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Titre : L'aiglon : drame en six actes, en vers / Edmond Rostand

Auteur : Rostand, Edmond (1868-1918). Auteur du texte

Éditeur : E. Fasquelle (Paris)

Date d'édition : 1900

Notice d'oeuvre : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb123675217

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb312503221

Type : monographie imprimée

Langue : français

Langue : Français

Format : 1 vol. (76-[174] p.) ; in-18

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Format : Format adaptable de type XML DTBook, 2005-3

Description : [L'Aiglon (français)]

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k6492842c

Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, 8-YTH-29510

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 26/03/2013

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EDMOND ROSTAND

L'AIGLON

DRAME EN SIX ACTES

EN VERS

Représenté pour la première fois au THÉATRE SARAH-BERNHARDT,

Le 15 mars 1900.

PARIS

LIBRAIRIE CHARPENTIER ET FASQUELLE

EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR

II, RRE DE GRENNLLLE, II

190 0

Tous droits réservés.

Entered according to act of Congress, in the year 1900, by E. FASQUELLE, E,

in the office of the Librarian of Congress, at Washington.

All Rights reserved.



L'AIGLON


IL A ÉTÉ TIRÉ

20 exemplaires numérotés sur papier du Japon et 30 exemplaires

numérotés sur papier de Hollande.

Entered according to act of Congress, in the year 1900, by E. FASQUELLE

in the office of the Librarian of Congress, at Washington.

All Rights reserved.


EDMOND ROSTAND

L'AIGLON

DRAME EN SIX ACTES, EN VERS

Représenté pour la première fois au THÉATRE SARAH-BERNHARDT,

Le 15 mars 1900.

PARIS

LIBRAIRIE CHARPENTIER ET FASQUELLE

EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR

II, RUE DE CRENELLE, II

1900

Tous droits réservés.

Entered according to act of Congress, in the year 11900, by E. FASQUELLE,

in the office of the Librarian of Congress, at Washington.

All Rights reserved



PERSONNAGES :

Mm

FRANZ, Duc DE REICHSTADT.

SARAH BERNHARDT.

MM.

SÉRAPHIN FLAMBEAU

GUITRY.

LE PRINCE DE METTERNICH.

ANDRÉ CALMETTES.

L'EMPEREUR FRANZ.

RIPERT.

LE MARÉCHAL MARMONT

M. LUGUET.

LE TAILLEUR.

E. MAGNIER.

LE CHEVALIER FRÉDÉRIC DE GENTZ.

LAROCHE.

L'ATTACHÉ FRANÇAIS.

SCHUTZ.

LE CHEVALIER DE PHOKESCH-OSTEN

DENEUBOURG.

TIBURCE DE LORGET

SCHELLER.

LE COMTE DE DIETRICHSTEIN, précepteur du Duc.

REBEL.

LE BARON D'OBENAUS.

CHAMEROY.

LE COMTE DE BOMBELLES.

J. VOLNYS.

LE GÉNÉRAL HARTMANN.

TESTE.

LE DOCTEUR

LACROIX.

LE COMTE DE SEDLINSKY, directeur de la Police.

JEAN DARA.

UN GARDE-NOBLE.

LEMARCHAND.

LORD COWLEY, ambassadeur d'Angleterre

KRAUSS.

THALBERG.

LAURENT.

FURSTENBERG

CAUROY.

MONTENEGRO DENEUV

ILLE

UN SERGENT DU RÉGIMENT DU DUC

TASTU.

LE CAPITAINE FORESTI

CAUCHOIS.

UN VIEUX PAYSAN.

GUIRAUD.

LE VICOMTE D'OTRANTE.

DUREC.

PIONNET

BARY.

GOUBEAUX

ROYAU.

MORCHAIN

PIROU.

BOROKOWSKI

LARMANDIE.


MM.

LE VALET DE CHAMBRE DU DUC.

RIBAR.

STEBLER.

L'HUISSIER.

RÉQUI.

UN MONTAGNARD.

VILLENEUVE.

UN TYROLIEN.

MAGNIN.

UN FERMIER

BACQUE.

LE PRÉLAT.

Mmes

MARIE-LOUISE, duchesse de Parme.

MARIA LEGOULT.

LA COMTESSE CAMERATA

BLANCHE DUFRÈNE.

THÉRÈSE DE LORGET, Soeur de TiRENÉE

TiRENÉE

burce

CHRISTIANE PRÉVAL.

L'ARCHIDUCHESSE.

LUCY GÉRARD.

FANNY ESSLER.

QUELQUES BELLES DAMES DE LA COUR.

SARYTA. BL. BOULANGER. MARIE ROYER. TASNY.

LADY COWLEY. SOL

TERS.

LES DEMOISELLES D'HONNEUR DE MARIELOUISE

REDZÉ. L. PICQUEL. A. PICQUEL. BRENNEVILLE.

LA GRANDE- MAITRESSE.

CANTI.

PRINCESSEGRAZALCOWITCH

GRANDET.

UNE VIEILLE-PAYSANNE

FORTIS.

LA FAMILLE IMPÉRIALE.

LA MAISON MILITAIRE DU Duc.

GARDES DE L'EMPEREUR : ACIÈRES, GARDES-NOBLES, TRABANS, etc.

MASQUES ET DOMINOS : POLICHINELLES, MEZZETINS, BERGÈRES, etc.

PAYSANS ET PAYSANNES.

LE RÉGIMENT DU Duc.

Tous droits de reproduction, de traduction et de représentation réservés pour tous pays, y compris le Danemark, les Pays-Bas, la Suède et la Norvège.


PREMIER ACTE



PREMIER ACTE

LE PRINCE PALE

A Baden, près de Vienne, en 1830.

Le salon de la villa qu'occupe Marie-Louise. Murs clairs, peinte à la fresque. Frise de sphinx.

Au fond, porte-fenêtre entre deux fenêtres. On aperçoit les balustres d'un perron formant balcon, qui descend dans le jardin. Vue de tilleuls et de sapins. Magnifique journée des premiers jours de septembre. – Mobilier Empire, citronnier à bronzes. – Un grand poêle en faïence, dans le panneau de droite, second plan. Une porte au premier plan.

A gauche, deux portes. Celle du premier plan est celle de la chambre de Marie-Louise. Devant une des fenêtres, un piano Erard de l'époque ; une harpe. – Grande salle à gauche et, contre le mur, premier plan, petite table à étagère garnie de livres. – A droite, chaise longue Récamier, et grand guéridon. – Beaucoup de fleurs dans des vases. – Gravures encadrées représentant les membres de la famille impériale d'Autriche. – Portrait de l'empereur François.

Au lever du rideau, au fond du salon, un groupe de femmes très élégantes. Deux d'entre elles, assises au piano, dos au public, jouent à quatre mains. – Une autre est à la harpe. On déchiffre. Rires ; interruptions. – Un laquais introduit une jeune fille de mise modeste, qu'accompagne un officier de cavalerie autrichienne. Les deux nouveaux venus, voyant qu'on ne les remarque pas, restent un moment debout dans un coin du salon. – A ce moment, par la porte de gauche, entre le comte de Bombelles qui se dirige vers le piano. – En passant, il aperçoit la jeune fille, et s'arrête en souriant.


SCÈNE PREMIÈRE

THÉRÈSE, TIBURCE, MARIE-LOUISE, BOMBELLES, LES DAMES D'HONNEUR

LES DAMES, au clavecin, parlant toutes à la fois, et riant comme des folles.

Elle manque tous les bémols. – C'est un scandale ! – Je prends la basse. – Un, deux ! – Harpe ! – La. la !... – Pédale

BOMBELLES, à Thérèse.

C'est vous ?

THÉRÈSE.

Bonjour, Monsieur de Bombelles.

UNE DAME, au clavecin.

Mi... sol.

THÉRÈSE.

J'entre comme lectrice, aujourd'hui.

UNE AUTRE DAME, au clavecin.

Le bémol !

THÉRÈSE.

Et grâce à vous : merci.

BOMBELLES.

C'est tout simple, Thérèse : Vous êtes ma parente et vous êtes Française.

THÉRÈSE, présentant l'officier.

Tiburce.

BOMBELLES.

Ah ! votre frère !

(Il lui tend la main. Avançant un fauteuil pour Thérèse)

Asseyez-vous un peu.

THÉRÈSE.

Oh ! je suis très émue !

BOMBELLES, souriant.

Et de quoi donc, mon Dieu ?

THÉRÈSE.

Mais d'approcher tout ce qui reste sur la terre


De l'Empereur !...

BOMBELLES.

Vraiment ? C'est de cela, ma chère ?

TIBURCE, d'un ton agacé.

Les nôtres détestaient Bonaparte, jadis !

THÉRÈSE.

Je sais... mais voir...

TIBURCE, un peu dédaigneux.

Sa veuve !...

THÉRÈSE.

Et peut-être... son fils ?

BOMBELLES.

Sûrement.

THÉRÈSE.

Ce serait n'avoir pas plus, je pense, D'âme... que de lecture, et n'être pas de France, Et n'avoir pas mon âge, enfin, que de pouvoir Ne pas trembler, Monsieur, au moment de les voir. – Est-elle belle ?

BOMBELLES.

Qui ?

THÉRÈSE.

La duchesse de Parme !

BOMBELLES, surpris.

Mais...

THÉRÈSE, vivement.

Elle est malheureuse, et c'est un bien grand charme !

BOMBELLES.

Mais je ne comprends pas ! Vous l'avez vue ?

THÉRÈSE.

Oh ! non !

TIBURCE.

Non ! on nous introduit à peine en ce salon...

BOMBELLES, souriant.

Oui, mais...

TIBURCE, regardant du côté des musiciennes.

Nous avons craint de déranger ces dames, Dont le rire ajoutait au clavecin des gammes...


THÉRÈSE.

J'attends Sa Majesté, là, dans mon coin.

BOMBELLES.

Comment? Mais c'est elle qui fait la basse en ce moment !

THÉRÈSE, se levant, saisie.

L'Imp...

BOMBELLES.

Je vais l'avertir.

Il va vers le piano et parle bas à une des dames qui jouent.

MARIE-LOUISE, se retournant.

Ah ! c'est cette petite ?... Histoire très touchante... oui... vous me l'avez dite... Un frère qui...

BOMBELLES.

Fils d'émigré, reste émigré.

TIBURCE, s'avançant, d'un ton dégagé.

L'uniforme autrichien est assez de mon gré ; Puis il y a la chasse au renard que j'adore.

MARIE-LOUISE, à Thérèse.

Le voilà, ce mauvais garnement qui dévore Tout le peu qui vous reste...

THÉRÈSE, voulant excuser Tiburce.

Oh ! mon frère...

MARIE-LOUISE.

Un vaurien Qui vous ruina ! mais vous l'excusez, c'est très bien. – Thérèse de Lorget, je vous trouve charmante.

(Elle lui prend les mains et la fait asseoir près d'elle sur le canapé

Bombelles et Tiburce se retirent en causant, vers le fond.)

Vous voilà donc parmi mes dames. Je me vante D'être assez agréable... un peu triste depuis... – Hélas !

(Silence.)

THÉRÈSE, émue.

Je suis troublée au point que je ne puis Exprimer...


MARIE-LOUISE, s'essuyant les yeux.

Oui, ce fut une bien grande perte ! On a trop peu connu cette belle âme !

THÉRÈSE, frémissante.

Oh ! certe !

MARIE-LOUISE, se retournant, à Bombelles.

Je viens d'écrire pour qu'on garde son cheval !

(à Thérèse)

Depuis la mort du général...

THÉRÈSE, étonnée.

Du général ?

MARIE-LOUISE, s'essuyant les yeux.

Il conservait ce titre.

THÉRÈSE.

Ah ! Je comprends !

MARIE- LOUISE.

... je pleure !

THÉRESE.

Ce titre n'est-il pas sa gloire la meilleure ?

MARIE-LOUISE.

On ne peut pas savoir d'abord tout ce qu'on perd : J'ai tout perdu, perdant le général Neipperg !

THÉRÈSE.

Neipperg ?

MARIE-LOUISE.

Je suis venue à Baden me distraire. C'est bien. Tout près de Vienne. Une heure. Ah ! Dieu ! ma chère. J'ai les nerfs !... On prétend depuis que j'ai maigri Que je ressemble à la duchesse de Berry : Vitrolles m'a dit ça. – Maintenant je me frise

(Regardant autour d'elle).

Comme elle. – Pourquoi Dieu ! ne m'a-t-il pas reprise ? – C'est petit, mais ce n'est pas mal, cette villa. – Mellernich est notre hôte en passant. – Il est là. Il part ce soir. – La vie à Baden n'est pas triste. Nous avons les Sandor, et Thalberg, le pianiste. On fait chanter, en espagnol, Montenegro ; Puis Fontana nous hurle un air de Figaro ;


L'archiduchesse vient avec l'ambassadrice D'Angleterre ; et l'on sort en landau... Mais tout glisse Sur mon chagrin ! – Ah ! si ce pauvre général !... – Est-ce que vous comptez ce soir venir au bal ?

THÉRÈSE, qui la regarde avec une stupéfaction croissante.

Mais...

MARIE-LOUISE, (impétueusement).

Chez les Meyendorff. Strauss arrive de Vienne. – Bombelles, n'est-ce pas, il faudra qu'elle vienne ?

THÉRÈSE.

Pourrai-je demander à Votre Majesté Des nouvelles du duc de Reichstadt ?

MARIE-LOUISE.

Sa santé Est bonne. Il tousse un peu... Mais l'air est si suave A Baden... Un jeune homme ! Il touche à l'heure grave : Les débuts dans le monde ! – Et quand je pense, ô ciel ! Que le voilà déjà lieutenant-colonel ! Mais croiriez-vous – pour moi c'est un chagrin énorme ! Que je n'ai jamais pu le voir en uniforme !...

(Entrent deux Messieurs portant des boîtes.)

Ah ! c'est pour lui, tenez !

SCÈNE II

LES MÊMES, LE DOCTEUR suivi de son fils qui porte de longues boites vitrées, puis METTERNICH

LE DOCTEUR, saluant.

Oui. Les collections.

MARIE-LOUISE.

Déposez-les, docteur !

BOMBELLES.

Qu'est-ce ?

MARIE-LOUISE.

Des papillons.


THÉRÈSE.

Des papillons ?

MARIE-LOUISE.

J'étais chez ce vieillard aimable, Le médecin des eaux. Ayant, sur une table, Vu ces collections que son fils achevait, J'ai soupiré tout haut : « Ah ! si le mien pouvait S'intéresser à ça, lui que rien n'intéresse !... »

LE DOCTEUR.

Alors, j'ai dit à Sa Majesté la Duchesse : « Mais on ne sait jamais. Pourquoi pas ? Essayons ! » Et j'apporte mes papillons.

THÉRÈSE, à part.

Des papillons !

MARIE-LOUISE, au docteur.

S'il s'arrachait à ses tristesses solitaires Pour s'occuper un peu de vos...

LE DOCTEUR.

Lépidoptères.

MARIE-LOUISE.

Laissez-les-nous, et revenez. Il est sorti.

(A Thérèse)

Vous, venez, que je vous présente à Scarampi, C'est la grande maîtresse.

(Apercevant Metternich qui entre à droite.)

Ah ! Metternich !...

MARIE-LOUISE.

Cher prince. Le salon est à vous.

METTERNICH.

Il fallait que j'y vinsse Ayant à recevoir cet envoyé...

MARIE-LOUISE.

Je sais.

METTERNICH.

Du général Belliard, l'ambassadeur français, Et le conseiller Gentz et quelques estafettes,

(A un laquais qu'il vient de sonner.)


Monsieur de Gentz, d'abord.

(A Marie-Louise.)

Vous me permettez ?

MARIE-LOUISE.

Faites !

(Elle sort avec Thérèse. Tiburce et Bombelles les suivent. – Gentz entre. Très élégant. Figure de vieux viveur fatigué ! Toujours en train de mâchonner un bonbon qu'il puise dans une bonbonnière, ou de respirer des flacons de parfum).

SCÈNE III

METTERNICH, GENTZ, puis un officier français attaché à l'ambassade de France.

TTERNICH.

Bonjour, Gentz. Vous savez que je rentre aujourd'hui, L'empereur me rappelle à Vienne.

GENTZ.

Ah ?

METTERNICH.

Quel ennui ! Vienne en cette saison !

GENTZ.

Vide comme ma poche !

METTERNICH.

Oh ! ça, ce n'est pas vrai, car soit dit sans reproche... Le gouvernement russe a dû...

GENTZ.

Moi ?

METTERNICH.

Soyez franc : Vous venez de vous vendre encore.

GENTZ, très tranquillement croquant un bonbon.

Au plus offrant.

METTERNICH.

Mais pourquoi cet argent ?


GENTZ, respirant un flacon de parfum.

Pour faire la débauche !

METTERNICH.

Et vous passez pour mon bras droit !

GENTZ.

Votre main gauche Doit ignorer ce que votre droite reçoit.

METTERNICH.

Des bonbons ! des parfums ! Oh !

GENTZ.

Cela va de soi ! J'ai de l'argent : bonbons, parfums. Je les adore Je suis un vieil enfant faisandé.

METTERNICH.

Pose encore, Fanfaron du mépris de soi-même !...

(Brusquement.)

Fanny ?

GENTZ.

Elssler ?... Ne m'aime pas. Oh ! je n'ai pas fini D'être grotesque. C'est le duc dont elle est folle. Je suis un paravent qui souffre, – et se console En songeant qu'après tout, il vaut mieux, pour l'Etat, Que le duc soit distrait. Je fais donc le bêta : J'escorte la danseuse en ville, à la campagne, Elle veut que ce soir, ici, je l'accompagne Pour surprendre le duc.

METTERNICH, qui pendant ce temps a signé diverses pièces.

Vous me scandalisez !

GENTZ.

Ce soir la mère sort. Il y a bal.

(Il lui tend une lettre prise dans

son portefeuille.)

Lisez, C'est du fils de Fouché.

METTERNICH, lisant-la lettre.

Vingt août, mil huit cent trente...


GENTZ.

Il s'offre à transformer.

METTERNICH, souriant.

Bon vicomte d'Otrante

GENTZ.

Notre duc de Reichstadt en Napoléon Deux.

METTERNICH.

Des noms de partisans...

GENTZ.

Oui.

METTERNICH.

Se souvenir d'eux.

(Il lui rend la lettre.)

– Notez !

GENTZ, remettant la lettre dans son portefeuille.

Nous refusons ?

METTERNICH.

Sans tuer l'espérance ! Ah ! mais c'est qu'il me sert à diriger la France, Mon petit colonel ! Car de sa boîte – cric ! – Je le sors aussitôt qu'oubliant Metternich, On penche à gauche, et – crac ! – dès qu'on revient à droite Je rentre mon petit colonel dans sa boîte.

GENTZ, amusée.

Quand peut-on voir jouer le ressort ?

METTERNICH.

Pas plus tard Qu'à l'instant...

(Il sonne, un laquais paraît.)

L'envoyé du général Belliard !

(L'envoyé entre, salue. – Metternich lui tend des documents.)

Bonjour, Monsieur. Voici les papiers. – En principe, Nous avons reconnu le roi Louis-Philippe. Mais ne donnez pas trop dans le quatre-vingt-neuf, Ou bien nous briserions la coquille d'un oeuf...

L'ATTACHÉ, immédiatement inquiet.

Est-ce une allusion au prince François-Charles ?...


METTERNICH.

Duc de Reichstadt ?... Je n'admets pas, moi qui vous parle, Que son père ait jamais régné !

L'ATTACHÉ, avec une générosité ironiqe.

Moi, je l'admets.

METTERNICH.

Je ne férai donc rien pour le duc. Mais... mais...

L'ATTACHÉ.

Mais ?

METTERNICH.

Mais si la liberté chez vous devient trop grande, Si vous vous permettez la moindre propagande, Mais si vous laissez trop Monsieur Royer-Collard Venir devant le roi déplier son foulard ; Si votre royauté fait trop la République ; Nous pourrons – n'étant pas d'une humeur angélique ! – Nous souvenir que Frantz est notre petit fils...

L'ATTACHÉ.

Nous ne laisserons pas rougir nos lys.

METTERNICH.

Vos lys, S'ils savent rester blancs, ignoreront l'abeille.

L'ATTACHÉ, se rapprochant et baissant la voix.

On craint que malgré vous l'espoir du duc s'éveille,

METTERNICH.

Non.

L'ATTACHÉ.

Les événements ?

METTERNICH.

Je les lui filtre.

L'ATTACHÉ.

Quoi ? Ignore-t-il qu'en France, on a changé de roi ?

METTERNICH.

Oh ! non ! Mais le détail qu'il ne sait pas encore C'est qu'on a rétabli le drapeau tricolore. Il sera toujours temps...


L'ATTACHÉ.

Cela pourrait, c'est vrai, L'énivrer !

METTERNICH.

Oh ! le duc n'est jamais enivré.

L'ATTACHÉ.

Je trouve qu'à Baden sa garde est moins sévère.

METTERNICH.

Oh ! ici ! rien à craindre : il est avec sa mère.

L'ATTACHÉ.

Comment ?

METTERNICH.

Quel policier aurait plus d'intérêt Qu'elle a le surveiller ? Tout complot troublerait Son beau calme...

L'ATTACHÉ.

Ce calme est peut-être une embûche ! Elle ne doit penser qu'a l'aiglon !, ..

MARIE-LOUISE, entrant en coup de vent.

Ma perruche !

SCÈNE IV

LES MÊMES, MARIE-LOUISE un instant,

et LES DAMES D'HONNEUR qui la suivent affolées.

L'ATTACHÉ.

Hein ?

MARIE-LOUISE, à Metternich.

Margharitina, Prince, qui s'envola !

METTERNICH.

Oh !

MARIE-LOUISE.

Margharitina ! Ma perruche !

(Elle remonte vers le perron Les dames d'honneur se dispersent dans le parc, à la poursuite de l'oiseau.)


METTERNICH, tranquillement à l'attaché qui le regarde avec stupeur.

Voilà.

L'ATTACHÉ, à Marie-Louise.

Si Son Altesse veut que je cherche ?

MARIE-LOUISE, s'arrête, le toise et sêchement.

Non !

(Puis elle rentre dans son appartement après l'avoir foudroyé du regard. La porte claque.)

L'ATTACHÉ, de plus en plus ahuri, à Metternich.

Qu'est-ce ?

METTERNICH.

On dit « Sa Majesté ». Vous dites « Son Altesse » !

L'ATTACHÉ.

L'empereur n'ayant pas régné : « Sa Majesté » Ne peut rester à la Duchesse !

METTERNICH.

C'est resté.

L'ATTACHÉ.

Alors voilà pourquoi ce regard de colère ?

METTERNICH.

C'est une question toute... protocolaire !

L'ATTACHÉ, salue pour prendre congé, puis avant de sortir, demande

Est-ce que l'ambassade à partir d'aujourd'hui Peut prendre la cocarde aux trois couleurs ?

METTERNICH, avec un soupir.

Mais oui... Puisqu'on est d'accord...

(Aussitôt l'attaché jette sans rien dire la cocarde blanche de son cha peau et la remplace par une tricolore qu'il sort de sa poche. Metternich se lève en disant : )

Oh !... sans perdre une seconde !

(Bruits de grelots au dehors.)

Qu'est-ce ?

GENTZ, qui est sur le balcon.

L'archiduchesse arrive avec du monde : Les Meyendorf, Cowley, Thalberg !...

BOMBELLES, qui au bruit des grelots est vivement entré

par la gauche suivi de Tiburce.

Recevons-les !


(Au moment où il se précipite vers la porte, l'Archiduchesse paraît sur le perron entourée d'un flot d'élégants et d'élégantes en costume de ville d'eau. – Des Grévedon et des Deveris. – Robes claires. Ombrelles. Grands chapeaux. – Un petit archiduc, de cinq à six ans, en uniforme de hussard, une minuscule pelisse sur l'épaule, deux petites archiduchesses dans ces extraordinaires robes de petites filles de l'époque.

SCÈNE V

LES MÊMES, BOMBELLES, TIBURCE, L'ARCHIDUCHESSE, DES DAMES, DES MESSIEURS, LORD COWLEY, CHALBERG, SANDOR, MONTENEGRO, etc... puis THÉRÈSE, SCARAMPI, UNE DAME D'HONNEUR.

L'ARCHIDUCHESSE, à Bombelles, Metternich, Gentz, Tiburce qui s'avancent cérémonieusement.

Non ! c'est une villa ! ce n'est pas un palais ; Pas de façons !

(Le salon est envahi. A un jeune homme.)

Thalberg ! vite ma tarentelle !

(Thalberg se met au piano et joue. A Metternich.)

Sa Majesté ma belle soeur, où donc et-elle ?

UNE DAME.

Nous venions l'enlever en passant !

UNE AUTRE.

Nous allons Courir en char à bancs à travers les vallons ; C'est Sandor qui conduit !

UNE VOIX D'HOMME, continuant une conversation commencée.

Il faut dans son cratère. Lui renfoncer sa lave !

L'ARCHIDUCHESSE, se tournant vers le groupe des causeurs.

voulez-vous vous taire !

(A Metternich, en riant.

Ces Messieurs ont parlé tout le temps de volcan !

BOMBELLES.

Ce volcan quel est-il ?


UNE DAME, à une autre.

Cet hiver, l'astrakan ?

SANDOR, répondant à Bombelles.

Mais le libéralisme !

BOMBELLES.

Ah !.

LORD COWLEY.

Ou plutôt la France !

METTERNICH, à l'attaché français, d'un air sévère.

Vous l'entendez ?

UNE DAME, à un jeune homme. qu'elle entraîne par le bras

vers le clavecin.

Monténégro, votre romance ! Tout bas rien que pour moi !...

MONTÉNEGRO, que Thalberg accompagne, chantant tout bas.

Corazon...

(Il continue très doucement.)

UNE AUTRE DAME, à Gentz.

Gentz, bonjour !

(Elle fouille dans son réticule.)

J'ai des bonbons pour vous,

(Elle les lui donne.)

GENTZ.

Vous êtes un amour !

UNE AUTRE, même jeu.

Un parfum de Paris !

(Elle tire un petit flacon et le lui donne)

METTERNICH, qui a vu le flacon, vivement à Gentz

Arrachez l'étiquette ! Eau du duc de Reichstadt !

GENTZ, respirant le parfum.

Ça sent la violette !

METTERNICH, lui arrachant le flacon et le grattant avec des ciseaux. pris sur la table.

Si le duc survenait, il verrait qu'à Paris...

UNE VOIX, dans le groupe d'hommes au fond.

Elle redresse encor la tête !


UNE DAME.

Nos maris Parlent de l'hydre !

LORD COWLEY

Il faut qu'elle soit étouffée !

L'ARCHIDUCHESSE.

C'est un volcan... ou bien c'est une hydre !

UNE DAME D'HONNEUR DE MARIE-LOUISE, suivie par un domestique qui porte sur un plateau de grands verres de café au lait glacé.

Eis-Kaffée ?

L'ARCHIDUCHESSE, assise, à une jeune femme.

Dis-nous des vers, Olga !

GENTZ,

Si vous lui demandiez De l'Henri Heine ?...

PLUSIEURS VOIX.

Oui ! oui !

OLGA, se levant.

Quoi ? Les deux grenadier

METTERNICH, vivement.

Oh ! non !

SCARAMPI, sortant de l'appartement de Marie-Louise.

Sa Majesté vient dans une minute.

TOUS.

Scarampi !

(Salutations. – Rires. – Conversations et froufrous.)

SANDOR, au fond, dans un groupe.

Nous irons jusqu'à la Krainerrhütte. Et ces dames prendront sur l'herbe leurs ébats !

METTERNICH.

Gentz, qu'est-ce que tu lis dans ton coin ?

GENTZ.

Les Débats

LORD COWLEY, nonchalamment

La politique ?

GENTZ.

Les théâtres.


L'ARCHIDUCHESSE.

Bien futile !

GENTZ.

Savez-vous ce qu'on va jouer au Vaudeville ?

METTERNICH.

Non.

GENTZ.

Bonaparte

METTERNICH, avec indiffèrence.

Ah ! ah !

GENTZ.

Aux Nouveautés ?

METTERNICH.

Mais non !

GENTZ.

Bonaparte. – Aux Variétés ?... Napoléon. Le Luxembourg promet : Quatorze Ans de sa vie Le Gymnase reprend : Le Retour de Russie Qu'est-ce que la Gaîté jouera cette saison ? Le Cocher de Napoléon. – La Malmaison Un jeune auteur vient de terminer : Sainte-Hélène. La Porte Saint-Martin commence à mettre en scène Napoléon.

LORD COWLEY

C'est une mode !

TIBURCE.

Une fureur !

GENTZ.

A l'Ambigu : Murat ; au Cirque : l'Empereur.

SANDOR.

Une mode !

BOMBELLES.

Une mode !

GENTZ.

Une mode, je pense, Qu'on verra revenir de temps en temps en France.


UNE DAME, lisant le journal par-dessus l'épaule

de Gentz, avec sa face à main.

On veut faire rentrer les cendres.

METTERNICH.

Le Phénix Peut en renaître, – mais pas l'aigle !

TIBURCE.

Quel grand X Que l'avenir de cette France !

METTERNICH.

Non, jeune homme. Moi je sais.

UNE DAME.

Parlez donc, prophète qu'on renomme !

L'ARCHIDUCHESSE.

Ses arrêts sont coulés en bronze !

GENTZ, entre ses dents.

Ou bien en zinc !

LORD COWLEY.

Qui sera le sauveur de la France ?

METTERNICH.

Henri V.

(Avec un geste de dédain.)

Le reste, mode !

THÉRÈSE.

C'est un nom qu'il est commode De donner quelquefois à la gloire, la mode !

METTERNICH.

Tant que l'on ne criera d'ailleurs qu'à l'Odéon, Je crois qu'il n'y a pas...

UNE VOIX de tonnerre, au dehors.

Vive Napoléon !

(Panique. – Lord Cowley s'étrangle dans son verre. Toutes les femmes.)

TOUT LE MONDE.

Hein ? – A Baden ! – Comment ? – Ici ?

METTERNICH.

C'est ridicule ! N'ayez pas peur !


LORD COWLEY.

Si tout le monde se bouscule Parce qu'on crie un nom !

GENTZ.

Il est mort !

TIBURCE, qui était sur le balcon, redescendant.

Ce n'est rien !

METTERNICH.

Mais quoi ?

TIBURCE.

C'est un soldat autrichien.

METTERNICH.

Autrichien ?

TIBURCE

Même deux. J'étais là. J'ai tout vu.

METTERNICH.

Regrettable !

SCÈNE VI

LES MÊMES, MARIE-LOUISE, puis un soldat autrichien.

MARIE-LOUISE, entrant brusquement à gauche, tout pâle.

Avez-vous entendu ? Oh ! c'est épouvantable ! Ça me rappelle... un jour, la foule s'amassa Autour de ma voiture à Parme, –

(Elle tombe défaillante sur la chaise longue.)

en criant ça ! On veut troubler ma vie !

METTERNICH.

Enfin, ce cri, qu'était-ce ?

TIBURCE.

Servant tous deux au régiment de Son Altesse Deux hommes, en congé, marchaient d'un pas distrait, Quand ils ont vu le duc de Reichstadt qui rentrait ;


Vous savez qu'un fossé profond longe la rue ? Le duc veut le franchir, son cheval pointe, rue, Se dérobe. Le duc le ramène. Et : hop là ! Alors pour l'applaudir, ils ont crié, voilà.

METTERNICH.

Faites-m'en monter un, vite !

MARIE-LOUISE, à qui ou fait respirer des sels.

On veut que je meure !

(Entre un sergent-major du régiment du duc. Il salue gauchement, intimidé par tout ce beau monde.)

METTERNICH,

Un sergent ! Pourquoi donc avez, tout à l'heure, Poussé ce cri !

LE SERGENT.

Je ne sais pas.

METTERNICH.

Tu ne sais pas ?

LE SERGENT.

Le caporal non plus avec lequel, en bas, J'ai crié, ne sait pas, ça nous a pris. Le prince Etait si jeune sur son cheval, et si mince !... Et puis l'on est flatté d'avoir pour colonel Le fils de...

METTERNICH.

Bien, c'est bien.

LE SERGENT.

Ce calme avec lequel Il a franchi l'obstacle. Et blond comme un saint George !... Alors, ça nous a pris tous les deux à la gorge, Un attendrissement... une admiration... Et nous avons crié : « Vive... »

METTERNICH.

C'est bon ! c'est bon ! Et : « Vive le duc de Reichstadt », triple imbécile, C'est donc plus difficile à crier ?

LE SERGENT.

Moins facile !


METTERNICH.

Hein ?

LE SERGENT.

« Vive le duc de Reichstadt » !... Ça fait moins bien Que... : Vive...

METTERNICH.

Allons, c'est bon, va-t'-en ! Ne criez rien !

TIBURCE, au soldat quand il passe près de lui pour sortir.

Idiot !

SCÈNE VII

LES MÊMES, moins LE SERGENT

MARIE-LOUISE, aux dames qui l'entourent.

Je vais mieux. Merci !

THÉRÈSE.

L'impératrice !

MARIE-LOUISE, à Dietrichstein, lui montrant Thérèse.

Monsieur de Diedrichstein. Ma nouvelle lectrice.

(A Thérèse, lui présentant Diedrichstein.)

Le précepteur du duc ! Mais j'y pense, pardon ! Lisez-vous bien ?

TIBURCE.

Très bien.

THÉRÈSE.

Je ne sais...

MARIE-LOUISE.

Prenez donc. Un des livres de Frantz... sur la table de laque, Ouvrez et lisez-nous, au hasard...

THÉRÈSE, prenant un livre.

Andromaque

(Elle lit.)

Et quelle est cette peur dont le coeur est frappé, Seigneur ? Quelque Troyen leur est-il échappé ?


Leur haine pour Hector n'est pas encore éteinte : Ils redoutent son fils ! – Digne objet de leur crainte ! Un enfant malheureux qui ne sait pas encor Que Pyrrhus est son maître et qu'il est fils d'Hector !...

EMBARRAS GÉNÉRAL

Hum !... Heu...

GENTZ.

Charmante voix !...

MARIE-LOUISE.

Prenez une autre page.

THÉRÈSE.

Helas ! Il m'en souvient ! le jour que son courage Lui fit chercher Achille ou plutôt le trépas, Il demanda son fils, et le prit dans ses bras : Chère épouse, dit-il, en essuyant mes larmes, J'ignore quel succès le sort garde à mes armes, Je te laisse mon fils...

(Embarras général.)

Hum ! Oui !

MARIE-LOUISE.

Si nous passions A quelque autre ?... Prenez...

THÉRÈSE.

Les Méditations » ?

MARIE-LOUISE

Ah ! je connais l'auteur ! – Ce sera moins maussade. Il a dîné chez nous.

(A Scarampi.)

L'attaché d'ambassade !

THÉRÈSE, lisant.

Jamais des séraphins les chants mélodieux De plus divins accords n'avaient ravi les deux : Courage, enfant déchu d'une race divine...

(Au moment où elle dit ce vers, le duc parait dans la porte du fond, Thérèse s'aperçoit, s'interrompt, se lève. – Tout le monde se retourné et se lève,


SCÈNE VIII

LES MÊMES, LE DUC

LE DUC.

Je demande pardon, ma mère, à Lamartine.

MARIE-LOUISE.

Frantz, bonne promenade ?

LE DUC, descendant. Il est eu costume de cheval, très élégant, la fleur à la boutonnière, la cravache à la main.

Exquise. Un temps très doux.

(Se retournant vers Thérèse.)

– Mais à quel vers, Mademoiselle, en étiez-vous ?

THÉRÈSE, la regardant, avec émotion, après une seconde d'hésitation.

Courage, enfant déchu d'une race divine, Tu portes sur ton frunt ta superbe origine ; Tout homme en te voyant...

MARIE-LOUISE, sèchement, se levant.

C'est bien. Cela suffit,

L'ARCHIDUCHESSE, aux enfants, leur montrant le duc.

Allez dire bonjour à votre cousin

(Les enfants se rapprochent du duc qui s'est assis et l'entourent. Une petite fille et un petit garçon grimpent sur ses genoux.)

SCARAMPI, bas, avec colère, à Thérèse.

Fi !

THÉRÈSE.

Quoi donc ?

UNE DAME, regardant le duc.

Comme il est pâle !

UNE AUTRE, de même.

Il n'a pas l'air de vivre !

SCARAMPI, à Thérèse.

Quels passages toujours choisissiez-vous ?

THÉRÈSE.

Le livre S'ouvrait toujours tout seul... jamais je ne voulus...

(Scarampi s'éloigne en haussant les épaules.)


GENTZ, qui a entendu.

Le livre s'ouvre seul aux feuillets souvent lus !

THÉRÈSE, à part, regardant mélancoliquement le duc.

Des archiducs sur ses genoux !...

L'ARCHIDUCHESSE, se penchant au dossier du fauteuil.

Je suis contente De te voir. – Je suis ton amie.

(Elle lui tend la main.)

LE DUC, lui baisant la main.

Oui, toi, ma tante.

GENTZ, à Thérèse qui ne quitte pas le prince des yeux.

Comment le trouvez-vous, avec son petit air De Chérubin qui lit en cachette Werther ?

(Les petits princes, autour du duc, admirent l'élégance de leur grand cousin, jouent avec sa chaîne, ses breloques, contemplent sa riche cravate.)

LA PETITE FILLE, qui est sur ses genoux, admirablement.

Tes cols sont toujours beaux !

LE DUC, saluant.

Votre Altesse est bien bonne.

THÉRÈSE, à part, avec un sourire douloureux.

Ses cols !...

LE PETIT GARÇON, qui a pris la cravache du prince et en fouette l'air.

Personne n'a des sticks pareils ?

LE DUC, gravement.

Personne !

THÉRÈSE, à part, de même.

Ses sticks !...

UN AUTRE PETIT GARÇON, touchant les gants que le duc vient de retirer et de jeter sur une table.

Oh ! et tes gants !

LE DUC.

Superbes, mon chéri !

LA PETITE FILLE, le doigt sur l'étoffe de son gilet.

C'est en quoi, ton gilet ?

LE DUC.

C'est en Pondichéry.


THÉRÈSE, prise d'une envie de pleurer.

Oh !

L'ARCHIDUCHESSE, souriant.

Tu portes ta fleur...

LE DUC, se levant, avec une frivolité amère et forcée.

A la mode dernière ! Vous remarquez ? Dans la troisième boutonnière !

(A ce moment, Thérèse éclate en sanglots.)

DES DAMES, autour d'elle.

Hein ? qu'a-t-elle ?

THÉRÈSE.

Pardon !... je ne sais pas... c'est fou !... Seule ici, ... loin des miens... brusquement...

MARIE-LOUISE, qui s'est approchée, avec un attendrissement bruyant.

Pauvre chou !

THÉRÈSE.

Mon coeur s'est si longtemps contenu...

MARIE-LOUISE, l'embrassant.

Qu'il s'épanche !

LE DUC, qui a fait quelques pas, sans avoir l'air de remarquer ces larmes, s'arrête, poussant du pied quelque chose sur le tapis.

Tiens ! qu'est-ce que j'écrase ?

(Il se penche, ramasse.)

Une cocarde blanche ?

METTERNICH, s'avançant, avec embarras.

Heu !...

LE DUC, à l'attaché français.

Ce doit être à vous, Monsieur ! – Votre chapeau ?

(L'attaché le lui montre avec embarras. Le duc aperçoit la cocarde tricolore.)

Ah !

(A Metternich.)

Je ne savais pas... Mais alors, – le drapeau ?

METTERNICH.

Altesse...

LE DUC.

Il l'est aussi ?...


METTERNICH.

Oui... c'est sans importance..

LE DUC, flegmatiquement.

Aucune.

METTERNICH.

Question de couleur...

LE DUC.

De nuance.

(Il a pris le chapeau de l'attaché et, sur le feutre noir, a rapproché les deux cocardes ; il les compare, en artiste, éloignant le chapeau, la tête penchée...)

Je crois, voyez-vous même, hein ? en clignant les yeux, Que c'est décidément...

(Il montre la tricolore.)

Celle-ci qui fait mieux.

(Il jette la blanche, et passe, nonchalamment. – Sa mère le prend par le bras et le mène devant les boites de papillons que le docteur, rentré depuis un instant, vient d'étaler sur la grande table.)

LE DUC.

Des papillons ?

MARIE-LOUISE, cherchant à l'intéresser.

C'est ce grand noir que tu préfères ??

LE DUC.

Il est gentil.

LE DOCTEUR, vivement.

Il naît sur les ombellifères.

LE DUC.

Il me regarde, avec ses ailes.

LE DOCTEUR, souriant.

Tous ces yeux ? Nous appelons cela des lunules.

LE DUC.

Tant mieux.

LE DOCTEUR.

Vous regardez ce gris qui de bleu se ponctue ?

LE DUC.

Non.

LE DOCTEUR.

Que regardez-vous ?


LE DUC.

L'épingle qui le tue.

(Il s'éloigne.)

LE DOCTEUR, à Marie-Louise.

Tout l'ennuie !

MARIE-LOUISE, à Scarampi.

Attendons... je compte sur l'effet...

SCARAMPI, mystérieusement.

Oui, de notre surprise.

GENTZ, qui s'est approché du duc, lui présentant une bonbonnière.)

Un bonbon ?

LE DUC, prenant un bonbon et le goûtant.

Oh ! parfait ! Un goût tout à la fois de poire et de verveine, Et puis. attendez... de...

GENTZ.

Non, ce n'est pas la peine.

LE DUC.

Pas la peine, de quoi ?

GENTZ.

D'avoir l'air d'être là. J'y vois plus clair que Metternich. Un chocolat ?

LE DUC.

Que voyez-vous ?

GENTZ.

Quelqu'un qui souffre, au lieu de prendre Le doux parti de vivre en prince jeune et tendre. Votre âme bouge encore. On va dans cette cour L'endormir de musique et l'engourdir d'amour. J'avais une âme aussi, moi, comme tout le monde... Mais pfft !... et je vieillis, doucettement immonde, Jusqu'au jour où vengeant sur moi la Liberté, Un de ces jeunes fous de l'Université Dans mes bonbons, dans mes parfums, et dans ma boue, Me tuera comme Sand a tué Kotzebue ! Oui, j'ai peur – voulez-vous quelques raisins sucrés ? – D'être tué par l'un d'entre eux !


LE DUC, tranquillement, prenant un bonbon.

Vous le serez.

GENTZ, reculant.

Hein ? Comment ?

LE DUC.

Vous serez tué par un jeune homme.

GENTZ.

Mais.

LE DUC.

Que vous connaissez.

GENTZ.

Monseigneur...

LE DUC.

Il se nomme Frédéric. C'est celui que vous avez été. Puisqu'en vous maintenant il est ressuscité, Puisque, comme un remords, il vous parle à voix basse, C'est fini, celui-là ne vous fera plus grâce.

GENTZ.

C'est vrai que ma jeunesse, en moi, lève un poignard ! Ah ! je ne m'étais pas trompé sur ce regard : C'est celui de quelqu'un qui s'exerce à l'Empire...

LE DUC.

Monsieur, je ne sais pas ce que vous voulez dire,

(Il s'éloigne. – Metternich rejoint Gentz.)

METTERNICH, à Gentz, en souriant.

Tu causais avec…

GENTZ.

Oui.

METTERNICH.

Très gentil.

GENTZ.

En effet.

METTERNICH.

Je le tiens tout à fait dans ma main.

GENTZ.

Tout à fait.


LE DUC, est arrivé devant Thérèse qui, assise, dans un coin, devant un guéridon, feuillette un livre. Il la regarde un instant, qui ne l'a pas vu venir, – puis, à mi-voix :

Pourquoi donc pleuriez-vous ?

THÉRÈSE, tressaillant, et se levant toute troublée.

Parce que...

LE DUC.

Non.

THÉRÈSE.

Altesse !

LE DUC.

Je sais pourquoi.

(Il s'éloigne rapidement, et se trouve devant Metternich qui ayant pris son chapeau et ses gants pour sortir, le salue.)

Ne pleurez pas.

METTERNICH, saluant le duc,

Duc, je vous laisse.

(Le Duc répond par une inclination de tête. – Metternich sort, emmenant l'attaché.)

LE DUC, à Marie-Louise et à Dietrichstein

qui feuillettent des papiers, en chuchotant.

Vous lisez mon dernier travail ?

DIETRICHSTEIN.

Il est charmant. Mais pourquoi faire exprès des fautes d'allemand ? C'est une espièglerie !

MARIE-LOUISE, choquée.

A votre âge être espiègle, Mon fils !

LE DUC.

Que voulez-vous ? je ne suis pas un aigle !

DIETRICHSTEIN, soulignant de l'ongle une faute

Vous mettez encor « France » au féminin !

LE DUC.

Hélas ! Moi je ne sais jamais si c'est der, die ou das !

DIETRICHSTEIN.

Le neutre, seul. ici serait correct !


LE DUC.

Mais pleutre. – Je n'aime pas beaucoup que la France soit neutre.

MARIE-LOUISE, à Thalberg qui pianote.

Mon fils a la musique en horreur !

LE DUC.

En horreur.

LORD COWLEY, s'avançant vers le duc.

Altesse...

DIETRICHSTEIN, bas au duc.

Un mot aimable.

LE DUC.

Hein ?

DIETRICHSTEIN, bas au duc.

C'est l'ambassadeur D'Angleterre.

L'AMBASSADEUR.

Tantôt galopant, hors d'haleine, D'où reveniez-vous donc, Prince ?

LE DUC.

De Sainte-Hélène.

L'AMBASSADEUR, interloqué.

Plaît-il ?

LE DUC.

C'est un coin vert, gai, sain, – et beau, le soir ! On y est à ravir. Je voudrais vous y voir.

(Il salue et passe.)

GENTZ, vivement à l'ambassadeur d'Angleterre,

tandis que le duc s'éloigne.

Sainte-Hélène est le nom du principal village D'Helenenthal, ce site exquis du voisinage.

L'AMBASSADEUR.

Ah ! oui ? – Je crois, soit dit sans le lui reprocher, Que c'est, dans mon jardin, une pierre...

GENTZ.

Un rocher !

DES VOIX, au fond

On part !


L'ARCHIDUCHESSE, à Marie-Louise.

Viens-tu, Louise ?

MARIE-LOUISE.

Oh ! moi, non !

CRIS.

En voiture !

L'ARCHIDUCHESSE, au duc

Et toi, Frantz ?

MARIE-LOUISE.

Non, mon fils déteste la nature ! Il galope lorsqu'il traverse Helenenthal !

LE DUC.

Oui, je galope.

MARIE-LOUISE.

Ah ! tu n'es pas sentimental !

(Brouhaha. – Saluts. – Toute la compagnie sort dans un tumulte de voix.)

MONTENEGRO, en sortant

Je connais un endroit pour goûter, où le cidre...

Sa voix se perd au fond.)

CRIS, au dehors.

Au revoir ! au revoir !

GENTZ, sur le balcon, criant.

Ne parlez pas de l'hydre !...

(Rires, grelots des voitures qui s'éloignent)

THÉRÈSE, à Tiburce, qui prend congé.

Adieu, mon frère...

TIBURCE, l'embrassant au front

Adieu...

(Il s'incline devant Marie-Louise, et sort avec Bombelles.)

MARIE-LOUISE, aux dames d'honneur, leur confiant Thérèse.

Menez-la maintenant Chez elle...

(Thérèse sort. emmenée par les dames. – Le duc s'est assis, remuant distraitement des livres sur une table. – Marie-Louise fait signe en souriant à Scarampi, qui est restée, – puis s'avance vers le duc.)


SCÈNE IX

LE DUC, MARIE-LOUISE, SCARAMPI, puis UN TAILLEUR et UNE ESSAYEUSE.

MARIE-LOUISE, au duc.

Franz...

(Il se retourne.)

Je vais vous égayer...

LE DUC.

Vraiment ?

(Scarampi ferme soigneusement toutes les portes.)

MARIE-LOUISE.

Chut ! J'ai fait un complot !...

LE DUC.

Vous, un complot !

MARIE-LOUISE.

Immense ! Chut ! On nous interdit tout ce qui vient de France ! Mais moi, j'ai fait venir en secret, de Paris, De chez deux grands faiseurs, ..

(Elle lui donne une petite tape sur la joue.)

allons, coquet, souris ! Chut !... pour vous un tailleur...

(Montrant Scarampi.)

Pour nous, une essayeuse ! Je crois que mon idée est vraiment !...

LE DUC.

Merveilleuse.

SCARAMPI, allant ouvrir la porte de l'appartement de Marie-Louise.

Entrez !

(Entrent une demoiselle – élégance de mannequin – qui porte deux grands cartons à robes, et un jeune homme habillé comme une gravure de modes 1830, les bras chargés de vêtements pliés et de boîtes.)

LE TAILLEUR, descend vers le duc, tandis qu'au fond, l'essayeuse déballe les robes sur un canapé. Après un profond salut, il s'agenouille vivement et ouvrant les boîtes, défaisant les paquets, faisant bouffer des. cravates, dépliant des vêtements : )


Si Monseigneur daigne jeter les yeux... J'ai là des nouveautés charmantes ! Ces messieurs Ont assez confiance en mon goût. Je les guide. Les cravates d'abord. – Un violet languide. – Un marron sérieux. – On porte le foulard. – Je vois avec plaisir que Son Altesse a l'art De nouer son écharpe. – Un dessin en quinconce ! – Oui, le noeud est parfait, il est noble, il engonce. – Et comment Monseigneur trouve-t-il ce gilet Sur lequel des bouquets s'effeuillèrent ?

LE DUC.

Très laid.

LE TAILLEUR, continuant à faire un étalage sur le tapis.

Ceux-ci laisseront-ils son Altesse de marbre ? Poil de chèvre, pourtant ! – Tissu d'écorce d'arbre ! – Redingote vert nuit. Les poignets très étroits. Est-ce hautain ? Gilet à six boutons, dont trois Restent déboutonnés en haut, – grande élégance ! Est-ce spirituel, cette petite ganse ? – Et ce frac par nos soins artistement râpé, Bleu, sur un pantalon de fin coutil jaspé : C'est tout à fait coquet, léger, garde-française ! Laissons cette jaunâtre et lourde polonaise – Hamlet peut-il porter le pourpoint de Falstaff ? – Et venons aux manteaux, Prince : grand plaid en staff, Demi-collet, figurant manches par derrière. Trop excentrique ? Soit. – Cet autre, dit : Roulière, Sobre, a je ne sais quoi de large et d'espagnol, Bon pour rendre visite à quelque dona Sol !

(Il le jette sur ses épaules, et fait quelques pas, superbe).

Travail soigné, chaînette en argent, col en martre ; Fait dans nos ateliers du boulevard Montmartre. Simple, mais d'une coupe !... et la coupe, c'est tout !

MARIE-LOUISE, qui est restée debout près du duc, le voyant plus pâle, et les yeux fixes, comme s'il n'écoutait plus, – au tailleur.

Vous fatiguez le duc avec votre bagoût !

LE DUC, tressaillant.

Non, laissez, je rêvais... car je n'ai pas coutume,


Quand mon tailleur viennois vient m'offrir un costume, D'entendre tous ces mots pittoresques et vifs... Tout cela... tout ce choix amusant d'adjectifs, Tout cela, qui pour vous n'est qu'un bagoût vulgaire, Cela me... cela m'a...

(Ses yeux se sont remplis de larmes – et brusquement.)

Non, rien, laissez, ma mère.

MARIE-LOUISE, remontant vers Scarampi et l'essayeuse.

Regardons nos chiffons !... Des manches à gigot ?...

L'ESSAYEUSE.

Toujours !

LE TAILLEUR, au duc, lui montrant des échantillons collés sur une feuille.

Drap... Casimir... Marengo...

LE DUC.

Marengo ?

LE TAILLEUR, froissant l'échantillon entre ses doigts.

C'est un bon cuir de laine et défiant l'usure.

LE DUC.

Je suis de votre avis. Marengo, cela dure.

LE TAILLEUR.

Que nous commandez-vous ?

LE DU

Je n'ai besoin de rien.

LE TAILLEUR.

On a toujours besoin d'un habit allant bien.

LE DUC.

J'aimerais combiner...

LE TAILLEUR.

A votre fantaisie ? Que toujours ta pensée, ô client, soit saisie ! Dites : Nous saisirons. C'est l'art de ce métier ! – Nous habillons Monsieur Théophile Gautier.

LE DUC, ayant l'air de chercher.

Voyons...

L'ESSAYEUSE, au fond, exhibait d'énormes chapeaux, que Marie-Louise essaye, devant la glace.

Paille de riz – récouverte de blonde,


Ce n'est pas le chapeau, dame, de tout le monde !

LE DUC, rêvant.

Pouvez-vous faire ?

LE TAILLEUR, précipitamment.

Tout !...

LE DUC.

Un...

LE TAILLEUR.

Tout ce que voudra Son Altesse !

LE DUC.

un habit...

LE TAILLEUR.

Parfaitement !

LE DUC.

d'un drap... Ah ! au fait, de quel drap ?... uni, tout simple ?...

LE TAILLEUR.

Certe !

LE DUC.

Et la couleur, voyons, que diriez-vous de... verte ?

LE TAILLEUR.

L'idée est excellente !

LE DUC.

Un petit habit vert. Laissant peut-être voir le gilet...

LE TAILLEUR.

Très ouvert !

LE DUC.

Pour animer la basque, un peu, quand elle bouge, Si la patte avait un... liséré rouge ?

LE TAILLEUR, étonné un instant

Rouge ?

Ce sera ravissant.

LE DUC.

Eh bien ! et le gilet ? Comment est le gilet à votre avis ?


LE TAILLEUR, chantant.

Il est ?...

LE DUC.

Il est blanc.

LE TAILLEUR.

Son Altesse a du goût.

LE DUC.

Puis je pense Qu'une culotte courte...

LE TAILLEUR.

Ah !

LE DUC.

Oui.

LE TAILLEUR.

Quelle nuance ?...

LE DUC.

Je la vois assez blanche, en casimir soyeux.

LE TAILLEUR.

Oh ! le blanc, c'est toujours ce qu'il y a de mieux !

LE DUC.

Boutons gravés...

LE TAILLEUR.

Gravés ?... ce n'est pas dans les règles.

LE DUC.

Si, ... quelque chose... un rien ! dessus... des petits aigles...

LE TAILLEUR, comprenant tout d'un coup quel est le petit habit vert que se commande le prince, – tressaille, et d'une voix étouffée,

Des petits ?...

LE DUC, changerent de ton, brusquement

Eh bien ! quoi ? qu'est-ce qui te fait peur ? Et pourquoi donc ta main tremble-t-elle, tailleur ? Qu'est-ce que cet habit a d'extraordinaire ? Tu ne te vantes plus de pouvoir me le faire ?

L'ESSAYEUSE, au fond.

Chapeau cabriolet, garniture pavots !

LE DUC, se levant.

Remporte donc, tailleur, tes modèles nouveaux, Et tes échantillons grotesques sur leur feuille,


Car ce petit habit, c'est le seul que je veuille !

LE TAILLEUR, se rapprocha

Mais je...

LE DUC.

C'est bon ! Va-t'en ! Ne sois pas indiscret !

LE TAILLEUR.

Mais...

LE DUC, avec un geste mélancolique.

Il ne m'irait pas, d'ailleurs !...

LE TAILLEUR

Il vous irait.

LE DUC, se retournant, avec hauteur.

Tu dis ?

LE TAILLEUR, tranquillement

Il vous irait très bien.

LE DUC, le regardant avec stupeur.

L'audace est grande.

LE TAILLEUR, s'inclinant.

Et j'ai les pleins pouvoirs pour prendre la commande.

LE DUC.

Ah ?

(Silence. Ils se regardent dans les yeux.)

LE TAILLEUR.

Oui !

L'ESSAYEUSE, au fond, passant un manteau à Marie-Louise.

Manteau de gros de la Chine, bouffant ; Revers brodé, manche en oreille d'éléphant.

LE DUC, un peu ironique.

Ah ? ah ?

LE TAILLEUR.

Oui, Monseigneur.

LE DUC.

Très bien. Monsieur conspire. Je ne m'étonne plus que vous citiez Shakspeare.

LE TAILLEUR, bas et vite, lui désignant un des vêtements étalés.

La redingote olive a des noms sous son shall : Écoles... Députés... Un pair... Un maréchal.


L'ESSAYEUSE, au fond.

Spencer en jaconas ; jupe en caroléide.

LE TAILLEUR.

On peut vous faire fuir.

LE DUC, froidement.

Pour que je me décide, Il faut qu'auparavant, j'aille, voilà le hic, Consulter mon ami, Monsieur de Metternich.

LE TAILLEUR, souriant.

Vous vous méfierez moins quand vous saurez, Altesse, Que c'est une cousine à vous...

LE DUC.

Hein ?

LE TAILLEUR.

La comtesse Camerata, la fille...

LE DUC,

Ah ! Je sais..... d'Élisa !...

LE TAILLEUR.

Oui, celle qui toujours se singularisa, Qui toujours, dans la vie, amazone sans casque, Portant avec orgueil sa race sur son masque, Brave un péril, tient un fleuret, dompte un pur sang !...

L'ESSAYEUSE, au fond

Un petit canezou d'organdi, ravissant !

LE TAILLEUR.

Quand vous saurez que c'est cette Penthésilée...

L'ESSAYEUSE.

Le col n'est qu'épinglé, la manche faufilée !...

LE TAILLEUR.

Qui mène le complot dont je vous parle...

LE DUC, hésitant encore à se livrer.

Dieu ! – La preuve de cela ?

LE TAILLEUR.

Tournez la tête un peu. Regardez, sans en avoir l'air, la demoiselle Qui déballe, à genoux, des toilettes...


LE DUC a tourné la tête. Ses yeux rencontrent ceux de l'essayeuse, qui le regarde à la dérobee.

C'est elle ! A Vienne, un soir déjà, brusque, sur mon chemin, Elle sortit d'un grand manteau, baisa ma main, Et s'enfuit en criant : « J'ai bien le droit, peut-être, De saluer le fils de l'Empereur mon maître !... »

(Il la regarde encore, et dit lentement.)

C'est une Bonaparte, – et nous nous ressemblons... Oui, mais elle n'a pas, elle, les cheveux blonds !...

MARIE-LOUISE.

Nous allons essayer par là. Venez, ma fille, – Ah ! Frantz, c'est à Paris seulement qu'on habille !

LE DUC.

Oui, ma mère.

MARIE-LOUISE.

Aimez-vous le goût parisien ?

LE DUC.

A Paris, en effet, on vous habillait bien.

(Marie-Louise, Scarampi et la demoiselle entrent dans l'appartement de Marie-Louise, important les robes à essayer.

SCÈNE X

LE DUC, LE JEUNE HOMME, un instant, LA COMTESSE CAMERATA,

LE DUC.

Vous, qui donc êtes-vous ?

LE JEUNE HOMME,

Qu'importe ? un anonyme, Las de vivre en un temps qui n'a rien de sublime, Et de fumer sa pipe en parlant d'idéal. Ce que je suis ? Je ne sais pas. Voilà mon mal. Suis-je ? Je voudrais être, – et ce n'est pas commode. Je lis Viclor Hugo... Je récite son Ode A la Colonne. Je vous conte tout cela


Parce que tout cela, mon Dieu. c'est toute la Jeunesse !... Je m'ennuie avec extravagance, Et je suis, Monseigneur, artiste, et Jeune France, – De plus, carbonaro, pour vous servir. – L'ennui Ne me laissant jamais deux minutes sans lui, J'ai porté des gilets plus ou moins écarlates, Et je me suis distrait avec ça : les cravates. J'y fus très compétent. Voilà pourquoi d'ailleurs On me charge aujourd'hui de jouer les tailleurs. J'ajoute, pour poser en pied mon personnage, Que je suis libéral et basiléophage. – Ma vie et mon poignard, Altesse, sont à vous.

LE DUC.

Monsieur, vous me plaisez, mais vos propos sont fous.

LE JEUNE HOMME, après un sourire, changeant de ton.

Ne me jugez pas trop sur ce qu'ils ont d'étrange ; Un besoin d'étonner, malgré moi, me démange ; Mais sincère est le mal dont je me sens ronger Et qui me fait chercher cet oubli : le danger !

LE DUC, rêveur.

Un mal ?

LE JEUNE HOMME.

Un grand dégoût frémissant...

LE DUC, secouant la tête.

L'ame lourde

LE JEUNE HOMME.

Des élans retombants...

LE DUC.

L'inquiétude sourde...

LE JEUNE HOMME.

La mauvaise fierté de ce que nous souffrons...

LE DUC.

L'orgueil de promener le plus pâle des fronts...

LE JEUNE HOMME.

Monseigneur...

LE DUC.

Le dédain de ceux qui peuvent vivre Satisfaits...


LE JEUNE HOMME.

Monseigneur !

LE DUC.

Le doute...

LE JEUNE HOMME.

Dans quel livre, Vous si jeune, avez-vous appris le coeur humain ? C'est là ce que sens !

LE DUC.

Donne-moi donc la main, Puisque comme un jeune arbre, ami, que l'on transplante, Emporte sa forêt dans sa sève ignorante, Et quand souffrent au loin ses frères, souffre aussi, Sans rien savoir de vous, moi, j'ai tout seul ici Senti monter du fond de mon sang le malaise Dont souffre en ce moment la jeunesse française !

LE JEUNE HOMME.

Je crois que notre mal est le vôtre plutôt ; Car d'où tombe sur vous ce trop pesant manteau ? Enfant à qui d'avance on confisqua la gloire, Prince pâle, si pâle en la cravate noire, De quoi donc êtes-vous pâle ?

LE DUC.

D'être son fils !

LE JEUNE HOMME.

Eh bien ! faibles, fiévreux, tourmentés par jadis, Murmurant comme vous : Que reste-t-il à faire ?... Nous sommes tous un peu les fils de votre père.

LE DUC, lui mettant la main sur l'épaule.

Vous êtes ceux de ses soldats : c'est aussi beau ! Et ce n'est pas un moins redoutable fardeau... Mais cela m'enhardit. Je peux parfois me dire : Ils ne sont que les fils des héros de l'Empire, Ils se contenteront du fils de l'Empereur.

LA COMTESSE CAMÉRATA, sortant de l'appartement de Marie-Louise et feignant de chercher quelque chose, à voix très haute.

Pardon ! L'écharpe ?...


(Bas.)

Chut ! Je vends avec fureur !

LE DUC, à mi-voix, rapidement.

Merci !

LA COMTESSE, de nième.

Mais j'aimerais mieux vendre des épées !... C'est vexant de parler la langue des poupées !...

LE DUC.

Belliqueuse, je sais !

LA VOIX DE MARIE-LOUISE, dehors.

Cette écharpe ?

LA COMTESSE, haussant la voix.

Je la Cherche !

LE DUC, lui prenant la main, bas.

Il parait que dans cette fine main-là, La cravache...

LA COMTESSE, de même. riant.

J'adore un cheval qui se cabre !

LE DUC.

Vous faites du fleuret. paraît-il ?

LA COMTESSE.

Et du sabre !

LE DUC.

Prête à tout ?

LA COMTESSE, criant, vers la porte restée entr'ouverte

Mais vraiment je la cherche partout !

(Bas, au duc.)

Prête pour Ton Altesse Impériale, à tout !

LE DUC.

Cousine, vous avez le coeur d'une lionne !

LA COMTESSE.

Et je porte un beau nom.

LE DUC.

Lequel ?

LA COMTESSE.

Napoléone !


LA VOIX DE SCARAMPI. dans la chambre.

Vous ne la trouvez pas ?

LA COMTESSE, haut.

Non !

LA VOIX DE MARIE-LOUISE

Sur le clavecin !

LA COMTESSE, vite, bas, s'éloignant du duc.

Je me sauve ! Causez de notre grand dessein !

(Poussant un cri comme si elle trouvait l'écharpe, qu'elle tire de son corsage où elle l'avait cachée.)

Ah ! enfin !

LA VOIX DE SCARAMPI.

Vous l'avez ?

LA COMTESSE.

Elle était sur la harpe !

(Elle entre dans la chambre, en disant : )

Alors, vous comprenez, on fronce cette écharpe...

(La porte se ferme.)

LE JEUNE HOMME, au duc

Eh bien ! acceptez-vous ?

LE DUC.

Ce que je comprends mal, C'est ce bonapartisme aigu d'un libéral.

LE JEUNE HOMME, souriant

C'est vrai, républicain...

LE DUC.

Vous m'arrivez. en somme, Par un détour !

LE JEUNE HOMME.

Tout chemin mène au Roi de Rome ! Mon rouge, que j'ai cru solidement vermeil, A déteint... ce fut un...

LE DUC.

Déjeuner de soleil.

LE JEUNE HOMME, saluant.

D'Austerlitz ! – Oui, l'histoire à la tête nous monte. Les batailles qu'on ne fait plus, on les raconte ; Et le sang disparait, la gloire seule luit !


Si bien qu'avec un majuscule, II, c'est Lui ! C'est maintenant qu'il fait ses plus belles conquêtes : Il n'a plus de soldats, mais il a les poètes !

LE DUC.

Bref ?

LE JEUNE HOMME.

Bref, – les temps bourgeois, – ce Dieu qu'on exila, Vous, – votre sort touchant, – notre ennui, – tout cela... Je me suis dit...

LE DUC.

Vous vous êtes dit, en artiste, Que ce serait joli d'être bonapartiste.

LE JEUNE HOMME, démonté.

Hein ? – Mais... vous acceptez ?

LE DUC.

Non !

LE JEUNE HOMME.

Quoi ?

LE DUC.

J'écoutais bien, Et vous étiez charmant quand vous parliez, mais rien Ne fut dans votre voix la France toute pure : Il y avait la mode, et la littérature !

LE JEUNE HOMME.

J'ai maladroitement rempli ma mission ! Si la comtesse, là, pouvait parler...

LE DUC.

Non ! J'aime dans son regard cette audace qui brille, Mais ce n'est pas la France, elle, c'est ma famille ! – Quand vous me revoudrez... plus tard... une autre fois... Que votre appel soit fait par une de ces voix Où l'âme populaire, avec rudesse, tremble ! Mais, jeune byronien, qui trop me ressembles ! Rien ne m'eût décidé ce soir – sois sans regret ! Car pour être empereur, je ne me sens pas prêt !


SCÈNE XI

LE DUC, LE JEUNE HOMME, LA COMTESSE puis DIETRICHSTEIN

LA COMTESSE, qui sort de l'appartement de Marie-Louise et entend ces derniers mots, saisie

Vous, pas prêt ?

(Elle se retourne vers la chambre, et vivement.)

C'est compris !... non ! restez !... Je me sauve... Pour le bal de ce soir, la blanche, pas la mauve !...

(Redescendant vivement vers le duc.)

Pas prêt ! Que vous faut-il ?

LE DUC, fermement.

Un an de rêve obscur, De travail.

LA COMTESSE.

Viens régner !

LE DUC.

Non ! mon front n'est pas mûr !

LA COMTESSE.

La couronne suffit pour mûrir une tempe !

LE DUC, montrant la table de travail.

Oui, la couronne d'or qui tombe d'une lampe !

LE JEUNE HOMME.

C'est que l'occasion...

LE DUC, se retournant, avec hauteur.

Plaît-il ? l'occasion ? Serait-ce le tailleur qui reparaît ?

LA COMTESSE.

Mais...

LE DUC.

Non ! J'aurai la conscience à défaut de génie : Je vous demande encor trois cents nuits d'insomnie !

LE JEUNE HOMME, désespéré.

Mais il va confirmer tous les bruits, ce refus !


LA COMTESSE.

On prétend que jamais avec nous tu ne fus !

LE JEUNE HOMME.

Vous êtes « Jeune France ». on vous croit « Vieille Autriche

LA COMTESSE.

On dit qu'on affaiblit ton esprit !

LE JEUNE HOMME.

Qu'on vous triche Sur ce qu'on vous apprend !

LA COMTESSE.

Et que tu ne sais pas L'histoire de ton père !...

LE DUC, sursautant.

On dit cela, là-bas ?

LE JEUNE HOMME.

Que leur répondrons-nous ?

LE DUC, violemment.

Répondez-leur...

(A ce moment une porte s'ouvre. Dietrichstein parait. Le duc, se retournant vers lui, très naturellement.)

Cher comte ?

DIETRICHSTEIN.

C'est d'Obenaus.

LE DUC.

Pour mon cours d'histoire ? – Qu'il monte !

(Dietrichstein sort. Le duc montrant au jeune homme et à la comtesse les vêtements épars.)

Mettez le plus de temps possible à tout plier Et tâchez dans ce coin de vous faire oublier !

(Voyant Dietrichstein rentrer avec d'Obenaus, – à d'Obenaus.)

Bonjour, mon cher baron.

(Négligemment à la comtesse et au jeune

homme en leur montrant un paravent.)

Achevez, là, derrière,

Vos paquets !...

(A. d'Obenaus.)

Mon tailleur...

D'OBENAUS.

Ah !...


LE DUC.

Et la couturière De la duchesse...

D'OBENAUS.

Ah ! Ah !

LE DUC.

Vous gênent-ils ?

D'OBENAUS, qui s'est assis derrière la table avec Dietrichstein.

Non, non !

SCÈNE XII

LE DUC, DIETRICHSTEIN, D'OBENAUS, – LA COMTESSE et le JEUNE HOMME

derrière un paravent.

LE DUC, qui s'est assis en face d'eux.

Messieurs, je suis à vous, je taille mon crayon Pour noter quelque date, ou bien quelque pensée...

D'OBENAUS.

Reprenons la leçon où nous l'avions laissée. – Nous étions en mil huit cent cinq.

LE DUC, taillant son crayon.

Parfaitement.

D'OBENAUS.

Donc en mil huit cent six...

LE DUC

Aucun événement N'avait marqué l'année alors ?

D'OBENAUS.

Hein ? quelle année ?

LE DUC, soufflant la poudre de mine de plomb tombée sur son papier

Mil huit cent cinq.

D'OBENAUS.

Pardon... J'ai cru... La Destinée Fut cruelle au bon droit. Sur ces heures de deuil,


Nous ne jetterons donc qu'un rapide coup d'oeil. – Quand le penseur s'élève au-dessus de l'Histoire...

LE DUC.

Donc en mil huit cent cinq, Monsieur, rien de notoire ?

D'OBENAUS, vivement.

Un grand fait, Monseigneur, que j'allais oublier : La restauration du vieux calendrier. – Un peu plus tard, ayant provoqué l'Angleterre, L'Espagne

LE DUC, doucement.

Et l'Empereur, Monsieur ?

D'OBENAUS.

Lequel ?

LE DUC.

Mon père,

D'OBENAUS.

II...

LE DUC.

Il n'avait donc pas quitté Boulogne ?

D'OBENAUS.

Oh ! si !

LE DUC.

Où donc était-il ?

D'OBENAUS.

Mais... justement... par ici.

LE DUC, stupéfait.

Tiens !

DIETRICHSTEIN, vivement.

Il s'intéressait beaucoup à la Bavière...

D'OBENAUS.

Au traité de Presbourg, le voeu de votre père Fut en cela conforme à celui des Habsbourg...

LE DUC.

Qu'est-ce que c'est que ça, le traité de Presbourg ?

D'OBENAUS.

C'est l'accord, Monseigneur, par lequel se termine Toute une période...


LE DUC, regardant son crayon.

Ah ! – j'ai cassé ma mine !

D'OBENAUS.

En l'an mil huit cent sept...

LE DUC.

Déjà ? –

(Il a retaillé tranquillement

tranquillement crayon.)

Là, ça va bien. – Quelle drôle d'époque, il ne se passe rien.

D'OBENAUS.

Si, Monseigneur ! Prenons la maison de Bragance : Le roi...

LE DUC, doucement.

Mais l'Empereur, Monsieur ?

D'OBENAUS.

Lequel ?

LE DUC.

De France.

D'OBENAUS.

Rien de très important jusqu'en mil huit cent huit ; Signalons en passant le traité de Tilsitt...

LE DUC, ingénument.

Mais on ne faisait donc que des traités ?

D'OBENAUS.

L'Europe.

LE DUC.

Ah ! oui, vous résumez !

D'OBENAUS.

Oh ! je ne développe Que lorsque...

LE DUC.

Il y eut donc autre chose ?

D'OBENAUS.

Mais...

LE DUC.

Quoi ?


D'OBENAUS.

Je...

LE DUC.

Quoi ? Qu'arriva-t-il d'autre ? dites-le-moi !

D'OBENAUS.

Mais je... je ne sais pas... Votre Altesse veut rire...

LE DUC.

Vous ne le savez pas ? Moi je vais vous le dire.

(Se levant.)

Le six octobre mil huit cent cinq.

DIETRICHSTEIN ET D'OBENAUS, se levant

Hein ? – Comment ?

LE DUC.

Quand nul ne s'attendait à le voir, au moment Où, regardant planer un aigle prêt à fondre, Vienne se rassurait en disant ; « c'est sur Londre !... » Ayant quitté Strasbourg, franchi le Rhin à Kehl, L'Empereur...

D'OBENAUS.

L'Empereur ?...

LE DUC.

Et vous savez lequel ! Gagne le Wurtemberg, le grand-duché de Bade...

DIETRICHSTEIN, consterné.

Ah ! mon Dieu !

LE DUC.

Fait donner à l'Autriche une aubade De clairons par Murat, et par Soult, de tambour, Laisse ses maréchaux à Wertingen, Augsbourg, Remporter deux ou trois victoires, – les hors-d'oeuvre !...

D'OBENAUS.

Mais, Monseigneur...

LE DUC.

... Poursuit d'admirables manoeuvres, Arrive devant Ulm sans s'être débotté, Ordonne qu'Elchingen par Ney soit emporté, Rédige un bulletin joyeux, terrible et sobre, Fait préparer l'assaut... et, le dix-sept octobre


On voit se désarmer aux pieds de ce héros Vingt-sept mille Autrichiens et dix-huit généraux ! – Et l'Empereur repart !

DIETRICHSTEIN.

Monseigneur !

LE DUC.

En novembre, Il est à Vienne, il couche à Schoenbrünn, dans ma chambre

D'OBENAUS.

Mais...

LE DUC

Il suit l'ennemi ; sent qu'il l'a dans la main, Un soir il dit au camp : demain ; le lendemain, Il dit en galopant sur le front de bandière : « Soldats, il faut finir par un coup de tonnerre ! » Il va, tachant de gris l'État-major vermeil ; L'armée est une mer ; il attend le soleil ; Il le voit se lever du haut d'un promontoire ; Et, d'un sourire, il met ce soleil dans l'Histoire !

D'OBENAUS, regardant le duc avec désespoir

Dietrichstein !

LE DUC.

Et voilà !

DIETRICHSTEIN.

D'Obenaus !

LE DUC.

La terreur ! La mort ! Deux empereurs battus par l'Empereur ! Vingt mille prisonniers !

D'OBENAUS.

Mais je vous en supplie !...

DIETRICHSTEIN.

Songez que si quelqu'un !...

LE DUC.

La campagne finie ! Des cadavres flottant sur les glaçons d'un lac ! Mon grand-père venant voir mon père au bivouac !...


D'OBENAUS.

Monseigneur !

LE DUC.

Au bivouac !

D'OBENAUS.

Voulez-vous bien vous taire

LE DUC,

Et mon père, accordant la paix à mon grand-père !

DIETRICHSTEIN.

Si quelqu'un entendait...

LE DUC.

Et puis les drapeaux pris.

Distribués ! Huit à la ville de Paris !

(La comtesse et le jeune homme sont peu à peu sortis de derrière le paravent, pâles et frémissants. Ils écoutent le duc avec une émotion croissante. et tout à coup, les boîtes et les cartons, leur échappant des mains, s'écroulent.)

D'OBENAUS, se retournant et les apercevant.

Oh !

LE DUC, continuant

Cinquante au Sénat !

D'OBENAUS.

Cet homme et cette femme !...

DIETRICHSTEIN.

Voulez-vous vous sauver !

LE DUC.

Cinquante à Notre-Dame !

D'OBENAUS.

Ah ! mon Dieu !

LE DUC.

Des drapeaux !

DIETRICHSTEIN.

Vos robes, vos chapeaux !

(Ils les pousse dehors.)

Plus vite ! Allez-vous-en !

LE DUC.

Des drapeaux ! des drapeaux !

(La comtesse et le jeune homme sortent.)

DIETRICHSTEIN.

Ils étaient encore là !


LE DUC.

Des drapeaux !

DIETRICHSTEIN.

Quelle affaire ! Monseigneur...

LE DUC.

Je me tais.

DIETRICHSTEIN.

C'est bien tard pour se taire... Que dira Metternich ?... Ces gens dans ce salon !...

LE DUC.

D'ailleurs pour aujourd'hui, je n'en sais pas plus long... Monsieur le professeur...

(Il tousse.)

DIETRICHSTEIN, lui versant un verre d'eau.

Vous toussez ?... Vite, à boire !...

LE DUC, après avoir bu une gorgée.

N'est-ce pas que j'ai fait des progrès en histoire ?

DIETRICHSTEIN.

Nul livre n'est entré, pourtant, je le sais bien !

D'OBENAUS.

Quand Metternich saura...

LE DUC.

Vous ne lui direz rien. Il s'en prendrait à vous d'ailleurs.

DIETRISCHSTEIN.

Mieux vaut nous taire, Et faire, auprès du prince, intervenir sa mère.

(Il frappe à la porte de Marie-Louise.)

La duchesse ?

SCARAMPI, paraissant.

Elle est prête, entrez.

(Dietrichstein entre chez Marie-Louise.

LE DUC.

Il est fini, J'espère, votre cours ad usum delphini ?...

D'OBENAUS, allant et venant, les bras au ciel.

Comment avez-vous su ?... Je ne peux pas comprendre !


SCÈNE XII

LE DUC, MARIE-LOUISE

MARIE-LOUISE, entrant très agitée, dans une superbe toilette de bal, le manteau sur les épaules. D'Obenaus et Dietrichstein s'éclipsent.

Ah ! mon Dieu ! Qu'est-ce encor ? Que vient-on de m'apprend Vous allez m'expliquer...

LE DUC, lui montrant la fenêtre ouverte,

Ma mère, regardez ! L'heure est belle de calme et d'oiseaux attardés ! Oh ! comme avec douceur le soir perd sa dorure ! Les arbres...

MARIE-LOUISE.

Comment, toi, tu comprends la nature ?

LE DUC.

Peut-être !

MARIE-LOUISË.

Vous allez m'expliquer !...

LE DUC.

Respirez, Ma mère, ce parfum ! Tous les bois sont entrés, Avec lui, dans la chambre...

MARIE-LOUISE, violemment.

Expliquez-moi, vous dis-je !...

LE DUC, continuant, avec douceur.

Chaque bouffée apporte une branche, et prodige Bien plus beau que celui dont Macbeth s'effarait, Ce n'est plus seulement, ma mère, la forêt Qui marche, la forêt qui marche comme folle ; Ce parfum dans le soir, c'est la forêt qui vole.

MARIE-LOUISE, le regardant avec stupeur.

Comment, toi, maintenant, poétique ?

LE DUC.

Il parait !


(On entend une musique lointaine.)

Ecoutez !... une valse !... et banale, on dirait ! Mais elle s'ennoblit en voyageant... Peut-être Qu'en traversant ces bois que fréquenta le Maître, Autour d'une fougère ou près d'un cyclamen, Elle aura rencontré l'âme de Beethoven !

MARIE-LOUISE, qui n'en revient par.

Quoi ! la musique aussi ?

LE DUC.

Quand je veux. – Mais, ma mère, Je ne veux pas. Je hais les sons et leur mystère, Et devant un beau soir je sens avec effroi Quelque chose de blond qui s'attendrit en moi.

MARIE-LOUISE.

Ce quelque chose en toi, mon enfant, c'est moi-même !

LE DUC.

Je ne l'aurais pas dit,

MARIE-LOUISE.

Tu le hais ?

LE DUC.

Je vous aime.

MARIE-LOUISE.

Alors, songe un peu plus au tort que tu me fais ! – Mon père et Metternich pour nous furent parfaits ! Ainsi quand le décret devait te faire « comte », J'ai dit non ! Comte, non ! Au moins duc ! Duc, ça compte ! – Tu es duc de Reichstadt.

LE DUC, récitant.

Seigneur de Gross-Bohen, Buchtierad, Tirnovan, Schwaben, Kron – Pornitzchen.

MARIE-LOUISE.

Quel tact dans ce décret si difficile à faire ! On n'a pas prononcé le nom de votre père.

LE DUC.

Pourquoi n'a-t-on pas mis : né de père inconnu ?

MARIE-LOUIS

Tu peux être le prince – avec ton revenu – Le plus aimable. de l'Autriche – et le plus riche !


LE DUC.

Le plus riche...

MARIE-LOUISE.

Et le plus aimable...

LE DUC.

De l'Autriche !

MARIE-LOUISE.

Goûtez votre bonheur !

LE DUC.

J'en exprime les sucs !

MARIE-LOUISE.

Vous êtes le premier après les archiducs ! Et vous épouserez un jour quelque princesse Ou quelque archiduchesse ou bien quelque...

LE DUC, d'une voix tout d'un coup profonde.

Sans cesse Je revois, tel qu'enfant je l'entrevis un jour, Son petit trône au dossier rond comme un tambour, Et d'un or qu'a rendu plus divin Sainte-Hélène, Au milieu du dossier, petite et simple, l'N, – La lettre qui dit : Non ! au temps !

MARIE-LOUISE.

Mais...

LE DUC. élevant la voix.

Je revois L'N dont il marquait à l'épaule, les rois !

MARIE-LOUISE, se redressant.

Les rois dont vous avez du sang par votre mère !

LE DUC.

Je n'en ai pas besoin de leur sang ! Pourquoi faire ?

MARIE-LOUISE.

Ce fameux héritage ?...

LE DUC.

Il me semble mesquin !

MARIE-LOUISE, indignée.

Quoi ! vous n'êtes pas fier du sang de Charles-Quint ?

LE DUC.

Non ! Car d'autres que moi le portent dans leurs veines ;


Mais lorsque je me dis que j'ai là, dans les miennes, Celui d'un lieutenant qui de Corse venait... Je pleure en regardant le bleu de mon poignet !

MARIE-LOUISE.

Frantz !

LE DUC, s'exaltant de plus eu plus.

A ce jeune sang, le vieux ne peut que nuire. Si j'ai du sang des rois, il faut qu'on me le tire !

MARIE-LOUISE.

Taisez-vous !

LE DUC.

Et d'ailleurs, que dis-je ?... Si j'en eus, Je suis sûr que depuis longtemps je n'en ai plus ! Les deux sangs ont en moi dû se battre, et le vôtre Aura, comme toujours, été chassé par l'autre !

MARIE-LOUISE. hors d'elle.

Tais toi, duc de Reichstadt !

LE DUC, ricanant.

Oui, Metternich. ce fat, Croit avoir sur ma vie écrit : « Duc de Reichstadt ! » Mais haussez au soleil la page diaphane : Le mot « Napoléon » est dans le filigrane !

MARIE-LOUISE, reculant épouvantée.

Mon fils !

LE DUC, marchant sur elle.

Duc de Reichstadt, avez-vous dit ? Non, non ! Et savez-vous quel est mon véritable nom ? C'est celui qu'au Prater la foule qui s'écarte Murmure autour de moi : « Le petit Bonaparte ! »

(Il l'a saisie par les poignets, et il la secoue.)

Je suis son fils ! rien que son fils !

MARIE-LOUISE.

Tu me fais mal !

LE DUC, lui lâchant les poignets, et la serrant dans ses bras.

Ah ! ma mère ! pardon ! Ma mère...

(Avec la plus tendre et la plus douloureuse pitié.)

Allez au bal !


(On entend l'orchestre, au loin, jouer légèrement.)

Oubliez ce que j'ai dit là ! C'est du délire ! Vous n'avez pas besoin même de le redire, Ma mère, à Metternich.

MARIE-LOUISE, déjà un peu rassurée.

Non, je n'ai pas besoin ?...

LE DUC.

La valse avec douceur vient de reprendre au loin. Non ! ne lui dites rien. Et cela vous évite Des ennuis. Oubliez ! Vous oubliez si vite !

MARIE-LOUISE.

Mais je...

LE DUC, lui parlant comme à une enfant, et la poussant insensiblement vers la porte.

Pensez à Parme ! au palais de Salla ! A votre vie heureuse ! Estjce que ce front-là Est fait pour qu'il y passe une ombre d'aile noire ? – Ah ! je vous aime plus que vous n'osez le croire ! – Et ne vous occupez de rien ! pas même – ô Dieux ! – D'être fidèle ! Allez je le serai pour deux ! Souffrez que vers ce bal tendrement je vous pousse. Bonsoir. – Ne mouillez pas vos souliers dans la moussé.

(Il la baise au front.)

Voici, par des baisers, les soucis enlevés. Et vous êtes coiffée à ravir.

MARIE-LOUISE.

Vous trouvez ?

LE DUC.

La voiture est en bas. – Il fait beau. – L'ombre est claire, – Bonsoir, maman. – Amusez-vous !

(Marie-Louise sort. Il descend en chancelant et tombant assis devant sa table, la tête dans ses mains.)

Ma pauvre mère !

(Changeant de ton et attirant à lui des livres et des papiers.)

Travaillons !

(On entend le roulement d'une voiture qui s'éloigne. La porte du fond s'ouvre doucement et l'on aperçoit Gentz introduisant une femme emmitoufflée.)


SCÈNE XIV

LE DUC, puis FANNY ESSLER et GENTZ un instant.

GENTZ, à mi-voix, après avoir écouté.

La voiture est loin.

(Il appelle le duc.)

Prince !

LE DUC, se retournant et apercevant la femme.

Fanny !

FANNY ESSLER, rejetant le manteau qu'elle a jeté hâtivement sur 800 costume de théâtre, apparaît, splendide et rose, en danseuse, et ouvrn les bras.

Frantz !

GENTZ, se retirant à part.

Tout rêve d'Empire est pour l'instant banni !

FANNY, dans les bras du duc.

Frantz !

(D'un bond léger de danseuse, tombe assise sur la table de travail du prince, dont elle ensevelit les livres, sous des froufrous, en disant.)

GENTZ, sortant.

C'est parfait !

FANNY, amoureusement.

Mon Frantz !

(La porte s'est refermée sur Gentz. Fanny s'éloigne vivement du duc et respectueusement, après une révérence.)

Monseigneur !

LE DUC, s'assurant du départ de Gentz,

Parti ! Vite !

FANNY.

J'en ai beaucoup appris pour aujourd'hui.

LE DUC, s'asseyant devant la table, avidement.

La suite !

FANNY, prend la tête du duc dans ses bras, et lentement, avec un effort visible pour se rappeler, elle commence :

Alors, pendant que Ney, toute la nuit, marchait,


Les généraux Gazan...

LE DUC, répétant avec passion, pour graver ces noms dans son âme.

Gazan...

FANNY.

Suchet...

LE DUC.

Suchet...

FANNY.

Faisaient remplir, par leurs canons, chaque intervalle, Et dès le petit jour, la garde impériale...

(Le rideau tombe pendant qu'elle continue.)


ACTE II



ACTE II


SCÈNE I

SEDLINSKY, LES LAQUAIS, L'HUISSIER

SEDLINSKY.

C'est tout ?

PREMIER LAQUAIS.

C'est tout.

SEDLINSKY.

Rien d'anormal ?

DEUXIÈME LAQUAIS.

Rien d'anormal.

TROISIÈME LAQUAIS.

Il mange à peine.

QUATRIÈME LAQUAIS.

Il lit beauco

CINQUIÈME LAQUAIS.

Il dort très mal.

SEDLINSKY, à l'huissier.

Es-tu sûr des valets de chambre de service ?

L'HUISSIER.

Oh ! ces messieurs, Monsieur le préfet de police, Sont tous des policiers de carrière.

SEDLINSKY.

Merci.

(Il se lève pour sortir).

Mais j'ai peur que le duc ne me surprenne ici...

PREMIER LAQUAIS.

Non. Le duc est sorti.

DEUXIÈME LAQUAIS.

Comme à son ordinaire.

TROISIÈME LAQUAIS.

En uniforme.

QUATRIÈME LAQUAIS.

Avec sa maison militaire.

L'HUISSIER.

On doit manoeuvrer.


SEDLINSKY.

Donc... du flair, du tact. – Enfin Surveillez-le sans qu'il s'en doute.

L'HUISSIER, souriant.

Je suis fin.

SEDLINSKY.

– Pas de zèle. Quand on fait du zèle, je tremble. – Surtout, n'écoutez pas aux portes tous ensemble.

L'HUISSIER.

C'est un soin dont je n'ai chargé qu'un seul agent.

SEDLINSKY.

Lequel ?

L'HUISSIER.

Le Piémontais.

SEDLINSKY.

Oui, très intelligent.

L'HUISSIER.

C'est lui que chaque soir je mets dans cette pièce, Sitôt que dans sa chambre a passé Son Altesse.

(Il désigne, à gauche, la porte de la chambre du duc.)

SEDLINSKY.

Il est là ?

L'HUISSIER.

Non. La nuit ne pouvant fermer l'oeil, Le jour, quand le duc sort, il dort dans un fauteuil. Il sera là sitôt le duc rentré.

SEDLINSKY.

Qu'il veille !

L'HUISSIER.

C'est compris.

SEDLINSKY, jetant un regard sur la table.

Les papiers ?

L'HUISSIER, souriant.

Explorés.

SEDLINSKY, se penchant pour regarder sous la table.

La corbeille ?

(Il s'agenouille vivement en voyant des petits bouts de papier sur le tapis, autour de la corbeille.)


Des morceaux ?...

(Il cherche à les réunir.)

C'est peut-être une lettre... De qui ?

(Entraîné par la curiosité professionnelle il est tout à fait sous la table ramassant, cherchant à lire. A ce moment une porte, à droite, s'ouvre et le duc entre, suivi d'officier. Les laquais se rangent précipitamment.)

SCÈNE II

LE DUC, SEDLINSKY, L'ARCHIDUCHESSE, LE DOCTEUR, FORESTI, DIETRICHSTEIN

LE DUC, très naturellement en jetant un coup d'oeil sur les deux jambes qui, seules, sortent de sous la table.

Tiens ! comment allez-vous, monsieur de Sedlinsky ?

SEDLINSKY, apparaissant stupéfait, à quatre pattes.

Altesse !...

LE DUC.

Un accident. Excusez-moi. Je rentre.

SEDLINSKY, debout.

Vous m'avez reconnu, mais j'étais...

LE DUC.

A plat ventre. Je vous ai reconnu tout de suite.

(Il voit l'archiduchesse qui entre vivement. Elle est en costume de jardin ; grand chapeau de paille ; sous le bras un album somptueusement relié qu'elle pose sur la table avec son ombrelle. Elle a l'air inquiet. – Le duc, en la voyant entrer, énervé.)

Allons, bien ! On vous a dérangée...

L'ARCHIDUCHESSE.

On m'a dit...

LE DUC.

Ce n'est rien !

L'ARCHIDUCHESSE, lui prenant la main.

Cependant...

LE DUC, voyant entrer Dietrichstein qui entre aussi, l'air préoccupé, amenant le docteur Malfatti.

Le docteur !... je ne suis pas malade !


(A l'archiduchesse.)

Rien. Un étouffement. J'ai quitté la parade : J'ai trop crié, voilà !

(Au docteur, qui, pendant qu'il parle, lui a pris le pouls.)

Docteur, vous m'ennuyez !

(A Sedlinsky qui profile de l'émotion générale pour gagner la porte.)

C'est très gentil à vous, de ranger mes papiers. Vous me gâtez. Déjà vous m'aviez, par tendresse, Donné tous vos amis pour laquais.

SEDLINSKY, interdit

Votre Altesse Se figure ?...

LE DUC, nonchalamment.

Et vraiment j'en serais très heureux, Si le service était un peu mieux fait par eux. Mais on m'habille mal, ma cravate remonte. Enfin, je vous ferai remarquer, mon cher comte, – Puisque c'est vous ici que regardent ces soins, – Que depuis quelques jours, mes bottes brillent moins.

(Il s'est assis, se dégoûtant, après avoir donné son sabre et son chapeau à son ordonnance, qui les emporte. – Un laquais a posé un plateau de rafraichissement sur la table.)

L'ARCHIDUCHESSE, voulant servir le duc.

Frantz...

LE DUC, à Sedlinsky qui de nouveau gagnait la porte

Vous ne prenez rien ?

SEDLINSKY.

J'ai pris.

LE DOCTEUR.

Une couleuvre,

LE DUC, à un des officiers de sa maison.

Aux ordres, Foresti !

LE CAPITAINE FORESTI, s'avançant et saluant.

Mon colonel ?

LE DUC.

Manoeuvre Après-demain. – Qu'on soit aux premiers feux du ciel A Grosshofen. – Compris ? – Va.


FORESTI.

Bien, mon colonel.

LE DUC, aux autres officiers.

Vous pouvez me laisser, Messieurs. Je vous salue.

(Les officiers sortent. Sedlinsky va pour sortir avec eux. Le duc le rappelle.)

Mon cher comte !...

(Sedlinsky revient. Le duc lui tend du bout des doigts une lettre qu'il tire de son frac.)

Une encor que vous n'avez pas lue !...

(Sedlindsky remet, d'un air piqué, la lettre sur la table, et sort.)

DIETRICHSTEIN, au duc.

Je vous trouve, avec lui, d'une sévérité !

L'ARCHIDUCHESSE, à Dietrichstein

Le duc n'a-t-il donc pas toute sa liberté ?

DIETRICHSTEIN.

Oh ! le prince n'est pas prisonnier, mais...

LE DUC.

J'admire Ce mais. Sentez-vous tout ce que ce mais veut dire ? Mon Dieu, je ne suis pas prisonnier, mais... Voilà. Mais... Pas prisonnier, mais... C'est le terme. C'est la Formule. Prisonnier ?... Oh ! pas une seconde ! Mais... il y a toujours autour de moi du monde. Prisonnier !... croyez bien que je ne le suis pas ! Mais... s'il me plaît risquer, au fond du parc, un pas, Il fleurit tout de suite un oeil sous chaque feuille. Je ne suis certes pas prisonnier, mais... qu'on veuille Me parler privément, sur le bois de l'huis Pousse ce champignon : l'oreille ! – Je ne suis Vraiment pas prisonnier, mais... qu'à cheval je sorte, Je sens le doux honneur d'une invisible escorte. Je ne suis pas le moins du monde prisonnier ! Mais... je suis le second à lire mon courrier. Pas prisonnier du tout ! mais... chaque nuit on place A ma porte un laquais

(Montrant un laquais qui est venu reprendre le plateau, et traverse le salon pour l'emporter.)

Tenez, celui qui passe !


Moi, le duc de Reichstadt ! un prisonnier ?... jamais ! Un prisonnier !... « Je suis un pas-prisonnier – mais. »

DIETRICHSTEIN.

J'approuve une gaieté... bien rare.

LE DUC.

Rarissime !

DIETRICHSTEIN, saluant pour prendre congé.

Votre Altesse...

LE DUC, gravement.

Séténissime !

DIETRICHSTEIN,

Hein ?

LE DUC.

Ré-nis-sime ! On m'a donné ce titre, il m'est particulier... Tâchez une autre fois de ne pas l'oublier !

DIETRICHSTEIN, saluant le duc.

Je vous laisse.

(Il sort.)

SCÈNE III

LE DUC, L'ARCHIDUCHESSE

LE DUC, à l'archiduchesse, amèrement.

Sérénissime... hein ? Admirable !...

(Il se jette dans un fauteuil, et remarquant, sous son bras, l'album qu'elle a repris sur la table.)

– Que portez-vous ?

L'ARCHIDUCHESSE.

L'herbier de l'Empereur.

LE DUC.

Ah ! diable ! L'herbier de mon grand-père !...

(Il le lui prend et l'ouvre sur ses genoux.)

L'ARCHIDUCHESSE.

Il me l'a, ce matin,


Prêté, Frantz !

LE DUC, regardant l'herbier.

Il est beau.

L'ARCHIDUCHESSE, lui montrant une page.

Toi qui sais le latin, Quel est ce monstre sec et noir ?

LE DUC, ironiquement.

C'est une rose.

L'ARCHIDUCHESSE.

Frantz, depuis quelque temps, vous avez quelque chose.

LE DUC, lisant.

Bengalensis.

L'ARCHIDUCHESSE.

Ah ! oui !... du Bengale !

LE DUC, la félicitant

Très bien.

L'ARCHIDUCHESSE.

Je vous trouve nerveux... qu'avez-vous ?

LE DUC.

Je n'ai rien.

L'ARCHIDUCHESSE.

Si ! je sais ! votre ami Prokesch, l'enthousiaste Confident d'un espoir que l'on trouve trop vaste, Ils l'ont envoyé loin.

LE DUC.

Mais, en revanche, ils m'ont Procuré pour ami le maréchal Marmont Qui, méprisé là-bas, voyage... pour se faire Complimenter ici d'avoir trahi mon père.

L'ARCHIDUCHESSE.

Chut !

LE DUC.

Et cet homme-là cherche en l'esprit du fils A jeter sur le père...

(Avec un mouvement violent.)

Oh ! je !...


(Se réprimant immédiatement, il regarde l'herbier, et dit en souriant.)

Volubilis,

L'ARCHIDUCHESSE.

Si je t'arrache une promesse, Ton Altesse Est-elle résolue à tenir sa promesse ?

LE DUC, lui baisant la main.

Ce que tu fus pour moi, de tout temps, m'y résoud.

L'ARCHIDUCHESSE.

Puis je t'ai fait un beau cadeau pour le quinze août ?

LE DUC, se levant, et désignant les objets posés sur la coupole, à gauche.

Ces souvenirs, repris par vous dans un trophée De l'archiduc...

(Il les touche, l'un après l'autre.)

... Briquet ! – Bonnet dont fut coiffée La garde !... – Vieux fusil !...

(Mouvement d'effroi de l'archiduchesse.)

Non ! il n'est pas chargé !... Et surtout...

L'ARCHIDUCHESSE.

Chut !

LE DUC.

... surtout cette chose que j'ai !... Je l'ai cachée !...

(Mystérieusement.)

L'ARCHIDUCHESSE.

Où donc, bandit ?

LE DUC, montrant sa chambre

Dans mon repaire.

L'ARCHIDUCHESSE (c'est elle qui, maintenant assise.

feuillette l'herbier.)

Eh bien ! donc, promets-moi... – tu connais ton grand-père, Sa douceur...

LE DUC, ramassant un papier tombé de l'herbier.

Qu'est-ce donc qui s'envole ?... Un papier ?

(Il lit : )

« Si les étudiants s'obstinent à crier



« Que dans des régiments, tous, on les incorpore...

(A l'archiduchesse.)

Vous disiez... Sa douceur ?...

L'ARCHIDUCHESSE, feuilletant l'herbier.

Oui, l'empereur t'adore. Sa bonté...

LE DUC, ramassant un autre papier qui est tombé de l'herbier (Il lit.)

Qu'est-ce encor ?... « Puisqu'on s'est révolté, « Ordre à nos cuirassiers de charger... »

(à 'lArchiduchesse.)

Sa bonté ?...

L'ARCHIDUCHESSE, nerveusement.

Il peut ne pas aimer l'esprit nouveau, le trouble ! Mais c'est un excellent vieil homme.

LE DUC

Oui, c'est vrai ; double ! – Fleurettes, d'où pourtant, sentences.

(Refermant l'herbier.)

Vous tombiez, – Le bon empereur Frantz ressemble à ses herbiers ! – D'ailleurs on l'aime !... Il sait se rendre populaire. – Je l'aime bien.

L'ARCHIDUCHESSE.

Il peut, pour ta cause, tout faire

LE DUC.

Ah ! s'il voulait !...

L'ARCHIDUCHESSE.

Promets de ne t'enfuir jamais Qu'après avoir tenté près de lui...

LE DUC, lui tendant la main.

Je promets.

L'ARCHIDUCHESSE, après avoir topé, respirant comme rassurée

Ça, c'est gentil !...

(Et gaiement)

Il faut que je te récompense !

LE DUC, souriant.

Vous, ma tante ?



L'ARCHIDUCHESSE.

Ah ! on a sa petite influence ! Cet étonnant Prokesch dont on vous a privé... J'ai tant dit !... J'ai tant fait !... Bref, – il est arrivé !

(Elle frappe parfois à terre avec son ombrelle. La porte s'ouvre. Prokesch parait.)

LE DUC, se jetant dans ses bras.

Vous ! – Enfin !...

(L'archiduchesse s'esquive discrètement pendant que les deux amis s'étreignent.)

SCÈNE IV

LE DUC, PROKESCH

PROKESCH.

Chut ! on peut écouter !

LE DUC.

On écoute. Mais on ne redit rien, jamais.

PROKESCH.

Quoi ?

LE DUC.

Dans le doute J'ai proféré, pour voir, des mots séditieux : On n'a rien répété jamais !

PROKESCH.

C'est curieux !

LE DUC, haussant les épaules.

Je crois que l'écouteur que la police paye Lui vole son argent et qu'il est dur d'oreille.

PROKESCH, vivement, baissant la voix.

Et la Comtesse ? – Rien de nouveau ?

LE DUC.

Rien !

PROKESCH.

Oh !



LE DUC, avec désespoir.

Rien ! Elle m'oublie !... ou bien, on l'a surprise !... ou bien... – Oh ! l'an passé n'avoir pas fui, quelle folie !... Non ! j'ai bien fait... je suis plus prêt ! – mais on m'oublie !...

PROKESCH.

Chut !

(Il regarde autour de lui.)

Vous travaillez là ? C'est charmant !

LE DUC.

C'est chinois. – Oh ! ces oiseaux dorés ! oh ! ces magots sournois Tapissant tout le mur de sourires à claques ! Ils me logent ici, dans le Salon des Laques, Pour que sur le fond noir de ce sombre décor, Mon uniforme blanc ressorte mieux encor !

PROKESCH.

Prince !

LE DUC, allant et venant, avec agitation.

Ils ont composé de sots mon entourage !

PROKESCH.

Que faites-vous ici, depuis six mois ?

LE DUC.

Je rage !

PROKESCH, remonté vers le balcon

Je ne connaissais pas Schoenbrunn.

LE DUC.

C'est un tombeau !

PROKESCH, regardant.

La Gloriette, au fond, sur le ciel, c'est très beau !

LE DUC.

Oui, pendant que mon coeur de gloire s'inquiète, J'ai ce diminutif, là-bas : la Gloriette !

PROKESCH.

Vous avez tout le parc pour monter à cheval.

LE DUC.

Le parc est trop petit !



PROKESCH.

Vous avez tout le val !

LE DUC.

Le val est trop petit pour que l'on y galope !

PROKESCH, redescendant.

Et que vous faut-il donc pour galoper ?

LE DUC.

L'Europe !

PROKESCH.

Chut !

LE DUC.

Et quand je relève un front éclaboussé De gloire par mon livre, et lorsque du passé Je ressors ébloui, quand je ferme Plutarque, Quand je saute, ô César, en pleurant, de ta barque, Quand je quitte mon père, Alexandre, Annibal...

UN LAQUAIS, entrant.

Quel habit, Monseigneur, mettra-t-il pour le bal ?

LE DUC, à Prokesch.

Voilà !

(Au laquais, violemment.)

Je ne sors pas !

(Le laquais disparaît.)

PROKESCH, qui feuillette des livres, sur la table.

On vous laisse tout lire ?...

LE DUC.

Tout !... Il est loin le temps où Fanny pour m'instruire Apprenait des récits par coeur ! – Plus tard j'obtins Que quelqu'un me passât des livres clandestins.

PROKESCH.

La bonne archiduchesse ?

LE DUC.

Oui, chaque jour, un livre.



Dans ma chambre, le soir, je lisais ; j'étais ivre. Et puis, quand j'avais lu, pour cacher le délit, Je lançais le volume en haut du ciel-de-lit ! Les livres s'entassaient dans ce creux d'ombre noire, Si bien que je dormais sous un dôme d'Histoire. Et, le jour, tout cela restait tranquille, mais Tout cela s'éveillait dès que je m'endormais ; De ces pages, alors, qui les pressaient entre elles, Les batailles sortaient en s'étirant les ailes ! Des feuilles de laurier pleuvaient sur mes yeux clos ; Austerlitz descendait tout le long des rideaux ; Iéna se suspendait au gland qui les relève Pour se laisser tomber, tout d'un coup, dans mon rêve ! – Or, un jour, que, chez moi, Metternich, gravement, Me racontait mon père, à sa guise !... au moment Où, très doux, j'avais l'air tout à fait de le croire, Voilà mon baldaquin qui croule sous la gloire ! Cent livres, dans ma chambre, agitent un seul nom En battant des feuillets !

PROKESCH.

Metternich bondit ?

LE DUC.

Non. Calme, il me dit, avec son sourire d'évêque : « Pourquoi placer si haut votre bibliothèque ? » Et sortit... Depuis lors je lis ce que je veux.

PROKESCH.

Même « le Fils de l'homme » ?

LE DUC.

Oui.

PROKESCH, désignant un volume.

Ce livre odieux ?



LE DUC.

Oui. Ce livre français – car la haine est injuste – Prétend qu'on m'empoisonne et parle de Locuste. Mais, France, s'il se meurt, ton prince impérial, Pourquoi diminuer la beauté de son mal ? Ce n'est pas d'un poison grossier de mélodrame Que le duc de Reichstadt se meurt : c'est de son âme !

PROKESCH.

Monseigneur !

LE DUC.

De mon âme et de mon nom !... ce nom Dans lequel il y a des cloches, du canon, Et qui tonne, sans cesse, et sonne des reproches A ma langueur, avec son canon et ses cloches ! Salves et carillons, taisez-vous ! – Du poison ! Comme si j'en avais besoin dans ma prison ! Oh ! vouloir à l'histoire ajouter des chapitres Et puis n'être qu'un front qui se colle à des vitres ! Je tâche d'oublier quelquefois. – Quelquefois Je m'élance à cheval, éperduement. Je bois Le vent ; je ne suis plus qu'un désir d'aller vite, De crever mon cheval et mon rêve ; j'évite De regarder courir au loin les peupliers Pareils à des bonnets penchés de grenadiers ; Je vais ; je ne sais plus quel est mon nom ; je hume Avec enivrement la forte odeur d'écume, De poussière, de cuir, de gazon écrasé ; Enfin, vainqueur du rêve, heureux, brisé, grisé, J'arrête mon cheval au bord d'un champ de seigle, Lève les yeux au ciel, – et vois passer un aigle !

(Il tombe assis, – reste un instant accoudé sur la table, la tête dans ses mains. – Puis, d'une voix plus sourde : )

– Encor, si je pouvais en moi-même avoir foi !



Vous qui me connaissez, que pensez-vous de moi ? Ah ! Prokesch ! Si j'étais ce qu'on dit que nous sommes, Que nous sommes souvent, nous, les fils de grands hommes ! Ce doute, avec des mots, Metternich l'entretient ! Il a raison, – c'est son devoir d'Autrichien. J'ai froid quand, pour y prendre un mot de sa manière, Il ouvre son esprit comme une bonbonnière... Vous, dites-moi qu'elle est au juste ma valeur ? Vous qui me connaissez, puis-je être un empereur ? Que de ce front, mon Dieu ! la couronne s'écarte Si sa pâleur n'est pas celle d'un Bonaparte !

PROKESCH.

Prince...

LE DUC.

Répondez-moi ! Dois-je me dédaigner ? Parlez-moi franchement ! – Que suis-je ? – Pour régner, Ai-je le front trop lourd et les poignets trop minces ? – Que pensez-vous de moi ?

PROKESCH.

Prince, si tous les princes Connaissaient ces tourments, ces doutes, ces effrois, Il n'y aurait jamais que d'admirables rois.

LE DUC.

Merci ! Prokesch ! Ah ! ce seul mot me réconforte. Travaillons, mon ami.

(Un laquais entre et pose sur la table un plateau avec des lettres, – puis sort.)

PROKESCH.

Le courrier qu'on apporte...

(Il donne les lettres au duc.)

Beaucoup de lettres...

LE DUC.

Oui... de femmes. Celles-là,



On les laisse arriver.

PROKESCH.

Que de succès !

LE DUC.

Voilà Ce que c'est que d'avoir l'auréole fatale !

(Il prend une lettre et lit.)

« Dans votre loge, hier, comme vous étiez pâle... » Je déchire.

(Il en prend une autre.)

« Oh ! ce front qui... » Je déchire.

(Prokesch lui en passe une troisième.)

« Hier, Je vous vis, à cheval, passer sur le Prater... » Je déchire.

PROKESC II.

Toujours ?

LE DUC, décachetant encore une lettre.

« Prince, votre jeunesse, Votre inexpérience... » Ah ! c'est la chanoinesse ! Je déchire...

(La porte s'ouvre doucement, et Thérèse paraît)

THÉRÈSE.

Pardon...

LE DUC.

Petite Source, vous ?

THÉRÈSE.

Mais pourquoi donc toujours ce surnom ?

LE DUC.

Il est doux. Il est pur. Il vous va.



THÉRÈSE.

Je pars demain pour Parme. Votre mère m'emmène.

LE DUC.

Essuyons une larme.

THÉRÈSE.

Parme...

LE DUC.

C'est le pays des violettes..

THÉRÈSE.

Oui..

LE DUC.

Si ma mère ne le sait pas, dites-le-lui.

THÉRÈSE.

Oui, Monseigneur... Adieu.

LE DUC.

Reprenez votre course.

Petite Source ?

THÉRÈSE.

Mais pourquoi, « Petite Source » ?

LE DUC.

Mais parce qu'elle m'a rafraîchi bien des fois L'eau qui dort dans vos yeux et court dans votre voix... Adieu...

THÉRÈSE.

Vous n'avez pas autre chose à me dire ?...

LE DUC.

Pas autre chose...

THÉRÈSE.

Adieu, Monseigneur...

(Elle sort)



LE DUC.

Je déchire.

PROKESCH.

Ah ! je vois...

LE DUC.

Elle m'aime... et j'aurais pu vraiment.. Mais faisons de l'histoire et non pas du roman... Travaillons... Reprenons notre cours de tactique.

PROKESCH.

Je vous soumets un plan. Faites-m'en la critique.

LE DUC.

Attends ! Prends-moi d'abord, sur le fauteuil, tu vois ? La grande boîte où sont tous les soldats de bois ! Ma démonstration, je vais bien mieux la faire Avec notre petit échiquier militaire.

PROKESCH, après avoir donné au duc la boite de soldats.

Prouvez-moi que ce plan est des plus hasardeux

LE DUC, posant la main sur la boite.

Voilà donc les soldats de Napoléon Deux.

PROKESCH.

Prince...

LE DUC.

La surveillance est tellement étroite, Que même mes soldats, – tu peux ouvrir la boîte ! – Que même mes soldats de bois sont Autrichiens, Passe-m'en un. Posons notre aile gauche...

(Il prend le soldat que lui passe Prokesch.)

PROKESCH.

Quoi donc ?

LE DUC.

Un grenadier de la garde !

(Prokesch lui en passe un autre.)



Un vélite !

(Il prend en d'autres dans la boîte.)

Un guide ! Un cuirassier ! Un gendarme d'élite ! Il sont tous devenus Français ! On a repeint Chacun de ces petits combattants de sapin !

(Il les sort tous.)

Français ! Français ! Français !

PROKESCH

Quel est donc ce prodige ?

LE DUC.

Quelqu'un les a repeints et resculptés, te dis-je !

PROKESCH.

Quelqu'un ?

LE DUC.

Et ce quelqu'un est un soldat !

PROKESCH.

Pourquoi ?

LE DUC.

Il y a sept boutons à l'habit bleu de roi ! Les collets sont exacts. Les revers sont fidèles. Torsades, brandebourgs, trèfles, nids d'hirondelles, Tout y est ! Ce quelqu'un ne peut être indécis Ni sur un passe-poil, ni sur un retroussis ! Les lisérés sont blancs, les pattes ont trois pointes... Oh ! toi ! qui que tu sois, ami, c'est à mains jointes Que je te remercie, ô Soldat inconnu ! Qui, je ne sais comment, je ne sais d'où venu, A trouvé le moyen, dans ce bagne où nous sommes, De repeindre pour moi tous ces petits bonshommes ! Petite armée en bois, le héros, quel est-il ? – Seul un héros peut être à ce point puéril ! – Qui vient de t'équiper afin que tu me ries De toutes les blancheurs de tes buffleteries !



Mais comment a-t-il fait pour échapper aux yeux ? Oh ! quel est le pinceau tendre et minutieux Qui leur a mis à tous des petites moustaches, Qui timbra de canons croisés les sabretaches, Et qui n'oublia pas de se tremper dans l'or Pour mettre, aux officiers, la grenade ou le cor ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Sortons-les tous !... La table en est toute couverte ! Voici les voltigeurs à l'épaule verte ! Voici les tirailleurs, et voici les flanqueurs ! Sortons-les ! Sortons-les ! Tous ces petits vainqueurs ! Oh ! Regarde. Prokesch, dans la boîte enfermée, Regarde ! il y avait toute la Grande Armée ! Voici les Mamelucks ! Tiens ! là ! je reconnais Les plastrons cramoisis des lanciers polonais ! Voici les éclaireurs culottés d'amarante ! Enfin, voici, guêtrés de couleur différente, Les grenadiers de ligne aux longs plumets tremblants Qui montaient à l'assaut avec des mollets blancs, Et les conscrits chasseurs aux pompons verts en poires Qui couraient à l'assaut avec des jambes noires ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Pareil au prisonnier rêveur qui se ferait Toute une frémissante et profonde forêt Avec l'arbre en copeaux d'un jardin de poupée... Rien qu'avec ces soldats, je me fais l'Epopée !

(Il s'éloigne un peu de la table.)

– Mais c'est vrai ! Mais déjà je ne vois plus du tout La rondelle de bois qui les maintient debout, Cette armée, on dirait, Prokesch, lorsqu'on recule, Que c'est l'éloignement qui la rend minuscule !...

(Il revient vivement vers la table.)

Alignons-les ! Faisons des Wagram ! des Eylau ! Tiens ! ce yatagan nu va représenter l'eau !

(Il prend un sabre à la panoplie.)



C'est le Danube !...

(Il range les soldats.)

Essling !... Aspern, là dans la boîte ! Lance un pont de papier sur l'acier qui miroite ! Passe-moi deux ou trois grenadiers à cheval !

PROKESCH.

Il faut une hauteur !

LE DUC.

Prends le « Mémorial ! » Là, Saint-Cyr !... Molitor, vainqueur de Bellegarde ! Et là, passant le pont...

METTERNICH, entré depuis un instant derrière le duc.

Passant le pont ?

LE DUC.

La garde !

METTERNICH.

Alors, toute l'armée est française aujourd'hui ? D'où vient qu'on ne voit pas d'Autrichiens ?

LE DUC.

Ils ont fui.

METTERNICH.

Tiens ! tiens ! qui vous les a peinturlurés ?

LE DUC.

Personne.

METTERNICH.

C'est vous ?... Vous abîmez les joujoux qu'on vous donne ?

LE DUC.

Mais, Monsieur !

(Metternich sonne. Un laquais parait.)



METTERNICH.

Emportez et jetez ces soldats ! On en rapportera de neufs.

LE DUC.

Je n'en veux pas ! Si j'en suis au joujou, du moins qu'il soit épique !

METTERNICH.

Quelle mouche ou plutôt quelle abeille vous pique ?

LE DUC.

Sachez que l'ironie étant peu de mon gré...

LE LAQUAIS, bas au duc.

Taisez-vous, Monseigneur, je vous les repeindrai !

METTERNICH.

Plaît-il ?

LE DUC.

Rien. Un moment d'humeur involontaire. Pardonnez-moi...

(A part.)

J'ai quelqu'un là ! Je peux me taire.

METTERNICH.

J'amenais justement votre ami.

LE DUC.

Mon ami ?

METTERNICH.

Le maréchal Marmont.

PROKESCH.

Marmont !

METTERNICH, regardant Prokesch.

Il est parmi Ceux qu'il me plaît de voir ici.



PROKESCH, entre ses dents.

J'aime à le croire.

METTERNICH.

Il est là.

LE DUC.

Mais qu'il vienne !

(Metternich sort. Le duc roule sur le canapé.)

Ah ! mon père !... la gloire !... Les aigles !... le manteau !... le trône impérial !...

(Subitement calme, il tend la main à Mormont qui entre avec Metternich.)

Comment vous portez-vous, Monsieur le maréchal ?

MARMONT.

Monseigneur...

METTERNICH, désirant emmener Prokesch.

Venez voir, Prokesch, si Son Altesse N'est pas bien installée ?...

(Il lui prend le bras et l'emmène. Le duc et Marmout restent seuls.)

LE DUC, après un silence.

Alors, sur sa jeunesse, ... Plus aucun souvenir ?

MARMONT.

Aucun.

LE DUC.

Résumons-nous : Il fut très grand.

MARMONT.

Très grand,

LE DUC,

Mais, peut-être, sans vous, Aurait-il...



MARMONT.

J'ai parfois empêché…

LE DUC.

Le désastre.

MARMONT,

Dame ! il avait le tort...

LE DUC.

De croire trop à son astre.

MARMONT.

Nous nous rencontrons bien dans nos conclusions.

LE DUC.

Et ce fut, n'est-ce pas ? comme nous le disions...

MARMONT.

Ce fut un général, certe, considérable ! Mais enfin, on ne peut pas dire...

LE DUC.

Misérable !

MARMONT.

Hein ?

LE DUC.

Puisque j'ai fini de vous prendre aujourd'hui Tout ce qui vous restait de souvenir de lui, Tout ce qui, malgré vous, en vous était splendide !... Je vous jette à présent puisque vous êtes vide.

MARMONT.

Mais je...

LE DUC.

L'avoir trahi, duc de Raguse, toi ? Oui, vous vous disiez tous, je sais : « Pourquoi pas moi ? » En voyant empereur votre ancien camarade...



Mais toi ! toi qu'il aima depuis le premier garde ! – Car il t'aimait au point de rendre mécontents Ses soldats – toi qu'il fit maréchal à trente ans !...

MARMONT.

Trente-cinq !

LE DUC.

Et voilà ! c'est le traître d'Essonne ! Et pour dire : trahir ! le peuple qui frissonne, Le peuple a fabriqué le verbe : raguser ! Ne vous laissez donc pas en silence accuser ! Répondez ! Ce n'est plus le prince François-Charle, C'est Napoléon Deux maintenant qui vous parle...

MARMONT, prètant l'oreille.

Mais on vient... Metternich. je reconnais sa voix...

LE DUC.

Eh bien ! trahissez-nous une seconde fois !

METTERNICH, entrant avec Prokesch.

Ne vous dérangez pas ! Causez ! causez !... J'emmène Prokesch, au fond du parc, voir la ruine romaine Où j'organise un bal... Dernier représentant D'un monde qui mourra, dit-on, dans un instant... J'aime assez que ce soit sur des ruines qu'on danse... A demain...

(Ils entrent.)

MARMONT.

Monseigneur, j'ai gardé le silence.

LE DUC.

Il n'aurait plus manqué que vous ragusassiez !

MARMONT.

Vous pouvez conjuguer ce verbe : je m'assieds.

LE DUC.

Comment ?



MARMONT.

Je vous permets de conjuguer ce verbe, Car vous avez été tout à l'heure superbe !

LE DUC.

Monsieur !...

MARMONT.

J'ai dit du mal de l'empereur ? j'en dis Toujours... depuis quinze ans, c'est vrai. Je m'étourdis ! Ne comprenez-vous pas que le duc de Raguse Espère se trouver, à lui-même, une excuse ? La vérité, c'est que je ne l'ai pas revu. Si je l'avais revu, je serais revenu. Bien d'autres l'ont trahi, croyant servir la France. Mais ils l'ont tous revu... Voilà la différence. Tous ils étaient repris, et je le suis ce soir...

LE DUC.

Pourquoi ?

MARMONT.

Parce que je viens de le revoir !

LE DUC.

Comment !

MARMONT.

Là, dans le front, dans la fureur du geste ! Dans l'oeil étincelant !... Insultez-moi. Je reste

LE DUC.

Ah ! tu réparerais un peu, si c'était vrai ! Et c'est toi, par ton cri, qui m'aurait délivré De ce doute de moi si triste et qu'on exploite... Quoi ! malgré mon front lourd et ma poitrine étroite ?...

MARMONT.

Je l'ai revu !



LEDUC.

D'espoir je suis ré-envahi ! Je voudrais pardonner... pourquoi l'as-tu trahi ?

MARMONT.

Ah ! Monseigneur...

LE DUC.

Pourquoi ?... vous autres ?

MARMONT.

La fatigue ! Que voulez-vous ?... Toujours l'Europe se ligue ! Être vainqueur, c'est beau ? mais vivre a bien son prix ! Toujours Vienne, toujours Berlin, jamais Paris ! Tout à recommencer, toujours !... On recommence Deux fois, trois fois et puis. C'était de la démence ! A cheval sans jamais desserrer les genoux ! A la fin nous étions trop fatigués !...

LE LAQUAIS, qui a emporté les soldats

Et nous !...

LE DUC ET MARMONT, se retournant.

Hein ?

LE LAQUAIS.

Et nous, les petits, les obscurs, les sans-grades Nous qui marchions fourbus, blessés, crottés, malades, Sans espoir de duchés ni de dotations ; Nous qui marchions toujours et jamais n'avancions ; Trop simples et trop gueux pour que l'espoir nous berne De ce fameux bâton qu'on a dans sa giberne ; Nous qui par tous les temps n'avons cessé d'aller, Suant sans avoir peur, grelottant sans trembler, Ne nous soutenant plus qu'à force de trompette, De fièvre, et de chansons qu'en marchant on répète ; Nous sur lesquels pendant dix sept ans, songez-y, Sac, sabre, tourne-vis, pierres à feu, fusil ;



– Ne parlons pas du poids toujours absent des vivres Ont fait le doux total de cinquante-huit livres ; Nous qui, coiffés d'oursons sous les ciels tropicaux, Sous les neiges n'avions même plus de shakos ; Qui d'Espagne en Autriche exécutions des trottes ; Nous qui, pour arracher ainsi que des carottes Nos jambes à la boue énorme des chemins Devions les empoigner quelquefois à deux mains ; Nous qui, pour notre toux n'ayant pas de jujube, Prenions des bains de pied, d'un jour dans le Danube ; Nous qui n'avions le temps quand un bel officier Arrivait au galop de chasse nous crier : « L'ennemi nous attaque, il faut qu'on le repousse ! » Que de manger un blanc de corbeau sur le pouce, Ou vivement, avec un peu de neige encor De nous faire un sorbet au sang de cheval mort... Nous...

LE DUC.

Enfin !...

LE LAQUAIS.

Qui, la nuit, n'avions pas peur des balles Mais de nous réveiller, le matin, cannibales ; Nous...

LE DUC.

Enfin ?...

LE LAQUAIS.

Qui, marchant et nous battant à jeun. Ne cessions de marcher...

LE DUC.

Enfin ! j'en vois donc un !

LE LAQUAIS.

... Que pour nous battre, – et de nous battre, un contre quatre. Que pour marcher, – et de marcher que pour nous battre.



Marchant et nous battant, maigres, nus, noirs et gais : Nous, nous ne l'étions pas, peut-être, fatigués ?

MARMONT.

Mais..

LE LAQUAIS, à Marmont.

Et sans lui devoir, comme vous, des chandelles, C'est nous qui cependant lui restâmes fidèles ! Aux portières du roi, votre cheval dansait !...

(Au duc.)

De sorte, Monseigneur, qu'à la cantine où c'est Avec l'âme qu'on mange et de gloire qu'on dîne Sa graine d'épinards ne vaut pas ma sardine !...

MARMONT.

Quel est donc ce laquais qui s'exprime en grognard ?

LE LAQUAIS.

Jean-Pierre-Séraphin Flambeau, dit « le Flambart », Ex-sergent grenadier vélite de la garde, Né de papa breton et de maman picarde. S'engage à quatorze ans, l'an quatre, deux germinal. Baptême à Marengo. Galons de caporal Le quinze fructidor an douze. Bas de soie Et canne de sergent, trempés de pleurs de joie ; Le quatorze juillet mil huit cent neuf, ici. Car la garde habita Schoenbrunn et Sans-Souci ! Au service de Sa Majesté très française ; Total des ans passés : Seize. Campagnes : Seize, Batailles : Austerlitz, Eylau, Somo-Siera, Ekmuhl, Essling, Wagram, Smolensk... et caetera !... Faits d'armes : trente-deux. Blessures : quelques-unes... Ne s'est battu que pour la gloire, et pour des prunes...

MARMONT.

Vous n'allez pas ainsi l'écouter jusqu'au bout ?



LE DUC.

Oui, vous avez raison. Pas ainsi, mais debout !

MARMONT.

Monseigneur...

LE DUC.

Dans le livre aux sublimes chapitres Majuscules, c'est vous qui composez les titres, Et c'est sur vous toujours que s'arrêtent les yeux ! Mais les mille petites lettres... ce sont eux ! Et vous ne seriez rien sans l'armée humble et noire Qu'il faut pour composer une page d'histoire !

(A Flambeau.)

Ah ! mon brave Flambeau ! peintre en soldats de bois, Quand je pense que je te vois depuis un mois Et que tu m'agaçais avec tes surveillances !...

FLAMBEAU.

Oh ! nous sommes de bien plus vieilles connaissances !

LE DUC.

Nous

FLAMBEAU.

Monseigneur ne me remet pas ?

LE DUC.

Pas du tout

FLAMBEAU.

Mais un jeudi matin, dans le parc de Saint-Cloud... Le maréchal Duroc, la dame de service Regardaient Votre Altesse user d'une nourrice, Si blanche, il m'en souvient, que j'en reçus un choc. « Approche ! » me cria le maréchal Duroc. J'obéis. Mais j'étais troublé par trop de choses... L'enfant Impérial, les grandes manches roses De la dame d'honneur, ce maréchal... ce sein...



Bref, mon plumet tremblait à mon bonnet d'oursin. Si bien qu'il intrigua les yeux de Votre Altesse. Vous le considériez rêveusement !... Qu'était-ce ? Et tout en lui faisant un rire plein de lait Vous sembliez chercher si, ce qu'il vous fallait Admirer davantage en sa rougeur qui bouge, C'était qu'elle bougeât, ou bien qu'elle fût rouge. Soudain, m'étant penché, je sentis, inquiet, Que vos petites mains tripotaient mon plumet. Le maréchal Duroc me dit d'un ton sévère : « Laissez faire Sa Majesté ! ». Je laissai faire. J'entendais – ayant mis à terre le genou, Rire le maréchal, la dame, et la nounou, Et quand je me levai, toute rouge était l'herbe, Et j'avais pour plumet un fil de fer imberbe. « Je vais signer un bon pour qu'on t'en rende deux ! » Dit Duroc. Je revins au quartier radieux ! « Hé ! psitt ! là-bas ! Qui donc m'a déplumé cet homme ? » Dit l'adjudant. – Je répondis : « Le Roi de Rome ». Voilà comment je fis connaissance, un jeudi, De Votre Majesté. Votre Altesse a grandi.

LE DUC.

Non ! je n'ai pas grandi – c'est bien là ma tristesse... Puis Sa Majesté n'est plus que Son Altesse.

MARMONT, à Flambeau.

Et qu'as-tu fait depuis que l'empire est tombé ?

FLAMBEAU.

Je crois m'être conduit toujours comme un bon b... Je connais Solignac et Fournier. Sarlovèze Conspire avec Didier en mai mil huit cent seize ; Complot raté. Je vois exécuter Miard, Un enfant de quinze ans, et David, un vieillard. Je pleure. On me condamne à mort par contumace.



Bien... Je rentre à Paris sous un faux nom. Je casse, Sous prétexte qu'il mit sa botte sur mes cors, Un tabouret de bois sur un garde du corps. Je préside des punchs terribles. Je dépense Soixante sous par mois. Je garde l'espérance Que l'autre peut encore débarquer dans le Var. Je me promène avec un chapeau bolivar. Quiconque me regarde est traité de « Vampire »... Je me bats trente fois en duel. Je conspire A Béziers. Le coup rate. On me condamne à mort Par contumace. Bon... Je m'affilie encor Au complot de Lyon. On nous arrête en masse. Je file. On me condamne à mort par contumace. Et je rentre à Paris, où, comme par hasar, Je me trouve fourré du complot du bazard. Lefèvre-Desnouettes, étant en Amérique, Je l'y joins : « Général, que fait-on ? » – « On rapplique ! » Départ... Naufrage... et, comme un simple passager, Voilà mon général noyé. Je sais nager. Et je nage en pleurant Lefèvre-Desnouettes... Bon ! très bien !... Du soleil... des flots bleus..., des mouettes... Un navire !... On me cueille... et je débarque, mûr, Pour aller prendre part au complot de Saumur. Tout rate. On me condamne à mort par contumace. Je vais me dérouiller en Grèce la carcasse Contre ces sales Turcs que l'on écrabouillait ! Enfin je rentre en France, un matin de juillet. Je vois faire un tas de pavés. J'y collabore. Je me bats. Et, le soir, le drapeau tricolore Flotte au lieu du drapeau pâle de l'émigré. Mais comme à ce drapeau, quelque chose, à mon gré, Manquait encore en haut de sa hampe infidèle, – Vous savez ! quelque chose, en or, qui bat de l'aile, Je pars pour un complot en Romagne. Il rata. Une cousine à vous.



LE DUC.

Son nom ?

FLAMBEAU.

Camérata ! Me prend pour professeur d'escrime...

LE DUC.

Ah !.

FLAMBEAU.

En Toscane ! On conspire en faisant du sabre et de la canne... Un poste dangereux était à prendre ici, On me donne de faux papiers, et me voici !... – Je suis là. Mais je vois, chaque jour, la comtesse. J'ai trouvé, dans le parc, ce trou que Votre Altesse Creusa jadis avec son précepteur Colin Pour jouer au petit Robinson ; – moi, malin – Je m'y cache ; c'est un couloir à deux sorties, L'une dans des fourmis, l'autre dans des orties ; J'attends... Votre cousine, un album dans les mains, Vient en touriste. Et là, près des machins romains, Elle, sur un pliant et moi dans de la glaise, Elle ayant l'air de dessiner comme une Anglaise, Et moi, parlant du fond d'un trou comme un souffleur. Nous causons des moyens de vous faire empereur !

LE DUC.

Et pour un dévouement d'une suite pareille, Que me demandes-tu ?

ELAMBEAU.

De me tirer l'oreille !

LE DUC.

De...



FLAMBEAU.

Que peut demander un ex-grognard ?

LE DUC.

Un ex ?...

FLAMBEAU.

J'attends ?... Mais allez donc !... Oui... le pouce... et l'index.

(Le duc lui tire l'oreille.)

Ah ! ce n'est pas ainsi, Monseigneur, qu'on la pince ! Vous, vous ne savez pas. Vous, vous êtes trop prince !

LE DUC.

Ah ! tu crois ?

MARMONT.

Maladroit de lui dire ce mot !

FLAMBEAU.

Quand le prince est Français, c'est un demi-défaut !

LE DUC.

Mais, me sent-on Français dans ce palais d'Autriche ?

FLAMBEAU.

Mais oui, vous n'allez pas ici, c'est lourd ! c'est riche !

MARMONT.

Comment, tu vois ça, toi ?

FLAMBEAU.

Mon frère est tapissier Et travaille à Paris... pour Fontaine et Percier Ça veut nous imiter. Mais ils vous ont, tonnerre ! Un Louis-Quinze ici, qui n'est pas ordinaire...

(Il soulève un fauteuil.)

Je ne suis pas un grand connaisseur, mais j'ai l'oeil !... Est-ce assez siroté, le bois de ce fauteuil !

(Il le pose et le regarde.)

Mais la tapisserie !... hein ? ce goût... ce mystère !...



Ça chante !... ça sourit !... ça fiche tout par terre ! Pourquoi ? Vous le savez ! ce sont des Gobelins ! Et comme on voit que ça, c'est fait par des malins ! Ça jure, là-dedans, ce goût ! cette élégance !... – Vous aussi, Monseigneur, on vous a fait en France !

MARMONT.

Il faut y retourner !

FLAMBEAU.

Et sur la croix d'honneur Venir faire remettre un petit empereur !

LE DUC.

Mais qui donc ont-il mis à sa place ?

FLAMBEAU.

Henri Quatre. Dame ! Il fallait trouver quelqu'un qui sût se battre... Mais, basta !... l'empereur Napoléon sourit D'avoir pour fausse barbe, un jour, le roi Henri !... – Avez-vous jamais vu la croix ?

LE DUC.

Dans des vitrines.

FLAMBEAU.

Monseigneur, il fallait voir ça sur des poitrines ! Là, sur le drap bombé, goutte de sang ardent Qui descendait, et devenait, en descendant, De l'or et de l'émail, qu'entoure une verdure... C'était comme un bijou coulant d'une blessure

LE DUC.

Ce devait être beau, mon ami, je le crois... Sur ta poitrine ! là !

FLAMBEAU.

Moi ?... Je n'ai pas la croix !



LE DUC.

Après ce que tu fis, modeste et grandiose ?

FLAMBEAU.

Pour l'avoir, il fallait faire bien autre chose !

LE DUC.

Tu n'as pas réclamé ?

FLAMBEAU.

Quand le petit Tondu Ne donnait pas l'objet, c'est qu'il n'était pas dû.

LE DUC.

Eh ! bien ! moi ! sans pouvoir ! sans titre ! sans royaume ! Moi ! qui ne suis qu'un souvenir dans un fantôme ! Moi ! ce duc de Reichstadt qui, triste, ne peut rien Qu'errer sous les tilleuls de ce parc autrichien, En gravant, sur leurs troncs, des N dans la mousse... Passant qu'on ne regarde un peu que lorsqu'il tousse ! Moi ! qui n'ai même plus le petit morceau De la moire, si rouge, hélas ! dans mon berceau ! Moi ! dont ils ont, en vain, constellé l'infortune ! Moi ! qui ne porte plus que deux croix au lieu d'une Moi, malade ! exilé ! prisonnier !... Je ne peux Galoper sur le front des régiments pompeux En jetant aux héros des astres !... mais j'espère, J'imagine !... il me semble enfin que, fils d'un père Auquel un firmament a passé par les mains, Je dois, malgré tant d'ombre, et tant de lendemains, Avoir, au bout des doigts, un peu d'étoile encore... Jean-Pierre-Séraphin Flambeau, je te décore !

FLAMBEAU.

Vous ?

LE DUC.

Dame ! ce ruban n'est pas le vrai..



FLAMBEAU

Le vrai... C'est celui qu'on reçoit en pleurant. J'ai pleuré.

MARMONT.

D'ailleurs, c'est à Paris que ça se légalise !

LE DUC.

Mais que faire pour y rentrer ?

FLAMBEAU.

Votre valise.

LE DUC

Hélas !

FLAMBEAU.

Non ! plus d'hélas ! C'est aujourd'hui le neuff Si vous voulez, le trente, être sur le Pont-Neuf, Assistez – et, le trente, on reverra la Seine Au bal que demain soir donne Népomucène...

LE DUC ET MARMONT.

Qui ?

FLAMBEAU.

Metternich !... (Clément, Lotaire, Wenceslas, Népomucène). Allez au bal, – et plus d'hélas !

MARMONT.

Mais tu dis devant moi des choses bien secrètes !

FLAMBEAU.

Vous n'éventerez pas un complot dont vous êtes !

LE DUC.

Non ! pas Marmont !

MARMONT.

Mais si, je m'en mets !...

(A Flambeau.)

C'est égal...



Tu ne m'auras pas pris avec un madrigal ! Tu m'as fait tout à l'heure une sortie... outrée !

FLAMBEAU.

Oui !... mais ça me faisait une jolie entrée !

MARMONT,

C'était très imprudent !

FLAMBEAU.

C'est vrai... mais mon défaut C'est d'en faire toujours un peu plus qu'il ne faut ! Aux consignes, toujours, j'ajoute quelque chose... J'aime me battre avec, à l'oreille, une rose ! Je fais du luxe !

MARMONT.

Donc ! Si la Camérata Veut m'employer !

LE DUC.

Non ! pas Marmont !

FLAMBEAU,

Tara ta ta ! Laissez-le donc se racheter !

LE DUC.

Non !

MARMONT.

J'ai des listes Très bien faites !... des mécontents, des royalistes ! L'ambassadeur Maison est un de mes amis !

FLAMBEAU.

Oh ! il peut nous servir !

LE DUC.

Déjà des compromis ! Non ! non ! je ne veux pas que Marmont se consacre...



MARMONT.

Je vous obéirai, Monsieur, après le sacre !... – Je vais voir de ce pas le général Maison !

(Marmont sort. Le duc et Flambeau restent seuls)

FLAMBEAU.

Cette ancienne canaille a tout à fait raison !

LE DUC.

Soit ! je partirais bien !... mais la preuve ! la preuve ! Que de mon père encor la France se sent veuve ! Elles ont dû mourir, Flambeau, depuis le temps, Les tendresses pour nous de tous ces braves gens !

FLAMBEAU.

Leurs tendresses pour vous ?... Elles sont immortelles !

LE DUC.

Qu'est-ce que c'est que ça, Flambeau ?

FLAMBEAU.

C'est des bretelles !

LE DUC.

Es-tu fou ?

FLAMBEAU.

Regardez ce qu'il y a dessus ?

LE DUC.

Mon portrait !...

FLAMBEAU.

Ça se porte assez. Les gens cossus.

LE DUC.

Mais Flambeau !

FLAMBEAU.

Voulez-vous accepter une prise ?



LE DUC.

Je...

FLAMBEAU.

Sur la tabatière, une tête... qui frise !

LE DUC.

C'est moi !

FLAMBEAU.

Que pensez-vous de ce grand mouchoir bleu ? Hein ! ça fait bien, le roi de Rome, au beau milieu ?

LE DUC.

Mais...

FLAMBEAU.

Image en couleur, pour les murs. Ça se colle !

LE DUC.

C'est encor moi, sur un cheval...

FLAMBEAU.

Qui caracole ! Et comment trouvez-vous la pipe ?

LE DUC.

Mais Flambeau !...

FLAMBEAU,

Ah ! vous ne direz pas que vous n'êtes pas beau !

LE DUC.

Je...

FLAMBEAU.

Cocarde !... On la met pour qu'elle soit saisie !

LE DUC.

Qu'est-ce encor ?



FLAMBEAU.

Médaillon. Petite fantaisie !...

LE DUC.

C'est toujours moi !

FLAMBEAU.

Toujours !... Et sur ce verre, en mat, Quels mots a-t-on gravés ?

LE DUC.

« François !... duc de Reichstadt ! »

FLAMBEAU.

Vous ne voudriez pas qu'il n'y eût pas l'assiette...

LE DUC.

L'assiette ?

FLAMBEAU.

Le couteau !... Le rond de serviette ! Ah ! sur le coquetier, vous avez l'air ravi ! Le couvert est complet : Monseigneur est servi !

LE DUC.

Flambeau !

FLAMBEAU.

Enfin de tout ! et des cravates roses Où l'on vous voit brodé dans des apothéoses ! Des cartes à jouer dont vous êtes l'atout !

LE DUC.

Flambeau !

FLAMBEAU.

Des almanachs !

LE DUC.

Flambeau !



FLAMBEAU.

De tout ! de tout ?

LE DUC.

Flambeau !...

FLAMBEAU.

Hein ? vous pleurez ?... Nom d'un petit bonhomme ! Essuyez-vous les yeux avec le roi de Rome !...

(Il s'agenouille près du duc et lui essuie les yeux avec le mouchoir.)

Moi, je vous dis qu'on bat les fers lorsqu'ils sont chauds ; Que vous avez le peuple avec les maréchaux ; Que le roi, le roi même, à cette heure n'existe Qu'à la condition d'être bonapartiste ! Qu'en vain, ils ont un coq qui se donne du mal, Pour ressembler, de loin, à l'aigle impérial ! Qu'on trouve irrespirable, en France, un air sans gloire ! Qu'une couronne ne tient pas sur une poire ! Que la jeunesse, autour de vous, va se ranger, En fredonnant une chanson de Béranger ! Que la rue a frémi ! que le pavé tressaille Et que Schoenbrunn est bien moins joli que Versaille !

LE DUC.

J'accepte... je finirai...

(On entend une musique militaire.)

Hein ?

FLAMBEAU.

Dans la cour d'honneur, C'est la musique de la garde. L'Empereur Doit rentrer au chateau.

LE DUC.

Mon grand-père qui rentre !... Ma promesse !...

(A Flambeau.)

Non ! non ! avant d'accepter...



Maintenant, fais-moi vite un paquet de ces choses. Dans ma chambre, à loisir, je compte les revoir !

FLAMBEAU.

J'en fais un baluchon, tenez, dans le mouchoir ! Mais dites-moi ce que ce signal peut bien être ?

LE DUC.

Flambeau, tu ne peux ne pas le reconnaître !... – Les entends-tu jouer, en bas, l'air autrichien ?

FLAMBEAU.

Ça ne vaut pas la Marseillaise, nom d'un chien !

LE DUC.

La Marseillaise !... Eh ! bien ! les bouts, tu les attaches ? Oui, mon père disait : « Cet air a des moustaches ! »

FLAMBEAU.

Il a des favoris, leur air national !

LE DUC.

Rentrer en France, à pied, ce ne serait pas mal, Avec son baluchon, comme ça, sur l'épaule !

FLAMBEAU.

Que vous êtes gentil et que vous êtes drôle ! C'est la première fois que je vous vois ainsi...

LE DUC.

Un peu jeune ? un peu gai ? C'est vrai, Flambeau. Merci !

RIDEAU



ACTE III

UN OFFICIER.

Rangez-vous. – Chut, le vieux ! – Toi, le petit, soissage ! L'empereur vient par là. – Laissez-lui le passage ! Le géant montagnard, ne râclez pas, vos pieds !

UN HOMME.

Il passe devant nous

L'OFFICIER.

En prenant les papiers. Tenez bien vos petits papiers en évidence. Ne lui racontez pas d'histoires ! – Ah !. défense De se mettre à genoux quand il entre.

UNE FEMME.

Défends ! Ça n'empêchera pas...



FLAMBEAU, inquiet.

Diantre !

LE DUC.

Je dois tenter près de lui...! Mais si, ce soir, Quand tu viendras ici me garder, tu peux voir Quelque chose... que tu n'y vois pas d'habitude, C'est que j'accepte alors de m'enfuir !...

FLAMBEAU.

O Latude ! Que sera ce signal ?

LE DUC.

Tu le verras !

FLAMBEAU.

Oui, mais...

UN OFFICIER, entrant.

Monseigneur...

FLAMBEAU, regardant l'officier.

Les mâtins, ont-ils de beaux plumets !

LE DUC.

Qu'est-ce donc ?

L'OFFICIER.

L'empereur rentrait. On vient lui dire : « C'est aujourd'hui le jour de la semaine, Sire, Où Votre Majesté reçoit tous ses sujets... Bien des gens sont venus de très loin ! » – « J'y songeais ! » Répondit l'empereur toujours simple... « et j'espère Les recevoir. Je suis à Schoenbrunn, en grand-père... – Je serai, chez le duc, tantôt, de cinq à six, Que mes autres enfants soient chez mon petit-fils ! » Peut-on monter ?

LE DUC.

Ouvrez toutes les portes closes !

(L'officier sort.)



L'EMPEREUR, entrant simplement sans être annoncé.

(Tout le monde, malgré la défense, se met à genoux.)

Levez-vous, mes enfants.

(Il va de l'un à l'autre et prend leurs papiers. A une femme : )

La pension doublée.

LA FEMME.

Ah ! Sire !

L'EMPEREUR, à un homme.

Hé ! hé ! la paire De boeufs, diable ! c'est cher !... Accordé !

L'HOMME.

Notre père

L'EMPEREUR, à un autre lisant son papier

Accordé !

UNE FEMME.

Père Frantz...

L'EMPEREUR.

Encor toi ?... Ça va bien A la maison ?

LA FEMME.

Pas mal.

L'EMPEREUR.

Eh bien ? la vieille, eh bien ?

LA VIEILLE.

Oui, tu comprends, le vent a fait mourir les poules.

L'EMPEREUR.

Allons soit !... Un chanteur ?...

LE CHANTEUR.

Je sais youler.



L'EMPEREUR.

Tu youles ? Viens à Baden, demain, chanter chez nous.

LE CHAMBELLAN.

Le nom ?

LE CHANTEUR.

Schnauser.

L'EMPEREUR.

Un montagnard ?

LE MONTAGNARD.

Là-bas, à l'horizon J'habite le mont Bleu qui jusqu'au ciel s'élève : Etre cocher de fiacre, à Vienne, c'est mon rêve.

L'EMPEREUR.

Allons ! tu le seras !...

(Prenant un autre papier.)

Un grand cultivateur Voudrait que Franz lui fît restituer le coeur De sa fille, que prit un verrier de Bohême...

(Lui rendant son placet.)

– Tu marieras ta fille au Bohêmien qu'elle aime

LE FERMIER.

Mais...

L'EMPEREUR.

Je le doterai.

LE CHAMBELLAN.

Le nom.

LE FERMIER.

Johannes Schmoll. Je te baise les mains !



L'EMPEREUR, prenant un autre papier.

Un pâtre du Tyrol, Orphelin, sans appui, dépouillé de sa terre, Chassé par des bergers ennemis de son père, Voudrait revoir ses bois et son ciel... – Très touchant ! Et le champ paternel !... On lui rendra son champ.

LE CHAMBELLAN.

Le nom de ce berger qui demande assistance ?

LE PATRE.

C'est le duc de Reichstadt, et le champ, c'est la France !

L'EMPEREUR.

Sortez tous.

(Tout le monde sort.)

Qu'est-ce ceci ?

LE DUC.

Donc, si je n'étais rien, Sire, vous le voyez, qu'un pauvre Tyrolien, N'ayant pour attirer vos yeux, chasseur ou pâtre, Qu'ne plume de coq à son feutre verdâtre, Vous vous seriez penché sur mon coeur ébloui,

L'EMPEREUR.

Mais, Frantz !

LE DUC.

Ah ! je comprends que tous vos sujets, oui, Que tous les malheureux, toujours, puissent se dire Vos fils autant que nous ! Mais est-il juste, Sire, Est-il juste que moi, quand je suis malheureux, Je sois moins votre fils que le moindre d'entre eux.

L'EMPEREUR.

Mais pourquoi donc – il faut, Monsieur, que je vous gronde. Là, quand je m'occupais de tout ce pauvre monde.



M'être venu parler, et non pas en secret ?

LE DUC.

Pour vous prendre au moment où votre coeur s'ouvrait.

L'EMPEREUR.

Mon coeur ! mon coeur !... Sais-tu que ton audace est grande

LE DUC.

Je sais que vous pouvez ce que je vous demande, Que je suis malheureux, que je me sens à bout, Et que vous êtes mon grand-père, voilà tout !

L'EMPEREUR.

– Mais il y a l'Europe ! Il y a l'Angleterre ! Il y a Metternich !

LE DUC.

Vous êtes mon grand-père !

L'EMPEREUR.

Mais vous ne savez pas quelle difficulté !...

LE DUC.

Je suis le petit-fils de Votre Majesté !

L'EMPEREUR.

Mais...

LE DUC.

Sire, vous avez, Sire en qui seul j'espère, Bien le droit d'être un peu grand-père ?...

L'EMPEREUR.

Mais...

LE DUC.

Tu peux bien un moment ne pas être empereur ? Grand-Père,

L'EMPEREUR.

Ah ! vous avez été toujours un enjôleur !



LE DUC.

Je ne vous aime pas, d'abord, lorsque vous êtes, Comme dans le portrait de la Salle des Fêtes, Avec le grand manteau, la Toison d'or au cou ! Mais comme ça, tenez, vous me plaisez beaucoup ; Avec le doux argent de tes cheveux qui flotte, Tes bons yeux, ton gilet, ta longue redingote, Tu n'as l'air que d'un simple aïeul, en vérité, Par lequel ou pourrait être gâté !...

L'EMPEREUR.

Gâté ?

LE DUC.

Ne peux-tu te passer de voir Louis-Philippe, Sur les écus français faire toujours sa lippe !

L'EMPEREUR.

Chut !... chut ?

LE DUC.

Adores-tu ces gros Bourbons caducs ?

L'EMPEREUR.

Vous ne ressemblez pas aux autres archiducs !

LE DUC.

Tu crois ?

L'EMPEREUR.

D'où tenez-vous l'art des gamineries ?

LE DUC.

Mais, c'est d'avoir joué, petit, aux Tuileries.

L'EMPEREUR.

Ah ! vous y revenez ?

LE DUC.

J'y voudrais revenir.



L'EMPEREUR

En avez-vous gardé, vraiment, le souvenir ?

LE DUC.

Vague...

L'EMPEREUR.

Et de votre père ?

LE DUC.

Il me souvient d'un homme Qui me serrait, très fort, sur une étoile. Et comme Il serrait, je sentais, en pleurant de frayeur, L'étoile en diamants qui m'entrait dans le coeur. – Sire, elle y est restée.

L'EMPEREUR.

Est-ce que je t'en blâme,

LE DUC.

Oui, oui, laissez parler la bonté de votre âme ! Lorsque j'étais petit, vous m'aimiez, n'est-ce pas ? Vous vouliez avec moi prendre tous vos repas. Nous dînions tous les deux tout seuls...

L'EMPEREUR.

C'était un charme.

LE DUC.

J'avais de longs cheveux. J'étais prince de Parme. Quand on me punissait, toi, tu me pardonnais !

L'EMPEREUR.

Et te rappelles-tu ton horreur des poneys ?

LE DUC.

Un jour qu'on m'en montrait un blanc comme la neige, Je trépignais de rage au milieu du manège.

L'EMPEREUR.

Dam ! un poney pour toi, tu prenais ça très mal !



LE DUC.

Furieux, je criais : « Je veux un grand cheval ! »

L'EMPEREUR.

Et c'est un grand cheval, encor, que tu demandes !

LE DUC.

Et lorsque je battais mes bonnes allemandes !

L'EMPEREUR.

Et lorsque qu'avec Colin, vous creusiez sans façon Des grands trous dans mon parc...

LE DUC.

On faisait Robinson.

L'EMPEREUR.

C'était vous, Robinson ?

LE DUC.

J'entrais dans ces cachettes, Et j'avais un fusil, deux arcs et trois hachettes !...

L'EMPEREUR.

Puis, tu montais la garde à ma porte !...

LE DUC.

En hussard !

L'EMPEREUR.

Et les dames, chez moi, n'entraient plus qu'en retard Et trouvaient cette excuse, en entrant, naturelle : « Pardon, Sire, mais j'embrassais la sentinelle ! »

LE DUC.

Tu m'aimais bien.

L'EMPEREUR.

Je t'aime encor !

LE DUC.

Prouve-le-moi !



L'EMPEREUR.

Mon petit-fils, mon Franz !

LE DUC.

Est-il vrai que le roi, Si moi je paraissais, n'aurait qu'à disparaître ?

L'EMPEREUR.

Mais...

LE DUC.

Dis la vérité !

L'EMPEREUR.

Je

LE DUC.

Ne mens pas !

L'EMPEREUR.

Peut-être !

LE DUC.

Ah ! je t'aime ?

L'EMPEREUR.

Eh bien ! oui, sur le pont de Strasbourg Si, toi, tu paraissais, tout seul, sans un tambour, C'en serait fait du roi !

LE DUC.

Je t'adore, grand-père !

L'EMPEREUR.

Mais tu m'étouffes !

LE DUC.

Non !

L'EMPEREUR.

J'aurais bien dû me taire !



LE DUC.

D'ailleurs le vent de Vienne est mauvais pour ma toux, On m'ordonne Paris...

L'EMPEREUR.

Vraiment ?

LE DUC.

L'air est plus doux Et s'il faut qu'à Paris pour moi la saison s'ouvre, Je ne peux pourtant pas descendre ailleurs qu'au Louvre

L'EMPEREUR.

Ah ! bah !

LE DUC.

Si tu voulais !

L'EMPEREUR.

Certe, on nous proposa Souvent de vous laisser enfuir !...

LE DUC.

Oh ! fais donc ça !

L'EMPEREUR.

Mon Dieu ! je voudrais bien...

LE DUC.

Tu peux !

L'EMPEREUR.

Ce qui m'arrête...

LE DUC.

N'ayez pas des pensers de derrière la tête. Ayez des sentiments, là, de devant le coeur. Ce serait si joli qu'un jour un empereur Pour gâter son enfant bouleversâ l'histoire ; Et puis c'est quelque chose, et c'est un peu de gloire, De pouvoir quelquefois, sans avoir l'air, tu sais,



Dire : « Mon petit-fils, l'empereur des Français ! »

L'EMPEREUR.

Certes !

LE DUC.

Tu le diras ! Dis que tu vas le dire !

L'EMPEREUR.

Eh bien !...

LE DUC.

Sire !

L'EMPEREUR.

Oui, sire !

LE DUC.

Ah ! sire.

L'EMPEREUR.

Sire !

LE DUC.

Sire !

L'EMPEREUR bas au duc.

Metternich !... Ne crains rien... (Haut.) Je veux.

LE DUC.

Tout est perdu !

L'EMPEREUR.

Je veux que cet enfant règne...

METTERNICH.

C'est entendu. Avec vos partisans, Prince, je vais me mettre En rapport...

LE DUC.

Je craignais..



L'EMPEREUR.

Quoi donc ?... C'est moi le maître !

LE DUC.

Qui vas-tu m'envoyer, dis, comme ambassadeur ?

METTERNICH.

Entendu...

L'EMPEREUR.

Tu viendras me voir, en empereur ?

LE DUC.

Oui, peut-être, quand mes Chambres seront sorties...

METTERNICH.

Nous ne demanderons que quelques garanties...

LE DUC.

Tout ce que vous voudrez !

L'EMPEREUR.

Es-tu content ?

METTERNICH.

D'abord Sur des points de détail nous nous mettrons d'accord... Je crois que vous aurez des groupes à dissoudre... Nous craignons les voisins qui cultivent la foudre...

LE DUC.

Cher grand-père !

METTERNICH.

Ah ! et puis, dame ! on nous ennuyait Un peu, beaucoup, avec les héros de Juillet.

LE DUC.

Mais...

METTERNICH.

Le libéralisme et le bonapartisme



Se tenant, il faudra couper le petit isthme... Craindre l'esprit nouveau, dangereux et brillant... Expulser Lamennais...

LE DUC.

Mais...

METTERNICH.

Et Chateaubriand Ah ! et puis se résoudre à museler la presse...

LE DUC.

Oh ! ça ne presse pas...

L'EMPEREUR.

Mais si, mais si, ça presse

LE DUC.

J'en demande pardon à Votre Majesté, Mais c'est blesser la Liberté !

L'EMPEREUR.

La Liberté ?...

METTERNICH.

Ah ! et puis nous laisser opérer à Bologne... Ah ! et puis se calmer un peu sur la Pologne...

LE DUC.

Ah ! et puis ?

METTERNICH.

Eh bien ! mais, nous solutionnons La question des noms... Vous savez bien, les noms Des batailles, mon Dieu, Sire, que vous perdites. Il faudra les ôter aux maréchaux...

LE DUC.

Vous dites ?

L'EMPEREUR.

Oh ! peut-être...



METTERNICH,

Pardon, mais ces gens-là sont fous De se croire seigneurs de lieux qui sont à vous, Et vous n'approuvez pas cette façon, je pense, D'emporter, dans leurs noms, nos villages en France !

LE DUC.

Ah ! grand-père ! grand-père !

L'EMPEREUR.

Il est bien évident...

LE DUC.

Nous étions dans les bras l'un de l'autre, pourtant...

(A Metternich)

Avez-vous quelque chose à demander encore ?

METTERNICH.

Oui, la suppression du drapeau tricolore.

LE DUC.

Votre Excellence veut que lavant ce drapeau Plein de sang dans le bas et de ciel dans le haut, Puisque le bas trempa dans une horreur féconde, Et que le haut baigna dans les espoirs du monde, Votre Excellence veut, n'est-ce pas ? qu'effaçant Cette tache de ciel, cette tache de sang, Et n'ayant plus aux mains qu'un linge sans mémoire, J'offre à la Liberté ce linceul dérisoire !

L'EMPEREUR.

Encor la Liberté ?

LE DUC.

J'y suis apparenté Du côté paternel, sire, à la Liberté.

METTERNICH.

Oui, le duc pour grand-père a le Dix-huit Brumaire !



LE DUC.

La Révolution française pour grand mère !

L'EMPEREUR.

Malheureux !

METTERNICH.

L'empereur républicain !... Voilà L'utopie !... Attaquer la Marseillaise en la Sur les cuivres, pendant que la flûte soupire En mi bémol : Veillons au salut de l'Empire !

LE DUC.

On peut très bien jouer ces deux airs à la fois, Et cela fait un air qui fait sauver les rois !

L'EMPEREUR.

Comment là, devant moi, vous osez dire !... Il ose !

LE DUC.

Ah ! je sais maintenant ce que l'on me propose !

L'EMPEREUR.

Mais qu'a-t-il aujourd'hui ? d'où lui vient cet accès ?...

LE DUC.

C'est d'être un archiduc sur le trône français !

L'EMPEREUR.

Qu'a-t-il lu ? qu'a-t-il vu ?... cet oubli des principes !...

LE DUC.

J'ai vu des coquetiers, des mouchoirs et des pipes !

L'EMPEREUR.

Il est fou ! Les propos que le duc tient sont fous !

LE DUC.

Fou d'avoir pu penser à revenir par vous !

METTERNICH,

Mais ce retour, c'est Votre Altesse qui l'empêche !



LE DUC.

Certe, au lieu des fourgons, vous m'offrez la calèche !

L'EMPEREUR.

Non ! nous n'offrons plus rien !

LE DUC.

La cage ?

L'EMPEREUR.

C'est selon.

LE DUC.

Vous n'empêcherez pas que je ne sois l'Aiglon !

L'EMPEREUR,

L'aigle de mes drapeaux a des aiglons sans nombre, Et vous en êtes un, voilà tout !

LE DUC.

Aigle sombre, Triste oiseau bicéphale au cruel oeil d'ennui, Aigle de la maison d'Autriche, aigle de nuit, Un grand aigle de jour a passé dans ton aire, Et tout ébouriffé de peur et de colère, Tu vois, vieil aigle noir, n'osant y croire encor, Sur un de tes aiglons pousser des plumes d'or !

L'EMPEREUR.

Moi qui m'attendrissais, je regrette mes larmes ; On va vous enlever ces livres et ces armes !... Dietrichstein ?

METTERNICH.

Il n'est pas au palais.

L'EMPEREUR.

Ah ! je veux Supprimer tout ce qui – pauvre enfant trop nerveux Vous rappellerait trop de quel père vous êtes...



LE DUC.

Eh bien ! arrachez donc toutes les violettes Et chassez toutes les abeilles de ce parc !

L'EMPEREUR.

Changez tous les valets !

METTERNICH.

Je renvoie : Otto, Mark, Hermann, Albrecht, Gottlieb !

LE DUC.

Fermez la persienne : Cette étoile pourrait me parler de la sienne !

L'EMPEREUR.

Je veux, pour Dietrichstein, tout de suite, signer, Un nouveau règlement.

(A Metternich.)

Ecrivez !

METTERNICH.

L'encrier ?

LE DUC.

Sur la table, le mien, – je permets qu'on s'en serve.

METTERNICH.

Où donc ?... je ne vois pas...

LE DUC.

La tête de Minerve En bronze, et marbre vert.

METTERNICH.

Je ne vois rien.

LE DUC.

Alors, Prenez l'autre, là-bas, dont s'allument les ors, Dans le grand nécessaire...



METTERNICH.

Où ?

L'EMPEREUR.

Quels encriers ?

LE DUC,

Sire, Ceux que mon père m'a laissés !

L'EMPEREUR.

Que veux-tu dire ?

LE DUC.

Oui... par son testament... Et, là, les pistolets, Les quatre pistolets de Versailles, – ôtez-les !

L'EMPEREUR, frappant la table.

Ah ! ça !

LE DUC.

Ne frappez pas la table avec colère, Vous avez fait tomber le glaive consulaire !

L'EMPEREUR.

Tous ces objets dont vous parlez...

LE DUC.

Ils sont présents ! « Pour remettre à mon fils lorsqu'il aura seize ans ! » On ne m'a rien remis !... mais malgré l'ordre infâme Qui les retient au loin, je les ai, j'ai leur âme... L'âme de chaque croix et de chaque bijou, Et tout est là : J'ai les trois boîtes d'acajou, J'ai tous les éperons, toutes les tabatières, Les hausse-cols, les boucles d'or des jarretières, J'ai tout, l'épée en fer et l'épée en vermeil, Et celle dans laquelle un immortel soleil A laissé tous ses feux emprisonnés, de sorte Qu'on craint en la tirant que le soleil ne sorte !



J'ai là les ceinturons, je les ai tous les six.

L'EMPEREUR.

Taisez-vous ! taisez-vous !

LE DUC.

« Pour remettre à mon fils Lorsqu'il aura seize ans ! » – Père, il faut que tu dormes Tranquille, car j'ai tout, même tes uniformes ! Oui, j'ai l'air de porter un uniforme blanc. Eh bien ! ce n'est pas vrai ! C'est faux ! Je fais semblant ! Tu vois bien que c'est bleu, que c'est rouge, – regarde ! Colonel ?... Allons donc !... Lieutenant dans ta garde ! Je vois aux trois flacons que. portaient vos chasseurs ! Père, qui m'a donné les victoires pour soeurs ! Vous n'aurez pas en vain désiré que je l'eusse Le réveille-matin de Frédéric de Prusse, Qu'à Potsdam, vous avez superbement volé ! Il est là, – son tic-tac c'est ma fièvre ! – je l'ai ! Et c'est, chaque matin, c'est lui qui me réveille, Et m'envoie, épuisé du travail de la veille, Travailler à ma table étroite, travailler, Pour être chaque soir plus digne de régner !

L'EMPEREUR.

De régner !... de régner !... n'ayez plus l'espérance Qu'un fils de... parvenu puisse régner en France Après nous avoir pris dans notre sang de quoi Avoir un peu plus l'air que son père d'un roi.

LE DUC.

Mais à Dresde, pardon, vous savez bien, j'espère, Que vous aviez tous l'air des laquais de mon père.

L'EMPEREUR.

De ce soldat !

LE DUC.

Pour peu qu'il la leur demandât,



Les empereurs donnaient leur fille à ce soldat !

L'EMPEREUR.

C'est possible ! Je ne sais plus ! Ma fille est veuve !

LE DUC.

Quel malheur que je sois encor là, moi, la preuve !

L'EMPEREUR.

Oh ! Frantz ! nous nous aimions pourtant, te souviens-tu ?

LE DUC.

Non ! non ! Si je suis là, c'est qu'on vous a battu ! Vous ne pouvez avoir pour moi que de la haine Puisque je suis Wagram vivant qui se promène !

L'EMPEREUR.

Allez-vous en ! Sortez !...

(Le duc sort.)

Cet enfant que j'aimais !

METTERNICH.

Eh bien ! montera-t-il sur le trône ?

L'EMPEREUR.

Jamais !

METTERNICH.

Comprenez-vous, sans moi, ce que vous alliez faire ?

L'EMPEREUR.

L'avez-vous entendu répondre à son grand-père !

METTERNICH.

Il faudrait le dompter !

L'EMPEREUR.

Dans son propre intérêt !

METTERNICH.

Votre repos... la paix du monde...



L'EMPEREUR.

Il le faudrait !

METTERNICH.

Moi, je viendrai ce soir lui parler ?...

L'EMPEREUR.

Quelle peine Il me cause !...

METTERNICH, voulant l'entraîner...

Venez...

L'EMPEREUR.

Oui... ce soir...

METTERNICH.

Cette scène Ne peut se reproduire !...

L'EMPEREUR.

Elle m'a fait du mal ! Oh ! cet enfant !...

METTERNICH, l'emmenant.

Venez...

L'EMPEREUR, déjà dehors.

Cet enfant...

(Sa voix se perd.)

LE DUC, entr'ouvre tout doucement la porte de sa chambre, regarde s'ils sont partis, écoute un instant, – puis entre rapidement et vient poser sur la table un petit chapeau de Napoléon.

Le signal !

(Il rentre dans sa chambre.)

FLAMBEAU, entrant.

Voici l'heure... Signal ! y es-tu ?... Hum !... Peut-être ?...

(Il se met à chercher.)

« Flambeau, tu ne peux pas ne pas le reconnaître ! »



Est-ce en haut ? est-ce en bas ? Est-ce noir ? est-ce blanc Est-ce grand ?... ou petit ?...

(Il aperçoit le chapeau.)

Ah ! le... Petit et grand !

(Il va vers la fenêtre.)

Mais la comtesse, au fait, du fond du parc, me guigne. Si le signal est là, je dois lui faire signe...

(Il tire son mouchoir de sa poche.)

Oh ! non ! un drapeau blanc la fait se trouver mal !

UN DOMESTIQUE, entrant, une petite lampe à la main, et se dirigeant vers l'appartement du duc.

La lampe de travail du duc.

FLAMBEAU, bondissant et la lui prenant des mains.

Mais, animal, Elle file !... Il lui faut un peu de brise fraîche !...

(Il sort sur le balcon avec la lampe.)

On lève en l'air trois fois... On arrange la mèche

(Il fait ce qu'il dit et rend la lampe au domestique.)

Et ça va !... comprends-tu ?

LE DOMESTIQUE.

Ce n'est pas malin ?

FLAMBEAU.

(Le domestique entre chez le duc.)

Si-Tout sera prêt demain !

SEDLINSKY,

Le duc ?

FLAMBEAU, lui montrant la chambre.

Là.

SEDLINSKY.

Veille ici.



FLAMBEAU.

On veille.

SEDLINSKY.

Ferme !

FLAMBEAU.

On ferme.

SEDLINSKY.

Ote les clefs.

FLAMBEAU.

On ôte !

SEDLINSKY.

Nul, hormis l'Empereur, n'a ces clefs !... Pas de faute ! Veille !...

FLAMBEAU.

Comme toujours !

(Il se penche sur les serrures et les

rarange doucement.)

Et baissons pour la nuit. Les paupières des trous de serrure... sans bruit !

LA VOIX DE SEDLINSKY.

Bonsoir le Piémontais !

FLAMBEAU.

Bonsoir, Monsieur le comte !

LA VOIX DE SEDLINSKY.

Et maintenant monte la garde !

FLAMBEAU.

Je la monte !

LA VOIX DE SEDLINSKY.

Allons ! C'est bien ! Bonsoir !

FLAMBEAU.

Bonsoir !... Et, c'est ainsi.



Que soudain redressé, délarbiné, minci, Enfermé jusqu'à l'aube, impossible à surprendre, Fronçant sous son bonnet, son gros sourcil de cendre, Se tenant dans son vieil uniforme bien droit, L'arme au bras, et la main contre le téton droit, Dans la position fixe et réglementaire, Gardant le fils ainsi qu'il a gardé le père, C'est ainsi que debout, chaque nuit, sur ton seuil, Se donnant à lui-même un mot d'ordre d'orgueil, Fier de faire une chose énorme et goguenarde, Un grenadier français monte, à Schoenbrunn, la garde ! C'est la dernière fois. – Tu ne l'auras pas su. – C'est pour moi seul. C'est du vrai luxe, inaperçu ! S'offrir un pareil coup pour n'éblouir personne, Mais pour se dire, à soi tout seul : « Elle est bien bonne ! » A leur barbe ! à Schoenbrunn !... Je me trouve insensé !... Je suis content !... Je suis ravi !...

(On entend un bruit de clef dans la serrure.)

Je suis pincé !

(La porte s'ouvre doucement.)

Qui donc s'est procuré la clef ?

METTERNICH, portant un grand candélabre allumé.

Non, cette scène Ne se reproduira jamais !

FLAMBEAU.

Népomucène !

METTERNICH.

Oui... ce soir... lui parler... sans témoin importun... Tiens ! je ne savais pas que le duc en eût un... – Ah ! c'est l'archiduchesse encor qui dut lui faire Passer ce souvenir... – Te voilà, légendaire ! Il y avait longtemps que... Bonjour ! Tu dis ?... Hein ?... Non ! Douze ans de splendeur me contemplent en vain Du haut de ta petite et sombre pyramide :



Je n'ai plus peur. Voici le bout de cuir solide Par lequel on pouvait, sans trop te déformer, T'enlever, tout le temps, pour se faire acclamer ! – Toi, dont il s'éventait après chaque conquête, Toi, qui ne pouvais pas de cette main distraite Tomber sans qu'aussitôt un roi te ramassât, Tu n'es plus aujourd'hui qu'un décrochez-moi-ça, Et si je te jetais, ce soir, par la croisée, Où donc finirais-tu ? vieux bicorne ?

FLAMBEAU.

Au Musée !

METTERNICH.

Le voilà, ce fameux petit !... Comme il est laid !... On l'appelle petit, d'abord, – est-ce qu'il l'est ? Non. – Il est grand, très grand, énorme. C'est en somme Celui, pour se grandir, que porte un petit homme !... – Car c'est d'un chapelier que la légende part : Le vrai Napoléon, en somme, c'est Poupart ! – Ah ! ne crois pas, pour toi, que ma haine s'endorme ! Je t'ai haï, d'abord, à cause de ta forme, Chauve-souris des champs de bataille, chapeau Qui semblait fait avec deux ailes de corbeau ; A cause des façons implacables et nettes Dont tu te découpais sur nos ciels de défaites, Demi-disque semblant sur le coteau vermeil L'orbe à demi-monté de quelque obscur soleil ! A cause de ta coiffe où le diable s'embusque, Chapeau d'escamoteur qui posé, noir et brusque, Sur un trône, une armée, un peuple entier debout, Te relevais, ayant escamoté le tout ! A cause des saluts que je t'ai faits : à cause De ta simplicité qui n'était qu'une pose, De ta joie, au milieu des diadèmes d'or, A n'être insolemment qu'un morceau de castor ; Et quand, pour te flatter, je cherchais l'épithète



Des façons dont parfois tu restas sur sa tête ! Vainqueur, neuf, acclamé, puissant, je t'ai haï, Et je te hais encor vaincu, vieux et trahi... Je te hais pour cette ombre altière et péremptoire Que tu feras toujours sur le mur de l'histoire ! Et je te hais pour ta cocarde arrondissant Son gros oeil jacobin tout injecté de sang ; Pour toutes les rumeurs qui, de ta conque partent, Grand coquillage noir que les vagues rapportent Et dans lequel l'oreille écoute, en s'approchant, Le bruit de mer que fait un grand peuple en marchant ! Pour cet orgueil français que tu rendis sans bornes, Bicorne qui leur sert à nous faire les cornes ! Et je te hais pour Béranger et pour Raffet, Pour les chansons qu'on chante, et les dessins qu'on fait. Et pour tous les rayons qu'on t'a cousus dans l'île ! Je te hais ! je te hais ! et ne serai tranquille Que lorsque ton triangle inélégant de drap Râpé de sa légende, enfin, reviendra Ce qu'en France il n'aurait jamais du cessé d'être : Un chapeau de gendarme ou de garde champêtre ! Je te... Mais tout d'un coup... C'est drôle... Le présent Imite le passé, parfois en s'amusant... De te voir là comme une chose familière, Cela m'a reporté de vingt ans en arrière ; Car c'étaient là, toujours, qu'il te posait ainsi Lorsqu'il y a vingt ans il habitait ici ! C'était dans ce salon qu'on faisait antichambre ; C'était là, qu'attendant qu'il sortit de sa chambre, Princes, ducs, magyars, entassés dans un coin, Fixaient sur toi des yeux humiliés, de loin, Pareils à des lions, respectant avec rage Le chapeau du dompteur oublié dans la cage ! Il te posait ainsi !... C'était comme aujourd'hui. Des armes... des papiers... On croirait que c'est lui Qui vient de te jeter, en passant, sur la carte ;



Qu'il est encore ici chez lui, ce Bonaparte ! Et qu'en me retournant je vais, – sur le seuil, – là, Revoir le grenadier montant la garde... Ha !

(Il recule, effaré en apercevant Flambeau immobile devant la porte du duc. Il se frotte les yeux.)

– Non. – Non. – Non. – C'est un peu de fièvre qui dessine.. Mon tête-à-tête avec ce chapeau m'hallucine...

(Il regarde, se rapproche. Flambeau demeure toujours immobile.)

La lune, construit-elle un spectre de rayons ? Qu'est-ce que c'est que ça ?... Voyons ?...? voyons ?... voyons ?...

(Il marche furieux sur Flambeau.)

Oui... quel est le mauvais plaisant ?

FLAMBEAU, croisant la baïonnette.

Qui va là ?

METTERNICH, reculant.

Diable !

FLAMBEAU, froidement.

Passez au large !

METTERNICH, avec un rire forcé, revenant sur lui.

Oui... oui... la farce est impayable... Mais...

FLAMBEAU, recroisant la baïonnette.

Qui va là ?

METTERNICH, reculant.

Très drôle !

FLAMBEAU.

Un pas, vous êtes mort ?

METTERNICH.

Mais...

FLAMBEAU.

Plus bas !



METTERNICH.

Permettez !

FLAMBEAU.

Plus bas ! l'empereur dort.

METTERNICH.

Comment ?

FLAMBEAU.

Chut !

METTERNICH.

Mais je suis le chancelier d'Autriche ! Mais je suis tout ! mais je peux tout !

FLAMBEAU.

Mais je m'en fiche !

METTERNICH.

Mais je veux voir le duc de Reichstadt, et...

FLAMBEAU.

Ah ! ouat !

METTERNICH.

Comment : ah ! ouat ?

FLAMBEAU.

Reichstadt ? Connaissons pas Reichstadt ! D'Auerstaedt ! d'Elchingen ! c'est des ducs, c'est notoire : Reichstadt, c'est pas un duc, c'est pas une victoire !

METTERNICH.

Mais on est à Schoenbrunn ! voyons !

FLAMBEAU.

Si l'on y est ?... Grâce au nouveau succès, on y a son billet ! Et si l'on s'y reprépare, avec des ratatouilles, A re-administrer, au monde, des tatouilles !



METTERNICH.

Quoi ? comment ? que dit-il ? un nouveau succès ?

FLAMBEAU.

Boeuf !

METTERNICH.

Mais nous sommes le dix juillet mil huit cent...

FLAMBEAU.

Neuf !

METTERNICH.

Je ne deviens pas fou !

FLAMBEAU.

D'où sortez-vous ?... C'est louche ! Pourquoi n'êtes-vous pas encor dans votre couche ?

METTERNICH.

Moi ?

FLAMBEAU.

Qui donc a laissé passer cet Artaban ? Le mameluck ? Il a pris ça sous son turban ?

METTERNICH.

Le mameluck ?

FLAMBEAU.

Alors, tout se démantibule ?

METTERNICH.

Mais...

FLAMBEAU.

Vous entrez la nuit dans le grand vestibule ?

METTERNICH.

Mais je...



FLAMBEAU.

Vous franchissez le salon de Rosa Sans voir le voltigeur que l'on y préposa ?

METTERNICH.

Comment ?

FLAMBEAU.

Vous traversez la petite rotonde, Sans qu'un pareil toupet, un yatagan le tonde ? Le salon blanc n'est pas de sous-offs habité Qui, sur le poêle en or font du punch et du thé ? Vous ne rencontrez pas quelques vieilles barbiches Dans la pièce aux chevaux, dans la pièce aux potiches ? Et dans la galerie, alors, les brigadiers Trouvent tout naturel qae vous vous balladiez ? On peut donc traverser le cabinet ovale Sans que le maréchal Duroc ne vous avale ?

METTERNICH.

Le maréchal ?

FLAMBEAU.

Ce dogue, alors, c'est un carlin ?...

METTERNICH.

Mais j'entre...

FLAMBEAU.

Ce palais, alors, c'est un moulin ? Et quand vous arrivez au bout de l'enfilade, Personne ?... Le portier d'appartement ?... Malade ? Et le valet de chambre ?... Absent ? Et le gardien Du portefeuille ?... où donc s'est-il mis ?... Dans le sien ?

METTERNICH.

Mais...

FLAMBEAU.

Au lieu d'être là pour vous chercher des noises



L'aide de camp de nuit, que fait-il ?... Des Viennoises ?

METTERNICH.

Mais...

FLAMBEAU.

Et le moricaud de garde, il prie Allah ?... Eh ! bien ! mais c'est encore heureux que je sois là !... – Quel service ?... Oh ! oh ! oh ! s'il y met sa lorgnette Je crois qu'il y aura d'l'oignon, d'l'oignon, d'l'oignette,

METTERNICH.

Je vais...

FLAMBEAU.

Ne bougez pas ! vous le réveilleriez !... – Il dort sur son petit traversin de lauriers !

METTERNICH, tombant accablé dans un fauteuil.

Ah ! je raconterai ce rêve !... Il est épique !

(Sa main rencontre la flamme d'une des bougies.)

Mais cette flamme...

FLAMBEAU.

Brûle !

METTERNICH, tâtant la pointe de la baïonnette de Flambeau.

Et cette pointe...

FLAMBEAU.

Pique !

METTERNICH.

Mais je suis réveillé !... mais je...

FLAMBEAU.

Chut ! restez coi !

METTERNICH.

Mais Sainte-Hélène, alors ?... Waterloo ?

FLAMBEAU.

Water-quoi ?



(On entend du bruit dans la chambre du duc

L'empereur a bougé !

METTERNICH.

Lui !

FLAMBEAU.

Saperlipopette ! Vous devenez plus blanc qu'un cheval de trompette !

METTERNICH.

C'est le duc de Reichstadt, voyons ! je n'ai pas peur ! Je sais que c'est le duc ! J'en suis sûr !

FLAMBEAU.

L'empereur !

(Le duc entre, tenant à la main sa petite lampe de travail.)

METTERNICH.

Ah ! ah ! c'est vous ! c'est vous ! c'est vous ! C'est Votre Altesse Ah ! que je suis heureux !

LE DUC.

D'où vient cette tendresse ?

METTERNICH.

Non ! vraiment, je croyais – tant c'était réussi – Qu'un autre allait sortir !

FLAMBEAU, comme sortant d'un rêve

Je le croyais aussi !

LE DUC.

Dieu ! qu'as-tu fait ?

FLAMBEAU.

Du luxe !

METTERNICH, sonnant.

A moi !



LE DUC.

Fuis !

FLAMBEAU.

La fenêtre

LE DUC.

La sentinelle va tirer sur toi ?

FLAMBEAU.

Peut-être !...

LE DUC.

Mets ta livrée !

METTERNICH, mettant son pied dessus.

Ah ! non !

FLAMBEAU.

Bah !...

(Bas au duc pendant que Metternich

Metternich encore.)

Je gagne mon trou

LE DUC.

Mais

FLAMBEAU.

Au revoir ! au bal de demain !

LE DUC.

Es-tu fou

FLAMBEAU.

J'y serai !

LE DUC.

Pas de bruit !

METTERNICH.

Oh ! pourvu qu'il se luxe Quelque chose !... Hein ?... il chante !



LE DUC.

Oh ! que fais-tu ?

LA VOIX DE FLAMBEAU.

Du luxe !

LE DUC.

Manqué !...

METTERNICH.

Comme il s'est bien, dans l'ombre, reconnu !

LE DUC,

Il connaît le pays ! Il est déjà venu !

METTERNICH.

Trop tard !... Retirez vous !... Plus rien pour mon service ?

LE DUC.

Et demain, pas un mot au préfet de police !

METTERNICH.

Je ne raconte pas les tours qu'on m'a joués... Que m'importent d'ailleurs vos grognards dévoués ! Vous n'êtes pas Napoléon !

LE DUC.

Qui le décrète !

METTERNICH.

Vous avez le petit chapeau, mais pas la tête !

LE DUC.

Ah ! vous avez encor trouvé le mot qu'il faut Pour dégonfler l'enthousiasme !... mais ce mot Ne sera pas cette fois-ci le coup d'épingle Qui crève, ce sera le coup de fouet qui cingle ! Je me cabre, et m'emporte aux orgueils les plus fous ! Pas la tête, m'avez-vous dit ?... Qu'en savez-vous ?

METTERNICH.

Ce que j'en sais ?... Regardez-vous dans cette glace)



Regardez la longueur morne de votre face ! Regardez ce fardeau si lourd d'être si blond ! Ces accablants cheveux ! Mais regardez-vous donc

LE DUC.

Non !

METTERNICH.

Mais tout un brouillard fatal vous accompagne !

LE DUC.

Non !

METTERNICH.

Mais à votre insu, c'est toute une Allemagne, Et c'est toute une Espagne en votre âme dormant Qui vous font si hautain, si triste et si charmant !

LE DUC,

Non ! non !

METTERNICH.

Rappelez-vous vos doutes de vous-même ! Vous, régner ?... Allons donc ! Vous seriez doux et blême, Un de ces rois qui vont s'interrogeant tout bas Et qu'il faut enfermer pour qu'ils n'abdiquent pas !

LE DUC.

Non ! non !

METTERNICH.

Vous n'avez pas la tête d'énergie Mais le front de langueur, le front de nostalgie !...

LE DUC.

Le front ?...

METTERNICH.

Et Votre Altesse, avec égarement. Sur ce front d'archiduc passe une main d'infant !



LE DUC.

Ma main ?

METTERNICH.

Regardez-les, ces doigts tombants et vagues, Qu'on a, dans des portraits, déjà vus, sous des bagues !

LE DUC.

Non !

METTERNICH.

Regardez vos yeux par lesquels vos aïeux Vous regardent...

LE DUC.

Mes yeux ?...

METTERNICH.

Regardez-les, ces yeux, Dans lesquels d'autres yeux, déjà vus dans des cadres, Rêvent à des bûchers ou pleurent des escadres ! Et vous, si scrupuleux, si consciencieux, Osez aller régner en France avec ces yeux !

LE DUC.

Mais, mon père !

METTERNICH.

Vous n'avez rien de votre père ! Mais cherchez ! cherchez donc ! approchez la lumière ! Il a voulu, jaloux de notre sang ancien, Venir nous le voler pour en vieillir le sien. Mais ce qu'il a volé, c'est la mélancolie, C'est la faiblesse, c'est...

LE DUC.

Non ! je vous en supplie !

METTERNICH.

Regardez vous pâlir dans le miroir !



LE DUC.

Assez !

METTERNICH.

Sur votre lèvre, là, vous la reconnaissez Cette moue orgueilleuse et rouge de poupée, C'est celle qu'eut, en France, une tête coupée, Car ce qu'il a volé, c'est aussi le malheur ! Mais haussez donc le candélabre !

LE DUC.

Non, j'ai peur !

METTERNICH.

Peux-tu te regarder, la nuit, dans cette glace, Sans voir, derrière toi, monter toute ta race ? – Vois, c'est Jeanne la Folle, au fond, cette vapeur ! Et ce qui, sous la vitre, arrive avec lenteur, C'est la pâleur du roi, dans son cercueil de verre !...

LE DUC.

Non ! non ! c'est la pâleur ardente de mon père !

METTERNICH.

Rodolphe et ses lions dans un affreux recul !

LE DUC.

Des armes ! des chevaux ! C'est le premier consul !

METTERNICH.

Le vois-tu fabriquer de l'or dans une crypte ?

LE DUC.

Je le vois fabriquer de la gloire en Égypte !

METTERNICH.

Ah ! ah ! et Charles Quint ! le spectre aux cheveux courts Qui meurt d'avoir voulu s'enterrer !

LE DUC.

Au secours !



Père !...

METTERNICH.

L'Escurial ! Les fantasmagories ! Les murs noirs !

LE DUC.

Au secours ! les blanches boiseries ! Compiègne ! Malmaison !

METTERNICH.

Tu les vois ! tu les vois !

LE DUC.

Roule ! tambour d'Arcole et couvre cette voix !

METTERNICH.

La glace se remplit !

LE DUC.

Je casserai la glace !

METTERNICH.

D'autres ! d'autres encor arrivent !

LE DUC.

Je la casse ! Il n'en reste pas un !

METTERNICH.

Il en reste un toujours !

LE DUC.

Non ! non ! ce n'est pas moi ! pas moi ! Père ! au secours !

RIDEAU



ACTE IV

UN MASQUE.

Quel est ce fou ?

UN AUTRE.

Je ne sais pas.

UN AUTRE.

Ce monsignore ?

PREMIER MASQUE,

Je ne sais pas.

DEUXIÈME MASQUE.

Et ce mezzetin ?

TROISIÈME MASQUE.

Je l'ignore !

UN AUTRE.

Mais, c'est délicieux !



UN AUTRE.

Le grand incognito !

UN POLICHINELLE, à une femme en domino.

Votre oreille ?

LE DOMINO.

Pourquoi ?

LE POLICHINELLE.

Chut ! mon secret !

PREMIER MASQUE.

Watteau...

LE POLICHINELLE, à un autre domine.

Votre oreille ?

PREMIER MASQUE.

Eût aimé ces fuites de basquines...

LE DOMINO.

Pourquoi ?

LE POLICHINELLE,

Chut ! mon secret !

LE PREMIER MASQUE.

!.!... Dans ce décor de ruines !

UN AUTRE.

Tout est incertitude et tout est trémolo, La musique, nos coeurs, le clair de lune et l'eau.

METTERNICH,

Donc, Monsieur l'attaché d'ambassade de France, Ici de la pénombre et du demi-silence... Et dans la lumière et dans du bruit, là-bas, Le bal...

L'ATTACHÉ.

Oh ! c'est vraiment...



METTERNICH.

C'est joli, n'est-ce pas ? Par là...

L'ATTACHÉ.

Quoi ! vous daignez être mon cicérone ?...

METTERNICH

Mon cher, je suis moins fier du congrès de Vérone Que d'avoir réussi ce bal dans ces jardins, Et d'avoir mélangé tous ces parfums mondains A cette âpre senteur nocturne et forestière... Donc, par là, la sortie, au fond, le vestiaire, De sorte qu'en partant, tout de suite, on pourra Reprendre sa roulière, ou bien sa witchoura. Enfin dans un salon de boulingrins bleuâtre, Là, près de la fontaine aux amours, le théâtre, Un théâtre aux décors de branches, sur lequel Des amateurs princiers vont nous jouer Michel... Et... je ne sais plus quoi... – piécette à l'eau de rose D'un Français qui s'appelle Eugène... quelque chose.

L'ATTACHÉ.

On soupe ?

METTERNICH.

Ici.

L'ATTACHÉ.

Comment ?

METTERNICH.

Sur chaque caisson vert Va neiger une nappe et pleuvoir un couvert !

L'ATTACHÉ.

Les orangers ?...

METTERNICH.

C'est une idée à moi !... L'on roule



Ici tous ceux du parc ; sous chaque grosse boule Deux couples vont s'asseoir, affamés et légers...

L'ATTACHÉ.

Enfin c'est un souper par petits orangers !... C'est admirable !

METTERNICH.

Eh ! oui ! Quant aux affaires graves

(A un laquais.)

– Allez dire que c'est assez de danses slaves !

A L'attaché.)

Je ne les remets pas à demain, moi. Je pars Avant souper pour m'occuper des Hospodars, On m'attend...

(A un laquais.)

– Les festons par là sont un peu pingres

(A l'attaché.)

Organiser un bal, c'est mon violon d'Ingres... Puis, quand le bal est bien bondissant et riant, Je vais te retrouver, question d'Orient ! J'aime à régler des sorts de peuples et des danses : Arbitre de l'Europe...

L'ATTACHÉ.

Et de ses élégances !

GENTZ.

C'est très juste !... Arbiter elegantiarum !

METTERNICH :

Tiens ! vous parlez latin ! Qu'avez-vous bu ?

GENTZ.

Du rhum.

METTERNICH.

On a dû, chez Fanny, rester longtemps à table. Oh ! cette liaison ! Vous n'êtes plus sortable !



GENTZ.

Moi, Fanny ?... C'est fini !

METTERNICH.

Ah ?

GENTZ.

Fini.

METTERNICH, apercevant le préfet de police.

Sedlinsky ?

SEDLINSKY.

Un mot !

GENTZ, à Metternich.

Fini !

(A un domino.)

J'eus tort de t'amener Fanny ! Si l'on savait que, grâce à moi... Quelle imprudence ! Une danseuse...

FANNY.

Ici, c'est pour moi que je danse !

GENTZ ;

On te reconnaîtra !... Tâche de danser mal !

METTERNICH.

Un complot, dites-vous ?

SEDLINSKY.

Pour le duc, dans ce bal !

METTERNICH.

Je n'ai plus peur...

GENTZ.

Encor, faudrait-il que j'apprisse Pourquoi tu voulus tant venir ici ?



FANNY.

Caprice...

METTERNICH,

Je n'ai plus peur du duc. J'ai tué son orgueil ; On ne le verra pas au bal. Il est en deuil,

SEDLINSKY.

Mais on conspire !...

METTERNICH.

Ah ! bah !

SEDLINSKY.

Des femmes !

METTERNICH.

Quelques pecques !

SEDLINSKY.

De grandes dames !

METTERNICH.

Oh !...

SEDLINSKY,

Polonaises et Grecques : La princesse Grazalcowich !

METTERNICH.

Grazalcowich !... C'est terrible !

(A un laquais qui passe.)

Donnez-moi donc une sandwich !

SEDLINSKY.

Vous riez ?... Chut !... Fuyant l'éclat de la torchère, Les voici, cherchant l'ombre et chuchotant...

(Ils se cachent.)

(Entrent plusieurs dominos.)



UN DES DOMINOS.

Ma chère, Que c'est doux de courir pour lui quelque danger !

UN AUTRE.

Conspirons !

TROISIÈME DOMINO.

Les cheveux sont d'un or si léger !

UN AUTRE.

Oui, ma chère, on dirait que son front s'environne D'un halo dans lequel commence une couronne !

UN AUTRE.

Oh ! et son double charme inattendu, troublant, De Bonaparte blond, ma chère, et d'Hamlet blanc

LE PREMIER.

Conspirons !

LE SECOND.

Moi, d'abord, à Vienne, je conseille De faire faire, en or, chez Stieger, une abeille !

TROISIÈME DOMINO.

A Vienne ?... Ce serait tout à fait idiot ! Faisons faire à Paris, cela, chez Odiot !

UN AUTRE.

Et je propose, moi, sur tous nos toilettes,

D'avoir toujours un gros bouquet de violettes !

LE PREMIER.

Oh ! c'est cela, Princesse !

UN AUTRE.

Et risquons un retour Vers les modes Empire !

LE DEUXIÈME.

Oh ! le soir ! pas le jour !



LE TROISIÈME.

Ah ! ma chère, ces tailles courtes sont infâmes !

TOUS A LA FOIS,

Les ruchés !... les bouillons !... Mais, ma chère.

METTERNICH.

Ah ! Mesdames !

TOUS.

Ah ! Dieu !

METTERNICH.

Continuez ce complot étonnant ! Conspirez !... conspirez !... ah ! ah !...

(Il sort en riant aux éclats.)

PREMIER DOMINO.

Et maintenant Que grâce à ce petit papotage frivole Le soupçon éveillé par Sedlinsky s'envole, Prouvons-leur qu'après des Machiavels féminins Les Metternich les plus... Metternich sont des nains !

TOUS.

Oui...

PREMIER DOMINO.

Chacune sait bien, ce soir, quel est son rôle ?

TOUS.

Oui...

PREMIER DOMINO.

Disséminons-nous dans le bal !

DES MASQUES, en poursuivant un autre

Qu'il est drôle !

UN MASQUE.

Ce doit être Sandor !



UN AUTRE.

Non ! non ! c'est Furstemberg !

UN AUTRE.

Et cet ours, qui, là-bas, valse sur du Schubert !

UN MASQUE.

En quoi, la triste Elvire ? En étoile ?

GENTZ.

En veilleuse.

LE MASQUE.

Et Thécla, l'hypocrite ?

GENTZ.

En Fanchon la Mielleuse.

TIBURCE, entrant avec Thérèse.

Ma soeur, vous n'allez plus à Parme ?

THÉRÈSE.

Oh ! si ! Mais, pour Voir ce bal, la duchesse a retardé d'un jour.

(Montrant un domino qui passe dans le fond accompagné d'un masque.)

C'est elle, avec Bombelle... oui... cette cape verte !...

TIBURCE.

Tant mieux que vous partiez ! Noblesse oblige !... et certe Je n'aurais pas longtemps souffert vos « aparte » Avec votre petit Monsieur Buonaparte !

THÉRÈSE.

Plaît-il ?

TIBURCE.

Nous nous vantons de ce que nos aïeules N'aient pas, avec les rois, toujours été bégueules, Car l'on peut ramasser un mouchoir sans déchoir Lorsqu'un lys est brodé dans un coin du mouchoir ! Mais l'honneur ne saurait admettre une batiste



Portant la fleur où le frélon bonapartiste. Malheur au fils de l'ogre...

THÉRÈSE.

Hein ?

TIBURCE.

S'il croquait nos soeurs !

THÉRÈSE.

Mon frère, vous avez des mots...

TIBURCE.

Avertisseurs.

UN OURS, passant avec une Chinoise.

A quoi donc voyez-vous que je suis diplomate ?

LA CHINOISE.

Mais à votre façon d'arrondir votre patte !

L'ATTACHÉ, poursuivant Fanny Essler

Pas moyen de savoir quel est ce domino ? Est-ce une Anglaise ?

FANNY.

Ya.

L'ATTACHÉ.

Une Allemande ?

FANNY.

No !

PROKESCH, entrant avec le duc.

N'est-ce pas, Monseigneur, la fête est sans pareille ?

LE POLICHINELLE, à un domino.

Votre oreille ?

LE DOMINO.

Pourquoi ?



LE POLICHINELLE.

Mon secret !

(A un autre.)

Votre oreille !

PROKESCH.

Exquis, ce coin qui semble à l'ombre réservé !

LA CHINOISE, repassant avec l'ours.

Mais que portez-vous donc sous le bras ?

L'OURS.

Mon pavé !

PROKESCH.

Exquis ! ces blocs épars !... ce dieu brisé !... ce lierre ! Cette urne !... et là cette eau dans son cadre de pierre, Cela fait, n'est-ce pas...

LE DUC.

Cela fait un miroir !

PROKESCH.

Qu'est-ce que Metternich vous a dit hier soir ?

(Voyant le duc ôter son masque.)

Quoi ! vous ôtez...

LE DUC.

Hélas ! je n'ôte que mon masque !

Une pierre !

PROKESCH,

Pourquoi ?

LE DUC.

Pour jeter dans la vasque !... Tout disparaît... Plus rien que des grands ronds sur l'e

PROKESCH.

Que vous êtes nerveux !... Cependant le complot Doit aboutir ce soir, si j'en crois plusieurs signes...



– Ne m'a-t-on pas remis ce matin ces deux lignes...

(Il tire de sa poche un billet.)

« Dites-lui de venir de bonne heure et qu'il ait « Son uniforme sous un manteau violet ! »

LE DUC.

Oh ! ce serait trop mal !...

PROKESCH.

Oui... ce billet...

LE DUC.

Doit être

D'une femme qui veut au bal me reconnaître ! J'ai suivi le conseil, d'ailleurs, n'étant ici Venu que pour chercher aventure !

PROKESCH.

Non ?

LE DUC.

Si !...

PROKESCH.

Mais alors le complot...

LE DUC.

Oh ! ce serait un crime ! Que de faire monter, pays clair et sublime, Sur ton splendide petit trône impérial Un être de malheur, d'ombre et d'Escurial ! Et si, lorsque plus tard j'y serai sur ce trône, Le Passé m'allongeant dans l'âme sa main jaune Venait y déterrer, de ses ongles hideux, Je ne sais quel Rodolphe ou quel Philippe Deux ?... J'ai peur qu'au bruit flatteur et doré des abeilles, Monstre qui dors peut être en moi, tu te réveilles !

PROKESCH, riant.

Mais voyons, Monseigneur, vous êtes fou !



LE DUC, avec un tressaillement et un regard qui fait reculer Prokesch

Tu crois ?

PROKESCH.

Bonté du ciel !

LE DUC.

Au fond de leurs châteaux de rois, Dans leur retraite castillane ou bohêmienne, Ils ont tous eu la leur !... Quelle sera la mienne ?... Voyons, décidons-le !... Je me résous, tu vois. Mais voici le moment de choisir. J'ai le choix ! Des aïeux prévenants m'ouvrent le catalogue !... Serai-je mélomane ? oiseleur ? astrologue ? Marmonneur d'oremus, ou souffleur d'alambic ?

PROKESCH.

Je ne comprends que trop ce qu'a fait Metternich !

LE DUC.

Grand-père, faudra-t-il qu'un jour je collabore A vos fameux herbiers, où manque l'ellébore ? Vivant, m'amuserai-je à mettre mon linceul ? Qui sera mon parrain de démence ? L'aïeul ? Cagot, l'aïeul macabre, ou l'aïeul alchimiste ? Ah ! dame, ils ont tous eu la démence un peu triste ! Mais des parfums mêlés font des parfums nouveaux ; Et mon cerveau, bouquet de ces sombres cerveaux, Va peut-être en produire une autre plus jolie. Voyons, quelle sera la mienne, de folie ? Eh ! pardieu, mes penchants vaincus jusqu'à ce jour Nous le disent assez... moi, ce sera l'amour ! Je veux aimer, aimer, écraser avec haine, Sous des baisers d'amour, cette lèvre autrichienne !

PROKESCH,

Prince !



LE DUC.

Oiseleur de coeurs, astrologue des yeux, Mais en étant don Juan, je suis tout mes aïeux, J'ai des herbiers de noms : Agnès... Agathe... Omphale... Et je te cherche, Amour, pierre philosophale !

PROKESCH.

Monseigneur !

LE DUC.

Mais, mon cher, à la réflexion, C'est logique, don Juan. fils de Napoléon ! C'est la même âme au fond, toujours insatisfaite, C'est le même désir incessant de conquête ! O magnifique sang qu'un autre a corrompu ! Et qui, voulant éclore en César, n'a pas pu ; Ton énergie, en moi, n'est donc pas toute morte ; Cela fait un don Juan, lorsqu'un César avorte ! Oui, c'est une façon d'être encore un vainqueur Ainsi je connaîtrai cette fièvre de coeur, Fatale, dit Byron, à ceux qu'elle dévore, Et c'est une façon d'être mon père encore ! – Napoléon ! Don Juan !... c'est la décision, La volonté magique et la séduction ! – Ah ! lorsque pour reprendre une grande infidèle, Calme et seul, sur de lui, plus sûr encore d'elle, Ce pâle audacieux débarque au golfe Juan, N'a-t-il pas le frisson d'un don Juan – et don Juan A chaque épingle d'or qu'il pique sur la carte Du Tendre, – n'a-t-il pas l'orgueil d'un Bonaparte ? Et qui sait, après tout, s'il est plus important De conquérir le monde ou d'aimer un instant ? Soit !... Soit !... C'est bien qu'ainsi finisse la légende Et que ce conquérant de cette autre descende ! Soit ! Je serai le reflet blond du héros brun Qui s'en allait les battant tous l'un après l'un, Et tandis que je les vaincrai l'une après l'une,



Mes soleils d'Austerlitz seront des clairs de lune !

PROKESCH.

Ah ! taisez-vous, car c'est trop tristement railler !...

LE DUC.

Oui, je sais bien, j'entends des spectres me crier, Spectres aux habits bleus tordus par la rafale : « Eh bien ! alors, cette épopée impériale ?... « Nos travaux, nos clairons, la gloire !... Eh bien ! alors « Cette neige, ce sang, l'histoire, ... et tant de morts « Sur tant de champs, où tant de fois nous triomphâmes ! « Cela te sert à quoi, petit ? » – « A plaire aux femmes !... ». C'est beau sur le Prater, parmi les voiturins, De monter un cheval de trois mille florins Que l'on peut appeler Iéna ! C'est une aigrette Certaine qu'Austerlitz aux yeux d'une coquette !......

PROKESCH.

Vous n'aurez pas le coeur ainsi de la porter !

LE DUC.

Mais si, mais si, mon cher, – et je ferai monter – Car c'est sur un amant, une chose qui flatte : L'aigle rapetissé en épingle à cravate ! De la musique !... Et tu n'es plus, fils de César, Qu'un don Juan de Mozart !... Pas même de Mozart ! De Strauss ! – Je vais valser. – Il faut que je devienne Inutile et charmant, cumme un objet de Vienne ! Ma tante... Tiens ?

PROKESCH.

Oh ! non, pas cela !

LE DUC.

Je veux voir... Oh ! le profond parfum qu'ont les tilleuls ce soir !

L'ARCHIDUCHESSE.

As-tu vu mon petit plateau ?... J'en suis très fière !



LE DUC.

Vous êtes déguisé en ?...

L'ARCHIDUCHESSE,

En chocolatière De Dresde,

LE DUC.

Ra-vis-sant !... mais votre chocolat Doit bien vous ennuyer.

L'ARCHIDUCHESSE,

Mais non !

LE DUC.

Posez-le là.

L'ARCHIDUCHESSE.

Eh bien ! Frantz, aimons-nous un petit peu la vie ?

LE DUC.

J'aime être le neveu d'une tante jolie,

L'ARCHIDUCHESSE.

Moi, j'aime être la tante d'un aussi grand neveu.

LE DUC.

Trop jolie !

L'ARCHIDUCHESSE,

Et trop grand !

LE DUC.

Oui, pour jouer ce jeu !

L'ARCHIDUCHESSE.

Quel jeu ?

LE DUC.

D'intimités tendres qui sont les nôtres.

L'ARCHIDUCHESSE,

Je n'aime pas vos yeux, ce soir.



LE DUC.

Moi, si, les vôtres !

L'ARCHIDUCHESSE.

Ah ! je comprends ! ce soir, tout se masque à la cour ; Et l'amitié doit prendre un domino d'amour !

LE DUC.

Oh ! d'abord ! l'amitié, tante aux yeux de cousine, L'amitié, de l'amour, est toujours trop voisine Entre les tantes et les neveux, les filleuls Et les marraines – oh ! sentez-vous les tilleuls ? Entre les colonels et les chocolatières, Pour qu'il n'y ait jamais d'incidents de frontières,

L'ARCHIDUCHESSE.

Je n'aime plus notre amitié,

LE DUC.

Moi, j'aime bien Ces sentiments auxquels on ne comprend plus rien. Dans lesquels tout se mêle et s'embrouille...

L'ARCHIDUCHESSE,

Non, laisse.

(Elle s'éloigne.)

LE DUC.

Oh ! bien ! si vous prenez vos airs d'archiduchesse !

L'ARCHIDUCHESSE.

Adieu ! Frantz !... tu m'as fait beaucoup de peine !

LE DUC.

Bah ! Dans la claire amitié, cette goutte tomba, Qui fait qu'en amour trouble, elle se précipite ! Attendons !

(A Thérèse.)

Tiens !... Comment ! Vous êtes là, petite ?



Vous ne roulez donc pas vers le ciel Parmesan ? Mais que d'herbe !... En quoi donc êtes-vous ?

THÉRÈSE.

Je suis en... Petite...

LE DUC.

Ah ! oui ! c'est vrai ! Sur sa roche lointaine Mon père, pour amie, avait une fontaine. Elle le consolait d'un geôlier ! C'est pourquoi Il fallait qu'à Schoenbrunn, ma Sainte-Hélène à moi, Mon âme ne fût pas tout à fait sans ressource, Et qu'ayant le geôlier, elle eût aussi la source !

THÉRÈSE.

Vous évitiez pourtant, vers moi, de vous pencher ?...

LE DUC.

Parce que je songeais à m'enfuir du rocher ! Mais c'est fini !

THÉRÈSE.

Comment

LE DUC.

Plus d'espoir !... J'abandonne Tout rêve !...

THÉRÈSE.

Vous souffrez ?

LE DUC.

Il faut qu'elle me donne, Ma source, sa fraîcheur, son murmure !...

THÉRÈSE.

Elle est là !

LE DUC.

Et même si je veux la troubler ?



THÉRÈSE.

Troublez-la.

LE DUC.

Viens ce soir, tu sais bien, la maison tyrolienne, Sous bois, mon pavillon de chasse...

THÉRÈSE.

Que je vienne ?...

LE DUC.

Ne dis pas non. Ne dis pas oui. J'attendrai.

THÉRÈSE.

Mais...

LE DUC.

Songe combien je suis malheureux désormais : J'ai perdu tout espoir de jouer un grand rôle, Je n'ai plus qu'à pleurer. J'ai besoin d'une épaule. Chut !...

UN MASQUE, apercevant une dame opulente costumée en bergère.

Mais cette bergère a mangé son troupeau !

L'OURS, repassant avec la Chinoise.

Lorsque vous m'aimerez...

LA CHINOISE.

Vous vendez votre peau !

UN DOMINO, passant au bras de Gentz.

Le vicomte est en doge... oui... grande dalmatique !

GENTZ.

Mais alors, la baronne est en Adriatique !

LE DUC, qui a griffonné un billet et le donne à un laquais.

Au château, pour mes gens. Je ne rentrerai pas. Je vais au pavillon. Vite quelqu'un là-bas. Voilà. Rapporte-moi que la chose est comprise.



LE LAQUAIS.

C'est tout ?

LE DUC.

C'est tout. Demain matin, la jument grise.

FANNY ESSLER.

Son uniforme sous un manteau...

LE DUC, se retournant.

Violet... Il était d'une femme, ô Prokesch, le billet !

FANNY, montrant l'attaché français qui l'a suivie.

Le temps de dépister ce masque qui m'obsède, Et je reviens !...

LE DUC.

J'attends... C'est mon destin ! – Je cède, Aimons ! – Ayons au coeur un furieux avril ! Aimons ! – comme ceux-là !... comme tous !...

BOMBELLES.

Était-il Très épris ?

MARIE-LOUISE.

C'est de lui que vous parlez encore ?

BOMBELLES.

Oui.

LE DUC.

Ma mère... – Et Bombelles !...

BOMBELLES.

Il vous aimait ?



MARIE-LOUISE.

J'ignore. Mais je sentais très bien que je l'intimidais !... Même sur son estrade aux lauriers d'ors pour dais, Il se sentait moins haut que moi, par la naissance, Alors, il m'appelait, pour prendre un air d'aisance : « Bonne Louise » !... eh ! mon Dieu ! oui !... c'était d'un goût !... J'aime le sentiment !... Je suis femme, après tout !

BOMBELLES.

Avant tout !

MARIE-LOUISE.

C'est mon droit ! On s'est mis en colère, Pour un mot que j'ai dit quand ce bon Saint-Aulaire M'annonça le désastre, à Blois. J'étais au lit. Mon pied un dépassait, et sur le bois poli Posé comme ces pieds que cisèle Thomire, Du meuble Médicis, faisait un meuble Empire. Soudain, voyant glisser les yeux de l'envoyé Je souris et je dis : « Vous regardez mon pied ? » Et malgré les malheurs de sa patrie, en somme, C'est parfaitement vrai qu'il regardait, cet homme ! Je fus coquette ? eh bien ! le grand crime... Mon Dieu ! Que voulez-vous, c'est vrai, je restais femme, un peu, Et dans l'écroulement trop prévu de la France, La beauté de mon pied gardait son importance !

LE DUC.

Oh ! je voudrais m'enfuir ! oh ! je reste !

BOMBELLES.

Quel est Ce caillou gris que vous portez en bracelet ?

MARIE-LOUISE.

Ah ! je ne peux le voir qu'avec des yeux humides ! ça... voyez-vous... c'est un morceau...



BOMBELLES.

Des Pyramides ?

MARIE-LOUISE.

Mais non ! voyons !... c'est un vrai morceau du tombeau Où Juliette dort auprès de Roméo ! Ce souvenir me vient...

BOMBELLES.

Vous n'allez pas, de grâce, Me parler de Niepperg !

MARIE-LOUISE.

Oui, Niepperg vous agace ! Pourquoi parler de l'autre, alors ?

BOMBELLES.

C'est différent ! Vous, l'aimiez-vous ?

MARIE-LOUISE.

Qui donc ?

BOMBELLES.

L'autre ?...

MARIE-LOUISE.

Ça vous reprend ?

BOMBELLES,

Un si grand homme, on doit...

MARIE-LOUISE.

Quant à cela, je nie Qu'on ait jamais aimé quelqu'un pour son génie ! Et puis, ne parlons plus de lui, parlons de nous. Cela vous plaira-t-il Parme ?

BOMBELLES.

Était-il jaloux ?



MARIE-LOUISE.

Jusqu'à chasser Monsieur Leroy, tailleur-modiste, Parce qu'en m'essayant un peplum, cet artiste N'avait pu voir, sans un cri d'admiration, Mes épaules.

BOMBELLES.

Jaloux ?... Alors Napoléon.

MARIE-LOUISE.

Chut !...

BOMBELLES.

N'aurait pas aimé me voir les trouver belles Vos épaules, – ce soir... Il n'aurait pas...

MARIE-LOUISE.

Bombelles !

BOMBELLES.

Aimé m'entendre dire à Votre Majesté...

LE DUC.

Oh ! mon père, pardonnez-moi d'être resté !...

BOMBELLES.

, .. Qu'elle est coiffée un peu comme nos filles d'Arles, Mais qu'elle est bien plus belle, étant plus blonde...

MARIE-LOUISE.

Charles !...

BOMBELLES.

Il n'aurait pas aimé que, me penchant ainsi...

LE DUC.

Pas ça ! Je ne veux pas ! Je vous défends !... Merci ! Merci ! Je suis sauvé !

MARIE-LOUISE.

Frantz !



LE DUC.

Car ce cri, ce geste Ne furent pas de moi !... Mof, toujours, il me reste Le respect de ma mère et de sa liberté ! C'est donc... c'est donc celui dont j'étais habité Qui vient là, hors de moi, de bondir avec force ! Merci. Je suis sauvé ! C'était un sursaut corse ?

BOMBELLES.

Monsieur...

LE DUC.

Rien entre nous !

(Le duc à Marie-Louise.)

Madame, mes respects ! Au palais de Salla retournez vivre en paix ! Ce palais n'a-t-il pas deux ailes, dont une aile Est un petit théâtre et l'autre une chapelle ; Vous allez vous sentir, habitant au milieu, Dans un juste équilibre entre le monde et Dieu ! Mes respects ! mes respects !

MARIE-LOUISE.

Mon fils !

LE DUC.

Mais oui, Madame ! Masi oui ! c'est votre droit de n'être qu'une femme ! Allez être une femme au palais de Salla ! Mais dites-vous, dites-vous bien, – et que cela Soit la revanche amère et triste de sa gloire... – Veuve qui n'a pas su garder la robe noire ! Dites-vous, désormais, qu'on ne fait les yeux doux Qu'au prestige immortel qu'il a laissé sur vous, Et que vous n'êtes belle, et que vous n'êtes blonde, Que parce qu'autrefois il a conquis le monde !

MARIELOUISE.

Mais... Bombelles, venez... ne restons pas ici !...



LE DUC.

Retournez à Salla ! Je suis sauvé ! Merci !

MARIE-LOUISE.

Adieu, Monsieur !

LE DUC.

O mains, mains froides dans la tombe O mains tristes encor de leur anneau qui tombe ! Mains où posa le front de celle, qui, jadis, Sanglotait parce que je n'étais pas son fils ! Mains dont je sens les doigts sur mon âme orpheline ! Je vous baise en pleurant, ô mains de Joséphine !

MARIE-LOUISE.

La créole !... Et crois-tu donc qu'à la Malmaison !...

LE DUC.

Silence !... Ah ! si c'est vrai !... Raison de plus, raison De plus, raison de plus pour moi d'être fidèle !...

METTERNICH.

Oui, j'ai brisé l'orgueil de cet enfant rebelle !

(Apercevant le duc.)

Vous à ce bal !... Dans cet uniforme !... Comment

LE DUC.

Ne doit-on pas venir sous un déguisement ?

SEDLINSKY.

Cet orgueil, qu'hier soir, brisa Votre Excellence Garde, même en morceaux, toute son insolence

(Au duc.)

A quoi donc vient rêver ici, fuyant le bal, Le petit colonel ?

LE DUC.

Au petit caporal !

METTERNICH, sur le point de s'emporter

Oh ! je...



(Se calmant.)

Mais le courrier là-bas, qui me réclame ! C'est à recommencer !

FANNY ESSLER.

Prince...

LE DUC.

Ah ! non !, .. Cette femme !... Je ne veux plus...

FANNY, se démasquant.

T'enfuir !

LE DUC, la reconnaissant.

Fanny !

FANNY.

Le complot !

LE DUC.

Hein ?

FANNY.

J'en suis... Je vais vous dire...

LE DUC.

Ah !

FANNY.

N'ayons l'air de rien... Asseyons-nous. Feignez d'être en bonne fortune... Vous, sur ce bloc... moi, sur la tête de Neptune...

(S'adressant à la tête de pierre.)

Neptune, c'est permis de s'asseoir ?

LA TÊTE DE NEPTUNE.

C'est permis ! Seulement, vous savez, il y a des fourmis !

FANNY

Dieu !... la tête qui parle !...



LE DUC, comprenant et se souvenant.

Ah ! c'est là, sous le lierre...

FLAMBEAU, reprenant sa voix naturelle.

Qu'on sort du souterrain par une fourmilière !...

LE DUC.

Toi ! Flambeau !

FLAMBEAU.

Dans le trou de Robinson...

DES MASQUES.

Ohé !

FANNY.

Chut ! des masques !

DES MASQUES.

Bravo ! Très drôle ?

(Ils sortent.)

FLAMBEAU.

Crusoé.

LE DUC.

Quoi ! depuis hier soir ?...

FLAMBEAU.

Oui, je fume ma pipe...

LE DUC.

Dans le trou...

FLAMBEAU.

Que tu fis à l'instar de ce type, L'inventeur du bonnet à poil à ce qu'on dit Et dont le Mameluck s'appelait Vendredi !

LE DUC.

Je ne retrouve plus la place exacte !



FLAMBEAU.

A droite ! Juste où je souffle avec ma pipe un peu d'ouate !

FANNY,

Là, le petit Vésuve !

LE DUC.

Oh ! tu dois être...

FLAMBEAU.

Mal ! Mais – je vous avais dit – que je viendrais au bal !

FANNY.

Si l'on nous voit causer avec une fumée !

FLAMBEAU.

Aïe !

LE DUC.

Quoi donc ?

FLAMBEAU.

Un retour offensif de l'armée Fourmi !... Depuis hier, tout le temps on se bat !

FANNY.

Mais...

FLAMBEAU.

Elles ont le nombre et moi j'ai le tabac ! En soufflant la fumée à flots !

FANNY.

Tu les canonnes !

FLAMBEAU.

Puis-je lever ma pierre une seconde ?

LE DUC.

Oui !



FLAMBEAU.

Nonnes !

LE DUC ET FANNY.

Chut !

FLAMBEAU.

J'ai l'air de me mettre au balcon du tombeau, Mon duc !

LE DUC.

Et l'on dirait, dans ce rayon, Flambeau, Sous ce bloc lentement soulevé, près d'une urne, Le grenadier qui part pour la « Revue nocturne ».

FLAMBEAU.

J'ai très faim,

FANNY.

Chut ! quelqu'un !

LE DUC à des domestiques portant des plateaux.

Qu'est-ce que vous passez ?

(Les domestiques s'arrêtent. Le duc prend de tout.)

Merci.

FANNY, les arrêtant.

Pardon...

(Elle prend tout ce qui restait.)

LE DUC, à Flambeau, en lui donnant les gâteaux.

Soulève !... Tiens !

FLAMBEAU.

Assez ! Je prends un peu de force !...

(A Fanny.)

Expliquez !... Le temps presse !

FANNY.

Oui... La comtesse est là... dans ce bal... La comtesse...



– Tiens, tu vois, comme avant de danser, j'ai le trac ! – A sous un manteau brun, votre habit blanc, ce frac Avec lequel l'Aiglon a l'air d'une mouette ! Elle vous ressemblait déjà de silhouette, Mais depuis qu'elle a teint en blond ses cheveux noirs, Prince, elle vous ressemble à tromper les miroirs ! Donc, pendant qu'on jouera, là, Michel et Christine, Tu changes de manteau, vite, avec ta cousine...

LE DUC.

Je me masque...

FANNY.

Tu disparais comme en un truc...

LE DUC.

Cependant qu'apparaît un faux duc !

FANNY.

Le faux duc Sort ostensiblement...

LE DUC.

En sortant, me délivre Des agents qui, dehors, m'attendent pour me suivre...

FANNY.

Rentre à Schoenbrunn...

LE DUC.

S'enferme dans ma chambre avec soin...

FANNY.

... Et s'éveille si tard demain...

LE DUC.

Que je suis loin ! Seulement...

FLAMBEAU, sortant la tête.

Vous voyez un seulement ?



LE DUC.

Terrible ! Si l'on parle au faux duc dans le bal ?

FANNY.

Impossible ! Tout est réglé comme un ballet ! Des femmes vont L'entourer, lui parler. Elles coquetteront Et comme un volant blanc, de raquette en raquette, Le faux duc sortira de coquette en coquette !

MASQUES, au fond.

Quel est ce loup ! – Hou ! hou ! – Quel est ce fou ? – Tring ! tring !

FANNY.

Puis, toi ! tu sors du parc...

LE DUC.

Par la porte d'Hietzing ?

FANNY.

Non !

LE DUC.

Par où ?

FANNY.

Prenez garde. On passe. Je m'évente... Regardez l'éventail de votre humble servante...

LE DUC.

Hein ?

FANNY.

J'ai dessiné dessus le plan du parc. Voyez-vous le chemin. En rouge. Il fait un arc... Suivez-vous ? Les petits carrés blancs sont des marbres. Et les petits pâtés vert-pomme sont des arbres. On évite, par là, les gardes malfaisants, On tourne à gauche, on prend du côté des faisans...



LE DUC.

Les hachures, qu'est-ce que c'est ?

FANNY.

C'est quand ça monte. On redescend. On tourne au gros triton de fonte. Et l'on sort empereur par ce petit portail... Tout est-il bien compris ? – Je ferme l'éventail.

LE DUC.

Empereur !

FLAMBEAU.

C'est cela, tout de suite, le sacre ! Ah ! non !

LE DUC.

Qu'est-ce qu'on trouve à ce portail ?

FLAMBEAU.

Un fiacre.

LE DUC.

Hein ?

FANNY.

Très bien attelé ! Ne sois pas inquiet !

LE DUC.

Et qui me mène ?

FANNY.

Au lieu de rendez-vous !

LE DUC.

Qui est ?

FANNY.

A deux heures d'ici – c'est vrai, ça vous écarte. Mais la comtesse y tient – Wagram !



LE DUC.

La Bonaparte !

FANNY.

Es-tu content ?

LE DUC.

Fanny, cher petit Tanagra Je récompenserai ton dévouement !

FANNY.

Ingrat !

LE DUC.

Et Prokesch ?

FANNY.

Parvenu, là-bas doit, nous attendre !

LE DUC.

Le seul, dont l'oeil de maître aurait pu tout surprendre, Metternich !... a quitté le bal !... tout ira bien !

FLAMBEAU.

Metternich est parti ?... Vous ne me dites rien ?

LE DUC.

Mais...

FLAMBEAU.

Et vous me laissez, à l'ombre de cette urne, Prendre un torticolis dans ma petite turne !

FANNY.

Des masques...

LES MASQUES.

Tenez-le ! c'est Sandor ! – C'est Zichy !



– C'est Thalberg ! – Non, Thalberg est en mammamouchi !! – C'est Socica ! – Non ! c'est... Il fuit !... qu'on le rattrape !

FLAMBAU.

Partis ?

LE DUC ET FANNY.

Partis !

FLAMBEAU.

Alors...

LE DUC ET FANNY.

Hein ? quoi ?

FLAMBEAU.

Baissons la trappe !

LE DUC.

Dieu ! mais en te voyant...

FANNY.

Rentrez ! C'est effrayant !

LE DUC.

Que dira-t-on ?

FLAMBEAU.

Ce qu'on va dire en me voyant :

DES MASQUES.

Et celui-là ! Oh ! oh ! en grognard de l'Empire !

FLAMBEAU.

Eh bien ! mais le voilà, tenez, ce qu'on va dire

LES MASQUES.

Bravo ! Très bien !

FLAMBEAU.

Je suis tranquille maintenant !



UN MASQUE à un autr

As-tu vu le grognard ?

L'AUTRE.

Oh ! il est étonnant !

TROISIÈME MASQUE.

Excellents ! les petits anneaux d'or aux oreilles !

QUATRIÈME MASQUE.

Et les gros sourcils gris, postiches ! Des merveilles,

FLAMBEAU.

Mais sans manteau, comment sortirai-je tantôt ?

FANNY.

Le numéro de Gentz, tiens ; un très beau manteau.

UN MASQUE.

Bonjour, grognard !

FLAMBEAU.

Honneur et plaisir.

L'HUISSIER, suivi de laquais qui roulent des orangers.

Place ! plac

LE LAQUAIS, qui a porté la lettre du duc.

C'est compris, Monseigneur, au pavillon, de chasse.

FANNY.

Hein ?

LE DUC.

J'oubliais. C'est là – les ordres sont donnés – Que je devais passer la nuit. Oui... prévenez. La comtesse. C'est là qu'il faut qu'elle se rende

(Fanny sort vivement.)

UN MASQUE

Donc, sergents vous serviez ?



FLAMBEAU.

Dans la grande !

PLUSIEURS, riant.

Ah ! la grande !...

FLAMBEAU.

Ils riaient moins du temps, chez eux, qu'elle hivernait !...

EXCLAMATIONS.

C'est un Raffet ! c'est un Charlet ! c'est un Vernet !

DES MASQUES,

Comme il est bien usé !... La poudre !... Les poussières !... Le nom du costumier ?

FLAMBEAU,

Ce sont des costumières... Une vieille maison : « Guerre et Victoire », Soeurs !

UN MASQUE.

Ah ! oui !

FLAMBEAU,

Nous n'avons pas les mêmes fournisseurs !

PREMIER MASQUE,

Qui c'est ?... mais c'est Zichy !...

(A Flambeau en lui tendant la main.)

Cher comte... Hein ?

FLAMBEAU, sortant sa pipe.

Ma bouffarde !

LE MASQUE, sortant, aux autres :

Oui, son langage, ainsi que son museau, se farde !

FLAMBEAU.

En allant à Krasnoé On avait soif, on avait froué...



UN MASQUE.

C'est qu'il est excellent !... En Russie, hein ! mon vieux, Nous avons eu très froid au nez ?

FLAMBEAU.

Oui... Pas aux yeux. Mais, cristi, ça vous ravigote Rien qu' de voir sa redingote !...

UN MASQUE.

Dis donc, sa redingote a besoin de reprises ?

FLAMBEAU.

Mais, dis donc, elle vous en a fait voir de grises !

PLUSIEURS.

Ha ! ha ! très drôle !...

PREMIER MASQUE.

Oui... très nature...

DEUXIÈME MASQUE.

Très exact !

TROISIÈME MASQUE.

Mais vous ne trouvez pas qu'il manque un peu de tact !

L'HUISSIER.

Vous savez, on vient de commencer la pièce !

FANNY, au duc.

Voilà ! Je suis allé prévenir la comtesse.

FLAMBEAU, à Thérèse.

Acceptez-vous le bras du grognard ?

THÉRÈSE.

Non !

FLAMBEAU.

Pourquoi ?



THÉRÈSE.

Je sors du bal... Et puis, je suis Française, moi ; Et je ne goûte pas cette plaisanterie De venir imiter ici, pour qu'on en rie, Des héros que le sort vous a fait vaincre...

FLAMBEAU.

Vous !... Je t'adore !...

(Elle prend la fuite, et au moment où elle va sortir, le duc fait un mouvemen vers elle.)

LE DUC.

Ah !. le rendez-vous...

THÉRÈSE.

Le rendez-vous ?

LE DUC.

Rien. – Il faut qu'elle y aille !... Il faut que je la laisse Prouver qu'elle aurait eu la sublime faiblesse De se donner à moi, sans calcul, sans espoir... Parce que, seulement, j'étais triste ce soir !

FANNY, à Flambeau.

Surveille où l'on en est de la pièce de Scribe !

(Flambeau rentre au théâtre.)

(Au duc)

C'est l'heure !

FLAMBEAU, reparaissant.

En ce moment, plus d'un mouchoir s'imbibe, Parce que Stanislas est triste et Polonais !

FANNY.

Duc ! voici la comtesse !

LE DUC.

Oh ! je me reconnais C'est moi qui viens vers moi dans l'ombre qui s'étonne !

(La comtesse entre exactement semblable au duc, mais avec un manteau brun.)



LA COMTESSE.

Bonsoir, Napoléon !

LE DUC.

Bonsoir, Napoléone !

LA COMTESSE.

Je suis très calme... Et toi ?

LE DUC.

Je songe aux dangers fous Que vous allez courir pour moi !...

LA COMTESSE.

Oh ! pas pour vous !

LE DUC.

Ah !

LA COMTESSE.

Pour le nom ! la gloire ! et mon sang sur le trône !

LE DUC.

Comme tu fais sonner ta cuirasse, amazone !

LA COMTESSE.

Oui, ce serait moins beau si c'était par amour !

LE DUC.

Mais, à propos d'amour, lorsque tu seras pour Me remplacer, ce soir, là-bas... Si, d'aventure, Une femme venait...

LA COMTESSE.

Ah ! j'en étais bien sûre !

LE DUC.

Raconte-lui ma fuite !... – et tu vas me jurer...

FLAMBEAU.

Le vieux soldat se tait...



LA COMTESSE.

Bien. Bien.

FLAMBEAU.

... Sans murmurer !

LE DUC.

Si ce soir elle vient, plus tard de me le dire !

LA COMTESSE.

Quoi ! s'occuper d'un coeur quand, demain, c'est l'Empire !

LE DUC.

C'est parce que demain je vais être empereur Que j'attache, ce soir, tant de prix à ce coeur... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Oh ! Dieu ! sentir toujours dans ele baiser, la crainte ; L'intérêt dans l'aveu ; le respect dans l'étreinte ! Et dans tous les beaux yeux, moins rêveurs qu'éblouis, Se voir ceint d'un laurier comme sur les louis... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ce soir, c'est le dernier amour vrai que je cueille ?

FLAMBEAU.

Il leur parle, à présent, de son vieux portefeuille !

LE DUC.

Je voudrais qu'elle vînt à ce rendez-vous blanc, Elle qui peut encor ne pas faire semblant, Elle devrait venir !... car jamais plus, peut-être, A quelque rendez-vous que, plus tard, je puisse être Je n'attendrai dans l'ombre et n'ouvrirai les bras Comme à ce rendez-vous où je ne serai pas !

LA COMTESSE.

Je trouve Votre Altesse extrêmement émue !

LE DUC.

Moins que si tu me dis plus tard : Elle est venue !



FLAMBEAU.

Il faut se dépêcher, car les yeux vers le ciel Il chante quelque chose à son vieux colonel !

LA COMTESSE.

Changeons vite !

FLAMBEAU.

Au signal !... Ne craignez rien. Je guette, Attention !... Par la vertu de ma baguette...

LA COMTESSE.

Tu vas, peut-être, faire un César, songes-y !

FLAMBEAU.

C'est pourquoi ma baguette est celle d'un fusil ?

(Bruit d'arrivée.)

On sort !...

MASQUES ET DOMINOS, rentrant.

Les orangers ! – Voyez comme on les pare !

TOUT LE MONDE.

Oh !...

FANNY, au duc, lui montrant la comtesse.

Voilà !... notre essaim de femmes l'accapare !

DES FEMMES, autour du faux duc.

Prince ! – Duc ! – Monseigneur ! – Altesse !

GENTZ.

Il n'y en a Que pour le duc ce soir...

CRIS, venant des tables.

Sandor ! – Zichy ! – Mina !

LE DOMINO, appelé Mina.

On me reconnaît donc !

UN SOUPEUR.

A ce collier de jade !



UN AUTRE.

Au dessert on pourra se faire une orangeade !

UNE FEMME, au faux duc.

Duc !...

CRIS DES SOUPEURS.

Sterlets du Danube ! – Et caviar du Volga !

UNE FEMME.

Mimi de Meyendorf à la table d'Olga !

(Tous assis.)

GENTZ.

Mesdames et Messieurs.

TOUS LE MONDE.

Chut ! Chut !

LE DUC.

C'est la minute Terrible !...

GENTZ.

Je brandis cette première flûte En l'honneur...

LE DUC.

Elle va pour sortir...

GENTZ.

De l'absent Qui règle nos plaisirs et s'en fut – nous laissant Ces musiques, ces fleurs et ces sorbets aux pêches, Travailler jusqu'à l'aube et dicter des dépêches !

FANNY.

Elle a bien attrapé votre pas nonchalant !

GENTZ.

Au prince chancelier, conseiller, chambellan !... Oui. Messieurs, levons tous nos flûtes de champagne.



A Metternich ! prince d'Autriche et grand d'Espagne, Seigneur de Daruvar et duc de Portella...

FANNY.

Elle avance ! Voyez l'air tranquille qu'elle a.

GENTZ.

Chevalier de Sainte-Anne !...

FANNY.

En parlant, il nous aide Ce Gentz, sans le savoir !

GENTZ.

... Des Séraphins de Suède... De l'Éléphant Danois et de la Toison d'or !...

FLAMBEAU.

Pourvu que Metternich ait des titres encor !

GENTZ.

... Curateur des Beaux-Arts, Magnat héréditaire...

LE DUC.

Oh ! mon pas n'est pas si traînant... Elle exagère !

GENTZ.

... Bailli de Malte...

LE DUC.

Eh bien ! qu'attend-elle ?

GENTZ.

Grand-croix Du Faucon, du Lion, de l'Ours, de Charles III... Ouf !...

L''ARCHIDUCHESSE, à la voisine de Gentz.

Il va succomber ! Il faut que tu l'éventes ! Et membre de plusieurs sociétés savantes !

TOUT LE MONDE.

Hourrah !...



FLAMBEAU.

Et pendant qu'ils trinquent de toutes parts, Prince, elle va sortir... elle sort !...

L'ARCHIDUCHESSE.

Frantz, tu pars ?

LE DUC.

Tout est perdu !

FLAMBEAU.

Tonnerre !

L'ARCHIDUCHESSE.

Attends !

LE DUC.

L'archiduchesse N'est pas du complot !

L'ARCHIDUCHESSE.

Frantz !... tu blessas ma tendresse Tout à l'heure, mais...

(Elle l'aperçoit.)

Ah !...

LE DUC.

Perdu

L'ARCHIDUCHESSE.

... Mais

(Elle lui tend la main .)

A demain !

LA COMTESSE.

Ah ! Madame, comment !...

L'AARCHIDUCHESSE.

Baisez-moi donc la main !

(La comtesse sort.)



UN SOUPEUR

Déjà parti, le duc ?

UN AUTRE.

Oh ! il est si fantasque !

LE DUC.

Votre main. comme au duc de Reichstadt ?...

L'ARCHIDUCHESSE.

Oui, beau masque !

GENTZ.

Et maintenant...

PLUSIEURS.

Encore...

GENTZ.

Un mot.

DES VOIX.

Gentz ! allez-y !

GENTZ.

Je voulais compléter mon petit brindisi : Tant que le jeune duc était là, j'ai dû taire Le plus beau titre de l'illustre dignitaire ; Maintenant que le duc est sorti, – j'ai l'honneur De proposer, Messieurs, de boire : au destructeur De Bonaparte !...

TOUS.

Au destructeur de Bonaparte !

LE DUC.

Que fais-tu ?

FLAMBEAU.

Je le mouille un peu, de peur qu'il parte !

UN SOUPEUR.

Ce Buonaparte !...



UN AUTRE.

En somme, un faux marbre...

UN AUTRE.

Du stuc !

LE DUC.

Hein

FLAMBEAU.

Songez qu'il y va de l'Empire, mon duc !

UN SOUPEUR.

Très surfait...

FLAMBEAU.

Prenez garde !

TIBURCE.

Officier secondaire... Mais qu'en Egypte on a vu sur un dromadaire, Alors !...

UN SOUPEUR.

On dit que Gentz le fait très bien !

FLAMBEAU.

Cristi !

UN AUTRE.

Fais-le !

FLAMBEAU, au duc.

N'oubliez pas que vous êtes sorti !

GENTZ.

Le mèche ! – l'oeil ! – la main ! – Voilà.

FLAMBEAU.

Oh !



LE DUC.

Il se moque ! Et même en se moquant, c'est beau ! car il l'évoque !

TIBURCE.

Vous savez qu'il tombait de cheval, – patatras !

FLAMBEAU.

Voilà ce que, sur lui, trouvèrent les ultras !

UN SOUPEUR.

Un causeur très médiocre !...

FLAMBEAU.

Allez donc !

LE DUC.

C'est la règle !... S'ils ne pouvaient, entre eux, dire du mal de l'aigle, Que diraient le cloporte et le caméléon ?

TIBURCE.

Il ne s'appelait pas d'ailleurs Napoléon !

FLAMBEAU.

Hein ?

TIBURCE.

Il s'est fabriqué ce nom. C'est très facile ! On veut se faire un nom magnifique !

FLAMBEAU.

Imbécile !

TIBURCE.

, .. Qui dans l'histoire, un jour, puisse être interpolé... On prend trois petits sons clairs et secs : Na-po-lé... Et puis un bruit sourd : On !

UN SOUPEUR.

C'est extraordinaire !



TIBURCE.

Oui : « Na-po-lé » : l'éclair !... et puis : « on », le tonnerre !

FLAMBEAU.

Voilà tout !

UN SOUPEUR.

Son vrai nom ?

TIBURCE.

Ah ! vous ne savez pas ?

LE SOUPEUR.

Mais non !

TIBURCE.

Il s'appelait Nicolas !

FLAMBEAU.

Nicolas ?

PLUSIEURS.

Ah ! bravo ! le grognard !

GENTZ, à Flambeau.

Nicolas !... Quelques cailles ?

FLAMBEAU, prenant le plat.

Eh ! bien ! mais Nicolas gagnait bien des batailles !

UN SOUPEUR.

Et cette cour qu'en un clin d'oeil il fagota !

UN SOUPEUR.

Quand on y parlait : titre, étiquette, Gotha, Mon cher, pour vous répondre, il n'y avait personne !

FLAMBEAU.

Il n'y avait donc pas le général Cambronne ?...

UN SOUPEUR.

Mais... la guerre !...



FLAMBEAU.

Oh !

UN AUTRE.

Qu'y faisait-il ?

UN AUTRE.

Les bulletins !

UN SOUPEUR.

Il se tenait sur de petits tertres lointains !

FLAMBEAU.

Nom de...

LE DUC.

Chut !

TIBURCE.

Une balle, un jour, fut assez bonne Pour venir le blesser au pied, à Ratisbonne : Juste de quoi fournir un sujet de tableau !

FLAMBEAU.

Du calme !...

LE DUC.

Mais, toi-même !

FLAMBEAU.

Otez-moi ce couteau !

TIBURCE.

Bref...

LE DUC.

Qu'il n'ajoute pas quelque chose de pire !...

FLAMBEAU.

Vous le supporterez !...

LE DUC.

Oh ! pas pour un empire !



TIBURCE.

Bref, ce fameux héros, c'était...

FLAMBEAU.

Non ! mon petit !

TIBURCE.

C'était un lâche !

LE DUC.

Oh ! je...

L'ATTACHÉ FRANÇAIS.

Vous en avez menti !

TOUT LE MONDE.

Hein ? – Qu'est-ce ? – Quoi ? – Comment ?

TIBURCE.

Plaît-il ?

TOUS.

Qui ça ?

GSNTZ.

Tumulte !

FLAMBEAU.

Tout est sauvé ! Quelqu'un a relevé l'insulte !

TIBURCE.

Qui s'est permis ?

L'ATTACHÉ.

C'est moi.

GENTZ.

L'un des aides de camp Du maréchal Maison !

TIBURBE.

Quoi ! vous ! me provoquant, Vous qui représentez le roi ?



GENTZ.

C'est toujours drôle !

L'ATTACHÉ.

Il s'agit de la France et je suis dans mon rôle : C'est contre elle tenir des propos insultants Que d'insulter celui qu'elle aima si longtemps !

TIBURCE.

Buonaparte !...

L'ATTACHÉ.

Veuillez prononcer Bonaparte

TIBURCE.

Soit ! Bonaparte !

L'ATTACHÉ.

Non ! L'empereur !

TIBURC

Votre carte ?

FLAMBEAU.

Filons ! J'ai le manteau. Dedans, c'est en satin !

TIBURCE, nerveusement.

Du feu ?

LE LAQUAIS.

Monsieur est dur pour le Corse !

TIBURCE.

Hein ?

LE LAQUAIS.

Plus tendre, Votre soeur, pour son fils !... Voulez-vous les surprendre ?

TIBURCE.

Quand ?



LE LAQUAIS.

Ce soir !

TIBURCE.

Où ?

LE LAQUAIS.

Je sais !

TIBURCE.

Je vais débarrasser l'Autriche ! Attends-moi près d'ici !

LE DUC, mettant la main sur l'épaule de l'attaché.

Vous, merci !

L'ATTACHÉ, se retournant.

De quoi donc ?

LE DUC.

Chut !

L'ATTACHÉ.

Le duc ?

LE DUC.

Un complot !

L'ATTACHÉ.

Je m'étonne...

LE DUC.

Je n'ai que mon secret, Monsieur, je vous le donne ! Rendez-vous à Wagram, ce soir. Soyez-y !

L'ATTACHÉ.

Moi ?

LE DUC.

N'êtes-vous pas à nous ?

L'ATTACHÉ.

Je suis fidèle au roi !



LE DUC.

C'est bien ! mais tu te bas pour mon père, à ma place. Et c'est en toi, ce soir, un peu de moi qui passe !... A bientôt !

L'ATTACHÉ.

Vous croyez me gagner ?...

LE DUC.

J'en suis sûr ! Mon père a bien conquis Philippe de Ségur.

L'ATTACHÉ.

Demain je rentre en France, – et je tiens à vous dire...

LE DUC.

Vous êtes un futur maréchal de l'Empire.

L'ATTACHÉ.

Que si l'on fait, sur vous, marcher mon régiment, Je saurai commander le feu.

LE DUC.

Parfaitement ! Serrons-nous donc la main, avant de nous combattre.

L'ATTACHÉ.

Avez-vous pour Paris – car j'y serai le quatre – Quelques commissions ?... L'honneur me serait doux...

LE DUC.

Je compte être rendu dans l'Empire avant vous.

L'ATTACHÉ.

Si pourtant, avant vous, j'étais dans le Royaume ?

LE DUC.

Saluez de ma part la colonne Vendôme.

RIDEAU.



ACTE V

FLAMBEAU.

Wagram !

LE DUC.

Mon fils... régner... être un grand souverain

FLAMBEAU.

Pour faire la moisson, c'est un joli terrain...

LE DUC.

La vertu... Le talent... donner tout au mérite...

FLAMBEAU.

Quelle est cette prière étrange qu'il récite ?

LE DUC.

Mon oeuvre l'achever... ne pas venger ma mort...

PROKESCH,

Chut !



LE DUC.

... Tous les bons Français...

(Brusquement à Flambeau.)

Les cheveux ?

FLAMBEAU.

Pas encore

LE DUC.

Ce serait me singer que refaire la guerre !

PROKESCH.

Il récite tout bas les conseils de son père !

FLAMBEAU

Chut !...

LE DUC.

Il faut mépriser tous les partis... Il faut.

(A Flambeau.)

Les chevaux ?

FLAMBEAU.

Pas encor. Nous arrivons trop tôt.

LE DUC.

Au premier rendez-vous que me donne la France, Je dois, comme un amant, arriver en avance !...

(Il marche à grands pas et arrive devant le poteau-indicateur.)

Leur poteau !... jaune et noir !... Ah ! je vais donc pouvoir Marcher sans rencontrer un poteau jaune et noir ! Sur de deux poteaux blancs, des noms charmants vont luire Oh ! lire : « Chemin de Saint-Cloud ! » au lieu de lire : « Route de Grosshofen ! – Tiens ! mais mon régiment. Se rend à Grosshofen, à l'aurore !

FLAMBEAU.

Comment ?

LE DUC.

J'ai, donné l'ordre hier, quand j'ignorais encore



FLAMBEAU.

Nous serons loin, quand ils passeront. – à l'aurore.

LE DUC.

(Un homme sort de la petite cabane.)

Cet homme ?

FLAMBEAU.

Il est à nous. Sa cabane nous sert De rendez-vous. Ancien soldat. Dans ce désert Explique la bataille aux étrangers.

L'HOMME.

A gauche...

FLAMBEAU.

Non ! moi, je la connais !

PROKESCH.

Qu'est-ce qui le débauche Du service autrichien ?

L'HOMME,

Monsieur, j'étais mourant, Je me traînais par là. Napoléon le Grand. Vint à passer...

FLAMBEAU.

Toujours il parcourait la plaine Le lendemain.

L'HOMME.

Le grand empereur prit la peine D'arrêter son cheval, et devant lui, devant... Il me fit amputer par son docteur...

FLAMBEAU,

Yvan.

L'HOMME.

Donc, si son fils s'ennuie à Vienne, – qu'il émigré ! Moi, je l'aide !... Le bras – coupé. – devant lui !



FLAMBEAU.

Bigre ! On n'a pas tous les jours la satisfaction D'avoir le bras coupé devant Napoléon !

L'HOMME.

La guerre !... On se battait !...

FLAMBEAU.

On mourait.

L''HOMME.

Nous mourûmes...

FLAMBEAU.

On allait...

L'HOMME.

Nous aussi !

FLAMBEAU.

On tirait, dans des brumes !...

L'HOMME.

Nous aussi.

FLAMBEAU.

Puis après, quelque officier noirci Venait nous dire ; On est vainqueur !...

L'HOMME,

A nous aussi.

FLAMBEAU.

Hein ?... au fait !... – Si quelqu'un nous entendait ?

LE DUC.

J'écoute !

L'HOMME.

Bah ! mes géraniums poussent bien !



FLAMBEAU.

Je m'en doute ! Tiens ! à cet endroit même : onze petits tambours

LE DUC.

Onze petits tambours ?...

FLAMBEAU.

Je les revois toujours ! ... C'étaient, sous les shakos, onze boules pareilles Entre l'écartement naïf de leurs oreilles ; Onze, qui sans savoir ni le but, ni le plan, Marchaient, heureux de vivre, en faisant ran plan plan ! On les blaguait un peu, car, ayant su lui plaire, Ils étaient les chouchous de notre cantinière ; Mais lorsqu'ils tricotaient la charge, ces tapins, Lorsqu'ils tapaient, pareils à des petits lapins, Sur leurs onze tambours de leurs vingt-deux baguettes, Ce tonnerre faisait frémir nos baïonnettes Dont les zig-zags d'acier semblaient dire dans l'air, Nous n'avons pas pour rien la forme d'un éclair ! – C'est là, que le crachat d'un gros tousseur de bronze Prit ces onze tambours en file, et... tous les onze !... Il fallait voir la cantinière !... – ah ! sacrebleu ! Elle avait relevé son grand tablier bleu – Comme ces vieilles font, qui glanent, dans la plaine... Et folle, elle glanait des baguettes d'ébène... ... Mais de parler de ça, ça vous enrhume !...

(Il tousse pour

s'éclaircir la voix.)

Hum ! Hum !

(Il cueille un géranium)

Recette pour changer un vil géranium En Légion d'honneur ; on ôte trois pétales !

(Il s'adresse au brin de géranium.)

Hein ? Sur mon beau revers de velours, tu t'étales ?...

(Au duc.

C'est bien celle que tu me donnas, Monseigneur ?



LE DUC.

Je l'ai donnée en rêve !...

FLAMBEAU.

Et je la porte en fleur.

LE DUC, voyant entrer les conspirateurs.

Ces ombres ?

MARMONT.

Nos amis.

LE DUC, se retournant.

Marmont ?

MARMONT.

Duc, bonne chance.

LE DUC,

Mais les autres, pourquoi restent-ils à distance ?

MARMONT.

C'est que de déranger Votre Altesse, ils ont peur, Et, Sire, que déjà vous êtes l'empereur.

LE DUC.

Je cherche malgré moi quel est celui qu'on nomme L'Empereur !... Qui cela, l'Empereur ? ce jeune homme ?... Il a vingt ans, il va régner. Ah ! je me vois passer comme d'une fenêtre. Me voilà ! Que c'est beau d'avoir vingt ans et d'être Fils de Napoléon Premier ! Il me semble que j'ai pour âme Notre-Dame, Que j'entends dans la nef sonore de mon âme Prier tout un peuple à présent ! Ah ! Dieu qu'on va pouvoir servir de grandes causes ! Aimer ! se dévouer ! faire de belles choses ! Ah ! Prokesch ! que c'est amusant ! Peuple, qui de ton sang écrivit la légende,



Il faut que cette gloire en bonheur je la rende ! O retour ! retour triomphal ! Soleil sur les drapeaux ! multitudes grisées. Parfum des marronniers de ces Champs Elysées Que je vais descendre à cheval.

FLAMBEAU.

Les femmes, pour vous voir, monteront sur des chaises Avec de ces chapeaux comme en ont les Françaises Tous les fusils seront fleuris ! Il vous acclamera, ce grand Paris farouche...

LE DUC.

On doit croire embrasser la France sur la bouche, Lorsqu'on est aimé par Paris !

FLAMBEAU.

Toi, tu les entendras, nos plaintes les plus sourdes ! N'est-ce pas que déjà tu te sens les mains lourdes Des grâces que tu vas signer

LE DUC.

Peuple ! on m'a trop menti pour que je sache feindre ! Liberté ! Liberté ! Tu n'auras rien à craindre D'un prince qui fut prisonnier ! Et que vais-je inventer pour choyer le mérite ? Ce sont des noms valant certes qu'on en hérite Que Trévise et Montebello ; Mais d'autres noms encor je veux qu'on s'émerveille : Mon père aurait voulu faire prince Corneille, Je ferai duc Victor-Hugo ! Je ferai... je ferai... je veux faire... je rêve... L'héroïque parfum qui de ces champs s'élève Commence à me rapatrier Et, c'est bien dans ta brise, où l'on boit de la gloire, Qu'au moment de partir je devais venir boire, Wagram ! le coup de l'étrier ! Ah !



FLAMBEAU.

Qu'avez-vous ?

LE DUC.

Rien ! rien !

PROKESCH.

Vous souffrez ?

LE DUC.

Jusqu'aux moelles !... Mais ça s'en va quand je galope ! Et les étoiles Scintillent comme des mollettes d'éperons, Et voici les chevaux ! et nous galoperons ! Prokesch ! Embrassons-nous !

PROKESCH.

L'émotion m'étrangle...

LE DUC.

Mon frère... mon ami...

PROKESCH.

Monseigneur...

LE DUC.

Ah ! c'est délicieux de s'enfuir, à cheval, Chut ! la sangle !... Par une nuit pareille en escarpins de bal !

PROKESCH, à Marmont lui montrant les conspirateurs.

Pourquoi ces jeunes gens sont-ils venus ?

MARMONT.

Qu'ils ont trempé dans le complot !... Tiens ! pour qu'on sache

LE DUC.

Une cravache ?

UN CONSPIRATEUR, se présentant lui-même.

Le vicomte d'Otrante !



LE DUC.

Hein ? le fils de Fouché ?

FLAMBEAU.

Ce n'est pas le moment d'en être effarouché.

(Il arrange le cheval.)

L'étrier long ?

LE DUC.

Non, court.

UN AUTRE CONSPIRATEUR, s'inclinant devant le duc.

Cet homme qui s'incline. C'est Goubeaux, le meilleur agent de la cousine De Votre Majesté...

(Il salue encore.)

Goubeaux...

LE DUC.

Bien.

GOUBEAUX, resaluant encore.

L'agent chef.

UN AUTRE CONSPIRATEUR.

Pionnet !... Je représente ici le roi Joseph ; C'est moi qui de sa part apportait les subsides...

LE DUC, à Flambeau qui arrange le cheval

Le filet seulement !

UN AUTRE.

J'ai disposé les guides, Les relais, – vous pourrez, au village prochain, Vous déguiser, Morchain !

FLAMBEAU.

Oui, oui, Machin !

LE CONSPIRATEUR.

Morchain !



UN AUTRE CONSPIRATEUR.

On m'a chargé des passeports : besogne ingrate !... Voilà ! C'est merveilleux, aujourd'hui comme on gratte ! Guibert !...

LES AUTRES, reprenant.

Goubeaux !... Pionnet !... Morchain !...

FLAMBEAU.

Nous comprenons !

UN DES CONSPIRATEURS.

Feu votre père avait la mémoire des noms !

UN AUTRE, se précipitant.

Borokowski ! C'est moi – que Monseigneur s'informe ! – Qui fit faire pour la comtesse l'uniforme !

LE DUC.

C'est bon ! c'est bon ! de tous je me souviendrai bien ! Et mieux encor de celui-là qui ne dit rien ! Ton nom ?

(L'homme se retourne et le duc reconnaît l'attaché français.)

Quoi ! vous ici !

L'ATTACHÉ.

Pas en partisan, Prince ; En ami seulement !... Certes pour que je vinsse Il fallut...

FLAMBEAU,

A cheval !

LE DUC.

Le ciel blanchit vers l'Est ! J'empoigne la crinière ! Alea jacta est !

L'ATTACHÉ.

Duc ! à ce rendez-vous, si j'ai voulu me rendre, C'était pour vous défendre, au besoin !



LE DUC.

Me défendre ?

L'ATTACHÉ.

J'ai cru que vous couriez un danger ?

LE DUC.

Un danger ?

L'ATTACHÉ.

Ce drôle, que demain je compte endommager ; Quittait le bal tantôt sans m'envoyer le moindre Témoin. Je lui cours donc après. Je vais le joindre, Quand dans l'ombre il accoste un autre individu Et je reste cloué par un mot entendu : Il était question de tuer Votre Altesse Surprise au rendez-vous, ce soir...

LE DUC.

Dieu ! la comtesse,

L'ATTACHÉ.

Le rendez-vous, c'était ici. Je le savais Par vous. J'y suis venu. Tout va bien. Je m'en vais !

LE DUC.

Le rendez-vous ! Mais c'est le pavillon de chasse ! Ils vont assassiner la comtesse à ma place ! Rentrons !

CRI GÉNÉRAL.

Oh ! non !

UN CONSPIRATEUR.

Pourquoi ?

MARMONT.

La comtesse !...

PROKESCH.

Elle peut Se faire reconnaître...



LE DUC.

Ah ! tu la connais peu ! Mais cette femme-là se fera par ces brutes Tuer dix fois pour que je gagne dix minutes ! Rentrons !...

PLUSIEURS.

Non !

LE DUC.

Je ne peux pourtant – rentrons la-bas – Souffrir qu'on m'assassine et que je n'y sois pas !

D'OTRANTE.

Tous nos efforts perdus !

MARMONT.

S'il faut qu'on reconspire ? Vous ne pourrez plus fuir !

UN AUTRE.

Et la France ?

UN AUTRE.

Et l'Empire ?

LE DUC.

Arrière !

MARMONT.

Il faut partir !

LE DUC.

Il faut rentrer ?

PROKESCH.

Oui... mais Rentrer, c'est abdiquer peut-être à tout jamais La couronne...

LE DUC.

Partir ! c'est abdiquer mon âme !



MARMONT.

On peut sacrifier quelquefois !...

LE DUC.

Une femme ?

MARMONT.

Risquer pour une femme, au moment du succès...

FLAMBEAU.

Allons ! décidément ! c'est un prince français !

D'OTRANTE,

Eh bien ! enlevons-le !

FLAMBEAU.

Place...

D'OTRANTE.

J'ai ma berline !

FLAMBEAU.

Ou vos os vont craquer comme de la praline !

LE DUC.

Place ! ou, levant ce jonc qui vous cravachera, Je charge à la façon de mon oncle Murat !

PROKESCH.

Oui ! place !

LE DUC,

A moi, Prokesch !

DES VOIX.

De force, il faut le prendre !

LE DUC, à l'attaché.

Et vous ! vous qui veniez ici pour me défendre, C'est en voulant m'ôter le scrupule et la foi Qu'on veut m'assassiner vraiment : défendez-moi !



L'ATTACHÉ

Non, Monseigneur, partez !

LE DUC.

Vous ! ce conseil infâme ?

L'ATTACHÉ.

Partez, je vais aller défendre cette femme !

LE DUC.

Vous ne pouvez...

L'ATTACHÉ.

Oh ! ce n'est pas en partisan !

LE DUC.

Ce serait assurer ma fuite !

L'ATTACHÉ.

Allez-vous-en ! Ce que j'en fais, c'est pour la comtesse...

LE DUC.

Sans doute, Mais...

PTOKESCH,

Courons tous les deux !

L'ATTACHÉ.

Prokesch connaît la route !

LE DUC, hésitant encore.

Mais je ne peux...

VOIX DIVERSES.

Si ! si !

MARMONT.

C'est le meilleur parti !



PLUSIEURS VOIX.

Partez donc !

LA COMTESSE.

Malheureux ! vous n'êtes pas parti !

LÉ DUC.

Vous ! Mais on m'avait dit ! Pouvais-je fuir ?

LA COMTESSE.

Oui, certe.

LE DUC.

Une femme !

LA COMTESSE.

Une femme ! eh bien ! la grande perte !

LE DUC.

Mais je...

LA COMTESSE.

Mais vous deviez m'abandonner !

LE DUC.

Songez...

LA COMTESSE.

Je songe au temps perdu !

LE DUC.

Vos dangers !

LA COMTESSE.

Quelles dangers ?

LE DUC.

Nos alarmes pour vous étaient...

LA COMTESSE.

Quelles alarmes ? Flambeau n'a-t-il donc pas été mon maître d'armes ?



LE DUC.

Mais cet homme ?

A COMTESSE.

Partez !

LE DUC.

Qu'avez-vous fait ?

LA COMTESSE.

Oh ! rien ! Il a tiré son sabre et j'ai tiré le mien !

LE DUC.

Pour moi tu t'es battue ?

LA COMTESSE.

« Oh ! oh ! le fils du Corse » Grondait-il, « j'ignorais qu'il fût de cette force » ! – « Il ne s'en doutait pas lui-même ! »... Mais ma voix...

LE DUC.

Ah ! vous êtes blessée !

LA COMTESSE.

Oh ! ce n'est rien, – les doigts !... ... Mais ma voix me trahit : « Une femme ! » Il recule, – « Défends-toi donc ! – Je ne peux pas, c'est ridicule ! Cette femme n'est pas le chevalier d'Eon ! – Défends-toi ! Cette femme est un Napoléon ! Sentant sa lame, alors, par la mienne rejointe, Il fonce !... et je lui fais...

FLAMBEAU.

Le coup de contre-pointe !

LA COMTESSE.

Un ! deux !

FLAMBEAU.

Vous avez dû l'étonner rudement !



LA COMTESSE.

Il ne reviendra pas de son étonnement !

LE DUC.

Dieu ! mais la jeune fille, alors ?

LA COMTESSE.

Que vous importe ?

LE DUC.

Elle est venue ?

LA COMTESSE.

Eh bien !... Eh bien !... Non ! quand la porte S'écroula tout à coup sous un poing furieux, J'étais seule ! Elle n'est pas venue !

LE DUC.

Ah !... tant mieux !

LA COMTESSE.

Mais des gens arrivaient au bruit ! Si l'on m'arrête Le plan est découvert trop tôt !... Je perds la tête ! Je sors en tâtonnant !... J'entends je ne sais qui Crier d'aller chercher Monsieur de Sedlinsky !... Et je fuis en prenant votre cheval de selle !... Je l'ai crevé !... je n'en peux plus !...

PROKESCH.

Elle chancelle !

LA COMTESSE.

Après ce que j'ai fait, ah ! j'espérais au moins Apprendre son départ, ici, par les témoins !...

QUELQU'UN.

Vous étiez poursuivie ! et dans une minute.

LE DUC.

Soignez-la ! cachez-la ! là dans cette cahute !



PLUSIEURS.

Oui !

LA COMTESSE.

Partez !

LE DUC.

Ce n'est rien ?

LA COMTESSE.

Mais partez donc ! ah ! si Votre père, Monsieur, pouvait vous voir ici, Faible, attendri, nerveux, flottant comme vous l'êtes, Mais cela lui ferait hausser les épaulettes !

LE DUC.

Adieu !

FLAMBEAU.

Nous sommes pris ! Trop tard !

SEDLINSKY, s'avançant vers la comtesse.

Oui, Monseigneur !

LA COMTESSE, au duc avec rage.

Ah ! songe-creux ! idéologue ! barguigneur !

SEDLINSKY, qui s'est retourné vers celui qu'apostrophe la comtesse,

aperçoit le duc. Il a un sursaut et s'adressant au duc :

Votre Altesse...

(Se retournant vers la comtesse.)

Votre Alt...

(Se retournant vers le duc.)

Votre Al...

FLAMBEAU.

Ça, ça le trouble !

SEDLINSKY.

Tiens !



FLAMBEAU.

Vous avez soupé, Monsieur, vous voyez double !

SEDLINSKY.

Tiens ! tiens ! – Retirez-vous d'abord, Monsieur Prokesh.

FLAMBEAU.

Ah ! nous ne serons pas sacré par l'oncle Fesch !

SEDLINSKY, à deux agents, leur désignant l'attaché.

Reconduisez Monsieur.

(A l'attaché.)

Vous, dans cette aventure ? Votre gouvernement le saura.

LE DUC, s'avançant vivement.

Je vous jure Que Monsieur n'est pas du complot !... et je ne puis...

L'ATTACHÉ.

Oh ! pardon ! maintenant qu'on arrête, j'en suis !

LE DUC, à l'attaché qui sort.

Au revoir, donc !...

(A Sedlinsky.)

Allons, policier ! fais du zèle !

SEDLINSKY, à deux autres agents en leur montrant la comtesse.

Vous, vous ramènerez le faux prince... chez elle.

LE DUC.

Avec tous les égards qu'on me doit !...

LA COMTESSE.

Ce ton bref !... Ah ! malheureux enfant ! tu pouvais être un chef !

SEDLINSKY.

Pour les autres... fermons les yeux !... qu'on en profite !



UN CONSPIRATEUR

Je crois...

MARMONT.

Dans l'intérêt du parti...

UN AUTRE.

Filons vite !

UN AUTRE.

Se réserver...

D'OTRANTE.

Plus tard...

MARMONT.

Le moment opportun !...

(Ils sortent tous.)

FLAMBEAU, à Sedlinsky.

Et maintenant, rouvrez les yeux !... Il en reste un !

LE DUC.

Oh ! fuis ! pour moi...

FLAMBEAU.

Pour vous.

SEDLINSKY.

Halte !

(Au policier.)

C'est lui !

LE POLICIER.

Peut-être. Réclamé par Paris...

SEDLINSKY.

Comment le reconnaître ?

(Le policier lui donne un papier.)

Nez moyen... front moyen... oeil moyen... Pas moyen !

(Observant Flambeau.)

Deux balles... dans le dos...



FLAMBEAU

Ça, c'est faux !

SEDLINSKY.

Je sais bien.

FLAMBEAU.

Je suis perdu. C'est bon. Du luxe. Une débauche ! Fleurissons l'arme avant de la passer à gauche.

SEDLINSKY.

Vous répondez au nom de Séraphin Flambeau ?

FLAMBEAU.

Non, Monsieur, pour mourir ce n'est plus assez beau J'entre en tambour-major dans la danse macabre, Je grandis. Je m'appelle Archange Candélabre !

LE DUC.

Le livrer à la France !

SEDLINSKY.

Oui.

LE DUC.

Comme un criminel ! Vous n'avez pas le droit...

SEDLINSKY.

Mais nous le prendrons !

LE DUC.

Ciel !

FLAMBEAU.

Il était immoral que tu t'accoutumasses A ne jamais purger, Flambeau, tes contumaces

SEDLINSKY.

Il n'est pas décoré d'ailleurs : Port illégal ! Otez lui donc ce rouge !



FLAMBEAU.

Otez. Ça m'est égal Ça repousse tant que je veux sur ma pelure !

SEDLINSKY.

Otez-lui son manteau ! Hein ? Quoi ?

FLAMBEAU.

J'ai plus d'allure

SEDLINSKY.

Allons, finissons-en !

FLAMBEAU, au duc.

Duc ! je la porterai Jusqu'à ma mort !

SEDLINSKY.

Comment ? Il s'est redécoré !

FLAMBEAU.

Vous n'empêcherez pas – je me redécore ! Quand il n'y en a plus qu'il y en ait encore !

LE DUC.

Mais que va-t-on te faire ?

FLAMBEAU.

A Ney, que lui fit-on ?

LE DUC.

Non ! ce n'est pas possible !

FLAMBEAU.

Un feu de peloton ! Brran !

LE DUC.

Ah !

FLAMBEAU.

J'ai toujours fait aux balles la risette



Mais ces françaises-là, non pas de ça, Lisette !

LE DUC.

Vous n'allez pas livrer cet homme ?

SEDLINSKY,

Sans surseoir !

FLAMBEAU.

Séraphin, c'est la fin ! Flambé, Flambeau ! Bonsoir ?

SEDLINSKY.

Marchons !

LE DUC,

Mais qu'a-t-il donc ? Il chancelle !

LE POLICIER,

Il titube !

FLAMBEAU.

Le duc vous parle ! Otez cette espèce de tube !

LE DUC.

Flambeau ! tu t'es tué ?

FLAMBEAU.

Pas du tout, Monseigneur ! Je me suis refait la Légion d'honneur !

le DUC.

Je ne veux pas qu'un seul de vos hommes le touche ! Ce clair soldat touché par un policier louche ! Je ne veux pas. Laissez-nous seuls. Allez-vous-en !

FLAMBEAU

Monseigneur...

SEDLINSKY, à un policier.

Emmenez ce gueux de paysan !

LE DUC.

J'attendrai là mon régiment. L'aube est prochaine !...



L'étendard saluera de son bouquet de chêne Sur l'air triste et guerrier que mes soldats joueront, Et ce sont des soldats qui le ramasseront !

SEDLINSKY, bas au policier.

Les chevaux ?

LE POLICIER, bas.

Supprimés !

SEDLINSKY.

Oh ! alors qu'on le laisse ! Il ne peut fuir.

(Haut.)

On peut céder à Son Altesse...

LE DUC.

Allez-vous-en !

SEDLINSKY.

Oui oui... je comprends votre émoi !

LE DUC.

Je vous chasse !

SEDLINSKY.

Pardon !

LE DUC, montrant la plaine de Wagram.

Je suis ici chez moi !

FLAMBEAU.

C'est drôle tout de même, – ici – sur cette terre, Où je me suis déjà fait tuer pour le père, De venir retomber pour le fils aujourd'hui !

LE DUC.

Non ! ce n'est pas pour moi que tu meurs, c'est pour lui ! Pas pour moi ! pas pour moi ! je n'en vaux pas la peine !

FLAMBEAU.

Pour lui ?



LE DUC.

Mais oui, pour lui ! C'est Wagram, cette plaine !

FLAMBEAU.

Ah ! oui !... je meurs...

LE DUC.

Vois-tu Wagram ?... Reconnais-tu La plaine, la colline et le clocher pointu ?

FLAMBEAU.

Oui...

LE DUC.

Vois-tu, bombardant là-bas toute une zone, Les canons autrichiens peinturlurés de jaune ?

FLAMBEAU.

La bataille !...

LE DUC.

Entends-tu ces confuses rumeurs ?

FLAMBEAU.

Oui... oui... c'est à Wagram, n'est-ce pas, que je meurs ?

LE DUC.

Vois-tu passer, traînant son cavalier par terre, Ce cheval schabraqué d'une peau de panthère ? Nous sommes à Wagram. L'instant est solennel. Davoust s'est élancé pour tourner Neusiedel ! L'empereur a levé sa petite lunette, On vient de te blesser d'un coup de baïonnette, Je t'ai transporté là sur ce talus, et j'ai...

FLAMBEAU.

Est-ce que les chasseurs à cheval ont chargé ?

LE DUC.

Tout ce bleu qui du blanc des baudriers se raye, Ce sont les tirailleurs, là-bas !



FLAMBEAU.

Général Reille !

LE DUC.

Mais l'empereur devrait envoyer Oudinot ! Mais il laisse enfoncer sa gauche !

FLAMBEAU.

Ah ! le finaud ?

LE DUC.

On se bat ! On se bat ! Macdonald se dépêche, Et Masséna blessé passe dans sa calèche !

FLAMBEAU.

Si l'archiduc s'étend sur sa droite, il se perd !

LE DUC.

Tout va bien !

FLAMBEAU.

On se bat ?

LE DUC.

Le prince d'Auesrsperg Est pris par les lanciers polonais de la garde !

FLAMBEAU.

Et l'empereur ? que fait l'empereur ?

LE DUC.

Il regarde !

FLAMBEAU.

L'archiduc se prend-il aux pièges du Petit ?

LE DUC.

Tu vois, cette poussière, au loin, c'est Nansouty !

FLAMBEAU.

L'archiduc étend-il l'aile de son armée ?



LE DUC.

Tu vois, c'est Lanriston, là-bas, cette fumée !

FLAMBEAU, râlant.

Et l'archiduc ? Que fait l'archiduc ? Le vois-tu ?

LE DUC.

L'archiduc élargit son aile !

FLAMBEAU.

Il est foutu !

LE DUC, debout avec ivresse.

Cent canons au galop !

FLAMBEAU, se débattant sur le sol.

Je meurs !... J'étouffe !... A boire ! Et... que fait... l'empereur ?

LE DUC.

Un geste !

FLAMBEAU, fermant les yeux.

La victoire.

LE DUC.

Flambeau !...

(Il le regarde en reculant un peu.)

Mais ce soldat, couché là, maintenant Me fait peur ! – Eh bien ! quoi ! ça n'a rien d'étonnant Qu'un grenadier français dans cette herbe s'endorme, Et cette herbe connaît déjà cet uniforme ! (Il se penche sur lui criant : ) Oui, la victoire !.., Au bout des fusils, les shakos !

FLAMBEAU, dans son râle.

A boire !

DES VOIX LOINTAINES.

A boire !... A boi



LE DUC, tressaillant.

Oh ! – quels sont ces échos ?

UNE VOIX, se perdant.

A boire !

LE DUC.

Dieu !

FLAMBEAU.

Je meurs.

LES MÊMES VOIX, râlant au loin.

Je meurs... Je meurs...

LE DUC, avec épouvante.

Son râle Se multiplie au loin...

LES VOIX.

Je meurs...

LE DUC.

Sous le ciel pâle !... Ah ! je comprends !... Le cri de cet homme qui meurt Fut. pour ce val qui sait tous les râles par coeur, Comme le premier vers d'une chanson connue, Et quand l'homme se tait, la plaine continue !

LA PLAINE, au loin.

Ah !... ah !...

LE DUC.

Ah ! je comprends !... plainte, râle, sanglot ! C'est Wagram, maintenant, qui se souvient tout haut !

LA PLAINE.

Ah !... –

LE DUC, regardant Flambeau.

Il ne bouge plus !... Il faut que je m'en aille !



Il a vraiment trop l'air tué dans la bataille !...

(Et penché sur lui, il murmure : )

Ce devait être tout à fait comme cela ! – Cet habit bleu... ce sang...

(Il va pour s'éloigner, et, tout à coup

avec épouvante : )

Un autre... un autre, là ! Là... partout s'allongeant, les mêmes formes bleues... Il en meurt !... il en meurt ainsi pendant des lieues !...

LA PLAINE.

Ah !.

LE DUC.

Et que disent-ils, dans cette ombre, en rampant ?

DES VOIX.

Mon front saigne ! – Ma jambe est morte ! – Mon bras pend ! – J'étouffe sous le tas !

LE DUC,

– C'est le champ de bataille ! Je l'ai voulu, – c'est lui !

DES VOIX.

De l'eau sur mon entaille ! – Regarde, et dis-moi donc ce que j'ai de cassé ! – Ne me laissez donc pas crever dans ce fossé !

LE DUC.

Ah ! des buissons de bras se crispent sur la plaine ! Et je foule un gazon d'épaulettes de laine !

UNE VOIX.

A moi !

LE DUC.

J'ai glissé sur un baudrier de cuir !...

UNE VOIX.

Dragon ! tends-moi les mains !



UNE AUTRE,

Je n'en ai plus !

LE DUC.

Où fuir ?

LES VOIX.

A boire !... – Les corbeaux !

LE DUC.

Oh ! c'est épouvantable ! Oh ! les soldats de bois alignés sur ma table !

LES VOIX.

Ah ! les chevaux m'ont piétiné sous leurs sabots ! – Je meurs !... – Je vais mourir ! – A boire ! – Les corbeaux ! – Oh ! je souffre !... – Ah ! bon Dieu ! mon compte, tu le règles !... – Les corbeaux !... – Les corbeaux !...

LE DUC.

Hélas ! où sont les aigles ?

DES VOIX.

– De l'eau ! – Mais c'est du sang, le ruisseau ! – Donne-m'en ! – J'ai soif ! – Je meurs ! – J'ai mal ! Aïe ! – Sacré nom ! – Maman !

LE DUC.

Ah !...

UNE VOIX,

Par pitié ! le coup de grâce, dans l'oreille !

LE DUC.

Ah ! je comprends pourquoi la nuit je me réveille !

UNE VOIX.

Mais ces chevau-légers sont d'ignobles tueurs !

LE DUC.

Pourquoi d'horribles toux me mettent en sueurs !



UNE VOIX.

Oh ! ma jambe est trop lourde ! il faut qu'on me l'arrache !

LE DUC.

Et je sais ce que c'est que le sang que je crache !

LA PLAINE.

Ah ! ah !

LE DUC.

Et tous ces bras ! tous ces bras que je vois ! Tous ces poignets sans mains, toutes ces mains sans doigts ! Monstrueuse moisson qu'un large vent qui passe Semble coucher vers moi pour me maudire !... – Grâce ! Grâce, vieux cuirassier qui tend en gémissant D'atroces gants crispins aux manchettes de sang ! Grâce, pauvre petit voltigeur de la garde, Qui lève avec lenteur cette face hagarde ! – Ne me regardez pas avec ces yeux ! – Pourquoi Rampez-vous, tout d'un coup, en silence vers moi ? Dieu ! vous voulez crier quelque chose, il me semble !... Pourquoi reprenez-vous haleine tous ensemble ? Pourquoi vous ouvrez-vous, bouches pleines d'horreur ? Quoi ? Qu'allez-vous crier ? Quoi ?

TOUTES LES VOIX.

Vive l'empereur !

LE DUC.

Ah ! oui ! c'est le pardon à cause de la gloire ! Merci. Mais j'ai compris. Je suis expiatoire ! Tout n'était pas payé. Je complète le prix. Oui... je devais venir dans son champ. J'ai compris !... Il fallait qu'au-dessus de ces morts je devinsse Cette longue blancheur, toujours, toujours plus mince, Qui, renonçant, priant, demandant à souffrir, S'allonge pour se tendre, et mincit pour s'offrir ! Et lorsque entre le ciel et le champ de bataille,



Là, de toute mon âme et de toute ma taille, Je me dresse, il me semble, ô Père ! que je sens S'élever sous mes pieds les sillons frémissants, Et que, pour mieux m'offrir au ciel, cette colline Se hausse doucement et que le ciel s'incline !... Et je sens qu'il est juste et providentiel Que le champ de bataille ainsi me tende au ciel Et m'offre pour pouvoir, après cet offertoire, Porter plus purement son titre de victoire ! – Prends-moi ! prends-moi, Wagram, et rançon de jadis. Fils qui s'offre en échange, hélas ! de tant de fils ; Au-dessus de la brume effrayante où tu bouges, Elève-moi tout blanc, Wagram ! dans tes mains rouges ! Il le faut !... Je le sais... Je le sens... Je le veux, Puisqu'un souffle a passé ce soir dans mes cheveux, Puisque, par des frissons, mon âme est avertie, Et puisque mon costume est blanc comme une hostie ! Père ! à tant de malheur que peut-on reprocher ? Chut !... J'ajoute tout bas Schoenbrunn à ton rocher !... – C'est fait !... Mais à l'intant où l'aiglon se résigne A la mort innocente et ployante d'un cygne. Comme cloué dans l'ombre à quelque haut portail, Il devient le sublime et doux épouvantail Qui chasse les corbeaux, et ramène les aigles ! Vous n'avez plus le droit de crier, champs de seigles Plus d'affreux rampements sous ces bas arbrisseaux ! J'ai nettoyé le vent et lavé les ruisseaux ! Il ne doit plus rester, Plaine, dans tes rafales, Que les bruits de la Gloire et les voix triomphales !

(On entend s'élever, au lointain, une rumeur fière et joyeuse.)

Oui ! j'ai bien mérité d'entendre maintenant Ce qui fut gémissant devenir claironnant !

(Le vent apporte de vagues sonneries de clairons)

De voir ce qui traînait de triste au ras des chaumes S'enlever tout d'un coup en galops de fantômes !

(Bruit de chevauchée. Les voix, lugubres tout à l'heure, échangent.

maintenant des ordres, des appels.)



LES VOIX.

En avant !

(Les tambours du vent battent la charge.)

LE DUC.

Le côté splendide et furieux, La poudre que la charge, en passant, jette aux yeux

LES VOIX.

Chargez !

DUC.

Les rires fous des grands hussards farouches !

LES VOIX, dans des rires épiques,

Ha ! ha !

LE DUC,

Et maintenant, ô Déesse aux cent bouches ! Victoire à qui je viens d'arracher tes bâillons, Chante dans le lointain !...

LES VOIX, au loin.

... Formez vos bataillons !...

LE DUC, dressé dans les premières clartés du matin qui se lève.

La Gloire !... Oh Dieu ! me battre en ce flot qui miroite !...

LES VOIX.

– Feu ! – Colonne en demi-distance sur la droite !

LE DUC.

... Me battre en ce tumulte auquel tu commandas, O mon père !...

(Dans le bruit de bataille qui s'éloigne, on entend très loin, entre deux. batteries de tambours, une voix métallique et hautaine qui laisse tomber.)

LA VOIX.

Officiers... Sous-officiers... Soldats...

LE DUC en délire, tirant son sabre.

Oui ! je me bats !... – Fifre, tu ris ! – Drapeau, tu claques !



– Baïonnette au canon ! – Sus aux blanches casaques !

(Et tandis que les fanfares de rêve s'éloignent et se perdent vers la gauche, dans le vent qui les balaye, tout d'un coup, à droite, une fanfare réelle éclate, et c'est, brusque comme un réveil, le contraste, avec les furieux airs français qui s'envolent parmi les dernières ombres, d'une molle marche de Schubert, autrichienne et dansante, qui arrive dans le rose du matin.)

LE DUC, qui s'est retourné en tressaillant,

Qu'est-ce qui vient de blanc, là, dans le jour levant ? Mais c'est l'infanterie autrichienne !

(Hors de lui, entraînant d'imaginaires grenadiers, )

En avant ! Les ennemis ! – Qu'on les enfonce ! – Qu'on y entre ! Suivez-moi ! – Nous allons leur passer sur le ventre !

(Le sabre haut, il se rue sur les premiers rangs d'un régiment autrichien qui parait sur la route.)

UN OFFICIER, se jetant sur lui et l'arrêtant.

Prince ! Que faites-vous ? C'est votre régiment !

LE DUC, comme réveillé.

Ah ! c'est mon ?...

(Il recule en passant la main sur son front et regarde avec égarement les soldats blancs qui défilent au son des fifres ; il voit son destin, l'accepte : le bras levé pour charger s'abaisse lentement, le poing rejoint la hanche, le sabre prend la position réglementaire, et raide comme un automate, le duc, d'une voix machinale, d'une voix blanche qui n'est plus que celle d'un colonel autrichien : )

Halte ! – Front ! – A droite... alignement...

(Et le rideau tombe pendant que l'exercice commence.)



ACTE VI

LE DUC.

Allons !... Encor !... Voilà.

L'ARCHIDUCHESSE.

Non, il en reste un peu.

LE DUC.

Vous !... Mais je vous croyais malade ?...

L'ARCHIDUCHESSE.

Grâce à Dieu ! On m'a permis de me lever. – Ton état ?

LE DUC.

Pire, Puisque vous vous levez pour me voir...

L'ARCHIDUCHESSE.

Tu veux rire...



Mais tu vas beaucoup mieux !

(Elle regarde la tasse que lui rend le duc.)

Là, c'est fini !

(Elle appelle le docteur assis

au fond de la chambre.)

Docteur !

Son Altesse a très bien bu son lait !

LE DOCTEUR.

Quel bonheur !

L'ARCHIDUCHESSE.

Ah ! c'est gentil !

LE DOCTEUR.

Ah ! c'est...

LE DUC.

Ah ! c'est dur tout de même ! D'être – lorsqu'on rêva la louange suprême De l'histoire, et qu'on fut une âme qui brûlait ! – Loué pour la façon dont on prend bien son lait ! O boule de fraîcheur sur ma fièvre posée, Comme une houppe à se mettre de la rosée !...

L'ARCHIDUCHESSE.

Tout le monde à présent t'en apporte ?...

LE DUC.

Oui... déjà.

L'ARCHIDUCHESSE.

Chut !... Pour remercier Dieu qui nous protégea – Car nous entrons tous deux, Franz, en convalescence, – Je compte, ce matin, communier... Je pense Qu'il serait très joli que tous les deux... Pourquoi Ne pas communier tout à l'heure avec moi ?

LE DUC, après l'avoir regardé dans les yeux.

Voilà pourquoi tu viens, pieusement coquette.

(Il se lève.)



C'est la fin.

L''ARCHIDUCHESSE.

Là j'en étais sûre !... (Avec un engouemement forcé) : Et l'étiquette ?

LE DUC.

L'étiquette ?

L'ARCHIDUCHESSE.

Mais oui, réfléchis !... Tu sais bien Qu'on ne peut te tromper !... Lorsqu'un prince autrichien. Doit recevoir le...

LE DUC.

Le...

L'ARCHIDUCHESSE.

Oh ! non ! pas de mot triste ! Il faut que la famille impériale assiste !

LE DUC.

C'est vrai !

L'ARCHIDUCHESSE.

Nous sommes seuls !... J'ai fait dans le boudoir Des porcelaines, là, dresser un reposoir ; Pas le moindre archiduc, la moindre archiduchesse ; Le prélat de la cour pour nous seuls dit la messe. Tu vois qu'il ne s'agit que de communier, Et que ce sacrement n'est pas le...

LE DUC.

Le dernier. C'est vrai...

L'ARCHIDUCHESSE.

Tu vois !... Viens-tu ?... Tiens ! la messe commence !

LE DUC.

Oui... c'est vrai qu'il faudrait cette illustre assistance !...

L'ARCHIDUCHESSE.

Nous n'aurons que l'enfant de choeur et le prélat !



LE DUC.

Ce n'est donc pas pour aujourd'hui.

LE GÉNÉRAL HARTMANN.

Mettez-vous là. Lorsque, les yeux fermés et l'âme anéantie, Le duc se penchera pour recevoir l'hostie...

UN DES PRINCES.

Plaçons-nous...

UNE PRINCESSE, à un enfant.

Chut !...

LE GÉNÉRAL.

Pendant cette minute où rien Ne peut faire tourner la tête d'un chrétien, J'ouvrirai doucement la porte. Une seconde Vos Altesses verront, de loin, la tête blonde ; Puis je refermerai sans bruit, d'un geste prompt, Et le duc de Reichstadt relèvera le front Sans se douter qu'il a, selon l'usage antique, Devant toute la Cour reçu le viatique...

METTERNICH.

Silence...

PROKESCH, qui vient d'introduire la comtesse et Thérèse.

On m'a permis de vous placer ici Derrière la famille impériale... Ainsi Vous pourrez par-dessus ces têtes inclinées De princes, sur lesquels soufflent les destinées, D'enfants pâles auxquels on fait joindre les doigts, Apercevoir le duc une dernière fois !

THÉRÈSE.

Merci. Merci, Monsieur.

LE GÉNÉRAL,

Oh ! surtout que personne



Ne bouge, quand la porte...

MARIE-LOUISE.

Ah ! la clochette sonne !.

UNE PRINCESSE.

C'est l'Élévation !...

(Tout le monde s'agenouille.)

LE GÉNÉRAL.

Tout doucement !

LA COMTESSE.

Eh ! bien ! Monsieur de Metternich, vous ne regrettez rien ?

METTERNICH.

Non... J'ai fait mon devoir... J'en ai souffert, peut-être... – C'est à l'amour de mon pays, et de mon maître, Et du vieux monde, que j'ai, Madame, obéi !...

LA COMTESSE

Vous ne regrettez rien ?

METTERNICH.

Non. Rien. L'Agnus Dei.

MARIE-LOUISE, qui entr'ouvre très doucement la porte et regarde par la fente.

Prenez garde, en ouvrant que la porte ne grince !

METTERNICH.

Je ne regrette rien.., mais c'était un grand prince ! Et quand je m'agenouille, à cette heure, en ce lieu, Ce n'est pas seulement devant l'agneau de Dieu !

LE GÉNÉRAL HARTMANN.

Le prélat sort le grand ciboire... – Il le découvre !

TOUS.

Oh !...



LE GÉNÉRAL HARTMANN.

Silence absolu ! – Je vais ouvrir...

ÉMOTION DE TOUS.

Oh !...

LE GÉNÉRAL.

J'ouvre.

(Silencieusement il pousse les deux battants. Tout le monde est prosterné. On entrevoit de vagues clartés de cierges. Seconde de profon le émotion et de silence. Thérèse, lentement, se soulève, se soulève pour regarder par-dessus les têtes, regarde, voit : )

THÉRÈSE, dans un sanglot qui lui échappe.

Le revoir ainsi ! Lui !... Lui !

(Mouvement. Le général a refermé vivement la porte. Tout le monde s'est levé.)

LE GÉNÉRAL, précipitamment, aux archiducs debout :

Sortez !... Le duc vient D'entendre ce sanglot !... Sortez vite !

(Tous ont reflué vers la porte de droite, – mais les battants de la porte du salon des porcelaines s'ouvre vivement, – le duc parait sur le seuil, les voit tous là debout devant lui, – et après un long regard qui comprend :

LE DUC.

Ah ?... – Très bien.

(Il se redresse, et marche vers eux, avec une majesté soudaine.)

J'assurerai, d'abord, de ma reconnaissance Le coeur qui, se brisant, a rompu le silence. Que celle qui pleura n'en ait aucun remord On n'avait pas le droit de me voler ma mort !

(Aux archiducs et aux archiduchesses qui s'éloignent avec respect.)

Laissez-moi, maintenant, ma famille autrichienne ! « Mon fils est né prince français ! Qu'il s'en souvienne Jusqu'à sa mort ! » Voici l'instant : il s'en souvient ?

(Aux princes qui sortent.)

Adieu !... Quel est le coeur qui s'est brisé ?

THÉRÈSE, qui est restée agenouillée, humble, dans un coin.

Le mien.



LE DUC, faisant un pas vers elle, avec douceur :

Vous n'êtes pas très raisonnable. – Sur un livre Vous avez autrefois pleuré de me voir vivre En Autrichien, – avec à mon habit des fleurs... Maintenant, vous pleurez en voyant que j'en meurs.

THÉRÈSE.

Le rendez-vous...

LE DUC.

Éh ! bien ?

THÉRÈSE.

J'y étais...

LE DUC.

Vous !... pauvre âme !...

THÉRÈSE.

Oui...

LE DUC.

Pourquoi ?

THÉRÈSE.

Parce que je vous aime...

LE DUC, à la comtesse.

Madame. Vous me l'aviez caché !... Ce soin jaloux, pourquoi ?

LA COMTESSE.

Parce que je vous aime...

LE DUC.

Eh qui donc, près de moi Vous a, toutes les deux, fait venir ?

(La comtesse et Thérèse lèvent les yeux vers l'archiduchesse.)

Vous ?

L'ARCHIDUCHESSE.

Moi-même.



LE DUC.

Pourquoi cette bonté ?

L'ARCHIDUCHESSE.

Parce que je vous aime.

LE DUC.

Les femmes m'ont aimé comme on aime un enfant.

(Elles font un geste de protestation.)

Si ! Si ! – l'enfant qu'on plaint, qu'on gâte et qu'on défend Et leurs doigts maternels, toujours au front du prince, Cherchaient les boucles d'or du portrait de Lawrence !

LA COMTESSE.

Non ! nous avons connu ton âme et ses combats !...

LE DUC.

Et l'histoire, d'ailleurs, ne se souviendra pas Du prince que brûlaient toutes les grandes fièvres... Mais elle reverra, dans sa voiture aux chèvres, L'enfant au col brodé qui, rose, grave, et blond, Tient le globe du monde ainsi qu'un gros ballon.

MARIE-LOUISE.

Parlez-moi ! Je suis là !... Qu'une parole m'ôte Mes remords !... Oui j'étais – mais ce n'est pas ma faute – Trop petit, à côté de vos rêves trop grands ! Je n'ai qu'un pauvre coeur d'oiseau, je le comprends... C'est la première fois, aujourd'hui, qu'il s'arrête, Cet éternel grelot qui tourne dans ma tête !... – Vous pourriez bien, de moi, vous occuper un peu... Pardonnez-moi, mon fils !

LE DUC.

Inspirez-moi, mon Dieu. La parole profonde, et cependant légère, Avec laquelle on peut pardonner à sa mère !

MARIE-LOUISE.

Ce berceau, qu'hier soir vous avez fait prier.



D'apporter...

UN LAQUAIS.

Il est là !

(Il sort pour aller chercher le berceau.

LE DUC, regardant Metternich.

Monsieur le chancelier, Je meurs trop tôt pour vous, – versez donc une larme !

METTERNICH.

Mais...

LE DUC.

J'étais votre force, et ma mort vous désarme ! L'Europe, qui jamais n'osait vous dire non, Quand vous étiez celui qui peut lâcher l'Aiglon, Demain, tendant l'oreille et reprenant courage, Dira : « Je n'entends plus remuer dans la cage !... »

METTERNICH.

Monseigneur...

(On apporte le grand berceau de vermeil),

LE DUC.

Le berceau dont Paris m'a fait don ! Mon splendide berceau, dessiné par Prudhon ! J'ai dormi, dans sa barque aux balustres de nacre, Bébé dont le baptême eut la pompe d'un sacre ! – Approchez ce berceau du petit lit de camp Où mon père a dormi, dans cette chambre, quand La victoire éventait son sommeil de ses ailes ; – Plus près, – faites frôler le drap par les dentelles ! Oh ! comme mon berceau touche mon lit de mort !

(Il montre l'intervalle entre le berceau et le lit.)

Ma vie est là, dans la ruelle !...

THÉRÈSE.

Oh !...



LE DUC.

Et le sort, Dans la ruelle mince, oh ! trop mince et trop noire, N'a pu laisser tomber une épingle de gloire ! Couchez-moi sur ce lit de camp !...

DIETRISCHTEIN.

Comme il pâlit...

LE DUC.

J'étais plus grand dans ce berceau que dans ce lit ! Des femmes me berçaient... Oui, j'avais trois berceuse Qui chantaient des chansons vieilles et merveilleuses ! Oh ! les bonnes chansons de madame Marchand ! Qui donc, pour m'endormir, me bercera d'un chant ?

MARIE-LOUISE.

Mais ta mère, mon fils, peut te bercer, je pense !

LE DUC.

Est-ce que vous savez une chanson de France ?

MARIE

Mais... non...

LE DUC, à Thérèse.

Et vous ?

THERÈSE.

Peut-être...

LE DUC.

Oh ! chantez à mi-voix : « Il pleut, bergère », ou bien : « Nous n'irons plus au bois... » Et chantez : « Sur le pont d'Avignon » pour me faire Endormir doucement sur l'âme populaire... Il en est une encore... oui... que j'aimais beaucoup : Ah ! ah ! c'est celle-là qu'il faut chanter surtout ! Il était un p'tit homme, Tout habillé de gris !...



THÉRÈSE.

Tombe, mil huit cent trente après mil huit cent onze !

LA COMTESSE.

Comme un cristal brisé par un écho de bronze !

L'ARCHIDUCHESSE.

Comme un accord de harpe après des airs guerriers !...

THÉRÈSE.

Comme un lis qui sans bruit tombe sur des lauriers !

LE DOCTEUR.

Monseigneur est très mal. Il faut que l'on s'écarte ?

THÉRÈSE.

Adieu, François !

L'ARCHIDUCHESSE.

Adieu, Frantz !

LA COMTESSE.

Adieu, Bonaparte !

MARIE-LOUISE.

Sur mon épaule, là, son front s'appesantit !

LA COMTESSE.

Roi de Rome !

L'ARCHIDUCHESSE.

Duc de Reichstadt !

THÉRÈSE.

Pauvre petit !

LE DUC, délirant.

Les chevaux ! Les chevaux !

LE PRÉLAT.

Mettez-vous en prière !



LE DUC.

Les chevaux pour aller au devant de mon père !

MARIE-LOUISE,

Vous ne voulez donc pas que j'essuie vos pleurs.

LE DUC.

Laissez donc approche, les Victoires, mes soeurs ! Je les sens ! je les sens, ces glorieuses folles Qui viennent, dans mes pleurs, laver leurs auréoles !

MARIE-LOUISE.

Que dis-tu ?

LE DUC.

Qu'ai-je dit ? Je n'ai rien dit !... Hein ! Quoi ? Non !... Rien !... C'est un secret entre mon père et moi. Oui, mon enterrement sera laid... Des sorcières... Quelques laquais portant des torches aux portières... Les capucins diront leurs chapelets de buis, Puis ils m'emfermeront dans leur chapelle... et puis...

MARIE-LOUISE.

Explique ce que sont tes douleurs ?

LE DUC.

Surhumaines... Et puis la cour prendra le deuil pour six semaines...

LA COMTESSE.

Voyez ! au lieu au lieu du drap, il ramène sur lui Le voile du berceau..

LE DUC.

Ce sera très laid... oui... Mais il faut en mourant... oui... que je me souvienne Qu'on baptise à Paris mieux qu'on n'enterre à Vienne ! Général Hartmann !...



LE GÉNÉRAL, s'avançant.

Prince...

LE DUC.

Oui... j'attendrai la mort En berçant le passé dans ce grand berceau d'or !

(Il tire un livre de sous son oreiller et le tend au général.)

Général...

(Le général le prend. Le duc se remettant à balancer le berceau.)

Le passé !... je le berce !... et c'est comme Si le duc de Reichstadt berçait le Roi de Rome ! Général, voyez-vous l'endroit marqué ?

LE GÉNÉRAL.

Je vois.

LE DUC.

Bien. Pendant que je meurs, lisez à haute voix.

MARIE-LOUISE.

Non ! non ! je ne veux pas, mon enfant, que tu meures !

LE DUC.

Vous pouvez commencer à lire.

LE GÉNÉRAL DE HARTMANN, debout au pied du lit, et lisant.

« Vers sept heures, Les chasseurs de la garde apparaissent, formant La tête du cortège... »

MARIE-LOUISE, tombant à genoux en sanglotant.

Oh ! Franz !

LE GÉNÉRAL DE HARTMANN.

« A ce moment, La foule, où l'on peut voir sangloter plus d'un homme, Pousse un immense cri : Vive le Roi de Rome ! »

MARIE-LOUISE.

Franz !



LE GÉNÉRAL.

« Les coups de canon s'étant précipités, Le cardinal vient recevoir Leurs Majestés ; Le cortège entre ; il est réglé par les usages ; Les huissiers, les hérauts d'armes, leur chef, les pages. Les divers officiers d'ordonnance, les... »

(Voyant que le duc a fermé les yeux, il s'arrête.)

LE DUC, rouvrant les yeux.

Les ?...

LE GÉNÉRAL.

« Les chambellans avec les préfets du palais ; Les ministres ; le grand écuyer... »

LE DUC, d'une voix défaillante.

Veuillez lire !

LE GÉNÉRAL.

« Les grands aigles, les grands officiers de l'empire ; La princesse Aldobrandini tient le chremeau ; Les comtesses Vilain XIV et de Bauveau Ont l'honneur de porter l'aiguière et la salière... »

LE DUC, de plus en plus pâle et se raidissant.

Lisez toujours, Monsieur. – Soulevez-moi, ma mère.

(Marie-Louise aidée du prélat et de Malfatti le soulève sur ses oreillers.

LE GÉNÉRAL.

« Puis le grand-duc, auprès du petit souverain, Remplaçant l'empereur d'Autriche, son parrain ; Puis vient la reine Hortense ; aux côtés de la reine Vient Son Altesse Impériale la marraine... Enfin le roi de Rome est apparu, porté Par Madame de Montesquiou. Sa Majesté, Dont la foule put admirer la bonne mine, Avait un grand manteau d'argent doublé d'hermine, Que le duc de Valmy soulevait de deux doigts... Puis les princes... »



LE DUC.

Passez les princes !

LE GÉNÉRAL, passant une page.

... « puis les rois... »

LE DUC.

Passez les rois. La fin de la cérémonie !

LE GÉNÉRAL, passant plusieurs pages.

« Alors... »

LE DUC.

J'entends moins bien. Plus haut.

MALFATTI, à Wagner

C'est l'agonie.

LE GÉNÉRAL, élevant la voix.

« Alors, quand le héraut eut trois fois, dans le choeur, Crié : Vive le roi de Rome ! l'empereur, Avant qu'on ne rendît l'enfant à sa nourrice, Le prit entre les bras de... »

(Il hésite en regardant Marie-Louise.)

LE DUC, avec une noblesse infinie, et posant avec une douceur de pardon la main sur les cheveux de Marie-Louise agenouillée.

De l'impératrice !

LE GÉNÉRAL.

« L'éleva, pour l'offrir à l'acclamation. Le Te Deum... »

LE DUC, dont la tête retombe.

Maman !

MARIE-LOUISE, se jetant sur son corps.

François !



LE DUC, rouvrant les yeux.

Napoléon.

(Il retombe.)

LE GÉNÉRAL.

« Le Te Deum emplit le vaste sanctuaire Et, le soir même, dans la France tout entière, Avec la même pompe, avec le même élan... »

LE DOCTEUR, lui mettant la main sur le bras

Mort.

(Silence. Le général referme le livre.)

METTERNICH

Vous lui remettrez son uniforme blanc.

Paris. – Typ. Chamerot et Renouard.