule dans laquelle il avait l'habitude de se retirer au couvent de Saint-Marc.

Une fresque de Vasari au Palais Vieux nous montre Cosme entouré de manuscrits, de statues, de tableaux, de médailles, d'antiquités de toute sorte. Près de lui est Marsile Ficin tenant un livre ; plus loin on voit le Grec Argyropoulos, puis Fra Angelico présentant au Père de la Patrie un de ses tableaux, et Lucas della Robbia lui offrant une statue. Donatello, Brunellesco, Fra Filippo, Ghiberti, Andrea del Castagno, Paolo Uccello complètent cette assemblée d'élite. C'est ainsi que la postérité se plaît à se représenter Cosme de Médicis ; c'est là l'apothéose digne du grand Mécène florentin.

Le nom de Laurent de Médicis le Vieux mérite d'être associé à celui de son frère Cosme. Il partageait ses goûts et, comme lui, aimait la science et l'art d'un amour sincère. Il fit beaucoup pour l'enrichissement des bibliothèques florentines, et ne recula devant aucun sacrifice pour conquérir des manuscrits précieux. Traversari loue surtout l'habileté, l'ardeur qu'il déploya en arrachant un Plaute au cardinal Orsini, de Rome. Il y eut grande liesse à Florence lorsque ce manuscrit, si longtemps convoité, y fit son apparition. Niccolò Niccoli le copia sur-le-champ de sa plus belle écriture 2.

La collection de Laurent comprenait, outre les livres, des statues, des tableaux, des vases ciselés, des joyaux, des perles. Les meubles peints par Dello formaient un des éléments les plus curieux du musée 3. Vasari signale surtout les tournois, les chasses, les fêtes représentés sur ses coffrets, ses espaliers, ses boiseries.

violente chez un autre historien, d'ordinaire fort impartial, M. Villari : Jérôme Savonarole et son temps, trad. G. Gruyer, t. I, p. 79.

1. Vasari, éd. Milanesi, t. II, p. 234.

2. Mehus, préface, p. XVIII, XIX, XXXIX, XLII, XLIII.

3. Vie de Dello, éd. Lemonnier, t. III, p. 47 ; éd. Milanesi, t. II, p. 149


Les relations de Laurent avec Ambroise Traversari nous prouvent que, malgré leur situation prépondérante, les Médicis ne dédaignaient pas de rendre à leurs amis une foule de petits services qu'il aurait été impossible de demander à des familles souveraines. Lorsqu'en 1434 Stefano Porcari, le fauteur de la fameuse conjuration dirigée contre Nicolas V, fit don d'un camée antique au général des Camaldules, celui-ci envoya à Laurent la mesure de son doigt et le pria de faire monter en bague cette pierre précieuse. Singulière commission pour le frère du chef du gouvernement florentin 1 !

PORTRAIT DE PIERRE DE MÉDICIS, d'après une médaille du cabinet de M.A. Armand.

Le fils aîné de Cosme, Pierre (1416-1469), ou, comme on l'appelait à Florence, Piero di Cosimo, a été passablement maltraité par ses contemporains et par la postérité. Dans sa politique on chercherait en vain la grandeur, la profondeur de vues de son père. Son caractère n'offrait pas non plus les qualités propres à captiver la foule. L'extérieur même chez lui n'avait rien qui provoquât la sympathie. Si nous en jugeons par les deux bustes conservés au Bargello et par sa médaille, ses traits manquaient de noblesse et de régularité. De bonne heure ses infirmités lui

1. Epistoloe, éd. Mehus, p. 344, 345.


valurent le surnom de « Gottoso », le goutteux. Placé entre son père et son fils, entre le grand Cosme et Laurent le Magnifique, Pierre est donc une figure assez effacée, un de ces personnages médiocres que les historiens sacrifient volontiers pour faire d'eux le piédestal de la gloire des héros dans le voisinage desquels ils ont le malheur de se trouver.

Pierre cependant ne manquait ni de finesse, ni de pénétration. Il conduisit habilement des négociations assez épineuses. Il aimait en outre, comme son père, tout ce qui se rattachait à la science ou à l'art. Ses acquisitions, ses commandes témoignent d'un jugement droit, de connaissances puisées à la bonne école.

Parmi les innombrables artistes groupés autour de Pierre, les uns sont pour lui de simples amis, dont il ne met le talent à l'essai que d'une manière accidentelle ; de ce nombre sont Alberti, qui comptait parmi ses intimes, et Filarete, qu'il recommanda au duc de Milan 1, et qui lui dédia un des exemplaires de son Traité d'architecture. D'autres maîtres, Benozzo Gozzoli, Lucas della Robbia, Maso di Bartolommeo, sont employés par lui à la décoration du palais paternel, une de ses grandes préoccupations. Tout le monde connaît les compositions si vivantes, si pittoresques dont Benozzo orna la chapelle ; sous prétexte de peindre l'Adoration des Mages, il fait défiler devant nous les représentants les plus sympathiques de la société florentine de son temps, et en première ligne les Médicis, ses protecteurs. Moins bien partagées que les fresques de la chapelle, les incrustations en terre cuite exécutées par Lucas della Robbia dans le cabinet de travail, le « Scrittojo », de Pierre, ont péri 2.

Quant à Filippo Lippi, son histoire est tellement mêlée à celle des Médicis qu'il ne faut pas s'étonner de le voir en rapports constants avec Pierre. Gaye a retrouvé la curieuse lettre dans laquelle le Fra signale,

1. Voy. la lettre que Filarete lui écrivit de Milan, le 20 décembre 1451. (Milanesi, Lettere d'artisti italiani dei secoli XIV e XV, p. 5.)

2. « Onde il magnifico Piero di Cosimo de' Medici, fra i primi che facessero lavorare a Luca cose di terra colorita, gli fece fare tutta la volta in mezzo tondo d'uno scrittoio nel palazzo edificato, come si dirà, da Cosimo suo padre, con varie fantasie, ed il pavimento similmente ; che fu cosa singolare, e molto utile per la state. » (Vasari, éd. Milanesi, t. II, p. 174.)


BUSTE DE PIERRE DE MÉDICIS, par Mino de Fiesole. (Musée national de Florence.)



L'ADORATION DES MAGES, Fresque de Benozzo Gozzoli, (Chapelle du Palais Riccardi.)



PORTRAIT DE FRA FILIPPO LIPPI, PAR LUI-MÊME. Couronnement de la Vierge. – (Académie des beaux-arts de Florence.)



à son protecteur, en 1439, sa détresse et essaye de l'apitoyer sur le sort de six de ses nièces (!), orphelines et en âge d'être mariées 1.

Pierre s'occupait en même temps de la décoration des principales églises florentines. Michelozzo construisit pour lui la chapelle du Crucifix, à San Miniato, et prépara, d'après ses instructions, les dessins de la chapelle de l'Annonciation, dans l'église des Servi 2. Maso di Bartolommeo exécuta les grilles qui ferment l'entrée de cette même chapelle, et les chandeliers qui ornent le devant de l'autel 3.

Pierre était en outre en relations avec un grand nombre d'artistes étrangers. Citons parmi eux le sculpteur en bois Arduino di m° Tommaso da Baise, de Modène 4, et surtout le célèbre architecte, peintre et médailleur véronais Matteo de' Pasti. Dans une lettre datée de Venise, 24 janvier 1441, celui-ci lui annonce qu'il exécute pour lui des peintures représentant des triomphes. M. Milanesi, auquel on doit ce renseignement, est disposé à identifier ces compositions avec les tableaux circulaires que l'on voit dans la Galerie des Offices. Matteo de' Pasti se rapprocha, dans la suite, de Florence. Vingt années durant, nous le voyons travailler à Rimini, où il exécuta pour les Malatesta les médailles auxquelles il doit l'immortalité, et où il surveilla, sous la direction de L.B. Alberti, les travaux de l'église Saint-François. Un document, jusqu'ici inconnu aux biographes du maître, nous montre Matteo prêtant, le 15 mai 1464, à Pierre Delfino, de Venise, le manuscrit des Commentaires de Cyriaque d'Ancône, un des plus illustres d'entre les Précurseurs.

Ce que tous ces maîtres recherchaient chez Pierre, c'était non seulement l'homme riche, le fils du tout-puissant Cosme, c'était encore l'amateur éclairé, bienveillant.

La correspondance échangée avec Benozzo Gozzoli nous montre à quel minutieux examen le jeune patricien soumettait les oeuvres qu'il commandait aux artistes de son entourage. Il discutait sur des détails qui aujourd'hui ne fixeraient guère l'attention d'un curieux. C'est ainsi qu'il

1. « Ed a mi lasciato dio chon sei nipote fanciulle da marito. » (Carteggio, t. I, p. 141.) Voy. aussi la lettre adressée à Pierre par Domenico Veneziano, en 1438. (Ibid., t. I, p. 136.)

2. Vasari, éd. Milanesi, t. II, p. 444, 445.

3. Voy. l'article de M. Yriarte, dans la Gazette des beaux-arts, 1881, t. I, p. 433.

4. Lettre du 25 août 1451 publiée par M. Milanesi, ouvr. cité, p. 7, 8.


ordonna, en 1459, à Benozzo d'effacer un chérubin qui lui paraissait troubler l'harmonie d'une de ses peintures 1.

Quelque grands que fussent les sacrifices faits par Pierre, il calculait cependant. Les Médicis n'oubliaient point qu'ils étaient banquiers ; ils aimaient à se rendre un compte exact de l'emploi de leur argent. Il ne faut donc pas nous étonner de voir Pierre débattre à chaque instant le prix des ouvrages qu'il commandait, faire introduire dans les contrats les clauses les plus rigoureuses, ne délier qu'avec circonspection les cordons de sa bourse ; ces précautions étaient indispensables. Dans la longue suite de lettres adressées aux Médicis par les artistes de Florence ou même des autres villes d'Italie, il n'en est guère qui ne contienne la demande d'un secours en argent. Et quelle habileté dans ces demandes, depuis celles de Fra Filippo Lippi jusqu'à celles de Mantègne ! Il aurait fallu que les coffres-forts du vieux Cosme fussent inépuisables pour contenter tant de solliciteurs.

Dans la recherche des antiques, Pierre se laissait davantage emporter par la passion. Une lettre de son frère naturel, Charles, notaire apostolique, nous le montre à l'affût des médailles romaines. Il avait chargé le directeur de la succursale romaine de leur banque de lui en procurer une centaine, toutes en argent. Mais le cardinal Pierre Barbo, le futur pape Paul II, faisait bonne garde. Au bout de quatre mois les correspondants de Pierre avaient à peine réuni cinquante pièces.

Ces gemmes, ces médailles, Pierre ne se borna pas à les serrer jalousement dans ses écrins, il les proposa en modèles aux artistes de son entourage ; il demanda surtout à ses miniaturistes de les introduire dans la décoration des manuscrits qu'ils enluminaient pour lui. La Laurentienne renferme de nombreux volumes ornés de médaillons d'empereurs ou d'hommes célèbres, parfois aussi de compositions mythologiques copiées sur les trésors du cabinet des Médicis. Ici, dans un Cicéron 2, nous voyons, au milieu d'entrelacs encore médiévaux, trois enfants chevauchant sur des dauphins, ou un personnage nu, assis dans une attitude qui rappelle singulièrement celle de Diomède, dans l'Enlèvement du

1. Gaye, Carteggio, t. t. I, p. 191.

2. Pluteus XLVIII, cod. 8.


Palladium (voy. ci-dessus, p. 70) ; ailleurs, dans un Tite-Live, une figure de femme, le casque en tête, tenant de la main droite une lance, de l'autre une statuette, et accompagnée de l'inscription S. c. ROMA. Ces compositions, dont quelques-unes ne portent pas encore la boule avec les fleurs de lis (octroyées aux Médicis par Louis XI en 14651), nous semblent marquer l'âge d'or de la miniature italienne. Nous avons tenu à en mettre en lumière deux spécimens encore inédits, chefs-d'oeuvre de Francesco d'Antonio del Cherico, de Florence, l'un des enlumineurs des « Libri corali » du Dôme. Ils forment tous deux le frontispice de traductions d'Aristote, dues à Jean Argyropoulos et dédiées à Pierre. Par la beauté de l'ordonnance, la délicatesse de la touche, l'oeuvre de Francesco d'Antonio laisse bien loin derrière elle les manuscrits des d'Aragon de Naples (à la Bibliothèque nationale de Paris), de Sixte IV, de Frédéric d'Urbin (à la Vaticane), et même la plupart de ceux de Mathias Corvin. Seuls, peut-être, certains manuscrits des Sforza peuvent-ils se mesurer avec elle 2.

En 1456, Pierre, en bon ménager, éprouva le besoin de dresser la liste de ses habillements, de ses meubles, de ses armures, de ses bijoux, enfin des oeuvres d'art qui lui appartenaient en propre. Il consigna ces renseignements dans un inventaire aujourd'hui conservé aux Archives d'État de Florence. Nous relèverons dans ce document, encore inédit à l'exception des extraits publiés par M.E. Piccolomini dans son travail sur la bibliothèque des Médicis 3, et de ceux que nous avons publiés nous-même 4, les articles suivants : argenterie ; joyaux et objets analogues ; tapisseries et garnitures de lits ; vêtements ; livres ; damas.

La section des joyaux offre un intérêt particulier. On y remarque la fameuse licorne, dont nous aurons l'occasion de reparler plus loin, 3oo médailles d'argent, 53 d'or, 37 de bronze, des camées avec les bustes de Proserpine, de Camille, une tête de faune, une corniole avec des sirènes (fighure mezzo pesce), un portrait de Vespasien, que nous retrou1.

retrou1. Laurentii Medicis Magnifici Vita, t. II, p. 117.

2. M. l'abbé N. Anziani, préfet de la Laurentienne, veut bien nous signaler parmi ceux des manuscrits de Pierre qui sont ornés de motifs antiques les numéros suivants : Plut. XVI, 17, XVIII, 17, LIV, 4, LXV, 12, 28, 31, 33, LXVI, 7, 9, 10, LXVIII, 23.

3. Intorno alle condizioni ed alle vicende della libreria Medicea privata. Florence, 1875.

4. Revue archéologique, octobre 1878.


verons dans l'inventaire de Laurent le Magnifique, un portrait d'Adrien, l'Histoire de Dédale, un portrait du duc de Milan, etc., etc.

La section des tapisseries mérite également une mention spéciale. Nous y signalerons une Chasse aux oiseaux des Scènes de pêche, des Verdures, des tentures armoriées.

En 1463, nouvel inventaire. Ici encore il importe de citer les rubriques des chapitres : tapisseries et garnitures de lits ; armures pour tournois ; objets divers pour tournois. Cosme vivait encore à cette époque. Il est donc certain que son fils Pierre avait formé une collection pour son compte personnel.

Dans un troisième inventaire rédigé au mois de janvier 1465 (nouveau style), et par conséquent postérieur à la mort du Père de la Patrie, il semble au contraire que les collections de Cosme soient réunies à celles de son fils et unique héritier 1. Ce document, également conservé aux Archives d'État de Florence et également inédit, à l'exception de la liste des gemmes publiée par Mgr Fabroni, montre quel appoint considérable l'héritage paternel avait apporté aux collections de Pierre. Le nombre des médailles d'or s'est élevé à 100 ; celui des médailles d'argent à 503. Les camées et intailles, qui arrivaient à peine en 1456 au chiffre de dix-sept ou dix-huit, forment maintenant un total de 3o numéros ; la collection des vases en pierres dures a presque décuplé. Par contre le nombre des manuscrits est resté stationnaire.

Voici d'ailleurs quelques détails propres à donner une idée de l'importance que le « trésor » des Médicis avait acquise à ce moment. Les bijoux proprement dits représentaient une valeur de 12,205 ducats. On remarque parmi eux un collier d'or enrichi de 234 perles, de 27 diamants en pointe, de 27 rubis, et de plusieurs autres pierres (estimation : 1,000 ducats) ; plusieurs agrafes ornées de rubis, de diamants, etc. (depuis 25o jusqu'à 5,000 ducats). Les anneaux, au nombre de 35 environ, sont estimés 1,972 ducats ; les perles 3,512 ducats ; les médailles, camées, tableaux en mosaïque, 2,579 ducats ; les vases en pierres dures, 4,580 ducats. Puis viennent des reliquaires et d'autres objets analogues pour une somme

1. Le second des fils de Cosme était mort avant lui, sans laisser d'enfants. Pierre recueillit donc la succession paternelle tout entière.


MINIATURE EXÉCUTÉE POUR PIERRE DE MEDICIS (Bibliothèquue Laurentienne)



MINIATURE EXÉCUTÉE POUR PIERRE DE MÉDICIS (Bibliothèque Laurentienne)



de 3,600 ducats. L'argenterie à elle seule est cotée plus de 7,000 ducats. La bibliothèque enfin représente, d'après l'inventaire, une valeur d'environ 2,700 ducats.

Les évaluations de Pierre sont généralement assez basses. Ainsi il ne compte que 1,500 ducats pour la licorne qui, trente années plus tard, sera estimée 6,000 ducats. Le camée représentant Dédale et Icare ne figure dans son inventaire que pour une somme de 100 ducats, alors que dans celui de Laurent (1492) il est porté pour une somme quadruple.

Les oeuvres modernes, et cette lacune est fort regrettable, ne sont pas comprises dans l'inventaire, pas plus d'ailleurs que les marbres antiques. C'est qu'à cette époque on était encore sous l'influence des préjugés du moyen âge aux yeux duquel trésor et musée étaient synonymes. On n'inventoriait que les pièces précieuses proprement dites, c'est-à-dire les ouvrages en or ou en argent, les gemmes et joyaux, les tentures. Il fallait qu'au prix de la main-d'oeuvre vînt s'ajouter celui de la matière première. A cet égard l'inventaire de Pierre de Médicis, aussi bien que celui du cardinal Barbo, rédigé vers la même époque (1457 et années suivantes), ne diffèrent guère encore de celui de Boniface VIII (1295). Et cependant quel pas gigantesque les idées n'avaient-elles pas fait depuis lors !

L'inventaire de Laurent le Magnifique marquera, sous ce rapport, comme nous le verrons, un progrès véritable.

Prise dans son ensemble, la collection des Médicis, à l'époque à laquelle nous nous plaçons, offrait une composition sensiblement différente de celle de l'admirable musée réuni à Rome par le cardinal Barbo. Moins riche dans la plupart des sections antiques, elle lui était notamment inférieure en ce qui touchait l'art byzantin. Elle l'emportait par contre sur lui par le nombre et la beauté des productions appartenant à la Renaissance. La bibliothèque de Cosme et de Pierre était, très certainement aussi, beaucoup plus considérable que celle de leur rival romain. Dans l'une et l'autre collection on est d'ailleurs frappé de la quantité prodigieuse des ornements proprement dits, sacrés ou profanes. La description des chapelets en pierres dures, des bourses de soie, des escarcelles, des ceintures brochées d'or, des gants brodés d'or ou d'argent, des coffrets précieux, occupe de longues pages dans l'inventaire du banquier


florentin aussi bien que dans celui du prélat. C'est que le luxe n'était pas alors un vain mot ; il avait jeté des racines profondes et était devenu comme une raison d'être pour tous ceux qui émergeaient de la foule.

L'année même de la mort de Pierre, en 1469, une occasion unique s'offrit aux Médicis d'étaler de nouveau en public les richesses de leur garde-meuble : je veux parler du mariage de Laurent avec Clarisse Orsini. Quel dommage que le chroniqueur se soit plutôt attaché à énumérer les plats servis aux convives qu'à nous décrire les merveilles qui furent exhibées aux yeux des Florentins éblouis ! L'histoire de l'art y a perdu des indications précieuses. Tel qu'il est, le récit nous permet cependant de deviner le luxe déployé par la famille du nouveau marié. Ici on voyait un pavillon réservé aux danseurs et orné des tentures les plus magnifiques ; ailleurs des tables fléchissant sous le poids de la vaisselle plate. Les cadeaux offerts à la mariée excitaient l'admiration universelle : ils comprenaient une cinquantaine de bagues, d'une valeur de 10 à 60 ducats chacune, une pièce de brocart, un compotier en argent massif et beaucoup d'autres objets non moins précieux. On regardait surtout avec envie le splendide livre d'heures offert par l'ancien précepteur de Laurent, messire Gentile de' Becchi : il était écrit en lettres d'or sur du parchemin teinté d'azur, et renfermé dans une reliure de cristal et d'argent. Il avait coûté, disait-on, 200 ducats 1.

Jean, le frère de Pierre (mort le 1er novembre 1463), était lui aussi le digne héritier du grand Cosme. Nous le trouvons de fort bonne heure en relations avec le peintre Giovanni Angelo d'Antonio de Camerino 2, avec Fra Filippo Lippi 3, avec le fameux architecte Aristotele di Fioravante de Bologne 4. En 1458, il envoie un tableau de Fra Filippo au roi ne Sicile Alphonse V 5. Une lettre publiée par Gaye 6, une autre encore

1. Delle nozze di Lorenzo de' Medici con Clarice Orsini nel 1469 ; informazione di Piero Parenti Fiorentino. Florence, 1870, etc. (Per le nozze de Florestano ed Eliza dei conti di Larberel.)

2. Gaye, Carteggio, t. I, p. 161.

3. Ibid., t. I, p. 175.

4. Milanesi, Lettere d'artisti italiani dei secoli XIV e XV, p. 9.

5. Gaye, t. I, p. 180.

6. Ibid., t. I, p. 158, 159.


inédite, nous le montrent s'occupant de faire venir des Flandres de riches tapisseries. Dans la première de ces lettres, en date du 22 juin 1448, son correspondant Fruoxino lui écrit de Bruges qu'il a vu à la foire d'Anvers une tenture de l'Histoire de Samson, du prix de 700 ducats environ. Il lui déconseille de l'acheter, d'un côté à cause de ses trop grandes dimensions, de l'autre à cause des nombreux cadavres représentés dans la composition. Fruoxino ajoute, avec beaucoup de raison, que ce n'est point là un motif de décoration pour un salon. Il lui signale en outre une tenture de l'Histoire de Narcisse, plus petite et coûtant 150 ducats seulement.

PORTRAIT DE JEAN DE MÉDICIS, d'après une médaille du cabinet de M.A. Armand.

Mais cette seconde suite était d'un travail assez grossier, comme en général toutes les tapisseries qui n'étaient pas faites sur commande. Le plus simple, ajoute Fruoxino, serait d'envoyer un carton à Bruges : on chargerait alors le meilleur tapissier de la ville d'exécuter la tenture. – C'était parler d'or.

Jean de Médicis semble avoir suivi ce conseil. Dans une nouvelle lettre, probablement écrite vers 1460, un autre de ses correspondants, Tommaso Portinari, également fixé à Bruges, lui annonce qu'un maître de la ville vient de terminer les deux « espaliers » qu'il lui avait com-


mandés. Il loue la beauté du travail. Cette fois-ci, Jean avait fait exécuter les cartons à Florence et les avait envoyés dans les Flandres pour les y faire traduire sur le métier. (C'est une combinaison que nous trouvons en honneur pendant tout le XVe siècle.) Ces tentures obtinrent un si vif succès qu'un des clients du tapissier brugeois lui en commanda sur-le-champ un second exemplaire.

Jean était également un ardent collectionneur d'antiques. Il osa entrer en lutte avec le puissant cardinal Pierre Barbo. Mal lui en prit, comme nous le prouve la lettre que lui adressa de Rome son frère Charles. Voici à peu près la teneur de cette pièce, dont le sens ne me paraît pas avoir été toujours bien compris :

« Quand vous avez quitté Rome, vous m'avez chargé de vous envoyer les figures (statues) que vous a procurées Me Bernard 1 ; je n'ai rien négligé pour vous les faire tenir.

« J'avais acheté récemment une trentaine de médailles fort belles à un aide du Pisanello, qui mourut ces jours-ci. Mgr de Saint-Marc (le cardinal Barbo) l'apprit, je ne sais comment, et me rencontrant un jour aux Saints-Apôtres, il me prit par la main et ne me lâcha point avant de m'avoir conduit dans son appartement. Là, il m'enleva ce que j'avais dans mon escarcelle, des bagues et de l'argent pour une vingtaine de florins, et ne consentit à me le rendre qu'après que je lui eusse donné les médailles en question. Il alla jusqu'à se plaindre au pape 2. »

Voilà, certes, une terrible humeur de collectionneur. Que pouvait faire un simple citoyen florentin contre un adversaire aussi ardent, armé des foudres de l'Église ! Jean ne se découragea point cependant. Dans une nouvelle lettre, Charles lui annonce qu'il a recueilli à son intention une trentaine de monnaies de bronze.

Dans les négociations entreprises en dehors de Rome, Jean de Médicis semble avoir été plus heureux. Un sculpteur de Viterbe, nommé Pellegrino d'Antonio, lui offrit, entre autres, deux beaux bustes qui vinrent augmenter, selon toute vraisemblance, les collections du palais de la Via Larga 3.

1. Sans doute Bernard Rossellino.

2. Gaye, Carteggio, t. I, p. 163.

3. Ibid., t. I, p. 164.


AUGUSTIN DISCUTE AVEC SAINT AMBROISE. Partie gauche de la fresque de Benozzo Gozzoli, à San Gimignano.



Charles de Médicis, dont nous venons de prononcer le nom, a également une place dans l'histoire des arts. Ce fils naturel du vieux Cosme fut nommé en 1460, après avoir rempli plusieurs charges ecclésiastiques, prévôt (proposto) de Prato ; il s'occupa, en cette qualité, d'assurer l'achèvement des peintures de Filippo Lippi. En souvenir de leurs relations, l'artiste l'a représenté debout près de lui et de son élève Fra Diamante, dans la fresque de la Déposition de saint Étienne. On trouvera dans l'ouvrage de Baldeschi la gravure de ce portrait, qui existe encore 1. Plus tard le duc Cosme Ier chargea le sculpteur Vincenzio Danti, de Pérouse, de consacrer, par un mausolée élevé dans la même cathédrale de Prato, le souvenir de ce fils du grand Cosme. – A sa mort, arrivée en 1492, Charles de Médicis fut remplacé par Jean de Médicis, le futur Léon X.

Quelle que soit la netteté avec laquelle Pierre de Médicis affirma ses préférences, le principat, on pourrait presque dire le règne du fils de Cosme correspond à une période de stagnation dans le développement de la Renaissance. Les fougueux novateurs de la génération précédente sont morts ou mourants : Brunellesco a disparu dès 1446, Donatello expire en 1466, Bernard Rossellino en 1464, Michelozzo en 1472, Filarete vers 1469, Alberti en 1472. Les champions du naturalisme ont aussi quitté la scène : Masaccio en 1428, Andrea del Castagno en 1457 ; seuls, Paolo Uccello (mort en 1475) et Piero della Francesca (mort en 1492) traînent pendant quelques lustres encore leur stérile vieillesse.

La génération qui succède à cet âge héroïque de l'art italien apporte dans ses entreprises un esprit de modération inconnu à ses devanciers ; parfois même elle semble rebrousser chemin. La tradition chrétienne reprend ses droits ; sous son influence on interroge la nature avec anxiété ; l'antiquité est sinon proscrite, du moins reléguée au second plan. C'est le moment où l'école des della Robbia brille de son plus vif éclat. Une mort prématurée empêche seule Desiderio de Settignano (1428-1464) d'assurer le triomphe des nouvelles tendances ; mais il nous laisse du moins deux chefs-d'oeuvre, le tabernacle de Saint-Laurent et le mausolée

1. Della chiesa cattedrale di Prato. Prato, 1846, p. 104, 106, 169, 181, et pl. IV. Cf. Vasari, éd. Lemonnier, t. IV, p. 125.


de Marsuppini. Réaliste à outrance dans ses bustes, Mino de Fiesole (1431-1484), l'élève de Desiderio, affecte dans ses bas-reliefs une sorte de simplicité sentimentale qui rappelle le mysticisme du moyen âge. L'exécution matérielle même témoigne de son indifférence pour les modèles antiques : quel contraste entre ses bas-reliefs, aplatis, aux contours fuyants, et les formes amples, pleines, admirablement pondérées, des sarcophages de la bonne époque ! Mino connaissait cependant les chefs-d'oeuvre de la Grèce et de Rome. Nous en avons pour preuve les deux devants de sarcophages, qui ont été si longtemps exposés au Louvre dans la section des antiques, et que M. Courajod a eu l'heureuse idée de replacer dans leur milieu naturel, au Musée de la Renaissance : les têtes de lions qui les ornent, les enfants nus tenant des couronnes, sont d'un style large et souple. Le tombeau du comte Hugo 1, à la Badia de Florence, montre aussi que Mino n'avait pas impunément passé tant d'années dans la Ville éternelle : la Charité, debout, tenant de la main droite une torche, portant sur son bras gauche un enfant, est certainement la copie d'une antique ; la noblesse de sa pose, l'élégance de ses draperies retombant en plis parallèles, le prouvent surabondamment.

Le frère de Bernard Rossellino, Antonio (1427-1478), est plus familiarisé que les maîtres dont nous venons de prononcer les noms avec les traditions de l'art antique. Il affirme ses connaissances dans l'admirable tombeau du cardinal de Portugal, à San Miniato (1459). Mais il ne tarde pas à quitter ces hautes cimes pour revenir à une conception plus foncièrement religieuse, et souvent aussi, il n'est point permis de le taire, plus prosaïque. Telle est l'impression que l'on éprouve devant ses bas-reliefs de Monte Oliveto, à Naples, devant sa Madone, d'ailleurs si séduisante, du Musée national de Florence, et surtout devant la chaire de Prato, exécutée en collaboration avec Mino de Fiesole.

Si nous interrogeons maintenant l'oeuvre des deux maîtres qui, du temps de Pierre de Médicis, représentent avec le plus d'autorité la pein1.

pein1. savant ami, M.H. Lemonnier, professeur à l'École des beaux-arts, me signale dans l'inscription du mausolée du comte Hugo une réminiscence curieuse du style lapidaire des anciens. La formule H.M.H.N.S. (Hoc monumentum haeredes non sequitur), nécessaire dans la législation des Romains d'autrefois, n'avait plus au xve siècle aucune raison d'être.


ture florentine, nous y constatons le même arrêt, pour ne pas dire le même recul. Fra Filippo Lippi (mort en 1469), consulte comme ses devanciers les monuments antiques, toutes les fois qu'il a besoin de donner

un édifice pour cadre ou pour fond à ses compositions ; nous le voyons dessiner ici des pilastres, ou une frise ornée de palmettes, ailleurs un chapiteau ionique portant l'emblème de ses protecteurs, les plumes dans la bague à chaton. Mais quelle infériorité dans ces essais de restitution, quelle indécision ! Que nous sommes loin de la magistrale arcade tracée par Masaccio sur la paroi de Santa Maria Novella, des riches portiques introduits par Piero della Francesca dans le choeur de San Francesco d'Arezzo ! Les formules sont restées, mais on cherche en vain l'esprit qui devrait les animer, le sentiment de la proportion, la noblesse des contours, retrouvés comme par miracle par les peintres de génie de la génération précédente.

Nous n'adresserons pas ce reproche à Benozzo Gozzoli (1420 ; mort après 1497). Il a pris franchement le parti d'être l'homme

PORTRAIT DE BENOZZO GOZZOLI, par lui-même. (Chapelle du palais Riccardi.)

de son temps, et il faut le féliciter de son courage. Des réminiscences, quelles qu'elles fussent, ne pouvaient que troubler l'observateur ingénu, le narrateur si spirituel. Que lui font les Grecs et les Romains, lorsqu'il découvre autour de lui tant de physionomies charmantes, tant de costumes


pittoresques, des paysages qui n'ont rien à envier à ceux de n'importe quel pays ! Les graves soucis, les préoccupations transcendantes, la recherche du grand style ne tarderont pas à reprendre le dessus. Heureux ceux qui, profitant d'un intervalle, où les responsabilités ne sont pas engagées, où une sorte de fatalité historique ne pousse pas aux suprêmes ambitions, savent raconter avec naturel, charmer sans effort, et consacrer, par opposition aux grands prêtres de l'art, les droits de la grâce, de l'esprit, de la gaieté 1.

1. Benozzo Gozzoli, qui a habité la Ville éternelle à diverses reprises, a éprouvé le besoin de fixer en quelques traits de pinceau l'incomparable panorama qui s'étend entre le Forum de Trajan et le Vatican. Ce qu'il nous offre ce n'est pas la restitution de Rome antique, telle qu'elle avait apparu un jour aux yeux éblouis du Pogge, mais bien une vue à la fois précise et pittoresque, dans laquelle les colonnes triomphales, les temples, les pyramides, alternent avec les églises, les tours crénelées, les loges ouvertes du moyen âge. Nous avons publié dans le Bulletin de la Société nationale des Antiquaires de France (1880, p. 147) ce précieux document qui forme le fond d'une des fresques de San Gimignano : Saint Augustin quittant Rome.


VUE DE ROME EN 1465 FRESQUE DE BENOZZO GOZZOLI dans l'église S. Augustin à S. Gemignane.



CHAPITRE V Laurent le Magnifique.

A Renaissance, si riche en grands hommes, n'a pas connu d'organisation plus brillante que Laurent de Médicis. Le premier dans les tournois comme dans la diplomatie, à la fois financier habile et poète d'un incontestable talent, humaniste, amateur, bibliophile et archéologue, Laurent a séduit son siècle par sa courtoisie, son esprit, sa magnificence. La postérité,

postérité, lui décernant le surnom de Magnifique, n'a retenu que la dernière de ces qualités ; mais, parmi tant de mérites, n'est-ce pas celui qui doit nous toucher le moins ?

Une pareille universalité semble exclure les aptitudes spéciales. L'intérêt ne s'émousse-t-il pas quand il s'attache à tant d'objets divers ? Les connaissances ne perdent-elles pas en profondeur ce qu'elles gagnent en étendue ? Laurent fait exception. Le culte du beau, la recherche des oeuvres d'art ne sont à coup sûr qu'une des nombreuses faces sous lesquelles il se présente à nous, et cependant, même considéré sous ce point de vue spécial, il peut passer pour l'expression la plus haute et la plus complète de ce que l'on appelle aujourd'hui un connaisseur. Il se passionne au même degré pour les restes de l'art antique et pour les productions des contemporains, pour les manuscrits, les tableaux, les statues, les tapisseries, les pierres gravées, pour les créations monumentales et pour ces chefs-d'oeuvre de fini, dont la valeur est en raison même de leur exiguïté.

A cette ardeur sans égale pour la poursuite de tout ce qui est beau, précieux ou curieux, Laurent joint un désintéressement rare chez un collectionneur. Il ne connaît point de jouissances égoïstes. S'il entasse dans son palais tant de merveilles, ce n'est point seulement pour sa


satisfaction personnelle, c'est aussi pour fournir à ses amis, à ses concitoyens, les éléments d'un enseignement qu'ils auraient vainement cherché ailleurs. Le premier, il fonde un musée d'études, une école des beaux-arts.

L'antiquité occupait tout naturellement la première place dans les préoccupations de Laurent. Jamais on n'avait professé un culte plus sincère pour les chefs-d'oeuvre de l'art grec ou romain. Accablé d'affaires, de soucis, le chef de la République florentine recouvrait toute sa sérénité en présence d'une belle statue. La lecture d'une page de Platon était seule capable de le toucher au même point. Dans ses Ricordi, rappelant son ambassade à Rome, en 1471, il oublie de nous parler des résultats de sa mission pour ne nous entretenir que des gemmes, des bustes, du fameux vase de calcédoine qu'il rapporta de la Ville éternelle. Voulant donner à Philippe de Commines une preuve de sa sympathie, il lui offre des médailles 1. Plus tard, lorsqu'il rédige pour son fils Jean, nommé cardinal, des instructions dont dépendait l'avenir du futur pape Léon X, il lui recommande de préférer aux plus riches ornements, aux chefs-d'oeuvre de l'orfèvrerie ou de l'art textile, quelque belle antique : « Les bijoux et la soie ne conviennent que rarement aux prélats tels que vous. Attachez-vous plutôt à réunir quelques pièces antiques curieuses (qualche gentilezza di cose antiche) et de beaux livres 2. »

On sait quel enthousiasme il laissa éclater en recevant de Jérôme Roscio le buste de Platon. Il tressaillit de joie, – « gaudio exultavit », dit son contemporain Valori, – et professa, sa vie durant, la plus grande vénération pour l'image de son philosophe favori.

Le milieu dans lequel Laurent avait grandi était bien fait pour développer son goût. Nul doute que Donatello ne l'ait familiarisé de bonne heure, comme il l'avait fait pour son père et son aïeul, avec les beautés de la statuaire classique. Les collections réunies dans la maison paternelle fournissaient de précieux éléments de démonstration. Pendant longtemps, elles durent paraître incomparables au jeune étudiant. Son voyage à

1. Kervyn de Lettenhoven, Lettres et Négociations de Philippe de Commines. Bruxelles, 1867-1874, t. II, p. 279.

2. Fabroni, t. II, p. 311.


PORTRAIT DE LAURENT LE MAGNIFIQUE, d'après une miniature du cabinet de M.A. Armand.


Rome (1465) lui ouvrit des horizons nouveaux. Les historiens nous affirment que le pape Paul II le reçut avec une extrême bienveillance. Ils négligent, à la vérité, de nous apprendre s'il admit le jeune étranger à contempler les trésors du palais de Saint-Marc. Mais nous pouvons, sans témérité, suppléer à leur silence. Paul II, qui aimait les vrais connaisseurs, n'a très certainement pas laissé échapper cette occasion pour passer en revue avec l'amateur florentin ses merveilleuses séries de médailles, de bronzes, de gemmes. Chaque pièce, je le croirais volontiers, fut tirée de son écrin, tournée et retournée en tous sens. Le pape, dont on connaît la compétence en ces matières, dut prendre plaisir à interroger le visiteur, à lui demander le nom des empereurs représentés sur ses camées, à l'embarrasser, à le mettre en défaut. Il ne se doutait guère qu'il avait devant lui l'héritier de toutes ces merveilles.

Comparé à Paul II, Laurent devait juger en artiste plutôt qu'en archéologue. Les souvenirs se rattachant à tel ou tel joyau, la beauté ou la force de l'expression le touchaient certainement plus que toute autre considération. Le pape, au contraire, comme les « curieux » d'aujourd'hui, appréciait avant tout la rareté de la matière, la perfection de la main-d'oeuvre. Sur la date de ces monuments, le Florentin, tout nous autorise à le croire, n'avait et n'eut dans la suite que des idées confuses. Poète et non pas historien, les questions de chronologie ne le touchaient que médiocrement. Je serais assez tenté de comparer ses agissements à ceux de son ami Giuliano da San Gallo, qui, pour avoir mesuré et dessiné tant d'édifices antiques, en était arrivé à se servir, pour enregistrer ses moindres notes 1, de caractères épigraphiques, tirés des vieilles inscriptions romaines. C'était un beau témoignage d'admiration ; malheureusement le grand artiste, qui n'était pas un grand clerc, ne savait même pas écrire correctement sa langue maternelle. De même chez Laurent, l'admiration pour l'antique a dû être toute de sentiment. Elle ne reposait certainement pas sur des données scientifiques, comme, par exemple, chez son beau-frère Bernard Rucellai, auquel nous devons le beau commentaire sur le Traité des régions de Publius Victor.

Comme juge des productions contemporaines, Laurent occupe au

1. Voir surtout son précieux recueil, son « taccuino », de la Bibliothèque de Sienne.


contraire une place absolument unique. Il a été pendant près d'un quart de siècle l'arbitre du goût. Sa compétence était surtout grande en matière d'architecture. Son contemporain Redditi, dans un panégyrique écrit du vivant même de Laurent, consacre un chapitre spécial aux connaissances architectoniques et mathématiques de son héros ; il cherche à prouver « quod in architectura et mathematicis plurimum profecerit ». Nous savons d'autre part que ce fut sous les auspices du patricien florentin que Giuliano da San Gallo conçut et élabora son nouveau système d'architecture militaire, véritable révolution dans les annales de la poliorcétique 1. Peut-être Laurent, fidèle à une devise de sa famille : Nul ne sait, qui n'essaye 2, s'est-il même amusé, dans ses heures de loisir, à entreprendre des recherches sur les proportions, ou à tracer des plans. En 1491 nous le voyons en effet prendre part au concours pour l'achèvement de la façade du Dôme 3. Le chef de la République florentine se mêlant aux tailleurs de pierre, aux maçons, et concourant avec eux, n'est-ce pas là un spectacle tel que ce grand XVe siècle peut seul nous en offrir !

De près et de loin, on eut bientôt recours aux lumières du patricien-architecte ; concitoyens et étrangers sollicitèrent son intervention. C'est à lui que l'oeuvre de l'église Saint-Jacques de Pistoie confie, en 1478, le soin de choisir entre les modèles qui lui sont soumis 4. C'est à lui que le duc de Calabre s'adresse, après la mort de Giuliano da Majano, lui demandant de lui désigner un artiste capable de remplacer ce maître éminent. Il faut lire dans le Carteggio de Gaye (t. I, p. 00) la belle lettre dans laquelle Laurent déplore à la fois la fin prématurée de son ami et la pénurie des bons artistes. Tel était l'intérêt qu'il prit à cette affaire, qu'il écrivit au marquis de Mantoue pour le prier de permettre à son archi1.

archi1. Guglielmotti, Storia delle fortificazioni nella Spiaggia romana. Rome, 1880, p. 28.

2. Cette devise, tracée autour d'un perroquet vert, se rencontre dans plusieurs manuscrits de la Laurentienne ainsi que sur le beau portrait de Laurent, qui, de la collection du marquis de Ganay, est entré dans celle de M. Armand.

3. Vasari, t. VIII, p. 267. Le rôle que Laurent joua dans cette circonstance a fourni à Rio le prétexte d'invectives d'une violence inouïe contre le paganisme des Médicis. Quel dommage qu'à côté de pages réellement belles et profondes, l'Art chrétien témoigne d'un parti pris si évident, et renferme tant de déclamations indignes d'un historien !

4. Gaye, Carteggio, t. I, p. 256.


tecte Lucas Fancelli d'entrer pour quelque temps au service du duc de Calabre. Antérieurement, en 1488, le Magnifique avait envoyé au roi Ferdinand de Naples un superbe projet de palais exécuté par Giuliano da San Gallo 1, de même qu'il mit en relations ce maître avec Ludovic le More 2.

Mais voici un témoignage de confiance, plus flatteur encore, donné à Laurent par un de ses concitoyens. Dans son testament, daté de 1491, Philippe Strozzi le prie, dans le cas où ses héritiers n'auront pas terminé dans un délai de cinq ans le palais auquel il a mis la première main, de se charger de la surveillance de l'entreprise, et de faire en sorte que l'édifice soit terminé le plus tôt possible. Cinquante ouvriers devront y travailler sans relâche, et les sommes nécessaires être prélevées sur les fonds liquides de la succession. La clause finale mérite d'être rapportée : en récompense de ses peines, Laurent (ou ceux qui lui seront substitués) aura le droit de venir dîner de temps en temps au palais Strozzi aux frais des héritiers. En homme prévoyant, en bon père de famille, Philippe met cependant une restriction à cette libéralité : la dépense faite pour chacun de ces repas ne devra pas excéder cinquante livres 3.

Si Philippe Strozzi eut l'idée de confier la haute surveillance de ce palais, qui lui coûta 100,000 florins et qui rendit son nom immortel, à son ami Laurent de Médicis, c'est que celui-ci avait été l'instigateur de la construction, c'est qu'il avait longuement examiné et discuté avec lui le plan définitif.

Laurent, fidèle en cela aux traditions de sa famille, était un partisan déclaré de l'architecture classique. Alors même que nous n'aurions pas sur ce point le témoignage de son biographe Valori, l'étude des monuments élevés par ses ordres nous ferait connaître ses préférences 4.

1. Gaye, Carteggio, t. I, p. 301, note. Ce plan fait partie du recueil conservé à la Barberine.

2. Vasari, Vie de G. da San Gallo. – Pendant le siège de Crémone, Sigismond Malatesta réclama de Laurent un service analogue : il le pria de lui envoyer Piero della Francesca. (Voy. l'article de M. Yriarte dans la Gazette des beaux-arts, 1879, t. I, p. 454, 455.)

3. Gaye, Carteggio, t. I, p. 362.

4. « Architecturam amavit (Laurentius), sed illam praecipue quae antiquitatis aliquid redoleret. Quod facile apparet in Praetorio Caiano, priscam illam veterum magnificentiam repraesentante, quod Politianus elegantissimo carmine celebravit. » (Valori, éd. Galletti, p. 176.)


Vis-à-vis de la sculpture ou de la peinture, Laurent se distingue également par la justesse de son coup d'oeil. Le premier il devine la vocation de Michel-Ange et fournit à l'enfant de génie les moyens de se livrer exclusivement à l'art, de même qu'il adopte et fait élever à ses frais Bibbiena et Inghirami, deux des gloires de la littérature italienne.

Ici encore Laurent exerça au loin une autorité que les plus puissants souverains reconnaissaient avec empressement. Tantôt il met Ludovic le More en relations avec Léonard de Vinci, le cardinal Caraffa avec Filippino Lippi 1, le roi de Portugal avec André Sansovino 2 ; tantôt il envoie à Mathias Corvin des bustes de bronze exécutés par Verrocchio 3 ou bien au comte Mataloni, de Naples, une superbe tête de cheval, qui a longtemps passé pour antique 4.

1. Vasari, éd. Milanesi, t. III, p. 467.

2. Roscoe, t. II, p. 267.

3. Reumont, Lorenzo de' Medici il Magnifico, t. II, p. 204.

4. Semper, Donatello, p. 272, 309. Parmi tant de personnages illustres, tant de souverains qui eurent recours à l'obligeance, à la compétence de Laurent, Louis XI se signala par la bizarrerie de ses demandes. Ici encore il s'agissait d'une oeuvre précieuse, qui avait peut-être quelque valeur au point de vue de l'art. Mais ce n'étaient point les préoccupations artistiques ou archéologiques qui avaient dicté la démarche du monarque français. On en jugera par ses lettres ; elles sont trop curieuses pour ne pas être reproduites ici : 14 novembre 1482. « Mon cousin, je vous ay naguères escript touchant l'anneau de saint Zanobi. Je vous prie que vous me faites savoir que c'est, et s'il est possible que vous me le puissiez envoyer, vous me feriez le plus grant plaisir de tout le monde. Et si vous asseure que ceulx qui l'ont ne doivent point doubter que je le veuille avoir par don, ne autrement que par prest seulement, car je le rendray touteffoys qu'il vous plaira, et n'y aura point de faulte. Et s'il vous plaist me faire ce service et plaisir, je le recongnoistray avecques les autres que m'avez faiz, si je puis. « Mon cousin, je vous renvoye la pièce de monnoye et la chose qui est en manière d'Agnus Dei que m'aviez envoyez par mes secrétaires. Je vous en remercie tant que je puis. Et au regard de la croix, je l'ay encores devers moy et ay chargé (sic) à maistre Pierre Parent envoyer ung de ses gens devers vous tout expressément et vous escripre dudit anneau, car je désire fort que je le puisse avoir, et je sçay bien que vous vous y employiez voulontiers. Et adieu mon cousin. Escript au Plessiz du Parc le XIIIIe jour de novembre. Loys. » (E. Charavay, Rapport... sur les lettres de Louis XI. Paris, 1881, p. 39, 40.) Notre-Dame de Cléry, 9 juillet 1483. « Mon cousin, mon amy, j'ay veu l'aneau (sic) que avez baillé à monsieur de Soliers. Mais je désire bien sçavoir si c'est le mesme que le sainct (Zanobi) portoit ; pareillement quelz miracles il a faicts, et s'il n'a nul guéry, et quy, et comment il le fault porter. Je vous prie


Le nom de Laurent ne tarda pas à acquérir la plus grande popularité parmi les artistes. D'un bout à l'autre de l'Italie, le Mécène florentin reçoit d'eux des offres, des cadeaux sans nombre. L'un, un mécanicien célèbre, maître Dionisio de Viterbe, lui présente une horloge d'une construction admirable 1 ; l'autre, un orfèvre de talent, Lodovico da Foligno, lui envoie la médaille, par lui exécutée, de la duchesse de Milan 2, tandis qu'André Guaccialotti lui adresse de Prato, en 1478, quatre médailles coulées en bronze sur l'empreinte donnée par Bertoldo 3. David Ghirlandajo façonne à son intention des vases en verre 4. Ils savaient qu'avec un homme tel que Laurent c'étaient là des placements à gros intérêts. On regrette de trouver parmi ces quémandeurs un des plus illustres peintres de la Renaissance, André Mantègne, – ce grand esprit, ce petit caractère. En 1484, voulant faire construire une maison, l'artiste fait appel, sans autre forme de procès, à la libéralité de Laurent. Il sollicite de lui « qualche aiuto », lui promettant de « farne tal memoria » qu'on ne l'accusera jamais d'ingratitude 5. Ce qui l'encourageait à cette démarche, c'était sans doute l'éclatant témoignage d'estime qu'il avait reçu

que me advertissiez de tout le plus tost que pourrez, ou en rescripviez au général de Normandie bien au long. Pareillement, se vous avez de par de là nulle autre chose plus espéciale, qui porte la vertu dudit aneau, et se vous en pouvez retrouver, envoyez-le-moi ou audit général ; et je vous en prie sur tout le plaisir que me désirez faire. Et adieu, mon cousin, mon amy. » (Canestrini et Desjardins, Négociations diplomatiques de la France avec la Toscane, t. I, p. 191. Paris, 1859.) La fille de Louis XI, Anne de Beaujeu, adressait à Laurent des demandes non moins bizarres : « Au seigneur Laurens de Medicis. Sr Laurens. Vous savez que autres foiz m'avez escript que m'envoieriez la girafle, et combien que je me tienne seure de vostre promesse, neantmoins pour vous donner à cognoistre l'affection que je y ai, je vous prie que vous la faictes passer et la m'envoier par deça. Car c'est la beste du monde que j'ay plus grant desir de veoir. Et s'il est chose par deça que je puisse faire pour vous, je m'y emploieray de bon cueur. Et a Dieu soiez, qui vous ait en sa digne garde. Escript au Plescys du Parc. Le XVe jour d'avril [1489]. Anne de France. » (Buser, Die Beziehungen der Mediceer zu Frankreich woehrend der Jahre 1434-1494. Leipzig, 1879, p. 521.)

1. Gaye, Carteggio, t. I, p. 254.

2. Milanesi, Lettere d'artisti italiani dei secoli XIV e XV. Rome, 1869, p. 12.

3. Friedlaender, Andrea Guazzalotti, scultore pratese. Prato, 1862, p. 27.

4. Vasari, t. XI, p. 286.

5. Milanesi, ouv. cité, p. 13.


TOMBEAU DE FRA FILIPPO LIPPI, A SPOLÈTE, élevé aux frais de Laurent le Magnifique.



peu de temps auparavant. Passant à Mantoue, en 1483, le tout-puissant patricien était allé visiter l'atelier du peintre et avait examiné avec une vive satisfaction ses peintures, ainsi que des bustes en ronde bosse et beaucoup d'autres antiques 1

Il semblait, à voir ces achats, ces commandes, ces présents sans nombre, cette magnificence qui éclatait dans les plus petites comme dans les plus grandes choses, sauf peut-être dans l'habillement et dans la nourriture 2, que les coffres-forts des Médicis fussent inépuisables. Plus curieuse, plus indiscrète que les contemporains, l'érudition moderne a voulu voir clair dans les affaires de Laurent : elle n'a pas eu de peine à démontrer que sous cette magnificence sans pareille se cachaient souvent de sérieux embarras d'argent. Les Médicis oubliaient trop qu'ils n'avaient pas les mêmes sources de revenus que ces souverains avec lesquels ils cherchaient à rivaliser ; d'autre part Laurent ne possédait pas, en matière de ifnances, le génie supérieur de son aïeul. De là, en présence de charges toujours croissantes, une gêne qui ne put être dissimulée qu'à force d'expédients. Si Cosme le Vieux avait fait à sa patrie des avances sur sa fortune personnelle, sous son petit-fils les rôles furent intervertis, et Laurent se vit plus d'une fois forcé de puiser dans les caisses publiques. Il finit par perdre bien des scrupules. C'est ainsi qu'il prit contre le pape Innocent VIII la défense du népotisme : il s'agissait de constituer au fils du souverain pontife, au gendre de Laurent, Franceschetto Cibo, un riche patrimoine dont l'Église aurait fait les frais. – A la longue, la situation du banquier diplomate serait devenue fort difficile. S'il n'était pas mort si jeune, qui sait si le surnom de Magnifique n'eût pas fait place à celui de Prodigue 3 ?

Plus d'un artiste sentit le contre-coup de ces embarras. En 1490,

1.A. Baschet, Ricerche di documenti d'arte e di storia negli archivi di Mantova. Mantoue, 1866, p. 42.

2. Son contemporain Rinuccini lui fait un crime de cette simplicité : « Tutte le cose che anticamente davano grazia e riputazione ai cittadini, come nozze, balli e feste e ornato di vestiri tutte dannava, e con esemplo e con parole levò via. » (Aiazzi, Ricordi storici di Filippo di Cino Rinuccini, p. CXLVIII.) Voy. aussi Reumont, Lorenzo de' Medici il Magnifico, t. II, p. 477.

3. Voy. Reumont, Lorenzo de' Medici il Magnifico, t. II, p. 234, 247, 351, 407, 409.


Laurent devait encore aux héritiers de Verrocchio une somme assez forte pour des travaux dont quelques-uns avaient été exécutés vingt-cinq années auparavant 1. Mais qui aurait osé douter de la solvabilité d'un Médicis ?

Pas plus que ses ancêtres, Laurent n'avait cependant oublié qu'il était avant tout banquier. L'homme d'affaires disparaît souvent, il est vrai, derrière le grand seigneur. Néanmoins, on ne saurait faire entièrement abstraction de cette profession, à laquelle Laurent et ses ancêtres devaient leur fortune. Les relations qu'elle leur avait créées sur tous les points de l'Europe facilitaient en effet singulièrement la recherche des oeuvres d'art. Plus d'une pièce précieuse fut, sans aucun doute, expédiée au collectionneur florentin par les comptoirs qu'il possédait dans les différentes parties de l'Europe. Mais il y a plus : aux opérations de banque proprement dites, les Médicis, comme la plupart de leurs confrères du XVe siècle, joignaient le prêt sur gage, ainsi qu'un commerce assez étendu. On voit dès lors combien de trésors d'art ont dû passer par leurs mains. C'est comme marchands qu'ils acquirent une partie des joyaux de Paul II. C'est comme marchands qu'ils vendirent au pape ou à d'autres souverains des tapisseries des Flandres 2. Il suffira de rappeler ici qu'en 1460 ils cédèrent à Pie II une tenture de haute lisse tissée de soie et d'argent, du prix de 1,250 ducats d'or. Plus tard, en 1484, nous voyons l'oncle de Laurent, Jean Tornabuoni, négocier à Rome la vente de plusieurs milliers d'aunes de tentures communes.

Comme prêteurs sur gages, les Médicis ont détenu la tiare de Sixte IV ; c'était à coup sûr le joyau le plus précieux qui existât alors. Laurent semble avoir attaché une importance fort grande à la possession, même temporaire, de cette pièce sans rivale, sur laquelle il prêta 80,000 ducats, soit, au pouvoir actuel de l'argent, environ 4 millions de francs.

L'avouerai-je ? Cette foi du Mécène florentin dans la toute-puissance des écus blesse et révolte à la longue. L'héroïsme, la justice, le désintéressement, voilà des vertus propres à enflammer l'imagination de l'artiste. Mais conçoit-on une école tout entière se réchauffant aux pâles reflets de

1. Jahrbücher für Kunstwissenschaft, de Zahn, 1868, p. 360.

2. Voy. mon Histoire de la Tapisserie italienne, p. 10, 13.


DAVID VAINQUEUR DE GOLIATH, par Verrocchio. – (Musée national de Florence.)


l'or ? Laurent reçut à cet égard quelques leçons bien méritées. L'une lui fut infligée par le farouche prieur de Saint-Marc, Jérôme Savonarole. Laurent avait envoyé au couvent de riches présents et d'abondantes aumônes. Mais ces tentatives de corruption devaient naturellement accroître le mépris qu'il inspirait au Fra. Celui-ci fit en chaire quelques dédaigneuses allusions à un procédé, qui disait-il, l'affermissait de plus en plus dans ses résolutions. Peu après, on trouva dans le tronc des aumônes une certaine quantité de pièces d'or, qui ne pouvaient venir que de Laurent ; Savonarole les envoya aux Buoni Uomini di San Martino, pour qu'ils les distribuassent aux pauvres, déclarant que le cuivre et l'argent suffisaient aux besoins du couvent. Ainsi, fait observer Bur. lamacchi, Laurent finit par se convaincre qu'il n'avait pas trouvé le terrain où il pourrait planter sa vigne 1.

Un élève d'Alesso Baldovinetti, le Graffione, donna aussi un exemple d'indépendance qui mérite d'être relevé. Causant un jour avec ce maître, Laurent lui raconta qu'il avait l'intention de faire orner de mosaïques et de stucs l'intérieur de la coupole du Dôme. Le Graffione lui objecta qu'il n'avait pas sous la main d'artistes capables d'exécuter ce travail. « Oui, mais j'ai tant d'argent, répondit le banquier, que j'en ferai ». – « Eh ! Laurent, répliqua vivement le maître, ce n'est pas l'argent qui fait les artistes, ce sont les artistes qui font l'argent 2. »

Notons encore un beau trait du forgeron Niccolò Grosso, surnommé le Caparra, l'auteur des fameuses lanternes du Palais Strozzi. Laurent s'était rendu lui-même dans sa boutique pour lui commander quelques ouvrages de ferronnerie dont il se proposait de faire cadeau à des amis ou connaissances du dehors. L'artisan travaillait à ce moment pour des personnes pauvres, mais qui lui avaient remis un à-compte sur le prix du travail. Laurent lui demandant de passer avant elles, le vaillant for1.

for1. Jérôme Savonarole et son temps, trad. G. Gruyer. Paris, 1874, t. I, p. 168.

2. « Dicono che il magnifico Lorenzo de' Medici, ragionando un di col Graffione, che era uno stravagante cervello, gli disse : Io voglio far fare di musaico e di stucchi tutti gli spigoli della cupola di dentro : e che il Graffione rispose : Voi non ci avete maestri. A che replicò Lorenzo : Noi abbiam tanti danari, che ne faremo. Il Graffione subitamente soggiunse : Eh ! Lorenzo, i danari non fanno i maestri, ma i maestri fanno i danari. » (Vasari, Vie d'A. Baldovinetti.)


geron ne voulut jamais y consentir ; « leur commande est antérieure à celle que vous me faites, lui répondit-il, et leur argent vaut bien le vôtre 1. »

Mais puisque l'argent était l'arme favorite des Médicis, ne leur reprochons pas d'en avoir usé et abusé. Ce ne sont pas les artistes, dans tous les cas, qui auront le droit de se plaindre d'une libéralité dont ils ont profité dans une si large mesure.

On a vu, par ce qui précède, combien étaient variées et importantes les ressources dont Laurent disposait pour la réalisation de son projet favori, la création d'un musée et d'une bibliothèque uniques au monde. La comparaison de ses collections avec celles de son père nous montrera avec quelle ardeur et quelle habileté il poursuivit ce but.

Ici malheureusement, comme pour toutes les autres collections d'antiques du XVe siècle, nous nous heurtons à une difficulté insurmontable : les rédacteurs des inventaires omettent d'une manière systématique les statues de marbre, qu'ils considèrent sans doute comme ouvrages n'ayant pas une valeur vénale suffisante. Il est donc presque impossible de se faire une idée exacte de ce qu'étaient à cet égard les collections de la première Renaissance.

Une des premières acquisitions de Laurent fut probablement celle du cabinet d'antiques du Pogge, mort en 1459. Les biographes de l'illustre humaniste nous disent en effet que ses collections furent dispersées. N'est-il pas permis de supposer que les héritiers les auront vendues au seul amateur florentin assez riche pour les payer, à Laurent ?

La mort de Paul II (28 juillet 1471) et l'avènement de Sixte IV forment pour le Musée médicéen le point de départ d'une ère nouvelle. Laurent, et en cela on peut bien dire qu'il fut un favori de la fortune, ne se vit pas seulement délivré d'un rival tout-puissant, qui l'avait plus d'une fois tenu en échec ; il lui fut encore donné de pénétrer dans le sanctuaire, de faire un choix parmi les trésors réunis par le défunt, de doubler d'un coup, et presque sans bourse délier, ses séries déjà si riches. Ce sont là jouissances dont les curieux seuls peuvent apprécier la vivacité.

1. Vasari, t. VIII, p. 119.


Ici, tout commentaire serait une atténuation. Il faut laisser la parole à l'intéressé lui-même : « Au mois de septembre 1471, nous dit Laurent, on me chargea d'assister en qualité d'ambassadeur au couronnement du pape Sixte. Je fus comblé d'honneurs à Rome, et je rapportai de cette ville les deux bustes de marbre antiques représentant Auguste et Agrippa 1, qui m'avaient été donnés par le pape ; j'en rapportai en outre ma coupe de calcédoine gravée, et un grand nombre d'autres camées et de médailles que j'achetai alors, entre autres la calcédoine ».

LA « TAZZA FARNESE », au Musée de Naples.

Cette note, ce « ricordo », n'est-elle pas caractéristique ? Voilà Laurent qui se rend à Rome chargé des intérêts les plus graves, chargé d'une mission délicate dont il s'acquitta à merveille, nous le savons par d'autres que lui. Eh bien, il n'a pas un mot pour ses succès diplomatiques. Le triomphe dont il se montre le plus fier est celui qu'il a remporté en

1. M. Dütschke, qui déprécie d'ailleurs beaucoup trop le musée d'antiques des Médicis, est disposé à identifier ce buste à celui qui porte, aux Offices, le n° 66. Voy. ses Antike Bildwerke, t. III, p. VIII-IX.


matière de haute curiosité. Les camées, les médailles, telles sont les dépouilles opimes qu'il se vante d'avoir enlevées à la Ville éternelle.

Nous ne nous étendrons pas ici sur l'histoire de ces acquisitions. Il suffira de rappeler que Sixte IV, en montant sur le trône, trouva le trésor pontifical presque vide, les vitrines par contre garnies d'innombrables joyaux. Il n'hésita pas à convertir en numéraire ces monceaux de diamants, de perles, de rubis, d'émeraudes, et ce fut à l'oncle de Laurent, Jean Tornabuoni, qu'il les céda. Comme il avait intérêt à se ménager les

LA « TAZZA FARNESE », au Musée de Naples.

Florentins, il vendit à vil prix au représentant des Médicis ces joyaux qui constituaient une fortune princière ce fut presque une donation déguisée 1. Parmi les pièces qui entrèrent à ce moment dans le palais des Médicis, il faut tout d'abord citer la fameuse coupe en sardoine orientale, la « Tazza Farnese », aujourd'hui un des ornements du musée de Naples. On y voit à l'extérieur une tête de Méduse, à l'intérieur huit figures en

1. « Gemmas quippe et margaritas, quibus comparandis Paulus pontifex unice studuerat, plerasque illis aut nullo, aut parvo admodum pretio concessit. »(Valori.) Le scandale fut si grand que les inspecteurs de la comptabilité pontificale protestèrent contre cette dilapidation. Mais le pape, d'après un document encore inédit (1473), leur imposa silence.


relief, sur la signification desquelles on a beaucoup discuté. (M. Quaranta y voit Ptolémée Philadelphe consacrant la fête de la moisson, qu'Alexandre le Grand avait instituée en Égypte, contrée symbolisée par le Sphinx1). – Il est inconcevable que les archéologues aient ignoré jusqu'ici la provenance de ce joyau. C'est à n'en pas douter, la « schodella... entrovi più fighure e di fuori una testa di Medusa », qui figure dans l'inventaire de Laurent le Magnifique, où elle est estimée 10,000 ducats d'or. Laurent nous apprend lui-même qu'il rapporta de Rome, en 1471, une « scudella di calcedonio intagliata. » Puis vient l'Enlèvement du Palladium par Diomède. Cette intaille célèbre avait d'abord fait partie du cabinet de Niccoli. Donatello, qui avait eu l'occasion de l'y admirer, la copia textuellement dans un de ses médaillons du palais des Médicis, celui-là même qui a été gravé dans un de nos précédents chapitres 2. Ce fut un triomphe pour Florence que de reconquérir ce chef-d'oeuvre de la glyptique antique, qui lui avait été enlevé par le cardinal Scarampi, et qui lui revenait maintenant après avoir passé par la collection de Paul II. L'inventaire assigne à l'Enlèvement du Palladium une valeur de 1,500 ducats. Nous pouvons encore citer, parmi les pierres gravées provenant de la collection de Paul II, un camée avec trois enfants ailés s'occupant de divers travaux manuels (estimé 200 florins).

Laurent ne s'arrêta pas à ce premier succès. Il réussit, grâce à une correspondance active, à se tenir au courant des trouvailles faites à Rome ; il était bien rare qu'une pièce importante lui échappât. Ses lettres sont curieuses parce qu'elles nous montrent quelle habileté, quelle diplomatie il fallait déployer dès lors pour arracher aux Romains ces « anticaglie », vis-à-vis desquelles, un demi-siècle auparavant, ils avaient professé une indifférence si grande. Tantôt Laurent était forcé de lutter avec quelque haut et puissant prélat ; tantôt, malgré sa prodigalité, il était réduit à battre en retraite devant les prétentions exorbitantes des marchands. Ces derniers, bien que fort illettrés, connaissaient à merveille la valeur vénale de chaque objet ; l'instinct naturel, le flair, pour nous servir du mot consacré, tenait lieu chez eux d'érudition. Ils étaient, en outre, passés

1. Monaco, Guide général du Musée national de Naples, p. 146.

2. P. 143.


maîtres en ruses, en intrigues. Que de pièges n'ont-ils pas dû tendre au trop ardent collectionneur ! Antiquités fabriquées pour les besoins de la cause, pièces médiocres enfouies dans quelque vigne déserte, puis découvertes à grand renfort de publicité, ce sont là, on le sait, des artifices qui ne datent pas d'aujourd'hui.

Heureusement, le Florentin était de force à lutter avec les Romains. Un de ses correspondants nous raconte à ce sujet un trait curieux. On avait trouvé dans un couvent de Rome quelques beaux morceaux que les agents du Magnifique cherchèrent aussitôt à conquérir pour leur maître. Le cardinal de Saint-Pierre ès Liens eut vent de l'affaire et défendit de continuer les fouilles. Que pouvait le patricien florentin contre le prélat fougueux qui s'appelait Julien della Rovere, en attendant que, sous le nom de Jules II, il se rendît célèbre par une violence de caractère sans exemple dans les annales de l'Église ? L'emploi de la force lui étant interdit, Laurent eut recours à la ruse. On gagna les ouvriers, qui continuèrent le travail pendant la nuit ; le résultat fut la découverte d'un groupe représentant trois Faunes. Il en coûta 50 ducats à Laurent, mais le cardinal était battu 1. Une autre fois, à la barbe des employés pontificaux, les agents de Laurent enlevèrent de précieux marbres provenant d'Ostie 2.

Naples et les environs fournirent aussi à Laurent une ample moisson d'antiques. C'est de là qu'il tira les portraits (effigiem) de Faustine et de (Scipion) l'Africain. Nicolas Valori nous dépeint la joie que Laurent éprouva en recevant de lui ces portraits accompagnés de plusieurs marbres 3. C'est encore Naples qui lui fournit un buste d'Adrien, plus grand que nature, et un Cupidon endormi, conservé du temps de Vasari dans le garde-meuble des Médicis. Ces deux derniers morceaux lui furent rapportés par Giuliano da San Gallo, qui les avait demandés au roi à l'intention de son protecteur 4.

C'étaient là des coups de bonheur. Dans l'intervalle, Florence et les environs fournissaient à Laurent un contingent régulier, qui n'était nulle1.

nulle1. Carteggio, t. I, p. 285.

2. Ibid., p. 286.

3. Vita Laurentii Medicei, éd. Galletti, p. 169.

4. Vasari, t. VII, p. 212.


ment à dédaigner. De Pistoie, par exemple, il tira une statue de marbre ornée d'une inscription étrusque 1 ; de Sienne, un buste dont il proclame lui-même la beauté 2, et l'urne cinéraire de Porsenna (!). L'antique cité de Luni fut aussi mise à contribution : en 1473, Antonio Yvano, dans une lettre adressée à Donato Acciaiuoli, mentionne une statuette d'Hercule, en bronze, et une intaille trouvées dans cette localité ; il ajoute que si l'on découvre d'autres « anticailles » on les fera parvenir à Laurent 3.

Parmi les collections qui s'engouffrèrent dans l'inestimable cabinet, le Scrittojo, de Laurent, il faut signaler encore celle du cardinal François de Gonzague (né en 1444, nommé cardinal en 1461, mort le 20 octobre 1483). Pour qui avait recueilli l'héritage d'un pape, c'était là un jeu d'enfant. Le cardinal, qui appartenait à une famille amie des arts, incité par l'exemple de son protecteur Paul II, avait réuni du vivant de celui-ci une série fort intéressante de camées et d'intailles, qui allèrent grossir le musée des Médicis.

Grâce à des témoignages contemporains, dont la plupart sont restés inconnus aux biographes de Laurent, il nous est possible de retracer, du moins dans ses lignes principales, la composition de ce vaste musée, alors sans rival en Europe. Parmi les documents dont nous disposons vient en première ligne l'inventaire rédigé à la mort de Laurent, inventaire inédit, à l'exception de quelques fragments que nous avons récemment publiés 4. On y trouve une description détaillée des gemmes, des joyaux, des

1. Pelli, Saggio istorico della Real Galleria di Firenze. Florence, 1779, t. II, p. 8.

2. Lettre du 15 mai 1490 à Andrea de Foiano, à Sienne : « Ser Andrea, Io hebbi hiersera la vostra, et con quella la testa che mi mandate, la quale per essere buona et per havere molto bene dello antiquo, mi pare assai et volentieri la compererei da costui di chi è ; quando la volessi dare per quello che la vale. » (Gaye, Carteggio, t. I, p. 294.) Ce buste est-il identique à celui dont parle le P. della Valle dans ses Lettere Sanesi (t. II, p. 48) et qui représentait Jupiter ? Au lecteur de décider cette question à l'aide du texte rapporté par le P. della Valle : « 1492. – I Sanesi regalarono a Lorenzo de' Medici una testa di Giove in bronzo eccellentemente gettato ; mirandolo a destra, pareva benigno e pio ; a manca, torvo e irato : e in oltre un urna di coccio coperto da una tegola, in cui leggevansi queste parole espresse con caratteri antichi : « Porsennae ; regis (sic) hac tegitur quam cernitis urna. »

3. C. Promis, Dell' antica città di Luni. Massa, 1857, p. 88, 102, 113.

4. Revue archéologique, octobre 1879.


tapisseries, des meubles réunis dans le palais de la Via Larga. Pour les tableaux et les sculptures nous y apprenons même les noms des artistes, renseignement rare dans un document de cette époque. Malheureusement, l'inventaire n'a trait qu'au palais de Florence, et pour celui-ci même il se borne, sauf un petit nombre d'exceptions, aux oeuvres d'art ayant une valeur vénale. Pas un mot, par exemple, des statues exposées dans les jardins. C'est là une lacune fâcheuse, qu'il ne nous sera pas possible de combler entièrement.

Le « casino », avec le jardin situé près de la place Saint-Marc, tel était le lieu réservé aux antiques. Vasari nous apprend que la loge donnant sur le jardin, les salles, et jusqu'aux sentiers, tout était garni de statues d'un style excellent 1.

Un sculpteur distingué, élève de Donatello, était chargé de la garde de ces collections, en même temps que de l'éducation des jeunes artistes groupés autour des Médicis. Ce maître intéressant, le premier en date, et en quelque sorte l'ancêtre des conservateurs de musées, mérite de nous arrêter quelques instants.

Bertoldo était né à Florence vers 1420 ; il reçut les leçons de Donatello, dont il peut être considéré comme le collaborateur. Le maître, en mourant, lui laissa une partie de sa succession artistique. Peut-être, en devenant gardien des collections des Médicis et professeur à l'Académie des beaux-arts instituée par eux, ne fit-il que remplacer dans cette position celui auquel était due la réunion de tant de chefs-d'oeuvre, celui-là même dont il se proclama le disciple. Il y a, en effet, tout lieu de croire que Donatello avait eu auprès de Cosme et de Pierre les attributions, sinon le titre, d'un véritable conservateur d'antiques. Ainsi que cela se voit de nos jours encore, il cumula sans doute ces fonctions avec celles de restaurateur. Quoi qu'il en soit, Bertoldo avait assez de talent pour occuper un rang honorable parmi les artistes contemporains. On cite de

1. T. VII, p. 203. – Aux marbres précédemment énumérés, au Marsyas restauré par Donatello, à celui qui fut complété par Verrocchio, il faut ajouter une statue de Caton le Censeur, statue de tout point semblable à celle qui se trouvait dans les premières années du XVIe siècle chez les Cesarini, à Rome. Nous sommes redevables du renseignement à Claude Bellièvre, de Lyon, qui visita Florence et Rome à la fin du pontificat de Jules II et au commencement de celui de Léon X.


lui deux enfants sculptés en bois, en 14851, et un Bellérophon en bronze, conservé au XVIe siècle à Padoue, chez messire Alexandre Capella 2. Un bas-relief en bronze représentant une bataille, dont nous donnons ci-contre la reproduction 3, enfin la belle médaille de Mahomet 4, montrent aujourd'hui encore que l'amateur était doublé chez Bertoldo d'un artiste sérieux. Bertoldo mourut au mois de décembre 1491.

La glyptique, la plus riche peut-être de toutes les sections du musée, comprenait : I° de nombreux vases en pierres dures ; 2° des camées, et 3° des intailles. La première de ces classes était représentée par de superbes vases en jaspe, des coupes ou des tasses en sardoine, en cristal de roche, en agate, en améthyste, avec des montures en argent doré souvent garnies de perles, de rubis ou de diamants, parfois aussi d'émaux. Pour les camées, l'inventaire de 1492 est très certainement incomplet ; il n'en énumère qu'une trentaine. Ce n'était là, à coup sûr, qu'une partie minime de la série formée par Laurent. Le reste se trouvait peut-être à Poggio, à Caffagiuolo, ou à Careggi. Nous verrons en effet qu'en 1496, c'est-à-dire deux ans après le pillage des collections médicéennes, le fils de Laurent, Pierre, possédait encore 167 camées antiques, 2 camées (modernes) de petite dimension, une tête en calcédoine, et 6 pierres gravées diverses. Quant aux intailles, l'inventaire n'en énumère qu'une quarantaine. Ici encore, ce document est très certainement incomplet.

Le médaillier se composait de plus de 2,300 pièces, à savoir : 200 monnaies diverses, 2 médailles grecques, 284 médailles en argent, 1,844 médailles en bronze. On voit dans quelle proportion énorme Laurent avait augmenté le fonds réuni par son père et par son aïeul.

Les vases dits étrusques figuraient également dans le palais de la Via

1. Milanesi et Pini, La Scrittura di artisti italiani, n° 60.

2. « Lo Bellerofonte de bronzo, che ritiene el Pegaso, de grandezza d'un piede, tutto ritondo, fu de mano de Bertoldo, ma gettado da Adriano suo discipulo, et è opera nettissima e buona. » (Morelli, Notizia d'opere di disegno, p. 16.) Voy. dans Gualandi (Nuova Raccolta di Lettere sulla pittura, scultura ed architettura, t. I, p. 14) la plaisante lettre par laquelle Bertoldo supplie Laurent, en 1479, de l'admettre au nombre de ses cuisiniers.

3. Vasari, éd. Lemonnier, t. III, p. 261, 267, 269 ; t. VII, p. 204 ; éd. Milanesi, t. II, p. 423.

4. Armand, les Médailleurs italiens, p. 18.


BATAILLE MYTHOLOGIQUE. Bas-relief de Bertoldo, au Musée national de Florence.


Larga 1. Le fait nous est attesté par Vasari, et le biographe mérite sur ce point une créance absolue, puisque c'est à son aïeul, Georges Vasari, le potier d'Arezzo, que le Magnifique était redevable de ces spécimens de la poterie antique 2. Un autre vase, de dimensions insolites, lui fut envoyé de Venise, en 1491, par l'entremise de Politien 3.

Nous avons essayé de retrouver dans les collections de l'Italie et de l'étranger les gemmes provenant du musée de Laurent. Ainsi qu'on le verra par la liste ci-jointe, le nombre des pièces qui portent son nom (LAV. R. MED.) est encore fort considérable.

FLORENCE. Galerie des Offices. – N° 5. Camée en onyx blanc, sur fond cristallin. Buste de Pallas casquée ; profil tourné à droite, à gauche une partie du bouclier. Au sommet du casque les lettres LAVR. MED. (Gori, Museum florentinum, t. I, pl. 60, n° 5, et Reale Galleria di Firenze, série V, pl. XXXII, n° 3.)

N° 170. Camée en corniole. Tête de Néron avec une couronne de laurier ; tourné à droite. Cette gemme, d'un très bon travail, est probablement identique à celle qui est décrite dans l'inventaire de Pierre de Médicis, le père de Laurent.

N° 489. Camée en onyx à trois couches (moderne). Buste de Laurent le Magnifique ; vu de profil et tourné à gauche. Avec l'inscription LAVRENTIO. Cet ouvrage, dont le type rappelle celui du portrait de Ludovic le More (n° 486), est attribué à Domenico dei Cammei.

La Galerie des Offices possède en outre une foule de vases en pierres dures avec la signature LAV. R. MED.

1. Cyriaque d'Ancône déjà recherchait les poteries antiques. En nous parlant des ruines d'Adria, il dit qu'il y recueillit quelques fragments de marbre, des monnaies de bronze et des vases très anciens : « Concessimus inde, paucis vetustatum literis visis, et collectis lapidibus hinc inde, aeneisque nummis, et antiquissimis quibusdam fictilibus vasis, cui et uni Clemens erat inscriptum. » (Itinerarium, p. 34, 35.)

2. T. IV, p. 70, 71.

3. « Un bellissimo vaso di terra antiquissimo mi mostrò stamattina detto messer Zaccheria [Barbero], el quale nuovamente di Grecia gli è stato mandato : e mi disse che se 'l credessi vi piacessi, volentieri ve lo manderebbe, con due altri vasetti pur di terra. Io dissi che mi pareva proprio cosa da V.M., et tandem sarà vostro. Domattina farò fare la cassetta, e manderollo con diligenzia. Credo non ne abbiate uno si bello in eo genere : è presso che tre spanne alto e quattro largo. » (Lettre du 20 juin 1491 : Prose volgari inedite e poesie latine e greche edite e inedite di ANGELO AMBROGINI POLIZIANO, éd. I. del Lungo. Florence, 1867, p. 81.)


NAPLES. Musée 1. Camées. – No I. L'Éducation de Bacchus. Le dieu, monté sur un lion que conduit une nymphe, est soutenu par une des Nysiades. Plus loin, on voit la nymphe Nysa assise sur un rocher. Niccolo. Cette pièce, ainsi que toutes les suivantes, porte l'inscription LAVR. MED.

2

N° 2. Hippolyte revenant de la chasse. Le jeune héros, assis, caresse son chien. Près de lui deux femmes causant, probablement Phèdre et sa nourrice. Niccolo.

N° 3. Néréide sur un triton. Niccolo.

N° 5. La Dispute de Neptune et de Pallas. Dans le bas on voit un II (?), qui est peut-être la signature de Pyrgotèle. Niccolo. Beau travail. Copié par Donatello. Gravé ci-contre.

N° 6. Dédale et Icare. Deux femmes, probablement Pasiphaé et Diane Dictine, personnifiant la ville de Crète, regardent les fugitifs. Niccolo.

N° 7. Vénus sur un lion conduit par l'Amour. Niccolo.

N° 8. Bacchus et Ariane sur un char traîné par deux Psychés ; un Amour tient les rênes, un autre pousse le char. Niccolo oriental. Copié par Donatello dans un médaillon du Palais Médicis. (Gravé ci-contre.)

N° 17. Combat de coqs dans le cirque. Deux Amours assistent au combat ; l'un déplore sa défaite, l'autre applaudit à son triomphe. Niccolo d'agate.

N° 18. Hercule et Omphale. Niccolo.

N° 19. Tête d'Omphale élégamment coiffée. Sardoine.

N° 20. Bacchus, accompagné de Silène et de Cupidon, découvre Ariane endormie dans l'ile de Naxos. Fragment. Niccolo.

N° 21. Trois amours menuisiers. Niccolo oriental.

N° 48. Faune portant l'enfant Bacchus. Niccolo oriental.

N° 51. Satyre et faune. Fragment. Niccolo.

N° 56. Faune et bacchante. Niccolo.

N° 57. Centaure. Sardoine. Pièce magnifique. (Copié par Donatello.)

1. Nous avons dressé cette liste à l'aide des notes prises à Naples par M.L. Courajod, que nous sommes heureux de pouvoir ici remercier publiquement de son obligeance.

2. Nos numéros se rapportent au Guide général du musée de Naples, publié par M.J. Monaco, Naples, 1878.


N° 59. Vénus, assise, tenant le petit Cupidon sur ses genoux. Sardoine.

N° 124. Le Supplice de Marsyas. Niccolo.

Intailles. – N° 213. Le Supplice de Marsyas. Cornaline. (Gravé ci-contre.)

N° 219. Persée tenant la tête de Méduse. Signé AIOEK (Dioscorides). Cornaline.

N° 229. Thétis et un triton. Cornaline.

N° 248. Le Char du Soleil. Cornaline.

Le Musée de Naples possède en outre la fameuse « Tazza Farnese », avec la tête de Méduse (voy. ci-dessus, p. 182, 183.)

PARIS. Cabinet de France. – N° 2299. Apollon et Marsyas. Dans le champ on lit : LAVR. MED. Cornaline. H., 40 mill. ; L., 3o mill. 1. Copie du XVe siècle, d'après l'original du Musée de Naples.

– Collection de M. le baron Davillier. Deux coupes d'environ 0m, 25 de diamètre, reposant sur un petit pied qui va en s'élargissant vers la base pour retenir une monture qui n'existe plus, et qui ressemblait probablement à celle d'une des grandes coupes conservées au musée des Offices. Les deux coupes portent la même inscription, assez profondément gravée : LAV. R. MED. L'une d'elles, un peu plus épaisse que l'autre, mais beaucoup plus belle, est incontestablement antique ; elle offre une autre particularité encore, c'est que le rebord n'a pas le petit ourlet que l'on remarque sur l'autre ; elle est en jaspe rouge antique, transparent dans de certaines parties. La seconde, d'une matière un peu différente (jaspe fleuri de Sicile), semble avoir été faite du temps de Laurent. – Toutes deux ont été achetées à Bologne 2.

1. Chabouillet, Catalogue général et raisonné des camées et des pierres gravées de la Bibliothèque impériale, Paris, 1858, p. 317. Il existait en outre au siècle dernier, en 1737, à Paris, un camée représentant l'entrée de Noé dans l'arche, et une calcédoine orientale, portant tous deux l'inscription LAV. MED. D'après Mariette, le camée était traité dans le goût des portes de bronze du Baptistère. Quant à la calcédoine, sur laquelle était gravé l'Enlèvement du Palladium, le savant amateur français y voit une copie de la fameuse cornaline de Dioscoride. L'Entrée de Noé dans l'arche fut achetée dans la suite par un Anglais, le comte Carlisle. (Traité des pierres gravées, t. II, p. 417, et Condivi, Vita di Michelangelo Buonarroti, éd. de 1746, p. 80, 101, et éd. de 1823, note de Gori, p. 120.)

2. Voy. la Revue archéologique, 1880, t. II, p. 257.


PIERRES GRAVÉES DE LA COLLECTION DE LAURENT LE MAGNIFIQUE



LONDRES. British Museum. – Intaille avec le portrait de Sextus Pompée, et la signature : ATAQOIIOVC EIIOIEI. Initiales de Laurent (L.M.). Gravée dans le Museum florentinum de Gori, t. II, pl. I, dans Maffei, t. I, pl. 6, et dans Stosch, pl. 6. Collection Blacas. (Renseignements communiqués par M.A.S. Murray.) Reproduite ci-contre.

Intaille représentant Apollon debout, la lyre à la main. (Gravée ci-contre 1.)

Avant tout champions des idées modernes, les Médicis ne devaient accorder qu'une attention distraite aux ouvrages du moyen âge. Tandis que, dans le musée de Paul II, l'élément byzantin rivalisait presque, par le nombre et la valeur de ses productions, avec l'antiquité classique, dans le palais de la Via Larga, c'est à peine si nous trouvons quelques mosaïques portatives. Les retables, les ivoires, les reliquaires font presque complètement défaut. Le souci de la chronologie nous oblige à mentionner également ici les tableaux de Giotto, quoique, aux yeux de Laurent, ce grand maître ait été plutôt le précurseur de la nouvelle école que le représentant de la tradition médiévale.

Telle était la masse des tableaux de chevalet, des statues, des bas-reliefs entassés dans les palais ou les villas des Médicis que, si Cosme, Pierre et Laurent n'avaient pas commandé un si grand nombre de fresques ou de sculptures décoratives, on pourrait être tenté de les taxer d'indifférence à l'égard de l'art monumental. Le palais de Florence, le seul sur le contenu duquel on possède des renseignements exacts, renfermait des tableaux de Masaccio, de Paolo Uccello, de Fra Angelico, de Filippo Lippi, de Francesco Peselli, de Piero del Pollaiuolo, de Domenico da Bibbiena, du Squarcione, de Matteo de' Pasti. Les Flamands étaient associés à cette galerie d'élite. Jan Van Eyck y comptait un Saint Jérôme, cité par Vasari (t. I, p. 163), Petrus Cristus, une Madone. Le premier de ces tableaux est estimé 40 ducats, tandis que l'évaluation des Giotto, des Fra Angelico, ne dépasse guère une dizaine de ducats. C'est une nouvelle preuve à ajouter à toutes celles que l'on possède déjà sur l'éclectisme des

1. Nous avons en outre reproduit dans l'Art (t. XXI, p. 87) une tête de Vespasien, avec


Italiens du XVe siècle, sur leur admiration pour les chefs- d'oeuvre de l'École de Bruges.

D'innombrables bas-reliefs et statues en bronze ou en marbre représentaient la statuaire moderne. La plupart d'entre eux avaient pour auteurs Donatello et Desiderio da Settignano.

Aux chefs-d'oeuvre de la peinture et de la plastique venaient s'ajouter ceux de l'art décoratif. Les murs étaient couverts de riches tentures, les unes fabriquées dans les Flandres, les autres, en minorité, à Florence même. Les crédences ployaient sous le poids de l'argenterie, – vaisselle plate, bas-reliefs en argent repoussé, nielles, émaux, horloges, encriers en argent doré exécutés dans le Levant, reliquaires, armes de luxe, etc., etc. Puis venaient d'interminables séries de chapelets en pierres dures, des « agnus Dei » du plus grand prix. La section céramique était particulièrement riche : on y remarquait des majoliques (vasi fittili) dues à la libéralité des Malatesta 1.

La série des tapisseries comprenait une quarantaine de pièces. Plusieurs étaient tissées d'or et d'argent. Signalons parmi elles une Chasse du duc de Bourgogne, un Tournoi, l'Histoire de Narcisse, en deux pièces, peut-être identique à la suite offerte en vente, à Bruges, à Jean de Médicis, le Triomphe de la Renommée, le Triomphe de l'Amour, Deux hommes armés, des Scènes de chasse, de pêche, de jeu, de bal, l'Histoire du Christ, l'Adoration des Mages, la Vierge avec l'enfant Jésus et le duc de Bourgogne, la Crucifixion, l'Annonciation, des verdures.

A côté des tapisseries proprement dites (arazzi) on remarquait des toiles peintes à la française, sans doute dans le genre de celles de Reims (panni dipinti alla francese).

Mentionnons également les cuirs d'Espagne, c'est-à-dire, selon toute vraisemblance, les cuirs de Cordoue (quoio grosso da letto lavorato in Ispagna).

Les jardins des Médicis devinrent une haute école pour les jeunes

l'inscription LAVR. MED. conservée, au siècle dernier, dans le cabinet de Marc-Antoine Sabbatini, qui l'a publiée dans le tome Ier, p. XXXIV, de ses Gemme figurate.

1. Gaye, Carteggio, t. I, p. 304. Cette lettre ne porte point de date. Gaye la croit de l'année 1490.


COUPE ANTIQUE EN JASPE. (Collection de M. le Baron C Davillier)



sculpteurs ou peintres florentins. Parmi les artistes qui y étudièrent, Vasari cite G.F. Rustici, Torrigiano, Francesco Granacci, Niccolò di Domenico Soggi, Giuliano Bugiardini, Lorenzo di Credi, Baccio da Monte Lupo, Andrea Sansovino, Mariotto Albertinelli. C'est là aussi, ne l'oublions pas, que Michel-Ange fit ses premières armes.

Ce que les marbres avaient été pour les sculpteurs et les peintres, les camées, les intailles le furent pour les graveurs en pierres précieuses. Si

L'ENLÈVEMENT DU PALLADIUM. Revers d'une médaille de Niccolò Fiorentino.

Laurent le Magnifique n'a pas été le premier à remettre en honneur la glyptique, comme on l'a cru trop longtemps, s'il a été précédé dans cette voie par le pape Paul II, il n'en est pas moins certain qu'ici encore son influence a été prépondérante. De nombreux vases en pierres dures, des camées, des intailles conservés à Florence, à Naples, ainsi que dans d'autres villes, prouvent avec quel succès il fit appel au talent de Giovanni delle Corniole et de ses confrères.

Il serait facile de retrouver dans tous ces ouvrages, aussi bien que


dans les miniatures, les tableaux, les fresques, les sculptures, l'influence des modèles antiques réunis avec tant d'ardeur par les Médicis. Nous avons déjà parlé des médaillons copiés par Donatello d'après les pierres gravées conservées dans les collections de Cosme, de son fils Pierre ou de Niccolò Niccoli. L'une d'entre elles, l'Enlèvement du Palladium (voy. p. 156), a en outre été copiée par Niccolò Fiorentino sur le revers de sa médaille de Marc-Antoine de la Lecia, gravée ci-contre.

L'influence d'une autre intaille, Apollon et Marsyas) fut bien plus grande encore. On en jugera par la liste des principales imitations auxquelles elle a donné lieu au XVe et au XVIe siècle :

Médaille de Nic. Schlifer (1457), par Jean Boldu. Apollon seul, avec quelques légères variantes.

Quatre médailles ou plaquettes de la collection de M. Courajod 1.

Pierre gravée, avec le buste de Paul II au revers : Musée Correr, à Venise 2.

Cornaline, avec la signature LAV. MED. Hauteur, 40 mill. Largeur, 3o mill. Ouvrage de la Renaissance. Cabinet de France 3.

Bas-relief de la porte de Crémone, au musée du Louvre.

Portrait de jeune fille, attribué à Botticelli ; au musée Staedel, à Francfort 4.

Frontispice d'un manuscrit exécuté pour Mathias Corvin 5.

Frontispice de la Sforziade. Bibliothèque Riccardi, à Florence.

Plat en majolique, exécuté vers 1482 (?). Musée Correr, à Venise 6.

Statue d'Apollon représentée dans l'École d'Athènes, de Raphael.

Loges de Raphael.

D'autres pierres gravées, ainsi que les médailles, fournirent aux habiles miniaturistes employés par Pierre et par Laurent les éléments de l'illus1.

l'illus1. de ces pièces a été gravée dans la Gazette des beaux-arts, 1876, t. I, p. 331.

2. Voy. mes Arts à la cour des Papes, t. II, p. 46, 47.

3. Catalogue de M. Chabouillet, n° 2299, et Mariette, Traité des pierres gravées, t. II, pl. XIII. Voy. ci-dessus, p. 192.

4. Pulszky, Beitroege zu Raphaels Studium der Antike ; Leipzig, 1877, p. 29.

5. Gravé dans la Florence, de M.C. Yriarte.

6. Malagola, Memorie storiche sulle maioliche di Faenza. Bologne, 1880, p. 466.


tration des superbes manuscrits aujourd'hui conservés à la Laurentienne. (Voy. ci-dessus p. 157.) Ainsi ces gemmes, auxquelles ne paraissait s'attacher qu'un simple intérêt archéologique, devinrent comme la chair et le sang de la Renaissance. Elles permirent aux artistes du XVe siècle de réaliser leur rêve ambitieux et de rivaliser avec les anciens.

L'avènement de Laurent le Magnifique marque une nouvelle phase dans le développement de la Renaissance. Avec lui, l'antiquité fait irruption dans tous les domaines ; elle devient le mot d'ordre de tous ceux qui, en littérature ou en art, personnifient le progrès. La génération précédente, les Luca della Robbia, les Desiderio, les Mino, les Benozzo Gozzoli, avait tenté de se passer de son secours ; c'est d'elle désormais que maîtres en l'art de bâtir et statuaires, peintres et graveurs, médailleurs et orfèvres, attendent le salut. On ne se borne plus à imiter ces formes exquises qui, aujourd'hui encore, défient toute rivalité ; ce sont les idées antiques elles-mêmes que l'on essaye de faire revivre. Pour Verrocchio et Pollaiuolo, pour Botticelli, Domenico Ghirlandajo, Filippino Lippi, s'essayer dans quelque sujet emprunté aux Grecs ou aux Romains est la suprême félicité.

Gardons-nous cependant de croire que dans ces efforts si persévérants, les artistes de la fin du XVe siècle aient égalé les Précurseurs de la première heure. La vigueur de la conception, l'ampleur du style, propres à Brunellesco et à Donatello, car c'est toujours à ces maîtres grands entre tous qu'il nous faut revenir, leur sont inconnues : l'antiquité, telle que nous la présentent les épigones, a quelque chose de maniéré, de tourmenté, d'inquiet. Ici, des édifices trop compliqués, dans lesquels on pousse jusqu'à l'exagération l'imitation des préceptes de Vitruve ; ailleurs, des physionomies chiffonnées ou souffreteuses, des draperies recroquevillées ; bref, tous les raffinements d'une époque où la science commence à remplacer l'inspiration.

L'architecte favori de Laurent, Giuliano da San Gallo (1445-1516) est le type de ces artistes chez lesquels l'érudition domine ; il complète les études de Brunellesco et d'Alberti, en les étendant non seulement aux différentes provinces de l'Italie, mais encore au midi de la France. Ses


Fac-similé d'un dessin de Giuliano da San Gallo, à la Bibliothèque de Sienne.

croquis, mieux partagés que ceux de ses prédécesseurs, sont parvenus jusqu'à nous ; c'est le plus ancien recueil d'antiquités figurées que nous possédions. Le principal de ces albums se trouve aujourd'hui à la bibliothèque Barberini ; c'est un magnifique in-folio, en parchemin, de 75 feuillets ; une inscription tracée sur le titre nous apprend qu'il fut commencé dans la Ville éternelle en 1465. Un volume plus petit, un « taccuino », comme disent les Italiens, fait l'ornement de la bibliothèque de Sienne ; il se compose de 51 feuillets de parchemin renfermant d'innombrables plans, coupes ou élévation des principaux monuments de l'Italie et de la Gaule. Nous citerons parmi eux le Colisée, le temple de Pouzzoles, le Panthéon, Saint-Laurent, de Milan, le Janus quadrifrons, les arcs d'Orange, de Bénévent et d'Aquin, le baptistère et le dôme de Pise, Saint-Étienne-le-Rond, de Rome, Sainte-Marie-du-Peuple, le Forum boarium, la tour des Asinelli, à Bologne, etc., etc. Le troisième volume, jusqu'ici inédit, comme les deux précédents, appartient à M. le baron H. de Geymüller, qui, nous l'espérons, ne tardera pas à le livrer à la publicité.

Giuliano da San Gallo, suivi en cela par son frère Antonio et par Benedetto et Giuliano da Majano, consacre définitivement le triomphe de l'antiquité dans


PORTRAIT DE GIULIANO DA SAN GALLO, par Piero di Cosimo. (Musée de la Haye.)


le domaine de l'architecture : ordonnance, proportions, ornements, tout témoigne de ses incessantes investigations. Il ne lui fut pas donné, cependant, d'atteindre à la suprême perfection, dont un de ses confrères avait dès lors découvert la formule : c'est sous un ciel moins clément, dans un milieu en apparence moins artiste, que Bramante créait, à côté de Léonard de Vinci, des modèles dont l'élégance, la pureté n'ont pas été surpassées 1.

Avec Domenico Ghirlandajo, Filippino Lippi, Botticelli, nous sortons presque du cercle des Précurseurs pour entrer dans le domaine de la Renaissance proprement dite. La préoccupation de l'antiquité est la même chez les trois maîtres. Mais si, chez les deux premiers, elle se traduit surtout dans le choix des ornements et dans le style de l'architecture, chez Botticelli, elle éclate dans le choix des sujets : son oeuvre forme une véritable galerie mythologique.

Sur les études archéologiques de Ghirlandajo nous possédons le récit de Vasari, sur celles de Filippini Lippi le témoignage de Benvenuto Cellini. C'est à Rome que les deux maîtres puisèrent leur admiration pour l'antique : ils en rapportèrent d'innombrables croquis, que leurs contemporains proclamèrent des chefs-d'oeuvre de précision, et dont ils tirèrent le plus brillant parti, de retour dans leur ville natale. Quelle différence d'ailleurs dans leur manière d'interpréter les leçons de l'antiquité ! Aux yeux de Ghirlandajo, elle représente la richesse unie à la noblesse ; à ceux de Filippino, la liberté sans frein. Autant les statues et les bas-reliefs figurés sur les édifices qui encadrent l'histoire de saint Jean et celle de la Vierge, dans les fresques de Santa Maria Novella, ajoutent à la souveraine distinction de l'oeuvre de Ghirlandajo, autant, dans les compositions dont Filippino a orné la même église, comme dans celles de la Minerve, à Rome, les souvenirs antiques favorisent la débauche intellectuelle. Il y avait dans le sang des Lippi je ne sais quel ferment impur ; le père

1. Giuliano ne se contentait pas de dessiner les antiques, il cherchait encore à former une collection d'originaux. Albertini, dans son Memoriale, publié en 1510, signale sa maison comme renfermant beaucoup d'antiques venues de Rome : « In Casa e Martelli, et Braccesi, et Juliano da Sancto Gallo architectore, sono assai cose antique di Roma ». – Les ouvrages modernes aussi trouvèrent place dans le cabinet de l'architecte florentin. Il possédait un tableau de Paolo Uccello (Vasari, t. III, p. 97) et un tableau de Botticelli (Madone avec l'enfant, saint Jean-Baptiste et des anges). Ce dernier fait aujourd'hui partie de la National Gallery de Londres. (Crowe et Cavalcaselle, Histoire de la Peinture italienne, t. III, p. 177.)


GROTESQUES, PAR GIULIANO DA SAN GALLO, Fac-similé d'un dessin de la Bibliothèque de Sienne.



LA VISITATION, par D. Ghirlandajo. (Santa Maria Novella.)


comme le fils éprouvent le besoin de profaner les choses les plus saintes. L'abus que ce dernier a fait des ornements antiques, ces prodigieuses accumulations de trophées, de faisceaux, de génies nus, cette architecture désordonnée, plutôt encore que hardie, annoncent déjà le Bernin ; les conquêtes de la Renaissance, ces conquêtes réalisées au prix de tant d'efforts, ne sont plus pour le fils du Fra que des jouets qu'il allumera en guise de feu d'artifice.

Botticelli est le représentant par excellence d'une école qui, malgré sa préparation insuffisante, s'acharne à la représentation des sujets antiques. Peu leur importe, à lui et à ses émules, le voisinage, on serait presque tenté de dire, la concurrence de ces innombrables marbres dans lesquels les différents problèmes, dont ils peuvent poursuivre la solution, sont résolus avec une incomparable sûreté ; dans leur ardeur naïve, ils n'hésitent pas à affronter une comparaison écrasante ; ils ne se doutent même pas de l'abîme qui sépare leurs Vénus, leurs Hercules, leurs Apollons de leurs prototypes grecs ou romains. Les contemporains les encourageaient dans cette voie. Loin de leur signaler leur infériorité dans ces compositions mythologiques qui comportent avant tout l'ampleur de l'invention et la pureté du dessin, loin de leur ouvrir les yeux sur les dangers qu'offrait la réintégration, dans le domaine de l'art, d'idées, de symboles, depuis longtemps étrangers au peuple, sans racines dans la société moderne, princes, hommes d'étude et hommes d'affaires, humanistes, prélats mêmes, battirent des mains toutes les fois qu'ils les virent consacrer leur pinceau à l'illustration de quelque habitant de l'Olympe 1.

1. Les compositions inspirées de l'antiquité forment un groupe nombreux dans l'oeuvre de Botticelli. Il nous suffira de signaler parmi elles la Naissance de Vénus (ou de Flore), la Calomnie d'Apelle et la Fortitudo, toutes trois aux Offices, le Printemps, à l'Académie des Beaux-Arts de Florence, le Triomphe de Jugurtha, l'Amour entouré de nymphes et le Triomphe de l'amour, au palais Adorno, à Gênes ; plusieurs Vénus conservées à Berlin, à Londres, à Paris (cette dernière toutefois passe pour une production de l'École de Botticelli), la Galatée de Dresde. Vasari cite en outre une Pallas et un Bacchus. Rappelons enfin les estampes attribuées au maître, les Planètes, Thésée et Ariane (gravé par Baccio Baldini ; Passavant, t. V, p. 44), etc. Il est intéressant de rapprocher cette dernière gravure des miniatures d'un Virgile, faisant partie de la Riccardienne de Florence, où l'on en attribue l'illustration, sans grande vraisemblance, à Benozzo Gozzoli. MM. Crowe et Cavalcaselle (Histoire de la Peinture en Italie, t. III, p. 176) constatent la ressemblance des chevaux peints par Botticelli dans l'Adoration des Mages (Galerie Fuller Maitland, à Londres) avec les colosses de Monte Cavallo.


LA NAISSANCE DE VÉNUS, par Botticelli. (Galerie des Offices.)


Encore si les pseudo-classiques de la première Renaissance avaient apporté dans leurs tentatives le talent supérieur de Botticelli, sa grâce toujours exquise, et cette fraîcheur d'impressions qui semble être en raison même de son ignorance en matière d'archéologie ! On renoncerait à évoquer devant leurs essais ces éblouissantes visions du monde antique qui s'appellent le Triomphe de César, de Mantègne, Apollon et Marsyas, l'École d'Athènes, le Parnasse l'Histoire de Psyché. Mais rien n'est plus médiocre que les compositions florentines de la fin du XVe et du commencement du XVIe siècle. Leurs auteurs, en abandonnant la représentation de sujets contemporains, sacrifient la majeure partie de leurs avantages, sans trouver dans les sujets nouveaux l'équivalent de ce qu'ils ont perdu. La liste de ces oeuvres hybrides est longue, depuis les Combats d'Hercule, de Pollaiuolo, qui, malgré leurs qualités techniques, ne doivent point trouver grâce ici, jusqu'à l'insipide Histoire de Persée et d'Andromède, de Piero di Cosimo (Galerie des Offices). Ce malheureux s'était persuadé qu'il suffisait de placer des figures de fantaisie sous des arcades encore plus fantaisistes et d'écrire à côté d'elles PALLAS, IOVE, MERCVRIO, pour faire revivre l'Olympe. La pauvreté de l'invention, la faiblesse du dessin ne sont égalées que par l'extravagance des types, des costumes ou des attributs : on ne touche pas impunément aux dieux.

On a vu, dans la première partie de ce travail, combien l'intimité entre les littérateurs et les artistes a favorisé le développement de la Renaissance, quelle ampleur, quelle envergure cet échange d'aspirations a données, d'une part aux productions d'un Brunellesco, d'un Donatello, d'un Michelozzo, d'un Ghiberti ; de l'autre, à celles d'un Pogge, d'un Alberti, d'un AEneas Sylvius. L'influence de Laurent le Magnifique a maintenu en vigueur ces traditions si fécondes ; sous ses auspices on voit se continuer les relations les plus cordiales entre les deux moitiés de la société qui se partage sa faveur. Le poète célèbre le chef-d'oeuvre de son ami le peintre ou le sculpteur ; celui-ci à son tour transmet à la postérité les traits de son panégyriste ; artistes et littérateurs se fournissent réciproquement des idées, sans qu'il soit possible de décider quel groupe a le plus donné ou le plus reçu.


LA CALOMNIE D'APELLE, par Botticelli. (Galerie des Offices.)


Cependant, pour qui regarde de près, la pénétration des deux disciplines n'est plus aussi complète que par le passé. Les artistes sont peut-être plus érudits, mais comprennent-ils l'antiquité autant que Brunellesco, Donatello et les initiateurs de la première heure ? Les humanistes savent donner d'un tableau, d'une statue, d'un palais, des descriptions plus brillantes, mais possèdent-ils encore le goût si élevé, la critique si vivante, qui distinguaient le Pogge, AEneas Sylvius, Fazio ? Nous allons essayer de répondre à ces questions.

Peu d'humanistes ont été aussi mêlés aux choses de l'art qu'Angelo Poliziano (1454-1494), l'ami de Laurent le Magnifique, le précepteur de ses enfants. Il indique à Michel-Ange le sujet de son étonnant bas-relief, le Combat des Lapithes et des Centaures ; fournit à Raphael, dans ses strophes sur Julien de Médicis, celui du Triomphe de Galatée ; publie le Traité d'architecture d'Alberti ; compose les épitaphes de Giotto, de Fra Filippo Lippi, de l'ingénieur Cecca (mort en 1488), ainsi que l'inscription destinée à prendre place sous les fresques de Ghirlandajo, à Santa Maria Novella 1. Les antiques du jardin des Médicis trouvent en lui un chantre inspiré ; il contribue, à l'occasion, à l'accroissement de la collection (voy. ci-dessus p. 190) ; met le plus grand empressement à poser devant les peintres qui lui donneront place dans leurs fresques, devant le médailleur qui coulera son image en bronze ; bref, joue toujours et partout le rôle d'amateur enthousiaste.

Et cependant, tout nous autorise à l'affirmer, Politien ne portait à l'art qu'une sorte d'intérêt banal. Fixait-il son attention sur un marbre, sur un tableau, c'est que, versificateur égoïste, il espérait y trouver le thème d'une amplification poétique. Ces amplifications sont spirituelles, brillantes ; mais elles ne contiennent pas un trait caractéristique, rien qui prouve que l'auteur ait regardé le chef-d'oeuvre pour lui-même, sans préoccupation étrangère. Célèbre-t-il la gloire de Giotto, Politien développe, en six inscriptions différentes, l'idée bien connue : Giotto a ressuscité la peinture. Même absence de précision dans ses épigrammes sur le portrait de la maîtresse de Laurent, sur la Vénus Anadyo-1.

Anadyo-1. les Prose volgari inedite e Poesie latine e greche edite e inedite di ANGELO AMBROGINI POLIZIANO, éd. I. del Lungo, p. 168, 169.


LE COMBAT DES CENTAURES ET DES LAPITHES, par Michel-Ange. (Florence, Casa Buonarroti.)



mène et sur la Vénus armée, appartenant à ses protecteurs (p. 141, 220).

Les fameuses Stanze, composées par Politien en l'honneur de Julien de Médicis 1, nous permettent d'apprécier les ressources comme les lacunes de cette organisation de poète, brillante, mais tout à la surface. Rien certainement de plus suave, de plus mélodieux que ces strophes, qui coulent véritablement de source. L'harmonie de la diction n'est égalée que par la délicatesse ou la distinction des images ; en cherchant bien on découvrirait certainement que Raphael n'est pas le seul artiste qui s'en soit inspiré. Ici, le poète nous dépeint la déesse de Cypris étendue au

MÉDAILLE DE POLITIEN.

milieu des herbes, des fleurs, des arbustes, et fermant les yeux dans un léger sommeil (ch. I, st. XCII) ; ailleurs, Jupiter, sous la forme d'un taureau portant Europe, son doux et riche trésor, « il dolce suo ricco tesauro », Europe dont la chevelure dorée flotte sur son sein, agitée par le vent :

e i be' crin d'auro Scherzan nel petto per lo vento avverso. (Ch. I, st. cv.)

Puis il montre tour à tour l'aigle enlevant Ganymède, dont le front est couronné de myrte, et les reins ceints de lierre (st. CVII), Apollon

1. Stanze di messer Angelo Poliziano cominciate per la giostra del magnifico Giuliano di Piero de' Medici, dans les Rime, éd. de Florence, 1822, p. 1 et suiv.


lancé à la poursuite de Daphné et cherchant à lui faire comprendre qu'il ne la poursuit pas en ennemi. Ariane pleurant Thésée, Bacchus découvrant Ariane, Pluton ravissant Proserpine, Galatée se moquant de Polyphème, que de tableaux offerts en imitation aux peintres et aux sculpteurs formant l'entourage des Médicis ! Sans doute l'observateur, chez Politien, n'égale pas le versificateur ; le splendide palais de Vénus, véritable amoncellement d'émeraudes, de bérils, de saphirs (ch. I, st. XCV et suiv.), manque de lignes architecturales ; les idées se dérobent souvent sous le cliquetis des mots. Mais qui aurait le courage de formuler des réserves devant tant de tirades éloquentes, telles que celle où le poète nous montre la perfection de la main-d'oeuvre l'emportant sur la richesse de la matière première ?

Ma vinta è la materia dal lavoro.

Un autre favori de Laurent, Marsile Ficin (1433-1499), l'illustre champion de la philosophie platonicienne, occupe dans l'histoire de l'art florentin une place presque aussi grande que Politien. Benozzo Gozzoli l'introduit, en compagnie d'Argyropoulos, parmi les acteurs d'une des fresques du Campo Santo de Pise : la Reine de Saba devant Salomon ; Ghirlandajo lui donne place, ainsi qu'à Cristoforo Landino, à Gentile de' Becchi, évêque d'Arezzo (l'ancien précepteur de Laurent), et à Politien, dans ses compositions de Santa Maria Novella, au-dessous de l'Apparition de l'ange à Zacharie 1. Plus tard Raphael, dans l'École d'Athènes, traduit en peinture plusieurs de ses maximes, tandis que André Ferrucci sculpte, en 1521, le buste qui orne aujourd'hui encore le dôme de Florence.

L'esthétique joue naturellement dans les écrits de Ficin un rôle plus considérable que dans ceux de Politien. Mais c'est un esprit essentiellement porté à l'abstraction ; il ne faut lui demander ni la sincérité des observations personnelles, ni les ardeurs généreuses, ni la large et féconde sympathie qui caractérise les coryphées de la première Renaissance.

L'universel Pic de la Mirandole (1463-1494), qui offrait de discuter « de omni re scibili et quibusdam aliis », savait-il, plus que ses amis du

1. Vasari, t. IV, p. 187 ; t. V, p. 76.


cénacle médicéen, allier l'intelligence du beau plastique à celle du beau littéraire ou à celle de la philosophie ? Pic était, comme ceux-ci, en relations avec les artistes florentins : Cosimo Rosselli, entre autres, le représenta dans une de ses fresques, à Sant' Ambrogio, de Florence 1. Mais, pas plus que Politien ou Marsile Ficin, cet encyclopédiste ne saurait prétendre au titre de connaisseur. Le vrai encyclopédiste, l'esprit vraiment universel, c'était, nous ne nous lasserons pas de le répéter, leur protecteur et leur maître à tous, Lorenzo il Magnifico.

MÉDAILLE DE PIC DE LA MIRANDOLE.

Déçu du côté des humanistes et des poètes, le Magnifique se tourna vers les savants spéciaux. Désormais, pour rencontrer une discussion approfondie d'une oeuvre d'art, il faut s'adresser à des archéologues de profession. L'influence de Laurent fut grande dans ce domaine, comme dans tant d'autres. C'est à son instigation, ou peut-être pour lui plaire, que Philippe Redditus composa son Libellus de priscis nummis, probablement le plus ancien traité de numismatique que nous possédions 2. Le

1. Vasari, t. V, p. 29.

2. Mehus, praef., p. LVI, et Bandini, Collectio veterum aliquot monimentorum ad historiam proecipue litterariam spectantium. Arezzo, 1752, p. 99 : « Commentariolos insuper quosdam


recueil d'antiquités de Barthélémy Fontius (né en 1445, mort en 1513) 1, semble avoir une origine analogue. Antonio Yvano (Hyvanus) de Sarzane dédia à Laurent, en 1481, son traité De situ urbis Romoe, dont le manuscrit est conservé à la Laurentienne 2. Le même érudit s'était occupé antérieurement, en 1472, des antiquités de Luni 3. Le célèbre architecte et philologue Fra Jocondo, enfin, fit hommage à Laurent, en 1489, de son recueil d'inscriptions romaines.

Par un singulier retour des choses de ce monde, ces joyaux, ces gemmes, ces perles qui avaient tenu une si grande place dans l'existence de Laurent, devaient être associés à l'histoire de ses derniers moments. L'illustre malade sentait s'approcher l'heure fatale, les siens s'abandonnaient sans réserve à leur douleur, quand parut un médecin envoyé par le duc de Milan et chargé d'essayer sur le chef du gouvernement florentin l'effet de certaine potion composée d'or, de perles, et de je ne sais plus quels ingrédients précieux 4. Il était trop tard. Cependant, nous le savons par le récit d'un témoin oculaire, de Politien, les habitudes de luxe se trahirent jusque dans les dernières manifestations religieuses du moribond : il expira en baisant un des plus riches joyaux de sa collection, un crucifix d'argent orné de gemmes 5.

edidi, nondum tamen extremam illis imposui manum : De genere priscarum vestium, de priscis nummis, de propriis nominum epithetis, de litterarum usu, earumque inventoribus. Quum primum absoluti castigatique erunt, illis non defraudaberis, resarciamque tanti temporis usuram, quo tibi incognitum tui Philippi fuit ingenium. » (Lettre de Redditi à Bernard Rucellai, beau-frère de Laurent le Magnifique.)

1. Mehus, Préface, p. LIV.

2. Bandini, Catalogus codicum latinorum bibliothecoe Mediceae Laurentianae, t. II, p. 29, 31. Voy. aussi Mehus, Préf., p. LIV.

3. Targioni Tozzetti, Relazioni d'alcuni viaggi fatti in diverse parti della Toscana, t. XI, p. 21. Florence, 1777.

4. Le duc François Sforza Ier cherchait à conserver sa vigueur en buvant de l'eau distillée sur l'or et les perles. (G. d'Adda, Indagini... sulla libreria Visconteo-Sforzesca del castello di Pavia, t. II, p. 20.)

5. « Postremo sigillum crucifixi argenteum, margaritis gemmisque magnifice adornatum, defixis usquequaque oculis intuens, identidemque deosculans expiravit. » (Fabroni, t. I, p. 206.)


CHAPITRE VI La Révolution de 1494 et la dispersion du musée des Médicis.

Fils de Laurent, élève de Politien, enfant gâté de tout ce que Florence comptait d'hommes éminents dans les sciences, les lettres, les arts, la politique, Pierre de Médicis le Jeune (1471-1503) n'a eu que la peine de naître pour prendre rang parmi les mécènes les plus illustres. C'était un esprit cultivé ; il possédait à fond le latin et le grec, et s'essaya, comme son père, dans des compositions poétiques, dont un spécimen, un sonnet, nous a été conservé. Les lettres continuèrent de trouver auprès de lui un accueil favorable ; nous le savons par l'Anthologia graecorum epigrammatum, que Jean Lascaris lui dédia en 1494, et par ses efforts pour faire revêtir Politien de la pourpre cardinalice 1. Les artistes aussi pouvaient compter sur sa protec1.

protec1. Leonis X… vita, p. 259.

FRONTISPICE DE L'« ANTHOLOGIA GRAECORUM EPIGRAMMATUM », d'après l'exemplaire offert à Pierre de Médicis le Jeune. (Bibliothèque nationale de Florence.)


tion : il chargea Michel-Ange de compléter sa collection d'antiques. Il est vrai qu'il demanda en outre au jeune sculpteur de tailler une statue dans la neige, et qu'il estimait, à son égal, un estafier espagnol, qui luttait de vitesse avec le meilleur cheval.

Si Pierre partageait, dans une certaine mesure, les aspirations qui avaient fait la gloire de sa famille, il s'écartait singulièrement de l'exemple donné par son père, son aïeul, son bisaïeul, dans la vie privée, d'une part, dans la direction des affaires publiques, de l'autre. Je ne parle pas seulement de cette politique aventureuse qui le conduisit à renoncer à l'alliance semiséculaire de la France pour se jeter dans les bras du pape et du roi de Naples, de son irrésolution, de sa lâcheté devant le danger : lorsque les fautes qui amenèrent sa chute furent commises, il y avait longtemps que, par son orgueil, son faste, ses débauches, il s'était aliéné l'estime de ses concitoyens. Ses ancêtres avaient soigneusement caché leurs faiblesses ; lui les afficha. Ils s'étaient astreints à la simplicité qui est de mise dans un gouvernement républicain ; Pierre, au contraire, dès son enfance, s'efforça d'éclipser jusqu'aux familles souveraines. Ses courtisans n'ont pas assez d'épithètes pour célébrer la richesse de son costume, lorsqu'il assiste, en 1489, au mariage du duc de Milan 1, ou lorsqu'il se rend, en 14922, à Rome en qualité d'ambassadeur. De mémoire d'homme, écrit un de ses familiers, on n'avait vu dans la Ville éternelle costumes plus nobles ni plus magnifiques.

Cependant les évènements se précipitent : Charles VIII a franchi les Alpes, comme un autre Annibal ; il fond sur l'Italie surprise, terrifiée. Peu de villes essayent de résister, comprenant qu'il y a des ouragans devant lesquels il faut plier, sauf à se relever quand le vent a changé de direction. Le jeune roi arrivait, riche d'illusions, mais, à ce qu'il semble, passablement dénué d'argent. A Turin déjà, il se vit forcé, c'est Commines qui nous l'apprend, d'emprunter les joyaux de sa cousine, madame de Savoye, et de les mettre en gage pour obtenir une avance de douze mille ducats. L'euphémisme « emprunter » est joli ; il peint les moeurs du temps.

1. Fabroni, Laurentii Medicis vita, t. II, p. 298.

2. Fabroni, Leonis X… vita, p. 261.


Quand Charles VIII arriva sur les frontières de la Toscane, il somma Pierre de Médicis de lui livrer passage et de se déclarer franchement pour lui. Le fils de Laurent perdit la tête. Présomptueux dans la fortune, il se trouva sans force, sans courage, sans dignité en présence d'un adversaire résolu. Sans consulter ses concitoyens, il livre les principales forteresses de l'État. C'est le signal de l'explosion. La ville se soulève, et le soir même, le 9 novembre 1494, le coupable est forcé de prendre la fuite. Il ne devait pas revoir sa ville natale. Ses frères, ses parents n'échappent que difficilement à la fureur populaire. L'entrée des Français provoque de nouveaux désordres. Ici, il faut laisser la parole à Commines ; son récit se passe de commentaire :

LE PILLAGE DU MUSÉE DES MÉDICIS, d'après les Tapisseries de Raphael.

« Le roy entra le lendemain (17 novembre) en la cité de Florence ; et lui avoit ledit Pierre fait habiller sa maison. Et jà estoit le seigneur de Ballassat pour faire ledit logis ; lequel, quand il sçut la fuite dudit Pierre de Médicis, se prit à piller tout ce qui se trouva en ladite maison, disant que leur banque à Lyon luy devoit grande somme d'argent ; et entre autres choses il prit une licorne entière (qui valoit six ou sept mille ducats) et deux grandes pièces d'une autre, et plusieurs autres biens. D'autres firent comme luy. En une autre maison de la ville avoit retiré tout ce qu'il avoit vaillant. Le peuple pilla tout. La Seigneurie eut partie des plus riches bagues, et vingt mille ducats comptans, qu'il avoit à son banc, en la ville, et plusieurs beaux ports d'agathe, et tant de beaux camayeux bien taillés que merveille, qu'autrefois j'avois vus, et bien trois mille médailles d'or et d'argent, bien la pesanteur de quarante livres ; et crois qu'il n'y avoit


point autant de belles médailles en Italie. Ce qu'il perdit ce jour en la cité valoit cent mille escus et plus 1 ».

Le récit de Paul Jove diffère quelque peu de celui de Commines. L'historien de Léon X nous dit que le peuple força d'abord les jardins de Saint-Marc et y fit main basse sur les plus précieux d'entre les trésors de Pierre de Médicis. Il s'attaqua ensuite à la maison du cardinal, située près de l'église Saint-Antoine, et la pilla également. Quant au palais même des Médicis, la Seigneurie prit des mesures pour le protéger contre la rapacité de la foule. Mais le sire de Ballassat l'avait précédée, comme nous l'avons vu ; quand les magistrats arrivèrent, ce connaisseur émérite avait déjà fait son choix.

Un seul jour suffit pour anéantir l'admirable musée médicéen, fondé par Cosme avec le concours de Donatello, développé par Pierre, porté par Laurent au plus haut degré de splendeur. Dans la suite, malgré les efforts de la maison de Médicis, redevenue toute-puissante, il fut impossible d'en reconstituer le magnifique ensemble.

Les collections du palais de la Via Lata et d'un autre palais, appartenant également aux Médicis, furent divisées, on l'a vu, en trois parts assez inégales : celle qui devint la proie des soldats et de la populace ; celle qui fut confisquée par la Seigneurie ; celle, enfin, que Pierre réussit à sauver d'un si grand naufrage. En effet, quelque précipitée que fût sa fuite, il put encore mettre en sûreté une partie de ses trésors. Son ami, l'orfèvre Michelangelo di Viviano da Gaiuole, reçut un dépôt considérable, qu'il restitua fidèlement 2.

Aux joyaux emportés par Pierre, à ceux que recueillirent pour lui ses fidèles, vinrent s'ajouter, selon toute vraisemblance, les collections déposées à Careggi, à Poggio a Caiano, à Rome, peut-être même à Milan, où sa famille, on l'a vu précédemment, possédait un beau palais. Nous savons notamment par une lettre de Caradosso que le fugitif emporta le

1. Commines, Mémoires, livre VII, chapitre IX, édition du Panthéon littéraire, p. 204, 205.

2. « A questo Michel Agnolo, nella partita loro di Firenze l'anno 1494, lasciorno i Medici molti argenti e dorerie, e tutto fu da lui segrettissimamente tenuto e fidelmente salvato fino al ritorno loro ; da' quali fu molto lodato dappoi della fede sua, e ristorato con premio. » (Vasari, t. X, p. 294.)


cachet de Néron (Apollon et Marsyas), le Char de Phaéton et la calcédoine (Enlèvement du Palladium).

Un document du plus haut intérêt, récemment publié par M. Cugnoni, bibliothécaire de la Chigienne, nous fournit la liste des camées engagés par Pierre, en 1496, à un banquier dont la richesse devait éclipser celle des Médicis, et auquel la postérité a décerné, comme à Laurent, le surnom de Magnifique, Agostino Chigi. Leur chiffre total s'élève à 166, non compris deux camées de petite dimension, un buste en calcédoine, et six pierres gravées 1.

Le document qui nous a fourni la liste des camées contient également la liste des tapisseries destinées à compléter le nantissement du prêteur. Ce sont environ quatre-vingts pièces, la plupart désignées comme étant de qualité fine : tentures proprement dites, portières, ciels de lit, « banquiers », « espalliers », etc. Malheureusement, les sujets ne sont indiqués que pour deux suites, l'une représentant l'Histoire de Moïse (en quatre pièces), l'autre (une garniture de lit) représentant des enfants et des jardins. Signalons encore des « banquiers », avec les armoiries du cardinal Jean de Médicis, et des verdures. Chigi prêta 3,000 ducats sur le tout, pierres et tapisseries.

Quelque considérables que fussent ces épaves, elles n'étaient cependant rien en comparaison des trésors que d'autres princes italiens, j'entends des princes de familles souveraines, réussirent dans des circonstances analogues à sauver du naufrage. C'est ainsi que le cardinal Ascanio Sforza-Visconti, s'enfuyant en Allemagne après la déroute de Ludovic le More, emporta 200,000 ducats, une masse de pierres précieuses, de bagues, de cristaux, de manuscrits, l'épée perdue par Charles VIII à la bataille de Fornoue, etc. 2

Il ne faut jamais perdre de vue ce fait que les richesses des Médicis, quoique immenses pour des particuliers, ne pouvaient pas se mesurer avec les ressources dont disposaient les souverains proprement dits, le pape, le roi de Naples, les ducs de Ferrare, de Mantoue, de Milan, etc.

1. Agostino Chigi il Magnifico. Rome, 1881, p. 112 et suiv.

2. G. d'Adda, Indagini storiche, artistiche e bibliografiche sulla libreria Visconteo-Sforzesca del castello di Pavia. Appendice alla parte prima, p. 53.


Le pillage du musée des Médicis eut un retentissement immense. De près et de loin on s'empressa autour de ce riche butin, dont les détenteurs ne connaissaient qu'imparfaitement le prix. Une lutte acharnée s'engagea entre les amateurs florentins et les émissaires des princes étrangers. Le beau-frère de Laurent, Bernard Rucellai, réussit à conquérir quelques marbres, qui firent plus tard l'ornement de ses fameux jardins, les Orti Oricellarii.

Il eut pour concurrent l'agent de Ludovic le More, un artiste célèbre, le Caradosso. Plusieurs lettres publiées par M. Perkins, par M.E. Piot et par M. Buser, nous montrent quelle ardeur le prince milanais apporta dans ses recherches. Dès le 17 novembre, il charge son ambassadeur de s'informer du sort de la collection médicéenne. Puis commencent entre le Caradosso et le gouvernement florentin d'interminables négociations dans lesquelles la victoire semble être restée aux Florentins.

Le 25 février de l'année suivante nous trouvons le Caradosso à Rome, d'où il adresse une nouvelle lettre à son protecteur. Dans ce document qui est encore inédit, mais dont une copie nous a été obligeamment communiquée par M. de Montaiglon, l'artiste annonce sa résolution de retourner à Florence, pour y obtenir enfin une réponse catégorique. Tout nous porte à croire que cette fois-ci encore l'agent de Ludovic le More a échoué devant les prétentions exorbitantes du gouvernement florentin.

Nous savons par le témoignage de Commines et par celui de Caradosso que la Seigneurie entra en possession d'une partie des bagues, de plusieurs vases en pierres dures, d'un grand nombre de camées, et d'environ trois mille médailles d'or et d'argent pesant une quarantaine de livres. Elle confisqua également, quoique le chroniqueur français passe ce fait sous silence, les innombrables antiques qui garnissaient les jardins attenant au palais de la Via Lata, les bronzes modernes, et jusqu'aux meubles et aux étoffes. Un décret du 10 novembre 1494 ordonna de saisir partout où ils se trouveraient les objets appartenant à Pierre de Médicis et à ses familiers Ser Pietro, Giovanni Francesco, Bernardo di ser Francesco Dovizi de Bibbiena, etc. On mit même à prix la tête des fugitifs : 2,000 ducats à qui livrerait mort un des frères Médicis, 5,000 ducats à qui en livrerait un vivant.


Le sort des joyaux et des pièces d'orfèvrerie resta assez longtemps indécis. Le 26 septembre 1495 un décret ordonne de transporter dans le palais de la Via Larga, pour être confiés à la garde des représentants des Médicis, vingt et un vases en vermeil, précédemment déposés au couvent de Saint-Marc. Un peu plus tard, le Ier décembre, le magistrat fixe la rétribution des artistes chargés de l'estimation de ces richesses ; parmi eux nous remarquons Michelangelo di Viviano, l'ami de Pierre de Médicis, et Giovanni delle Corniole.

En ce qui concerne les tableaux, les meubles précieux, les étoffes et objets analogues, il paraît malheureusement certain qu'ils furent aliénés par le gouvernement florentin. Un auteur du temps, dont le témoignage offre tous les caractères de la véracité, nous apprend que le 14 août 1495 et jours suivants on vendit aux enchères, à Or San Michele, les « robbe » ayant autrefois appartenu à Pierre de Médicis 1.

Les statues furent relativement mieux partagées. Si un certain nombre d'entre elles, et non pas toutes comme le rapporte Vasari, suivit le sort des autres ouvrages d'art 2, les chefs-d'oeuvre de Donatello, la Judith, le David, reçurent du moins de la part de la Seigneurie un témoignage d'admiration des plus flatteurs 3. Un décret du 9 octobre 1495 ordonna de les transporter dans le palais public, en compagnie de deux « statuae cruciatorum » et de trois figures d'Hercule, et de les exposer honorablement.

La République florentine montra, à cette occasion, de quel secours les oeuvres d'art peuvent être pour la propagande politique. La figure de Judith n'est plus seulement à ses yeux un souvenir de l'histoire sainte, c'est le symbole même du châtiment à infliger aux tyrans : « Exemplum salutis publicae cives posuere MCCCCXCV », dit la fière inscription tracée sur la base de la statue.

1. « 1495. 14 Agosto. E a di 14 detto e per tutti quanti di si vendeva in Orto San Michele robe di Piero de Medici all' incanto, che v' era coperte da letto di velluto e con ricami d'oro e molte e varie cose di dipinture, quadri e molte belle cose. « (Semper, Donatello, p. 314, d'après le Diario de Landucci.)

2. « Ma tornando all' anticaglie del detto giardino, elle andorano la maggior parte male l'anno 1494, quando Piero figliuolo del detto Lorenzo, fu bandito di Firenze ; perciocchè tutte furono vendute all' incanto. » (T. VII, p. 204.)

3. 1495. Adi 9 di Dicembre si portò in palagio un Davitte ch'era in chasa Piero de Medici, e posesi in mezzo della corte del palagio de' Signori. (Semper, Donatello, p. 313.)


Tous les Florentins cependant n'approuvèrent pas cette farouche excitation au régicide. Neuf ans plus tard, en 1504, lors des discussions auxquelles donna lieu l'installation du David de Michel-Ange, un des membres de la commission proposa de déplacer la Judith ; les arguments qu'il faisait valoir méritent d'être rapportés : Judith, dit-il, est un signe de mort, qui peut choquer à bon droit dans une ville dont les insignes sont la croix et le lis ; il n'est pas bon non plus de montrer une femme tuant un homme. La statue a d'ailleurs été placée sous de mauvais auspices, car depuis, notre situation n'a fait qu'empirer ; nous avons notamment perdu Pise, etc., etc. 1

Un autre décret de la Seigneurie, daté du 14 octobre 1495, prescrivit le transport, dans le même palais, des sculptures suivantes : huit têtes placées au-dessus des portes des loges, dix têtes, grandes et petites, cachées sous des lits ; – six têtes placées au-dessus des portes du jardin ; – deux têtes de bronze provenant de la petite terrasse ; – une tête de cheval en bronze provenant du jardin 2.

Le 9 novembre 1499, Leonardo et Zanobio del Tasso furent chargés de restaurer sept bustes anciens en marbre et deux en bronze. C'étaient là des mesures dignes d'éloges, et qui montrent quels progrès avaient faits dès lors le culte de l'antique d'un côté, celui des ouvrages de Donatello, de l'autre.

Pourquoi faut-il que dans l'intervalle un véritable acte de vandalisme ait terni une conduite qui, somme toute, eu égard aux moeurs de l'époque, méritait l'éloge plutôt que le blâme ! Oubliant que lors de la mort de Cosme la cité tout entière lui avait librement décerné le titre de Père de la Patrie, la Seigneurie ordonna, le 22 novembre 1495, que l'inscription qui rappelait cet hommage, rendu à un des plus grands citoyens de Florence, serait effacée sur son tombeau : « Deliberaverunt quod inscriptio sepulchri Cosmae de Medicis, in aede sancti Laurentii in pavimento prope altare majus, cujus talis est titulus : Cosmoe Medici Patri Patrioe, omnino deleatur, quia talis titulus (sic) non meruit, sed potius tirannus (sic). »

La République florentine garda pour elle diverses autres oeuvres d'art,

1. Gaye, Carteggio, t. II, p. 456.

2. Communication de M.G. Milanesi. Cf. Semper, Donatello, p 313.


ainsi que nous l'apprend, outre le témoignage de Vasari 1, un état dressé le 3o juin 1513, au moment où les héritiers de Laurent et de Pierre de Médicis se firent restituer ce dépôt. Nous remarquons dans le nombre cinq anges de laiton, de petites dimensions, avec les armoiries ; douze petites figures de laiton destinées à un candélabre, une girandole de bronze, huit boules (palle) de bronze destinées à une porte, deux sonnettes de bronze avec l'emblème des diamants ; une arbalète incrustée à l'antique, trois « espalliers », à figures, ornées des armoiries des Médicis, un « banquier » de même, plusieurs morceaux de porphyre, etc.

La bibliothèque fut mieux partagée que le musée. On songea un instant à en céder une partie à Commines en déduction de sa créance sur la banque des Médicis 2 (singulière acquisition pour un homme qui ne savait ni grec, ni latin3), mais ce danger fut conjuré. Les moines de Saint-Marc, à l'instigation de Savonarole, offrirent de prêter les 2,000 florins dont la République avait besoin et reçurent en gage cette collection inestimable. Un inventaire rédigé à ce moment contient la description de 1,019 manuscrits, sur lesquels 688 furent remis aux prêteurs. Ceux-ci se réservèrent le droit de les aliéner, s'ils n'étaient pas remboursés dans le délai d'un an. Ils profitèrent effectivement de cette faculté, mais ce fut en faveur de l'héritier des Médicis, le cardinal Jean, le futur pape Léon X. Cette acquisition, qui remplit de joie tous les amis des lettres, fut consentie le 29 avril 1508, moyennant la somme de 2,652 ducats, 7, 84. On sait que dans la suite la bibliothèque fut de nouveau transportée à Florence, qu'elle n'a point quittée depuis. Il n'est point de lecteur de la « Laurentienne », – c'est le nom qu'elle porte aujourd'hui, – qui devant ces trésors n'ait évoqué avec gratitude le souvenir de Cosme, de Pierre et de Laurent le Magnifique.

1. « Ma nondimeno la maggior parte delle anticaglie del Giardino) furono, l'anno 1513, rendute al magnifico Giuliano, allora che egli e gli altri di casa Medici ritornarono alla patria, ed oggi per la maggior parte si conservano nella guardaroba del duca Cosimo. » (T. VII, p. 204.)

2. Kervyn de Lettenhove, t. II, p. 249, 250.

3. Fierville, Documents inédits sur Philippe de Commynes, Paris, 1881, p. 91.

4. Enea Piccolomini, Intorno alle ed alle vicende della Libreria medicea privata, passim.


CHAPITRE VII Savonarole et la réaction contre la Renaissance.

E XVe siècle, qui avait commencé à Florence sous de si riants auspices, y finit sur une note triste, presque lugubre. Que nous sommes loin des généreuses illusions de la première heure, de cet enthousiasme sans bornes provoqué par le réveil du monde antique, de cette foi profonde dans la régénération intellectuelle de l'humanité ! A l'époque à laquelle nous nous plaçons,

plaçons, 1495, tous les malheurs ont fondu sur la vieille cité toscane : l'expulsion des Médicis, la dispersion de leurs inestimables collections, l'invasion étrangère, la guerre, presque une guerre civile, avec Pise. Et comme si ces épreuves n'étaient pas suffisantes, à la voix d'un sombre réformateur, la nouvelle Athènes fait pénitence de ses erreurs passées, et brûle ces dieux qu'elle adorait naguère, ces dieux qui semblaient devoir ramener toutes les félicités de l'âge d'or. Une fois de plus, les conquêtes de l'esprit moderne sont mises en jeu ; la Renaissance, tout à l'heure victorieuse de ses adversaires, est de nouveau menacée. Le moyen âge ne va-t-il pas reprendre possession de Florence, la grande émancipatrice ?

La personnalité, si remarquable à tous égards, de l'homme qui a attaché son nom à cette réaction, a dans ces derniers temps singulièrement fixé et passionné l'attention publique. Les partis les plus opposés l'ont revendiqué avec un égal empressement, les uns comme le champion de la théocratie, les autres comme celui des idées démocratiques. L'Italie, à peine affranchie, élève dans sa ville natale, à Ferrare, une statue à ce farouche défenseur de la liberté. L'Allemagne lui accorde, à Worms, une place d'honneur au pied du monument de Luther, comme à un précurseur de la Réformation. Voici d'autre part qu'un des membres les plus savants de cet ordre des frères prêcheurs auquel appartenait Savonarole,


de ces jaloux gardiens de l'orthodoxie, demande pour lui la canonisation, comme martyr de la foi catholique, tandis que l'auteur d'un volumineux ouvrage, consacré à la réhabilitation d'Alexandre VI et dédié à saint Pierre, prince des apôtres, soutient que le prédicateur ferrarais était un hérétique et que la cause a été bien jugée. Dans le domaine plus serein de la critique historique, le désaccord n'est pas moins grand. Prononcer les noms si autorisés de MM. Perrens, Villari, Gustave Gruyer, Hettner,

PORTRAIT DE SAVONAROLE. Fac-similé d'une gravure ancienne.

c'est rappeler les divergences qui se sont produites au sujet de Savonarole chez les écrivains les plus impartiaux et les plus sagaces.

Certes, le point de vue de Savonarole n'est pas celui auquel nous nous placerons dans ces recherches. Ses défenseurs auront beau faire ; ils ne réussiront jamais à nous persuader que leur héros ait été favorable à la Renaissance, telle que nous l'entendons, ni qu'il ait combattu pour le progrès, dont la cause était alors intimement liée à celle de l'antiquité classique. Mais la différence d'opinion ne nous empêchera pas de rendre justice aux hautes qualités de l'homme et du réformateur, à son indé¬


pendance, à son courage, à l'élévation de ses vues, à son éloquence vraiment évangélique. Savonarole nous offre un rare mélange des qualités en apparence les plus opposées : l'enthousiasme et la modération. Le visionnaire est doublé d'un diplomate ; la prudence s'allie chez lui au mysticisme. Personne ne sut mener plus habilement les négociations les plus épineuses. Il obtint de Charles VIII, lorsque le roi français entra à Florence, tout ce qu'il lui plut de demander. Appelé par ses concitoyens à siéger dans leurs conseils, exerçant de fait une autorité presque souveraine, il ne rêva jamais la dictature. L'homme, nous tenons à le proclamer ici, est digne de toute notre sympathie. Le réformateur l'est-il au même point, du moins dans son attitude vis-à-vis des choses de l'esprit ? Telle est la question que nous nous proposons d'examiner.

Lorsque Savonarole fit son apparition à Florence, l'empire de la Renaissance y paraissait solidement établi : sciences, lettres, arts, tout s'était transformé au contact de ces germes qui recouvraient leur fécondité au bout de tant de siècles. Les moeurs elles-mêmes avaient subi une modification profonde : l'épicurisme, un épicurisme qui n'excluait ni les convictions religieuses ni les vertus civiques, remplaçait l'austérité du moyen âge. Florence pouvait se féliciter de l'alliance contractée avec l'antiquité : grâce à elle, son Université n'avait pas tardé à éclipser celle de Padoue et bien d'autres encore, tandis que dans l'architecture, la sculpture, la peinture, ses artistes primaient les écoles de l'Europe entière. Prononcer les noms de Laurent le Magnifique et des poètes ou savants qui lui faisaient cortège, Politien, Pic de la Mirandole, Landino, Pulci, c'est rappeler des ouvrages qui n'ont pas cessé d'être des modèles. Ghirlandajo, Botticelli, Filippino Lippi, Verrocchio, les San Gallo, les Majano, les Pollaiuolo, de leur côté, peuplaient de chefs-d'oeuvre l'Italie, la France, l'Espagne, et jusqu'à la Hongrie, tandis que Michel-Ange sculptait, sous l'oeil même de Laurent, son Masque de faune et son Combat des Centaures et des Lapithes, et que Léonard peignait, à Milan, le Cénacle de Santa Maria delle Grazie. Pour couronner ce splendide édifice, créé sous les auspices des Médicis, Marsile Ficin publiait sa traduction de Platon et conciliait, du moins aux yeux


de ses contemporains, les dogmes du christianisme avec les doctrines de l'Académie.

Le triomphe de la Renaissance avait été tout pacifique. Mais si ses champions n'avaient pas eu de batailles à livrer, pas de persécutions à subir, en revanche il leur avait fallu compter avec bien des scrupules, bien des défiances. Depuis longtemps les rigides gardiens de la tradition médiévale avaient signalé le danger des doctrines nouvelles ; plus d'une protestation s'était élevée avant que Savonarole poussât son cri d'alarme. Le principal promoteur de la Renaissance florentine, le chancelier Coluccio Salutato, s'était vu forcé, de longues années avant que les Médicis prissent en mains la direction du mouvement, de réfuter les attaques dirigées contre les humanités par le frère Jean de San Miniato. Celui-ci, un religieux de l'ordre des Camaldules, n'avait-il pas osé soutenir que l'étude des poètes païens offrait pour la jeunesse chrétienne les plus grands dangers ! N'avait-il pas traité de vanité, de blasphème, d'idolâtrie, ces qualités littéraires que l'on admirait tant chez les anciens ! Un autre religieux, le béat Giovanni Dominici, dans sa Lucula noctis, dirigeait contre l'antiquité des attaques non moins vives. Il regrettait notamment que l'on entretînt la jeunesse de Jupiter et de Saturne, de Vénus et de Cybèle, bien plus que de Dieu, du Christ, du Saint-Esprit 1. A un certain moment, des scrupules de même nature se firent jour sur le trône pontifical. Pie II, ce pape si éclairé, si tolérant, reproche, dans ses Commentaires, à Sigismond Malatesta d'avoir introduit des symboles païens dans son église de Saint-François de Rimini ; à l'entendre, il en avait fait non un sanctuaire chrétien, mais un temple de tous les dieux. Le pape-écrivain ne peut surtout pas lui pardonner d'y avoir élevé un superbe mausolée à sa maîtresse, avec la fameuse inscription : Consacré à la divine Isotta : « Divae Isottae sacrum. »

Pie II ne s'était cependant pas toujours si facilement effarouché. Lorsqu'il ne s'appelait encore qu'AEneas Sylvius Piccolomini, sa plume brillante mêlait, sans trop d'hésitation, les noms des divinités païennes à ceux des représentants du christianisme. Plus tard, devenu pape, il

1. Voy. l'ouvrage récent de M. Janitschek, Die Gesellschaft der Renaissance in Italien und die Kunst. p. 21 et suiv.


applaudit sans réserve aux fêtes organisées en son honneur par le souverain de Ferrare : à l'endroit où le pape devait débarquer, l'attendait une troupe d'acteurs étrangement costumés, qui déguisés en dieux, en déesses, en géants ou en vertus, lui souhaitèrent la bienvenue. C'est que les Ferrarais étaient des amis du Saint-Siège, tandis que Sigismond Malatesta osa plus d'une fois attaquer Pie II, les armes à la main.

Le successeur de Pie II, Paul II, alla plus loin encore. Sans être hostile aux souvenirs littéraires ou artistiques de l'antiquité, il n'hésita pas à proscrire certaines pratiques païennes. Ayant appris que les membres de l'Académie fondée par Pomponius Laetus et par Platina avaient changé leurs noms de baptême contre les noms de Romains célèbres, il les punit sévèrement, et crut même quelque temps à une véritable conspiration contre la religion chrétienne et le Saint-Siège.

En thèse générale, les papes, si tolérants quand il s'agissait de littérature, montraient une réserve excessive vis-à-vis des beaux-arts. On chercherait vainement à Rome ces compositions mythologiques, qui remplissaient dès lors les palais de Florence.

Ne croyons pas toutefois que sur les bords de l'Arno l'autorité religieuse eût si facilement renoncé à tout contrôle. Elle évitait d'intervenir dans la décoration des édifices non consacrés au culte. Mais l'artiste franchissait-il le seuil du sanctuaire, il fallait que son oeuvre fût irréprochable au point de vue du dogme, sinon à celui du style. Un humaniste célèbre, Matteo Palmieri, en fit l'expérience, avec son ami Botticelli. Palmieri avait, dans un poème intitulé la Cité de la Vie, revêtu de formes attrayantes une vieille hérésie d'Origène, suivant laquelle les anges restés neutres entre Dieu et Lucifer devenaient des créatures humaines, avec la chance de se réhabiliter. Non content de prêter à cette erreur depuis longtemps condamnée le secours de son éloquence, le poète-philosophe voulut en faire le sujet d'une grande composition mystique, pour la décoration de sa chapelle paroissiale, à Saint-Pierre-Majeur : il choisit pour complice Sandro Botticelli. L'oeuvre de l'artiste dépassa ses espérances : « Il est impossible, dit Rio, auquel nous empruntons ces détails, de la regarder sans une sorte d'éblouissement causé par ces trois zones parallèles d'anges radieux qui assistent à l'Assomption de


la Vierge avec les patriarches, les prophètes, les apôtres, les martyrs, en un mot avec toutes les gloires de l'ancienne Loi et de la Loi nouvelle. Mais ni cette nouvelle profession de foi, ni la beauté de l'oeuvre ne purent suppléer à ce qui lui manquait du côté de l'orthodoxie : par une mesure, rare dans les annales de la peinture, le tableau fut couvert et l'autel frappé d'interdiction. » – L'Assomption de Botticelli se trouve aujourd'hui en Écosse, chez le duc d'Hamilton.

Nul doute que les âmes pieuses n'aient gémi en secret sur bien d'autres abus encore, ignorés du bon vieux temps, et n'en aient rejeté la responsabilité sur les novateurs : les progrès du luxe, la licence, d'année en année croissante, des fêtes du carnaval, la perte des libertés publiques, l'introduction de tant d'éléments profanes dans l'art et la littérature, c'étaient là autant de griefs contre le culte de l'antiquité et contre ses principaux fauteurs, les Médicis. Savonarole se chargea de donner un corps à cette opposition jusqu'alors vague et inconsciente ; il rédigea un réquisitoire en règle, et telle fut la vivacité de son attaque que la victoire faillit lui rester.

Savonarole, et c'est ce qui a assuré à sa tentative de réforme une portée si haute, n'a jamais séparé les dogmes de la morale, la foi des oeuvres. Mais il n'admettait pas non plus une morale indépendante de la religion. Ne nous étonnons donc pas de le voir porter un jugement si sévère sur l'antiquité classique. A ses yeux toute la civilisation gréco-romaine est entachée de paganisme, et ce vice d'origine suffit pour entraîner sa condamnation. Loin de tenir compte aux anciens de tant d'exemples de vertus publiques et privées, de tant de découvertes brillantes, de tant de services rendus à la cause du bien, du vrai, du beau, il ne s'attache qu'aux crimes, aux débauches, aux folies des Romains de la décadence. Libre à un Marsile Ficin de chercher à fortifier le christianisme au moyen du platonicisme : pour le moine de Saint-Marc, le seul service rendu par Platon (comme aussi par Aristote) c'est d'avoir inventé beaucoup d'arguments pouvant être employés contre les hérétiques. Le chef de l'Académie n'en brûle pas moins en enfer, en compagnie d'autres philosophes. En matière de foi, ajoute Savonarole, une vieille femme en sait plus que Platon. – Que répondre à de pareils raisonnements ?


N'allons pas cependant, à notre tour, tomber dans l'exagération et faire de Savonarole un de ces fanatiques fauteurs de l'obscurantisme, tels que le moyen-âge en a tant connu. Le moine dominicain ne proscrivait pas en bloc tous les auteurs anciens. Plusieurs d'entre eux avaient trouvé grâce devant ses yeux, et il les associait même, dans une certaine mesure, aux études de la jeunesse. Homère, Virgile, Cicéron pouvaient, concurremment avec saint Jérôme et saint Augustin, être mis entre les mains des élèves ; mais seulement à partir d'un certain âge. « Parmi les anciens mêmes, dit-il, il se trouve des poètes qui méprisèrent les choses honteuses, et qui exaltèrent les belles actions des hommes généreux ; ils firent un noble usage de la poésie et je ne peux ni ne dois les condamner. Néanmoins, les meilleurs poètes du paganisme ne devront être étudiés qu'à la suite d'une saine et solide éducation catholique... Pour moi, j'estime que les chrétiens doivent avant tout se distinguer par leurs bonnes moeurs : mieux vaut briller moins par son éloquence, que de se rendre, à cause de son éloquence, indigne du nom du Christ 1. »

Est-ce à dire que les critiques dirigées par Savonarole contre les humanistes soient empreintes d'une sévérité excessive ? Nous ne le croyons pas. Dans une page, où respire un bon sens exquis, il a mis à nu le vice fondamental de toute cette littérature : l'esprit d'imitation substitué à l'originalité. « Il y a, dit-il, je ne sais quels prétendus poètes qui, ne sachant que suivre les traces des Grecs et des Romains, recherchent la même forme et le même mètre, invoquent les mêmes dieux, ne se servent ni d'autres noms ni d'autres mots que de ceux qu'ont employés les anciens. Nous ne sommes pas faits autrement que l'étaient les hommes de l'antiquité ; nous avons reçu de Dieu des facultés pareilles pour donner aux choses qui changent tous les jours des noms différents. Mais les poètes en question se sont rendus tellement esclaves de l'antiquité, qu'ils ne veulent dire que ce qu'elle a dit et qu'ils le répètent dans les mêmes termes 2. »

1. Villari, Jérôme Savonarole et son temps, trad. G. Gruyer, Paris, 1874, t. II, p. 169. Voy. aussi Gustave Gruyer, les Illustrations des écrits de Jérôme Savonarole publiés en Italie au XVe et au XVIe siècle et les Paroles de Savonarole sur l'art. Paris, Firmin-Didot, 1879, petit in-folio.

2. Villari, t. II, p. 167, 168.


Savonarole était-il aussi familiarisé avec les productions de l'art qu'avec celles de la littérature ? Avait-il aussi longuement réfléchi sur la mission de l'artiste que sur celle de l'écrivain ? Il est permis d'en douter. Fidèle aux traditions de son ordre, il admit sans difficulté l'influence que l'art était appelé à exercer sur ces imaginations méridionales, si vives, si ardentes, et dès le début il lui prodigua ses encouragements. Parfois même, on trouve dans ses oeuvres une idée forte et originale, comme lorsqu'il proclame le principe de la subjectivité des arts plastiques : « tout peintre se peint lui-même. » Mais demander au réformateur soit une esthétique nettement définie, soit la discussion de telle ou telle production contemporaine, c'est méconnaître son caractère et son rôle. En parcourant les extraits que M. Gustave Gruyer a réunis avec tant de patience et de goût, et qu'il intitule Paroles de Savonarole sur l'art, on s'aperçoit bien vite que le penseur, chez Savonarole, l'emporte sur l'observateur. Il n'y a pas de tableau qu'il ait regardé attentivement, pas de peintre dont il ait prononcé le nom ; marque d'indifférence bien surprenante chez un Italien. La tendance morale, ou plutôt religieuse, voilà le seul point qui le préoccupe. C'est que pour lui, comme pour ses prédécesseurs du moyen âge, l'art, la littérature, toutes les formes de la pensée ne sont et ne doivent être que des instruments au service de la théologie : « ancilla theologiae ».

Dans sa campagne contre l'art contemporain, le réformateur part d'un principe analogue à celui qui l'a inspiré dans ses attaques contre les savants, les poètes, les philosophes : le crime de la Renaissance c'est d'avoir, d'un côté, rétabli le culte de l'antiquité ; de l'autre, favorisé le réalisme. A ses yeux le réalisme dans l'art équivaut au rationalisme dans la littérature ; c'est l'esprit scientifique opposé au mysticisme.

Savonarole s'abstient de définir l'influence exercée sur l'École florentine par les souvenirs classiques. Mais nul doute qu'il n'ait entendu mettre ceux-ci en cause quand il s'élève contre l'immoralité des sujets, jointe à l'immoralité de la représentation. L'abus du nu, tel était, ou nous nous trompons fort, le plus grand des crimes commis par les Botticelli, les Verrocchio, les Pollaiuolo et leurs confrères. Pour combattre ces tendances, Savonarole n'hésite pas à invoquer l'autorité même des anciens :


« Les figures représentées dans les églises sont les livres des enfants et des femmes. Il faudrait donc avoir encore plus de scrupules que les païens. Les Égyptiens ne laissaient peindre rien d'inconvenant... Aristote, qui était païen, dit dans sa Politique, que l'on ne doit pas faire peindre de figures déshonnêtes, par égard pour les enfants... Mais que dirai-je de vous, peintres chrétiens, qui représentez des figures inconvenantes ?... Vous qui possédez de pareils ouvrages dans vos maisons, faites-les badigeonner et effacer 1. »

Cette exhortation au vandalisme revient dans plusieurs autres passages : elle ne tarda pas à porter ses fruits. C'est le moment de parler de ces autodafés (bruciamenti) de 1497 et de 1498, dans lesquels ont péri tant d'oeuvres intéressantes.

Quoiqu'ait pu en dire M. Villari, on brûla autre chose que des objets de « vanité » ou d'« anathème » : masques de carnaval, livres ou dessins obscènes. Au pied du bûcher on avait entassé une foule de tentures étrangères, probablement flamandes, pleines de figures impudiques ; puis venait une collection de portraits de dames florentines ; une troisième rangée comprenait les cartes à jouer, les dés, les échiquiers, auxquels succédaient les instruments de musique, harpes, luths, guitares, etc. Nous ne mentionnons que pour mémoire les objets de toilette, – miroirs, vases à parfums, chevelures postiches, – pour nous arrêter aux livres proscrits par Savonarole : Pétrarque, Boccace, le Morgante de Pulci et autres poèmes de chevalerie. Des masques, des déguisements formaient le couronnement de la pyramide, à laquelle quatre hommes mirent le feu, à un signal donné : la fumée et les flammes s'élevèrent aussitôt vers le ciel, les trompettes de la Seigneurie retentirent, les cloches du Palais sonnèrent et la multitude poussa un formidable cri de joie, comme si l'ennemi du genre humain venait d'être anéanti.

Vasari, d'accord avec Burlamacchi, le contemporain et l'ami de Savonarole, insiste sur la beauté de beaucoup de peintures et de sculptures détruites à cette occasion. Le biographe nous apprend en outre que Bartolommeo della Porta, Lorenzo di Credi et d'autres disciples du réformateur sacrifièrent sur le bûcher de la Place de la Seigneurie les dessins

1. G. Gruyer, les Illustrations, p. 200, 207.


qu'ils avaient faits d'après le modèle nu. – Telle était la valeur des oeuvres d'art composant le premier holocauste, qu'un marchand vénitien en offrit 22,000 ducats. On le punit de cette offre impertinente en plaçant son portrait au sommet du bûcher.

Un groupe important de l'École florentine semblait devoir échapper aux accusations portées contre les champions du paganisme. Depuis l'apparition de Masaccio, on comptait bien des artistes qui avaient demandé leurs inspirations à la seule nature, ou qui, s'aidant des sciences positives, telles que la perspective et l'anatomie, avaient essayé de substituer un idéal nouveau à celui du moyen âge. Ces maîtres s'étaient en outre rigoureusement confinés dans le domaine de la peinture religieuse. Qu'y avait-il de païen, si ce n'est quelques motifs de décoration, dans les fresques de Ghirlandajo à Santa Maria Novella, dans celles de Benozzo Gozzoli à Pise et à San Gimignano ?

C'est ici que le programme de Savonarole se dessine, que ses critiques se précisent. L'art spiritualiste est le seul, à ses yeux, qui ait le droit d'exister. Quant aux représentants du réalisme, il les repousse au même titre que ceux du paganisme. Rien ne lui semble plus indigne d'un artiste qu'une imitation trop servile de la nature ; il le proclame en dix endroits différents : « Les oeuvres de la nature sont plus belles et plus parfaites que celles des hommes ; elles plaisent davantage. – L'art s'efforce d'imiter la nature sans pouvoir l'égaler. – On a coutume de dire que les peintres procèdent avec trop d'artifice quand ils montrent avec excès leur art, lequel n'imite pas véritablement la nature. » Savonarole reconnaît toutefois que l'étude de la nature doit être le point de départ de toute production artistique : « Si les oeuvres de l'art, dit-il, plaisent aux hommes, elles leur sont d'autant plus agréables qu'elles imitent mieux la nature. Aussi, quand on loue une peinture, on dit : Ces animaux semblent vivants ; ces fleurs paraissent naturelles. »

Après avoir ainsi tracé à l'artiste sa mission vis-à-vis du monde extérieur, l'esthéticien florentin l'engage à s'attacher surtout au côté moral de son sujet ; il lui conseille de préférer l'expression à la beauté, en d'autres termes, la beauté de l'âme à celle du corps. « Prenez, dit-il, deux


femmes d'égale beauté, l'une bonne et vertueuse, l'autre menant une vie dissolue ; vous verrez, sur les traits de la première, briller une beauté presque angélique ; la seconde, malgré ses charmes, ne pourra soutenir la comparaison. La beauté a donc en grande partie pour cause la bonté. »

La mission de l'art consistant avant tout, d'après Savonarole, à édifier, il faut bannir de son domaine les éléments profanes que les réalistes florentins y ont introduits. Dans leur désir de donner à leurs héros une expression de vie plus intense, à leurs compositions un caractère de vérité plus saisissant, ils n'ont pas hésité à substituer aux types consacrés des prophètes, des apôtres, des saints, les portraits de leurs protecteurs, de leurs amis, quelquefois même le leur. Les fortes traditions iconographiques de l'école toscane du XIVe siècle n'admettaient pas une telle licence : tout au plus peut-on citer une sainte Marguerite de Simone Memmi offrant quelque ressemblance avec Laure de NoLe. Mais Donatello et Masaccio prirent le portrait pour point de départ de leur réforme, et leur exemple ne tarda pas à être suivi de tous leurs contemporains, sauf les adeptes de l'école mystique. C'est ainsi que l'on vit le Pogge servir de modèle pour une figure de prophète, Lucrèce Buti, la nonne enlevée par Fra Filippo Lippi, pour une madone. Benozzo Gozzoli, au Campo Santo de Pise, et Ghirlandajo, dans ses fresques de Santa Maria Novella, allèrent bien plus loin encore ; ce dernier trouva le moyen d'introduire parmi les acteurs de l'Evangile vingt et un membres des familles Tornabuoni et Tornaquinci.

Savonarole caractérise très finement ces actes de courtisanerie, si nuisibles à la dignité de l'art. « Vous sacrifiez encore à Moloch, dit le prophète, c'est-à-dire au Diable. Vous avez dédié mon temple et mes églises à votre dieu Moloch. Quels sont les usages qui règnent à Florence ? Dès que les femmes ont marié leurs filles, elles s'empressent de les montrer avec ostentation, après les avoir arrangées comme des nymphes, et tout d'abord elles les conduisent à Santa Liberata. Voilà les idoles que vous avez mises dans mon temple. Les figures que vous faites peindre dans vos églises sont les images de vos dieux, et les jeunes gens disent ensuite en voyant telle ou telle femme : « Voici Madeleine, voici saint Jean », parce que vous faites peindre dans les églises des


figures à la ressemblance de celle-ci ou de celle-là, ce qui est fort mal et constitue une grave insulte aux choses de Dieu. Vous, peintres, vous agissez mal. Si vous saviez ce qui s'ensuit et ce que je sais, vous ne peindriez plus de la sorte. Vous mettez toutes les vanités dans les églises. Croyez-vous que la Vierge Marie fût vêtue comme vous la représentez ? Je. vous dis qu'elle était vêtue simplement, comme une pauvre femme, et qu'elle laissait à peine voir son visage. De même, sainte Élisabeth était vêtue avec simplicité. Vous feriez une très bonne action si vous effaciez les figures sans modestie. Vous donnez à la Vierge Marie des costumes de courtisane. Voilà comment le culte divin est profané 1. »

Le champ que Savonarole laissait aux artistes était, toute proportion gardée, assez vaste encore ; même réformée à ce point, Florence ne risquait pas de devenir une autre Genève. La plupart des peintres et des sculpteurs du moyen âge n'avaient-ils pas conquis l'immortalité sans franchir les limites fixées par le réformateur ? En plein XVe siècle les Fra Angelico, les Ghiberti, les Luca della Robbia n'avaient-ils pas borné leur ambition au domaine de l'art religieux ? Il ne faut donc pas nous étonner de voir un parti nombreux d'artistes florentins se grouper autour de Savonarole, s'inspirer de cette poésie mystique 2, revenir aux convictions d'un autre âge. Plusieurs d'entre eux poussèrent la contrition jusqu'à renoncer au monde et à revêtir l'habit de dominicain. Parmi ceux qui entrèrent à ce moment au couvent de Saint-Marc, le P. Marchese cite les miniaturistes Benedetto, Filippo Lapaccini, Eustachio, tous trois de Florence ; les peintres Agostino di Paolo del Mugello, Agostino de' Macconi, de Pistoie ; Andrea, de Florence ; Fra Bartolommeo della Porta ; les architectes Domenico di Paolo, de Florence ; Francesco, de Prato ; et enfin deux della Robbia 3. Une foule d'autres artistes, et parmi eux, les maîtres les plus illustres, acceptèrent joyeusement la doctrine de

1. G. Gruyer, les Illustrations des écrits de Jérôme Savonarole, p. 206.

2. Voy. Rio, De l'Art chrétien, t. II, p. 368.

3. Memorie dei più insigni Pittori, Scultori e Architetti domenicani, 4e édit., t. I, p. 512 et suiv.


Savonarole et s'honorèrent leur vie durant d'avoir été ses disciples : Giovanni delle Corniole, Monte di Giovanni, Baldini, Francesco Ferrucci, Sandro Botticelli, le Cronaca, Baccio da Montelupo, Lorenzo di Credi, le Pérugin, Michel-Ange. Vasari compare à un délire l'enthousiasme qui s'empara de ces convertis. Leurs adversaires ne formèrent pendant longtemps qu'une minorité infime, ayant à leur tête Mariotto Albertinelli et Piero di Cosimo.

Rendre aux compositions religieuses le sérieux sans lequel elles n'ont pas de raison d'être, tel n'était pas le seul but poursuivi par le réformateur. Il s'efforçait également de rétablir les rapports entre l'artiste et la grande masse des fidèles, cette « sancta Dei plebs », qui attache plus de prix à la clarté de l'exposition, à la profondeur des convictions qu'à la virtuosité de la facture, à l'éclat du style. Nul doute que ce ton populaire qu'il affectionnait dans ses sermons, le Fra ne le recommandât aux maîtres groupés autour de lui. A cet égard ses efforts ont eu un résultat intéressant, et ce sera l'honneur de M.G. Gruyer de l'avoir mis en lumière : des artistes de mérite – on cite parmi eux Botticelli – ne dédaignèrent pas d'illustrer ses sermons, et répandirent jusqu'au fond des campagnes, avec ses paroles enflammées, des images pleines de candeur, de charme, allant droit au coeur des croyants. L'idée, dans ces compositions, est tout ; n'y cherchez pas les raffinements du dessin ; leurs auteurs ne se sont même pas attachés à la ressemblance physique. Les portraits de Savonarole n'ont rien qui rappelle sa physionomie légendaire, l'oeil ardent, le nez aquilin, les grosses lèvres, la maigreur ascétique, le tempérament bilieux ; on est allé jusqu'à supprimer l'indication de l'âge. Mais le peuple savait que ce moine vêtu de noir et de blanc était son ami et cela lui suffisait.

Parfois l'antiquité, proscrite par Savonarole, se glissait traîtreusement dans ces productions si humbles. N'est-il pas curieux de voir figurer, dans l'encadrement d'une des gravures du Trattato contra li astrologi, imprimé à Venise en 1497, des aigles, des trophées, et même, proh pudor ! deux divinités au corps terminé en rinceaux ?

Établir quelles sont les tendances tolérées ou favorisées par le réformateur dominicain ne suffit pas, toutefois, si l'on tient à juger avec


SAVONAROLE ET L'ASTROLOGUE. Fac-similé d'une gravure de 1497.


équité l'ensemble de sa réforme : il faut aussi tenir compte des tendances proscrites. Certes il est heureux pour l'Italie de la Renaissance qu'elle ait eu une École d'Ombrie. Mais conçoit-on cette grande nation et ce grand siècle, avec leur besoin d'agir et de jouir, leur ardente curiosité, leur fougue, condamnés à ne s'essayer que dans des tableaux de sainteté ? Proscrivant tout ce qui était en dehors de l'art religieux, quelle place Savonarole aurait-il pu réserver à des compositions telles que le Triomphe de Jules César, l'École d'Athènes, l'Antiope, les tombeaux des Médicis ?

Ah ! si au lieu de condamner en bloc tout ce qui ne servait pas à l'édification, il avait élargi son horizon et combattu les abus du classicisme, s'il avait montré l'inanité de tant de compositions mythologiques, traitées à rebours par des artistes plus zélés qu'instruits, de tant de compositions purement littéraires, sans racines dans le peuple, quel service n'aurait-il pas rendu ! Nous avons montré dans un des précédents chapitres à quels abus avait donné lieu dès lors le culte excessif des souvenirs de l'antiquité ; au lieu de tenter de sérieuses restitutions historiques, comme Mantègne et Raphael, la plupart des quattrocentistes se bornèrent à habiller les dieux et les héros grecs ou romains à la mode de leur temps, renonçant à la fois à imiter les modèles laissés par les anciens, et à nous tracer un tableau fidèle de leur propre époque.

Mais le réformateur était trop exclusif pour admettre ces distinctions. Il poussa la rigueur jusqu'à condamner les fortes et saines allégories par lesquelles la République florentine essayait de ranimer les vertus civiques. « Je vois avec peine, s'écriait-il, que vous avez peint la Justice dans votre palais sans la pratiquer encore. O Justice, jette loin de toi cette épée qui ne te sert de rien. Obéissez à la justice, dit le Seigneur, c'est-à-dire faites acte de justice. Je ne voudrais pas tant de peintures, je voudrais seulement que la justice ne fût pas un vain mot, et que les conservateurs des lois et les autres magistrats compétents en assurassent l'observation 1. »

Savonarole eût-il approuvé davantage les compositions patriotiques d'un Léonard, d'un Michel-Ange ? la Bataille d'Anghiari, la Guerre de Pise ? L'art byzantin, avec ses madones stéréotypées, suffisait à ses exigences ; Nicolas de Pise, Giotto, Brunellesco, Donatello, Masaccio, au1.

au1. Gruyer, les Illustrations des écrits de Jérôme Savonarole, p. 205.


raient pu se dispenser de venir au monde. Non, ce n'est point la Genève, c'est le Mont Athos de l'Italie que Savonarole aurait fait de Florence.

Savonarole se montra surtout impitoyable vis-à-vis d'une des formes, je ne dirai pas les plus élevées, mais du moins les plus séduisantes, de l'art, le luxe. Il le supprima tout d'abord de son couvent ; ses moines durent se contenter dorénavant d'étoffes grossières, de cellules simples,

THÉSÉE ET ARIANE. Fac-similé d'une gravure exécutée par Baccio Baldini, d'après le dessin de Botticelli.

austères jusqu'à la nudité ; comme un autre saint Bernard, il proscrivit les livres ornés de miniatures, les crucifix en or ou en argent, bref tout ce qui sortait du domaine de l'ascétisme. Une lettre adressée par le réformateur à la comtesse de la Mirandole, qui était sur le point d'entrer chez les Clarisses, nous fournit sur ses exigences les détails les plus circonstanciés. « Servez-vous d'un bréviaire très simple, sans dorures, sans rubans de soie, sans miniatures, avec un signet de cuir ou de fil… Que


vos livres soient bien imprimés, mais sans ornements superflus », etc. 1 En cela, Savonarole était logique. Qu'avaient-ils besoin d'ornements, ces hommes détachés de tout, ces hommes morts au monde, auxquels on pouvait si bien appliquer le beau vers de Lucrèce :

Mortua cui vita est prope jam vivo atque videnti 2.

L'avouerai-je ? Souvent, en parcourant les cellules du couvent de Saint-Marc, réchauffées, illuminées par le pinceau de Fra Angelico, je me suis demandé si ces compositions exquises n'étaient pas déplacées dans un lieu où tout parlait de sacrifice, d'abnégation, de mortification, si elles n'étaient pas un dernier reflet de vanité mondaine. L'illustre artiste dominicain semble avoir eu lui-même conscience, vers la fin de sa vie, de cette contradiction intime. « Ne me sachez point de gré, lui fait dire son épitaphe, d'avoir égalé Apelle, mais bien d'avoir consacré tous mes efforts à soulager tes serviteurs, ô Christ ! »

Non mihi sit laudi quod eram velut alter Apelles, Sed quod cuncta tuis munera, Christe, dabam.

Où Savonarole manqua de mesure, et, on peut l'ajouter, d'équité, ce fut en voulant interdire le luxe aux laïques, et en essayant de remettre en honneur des édits somptuaires surannés. Il méconnaissait dans ces tentatives l'esprit du temps autant que la situation spéciale de Florence. Depuis que l'industrie toscane avait pris un si brillant essor, les magistrats, non moins intéressés que les prédicateurs à la répression du faste, avaient dû faire d'innombrables concessions. En fulminant contre les bijoux, contre les étoffes brochées d'or et d'argent, contre les meubles aux précieuses incrustations, contre les tentures de haute lisse, Savonarole oubliait que les industries correspondantes constituaient, dans sa patrie adoptive, un des principaux éléments de la richesse publique ; il perdait de vue les conséquences économiques de ses proscriptions. Dans une cité moins industrieuse, réduite aux importations de l'étranger, de pareilles mesures auraient eu leur raison d'être. A Florence, vouloir

1. G. Gruyer, les Illustrations, p. 197. Cf. p. 151.

2. De rerum natura, liv. III, v. 1059.


ramener les moeurs à la simplicité, à l'austérité antiques, était une tentative aussi chimérique que dangereuse.

Telle était cependant l'influence de Savonarole que beaucoup de Florentines consentirent à modifier leur toilette, à faire le sacrifice qui coûtait le plus à leur vanité. Elles ne se parèrent plus qu'avec modestie, dit un des plus fervents disciples du réformateur, Burlamacchi, et poussèrent l'humilité jusqu'à envoyer une députation à la Seigneurie pour demander une nouvelle loi contre le luxe.

C'étaient là des triomphes qui devaient coûter cher au vainqueur. Lésées dans leurs intérêts les plus respectables, les corporations florentines des fabricants d'étoffes de soie et des orfèvres, qui formaient la puissante Arte della Seta, ne tardèrent pas à montrer de l'hostilité à ce réformateur à outrance ; son règne était pour elles la ruine ; nous en avons pour preuve le manque absolu d'inscriptions nouvelles sur le registre de la corporation des orfèvres 1. Bientôt, Savonarole ne compta pas d'adversaires plus acharnés 2.

On le voit, sous quelque face que l'on envisage la tentative de Savonarole, on y découvre la réaction contre l'esprit nouveau, les conquêtes de la pensée, les progrès de l'industrie, l'adoucissement des moeurs.

La Renaissance, différente en cela de la Réformation, n'a pas dressé un bûcher, n'a pas versé une goutte de sang. Il est heureux pour elle que ce soit par d'autres mains que les siennes qu'ait péri son plus ardent et plus noble adversaire.

1. Voy. le registre des matricules conservé aux Archives d'État de Florence, années 1493 à 1498.

2. Voy. Rio, De l'Art chrétien, t. II, p. 386.


CHAPITRE VIII Les émules et les héritiers des Médicis : les Strozzi, les Rucellai, les Tornabuoni, les Pazzi, les Martelli, les Capponi, etc.

Florence même, les Médicis trouvèrent, sinon des rivaux, du moins des émules : les uns joignirent leurs efforts aux leurs, à l'époque de leur omnipotence, les autres recueillirent leur héritage compromis par la révolution de 1494 et les prédications de Savonarole.

Deux membres de la famille des Strozzi représentaient, dans le premier tiers du XVe siècle, le culte des

belles choses, Palla et Matteo di Simone. Palla (1372-1462) n'était pas seulement le plus riche des Florentins 1, c'était un amateur, un savant, un sage, dans l'acception la plus haute du terme. L'art vivant et les souvenirs de l'antiquité se partageaient sa faveur : c'est à lui que nous devons l'admirable Adoration des Mages, de Gentile da Fabriano (1423), un des joyaux de l'Académie des Beaux-Arts de Florence. Ses concitoyens, qui connaissaient la distinction de son goût, le nommèrent membre du comité chargé de surveiller l'exécution des portes du Baptistère 2, et Domenico Ghirlandajo tint à honneur, dans la suite, de perpétuer ses traits dans ses fresques de la Trinité ; il l'y représenta en compagnie de Maso degli Albizzi et d'Agnolo Acciaiuoli 3.

Dans le domaine littéraire Palla, sans procéder avec la méthode rigoureuse de Cosme de Médicis, a fait presque autant que lui pour le triomphe

1. Dans le cadastre de 1427-1430 Palla Strozzi figure en tête de la liste avec une capitation de 507 florins, équivalant à un capital de 101,400 florins. Giovanni de' Medici vient seulement au second rang ; il paye une redevance annuelle de 397 florins. Après lui on trouve les noms des Panciatici, et des Tornabuoni, puis de Niccolò da Uzzano, dont le buste, chef-d'oeuvre de Donatello, vient d'être acquis (1881) par la Galerie des Offices. – Voy. Reumont, Lorenzo de' Medici il Magnifico, t. I, p. 42.

2. Vasari, t. III, p. 130.

3. Ibid., éd. Milanesi, t. III, p. 256.


de la Renaissance. En appelant à Florence un érudit grec éminent, Manuel Chrysoloras, il ouvrit aux études classiques des horizons nouveaux et révéla aux Italiens la face assurément la plus brillante de la civilisation païenne. Quelle portée la connaissance du grec ne devait-elle pas donner aux efforts des humanistes ! le plus cher des voeux de Pétrarque se réalisait : cette terre promise qu'il n'avait pu contempler que de loin, ses compatriotes s'en étaient enfin emparés. Homère, Sophocle, Platon n'étaient plus pour eux des noms vides de sens : leurs chefs-d'oeuvre allaient devenir le patrimoine de tout Italien instruit. L'enseignement de Chrysoloras obtint un succès éclatant : Léonard d'Arezzo, Guarino de Vérone, Ambroise le Camaldule, Niccolò Niccoli et bien d'autres encore s'assirent au pied de sa chaire ; au bout de peu d'années, l'hellénisme comptait en Italie les représentants les plus autorisés.

Palla Strozzi ne fut pas le moins assidu parmi les élèves de Chrysoloras. Non content de secourir le professeur de sa bourse, non content de faire venir de Grèce les manuscrits dont il avait besoin (Vespasiano cite parmi eux la Cosmographie de Ptolémée, ornée de miniatures, les ouvrages de Platon, la Politique d'Aristote), il se mit à étudier le grec avec une ardeur toute juvénile : son admiration pour cette langue divine ne s'affaiblit pas avec l'âge ; elle le soutint pendant les longues années de l'exil, au milieu des malheurs de toute sorte qui fondirent sur lui. A Padoue, quelque trente ou quarante années plus tard, nous le voyons appeler auprès de lui deux Grecs, auxquels il demanda de lire avec lui les chefs-d'oeuvre de leurs ancêtres ; l'un d'eux portait un nom justement célèbre dans les annales de l'hellénisme, Jean Argyropoulos. Il est un autre savant encore dont le souvenir est intimement lié à celui de Palla : Thomas de Sarzane, le travailleur modeste, ne pouvant, à cause de sa pauvreté, continuer ses études à l'Université de Bologne, accepta chez le patricien florentin les fonctions de percepteur ; il passa deux années, soit dans sa maison, soit dans celle de Rinaldo degli Albizzi, le grand adversaire des Médicis ; monté sur le trône pontifical, Nicolas V n'oublia pas les services rendus à Thomas de Sarzane : à ceux de ses protégés de Florence que nous avons déjà cités, Fra Angelico, Alberti, Philelphe, il faut ajouter Charles, le fils de Palla : il le nomma son camérier secret.


Le rôle joué par Palla Strozzi, l'idéal qu'il poursuivit, suffiraient, à défaut d'autre témoignage, à montrer quelle noblesse la Renaissance imprima aux caractères fortement trempés comme le sien. Les leçons des anciens ne développèrent pas seulement chez lui la dignité dans la fortune, la constance dans l'adversité, cette constance dont Vespasiano, dans un récit d'une naïveté et d'une éloquence admirables, nous a conservé tant de traits touchants ; elles lui inspirèrent aussi un de ces projets qui suffisent à la gloire d'une époque, et qu'il n'a été donné qu'à notre grand siècle de lumières de réaliser. Laissons la parole au biographe : « Palla, passionné comme il l'était pour les lettres, occupait sans relâche, chez lui et au dehors, une nuée de copistes, des plus habiles qu'on pût trouver, auxquels il faisait transcrire des ouvrages latins ou grecs. Tous les manuscrits qu'il pouvait se procurer, il les achetait, à quelque discipline qu'ils appartinssent : son intention était de fonder à la Sainte-Trinité une bibliothèque hors ligne, dans un bâtiment spécialement construit à cet usage ; il voulait qu'elle fût publique, que chacun pût y avoir accès. Il avait choisi la Sainte-Trinité, parce qu'elle se trouve au centre de Florence, à l'endroit le plus commode. Cette bibliothèque devait renfermer des ouvrages de toute sorte, sacrés et profanes, latins et grecs. Ses infortunes l'empêchèrent de réaliser son projet 1. »

Nous aurions manqué à un devoir en n'inscrivant pas le nom de Palla Strozzi sur la liste des Précurseurs.

Les descendants de Palla Strozzi héritèrent de son goût pour les arts. Son fils Noferi se lia avec Mantègne, qui le représenta dans son Martyre de saint Jacques, aux Eremitani de Padoue, en compagnie de son maître, le Squarcione 2. Un autre membre de la famille, Alessandro (né en 1452), s'occupa, vers 1470, de dresser le plan de Rome : c'est une restitution archéologique du plus haut intérêt 3.

Matteo di Simone Strozzi (né en 1397) entreprit pour l'antiquité figurée ce que son cousin Palla avait fait pour l'antiquité littéraire. Lui aban1.

aban1. di uomini illustri del secolo XV, éd. Bartoli, p. 275.

2. Vasari, éd. Milanesi, t. III, p. 391.

3. M. de Rossi vient de publier ce document dans ses Piante iconografiche e prospettiche di Roma anteriori al secolo XVI, p. 100.


donnant les manuscrits, il résolut de former une collection de marbres. Les lettres que le sculpteur Nanni di Miniato lui adressa de Naples, en 1428 et en 1430, nous montrent le jeune banquier (car Matteo, comme la plupart des patriciens florentins, avait un pied dans les affaires), recherchant des sarcophages antiques. Nanni lui en signala deux qui se trouvaient l'un à Lucques, dans l'église San Frediano, l'autre, dans les environs de la même ville ; il insiste sur leur beauté et invoque le témoignage de Donatello 1. D'après M. Semper, l'un de ces ouvrages serait identique à un sarcophage aujourd'hui exposé dans un corridor du dôme lucquois et qui représente, sur le devant, le mariage de Bacchus et d'Ariane, sur les côtés, des masques et des génies tenant des festons.

Tels sont les caprices de la fortune, et les contradictions de la renommée : le nom de Palla Strozzi est à peine connu de quelques érudits ; celui de Matteo Strozzi a moins de notoriété encore, tandis que le fils de ce dernier, Philippe, a conquis l'immortalité par une fondation qui, somme toute, a peu contribué au triomphe de la Renaissance, le gigantesque palais de la Via Tornabuoni. Philippe n'avait ni la netteté, ni l'élévation de vues de son père et de son cousin : orphelin de bonne heure, grandi dans l'exil, forcé de refaire la fortune compromise de sa famille, il n'avait pas eu le loisir de creuser les problèmes qui préoccupaient alors à juste titre ses concitoyens florentins. Dans les lettres échangées avec sa mère, dans cette correspondance admirable sous tant de rapports, que M. Guasti 2 a récemment livrée à la publicité, il est bien plus souvent question de sentiments intimes ou bien d'intérêts que des choses de l'esprit. Alessandra degli Strozzi était la plus dévouée, la plus tendre des mères ; elle a donné de l'amour maternel la plus haute formule ; ne lui demandons pas de rivaliser avec les femmes savantes de la Renaissance, les Isotta, les Battista Sforza, les Isabelle d'Este.

1. Naples, 10 décembre 1430. « S'io fussi chostà andre io tra Pisa e Lucha a tore 2 sipolture antiche, che vi sono i spiritegli a l'una, a l'altra è la storia di Bacho. Donato l'a lodate per chose buone : sarebe agievol avele ». (Publiée, mais avec quelques inexactitudes, par M. Semper : Donatello, , p. 311.) Voy. sur Matteo Strozzi les Vite de Vespasiano.

2. Alessandra Macinghi negli Strozzi. Lettere di una gentildonna fiorentina del secolo XV ai figliuoli esuli. Florence, 1877.


Rappelé dans sa patrie, comblé de biens, Philippe Strozzi résolut de perpétuer son souvenir par une fondation qui transmettrait son nom aux siècles futurs ; il y réussit. Que sont les constructions de Cosme de Médicis, de Jean Rucellai, et même de Lucas Pitti, en comparaison du monument prodigieux, moitié forteresse et moitié palais, élevé par Benedetto da Majano ! On dirait qu'on a voulu y remettre en honneur les principes de l'architecture des Étrusques, ces ancêtres des Florentins, ou même ceux de l'architecture cyclopéenne. Par leurs dimensions colossales les blocs qui composent le palais Strozzi ne le cèdent pas aux murs vingt-cinq ou trente fois séculaires de Fiesole. Mais ils l'emportent singulièrement sur eux par la fierté de leur tournure. – Benedetto, que la nature de son talent ne portait pas précisément aux conceptions grandioses, ne tarda pas à redevenir l'artiste souple, élégant, spirituel, dans le buste en marbre de Philippe, aujourd'hui conservé au Louvre, et dans un autre buste en terre cuite, représentant également son protecteur, et acquis par le musée de Berlin.

Vis-à-vis de la peinture, nous voyons Philippe Strozzi hésiter entre Alesso Baldovinetti, un des derniers représentants du réalisme, qui exécuta pour lui les fresques de la Trinité, et Filippino Lippi, le décorateur de sa chapelle de Santa Maria Novella.

S'il est difficile de préciser l'attitude du fondateur du palais Strozzi vis-à-vis de la Renaissance artistique, en revanche, à d'autres égards, nous voyons en lui un fervent sectateur de l'antiquité. Avant de poser la première pierre de l'édifice auquel il a dû l'immortalité, il fit tirer l'horoscope par les savants les plus autorisés de Florence ; parmi eux figuraient Marsile Ficin et l'évêque Pagagnotti. Philippe a pris soin de mentionner dans un document qui nous est parvenu les inductions favorables tirées par ses amis de la conjonction des astres. Il faisait en même temps, par une de ces contradictions bizarres si fréquentes au XVe siècle, célébrer des messes dans quatre des principales églises de Florence 1 D'après un renseignement communiqué par M. Friedlaender, on plaça également des médailles dans les fondations du palais, conformément aux

1. Bini et Bigazzi, Vita di Filippo Strozzi il Vecchio, scritta da Lorenzo suo figlio ; Florence, 1851, p. 70.


habitudes des anciens 1. A d'autres égards encore, Philippe Strozzi s'autorisait des souvenirs de l'antiquité : il possédait un esclave qu'il affranchit par testament. Ainsi les réminiscences de l'ancienne Rome déterminaient jusqu'aux actes d'humanité et de bienfaisance.

Le nom de Jean Rucellai (né en 1403), chef de cette famille illustre et gendre de Palla Strozzi, n'est pas inconnu à nos lecteurs 2. Protecteur de Léon-Baptiste Alberti, qui lui fournit le dessin de l'admirable palais

MÉDAILLE DE PHILIPPE STROZZI.

de la Via della Vigna Nuova, celui de la façade de Sainte-Marie-Nouvelle, ou du moins d'une partie de cette façade, ainsi que le dessin de la chapelle du Saint-Sépulcre, Jean se rendit célèbre de bonne heure, non seulement par sa magnificence, mais encore par la distinction de son goût. Sa liaison avec Alberti montre suffisamment à quels principes, en matière d'art, étaient acquises ses sympathies.

Le fils de Jean Rucellai, Bernard (1448-1514), s'était allié, tout jeune

1. Jahrbuch der Koeniglich Preussischen Kunstsammlungen, 1880, p. 7.

2. Voy. ci-dessus, p. 127.


encore, aux Médicis, par son mariage avec Nannina, la fille de Pierre le Goutteux, la soeur de Laurent le Magnifique 1. Mais ces liens si étroits ne l'empêchèrent pas de conserver une entière indépendance ; nous le voyons notamment accepter, après la chute de son neveu, Pierre le Jeune, les fonctions d'ambassadeur de la République florentine 2. Sa gravité, sa fermeté tranchaient sur l'affaissement moral de ses concitoyens, et l'esprit, chez lui, était à la hauteur du caractère. Dès sa jeunesse, il avait entrepris, sous la direction de Léon-Baptiste Alberti, des études sur la topographie romaine. Condamné quelque temps à une existence plus agitée, il ne tarda pas à revenir à ses études favorites. Dans une page d'un sentiment très élevé, et qu'un ancien aurait pu signer, il raconte à son fils comment, désespérant de rétablir la paix dans sa malheureuse patrie, il résolut de demander aide et conseil aux Romains d'autrefois, ces grands citoyens, passés maîtres dans l'organisation de la chose publique 3. Autres temps, autres moeurs : on se réfugie dans le sein de l'antiquité comme on cherchait naguère des consolations dans les enseignements du christianisme.

Le fruit des recherches entreprises par ce grand seigneur archéologue, l'ouvrage sur la topographie de Rome, existe encore ; il rend témoignage de la solidité de son érudition, de la rectitude de son jugement, mais il dénote aussi une tendance à l'abstraction, une sécheresse que l'on est surpris de rencontrer dans cette période si féconde, si vivante de la Renaissance. On voudrait y trouver, de même que dans l'histoire de l'invasion de Charles VIII (De bello italico), également composée par messire Bernard, plus de détails pittoresques ou caractéristiques, une critique plus pénétrante, en un mot, plus de mouvement et de couleur.

1. Le mariage fut célébré avec une magnificence sans exemple. Les Rucellai dépensèrent 3,686 florins, plus de 100,000 francs au cours actuel de l'argent. (Passerini, Curiosità storico-artistiche fiorentine, Ire série, p. 62.)

2. Sur le rôle qu'il joua à cette occasion, voy. Canestrini et Desjardins, Négociations diplomatiques de la France avec la Toscane, t. I, p. 607, 608.

3. « Ad honestum reversus otium, unde me post obitum Laurentii Medicis, avunculi tui, publica privataque discrimina averterant, statui ex Romanorum gestis, quaecumque obscuriora viderentur aperire, proque viribus ante oculos ponere priscum illum in regenda Republica ordinem civitatis, ut si minus aetatis nostrae civibus, posteris salutem, aut alienigenis conferre possemus. » (Liber de Urbe Roma, éd. Becucci, Florence, 1770, préf., p. 19.)


LE PALAIS RUCELLAI, par L.B. Alberti.


Le plan adopté par Bernard se distingue par son extrême clarté. L'auteur examine d'abord la configuration de la Ville éternelle sous les premiers rois, puis il passe en revue les modifications apportées à l'enceinte par les différents gouvernements qui se sont succédé sur ce sol si souvent bouleversé. L'étude des portes, des régions, enfin des monuments isolés fait suite à celle de la configuration générale : pour déterminer leurs limites ou leurs emplacements respectifs, Bernard se sert simultanément du témoignage des textes, des inscriptions, des monnaies, enfin de celui des monuments eux-mêmes. La méthode, on le voit, est excellente, et si la science moderne a serré les problèmes de plus près, elle n'a guère ajouté de moyens d'investigation nouveaux à ceux que l'auteur florentin a mis en oeuvre.

L'histoire et la topographie tiennent la place d'honneur dans le Liber de Urbe Roma : l'archéologie proprement dite ne vient qu'au second rang. Cependant, messire Bernard savait à l'occasion apprécier la beauté du style, comme dans l'arc de Titus 1 ; il tire aussi un excellent parti du rapprochement des marbres avec les médailles 2 ; le premier, peut-être, il reconnaît dans la prétendue statue équestre de Constantin, au Latran, l'image de Marc-Aurèle 3. Les différences entre les ordres d'architecture ne sont plus un mystère pour lui, grâce aux leçons d'Alberti 4. Nous le trouvons enfin familiarisé avec de certains procédés techniques propres à l'antiquité : il explique fort bien, en se fondant non seulement sur le témoignage de Pline, mais encore sur sa propre expérience, comment dans les statues d'empereurs romains la tête était d'ordinaire vissée sur le torse, au lieu d'en faire partie intégrante, de manière que, lors d'un changement de régime, on pût remplacer la tête du souverain tombé par celle de son successeur, sans avoir besoin de refaire la statue elle-même 5.

1. Liber de Urbe Roma, dans les Scriptores Rerum florentinarum, de Tartini et Becucci, t. II, p. 851.

2. Ibid., p. 793 (médailles de Vespasien, de Titus, de Domitien), p. 843, 854 (médailles de Faustine), 861 (médailles de Néron), 934, etc.

3. « Exstat etiamnum ad Laterana ex aere statua permagna insidens equo, cujus effigies, quod eadem sit quae in nummis veteris notae adparet in honorem M. Antonini Pii percussis, ejusdem principis opus fuisse perhibetur. » (Ibid., p. 921.)

4. Ibid., p. 946 (colonnes de bronze du Latran).

5. Ibid., p. 862.


L'érudit florentin compléta ces investigations par un recueil de dessins dans lequel figuraient des vues des Thermes Antonines, des Thermes de Dioclétien, du Colisée, de l'arc de Titus, des ruines d'un petit édifice situé entre le Capitole et l'Esquilin 1. Cette précieuse collection semble malheureusement perdue.

Le Liber de Urbe Roma resta inédit jusqu'au siècle dernier ; ce n'est donc point par cet ouvrage que Bernard Rucellai a pu exercer une grande influence sur ses contemporains. Il s'est acquis des titres bien autrement considérables à leur reconnaissance en formant dans ses jardins, les fameux Orti Oricellarii, une série d'antiques qui put consoler les artistes florentins de la dispersion du musée des Médicis. Une lettre de Michel Verino à Simon Canigiani nous fait connaître la richesse du médaillier réuni par messire Bernard 2. Pierre Crinito, dans une poésie adressée « ad Faustum de Sylva Oricellaria », décrit un de ses marbres antiques 3. Bernard lui-même nous parle d'un bas-relief (sans doute un sarcophage) qui lui appartenait et qui représentait des Tritons 4.

La chute des Médicis avait compromis l'existence de leur célèbre Académie platonicienne. Bernard tint à honneur, lorsque le calme fut rétabli, d'offrir un asile à cette institution, qui a joué un si grand rôle dans le développement de la Renaissance. C'est dans les Orti Oricellarii que furent lus pour la première fois, parmi tant d'autres ouvrages célèbres, les Discours sur la première Décade de Tite-Live, un des chefs-d'oeuvre de Machiavel. Lors de son voyage à Florence, en 1516, Léon X daigna assister à une séance de cette Académie platonicienne, qu'il avait si souvent présidée, lorsqu'il ne s'appelait encore que le cardinal Jean de

1. Liber de Urbe Roma, p. 828, 895, 844, 851, 859.

2. « Cum Cosmo Oricellario magna est tibi familiaritas ; is habet vetustissimas imagines aereas et argenteas, non solum Romanorum principum, sed oratorum et poetarum quas doctissimus pater ejus, partimque avunculus Medices, ex toto orbe collegit. » (Bandini, Catalogus, t. III, p. 486.)

3. Poemata, s. l. n. d., liv. I.

4. « Et nos ipsi habemus domi in hortis nostris monumentum marmoreum e Graecia Pisas antiquitus devectum, deinde Florentiam translatum, quo insculptus ludus equester cum piscibus Neptuno dicatus. »(Mehus, Lettres d'Ambroise le Camaldule, préface, p. LVI.) M. Dütschke (t. II, p. 188) croit retrouver un bas-relief de la collection de Bernard, l'Enlèvement de Proserpine, dans un sarcophage provenant du palais Rucellai et conservé de nos jours dans le palais Firidolfi-Ricasoli, à Florence.


Médicis. Son cousin Jean Rucellai, le fils de Bernard, fit représenter en son honneur Rosmunda ; c'était la seconde fois que la tragédie italienne se produisait sur les planches. Après bien des vicissitudes, les Orti Oricellarii sont devenus la propriété du prince Orloff, qui leur a laissé leur caractère primitif et n'a pas voulu qu'ils cessassent d'être un sanctuaire de l'art 1.

Plus exclusifs que les Rucellai, les Tornabuoni cherchèrent, surtout dans leurs entreprises artistiques, à mêler l'édification à la magnificence. C'est dire que leurs efforts profitèrent aux édifices religieux d'une part, à l'art vivant, de l'autre. Si, par la commande des fresques de Santa Maria Novella, ils ont concouru aux progrès de la Renaissance, ils l'ont fait, selon toute vraisemblance, à leur insu. En un mot, on ne trouve pas chez eux ces vues si nettes sur l'importance qu'offrait l'antiquité pour la régénération de l'art moderne, ces entraînements d'archéologues auxquels cédèrent si souvent les Médicis, les Strozzi, les Rucellai. Peut-être ont-ils mis à profit leur séjour à Rome pour procurer à Laurent le Magnifique quelques-uns de ces marbres, de ces pierres gravées, dont il était si friand ; mais en cela ils n'ont fait que remplir leur rôle de correspondants de la banque des Médicis. Quant à collectionner pour leur propre compte, il ne semble pas que l'idée leur en soit venue.

Jean Tornabuoni, l'oncle de Laurent, a laissé des marques de sa magnificence à Rome aussi bien qu'à Florence. Lorsque sa femme, Francesca di Luca Pitti, mourut en 1477 sur les bords du Tibre, il chargea Verrocchio de sculpter les bas-reliefs du monument funéraire (on sait que ces sculptures ont passé de l'église de la Minerve, de Rome, au Musée national de Florence). Ghirlandajo compléta l'oeuvre de Verrocchio par l'Histoire de la Vierge et par l'Histoire de saint Jean-Baptiste, peintes 7 à fresque, et par un retable. Ce fut là le point de départ d'une amitié qui ne se démentit pas : de retour dans sa ville natale, Jean Tornabuoni commanda au peintre les fresques de Santa Maria Novella, un des chefs-d'oeuvre de la Renaissance florentine. Rome conserve un autre souvenir encore de la piété et de la munificence du banquier florentin. Jean, ayant

1. Passerini, Curiosità storico-artistiche fiorentine, t. I, Florence, 1866.


perdu un de ses neveux, chargea Mino da Fiesole de lui élever, également dans la Minerve, le beau mausolée qui existe encore.

Les renseignements sont plus précaires sur les goûts et les créations des autres familles florentines. Nous savons seulement que les Pazzi, qui ont beaucoup fait pour l'art contemporain, recherchaient également les antiques ; ils possédaient entre autres un Hercule en bronze 1. Chez les

MÉDAILLE DE JEAN TORNABUONI.

Martelli aussi le culte de l'antiquité s'alliait à celui des productions de leur temps. Robert Martelli, quoique plus jeune que Donatello (il était né en 1408), fut un des principaux protecteurs du grand sculpteur ; aujourd'hui encore la statue de David, la statue et le buste de saint Jean-Baptiste font l'ornement du palais de sa famille. Albertini, dans son Memoriale publié en 1510, signale ce palais comme renfermant un grand

1. (In sancto Laurentio) « Nel giardino de' Medici sono assai cose antique, venute da Roma ; et in quello de' Pazzi ; et la fonte è per mano del Rossello, excepto lo Hercole di bronzo antiquo. » (Albertini, Memoriale.)


nombre de monuments provenant de Rome. L'inventaire d'un autre patricien florentin, Gino di Neri de' Capponi (1465), enregistre à côté d'une argenterie fort riche deux coupes en cristal de roche, probablement antiques 1. Les Capponi possédaient en outre, dès cette époque, un lion antique en porphyre, fort admiré de Laurent le Magnifique 2.

Les membres les plus éminents du clergé florentin finirent par s'associer au mouvement qui entraînait tant d'esprits généreux. Si l'archevêque saint Antonin fut un ascète dans toute l'acception du terme, en revanche l'archevêque Louis Scarampi compta, nous l'avons montré précédemment, parmi les champions les plus ardents de la Renaissance. Le général des Camaldules, Ambroise Traversari, fit plus encore pour la cause de l'antiquité ; ses services ne sont égalés que par ceux du chanoine portant l'illustre nom de Léon-Baptiste Alberti. Quant au cardinal Jean de Médicis, Léon X s'est chargé de proclamer ses titres de gloire.

Parmi ces Précurseurs ecclésiastiques une place d'honneur revient à un évêque de Fiesole dont Mino nous a conservé les traits dans un buste célèbre, Léonard Salutati. Vasari nous apprend qu'il avait réuni un cabinet d'« anticaglie » dans sa maison de la Via San Gallo. Un des chapiteaux de sa collection servit de modèle pour ceux de Santa Maria Maddalena de' Pazzi 3.

Un dernier témoignage achèvera de montrer quel développement le culte, la recherche des chefs-d'oeuvre antiques prirent à Florence après la mort de Laurent le Magnifique d'une part, après celle de Savonarole de l'autre. Parlant de travaux entrepris de son temps dans les Thermes de Dioclétien, Albertini nous apprend que les statues découvertes dans les fouilles furent partagées entre le Capitole et les amateurs florentins 4. Avons-nous eu tort de comprendre ces héritiers des Médicis parmi les précurseurs, parmi les champions de la Renaissance ?

1. Florence. Archivio de' contratti. Rogiti di ser Giovanni di Francesco Cecchi, fol. 115.

2. « In casa e Capponi frà Bardi è uno leone di porphiro antiquo : la quale statua Lorenzo de' Medici molto lodava. » (Memoriale.)

3. Vasari, Vie de Giuliano da San Gallo.

4. Opusculum de mirabilibus urbis Rome nove et veteris, éd. de 1515, fol. 21. Bernard Rucellai confirme ce renseignement dans son Liber de Urbe Roma. (P. 869.)


CONCLUSION

ANS cet essai sur la genèse de la Renaissance, nous avons accordé la place d'honneur à l'Ecole toscane. C'est que, au double point de vue de l'étude de l'antiquité et de celle de la nature, elle a servi d'initiatrice à l'Europe entière. Au nord comme au midi, en Italie comme de ce côté-ci des monts, ses adeptes se font les champions des idées nouvelles : on trouverait difficilement

difficilement cité où ils n'aient pas exercé leur apostolat ; partout ils représentent le progrès. A Naples, Donatello et Michelozzo décorent la chapelle des Brancacci, située dans l'église de S. Angelo à Nilo ; Monte Oliveto s'embellit par les soins d'Antonio Rossellino et de Benedetto de Majano, tandis que Giuliano da Majano élève la Porta Capuana et le Poggio Reale. Rome, grâce à eux, devient une colonie florentine : les architectes qui y travaillent pour les papes s'appellent L.B. Alberti, Bernardo Rossellino, Antonio di Francesco, Meo del Caprina, Giuliano da San Gallo, Giacomo et Lorenzo da Pietrasanta, Giovannino de' Dolci, Baccio Pontelli ; les sculpteurs, Filarete, Simon Ghini, Varron, Mino de Fiesole, Verrocchio, Pollaiuolo ; les peintres, Masolino et Masaccio, Fra Angelico et Benozzo Gozzoli, Andrea del Castagno, Piero della Francesca, Ghirlandajo, Botticelli, Filippino Lippi, Signorelli, pour ne citer que les plus célèbres. En remontant vers le nord nous rencontrons des Florentins jusque dans le foyer de l'École ombrienne, dont le chef, le Pérugin, avait d'ailleurs reçu son éducation première sur les bords de l'Arno : Agostino di Duccio, l'élève de Donatello, y construit la façade de l'église Saint-Bernardin et la Porta Urbica ; Domenico del Tasso y orne de marqueteries la salle du « Cambio ». Rimini est conquise par L.B. Alberti,


Piero della Francesca, Agostino di Duccio ; Urbin par Paolo Uccello, Piero della Francesca, Signorelli, Luca della Robbia, Baccio Pontelli ; Mantoue par Alberti et Lucas Fancelli ; Ferrare par Baroncelli ; Milan par Michelozzo. A Padoue, Donatello et Paolo Uccello ouvrent les voies à Mantegna. Si nous rappelons encore la statue du Colleone à Venise, chef-d'oeuvre de Verrocchio, les fresques de Masolino, à Castiglione d'Olona, la façade de la cathédrale de Turin, élevée par Meo del Caprino, les palais construits à Savone par Giuliano da San Gallo, on reconnaîtra sans peine que depuis l'ère de Giotto aucune école n'a exercé une influence comparable à celle des quattrocentistes florentins.

Cette domination n'était pas seulement légitimée par la valeur personnelle de la plupart des artistes dont nous venons de prononcer le nom : elle tenait tout autant à la supériorité de leur méthode. Les perfectionnements d'ordre technique, la rigueur de l'observation, la vigueur de la conception, la puissance de la caractéristique n'auraient pas suffi pour assurer aux Florentins la direction des esprits : le secret de leur suprématie est surtout dans leur intimité plus grande avec les chefs-d'oeuvre antiques, ces modèles toujours jeunes de la vérité et de la beauté. Leur triomphe définitif sur leurs vieux rivaux, les Siennois, n'a pas d'autre cause.

Pour compléter ces études, il nous resterait à rechercher quel a été l'accueil fait aux principes nouveaux dans les différentes régions de l'Italie, quelles ont été les modifications apportées au programme florentin par les Écoles qui, de tributaires, sont devenues rivales : les limites assignées à notre travail nous défendent de pousser plus loin cet examen ; d'autres le reprendront avec plus d'autorité, sinon avec plus d'ardeur.

La mission que nous nous sommes imposée sera suffisamment remplie si nous avons réussi à faire aimer et à faire admirer tous ces ouvriers de la première heure, qui ont si bien défriché le champ sur lequel leurs successeurs devaient récolter la plus riche des moissons : Nicolas de Pise et A. Lorenzetti, Pétrarque et Cola di Rienzi, Brunellesco et Donatello, les Médicis, les Strozzi, les Rucellai, sans en excepter l'obligeant et irascible Niccolò Niccoli, l'éloquent et fougueux Poggio Bracciolini.


TABLE DES GRAVURES

Pages.

DEVANT DE CHEMINÉE. Travail florentin du xve siècle (Frise)..... 1

AUGUSTALE DE L'EMPEREUR FRÉDÉRIC II. Face et revers...... 5

L'ADORATION DES MAGES, par Nicolas de Pise. Chaire du Baptistère de Pise..... 7

L'ABONDANCE, par Nicolas de Pise. Chaire de la cathédrale de Sienne 10

LA DESCENTE AUX LIMBES, par Fra Guglielmo de Pise......... 13

ANCIENNE CHAIRE DE LA CATHÉDRALE DE PISE, par Jean de Pise......... 15

LA DÉCOLLATION DE SAINT JEAN-BAPTISTE, par Andrea Pisano. Baptistère de Florence... 19

L'ESPÉRANCE, par Giotto. Madonna dell' Arena, à Padoue 23

COPIE D'UN CAMÉE ANTIQUE, par Mathieu Paris........ 25

ÉTUDE D'APRÈS L'ANTIQUE, par Villard de Honnecourt............. 26

LA PAIX. Fresque d'Ambrogio Lorenzetti, dans le Palais public de Sienne....... 29

LA NAISSANCE DE SAINT JEAN-BAPTISTE. Fresque de l'ancienne chapelle de San Donato 31

VUE DE ROME AU XIVe SIÈCLE. Bulle d'or de Louis le Bavarois.... 37

SARCOPHAGE ANTIQUE, AVEC LES ARMES DES MÉDICIS. Palais Riccardi, à Florence.... 45

ORNEMENTS DE LA PORTE NORD DU DÔME, par Piero di Giovanni. Planche hors texte.. 51

ORNEMENTS DE LA PORTE NORD DU DOME, par le même. Idem 53

ORNEMENTS DE LA PORTE SUD DU DOME, par Niccolò di Piero d'Arezzo. Planche hors texte................... 55

ENCADREMENT DE LA MÊME PORTE, par le même 55 Idem Planche hors texte 57

PORTRAIT DE BRUNELLESCO, par Buggiano. 1446. Dôme de Florence.... 57

STATUES DE SAINT MARC ET DE SAINT PIERRE, par Donatello. Or San Michele.... 60, 61

DAVID EN BRONZE ET DAVID EN MARBRE, par le même. Musée national de Florence. 62, 63

SAINT GEORGES, par le même. Or San Michele.... 65

JUDITH ET HOLOPHERNE, par le même. Loggia dei Lanzi 66

PIÉDESTAL DE LA JUDITH. Idem 67

PORTES DE LA SACRISTIE DE SAINT-LAURENT, par le même........... 68, 69

LE MARZOCCO, par le même. Place de la Seigneurie, à Florence.... 73

LE SACRIFICE D'ABRAHAM, par Ghiberti. Musée national de Florence.... 77

STATUE DE SAMSON, par le même. Planche hors texte 79

TÊTE IMITÉE DE L'ANTIQUE, par le même. Deuxième porte du Baptistère de Florence.... 81

PORTRAIT DE L. B. ALBERTI, d'après la médaille de Matteo de' Pasti 83

PORTRAIT DE FILARETE, d'après une médaille exécutée par lui-même. Face et revers 91

TÊTE IMITÉE DE L'ANTIQUE, par Filarete. Porte de bronze de Saint-Pierre de Rome 93

FRONTISPICE DU « TRAITÉ D'ARCHITECTURE » DE FILARETE. Planche hors texte................... 95

TÊTE D'APOTRE, par Giovanni della Robbia. Académie des Beaux-Arts de Florence.... 95

LE MARTYRE DE SAINT LAURENT, par Fra Angelico. Chapelle de Nicolas V, au Vatican 102

STATUE D'UN PROPHÈTE, SOUS LES TRAITS DU POGGE, par Donatello. Dôme de Florence.... 117


Pages.

COSME DE MÉDICIS, LE PÈRE DE LA PATRIE, d'après une médaille du temps. Face et revers. 135

PALAIS MÉDICIS (Riccardi) 138, 139

NEPTUNE ET PALLAS. Médaillon de Donatello. Palais Riccardi.... 142

L'ENLÈVEMENT DU PALLADIUM. Idem 143

PORTRAIT DE PIERRE DE MÉDICIS, d'après une médaille du cabinet de M.A. Armand.... 147

BUSTE DE PIERRE DE MÉDICIS, par Mino de Fiesole. Musée national de Florence.... 149

L'ADORATION DES MAGES, par Benozzo Gozzoli. Chapelle du Palais Riccardi...... 151

PORTRAIT DE FRA FILIPPO LIPPI, par lui-même. Académie des Beaux-Arts de Florence. 153

MINIATURES EXÉCUTÉES POUR PIERRE DE MÉDICIS. Planches tirées hors texte... : 157, 159

PORTRAIT DE JEAN DE MÉDICIS, d'après une médaille du cabinet de M.A. Armand.... 161

AUGUSTIN DISCUTE AVEC SAINT AMBROISE. Fresque de Benozzo Gozzoli, à San Gimignano. Planche hors texte................... 163

PORTRAIT DE BENOZZO GOZZOLI, par lui-même. Chapelle du Palais Riccardi.... 165

VUE DE ROME EN 1465, par Benozzo Gozzoli. Planche hors texte................... 167

PORTRAIT DE LAURENT LE MAGNIFIQUE, d'après une miniature du cabinet de M.A. Armand. 169

TOMBEAU DE FRA FILIPPO LIPPI, A SPOLÈTE, élevé aux frais de Laurent le Magnifique 175

DAVID VAINQUEUR DE GOLIATH, par Verrocchio. Musée national de Florence.... 179

LA « TAZZA FARNESE », au Musée de Naples......... 182, 183

BATAILLE MYTHOLOGIQUE. Bas-relief de Bertoldo. Musée national de Florence..... 189

PIERRES GRAVÉES du cabinet de Laurent le Magnifique. Planche hors texte................... 193

COUPE ANTIQUE provenant du cabinet de Laurent le Magnifique. Idem 195

L'ENLÈVEMENT DU PALLADIUM. Revers d'une médaille de Niccolò Fiorentino............. 195

FAC-SIMILÉ D'UN DESSIN DE GIULIANO DA SAN GALLO, à la Bibliothèque de Sienne...... 198

PORTRAIT DE GIULIANO DA SAN GALLO, par Piero di Cosimo. Musée de La Haye 199

GROTESQUES, par Giuliano da San Gallo. Planche hors texte................... 201

LA VISITATION, par D. Ghirlandajo. Santa Maria Novella.... 201

LA NAISSANCE DE VÉNUS, par Botticelli. Galerie des Offices...... 2o3

LA CALOMNIE D'APELLE, par le même. Idem 205

LE COMBAT DES CENTAURES ET DES LAPITHES, par Michel-Ange. Florence, Casa Buonarroti. 206

MÉDAILLE DE POLITIEN.... 207

MÉDAILLE DE PIC DE LA MIRANDOLE....................... 209

FRONTISPICE DE L'« ANTHOLOGIA GRAECORUM EPIGRAMMATUM », d'après l'exemplaire offert à Pierre de Médicis le Jeune. Bibliothèque nationale de Florence.... 211

LE PILLAGE DU MUSÉE DES MÉDICIS, d'après les tapisseries de Raphael... 213

PORTRAIT DE SAVONAROLE. Fac-similé d'une gravure ancienne.... 221

SAVONAROLE ET L'ASTROLOGUE. Fac-similé d'une gravure de 1497....... 233

THÉSÉE ET ARIANE. Fac-similé d'une gravure exécutée par Baccio Baldini, d'après le dessin de Botticelli............................................... 235

MÉDAILLE DE PHILIPPE STROZZI.... 243

LE PALAIS RUCELLAI, par L.B. Alberti.... . 245

MÉDAILLE DE JEAN TORNABUONI........................................... 249

FIN DE LA TABLE DES GRAVURES.


TABLE DES MATIÈRES

Pages.

PRÉFACE..... v

CHAPITRE PREMIER.

Introduction. – Le XIIIe et le XIVe siècle. – Culte de l'antiquité à la cour de Fré-déric II. – Nicolas de Pise et ses élèves. – Jean de Pise. – Les sculpteurs de la cathédrale d'Orvieto. – André de Pise. – Giotto et son école. – Ambrogio Loren-zetti. – L'archéologie chez Dante et chez Pétrarque. – Cola di Rienzi. – Les collectionneurs et archéologues de Trévise et de Padoue. – L'art du médailleur retrouvé dans l'Italie septentrionale............... 1

CHAPITRE II.

Les Précurseurs florentins de la première génération : les sculpteurs du Dôme. – Brunellesco et Donatello. – Ghiberti. – L.B. Alberti, Bernard Rossellino et Filarete. – Masaccio, Masolino, Paolo Uccello, A. del Castagno et Piero della Francesca. – Fra Angelico.... 44

CHAPITRE III.

Les amateurs et les archéologues florentins du xve siècle : Niccolò Niccoli. – Ambroise le Camaldule, Léonard Bruni et Charles Marsuppini. – Le Pogge 104

CHAPITRE IV.

Cosme de Médicis et ses fils. . 126

CHAPITRE V.

Laurent le Magnifique 167

CHAPITRE VI.

La Révolution de 1494 et la dispersion du musée des Médicis..... 211

CHAPITRE VII.

Savonarole et la réaction contre la Renaissance.................. 220

CHAPITRE VIII.

Les émules et les héritiers des Médicis : les Strozzi, les Rucellai, les Tornabuoni, les Pazzi, les Martelli, les Capponi.... . 238

CONCLUSION............................. 251

Paris. – IMPRIMERIE DE L'ART, J. Rouam, imprimeur-éditeur, 41, rue de la Victoire.