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Titre : Souvenirs, 1840-1919. [Préface de la ctesse de Franqueville, née de Ronseray.] / Comte de Franqueville

Auteur : Franqueville, Charles Franquet (1840-1922 ; comte de). Auteur du texte

Date d'édition : 1922

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32126847j

Type : monographie imprimée

Langue : français

Langue : Français

Format : Nombre total de vues : 280

Description : Contient une table des matières

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k64174089

Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 8-Z LE SENNE-6167

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 10/12/2012

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COMTE DE FRANQUEVILLE

SOUVENIRS

1840-1919

Forsan et haze olirn meminisse juvabit.

DHIVOND

1, HUE DE GRIBEAUVAL, 1 F A H I s

LE. SENNE





COMTE DE FHANQUEVILLE

SOUVENIRS

1840-1919




amaiîi.k ciiahlks i'RAX(ji 'kt ("OMTK 1)1". l'UANorKVII.I.K 1840 - 1.010


COMTE DE FRANQUEVILLE

SOUVENIRS

1840-1919

borsan et hcec olim meminisse juvabit.

DRIVOND

1, RUK DE GRIBEAUVAL, 1 PARIS



Avant de réunir ces extraits du Journal de la vie

d'Amable, Charles, Franquet Comte de Franqueville, 1

je ne puis mieux faire que de reproduire ces quelques lignes écrites par lui, en 1877, en tête de ses : Souvenirs intimes sur la vie de mon père. « C'est à vous, mes chers enfants, que j'adresse ces pages; à peine, dans quelque temps, les plus âgés d'entre vous, auront-ils gardé la mémoire de ce grand-père qui les aimait tant. Oui, pour vous et pour vos enfants, je voudrais retracer en toute simplicité,


ces souvenirs d'autrefois, afin de maintenir, s'il se peut, entre les anciennes et les nouvelles générations, ce lien puissant des traditions de famille et ces sentiments de respect et de reconnaissance que nous devons ressentir pour ceux qui nous ont précédés ici-bas. »

Ce respect, cet amour filial était l'un des principaux traits du caractère de Charles de Franqueville; soixante-dix ans après la mort de sa mère, il notait encore pieusement cette date dans son journal ! Il avait pour ses parents, un véritable culte; tradition de famille, assurément, car son grand-père, Hippolyte de Franqueville, dont la vie fut si mouvementée, au milieu des révolutions de France et de Saint-Domingue, (1762-1812) a laissé dans un manuscrit pour son fils aîné, ces conseils touchants : « Aie, pour principe immuable, mon fils, que nous avons deux grandes obligations à remplir envers nos père et mère : l'une de les respecter et


de les honorer, et l'autre que nous devons être leur soutien. »

L'enseignement ne fut pas perdu pour les enfants d'Hippolyte de Franqueville; leur mère.

restée veuve, fort jeune, fut entourée par eux de soins extrêmes et d'une tendresse profonde, mêlée à une vénération infinie. Ce manuscrit intitulé :

« Précis de ma vie, depuis l'âge de 16 ans où j'ai été livré à moi-même, jusqu'à l'âge de 43 ans où j'écris ce récit », nous montre que l'habitude d'écrire son journal, était aussi pour Charles de Franqueville, tradition de famille. Pendant soixante ans, il n'a jamais cessé de noter, chaque soir, les événements de sa vie, et son intention était de les résumer un jour. Nous nous faisons un pieux devoir de réaliser son vœu, et de recueillir dans ses nombreux cahiers les pages ou fragments qu'il aurait lui-même conservés; l'exemple d'une vie si noblement remplie ne doit pas être perdu.

1


Doué d'une admirable intelligence, le comte de Franqueville regrettait parfois que la nécessité ne l'eût pas contraint à un labeur plus acharné. Fautil partager ce regret? Je ne le pense pas. Il eût, peut-être, laissé quelques ouvrages de plus, mais il n'eût pas été, celui, dont le nom seul évoquait des qualités si variées et si exceptionnelles, qu'il suffisait de le prononcer pour lui faire ouvrir toutes les portes, et pour le faire accueillir, des grands avec plaisir, et des humbles avec joie.

Par ses innombrables voyages, en France et à l'étranger, par ce contact incessant avec les hommes les plus considérables de son époque, avec les Souverains ou les Chefs de tous les gouvernements, par cette curiosité de tout voir, de tout connaître, aussi bien dans l'ordre artistique, religieux, intellectuel, que dans l'ordre politique, administratif ou juridique, le comte de Franqueville a subi une formation, hors de la voie commune, qui a contribué à


éclairer et à élargir ses horizons, à élever son esprit, à affermir son jugement naturellement droit et sûr, à créer, en un mot, cette personnalité d'un -charme si fin, si distingué, si pénétrant, si particulièrement attachante que ceux-là même qui ne partageaient pas ses idées se sentaient attirés et intéressés.

Pour lui, toujours simple, ne cherchant pas à se faire valoir, allant droit au but avec une franchise qui inspirait le respect, même à ses adversaires, il n'avait plus, à la fin de sa vie, qu'un désir : se rapprocher davantage de Dieu, se préparer à la mort et aider, autant qu'il était en lui, à la réalisation de ces paroles du Pater : Adveniat regnum tuum.

Qtesse DE FRANQUEVILLE née de Ronseray



CHAPITRE PREMIER

ENFANCE ET VIE DE COLLÈGE (1840-1857)

Un. intérieur familial en 1840. — Vacances à Bourbilly. — Chute de Louis-Philippe. — Un camp, place du Palais-Bourbon. — Élection de Louis-Bonaparte. — Mon portrait à l'âge de neuf ans. — La pension Amiel. — Mort de ma mère. — Voyage à Bruxelles.

— Le coup d'État. — Ma première communion. — Marseille et Mont-Richer. — Rachel. — Le choléra et l'homéopathie. — Tournée ministérielle aux Pyrénées. — M. Magne. — Une soirée chez la comtesse Le Hon. - Le crime de Pianori. — Mort du général Dubreton, pair de France. - La reine d'Angleterre à Paris. — Naissance du Prince Impérial. - Un bal à Beauvais. — Les Vinaigrettes.

C'est un garçon 1 s'écriait joyeusement mon père, en ouvrant la porte du salon dans lequel la famille se trouvait réunie pour le dîner du nouvel an. C'était le 1er janvier 1840, à onze heures du soir, que retentissait ce cri de joie, au premier étage de la maison qui portait alors le n° 77 (aujourd'hui 97) de la rue de Lille, à Paris.

J'étais le premier né, et je suis resté l'unique enfant de mes parents.

Ma mère était très délicate, je vins au monde, avant terme, et l'être chétif que j'étais, ne semblait pas destiné à vivre longtemps. Je fus baptisé le 9 mars, dans l'église Saint-Thomas-d'Aquin.

Voici quel était, au moment où je vins augmenter le


nombre de ses membres, l'état de ma famille. En fait d'aïeul, je n'avais que ma grand'mère de Franqueville, née Mallès ; ma mère, Cécile Belle de Caux, était orpheline. Mon père avait un frère, Amédée, alors interprète du Roi à l'ambassade de France en Turquie, marié à Mue Ternaux. Sa sœur Louise avait épousé Louis Dubreton, chef d'escadron d'état-major, fils du lieutenant-général baron Dubreton, pair de France. Ma mère avait trois sœurs ; Antonie, dont le mari M. Giroud-Mollier était notaire à Versailles ; Anna, qui avait épousé M. Buon, maître de forges et député de la Sarthe ; enfin Agathe, mariée à M. Jules Morisseaur notaire à Paris. Quoiqu'ils fussent simplement alliés, le général Dubreton et le célèbre géographe BeautempsBeaupré, membre de l'Institut, étaient les grandes.

autorités de la famille.Dès l'année qui suivit ma naissance, mes parents quittèrent la rue de Lille, pour s'installer au numéro 3 de la place du Palais-Bourbon, dans un appartement que mon père a conservé jusqu'à sa mort. On ne connaissait guèret à cette époque, ce que l'on nomme le confort. Les ascenseurs n'étaient pas encore inventés et les calorifères presque inconnus. L'escalier, glacial en hiver, était éclairé par deux quinquets, et plusieurs rues de notre voisinage n'avaient que des réverbères à l'huile. Une petite fontaine en grès recevait l'eau, dont un Auvergnat apportait chaque matin, deux voies. La lumière était fournie par des bougies, des quinquets et au salon par des lampes Carcel, invention toute récente.

Mes plus anciens souvenirs remontent à l'année 1843.

J'avais une peur instinctive de la mort ; la concierge du Ministère ayant perdu sa fille, je n'osais plus passer devant sa loge, sans me cacher sous le châle de ma mère.

Souvent, après le dîner, j'entendais crier sous nos


fenêtres : Lanterne magique, je me réfugiais aussitôt dans les bras de Mont-Richer, ami de mon père. Un soir, cependant, on fit monter le crieur, et la joie succéda à la crainte, lorsque je vis l'histoire de Riquet à la Houppe !

Avant même que j'eusse atteint l'âge de cinq ans, mon père, estimant trop faible l'autorité maternelle, résolut de me faire entrer dans une petite pension, située rue Las-Cases. J'y restais chaque jour, de huit heures à cinq heures, emportant un petit panier, dans lequel se trouvait mon déjeuner. A midi, on nous emmenait en promenade dans le jardin des Invalides, ou dans celui de la Chambre des Députés, à la place duquel s'élève actuellement le Ministère des Affaires étrangères. Le jeudi, on nous conduisait au petit catéchisme, puis j'allais jouer avec mon camarade d'enfance, Anatole Legrand, dont le père était Sous-Secrétaire d'État aux Travaux publics. Le dimanche, mon ami venait chez moi, ainsi que Georges Reynaud et sa sœur Marie, ou mon cousin Amédée-Edmond Blanc.

Mes premières vacances furent marquées par deux grands événements : une saison de bains de mer à Dieppe, et un séjour à Bourbilly. C'était alors une grande affaire, que de tels déplacements Pour Dieppe, on s'embarquait, rue du Bouloi, dans une voiture des Messageries Laffitte et l'on allait ainsi jusqu'à la gare Saint-Lazare. Là, on plaçait, sur un truc, la caisse de la diligence et l'on voyageait par voie ferrée jusqu'à Rouen, où le véhicule était remis sur ses roues; le trajet s'achevait au moyen de chevaux.

En septembre, mon père fit à ma mère le très grand plaisir de la conduire à Bourbilly. Il n'y avait pas encore de chemin de fer se dirigeant vers la Bourgogne, et le voyage s'effectuait en chaise de poste. Combien de


formalités ! Il fallait d'abord se munir d'un passeport à l'intérieur, afin d'obtenir que la poste aux chevaux envoyât le postillon et les bêtes, puis, entre Paris et Semur, se trouvaient dix-sept relais, à chacun desquels on était forcé de calculer la somme due, tant pour le postillon que pour les chevaux ordinaires, les chevaux de renfort, etc. Pendant le jour, il se trouvait souvent que les chevaux étaient au pré; la nuit, c'était le postillon qui était couché, sans parler d'autres incidents se traduisant tous par des retards. Pour notre voiture, occupée par trois personnes, cela revenait à un franc, environ, par kilomètre. A Semur, nous attendaient deux chevaux de Ja ferme, Cocotte et Papillon, et vingt-quatre heures après notre départ, nous arrivions enfin à Bourbilly !

La joie que j'éprouvai est l'un des plus vivaces souvenirs de mon enfance. Il est difficile de se figurer aujourd'hui ce qu'était alors l'état des lieux. Le château avait été transformé en ferme. L'ancienne chapelle, constituait un vaste grenier, auquel on accédait par une échelle, les fenêtres étaient dépourvues de vitraux, mais les meneaux et les ferrures étaient restés intacts. Nous logions dans un petit pavillon, construit au-dessus d'une poterne du château, autrefois habité par mon grandpère et qui a été démoli en 1871.

J'aimais fort les gens de la ferme; du matin au soir, je trottais derrière notre fermier, M. Gallotte. L'aprèsmidi, c'étaient les promenades dans la garenne ou dans les bois, la pêche, les cabrioles dans le foin, puis lorsque le jour baissait, c'était la rentrée des bestiaux, revenant du pacage, en faisant tinter leurs sonnettes aux sons argentins ; la prairie prenait, au soleil couchant, un aspect délicieux : c'étaient le calme et la paix, descendant sur la vallée. Notre séjour en ces lieux qui me paraissaient enchantés, se renouvela en 1846, ma mère ayant été


gravement malade de la rougeole qu'elle avait attrapée en me soignant; mais les années suivantes mon père ne

prit aucun congé et les villégiatures se réduisirent aux --voyages à Versailles, soit chez ma grand'mère de Franqueville qui habitait un bel hôtel rue de Gravelle, soit chez l'une de mes tantes sur la place d'Armes ou rue des Réservoirs. Parfois aussi, nous allions à Bagneux, chez ma tante Morisseau; elle n'avait pas d'enfants, mais une amie de ma mère, Mme Johnston, demeurait dans le voisinage, et je m'entendais fort bien avec ses filles, Camille et Jenny. Mais ce n'était pas Bourbilly !

J'avais encore d'autres plaisirs, dès ma prime jeunesse, j'ai beaucoup aimé les livres. Le Magasin pittoresque faisait mes délices, je ne me lassais pas d'en regarder et de m'en faire expliquer les gravures. Je connaissais par cœur tous les sujets des Animaux peints par euxmêmes et, je savais, sur le bout du doigt, les Contes de Fées de Perrault et l'Ami des Enfants, de Berquin. Je lisais aussi les Petits Béarnais, les Veillées du Château, etc.

J'avais d'ailleurs une excellente mémoire et je ne manquais pas, à l'occasion du jour de l'An ou de la fête de chacun de mes parents, de réciter soit une fable, soit une longue pièce de vers.

Lorsque j'avais été sage, on me conduisait au Cirque des Champs Élysées ou au théâtre Séraphin, alors installé au Palais Royal; l'on y jouait Ali-Baba ou les quarante voleurs l Une ou deux fois même, l'ami Mosselman m'emmena à l'Opéra, dans la loge de sa sœur, la comtesse Le Hon, mais je dois avouer que la Favorite m'amusa médiocrement, je préférais les drames historiques : Marceau ou les Enfants de la République, Masséna l'Enfant chéri de la victoire, etc.

L'ère des révolutions se rouvrit, pour notre malheureux pays. On ignore les circonstances vraies de la chute


de Louis-Philippe. Entre les récits faits, d'un côté, par les fils du Roi et, de l'autre par M. Guizot, sur tous les points, il y a divergences et contradictions; à plus forte raison, parmi ceux qui ont jugé de plus loin. Je me souviens de l'indignation de mon père lorsqu'il revint le 25 février, de la cour du Carrousel, où il avait vu un régiment de ligne, désarmé en quelques minutes par une bande de voyous, sans que l'on eût essayé, même l'ombre d'une résistance. La garde nationale était naturellement débandée, c'en était fait de la Monarchie !

J'ai conservé également le souvenir des angoisses continuelles de cette triste époque. Il y avait sans cesse des alertes, on entendait à tous moments battre le rappel, et mon père, accablé de besogne au ministère, chargé en outre de l'organisation des ateliers nationaux, se voyait forcé constamment de revêtir son uniforme de garde national et de rejoindre sa compagnie. Chacune de ses absences désolait naturellement ma mère.

Nos fenêtres constituaient une sorte de tribune ouverte sur la place du Palais Bourbon. De là, j'avais vu, plusieurs fois, Louis-Philippe entouré d'un brillant cortège, venant ouvrir la session législative. Quel changement !

Notre quartier était devenu un véritable camp; la nuit, les soldats s'étendaient sous les portes cochères, sur quelques bottes de paille; l'école de Sairtt-Cyr, commandée par mon oncle Dubreton, avait pris position sur la place, les rues étaient barrées par des fantassins et il était très difficile de circuler. Parfois, les tambours battaient aux champs : c'était un officier blessé, qui, porté par plusieurs hommes, venait présenter à l'Assemblée nationale un drapeau pris sur les barricades. De toutes parts, arrivaient des gardes nationaux de province avec des costumes extraordinaires. Ces braves habitants des


campagnes étaient furieux contre ceux de Paris, et ils voulaient en finir avec la révolution. Notre fermier de Bourbilly, le père Gallotte lui-même, était accouru avec ses garçons de ferme, et il fallait l'entendre s'indigner contre les insurgés ! Avec quelle anxiété les nouvelles étaient attendues, avec quelle horreur on apprenait la mort de Mgr Affre, archevêque de Paris, et avec quelle joie, fut reçue l'annonce de la victoire définitive de l'ordre !

Au mois de décembre, eut lieu l'élection du Président de la République. Mon père et ses amis soutenaient le général Cavaignac, mais le mouvement qui poussait vers Louis Bonaparte était irrésistible; on vit bien, le 10 décembre, la force du sentiment populaire.

L'ordre, une fois rétabli, la vie reprit son cours normal ; celle de mes parents était essentiellement sérieuse et simple. Ils dînaient rarement en ville, et ne sortaient guère, le soir, que pour passer une heure ou deux, dans une réunion intime. Quelquefois ils allaient au théâtre, notamment tous les quinze jours aux Italiens, dans la loge de mon oncle et ma tante Morisseau; mais, le plus souvent, mon père se mettait au travail, après le dîner, et ma mère s'installait auprès de lui, avec son ouvrage. Le mercredi soir, ma mère recevait ses parents et ses intimes. En dehors des amis qui résidaient à Paris, Franz de Mont-Richer, ingénieur des Ponts et Chaussées à Marseille, et Philippe Hardouin, conseiller à la cour d'Amiens, descendaient habituellement chez nous.

L'année de mes sept ans, mon père m'avait emmené, un jour, dans l'atelier de son ami Cornu, peintre de talent, élève de Flandrin. J'avais mon cerceau à la main, Cornu me cria : « Ne bouge pas ! » et il fit un croquis aux deux crayons, à la grande joie de mes parents. A ce portrait


physique, que l'on s'accordait à trouver frappant, je voudrais essayer de joindre un portrait moral. J'avais un cœur naturellement aimant et j'éprouvais, pour mon père et pour mon excellente mère, une tendresse infinie.

J'aimais bien aussi ma grand'mère, Bonne Mère, comme tout le monde l'appelait dans la famille et j'avais de l'affection pour mes autres parents, ainsi que pour mes camarades habituels. Le reste du monde m'était à peu près indifférent et j'étais assez sauvage. Plus brave que craintif, je n'hésitais pas à faire tout seul, dans la nuit noire, le grand tour des jardins de Versailles. Ni vraiment paresseux, ni ardemment travailleur, j'avais un sentiment très net du devoir et un certain amour-propre, qui me faisait désirer le succès. J'étais relativement avancé pour mon âge, cependant mes excellents parents me laissaient dans une grande ignorance au point de vue religieux. J'allais bien quelquefois au catéchisme ou à la messe, mais jamais, chez moi ou à la pension, je n'entendais parler de Dieu, des choses de la religion. Ni prières du matin et du soir, ni conversations ou instructions sur ce qui touche à la foi.

Et pourtant la flamme divine allumée en moi, au jour de mon baptême, n'était pas absolument éteinte !

Depuis 1847, mon père songeait à me mettre en pension entière. Il écrivait à son frère Amédée, alors en résidence à Venise : « C'est une question sur laquelle je suis peu d'accord avec Cécile. Charles est obligé de batailler avec sa mère, pour faire ses devoirs à la maison le soir, et pour obtenir qu'on le réveille, le matin à sept heures, mais le garçon veut gagner des bons points, et il tient bon. »

Le résultat des réflexions de mon père fut que le 15 octobre, l'on me caserna chez M. Amiel, qui dirigeait une institution d'environ vingt-cinq élèves, au 151 bis


de la rue Saint-Jacques. C'est là, que je devais faire toutes mes études.

M. Amiel aurait fait un bon éducateur s'il n'avait été constamment absorbé par ses propres affaires assez embarrassées; en outre, ses opinions plutôt avancées l'amenaient à s'occuper de politique et à délaisser un peu ses élèves et, c'était dommage, carlorsqu'il en prenait la peine, il donnait d'excellentes répétitions. Le régime n'était pas très sévère. A six heures du matin, la cloche annonçait le lever; le maître d'étude allumait la chandelle et il fallait sortir du lit, ce qui était dur en hiver, car il n'y avait jamais de feu dans nos chambres. A six heures et demie, étude, à sept heures trois quarts, on prenait une tasse de café au lait et l'on partait pour le collège Henri IV. Le soir, à cinq heures et demie, dîner, suivi d'une récréation d'une heure. La journée se terminait par une longue étude, qui durait jusqu'à neuf heures, moment où l'on faisait — et comment hélas ! —

la prière, après laquelle on montait aux dortoirs, et à la lueur d'une chandelle, plus ou moins mouchée, .l'on se déshabillait vivement. Le jeudi, c'était la promenade en rang, au Luxembourg ou au jardin des Plantes. Le dimanche, on entendait une messe basse à Saint-Étiennedu-Mont ; après quoi, il y avait sortie générale.

M. Amiel avait, sans s'en douter, adopté certaines coutumes des écoles anglaises : il donnait aux enfants beaucoup de liberté, et laissait aux grands le smn de former le caractère des petits et de les faire tenir tranquilles, fallût-il pour cela administrer quelques taloches.

La discipline était assez douce; M. Amiel intervenait dans les grands cas, il prenait alors un air terrible, en disant à l'élève : « Vous ferez mourir de chagrin votre père et votre mère ! »

Les santés étaient bonnes : pendant les huit années


que j'ai passées dans cette pension, je n'ai pas été arrêté un seul jour. Ma bonne mère me faisait des visites quasi quotidiennes. Je débutai par la classe de septième, et, le 13 août, j'assistai à la distribution des prix du Lycée, présidée par M. Guigniaut, membre de l'Institut, dont j'admirai le bel habit vert, sans me douter que je porterais un jour le même costume. J'eus la joie de m'entendre nommer dans les trois facultés : orthographe, version latine et thème latin. Ma mère était au comble de la joie, et mon père se déclarait satisfait.

A Versailles, le général Dubreton nous attendait à la gare, impatient de savoir le résultat de mon année.

L'excellent homme, qui s'était engagé presque enfant, et n'avait pas cessé de se battre pendant plus de vingt ans, n'avait pas pu compléter son éducation, et .attachait une importance extraordinaire aux succès universitaires.

— « Hé bien, me cria-t-il ? — Trois accessits, général ! —

Bravo, Mazette (c'est ainsi qu'il me nommait quand il était content) tu auras trois fois ma voiture, pour te promener. »

A la fin d'août, mon père qui n'avait pris aucun congé depuis quatre ans, obtint de son ministre de s'absenter pendant trois semaines, et nous conduisit à Bourbilly.

Ma mère fut très triste, en quittant la chère maison où s'était écoulée son enfance; c'était, hélas ! un suprême adieu qu'elle lui adressait.

- Le dernier dimanche d'octobre, nous avions comme de coutume, passé la journée à Versailles; ma bonne mère se plaignit du froid, et se sentit très souffrante; néanmoins, elle me reconduisit, le soir, à la pension et m'embrassa longuement, selon son habitude, ne pensant guère que c'était pour la dernière fois !

La semaine suivante, mon père me dit que ma mère avait la petite vérole, et tout le mois de novembre, il


évita de me voir, à cause de la contagion. J'étais fort triste, et ne pouvant parler de vive voix à ma chère maman, je lui écrivais souvent.

« 6 novembre 1850. — Ma chère maman, je suis bien fâché de te savoir souffrante, et de ne pouvoir pas te voir; cependant, j'espère que tu te soignes bien et, si Dieu exauce les prières que je fais tous les jours pour toi, tu seras bientôt guérie. Je désire que tu prennes tout ce qu'on te donne et que tu ne te chagrines pas de ne point me voir. Dis à papa, qu'il ne se tourmente pas trop de moi. Je te quitte, le cœur bien gros. »

« 15 novembre 1850. — Ma chère maman, on m'a dit que tu allais mieux et j'ai été très content. J'espère que tu écoutes mes recommandations Moi, je vais très bien et ne t'inquiète pas de moi, comme on m'a dit que tu le faisais, tu me ferais beaucoup de peine. »Le 2 décembre, mon oncle et ma tante Morisseau vinrent me voir et m'annoncèrent que la maladie était devenue très grave; le lendemain, je reçus la visite de ma grand'mère, qui me parla d'une façon plus effrayante encore : ce même jour, 3 décembre 1850, mon excellente mère avait cessé de vivre. Les médecins qui la soignaient, l'avaient crue en pleine convalescence et avaient ordonné un bain. L'effet fut presque immédiat : l'éruption rentra, et ma mère fut étouffée en quelques heures.

Le 5 décembre, M. Amiel me fit appeler : « Mon enfant, me dit-il avec émotion, vous n'avez plus de mère. »

Je demeurai anéanti. On me conduisit place du PalaisBourbon. Je trouvai l'intérieur de la porte cochère transformé en chapelle ardente : sous ce drap noir, était le corps de ma bien-aimée mère, à jamais perdue pour moi. Le service eut lieu à Saint-Thomas-d'Aquin, et lorsque le cercueil fut descendu dans la fosse, au cimetière du Père-Lachaise, je crus que j'allais mourir de chagrin.

Revenu à la maison, mon père me pressa dans ses bras, et me dit de tendres paroles. Je n'avais pas onze ans,


mais j'avais assez connu ma mère, pour conserver d'elle le plus doux souvenir. Elle était, pour moi, d'une bonté, je suis forcé de dire, d'une faiblesse extrême : j'étais son unique enfant et, sur moi, se concentraient toutes ses affections. Elle était pleine de cœur, très simple de goûts, très aimable pour chacun, mais s'attachant à un petit nombre, et aimant par-dessus tout son intérieur. Orpheline, dès sa première année, elle avait vécu presque constamment à Bourbilly, entre son père et une institutrice qui s'était bornée à lui faire remplir les principaux devoirs du chrétien, sans songer à développer ses sentiments et son instruction religieuse. Cependant, dès que mon père l'avait vue en danger, il avait appelé notre ami, M. l'abbé Leblanc, vicaire à Sainte-Madeleine et ma mère avait reçu, avec foi et respect, les derniers sacrements. Sa vie avait toujours été si parfaitement honnête et pure, sa charité si grande, sa bonté si parfaite, que Dieu lui aura sûrement été miséricordieux.

Le soir même des obsèques, mon père me conduisit à Versailles, près de ma grand'mère où je passai quelques jours, après lesquels je rentrai à la pension; mais le travail allait moins bien, je n'avais plus la même ardeur qu'au commencement de l'année, je sentais cruellement le vide qui venait de se faire dans ma vie. Je ne recevais plus les visites de ma mère; mon père, trop occupé pour venir jusqu'à la rue Saint-Jacques, envoyait, une fois par semaine, la femme de chambre pour savoir de mes nouvelles, et aucun parent ou ami n'avait l'idée de me faire l'aumône d'une visite, que j'aurais reçue avec tant de joie.

Pâques, m'apporta la distraction d'un voyage en Belgique ; mon père m'emmena chez son ami, M. Quinette, ministre plénipotentiaire à Bruxelles; j'y retrouvai ses


deux fils, Ernest et Émile. La pluie nous empêcha d'aller à Waterloo, ce dont je me consolai, en jouant avec les soldats de plomb de mes amis qui en possédaient une énorme quantité, ce qui excitait à la fois mon admiration et mon envie.

Au commencement d'août, mon père éprouva un nouveau chagrin, par la mort de son frère Amédée ; il se rendit néanmoins à Bourbilly pour les affaires de la succession. Là, tout me parlait de ma chère maman, je retrouvais son souvenir à chaque pas, mais son absence en avait enlevé le charme.

J'étais rentré depuis deux mois à la pension, lorsqu'un matin, je vis arriver mon père, fort agité. Il venait me chercher, pour m'envoyer à Versailles; c'était le 2 décembre 1851, tout Paris était en émoi à cause du coup d'État. On fut vite rassuré et dès le lendemain, je pus venir avec toute la famille Dubreton, assister au service de bout de l'an de ma mère, qui fut célébré à SaintThomas-d'Aquin, en présence d'une très nombreuse assistance..

Au fond, chacun s'attendait à ce qui venait de se passer; je savais, par mon oncle, que c'était le désir de toute l'armée. Mon père, lui-même, qui n'était certes pas un bonapartiste de la veille, mais qui ne se dissimulait pas les dangers de la situation, était trop ami de l'ordre, pour ne pas accepter le secours de celui qui se présentait comme le sauveur de la société. Sans grand enthousiasme, mon père se résigna donc au fait accompli.

Au printemps, je commençai à suivre un cours d'instruction religieuse. J'avais douze ans, le moment de la première communion approchait, et j'étais fort ignorant en cette matière. Un vicaire de Saint-Étienne-du-Mont vint alors, une fois par semaine à la pension, nous faire réciter un chapitre de catéchisme. M. Amiel nous condui-


sit lui-même nous confesser pendant la Semaine Sainte, puis la veille de la première communion. — Et ce fut tout ! — C'était bien peu et notre préparation était bien insuffisante; pourtant lorsqu'arriva le 10 juin, ce n'est assurément pas une hyperbole de dire que ce jour a été le plus beau de ma vie ! Je me vois encore, entrant dans la nef et m'asseyant au premier rang, devant le jubé. Le curé dit la sainte Messe, pendant que nous chantions nos cantiques ; enfin le moment solennel arriva, je m'approchai de l'autel et Jésus descendit en moi.

Il n'y a point de paroles qui puissent convenablement exprimer ce que j'éprouvai. Ce qui est certain, c'est qu'humainement parlant, cela était inexplicable. Je n'étais guère pieux et cependant je me sentis remué jusqu'au plus profond du cœur. Je fondis en larmes, je restai longtemps agenouillé, oubliant toutes choses, absorbé dans une sorte d'extase ineffable. Et si jamais, ce qu'à Dieu ne plaise, il me venait un doute sur le dogme de la présence réelle, il me suffirait de me rappeler ce qui s'est alors passé en moi pour retrouver la plus absolue certitude. Notre-Seigneur m'a fait une grâce extraordinaire, dont l'éternité sera trop courte pour le remercier.

Le 29 août, j'eus le plaisir d'accompagner mon père dans une tournée d'inspection des différents services placés sous ses ordres. Après quelques jours, passés à Bourbilly, nous descendîmes la Saône, de Châlon à Lyon, puis le Rhône, de Lyon à Avignon, où mon père me fit visiter le château des Papes. A la gare de Marseille, nous attendait l'ami Mont-Richer qui nous conduisit directement à La Pioche, sa maison de campagne. Si mon père était heureux de retrouver le plus cher de ses camarades, je ne l'étais pas moins de revoir ma petite amie Isabelle.


Mon père voulut naturellement visiter tous les travaux qui intéressaient son service : le port de la Joliette, le chemin du Roucas blanc, le canal de la Durance, etc. Une journée fut consacrée à Roquefavour, le fameux aqueduc dont la construction était le principal titre de gloire de Mont-Richer, une autre au château d'If avec promenade en mer, une troisième à la curieuse ville d'Arles. Mais ce qui me frappa plus particulièrement ce fut le spectacle que j'avais sous les yeux, à La Pioche. Mont-Richer était non seulement un protestant convaincu, mais un militant ardent. La pensée de Dieu était constamment présente à son esprit, et la religion intervenait dans tous les actes de sa vie : prières du matin et du soir, dites en famille, méditation sur l'Évangile, conversatibn fréquemment ramenée sur les choses de la foi, exaltation du culte protestant, etc. Tout cela m'étonnait d'autant plus, que je n'avais jamais vu un intérieur semblable. Les discours de Mont-Richer n'avaient aucun effet sur mon père, mais Isabelle entreprenait de me prouver aussi que sa religion était la seule vraie; cela aurait pu devenir dangereux, tant j'étais mal instruit des choses de la religion catholique ■et incapable de réfuter certains arguments ; néanmoins, je recevais une impression qui portait mes idées vers Dieu, et la foi qui dormait dans mon âme commença à se réveiller.

Nous quittâmes Marseille, non sans regret, pour Montpellier et Cette, où l'ingénieur en chef nous fit descendre dans le scaphandre, nouvellement inventé.

Le soir même, nous nous embarquions sur le bateauposte du canal du Midi; ce trajet par eau était beaucoup moins fatigant que la diligence ; il faut avouer, cependant, que le passage des onze écluses de Castelnaudary, nous sembla un peu dur. Toulouse et Bordeaux furent nos


dernières étapes et quelques jours plus tard, je rentrais à la pension Amiel, ravi de mes vacances.

Nul ne fut surpris, lorsqu'eut lieu, le 2 décembre, le rétablissement légal de l'Empire. Je vis l'entrée de Napoléon III dans Paris; il avait fort bonne tournure, à cheval. Le 30 janvier, le mariage de l'Empereur nous valut un congé, et je fus frappé de la grâce et de la beauté extraordinaire de la nouvelle Impératrice.

Je commençais à sortir de l'enfance; « Charles va décidément bien, écrivait M. Amiel à mon père; jusqu'à ses vers, tout prend tournure, et son goût commence à s'éveiller. Sa santé n'a jamais été en meilleur état; avec la sève physique montera certainement la sève de son esprit naturellement très fin et d'une promptitude remarquable ».

J'avais espéré passer, cette année-là, dans la section des sciences, au lieu de faire mes humanités; non pas que j'eusse un goût spécial pour les mathématiques, mais parce qu'il n'y avait plus de leçons à apprendre par cœur, surtout le jardin des racines grecques ! Mon père ne fut pas de mon avis et je reconnus, par la suite, qu'il avait cent fois raison.

Peu après la rentrée, survint un événement décisif pour la carrière de mon père. Il fut nommé directeur des Ponts et Chaussées et vint, le jour même, m'annoncer la bonne nouvelle; sa joie était grande, il savait que la mienne ne serait pas moindre. De plus en plus, d'ailleurs, à partir de cette époque, il me traita en jeune homme; désormais, je circulai seul.

Quid est homo ? Qu'est-ce qu'un homme? Si celui qui porte un chapeau haute forme a droit à ce titre, je devins homme, le 29 juillet 1854, jour où, pour la première fois, je plaçai un tuyau de poêle sur ma tête; mais je


n'oserais me prononcer sur ce point, tant fut enfantine la joie que cela me causa. Grâce à la comtesse Le Hon, qui voulait bien m'envoyer de temps à autre une loge pour le Français, je pus encore entendre Rachel, dans sa dernière rentrée.

Elle jouait le rôle de Marie Stuart. Ëtais-je trop jeune ou la célèbre tragédienne était-elle trop vieille? j'avoue que, tout en l'admirant, je ne compris pas comment, ni pourquoi, elle avait pu exciter un si extraordinaire enthousiasme.

Deux jours plus tard, j'éprouvai une terrible émotion ; nous avions, mon père et moi, accompagné M. Magne, ministre des Travaux publics, dans sa visite au port de Boulogne. Pendant le retour, mon père se trouva sérieusement indisposé et, dans la nuit qui suivit, je compris qu'il s'agissait du choléra qui sévissait alors avec violence. Il était quatre heures du matin. — Que faire? —

Nous n'avions pas de médecin, mon père ni moi n'ayant jamais été malades depuis des années. Je me souvins que notre ami, M. Reynaud, nous parlait souvent d'un docteur homéopathe. Je courus chez lui et quand je revins, je trouvai mon père tout glacé, avec des vomissements incessants. Le docteur Dulac fit aussitôt fondre quelques globules de veratrum dans un verre d'eau, en prescrivant une cuillerée tous les quarts d'heure. Moins d'une heure après, les vomissements cessaient, à neuf heures du matin, les autres symptômes avaient disparu; à midi, la chaleur était revenue, mon père était sauvé 1 La crise avait été si prompte que je n'avais pas eu le temps de comprendre le danger qui me menaçait, mais combien de fois, depuis lors, j'y ai songé avec effroi ! Que serais-je devenu, si j'avais eu le malheur de

perdre mon père, et qu'aurait été ma vie? Il n'Y.' 1"


peut-être pas eu, dans toute mon existence, une heure plus grave que celle-là. Grâce à Dieu, la guérison fut aussi complète qu'elle avait été prompte, et quelques jours plus tard, nous partions de nouveau, à la suite du ministre.

Le chemin de fer de Bordeaux à Dax était à la veille de s'ouvrir; un train spécial nous conduisit d'abord à Biarritz ; au retour nous montâmes dans le train impérial, mais tandis que les Souverains rentraient à Paris, notre ministre voulut s'arrêter pour visiter La Teste et Arcachon. Notre bateau filait à grande vitesse, vers la pointe de Grave, lorsque nous aperçûmes dans le lointain, une embarcation et des gendarmes, qui nous faisaient des signes, en agitant un papier.

On stoppa et, Pandore, montant à bord, remit au ministre un télégramme. C'était l'annonce d'une victoire sur les Russes en Crimée ! Notre voyage se continua à travers les Pyrénées, par les Eaux-Bonnes, les EauxChaudes, Tarbes. La route traverse la pittoresque petite ville de Lourdes, qui était alors bien tranquille; on ne parlait pas des Roches Massabielle, et nul ne pouvait soupçonner le grand événement qui devait, quelques années plus tard, transformer le pays et avoir un écho dans le monde entier. Nous nous arrêtâmes quelques heures dans l'élégante villa de M. Fould, ministre d'État; il y eut longue visite au haras; M. Magne nous emmena ensuite aux environs de Périgueux, dans sa propriété de Trélissac. Nous y fîmes un trop court séjour, qui m'a laissé les plus agréables souvenirs, M. et Mme Magne étaient d'une bonté extrême, d'une simplicité charmante.

Très fin, très réfléchi, d'une haute probité, d'une grande lucidité d'esprit, M. Magne ne devait qu'à luimême, la haute situation à laquelle il était parvenu.

Paris ne lui avait pas fait oublier sa terre natale, il était


resté périgourdin dans l'âme. Au début de 1855, il passa au ministère des Finances, ce qui nous causa, à mon père et à moi, un vif chagrin. Assurément, nous ne cesserions pas de voir cet homme excellent, mais ce ne serait plus dans les mêmes conditions, et il me fallait renoncer à la perspective des nouveaux voyages entrevus.

Certain soir d'avril, M. Amiel me fit dire. de m'habiller et d'aller chez mon père. En arrivant à la maison, j'appris que j'allais passer la soirée chez la comtesse Le Hon.

Cette très aimable et très belle personne, occupait alors l'un des grands hôtels du Rond-point des Champs Ëlysées.

Elle recevait tous les samedis soirs; son salon passait pour l'un des plus élégants de Paris; on y voyait beaucoup d'hommes politiques de l'Empire, notamment MM. de Morny et Rouher. Or, il devait y avoir, ce jour-là, une séance de prestidigitation assez extraordinaire et Louise Le Hon avait prié mon père de m'amener. Je n'avais jamais été dans le monde, je fus ébloui; cependant les visages paraissaient fort préoccupés. On venait d'apprendre que l'Empereur avait failli être victime d'un attentat, il ne fut plus question du prestidigitateur, l'on ne parlait que de la grosse nouvelle.

Tout à coup, la porte s'ouvrit, et M. de Morny fit son entrée, très grave, l'air soucieux et triste, chacun s'empressa autour de lui; il venait des Tuileries et donna des détails sur le crime de Pianori. On s'indigna, on se rassura en apprenant que l'Empereur n'avait pas été atte nt, et l'on se retira de bonne heure.

Le 15 mai, s'ouvrit l'Exposition universelle; elle occupait un petit espace, comparativement à ce que nous avons vu depuis, mais à cette époque, cela paraissait considérable et j'ai passé bien des journées à parcourir cet amusant bazar.


Tous les dimanches nous allions à Versailles. Le 27 mai, nous apprîmes en arrivant, que le général Dubreton était dans un état alarmant; à la fin de la journée, cet excellent homme rendait le dernier soupir.

C'était la droiture même, l'honneur incarné; il tenait une grande place dans notre existence et sa mort nous causa une douloureuse impression. S'il avait vécu deux mois -- de plus, le général aurait eu la grande joie de voir mon père toucher au sommet de sa carrière. M. Rouher fit signer, le 15 juillet, un décret, par lequel M. de Franqueville était nommé directeur général des Ponts et Chaussées et des Chemins de fer. Une indiscrétion m'avait révélé la décision prise et, dès le 23 juin, j'avais écrit à mon père : « Je t'en veux de ne m'avoir pas dit hier, ce qu'il y avait de nouveau pour toi. A qui cela pourrait-il faire plus de plaisir qu'à moi ? Tu sais bien que, si je suis peu ambitieux pour moi, je le suis très fort pour toi; je trouve que ta très brillante position nouvelle n'est qu'une juste récompense de ton travail. Sois sûr que personne, pas même toi, ne peut éprouver la joie que je ressens aujourd'hui. »

L'exposition amena à Paris, la visite de la Reine d'Angleterre avec le Prince Consort. J'assistai à la représentation de gala de l'Opéra. L'Impératrice était vraiment admirable, elle éclipsait la reine Victoria, mais en revanche, le prince Albert faisait tort à l'Empereur.

Je voulais tout voir; j'entraînai mon père au foyer; la première personne que nous y rencontrâmes, fut M. Haussmann, le préfet de la Seine. — « Tiens, dit-il en me regardant, c'est à vous, ce grand fils? Il faut absolument qu'il voie le bal de l'Hôtel de Ville. » — Et le jeudi suivant, je me rendis à cette fête magnifique. La cour intérieure avait été transformée en parterre de fleurs, avec fontaines et jets d'eau; derrière des grilles dorées


étaient placés des musiciens, et je me souviens encore, du charmant effet du chœur d'Armide : En vain dans ces beaux lieux.

Le 13 septembre, Paris fut illuminé, à l'occasion de la prise de Sébastopol; je circulai une partie de la nuit, pour jouir de ce curieux spectacle et le retour des troupes de Crimée eut lieu peu après. Mme Magne avait bien voulu m'inviter à venir au Ministère, rue de Rivoli.

L'émotion fut intense, lorsque l'on vit apparaître les aumôniers de l'armée, puis les blessés; la foule leur fit une extraordinaire ovation. Cette guerre n'avait pas été populaire; personne n'en comprenait le motif, et la paix, enfin conclue, faisait rayonner tous les visages.

Le 16 mars, nouvelle émotion dans Paris; les canons des Invalides tiraient cent un coups, pour apprendre à la population, la naissance du Prince Impérial. Le plus brillant avenir paraissait réservé à cet enfant ! Fils aîné d'un souverain que la France acclamait, et dont le prestige était considérable en Europe, il semblait appelé aux plus glorieuses destinées. Son baptême fut célébré à Notre-Dame. Le légat du Pape et presque tous les évêques de France, étaient présents. Quel contraste entre le début triomphal de cette vie et sa lamentable fin dans les déserts de l'Afrique. 0 vanitas vanitatum !

Pendant les vacances de Pâques, j'accompagnai mon père à Bourbilly. Il y avait quatre ans, que je n'avais pas été en Bourgogne; je retrouvai, avec un vrai bonheur, ces lieux tout pleins des souvenirs de ma pauvre mère, dont la pensée m'était sans cesse présente à l'esprit.

En octobre 1856, je repris pour la dernière fois le chemin de la pension Amiel. J'étais dans les grands, à tous les points de vue. Pendant longtemps, j'avais peu grandi et, mon père m'humiliait fort, en une prédisant


que je serais un nabot ; je m'étais élancé tout d'un coup et je ne devais pas m'en tenir là.

Je m'inquiétais fort peu de ce qui se passait dans ma classe, où la discipline était devenue lamentable; je m'occupais exclusivement de préparer mon baccalauréat. La session devait avoir lieu en avril. Quoique je me sentisse capable de répondre à la plupart des questions que j'avais entendu poser, je n'étais pas sans inquiétude sur le résultat de cette première épreuve, et le cœur me battait fort, lorsque, le lendemain matin, j'arrivai dans la cour de la vieille Sorbonne. Je respirai, en entendant proclamer mon nom. Restait l'examen oral.

Tout alla bien, lorsque M. Patin me mit en présence du deuxième livre de l'Enéide; mais tout se gâta, lorsque M. Lefébure de Fourcy m'interrogea sur la mesure du cercle : — « Comment, Monsieur, le fils de votre père, peut-il être d'une telle ignorance, en mathématiques ? » — Heureusement, les notes de mes compositions écrites, me sauvèrent. Mon examen me valut un petit congé. Je suivis mon père, à Rennes, puis à Bar-sur-Aube, chez ma cousine Jourdain, dont le mari était procureur impérial; - enfin à Beauvais, où il y eut grand bal à l'Hôtel de Ville en l'honneur de l'inauguration de la ligne Paris-Beauvais.

Je m'amusai beaucoup, à voir arriver les dames dans leurs vinaigrettes, sortes de chaises à porteur à roues, dont le vieil usage s'était conservé.

Depuis mon baccalauréat, le travail était devenu le cadet de mes soucis; mon père avait pensé que je pourrais profiter de la fin de l'année pour faire mes sciences, mais je me demandais à quoi bon et d'ailleurs, mon esprit était absolument rebelle aux mathématiques.

Je n'avais donc, en réalité, rien à faire, et j'en usais et en abusais, pour sortir à tout propos.Enfin, arriva l'heureux jour, après lequel, depuis huit


ans, je n'avais pas cessé de soupirer. Le 3 août 1857, je quittai l'institution Amie], J'ai eu, dans ma vie, plus d'une heure de joie, mais je ne sais vraiment si jamais, j'ai éprouvé une sensation plus intense de bonheur, qu'à l'instant où j'ai franchi, pour la dernière fois, le seuil de ma prison.

Au moment où s'achève cette période de mon existence, je voudrais me rendre compte de la transformation qui s'était opérée chez l'enfant, qui, entré à l'âge de neuf ans au collège, en sortait huit ans plus tard, ayant achevé ce que l'on nomme ses études.

Physiquement, je m'étais singulièrement développé et fortifié. Il faut avouer pourtant, que le régime laissait fort à désirer. La nourriture était plutôt monotone que mauvaise, mais ce qui manquait, c'était l'air, le mouve-ment. A de rares intervalles, apparaissait un professeur de gymnastique et, plusieurs élèves, parmi lesquels je me trouvais, prenaient des leçons d'escrime. C'était tout !

Au point de vue intellectuel, qu'avais-je appris et que me restait-il de ces longues heures de classes ou d'études? Du grec, à peu près rien, si ce n'est un sentiment d'admiration pour la beauté de la langue. Du latin, je savais davantage, mais c'est seulement plus tard, beaucoup plus tard, que j'ai eu la pensée de relire les auteurs classiques et quelles infinies jouissances j'y ai trouvées ! — Des langues vivantes, mieux vaut ne rien dire ; je n'en savais pas un traître mot.

Pour le français, c'était un peu différent; j'avais promptement appris l'orthographe et le style, j'avais des notions sommaires des principaux auteurs, mais ce bagage était mince, et mes connaissances géographiques présentaient de fortes lacunes. Quant à mon éducation scientifique, elle était sommaire et très


superficielle. Fort heureusement, si je n'ai jamais été un bûcheur, j'ai toujours aimé la lecture et l'étude. Le travail forcé, imposé, m'ennuyait, je savais tout juste ce qui était nécessaire pour conserver un rang honorable, mais tout ce que je pouvais trouver de temps libre, je l'employais à lire pour compléter mon éducation et aussi pour me distraire. J'avais un goût prononcé pour le théâtre, et j'avais vu représenter ou lu de nombreuses pièces.

En ce qui concerne l'éducation, j'en avais été réduit à me former moi-même. Mon père était trop absorbé par ses fonctions, pour pouvoir s'occuper sérieusement de moi. Il était d'ailleurs, très bon et j'avais, pour lui, un sentiment de profond respect et de tendresse infinie.

Plus j'avançais dans la vie, plus je sentais grandir mon affection et ma reconnaissance. J'avais l'impression de me trouver seul en ce monde et j'avais concentré sur lui toute la tendresse dont mon cœur était plein. Mon père avait compris ma nature ; il savait que j'avais le caractère essentiellement indépendant, mais très décidé à ne pas tromper la confiance que l'on voulait bien avoir en moi.

Je pouvais aller où bon me semblait, à la seule condition de passer, avant de me coucher, dans la chambre de mon père. Jusqu'à l'âge de quinze ans, j'étais sur certains sujets, aussi ignorant que l'enfant qui vient de naître. A cette époque, quelques amis me révélèrent le mal et cherchèrent à m'y entraîner : je les suivis une fois et je les repoussai ensuite avec un violent dégoût, me faisant la promesse que j'ai scrupuleusement tenue, de ne jamais retourner dans ces sortes de fêtes.

De ce que je n'ai pas abusé de la liberté que me laissait mon père, faut-il conclure que son système ait été le meilleur? Il est difficile de se prononcer, car, je jouais constamment avec le feu, et j'en reconnais le grand danger. D'autre part, je suis bien forcé de constater com-


bien j'ai vu échouer le système contraire. Il est impossible de poser une règle générale, tant sont divers les caractères et les tempéraments des enfants.

J'ai dit que mon père était bon pour moi, mais il n'était pas vraiment tendre, et j'avais soif de tendresse : c'est là, ce qui entretenait le chagrin cuisant que ne cessait de me causer la perte de ma mère et mon regret d'être fils unique. Nulle part, je ne trouvais ce que je cherchais si passionnément. Ma grand'mère était très bonne, mais elle était froide ; mes tantes étaient banalement amicales. Je ressentais une sincère affection pour mes amis d'enfance ou pour quelques-uns de mes camarades, mais il n'en était aucun, avec lequel je fusse tenté de m'épancher sans réserve, de causer cœur à cœur.

Au point de vue religieux, il y avait une formidable lacune, dans notre éducation. Pas de catéchisme de persévérance, un renouvellement en 1853, une communion pascale en 1854. A partir de ce moment, je n'entendis parler des choses de la religion, ni au lycée, ni à la pension, ni chez moi. Aucun de mes camarades ne paraissait en avoir le moindre souci, et je me souviens qu'en 1857, ayant eu à offrir les vœux des élèves à M. Amiel, pour sa fête, j'avais débuté ainsi : Il est des jours heureux, dans le cours de la vie, Que la bonté divine, ici bas, nous-prépare, Comme pour adoucir l'exil, qui nous sépare, De la félicité des cieux.

L'excellent patron, tout en me remerciant, avait eu bien soin de me dire, que la vie n'est pas un exil, et que l'homme doit chercher sa félicité ici-bas. L'impression me restait, que nos professeurs considéraient la religion comme une chose bonne pour les femmes et les enfants, mais qui n'était pas faite pour des hommes, et surtout pour des esprits qui se croyaient supérieurs.


CHAPITRE II

PREMIERS VOYAGES

(1857-1859)

Vive la liberté ! - Voyage en Italie. — Le comte de Balsorano. - L'attentat d'Orsini. - Un bal aux Tuileries. — La princesse Murât, la comtesse de Morny, lady Wellesley, etc. - Inauguration du chemin de fer d'Alicante. — Le commandant Exelmans. — Bal à Valence. —

Un Rigodon dansé par le Roi et la Reine d'Espagne. — A bord de l'Argyll. — Venise et les canons autrichiens. — Rossini et Lamartine.

— Le Vice-Empereur. — Magenta et Solférino. — Voyage en Sicile.

— Manifestations hostiles contre les Bourbons.

J'étais donc libre ! La vie s'ouvrait devant moi, pleine de promesses et d'espérances. Sans me préoccuper de l'avenir, je ne songeais qu'à jouir du présent; la transition était si brusque, le changement si absolu, entre l'existence du collège et celle du monde, que j'éprouvai une sorte d'enivrement, et je me préparai à partir pour mon premier grand voyage, ou plutôt, tel qu'on le considérait alors.

La direction des travaux de dessèchement du lac Fucino, avait été confiée à notre ami Mont-Richer. Il m'offrit d'être son compagnon, et mon père eût la bonté de le permettre.

Le 5 septembre, par un temps splendide, nous nous embarquâmes à Marseille. La mer était unie comme un lac; cette façon de voyager me parut charmante.

Vers cinq heures du matin, Mont-Richer me réveilla.


Je ne me souviens pas d'avoir jamais éprouvé pareil éblouissement. Le soleil, en se levant, éclairait les iles d'Ischia et de Procida dont une partie restait plongée dans l'ombre, tandis que les sommets resplendissaient d'une chaude lumière; enfin, apparut l'admirable golfe de Naples, dominé par le Vésuve, dont l'épaisse fumée était parfois illuminée de puissants jets de flamme.

J'étais enthousiasmé, ravi !

Je quittai Naples, dès le lendemain, emportant avec moi le souvenir de la vision enchantée de la veille ; il me semblait avoir fait un beau rêve, tant l'impression avait été vive, tant elle avait été rapide !

Une chaise de poste nous conduisit par une série de relais à Capoue, puis à Isola di Sora, où nous reçûmes l'hospitalité d'un français, M. Lefèvre, créé comte de Balsorano, par le roi des Deux-Siciles. Il était tard lorsque nous arrivâmes, aussi fus-je agréablement surpris, le lendemain matin, de me trouver au milieu d'un beau parc, égayé par le murmure de l'eau. Le Liri serpente au fond d'un étroit vallon, et son cours, arrêté par de nombreux rochers, forme des cascatelles charmantes, moins grandioses, mais plus gracieuses que celles de Tivoli. Le calme et la paix de cette solitude étaient exquis et je serais resté en contemplation, si mes compagnons ne m'avaient rappelé à l'ordre, c'est-à-dire, au déjeuner. Nous gagnâmes ensuite les Abruzzes; du sommet du Salviano, on découvre le lac Fucino dont le dessèchement, entrepris par l'empereur Claude, n'a jamais été mené à bonne fin. Le spectacle était si beau, que je ne pus m'empêcher d'exprimer le regret que l'on voulût remplacer cette belle nappe d'eau par de vulgaires champs de blé !

Le 17 septembre, nous faisions notre entrée dans Rome, par la jporte de Saint-Jean de Latran et nous


nous installions à l'hôtel d'Angleterre qui était alors l'un des plus beaux de la ville éternelle. Je n'avais que six jours à passer dans Rome, mais j'étais jeune, curieux, infatigable, et je réussis à tout voir, autant du moins, que l'on puisse voir, en allant au pas de course.

J'eus, d'ailleurs, la bonne fortune d'être guidé par un jeune élève de l'Académie de France, M. Gaillard, artiste plein de goût et de talent, ce qui m'était doublement précieux pour mes débuts, vu mon ignorance en matière d'art.

Ma première impression, en arrivant à Rome, avait été excellente : traverser la campagne romaine, voir d'abord Saint-Jean de Latran, avec la magnifique allée champêtre qui s'étendait alors jusqu'à Sainte-Croix de Jérusalem, c'était bien débuter. La désillusion commença, lorsque je pénétrai dans la ville, que je vis ces rues étroites et tortueuses, ces places sales et encombrées de boutiques en plein vent. Pourtant, je ne tardai pas à me ressaisir, et bien vite, je tombai sous le charme.

Ce qui me frappa le plus, ce fut le Forum ou, comme on l'appelait à cette époque, le Campo Vaccino, avec ce mélange de monuments antiques à demi enfouis, de ruines pittoresques, de végétations spontanées, en un mot, avec cet aspect plein de poésie, qui a disparu depuis lors. D'un autre côté, j'allai dès le premier jour à Saint-Pierre, j'y entrai en curieux et je me sentis impressionné d'une façon qui me surprit. Je m'agenouillai au fond de l'abside, et de tout mon cœur, je demandai à Dieu de me donner la foi. Je n'ose pas dire que ma prière fut, de suite, exaucée, mais il est certain qu'en sortant, je n'étais plus le même homme et je retournai, chaque jour, prier dans l'admirable basilique.

Je revins à Paris, le 6 octobre, très heureux de rentrer au foyer, très anxieux de savoir comment mon père


désirait organiser notre vie commune. S'il m'avait été possible de tenir simplement compte de mes goûts, rien ne m'aurait été plus agréable que de passer la plupart de mes soirées au coin du feu, auprès d'êtres aimés, avec lesquels j'aurais pu causer de toutes choses librement et à cœur ouvert. Malheureusement, mon père était absorbé par son travail et ses occupations.

Il passait sa journée au ministère et sortait presque chaque soir, quand il ne dînait pas en ville; je me trouvais donc dans l'alternative de rester seul, ou d'aller chercher quelque distraction au dehors. Là, était le danger; j'étais fermement résolu à marcher toujours droit, j'éprouvais une répulsion instinctive pour tout ce qui est sale et vulgaire et j'avais les cartes en horreur.

Ne pouvant cependant pas mener la vie d'un anachorète, je me tournai vers les distractions que je considérais comme relativement inoffensives : le bal, le théâtre et les voyages.

Je n'avais ni doute, ni hésitation sur le choix d'une carrière. Je détestais les mathématiques, j'avais donc résolu de commencer mon droit, avec la pensée d'entrer au Conseil d'État. C'était une carrière honorable et - même brillante, quoique peu lucrative, mais ce dernier point m'importait peu, puisque j'avais de quoi vivre.

Je m'installai dans la chambre, demeurée inhabitée, de ma pauvre mère. Les habitudes s'établirent promptement. Mon père entrait dans ma chambre vers neuf heures; nous déjeunions ensemble à dix heures, et aussitôt il partait pour le ministère. C'est là que j'allais vers cinq heures et demie, le chercher ; mais bien que l'heure du dîner fût fixée théoriquement à six heures, il en était souvent sept, lorsque je parvenais à entraîner mon compagnon de table. A huit heures, mon père sortait, à onze heures, il rentrait. Si je n'avais été ni au bal, ni


au théâtre, nous causions, et lorsque minuit sonnait à l'horloge du Palais-Bourbon, j'embrassais mon père en lui disant bonsoir et je regagnais ma chambre.

En novembre, je pris ma première inscription à l'École de Droit, j'assistai à l'ouverture des cours, mais je ne tardai pas à m'apercevoir que je trouverais facilement dans les livres ce que les professeurs disaient en chaire..

J'étais devenu très paresseux !

Depuis le 1er janvier 1854, j'avais pris l'habitude de noter brièvement ce que je faisais, les jours de congé et pendant les vacances. A partir de ma sortie du collège, j'entrepris de rédiger, chaque soir, un véritable journal que j'ai continué à tenir très régulièrement depuis. C'est ainsi que j'ai pu retracer ces souvenirs de ma longue existence.

Le commencement de l'hiver fut marqué par un événement qui fit un effet considérable et qui eut de graves conséquences. Le soir du 14 janvier, j'étais allé faire un tour sur les boulevards, lorsque j'entendis un grand bruit, suivi de cris d'effroi : on venait de lancer une bombe sous la voiture de l'Empereur, qui se rendait avec l'Impératrice à l'Opéra. On parlait de cent personnes tuées ou blessées ! Cet attentat d'Orsini était un nouvel avertissement donné à l'Empereur, par les sociétés secrètes d'Italie. Les hommes du gouvernement furent très préoccupés, l'Empereur, lui-même, perdant son sang-froid habituel, nomma le général Espinasse, ministre de l'Intérieur et de la Sureté générale. Du reste, on ne cessa pas de danser, et c'était pour moi le principal.

Mon père avait demandé au duc de Bassano, grand chambellan de l'Empereur de m'inviter aux bals des Tuileries. Ces grandes fêtes étaient, en un sens, assez banales. Sur les marches de l'escalier d'honneur, étaient rangés les cent-gardes, revêtus de leur splendide tenue.


On pénétrait ensuite dans la grande galerie, où les invités formaient un ensemble assez disparate. Le coup d'œil était plus brillant dans la salle des Maréchaux; l'on y voyait le corps diplomatique, les maréchaux, les ministres, les conseillers d'État, etc.

Vers dix heures, l'Empereur et l'Impératrice faisaient leur entrée aux sons de l'air : Partant pour la Syrie; Le prince Jérôme, le prince Napoléon et la princesse Mathilde accompagnaient Leurs Majestés. Le bal commençait par un quadrille, le cortège se reformait alors et parcourait la galerie. Cette promenade terminée, la Cour se retirait dans les petits appartements.

Pour moi, j'arrivais dès neuf heures et demie et j'allais dans la salle des maréchaux, admirer les beautés du jour, en attendant le passage de l'Empereur. C'étaient la princesse Anna Murât, plus tard duchesse de Mouchy, la future duchesse de Persigny, la comtesse Walewska, lady Feodorowna Wellesley, aujourd'hui lady Bertie et sa sœur Lady Sophia filles de Lord Cowley, ambassadeur d'Angleterre, la future duchesse de Morny, Mlle de Villamarina, fille du ministre du Piémont, etc. Il faut avouer, d'ailleurs, que toutes pâlissaient lorsque paraissait l'Impératrice, Incessu patuit Dea. Je n'ai jamais rencontré une femme aussi complètement admirable.

Aussitôt que les danses commençaient, je me mettais en mouvement et je ne m'arrêtais plus. En dehors des bals : l'Opéra, l'Opéra-Comique, les Français avec leur troupe incomparable, m'attiraient fréquemment.

Le printemps venu, les voyages remplacèrent les bals; je rêvais d'assister à l'inauguration du chemin de fer d'Alicante à Madrid, mais mon père trouvait ce voyage bien lointain. Enfin, je découvris un mentor dans la personne d'un chef de division du Ministère et le 15 mai, je partis pour la Péninsule.


Après plusieurs jours de traversée, nous arrivâmes à Alicante. Un train spécial nous fit parcourir la ligne, avant l'inauguration. La première partie de la route est très pittoresque; on traverse la Murcie dont les hautes montagnes ont des formes charmantes, surtout éclairées par un magnifique coucher de soleil. Le lendemain matin nous arrivions dans la capitale de l'Espagne.

Quatre jours à Madrid, c'est plus qu'il n'en faut pour voir cette ville insignifiante. Seul le Musée qui est de toute beauté, me retint longtemps. Le Spasimo de Raphaël, vaudrait à lui seul le voyage; et que dire des Murillo, des Velasquez, etc. ; un grand nombre de ces tableaux sont des chefs-d'œuvre de premier ordre.

Une journée fut consacrée à Tolède, ville d'un grand caractère; j'assistai ensuite à une course de taureaux.

Je vis le plus fameux des espada, Il Tato, tuer trois taureaux, je vis une quantité de malheureux chevaux éventrés, je vis la joie délirante de la foule, et j'avoue que l'aspect de l'immense amphithéâtre, dans lequel étaient assemblés plus de quinze mille hommes et femmes de tous rangs, suivant tous avec passion les péripéties du combat, était un spectacle vraiment extraordinaire, je dirais presque fascinant. Mais, au fond, c'est quelque chose de cruel et d'ignoble; aussi, tout en étant satisfait d'avoir vu ce trait de mœurs, je me promis bien de ne plus assister à cette dégoûtante boucherie.

Le soir même, nous quittions Madrid pour les fêtes d'Alicante. La reine Isabelle y arrivait, quelques heures après nous, avec le Roi et le Prince des Asturies. A bord du navire français, envoyé pour saluer la Reine, se trouvait un ami de mon père, le capitaine de vaisseau Exelmans.

Il me fit la très aimable proposition de l'accompagner à Valence, où VImpétueuse devait suivre l'escadre


espagnole. L'offre était trop tentante pour être refusée, j'assistai ainsi à la fête que les officiers de la ville donnèrent en l'honneur de leurs souverains, dans un ancien cloître tendu d'étoffes blanches et au centre duquel jaillissait une fontaine entourée d'un immense parterre de fleurs. La Reine ouvrit le bal, en dansant le rigodon; le Roi, qui lui faisait vis-à-vis, tenait d'une main sa canne et de l'autre son chapeau, c'était extrêmement couleur locale et conforme, paraît-il, à l'étiquette !

Le lendemain, je fis mes adieux au charmant commandant et je me séparai à regret de VImpétueuse pour gagner Gibraltar, qui n'a rien de curieux, si ce n'est d'y voir flotter le drapeau anglais. J'eus le courage de gravir, en plein midi et par un soleil brûlant, une longue route, puis un escalier de 876 marches, pour parvenir à la pointe d'Europe : la vue dont il me fut donné de jouir, me récompensa de la fatigue. Au retour, je visitai Cadix, Séville, qui mérite bien son nom de Reine de l'Andalousie ; ma dernière escale fut pour Lisbonne. Vue du Tage, qui est lui-même splendide en cet endroit, la capitale du Portugal produit une vive impression, mais il faudrait s'en tenir là. Il n'y a ni un monument intéressant, ni un musée, ni même une ruine pittoresque. J'y trouvai une lettre de mon père qui contenait la désolante nouvelle de la mort de MontRicher. J'éprouvai un si profond chagrin de la perte de cet ami incomparable, que la fin de mon voyage perdit tout son attrait, et je pressai mon retour à Paris.

Une fois rentré dans la capitale, je me souvins que j'avais à subir mon premier examen de droit, et je donnai un bon coup de collier pour en être débarrassé. C'était à la fin de juillet; le soir même, je partis avec mon père et M. Rouher pour Cherbourg, où l'Empereur et l'Impératrice devaient se rencontrer avec la Reine d'Angleterre


et le Prince Consort. Les escadres françaises et anglaises, formaient un coup d'œil admirable. Je passai la journée du lendemain sur le brick de notre ami Mosselman, l'Argyll, où se trouvait une société peu nombreuse, dont le plus bel ornement était Mlle Georgiana Laffitte, future marquise de Gallifet, alors dans tout l'éclat de sa prime jeunesse et de sa radieuse beauté.

Ces fêtes terminées, je quittai le nord de la France pour le nord de l'Italie, entraînant comme compagnon mon cousin Edmond Blanc. Faut-il avouer que j'eus le courage de courir, par une pluie battante, à l'extrémité de la ville de Vérone, pour voir dans la cour d'une blanchisseuse, une sorte d'auge de pierre, que l'on prétend être le tombeau de Juliette? J'avais dix-huit ans, et l'esprit, tout plein du souvenir de Roméo !

A Venise, le ciel se rasséréna, fort heureusement, et ce fut par un beau soleil que nous arrivâmes à la place Saint-Marc. Mon enfance avait été bercée de récits sur Venise, à cause du séjour qu'y fit, jadis, mon oncle Amédée de Franqueville; ma première impression cependant, fut un désenchantement. Saint-Marc me parut mesquin, écrasé, et il me fallut un certain temps pour en comprendre tout le charme et en apprécier la beauté. Nos soirées se passaient délicieusement à circuler dans une gondole. Nous aimions à la voir glisser à travers les petits canaux ou à la faire arrêter sous le pont des Soupirs, poétiquement éclairé par la lune, et nous serions volontiers, restés toute la nuit, à flâner et à rêver sous ce beau ciel, sans la désagréable présence des Autrichiens. Leur musique, qui jouait, le soir, sur la place Saint-Marc était excellente, mais leurs canons braqués sur la basilique causaient une fâcheuse impression. Nous faisions des vœux pour que Venise devint libre; pourquoi faut-il que sa liberté ait été acquise,


huit ans plus tard, au prix de la grandeur de la France !

- Ce fut, vers cette époque, que j'eus le plaisir de faire la connaissance de deux hommes, pour lesquels j'éprouvais une' vive admiration : Rossini et Lamartine. Le premier occupait, au coin de la rue de la Chausséed'Antinet du boulevard, un bel appartement, où, chaque samedi soir, l'on faisait de la musique, et quelle musique !

Quand j'y allai, pour la première fois, le maître, luimême, se mit au piano pour accompagner la Grisi !

J'ajoute que la conversation de Rossini était amusante et ses soirées fort agréables. Quant à l'auteur de Jocelyn, il était installé dans un modeste rez-de-chaussée de la rue de la Ville-l'Évêque. Lorsque je lui fus présenté, le 21 décembre, il était assis au coin du feu, n'ayant auprès de lui que sa nièce; son visage maigre et ravagé était empreint de tristesse; il fut d'ailleurs très aimable, me parla de son séjour à Bourbilly, de ses relations avec mon grand-père et surtout de Mme de Sévigné. J'étais heureux de voir le poète pour lequel j'avais un véritable culte, mais je dois avouer que je regrettai presque d'avoir oublié la maxime : Major a longinquo reverentia.

Quand je parcours mon journal à ce moment, je

ressens de sérieux remords; et pourtant, si je n'apprenais rien par le travail, je m'instruisais beaucoup par les oreilles et par les yeux. Les voyages m'avaient ouvert des sources d'inexprimables jouissances, en me faisant connaître les splendeurs de la nature et les beautés de l'art. J'avais eu l'occasion de voir un très grand nombre d'hommes et de femmes de tout âge, de causer un peu, d'écouter beaucoup, et, bien qu'il soit ridicule de prononcer le mot d'expérience, à l'âge que j'avais alors, je me sentais instruit, renseigné sur une infinité de choses et sur quelques-unes, au moins, des réalités de l'existence.


Le 31 décembre, j'écrivais dans mon journal : « Ça été la plus charmante année de ma vie, la transition de l'état d'enfant à celui de jeune homme. Tout est nouveau, tout est gai, nul souci n'agite l'esprit, l'avenir paraît charmant, rien n'a troublé la limpidité du cœur.

Doux temps, temps heureux qui coule trop vite, ô mes beaux dix-huit ans, que je vous regretterai plus tard ! »

Le début de l'année 1859 fut marqué par un coup de foudre. En recevant le Corps diplomatique, l'Empereur adressa à l'ambassadeur d'Autriche quelques paroles qui furent considérées, comme un symptôme avantcoureur d'une déclaration de guerre, et le mariage du prince Napoléon avec la princesse Clotilde ne fit que donner plus de créance aux bruits d'une alliance avec le Piémont.

Néanmoins, les inquiétudes n'avaient pas tardé à s'apaiser et l'hiver fut très gai, à Paris. Le 23 février, j'assistai à un grand bal, dans l'un des plus beaux hôtels du faubourg Saint-Germain; la fille aînée des maîtres de céans faisait ses débuts dans le monde, elle avait à peine quinze ans. Impossible d'imaginer plus gracieuse et plus séduisante apparition ! C'était une véritable Hébé : « Fraîche comme une rose, et le cœur dans les yeux ! » Je tombai sous le charme de cette délicieuse vision, qui est demeurée pour moi, le symbole de ma jeunesse, le rêve de mes dix-huit ans !

En dehors des bals, il y avait encore des salons, des cercles intimes, où l'on causait simplement et cette conversation, essentiellement française, à peu près disparue aujourd'hui, était extrêmement attachante. Souvent, je passais la première partie de mes soirées, au ministère des Travaux publics. M. Rouher, celui qui a joué un rôle si considérable sous le second Empire, était lourd d'apparence. Doué d'une merveilleuse mémoire, d'une


grande puissance de travail, d'une extraordinaire facilité d'élocution, il était prompt à concevoir et à s'assimiler les idées. Sa parole comme sa pensée, manquait de brillant et d'élévation, non de puissance ni de clarté. Sur la plupart des questions, il n'avait pas de conviction bien arrêtée; aussi était-il également prêt à plaider toutes les causes, ce qui le rendait très agréable à l'Empereur. Assez personnel, il était au fond indifférent à tous et à tout; il n'aimait qu'une seule chose, le pouvoir, et il en jouissait bien peu. Descendu de grand matin à son cabinet, il passait toute sa journée à étudier, à recevoir, à prendre part aux délibérations du Conseil des Ministres, du Conseil d'État ou des diverses commissions qu'il présidait. Il remontait dans, ses appartements pour dîner, sortant le plus rarement possible le soir, et rentrant de très bonne heure. Son seul plaisir consistait à faire une série de parties de whist, jusqu'au moment où il se couchait. J'ajoute, que M. Rouher n'usait pas du pouvoir pour satisfaire sa vanité, il n'a jamais cherché à obtenir un titre quelconque; très simple dans ses goûts, il fuyait les hommages. Enfin, il était d'une rare et absolue probité et il n'a saisi aucune des occasions qui ne lui ont certes pas manqué de s'enrichir, même d'une façon légitime.

Mme Rouher était petite, brune, de figure assez agréable, intelligente et extrêmement passionnée. Très exclusive, elle voyait peu de monde, mais elle était parfaitement bonne et aimable pour ceux qui lui plaisaient. Leurs deux filles étaient charmantes, fines, distinguées, spirituelles. Je n'ai pas toujours eu à me louer de celui que l'on a nommé plus tard, le Vice-Empereur et qui a été, en effet, pendant des années, l'homme le plus considérable du gouvernement, mais je ne puis penser, sans un sentiment de vive reconnaissance, à


tant d'heures agréables et douces, passsées dans cet intérieur.

Le 26 février 1859, je me trouvais au Corps législatif, lorsque le comte Walewski, ministre des Affaires étrangères, donna lecture d'un message de l'Empereur qui confirmait ses paroles belliqueuses du 1er janvier et constituaient une véritable déclaration de guerre à l'Autriche. C'était le premier acte de la tragédie qui devait se dénouer à Sedan, mais les députés ne songeaient guère à l'avenir, et l'enthousiasme était unanime.

Le 10 mai, l'Empereur quittait Paris aux acclamations du peuple. Le 5 juin, Mme Rouher m'apprenait la victoire de Magenta; le 25 du même mois, j'étais réveillé par le canon des Invalides, qui annonçait celle de Solférino.

D'autres salves étaient tirées le 12 juillet, pour célébrer la conclusion de la paix, et le soir, tout Paris était illuminé et joyeux.

Cette guerre avait fait naître chez les Italiens des espérances que l'avenir n'allait pas tarder à réaliser.

Me trouvant à Palerme, au mois d'août, je constatai partout, une véritable hostilité envers les Bourbons, notamment à deux grands bals auxquels j'assistai : l'un chez la marquise Spedaletto, l'autre à bord du vaisseau anglais l'Orion. Les dames italiennes portaient des bouquets tricolores, vert, blanc et rouge, qu'ellesavaient caché sous leurs manteaux jusqu'au moment de l'embarquement. On sentait une grande surexc tation.


CHAPITRE III

LE CONSEIL D ET A T

(1859-1861)

Le concours pour l'Auditorat. — M. Achille Fould et M. Baroche. —

Préoccupations, religieuses. — Ma conversion. — Le Conseil d'État de l'Empire. — Le Barreau. — Comité des Chemins de fer. - Conférence Pascal. — Les ténèbres du Moyen-Age. — Collaboration avec M. Le Play. — Commission impériale de l'Exposition de Londres. — Le Prince Napoléon. — Le petit lever du duc de Morny. — Les Œuvres.

Je me préparais à commencer ma troisième année de droit et à suivre régulièrement le cours de droit administratif qui avait, pour moi, un intérêt spécial, puisque je désirais entrer au Conseil d'État. Je savais que l'on cachait très soigneusement la date à laquelle les concours devaient avoir lieu, mais je ne m'en inquiétais nullement supposant que, mon père étant dans la coulisse, serait l'un des premiers informés, lorsque je fus brusquement tiré de ma tranquillité.

Le 24 octobre, je dinais chez ma tante Morisseau, en compagnie de M. Huillier, notaire à Paris : « Savezvous, me dit, par hasard, cet aimable tabellion, quel jour doivent avoir lieu les examens pour le Conseil d'État ?» — « Mais, lui répondis-je, je ne suppose pas qu'il y ait de concours avant un an. » — « Je suis sûr du contraire, reprit M. Huillier, car mon jeune ami de Guigné, va subir l'examen. » Je fus passablement ému


et le lendemain matin, je racontai cette conversation à mon père qui me promit d'aller aux informations. Il apprit, en effet, qu'un concours devait avoir lieu prochainement, auquel prendraient part trente candidats dont l'Empereur devait arrêter la liste. La difficulté était donc, tout d'abord, d'être porté sur cette liste.

Mon père se rendit aussitôt chez le Ministre d'État et il dut lui avouer que je n'étais pas licencié en droit.

« Cela ne fait rien, dit M. Achille Fould, car mon neveu est dans le même cas, mais quel âge a-t-il ? » Il va avoir vingt ans. « Pas majeur, mais c'est impossible, cela ne s'est jamais fait 1. » - Sur ce, mon père va voir le Président du Conseil d'État et confesse que je suis bien jeune. — « Peu importe, dit M. Baroche, mais je suppose qu'il est licencié en droit? » — Pas encore, dit mon père — « Oh ! mais alors, c'est impossible, il faut absolument avoir ce grade pour être admis à concourir ».

Ces préliminaires n'étaient guère encourageants; cependant, le 27 novembre, M. Rouher m'annonça que mon nom avait été porté par l'Empereur, sur la liste des jeunes gens admis à concourir.

Dès le lendemain, je me rendis auprès du chef de cabinet du président Baroche, pour avoir quelques renseignements. — « Prenez garde, me dit-il, vous avez des concurrents redoutables, plusieurs sont docteurs en droit; ce n'est plus comme au temps de Napoléon 1er, où, suivant la légende, l'examen consistait à écrire le mot carotte, et où l'on nommait auditeur de 3e classe, ceux qui écrivaient quaraute, auditeurs de 2e classe, ceux qui mettaient carrotte et auditeurs de lre classe, ceux qui savaient à peu près l'orthographe du mot ». Je n'avais devant moi que cinq à six semaines, je ne savais pas un mot de droit administratif, ma tentative


était donc bien hasardée, mais je n'hésitai pas à courir la chance.

J'étais en plein coup de feu, lorsque, ma pauvre grand'mère de Franqueville, fut frappée d'une attaque.

Au premier moment, on ne conserva aucun espoir de la sauver; la vie revint pourtant, mais sa vue était irrémédiablement perdue et ses jambes paralysées. Ce fut sous l'impression de ce douloureux événement, que se termina pour moi, l'année 1859, et que se continua ma préparation. Je me trouvais dans une terrible situation.

J'espérais toujours que l'examen serait retardé, mais je reçus avis qu'il était fixé au 13 janvier. La composition écrite eut lieu au Conseil d'État, et quelques jours après, je comparus devant le jury. « Vous êtes bien jeune, Monsieur », me dit, tout d'abord, le président.

« C'est un défaut, dont je me corrigerai tous les jours », répondis-je. « Soit, Monsieur; parlez-moi des juridictions administratives. »

L'examen dura environ trois quarts d'heure et je sortis assez plein d'espoir. Le 30 janvier, mon père apprit le résultat; j'étais classé le 12e, mais il était entendu que je ne serais nommé qu'après avoir obtenu mon diplôme de licencié. Pour le moment, il n'y avait que huit places, et les nominations se faisaient au fur et à mesure des vacances. Je me remis donc immédiatement au travail; je passai, en mars, mon premier examen; mon second, fin mai; il ne me restait plus qu'à' soutenir ma thèse. En quatre mois, j'avais obtenu le résultat désiré : ma licence et le Conseil d'État.

Trois ans, à peine, s'étaient écoulés depuis le jour où j'avais quitté les bancs du collège, et voici que le sort de ma vie était, ou, du moins, semblait être fixé. Hier écolier, aujourd'hui membre de l'un des grands corps de l'État, quel changement !


Mais, si important que fût cet événement dans mon existence, un facteur nouveau et essentiel vint en modifier l'orientation intime, et exerça une influence décisive sur toute ma vie. Au point de vue religieux, j'avais vécu depuis ma première communion, dans un milieu, sinon antichrétien, tout au moins indifférent. Lors de mon voyage en Italie, avec Mont-Richer, celui-ci avait, dès les premiers instants, abordé le sujet qui lui tenait toujours à cœur, c'est-à-dire la question religieuse.

« Crois-tu en Dieu, m'avait-il dit à brûle-pourpoint? »

— Assurément, répondis-je — « Crois-tu que l'Évangile est la loi qui doit être la règle de notre vie? » — Et comme je répondais affirmativement : « Pourquoi donc, reprit-il, te conduis-tu comme si tu ne croyais à rien?

Tout homme sensé doit se demander d'où il vient et où il va, pourquoi il est ici-bas, et ce qu'est la vie : ne penses-tu jamais à la mort? A tout instant, Dieu peut te rappeler à Lui, que lui répondras-tu, lorsqu'il te demandera compte de tes actes? » — Pour la première fois, peut-être, j'avais réfléchi à la fragilité de la vie et mon esprit avait été pénétré de l'idée que, si l'heure de la mort est incertaine, il est certain qu'elle doit sonner un jour.

La mort de Mont-Richer me fit une grande impression; je me souvins de tout ce qu'il m'avait dit, je commençai à prier régulièrement et je résolus de me rendre compte de la vérité, autrement dit, d'examiner si je devais rester catholique, ou suivre les conseils qui m'étaient venus de Marseille.

Bientôt, un point fut acquis pour moi, et je n'eus besoin d'aucune assistance pour comprendre l'erreur du protestantisme. — La loi civile, me disais-je, bien qu'expliquée et commentée par ses propres auteurs, demeure incertaine, à ce point, que des jurisconsultes


diffèrent d'opinion sur son interprétation, et qu'il a été indispensable, pour maintenir l'unité de la jurisprudence, de constituer un tribunal unique, arbitre suprême du sens vrai des textes légaux. Et l'on voudrait que la loi divine qui est ancienne, parfois difficile à comprendre, n'ait pas d'interprète autorisé, que tout être humain, si jeune, si faible d'esprit qu'il puisse être, soit appelé à en chercher le sens et n'ait, pour règle de sa vie, que les préceptes résultant de la façon dont il la comprend ! Et l'on admet que des pasteurs dont l'un dit blanc et l'autre noir, sur les sujets les plus essentiels, puissent être également dans le vrai et servir indifféremment de guide aux fidèles ! Pour moi, il n'était pas besoin de longs raisonnements, pour prouver que la doctrine doit être une, que la religion (du mot religare) doit lier tous ceux qui ont la même croyance, que, pour fixer cette croyance ou ce dogme, il faut nécessairement une autorité unique, indiscutable et souveraine. dès cette époque, j'ajoutais infaillible.

La conclusion devait venir et j'écrivais le 30 juin 1859, dans mon journal : « Mes études sur la Sainte Bible que j'avais commencées dans un esprit très protestant, m'ont laissé plus catholique que je n'eusse jamais pu l'imaginer. » — Cependant, je n'étais pas encore absolument converti et mon pauvre esprit flottait indécis.

J'allais de plus en plus à l'église; le Carême arriva; je suivis les sermons de l'abbé Freppel, du P. Félix, de l'abbé Perreyve, je me sentais pressé du désir de revenir entièrement à Dieu, mais j'hésitais toujours. Enfin, le Mardi-Saint, 3 avril, étant entré, vers la fin de la journée, dans l'église Sainte-Clotilde, je priai longtemps devant la chapelle de la Sainte Vierge et je sentis redoubler mon désir. Tout en priant, je regardais le confessionnal, dans lequel se tenait un vénérable prêtre que je


connaissais de vue; la place était vide, je m'élance, je tombe à genoux, demandant à Dieu de me soutenir et je me confesse au saint vieillard. Je ne sais comment exprimer ce qui se passa en moi, j'étais littéralement ivre de joie. En sortant de l'église j'éprouvai le besoin de prendre l'air, de marcher, je débordais, j'aurais voulu crier tout haut. mon bonheur. Le lendemain 4 avril, je m'approchai de la Sainte Table, avec une ferveur extrême, je venais de retrouver le Dieu de ma première communion.

La surprise de mon père fut extrême, lorsque je me décidai à lui parler du grand événement qui venait de se passer. Je vis ses yeux se remplir de larmes; après m'avoir demandé comment j'avais pris cette résolution, il ajouta textuellement : « En vérité, les rôles sont renversés; c'est moi qui devrais te donner le bon exemple, et voici que c'est toi qui me le donnes. Je trouve que tu as parfaitement raison et je suis bien content de ce que tu as fait. »

Le grand pas était accompli, il ne s'agissait désormais que de persévérer et j'allais bientôt trouver au Conseil d'État, plusieurs collègues solidement chrétiens, qui m'aideraient à suivre la voie tracée.

Il est difficile pour ceux qui n'ont pas vécu à cette époque, de comprendre quels étaient alors, le rôle et le prestige du Conseil d'État. Le président, M. Baroche, avait rang de ministre, le vice-président, M. de Parieu, avait la section de la justice et des affaires étrangères; les autres se partageaient les sections de la guerre et de la marine, du contentieux, des travaux publics, de l'intérieur et des finances. Le Corps législatif n'avait pas le droit d'initiative des lois, il ne pouvait qu'approuver ou rejeter le texte, préalablement voté par le Conseil d'État.

La plupart des membres étaient des hommes instruits,


intelligents, quelques-uns même éminents, comme jurisconsultes ou comme administrateurs.

Les relations entre les membres étaient extrêmement agréables; parmi les maîtres des requêtes, trois ont été pour moi de très chers amis : le marquis de Ségur, le baron de Sandrans et Léon Aucoc, ainsi que plusieurs auditeurs : le comte de Belbeuf, le baron de Ravignan, Edmond David, le baron de Baulny, Georges Plantier, Paul de Raynal. Et, parmi nos chefs, quelle profonde honnêteté, quel souci de l'intérêt public ! Quand je compare ces hommes, à certains d'aujourd'hui, il me semble vivre dans un autre monde !

Le travail n'était pas excessif, je me décidai à réclamer mon inscription au barreau de Paris pour pouvoir plaider quelquefois; le ministre des Travaux publics m'appela, en outre, au Comité consultatif des Chemins de fer, puis je faisais partie de la conférence Molé, enfin j'avais fondé la conférence Pascal où l'on discutait droit, histoire et littérature. Comme président, je prononçai le discours de la séance d'ouverture, en prenant pour texte, un mot de Platon : L'Esprit Roi. Je parlai surtout du triomphe de l'esprit sur la matière. Une phrase sur les ténèbres du moyen-âge me valut, à mon grand étonnement, une démonstration fort intéressante de M. Le Play qui renversa toutes les fausses théories que j'avais puisées dans mes livres de classe, Duruy ou autres.

Cette conversation eut des suites; je devins membre de la Société d'Économie sociale et, bientôt après collaborateur de M. Le Play. Au mois de juin, en effet, le gouvernement organisa les services de la Commission impériale, chargée de préparer l'Exposition universelle de Londres. Les auditeurs au Conseil d'État appartenant à la section des Travaux publics, y furent atta-


chés en qualité de secrétaires. On se réunissait au Palais de l'Industrie; mes collègues prirent peu d'intérêt à ces séances, et cessèrent bientôt d'y assister; je restai donc seul, avec M. Le Play. Nous avions ensemble d'excellents rapports, je faisais de mon mieux, mon chef était content de moi; aussi le prince Napoléon, prér sident de la Commission, me fit-il donner le titre de chef de service.

Je n'ai eu qu'à me louer du prince Napoléon. Assurément, sa personne ne m'était pas sympathique et ses idées me l'étaient bien moins encore; il le savait, mais lorsqu'on le lui faisait remarquer, il répondait : « Peu m'importent ses opinions, je n'ai à considérer que son travail et ses services et, comme j'en suis satisfait, j'entends l'en faire récompenser. » Au fond, celui qu'on appelait, un César déclassé, avait de grandes qualités : une rare intelligence, un esprit vraiment et sincèrement libéral, sachant Qupporter, aimant presque et provoquant la contradiction. Il avait un goût très vif pour les honnêtes gens et une forte antipathie contre les coquins.

Ses défauts, hélas, n'étaient que trop visibles, et ils étaient très. grands; mais j'ai eu, maintes fois, des preuves de sa bonté et de l'intérêt qu'il prenait à tous ceux qui, de loin ou de près, avaient été sous ses ordres.

Lorsque son visage, habituellement dur, était éclairé par un sourire, sa physionomie prenait un grand charme.

Quant à mon chef direct, M. Le Play, c'était un homme très extraordinaire et très intéressant. Je lui dois beaucoup à tous égards, mais je lui suis, surtout, reconnaissant de ce qu'il a fait pour la formation de mon esprit.

J'étais jeune alors, je riais souvent de ses petites manies, de ses. expressions bizarres, de sa naïveté presque enfantine sur certains suj ets, de ses aphorismes ou, comme il


disait, de ses principes; mais je rendais déjà, et j'ai rendu plus encore, dans la suite, justice à ses hautes et rares qualités. Dans la conversation, combien d'idées neuves, de conceptions hardies et comme il savait élargir les - horizons ! Il avait beaucoup vu, beaucoup étudié, longuement et profondément médité. Je ne puis dire quelle quantité d'idées fausses il a arrachées de mon esprit, ni le nombre d'idées justes qu'il y a implantées; nul ne m'a été plus vraiment utile, au point de vue de mon développement intellectuel.

Presque chaque matin, je commençais ma journée par une station à la présidence du Corps Législatif.

M. de Morny qui, depuis de longues années, connaissait et aimait mon père, me témoignait une très grande bienveillance. Une fois, en 1860, j'avais été le voir, dans la matinée; il m'avait invité à revenir, et mes visites étaient devenues presque quotidiennes. Souvent, je le trouvais seul et j'assistais à son petit lever; tout en causant, il se faisait la barbe, puis prenait un léger déjeuner; alors apparaissait généralement son médecin et ami, Sir Olliffe ou l'un de ses secrétaires : Ernest Lépine, qui écrivait sous le nom de Quatrelles, Ernest Daudet, Ludovic Halévy, Hector Crémieux.

De tous les hommes que j'ai connus, M. de Morny est assurément celui qui était le plus séduisant, sous tous les rapports. Bien que chauve ou- à peu près, il avait un charme extrême, une suprême distinction.

Simple et familier sans banalité, d'une admirable intelligence, plein d'esprit; il alliait un imperturbable sangfroid à une grande bravoure, comme il l'avait montré en Algérie et au coup d'État du 2 décembre. Rien ne saurait exprimer l'agrément de toute sa personne. Dans sa chambre étaient les portraits de la reine Hortense et de M. de Flahaut. L'Empereur, qui le traitait tout à fait


en frère, avait été cependant, médiocrement satisfait, lorsque, au couronnement de l'Empereur de Russie, son ambassadeur avait arboré des armoiries portant un hortensia, avec la devise : Tace sed memento. Dans leurs lettres intimes, M. de Morny écrivait : Mon cher Empereur, et ce dernier disait : Mon cher Morny.

Du Corps Législatif, j'allais au Palais de l'Industrie, où je passais toute la journée. A ces occupations, s'ajoutaient pour moi, depuis 1860, celles des Œuvres : Société de Saint-Vincent-de-Paul, de la Sainte-Famille, caisse des loyers, adoration nocturne du Saint Sacrement, etc., enfin, j'avais été installé en qualité de président de la Conférence Ozanam, au Cercle catholique du Luxembourg.


CHAPITRE IV

L'EXPOSITION DE LONDRES (1862)

L'ambassade de France. — Le comte de Flahaut. — Lord Russell. Le Lord Maire. — Les banquets de Mansion House, la coupe d'amour, le tabac à priser parfumé, etc. — M. du Sommerard. — Le carrosse du Lord Maire. — Mon premipr toast. — Dîner chez Thackeray à Windsor, chez Dickens à Gadshill. — Hyde Park, prédications en plein air. - Heymarket, meetings de la Société biblique. - M. Gladstone.

— Le cardinal Wiseman. - Le comte de Chambord et les princes d'Orléans à l'Exposition. - Conversazione à Kensington. — Premiers documents sur les Institutions anglaises. — La question Romaine. —

MM. Rouher, Thouvenel, Benedetti. — Mission du marquis de Lavalette auprès de Pie IX. — La lettre du duc de Bellune à l'Impératrice. —

Décorations étrangères. — Le ruban rouge. — Mon premier ouvrage sur l'Angleterre. — La librairie Hachette et Zola. — Le portefeuille de l'empereur à Vichy.

Je partis pour Londres, le 7 avril, avec M. Le Play.

J'y arrivais dans des conditions particulièrement favorables. L'ambassadeur de France était le comte de Flahaut, et M. de Morny m'avait assuré que son père me recevrait comme un enfant de la maison; dès le premier jour, en effet, je fus traité avec une extrême bonté.

M. et Mme de Flahaut ne s'étaient pas installés à l'ambassade, ils occupaient leur maison de Piccadilly. Déjà âgés et sortant peu, ils recevaient de dix heures à minuit et je pris l'habitude d'y passer quelques moments, presque chaque soir. La comtesse de Flahaut était pairesse d'Écosse, avec le titre de baronne Keith.

L'ambassadeur, fils de Talleyrand, avait grand air et


belle allure, ses manières étaient charmantes; il était facile de voir qu'il avait dû être très beau et de comprendre ses nombreux succès, dont le plus fameux, auprès de la reine Hortense ! Il me témoigna en toute occasion, un vif intérêt, et jusqu'à sa mort il n'a cessé de se montrer pour moi, parfaitement affectueux. Mieux que personne, il connaissait l'Angleterre et il y jouissait d'une situation personnelle que n'a eue aucun autre ambassadeur. « C'est une position assez déplaisante pour un ministre des Affaires étrangères, disait lord Russell, de constater qu'entre sa parole et celle de M. de Flahaut, tout le monde croit de préférence à cette dernière. » D'un autre côté, notre ambassadeur éprouvait lui-même, d'assez graves difficultés. « Voyez-vous, me disait-il, tout Anglais porte, en ce moment, une paire de lunettes; sur l'un des verres est écrit le mot Nice, sur l'autre le mot Savoie, et il voit toute chose à travers ce prisme. »

Dans un autre monde, généralement fermé aux étrangers, celui de la Cité, j'avais une introduction toute naturelle par mon ami Sir Olliffe, gendre du Lord Maire de Londres, et la plus grande cordialité m'y avait accueilli; enfin, ma position officielle m'ouvrait beaucoup de portes.

M. Le Play, en grand deuil, refusait toutes les invitations, c'était donc à moi qu'elles s'adressaient. En outre, la France étant le pays dont l'Exposition était la plus considérable, son représentant se trouvait placé dans une situation exceptionnelle, qui aurait semblé quelque peu extraordinaire en France, à raison de ma jeunesse, mais qui n'étonnait personne en Angleterre, où l'on avait vu Pitt, premier ministre à vingt-trois ans !

J'eus, en toute occasion, de très agréables rapports avec les cinq commissaires anglais : le comte Granville, le duc de Buckingham, Sir Wentworth Dilke, Messieurs


Thomas Baring et Fairbairn; lord Sandford, secrétaire de la commission royale, et le président du jury, lord Playfair; mais le plus charmant de tous était sir Owen, directeur des sections étrangères. Parmi les Français, nous avions retrouvé notre ami du Sommerard, le direc-

teur du Musée de Cluny, aimable compagnon qui faisait partie de notre commission. Il était aussi sceptique, mais infiniment plus ouvert et plus cordial que son intime ami, Mérimée.

Le mois d'avril fut extrêmement laborieux : il fallait être prêt pour le jour dit : c'était un vrai coup de feu. Les dîners et les soirées se succédaient aussi. Le Lord Maire m'avait invité, plusieurs fois déjà, en petit comité; un grand banquet officiel à Mansion House, me fit faire connaissance avec la soupe à la tortue, le tabac à priser parfumé, la coupe d'amour, immense vase en or massif rempli d'une liqueur que l'on ne peut analyser. Elle fait le tour de la table et chacun se lève successivement pour y boire, en portant la santé de sa voisine, qui doit également y tremper les lèvres. Ce rite accompli, paraissent les grands bassins d'argent, remplis d'eau de rose; puis on introduit un piano, et la récitation du benedicite et des grâces, se fait en musique. Après le God save the Queen commencent les toasts, le Lord Maire en a porté sept ou huit, lord Granville et l'ambassadeur de Turquie ont continué, bref, je suis parti à minuit et l'on toastait encore !

Étant venu à Paris pour les fêtes de Pâques, je repris la route de Londres, avec M. de Morny, qui m'avait prié de l'accompagner. Le lendemain de mon retour, j'écrivais à mon père : « Me voilà réinstallé dans mes fonctions. Mon voyage a été très agréable et mon long têteà-tête avec M. de Morny fort intéressant. Il m'a dit que M. Rouher allait probablement devenir président du


Conseil d'État. « J'ai conseillé à l'Empereur de donner son portefeuille à votre père. Je regarde — et je ne dis pas cela parce que vous êtes son fils — que c'est le seul homme capable d'occuper dignement ce poste. Il est très aimé partout, et particulièrement à la Chambre. »

Et il m'a fait ton éloge en quatre points. La mer était affreuse. Je me suis bravement couché, quant à M. de Morny, sa dignité d'Excellence ne l'a pas rendu plus heureux que le simple auditeur, bien au contraire !

A Douvres, je lui ai prodigué mes couvertures, mes pastilles de menthe et mon eau de Cologne, ce qui l'a un peu remis, et nous avons causé gaiement jusqu'à Londres, où l'attendait M. de Flahaut. »

Le 1er mai, eut lieu l'ouverture de l'Exposition, un soleil magnifique égayait la cérémonie. A une heure, le duc de Cambridge fit son entrée, suivi de& princes de Suède et de Russie, de lord Palmerston, lord Derby, l'Archevêque de Cantorbéry, etc., et les commissaires étrangers, quorum pars parva fui.

Le cortège se rendit sous le dôme où l'attendait le corps diplomatique. La muraille du fond, tapissée de quatre cents musiciens et de deux mille choristes, présentait un aspect vraiment grandiose. Il y eut trois morceaux de musique, puis la prière, dite par l'Évêque de Londres, et l'Alleluia; enfin, le duc de Cambridge déclara l'Exposition ouverte, et aussitôt éclata le God save the Queen.

A partir de ce moment, le travail de la journée fut moins absorbant, mais celui des soirées devint formidable. Le Lord Maire ayant été réélu dans sa haute dignité, ce qui n'était pas arrivé depuis 1780, ses électeurs lui offrirent un banquet, auquel je fus convié.

Mon ami Olliffe m'avait donné rendez-vous au Mansion House. J'entrai dans le cabinet du Lord Maire; auprès


de lui se tenait un personnage, revêtu d'un costume étrange. C'était son aumônier, qui ne le quitte jamais.

Pour nous rendre à Bishopsgate, on nous fit monter dans un carrosse, élevé de six mètres au-dessus du niveau de la mer, tout doublé de soie blanche, le siège en velours cramoisi, les chevaux harnachés, les valets poudrés : on eut dit l'équipage du Marquis de Carabas !

Après le rite ordinaire du tabac à priser parfumé, de la fameuse coupe d'amour, et des grâces en musique, les dames qui étaient exclues de la table, sont apparues à une vaste tribune et les toasts ont commencé : à la Reine, au feu prince Consort, au prince de Galles. J'écoutais toutes ces petites scènes, lorsque j'entends dire : And particularly M. de Franquevïlle, et à la suite, une kyrielle de choses à mon adresse. Le Lord Maire me dit qu'il faut répondre. Au moment où j'allais refuser, mon nom est répété pour la troisième fois, et de formidables hourras ébranlent l'édifice. Tout le monde se lève; et moi, abasourdi de tant d'honneurs, je me lève aussi.

Olliffe me tire par mon habit, pour me dire que je suis en cause, et que je dois rester assis pour entendre ces cris qui s'adressent à moi. Après les hourras, le crieur a requis le silence et a annoncé que j'allais répondre.

Me voilà debout, au milieu de quatre cents Anglais, obligé de discourir pendant un petit quart d'heure.

J'ai eu un véritable succès, Olliffe jubilait, et l'on m'a déclaré que si je parlais ainsi en anglais, je serais digne d'entrer au Parlement.

Toutes les vieilles corporations anglaises m'invitèrent successivement. Au banquet des Sheriffs, l'enthousiasme monta à un tel diapason, que les verres sur la table dansaient la gigue. Des Anglais vinrent me demander ma carte, me déclarant que j'étais le lion, l'homme de la Cité, et que cela posait quelqu'un de m'avoir à


diner. — « Votre présence assidue, parmi nous, a fait grand bien à la France; on s'aperçoit que l'on ne connait pas les Français et qu'ils nous aiment plus que nous ne pouvons le penser. » Ce matin, il pleut, je repasse dans mon esprit, tous ces curieux spectacles; il me semble assister à une comédie perpétuelle.

Aujourd'hui, 24 mai, diner chez Thackeray : l'illustre auteur est très grand et même très laid; inutile de dire qu'il a l'air intelligent, mais froid et moqueur. J'ai eu le bonheur de tomber sur un diner de famille. J'ai beaucoup causé avec miss Thackeray, charmante personne, pleine d'esprit et parlant très bien le français. Quelques jours après, chez Sir W. Dilke, j'ai fait la connaissance de Dickens, le célèbre romancier, qui m'a fait promettre d'aller le voir à son cottage de Gadshill; miss Dickens a bien voulu m'affirmer que cela lui ferait personnellement, le plus grand plaisir; je l'avais déjà rencontrée en soirée, elle a entrepris mon éducation chorégraphique et m'a initié à la danse : Sir Roger de Coverley. C'est une jeune fille gaie, spirituelle, avec un petit air gentil, quoiqu'un peu indépendant.

Dimanche, je suis allé faire un tour dans Hyde Park.

De tous côtés, des prédicateurs ambulants chantaient des hymnes religieux ou des psaumes, tandis que d'autres prêchaient dans le désert. Quelques passants s'arrêtaient, d'autres continuaient leur route; mais aucun ne songeait à s'en moquer ou à rire. Un soir, en rentrant d'un bal, chez Lady Ashburton, je suis passé par Haymarket. La société Biblique fait distribuer, toute la nuit, aux filles de joie, des extraits de l'Évangile, avec invitation de revenir au bien. Des meetings se tiennent de temps en temps, et toutes les drôlesses pénitentes viennent narrer leurs péchés devant les plus honnêtes femmes du monde. Quelques jours après, j'ai assisté aux


courses d'Epsom; c'est, peut-être, un des traits - de mœurs les plus caractéristiques des Anglais. Leur caractère change totalement, partout règne une joie bruyante et cômmunicative, très extraordinaire pour des gens ordinairement si sérieux et flegmatiques.Le même soir, je suis allé chez M. Gladstone, chancelier de l'Échiquier, qui passe pour le premier homme d'État de l'Angleterre, et pour l'orateur le plus éminent.

Sa physionomie est belle, intelligente, animée en même temps qu'aimable. Il connaît parfaitement la langue française et il a les manières les plus courtoises du monde; c'est un type achevé, du parfait gentleman.

Il -a longuement causé avec moi; parlant de la France qu'il paraît connaître admirablement, et aussi de l'Angleterre, de son esprit si puissant d'initiative privée ; bref, je l'ai quitté, charmé de l'entretien. J'ai été présenté, aussi, au cardinal Wiseman qui m'a accueilli fort aimablement. On parlait chez lui, toutes les langues de l'univers, et parfois, pour s'entendre, on en arrivait au latin, j'ai même essayé du grec, mais je n'en sais plus un mot; c'était une vraie tour de Babel.

Lorsque de grands personnages viennent visiter la section française, M. Le Play me laisse le soin de leur en faire les honneurs. J'ai servi ainsi de cicerone : au prince de Galles, à la princesse Alice d)Angleterre. au prince royal de Prusse, au duc de Cambridge, etc.

Samedi matin, on est venu me prévenir de la présence du comte de Chambord. Il est petit, boîte énormément et paraissait, du reste, attirer peu d'attention de la part du public, tandis que sur le passage de la reine MarieAmélie, accompagnée des ducs d'Aumale et de Nemours, la foule se découvrait respectueusement, avec une émotion évidente. On entendait même, dire parfois, à demi voix : « Revenez-nous donc. »


Au commencement de juin, les commissaires anglais de l'Exposition donnèrent une Conversazione au Musée de Kensington. L'immense hall était éclairé a giorno, rempli de femmes ravissantes, égayé par des musiques, des fleurs, etc. Dans un coin, je remarque une porte barrée par deux policemen: je m'y précipite, naturellement; on me dit que l'on n'entre pas; mais lord Granville qui passait au même instant, m'y fait pénétrer. Je me trouve dans un beau salon où j'aperçois d'abord, la duchesse de Morny, puis à côté d'elle, le prince Murât, le duc d'Hamilton, etc. Les commissaires anglais proposent alors aux invités de faire le tour des salons, et le cortège se met en marche, dans l'ordre suivant : le duc de Cambridge et la princesse de Joinville, le duc d'Aumale, le duc de Nemôurs, le prince de Joinville; puis lord Granville avec Mme de Morny, le duc de Buckingham avec la princesse Murât, etc. La princesse Murat et la duchesse de Morny, invitées par les commissaires, ne pouvaient refuser leurs bras; mais c'était un vrai traquenard, que de les forcer ainsi à former un cortège triomphal aux princes d'Orléans !

Bientôt arrivèrent les membres français du jury des récompenses. J'allai avec M. Le Play attendre notre ministre à la gare. Mme Rouher me fit un de ses petits saluts aimables et le ministre me dit bonjour avec des sourires d'un gracieux inconnu jusqu'ici. La présence du prince Napoléon amena une série de dîners, de promenades, de garden parties. Je suis très joyeux, je passe mon temps d'une façon délicieuse, seulement, je pourrais chanter, comme - dans le Pré aux Clercs : Ah ! que je suis las de tant de plaisirs ! »

Le 15 juillet, eut lieu la cérémonie de la distribution des récompenses. A partir de cette époque, nous éprouvâmes un calme relatif, et M. Le Play en profita pour


travailler à son grand ouvrage sur la Réforme Sociale.

Il m'en faisait lire, successivement, tous les chapitres, et me priait, après le déjeuner, de l'accompagner dans sa promenade autour de l'Exposition. Alors, il m'interrogeait sur mes impressions. J'étais toujours surpris et flatté, de voir un homme de cette importance et surtout de cette expérience, s'occuper des opinions d'un adolescent tel que moi. Et, non seulement, il voulait connaître ma pensée, mais il prenait la peine de discuter mes idées, et de me donner les raisons pour lesquelles il ne partageait pas mon avis.

De mon côté, je cherchais à occuper sérieusement mes loisirs, en préparant un travail sur les Institutions de l'Angleterre. Dès les premiers temps de mon arrivée au secrétariat de l'Exposition, M. Le Play m'avait prêté-un petit volume intitulé : How we are governed par Albany Fonblanque. C'était un exposé succinct de la Constitution britannique. J'avais pris des notes sur divers sujets, qui m'intéressaient particulièrement, et j'étais arrivé à me rendre compte de la forme du gouvernement d'un pays que je ne connaissais pas encore, mais dans lequel j'étais appelé à faire un assez long séjour.

Une fois installé à Londres, je me mis à étudier, de plus près, le mécanisme de cette Constitution, non écrite.

Un jour, enfin, l'idée me vint de faire un exposé complet des institutions du Royaume. Mes fonctions m'avaient mis en relations avec beaucoup de personnes capables de me donner d'utiles renseignements, et M. de Flahaut s'empressa de me faciliter l'accès de diverses administrations. J'en usai largement, et bientôt, j'eus les mains pleines de notes et de documents. Je les classai, peu à peu, et j'arrivai à me débrouiller au milieu de tout cela, C'est très simple, en réalité, mais tellement simple,


qu'avec nos idées françaises, nous n'y pouvons rien comprendre. Imaginer qu'un pays peut se gouverner sans une armée de bureaucrates, sans cartons, et sans dossiers pleins de poussière ! !

Au commencement de septembre, j'accompagnai M. Le Play à Paris. Le lendemain de mon arrivée, je rencontrai le duc de Morny. Il arrêta ses chevaux, et me fit monter dans son phaéton. « Il me revient de tous côtés, me dit-il, que vous avez su prendre à Londres, une position exceptionnelle. Seulement, je ne comprends pas votre père. L'autre jour, je lui dis que vous devez être décoré à la fin de l'Exposition, et il me répond qu'il ne faut pas vous gâter. Je n'appelle pas cela, vous gâter, mais vous rendre justice, je vous le dis très franchement. »

Le lendemain, je passai la matinée chez M. de Morny; il me fit longuement causer sur l'administration anglaise, me déclara que ce que je racontais était très peu connu et très curieux, qu'il faudrait le publier en France, sous la forme d'un volume ou d'articles de revue. « Enfin, me dit-il, je vois de plus en plus, la façon sérieuse dont vous avez pris votre position. Il est donc indispensable qu'on vous donne la croix. N'exagérez pas la modestie, et, tout en disant « Je ne sais pas », ayez l'air de dire : « J'y compte. »

Le 11 du même mois, je retournai à Londres, accompagné de mon père, auquel j'eus le plaisir de montrer l'Exposition. Nous allâmes ensuite à Édimbourg, et à Glasgow, avec la classique excursion des lacs Lomond et Katrine; le 25, nous étions de retour à Paris.

Ma campagne était virtuellement finie; elle avait été extraordinairement amusante, mais elle avait été aussi très intéressante et, en réalité, assez laborieuse. Elle avait eu, pour moi, d'importants résultats. Sans parler du côté pittoresque de mon séjour en Angleterre, il est


certain que j'avais beaucoup appris, et que mon esprit s'était singulièrement formé. L'exemple de ce grand pays et l'étude de ses institutions, avaient affermi l'amour que j'avais naturellement pour la liberté, et l'horreur que m'inspiraient l'intolérance et le despotisme; elles avaient aussi fortifié mon aversion pour la continuelle intervention de l'État en toutes choses. Si grande qu'elle fût, mon admiration cependant, n'allait pas sans réserve; mais je rends justice à l'esprit droit et pratique des Anglais, à leur profond respect pour l'autorité et ses représentants. Je m'étais trouvé en contact avec la plupart des hommes considérables du gouvernement et de l'opposition; beaucoup d'entre eux m'avaient frappé par leur distinction, la courtoisie et l'urbanité de leurs manières, particulièrement, lord Granville, lord Clarendon, M. Gladstone, le duc d'Hamilton. Faut-il ajouter que, là comme partout, la démocratie a fait son œuvre et le changement a été aussi rapide que profond. Quelle transformation en moins d'un demi-siècle et combien l'Angleterre du XXe siècle diffère de celle de 1862 !

Ce n'était pas sans regrets, que je revenais en France; allais-je m'y fixer? Le comte de Flahaut, qui m'avait témoigné une si rare bienveillance, m'offrait de rester auprès de lui, en qualité de secrétaire d'ambassade, et M. Thouvenel était prêt à signer ma nomination. Après réflexion, je me décidai à ne point quitter mon père et à rester au Conseil d'État. Je repris donc mes fonctions, travaillant chaque jour, avec M. Le Play.

Au moment de mon retour, un changement considérable venait de se produire dans le gouvernement.

Le jour où l'attentat d'Orsini était venu brusquement rappeler à l'Empereur les engagements qu'il avait pris jadis, avec les sociétés secrètes d'Italie, on avait pu


prévoir que cet avertissement ne resterait pas sans effet. Un an plus tard, la guerre avait éclaté et, à partir de ce moment, Napoléon avait mené, de front, deux politiques. Les agents diplomatiques déclaraient, officiellement, que la France exigeait le respect des traités, et ils protestaient lorsque les Italiens envahissaient les États de l'Église, mais, en même temps, l'Empereur envoyait dire à Cavour : «Faites, mais faites vite!» Il y avait en France, parmi les hommes politiques, deux courants opposés : d'un côté, les Italianissimes, tels que le prince Napoléon, le marquis de Lavalette, ambassadeur à Rome, M. Rouher et M. Thouvenel; de l'autre, les défenseurs du pouvoir temporel, c'est-àdire l'Impératrice, le comte Walewski, et M. Drouyn de Lhuys. Entre les deux, vacillant et embarrassé, l'Empereur tenait à ne pas blesser l'Italie, mais ne voulait pas davantage abandonner complètement le Pape. La question romaine n'était pas seulement embarrassante, elle paraissait presque insoluble. Certain jour, mon père, traversant le jardin des Tuileries, rencontra MM. Rouher, Thouvenel, de Lavalette et Benedetti, qui se promenaient dans la grande allée, en conversant gravement : « Eh bien, leur dit mon père, est-ce que vous conspirez, ou bien cherchez-vous la solution du problème de la quadrature du cercle? » « Mieux que cela, répondit M. Rouher, nous venons de trouver la solution de la question romaine ! » — Cette solution consistait à présenter au Pape un programme de réformes à introduire dans ses États et à lui demander de ratifier les faits accomplis, moyennant quoi, on lui garantirait une liste civile, et la paisible possession des territoires qui lui restaient; en cas de refus, la France devait se désintéresser des affaires du Souverain Pontife.

Quelques jours plus tard, le marquis de Lavalette


repartait pour Rome. Il vit le Pape et lui soumit la proposition de l'Empereur, en y ajoutant, certains commentaires. En rentrant à l'ambassade, où l'attendait la Marquise, il jeta son portefeuille sur un fauteuil, en s'écriant : « J'ai eu assez de mal à me faire refuser ! ».

Le duc de Bellune, premier secrétaire de l'ambassade, était présent; il écrivit aussitôt à l'Impératrice, pour lui raconter l'incident. L'effet fut terrible aux Tuileries.

L'Impératrice exaspérée, fit une scène à l'Empereur, et, le 15 octobre, M. Thouvenel était remplacé aux Affaires étrangères par M. Drouyn de Lhuys. Le marquis de Lavalette dut également quitter l'ambassade. Sur ce, le comte de Flahaut crut devoir donner sa démission; je me permis d'essayer de l'en dissuader, mais sa décision était formelle. Il détestait l'Autriche, où il avait, naguère, résidé comme ambassadeur et il éprouvait une profonde antipathie pour M. Drouyn de Lhuys. « Pour rien au monde, me disait-il, je ne' consentirai à rester sous ses ordres, pendant vingt-quatre heures. » M. de Flahaut, fut alors nommé Grand Chancelier de la Légion d'honneur, et il vint se fixer à Paris. Mme de Flahaut continua, comme à Londres, à recevoir, chaque soir, et je ne manquai pas d'y "passer quelques moments, de temps à autre.

Je repris aussi l'habitude d'aller, à peu près chaque matin, chez M. de Morny. Le duc causait avec infiniment de bonne grâce, d'esprit et de simplicité. Il écoutait et racontait, tour à tour, les échos de la ville et de la Cour, et lorsque nous étions seuls, il me parlait politique, me racontant ses conversations avec l'Empereur et me faisant part de ses impressions personnelles sur les événements. Je ne me lassais pas de l'écouter, tant sa parole avait d'intérêt et de charme.

L'année 1863 commença mal, M. Le Play me dit les


larmes aux yeux, que M. Rouher avait fait rayer mon nom de la liste des décorations, malgré les instances du prince Napoléon. C'était une pénible déception. Il est vrai que j'étais bien jeune, que je n'avais pas encore de longs états de services, mais, d'autre part, tous mes collègues du commissariat recevant le ruban rouge, il était assez dur de penser que je serais le seul, qui ne fût pas récompensé ! On m'offrait un service en porcelaine de Sèvres ou une forte indemnité; je refusai absolument, l'un et l'autre. M. Rouher me promit de me faire obtenir le grade d'auditeur de lre classe, mais M. Baroche qui aurait été heureux de me voir décoré, ne voulait pas me faire passer par-dessus un grand nombre de mes collègues, de sorte que je risquais fort de ne rien avoir. Cependant, l'excellent M. Le Play ne voulut pas désespérer; il me demanda de continuer à travailler auprès de lui et me chargea de la rédaction du rapport sur l'Exposition, ajoutant qu'au moment où ce document serait présenté à l'Empereur, le prince Napoléon comptait renouveler sa proposition.

En attendant, j'assistai, le 25 janvier, à la distribution des récompenses, dans la salle des États, au Louvre.

Plusieurs Souverains étrangers me firent remettre des décorations. Je reçus : l'ordre de Charles III d'Espagne, de Léopold de Belgique, d'Albert le Grand de Saxe, de Notre-Dame de Villaviciosa de Portugal, du Medjidié de Turquie, de Gustave Wasa de Suède, du Nicham Iftikar de Tunis, et des saints Maurice et Lazare d'Italie.

Le prince Napoléon avait pris très à cœur l'affaire de ma décoration. Le 10 août, je reçus de lui une lettre, par laquelle il m'annonçait que ma nomination était chose décidée. Il ajoutait que, pour me rendre justice, il faudrait également me donner la première classe de mon grade. Le décret fut, en effet, signé le 29 août.


Des lors, je consacrai tous mes monjerits de-liberté" à écrire l'ouvrage que je méditais, si bien qu'au mois de juin, j'avais terminé un très volumineux manuscrit; Restait à trouver un éditeur; mon père m'adressa à son ancien camarade Hachette. L'accueil fut peu encourageant : « Qui voulez-vous donc qu'un pareil livrepuisse intéresser? Qui donc en France, se préoccupe de savoir comment les Anglais se gouvernent ? Malgré tous.

nos efforts, et toutes nos relations, nous n'arriverons pas à vendre cent exemplaires ! » Hachette n'avait pas tort, car, à cette époque, on s'occupait peu de questions de législation comparée; il consentit cependant, à éditer.

l'ouvrage, mais à mes frais, risques et périls. J'acceptai ces conditions draconniennes et je lui remis mon manuscrit. En même temps, Hachette me présenta celui de ses commis qui était chargé de suivre l'impression de l'ouvrage, et d'envoyer les exemplaires destinés au service de la publicité : il se nommait Émile Zola et était installé dans un minuscule bureau, au fond du magasin de librairie. Le 25 juillet, je donnai mon dernier bon à tirer et, le 31, paraissait un volume de six cents pages, intitulé : Les institutions politiques, judiciaires et administratives de l'Angleterre. Je m'occupais avec M. Zola, du service de la presse. Quelle fut ma surprise, lorsque, plus tard, ce Zola devint ce que l'on sait.

Quoique l'époque fût très peu favorable pour la mise en vente d'un ouvrage de ce genre il se trouva qu'Hachette avait mal vu. Ce volume tiré à douze cents exemplaires, se vendit si bien qu'en deux mois l'édition se trouva épuisée, à la grande surprise de l'éditeur et, pour dire vrai, de l'auteur lui-même, qui n'avait jamais osé espérer pareil succès.

Vers la fin de juillet, je fus désigné pour porter le portefeuille à l'Empereur, qui se trouvait à Vichy. Depuis le


premier Empire, les auditeurs au Conseil d'État avaient le privilège d'aller présenter au Souverain toutes les pièces que les ministres soumettaient, une fois par semaine, à sa signature : c'était un voyage sérieux, lorsqu'il fallait se rendre, en chaise de poste, jusqu'au fond de la Russie; actuellement, c'était peu de chose, mais pourtant encore intéressant. Une voiture de la Cour m'attendait à la gare, pour me conduire à l'hôtel des Thermes. L'Empereur me fit demander et me retint à déjeuner. Le repas fut très agréable, Sa Majesté me parla de mon père, du livre que je venais de publier; la conversation s'engagea ensuite sur l'Angleterre et continua pendant le cigare et la promenade qui suivit; au fond, Napoléon III était libéral et grand admirateur des Anglais.

Lorsque je revins, à l'heure du dîner, je trouvai l'Empereur seul, occupé à regarder attentivement une carte des États-Unis. « Je ne sais pas, me dit-il, comment finira cette guerre, mais j'ai bien peur que ces pauvres gens du Sud aient le dessous. J'aurais désiré les aider, mais je ne pouvais rien sans l'Angleterre et l'Angleterre n'a rien voulu faire. » A cinq heures, l'on se mit à table et la conversation reprit sur la guerre d'Amérique.

Le lendemain matin, je pris congé de Sa Majesté, qui me rendit le précieux portefeuille; une voiture de la Cour me reconduisit à la gare et, à sept heures du soir, je remettais au Ministère d'État, le dépôt qui m'avait été confié.


CHAPITRE V

VOYAGE EN ORIENT

(1863) Départ pour Jérusalem. — Le prince Napoléon me charge d'une mission pour Ali Pacha et Daoud Pacha. — Le Patriarche de Jérusalem. —

Désolation du Saint-Sépulcre. — Laodicée. — Campos ubi Troja fuit.

— Les Dardanelles. — Cimetière des soldats français de la guerre de Crimée. — Le général Carbuccia. — Constantinople. En route pour la Grèce. — Mlle Roxane Paparigopoulo et Miss Lister. — Athènes.

— M. Bourée, ministre de France. - Mission en Angleterre. - J'accompagne le Prince de La Tour d'Auvergne au levee du Prince de Galles. —

La France refuse d'intervenir entre le Danemark et la Prusse. —

Voyage en Irlande. — M. Mac Swiney, Lord Maire de Dublin. — Dresde et son Musée.

Au mois d'août, ma mission en Angleterre était terminée, je me trouvais entièrement libre, et j'avais à me demander si je donnerais mon cœur tout entier à Celui qui me l'avait donné, ou bien si je le partagerais entre Dieu et le monde. La religion tenait une place de plus en plus grande dans mon esprit et dans ma vie; mais j'avais une très haute idée du sacerdoce et de la perfection qu'il exige. Le plus grand honneur que Dieu puisse faire à sa créature est de l'appeler au service des autels ; néanmoins, c'est présomption ou folie de s'engager dans cette voie, si l'on n'a pas entendu cet appel.

Je résolus donc d'aller chercher la lumière et je me préparai à partir pour la Terre Sainte. Ne voulant pas voyager seul, je m'adressai à l'Œuvre des pèlerinages qui organisait une caravane, j'en fus nommé le président.


Le Prince Napoléon, apprenant mon projet, me pria d'apporter, en son nom, à Ali Pacha, un cadeau consistant en armes de prix. Il me chargea aussi de remettre à Daoud Pacha, gouverneur du Liban, la Croix de Commandeur de la Légion d'honneur et le 22 août, je quittai Paris.

Après une entrée peu solennelle, mais pleine de gaieté, dans Alexandrie, nous arrivâmes au Caire par le chemin de fer. L'éclairage des gares se composait d'une bûche qui brûlait dans un pot de fer, au passage des trains; par là, on peut juger du reste ! Enfin, à travers une multitude de ruelles, où le jour n'a jamais pénétré et où un âne a peine à passer sans que les genoux de son cavalier touchent les murs, nous atteignîmes notre gîte.

Mon premier soin fut de me rendre chez Son Excellence Ali Pacha, pour remplir la mission du Prince Napoléon.

Ma visite avait été annoncée, le Pacha revêtu de ses habits de cérémonie, m'attendait dans son grand salon.

On m'apporta un immense chibouk avec un bout d'ambre orné de diamants, bourré d'excellent tabac, et du café dans une tasse couverte de filigranes d'argent. Je présentai au Pacha les cadeaux du Prince; puis, après une conversation assez banale, je pris congé et je rejoignis mes compagnons dans les jardins de Choubra.

Pour me remercier. Ali Pacha m'offrit une fête sur le Nil. Les mets les plus fins, les vins les plus exquis, de jolies femmes, le bruit du Nil, le beau ciel bleu, la superbe illumination, sans parler des chants de vingt musiciens, tout cela était merveilleux et semblait vraiment un rêve des Mille et Une Nuits !

Nous nous attardâmes peu au Caire, en dehors des excursions consacrées : les Pyramides, le Sphinx, le


désert, ainsi qu'une séance de derviches tourneurs et de derviches hurleurs.. Voilà de drôles de choses ! Les habitants de la lune ne doivent pas en faire davantage !

Le débarquement à Jaffa fut désagréable et pénible.

Un peu avant minuit, nous arrivâmes à Ramleh, l'ancienne Arimathie, où j'eus le rare honneur de coucher dans la chambre historique de Bonaparte.

De grand matin, nous nous mîmes en route, à travers la vaste plaine, où jadis, Samson lançait des renards,.

porteurs de torches, pour brûleries récoltes des Philistins.

Pendant que nous nous reposions à Colonieh, encore assez loin de Jérusalem, je vis arriver des janissaires précédant M. l'abbé Dequevauvilliers, vicaire général du Patriarcat. Il était suivi du Père Gardien de Terre Sainte, de plusieurs prêtres et du chancelier du Consulat de France. Tout ce cortège venait au devant de nous.

Enfin, vers trois heures, du sommet d'une colline, Jérusalem nous apparut ! Chacun descendit de cheval, se prosterna, et baisa ce sol mille fois saint.

Elle est là, devant nous, cette Cité maudite et bénie tout ensemble, dont les murailles, cent fois détruites, ont vu le supplice et la gloire de notre Dieu. Elle est là, noble encore dans la splendeur de ses ruines, superbe dans la majesté de sa désolation. Ses hautes murailles crénelées que le brûlant soleil a revêtues d'une chaude couleur, dominent de toutes parts des vallées désertes, que borne une ceinture de collines sauvages : c'est au milieu de cet amphithéâtre que se dresse, sur un roc élevé, Jérusalem !

La première émotion passée, je fais reformer les rangs. En tête marchaient les bachi bouzouks de l'escorte que le consul de Jaffa nous avait donnée, puis les janissaires, les kawas, je venais ensuite aux côtés du chancelier du Patriarcat; derrière nous se


trouvaient les prêtres, les pèlerins et tous ceux qui étaient venus au devant de nous. Le clergé, la population catholique, les enfants des écoles chrétiennes, nous attendaient aux portes de la Ville Sainte. Le corps de garde turc sortit pour nous présenter les armes. L'Empereur n'eût pas été mieux reçu.

Après avoir entendu la messe au Calvaire, nous parcourûmes en entier les stations du Chemin de la Croix, jusqu'à l'église du Saint-Sépulcre. La coupole est presque détruite, les oiseaux entrent dans l'église, la pluie tombe sur le monument sacré et, Dieu sait, quand les puissances chrétiennes parviendront à s'entendre, pour couvrir enfin, le plus vénéré et le plus auguste des Sanctuaires.

Nos prières achevées, nous nous rendîmes dans la chapelle des Franciscains. Après la récitation des complies, chacun de nous reçut un cierge, et, au son de l'orgue et des chants des moines, commença la Procession des Sanctuaires. Rien n'est plus émouvant que cette cérémonie. La marche lente, le rythme grave de cette magnifique liturgie, la demi-obscurité, tout se réunit pour ajouter encore aux sensations que fait éprouver la visite de ces Saints Lieux.

Notre itinéraire de retour, comportait la Samarie et la Galilée, mais le pays était fort troublé, les routes peu sures, en sorte que le Consul général me déclara qu'il ne pouvait autoriser des Français, à s'aventurer dans ces parages. Comment faire? Les paquebots étaient rares ! Heureusement le commandant français voulut bien nous transporter de Jaffa à Caïffa, et, de Caiffa jusqu'à Beyrouth.

Cette ville présente un merveilleux aspect; c'est un véritable jardin anglais qui s'étend entre le Liban et la mer. Je suis allé rendre visite au patriarche de Jérusalem, Mgr Valerga, Là, j'abandonnai le pèlerinage


pour monter à bord d'un paquebot des Messageries impériales qui me transporta à Tripoli, Laodicée, Alexandrette. Quel port de mer ! Quelques huttes de jonc, perchées sur quatre pieux : voilà la ville ! Cette localité a pourtant un mérite : on prétend que les costumes originaux tendent partout à disparaître, il n'en est rien ici ! Depuis le père Adam, rien n'a changé sous le rapport de la toilette 1 Mersina vaut Alexandrette, aussi est-ce avec joie que je m'en suis éloigné. Après un arrêt à Rhodes et à Smyrne, je me suis mis en route pour Constantinople, en suivant les côtes de la Troade : Campos ubi Troja fuit, Lesbos, puis : est in conspectu- Tenedos, etc. etc, ; bref, on nage dans les souvenirs, classiques jusqu'au cou.

Je suis descendu aux Dardanelles et à Gallipoli, pour visiter le cimetière, dans lequel reposent les corps de tant de soldats français, morts au début de la guerre de Crimée, notamment celui de l'aimable général Carbuccia, que nous avions souvent vu, jadis, au camp de Satory.

Les tombes sont dans un état d'abandon, pour ne pas dire plus, véritablement triste et honteux.

La nuit suivante, nous parcourûmes la mer de Marmara. Vers le matin, le paquebot ralentit sa marche, la mer était couverte d'un épais brouillard et l'on y voyait à peine autour de soi. Tout à coup, le soleil déchira la brume et, comme si le rideau d'un théâtre se levait, nos yeux éblouis contemplèrent Constantinople.

Impossible d'imaginer un plus merveilleux décor !

Le bazar me retint de longues heures, puis un caïq me conduisit aux Eaux-Douces d'Asie. Là, je vis de nombreuses femmes voilées, mais d'un voile si fin, si fin, que ce n'est pas la peine d'en parler. Ce qu'il y a de plus beau dans cete promenade, c'est le Bosphore. L'aprèsmidi, je suis remonté à Péra, puis, toujours en caïq, je


suis allé jusqu'à l'extrémité de la Corne d'Or et aux Eaux-Douces d'Europe.

En quittant Constantinople, je demeurai longtemps sur le pont du paquebot qui m'emmenait en Grèce, pour contempler ce splendide panorama dont je m'éloignais à regret. A l'appel de la cloche, je descendis à table, et voici qu'à côté de moi, je trouve deux yeux noirs, capables de faire tourner bien des têtes. La propriétaire « de ces yeux était Mlle Roxane, accompagnée de sa mère, Mme Paparigopoulo ; en face, il y avait un Anglais avec sa fille, jeune miss aussi jolie en blond que la grecque l'était en brun.-Étant d'un caractère peu communicatif, je n'ouvrais pas la bouche, mais les femmes sont bavardes et voici que la maman de Mlle Roxane m'entreprend en très bon français. J'apprends qu'elle est née princesse Soutza, que son mari est le président de l'Aréopage. Quant à l'Anglais, il restait drapé dans son silence, lorsque, tout à coup, il entend mon nom; je le vois alors accourir vers moi, avec la plus grande cordialité, et il me présente à la jeune miss, qui est également très cordiale. Me voilà donc, entre Mlle Roxane et miss Lister. J'avoue que le temps m'a paru assez l'Court à bord !

Dimanche soir, nous étions à Syra ; en entrant dans le port, j'ai eu l'impression d'arriver à Edimbourg. Enfin, nous débarquons au Pirée. Toute la famille de Mlle Roxane était à nous attendre. Il y avait, notamment, une cousine ravissante 1 Je me suis soustrait aux émotions, j'ai dit adieu, et j'ai suivi les Anglais: nous ne nous quittions plus.

Si je l'osais, je dirais qu'Athènes est aussi amusante que Londres. Je suis à l'hôtel, rue d'Eole, près du café Solon, de la pharmacie Pisistrate, du coiffeur Miltiade, et de la marchande de gravures, Minerve. Notre première


journée a été consacrée à l'Acropole; après ces merveilleuses ruines, le temple de Thésée, le temple de Jupiter, enfin l'Aréopage, = pas celui que préside M. Paparigopoulo ! Ici, M. Lister ouvre un Nouveau Testament, et nous lit le texte grec du discours de saint Paul, puis Toyant que je ne semble pas comprendre, il le traduit.— Je me figure, naturellement, qu'il est un savant ou tout au moins un professeur et j'interroge ma jeune amie : « Oh ! non, père est banquier à Liverpool ! »

Ma journée se termina agréablement à Patissia, chez M. Bourée, ministre de France, qui me retint à dîner.

Hier, j'ai passé un bon moment, avec Mme Paparigopoulo et Mlle Roxane, dont le père a exprimé le désir d'être mis en relation avec l'illustre auteur des Institutions de l'Angleterre. Ma réputation est parvenue jusqu'ici ! Le soir, dîner chez le ministre de France, et.

soirée chez le prince Soutzo. Il y avait de ravissantes personnes, mais la palme revenait à Miss Scarlett, fille du ministre d'Angleterre. On m'a fait un excellent accueil et tout le monde se liguait pour me retenir, M. Bourée fut particulièrement chaleureux (1).

Je suis parti, malgré ces aimables instances. Constantinople m'arrêta encore quelques jours, puis je m'embarquai sur la Mer Noire, pour gagner Kustendje, Vienne, et le 30 octobre, j'arrivai à Paris.

Ce me fut une vive joie de retrouver mon père qui m'attendait avec impatience. Une agréable nouvelle

(1) Après mon départ M. Bourée écrivit ceci à M. Herbet, directeur au ministère des Affaires étrangères : « Recommandez-moi souvent des voyageurs comme M. de Franqueville et, quoi que je réussisse à faire pour, eux, ce sera moi qui resterai votre obligé. Je ne J'ai gardé, à mon grand regret, que trois jours : instruction variée, esprit charmant, formes excellentes, tout y est. »


m'accueillit. La première édition de mon ouvrage était épuisée, Hachette m'offrait d'en préparer immédiatement une seconde et, cette fois, à ses risques et périls.

A ce moment, il n'aurait tenu qu'à moi de marcher vite dans ma carrière; le succès de ma campagne de Londres m'avait mis en évidence, le prince Napoléon me témoignait beaucoup d'intérêt, et M. de Morny me déclara un jour, qu'il avait disposé de moi et organisé mon existence future. « Dans un an, me dit-il, vous vous présenterez à la députation et, pour que votre situation soit bien établie, je vous marie avec une jeune fille très riche, que je vous montrerai prochainement; elle est protestante, mais cela n'a pas d'importance.» Il ne me fallut pas réfléchir longtemps pour démolir ces beaux projets. D'abord, je n'aurais, pour rien au monde, consenti à épouser une protestante, car je comptais bien, si je me mariais, avoir des énfants, et je n'aurais pas voulu confier leur éducation à une mère non catholique, et leur inspirer des doutes sur la vérité exclusive de ma foi. Quant à la politique, je n'aurais accepté de m'y mêler qu'à la condition de conserver ma pleine indépendance, ce qui était difficilement compatible avec la candidature officielle. Je continuai, néanmoins, à voir aussi fréquemment M. de Morny, qui était très libéral, très tolérant, devant qui l'on pouvait tout dire et qui, d'ailleurs, était trop intelligent et trop fin pour ne pas reconnaître les erreurs de son auguste frère.

Mon hiver fut assez laborieux. En dehors de mes fonctions du Conseil d'État, il me fallut travailler à revoir et à compléter mon ouvrage sur l'Angleterre.

Lorsque je lui avais offert l'un des premiers exemplaires, M. de Parieu m'avait dit : « Vous avez fait un bon livre, mais qui manque de profondeur, laissez-le


dormir, vous le reprendrez lorsque vous serez plus âgé et il vous ouvrira les portes de l'Institut. » Cela me fit sourire, mais je n'en acceptai pas moins l'offre que me fit mon président, de présenter mon ouvrage à l'Académie des Sciences morales et politiques. D'autre part, M. Baroche, devenu ministre de la Justice, m'avait demandé de venir causer avec lui des institutions anglaises ; le comte de Flahaut avait eu la bonté de me lire avec soin, et de noter les passages sur lesquels il avait à m'adresser des critiques. M. de Morny en avait fait autant, pour la partie politique ; un juge de Londres, M. Kerr, m'avait renvoyé un exemplaire interfolié rempli de notes, d'additions et d'observations, et le ckief clerk de la Trésorerie, Sir W. Anderson, avait fait de même pour ce qui était relatif aux finances. Muni de ces renseignements, j'avais revu tous les chapitres, j'en ajoutai même un nouveau sur les taxes locales. Je recommençai dès lors, à fréquenter, pendant plusieurs mois, M. Zola.

Au milieu de l'année, le Ministre des Travaux publics, me chargea d'une mission en Angleterre. Il s'agissait d'étudier la question du régime des voies navigables, et des associations syndicales, en même temps que d'examiner l'exposition de Dublin. Dès mon arrivée à Londres, j'allai chez le prince de La Tour d'Auvergne, ambassadeur de France; il m'emmena au palais SaintJames pour assister au levee du prince de Galles, ce qui équivalait à une présentation à la Reine.

Tandis que continuait le défilé, notre ambassadeur causait avec lord Russell, ministre des Affaires étrangères. La cérémonie finie, je repartis avec le Prince qui me raconta comment il venait d'annoncer à son interlocuteur, que le gouvernement français refusait décidément d'intervenir, dans le conflit entre le Danemark et la


Prusse. Avec beaucoup de clairvoyance, il me fit comprendre les graves conséquences qui pouvaient résulter de cette décision.

Le 2 juillet, je me mis en route pour l'Irlande, avec mon ami le comte Dulong de Rosnay. Après avoir parcouru ce ravissant pays, nous revînmes à Dublin, où le Lord Maire, M. Mac Swiney, donnait un banquet en mon honneur. Les Irlandais me prenaient pour un grand personnage, les journaux avaient annoncé ma venue, ce qui me força à prononcer deux discours, après lesquels on rentra au salon. Un essaim de jeunes beautés, parut alors; c'étaient les cinq filles du Lord Maire. Le lendemain, nouvelle invitation, plus intime. On joua au colinmaillard, puis l'on se mit à danser, après souper on redansa, bref nous partîmes au grand jour, ayant à peine le temps de passer à l'hôtel, pour prendre nos valises. « En vérité, me dit mon ami, lorsque nous fûmes installés dans le train, nous avons bien fait de filer, car si nous étions restés, gare les cœurs ! »

Au mois d'août, le Lord Maire de Dublin, vint à son tour à Paris, avec sa fille aînée. Je les conduisis à la représentation de gala, donnée à l'Opéra, en l'honneur du Roi d'Espagne. Toutes les lorgnettes se tournèrent vers Mlle Mac Swiney et, pendant les entr'actes, chacun me demandait quelle était cette charmante personne, inconnue à Paris.

Quelques jours après, je partais pour l'Allemagne; je revis les bords de la Moselle, Dresde, ses Corrège et la Madone de Saint-Sixte, qui est, à mes yeux, le chefd'œuvre de la peinture. Dans la matinée du 4 septembre, je rentrai à Paris, ne me doutant pas que de graves événements se préparaient pour moi, et que le sort de ma vie allait se décider.


CHAPITRE VI

LA MUETTE

(1864-1868)

Mariage. — Dîner chez le Prince Napoléon.— La mort du duc de Morny sonne le glas de l'Empire. — Installation à La Muette. — Rome et Pie IX. « L'Italie libre jusqu'à l'Adriatique. » - L'Autriche cède, mais trop tard, la Vénétie. — Le comte d'Haussonville et la politique impériale. — Une semaine à Compiègne. — M. Cornudet. — L'Exposition de 1867. — La revue de Longchamps. — Les Tuileries. — Mane, Thecél, Pharès ? — Le maréchal Niel. — Montalembert. — Le portefeuille de l'Empereur à Plombières. — Le maréchal Bazaine et l'armée allemande. — Les Œuvres.

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Mon voyage en Terre Sainte m'avait fait éprouver les plus saintes émotions, mais je n'avais pas senti l'appel de Dieu et M. Chevojon, curé de Notre-Dame-des-Victoires, aussi bien que l'Archevêque de Paris, Mgr Darboy, m'affirmaient que j'étais voué au mariage. Je tournai donc mes pensées de ce côté, et de nombreuses propositions avaient surgi, mais, il y avait toujours un mais.

J'étais donc arrivé à un résultat purement négatif, lorsque cette chose, que l'on appelle généralement le hasard, mais que les chrétiens nomment la Providence, intervint d'une façon bien inattendue.

Deux ans auparavant, j'avais été présenté à Mlle Schseffer, dans un bal de l'Hôtel de ville; je la rencontrai de nouveau à l'Exposition de. Londres, et l'hiver suivant, Mme Érard m'invita à ses soirées, rue du Mail.


Je recevais un excellent accueil, et je me sentais une véritable sympathie pour cette aimable famille, mais je me contentais de déposer simplement des cartes, sans aller jusqu'à faire une visite, me tenant sur une grande réserve, à cause de la différence de fortune, ne me doutant guère, que Mlle Schsefîer avait bien voulu me distinguer.

Le 12 août, un ami de Rossini, M. Jouault, que je connaissais fort peu, vint me trouver pour me prier d'aller voir M. Possoz, très lié avec la famille Schoeffer.

Cela me parut bizarre, et je résolus d'abord de ne pas tenir compte de cette démarche; puis je réfléchis qu'il était assez impoli de ne pas donner signe de vie à M. Possoz, et je me rendis à Passy. « Je suis enchanté de vous voir, me dit-il, je n'ai qu'une question à vous poser : Êtes-vous libre, et Mlle SchæfIer vous plaît-elle? »

Un peu étonné, je répondis affirmativement, en ajoutant que je ne désirais pas m'exposer à un refus et, qu'en conséquence, il valait mieux ne rien faire et ne rien dire.

« Il faut pourtant que je donne une réponse à M. Schoeffer, car c'est d'accord avec lui, que je vous ai prié de me venir voir, et il m'attend aujourd'hui même, pour connaître le résultat de notre entretien. » Je regagnai le faubourg Saint-Germain, de plus en plus étonné de la tournure que prenaient les choses. Le lendemain, Mme Érard m'invita à dîner à la Muette, J'acceptai; cependant, pour me donner le temps de la réflexion, car j'étais encore tout abasourdi de ce qui m'arrivait, je partis pour les bords du Rhin.

Dès mon retour, diners et soirées se multiplièrent, et le 5 octobre, mon père demanda officiellement à M. Schoeffer, de m'accorder la main de Mlle Marie.

Le mariage eut lieu le 12 novembre, à Notre-Dame-desVictoires. Le duc de Morny devait être l'un des témoins.


Retenu dans son château de Nades, par la maladie, il avait prié le comte de Flahaut, de le remplacer (1).

Dans l'après-midi, nous allâmes embrasser ma pauvre grand'mère de Franqueville, aveugle et paralysée.

A trois heures nous disions un dernier adieu à nos parents, qui nous avaient accompagnés à la gare, et la locomotive nous emporta vers la Bourgogne !

Marié ! J'étais donc marié 1 Je n'en revenais pas encore, tant les événements s'étaient rapidement succédé !

Il était assez tard, lorsque nous arrivâmes àBourbilly; un bon feu clair et gai nous attendait, et notre premier acte fut d'adresser à Dieu, une prière d'actions de grâces.

Le lendemain était un dimanche, les bonnes sœurs et les jeunes filles se tenaient à l'entrée de l'église de Vicde-Chassenay, pour offrir à ma chère Marie, un compliment et des bouquets, tout cela très simple, très naïf.

Les jours passèrent rapidement, comme toutes les choses heureuses ; mais l'été de la Saint-Martin finissait, le mauvais temps arrivait, aussi le 23 novembre, nous quittâmes notre petit pavillon, pour débarquer à l'impro-

(1) Je reproduis, avec plaisir, les deux aimables lettres que le Duc m'écrivit à cette occasion :

a Château de Nades, 10 octobre 1864. — Mon cher Franqueville, je serai ravi de vous donner ce témoignage d'amitié et d'être votre témoin. Je vous félicite de tout mon cœur, et vous ne serez jamais aussi heureux que je vous le souhaite. D « 4 novembre 1864. — Mon cher Franqueville, je suis depuis deux jours si souffrant que je n'ose me mettre en route. J'écris à M. de Flahaut pour le prier de me remplacer; il le fera, je n'en doute pas, parce qu'il vous aime et vous estime, et qu'il sera heureux de vous donner ce témoignage d'intérêt. Quant à moi, disposez de mon nom, de ma signature, comme cela vous sera agréable, vous savez d'avance que je vous appartiens; il faut que je sois vraiment souffrant pour que je n'aille pas à Paris, en ce moment.

Excusez-moi auprès de la future Mme de Franqueville, qui me considérera toujours, je l'espère, comme le témoin de son mari. »


viste, chez mon père, à Paris. Dès le lendemain, nous prenions possession de notre domicile, 107, rue de Lille.

A peine installés, le prince Napoléon nous invita à dîner au Palais Royal. Il plaça Marie auprès de lui, et eausa très aimablement avec elle. Le soir, la princesse Clotilde fit amener ses jeunes enfants dont elle était très fière; l'aîné était le prince Victor.

J'éprouvai, au mois de mars, un véritable chagrin.

M. de Morny, retenu à Nades par la maladie qui l'avait empêché de me servir de témoin, était rentré à Paris et semblait en meilleur santé. Par extraordinaire, j'avais passé trois jours sans aller au Palais Bourbon, lorsque dans la matinée du 9 mars, je reçus un mot du Dr Olliffe, m'annonçant que le Duc était dans un état extrêmement grave. Je courus au Corps Législatif; les médecins disaient que tout espoir était perdu. Je songeai alors, qu'il me restait un moyen de lui prouver ma reconnaissance et mon affection, et je demandai aussitôt, à Mgr Darboy, de faire une tentative suprême, pour sauver cette âme. L'Archevêque de Paris s'y rendit sans tarder; malheureusement, on lui dit que le Duc reposait, on ne le laissa pas entrer.

Rappelé par l'Impératrice, Mgr Darboy put enfin pénétrer auprès de M. de Morny, lui parler; le Duc expira le même jour.

J'allai prier devant le corps de mon ami; il était étendu sur ce lit où, tant de fois, je l'avais vu gai, causant, plaisantant. La Duchesse avait coupé les magnifiques nattes de ses cheveux blonds, et elle les avait enlacées autour des bras et des mains de celui qu'elle pleurait de tout son cœur.

Les obsèques furent célébrées avec une rare splendeur, et revêtirent le caractère d'un deuil national; .mais ce qui frappait davantage, c'était la pensée


de la perte que venaient de faire, la France et l'Empereur. On a souvent répété que la mort du duc d'Orléans avait été la fin de la Monarchie de juillet; on disait, ce jour-là, que la mort de Morny sonnait le glas de l'Empire.

Je n'ignore rien, de ce que l'on a pu dire contre le frère de Napoléon III, mais il avait toutes les qualités essentielles de l'homme d'État : l'esprit, la finesse, le tact, le sang-froid, la décision. Lui seul, peut-être, aurait eu assez, d'autorité sur l'Empereur pour combattre la folle politique qui a créé l'unité de l'Allemagne après celle de l'Italie, et qui a conduit la France à Sedan.

Au moment où il disparaissait, Morny travaillait, d'accord avec Émile Ollivier, à rendre au pays une liberté plus grande. Il comprenait à quel point les idées de l'Empereur avaient été fatales dans la politique extérieure. Il voyait l'Italie, moins reconnaissante de ce que nous lui avions donné ou laissé prendre, que de l'obstacle que nous opposions à sa revendication de Rome; l'Italie, plus amie de l'Angleterre, qui n'avait dépensé pour elle ni un homme, ni un écu, que de la France à laquelle elle devait, en réalité, l'existence. Il pressentait vaguement ce qui se préparait en Prusse, et où M. de Bismarck en voulait venir; il comprenait enfin, la folie de l'expédition du Mexique, et, dès avant Sadowa, il pensait ce que M. Thiers devait dire après, à savoir qu'il n'y avait plus une faute à commettre. Eût-il réussi à empêcher l'Empereur de faire l'alliance prusso-italienne, son influence aurait-elle prévalu contre celle du Prince Napoléon, des Rouher, des Lavalette et des Benedetti, nul ne peut le dire; ce qui est certain, c'est qu'il était le seul capable de le tenter et, peut-être, d'y parvenir.

Pour moi, qui avais toujours été reçu et traité par


lui avec une extrême bonté, à qui il avait, en toute occasion. témoigné une si grande affection, la perte de M. de Morny fut extrêmement douloureuse.

J'étais encore sous cette pénible impression, lorsqu'il nous fallut quitter le faubourg Saint-Germain. Le bail de notre hôtel expirait,- et, comme notre installation - n'était pas prête, Mme Érard voulut bien nous offrir l'hospitalité à la Muette, dans son appartement du second étage. Je pus ainsi, surveiller et presser l'aménagement de notre futur domicile, dans la Petite Muette, c'est-à-dire, réunir à la partie du Château, occupée par les parents de Marie, celle qui en avait été détachée, au moment de la Révolution. Notre habitation comprenait à peu près exactement, la moitié de la Muette, dans la partie où se trouve la chambre qui avait été, jadis, celle de la Reine Marie-Antoinette. C'est là, que vint au monde notre premier enfant, une fille, qui reçut au baptême, le nom de Chantai.

Bien des fois, quand j'étais jeune, j'avais jeté un regard sur ce beau parc de la Muette. Ces grandes allées solitaires, ce rond-point s'avançant jusqu'aux fortifications, avaient pour moi un singulier attrait; j'ignorais même le nom du propriétaire, et voici que je me trouvais installé, dans cette mystérieuse demeure !

Lorsqu'arrivèrent les beaux jours, je conduisis à Bourbilly, Mme Érard et mes beaux-parents. Le pays leur plut infiniment et la restauration du château fut décidée. Cela nous amena à considérer la Muette, comme résidence d'hiver, et à renoncer au centre de Paris. Les moyens de communication n'étaient pas nombreux alors. Un mauvais omnibus à deux chevaux, partait tous les quarts d'heure pour le Palais Royal, et le chemin de fer d'Auteuil avait deux convois par heure, pour la gare Saint-Lazare.


Notre vie s'organisa d'une façon très simple. Après déjeuner, vers midi, j'allais à Paris. Mon père m'avait installé un cabinet à côté du sien, au ministère, et je ne rentrais-guère, à la Muette, avant la fin de la journéè.

Les jeudis et dimanches, nous dinions chez Mme Ërard; les autres soirs, nous descendions à dix heures, chez les parents de Marie, pour prendre le thé. Il y avait souvent de la musique, et les plus grands artistes se faisaient entendre. Nous sortions très rarement, je ne faisais exception que pour l'Archevêque de Paris, chez lequel je passais volontiers une heure, le vendredi soir. Au milieu de tout cela, je trouvais encore le temps de lire, ce qui était, au fond, mon plus grand plaisir.

Marie ne connaissait pas Rome, de mon côté j'avais toujours désiré y retourner. Nous résolûmes donc d'y passer les fêtes de Pâques, et nous offrîmes à Mme Érard de nous accompagner. Le passage du Mont-Cenis, en traîneau, par un temps radieux, fut splendide. Nous nous arrêtâmes ensuite à Parme, où les délicieuses peintures du Corrège, nous tinrent en extase; le 22 mars, nous débarquions dans la Ville Éternelle et nous nous installions à l'Hôtel d'Angleterre.

Combien mes impressions actuelles étaient différentes de celles que j'avais éprouvées, neuf ans auparavant.

Cette fois, je voyais Rome en chrétien, j'y venais en pèlerin plutôt qu'en touriste. Pour la première fois de ma vie, j'allais voir le vicaire de Jésus-Christ ef je ne saurais dire quelle émotion me saisit, lorsque je sentis la main de Pie IX, se poser sur mon front. J'eus le bonheur d'assister à sa messe, et de recevoir, le jour de Pâques, la solennelle bénédiction Urbi et Orbi, que le Pape donnait alors, du haut de la Loggia, sur la place Saint-Pierre.

Lé 30 juin, je partis de nouveau, avec Marie et


Mme Ërard, pour Londres. Je me souviens de l'étonnement et du profond regret avec lequel j'entendis crier : Great prussian victory ! C'était l'annonce de Sadowa et, des cette première minute, j'eus l'impression, qui demeura ineffaçable, que la France venait d'être vaincue tout autant, si ce n'est plus, que l'Autriche ! L'Autriche 1 Combien cette fois encore, elle avait été maladroite.

En 1859, elle était tombée dans le piège que lui avait tendu Cavour : elle avait attaqué, ou lieu de laisser au Piémont le rôle d'agresseur, ce qui aurait probablement amené l'intervention de la Prusse. En 1866, elle devait comprendre que Napoléon avait dit naguère : L'Italie libre jusqu'à l'Adriatique, et que, par tous les moyens, il essaierait de dégager sa parole. Quand elle vit l'Italie s'allier à la Prusse, elle promit à l'Empereur de lui céder la Vénétie, quel que fût le sort de la guerre. Il était trop tard ! Si cette déclaration avait été faite un mois plus tôt, l'Italie n'aurait pas signé le traité et l'Autriche, pouvant disposer de toutes ses forces, aurait vraisemblablement eu raison de la Prusse.

L'Empereur avait déjà commis bien des fautes, mais celle qui consistait à pousser l'Italie dans les bras de la Prusse était la plus grave de toutes et elle était irréparable. Malade déjà, Napoléon n'avait plus de volonté bien arrêtée, et le Comte d'Haussonville résumait ainsi la situation : « On a vu quelquefois un homme allant se casser la tête contre un mur, mais on n'a pas encore vu un homme construire un mur pour aller s'y casser la tête ! »

M. Drouyn de Lhuys avait le sentiment vrai de ce qu'il convenait de faire pour arrêter la Prusse et parer au danger. L'Empereur le comprit d'abord et donna l'ordre de mobilisation, puis il céda aux influences italiennes du prince Napoléon, des Rouher et des


Lavalette, et t'heure passa pendant laquelle on aurait pu agir 1 Quand l'été arriva, mon beau-père m'emmena en Alsace, pour me présenter à sa famille, je fus enthousiasmé. Quel braves gens et quel beau pays ! Qui m'aurait dit que, bientôt, gens et pays cesseraient d'être Français !

Après une courte apparition à Bourbilly, et un pèlerinage à Annecy, l'automne nous réunit tous à La Muette. Je raçus une lettre du duc de Bassano, qui m'invitait de la part de l'Empereur, à venir, avec Mme de Franqueville, passer une semaine à Compiègne.

Cela tombait mal, Marie était souffrante, et j'avoue que je me souciais médiocrement de l'honneur qui m'était fait, mais je n'avais aucun motif valable pour refuser. Je partis donc seul, le 9 novembre, par le train spécial des invités de la Cour.L'Empereur fut très aimable, me rappela que j'avais été son hôte à Vichy, me parla de mon ouvrage sur l'Angleterre, bref, il remplit parfaitement son rôle de souverain. L'Impératrice vint, à son tour, adresser la parole aux messieurs. C'était la première fois que je voyais de près Sa Majesté, elle me parut absolument charmante : non seulement elle était d'une rare beauté, mais elle avait infiniment de grâce et de dignité. Elle voulut bien m'exprimer le regret de ne pas voir Mme de Franqueville. Lorsqu'elle eut achevé le tour du salon, Sa Majesté permit aux fumeurs de se retirer, à la condition de ne pas trop prolonger leur absence. Tous les hommes s'éclipsèrent, àl'exception de quelques galants cavaliers et l'on se mit à danser, au son d'un orchestre très primitif; un chambellan de service, tournait la manivelle, qui faisait mouvoir les touches d'un piano.

Pour moi, depuis mon mariage, j'avais renoncé à la danse.


Vers onze heures, l'Empereur et l'Impératrice se retirèrent; les dames regagnèrent leurs appartements, les hommes montèrent au fumoir. Je n'ai jamais détesté les gauloiseries, mais je suis forcé de dire que la liberté du langage dépassait toute mesure.

Le lundi, toute la société suivit la chasse à courre; je fus du nombre de ceux qui s'installèrent dans un char à bancs, traîné par quatre chevaux. J'étais assis, entre le président Pascalis et mon collègue d'Argenson. Notre conversation n'avait rien de cynégétique, et j'eus souvent des fou-rires comprimés, en entendant les graves propos échangés par mes voisins, au milieu de cette belle forêt, dans laquelle nous étions censés poursuivre un cerf. Ce fut là, d'ailleurs, tout le divertissement que me causa la première, et je puis ajouter la seule chasse à courre qu'il m'ait été donné de voir.

Le mardi, je fis une fugue à Paris. Le lendemain, il pleuvait, chacun resta chez soi. Vers cinq heures, tandis que je lisais paisiblement dans ma chambre, on vint me prévenir que l'impératrice m'invitait à prendre une tasse de thé. Je descendis aussitôt et je me trouvai en présence de Sa Majesté, entourée de deux ou trois dames. La conversation fut très animée, l'Impératrice parlant avec vivacité et avec beaucoup de sens; je ne reconnaissais pas du tout la femme futile, mais je voyais une personne sérieuse, dont les idées étaient absolument les miennes. Bientôt, je me sentis tellement à l'aise, que je ne craignis pas d'attaquer les sujets scabreux et j'en arrivai, au plus délicat, à la question romaine. C'était, ce jour-là même, que les dernièrestroupes françaises quittaient Rome, en exécution de la convention du 15 septembre. Je constatai que l'Impératrice était aussi papaline que moi, et je vis combien ses idées différaient de celles de l'Empereur.


La journée du jeudi fut assez désagréable, à cause du temps, qui ne permettait pas de sortir. Au dîner, je me trouvai à côté du Prince Gabrielli, avec lequel je m'entendis fort mal sur les affaires d'Italie. En sortant de table, on passa dans la salle de spectacle, où les artistes de la Comédie française jouèrent trois petites pièces : Gringoire, Pour les Pauvres, Une loge d'Opéra.

Une éclaircie permit le vendredi d'aller jusqu'à Pierrefonds. La pluie nous tint compagnie pour le retour, mais j'étais bien installé, dans un char à bancs, entre la Princesse Gabrielli et le vicomte de La Ferrière, premier chambellan, en sorte que le trajet me parut assez court. Après le déjeuner du samedi, je fis un tour dans le parc, pour voir la chasse à tir de l'Empereur, ce qui m'intéressa très médiocrement. A cinq heures, l'Impératrice m'invita pour la seconde fois à son thé intime. Elle me fit asseoir auprès d'elle, et lut, en le commentant, le discours prononcé, ce jour même, par Victor-Emmanuel. Puis, en cherchant un portrait de Mazzini, qu'elle voulait me montrer, elle ouvrit un cahier rempli d'extraits d'ouvrages qu'elle avait copiés de sa main. Je vis qu'elle aimait à fixer ses souvenirs, car, pendant la conversation, elle prenait des notes sur un petit carnet.

Le dimanche, tout le monde assista à la messe dans la chapelle du château; vers deux heures, l'Empereur et l'Impératrice firent leurs adieux à leurs invités, et à quatre heures, j'étais de retour à La Muette, heureux de retrouver mon simple foyer.

Au mois de janvier 1867, un changement de ministère amena M. Cornudet à la présidence de la section des travaux, publics. Ce me fut un vrai bonheur de me trouver sous la coupe directe de cet homme de talent.

et de cœur. Il était maître des requêtes, en 1852, lorsque


le Conseil d'État fut saisi du pourvoi formé par les princes d'Orléans contre le décret portant confiscation de leurs biens. Le président fit venir M. Cornudet et le pria de conclure au rejet de cette demande, ajoutant que le gouvernement y attachait un intérêt de premier ordre et n'hésiterait pas à le frapper, s'il agissait autrement. Son collègue, le vicomte du Martroy, lui dit alors : « Vous avez plusieurs enfants, je suis célibataire, par conséquent une révocation est moins grave pour moi que pour vous, remettez-moi le dossier et je conclurai exactement comme vous l'auriez fait. »

M. Cornudet, quoique très touché, refusa de se dessaisir.

Il n'avait aucune relation avec les Princes, mais il fit ce que lui ordonnait sa conscience, et il conclut en leur faveur. La révocation fut immédiate. Deux ans plus tard, l'Empereur répara cette injustice, en nommant M. Cornudet conseiller d'État.

Bientôt après, survint un grand événement de famille.

Lors d'un voyage à Annecy, j'avais demandé à la Supérieure de la Visitation, de faire dire une neuvaine devant la châsse de Sainte Chantai, pour l'enfant que nous attendions. « Mais vous avez une fille, me réponditelle; cette fois, il vous faut un fils et c'est à Saint François de Sales que nous nous adresserons. » Les prières des bonnes religieuses furent exaucées; le 7 février, nous eûmes la joie d'avoir un fils, qui reçut le prénom de François de Sales.

Pendant le Carême de cette même année, ce fut pour mon père, que je priai plus particulièrement. Il approchait de la soixantaine, sa santé commençait à faiblir; je désirais avec ardeur, le voir revenir à Dieu complètement. Le dimanche de Pâques, M. Possoz, venant comme de coutume finir sa soirée à La Muette, me dit : « J'ai été ce matin à Notre-Dame, pour la communion


générale des hommes, et j'y ai vu M. de Franqueville. »

Je fus profondément ému et, dès la première heure, le lendemain, j'envoyai un mot à mon père, pour lui demander si notre ami ne s'était pas trompé. Voici sa réponse : « Il est vrai que j'étais hier à Notre-Dame et que je suis - allé jusqu'au bout, comme tu dis. Il est très vrai aussi que ça été pour moi, une grande consolation. »

Le 1er avril, ouvrit l'Exposition universelle. J'assistai avec mes collègues du Conseil d'État, à la cérémonie d'inauguration qui fut assez insignifiante; mais la série des fêtes qui eurent lieu, à cette occasion, me laissa la plus vive impression. On donna d'abord, à l'Opéra, une représentation de gala, en l'honneur de l'Empereur de Russie, avec un acte de l'Africaine et le ballet de Gisèle.

Le 6 juin, l'Empereur Napoléon, accompagné du Czar et du roi de Prusse passa, dans la plaine de Longchamps, une revue, qui souleva une série ininterrompue de cris d'admiration. J'étais placé, avec Mme de Franqueville, au premier rang de la tribune officielle. Parmi les cent mille spectateurs qui contemplaient ce splendide défilé, il n'en était peut-être pas un qui ne jugeât une telle armée invincible, ou plutôt il en était un et, pour notre malheur, celui-là s'appelait Bismarck. Le 10 juin, un grand bal aux Tuileries clôtura toutes ces fêtes. Le coup d'œil était vraiment merveilleux : un escalier à double rampe, descendait du pavillon de , l'Horloge dans le jardin réservé, brillamment illuminé.

Au moment de l'entrée des souverains, nous nous trouvions, Marie et moi, dans la salle des Maréchaux.

L'Empereur de Russie marchait en tête, donnant le bras à l'Impératrice; il est difficile d'imaginer un plus beau couple. Le Roi de Prusse faisait l'effet d'un assez petit personnage, avec son costume sombre et son air renfrogné !


Vers deux heures du matin, s'ouvrirent les portes de la salle de théâtre, convertie en salle de souper.

La scène, éclairée à la lumière électrique, chose nouvelle alors, était encadrée de charmants décors, au milieu desquels jaillissait une fontaine, dont le bruit se mêlait aux chants des chœurs, et des danseuses animaient le

paysage. Mais la salle elle-même était mieux encore. Le parquet contenait une série de petites tables destinées aux invités ; il communiquait, par un double escalier, avec la tribune dans laquelle on avait disposé une grande table, réservée aux Souverains et aux Princes : c'était un véritable tableau de Véronèse. Nous avions pris place-, Marie et moi, à l'une des petites tables, avec nos amis de Ségur et de Sandrans. Immédiatement .à côté de nous, était assise la duchesse de Mouchy, encadrée du Prince Gortschakow et du Comte de Bismarck; ce dernier paraissait très joyeux: avait-il aperçu au fond de la salle, le : Mane, Thecel, Phares ?

Il faisait grand jour, lorsque nous quittâmes les Tuileries. Au moment où nous descendions le grand escalier, l'Empereur de Russie attendait sa voiture; il semblait fatigué, son regard était froid, presque dur, il était encore sous l'impression de l'attentat dont il avait failli être victime, au retour de la revue.

Un mois après toutes ces magnifiques réjouissances, arrivait la nouvelle de la fin lamentable de Maximilien, empereur du Mexique. Tel était donc le résultat final de cette folle expédition, pour laquelle on avait prodigué le sang et l'or de la France. En un an, Sadowa et Queretaro, les ennemis de l'Empire avaient beau jeu!

J'assistai, le 6 décembre, à la séance du Corps Législatif, où M. Rouher, cédant à la pression de l'opinion presque unanime des députés, qui le pressaient de décla


rer que le gouvernement n'abandonnerait pas le SaintPère, prononça le fameux jamais !

A cette même époque se discutait la loi militaire. Le maréchal Niel, qui comprenait combien notre armée était inférieure à celle de la Prusse, s'efforçait d'obtenir un nombre suffisant de soldats. L'opposition qu'il rencontrait était formidable. Les députés de la gauche voulaient, suivant la formule de Jules Simon, « une armée qui n'en soit pas une » et autres sornettes. La majorité n'avait pas le courage de braver le mécontentement des électeurs et s'efforçait de réduire les effectifs demandés. On ne voyait pas ou plutôt on ne voulait pas voir le péril qui menaçait le pays. Combien cela devait nous coûter cher !

La restauration de Bourbilly, interrompue par l'hiver, reprit aux premiers jours du printemps 1868 et m'appela souvent en Bourgogne. Pendant ces courses fugitives, j'eus l'occasion d'aller à La Roche-en-Brénil et de faire la connaissance de Montalembert. Les générations actuelles ne peuvent pas se rendre compte de ce qu'était, pour nous catholiques, cette haute personnalité parmi les défenseurs laïques de l'Église. Un mal implacable et douloureux rendait muette désormais cette grande voix, qui avait si ardemment lutté pour la liberté de l'enseignement et pour tout ce qui intéressait la religion, mais les accents de son incomparable éloquence résonnaient encore dans tous les cœurs.

Après cette première visite, je retournai souvent à La Roche. Je fus présenté à Mme de-Montalembert et à ses filles. L'une d'elles, Mlle Madeleine, fort jeune encore, fine, distinguée, commença par me faire rougir de mon ignorance en matière d'hagiologie. Elle sortait de l'église, où l'on avait fêté saint Jean Gualbert. J'avouai que j'ignorais même le nom de ce saint. « Comment,


s'écria-t-elle, vous ne savez pas ce qu'est saint Jean Gualbert ! » Combien de fois, depuis lors, me suis-je amusé à rappeler à cette charmante voisine, comment avaient débuté nos relations !

Le 25 juillet, je fus désigné pour aller à Plombières, porter le portefeuille à l'Empereur. Au déjeuner, la conversation, très intéressante, fut surtout militaire; il y avait le maréchal Bazaine, les généraux de Béville et Lepic et le marquis de Fleury, préfet des Vosges. Je me souviens que l'Empereur plaisanta le maréchal Bazaine qui manifestait une trop grande crainte des Allemands et de leur armée !

Cette année 1868 marquait une époque critique dans ma carrière. Un décret de 1863 avait décidé que les auditeurs ne siégeraient désormais au Conseil d'État que pendant cinq années ; mes fonctions devaient donc cesser, le 31 décembre, si je n'avais le rare bonheur, d'être nommé maître des requêtes. A la date du 1er janvier 1868 je me trouvais le premier sur la liste, et j'avais été présenté à chaque vacance, par le Ministre d'État et par le président du Conseil d'État, l'Emper-eur substitua d'abord à mon nom, celui du comte de Rambuteau, puis une seconde fois, celui de Chauchat. La fin de l'année arriva; je quittai, non sans regret, mais non pas sans espoir de retour, le corps auquel j'appartenais depuis huit ans. Mes liens officiels ne se trouvèrent d'ailleurs pas absolument brisés; M. Gressier, notre nouveau ministre, ayant décidé que je continuerais à faire partie du Comité consultatif des Chemins de fer.

C'était une occupation peu absorbante qui me laissait beaucoup de temps pour mes lectures et pour mes œuvres. J'avais abandonné la présidence de la Conférence Ozanam, et le Cercle du Luxembourg; mais j'en avais fondé un pour les employés de commerce, rue de la


Vrillière, et l'on m'avait nommé secrétaire général de la Société d'Education et d'Enseignement : grande œuvre, fort utile et intéressante, qui a fait du bien, mais qui aurait pu et dû en faire davantage encore, si les catholiques l'avaient mieux comprise et secondée.


CHAPITRE VII

LE CONCILE DU VATICAN

(1869-1870) *

L'Empire libéral. — M. Rouher quitte le Ministère. — Je suis nommé Maître des requêtes. — Émile Ollivier. — Le Concile du Vatican. —

L'Épiscopat français. — Les Matriarches. — Fermeté de Pie IX contre la pression du gouvernement français. — Visite du Pape à l'Exposition de Rome. — Le Roi de Naples. — Le comte Daru et le schema sur l'infaillibilité. — M. Thiers et l'ambassade auprès du Saint-Siège. —

— Le duc de Gramont aux Affaires étrangères. — Le salon d'Émile Ollivier.

Au printemps, grand émoi à propos des élections. On commençait à se rendre compte de l'immensité des fautes commises par l'Empereur. L'expédition du Mexique était une folie, mais l'unité de l'Italie, et surtout celle de l'Allemagne, étaient de vrais crimes contre la France.

Un changement de politique s'imposait. L'Empereur comprit qu'il était nécessaire de donner satisfaction à l'opinion; M. Rouher qui avait perdu toute autorité, fut relégué à la présidence du Sénat.

Immédiatement après les élections, nous allâmes nous installer à Bourbilly, c'est là où je reçus en octobre, la nouvelle de ma nomination de Maître des requêtes et mon père m'écrivit : « J'ai été au Conseil un peu par coquetterie et pour recevoir les compliments de mes collègues. Ils ne m'ont certes pas manqué, et je serais embarrassé pour te citer tous les noms. »

Il fallait donc rentrer à Paris. Je fus profondément


touché de la cordialité de l'accueil qui me fut fait par tous, et j'éprouvai un réel plaisir en me retrouvant dans ce milieu si sympathique.

J'avais conservé si bon souvenir de l'année passée dans la section de législation, que je demandai à y rentrer, ce qui me fut accordé. J'endossai, pour la première fois, mon uniforme de maître des requêtes, le 1er janvier 1870; j'allai prendre mon père et nous entrâmes ensemble aux Tuileries. Chacun de nous s'inclina, en passant devant le Souverain, sans se douter que c'était pour la dernière fois 1 Le lendemain parurent à l'Officiel, les décrets qui nommaient les nouveaux ministres : Émile Ollivier, à la Justice, le marquis de Talhouët, aux Travaux publics, etc. Les débuts d'Émile Ollivier furent difficiles; le meurtre de Victor Noir par le prince Pierre Bonaparte, avait provoqué de sérieux désordres, les forces révolutionnaires s'organisaient et l'on commençait à avoir conscience du danger qui menaçait l'Empire.

Dans un de ses récents discours, l'Empereur avait dit : « L'ordre, j'en réponds; aidez-moi à fonder la liberté. »

et voici que, précisément à l'heure où le pays retrouvait la liberté, l'ordre se trouvait menacé. Sans rien renier de ses principes, Émile Ollivier se posa pourtant en homme d'ordre et en défenseur résolu de la société.

En même temps que les réformes libérales, une autre question agitait l'opinion. L'épiscopat catholique venait de se réunir à Rome, en Concile œcuménique, et c'est avec un intérêt passionné — trop passionné malheureusement — que l'on se préoccupait de ce qui se passait dans la Ville Éternelle. J'avais le plus grand désir de m'y rendre, mais à peine rentré au Conseil d'État, je n'aurais pu faire une longue absence : une circonstance imprévue, vint m'en fournir l'occasion.


Le Pape avait décidé qu'une Exposition universelle aurait lieu, en 1870. Je faisais partie de la commission chargée d'organiser la section française; un arrêté du 20 janvier, me nomma commissaire général. Dès lors, je n'avais plus qu'à préparer mon voyage; mes amis Plantier et Hardouin, m'accompagnèrent.

Comment raconter mon séjour, et comment donner une idée de l'extraordinaire intérêt de ce que l'on voyait et entendait ! N'ayant aucun parti pris sur la question de l'infaillibilité, ni même sur celle de son opportunité, cela me permettait de voir et d'écouter les hommes des opinions les plus opposées. Instinctivement, j'avais toujours admis l'infaillibilité du Pape. Je jugeais, par les lumières du simple bon sens, que, du moment où l'on croit à la divinité de l'Église, à l'assistance de l'Esprit-Saint, on ne peut pas admettre que le vicaire de Jésus-Christ enseigne l'erreur. D'ailleurs, parmi les prélats opposés au vote du schema sur l'infaillibilité, presque aucun ne combattait sérieusement le dogme ; ce qu'ils contestaient, c'était l'opportunité de la définition.

Je passai une revue à peu près complète de notre épiscopat, mais je fus en relations plus suivies avec les Cardinaux de Bonnechose et Donnet; avec NN. SS.

Dupanloup, Darboy, de Dreux-Brézé, de Cuttoli, Forcade, Freppel, Pie, Rivet et Thomas. Ces Pères du Concile, étaient des hommes de talent et de caractère, de saine doctrine, de sainte vie, et vraiment de grandes figures.

Enfin, comme dans ce monde, le comique se mêle souvent au sérieux, le sexe faible voulait prendre part au Concile : il y avait celles que l'on nommait ironiquement : les Matriarches, dont les langues s'en donnaient à cœur joie. Dans un camp étaient Mlle Veuillot et ses deux nièces; dans l'autre brillaient Mmes Craven,


Benoist d'Azy, etc., peut-être aussi passionnées, mais plus discrètes.

La veille de l'inauguration de l'Exposition, le cardinal Berardi me conduisit auprès du Souverain Pontife, en audience oiffcielle. Pie IX m'accueillit avec une grande bonté, m'interrogea sur les changements constitutionnels survenus en France, puis revenant à la question romaine : « Voyez-vous, me dit-il, on m'a coupé les bras et les pieds, on m'a ôté tous les membres, il ne me reste plus que la tête; fort heureusement, elle est bonne et peut encore gouverner l'Église. »

Le lendemain, le saint Père fit son entrée à la section française de l'Exposition, et bénit tous mes compatriotes, entre lesquels s'étaient glissés quelques étrangers. Parmi ces derniers, il en était un que je n'avais pas remarqué.

Le jour suivant, comme j'allai voir le Roi de Naples, au palais Farnèse ; Sa Majesté me parla de la cérémonie de la veille. Je lui exprimai mon étonnement qu'il fût resté perdu dans la foule : « Croyez-vous, me dit le Roi, qu'il n'y aura pas foule dans la vallée de Josaphat, et pensez-vous que les Rois auront un trône dans le Paradis ? »

Le 16 mars, je fus reçu, en audience de congé. Le Pape m'invita à m'asseoir auprès de lui, me remercia de ce que j'avais fait et m'annonça qu'il avait trouvé bon de me conférer le titre héréditaire de Comte. Puis, Sa Sainteté me questionna longuement sur ma famille et sur Bourbilly, enfin la conversation revint sur le terrain politique. Le Pape se plaignit que l'Impératrice eût renoncé à son voyage à Rome, et que le gouvernement français lui eût fait une sérieuse injure, en interdisant la circulation des monnaies pontificales. « Mais, ajouta Pie IX, ce qui est bien plus grave encore, c'est que l'on veut employer contre moi la violence, dans le


domaine spirituel, on veut me dicter ce que je dois faire ou ne pas faire dans les matières de foi. On devrait pourtant savoir que ni la force, ni la menace ne peuvent avoir d'action sur le Pape. Je ferai ce que j'ai le devoir de faire, sans m'arrêter devant aucune considération humaine. L'Église ne se gouverne pas comme un État; elle brave, au besoin, les hommes, pour faire ce qu'elle doit. Tout le monde a peur de la Révolution, mais le Vicaire de Jésus-Christ ne craint rien. » Le Pape s'était beaucoup animé et me parla longuement, blâmant la faiblesse des honnêtes gens, plus redoutable encore que la malignité des méchants.

Je trouvai Paris en ébullition, les ministres me firent demander de les venir voir pour leur donner des renseignements sur ce qui se passait à Rome.

Le plus monté de tous, contre le schema sur l'infaillibilité, c'était le comte Daru, ministre des Affaires étrangères. Il songeait à rappeler notre ambassadeur, le marquis de Banneville, trop mou, suivant lui, pour envoyer à Rome un homme considérable, chargé de combattre nettement la proposition soumise au Concile et de faire comprendre au Pape que la France pourrait cesser de défendre ses États, s'il persistait à faire voter le dogme de l'infaillibilité. Je m'efforçai de montrer au ministre, que les catholiques, même les plus libéraux, ne pourraient approuver cet essai de pression et que toute intervention de ce genre serait regrettable et inutile. Le 12 avril suivant, le ministère était disloqué : MM. Buffet et Daru se retiraient pour ne pas sanctionner le plébiscite, et le portefeuille des Affaires étrangères passait au duc de Gramont.

Ce fut à l'occasion du Concile que j'entrai en relations avec le duc de Broglie et avec M. Thiers. Le premier ne repoussait pas l'idée de l'ambassade, mais, si opposé qu'il


fût à la promulgation du dogme de l'infaillibilité, il lui répugnait d'employer la menace.

Ma conversation avec M. Thiers fut plus curieuse.

M. Odier me conduisit, le 20 avril, à l'hôtel de la place Saint-Georges. Il n'y avait dans le salon que Mme Thiers et Mlle Dosne, M. Thiers se promenait de long en large dans la galerie. Après avoir salué ces dames, je retournai près du maître de la maison, qui me prit par le bras et m'entraîna dans sa promenade, s'arrêtant souvent, puis reprenant sa marche, sans cesser son discours. Il était plein de son sujet, et son sujet c'était le plébiscite. Je connaissais son opinion sur cette question, aussi me hasardai-je à l'interrompre et à essayer de l'amener sur un autre terrain. Je lui dis qu'on assurait que l'Empereur avait songé à lui offrir l'ambassade de Rome. « C'est bien possible, répondit-il, et il aurait eu bien raison; mais, en réalité, il ne l'a pas fait. Je crois, d'ailleurs, que je n'aurais pas pu accepter. Il y a trop peu de temps que le régime gouvernemental a été transformé; je ne suis pas certain que cela dure et qu'il n'y ait pas un retour en arrière. Un ambassadeur représente la personne même du Souverain, et voyez-vous ce qu'aurait été ma situation si l'Empire était redevenu autoritaire. Sans cette crainte, j'aurais certainement consenti, car je crois que j'aurais pu rendre de grands services à mon pays et à l'Église. Le Pape sait que je ne suis pas un catholique pratiquant, mais il comprend que, précisément à raison de cela, je suis, pour lui, un défenseur plus utile qu'un homme—connu comme clérical. Je suis certain qu'il écouterait mes conseils. Au fond, il mène très mal les affaires et il ne comprend pas ce qu'il faudrait faire. » Et alors M. Thiers m'expliqua,

longuement ce qu'il ferait lui-même, s'il était pape"- - 1'

par conséquent, comment Pie IX devrait agir, I: - 1


voulait bien l'en croire. Tous ses conseils se résumaient en un mot : Pas d'infaillibilité.

Le jour du plébiscite arriva. On sait comment vota la province et combien fut écrasante la majorité favorable à l'Empire ! — Il y a longtemps que l'on a remarqué combien la Roche Tarpéienne est voisine du Capi-- tole; de quel nom, cependant, aurait-on appelé le prophète qui aurait prédit, au lendemain du vote triomphal du 8 mai, que, moins de quatre mois plus tard, l'Empereur serait détrôné, la France envahie, et Paris soumis aux horreurs d'un siège?

Cette année 1870 était, il faut en convenir, une singulière époque. L'évolution qui venait de s'accomplir avait désorganisé les anciens partis. « Les Princes d'Orléans, me disait un ancien ministre de LouisPhilippe, sont comme des gens qui ont laissé leurs vêtements sur le bord de l'eau ; un passant s'en est emparé.

L'Empire a pris les habits de la Monarchie parlementaire, et on le suit. » Le fait est que la plupart des hommes qui, depuis plus de vingt ans, étaient réduits au silence et à l'inaction, étaient impatients de trouver une raison pour rentrer dans la vie publique.

Quel curieux spectacle présentait le salon d'Émile Ollivier ! Dans cet hôtel de la Chancellerie, dont sa jeune femme, que l'on avait surnommée Sainte-Mousseline, à cause de la simplicité de sa toilette, faisait si gracieusement les honneurs, on voyait le plus extraordinaire mélange d'orléanistes, de républicains, de bonapartistes libéraux. Tous venaient se montrer et s'offrir, tous venaient faire des courbettes devant cet homme d'État qu'avant la fin de l'année ils devaient se défendre d'avoir jamais connu ou salué. Quamdiu felix eris.

Cette époque a marqué dans mon existence, comme dans celle de la plupart de mes contemporains; il


semble que le monde dans lequel j'avais vécu, ne fût pas le même que celui dans lequel je me suis trouvé depuis lors; on avait l'impression d'assister à la naissance d'un nouvel ordre de choses.

Enfin, Dieu m'avait déjà donné quatre enfants, une seconde fille, Cécile, était née le 14 mai 1868, et deux ans après, jour pour jour, venait au monde, MargueriteMarie. Elle fut baptisée dans l'église de Passy, le 28 juin.

La vue de mes enfants m'était un continuel bonheur; l'aînée seule, nous avait donné quelques préoccupations : deux fois, elle avait eu des convulsions, et cela avait suffi pour me faire connaître des angoisses que nul ne peut comprendre, s'il ne les a éprouvées. Grâce à Dieu, aucun nuage dans le présent; le ciel, de ce côté, était limpide et bleu.


CHAPITRE VIII

LA GUERRE ET LA COMMUNE (1870-1871)

La candidature Hohenzollern. — Le télégramme des Tuileries. —Mobilisation, effectifs incomplets. — Les premiers désastres. — L'Impératrice régente. — La mission du général Fleury auprès de Bismarck, en 1866.

— M. Thiers à Londres. — Lord Lyons et l'Empereur Napoléon III.

— L'Angleterre et le traité de Francfort. — Versailles pendant la Commune. — Assassinat des otages. — Réunion à Bourbilly après l'orage. — Bénédiction de la chapelle Sainte-Chantal. — Visite du duc d'Aumale. — Alésia.

Les hommes, — et j'étais de ce nombre — qui avaient salué avec joie, l'Empire libéral, ne tardèrent pas à perdre leur illusion. La candidature d'un prince de Hohenzollern au trône d'Espagne avait été retirée, avec le consentement du Roi de Prusse, et le Conseil des Ministres réuni à Saint-Cloud, avait considéré que cela mettait fin à l'incident si grave, dont la France avait été justement émue. Dans la soirée du même jour, Ëmile Ollivier allant voir le ministre des Affaires étrangères, apprit de lui que l'Empereur avait ordonné d'envoyer à notre ambassadeur une dépêche, pour l'inviter à exiger du Roi de Prusse l'engagement de ne jamais permettre qu'un prince allemand accepte la couronne d'Espagne.

Deux fois déjà, un aide de camp était venu des Tuileries pour s'assurer que le télégramme avait été


expédié. Ainsi donc, sans délibération nouvelle du cabinet, l'Empereur avait pris une décision en contradiction formelle avec celle qui avait été arrêtée en Conseil.

Le premier mouvement d'Ollivier fut d'adresser aussitôt sa démission. Malheureusement la nuit lui porta conseil et mauvais conseil : il crut qu'il pourrait arrêter l'effet de ce fatal incident. On sait te reste.

Je me trouvais au Corps Législatif, le 15 juillet 1870, et j'entendis avec stupeur, la communication du gouvernement relative à la guerre. Dès la première heure, je fus saisi de sombres pressentiments, et ils ne firent que s'accentuer et s'aggraver chaque jour. Je partageais mon temps entre le Corps Législatif et le chemin de fer de l'Est, où s'embarquaient les troupes. Un fait extraordinaire se produisait au départ de chaque train. Les régiments arrivaient, les soldats se casaient, et le tiers ou la moitié des compartiments demandés par l'autorité militaire, restaient vides ! Un aide de camp du ministre demandait des explications aux officiers qui répondaient: « C'est tout ce que nous avons. »

A la nouvelle des premiers désastres, je courus chez mon père et mon oncle Dubreton, je les trouvai consternés : « Tout est perdu, me dirent-ils, non seulement c'est une défaite, mais l'Empire est moralement tombé, et nous sommes en pleine révolution. » Il me fallait prendre un parti; la Muette avait été livrée aux maçons, et Bourbilly, inachevé, aurait été inhabitable pendant la mauvaise saison; mon père me conseilla de conduire Marie et les enfants à Folkestone. Je les y laissai, en compagnie de Mme Érard et de M. et Mme Scheeffer et je revins m'installer à Paris, chez mon père.

Quels tristes jours ! Le 2 septembre, comme j'arrivais au ministère, mon père me dit que son secrétaire étant allé aux Tuileries pour faire signer au Ministre une pièce


très urgente, avait aperçu l'Impératrice en pleurs.

« Je suppose qu'il y a de fâcheuses nouvelles; reviens un peu plus tard, et je saurai ce qu'il en est, lorsque le Ministre rentrera. » Je revins une heure après, mon père quittait M. Jérôme David. « Eh bien ! me dit-il, on n'a pas encore de détails, mais on sait qu'il y a un effroyable désastre, auprès duquel Sadowa n'était rien ! »

J'avais promis d'aller passer le dimanche à Folkestone; ce fut là que j'appris toute la vérité; la catastrophe de Sedan, la captivité de l'Empereur, etc. Je comptais rentrer à Paris, dans la semaine, une lettre de mon père m'arrêta. Il m'annonçait la mort de ma pauvre grand' mère, ajoutait qu'il avait reçu l'ordre de partir pour Tours avec ses employés, et il m'engageait à rester, en attendant les événements.

Mes prévisions, hélas, s'étaient réalisées. Dès le début de la guerre, j'avais eu la crainte d'une défaite avec ses conséquences fatales : chûte de l'Empire et perte de l'Alsace. Lorsqu'après la guerre de 1866, l'Empereur avait essayé d'obtenir quelque compensation et qu'il avait fini par borner ses désirs, assurément bien modestes, à un étroit territoire du côté du Luxembourg, il avait envoyé le général Fleury, en mission secrète, à Berlin.

Après son retour, mon père avait vu le général qui lui avait raconté la réponse de Bismarck : « Je serai très franc et je vous dirai que nous ne pouvons et ne voulons rien céder. Je sais qu'un conflit entre la France et la Prusse est inévitable et je crois que le dernier mot nous restera. Assurément nos troupes n'ont pas l'élan des vôtres, mais elles ont la résistance et la persévérance, elles peuvent supporter plusieurs défaites sans être démoralisées et les vôtres seront abattues au premier échec. De plus, notre Roi est inébranlable sur son trône et il y reste-


rait, même vaincu; votre Empereur sera renversé, si ses troupes ne sont pas victorieuses : la partie n'est donc pas égale. D'ailleurs, vous pouvez dire à l'Empere.ur que ce n'est pas à lui que nous ferons la guerre, c'est à Louis XIV, qui nous a pris une portion du territoire allemand, nous voulons reprendre l'Alsace et nous la reprendrons. » J'avais noté cette conversa-' tion qui m'avait semblé le comble de l'outrecuidance; je voyais maintenant que Bismarck avait exécuté son programme, mais je pensais que l'Empire, une fois renversé, on allait traiter au plus tôt. Cette impression fut confirmée par une conversation que j'eus avec M. Thiers, le 16 septembre. J'étais allé le voir à l'ambassade de France, il me retint longtemps et ce fut non une conversation, mais un monologue. Il me raconta ce qu'il avait déjà fait et ce qu'il se proposait de faire ou de dire, à Vienne et à Saint-Pétersbourg. Sa conviction était qu'il allait obtenir un armistice, suivi de la conclusion de la paix. Il regardait la France comme très malheureuse, en un sens, mais aussi comme très heureuse d'être délivrée de l'Empereur.

Si cordialement que je fusse reçu partout, je ne pouvais pas me dissimuler que toutes les sympathies allaient à nos ennemis. La vieille Reine était passionnément allemande. Dès le jour où la paix avait paru menacée, lord Granville, ministre des Affaires étrangères, avait invité lord Lyons à faire savoir aux Tuileries, que l'Angleterre désapprouvait absolument toute pensée belliqueuse et que, si le conflit éclatait, elle se prononcerait formellement contre l'agresseur, sans cependant aller jusqu'à sortir matériellement de la neutralité, enfin la Reine priait instamment l'Empereur de se tenir en paix. L'ambassadeur, qui était en excellents termes avec Napoléon, fit très incomplètement la communication


dont il était chargé, il l'atténua beaucoup et se contenta de dire que son pays regretterait de voir éclater la guerre, mais resterait absolument neutre. Lorsque l'on apprit, au Foreign Office, comment lord Lyons avait rempli sa mission, le mécontentement fut extrême. Le sous-secrétaire d'État parlementaire, dit à lord Granville.

qu'il fallait une sanction, que la guerre n'aurait peutêtre pas éclaté, si l'ambassadeur avait parlé comme il en était chargé et qu'en présence d'un fait aussi grave, il était indispensable de le révoquer. Lord Granville n'osa pas aller aussi loin, ce que voyant, M. Otway donna sa démission motivée. Cet état d'esprit se modifia peu à peu. Quand on vit l'éclatante supériorité de la Prusse, les Anglais intelligents commencèrent à comprendre, selon l'expression du comte de Paris, que si la France descendait au rang de puissance de deuxième ordre, l'Angleterre deviendrait une puissance de troisième ordre. Ce fut mieux encore, lorsque la Russie lança son manifeste déclarant, sans ambages, qu'elle cessait de se considérer comme liée par le traité qui avait mis fin à la guerre de Crimée. Les hommes d'État anglais se reconnurent impuissants : l'armée française ne pouvait plus se joindre aux troupes anglaises et notre défaite réduisait la Grande-Bretagne à capituler devant le colosse moscovite.

Le jour où furent connues les exigences que l'Allemagne mettait à la signature du traité de paix, je rencontrai M. Gladstone. « Ah ! mon cher Franqueville, quelle chose affreuse ! On veut que la France paie six milliards. Mais une pareille somme n'existe pas, mais c'est une folie, c'est la désorganisation du marché monétaire du monde ! l'Angleterre a le plus grand intérêt à ce que l'on n'épuise pas ainsi vos ressources, et nous allons certainement tâcher de faire réduire ce


chiffre ! » — « Vous avez raison, répondis-je, mais il y a un vieux dicton français qui dit : Plaie d'argent, n'est pas mortelle ! Ce qui est affreux pour nous, c'est la perte de TAlsace, la perte de la Lorraine. Est-ce que l'Angleterre n'essaiera pas de nous faire restituer Metz? » « Pour cela, me dit-il, nous ne pouvons rien. Vous avez été vaincus et le territoire conquis est la proie du vainqueur. Si les rôles avaient été renversés, vous auriez certainement gardé les provinces rhénanes, et nous ne pouvons pas empêcher que vos ennemis agissent de même, mais, pour la question d'argent, c'est tout différent et soyez sûr que nous interviendrons. » La même réponse me fut faite par lord Granville.En Autriche, au contraire, notre cause était fort sympathique. Le marquis de Banneville, ambassadeur de France à Vienne, me laissa un jour entendre, et M. Bontoux, directeur général des chemins de fer du Sud de l'Autriche, m'affirma positivement, qu'au moment de la déclaration de guerre, l'Autriche avait offert à la France une alliance offensive et défensive que Napoléon avait refusé de signer, parce que l'on y mettait pour condition l'abandon de Rome.

Le 19 mars, arrivèrent à l'ambassade, des dépêches qui annonçaient des troubles sérieux à Paris; après la guerre étrangère, la guerre civile ! et la guerre civile en présence de l'ennemi 1 La Commune fut proclamée, les troupes qui occupaient la Muette furent remplacées par l'état-major de Dombrowski. J'attendais avec une impatience sans cesse croissante, le moment de rentrer à Paris. L'horrible tragédie se prolongeant au-delà de toute prévision, je résolus d'aller à Versailles pour me rendre compte de la situation. A Creil, je dus m'arrêter, j'y rencontrai le prince Victor de Broglie, en compagnie duquel je frétai un véhicule qui nous conduisit à


Pontoise, puis à Saint-Germain-en-Laye". Du pavillon Henri IV, nous observions la campagne, elle semblait riante et calme ; un étranger qui aurait ignoré ce qui se passait à quelques lieues de là, n'aurait pu se douter du drame affreux, dont le dénouement approchait. A peine apercevait-on parfois, du côté de Montretout ou du Mont Valérien, un léger nuage de fumée. A trois heures nous arrivions à Versailles. Je courus au château où mon père était installé au rez-de-chaussée de l'aile gauche de la Cour de marbre; il était parti avec M. Thiers, pour visiter les forts. J'avais une extrême impatience de le revoir; jamais nous n'étions restés si longtemps séparés!

Je ne l'avais pas prévenu, voulant lui réserver cette surprise; il fut stupéfait, lorsqu'en entrant, il me vit installé dans son fauteuil. Nous restâmes embrassés, sans dire un mot, tous deux trop émus pour parler.

Je passai trois jours à Versailles; mon père qui travaillait chaque matin avec M. Thiers était, mieux que tout autre, au courant des difficultés et des dangers de la situation. D'après son impression, le succès n'était pas douteux, mais la fin pouvait être encore assez longue à venir.

Enfin, Paris fut délivré, mais à quel prix ! Je demeurai atterré en apprenant l'assasinat de l'Archevêque de Paris et des autres otages de la Commune ! Je regrettai vivement Mgr Darboy, qui m'avait toujours témoigné tant d'affection et qui m'en avait récemment encore donné une preuve, en m'appelant à siéger au conseil de fabrique de la métropole de Paris. Un gardien, témoin de l'horrible drame, me raconta plus tard, que l'Archevêque était tombéenbénissant de la main ceux qui le fusillaient !

Quels spectacles, que de ruines ! Ici les Tuileries, le Ministère des Finances, plus loin l'Hôtel de Ville, et de l'autre côté de l'eau, ce palais du Conseil d'État, où


j'avais siégé pendant tant d'années. Tout un pâté de maisons de la rue de Lille avait disparu, entre autres, celle où ma pauvre grand'mère avait rendu son dernier soupir.

Bourbilly nous réunit tous après l'orage. Les Prussiens venus à Semur, n'avaient pas pénétré dans notre sauvage vallée, et le 21 août, Mgr Rivet vint bénir le château restauré. Pour la première fois, depuis plus d'un siècle, la vieille cloche mise en branle annonça le commencement du Saint Sacrifice, dans la chapelle de SainteChantal.

Au commencement du mois de septembre, nous eûmes l'honneur de recevoir Mgr le duc d'Aumale. Le Prince descendit d'abord à Bard chez M..de Lanneau et le mardi 12, dès que la cloche signala son arrivée à Bourbilly, le drapeau tricolore fut hissé sur la tour. Le duc d'Aumale fit son entrée dans la salle des gardes, ornée de feuillages et d'écussons à ses armes. A table, le Prince assis à la place du maître de maison, avait Marie à sa droite, et la comtesse de Guitaut à sa gauche; je portai la santé de S. A. R., et je lui dis que je priais Sainte Chantal de le bénir, comme elle avait jadis béni son aïeul le roi Louis XIV. Après une longue station à la bibliothèque, le Prince partit pour Epoisse, où je le suivis. La journée suivante fut consacrée à l'excursion d'Alise, particulièrement intéressante pour le duc d'Aumale qui avait écrit la septième campagne de César en Gaule.

Un mois après notre retour à la Muette, vint au monde notre quatrième fille, Madeleine. Elle reçut le baptême à Notre-Dame-des-Victoires. J'achevai l'année dans cette même église, demandant à Dieu, surtout dans ces temps si troublés, de garder les cœurs de ces enfants qu'il m'avait donnés.


CHAPITRE IX

L'ASSEMBLÉE NATIONALE ET LA CAMPAGNE MONARCHISTE (1872-1878) ,

M. Thiers et l'Assemblée Nationale. — Le comte de Paris et les projets de fusion monarchique. — Le Vatican et le Quirinal. — Le comte et la comtesse de Paris à Bourbilly. — Le duc d'Aumale à l'Académie. — La chûte de M. Thiers. — Paray-le-Monial. — La Campagne Monarchiste.

— Le comte de Guitaut et le drapeau blanc. — Lettre du comte de Chambord. — Son voyage à Versailles chez le comte de Vanssay. —

La « question du diocèse » au Conseil d'État. — Mon ouvrage sur les Travaux publics en Angleterre. — Histoire d'une Conversion. — Pose de la première pierre de la Basilique du Sacré-Cœur. — Le prince Gortschakow. — Fondation de l'Institut Catholique. — Le 16 mai. —

Cannes, la villa du Pin de la Danse.

Éloigné de Paris, pendant tout l'été, je n'avais suivi qu'imparfaitement les événements. Les journaux et les lettres ne m'apportaient qu'un écho affaibli des discussions de l'Assemblée Nationale; lorsque je rentrai dans la capitale, je fus stupéfait et navré, en constatant le désordre qui régnait dans cette tour de Babel.

Au milieu des circonstances les plus graves, alors que la guerre étrangère avait mutilé et ruiné la France, que la guerre civile avait mis en péril la société, il semblait qu'il ne dût y avoir que deux partis : celui des honnêtes gens et celui des coquins. Or, il se trouvait que ces derniers étaient unis, tandis que les premiers se divisaient en fractions chaque jour plus nombreuses.


Au milieu de cette ruche bourdonnante, M. Thiers -manœuvrait non sans habileté, mais avec une trop grande préoccupation de ses propres intérêts, qu'il considérait comme étant ceux de la France.

Les Princes étaient fort entourés, à cette époque, et les députés monarchistes s'efforçaient d'amener la fusion, sans laquelle il était impossible d'espérer le rétablissement de la Monarchie. La difficulté était grande, et l'on allait partout, répétant que l'obstacle venait de M. le duc d'Aumale, qui usait de son influence sur son neveu, pour l'empêcher de faire, auprès de M. le comte de Chambord, la démarche indispensable. Je savais que le fait n'était pas exact, car j'avais entendu le marquis de Dampierre et plusieurs de ses collègues raconter qu'ayant été, au mois d'avril, voir M. le comte de Paris, pour le presser d'agir, le Prince, après les avoir écoutés, leur avait demandé de descendre avec lui dans le cabinet de son oncle. Le duc d'Aumale leur avait dit alors : « Il est de mode de faire de moi le démocrate de la famille, de me dire même républicain; c'est injuste et c'est faux 1 Je n'ai plus d'enfants; c'est le comte de Paris, héritier légitime du trône, qui est mon fils adoptif; jaserais bien fou, dans ces conditions-là, de ne pas vouloir la monarchie. Eh bien ! qu'il dise si c'est moi qui l'empêche de faire la démarche que vous lui conseillez, qu'il le dise ! »

Le comte de Paris répondit en souriant : « Non, non, mon oncle, ce n'est assurément pas vous ! » Tous les assistants avaient été frappés de l'émotion véritable qu'avait laissé percer le Duc d'Aumale et du calme froid avec lequel le comte de Paris résistait toujours. Cependant, au milieu de toutes ces hésitations, de ces pourparlers, de ces discussions byzantines, la République gagnait chaque jour du terrain.

Dès le mois de février, je repris contact avecle Ministère


des Travaux publics. Le baron de Larcy, ayant reconstitué, sous un autre nom, le Comité consultatif des Chemins de fer, me demanda d'en être le secrétaire, ce que j'acceptai volontiers. Cela ne m'empêcha pas d'aller passer la Semaine Sainte à Rome, avec mon ami Plantier.

Que de changements nous y trouvâmes ! Le Pape, de souverain, était devenu prisonnier, et pourtant, par un quasi miracle, qui eût été impossible en France, mais qui .ne l'était pas dans cette patrie des combinazione, le Vatican et le Quirinal vivaient en paix. La question du pouvoir temporel était résolue et probablement d'une façon définitive. La ville avait déjà changé d'aspect; jamais plus on ne reverrait cette Rome papale, si pleine de charme, de douceur, de paix, en même temps si pittoresque et si poétique. Ce que Veuillot appelait le parfum de Rome n'existait plus.

En septembre, un an jour pour jour après la visite de M. le duc d'Aumale, nous eûmes l'honneur de recevoir M. le comte et Mme la comtesse de Paris. Il se produisit alors, un fait étrange. L'année précédente, le comte de Guitaut avait écrit à M. le comte de Chambord pour lui demander la permission de recevoir le duc d'Aumale à Epoisse et la réponse avait été affirmative.

Cette fois, au contraire, on lui avait dit : « Abstenez-vous et absentez-vous ! » Epoisse était donc fermé, ainsi que Bussy. Ce fut, pendant cette visite, que je reçus la nouvelle de ma nomination de Maître des requêtes, au nouveau Conseil d'État; je me rendis à Paris, aussitôt après le départ des Princes, me retrouvant avec plaisir, dans ce milieu si agréable. Nous étions moins nombreux que sous l'Empire, chacun avait une très sérieuse besogne, et je dus abandonner la plupart des œuvres, dont je m'occupais d'une manière active.

Un triste événement marqua le début de l'année 1873.


La santé de mon beau-père, M. Schseffer, nous inspirait depuis quelque temps de graves inquiétudes, mais nous le croyions mieux, lorsqu'une crise au cœur l'enleva brusquement. Les regrets furent unanimes ; M. Schseffer était universellement estimé et aimé. Sa mort laissa dans notre cercle un vide immense, elle ébranla profondément ma belle-mère et Mme Ërard. Je les emmenai passer quelques semaines dans le Midi, avec Marie et Chantai, et je profitai de ce séjour pour conduire Marie à la Sainte-Baume. On traverse, avant d'arriver à la grotte, une admirable forêt, conservée par les soins des Rois de France. Il faut, pour comprendre et pour goûter pleinement le charme de ce pèlerinage, avoir lu l'exquis volume du P. Lacordaire, sur sainte Marie-Madeleine.

Au printemps, M. le duc d'Aumale fut reçu à l'Académie Française; j'eus le très grand plaisir d'assister à cette séance. Ce fut un très curieux et, en un sens, très grand spectacle, que celui de l'entrée du Prince, escorté de ses deux parrains : MM. Thiers et Guizot, autrefois premiers ministres du Roi son père. Pour ajouter au piquant de la cérémonie, M. Cuvillier-Fleury était chargé de recevoir celui dont il avait été le précepteur, enfin, nouveau sujet d'intérêt pour moi, le Prince occupait le fauteuil de Montalembert.

Le mois de mai amena de graves événements ; la lutte entre M. Thiers et les députés conservateurs devenait de plus en plus vivt : une crise devait fatalement se produire. Le Président de la République fit un dernier effort pour se maintenir au pouvoir : il modifia la composition du cabinet. Bien loin de consolider M. Thiers, ce changement précipita les choses. M. de Fourtou avant d'échanger son portefeuille des Travaux publics contre celui des Cultes, fit signer un décret par lequel m'était conféré le grade d'Officier de la Légion d'honneur.


Le 24 mai, je me rendis à Versailles. J'appris que le gouvernement avait été mis en minorité. J'accompagnai mon père à la présidence, mais je le laissai entrer seul chez M. Thiers. Il en sortit; peu après, ayant trouvé le président mécontent et irrité, mais résolu à ne pas accepter la leçon que l'Assemblée avait voulu lui infliger, et convaincu que la séance de nuit permettrait aux députés de revenir sur leur vote de l'après-midi. En un mot, il annonçait qu'il allait donner sa démission, mais il était persuadé qu'on la refuserait.

Je dînai chez mon père, et aussitôt après, je me rendis à l'Assemblée. M. Buffet donna lecture du message de M. Thiers, et fit connaître qu'un certain nombre de députés lui avaient remis une proposition tendant à faire procéder immédiatement à la nomination du Président de la République. Malgré les cris de la gauche, M. Buffet réussit à dominer le tumulte, et le scrutin donna 390 voix pour le Maréchal de Mac-Mahon contre 1 pour M. Grévy. Il était onze heures du soir; la séance fut suspendue pendant que le bureau de l'Assemblée se rendait auprès du Maréchal, alors installé rue de Gravelle, dans l'hôtel de mon oncle Dubreton. A onze heures trois quarts, M. Buffet reparut au fauteuil. Il annonça que le maréchal de Mac-Mahon avait, non sans répugnance, accepté le fardeau qu'on lui imposait, au nom des grands intérêts du pays, et la séance fut aussitôt levée.

Je retournai, le lendemain, à Versailles; mon père était plein d'anxiété pour l'avenir; ses prévisions, qui me semblaient beaucoup trop pessimistes, n'ont été malheureusement que trop justes. Pour moi, j'étais heureux de voir les conservateurs ressaisir le pouvoir, et j'espérais qu'ils sauraient en faire un bon usage, tout en ne pouvant me défendre d'une certaine crainte, car je connaissais la précarité de leur majorité.


Le jeudi suivant, à la réception de M. Buffet, il n'était question que de la fusion et des moyens à prendre pour arriver au rétablissemgnt de la monarchie. Sur ces entrefaites, le nouveau ministre des Travaux publics, M. Desseilligny, me demanda de préparer un rapport sur le régime des chemins de fer, de la navigation et des routes en Angleterre. Je passai donc à Londres, les mois, de juin et de juillet; néanmoins je revins en France le 19 juin, pour assister à la grande fête du Sacré-Cœur, à Paray-le-Monial, en compagnie de Mgr Langénieux, alors évêque de Tarbes et de mes amis Plantier et Hardouin.

La foule était immense; après les vêpres, le P. Félix prit la parole: il demeura correct et froid, mais l'enthousiasme était tel, qu'il n'était pas besoin de discours pour le réchauffer. Le salut terminé, commença la procession des bannières. En tête, marchaient les députés, aussitôt après venait le drapeau des zouaves pontificaux, porté par Charette, ensuite les bannières voilées de crêpe de l'Alsace et de la Lorraine, puis celle du Sacré-Cœur, portée par mon ancien président Léon Cornudet. A la suite, marchaient les pèlerins accourus de toutes les parties de la France ! Ce fut un spectacle émotionnant et inoubliable !

Dans le courant du même mois, s'accomplit un grand événement qui aurait pu, et j'ajoute, qui aurait dû, avoir les plus heureuses conséquences. Le comte de Paris se rendit auprès du comte de Chambord. Désormais, la fusion était faite et la Monarchie devenait possible Je félicitai M. le comte de Paris de ce grand acte. Il me répondit : « Vous avez bien compris la pensée d'union qui m'a inspiré, je n'ai pas voulu qu'on pût dire aux conservateurs : la Monarchie est impossible, parce que les Princes sont divisés. J'ai trouvé de la part de M. le comte de Chambord, l'accueil le plus sympathique.


Espérons que tous les obstacles qui pourraient encore entraver l'œuvre de régénération de la France, le retour à la Monarchie traditionnelle et constitutionnelle, seront surmontés par le patriotisme de ceux auxquels il appartient d'accomplir cette œuvre. » Je savais, d'autre part, que la majorité de l'Assemblée nationale cherchait les moyens de faire monter sur le trône M. le comte de Chambord; je commençais à espérer sérieusement.

Lorsque j'arrivai à Paris, le 20 octobre, on croyait la chose faite. Mon père avait vu, dans la matinée, M. Thiers qui lui avait dit : « Eh bien ! Messieurs les royalistes doivent être satisfaits; ils vont avoir leur Roi; ce ne sera pas bien brillant et cela ne pourra pas durer bien longtemps; mais enfin, ils en sont arrivés à faire ce pour quoi ils m'ont renversé. » Le jour suivant, j'eus l'occasion de voir le préfet de police, Léon Renault et M. Sallantin, procureur de la République à Paris. Tous deux me tinrent le même langage : « Non seulement, me direntils, la chose va se faire, mais encore elle va se faire sans difficulté. Paris ne bougera pas. Il y aura du mécontentement, mais ce ne sera pas dans les faubourgs, où l'on est résigné à cette solution, ce sera dans la rue du Sentier; seulement ces gens-là se contentent de crier, ils ne descendent pas dans la rue ! »

Dans la soirée du 23, j'allai à la signature du contrat de Mlle de Montalembert avec le comte de Grünne; je vis, successivement, le duc de Broglie, M. le duc de Nemours MM. de Rességuier, de Meaux, tous avaient la même confiance. Pendant que je causais avec le duc d'Aumale, M. Buffet s'approcha de nous : « Eh bien ! mon cher président, dit le Prince, voilà une grande bataille engagée, il s'agit de la gagner ! » — « Assurément, Monseigneur, mais vous pouvez croire que l'on n'engage


pas une telle partie sans être d'avance assuré du succès.

Nous avons fait nos pointages : il est probable qu'au premier vote, la majorité sera faible, mais, une fois le principe de la Monarchie définitivement acquis, la physionomie du scrutin changera. En présence du fait accompli, beaucoup de ceux qui auront voté contrer voudront se faire pardonner et ils seront les plus empressés à montrer du zèle. Sur l'ensemble du projet, nous aurons une majorité considérable. Je n'ai pas l'ombre d'un doute ! »

J'étais moins rassuré que M. Buffet et, plus je désirais le rétablissement de la Monarchie, plus je tremblais qu'un incident imprévu vînt détruire l'échafaudage si laborieusement construit par le duc de Broglie et ses amis. Afin de calmer mon impatience, j'allai passer la journée du vendredi à Trianon pour assister à une séance du procès du maréchal Bazaine. C'était un pénible spectacle que celui de ce soldat, dans lequel la France avait pendant un temps mis toutes ses espérances, assis aujourd'hui sur le banc des accus.és, et ne trouvant ni un mot pour justifier sa conduite, ni un accent pour marquer sa douleur !

Le 30 octobre, en retournant à Bourbilly, je fis route jusqu'à Montbard, avec le général Bourbaki, commandant le corps d'armée de Lyon. Lui aussi était plein de confiance, et parfaitement assuré que la seconde ville de France ne bougerait pas plus que la première. Le préfet de Vaucluse, M. Doncieux, qui se trouvait avec nous, assurait que tout irait bien dans le Midi.

J'allai à Ëpoisse, le jour de la Toussaint, j'y trouvai mon ami le comte de Guitaut : « On m'a changé mon comte de Chambord ! me dit-il; penser qu'il accepte toutes les formules du gouvernement parlementaire, c'est déjà bien fort, mais qu'il renie le drapeau blanc,


c'est ce que je ne puis encore croire et, cependant, il semble que cela soit ! »

Le 2 novembre, à Bourbilly, au moment où nous sortions de la chapelle, on me remit les journaux. Je lus la fameuse lettre du comte de Chambord, et je demeurai consterné. Je compris que tout était fini, et qu'après avoir touché au port, nous étions rejetés dans les aventures. Le soir même, je repartis pour Paris, où je trouvai mes amis, consternés comme moi.

J'assistai, le 19 novembre, à la séance de nuit, dans laquelle l'Assemblée nationale, n'ayant pas réussi à faire la Monarchie, essaya, du moins, de donner au pays un gouvernement provisoire. Le septennat était un expédient, non une solution; l'animosité était extrême, de part et d'autre.

Le comte de Chambord avait-il prévu l'effet que devait produire son manifeste? Cela n'est pas certain, et ce qui permet d'en douter, c'est qu'en voyant ce résultat, il vint incognito à Versailles, chez le comte de Vanssay, l'un de ses plus fidèles amis. Le secret fut bien gardé, car, ayant eu l'occasion, à ce moment même, de rendre visite à M. de Vanssay, je n'avais rien soupçonné. Ce fut seulement après le départ du Prince, que j'appris les détails de son voyage, et comment le maréchal de Mac-Mahon avait refusé de le recevoir, en disant : « Il est trop tard ! »

Il faut avouer, d'ailleurs, que la campagne monarchique avait été conduite d'une façon déplorable.

Mon ami Chesnelong, qui en avait été le négociateur, m'avait avoué que M. le comte de Chambord, après être tombé d'accord avec lui sur tous les points, lui avait adressé, sur la question du drapeau, une réponse quasi négative. Au lieu de s'arrêter et de préciser, Chesnelong avait simplement dit : « Permettez-


moi, Monseigneur, de n'avoir pas entendu » et, sur ce, il était reparti, persuadé que tout s'arrangerait à Versailles. Lorsque arrivé à la réunion de ses collègues de la droitey il avait rendu compte de sa mission, le secrétaire chargé de rédiger le procès-verbal, M. Savary, de triste mémoire, prit soin de le rendre presque inacceptable pour le Prince. De là, l'extrême mécontentement de ce dernier, et sa fameuse lettre qui vint tout briser. On a beaucoup admiré, et avec raison, la parole du duc d'Aumale, répondant à Bazaine qui disait : « Il n'y avait plus rien ! — Si, Monsieur, il y avait la France ! » Pauvre France, hélas, personne n'avait pensé à elle, parmi tous ces hommes politiques qui tenaient entre leurs mains ses destinées. Je ne connaissais pas, autrement que de vue, M. le comte de Chambord, jamais je n'avais voulu l'aller voir, mais il était le représentant d'un principe et cela me suffisait.

En 1874, les mois de mars et d'avril, m'apportèrent un surcroît de travail. Le Conseil d'État était saisi par le ministre des Cultes de la question de savoir si le diocèse constitue une personne civile, capable d'acquérir, de recevoir et de posséder. La question avait une importance extrême pour l'Église. J'étais chargé du rapport, et je le fis à la séance du 17 mars. La discussion fut longue, mais enfin je l'emportai. L'affaire revint, le 30 avril, devant l'Assemblée générale, où je fis un exposé très complet, qui donna lieu à une nouvelle discussion fort animée. Le résultat fut d'ailleurs excellent, l'avis que je présentai fut adopté, à la majorité de treize voix contre neuf. Mon rapport fut imprimé et j'en adressai un exemplaire à chacun des Évêques de France; beaucoup d'entre eux me répondirent, en me remerciant du service considérable que je venais de rendre à l'Église, et le vénérable archevêque de Paris, qui se rendait à Rome,


voulut bien en parler au Souverain Pontife, qui me conféra, à cette occasion, la Grand-Croix de Commandeur de l'ordre de Saint Grégoire le Grand.

Mon été fut particulièrement laborieux; je le consacrai à l'achèvement et à l'impression de mon ouvrage sur les Travaux publics en Angleterre qui forme quatre volumes, soit 1750 pages. Je n'eus, d'ailleurs, qu'à me féliciter du succès de cette publication. M. Vuitry la présenta, avec de grands éloges, à l'Académie des Sciences morales, et M. Aucoc l'offrit, en excellents termes, à la Société de Législation comparée. Il y eut, dans les journaux et dans les revues françaises et étrangères, nombre d'articles flatteurs. Enfin, le gouvernement autrichien me demanda l'autorisation de faire traduire et de publier la partie consacrée aux chemins de fer.

L'Empereur me conféra à cette occasion, l'ordre de la Couronne de fer.

Au commencement de l'hiver, 1875, nous avions eu le grand plaisir de voir s'installer auprès de nous, à Passy, un jeune ménage anglais de nos amis. Ce ne fut malheureusement, qu'une apparition; cette délicieuse jeune femme mourut peu après, en donnant le jour à une fille.

Je connaissais Georges Lane Fox, depuis le temps de sa jeunesse; c'était l'un des plus beaux hommes que l'on pût voir. Sa conversion fut quelque chose d'admirable et d'extraordinaire. Se trouvant à Paris, un VendrediSaint, il entra par désœuvrement et par curiosité dans une chapelle anglaise. Le spectacle de cette assistance en prières le frappa, et lorsqu'il revint à Londres, toujours poursuivi par le souvenir de son Vendredi-Saint, il assista, plusieurs fois, aux offices de l'Église anglicane.

La grâce poursuivant son œuvre, sa foi devenait plus vive, chaque jour : il s'adressa à un ministre puséyste,


qui le soumit à une austère discipline, mais là encore, il ne trouvait pas pleine satisfaction. Enfin, pendant l'hiver de 1866, étant au château de Bramham, chez son père, un. bon catholique du voisinage, lui conseilla de causer avec un prêtre. Il y consentit et la lumière commença à pénétrer dans son esprit. Le 18 janvier, comme il lisait l'Évangile de la fête de la Chaire de Saint-Pierre à Rome, la vérité éclata : « Ou l'Évangile est faux, dit-il, ou le catholicisme est la vraie foi. » — « De même que l'œil n'aperçoit rien dans un vitrail, lorsque l'on est à l'extérieur de l'église, mais distingue tout, lorsqu'on se trouve à l'intérieur, de même aussi, me disait-il, je vis tout, là où je n'avais rien vu jusqu'alors. »

Dès ce moment, il marcha droit au but, et déclara nettement à son père sa résolution de se faire recevoir dans l'Église catholique. Rien ne fut épargné pour l'empêcher de réaliser son dessein : il demeura inébranlable, et son père, exécutant la menace qu'il lui avait faite, le déshérita au profit de son frère cadet. En abjurant, Georges perdait une fortune énorme et, bientôt, il songea à revêtir l'habit blanc de l'ordre de SaintDominique.

Quelques jours avant de quitter l'Angleterre pour se rendre à Rome, au couvent de Sainte-Sabine; il alla prendre congé de l'une de ses parentes. L'heure du dîner venue, celle-ci le pria d'offrir le bras à la fille du général Slade. A table, la conversation s'engagea sur les questions religieuses. Elevée dans la secte presbytérienne, Miss Slade était fermement attachée à ses croyances, de sorte que la discussion fut très vive, entre les deux voisins. Le lendemain matin, au moment du premier déjeuner, la jeune fille avoua à Georges qu'elle avait été fort troublée de ce qu'il lui avait dit, la veille, si bien qu'elle avait peu dormi et beaucoup prié. « J'ai supplié


Dieu, dit-elle en finissant, de me montrer la vérité, mais surtout de ne jamais permettre que je devienne catholique. » Le repas fini, Georges dit à Miss Slade : « Je pars, dans un moment, et il est probable que nous ne nous reverrons jamais ici-bas, voulez-vous seulement me permettre de vous offrir un souvenir : c'est le portrait de celle que j'aime le plus au monde et je voudrais qu'il ne vous quitte jamais. » Et comme la jeune fille répondait affirmativement, il lui mit, entre les mains, une médaille de la Sainte Vierge. Trois ans se passèrent, pendant lesquels Georges n'entendit plus parler de Fanny.

A Rome, Georges continuait à chercher sa voie. Sa santé se trouvait fort mal du régime austère des Dominicains; il dut quitter Sainte-Sabine, pour entrer au noviciat de Lyon, mais il n'en continua pas moins à dépérir, et ses supérieurs l'envoyèrent en Angleterre. Le cardinal Manning le reçut chez lui et, après mûre réflexion, lui déclara qu'il devait rentrer dans le monde et renoncer à la vie religieuse.

Peu de temps après, l'archevêque partit pour Rome, où le Concile allait s'ouvrir; Georges l'y rejoignit et le lendemain de son arrivée, il alla entendre la messe, à l'église de Saint-Andrea delle Frate. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'en s'approchant de la Sainte Table, il vit auprès de lui Fanny Slade. En rentrant, il raconta l'incident à Mgr Manning, avouant que son émotion avait été profonde, et que peut-être il ferait mieux de quitter Rome, pour ne plus s'exposer à rencontrer cette jeune fille. Le Cardinal lui répondit que la rencontre ne l'étonnait pas, qu'il la considérait comme providentielle et, au contraire, il engagea Georges à rester et à revoir Miss Slade. Les deux jeunes gens se mirent à parcourir les sanctuaires de Rome; la nuit de Noël ils allèrent ensemble à la messe de minuit. Lorsqu'ils sortirent,


tous deux comprirent qu'ils étaient désormais liés l'un à l'autre et, ils se regardèrent comme fiancés devant Dieu. Telle est la touchante histoire dont il m'a été donné de connaître tous les détails. Je n'ai pas rencontré d'âme plus belle et plus noble que celle de Georges, de créature plus exquise que Fanny, et je me figure que Dieu, qui ne se laisse pas vaincre en générosité, rendra au centuple à Georges tout ce qu'il a sacrifié en devenant catholique !

Le 16 juin, fut posée la première pierre de la Basilique du Sacré-Cœur, à Montmartre. Le cardinal Guibert célébra la sainte messe, dans la vieille église Saint-Pierre.

Aux premiers rangs de l'assistance, on voyait le duc de Nemours, le duc d'Alençon, et près de deux cents membres de l'Assemblée nationale. Le légat du Pape et tous les évêques présents donnèrent leur bénédiction.

Ce fut une grande et belle journée !

Jusqu'à cette époque, j'étais assez sceptique sur le nouveau traitement, dit des Cures d'air; cependant le médecin m'ayant conseillé de conduire Marie en Suisse, nous allâmes nous installer au Rigi Kaltbad.

Notre séjour y fut fort agréable; j'avais, chaque jour, d'intéressantes conversations avec le Prince Gortschakow. Le chancelier russe, me parlait avec grande sympathie de la France, avec grande animosité de l'Allemagne. : « Ah ! me disait-il, si vous aviez un gouvernement, ou une forme de gouvernement présentant quelque solidité, l'alliance entre nos deux pays serait bien vite faite ! Si l'Empereur avait voulu, nous aurions été avec la France; nous ne lui avions pas gardé rancune de la guerre de Crimée, et nous ne demandions qu'à marcher d'accord avec lui; il est venu nous chercher querelle à propos de la Pologne, et il nous a montré alors une telle hostilité qu'il nous a été impos-


sible de l'oublier. Aujourd'hui, au contraire, il n'y à rien qui puisse nous éloigner de vous; seulement, avant de nous engager, nous voudrions savoir avec qui traiter. »

La fin de l'année fut sombre, on sentait le malaise et l'instabilité, dans le gouvernement de la France.

J'arrive à l'une des périodes les plus douloureuses de mon existence. Le 26 janvier 1876, ma fille Cécile éprouva un malaise qui parut au premier abord, sans conséquences sérieuses, mais qui fut, en réalité, le début de cette maladie qui devait durer autant que sa vie, sans que jamais soins, ni prières aient obtenu la moindre amélioration dans son état. A partir de ce jour, nos angoisses et nos inquiétudes ne cessèrent plus.

De grandes fêtes devaient avoir lieu à Lourdes, pour la consécration de la Basilique. Je partis à la fin de juin, avec le cardinal Guibert et Mgr Meglia, nonce apostolique.

Il y eut plusieurs miracles, notamment une femme infirme, depuis dix-neuf ans, qui était étendue à côté de moi à la grotte. — Moi aussi, j'étais venu demander une guérison, mais, hélas, en rentrant à Paris, je retrouvai ma petite Cécile dans le même état. Cette sainte et angélique enfant avait déjà le désir caché, mais de plus en plus ardent, de s'offrir à Dieu, comme Victime expiatoire, en réparation des outrages faits à la Majesté divine, et de souffrir, pour obtenir le salut des âmes qui lui étaient chères. Elle ne voulut jamais, demander à Dieu de la guérir !

Un séjour prolongé à la montagne lui fut ordonné.

Je m'étais arrangé pour passer l'été au Rigi. sans avoir à revenir à Paris, car je tenais à né pas quitter ma chère - petite malade, lorsque, le 27 août, un coup de foudre vint me frapper. Une dépêche m'appelait à Aix-les-


Bains, auprès de mon père, très souffrant. Je fus consterné et je vis tout perdu.

Mon père sommeillait doucement, lorsque j'entrai dans sa chambre. Il ne parut ni ému, ni surpris en me voyant, mais le Dr Vidal ne me dissimula pas le péril.

Je courus chercher Mgr Mermillod, qui se trouvait à Aix, et je le priai de ne pas quitter mon père, sans lui avoir donné l'absolution. Lorsque le bon Évêque sortit de la chambre, il me dit que mon père lui avait parlé d'une manière touchante, terminant par ces paroles : « Croyez bien, Monseigneur, que j'appartiens de cœur à l'Église catholique, apostolique et romaine », appuyant beaucoup sur le dernier mot. Mon père reçut ensuite la sainte Communion et l'Extrême-Onction, avec beaucoup de recueillement et de dignité, mais pas la moindre apparence d'émotion, pas même d'étonnement. Il suivait les prières et faisait les réponses en latin, puis il cessa de parler. Peu après, tout était fini !

Mon Dieu ! Mon Dieu ! je pus rester calme et fermer les yeux de mon père. Alors je sortis de la chambre et je pleurai. — J'étais là seul, dans cet hôtel, au milieu du bruit, de l'indifférence, seul avec les restes de celui que j'ai tant aimé ! — Et je rentrai dire un dernier adieu à cette forme humaine que je ne dois plus revoir avant le jour de la Résurrection.

Un premier service fut célébré à Aix-les-Bains.

Mgr Mermillod voulut donner lui-même l'absoute; puis nous partîmes. A Lyon, Marie m'attendait, un train spécial nous emmena à Versailles. La cérémonie eut lieu à la Cathédrale, présidée par le cardinal de Bonnechose; l'intérieur de l'église, la place, et les rues avoisinantes étaient remplies de troupes. Plusieurs discours furent prononcés, au cimetière Saint-Louis, fort honorables pour celui que je pleurais, mais très pénibles à


entendre en un tel moment. Enfin, le silence se fit, et je quittai cette tombe dans laquelle il me semblait laisser une partie de moi-même.

Dès le lendemain, j'allai, place du Palais-Bourbon, où mon père avait vécu pendant trente-cinq années. Les armoires de ma mère étaient restées fermées depuis sa mort, une partie du linge et des dentelles tomba en poussière, dès qu'on y toucha. Ces rangements me furent affreusement pénibles, chaque coin, chaque meuble, chaque objet me rappelaient un souvenir. Cela dura huit jours; j'expédiai le tout à Bourbilly où nous rentrâmes, le 13 septembre.

L'année 1877 commença tristement pour moi, j'avais le cœur trop malade pour songer aux distractions. Je m'occupai principalement de la chère mémoire de mon père, surveillant l'exécution de son buste qui devait être placé à l'école des Ponts et Chaussées, et classant l'immense quantité de papiers qu'il avait laissés. J'avais entrepris aussi la rédaction d'une biographie intime de sa vie, travail considérable, vu le nombre des documents que j'avais à examiner.

Pendant l'hiver, le cardinal Guibert me chargea de rédiger les statuts de l'Institut catholique, dont Son Ëminence avait décidé la fondation; je fis ensuite une courte apparition en Italie. Le Saint Père voulut bien me recevoir plusieurs fois, et m'inviter même, à le suivre dans sa promenade, dans les jardins du Vatican. Le 8 avril, j'eus une dernière audience. Pie IX semblait fatigué. Je ne devais plus revoir ce Père bien aimé. Toutefois, le 7 juin, un précieux souvenir me parvint encore à Paris : un bref de Sa Sainteté me conférait le titre de Camérier secret de cape et d'épée, ce qui me donnait rang dans la famille pontificale.

Peu après mon retour à Paris, survint le coup d'État


du 16 mai. J'appris, par les journaux du soir, que le maréchal de Mac-Mahon venait d'adresser une lettre à Jules Simon, pour le congédier du ministère. Je courus chez le duc de Broglie : « Vous venez savoir des nouvelles, me dit-il, je n'en sais pas plus que vous: l'acte du Maréchal ne m'a pas surpris, je m'attendais à voir éclater la bombe, un jour ou l'autre, mais il ne m'en a pas dit un mot, et j'ignore ce qui va se passer. » Le lendemain, la même curiosité me poussa à l'Élysée.

Je causai avec M. Buffet, médiocrement satisfait de n'avoir pas été consulté. Je ne tardai pas à être convaincu que l'aventure finirait par un désastre; M. de Fourtou, sur l'énergie duquel on avait compté, fut très faible, et les Ministres eux-mêmes étaient persuadés qu'ils ne parviendraient pas à obtenir une majorité; c'est une mauvaise condition pour aller au feu que de croire à la certitude de la défaite. Il est pénible de critiquer des amis et peu généreux d'accabler des vaincus, mais je ne puis m'empêcher de dire à quel point le cabinet du 16 mai fut inférieur à sa tâche.

Au milieu du trouble causé par ces événements, un nouveau malheur vint nous frapper. Ma belle-mère,.

Mme Schaeffer, atteinte d'une légère bronchite, fut emportée en quelques jours par une congestion pulmonaire, et notre maison, déjà si attristée par la maladie de Cécile, devint plus sombre encore. Un seul rayon de soleil nous fut apporté, deux mois plus tard, par la naissance de Sabine.

Les élections eurent lieu en octobre. Les conservateurs étaient définitivement battus; désormais le pays allait glisser doucement, mais sans arrêt, sur la pente qui conduit aux abîmes. Cette nouvelle consultation du suffragge universel, était tellement significative, que le maréchal de Mac-Mahon en était réduit à l'alternative indiquée


par Gambetta : se soumettre ou se démettre. Il y avait une troisième solution : la résistance, mais il aurait fallu des hommes pour entamer une lutte qui promettait d'être dure. Pour être juste cependant, il faut dire que deux du. trois personnages, notamment mon prédécesseur à l'Institut, M. Batbie, offrirent de prendre la responsabilité du coup d'État, auquel il aurait fallu recourir, mais le nombre de ceux qui donnaient leur concours était très faible, le vainqueur de Magenta et de Solférino se soumit d'abord, et se démit ensuite. En attendant, il dut se prêter à une véritable hécatombe de fonctionnaires, dans laquelle succombèrent deux de mes parents : Gustave Dubreton et Paul Schæffer.

Sous la présidence de M. Dufaure en 1878, le ministère des Travaux publics fut donné à M. de Freycinet. L'ancien collègue de Gambetta offrit à mon ami Aucoc, le titre de sous-secrétaire d'État, et, à moi, la direction générale des Chemins de fer. Malgré notre refus, le ministre ne nous en sut pas mauvais gré et nous fit entrer dans les nombreuses commissions qu'il créa : Comité consultatif des Chemins de fer, dont la présidence fut attribuée à Aucoc; Conseil supérieur des Voies et Communications, Chemins de fer d'intérêt local, Commissions régionales pour les travaux à exécuter, règlementation de la procédure des enquêtes parlementaires, organisation du régime administratif de l'Algérie, etc. Il est facile de se rendre compte que ces occupations, jointes à celles du Conseil d'État, me laissaient peu de temps libre, et ne m'avaient pas permis d'aller encore à Rome, voir le nouveau pape Léon XIII.

Une saison à la mer du Nord, n'ayant fait aucun bien à Cécile, les médecins nous conseillèrent de passer l'hiver dans le midi. Je découvris à Cannes, près du golfe Juan, une gentille maison, entourée d'un jardin


donnant sur la mer; elle portait le nom bizarre de Villa du Pin de la Danse. Nous y arrivâmes le soir, au milieu d'un effroyable orage; mais, dès le lendemain matin, lorsque nous vîmes le beau soleil, le ciel bleu, ce fut un ravissement. Un batelier du voisinage nous promenait parfois, dans son frêle esquif, et c'était une délicieuse chose, d'aller flâner sous les ombrages des îles SaintHonorat, situées en face de nous. Cécile paraissait se fortifier; nous étions heureux et tranquilles dans notre solitude.

Cette paix fut troublée par une dépêche, annonçant la mort de Mme Spontini, sœur de Pierre Ërard, dernière survivante d'une autre génération. Châteaubriand qui l'avait connue, en parle ainsi dans ses Mémoires d'Outre-Tombe : « Mme Spontini était agréable, mais elle semblait expier la volubilité du langage des femmes, par la lenteur qu'elle mettait à parler; chaque mot, divisé en syllabes, expirait sur ses lèvres; si elle avait voulu dire : je vous aime, l'amour d'un Français aurait pu s'envoler, entre le commencement et la fin de ces trois mots. »


CHAPITRE X

LA PERSÉCUTION RELIGIEUSE (1879-1885)

Démission du maréchal de Mac Mahon. — Le Pape Léon XIII. — Du fond des déserts africains à Chislehurst. — Révocations au Conseil d'État. - Ma démission de Maître des requêtes. — La chapelle de La Muette. - Expulsion des Dominicains de Flavigny. - Les Religieux dans la maison de Sainte Chantal et à la Muette. - Au Parlement anglais. — Gladstone. — Parnell. — Je suis pris pour l'auteur de La Lanterne. — Première maladie. — Les Bénédictins de Buckfast.

A la fin de janvier 1879, le maréchal de Mac Mahon donna sa démission. Il avait fait de grandes concessions, on exigeait maintenant qu'il sacrifiât l'armée aux hommes de gauche; il ne voulut pas aller jusque-là. C'en était fini du gouvernement de l'ordre moral, la France était véritablement livrée à la Franc-Maçonnerie.

Lorsqu'arriva la Semaine Sainte, je pus faire trêve à mes occupations et j'allai retrouver ma famille à Cannes. Je proposai alors à Marie un tour en Italie.

Nous partîmes, le 20 avril, pour Rome. J'étais très triste de ne plus retrouver le bon Pape qui, tant de fois, m'avait béni; mais je rencontrai auprès de Sa Sainteté Léon XIII une grande bienveillance. Il me parut seulement que le Souverain Pontife était très frêle et que le nouveau Pontificat n'était pas destiné à une longue durée. Combien je me trompais !


Au mois de juin, je partis pour Londres. J'appris que le corps du Prince impérial, ramené d'Afrique, devait arriver incessamment; je me rendis à Chislehurst, afin d'assister à la triste cérémonie. Rarement, jamais peut-être, il ne me sera donné de contempler un spectacle plus pathétique. Le soleil, un peu voilé, éclairait la scène d'une lueur très douce, et, perçant parfois les nuages, faisait étinceler les armes des soldats qui occupaient les abords de la villa impériale. Vers onze heures, le canon se mit à tonner, les tambours à battre, les cloches de l'église à sonner et le cortège, se mit en marche.

Derrière la musique militaire, qui jouait un air funèbre, s'avançait Mgr de Las Cases, évêque de Constantine, revêtu de la chappe, coiffé de la mitre et portant la crosse, salué par l'armée anglaise. Une profonde émotion s'empara de tous les assistants, l.orsqu'apparut, sur un affût de canon, le cercueil de ce pauvre enfant, couvert -des drapeaux de France et d'Angleterre, des grands cordons de la Légion d'honneur et du Bain. Derrière le char funèbre, marchaient le Prince de Galles et ses frères, le duc de Cambridge, puis les anciens dignitaires de l'Empire, M. Rouher, le duc de Bassano, etc. Combien de réflexions pouvait inspirer la fin tragique de toutes ces espérances ! Je rentrai à Paris, le surlendemain, étant pressé de retrouver mes collègues et d'aviser avec eux à la conduite qu'il conviendrait de tenir, en présence des événements qui se préparaient, car le gouvernement redoutait l'indépendance du Conseil d'État dans la question des écoles. Le 15 juillet, parut au Journal officiel, un décret, qui révoquait neuf conseillers d'État.

J'allai aussitôt au Palais-Royal, affecté, depuis 1871, au Conseil d'État; je trouvai mes collègues de Lacoste, de Ham, de Baulny et Cornudet, avec lesquels je


délibérai sur le point de savoir s'il fallait démissionner, le jour même; on convint d'attendre la publication des décrets relatifs aux maîtres des requêtes.

Le lendemain paraissaient six décrets qui relevaient de leurs fonctions, mes collègues de Baulny, de Marche ville, Cornudet, Fould, de Saint-Laumer et de Sancy. J'écrivis aussitôt au Ministre de la justice, pour donner ma démission de maître des requêtes, et deux de mes collègues suivirent immédiatement mon exemple. Les quatre présidents de section et deux conseillers envoyérent leur démission, les jours suivants et, pour quelques-uns, le sacrifice fut très dur, ce qui le rendit plus méritoire encore. D'autres n'eurent pas le courage de se retirer et ainsi se trouvèrent rompues d'anciennes et affectueuses relations.

J'éprouvai un vif regret, en quittant des fonctions que j'aimais à remplir; de plus, je souffrais, comme tous mes amis, en voyant commencer la persécution de l'Église. Dès le 17 juillet, je retournai à Bourbilly.

Je trouvai Marie enchantée de la décision que je venais de prendre, et à laquelle elle avait contribué, de toutes ses forces.

L'hiver fut précoce; il s'annonçait très froid et très dur pour les pauvres. Le gouvernement choisit ce moment pour épurer les bureaux de bienfaisance et expulser les administrateurs qui ne semblaient pas assez républicains. En présence de cet acte odieux, je pensai qu'il convenait de créer des bureaux libres, dans lesquels on ferait entrer les administrateurs révoqués, qui distribueraient les secours sans s'occuper de politique. Je constituai le comité libre de bienfaisance dans le XVIe arrondissement, et pendant cette rigoureuse saison, d'abondantes aumônes furent données aux pauvres.

Bien que n'ayant plus de fonctions officielles, j'avais


de quoi m'occuper pendant cet hiver. Je repris d'abord mes œuvres anciennes, puis je m'intéressai activement aux écoles libres, à la fondation de l'hôpital Saint-Joseph, créé par Mgr d'Hulst pour servir d'annexe à la Faculté de médecine de l'Université catholique.

Il y avait encore la Société bibliographique, les Cercles Catholiques d'ouvriers, fondés par le comte Albert de Mun et, dans un autre ordre d'idées, le Comité des Droites, sorte de réunion mixte de sénateurs, députés et anciens membres du Conseil d'État, qui étudiaient les projets de loi soumis aux Chambres. Enfin, la lecture devenait, de plus en plus, ma passion dominante.

Le 15 août 1879, Bourbilly avait vu la touchante cérémonie de la première communion de notre chère Cécile, dans la chapelle de Sainte-Chantal. La pensée nous vint alors, de lui donner la joie de convertir en chapelle notre salon d'été de la Muette, et Mgr d'Hulst y célébra la première messe de minuit, à la fin de cette même année.

1880 s'annonçait très sombre et l'heure était grave, le gouvernement commençait à exécuter les menaces suspendues sur la tête des Congrégations religieuses.

Pour la première fois, depuis l'origine du monde, on voyait les représentants officiels d'une nation, proclamer qu'il n'existe, au-dessus de l'homme, aucune autorité supérieure à laquelle on doit obéissance ou, tout au moins, respect. Les religieux devaient être frappés les premiers.

Au nom de la liberté, plus d'associations ! Ou plutôt, il faut distinguer : que des hommes forment une société secrète, dans laquelle un petit nombre de gens malintentionnés endoctrinent une foule de naïfs, pour les entraîner dans une lutte permanente contre la religion, cela mérite l'estime et l'appui du pouvoir. Mais que


d'autres hommes se réunissent pour prêcher et pour prier en commun, ils sont, pour la République, un grave danger et il est indispensable de les disperser. Même distinction pour les femmes. Si leur vocation est d'entrer dans une maison, pour y dégrader ceux qui les fréquentent, l'autorité leur.. doit aide et protection. Quant à celles qui s'assemblent pour prier, pour assister le prochain, en pratiquant la charité sous toutes ses formes, leur exemple est un danger public. Leur vertu est un scandale : Que deviendraient les politiciens maîtres de l'assiette au beurre, si leur clientèle écoutait les conseils de ceux qui prêchent le devoir et la probité?

Nombre d'expulsions avaient déjà été faites, lorsque nous arrivâmes à Bourbilly. J'y restai sur le qui-vive, ayant promis au Prieur des Dominicains de Flavigny de l'assister, au moment où l'on viendrait pour expulser les religieux.

Cette exécution eut lieu, le 5 novembre, aussi lamentable et honteuse que les précédentes. J'étais à côté du P. Prieur, avec mon ami de Guitaut, à la fenêtre située au-dessus de la porte d'entrée du couvent. Cette porte fut bientôt forcée et défoncée; nous protestâmes contre cet acte odieux et inique et lorsque les gendarmes eurent mis dehors, le dernier religieux, je partis avec cinq novices; deux restèrent à Semur, les trois autres m'accompagnèrent à Bourbilly : c'étaient les Frères Filastre, Berré et Duchaussoy. Marie, qui les attendait à la porte du château, les reçut avec une grande joie. Elle considérait, comme moi, que la présence de ces saints religieux, souffrant persécution en haine de Dieu, était pour notre demeure une source de bénédictions. Le 11 décembre, nos hôtes nous quittèrent pour s'en aller en exil; mais la Muette n'eut bientôt plus rien à envier à Bourbilly.

Le R. P. Trück s'y installa d'abord, puis le R. P.


Monsabré, le R. P. Marquigny; d'autres leur succédèrent. Enfin, Mgr Mermillod vint, pendant quelques jours, nous demander l'hospitalité.

Lorsqu'arriva le printemps, j'allai passer une quinzaine en Angleterre. M. Gladstone voulut bien m'inviter chez lui; et j'eus le plaisir très grand, de l'entendre parler à la Chambre des Communes. Jamais il ne m'a été donné d'entendre un aussi merveilleux orateur et jamais je n'ai mieux compris la puissance de la parole. Tous les dons étaient réunis chez ce grand homme d'État : la force, la grâce, la souplesse, le geste, le timbre de la voix, la noblesse de l'attitude et, pour que rien ne manquât, la beauté physique. Sa mémoire était remarquable, sa culture extraordinaire, en un mot, c'était un charmeur, et je comprends la fascination qu'il a exercée jusqu'à la fin de sa vie.

Ce fut pendant l'une de ces séances du Parlement que Sir Charles Dilke amena près de moi Parnell. Je causai longtemps avec celui que l'on nommait alors, le roi non couronné de l'Irlande, et, le lendemain, un grand journal de Londres écrivait : « Hier soir, M. Parnell s'est longuement entretenu avec un étranger, assis dans la tribune du speaker et qui était, croyons-nous, M. Henri Rochefort. » On m'avait pris pour l'auteur de La Lanterne ! ! !

Parnell m'offrit de continuer, un autre jour, la conversation. Il me donna rendez-vous au Parlement et me conduisit sur la terrasse qui longe la Tamise. Après m'avoir fait promettre que notre entretien resterait strictement confidentiel, il me fit un intéressant exposé de la question irlandaise. Je me permis, à la fin, de lui exprimer mon étonnement de voir que la catholique Irlande avait pour chef un protestant : « 11 est vrai, me dit-il, que le hasard de ma naissance n'a pas fait de


moi un catholique, mais les catholiques savent que je suis de cœur avec eux et qu'ils peuvent se fier à moi. »

A la fin de cette année 1883, ma santé s'altéra et je tombai sérieusement malade d'une congestion du foie. Jusque là, le fait de se bien porter me semblait si naturel, que l'idée ne me venait même pas qu'il pût en être autrement. J'assistai néanmoins à la messe de minuit, dans notre chapelle de la Muette, mais j'avais si triste mine que tous les assistants augurèrent très mal de moi. A dire vrai, je n'en pensais guère mieux et, pour la première fois de ma vie, je me mis en présence de la mort, la considérant non plus d'une façon abstraite, mais comme un événement probablement prochain.

L'hiver fut très triste pour moi; je ne pouvais, sans une extrême fatigue, faire une lecture sérieuse, j'essayai de me remettre aux romans. Il y avait des années que je n'avais touché un livre de ce genre, je ne connaissais rien des œuvres modernes et je commençai par Ernest Daudet et Zola. J'avais connu le premier chez le duc de Morny, le second à la librairie Hachette. J'y trouvai une pauvre distraction, j'avais l'esprit plein d'idées noires; la maladie de ma pauvre Cécile devenait une épreuve qui, par moment, semblait au-dessus de mes forces. Le

chagrin que nous éprouvions, ma femme et moi, était si intense, si profond, que nous en étions arrivés à ne plus oser parler de cette blessure, qu'un mot, un regard suffisait à raviver; la vue d'une de ses sœurs riant ou sautant, à côté de Cécile, nous remplissait les yeux de larmes.

A la fin de mai, je pus reprendre ma vie, mais en m'imposant un régime très sévère : suppression du vin, du tabac, ne jamais boire au repas, se contenter de thé dans les intervalles, etc. Bourbilly nous vit arriver de


bonne heure, je vécus au grand air, traçant des allées dans le bois de la Cliassaigne, avec l'aide de mon vieil ami, l'abbé Ëmery, et dès que la saison le permit, je partis pour le Rigi.

L'air de la montagne me rendit des forces ; lorsque je rentrai en Bourgogne, je me sentis capable de me mettre au travail, et de réaliser le programme que je m'étais tracé, dans le volume que j'avais publié en 1863, c'està-dire exposer, en détail, le mécanisme des institutions de l'Angleterre. Je commençai la rédaction du premier volume sur le gouvernement britannique, œuvre de longue haleine que je continuai toute l'année suivante. La mort de ma tante Morisseau interrompit mon travail; j'accourus près de la dernière des sœurs de ma mère qui m'avait toujours témoigné une grande bonté et dont la perte me causa un vrai chagrin.

Je fis ensuite un assez long séjour en Angleterre, pendant lequel mon ami Lane Fox me conduisit au Monastère de Buckfast, occupé par mes anciens voisins de Bourgogne, les Bénédictins de la Pierre-Qui-Vire. Ces bons Pères, expulsés de la France catholique, me racontèrent comment ils avaient été reçus dans l'Angleterre protestante. Le pasteur de Buckfast les avait instamment priés de visiter son église; il les avait solennellement reçus, au son des cloches; puis il était monté en chaire, pour dire aux assistants que c'était un grand honneur et une grande bénédiction pour le pays de recevoir ces saints religieux; et il ajouta qu'il fallait s'en rendre digne en s'efforçant d'imiter leurs vertus.


CHAPITRE XI L'INSTITUT (1886-1889)

Exil du Comte de Paris. — L'arrivée à Douvres. — Publication de mon ouvrage sur le Parlement. — Camille Doucet et le fauteuil de Batbie. —

Candidature académique. - Le duc d'Aumale. - La petite pipe de bois et l'amertume de l'exil. - Élection à l'Académie des Sciences morales et politiques. — Le château des Rochers, Mme de Sévigné et Bourbilly. —

Élection du duc d'Aumale à l'Académie. — Mort de Mme Érard. — Un demi siècle 1

En 1886, pendant mon séjour à Bourbilly, j'achevai le premier volume de mon ouvrage sur le Parlement britannique; pour terminer le second, il me fallait non seulement certains documents, mais aussi assister en Angleterre, à une campagne électorale. Je m'y trouvais donc, en juin, lorsque j'appris, non sans une vive indignation, que le gouvernement français avait décidé d'expulser, à bref délai, Mgr le comte de Paris.

Je me rendis à Douvres, pour offrir mes hommages aux augustes exilés. A peine débarqué, le duc de Chartres me prit par le bras, et m'entraîna le long des quais. Il était très ému et insistait sur la nécessité d'une action vigoureuse et immédiate. En rentrant à l'hôtel, j'y trouvai les compagnons des Princes : La Trémoille, Aubry-Vitet, Chabaud Latour, Denys Cochin, Calla, Gamard et Beauvoir.


Je retournai à Londres pour suivre la campagne électorale; la question irlandaise divisait alors les esprits, et les passions étaient excitées au plus haut point: J'allai à Birmingham, à Chester et même en Écosse.

Le 10 juillet, je revins à Londres et avant de rentrer en France, je me rendis à Tunbridge Wells chez Mgr le Comte de Paris. J'y emmenai mon fils François qui était au collège de Cantorbéry, afin de le présenter à Leurs Altesses Royales. Lorsque le Prince exilé nous dit : Au revoir ! ce fut sans grande conviction que je répondis : A Paris, j'espère !

Nous étions installés à Bourbilly pour toute la saison ; le mariage de ma fille Chantal avec son cousin Pierre Schseffer, nous ramena pour quelques jours à Paris. La cérémonie eut lieu à La Muette, le 22 novembre, et, malgré l'approche de l'hiver, je retournai en Bourgogne, car je m'étais promis d'achever mon ouvrage, avant de rentrer définitivement à Paris. Je travaillai huit à dix heures par jour; le 18 décembre, je pus mettre le mot fin sur la dernière page de mon troisième volume et le lendemain, nous étions de retour à La Muette.

J'eus peine à trouver un éditeur : Hachette était effrayé par les dimensions de l'ouvrage, Plon n'était pas plus hardi, Calmann-Lévy me répondait en disant qu'il ne réussissait pas à écouler les Œuvres de Tocqueville.

et les Mémoires de Guizot; enfin, un libraire de la rue des Saints-Pères, accepta de publier mon ouvrage de près de 1.800 pages, à ses frais, risques et périls et de le faire imprimer en six mois. Je ne me doutais guère de l'extrême importance que devait avoir pour moi cette rapidité.

L'ouvrage était à peine paru, que mon ami Alphonse Gautier me prévint que Camille Doucet désirait me


parler. J'allai donc à l'Institut, le 13 juin, et je trouvai le secrétaire perpétuel tout joyeux. — « Comme vous venez à propos, me dit-il. J'avais désiré causer avec vous, parce que je pensais que votre ouvrage devait nécessairement obtenir l'un de nos grands prix, mais, maintenant, il s'agit d'autre chose, et ce n'est plus un prix, c'est un fauteuil qu'il vous faut ! » Je restai légèrement abasourdi, ce que voyant, il continua : « Oui, vous devez vous présenter à l'Académie des Sciences morales, pour la section de Législation. » — « Je vous remercie, répondis-je; j'y réfléchirai, lorsqu'il y aura une vacance. » — « Précisément, reprit-il, on vient de m'apprendre que M. Batbie est mort, ce matin. Croyez-en mon expérience des choses académiques, il faut, aujourd'hui même, jeter votre mouchoir sur son fauteuil.

Quittez-moi immédiatement et tâchez de voir, avant la fin de la journée, tous les membres de la section. » « Mais essayai-je de dire, je n'ai pas le temps de réfléchir, de consulter, vous me prenez à l'improviste et puis, vraiment, il est indécent de solliciter la place d'un homme dont la cendre n'est pas froide. » — « Allez, allez, me dit-il, en se levant, ne perdez pas une minute, vous réfléchirez plus tard ! Bonne chance et au revoir ! »

Très mal remis de ma surprise, je me décidai, en quittant l'Institut, à voir Léon Aucoc. Je lui racontai ce qui m'arrivait et le conseil que m'avait donné Doucet.

« Assurément, dit-il, l'avis est bon, mais nous n'avons pas de fauteuil vacant. » — « Pardon, repris-je, Batbie est mort. » — « S'il en est ainsi, il faut aller de l'avant. »

Restait à connaître l'avis des six autres membres de la section; MM. Paul Pont, Glasson et Desjardins me dirent qu'ils ne contestaient pas mon mérite et que je pouvais être absolument certain de leurs voix pour l'élection subséquente, mais que, pour cette fois, ils étaient for-


mellement engagés envers M. Colmet de Santerre.

Quant à M. de Parieu, il avait quitté Paris; je me bornai à lui écrire et sa réponse fut assez vague. MM. Dareste et Larombière se déclarèrent nettement pour moi.

J'avais donc la certitude de trois voix contre trois : du vote de M. de Parieu dépendait la maj orité. Mon parti était, désormais, bien pris : j'annonçai à mes amis que je poserais ma candidature, aussitôt que la vacance serait déclarée.

N'ayant plus rien à faire de ce côté, et ayant achevé mon ouvrage sur le Parlement anglais, je devais continuer mes études par un livre sur l'organisation judiciaire, ce qui m'obligeait à retourner à Londres. Ma première matinée, le 27 juin, se passa avec mon ancien ami, M. Kerr, juge de la Cour de la Cité, puis j'allai au Workhouse de Saint-Pancras, et le soir, lord Edmund Fitzmaurice, m'ayant emmené chez lui, à Queenswood, j'en profitai pour le faire longuement causer sur les fonctions des magistrates; enfin je partis pour Salisbury avec le lord chief justice d'Angleterre, mon ami Coleridge, qui m'emmena à Exeter où siégeaient les assises.

Pendant ce séjour, M. le duc d'Aumale me fit l'honneur de m'inviter à dîner, avec Mme la Comtesse de Paris, la duchesse de Chartres, le duc d'Orléans et les futurs souverains du Portugal. Lorsque tout le monde se fut retiré, le Prince me pria de rester, il prit alors sa petite pipe de bois et se mit à causer familièrement. Il me parla surtout de l'amère douleur de l'exil, et ne me cacha pas sa profonde tristesse.

De retour à Paris à la fin de juillet, je comptais passer tranquillement l'été à Bourbilly, et travailler à mon ouvrage sur la justice; mais après quelques jours, je me sentis souffrant et incapable d'un travail sérieux. Il fallut recourir à mon remède ordinaire,


Je Rigi, où Marie et les enfants vinrent me rejoindre.

Je leur proposai de rentrer en Bourgogne par le chemin des écoliers, et la jolie tournée des lacs italiens Enchanta nos filles.

Le 10 juillet, je fus, pour la première fois, grand-père, par la naissance de Xavier Schseffer, fils de Chantai. Peu après, les fiançailles de Marguerite avec le comte Lionel de Gournay, nous firent hâter notre retour à Paris et le mariage fut célébré à la Muette, le 22 novembre.

J'étais profondément ému, je l'avoue, en voyant s'éloigner ma chère fille. En un an, trois enfants avaient quitté la maison, tous trois destinés à vivre loin de nous.

Chantal était à Nantes, Marguerite àMontceau-les-Mines, François à Saint-Cyr et peut-être au bout du monde 1 Pendant ce temps, que devenait ma candidature?

Le secrétaire perpétuel de l'Académie, Jules Simon, avait tout mis en œuvre pour faire retarder la déclaration de vacance du fauteuil. Il dédirait favoriser M. Christophle, gouverneur du Crédit foncier. D'un autre côté, les professeurs de la Faculté de droit, avaient conféré le titre de doyen à M. Colmet de Santerre; j'avais encore, pour concurrent, M. Humbert, ancien Ministre de la justice, M. Ducrocq, ancien doyen de la Faculté de Poitiers, sans compter les autres candidats moins sérieux. Le 18 novembre, je remis à M. Jules Simon ma lettre officielle de candidature, et je repris la série de mes visites. Je dois dire que cette corvée, comme on a coutume de dire, me fut assez agréable.

Je fus partout reçu avec beaucoup de bonne grâce, et la conversation avec tous ces hommes distingués m'intéressa particulièrement.

Ce qui me fut très sensible, c'est qu'aucun ne contesta mes titres, et ceux même qui m'annoncèrent l'intention de voter, cette fois, pour l'un de mes concurrents, envers


lequel ils se trouvaient engagés, me donnèrent l'assurance qu'ils me réserveraient leurs voix, la fois suivante. Bien que sachant à quel point les académiciens, les moins cléricaux même, sont habitués à offrir de l'eau bénite de cour, j'étais plein de confiance dans le résultat final.

A propos de ma candidature, j'eus, un amusant et curieux exemple de la façon dont se créent et se propagent les légendes. En -1865, j'avais fait exécuter quelques travaux dans le petit pavillon de Bourbilly, qui nous servait d'habitation. Je trouvai, dans un placard, un certain nombre de brochures, à moitié rongées par les rats et pourries par l'humidité, sans parler de la poussière qui s'était accumulée dans ce réduit, resté clos depuis trente ans peut-être. Un ouvrier descendit ces papiers devant le perron, et, ne sachant qu'en faire, je dis à mon domestique de les brûler. A ce moment arrivait notre ancien fermier, M. Gallotte : il remua machinalement le brasier, avec sa canne, et il ramassa des feuillets emportés par le vent; c'étaient des pages de la Pucelle, de Voltaire. Je lui dis qu'en sa qualité de voltairien, il était probablement indigné; il se mit à rire, et je ne pensai plus à cet incident. Or, voici qu'au moment où, vingt-trois ans plus tard, je me présentais à l'Institut, M. Léon Say dit sérieusement à mon ami Aucoc : « Je suis vraiment bien embarrassé, car je connais et j'apprécie les titres de Franqueville, mais il est tellement fanatique ! Figurez-vous que l'on m'écrit de la Côte d'Or pour m'engager à ne pas voter pour lui; il a révolté les gens sensés du pays en faisant faire publiquement un autodafé des œuvres de Voltaire ! » J'avoueque lorsque le propos me fut répété, il me fallut faire un effort de mémoire pour me rappeler le fait qui avait pu donner naissance à cette ridicule histoire !


J'étais sur des charbons ardents, lorsque commença l'année 1888. Malgré la mauvaise volonté du secrétaire perpétuel, M. de Parieu, doyen de la section de législation, avait fait déclarer la vacance du fauteuil de M. Batbie.

La section fit connaître le 24 décembre sa proposition; trois membres étaient d'avis de présenter en première ligne, M. Colmet de Santerre, trois autres me présentaient, et un membre, M. de Parieu, plaçait ex aequo les deux candidats.

L'élection eut lieu le 14 janvier et les voix se répartirent de la façon suivante :

retour 28 tour M. de Franqueville 16 21 M. C. de San terre. 7 11 M. Humbert. 6 3 M. Ducrocq. 5 1

Je fus donc élu, au deuxième tour, à la belle majorité de 21 voix sur 36 votants. J'attendais le résultat, en me promenant sur les quais. Mon ami Paul de Raynal, qui était entré dans la salle des séances pour connaître immédiatement le vote, m'aborda tout joyeux, en me disant : « C'est fait ! »

Mon élection me causa un vif plaisir, car elle était particulièrement flatteuse : je me présentais pour la première fois, et, cela fait honneur à l'esprit d'impartialité des académiciens, plusieurs de ceux qui me donnèrent leurs suffrages savaient que je ne partageais, en aucune façon, leurs idées, leurs opinions et leurs principes. Celui même qui était, sous tous les rapports, le plus éloigné de moi, M. Havet, avait été, avant l'élection, trouver M. de Parieu. « Je vois, dit-il, que la section nous fait une présentation ex aequo, et c'est vous qui avez voulu tenir la balance égale entre les candidats,


mais, au fond, vous ne pourrez pas mettre deux noms sur votre bulletin de vote, et je désire savoir quel est celui que vous considérez comme le plus digne; comment votez-vous? — « Pour Franqueville », répondit nettement M. de Parieu. — « Très bien ! c'est tout ce que je désirais savoir. Avant tout, je veux donner ma voix au candidat le plus distingué. » Et il fit comme il avait dit. Je pris séance le 21 janvier.

Les rapports entre confrères étaient extrêmement agréables. Tout nouvel élu était accueilli comme s'il eût recueilli l'unanimité des suffrages, et, quoique le mot de politique figurât dans le titre même de notre compagnie, jamais il n'était dit, en séance, un mot de politique. La plus parfaite courtoisie était observée par tous et visà-vis de tous. Le mot d'un ancien : templa serena aurait pu s'appliquer aux salles des séances académiques.

Je pris la parole, pour la première fois, le 24 mars, pour présenter le remarquable ouvrage de mon ami Sir James Stephen, sur la législation criminelle de l'Angleterre.

Quelques jours après, je me mettais en route. Je voulais visiter, pendant les vacances de Pâques, les petites villes du Nord de l'Italie; Bergame, Brescia, Mantoue et Ravenne, etc. J'étais parti par Briançon et le Mont Viso, je revins par Toulouse, j'allai voir la belle cathédrale d'Albi, l'un des monuments les plus intéressants et les plus originaux que je connaisse; puis je m'arrêtai à Rocamadour, enfin j'exécutai le projet anciennement formé, de parcourir certaines parties de l'Ouest de la France. Je commençai par le Mont Saint-Michel; de là, je gagnai Fougères et Vitré, dans l'intention de me rendre aux Rochers. Il était assez naturel que le propriétaire de Bourbilly désirât voir le château de Mme de Sévigné. Le comte des Nétumières, étant absent, avait


donné des ordres pour que l'on me fît tout visiter: Je trouvai le château petit, sans grand caractère, mais j'enviai les portraits qui y sont réunis ! Je dois dire, d'ailleurs, qu'il me parut difficile de comprendre, comment la spirituelle marquise avait pu préférer ce séjour à celui de Bourbilly.

La mort du petit Xavier Schœffer avait tristement marqué le début de 1888 et fut suivie d'une nouvelle et cruelle épreuve, pour notre chère Cécile. Son état s'aggrava subitement, une congestion cérébrale nous enleva la dernière consolation que nous pouvions trouver dans l'admirable sérénité et la piété de notre sainte enfant. Les médecins conseillant un changement d'air, dès que Cécile fut en état de supporter le voyage, nous partîmes pour Bourbilly.

Au printemps suivant, la naissance de Jean de Gournay me rendit de nouveau grand-père ; son baptême fut célébré dans la chapelle de La Muette.

Notre Académie et l'Institut tout entier furent mis en émoi à la fin de mars 1889. Il y avait un fauteuil vacant, dans la section d'histoire, et l'idée était venue à quelques confrères de l'offrir au duc d'Aumale. Une difficulté se présentait cependant; il fallait qu'un décret spécial approuvât l'élection, et, le Prince étant exilé, comment un décret pourrait-il lui donner le droit de siéger parmi nous, sans l'autoriser par là même, à rentrer en France?

Heureusement le Président de la République, M. Carnot, déclara qu'il serait heureux de rapporter le décret d'exil.

Nous eûmes, dès lors, la satisfaction de penser qu'en votant pour le duc d'Aumale, nous lui donnions, à la fois, le plaisir d'être élu dans notre compagnie et la joie, plus vive encore, de rentrer dans son pays.

Dans les premiers jours du mois de mai, Mme Érard me demanda de l'accompagner à l'Exposition; cette


visite l'intéressa, mais la fatigua et le soir elle se plaignit de vives douleurs dans l'épaule. Son médecin la rassura; toutefois, lorsque je le vis en particulier, il m'avoua ses inquiétudes. Trois autres docteurs, appelés en consultation, confirmèrent son avi" et déclarèrent qu'une opération ne pourrait ni retarder les progrès du mal, ni alléger les souffrances. Notre émoi fut très grand et nous prîmes le parti de renoncer à toute villégiature d'été.

L'état resta d'abord stationnaire; mais à partir du mois de septembre, Mme Érard ne quitta plus son lit.

Elle demanda, elle-même, à recevoir les derniers sacrements et, le 13 octobre, cette noble et excellente femme, rendit le dernier soupir. La mort de celle qui avait été pour elle une seconde mère, causa à Marie, une profonde douleur; une foule énorme assista aux obsèques, car la grande bonté de Mme Ërard, lui avait attiré toutes les sympathies.

Aussitôt après ce douloureux événement, Marie partit pour Nantes, afin de faire la connaissance de sa nouvelle petite-fille Madeleine Schaeffer, et j'y allai, moi-même, en décembre, avec ma fille Madeleine.

Nous étions en trop grand deuil pour fêter nos noces d'argent; le P. Trück célébra simplement la messe dans notre chapelle de la Muette. — L'horloge qui sonna minuit, me trouva dans cette même chapelle; elle marquait la fin de la cinquantième année de ma vie. Un demi-siècle ! Grande œvi spatium !


CHAPITRE XII

A LA COUR D'ANGLETERRE (1890-1895)

Restauration de La Muette. — Campagne sénatoriale en Côte-d'Or. Le comte Albert de Mun et les pèlerinages ouvriers au Vatican. — Mon ouvrage sur la justice en Angleterre. — Pasteur et Lister. - Taine. —

Royal Academy. — Conversation avec le Prince de Galles. - L'ambassade de Londres et la question d'Egypte. — L'habit vert à la Cour d'Angleterre. — Marlborough House. — La princesse Hélène d'Orléans. —

Le Roi de Danemark. — La mort de Mgr le comte de Paris. — « Le Premier siècle de l'Institut. » — Obsèques du maréchal Canrobert. —

Les gerbes de roses de la Villa d'Orléans à Palerme. — Le centenaire de l'Institut. — Le Roi Léopold de Belgique. Décorations étrangères.

Le château de la Muette, coupé en deux parties à la Révolution, avait été disposé pour former des habitations séparées; l'un des côtés, surélevé de deux étages, donnait à l'ensemble un aspect fort disgracieux. Je repris les anciens plans, tels que Gabriel les avait dessinés en 1745, et, je cherchai a rétablir, autant que possible, l'état primitif. Le 29 octobre, nous entrions dans la Muette restaurée; toutefois, ce ne fut que le 14 janvier, que je pris possession de ma bibliothèque.

Au début de l'hiver 1891, à ma grande surprise, mon ami, le comte Raoul de Saint-Seine, vint m'annoncer que les conservateurs de la Côte-d'Or m'avaient, à l'unanimité, désigné comme leur candidat aux élections sénatoriales. Ils ne me dissimulaient pas que les chances étaient


très faibles, mais ils voulaient pouvoir rallier les troupes conservatrices sur un nom. La proposition m'était désagréable, je ne crus pas, cependant, devoir refuser.

J'obtins 227 voix contre 668 au radical, et je revins à Paris, battu, mais content de pouvoir me remettre à mes chères études, selon l'expression favorite de M. Thiers.

La naissance d'Hélène de Gournay, survenue à la Muette, à la fin de l'été, changea nos habitudes; un voyage en Italie, remplaça une installation trop tardive à Bourbilly, et nous arrivâmes à Rome, le 27 septembre.

C'était le temps des grands pèlerinages ouvriers, organisés par le Comte Albert de Mun. Le pape Léon XIII les reçut admirablement, au Vatican, et tout se passa d'abord sans incident, mais le 2 octobre, les choses se gâtèrent.

Sous le prétexte que certains pèlerins auraient insulté la mémoire de Victor-Emmanuel, dans une visite au Panthéon, des troupes de gens sans aveu se mirent à injurier et à frapper les étrangers. Ils parcoururent le Corso, en poussant des cris de haine et de vengeance contre les catholiques, brisèrent les vitres .et essayèrent d'enfoncer les portes du Séminaire français de SantaChiara. Ce que les journaux italiens appelèrent, le lendemain, una dimonstrazione imposantissima, ne fut, en réalité, qu'un coup organisé par les sociétés secrètes, et qui eut, d'ailleurs, le l ésultat qu'en attendaient les inspirateurs, car il arrêta net le mouvement des pèlerinages.

Le mois d'avril 1892, vit les fiançailles de ma fille Madeleine, avec Jean Darcy. Leur mariage fut célébré, le 20 juin, en l'église Notre-Dame de Passy, par Mgr d'Hulst; grâce à la belle saison, le parc de la Muette se remplit d'invitésJ ce qui lui donna un aspect très animé et rendit la réunion fort agréable. Nous allâmes ensuite nous reposer dans le calme de Bour-


billy. En dehors de nos enfants, nous reçûmes seulement nos amis Geoffray, car j'avais fort à faire, voulant terminer le second volume de mon ouvrage sur l'organisation judiciaire de la Grande-Bretagne, qui parut au commencement de 1893.

Une grande et émouvante cérémonie eut lieu à Paris, le 17 décembre, celle de la présentation à Pasteur de la médaille frappée à l'occasion du soixante-dixième anniversaire de sa naissance. Ce n'était pas seulement l'Institut tout entier qui se trouvait réuni dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne ; de toutes les parties de la France et l'on peut dire de tous les pays étrangers, étaient venus des délégués, apportant des adresses. Ce fut très simple et, en même temps, très solennel : je ne crois pas que jamais hommage aussi complet, aussi extraordinaire, ait été rendu à un savant. On peut dire que Pasteur assistait à son apothéose et qu'il entrait vivant dans la gloire.

L'un des épisodes les plus curieux et les plus touchants de cette belle cérémonie fut le discours du célèbre Lister, qui déclara que l'honneur de toutes ses découvertes revenait à Pasteur, dont il n'avait fait qu'appliquer les théories. Après cet acte de très noble modestie, il s'approcha du grand savant pour lui serrer la main, puis, entraîné par l'émotion, il le pressa contre son cœur et l'embrassa avec effusion. Pour qui connaît le caractère anglais, une telle démonstration était aussi étonnante qu'admirable.

Peu après, s'éteignit une autre grande et haute intelligence. J'avais vu Taine, un mois auparavant; il ne se faisait pas d'illusion sur son état, et m'avait parlé avec beaucoup de calme de l'œuvre qu'il laissait inachevée. « Je n'ai pas eu le temps d'écrire la conclusion, me dit-il, mais elle ressort si clairement de mon livre


qu'elle est facile à voir : pour la résumer en un mot, nous assistons au suicide de la France. » Ses obsèques eurent lieu le 8 mars; j'ai rarement vu, dans une cérémonie de ce genre, plus de recueillement, plus de respect et un sentiment plus profond de la perte que la France venait de faire.

Mon séjour à Londres, se prolongea plus que de coutume. Je fus invité au grand banquet de la Royal Academy. Tous les membres de la famille royale, tous les ministres et anciens ministres étaient présents. Au moment où l'on quittait la table, le président vint me prévenir que le prince de Galles voulait me voir. Je m'approchai du futur roi Edouard VII, qui me témoigna une grande amabilité; il s'exprimait en français avec beaucoup de simplicité et de liberté. « Il y a longtemps, me dit-il, que je vous connais, sans vous connaître. Je vous ai lu, et je désirais vous voir. »

L'affaire du Panama, lui avait causé une grande surprise; il aborda ensuite divers sujets à l'ordre du jour, enfin il me parla des Princes d'Orléans, de la question de monarchie et. de république. — « J'aime beaucoup le Comte de Paris, dit-il, et je rends pleine justice à ses qualités, mais vous devez bien penser, comme moi, que s'il arrivait, par un hasard quelconque, à monter sur le trône, il n'y resterait pas vingt-quatre heures ! » « Je ne partage pas cet avis, ai-je répondu : je ne crois pas que le Prince devienne jamais roi de France, mai je suis convaincu, que, s'il monte sur le trône, il ne le quittera pas vivant. »

Quelques jours plus tard, je répétai cette conversation à M. le Comte de Paris. - « Vous avez bien répondu, m'at-il dit, je vous avoue que je ne vois aucun moyen de ressaisir-la couronne, mais je vous assure bien que, si je suis jamais Roi, on ne reverra pas la déplorable défail-


lance de 1848. On pourra me tuer, mais non me chasser. »

Étant venu passer quelques jours à Paris, à la fin de mai, j'eus une étrange conversation avec M. Develle, alors Ministre des Affaires étrangères. Il me déclara que la démission de mon confrère Waddington, le mettait dans un très grand embarras, qu'il ne savait à qui confier le poste, si important d'ambassadeur à Londres et qu'il désirait savoir ce que j'en pensais. Je lui répondis que, pour bien des motifs, il ne pourrait être question pour moi d'accepter, dans les circonstances actuelles, une ambassade quelconque, mais que, d'ailleurs, je ne comprenais pas son embarras. — « Que voulez-vous dire? » — « Que depuis huit jours, le prince de Galles et M. Gladstone, premier ministre, m'ont manifesté le vif désir de voir M. Léon Say revenir à Londres. Je sais, d'autre part, que mon confrère accepterait avec plaisir, car lorsque je lui ai demandé, hier, pourquoi il ne reprendrait pas l'ambassade, il m'a répondu : « Par cette seule raison qu'on ne me l'a pas offerte. » Du reste, à mon avis, vous ne sauriez, à l'heure actuelle, faire un meilleur choix. » — « C'est vrai, reprit le Ministre, mais je ne puis pas nommer M. Léon Say. » — « Pourquoi donc? » — « Parce que cela serait mal vu au Parlement. »

— « Comment, vous êtes le gouvernement, et au lieu de gouverner vous ne songez qu'à l'opinion des couloirs de la Chambre ! » — « Vous avez raison, mais c'est ainsi.

Il y avait un homme, autrement fort et puissant que nous, qui a voulu gouverner, comme vous dites; il s'appelait Gambetta. Il a été renversé au bout de six semaines; nous le serions au bout de six heures, si nous voulions l'imiter ! »

Je repris la conversation, en disant à M. Develle : « Il n'y a cependant pas de temps à perdre. Un


ministre anglais m'a affirmé que le gouvernement français a demandé il y a six mois à celui d'Angleterre, s'il était disposé à traiter la question d'Égypte.

Le cabinet s'est réuni et il a été décidé, à l'unanimité moins une voix, qu'il fallait répondre affirmativement et fixer un terme à l'occupation anglaise.

On vous a donc fait savoir que l'on était prêt à causer avec vous, et, depuis lors, on attend toujours ce que vous avez à dire. Vous n'ignorez pas cependant que le ministère actuel sera probablement renversé d'ici peu, et que, si les Conservateurs arrivent au pouvoir, tout sera fini, vous n'obtiendrez rien d'eux; il y a donc urgence, et urgence extrême, à régler enfin cette question irritante de l'Égypte. » — « Cela est exact, continua le Ministre, je vais tâcher de trouver un ambassadeur et, si je n'y réussis pas, je finirai par envoyer un homme qui soit de la carrière, de façon à éviter toute critique; M. Decrais me paraît le seul qui soit à peu près possible. » — « Hélas ! lui dis-j e, très à peu près. » Je ne croyais pas si bien dire.

De retour à Londres, j'assistai au dîner du Grand Day, à Lincoln's Inn, je fus placé, par sir Charles Russell, à la gauche du duc d'York, aujourd'hui Georges V. Le prince causa avec moi, avec infiniment de bonne grâce.

Je me rendis ensuite au levee du Prince de Galles, au palais Saint-James. C'était la première fois, me dit-on, que l'habit vert de l'Institut paraissait à la cour d'Angleterre, et il y excita une certaine curiosité. Peut-être, ce fût aussi l'habit vert, qui m'attira- la faveur d'un chambellan, au bal de la Cour. Il m'invita à danser dans le quadrille d'honneur, mais je ne me risque pas dans une aussi extraordinaire aventure, bien que le duc de Cambridge et lord Dufférin, tous deux mes aînés de quelques années, n'aient pas hésité à se lancer.


A l'occasion du mariage du duc d'York, de grandes fêtes furent données à Londres. J'offris un fauteuil d'orchestre à mon confrère Claretie, et nous allâmes tous deux au spectacle peu banal, de la représentation de gala, de Covent Garden. L'escalier et le foyer formaient de véritables parterres de fleurs, et la salle elle-même était littéralement tapissée de roses blanches : la rose d'York.

Le lendemain, le Prince et la Princesse de Galles donnèrent un garden party à Marlborough house. Le Prince de Galles offrit le bras à la Comtesse de Paris pour faire le tour des jardins. A ce moment, la princesse Hélène d'Orléans m'aperçut et me fit aimablement signe d'approcher. Elle causait avec un gentleman qui me tournait le dos et semblait un jeune homme. Je ne fus pas peu surpris de constater, que son jeune interlocuteur, n'était autre que le Roi octogénaire de Danemark.

Malgré les instances de nos amis, je quittai Londres, le 8 juillet. Je tenais essentiellement à revenir à Paris, pour assister à l'ordination de mon neveu Étienne Schseffer. Ce fut le cardinal Richard qui officia. Ce même jour, Étienne, investi de la plénitude du sacerdoce, vint à l'église de Passy, baptiser le fils aîné de Madeleine, Maurice Darcy, dont j'étais le parrain. Le lendemain, je servis la première messe d'Étienne, en l'église SaintSulpice.

L'année suivante, en avril 1894, je partis de nouveau pour Londres avec Marie et Sabine. Nous fûmes invités à Stowe chez M. le Comte de Paris. Je savais que la santé du malheureux héritier de la couronne de France était gravement compromise; je n'en fus pas moins ému, en constatant l'altération profonde de ses traits, et, lorsque le Prince nous dit : au revoir, les larmes nous vinrent aux yeux.


La triste nouvelle m'arriva, en effet, peu après mon retour en France. Le Prince avait vu venir la mort, depuis deux ans, pendant lesquels sa vie n'avait été qu'une longue agonie, supportée avec une hauteur d'âme et une foi admirables.

Dès les premiers jours de mon arrivée à Bourbilly, j'avais entrepris un nouvel ouvrage : Le Premier Siècle de l'Institut, et je me proposais de le publier, en 1895, à l'occasion du centenaire de notre compagnie. C'était un travail ingrat, qui absorbait une grande partie de mon temps, et que j'étais parfois tenté d'abandonner. Il avait, cependant, son côté intéressant et même amusant. Je devais y insérer des notices biographiques et bibliographiques sur tous les membres des cinq Académies : pour les morts, pas de difficulté; mais, pour les vivants, il n'était pas toujours facile de trouver des renseignements; il fallait éviter les erreurs et les omissions. Je me mis donc en rapports directs avec tous mes confrères, sans exception; j'en connaissais un nombre très considérable, mais il en était plusieurs avec lesquels je n'avais jamais eu de relations. Je fis alors de curieuses études de moeurs : les uns me fournissaient, sur leur carrière, les détails les plus abondants et me remettaient une liste de leurs œuvres, n'omettant pas la plus mince brochure et le plus insignifiant discours. D'autres, au contraire, semblaient avoir oublié les circonstances et les dates précises de leur Curriculum vitae, le nombre et jusqu'au nom de leurs ouvrages. Claretie, notamment, n'arrivait pas à établir une liste complète de ses romans, Gérôme ne pouvait pas donner un catalogue de ses tableaux; Janssen, au contraire, m'envoyait un véritable volume, avec pièces à l'appui, etc.

Lorsque j'avais enfin terminé quelques notices,


j'allais, pour gagner du temps, assister à une séance de l'Académie française, et, pendant que mes confrères s'occupaient du dictionnaire, je m'asseyais successivement auprès de plusieurs d'entre eux, et je leur montrais mon manuscrit, en les priant de le lire et de le rectifier, au besoin. Je faisais de même pour les académiciens des autres compagnies. Malgré cela, le travail avançait lentement.

Le 3 février 1895, j'assistai avec la députation de l'Institut, aux obsèques du maréchal Canrobert, qui avait été lié avec mon père. C'était le dernier maréchal de France, et avec lui, disparaissait un brave soldat et un bon serviteur de son pays !

A cette époque, survint un important événement de famille : les fiançailles de mon fils François, avec Mlle de Bonrepos. Il y eut grande réception à la Muette pour la soirée de contrat et le mariage fut béni le 7 mars en l'église Saint-François-Xavier par le R. P. du Lac.

Pâques approchant, j'avais résolu d'interrompre l'impression de mon volume sur l'Institut, pour faire, avec Marie et Sabine, une excursion en Italie. Ce fut un très agréable séjour. Nous eûmes la grande faveur d'assister à la messe du Pape Léon XIII, qui voulut bien nous parler et nous bénir particulièrement, après la cérémonie.

Le soir même, nous dinions à la villa Médicis: à l'Académie de France, chez mon confrère Guillaume; le lendemain, le comte Lefebvre de Béhaine, ambassadeur près le Saint Siège, nous réunissait avec le cardinal Rampolla; enfin M. Geffroy, directeur de l'École Française de Rome, voulut aussi nous recevoir, au palais Farnèse, malgré son départ imminent. Il cédait, le soir même, la direction de l'École à Mgr Duchesne.


Le temps gris et la pluie, nous engagèrent bientôt, à aller chercher le soleil en Sicile. Notre visite avait été annoncée, à la villa d'Orléans, par le duc d'Aumale.

L'habitation n'a rien de curieux, mais le parc qui l'entoure est exquis, les allées sont bordées de rdsiers; les orangers et les citronniers, plantés à profusion, embaument l'air, et pendant notre séjour à Palerme, Marie reçut chaque matin, de vraies gerbes de roses et des corbeilles remplies d'oranges et de citrons. Ce voyage de Sicile fut enchanteur; nous conserverons toujours le souvenir des soirées passées sur la terrasse de l'hôtel des Temples à Girgenti, et de la beauté des ruines de Taormine, sous la merveilleuse clarté des rayons de la lune.

Nous revînmes à Paris, juste à temps, pour la naissance d'Henry Darcy, dont ma femme devait être marraine.

et peu après, nous eûmes le chagrin de voir nos amis Geoffray quitter Passy pour Londres.

L'Institut, réuni en Assemblée générale des cinq Académies, avait décidé de fêter le centième anniver-- saire de sa fondation. Le début fut excellent, les solennités commencèrent par un service religieux, célébré à Saint-Germain des Prés, paroisse de l'Institut, pour le repos de l'âme de nos confrères, décédés depuis un siècle. La messe fut dite par M. l'abbé Duchesne, de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, et le cardinal Perraud, de l'Académie Française, prit la parole après l'Évangile. L'immense majorité des académiciens était présente et toutes les têtes, s'inclinèrent, respectueusement, lorsque le cardinal donna la bénédiction, au nom du Pape, qui l'en avait spécialement chargé.

Dans l'après-midi, la grande salle de l'Académie des Sciences s'ouvrit, pour souhaiter la bienvenue aux membres étrangers; le soir, il y eut réception chez le


Ministre de l'Instruction publique, M. Poincaré. Le jeudi, séance plénière des cinq académies à la Sorbonne, en présence du Président de la République, de tous les ambassadeurs, ministres, sénateurs, députés et hauts fonctionnaires. L'aspect de la salle était vraiment imposant, et la partie musicale excellente. Quant aux discours, Ambroise Thomas, président de l'Institut, eut le grand mérite d'être bref, le Président de la République eut le bon goût de ne rien dire; M. Poincaré parla très bien, mais Jules Simon, auquel on avait confié le morceau de résistance, fut très faible. Un grand banquet, à l'hôtel Continental, termina cette journée.

L'Institut offrit ensuite, à ses hôtes étrangers, une représentation de gala, à la Comédie Française, suivie d'une réception à l'Élysée. Cette réunion, peu nombreuse, ne comprenait que les académiciens qui portaient tous le costume officiel, les hôtes étrangers et le corps diplomatique; la soirée se passa fort agréablement.

La dernière journée fut consacrée à Chantilly, où le duc d'Aumale reçut ses confrères et leurs invités. Le soir, enfin, l'on se réunit à la Muette. Les convives étaient Lord Kelvin, président de la Société royale de Londres et lady Kelvin; M. Max Müller, professeur à l'Université d'Oxford et Mme Max Müller; Sir Frederick Pollock; M. et Mme Alma-Tadema; le général de Tillo, membre de l'Académie de Saint-Pétersbourg; M. Nordenskjold, de l'Académie de Stockhlom; M. Brioschi, président de l'Académie dei Lincei; Sir Georges Stokes et Sir Archibald Geikie, de la Société royale de Londres; M. et Mme Lecky; M. Carlos Calvo; M. Bodio, etc. Ce fut la fin des fêtes du centenaire.

Quand arriva l'automne, je me rendis à Bruxelles, pour prendre séance à l'Académie royale de Belgique.

Le Roi Léopold me fit l'honneur de me recevoir, au


Palais Royal, dans un tête à tête qui dura plus d'une demi-heure. Je trouvai que le Roi voyait la France trop en beau et la Belgique trop en laid, mais il me parut très éclairé sur nos affaires, aussi bien que sur celles de l'Allemagne. J'offris à Sa Majesté, un exemplaire du Premier Siècle de l'Institut, et le Roi voulut bien m'envoyer, à cette occasion, la Croix de Commandeur de l'Ordre de Léopold, dont j'étais chevalier depuis trente-deux ans. L'Université de Louvain me décerna ensuite, le titre de Docteur.

Pendant les premiers mois de 1896, mon temps fut très pris par l'impression de mon second volume sur l'Institut. Cette publication, de près de mille pages, qui m'a demandé beaucoup de recherches et de travail, n'a qu'un seul mérite, celui de former un document- unique et essentiel à consulter; elle m'a valu un certain nombre d'ordres étrangers, tels que la Grand-Croix des Ordres d'Isabelle la Catholique d'Espagne, du Medjidié de Turquie, de la Conception de Villaviciosa du Portugal; la plaque de grand-officier de l'Étoile Polaire de Suède, d'Orange-Nassau des Pays-Bas, de la Couronne d'Italie; du Nicham de Tunisie, la croix de Commandeur de la Couronne de fer d'Autriche; de la Couronne de Chêne du Luxembourg, l'Ordre Bene Merentide Roumanie, etc. ;

enfin, l'Académie des Sciences morales et politiques d'Espagne, me nomma membre correspondant.


CHAPITRE XIII

A TRAVERS L'EUROPE (1896-1900)

Copenhague. — Jonkoëping ou l'âge d'or. - Réception triomphale de Nansen à Christiania. — Stockholm. — Nordenskjold.— Le golfe de Kronstadt et l'arrivée à Saint-Pétersbourg. — Moscou et le Kremlin. —

Le comte Tolstoï. — Histoire d'une ambassade - Dîner à l'Ambassade d'Angleterre. — Le second jubilé de la Reine Victoria. — La revue de .Spithead. — Les fêtes Franco-Écossaises. — La cage sans oiseaux. —

Grave maladie. — La Croix du Dôme du Sacré-Cœur. — Heures douloureuses. — Pèlerinage en Terre-Sainte.

L'été, extrêmement pluvieux, cette année-là, rendit notre séjour en montagne désagréable; de sorte que je me décidai à quitter le Rigi, pour réaliser un ancien projet de voyage, dans les contrées du Nord. Arrivé le soir, à Copenhague, je fus admirablement reçu par la ministre de France, M. Raindre, et par sa charmante femme. Ils me firent les honneurs de la capitale du Danemark et de ses environs.

J'entrai dans la cathédrale protestante, pour voir les statues de Thorwaldsen qui me parurent bien raides et bien froides. Le château de Fredericksborg, converti en musée, renferme une collection de portraits fort médiocre des rois et hommes célèbres du pays ; quant à la résidence royale de Fredensborg, l'habitation n'a aucun caractère, mais le parc, avec ses grands arbres, son joli lac calme ,et mélancolique, forme un ravissant paysage.


Une demi-heure suffit pour traverser le Sund, sur un bateau porte-train, qui vous amène ensuite à Jonkoëping; je trouvai là un bel hôtel : on me servit le thé, dans un joli jardin où un orchestre se faisait entendre, pour le plaisir de trois auditeurs, et l'on m'installa dans une chambre splendide. Lorsque je quittai cet asile hospitalier, dans la matinée du lendemain, après avoir fait une promenade en voiture sur les bords du lac Wetter, on me remit une note, dont le total s'élevait à quatre couronnes, soit cinq francs soixante, pour la chambre, le service, la voiture, le thé et le déjeuner, sans parler de la musique. C'était le retour à l'âge d'or; me voici bien loin de Paris !

J'arrivai à Christiania, un dimanche. Je me rendis d'abord, à l'église Saint-Olaf, puis je voulus essayer du véhicule national, la kariole, pour faire la jolie excursion de Frognersoeter. Un petit bateau à vapeur me fit ensuite, parcourir les fjords; le paysage est beau, mais très monotone et sévère.

Le lundi, après une visite au château, assez insignifiant, d'Oscarhall, je me rendis à l'invitation de mon ami M. Due, ministre de Suède et de Norvège en France. Il m'avait préparé un joli appartement, dans sa villa d'Oakhill; à mon grand regret, je ne pus en profiter, et, malgré ses instances, je rentrai le soir même à Christiania, ne voulant pas trop allonger mon voyage.

Je trouvai la ville en fête; on attendait l'arrivée de l'explorateur Nansen, auquel on préparait une entrée triomphale. Toute la flotille se rendit au devant du célèbre navigateur; il y avait des quantités de bateaux de toutes dimensions, gaiement pavoisés qui formaient un charmant coup d'œil. Nansen débarqua, au milieu d'une foule enthousiaste, puis se rendit au palais du Roi, venu tout exprès, à Christiania, pour le recevoir.


Au moment où je regagnais mon hôtel, on me remit une invitation de Sa Majesté pour le lendemain. Malheureusement, il était trop tard pour changer mes projets, et sitôt arrivé à Stockholm, je télégraphiai à M. Due, pour le prier de m'excuser auprès du Roi.

Ma première journée fut consacrée à visiter la ville et notamment l'église de Ridderholm, qui renferme les tombes royales. Le soir, au Cercle, je rencontrai Nordenskjold; il me proposa de me conduire le lendemain, au château royal de Gripsholm, situé à l'extrémité du lac Moelar; excursion intéressante, mais un peu longue. Vingt-quatre heures après, je m'embarquais sur le paquebot La Finlande, qui devait m'amener en Russie. L'arrivée à Saint-Pétersbourg, par le golfe de Kronstadt, ne produit pas grand effet; les côtes sont plates, la ville est basse et ne se voit pas de loin; rien de saisissant ni de pittoresque, malgré la largeur énorme de la Neva. Après avoir circulé à pied, dans les rues de la grande capitale du Nord, je fis, en voiture, la traditionnelle promenade des îles, suivie d'un tour sur la perspective Newski, voie large, grandiose, mais l'on se fatigue vite de cette impression de grandeur qui domine partout dans la ville de Pierre le Grand. Le soir, j'allai au théâtre, entendre un opéra de Glinka; la salle, or et bleue, était charmante et l'orchestre excellent.

Je consacrai une matinée au palais d'hiver; immense bâtiment, trop grand pour sa hauteur et, désagréablement badigeonné en rouge. A l'intérieur, il renferme de beaux tableaux, des salles de réceptions splendides. Les appartements privés sont fort simples; la bibliothèque de l'Empereur ne contient que des bibelots insignifiants : il n'y a pas cinquante volumes ! Mais, la merveille, c'est le Musée de l'Ermitage, incomparable réunion de tableaux de Raphaël, Murillo, Luini, Titien, Van Dyck


et surtout Rembrandt. J'éprouvai une vive jouissance dans la contemplation de ces chefs-d'œuvres, dont je ne soupçonnais même pas l'existence.

Dans les environs, Tsarkoë-Sélo passe pour le Versailles de la Russie, mais combien inférieur ! Le château est beau, quoique d'un style rococo, peu agréable, avec une façade peinte. Les arbres sont plantés si près que les branches touchent les fenêtres; seul, le parc rappelle vaguement, le petit Trianon. A travers bois et par une jolie route, j'arrivai à Pavlosk, dont le seul mérite consiste dans le bel effet de ses nombreux jets d'eaux, et sa situation au bord du golfe de Kronstadt.

Une forte désillusion m'attendait à Moscou. Ce fameux Kremlin et toutes ces églises, jetées au hasard dans son enceinte, ne me firent qu'une médiocre impression. La cathédrale Ouspansky, réservée au couronnement des Czars, est petite et laide; les fameuses cathédrales Arkangelsky et Blagovitchansky sont des chapelles exiguës et sans intérêt. Le panorama que l'on a sous les yeux, en montant sur le Mont des Moineaux, est assurément curieux; mais tous ces dômes de zinc, peints en bleu, vert ou or, font l'effet de décors de théâtre, et n'ont rien d'artistique, ni de beau; bref je suis enchanté d'être venu, surtout pour n'avoir pas à revenir. J'étais descendu au Slaviansky bazar, j'eus la bonne fortune d'y rencontrer le comte Tolstoï, auquel je racontai mon ennui, d'attendre dix jours, une place de sleeping pour Varsovie. « Je suis président de la Compagnie, me répondit-il, et je me charge de vous installer; ne vous occupez de rien, venez seulement demain à la gare, à cinq heures. » Je m'y rendis à l'heure dite, et j'aperçus, en queue du train, un magnifique wagon-salon, gardé par deux soldats en grand uniforme.

Je pensais qu'un prince devait l'occuper, lorsque Tolstoï


apparut : « C'est pour vous, me dit-il. » Le wagon comprenait salon, chambre, cabinet de toilette, coupé pour les soldats qui devaient m'accompagner, et, à l'arrière, une terrasse découverte. A chaque station, mes gardes descendaient et se mettaient en faction, pour empêcher les curieux d'approcher. La nuit fut excellente, et l'obscurité ne me fit pas perdre grand'chose, tant le pays que l'on traverse est plat et laid. A perte de vue, s'étendent des forêts de sapins et de bouleaux, qui alternent avec la steppe sauvage; pas une ville, pas une route, pas un village, le paysage est triste, monotone !

A partir de Smolensk, la voie suit la ligne de retraite de la Grande Armée. On traverse la Bérésina, vers l'endroit du fameux passage, dans lequel tant de Français ont péri, et, parmi eux, mon grand oncle Mallès. Cette rivière n'a guère que trente mètres de largeur, mais ses bords sont encaissés et marécageux. Pendant le reste de la journée, je parcourus la Russie blanche, contrée poudreuse et désolée; enfin, le soir, j'arrivai à Varsovie.

L'ordre y régnait, suivant la fameuse formule, mais aussi le tapage. Jamais je n'entendis pareil bruit, dans les rues d'une ville, et cela dura toute la nuit, sans la moindre interruption. Je n'y restai qu'un jour. A minuit, je montai en wagon et le lendemain matin, je sortais du territoire russe, éprouvant un certain plaisir à me sentir délivré du passeport, des journaux coupés ou barbouillés d'encre, de ce régime enfin, qui pèse d'une façon désagréable sur toutes choses.

Le 22 septembre, je me retrouvai avec bonheur à Bourbilly, auprès de Marie et de Sabine. Nous attendions la visite de Mgr d'Hulst, fort souffrant depuis quelque temps, lorsque nous parvint la nouvelle de sa mort. Je n'essaierai pas d'exprimer mon chagrin; l'amitié d'un tel homme a été l'un des grands honneurs, en même


temps que l'un des grands bonheurs de ma vie. Je n'ai jamais rencontré personne qui m'ait semblé réaliser plus complètement ce qu'est pour moi l'idéal du prêtre.

Ce fut pendant notre séjour en Bourgogne, que vint au monde, Camille de Franqueville, la fille aînée de François. Bientôt après, une petite Chantai, qui, malheureusement, resta peu ici-bas, succéda aux deux garçons de ma fille Madeleine ; enfin, à ce nombre déjà respectable de mes petits-enfants, vint s'ajouter, le 24 mai, Mercédès de Gournay.

Au mois d'avril, 1897, notre ambassadeur à Londres,, le baron de Courcel, donna sa démission. Je savais que le bruit avait couru au ministère, et même à l'ambassade d'Angleterre, de ma nomination à ce poste; mais je n'y avais pas attaché d'importance. La chose semblant devenir plus sérieuse, comme je n'avais aucune envie de demander une ambassade, et, pour couper court à tout, je partis pour l'Italie, emmenant Marie et Sabine. Cettehistoire était parvenue jusqu'au Vatican; lorsque nous fûmes reçus, par le Pape Léon XIII, Sa Sainteté me dit : « Je sais que votre gouvernement veut vous donner un poste diplomatique, il faut l'accepter. » — Et comme je protestais, le Saint Père insista, en me disant que j'y pourrais rendre de grands services.

Après notre retour d'Italie, l'ambassadeur d'Angleterre, Sir Edmund Monson, considérant ma nomination comme très probable et très désirable, nous invita à dîner, Mme de Franqueville et moi, dans des conditions -assez particulières. Il y avait, comme convives, tous lesambassadeurs et ministres plénipotentiaires, M. Hanotaux, ministre des Affaires étrangères et les personnes étant, ou ayant été, titulaires de l'ambassade de France à Londres ; c'est-à-dire, le baron et la baronne de Courcelr M. Decrais et Mme Waddington. Pour souligner l'inten-


tion, sir Monson nous plaça, Marie et moi, avant tous les ministres plénipotentiaires, absolument comme si j'avais été ambassadeur.

Après le dîner, M. de Courcel aborda la question avec moi, et M. Hanotaux me demanda si je serais disposé à accepter le poste qui allait devenir vacant. Dès lors, le bruit s'en répandit et chacun se crut obligé de m'offrir des compliments, que je refusai naturellement de recevoir.

Je me rendis à Londres, le 18 juin. La ville était en rumeur et en joie; elle fêtait le second jubilé de la Reine, le soixantième anniversaire de son avènement au trône ! Les décorations des maisons et des rues étaient généralement laides, les costumes du cortège royal fort curieux, mais, plus curieux encore m'apparut l'enthousiasme calme et sérieux de ce peuple, lorsque passa la vieille Reine, dans son carrosse, traîné par huit chevaux café au lait. Cela constituait un grand spectacle et une grande leçon. Je faisais un triste retour sur mon pauvre pays.

Je rencontrai, ce jour là, le baron de Courcel; il me reprocha de ne pas venir le voir à l'ambassade, dans cette maison qui, me dit-il, va devenir la vôtre. Je répondis en parlant d'autre chose et je continuai à m'effacer autant que possible.

De tous les spectacles que comportaient les fêtes du jubilé, la plus intéressante devait être la grande revue navale. J'y assistai, à bord du vaisseau amiral français.

Réveillé de grand matin par le salut au drapeau, j'eus alors sous les yeux le coup d'œil extraordinaire de la rade de Spithead, littéralement noire de bateaux de toutes formes et de toutes dimensions, qui circulaient en tous sens, autour des navires de guerre.

A un signal donné, ils disparurent, et l'on ne vit plus que les vaisseaux de la marine britannique et ceux des


flottes étrangères. En contemplant cette longue ligne et cette force formidable, je pensais, non sans tristesse et avec amertume, au temps où nous avions été, .sur mer, les égaux des Anglais !

Les fêtes de la Société Franco-Écossaise suivirent de près celles-ci; Marie et Sabine vinrent me rejoindre à Edimbourg. La réception de Stirling ne manqua pas d'originalité.

Le provost, en grand costume, nous attendait à la gare, à la tête de son conseil; il offrit le bras à Mme de Franqueville, et nous parcourûmes les rues de la ville en cortège, précédés de deux bedeaux, Pun vêtu de vert, l'autre de rouge habillé.

L'Université de Saint-Andrews, nous fit un charmant accueil, et me décerna le titre de Docteur honoris causa, suivant les anciennes formes : c'est-àdire que l'on me fit revêtir la robe noire, la cape et le capuchon rouge. Un peu plus tard, le même honneur me fut conféré par les Universités d'Edimbourg, de Dublin et de Glasgow. Je n'étais pas retourné en Irlande, depuis 1864, je retrouvai à Dublin d'anciens et charmants souvenirs. Je revis ce Mansion House, où j'avais été si bien reçu par l'excellent Mac Swiney et sa sainte femme ; mais ce fut, cette fois, au Prospect Cemetery que je visitai ces bons amis.

Pendant ce temps, les journaux s'étaient occupés de moi. Le Figaro publiait l'article suivant : Par dépêche de notre Correspondant : Londres 3 juillet. —

J'apprends, de très bonne source, que le successeur du baron de Courcel, comme ambassadeur à Londres, sera le comte de Franqueville, à qui M. Hanotaux a offert ce poste et qui l'a accepté.

M. de Franqueville connaît mieux que personne l'Angleterre et ses ouvrages sur la Constitution de ce pays font autorité. Il a de nombreux amis ici, notamment dans la magistrature, et parmi les hommes d'État. Il est aussi fort bien avec beaucoup de


membres du Parlement, et sir Charles Dilke est au nombre de ses plus anciens et de ses meilleurs amis anglais. »

La nouvelle fut aussitôt reproduite : Le Daily Télégraphe le Morning Post, le New York Herald, la Libre Parole, etc. Le Times la commenta, comme il suit, dans son numéro du 8 juillet.

Le bruit court à Londres et est parvenu à Paris que le-comte de Franqueville, membre de l'Institut, va succéder au baron de Courcel, comme ambassadeur de France à Londres. Il est assez naturel que le nom d'un homme qui a écrit des études si remarquables sur la vie politique et sociale de l'Angleterre, qui connait si bien les habitudes anglaises et la langue anglaise, qui a des amis si nombreux et si dévoués en Angleterre, vienne naturellement à l'esprit de ceux qui donnent à la question du successeur de l'éminent ambassadeur actuel toute l'attention qu'elle mérite.

Mais les amis du comte de Franqueville, qui sont le mieux à même de savoir, affirment que l'offre ne lui a pas été faite, et ils ajoutent que, dans le cas même où elle le serait, le châtelain de La Muette, la refuserait, n'ayant aucunement l'ambition d'accepter les responsabilités de cette position. D'ailleurs, en ces jours de suspicion morbide, on peut penser que le gouvernement actuel oserait difficilement n'avoir pas égard aux origines politiques du comte, qui ne le désignent pas particulièrement comme le représentant de.la démocratie jalouse de la troisième République.

A la fin de l'année, la question de l'ambassade se trouva définitivement réglée et enterrée. D'une part, le ministère était changé : MM. Méline et Hanotaux avaient quitté, l'un la présidence du Conseil et l'autre le ministère des Affaires étrangères; je ne connaissais pas leurs successeurs, et, il ne m'aurait pas convenu de me trouver sous leurs ordres; d'un autre côté, M. Cambon se déclarait prêt à accepter le poste de Londres. Combien je me suis félicité de n'avoir pas été nommé : mon début dans la carrière eût été la déplorable affaire de Fachoda !

Parmi les morts de cette année, la perte de mon cher ami, Marcel Geoffray, me fut extrêmement sensible;


j'étais moi-même, en assez mauvais état de santé, menacé d'une angine de poitrine : A la grâce de Dieu 1 Le commencement de janvier 1898, amena un nouvel événement de famille ; ma fille Sabine fut fiancée au fils aîné du duc d'Ursel. La cérémonie eut lieu à la Muette, le 14 avril; l'abbé de Mun leur donna la bénédiction nuptiale, et la messe fut dite, par mon neveu, l'abbé Étienne Schaeffer. A la fin de la journée, le nid était vide.

Qu'est-ce que la vie et avec quelle rapidité elle s'écoule !

Il me semblait que c'était hier, que je trouvais, en arrivant de Lourdes, une petite fille née la veillef et voilà que cette enfant était devenue femme, comme ses aînées ! C'était une nouvelle phase de notre existence qui commençait; la vieillesse était arrivée et demain la solitude, après demain la mort !

Dans le courant de l'automne, deux petits enfants vinrent encore augmenter la famille : Charlotte de Franqueville, dont je fus le parrain et Gérard Darcy.

Dès le commencement dû mois de janvier 1899, j'allai passer trois jours à Bruxelles, ainsi que je l'avais promis à Sabine. J'en profitai pour voir mon cousin AmédéeEdmond Blanc, attaché, avec une admirable fidélité, au prince Victor. Il me dit que le Prince, me sachant dans la maison, serait heureux de me recevoir; j'entrai chez S. A. I. L'entretien fut assez long et intéressant; le Prince m'exprima très franchement son embarras.

« On me reproche souvent de ne rien faire, mais que puis-je faire? Lorsque je pose cette question, tout le monde reste coi. Si j'essayais d'entrer en France, les gendarmes m'arrêteraient; à quoi cela avancerait-il? »

C'était vrai, et je n'avais rien à répliquer !

J'avais été assez souvent souffrant pendant l'hiver; au printemps, je tombai gravement malade d'une pleurésie, suivie de congestion pulmonaire. La pensée de


la mort me devint familière, je me répétais souvent cette parole : Mourir, c'est voir Dieu ! Cependant, mon heure n'était pas encore arrivée; le Rigi me rendit des forces, et je pus venir à Paris, en octobre, pour assister à la pose de la Croix qui domine le grand dôme de la Basilique du Sacré-Cœur.

Pendant ma maladie, j'avais eu la pensée d'offrir cette croix. Le lundi soir, 16 octobre, je montai à la Basilique, pour y passer la nuit en adoration devant le Saint Sacrement, et le lendemain, eut lieu la cérémonie qui fut assez extraordinaire. Pour atteindre le sommet du Dôme, on avait construit un escalier en bois, terminé par une plate-forme assez large pour contenir une douzaine de personnes. On trouva moyen d'y transporter le Cardinal Richard; derrière lui, montèrent le R. P. Lemius, supérieur des Chapelains, M. Rohault de Fleury, le, général de Charette, le R. P. Bailly et M. Rauline, l'architecte. En ma qualité de donateur de la Croix, j'avais été admis à suivre, et j'avoue que ce ne fut pas sans peine, que je gravis les 440 marches. Le Cardinal scella la croix, alors éclatèrent les chants du Te Deum et du Magnificat, entonnés par la maîtrise, installée à mi-hauteur; chants, qui eurent immédiatement leur écho, dans la foule assemblée en bas, autour de la Basilique.

Je retournai le lendemain, à Montmartre, pour monter, une fois encore, jusqu'à cette croix qui, vue du sol, paraît assez petite, quoiqu'ayant 3 m. 50. On devait, dès le jour suivant, enlever l'échafaudage et jamais, sans doute, nul n'aura l'occasion de toucher cette pierre sacrée.

Le 19 octobre, je revins à Bourbilly et je le quittai avec Marie, le 31, pour faire un tour dans le Midi : d'abord à Arles, d'où nous allâmes visiter les Saintes-Maries de la mer, les Baux; puis à Nîmes, Aigues-Mortes et Carcas-


sonne. Nous étions à Lourdes, pour le 12 novembre, trente-cinquième anniversaire de notre mariage : qui nous eût dit que ce devait être le dernier! — La messe fut dite, à notre intention, à la Basilique, et l'après-midi nous allâmes à Bétharram, faire le chemin de la croix.

Le 16 novembre, nous étions réinstallés à La Muette.

La fin de l'année fut triste, dans notre grande maison solitaire, sans enfants. Nos amis Thureau-Dangin nous demandèrent de passer avec eux le 31 décembre et nous assistâmes à la messe de minuit dans la chapelle du Gesù, rue de Sèvres.

Le 16 janvier, Marie se sentit souffrante; une congestion pulmonaire se déclara et devint tout de suite grave, l'Extrême-Onction lui fut administrée en pleine connaissance, et le 26 janvier, Elle s'endormit doucement, pour se réveiller dans l'Éternité !

En toute vérité, je dois avouer que je ne puis trouver de termes pour décrire l'état dans lequel je me sentis plongé, au lendemain de la catastrophe qui venait de briser ma vie. Mon impression était celle que l'on doit éprouver, lorsqu'on reçoit sur la tête un violent coup : d'abord un étourdissement, puis la stupeur et, enfin, à mesure que l'on revient à soi, la sensation, chaque jour plus vive, de la douleur, le sentiment plus net de la gravité de la blessure.

Je n'étais pas préparé à ce malheur, jamais je n'en avais envisagé la possibilité. Ma santé avait subi plusieurs atteintes sérieuses, et tout me faisait croire que je partirais le premier. Et voici que, tout à coup, je me trouvais seul, alors que le dernier de mes enfants venait de quitter la maison, à l'âge où la vieillesse arrivait,


mon foyer devenait désert. Subitement, j'étais privé de

celle qui, pendant trente-cinq années, avait été la fidèle compagne de ma vie, qui avait partagé toutes mes tristesses et toutes mes joies; celle dont les éminentes qualités frappaient tous ceux qui l'approchaient : son extrême bonté, son exceptionnelle générosité, la rare élévation de son âme.

Au milieu de cet effondrement, je voulus aller chercher, sur le tombeau de mon Sauveur, les consolations et la force dont j'avais besoin pour supporter la vie qui me semblait si lourde. Je me préparai donc à faire un pèlerinage en Terre Sainte.

Entreprendre à mon âge, dans les conditions physiques et morales où je me trouvais, un aussi fatigant voyage, était une entreprise hardie. Je courais le risque de mourir en route, mais loin de le craindre, je le désirais.

Je me rendis d'abord à Rome, à l'occasion du jubilé, et ma fille Marguerite voulut m'accompagner. Quinze jours après, je me séparai de ma chère compagne qui regagna Paris, tandis que j'allai m'embarquer à Marseille. Là, étaient réunis tous les pèlerins; cent-vingt prêtres ou religieux faisaient partie du pèlerinage. Nous devions traverser en caravane, la Galilée et la Samarie.

Tout alla bien au début, j'enfourchai bravement la monture que l'on me présenta, comme offrant toute sécurité, mais en gravissant la colline qui domine le lac de Tibériade, mon cheval buta et, tombant en avant, m'envoya rouler à quelques pas. Assez fortement touché du côté des reins , je fis un effort pour me remettre en selle, mais arrivé au puits de la Samaritaine, impossible de continuer; il fallut me placer sur un cacolet, où je faisais équilibre à un jeune et charmant pèlerin belge, M. de Kinder, également souffrant. Je goûtais assez ce mode de locomotion, lorsque la nuit déjà venue, nous


arrivâmes à un sentier étroit, longeant le bord d'un précipice; notre mulet glissa et, si mon compagnon n'eût pas été moins lourd que moi, nous serions tombés tous deux dans l'abîme. Ce fut en triste état que j'atteignis péniblement Jérusalem; la bonne sœur Joséphine, infirmière du pèlerinage, me força alors à me soigner sérieusement, car mon estomac ne pouvait plus supporter aucune nourriture; j'étais à bout de forces, et peu s'en fallut que mon désir de mourir en Terre Sainte, ne fût exaucé.

Pendant tout le temps de mon séjour à Jérusalem, je fus affligé ou honoré d'une escorte, que Tewfik Bey avait cru devoir attacher à ma personne, à raison de ma dignité de Grand-Croix du Medjidié. Deux sous-officiers ne me quittaient pas plus que mon ombre; je ne pouvais faire un pas sans les avoir sur mes talons; si je montais en voiture, ils grimpaient sur le siège, ou à l'arrière du véhicule; et le plus extraordinaire, c'est qu'ils refusèrent le pourboire que je leur offris comme adieu.

De retour à Paris, le 29 mai, et encore assez souffrant, je repartis néanmoins le 30 pour Limoges, désirant assister à la première communion de ma petite-fille Madeleine Schaeffer. C'est d'en Haut que sa grand'mère qui l'aimait si tendrement, voyait cette touchante cérémonie, dont elle parlait constamment et à laquelle elle se promettait, avec tant de joie, de se rendre. La fin de cette année, fut encore marquée par d'autres événements de famille : le 18 novembre, une dépêche du duc d'Ursel, m'annonça que Sabine avait la joie d'avoir un fils, Henri, et le 19, François Darcy venait au monde.

Je terminai cette année si triste pour moi, dans le Sanctuaire du Sacré-Cœur à Montmartre. Le xixe siècle finissait et d'ardentes prières s'y élevaient pour l'Église et pour la France.


CHAPITRE XIV LA PRÉSIDENCE DE L'INSTITUT (1901-1905)

Première séance du xxe siècle à l'Institut. — Quatre oraisons funèbres ! —

Réception à Paris des grandes Académies d'Europe. — Voyage en Dauphiné et en Provence. — Le château de Grignan. — Ce qui reste de la marquise de Sévigné. — Sic transit gloria mundi. — Séjour à Rome. — Saint Pierre et le chant du Miserere. — Le Pape Pie X et le Concordat. - Conversation avec Nisard, ambassadeur auprès du Saint-Siège. - Blackmoor. — L'Université de Cambridge. — Le jeune Anacharsis. J

Avec l'année 1901, commençaient mes fonctions de président de l'Académie des Sciences morales et politiques et de président de l'Institut. Le 5 janvier, je prononçai, suivant l'usage, un discours d'installation à l'Académie des Sciences morales. Je fis mention d'un certain nombre de réformes, qu'il me semblait utile d'apporter au règlement, et j'exprimai l'espoir que je n'aurais à prononcer, durant l'année, aucune oraison funèbre. Mes confrères comblèrent à peu près le premier de mes vœux, mais non le second.

Le mercredi suivant, je fus installé en séance plénière des cinq Académies, comme président de l'Institut de France. Ce même jour, mourut mon confrère M. Maurice Block. La semaine suivante, un télégramme de Mme Desjardins m'apportait la triste nouvelle de la mort de son mari, homme de bien, dans toute la force


du terme, jurisconsulte éminent. Le surlendemain, le duc de Broglie, gravement malade, succombait à son tour et je considérai sa perte comme un deuil national.

Il semblait vraiment que la fatalité s'en mêlât ! Pour la quatrième fois, en moins d'un mois j'eus à rendre les derniers devoirs, à l'un de nos confrères, M. Perrens.

Cette mort fut heureusement la dernière, mais, pendant quelque temps encore, mes confrères me demandèrent, au début des séances, si je n'avais pas quelque nouveau décès à leur annoncer.

Le mois d'avril m'apporta une très intéressante occupation. Les grandes Académies d'Europe avaient décidé d'établir entre elles, un lien permanent, une Association internationale, dont les réunions auraient lieu tous les trois ans, la première devait se tenir à Paris, en 1901.

Trois des compagnies qui composent l'Institut de France étaient entrées dans l'Association. Il fut décidé que l'Institut tout entier ferait accueil aux académiciens étrangers, et que j'aurais qualité pour parler et agir en son nom.

Le 16 avril, jour fixé pour l'ouverture de la session, nos hôtes arrivèrent, dès le matin, au Palais Mazarin, et se mirent de suite au travail. La première soirée se passa à La Muette, l'après midi du lendemain fut consacrée à Chantilly. Le jeudi, eut lieu une intéressante séance de l'Académie française : la réception de Faguet, par Émile Ollivier, et le soir, l'Institut réunit nos hôtes, dans un grand banquet de cent couverts, à l'hôtel du quai d'Orsay. J'avais disposé les places de telle sorte que chaque étranger était assis entre deux Français.

Le travail remplit la journée du vendredi; il fut suivi d'une réception à l'Élysée. Le président Loubet me prit par le bras et me fit asseoir à sa droite ; son autre voisin était un académicien hollandais, comprenant à peine


notre langue, ce fut donc avec moi qu'il causa, tout le temps du repas. Cette conversation, je pourrais la résumer dans la parole d'un ancien : Video meliora proboque deteriora sequor.

Le soir, nous étions les hôtes de la Ville de Paris.

C'était l'avant dernier acte de toutes ces cérémonies; le dernier fut une représentation de gala, aux Français.

Je partis alors, pour Lourdes, afin d'assister au grand pèlerinage des hommes. Au retour, j'allai faire une retraite à Clamart, avec une vingtaine de membres des Cercles catholiques. Ce me fut un temps de doux repos, sans lettres, sans journaux, sans affaires, avec pleine liberté de penser à Dieu et à la mort, que chaque heure écoulée rend plus prochaine.

La semaine suivante fut consacrée à une excursion en Dauphiné et en Provence. Le Président de la République, me sachant propriétaire de Bourbilly, m'avait parlé de Grignan, son pays natal; ma curiosité avait été piquée et je résolus de la satisfaire.

Je commençai par une visite à la Grande-Chartreuse où je fus reçu par Dom Léon Guerrin, jadis otage de la Commune, à Paris; le lendemain, je descendis sur Grenoble, par l'admirable route du Sappey qui domine toute la vallée de l'Isère; et, en passant, je m'arrêtai au petit village de la Tronche pour y voir la délicieuse Vierge d'Hébert. Je pris ensuite le chemin de fer pour .gagner Pierrelatte et Grignan.

L'ancien château est à peu près en ruines, mais encore fort intéressant; il est situé au sommet d'une colline, avec une vue très étendue. Au temps de sa splendeur, il devait être magnifique. On me montra la chambre où mourut Mme de Sévigné. En quittant le château, j'entrai à l'église : je vis, dans le chœur, une plaque de marbre, portant le nom de la marquise. Je m'informai auprès


du Curé si le corps reposait, effectivement, sous cette dalle. « Officiellement oui, me dit-il, mais, pour dire la vérité, on a ouvert le caveau, il y a une trentaine d'années, et l'on n'y a trouvé que la moitié d'un crâne qui avait été scié. On. supposa que c'était celui de Mme de Sévigné et le maire voulut le faire placer à la mairie, dans une vitrine. Je m'y opposai, et je finis par obtenir gain de cause; le crâne ou plutôt le demi-crâne est au-dessous de cette dalle. Et voilà ce qui reste de cette illustre femme ! »

Je repartis au mois de juin, pour représenter l'Académie aux fêtes du neuvième jubilé de l'Université de Glasgow. Je trouvai là, lord Kelvin, lord Glasgow, lord Reay, lord Strathcona, lord Balfour of Burleigh.

Lord Dufferin, toujours aussi gracieux, et je puis dire, aussi affectueux pour moi, voulut me persuader de venir passer quelques jours chez lui. Je le remerciai et le priai de remettre à l'an prochain, son aimable invitation: je ne pouvais penser que cet homme charmant, n'eût plus que quelques mois à vivre ! Au dessert, forcé de prendre la parole, je rappelai les anciens liens qui existaient entre l'Écosse et la France, notamment en 1451, lorsque fut fondée l'Université : si la dauphine Marguerite d'Ecosse n'était pas morte prématurément, elle serait devenue Reine de France. J'ajoutai que, si l'on ne voit plus, au Louvre, de Roi ni d'archers écossais, on trouve, à l'Institut, une Académie qui, sur huit membres associés, compte trois citoyens de Glasgow : lord Kelvin, lord Lister et sir David Hooker.

- Je revins à Paris pour la séance trimestrielle des cinq académies, et le lendemain je me mis en route pour la Hollande, en compagnie de ma fille Marguerite; puis je me dirigeai vers la Bourgogne. Par suite de circonstances diverses, je me trouvai seul à Bourbilly; je me


sentis, dès le premier moment, envahi par une telle tristesse dans cette grande maison vide, que je ne pus le supporter plus de trois jours et je partis pour Lourdes.

J'eus la bonne chance de trouver, pour compagnons de route, un charmant et aimable ménage, le comte d'Archiac et sa femme, née Gramont. De là, j'allai visiter l'abbaye de Saint-Bertrand de Comminges et deux jours après, j'étais réinstallé à La Muette.

Avec l'année 1901, finissait mon consulat. Dans le séance du 4 janvier 1902, je fis mes adieux à l'Académie et j'installai au fauteuil, mon successeur Albert Sorel.

Le 8, je présidai, pour la dernière fois, la séance des cinq Académies et je cédai la place à M. Hanotaux.

Dès lors, je rentrai modestement dans le rang : Sic transit gloria mundi!

Étant désormais libre de mes mouvements, c'est naturellement vers Rome que je songeai à porter mes pas. J'étais heureux de me retrouver dans la Ville Éternelle; je n'avais, d'ailleurs, fixé aucun terme à la durée de mon séjour, ma liberté n'était que trop grande, mon âge et aussi ma pauvre Cécile, m'empêchaient de songer à la vie religieuse, je ne savais trop comment organiser ma vie; je m'en remettais à la Providehce.

La première personne que je rencontrai à l'hôtel d'Angleterre, fut lady Sophia Palmer, qui m'avait toujours accueilli à Londres, avec une grande cordiaJité.

Je fus assez surpris de l'incident Sa santé laissait beaucoup à désirer, et une crise au cœur mit ses jours en danger. J'étais la seule personne qu'elle connût à Rome; lorsqu'elle fut mieux, je lui proposai, pour achever sa convalescence, des promenades en voiture, dans la campagne romaine, favorisées par un temps splendide.

Le Jeudi Saint, selon ma vieille habitude, nous


allâmes à Saint Pierre, à l'Office des Ténèbres. A la fin du chant du Miserere, j'eus la désagréable surprise de voir, tout à coup, l'immense basilique éclairée à l'électricité. Combien je regrettai l'admirable spectacle de l'obscurité qui régnait jadis et que perçait seule la lueur du crépuscule, pénétrant par la grande porte.

Pendant la semaine de Pâques, une journée passée à Grotta Ferrata, dans le couvent, si curieux, des RR. PP. Basiliens, me permit d'admirer l'extraordinaire souplesse et la finesse des Italiens. Je demandai au Père Abbé comment son monastère avait échappé à la confiscation. « Il n'y a pas échappé, me répondit-il; seulement, le gouvernement a considéré que le couvent avait un caractère historique et artistique et, qu'en conséquence, on devait le conserver. Cela étant, il a pensé que nul ne serait mieux en état que nous de le bien entretenir ; il nous y a donc laissés et, comme nous lui rendons ainsi un service, il nous donne un traitement. »

Lady Sophia avait été très éprouvée par la mort de son père et de son fiancé; elle était très solitaire, et j'avais pu, pendant nos longues conversations, me convaincre qu'elle n'était protestante que de nom; je n'hésitai donc pas à lui demander si elle voulait devenir la compagne de mes vieux jours. Elle ne me répondit pas, mais sur ma demande, elle vint passer l'été à Bourbilly, avec moi et mes enfants, puis elle retourna en Angleterre, et, le jour de Noël, elle accepta de partager ma vie. La bénédiction nuptiale nous fut donnée à La Muette, le 19 février 1903, et quelques jours après, nous partions pour le Midi.

Deux nouveaux petits enfants étaient venus au monde, pendant l'été : Hedwige d'Ursel et Pierre de Gournay; l'hiver, nous en amena un troisième, Robert Darcy. Vers cette même époque je reçus la Grand-


Croix.de l'Ordre du Christ de Portugal et celle de Sainte Anne de Russie. Le cardinal Richard me fit alors une proposition, qui me causa une satisfaction beaucoup plus grande; le vénéré prélat me demanda de faire partie du Comité du Vœu national au Sacré-Coeur.

ce que j'acceptai avec empressement.

Rome nous attirait tous deux, invinciblement, et le 1er mars 1904, nous. arrivions à l'hôtel d'Angleterre.

J'avais hâte de voir le nouveau Pape qui ressemblait très peu, disait-on, à son prédécesseur. Il me parut, en effet, dès le premier moment, que, si Léon XIII donnait l'impression d'un souverain, Pie X représentait plutôt le pasteur, le père. Dans une audience privée, le Pape m'entretint de la France et de la situation actuelle; sa pensée était très nette, et il l'exprimait catégoriquement.

« Si le Concordat n'est qu'un chaîne destinée à étrangler l'Église, je n'en veux plus et je l'ai déclaré à votre ambassadeur. » Je ne pus m'empêcher de formuler les graves inquiétudes que m'inspirait l'avenir. Alors Pie X s'anima, et il s'écria : « Ne craignez point et surtout ne désespérez pas. Croyez-vous donc que c'est en vain que coulent les larmes des saintes religieuses.

expulsées de leurs cloîtres, en vain que souffrent tant de religieux contraints à prendre le chemin de l'exil, croyezvous que toutes ces larmes, ces souffrances et ces prières soient inutiles et qu'elles ne pèsent pas d'un poids considérable devant Dieu? » J'avoue que ce langage me fit grand bien. J'assistai à la messe dite par Sa Sainteté, dans la chapelle Pauline, et le 14 avril, une lettre officielle de Mgr Caggiano, me confirma dans mon titre de Camérier secret.

Quelques jours avant mon départ, j'eus avec mon ami Nisard, ambassadeur auprès du Saint Siège, une longue et intéressante conversation. — « J'ai averti le gouver-


nement, me dit-il. Avec Léon XIII et avec le cardinal Rampolla, je pouvais toujours obtenir quelques concessions; il n'en est pas de même avec Pie X. Il a une ligne fixe et immuable au delà de laquelle on ne lui fera pas faire un pas, quoi qu'il puisse arriver. Il est parfaitement décidé à rompre plutôt que de céder. »

Pendant notre séjour en Angleterre, Sophia me conduisit à Blackmoor chez son frère, lord Selborne, voulant me faire connaître cette demeure qui avait été si longtemps son home. Je me rendis ensuite à Cambridge, où je devais recevoir la robe rouge de Docteur. Le professeur de Queen's collège, présenta chacun des personnages, auxquels ce grade était conféré, ajoutant un éloge en latin. Lorsque vint mon tour et que je m'entendis comparer à Anacharsis, je n'éprouvai qu'un regret, c'est que l'on n'eût pas pu ajouter à mon surnom d'Anacharsis, l'épithète de jeune! Je rejoignis Sophia à Thurgarton chez sa sœur, Lady Laura Ridding et le 28 juillet, nous nous installâmes à Bourbilly.

Le 1er octobre arriva un télégramme m'annonçant la naissance de Charles de Franqueville. L'événement était important, François n'ayant encore que des filles.

Je partis pour Paris, dès le lendemain, afin de signer l'acte de naissance de mon petit-fils. Je ne voulais plus, à cause de mon âge, accepter d'être parrain, mais je cédai aux instances de mon fils qui me priait de tenir sur les fonts le seul héritier de mon nom. Au printempssuivant, vint au monde ma petite-fille Marie d'Ursel.


CHAPITRE XV L'ASSEMBLÉE DES ÉVÊQUES A LA MUETTE

(1906-1914) La loi de Séparation et ses conséquences. - Pie X et les cultuelles. Le cardinal Merry del Val. — Le Quirinal. - Sacre de quatorze Évêques français. — L'Histoire de Bourbilly. - L'Assemblée des Évêques. —

La Béatification de Jeanne d'Arc. — Pie X baise le drapeau de la France.

— Petersham. — Lord Roberts et l'Armée allemande. — Les Inondations. — Les Chapelles de Secours. — L'Histoire de la Muette. Dernière audience de Pie X.

Le 31 janvier 1906, sur la demande du cardinal Richard, j'allai au presbytère de Notre-Dame pour assister à l'inventaire qu'un fonctionnaire, fort correct et fort embarrassé de sa triste besogne, vint faire ou sembla faire. C'était là une des conséquences de la loi de Séparation.

Très regrettable à certains égards, cette séparation n'en est pas moins, à mon sens, un grand bienfait pour l'Église. Étant donné l'état d'esprit de notre gouvernement et ce que le Pape m'avait dit, le conflit était inévitable. Voir le choix des chefs de l'Église confié aux pires ennemis de la religion, c'était intolérable et odieux, la rupture du Concordat devenait donc désirable ; seulement il aurait fallu l'accomplir dans d'autres conditions.

La solution était simple : les fabriques existaient depuis 1809, elles avaient toujours fonctionné d'une façon satisfaisante, il suffisait de les conserver, en déclarant au besoin, que les maires cesseraient d'en faire partie.

Au lieu de cela, on avait imaginé de faire constituer des associations cultuelles en dehors de l'intervention et de l'autorité de l'Episcopat.


Sur ce, grand émoi et grand conflit d'opinion : fallait-il accepter le bénéfice de la loi et constituer les associations? Un certain nombre de catholiques éminents, parmi lesquels plusieurs de mes confrères de l'Institut, soutinrent l'affirmative dans un écrit qui leur valut le titre de cardinaux verts. Je me refusai à signer ce manifeste, mais je refusai aussi de publier une lettre dans le sens contraire, en déclarant que ce serait faire nousmêmes ce que nous reprochions aux autres, car, tant que le Pape n'aurait pas parlé, nous ne pouvions pas trancher la question; c'était prendre une initiative qui n'appartenait qu'au Saint-Siège.

Je vis à Rome le cardinal Merry del Val qui m'écouta très attentivement, mais répondit de façon très évasive.

Le 13 février, dans une audience particulière, je trouvai le Pape très ferme, très résolu et je puis ajouter, très apostolique. « On parle d'argent, mais on oublie, me dit Pie X en me montrant le crucifix, que Celui dont nous sommes les serviteurs est mort pauvre et sur une croix de bois : nous l'imiterons, l'Église n'a pas besoin de richesses. »"-- Je me permis, avant de partir, d'exprimer au Souverain Pontife, combien on désirait voir cesser la viduité des églises depuis longtemps privées de leurs pasteurs. « Je le sais, répondit Sa Sainteté, et vous allez avoir, très prochainement, satisfaction. » En effet, huit jours après, M. Hertzog procureur de la Congrégation, de Saint-Sulpice, m'en donna la nouvelle : « Les évêques sont nommés; aujourd'hui- même ils arriveront à Rome, et dimanche, ils seront sacrés. Si vous voulez revenir ce soir, vous trouverez Mgr Dadolle - qui est appelé au siège de Dijon, c'est l'un des plus remarquables. » Je n'eus garde de manquer au rendezvous et, dès cette première rencontre avec notre nouveau pasteur, je compris sa haute et exceptionnelle valeur.


Cette même semaine, je fus forcé de me rendre au Quirinal, notre ambassadeur ayant demandé, pour moi, une audience, sans me consulter. Le Roi se montra, d'ailleurs, très aimable, et la conversation de omni re scibili, etc., dura près de trois quarts d'heure. A propos du Maroc, Sa Majesté me dit : « Je ne crois pas à la guerre, mais je ne fais pas de prophéties en politique.

J'ai lu deux dépêches, expédiées par Nigra, le 12 juillet 1870 : l'une datée de midi, disait : « Paix assurée »; l'autre, de trois heures : « Guerre certaine. » Puis, me parlant de l'élection de Fallières, le Roi ajouta : Comment peut-on désirer devenir chef d'État quand on n'y est pas forcé? Si l'on savait ce que c'est, personne ne voudrait l'être. » Le Roi me parla aussi du Prince Victor, auquel il avait nettement conseillé de venir avec la princesse Clémentine se fixer en Italie. Bref, l'entretien fut agréable et fort intéressant.

Le 25 février 1906, la Basilique de Saint-Pierre fut le témoin d'un événement du plus haut intérêt. Pour la première fois, le Pape sacrait quatorze évêques français, nommés directement par Lui, sans présentation du gouvernement. C'était le commencement d'une ère nouvelle dans l'histoire de l'Église. La cérémonie qui eut lieu au pied de la Chaire de Saint-Pierre fut très impressionnante.

Notre séjour à Rome se prolongea jusqu'au 6 mars et notre retour à la Muette fut accueilli par une nouvelle naissance, celle de Bernard de Franqueville, ce qui porta à dix-sept le nombre de mes petits-enfants actuellement vivants.

A ce moment, ma pauvre Madeleine fut frappée de la plus cruelle manière. Au retour d'un voyage en automobile, son mari fut saisi brusquement d'une fièvre intense et il fut enlevé en moins de huit jours. Il avait


compris que tout était fini, et avait exprimé, par d'admirables paroles, les plus touchants sentiments de foi et de résignation.

C'était un effroyable coup pour ma chère fille, qui restait seule, toute jeune encore, avec cinq garçons à élever, sans parler de l'inconnu qui allait bientôt naître.

Jean Darcy était un esprit d'une réelle valeur, et l'Académie des Sciences morales décerna, cette même année, le prix Drouyn de Lhuys à son ouvrage : Cent ans de rivalité coloniale. Le 11 août, la petite Jeanne vint au monde, naissance bien mêlée de joie et de douleur !

Notre séjour en Bourgogne fut naturellement très calme, je travaillai à écrire une histoire de Bourbilly, pour laquelle mon ami Athanase de Guitaut, M. Testart, ingénieur des Ponts et Chaussées, qui faisait partie de la Société des Sciences de Semur, M. Petit de Vausse et l'abbé Collin, me fournirent de précieux renseignements.

Nous rentrâmes à Paris dès le 15 novembre, car la loi de Séparation de l'Église et de l'État devait être en vigueur le 13 décembre et je tenais à suivre de près les événements.

La France, officiellement chrétienne depuis le règne de Clovis, devenait officiellement athée et, pis que cela, ennemie déclarée non seulement de l'Église, mais de Dieu ! Le 17 décembre, l'Archevêque de Paris dut quitter son palais archiépiscopal ; la foule qui remplissait la cour lui fit une ovation et, lorsque le saint prélat fut monté dans son modeste coupé, on détela le cheval et une quantité d'hommes se mirent à pousser et à traîner la voiture.

J'avais offert au cardinal l'hospitalité de la Muette; il ne l'avait pas acceptée, à cause de l'éloignement, me demandant de réserver ma bonne volonté, pour la réunion prochaine de l'Épiscopat de .France. La veille de Noël,


en effet, M. l'abbé Clément vint m'annoncer, de la part de Son Ëminence, que l'Assemblée générale des Évêques aurait lieu en janvier, et qu'elle se tiendrait chez moi; j'en fus profondément heureux.

L'un des avantages de la loi de Séparation avait été de permettre aux évêques de France de se réunir en assemblée générale; avec elle disparaissait l'interdiction formelle, résultant du Concordat. Deux fois déjà, l'Ëpiscopat s'était assemblé à l'archevêché de Paris; la troisième réunion devait avoir lieu incessamment, mais le Cardinal ayant été chassé de son palais, la question du local était fort embarrassante : c'est ainsi que la Muette eut ce très grand honneur, et dès le 2 janvier, l'on se mit à tout préparer pour recevoir le plus dignement possible les prélats attendus.

Le grand salon blanc fut démeublé; on plaça, au fond, une estrade sur laquelle devaient siéger les trois cardinaux de Paris, Lyon et Bordeaux; sur les côtés, des fauteuils réservés aux treize autres archevêques; et, au milieu de la pièce, cinq rangs de tables et de sièges, destinés aux soixante-cinq évêques.

Le salon rouge, celui du premier étage, et la grande chambre du milieu, étaient à la disposition des commissions, entre lesquelles se partageaient les prélats. La bibliothèque servait de secrétariat ; les vicaires généraux et autres prêtres de l'archevêché de Paris, devaient s'y tenir en permanence.

J'avais eu l'idée d'offrir, chaque jour, un déjeuner à ceux des évêques qui préféreraient ne pas circuler entre les séances, et j'avais fait dresser trois longues tables, comportant quatre-vingt-dix places.

Tout se trouvait prêt lorsque s'ouvrit, le mardi 15 janvier 1907, la troisième assemblée de l'Episcopat de France. A dix heures, les prélats se rendirent à la cha-


pelle, où fut récité le Veni Creator; la réunion comprenait quatre-v ngt-un prélats.

* Lorsque j'eus conduit le cardinal Richard au fauteuil de la présidence et aidé les cardinaux Lecot et Coullié à monter sur l'estrade, je pensai involontairement aux vers d'Athalie. Voilà donc la tête de l'Église : ces trois vénérables prélats, qui se soutiennent si difficilement, et qu'un souffle suffirait à renverser !

Mais si tu les soutiens, qui peut les ébranler?

disais-je à Dieu. Et, malgré tous les dangers, toutes les menaces de l'heure présente, j'étais certain que la parole divine s'accomplirait : Portse inferi non prevalebunt.

La séance fut levée à midi. Presque tous les prélats avaient accepté notre invitation. Sophia présidait une table. François et moi, les deux autres. La séance reprit à deux heures jusqu'à quatre heures et demie; le même programme fut suivi les mercredi, jeudi et vendredi.

La dernière séance eut lieu, le samedi matin, 19 janvier.

Avant de la lever, le cardinal Richard donna lecture de la lettre que je venais de lui adresser, et qui a été reproduite par la plupart des journaux.

« MONSEIGNEUR, « Veuillez permettre que je prie Votre Éminence de se faire l'interprète de mes sentiments de profonde gratitude pour L'insigne honneur que l'Épiscopat de France a daigné me faire, en acceptant mon hospitalité. Plus que jamais, à l'heure de la persécution odieuse et inique dont nous souffrons, ce m'a été une extrême joie de pouvoir entourer d'honneur et de respect les vénérés pontifesde notre sainte Église. Leur présence, en ces lieux, a été, pour ma famille et pour moi, une bénédiction, et s'il plaît à Dieu de prolonger ma vie, déjà longue, j'ose espérer qu'ils voudront bien se réunir encore dans une maison, que je les prie^de considérer comme étant la leur.

« Je suis, avec le plus profond respect et le plus filial dévouement, Monseigneur, de Votre Éminence, le très obéissant servi teur. »


Le Cardinal leva la séance, et l'on se rendit à la chapelle pour réciter l'acte de consécration au Sacré-Cœur; puis les adieux commencèrent. 1 Plusieurs évêques vinrent alors m'annoncer que, par un vote final, l'assemblée avait décidé que deux de ses membres partiraient immédiatement pour Rome, afin de rendre compte au Pape des travaux et des décisions prises. Mgr Dadolle et Mgr Touchet furent désignés.

J'avais le plus grand désir de les accompagner, mais je me sentais très souffrant, depuis quelques jours. Malgré la fièvre, je n'avais pas voulu m'arrêter pendant les journées de l'Assemblée; une broncho pneumonie se déclara, et je tombai gravement malade. J'étais tout prêt à partir de ce monde, espérant que Dieu voudrait bien m'offrir l'hospitalité, comme je venais de l'offrir à ses Évêques.

Je fus longtemps, avant de pouvoir reprendre ma vie habituelle; je profitai de ma réclusion pour terminer mon volume sur Bourbilly, et pour en entrepiendre l'impression; je commençai à sortir en avril, mais seul, le Rigi me rendit mes forces.

Deux mariages, de mes petits-enfants, furent célébrés à La Muette, au début de l'année 1909 : celui d'Hélène de Gournay avec le comte de Grandsagne, et celui de Madeleine Schsefîer avec le comte Henri d'Aragon.

Je partis fin mars, pour Rome, avec Sophia. Quelques jours après, nous avions le plaisir de voir arriver à l'hôtel d'Angleterre, Madeleine et ses deux fils aînés, pour assister aux fêtes de la Béatification de Jeanne d'Arc. La cérémonie fut très belle et très émouvante, mais il se passa, le lendemain, un fait plus émotionnant encore. Le Souverain Pontife était descendu dans la Basilique de Saint-Pierre, pour recevoir les nombreux pèlerins français attirés à Rome par les fêtes de la béatification.


Au moment où le Pape quittait le maître-autel, on inclina devant lui un drapeau français : Pie X saisit l'étoffe tricolore et l'embrassa. Ce témoignage d'affection donné à la France, provoqua un enthousiasme indescriptible, et les cris les plus chaleureux ne cessèrent de se faire entendre qu'au moment où la Sedia gestatoria disparut dans la chapelle qui communique avec le Vatican.

Après l'Italie, Sophia partit pour l'Angleterre. J'allai un peu plus tard l'y rejoindre. Nous ne fîmes que traverser Londres, pour gagner Petersham, jolie propriété de mon beau-frère Biddulph. De là, nous allâmes à Ascot, chez lord Stanmore, où nous rencontrâmes le feld-maréchal lord Roberts, avec lequel j'eus une très intéressante conversation. Comme je lui demandais ce qu'il pensait de l'armée allemande et s'il la croyait actuellement supérieure ou inférieure à celle qui avait pris part à la guerre de 1870, il me répondit qu'il la croyait infiniment plus forte : « C'est, disait-il, un instrument formidable, et l'on ne peut rien imaginer de plus parfait, sous tous les rapports. » Et il me répéta ce qu'il ne cessait de dire et d'écrire : « Si l'Angleterre veut conserver son rang de grande puissance et si elle ne veut pas que l'Allemagne devienne maîtresse de l'Europe, il faut qu'elle agisse de suite. La flotte ne suffit pas. Napoléon n'a pas été battu à Trafalgar, mais à Waterloo ; il nous faut donc une armée combattant sur le continent. Or, aujourd'hui, les armées sont, en réalité, les peuples. Il faut donc absolument imiter les autres nations, c'est-à-dire adopter, le plus promptement possible, le système du service obligatoire. Lord Roberts voyait juste, mais on ne voulait pas le croire.

La désolante nouvelle de la mort de mes amis Plantier et Picot, me parvint à ce moment; pertes douloureuses


et irréparables pour moi, avec celle de Paul de Raynal ; depuis un demi siècle, jamais notre affection réciproque ne s'était démentie.

« Dies annorum nostrorum in ipsis septuagenta anni (Ps. 89). Me voici donc parvenu, seul ou presque seul de ma famille, à ce que l'Écriture considère comme le terme normal de la vie ! Les jours qui me restent à passer ici-bas sont des jours de grâce que Dieu me laisse pour me mieux préparer à paraître devant Lui. Que toutes mes actions aient désormais pour mobile unique le salut de mon âme et que ma vie ne soit plus qu'une préparation à la mort. Je veux me trouver, à toute heure, à toute minute, prêt à paraître devant Dieu, s'il Lui plaît de m'appeler soudainement. » C'est par ces mots que commence mon journal, le 1er janvier 1910.

Pour la première fois, le 18 janvier, je fus élevé à la dignité d'arrière-grand-père, par la naissance de la petite Chantal d'Aragon; je partis immédiatement pour Dijon, afin d'assister au baptême, ayant accepté d'être parrain. Je prolongeai ensuite mon voyage; jusqu'à Leysin, où se trouvait Geneviève Taine, Mme Louis Paul-Dubois. Sa maladie, hélas, faisait chaque jour des progrès. J'admirai, une fois de plus, la sérénité, la grandeur de cette âme qui avait cherché si passionnément la vérité, et qui s'y était donnée tout entière, le jour où les lumières de la foi lui étaient apparues. Pendant mon absence, les inondations avaient pris de telles proportions, que je dus faire un détour pour rentrer à Paris, et lorsque je voulus gagner l'Institut, le samedi matin, ce fut une entreprise difficile. Tous les quais et le Champ de Mars étaient inondés; j'atteignis, non sans peine, le pont Alexandre III et mon automobile traversa l'Esplanade des Invalides avec les roues dans l'eau. Enfin, par la rue Mazarine, je parvins à l'entrée


de l'Institut. Les cours formaient un véritable lac : je m'embarquai sur un petit canot qui me transporta d'une rive à l'autre, et j'abordai dans le vestibule, jusqu'au pied de l'escalier, dont les premières marches étaient recouvertes par l'eau du fleuve. L'aspect des quartiers envahis était curieux, mais un peu -effrayant.

Et le flot croissait toujours ! Le Cardinal ordonna des prières publiques. Une procession solennelle eut lieu à la Basilique du Sacré-Cœur, je portais un des cordons du dais, avec Albert de Mun, et du sommet de la colline de Montmartre, l'archevêque bénit la ville de Paris.

Ce fut très émouvant, et aussi très efficace, car à partir de ce jour, les eaux commencèrent à baisser.

Cette année devait m'apporter bien des tristesses; je vis disparaître plusieurs anciens et excellents amis : Léon Aucoc, Lefébure, Étienne Carraby, Sir Charles Dilke; puis notre saint évêque Mgr Dadolle; mais une plus grande douleur encore nous était réservée.

Notre chère petite Camille, la fille aînée de François, fut atteinte d'une fièvre typhoïde qui l'enleva en quelques jours. C'était une délicieuse et charmante enfant, d'une douceur et d'une bonté très particulières. Elle quitta la terre, pour aller rejoindre les anges du ciel; ce n'était pas elle qu'il fallait plaindre, mais quel deuil cruel, pour ses malheureux parents et. pour nous tous !

La naissance de Margueiite de Grandsagne et, un peu plus tard, celle de Charles d'Aragon, en me rendant trois fois bisaïeul, vinrent me rappeler que j'étais un vieillard.

Grâce à Dieu, je n'avais aucune infirmité, ce qui m'aurait rendu extrêmement malheureux, mais je sentais de plus en plus le besoin de me rapprocher de Dieu.


J'étais, depuis 1907, président d'une Société immobilière, dite de la Région Parisienne, qui avait pour objet d'acquérir des terrains ou des édifices, destinés au culte.

Au mois de mai et de juin 1913, je fis la très intéressante visite de ces nouvelles églises ou chapelles de secours ; je fus émerveillé, en constatant les miracles accomplis par tous les saints prêtres qui se dévouent avec tant de zèle et d'amour de Dieu, dans ces quartiers excentriques.

L'Archevêque de Paris peut, à bon droit, se féliciter d'avoir, par ce moyen, multiplié les foyers de vie chrétienne : Les Grésillons, les Quatre-Routes (Asnières) le petit-Colombes, le Kremlin-Bicêtre, Ivry-Port, Joinville-le-Pont, le Plant-de-Champigny, le Point-du-J our, Billancourt, Boulogne, Pavillon-sous-Bois, Le Pré-SaintGervais; tous ces lieux de culte, établis dans des pays presque païens, deviennent rapidement trop petits pour recevoir ceux qui viennent assister aux offices. Les fidèles des paroisses riches ne connaissent pas assez cette œuvre et la nécessité d'y donner leur plein concours.

L'été fut particulièrement froid et humide; dès le 8 août, un grand feu de bois flambait, dans la cheminée du salon de Bourbilly. J'avais entrepris d'écrire l'histoire de la Muette, lorsque je tombai gravement malade d'une congestion pulmonaire, à laquelle succéda, après mon retour à Paris, une congestion du foie. Je passai un triste hiver, et, comme je n'étais pas encore remis à la fin de décembre, mes confrères de la section de législation de l'Institut eurent l'aimable attention de se transporter à la Muette, le samedi 27, et de tenir séance sous ma présidence, pour discuter et arrêter la liste des candidats au fauteuil de M. Esmein.

A la fin de janvier, j'étais encore prisonnier; cela me contrariait d'autant plus, qu'il y avait, à l'Académie, une élection dans la section de législation, dont j'étais le


doyen. Le matin même du jour où elle devait avoir lieu, mon confrère Morizot-Thibault vint me voir. « Je désire savoir, me dit-il, si vous pourrez venir à l'Académie..» Et, comme je lui répondais négativement, il aj outa: « Je ne veux pas que vous ayez le regret de voir votre candidat privé d'une voix; je lui donnerai donc celle que je comptais porter sur son concurrent, de telle sorte que votre absence ne lui nuira pas. » Malgré cet appoint, mon candidat fut battu, mais je n'en restai pas moins très profondément touché du procédé si délicat de mon confrère.

Pâques approchait, et, quoique très fatigué encore, je me disposais à partir pour Rome, lorsque le docteur Conan, m'en empêcha. Ce retard fut providentiel !

Quelques jours plus tard, en effet, ma fille Cécile rendait doucement le dernier soupir !

Il faut avoir connu Cécile enfant, pour savoir quelle délicieuse créature elle était ! 0 ma pauvre chérie, quelle destinée a été la sienne ! Quarante-six années de vie, dont trente-huit passées sur la croix ! Et jamais une plainte 1 Son seul regret était de n'avoir pu se consacrer entièrement à Dieu, au monastère de l'Adoration Réparatrice; cette joie lui avait été refusée, mais Dieu avait accepté son offrande d'immolation, et je songeais au bonheur qu'elle devait éprouver en voyant Dieu, qu'elle avait tant aimé !

Le 8 avril, je partis pour Rome. Le Pape me combla de bénédictions, me promit de prier pour moi, au moment de ma mort et après. Il me dit que j'étais, d'ailleurs, loin de la fin de ma vie et que je reviendrais encore à Rome. Je lui demandai s'il n'ajoutait


pas, comme l'année dernière, que je l'y reverrais encore à cette même place, Pie X reprit simplement : « Je vous dis que vous reviendrez ! » sans un mot de plus.

Ma belle-sœur, lady Waldegrave, étant venue nous rejoindre, m'avait exprimé le vif désir de voir le Pape.

Nous eûmes le bonheur d'avoir une nouvelle audience.

Pie X, en m'apercevant, ouvrit largement les bras et me bénit tendrement, je ne devais plus revoir ce Père si vraiment saint, mais je n'oublierai jamais l'expression d'ineffable bonté de sa figure, non plus que la façon dont il m'accueillit ce jour là.


CHAPITRE XVI

LA GRANDE GUERRE

(1914-1919)

Londres en juillet 1914. —- Bruits de guerre. — Sir Edward Grey, ministre des Affaires étrangères. — M. Paul Cambon et le traité des Balkans. Le prince Lichnowski, ambassadeur d'Allemagne. — Lord Selborne et l'intervention anglaise. — Les désastres et les deuils. — Sa Sainteté Benoît XV. — Rome pendant la guerre. — Séjour à Neauphle. — Paris et les gothas. — Un camp américain à Bourbilly ! — Le Te Deum de la Victoire. — Le défilé des troupes sous l'Arc de Triomphe. — La Consécration de la Basilique du Sacré-Cœur de Montmartre.

Ayant achevé mon ouvrage sur La Muette, nous partîmes pour Londres le 6 juillet 1914. Le 21, nous dinions seuls chez mon beau-frère Selborne, avec sir Edward Grey, ministre des Affaires étrangères; je fus frappé des inquiétudes qu'il manifestait sur la situation politique.

Il croyait non plus seulement à la possibilité, mais à la probabilité d'une guerre et il n'était pas encore fixé sur le rôle que jouerait l'Angleterre. J'avais toujours à l'esprit le mot de mon confrère Cambon, lorsque je l'avais félicité du résultat de la conférence tenue après la guerre des Balkans, et dans laquelle il avait joué un rôle très important. Comme je lui disais qu'il devait être heureux de voir l'affaire finie : « Finie ! reprit-il, elle va commencer ! »


Le 22, nous rencontrâmes le. prince Lichnowski, ambassadeur d'Allemagne en Angleterre. Lui aussi était soucieux, sans cependant paraître croire à l'imminence d'un conflit.

Le dimanche 26, les bruits de guerre prirent consistance : Rothschild restait incrédule, mais Sir Mackenzie Wallace, qui dirige, au Times, le service des nouvelles de l'étranger, y croyait tout à fait. Mon beau-frère Selborne était très pessimiste. Il prévoyait que l'Angleterre serait nécessairement appelée à intervenir, non pas par suite d'une amitié sentimentale pour nous, mais, parce que son intérêt capital était que la France ne fût pas écrasée et que l'Allemagne ne devînt pas omnipotente en Europe.

Nous rentrâmes, à Paris, le 29, la panique commençait; chacun retirait ses fonds des banques. Le samedi 1er août, je trouvai, à l'Institut, mon confrère Ribot, ministre des finances. Il m'affirma que là guerre était certaine, et me demanda si je pensais que les Anglais interviendraient, non pas seulement sur mer, mais sur le continent. Je lui répondis que je croyais savoir, qu'ils étaient prêts à débarquer 150.000 hommes. Je passai ensuite à la Compagnie de Lyon, où j'appris que l'ordre de mobilisation était donné pour le soir même, et que les gares allaient être fermées au public.

Le lendemain, 2 août, l'Allemagne avait lancé sa proclamation de guerre. Alea jacta est.

Dès cette première heure, je fus saisi des plus noirs pressentiments. Selborne, qui avait été premier lord de l'Amirauté, m'avait dit, depuis longtemps, à quel point Pelletan et les autres politiciens avaient désorganisé et absolument annihilé notre marine. Dans l'armée, les André, les Picard et autres serviteurs de la FrancMaçonnerie avaient joué le même rôle et fait un mal irréparable avec le système des fiches. On savait aussi


que le matériel était insuffisant, et que, sous tous les rapports, la supériorité de l'Allemagne était écrasante; nul n'ignorait, enfin, que le service des renseignements avait été à peu près détruit lors de l'affaire Dreyfus. Ce fut donc avec plus de tristesse que de surprise, que j'appris les nouvelles de nos premières défaites. Où s'arrêterait le torrent qui commençait à - envahir la France? Dieu seul le savait, Dieu seul pouvait nous sauver !

Lorsqu'arriva la bataille de la Marne, nous étions tous réunis à Bourbilly. La joie de la victoire fut tempérée pour nous, par la nouvelle que mon cher petit-fils Maurice était blessé ! Nous apprîmes bientôt, heureusement, que sa blessure était légère, et qu'il avait été envoyé à l'ambulance de Blois.

J'avais été si malade, à Bourbilly, l'année précédente, que nous ne voulûmes pas nous y attarder, et, le 22 octobre, nous rejoignîmes Paris. La ville n'était pas gaie pendant la journée, mais le soir, sans lumière, c'était lugubre ; Sabine et ses enfants, forcés de fuir la Belgique, vinrent nous retrouver à La Muette.

Le mois de décembre fut le mois des adieux; mon fils partait pour le front, Maurice regagnait son dépôt et son frère Henry avait réussi à se faire incorporer, au 120e de ligne. Depuis quelque temps, les bulletins officiels se résumaient dans la formule : Situation inchangée. Cette situation, c'était que l'ennemi demeurait toujours à quatre-vingts kilomètres de Paris, malgré les efforts de notre héroïque armée !


1915

Au 1er janvier, j'atteignis l'âge de soixante-quinze ans.

Trois quarts de siècle ! Longum oevi spatium! Et je me disais : Nimis vixi. Vivre dans une perpétuelle angoisse pour les siens, voir tout incertain, le monde entier bouleversé, par une guerre plus effroyable que toutes celles du passé, la France luttant pour son existence, un présent tragique, un avenir redoutable : comment tenir à la vie dans de semblables conditions!

Un rayon de lumière brilla pourtant dans ce ciel si sombre; mon petit-fils, Gérard Darcy, me procura une grande joie, en venant m'annoncer sa résolution de se faire prêtre. J'eus bientôt, hélas, l'occasion de prouver au divin Maître, ma reconnaissance, en m'efforçant d'accepter sans murmure, la cruelle épreuve qui vint fondre sur moi.

Au milieu de février, Sophia me dit, avec un grand sang-froid, qu'elle avait consulté le Dr Martel et elle prononça le terrible mot de cancer ! Peu après, l'opération était faite, le danger éloigné, mais le chirurgien n'osait rien dire de plus.

A partir de ce jour, je me trouvai dans l'état d'esprit d'un condamné à mort, qui sait qu'il n'y a pas de grâce à espérer, tout en ignorant l'instant où la sentence sera exécutée. Le 19 avril, j'eus la joie de ramener Sophia à La Muette, et, le 21, après avoir embrassé Maurice et Henri d'Aragon, venus en permission, nous partîmes pour le Midi. A la fin de mai, Sophia revînt à Paris, guérie en apparence, mais, hélas, seulement en apparence.

L'été venu, nous reprîmes le chemin de Bourbilly; dès lors, le mal implacable, qui minait ma chère Sophia, fit sa réapparition, et je me préparais à passer l'hiver en Bourgogne, lorsque dans la nuit du 27 octobre, elle me


serra la main et sembla se rendormir : tout était fini, ma femme bien-aimée s'était éteinte doucement, après ces longs mois d'atroces souffrances.

Ce même jour, arrivait à Bourbilly la nièce de Sophia, lady Mabel, qui croyait trouver, encore vivante, cette tante qui l'aimait et qu'elle aimait si tendrement !

Sophia m'avait exprimé jadis le désir d'être ramenée à Blackmoor, auprès de ses parents, mais, depuis le début de la guerre, elle m'avait défendu de transporter son corps en Angleterre. Je choisis donc, d'accord avec sa nièce, un terrain dans le cimetière de Vic-de-Chassenay, me réservant une place dans ce lieu paisible, sous l'ombre du clocher de la vieille église.

Lorsque je rentrai dans cette maison dont Sophia était le charme et la vie, je me sentis pris d'un moment de désespoir ! Plus les années s'accumulaient sur ma tête et plus je sentais la nécessité d'un appui. Et voici que cette compagne idéale me manquait ! Et à quelle heure ! Au moment où l'on vivait dans une continuelle anxiété sur le sort de la France et des siens. Je voyais mon fils François au feu et sans cesse exposé, ma pauvre Madeleine pleine d'angoisse sur le sort de ses fils, tous deux au premier rang des tranchées; Sabine chassée de son pays, n'ayant plus ni feu, ni lieu et inquiète, elle aussi, du sort de Robert, engagé dans l'armée belge; enfin, ma petite-fille d'Aragon et ses parents, tremblant pour Henri, qui courait les plus grands dangers dans l'aviation. De plus, ma santé, fortement éprouvée depuis deux ans, me laissait à l'état de ce que mon médecin appelait : château branlant. J'avais peine à réaliser ce qu'allait être ma vie désormais, et je rentrai aussitôt que possible à Paris. J'écrivais le 31 décembre : « Triste année, sans une lueur de joie, ni d'espoir, la plus désolante de toutes celles que j'ai vécues ! »


1916

Je me trouvais donc en fâcheux état moral, lorsque commença l'année 1916. Les préoccupations et les inquiétudes résultant de cette interminable guerre, s'ajoutaient à l'angoisse que me faisait éprouver ma solitude.

Pendant le jour j'avais mes enfants, mes amis, mais le soir, la nuit enfin, me trouvant tout seul dans ce grand Bourbilly ou dans cette grande Muette que j'avais jadis connus si pleins de gaieté et de vie, les idées noires s'amoncelaient dans mon esprit et me donnaient une sorte de vertige.

Au milieu de janvier, la comtesse de Grünne et sa fille, la comtesse de Liedekerke, me firent le très grand plaisir de passer quelques jours, à la Muette. J'allai ensuite à Dijon, pour assister au sacre de Mgr Landrieux. Pendant mon absence, un zeppelin volant sur Paris, avait complètement détruit une maison du quartier de Ménilmontant ; j'allai dès mon retour voir ce lamentable spectacle; mais il n'y avait eu que des dégâts matériels ! Dans la matinée du 13 mars, Madeleine entra chez moi bouleversée. Elle venait d'apprendre qu'Henri d'Aragon avait été tué, en allant secourir l'un de ses pilotes blessés. Quelle catastrophe ! Voilà donc ma chère petite-fille veuve, au début de sa vie, d'un mari qu'elle adorait et qui le méritait à tous égards. Chacun, dans la famille, appréciait et aimait Henri, si droit, si loyal et si charmant !

Deux jours plus tard, mon beau-frère Selborne m'écrivait que son fils Robert avait été tué en Mésopotamie.

Et pendant cette tragique semaine, Henri Schseffer était frappé à mort, près de Verdun.

Au milieu de tant de tristesses, je désirais, plus encore, aller à Rome et je cherchais vainement un compagnon de voyage, lorsque je découvris que Gérard serait très


heureux de recevoir la bénédiction du Souverain Pontife.

J'éprouvai une grande joie à la pensée d'emmener avec moi, ce cher petit-fils. Nous partîmes, le 16 avril, et le voyage s'accomplit sans aucune difficulté.

Je m'agenouillai d'abord, devant les tombeaux des trois Papes dont j'ai été l'un des Camériers, les priant de me bénir une fois encore, et je vis avec bonheur combien la mémoire de Pie X est vénérée et quelle impression de sainteté l'environne. Le lundi de Pâques nous eûmes une longue audience privée, de S. S.

Benoît XV dont l'accueil fut très simple et d'une très grande bonté. A la fin de l'entretien, je priai le Saint Père de bénir spécialement Gérard. Le Souverain Pontife l'interrogea alors sur sa vocation, et lui promit de prier pour lui.

Après quinze bons jours passés à Rome, nous regagnâmes Paris; j'arrivai pour assister aux obsèques de mon plus ancien ami d'enfance, Arthur Legrand, député de la Manche, pour lequel j'avais autant d'estime que d'affection. C'était un ami très fidèle; au moment de la mort de Sophia, il m'avait envoyé une carte, portant ces simples mots : « Je t'envoie mes très affectueuses condoléances, je ne puis t'en dire plus long, car je viens de recevoir les derniers Sacrements ! »

Dans tous les grands événements de ma vie, j'ai toujours senti, d'une façon très directe, l'action de la Providence; elle se manifesta de nouveau pour moi, d'une manière très extraordinaire. Depuis plusieurs années, j'avais souvent rencontré dans les réunions d'œuvres, Mme Paul Brame, née de Ronseray. Son mari, mort en 1908, était le fils d'un Inspecteur général des Ponts et Chaussées, camarade de mon père et neveu d'un député du Nord, ministre sous l'Empire. Au lendemain de la mort de Sophia, Mme Brame m'avait écrit une


lettre, qui m'avait touché et j'étais allé la remercier lors de son retour à Paris. La conformité absolue de nos goûts, de nos idées, de nos sentiments, l'intérêt que nous portions aux choses religieuses, m'amena à renouveler mes visites, et je priai Mme Brame de venir, avec ses filles, dîner à La Muette. De plus en plus, je sentais la nécessité de modifier absolument les conditions de mon existence, j'éprouvais un grand besoin de repos, de vie calme. De son côté, Mme Brame allait se trouver seule, sa fille aînée venait d'épouser le lieutenant de Fromentel, la seconde devait entrer au monastère de l'Ordre de Marie Réparatrice en Angleterre, un de ses fils était disparu au début de cette affreuse guerre, les autres étaient aux armées. Mme Brame se trouvait donc entièrement libre et je lui demandai de venir faire un séjour à Bourbilly.

Je partis le 8 juin) en automobile, pour la Bourgogne.

Ce me fut un véritable crève-cœur d'entrer seul dans cette vieille demeure ! Mme Brame arriva le 10, mais elle fut, presque aussitôt, rappelée à Paris, par la permission d'un de ses fils. J'étais seul, avec mon vieil ami et chapelain, l'abbé Émery, lorsque le 16 juin, je le vis s'avancer vers moi, un télégramme à la main, qu'il me remit en pleurant. C'était l'annonce de la mort de mon petitfils, Henry Darcy, tué le 13 juin, pendant une reconnaissance de nuit ! Je demeurai confondu et désolé. Le pauvre enfant aurait atteint, dix jours plus tard, l'âge de la majorité. Très brave, très ardent, Henry était, selon l'expression de son général : « un officier de glorieuse espérance ! » Combien il m'était pénible de ne pouvoir être auprès de ma chère fille, dans un pareil moment; mais je souffrais d'une légère crise de foie, et le temps était si particulièrement froid et humide, que je n'osai me mettre en route. Nous faisions du feu tous les soirs.


Bientôt la maison se remplit : Mme Brame revint, puis Chantal et Pierre, avec les charmants petits d'Aragon et leur mère, dont la douleur me faisait grande pitié ; enfin Marguerite, ma belle-fille Blanche et ses enfants.

Loin de diminuer, ma crise d'estomac s'aggravait toujours, et m'empêchait de jouir pleinement de leur présence. Je me trouvai cependant mieux, le 24 juillet, lorsque l'évêque de Dijon, Mgr Landrieux, voulut bien me venir voir. Je le conduisis devant la tombe de Sophia pour la bénir, et, ce qui l'étonna un peu, devant ma propre tombe qui sera, dans quelques jours, prête à me recevoir, quand il plaira à Dieu.

Madeleine arriva peu après, avec Maurice. Je revis avec émotion, ma chère fille, toute meurtrie du deuil si cruel qui l'avait frappée, mais admirable de courage !

Elle ne fit d'ailleurs que passer, voulant accompagner Maurice jusqu'à Paris, car il retournait au front. C'était vraiment très dur ! Une autre triste nouvelle, me parvint le 16 septembre; mon beau-frère Biddulph m'annonçait la mort de son fils unique !

Tant de secousses m'occasionnèrent une série de crises de foie, dont j'eus quelque peine à me débarrasser. Enfin, en octobre, je repris mon équilibre.

Mme Saint-René Taillandier vint, à son retour de Savoie, nous faire une aimable visite; mais la saison s'avançait, et chacun reprit bientôt le chemin de Paris.

Le 4 novembre, jour de ma fête, par un temps très doux et par un radieux soleil, dans ma chère chapelle de Bourbilly étincelante de lumières, Mgr Landrieux voulut bien venir lui-même, bénir mon mariage avec


Mme Brame. Sa Grandeur rappela qu'aucun autre mariage n'avait été célébré dans ce pieux sanctuaire, depuis le 29 décembre 1592, jour où Jeanne Frémyot avait épousé le baron de Chantai. Et Monseigneur ajouta, qu'à l'automne de la vie, plus encore qu'au printemps, l'homme a besoin d'tfne compagne, d'un soutien, d'un appui. Je le sentais profondément, et j-e bénissais Dieu de m'avoir, une fois encore, envoyé la douceur de ce secours.


1917

L'hiver fut pénible, il faisait froid, le bois et le charbon se faisaient rares, l'eau et le gaz furent gelés à la Muette pendant un mois de suite, et les deuils, hélas, se multipliaient.

Jam hiems transiit. Tout passe, les mauyais jours comme les bons. Le printemps arrivant, nous conduisit à Rome, Marie et moi, dans cette vieille maison de l'hôtel d'Angleterre qui faisait revivre, pour moi, soixante ans de souvenirs : depuis 1857 !

Le Souverain Pontife voulut bien nous accorder une audience particulière, le 19 mars, et je trouvai S. S. Benoît XV, comme l'an dernier, très bienveillant, très accueillant et très ami de la France, faisant tous ses efforts pour secourir nos prisonniers. Avant de quitter le Vatican, nous rendîmes visite au Cardinal Gasparri, secrétaire d'État. Son Éminence me parla de l'Institut catholique de Paris, auquel Elle continue à s'intéresser vivement et aussi, de la codification du Droit Canon, qu'Elle a enfin achevée.

Nous allâmes ensuite au palais de Sainte-Marthe, chez le cardinal Merry del Val; comme moi, Marie avait connu les trois Papes défunts ; nous n'eûmes garde de les oublier, et nous entendîmes la messe, dans la crypte où a été placée la tombe de Pie X toujours entourée de fleurs et de lumières, par les pieux soins des fidèles.

La physionomie de Rome se ressentait fortement de la guerre; les hôtels étaient à moitié vides, les galeries et musées déserts, ce qui permettait d'en jouir pleinement; en revanche, le Corso était bruyant, mouvementé, envahi par de nombreux et très jeunes officiers italiens, fort élégamment drapés, dans leurs jolis manteaux bleu de ciel.


Chaque jour, nous nous rendions dans l'église où avait lieu la Station, ou l'Adoration perpétuelle et, rien ne saurait rendre le charme et la douceur de ces cérémonies, dans les vieilles églises de la campagne romaine. Nous eûmes le plaisir de recevoir à dîner, Mgr Chesnelong, Mgr Chapon, Mgr Vié, M. l'abbé Hertzog, M. Van den Heuvel, ministre de Belgique et sa charmante fille.

Parmi les Italiens, nos excellents amis de Filippi nous.

invitèrent plusieurs fois très aimablement, ainsi que la comtesse Pasolini.

Le 30 avril, après un dernier Credo récité à SaintPierre, ce centre et ce foyer de la Sainte Église, je dis pour la vingt-septième fois, adieu à Rome, tout en gardant l'espoir d'y - revenir encore.

A peine rentré à la Muette, j'eus la très vive satisfaction d'apprendre que mon fils venait d'être l'objet d'une très belle citation, très méritée, d'ailleurs.Nous avions résolu de commencer notre été par un séjour à Neauphle le Vieux, propriété depuis fort longtemps dans la famille de ma femme. L'abbé Émery qui voulait bien nous servir de chapelain, le curé de Neauphle étant au front, nous rejoignit le 3 juillet, ainsi que mes petites-filles, Mercédès de Gournay et Charlotte de Franqueville. Cette dernière me confia, dès le lendemain, son vif désir d'obtenir mon assentiment à ses fiançailles, avec le baron Henri de Navacelle, petitfils du maréchal Canrobert. Ma chère petite filleule n'avait que dix-huit ans, et la guerre, hélas, était loin d'être finie; mais je désirais beaucoup voir le bonheur de ma petite-fille assuré, avant de quitter ce monde, je répondis : Amen.

Ce grave événement modifia tous nos plans. Notre départ pour la Bourgogne fut ajourné, et notre séjour à Neauphle se prolongea jusqu'au moment du mariage,


très agréablement d'ailleurs, car les environs sont fort jolis, et nous faisions de longues promenades, en voiture ou en automobile. Un jour, entre autres, nous traversâmes une partie de la forêt de Rambouillet, depuis l'étang de la Malmaison, jusqu'aux étangs d'Ollande; une légère brume s'élevait au-dessus des eaux, les arbres avaient des feuilles d'or, le sol était tapissé de bruyères et de fougères; c'était un délicieux paysage d'Écosse.

Le mariage de Charlotte eut lieu à La Muette, le 28 août, la bénédiction nuptiale fut donnée par l'abbé Émery et la messe dite par l'abbé Schseffer. Mon fils avait pu, heureusement, quitter le front et tout se passa bien, mais très simplement : — on était en guerre. —

Libres enfin, de nos mouvements, nous partîmes pour Bourbilly. Marguerite nous y accompagna ainsi que son fils Pierre. Dès le lendemain de notre arrivée, j'allai, à Vic-de-Chassenay, m'agenouiller sur la tombe de Sophia. Pareille à la sienne, ma pierre tombale est à côté, elle porte la simple inscription : Charles de Franqueville, 1840-19.. il n'y aura plus que deux chiffres à ajouter.

Nous étions venus si tard, en Bourgogne, que les visites furent peu nombreuses. Mgr Landrieux voulut bien quitter Dijon, tout exprès, pour passer quelques heures à Bourbilly, ce dont nous fûmes très touchés et reconnaissants; nous eûmes encore ma belle-fille de Fromentel avec son baby et les Philibert de Loisy.

Quant à nos voisins, nous avions peu circulé, en dehors du voisinage immédiat : Epoisse, La Roche, Bierre, Bard, Vieux-Château, Thoisy et Sauvigny, à cause des difficultés d'essence ou de chevaux. Jusqu'alors, au point de vue matériel, la guerre ne s'était pas fait sentir, dans ces pays si retirés ; mais en octobre, le bétail diminuant, le lait et le beurre commencèrent à devenir


rares, la farine vint à manquer, et il fut extrêmement difficile de se procurer du pain. Je n'avais jamais pensé qu'un jour viendrait, où il faudrait réciter à la lettre, la prière : Panem nostrum quotidianum da nobis hodie.

A la fin de ce mois, Marie reçut la douloureuse nouvelle de la mort de son neveu Guy de Ronseray, brillant officier, tombé dans les derniers combats. En 1915, un .autre de ses neveux, Gaston de Ronseray avait été frappé en plein cœur, en avion; en 1914, son fils Louis Brame, blessé à Margny-aux-Cerises dans l'Oise, était disparu ! Et la mort frappe toujours ! - Que restera-t-il .de toute cette brillante jeunesse ! Novembre amena le froid, il fallut songer au départ, et ce ne fut pas sans regret que nous vîmes la fin de ce séjour, très paisible et très doux. J'arrivai à Paris en excellent état de santé, la tête très libre, grande facilité de travail.


1918

Minuit, nous trouva dans la chapelle de la Muette.

Marie, ma fille Marguerite et moi. Rien que du noir à l'horizon ! — Combien sont impénétrables les secrets de Dieu. Il veut évidemment renouveler la face de la terre. « Et renoCJabis faciem terras ! » — La situation est tellement grave, qu'on est par moments, tenté de perdre l'espoir. — Et l'après guerre est peut-être encore plus redoutable que la guerre même. Jetons-nous aveuglément dans les bras du Seigneur, et, plus que jamais, du fond du cœur, répétons le Fiat !

Le calme relatif dont on jouissait à Paris fut troublé à la fin de janvier. Dans la soirée du 31, on entendit le bruit du canon, et l'on apprit, le lendemain, que des avions boches avaient lancé des bombes et causé plusieurs morts. Ces visites nocturnes se multiplièrent, beaucoup de personnes prirent l'habitude de se réfugier dans leurs caves, dès que sonnait l'alerte. En ce qui nous concerne, nous ne changeâmes rien à nos habitudes : chaque soir, Marie me faisait de la musique, et les sirènes d'alarme ne m'empêchaient pas de dormir, non plus que le bruit de l'éclatement des obus des tirs de barrage, qui retombaient en pluie de fer sur les toits de la Muette et les arbres du parc. A cette époque, Marie eut la joie de voir son fils Henri revenir de l'armée serbe où il était détaché depuis deux ans. — Quelle étrange et terrible chose que cette guerre qui embrasse l'Orient et l'Occident, et à laquelle participent, plus ou moins, tous les peuples de la terre !

Le 8 mars, ce fut un adieu, j'eus la très grande tristesse de voir partir mon petit-fils Gérard. Il avait quitté la soutane pour l'uniforme. Je savais qu'il serait, un très vaillant — je n'ose dire — un trop vaillant soldat, et je


ne pouvais m'empêcher de trembler pour lui. Au même moment, son frère aîné Maurice, vint m'annoncer ses fiançailles avec Mlle de Chabaud Latour, petite-fille de mes anciens et excellents amis. Je ne pouvais qu'approuver son choix, mais quel temps troublé, pour fonder un foyer !

Cette vie de constante anxiété influait sur les santés.

J'avais été assez souffrant pendant la seconde quinzaine de février, et je vis mourir successivement plusieurs de mes meilleurs amis : d'abord, l'excellent ménage Hardouin, Philippe et sa femme, qui succombèrent à huit jours de distance, après de cruelles souffrances; Georges Reynaud avec lequel j'étais lié depuis ma plus petite enfance; mon camarade de collège, Louis Milcent homme de cœur et de bien ; mon très cher ami, Georges Lane Fox; enfin mon confrère, Louis Renault. Il était la plus haute autorité, sur les questions de droit international, et sa perte était considérable, en un pareil moment.

Dans la journée du 23 mars, Paris fut assez ému, par l'apparition d'énormes obus, lancés par des canons d'une portée inconnue jusqu'alors. Mais il s'agit bientôt d'un danger autrement grave. Les Allemands avaient réussi à percer la ligne devant laquelle ils étaient, depuis trois ans, arrêtés et ils approchaient de Paris. Dès le lendemain, on engageait toutes les personnes dont la présence n'était pas indispensable, à quitter Paris, dont le ravitaillement pouvait devenir difficile.

Nous partîmes le 1er avril pour Marseille, Marie et moi.

La foule des voyageurs était grande, mais sans aucune panique, quoiqu'au dire de ceux qui connaissaient toute la vérité, la situation fût encore plus sérieuse qu'en 1914.

Je n'avais pas séjourné à Marseille, depuis bien longtemps, et j'étais curieux de voir les transformations


et travaux accomplis; l'ingénieur en chef voulut bien me les montrer en détail, principalement les nouveaux bassins, qui doivent se prolonger jusqu'à l'Estaque.

Je retrouvai partout le cher souvenir de mon père, qui, pendant près de quarante années, avait été à la tête de tous ces grands services. Je ne manquai pas d'aller faire une prière, sur la tombe de Mont-Richer, et je voulus montrer à Marie, son ancienne villa de « La Pioche ». Là m'attendait une pénible surprise, l'autorité militaire s'en était emparée, et c'est à peine s'il restait quelques-uns des beaux arbres du parc autour de la maison, heureusement respectée, où je revis intacte ma chambre de jadis ! J'avais encore à Marseille quelques bons amis, Mme Desjardins, le comte Desplaces; j'eus le plaisir de voir arriver pour une quinzaine, mon ami Jules Rostand; M. Mauris, le directeur du P. L. M. fit aussi une courte apparition. En somme, ce fut pour moi, un bon et très reposant séjour.

Le mariage de mon petit-fils Maurice, nous rappela à Paris. La cérémonie devait avoir lieu à Saint-Thomas d'Aquin. Le Curé nous prévînt qu'en cas d'alerte, il faudrait évacuer aussitôt l'Église, qui se trouvait dans la zone où tombaient les gros obus. Grâce à Dieu, il n'y eut ni bombes, ni panique, et tout se passa dans la plus parfaite tranquillité.

Cependant, à la fin du mois, lorsque nous partîmes pour la Bourgogne, la situation redevenait critique.

Ma belle-fille Blanche et ses enfants nous suivirent, mais Madeleine ne voulut pas s'éloigner de Paris, à cause de ses deux fils, si exposés.

Juin, aggrava encore le danger. Le gouvernement invita les banques à expédier loin de Paris, les titres et valeurs déposés dans leurs caisses, et conseilla aux particuliers d'agir de même, pour les œuvres d'art qui se


trouvaient en leur possession, offrant de leur prêter son concours. Il me parut utile de prendre conseil, pour les tableaux de la Muette, et, le 25 juin, je me mis en route avec Marie. Une fois à Paris, je pus me convaincre que rien n'était organisé pour le transport des objets d'art. Dans ces conditions, le voyage, avec tous ses risques, me sembla infiniment plus dangereux que les bombes, et je résolus de tout laisser à la Muette. Nous repartîmes le 4 juillet. Cette fois encore et avec encore plus de raison, je fis mes adieux à la Muette, car les obus commençaient à tomber du côté de Passy.

Quelques jours après, un nouvel arrière-petit-fils, Charles de Navacelle, vint au monde à Bourbilly.

Sainte Chantal avait bien protégé la mère et l'enfant, qui fut baptisé dans notre chapelle, par l'abbé Ëmery, avec l'autorisation de Mgr de Dijon. Cela me fait une postérité de 32 enfants, petits-enfants et arrière-petitsenfants !

A la fin de juillet, Marie fut rappelée à Paris, par le triste nouvelle de la mort de sa belle-sœur, la comtesse de Ronseray, qui s'était éteinte, après une longue et douloureuse maladie, héroïquement et saintement supportée.

Ma femme se rendit ensuite en Angleterre, pour assister à la profession de sa fille Térèse, religieuse à Hastings. La traversée de la Manche était extrêmement curieuse, à cause des précautions prises contre les sousmarins. De grands filets, aux mailles d'acier, fermaient les passes, le paquebot ne marchait que la nuit, tous feux éteints, et s'avançait au milieu d'une armée de chalutiers, qui gardaient le détroit. De temps à autre, on entendait un appel, on s'arrêtait devant un signal, puis le navire reprenait sa marche, semblant s'enfoncer dans les avenues d'une immense et sombre forêt, dont chaque


arbre aurait été garni, à son sommet, d'un feu rouge ou vert. Pendant son rapide passage en Angleterre,.

Marie alla voir ma fille Sabine, installée à Seven Oaks,.

avec ses enfants. Son mari, envoyé en mission à Londres, était venu la rejoindre. Marie fut charmée de ce ravissant pays et, plus encore, de l'accueil que lui firent mes enfants.

A Bourbilly, un spectacle différent, mais non moins étonnant, nous fut donné. L'armée américaine arriva à Semur ! Le château, trop écarté, ne logea ni hommes, ni officiers, mais les villages de Bourbilly et de Vic-deChassenay reçurent des soldats d'infanterie. Les habitants se firent vite à ces hôtes un peu étranges, qui apportaient de l'argent, et qui distribuaient du chocolat et des cigares. Le soir, entre six et sept heures, leur musique militaire un peu primitive se faisait entendre; le dimanche, une cinquantaine de soldats assistaient à la messe paroissiale, une vingtaine d'autres venaient dans notre chapelle.

Mais, leur principale occupation, consistait à venir par centaines, se baigner dans la rivière du Serein, près du château de Bourbilly. Ils y jouaient comme -des enfants et les scènes auxquelles on assistait, là, comme au village, auraient causé une intarissable gaieté, si l'on avait pu oublier le motif de cette chose étrange et inouïe : une armée américaine à Bourbilly !

Le 13 septembre, alors que l'héroïsme de nos troupes faisait reculer les Allemands, nous parvint la désolante nouvelle de la mort de mon cher petit-fils Gérard.

On-avait annoncé, d'abord, une légère blessure au bras, et Madeleine essayait vainement de savoir où se trouvait son fils, lorsqu'elle apprit enfin, qu'il avait succombé le 30 août, sans avoir repris connaissance, pendant qu'on le transportait à l'ambulance. C'était, pour ma fille, déjà


si cruellement éprouvée par la mort d'Henry et si anxieuse pour Maurice, retourné à l'armée, un coup vraiment terrible ! Pour moi aussi, le chagrin était profond; avec Gérard s'évanouissait mon rêve de voir l'un des miens appelé à l'honneur du sacerdoce. Mon cher Gérard avait une si haute valeur morale, sa foi était si profonde, son caractère si ferme et si tendre, qu'il était destiné à faire un prêtre exceptionnellement bon et distingué.. Quand je songe à ma pauvre Madeleine, j'ai le cœur brisé. Sursum corda!

Ce matin, les conscrits de Vic-de-Chassenay sont venus me dire adieu; en leur parlant, la pensée de mon pauvre Gérard m'a saisi de telle sorte, que je n'ai plus trouvé la force de rien dire et que je me suis écarté en pleurant.

Tant de sacrifices, tant de larmes, obtinrent enfin, la délivrance de la France; et des bruits de victoire et de paix flottaient dans l'air, lorsque nous quittâmes Bourbilly. Le 23 octobre, nous rentrions dans la Muette intacte, ce que je n'avais guère osé espérer cet été.

Le lundi 11 novembre, l'une des plus grandes dates de l'histoire du monde ! Peut-être pourrait-on dire, la plus grande de toutes ! — On apprend, par le son du canon et par celui des cloches, que l'armistice a été signé !

Que la capitulation de l'Allemagne est absolue ! Qu'elle accepte toutes les conditions imposées par le maréchal Foch ! Et tout cela s'est déroulé si rapidement, que l'on a peine à le réaliser pleinement ! Le soir, les journaux annoncent les termes de. l'armistice. C'est incroyable, nous serions arrivés au fond de l'Allemagne, que nous n'aurions pu obtenir davantage ! Mais, de toutes les choses invraisemblables dont nous sommes les témoins, l'une des plus extraordinaires, peut-être, est de voir le


rôle des États-Unis. — Jadis, la doctrine Monroë interdisait aux Européens de se mêler des affaires d'Amérique, et aujourd'hui c'est, en réalité, le président Wilson qui dirige les affaires de l'Europe !

Nous avons eu grand'peine à trouver des drapeaux pour pavoiser La Muette, qui réunit les couleurs de tous les alliés, et le dimanche 17, nous assistons à Notre-Dame au Te Deum de la Victoire, cérémonie plus auguste qu'aucune de celles qui ont été célébrées sous ses voûtes ; la France vient d'échapper au danger le plus grand qui l'ait jamais menacée !

On respire enfin librement, la vie normale reprend: Sabine et ses enfants quittent l'Angleterre et arrivent à La Muette; en même temps Robert nous apporte, de Belgique, l'heureuse nouvelle que leurs demeures ont été épargnées, ce qui augmente la joie du revoir. La réunion de famille sera complète pour le mariage de mon cher petit-fils Jean de Gournay avec Mlle Trubert, charmant mariage qui va être célébré en grande hâte, car Jean n'a que quatre jours de permission — on se croirait encore en guerre !

L'année se termine pour nous dans notre chère chapelle au milieu des prières d'actions de grâces, qui remplacent enfin la prière : « Pour nos soldats aux Armées ! »


1919

Je commence aujourd'hui ce volume de mon journal qui doit être le dernier — J'arrive à l'âge de 79 ans ! —

J'entre dans ma 80e année ! — Je n'y puis croire tant cela me semble étrange, à tous les points de vue ! Maintenant que j'ai vu la fin de cette affreuse guerre, il me paraît que je pourrais chanter le Nunc Dimittis. Pour dire vrai, j'en serais heureux. Mes facultés sont intactes, je n'ai pas la moindre infirmité, je voudrais finir dans ces conditions.

Dieu sait mieux que moi, ce qui m'est avantageux pour mon salut : Fiat!

Nous avons la Victoire, mais nous n'arrivons pas à avoir la paix ! Le danger passé, chaque nation ne s'occupe plus que de son intérêt particulier, et la merveilleuse vitalité de la France, sa supériorité militaire, toutes ces qualités qui ont excité l'admiration du monde entier, font craindre à nos alliés, un relèvement trop rapide de notre pays; de là, ces entraves, qui surgissent de tous côtés et qui contribuent à troubler l'équilibre européen.

Les chefs des gouvernements alliés ne savent pas, ou ne veulent pas prendre les mesures nécessaires, pour rétablir l'ordre. Ce qui se passe en Russie est effroyable !

Le malheureux Pierre Darcy a succombé aux tortures que lui ont fait subir les bolchevistes dans sa prison de Moscou. C'était un noble caractère, et il est mort, victime héroïque de son devoir !

Un nouveau deuil vient encore nous frapper. Au moment du mariage de Jean de Gournay, son père, assez souffrant, n'avait pu assister à la cérémonie; nous ne pensions pas qu'il fût gravement malade; malheureusement, loin de diminuer, ses souffrances et sa faiblesse augmentèrent chaque jour; il expira le 5 février, laissant à sa femme et à ses enfants un grand exemple de patience et de résignation.


Depuis la guerre je n'avais vu aucun membre de la famille de Sophia; une lettre de ma charmante nièce Mabel, m'annonce son arrivée en France, avec son mari et sa belle-sœur, lady Sybil Grey. Les recevoir à La Muette, parler avec eux de tous nos chers souvenirs, me cause une vraie joie.

Malgré les événements, les séances de l'Institut s'étaient tenues régulièrement, mais les élections avaient été ajournées. Elles reprennent nombreuses dans chaque Académie, principalement pour honorer les grandes figures de ces années héroïques. A notre Compagnie, c'est le maréchal Pétain qui est candidat, et, c'est moi qui suis chargé de faire le rapport, sur son élection. Cela me procure une longue et intéressante visite du maréchal, qui sera, naturellement, élu à l'unanimité.

Pendant cet hiver, j'ai éprouvé d'assez fréquents malaises qui m'ont souvent arrêté; mais, le beau temps et le soleil aidant, je me sens très vaillant lorsqu arnve au 14 juillet, les fêtes de la Victoire.

La Muette a l'honneur de loger plusieurs officiers, ainsi que les drapeaux de -leurs régiments. Le grand jour arrive : dès trois heures du matin, le branle-bas commence.

Je me lève, moi-même, avant cinq heures, pour gagner les Champs Ëlysées. La traversée de l'avenue, en un point unique, est pénible, sinon dangereuse. Je parviens pourtant, chez mes amis Kermaingant et je monte, avec la jeunesse, sur la terrasse du toit pour voir dans son ensemble ce défilé incomparable des troupes de la grande guerre. On n'a jamais vu, on ne reverra probablement jamais, rien de pareil ! Impossible de décrire l'émotion et l'admiration dont on est pénétré ! Marie, très souffrante, n'a pu m'accompagner et jouir de cet inoubliable spectacle, ce qui m'a vivement contrarié.

Le défilé a duré deux heures. J'avais assisté à la


rentrée des troupes de Crimée et à celles d'Italie, c'était beau, mais en proportion, bien peu de chose auprès de ceci. Et puis, l'on n'avait pas comme aujourd'hui, la sensation de l'effroyable danger auquel ces héros nous ont fait échapper !

Après un repos de quinze jours à Neauphle, nous partons, le 14 août, pour Bourbilly. Le 21, fête de sainte Chantai, les enfants de Marie, de Semur, viennent en pèlerinage, conduites par M. l'abbé Didier, archiprêtre de Notre-Dame; ces jeunes filles sont plus de cinquante. A la chapelle, je leur explique les motifs des vitraux et je leur montre les reliquaires, en particulier celui qui contient un fragment du cœur de sainte Chantai. On aperçoit, à l'intérieur du verre, le sang qui jaillit de ce fragment, en 1880, au moment de l'expulsion des Congrégations. Après le Magnificat, elles se rendent en procession, à la source de la Sainte, en chantant l'Ave Maris stella. C'est un grand charme, d'entendre leurs voix fraîches dans le lointain de la forêt, et je suis heureux de voir se renouer, par ce pieux et simple petit groupe, la tradition des pèlerinages de sainte Chantal interrompue par la guerre. Cette troupe pieuse et joyeuse, nous quitte à six heures du soir, les unes en char à bancs, les autres à pied; c'est un pittoresque départ.

Pendant les deux mois que nous passons à Bourbilly, Marguerite et son fils Pierre viennent nous y rejoindre; Madeleine, avec Robert et Jeanne, nous donne quelques jours; enfin, Pierre et Chantal font une apparition avec les chers petits d'Aragon, et le ménage Maurice Darcy s'arrête, vingt-quatre heures, avant de regagner Paris.

Mon séjour en Bourgogne me plaît, cette année, plus encore qu'à l'ordinaire; je pars à regret, mais le grand événement de la Consécration de Montmartre, auquel


je ne veux pas manquer d'assister, nous presse de rentrer à Paris. Nous avons à peine le temps d'échanger quelques visites, avec nos plus proches voisins : les Guitaut, La Ferrière, Montalembert, Servois, Mauris, Dodoz et Philipot. Cependant, je conduis Marie àMarrault, chez nos amis Vallery-Radot. Elle est émerveillée de la vue de ce coin du Morvan. Nous avons encore le plaisir de recevoir la baronne de Boury, de passage à Aisy, amenée par son frère de Chazelle; Mme Miron d'Aussy avec son fils et sa charmante fille Mme du Bellay qui semble touj ours vous apporter un rayon de soleil ; puis les La Chapelle de Clamerey, l'abbé Collin, en vacances à Thostes, mes beaux-fils Henri et Edouard Brame, enfm Mme de Loisy et ses deux filles. L'aînée, Marguerite, très bonne musicienne, joue le soir à quatre mains avec Marie, et cela m'amuse de voir son ardeur !

Notre bon chapelain, l'abbé Ëmery, vieillit beaucoup, il a perdu son entrain, sa vivacité, nous nous demandons si nous le retrouverons encore, l'été prochain. Mais les fêtes du Sacré-Cœur approchent, nous devons loger des évêques, il faut donc se hâter de partir et, le 7 octobre, nous quittons Bourbilly, à sept heures du matin, en auto.

A trois heures et demie, nous franchissons la porte de La Muette. Je n'éprouve aucune fatigue de mon voyage et je reprends, dès le lendemain matin, mes courses dans Passy, comme si je n'avais jamais quitté Paris. J'arrive, pour assister à l'enterrement de mon pauvre concierge, Henri, brave et ancien serviteur qui est mort bien pieusement et que je regrette beaucoup.

Nous nous préparons à recevoir les hôtes qui vont arriver pour les cérémonies de la Consécration de la Basilique : Mgr Rutten, évêque de Liège, avec M. le chanoine Leclercq et notre évêque, Mgr Landrieux, accompagné de M. l'abbé Geoffroy.


C'est pour moi un grand jour, ce 16 octobre ! Je me mets en route pour Montmartre, à six heures du matin, et je prends place au banc d'œuvre, avec mes collègues du Comité. La messe est célébrée par le cardinal Vico, légat du Saint-Siège. Neuf cardinaux et cent dix évêques sont présents. Widor tient le grand orgue. C'est une très grande, très belle et très imposante cérémonie. Elle dure jusqu'à une heure et demie. Ensuite un déjeuner de deux cents couverts, nous réunit dans la salle du Cercle catholique. M. le chanoine Crépin, supérieur de la Basilique veut bien me placer à la table d'honneur, avec les cardinaux et quatre des plus anciens archevêques.

, J'ai assisté à la pose de la première pierre, et voici que je suis également présent au couronnement de l'œuvre. Chacune de ces pierres est un acte de foi !

Combien je suis heureux d'avoir donné la Croix qui surmonte la Coupole et qui domine Paris. 0 Cœur ado rable de Notre-Seigneur, sauvez moi !

J'ai supporté, sans grande fatigue, ces onze heures de cérémonie et le lendemain, j'ai pu retourner à la Basilique avec Mgr Landrieux. C'était le cardinal Luçon qui officiait. Après la cérémonie, j'ai été placé, comme hier, à la table d'honneur.

Dimanche, clôture de ces fêtes magnifiques, admirablement ordonnées, malgré une foule immense. Voilà le Vœu national complètement accompli et réalisé. Que le Sacré-Cœur nous sauve des périls intérieurs, aussi menaçants que l'étaient ceux de l'extérieur !

Au commencement de novembre, la neige fait son apparition. Je voulais aller faire une retraite à Clamart,

mais le mauvais temps et un peu de fatigue me forcent à remettre mon projet à une époque plus lointaine.

Le samedi 15, je vais à l'Institut, bien que j'éprouve quelques troubles au cœur. Je sens que mon médecin


s'en préoccupe. Cela ne m'étonne pas et m'inquiète moins encore. Je dis à Dieu que je suis à ses ordres, et que s'il me donne à choisir, entre la vie et la mort, je ne demanderai pas plutôt l'une que l'autre. — Fiat ! Fiat ! Fiat !

A partir du 19 novembre, je suis réellement mieux et je puis jouir de la visite de Sabine qui arrive de Bruxelles. J'assiste à l'Assemblée des évêques, fondateurs de l'Institut catholique. Mgr Baudrillart nous lit son exposé si net, clair et précis. Après la séance, très intéressante conversation avec les éminents prélats.

Le 10 décembre, je me trouve guéri, et, sauf les jambes qui sont encore faibles, tout va bien. — Pour combien de temps?

Une bonne surprise nous arrive le 12 décembre, notre ami Filippo de Filippi, et sa charmante belle-sœur, m'apportent des nouvelles de Rome. Nous avons le grand plaisir de les avoir à déjeuner, et je jouis infiniment de cette agréable réunion.

Au thé : Marguerite, Madeleine, puis M. de Manne ville qui part pour Teschen; et, un peu plus tard, Maurice Darcy, Charlotte de Navacelle, Hélène de Grandsagne.

Le samedi, 13 décembre, je puis, à ma grande satisfaction, assister à la réception du cardinal Mercier, à l'Académie des Sciences morales et politiques. J'emmène Marguerite et Mercédès. Notre salle est archi-comble; le cardinal fait son entrée, à deux heures, accompagné du cardinal Amette et de l'ambassadeur de Belgique.

Très bon discours de mon confrère, Morizot-Thibault, et belle réponse du cardinal. Excellentes paroles de Boutroux, à propos de Louvain, lecture très intéressante du Père Sertillanges sur la justice immanente.

— En résumé, grande et belle séance.

La Muette, 13 décembre 1919.


Ici s'arrêtent les « Souvenirs » du comte de

Franqueville. Il semble que la consécration de la Basilique du Sacré-Cœur ait marqué le sommet de sa vie. A partir de ce jour, de fréquents malaises se manifestèrent; il les surmontait, reprenait son activité, mais ses forces diminuaient: Le samedi 20 décembre, une fatigue extrême l'empêcha de se lever. Il aurait pu répéter ce que lui disait le cardinal Richard, à la fin de sa vie : « Je ne suis pas malade, mais je n'ai plus la force de vivre ! » Le lendemain, il reçut l'ExtrêmeOnction, en pleine connaissance, répondant aux prières, en latin, aussi tranquillement que s'il eut répondu la messe, et le lundi, lorsque lé cardinal Amette, voulut bien venir lui apporter sa bénédiction, il prononça ces belles paroles : « Je ne désire ni vivre, ni mourir, je me remets en toute soumission à la volonté de Dieu. »

Chaque jour, chaque heure, sa vie s'éteignait comme une lampe qui n'a plus d'huile. — Savait-il,


que la mort s'avançait? - Je ne le pense pas.

Pendant cette si douloureuse semaine, tout en conservant sa connaissance, il n'était déjà plus qu'à moitié sur la terre, et, lorsque je lui parlais, il n'ouvrait pas les yeux, sa main seule me répondait, en pressant la mienne. Jour et nuit près de lui, le dimanche 28, vers 3 heures du matin, je vis entrer sa fille, Marguerite. Mue par un pressentiment, elle venait me retrouver près de son père.

Nous passâmes la nuit, à prier ensemble, afin que la mort, jadis tant redoutée par lui, fut très douce et sans crainte.

Le dimanche 28 décembre 1919, vers 7 heures du matin, entouré de tous ses enfants, son regard se voila pour toujours aux choses d'ici-bas, pour s'ouvrir à la clarté resplendissante de la lumière divine, par laquelle nous sont révélées, toute vérité, toute science, toute beauté, dans l'amour infmi et suprême de Dieu.


FRANQUEVILLE (AMABLE-CHARLES-FRÀNQUET comte, DE) 0. *.

Né à Paris le 1er janvier 1840. - 1860, auditeur de 2e classe au Conseil d'État. — 1860, avocat à la Cour d'appel de Paris. — 1860, secrétaire adjoint du Comité des chemins de fer. — 1861, chef du secrétariat de la Commission impériale de l'Exposition universelle de 1862, à Londres. —

1865, auditeur de lre classe au Conseil d'État. — 1869, maître des requêtes de 2e classe (jusqu'à la dissolution de 1870). —

1872, secrétaire de la Commission centrale des chemins de fer.

— 1872, maître des requêtes au Conseil d'État (démissionnaire en 1879). — 1876, membre de la Commission supérieure des expositions internationales. — 1878, membre du Comité consultatif des chemins de fer .— 1888, membre de l'Académie .des sciences morales et politiques. — 1890, membre de l'Académie royale de Belgique. — 1896, membre de l'Académie des sciences morales d'Espagne. — 1901, président de l'Institut. -— 1904, membre de l'Académie britannique. —

1896 à 1904 docteur (honoris causa) des Universités de Cambridge, Dublin, Edimbourg, Glasgow, Louvain et SaintAndrews.

OUVRAGES :

1. Commentaire de la loi du 16 septembre 1807 sur le dessèchement des marais, in-8°, 134 pages. Paris. Thunot, 1860.

2. Étude sur les sociétés de secours mutuels en Angleterre, in-8°, 52 pages. Paris, P. Dupont, 1863.


3. Les institutions politiques, judiciaires et administratives de l'Angleterre, in-8°, XLV-559 pages. Paris, Hachette, 1863.

— 2e édition revue et augmentée, in-8°, xi-633 pages.

Paris, Hachette, 1864.

4. Les écoles publiques en Angleterre, in-8°, 32 pages. Paris, Leclère, 1869.

5. Notice historique sur le château de Bourbilly, in-8°, 63 pages.

Semur, Verdot, 1871.

6. La vie de Montalembert racontée par une Anglaise, in-8°, 19 pages. Paris, Leclère, 1873.

7. Les chemins de fer en France et en Angleterre, in-8°, 24 pages.

Paris, Leclère, 1873.

8. Du régime des travaux publics en Angleterre, 4 volumes in-8° da x-395, 476, 412 et 444 pages. Paris, Hachette, 1875. —

Traduction allemande abrégée, 1 volume in-8°. Vienne, Lehmann, 1875.

9. De la personnalité civile du diocèse, in-8°, 55 pages. Paris, Lecoffre, 1875.

10. Local government in France (en anglais), 28 pages. Londres, Macmillan, 1875. 11. Souvenirs sur la vie de mon père, in-8°, 619 pages. Paris, 1878.

12. L'Etat et les chemins de fer en Angleterre, in-8°, 32 pages.

Paris, A. Chaix, 1880.

13. La Commission des chemins de fer en Angleterre, in-8°, 39 pages. Paris, Dunod, 1881.

14. Le Gouvernement et le Parlement britanniques, in-8°, 3 volumes Paris, Rothschild, 1887. Tome I, Le Gouvernement, xn-595 pages. Tome II, Constitution du Parlement, 567 pages. Tome IIILa procédure parlementaire, 575 pages.

15. Les Etats-Unis du Centenaire, in-So, 51 pages, de Soye, 1889.

16. Le système judiciaire de la Grande-Bretagne, in-80, 2 volumes; Paris, Rothschild, 1893. — Tome 1 : Organisation judiciaire, iv-618 pages. — Tome II : La Procédure civile et criminelle, 740 pages.

17. Le premier siècle de l'Institut de France, 2 volumes in-4° de 460 et 482 pages. Paris, Rothschild, 1895.

18. Le Casier civil, in-8° de 16 pages. De Soye, 1895.

19. Notice sur M. le duc d'Aumale, in-8° de 16 pages. Dubreuil, 1898.

20. Histoire de Bourbilly, in-8°, vin-278 pages. Hachette, 1907.

21. Histoire de La Muette.


TRAVAUX ACADÉMIQUES

1. Notice sur M. A. Batbie, t. 130, p. 864-884 (1888).

2. Rapport sur le prix Le Dissez de Penanrun, t. 132, p. 106-117 (1889).

3. Le barreau anglais, t. 132, p. 529-572 et 728-764 (1889).

4. Les avoués en Angleterre, t. 133, p. 390-418 (1890).

5. Les droits politiques des femmes en Angleterre, t. 133, p. 115125(1890).

6. Du rôle des ministres dans les États de l'Europe et de l'Amérique (Prix Odilon Barrot), t. 134, p. 302-322 (1890).

7. Le jury en Angleterre, t. 134, p. 675-713 (1890).

8. La séparation des pouvoirs, 1.136, p. 324-340 (1891).

9. De la répression des publications obscènes, t. 137, p. 219-222 (1892).

10. La magistrature anglaise, t. 137, p. 80-122 (1892).

11. L'assistance publique en Angleterre (Prix de Beaujour), t. 140, p. 397.

12. La justice criminelle en France et en Angleterre, t. 141, p. 743.

13. L'Institut de France, son origine, ses transformations, son organisation, t. 144, p. 447.

14. Notice sur Sir J. Stephen, juge de la Cour suprême d'Angleterre, p. 653.15. Rapport sur les prix Le Dissez de Penanrun et OdilonBarrot, t. 146, p. 52 et 64.

16. La législation électorale des différents pays de l'Europe, t. 152, p. 273.

17. Les délégués de l'Académie à Berlin, t. 153, p. 601.

18. Discours prononcé aux funérailles de M. Zeller, t. 154, p. 441.

19. Discours à l'occasion de la mort de M. Maurice Block, t. 155, p. 295.

20. Discours prononcé aux funérailles de M. Arthur Desjardins, t. 155, p. 196.

21. Discours à l'occasion de la mort de M. le duc de Broglie, t. 155, p.300.

22. Discours à l'occasion de la mort de M. F.-T. Perrens, t. 155, p. 310.

23. Discours prononcé en prenant la présidence de l'Académie, t. 155, p. 284.


24. Discours prononcés à VAssociation internationale des académies, t. 155, p. 713 et 718.

25. Compte rendu de la première session de l'Association internationale des académies, t. 156, p. 333.

26. Discours prononcé à la séance des cinq académies de l'Institut, t. 156, p. 581.

27. Discours prononcé à la séance publique de VAcadémie, t. 157, p. 5.

28. Discours prononcé en quittant le fauteuil présidentiel, t. 157, p. 379.

29. L'Organisation judiciaire aux Etats-Unis (Prix Odilon Barrot), t. 162, p. 4 44.

30. La vie de Pasteur par Yallerji-Radot (Prix Corbay), t. 164, p. 144


EXTRAIT DU DISCOURS prononcé par M. MORIZOT-THIBAULT, président de l'Académie à l'occasion de la mort de M. le comte DE FRANQUEVILLE

Notre Académie vient de perdre son doyen, Charles Franquet de Franqueville. Il était né le 1er janvier 1840.

A peine nommé auditeur de deuxième classe au Conseil d'État, il commença à écrire. Il se proposait d'étudier les Institutions politiques, judiciaires et administratives de l'Angleterre. Le choix du sujet décelait de la part de ce jeune homme une réelle audace. « Trois semaines après mon arrivée à Londres, venait de dire un de nos ambassadeurs, j'aurais sans trop hésiter, écrit sur l'Angleterre; trois mois après, je compris que ce livre était fort difficile à faire; après trois ans, je tombai d'accord qu'il était impossible à un étranger. »

Tout est si vaste, si complexe et quelquefois si obscur dans ces institutions ! Sans précurseur pour le guider à travers un pareil dédale, le jeune auditeur allait avec la confiance du néophyte qui paraît dédaigner le danger. Il lisait les meilleurs travaux sur l'Angleterre publiés en France et à l'étranger, compulsait un nombre considérable de documents officiels et d'ouvrages anglais, interrogeait les personnes compétentes dans ses fréquents voyages à Londres. Son ouvrage achevé, il écrivit dans sa préface : « Ceci est un livre de bonne foy » et, au lendemain de sa publication, comme effrayé de sa témérité, il partit pour les pays d'Orient.

C'était en 1863. Quand il revint, trois mois après, il courut chez Hachette. L'édition était épuisée. C'était un succès non seulement en France, mais en Angleterre. La presse britannique rendait hommage au labeur acharné de l'auteur, à sa connaissance exacte des institutions, à son impartialité, à son esprit d'indépendance. Nos journaux s'unissaient à elle pour reconnaître que cet ouvrage en dissipant de nombreuses erreurs, exercerait une influence heureuse sur les rapports des deux nations.

(Après son mariage) on le voit sans cesse au travail dans cette belle et vaste bibliothèque qu'il a fait construire


à La Muette et qu'il a meublée. La collection -de ses livres est immense et cependant il y apporte continuellement de& ouvrages empruntés à l'Institut. Demandez à notre aimable conservateur quel fut jusqu'ici le meilleur client de notre bibliothèque. Sans hésiter il nommera le comte de Franqueville. C'est qu'il continua toujours, pour la rénover et pour l'étendre, l'œuvre scientifique commencée aux premiers temps de sa jeunesse.

Que si vous le suivez dans son rude labeur, vous le voyez ramasser d'abord d'immenses matériaux destinés à son ouvrage sur le Régime des travaux publics en Angleterre qui comprend quatre volumes in-octavo et qu'il publia en 1875.

Succès moins éclatant peut-être que celui de son premier livre, mais succès encore et qui lui vaut les honneurs d'une traduction allemande.

Quatre ans après, il donne sa démission de maître des requêtes au Conseil d'État pour suivre dans leur disgrâcEt.

un certain nombre de ses collègues révoqués. Alors il put se livrer sans entrave à ses chères études.

Il avait compris que l'œuvre publiée vingt-cinq ans auparavant, trop superficielle à son gré, ne constituait plus maintenant qu'un programme au milieu des nouveautés qui venaient de bouleverser le système gouvernemental du Royaume-Uni. Deux grandes réformes électorales avaient déplacé la souveraineté effective dans l'État, l'organisation judiciaire avait été modifiée, le système administratif avait subi de notables changements. Le comte' de Franqueville se remit à l'œuvre avec courage et vingt fois il dut remanier un travail presqu'achevé, l'extrême mobilité du législateur aggravant encore le caractère près qu'insaisissable des institutions britanniques. C'est qu'en Angleterre les questions les plus graves sont réglées les unes par la loi écrite, d'autres par la coutume, celles-ci par l'usage, celles-là par la jurisprudence. Et, comme, ces autorités diverses se contredisent assez souvent, il n'importe pas seulement de les bien connaître mais de déceler encore l'âme secrète qui les inspire et les accorde dans le but commun.

L'esprit de notre confrère s'était élargi; sa documentation


était immense, sa pénétration profonde. Il trouvait dans son impartialité de juriste et d'historien, et surtout dans sa qualité d'étranger le moyen d'étudier l'histoire de l'Angleterre sans préjugé et son actualité sans passion. Lorsque parut en 1887, un an avant son élection à l'Académie, sa grande étude en- trois volumes sur le Gouvernement et. le Parlement britanniques, il livrait donc au public un ouvrage bien supérieur à celui d'autrefois.

C'est en 1893 qu'il publia, en deux volumes, le Système judiciaire de la. Grande-Bretagne. La matière était plus difficile encore que celle qu'il avait jusqu'alors étudiée, car les institutions judiciaires en Angleterre sont moins connues que ses institutions politiques. Mais il la médite depuis trente années et il n'a rien négligé pour l'approfondir.

Voyez-le en Angleterre où il parcourt toutes les juridictions depuis les plus humbles jusqu'aux plus élevées. Il suit les audiences, interroge les juges, écoute les avocats, fait ses enquêtes auprès des soliciiors et on le voit même, sur l'invitation des magistrats, siéger dans les sections de la Cour d'appel, de la haute-Cour et dans les cours de Comté et de police.

Il avait vu la matière morte dans les textes des lois et dans les livres ; il la voit maintenant en action et il pénètre sa vie.

Aussi ce dernier ouvrage ne fut-il pas seulement un livre médité mais encore vécu. L'année de notre centenaire, 1895, époque où nous reçûmes les délégués de l'Association internationale des Académies, notre histoire n'était pas encore faite. Notre confrère voulut combler cette lacune et il publia à cette occasion Le premier Siècle de VInstitut de France, ouvrage en deux volumes in-quarto, où, après avoir fait l'historique des anciennes académies, il expose les origines et les transformations de ce grand corps, donnant la liste complète de ses membres, de ses associés et de ses correspondants, et consacrant à chacun d'eux une notice biobibliographique. Ouvrage capital. pour notre histoire et qui rend encore de réels services, car, me disait M. Dehérain, « il n'y a guère de jours où il ne soit consulté à notre bibliothèque ». Cette époque constitue le point culminant de la vie du comte de Franqueville.


EXTRAIT DU JOURNAL Le Réveil de l'Auxois, janvier 1920

Les obsèques du comte de Franqueville auront lieu le mercredi 7 janyier à 10 heures, en l'église de Vic-deChassenay; la cérémonie sera présidée par Mgr l'Évêque de Dijon.

Tous ceux qui l'ont connu, voudront rendre un dernier hommage à ce grand chrétien, à cet homme éminent dont la parole faisait autorité tant était grande la confiance dans ses décisions, tant on appréciait sa valeur morale, son esprit droit, ferme et juste. Sa vie entière a été consacrée au service de Dieu et de l'Église.

Maître des requêtes au Conseil d'État, le comte de Franqueville avait donné sa démission en 1879, à la suite de la révocation de plusieurs de ses collègues dont on craignait l'indépendance en faveur des écoles libres.

En 1880 lors de la persécution religieuse, il assista les Dominicains, expulsés de Flavigny, et, pendant plusieurs années, nombre de religieux de différents ordres, chassés de leurs couvents en haine de Dieu, transformèrent Bourbilly et La Muette en une sorte de petite communauté, le comte et la comtesse de Franqueville considérant leur présence comme une source de bénédictions.

Presque chaque année, le comte de Franqueville allait •à Rome, particulièrement estimé au Vatican sous les Pontificats de Pie IX, de Léon XIII, de Pie X ou de Benoît XV, et, -ce fut en son château de La Muette, qu'eut lieu la grande assemblée de 80 évêques de France, après la loi de Séparation, en 1907.

Depuis 1888, le comte de Franqueville faisait partie de l'Académie des Sciences morales et politiques. Ce titre, de membre de l'Institut, était celui auquel il tenait le plus et qui donnait à sa vie le plus grand intérêt; mais là, encore, la pensée religieuse dominait tout. L'entrée à l'Académie, du


Père Sertillanges et de Mgr Baudrillart, lui avait causé une-

vraie joie.

Particulièrement dévoué au Sacré-Cœur, membre du Comité du Vœu national, il était présent à la pose de la première pierre de la basilique de Montmartre, et lorsqu'il eut.

assisté à sa Consécration, le 16 octobre dernier, il s'écria L Maintenant je peux dire mon Nunc Dimittis.

Inutile de rappeler ici, qu'il avait restauré la demeure de sainte Chantai, secondé dans toutes ses œuvres par sapremière femme, Marie Schseffer-Erard, dont le caractère sérieux et la grande piété répondaient parfaitement à l'élévation des vues de son mari..

Le comte de Franqueville avait eu un fils et cinq filles. Le comte François de Franqueville, Mme Schæffer, Mlle Cécile de Franqueville, la comtesse de Gournay, Mme Jean Darcy et la duchesse d'Ursel.

Le comte de Franqueville avait épousé en secondes noces, Lady Sophia Palmer, fille du comte de Selborne, grand chancelier d'Angleterre. Rappelée trop tôt à Dieu, elle a laissédans tout le pays, le souvenir de ses hautes vertus et de son admirable intelligence.

Innombrables, sont les œuvres dont s'occupait le comte de Franqueville; les plus importantes étaient l'Institut catholique de Paris et la construction des chapelles de secours dans les faubourgs de la capitale.

Cruellement éprouvé pendant la guerre par la mort de trois de ses petits-fils, il cherchait, par l'entremise des évêques, à adoucir les souffrances dans les diocèses envahis et dévastés.

Il avait pour le cardinal Luçon une admiration sans bornes, et c'est par son inspiration que le cardinal Mercier a été appelé à l'Institut.

Le comte de Franqueville est mort comme il a vécu en catholique fervent, il a reçu l'Extrême-Onction en pleine connaissance, répondant lui-même à toutes les prières et disant à Son Éminence le Cardinal de Paris, qui avait bien voulu lui apporter sa bénédiction : « Je ne désire ni vivre, ni mourir, je me remets en toute soumission à la volonté de Dieu. »*


Le Comte de Franqueville s'était remarié les dernières années de sa vie avec Mme Paul Brame, née de Ronseray.

Veillé par les soins les plus attentifs, et entouré de chères affections de famille, il s'est pieusement endormi dans le Seigneur qui a pu lui dire en toute vérité comme dans FËvangiIe : « Bon et fidèle Serviteur, viens recevoir la récompense que je t'ai préparée de toute éternité. »


Paroles prononcées par S. G. Mgr LANDRIEUX, évêque de Dijon au château de Bourbilly après les obsèques du comte DE FRANQUEVILLE

Les morts n'ont pas besoin qu'on les loue et je ne songe.

pas à faire l'éloge de celui que nous pleurons; Lui-même, dans sa foi de chrétien, nous a demandé en mourant, non pas des éloges, mais des prières.

Quelle différence entre la conception chrétienne de la mort et l'autre, si triste, si désespérément lugubre !

Ils nous quittent, ils s'en vont, nos défunts, parce que l'heure est venue, qu'ils ont fait leur temps et que Dieu, le Père qui est au ciel, les rappelle à Lui. Ils nous glissent dans les mains, en nous disant au revoir ! Mais leurs pauvres yeux fatigués ne se ferment à la lumière de ce monde que pour s'ouvrir aux clartés de l'éternité.

Ce n'est pas une vie qui s'éteint, c'est une vie qui se déplace mutatur, non tollitur!

Ils vivent,,mais ailleurs, dans d'autres conditions; là où ils ont désiré par dessus tout arriver; là où nous leur avons toujours souhaité d'aller; là où ils nous attendent; là où nous comptons les rejoindre.

Ils sont partis plus tôt, ils ont pris les devants. Et le deuil, c'est cela seulement, cette séparation anticipée, pour un temps; mais entre eux et nous, il y a encore des relations possibles, des échanges de bons offices par l'intermédiaire de Notre Mère la sainte Église.

Comme ces perspectives sont autrement consolantes que le morne et glacial silence des morts sans espérance !

Pour ceux qui meurent ainsi, dans la paix du Seigneur, c'est l'heure du repos, le soir venu, la journée faite. C'est l'heure de la récompense et rien n'est perdu de ce que l'on a fait pour Dieu; car les œuvres suivent : opera eorum sequuntur


illos 1 On n'emporte que cela, mais on emporte tout cela : le bien qu'on a fait, la peine qu'on a eue.

Qu'on est heureux, quand la terre manque, quand le monde se dérobe, quand les hommes ne peuvent plus rien, quand les conventions sociales, qui font illusion, ne jouent plus, qu'on est heureux d'avoir réglé sa vie sur l'Évangile, d'avoir pris des assurances en vue de l'éternité, d'avoir fait, comme on dit, quelque chose pour le Bon Dieu !

M. de Franqueville a eu cette sagesse ; il a mis son dévouement et son activité, son intelligence et son cœur au service de l'Église; il a été un bon ouvrier sur le chantier de la Rédemption; il a participé à toutes les grandes œuvres catholiques de ce temps. Il l'a fait en chrétien, avec toute sa foi.

Entre autres, je cite Montmartre, parce que j'ai été témoin de sa joie à -ces solennités de la Consécration, il y a deux mois,

et que je veux lier, river votre souvenir à un objet concret, à la croix qui domine la Basilique, de telle façon que vous ne puissiez plus la voir sans penser à lui.

Il m'a raconté que c'est lui qui l'avait donnée et qu'il était monté tout là-haut lorsqu'on l'a plantée sur la coupole.

Il était fier et heureux d'avoir exalté la croix au-dessus de Paris; d'avoir fait rayonner la croix sur Paris; d'avoir présenté la croix à Paris; d'avoir imposé la croix à Paris; d'avoir opposé la croix à Paris; d'avoir mis Paris sous la protection de la Croix ; d'avoir fait de la croix le paratonnerre de Paris !

Il voyait le geste et le symbole à la fois.

Nous lui saurons gré toujours, nous autres, d'avoir restauré le château de Bourbilly, ce reliquaire, le foyer de la grande sainte bourguignonne, une des stations de Lieux Saints de chez nous, comme la maison de saint Bernard à Fontaine.

Et quoi encore? Quand l'Église de France, en des jours critiques, eut besoin de délibérer pour faire face au péril, c'est chez lui, à La Muette, que les Évêques tinrent conseil, comme jadis les onze chez Joseph d'Arimathie.

Que d'autres œuvres auxquelles il a mis la main, à Paris, à Rome, ailleurs, que vous savez mieux que moi !


On peut dire qu'il était d'Église autant qu'il est possible à un laïque de l'être, comme ces chrétiens des premiers temps que saint Poul appelait « nos auxiliaires, nos coadjuteurs, coadjutores nostri I Nos compagnons de lutte, commiUtones sur qui on pouvait compter toujours.

Et parce qu'il est entré ainsi spontanément dans les cadres actifs de l'Église, pour faire, avec l'esprit de l'Église, l'œuvre de l'Église, l'Église a le droit de le revendiquer comme sien et de le pleurer au même titre que la familLe du sang. --------

Unissons donc nos deuils et répondons à son suprêmefétëfeir,

en priant beaucoup pour lui !

l 7 janvier 1920^


AFFRE (Mgr), 7.

ALBERT (prince Consort), 20, 34.

ALENÇON (duc d'), 121.

ALICE D'ANGLETERRE(prinçesse),55 ALI PACHA, 66.

ALMA TADEMA (M. Mme), 156.

AMÉLIE (reine de Portugal), 139 AMETTE (cardinal), 219, 220.

AIIlEL, 8, 16, 25.

ANDERSON (sir W.), 73.

ARCHIAc(comte et comtesse d'),176.

ARGENSON (marquis d'), 84.

AUBRY-VITET, 136.

Aucoc (Léon), 45, 118, 126, 138, 189.

AUMALE (duc d'), 55, 56, 107, 109, 110, 111, 114, 117, 139, 144, 155, 156.

BAILLY (R. P.), 168.

BALFOUR OF BURLEIGH (lord), 175.

BALSORANO (Lefèvre comte de), 27.

BANNEVILLE (marquis de), 96,105.

BARING (Thomas), 51.

BAROCHE, 40, 44, 62, 73.

BASSANO (duc de), 30, 83,129.

BATBIE, 126, 138, 142.

BAUDRILLART (Mgr), 219.

BAULNY (baron de), 45, 129, 130.

BAZAINE (maréchal), 90, 115, 117.

BEAUTEMPS-BEAUPRÉ, 2.

BEAUVOIR (marquis de), 136.

BELBEUF (comte de), 45.

BELLAY (madame du), 217.

BELLUNE (duc de), 61.

BENEDETTI, 60, 79.

BENOIT XV, (S. S.) 199, 203.

BENOIST D'Azy (comtesse), 95 BÉRARDI (cardinal), 95.

BERRÉ (R. P.), 132.

BÉVILLE (général de), 90.

BISMARCK (comte de). 79, 87, 88, 102, 103.

BLANC (Amédée-Edmond), 3, 34, 167.

BLOCK (Maurice), 172.

BODIO, 156.

BONAPARTE (prince Louis), 7.

BONAPARTE (prince Pierre), 93.

BONNECHOSE (cardinal de), 94,123 BONTOUX, 105.

BOURBAKI (général), 115.

BOURÉE,71.

BOURY (baronne de), 217.

BOUTROUX, 219.

BRIOSCHI, 156.

BROGLIE (duc de), 96, 114, 115, 125, 173.

BROGLIE (prince Victor de), 105.

BUCKINGHAM (duc de), 50, 56.

BUFFET, 96, 112, 113, 114, 115,

125.

CAGIANO (Mgr), 178.

CALLA, 136.

CALMANN-LÉvy, 137.

CARLOS CALVO, 156.

CAMBRIDGE (duc de), 52, 55, 56, 129, 151.

CAMBON (Paul), 166, 193.

CANROBERT (maréchal), 154, 204.

CARBUCCIA (général), 69.

CARNOT (président), 144.

CARRABY (Étienne), 189.

CAVAIGNAC (général), 7.

CAVOUR, 60.

CHABAUD-LATOUR, 136.

CHAMBORD (comte de), 55, 109,

110, 111, 113, 114, 115, 116, 117.

CHANTAL (baron de), 202.

CHANTAL (sainte), 86, 107, 202, 216 CHAPON (Mgr), 204.

CHARETTE (général de), 113, 168.

CHARTRES (duc de), 136. f CHARTRES (duchesse de), 139.

CHATEAUBRIAND (comte de), 127.

CHAUCHAT, 90.

CHAZELLE (\icomte de), 217.


CHESNELONG (Mgr), 204.

CHESNELONG, 116,, 117.

CHEVOJON (abbé), 75.

CHRISTOPHLE, 140.

CLARENDON (LOH), 59 CLARETIE, 152, 153.

CLÉMENT (abbé), 184.

CLÉMENTINE (princesse), 36, 182.

COCHIN (baron Denys), 136.

COLERIDGE (lord), 139.

COLLIN (abbé), 183, 217.

COLMET DE SANTERRE, 139, 140, 142.

CONAN (Dr), 191.

CORNU, 7.

CORNUDET (Léon), 85, 86, 113.

CORNUDET (Michel), 129, 130.

COULLIÉ (cardinal), 185.

COURCEL (baron de), 163,164,165.

COWLEY (lord), 31.

CRAVEN (Mme), 94.

CRÉMIEUX (Hector), 47.

CRÉPIN (chanoine), 218.

CUTTOLI (Mgr), 94.

CUVILLIER-FLEURY, 111.

DADOLLE (Mgr) ,181, 186, 189.

DAMPIERRE (marquis de), 109.

DAOUD PACHA, 66.

DANEMARK (roi de), 152.

DARBOY (Mgr), 75, 78, 94, 106.

DARCY (Pierre), 214.

DARESTE, 139.

DARU (comte), 96.

DAUDET (Ernest), 47.

DAVID (Edmond), 45.

DAVID (Jérôme), 102.

DECRAIS, 151, 163.

DEQUEVAUVILLIERS (abbé), 67.

DERBY (lord), 52.

DESJARDINS (Arthur), 138, 172.

DESJARDINS (Mme), 209.

DESPLACES (comte), 209.

DESSEILLIGNY, 113..

DEVELLE, 150.

DICKENS, 54.

DICKENS (miss Mary), 54.

DIDIER (archiprêtre de Semur), 216 DILKE (sir Wentworth), 50, 54.

DILKE (sir Charles), 133, 166, 189.

DODOZ, 217.

DOMBROWSKI, 105.

DONCIEUX, 115.

DONNET (cardinal), 94.

DOUCET (Camille), 137, 138.

DREUX-BRÉZÉ (Mgr de), 94.

DROUYN DE LHUYS, 60, 61, 82.

DUBOIS (Mme Louis Paul), 188.

DUBRETON (général baroh), 2, 10, 20.

DUCHAUSSOY (R. P.), 132.

DUCHESNE (Mgr), 154, 155.

DUCROCQ, 140, 142.

DUE, 159, 160.

DUFAURE, 126.

DUFFERIN (lord), 151, 175.

DULAC (Dr), 17.

DULONG DE ROSNAY (comte), 74.

DUPANLOUP (MER), 94.

ÉMERY (abbé), 135, 200, 204, 205, 210, 217.

ESMEIN, 190.ESPAGNE (roi d'), 32, 33, 74.

ESPINASSE (général), 30.

EUGÉNIE (Impératrice), 16, 20, 30, 31, 33, 60, 61, 78, 83, 84, 85, 95, 102.

EXELMANS (commandant), 32, 33.

FAGUET, 173.

FAIRBAIRN, 51.

FALLIÈRES (président), 182.

FÉLIX (R. P.), 43, 113.

FILASTRE (R. P.), 132.

FITZMAURICE (lord Edmund), 139.

FLAHAUT (comte de), 47, 49, 50, 52, 57, 59, 61, 73, 77.

FLAHAUT (comtesse de), 49, 61.

FLANDRIN (Hippolyte), 7.


FLEURY (marquis de), 90.

FLEURY (général), 102).

FILIPPI (Filippo de), 204, 219.

FOCH (maréchal), 212.

FONBLANQUE (Albany), 57.

FOULD (Achille), 18, 40.

FOULD, 130.

FOURTOU (de), 111, 125.

FREPPEL (Mer), 43, 94.

FREYCINET (de), 126.

GABRIEL, 146.

GABRIELLI (prince, princesse), 85.

GAILLARD (graveur), 28.

GALLES (prince de), Édouard VII, 55,73,129,149,150,151,152.

GALLES (princesse de), 152.GAMBETTA, 126, 150.

GAMARD, 136.

GASPARRI (cardinal), 203.

GAUTIER (Alphonse), 137.

GEFFROY , 154.

GEOFFRAY (Marcel), 166.

GEOFFRAY (M. Mme Léon), 148,155.

GEOFFROY (abbé), 217.

GÉROME, 153.

GLADSTONE, 55, 59,104,133,150.

GLASGOW (lord), 175.

GLASSON, 138.

GORTSCHAKOW* (prince), 88, 121.

GRAMONT (duc de), 96.

"GRANVILLE (comte), 50, 51, 56, 59, 103, 104, 105.

GRESSIER, 90.

GRÉVY, 112.

GREY (sir Edward), 193.

GRISI (La), 35.

GRUNNE (comte de), 114.

GRUNNE (comtesse de), 198.

GUERRIN (Dom Léon), 174.

GUIBERT (cardinal), 117,121, 122, 124.

GUIGNÉ (de), 39.

GUIGNIAUT, 10.

GUILLAUME, 154.

GUITAUT (comte de), 110,115,132, 183.GUITAUT (comtesse de), 217.

GUIZOT, 6, 111, 137.

HACHETTE, 63, 72, 137.

HALÉVY (Ludovic), 47.

HAM (de), 129.

HAMILTON (duc d'), 56, 59.

HANOTAUX, 163, 164, 165, 166, 176.

HOOK.BR (sir David), 175.

HARDOUIN (Philippe), 7.

HARDOUIN (Philippe), 94,113,208.

HAUSSMANN, 20.

HAUSSONVILLE (comte d'), 82.

HAVET, 142.

HÉBERT, 174.

HÉLÈNE (princesse d'Orléans), duchesse d'Aoste, 152.

HERTZOG (abbé), 181, 204.

HEUVEL (VAN DEN), 204.

HOHENZOLLERN (prince de), 100.

HORTENSE (reine), 47, 50.

HUILLIER, 39.

HULST (Mgr d'), 131, 147, 162.

HUMBERT, 140, 142.

IMPÉRIAL (prince), 21, 129.

ISABELLE (reine d'Espagne), 32,33.

JANSSEN, 153.

JÉROME (prince), 31.

JOHNSTON (Mme, MUes), 5.

JOUAULT, 76.

JOINVILLE (prince, princesse de),

56.

KELVIN (lord, lady), 156, 175.

KERMAINGANT (de), 215.

KERR, 73, 139.

KINDER (de), 170.

LAC (R. P. du), 154.

LACORDAIRE (R. P.), 111.

LACOSTE (de), 129.


LA FERRIÈRE (vicomte de), 85.

LA FERRIÈRE (vicomte H. de), 217.

LAFFITTE (Mlle Georgiana), marquise de Gallifet, 34.

LAMARTINE, 35.

LANDRIEUX (Mgr), 198, 201, 205, 217.

LANE Fox (George), 118,135, 208.

LANGÉNIEUX (Mgr), 113.

LANf EAU (de), 107.

LARCY (baron de), 110.

LAROMBIÈRE, 139.

LA CHAPELLE DE CLAMEREY (comte, comtesse de), 217.

LAS CASES (Mgr de), 129.

LA TOUR D'AUVERGNE (prince de), 73.

LA TRÉMOILLE (duc de), 136.

LAVALETTE (marquis de), 60, 61, 79, 83.

LEBLANC (abbé), 12.

LECKY (M. Mme), 156.

LECLERCQ (chanoine), 217.

LECOT (cardinal), 185.

LEFÉBURE, 189.

LEFÉBURE DE FOURCY, 22.

LEGRAND (Anatole), 3.

LEGRAND (Arthur), 199.

LE HON (comtesse), 5, 17, 19.

LÉMIUS (R. P.), 168.

LÉON XIII (S.S.), 126, 128, 154, 163, 178, 179.

LÉOPOLD II (roi des Belges), 156.

LEPIC (général), 90.

LÉPINE (Ernest), Quatrelles, 47.

LE PLAY, 45, 46, 49, 50, 55, 56, 57, 58, 59, 61, 62.

LICHNOWSKI (prince), 194.

LIEDEKERKE (comtesse de), 198.

LISTER (M. et Miss), 70, 71.

LISTER (lord), 148, 175.

LORD MAIRE DE LONDRES, 51, 52.

LOUBET (président), 173.

Louis XIV, 107.

LOUIS-PHILIPPE (roi), 6.

LuçoN (cardinal), 218.

LYONS (lord), 103, 104. MAC-MAHON (maréchal), 112, 116, 125, 126, 128.

MACKENZIE (Wallace sir D.), 194.

MAC SWINEY (Lord Maire de Dublin), 74, 165.

MAGNE (M. Mme), 17, 18.

MANNEVILLE (comte de), 219.

MANNING (cardinal), 120.

MARCHEVILLE (de), 130.

MARIE-AMÉLIE (reine), 55.

MARIE-ANTOINETTE (reine), 80.

MARGUERITE D'ÉCOSSE (dauphine), 175.

MARQUIGNY (R. P.), 133.

MARTEL (Dr), 196.) MARTROY (vicomte du), 86.

MATHILDE (princesse), 31.

MAURIS, 209, 217.

MULLER (M. Mme Max), 156.

MAZZINI, 85.

MEAUX (vicomte de), 114.

MEGLIA (Mgr), 122.

MÉLINE, 166.

MERCIER (cardinal), 219.

MÉRIMÉE, 51.

MERMILLOD (Mgr), 123, 133.

MERRY DEL VAL (cardinal), 181, 203.

MILCENT (Louis), 208.

MIRON D'AUSSY (MME), 217.

MONSABRÉ (R. P.), 133.

MONSON (sir Edmund), 163.

MONTALEMBERT (comte de), 89.

MONTALEMBERT (comtesse et Mlle M. de), 89.

MONTALEMBERT (comtesse A. de), 217.

MONT-RICHER (Franz de), 3, 7, 14, 15, 26, 33, 42, 209.

MONROË, 213.

MORIZOT-THIBAULT, 191, 219, 226.

MORNY (duc de), 19, 47, 48, 49,


51, 52, 58, 61, 72, 73, 76, 77, 78, 79, 80.

MORNY (duchesse de), 31, 56, 78.

MOSSELMAN, 5, 34.

MUN (comte Albert de), 131, 147, 189.

MURÂT (princesse Anna), duchesse de Mouchy, 31.

MURAT (prince, princesse), 56.

NAPLES (roi de), 95.

NAPOLÉON III, 16, 19, 20, 30, 31, 33, 36, 38, 47, 48, 59, 60, 61, 63, 64, 79, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 90, 92, 93, 98, 100, 101, 102, 103, 105, 121.

NAPOLÉON (prince), 31, 36, 46, 56, 60, 62, 66, 72, 78, 79, 82.

NAPOLÉON (prince Victor), 78, 167, 182.

NEMOURS (duc de), 55,56,114,121.

NÉTUMIÈRES (comte des), 143.

NIEL (maréchal), 89.

NIGRA, 182.

NISARD, 178.

NORDENSKJOLD, 156, 160.

ODIER, 97.

OLLIFFE (sir J.), 47, 50, 52, 53, 78.

OLLIVIER (Émile), 79, 93, 98,100, 101, 173.

ORLÉANS (duc d'), 139.

ORSINI, 30, 59.

OTWAY, 104.

OWEN (sir Philipp), 51.

PALMERSTON (lord), 52.

PAPARIGOPOULO (Mme et Mlle ROXANE), 70, 71.

PARIEU (de), 44, 139, 142, 143.

PARIS (comte de), 104, 109, 110, 113, 136, 137, 149, 1, 153.

PARIS (comtesse de), 110,139,152.

PARNELL, 133.

PASCALIS, 84.

PASOLINI (comtesse), 204.

PASTEUR, 148.

PATIN, 22.

PERRAUD (carflînal), 155.

PERRENS, 173.

PERREYVE (abbé), 43.

PERSIGNY (duchesse de), 31.

PÉTAIN (maréchal), 215.

PETIT DE VAUSSE, 183.

PHILIPOT, 217.

PLANORI, 19.

PICARD, 194.

PICOT (Georges), 187.

PIE IX, (S.S.), 60, 81, 94, 95, 96, 110, 118, 124.

PIE X (S.S.), 178, 179, 181, 182, 186, 187, 191, 192, 199, 203.

PIE (Mgr), 94.

PITT, 50.

PLANTIER (Georges), 45, 94, 110, 113, 187.

PLAYFAIR (lord), 51.

PLON, 137.

POINCARÉ (président), 156.

PONT (Paul), 138.

POLLOCK (sir Frédérick), 156.

Possoz, 76, 86.

PRUSSE (foi de), 87, 100.

QUINETTE (baron), 12.

RACHEL, 17.

RAINDRE (M. Mme), 158.

RAMBUTEAU (comte de), 90.

RAMPOLLA (cardinal), 154, 179.

RAULINE, 168.

RAVlGNAN (baron de), 45.

RAYNAL (Paul de), 45, 142, 188.

REAY (lord), 175.

RENAULT (Léon), 114.

RENAULT (Louis), 208.

RESSÉGUIER (comte de), 114.

REYNAUD (Georges), 3, 208.

REYNAUD (Marie), comtesse de Maigret, 3.


RIBOT, 194.

RICHARD (cardinal), 152, 168, 178, 180, 183, 185, 220.

RIVET (Mgr), 94,107.

ROBERTS (lord), 187.

ROCHEFORT (Henri de), 133.

ROHAULT DE FLEURY ,168.

ROSSINI, 35, 76.

ROSTAND (Jules), 209.

ROUHER, 19, 20, 33, 36, 37, 40, 51, 60, 62, 79, 82, 88, 92, 129.

ROUHER (Mmc), 37, 38, 56.

RUSSELL (lord), 50, 73.

RUSSELL (sir Charles), 151.

RUSSIE (Empereur de), 48, 87, 88.

RUTTEN (Mer), 217.

SAINT-LAUMER (de), 130.

SAINT-RENÉ TAILLANDIER (MME), 201.

SAINT-SEINE (comte Raoul de), 146.

SALLANTIN, 114.

SANDFORD (lord), 51.

SANCY (de), 130.

SANDRANS (baron de), 45, 88.

SAVARY, 117.

SAY (Léon), 141, 150.

SCARLETT (miss), 71.

SÉGUR (marquis de), 45, 88.

SELBORNE (comte de), 194.

SERVOIS, 217.

SERTILLANGES (R. P.), 219.

SÉVIGNÉ (marquise de),35,143,174.

SIMON (Jules), 89, 125, 140, 156.

SOMMERARD (du), 51.

SOREL (Albert), 176.

SOUTZO (prince), 71.

SPEDALETTO (marquise de), 38.

SPONTINI (MME), 127.

STANMORE (lord), 187.

STEPHEN (sir James), 143.

STIRLING (le provost de), 165.

STOKES (sir George), 156.

STRATHCONA (lord), 175.

SUÈDE ETNoRVÈGE(roide),159,160.

TAINE, 148.

TALHOUÈT (marquis de), 93.

TALLEYRAND, 49.

TESTART, 183.

TEWFIK BEY, 171.

THACKERAY, 54.

THIERS, 79, 96, 97,103,106,109, 111,112,114,147.

THOMAS (Ambroise), 156.

THOMAS (Mgr), 94.

THOUVENEL, 59, 60, 61.

THUREAU-DANGIN, (M. Mme), 169.

TILLO (général de), 156.

TOLSTOI (comte), 161.

TOUCHET (Mgr), 186.

VALERGA (Mgr), 69.

VALLERY-RADOT (René), 217.

VANSSAY (comte de), 116.

VEUILLOT (Louis), 110.

VEUILLOT (MIles), 94.

Vico (cardinal), 218.

VICTOR-EMMANUEL IER, 85, 147.

VICTOR-EMMANUEL III, 182.

VICTORIA (reine d'Angleterre), 20, 33, 103, 164.

VICTOR NOIR, 93.

VIDAL (Dr), 123.

VIÉ (Mgr), 204.

WADDINGTON, 150.

WADDINGTON (Mme), 163.

WALEWSKI (comte), 38, 60.

WALEWSKA (comtesse), 31.

WELLESLEY (lady Feodorowna), 31.

WELLESLEY (lady Sophia), 31.

WIDOR, 218.

WILSON, 213.

WISEMAN (cardinal), 55.

YORK (duc d') George V, 151, 152.

ZOLA, 63, 73.


TABLE DES MATIERES

Ir;TllODUCTlO , , , , , 1

CHAPITRE PREMIER

ENFANCE ET VIE DE COLLÈGE (1840-1857)

Un intérieur familial en 1840. — Vacances à Bourbilly. — Chute de Louis-Philippe. — Un camp, place du Palais-Bourbon. — Élection de Louis-Bonaparte. — Mon portrait à l'âge de neuf ans. La pension Amiel. — Mort de ma mère. - Voyage à Bruxelles. —

Le coup d'État. — Ma première communion. — Marseille et MontRicher. — Rachel. — Le choléra et l'homéopathie. — Tournée ministérielle aux Pyrénées. — M. Magne. — Une soirée chez la comtesse Le Hon. — Le crime de Pianori. — Mort du général Dubreton, pair de France. — La reine d'Angleterre à Paris. —

Naissance du Prince impérial. — Un bal à Beauvais. — Les Vinaigrettes 1

CHAPITRE II

PREMIERS VOYAGES (1857-1859)

Vive la liberté ! — Voyage en Italie. — Le comte de Balsorano. —

L'attentat d'Orsini. — Un bal aux Tuileries. — La princesse Murât, la comtesse de Morny, Lady Wellesley, etc. — Inauguration du chemin de fer d'Alicante. — Le commandant Exelmans.

— Bal à Valence, Rigodon dansé par le Roi et la Reine d'Espagne. — A bord de l'Argyll. - Venise et les canons autrichiens. — Rossini et Lamartine. - Le Vice-Empereur. — Magenta et Solférino. — Voyage en Sicile. — Manifestations hostiles contre les Bourbons. 26


CHAPITRE III

LE CONSEIL D'ÉTAT (1859-1861) Le concours pour l'Auditorat. — M. Achille Fould et M. Baroche. Préoccupations religieuses. — Ma conversion. — Le Conseil d'État de l'Empire. — Le Barreau. — Comité des Chemins de fer. —

Conférence Pascal. — Les ténèbres du Moyen-Age? — Collaboration avec M. Le Play. — Commission impériale de l'Exposition de Londres. — Le prince Napoléon. — Le petit lever du duc de Morny. — Les Œuvres. 39

CHAPITRE IV

L'EXPOSITION DE LONDRES (1862) L'ambassade de France. — Le comte de Flahaut. — Lord Russell. —

Le Lord Maire. — Les banquets de Mansion BOr/se, la coupe d'amour, le tabac à priser parfumé, etc. — M. du Sommerard. Le carrosse du Lord Maire. — Mon premier toast. — Dîner chez Thackeray à Windsor, chez Dickens à Gadshill. — Hyde Park, prédications en plein air. - Heymarket, meetings de la Société biblique. — M. Gladstone. - Le cardinal Wiseman. — Le comte de Chambord et les Princes d'Orléans à l'Exposition. — Conversazione à Kensington. — Premiers documents sur les Institutions anglaises. - La question romaine. — MM. Rouher, Thouvenel, Benedetti. - Mission du marquis de Lavalette auprès de Pie IX. ,

— La lettre du duc de Bellune à l'Impératrice. — Décorations étrangères. - Le ruban rouge. — Mon premier ouvrage sur l'Angleterre. - La librairie Hachette et Zola. — Le portefeuille de l'Empereur à Vichy. , : , , 49

CHAPITRE V

VOYAGE EN ORIENT (1863)

Départ pour Jérusalem. — Le prince Napoléon me charge d'une mission pour Ali Pacha et Daoud Pacha. — Le Patriarche de Jérusalem. — Désolation du Saint-Sépulcre. — Laodicée. —

Campos ubi Troja fuit. — Les Dardanelles. — Cimetière des soldats


français de là guerre de Crimée. — Le général Carbuccia. —

Constantinople. — En route pour la Grèce. — Mlle Roxane Paparigopoulo et Miss Lister. — Athènes. — M. Bourée, ministre de France. — Mission en Angleterre. — J'accompagne le Prince de La Tour d'Auvergne au leçee du Prince de Galles. — La France refuse d'intervenir entre le Danemark et la Prusse. — Voyage en Mande.'— M. Mac Swiney, Lord Maire de Dublin. — Dresde et son Musée. 65

CHAPITRE VI LA MUETTE

(1864-1868) Mariage. — Dîner chez le Prince Napoléon. — La mort du duc de Morny sonne le glas de l'Empire. — Installation à La Muette. —

Rome et Pie IX. — « L'Italie libre jusqu'à l'Adriatique. » L'Autriche cède, mais trop tard la Vénétie. — Le comte d'Haussonville et la politique impériale. — Une semaine à Compiègne. —

M. Cornudet. — L'Exposition de 1867. — La Revue de Longchamps. — Les Tuileries. — Mane, Thecel, Phares ? — Le maréchal Niel. — Montalembert. — Le portefeuille de l'Empereur à Plombières. — Le maréchal Bazaine et l'armée allemande. — Les Œuvres. 75

CHAPITRE VII LE CONCILE DU VATICAN (1869-1870) L'Empire libéral. — M. Rouher quitte le Ministère. — Je suis nommé Maître des requêtes. — Émile Ollivier. — Le Concile du Vatican. L'Épiscopat français. — Les Matriarchrs. — Fermeté de Pie IX contre la pression du gouvernement français. — Visite du Pape à l'Exposition de Rome. — Le Roi de Naples. — Le comte Daru et le schema sur l'infaillibilité, - M. Thiers et l'ambassade auprès du Saint-Siège. — Le duc de Gramont aux Affaires étrangères. — Le salon d'Emile Ollivier. 92

CHAPITRE VIII LA GUERRE ET LA COMMUNE (1870-1871) La candidature Hohenzollern. — Le télégramme des Tuileries. —

Mobilisation, effectifs incomplets. — Les premiers désastres. —

L'Impératrice régente. — La mission du général Fleury auprès


de Bismark, en 1866. — M. Thiers à Londres. — Lord Lyons et l'Empereur Napoléon III. — L'Angleterre et le traité de Francfort.

— Versailles pendant la Commune. — Assassinat des otages. —

Bourbilly après l'orage. — Bénédiction de la chapelle de SainteChantal. — Visite du duc d'AumaIe. Alésia. 100

CHAPITRE IX

L'ASSEMBLÉE NATIONALE ET LA CAMPAGNE MONARCHISTE (1872-1878) M. Thiers et l'Assemblée nationale. - Le comte de Paris et les projets de fusion monarchique. — Le Vatican et le Quirinal. —

Le comte et la comtesse de Paris à Bourbilly. - Le duc d'Aumale à l'Académie. — La chûte de M. Thiers. - Paray-leMonial. — La Campagne Monarchiste. — Le comte de Guitaut et le drapeau blanc. - Lettre du comte de Chambord. — Son voyage à Versailles chez le comte de Vanssay. — La question du diocèse au Conseil d'État. — Mon ouvrage sur les Travaux publics en Angleterre. — Histoire d'une Conversion. — Pose de la première pierre de la Basilique du Sacré-Cœur. — Le prince Gortschakow. — Fondation de l'Institut Catholique. — Le 16 mai. — Cannes, la villa du Pin de la Danse. , 108

CHAPITRE X

LA PERSÉCUTION RELIGIEUSE (1879-1885) Démission du maréchal de Mac-Mahon. — Le Pape Léon XIII. —

Du fond des déserts africains à Chislehurst. — Révocations au Conseil d'État. — Ma démission de Maître des requêtes. — La chapelle de La Muette. — Expulsion des Dominicains de Flavigny.

- Les Religieux dans la maison de Sainte-Chantal et à La Muette.

- Au Parlement anglais. — Gladstone. — Parnell. — Je suis pris pour l'auteur de La Lanterne. — Première maladie. — Les Bénédictins de Buckfast. , 128

CHAPITRE XI

L'INSTITUT (1886-1889) Exil du Comte de Paris. — L'arrivée à Douvres. — Publication de mon ouvrage sur le Parlement. — Camille Doucet et le fauteuil de


Batbie. — Candidature académique. — Le duc d'Aumale. — La petite pipe de bois et l'amertume de l'exil. - Élection à l'Académie des Sciences morales et politiques. — Le château des Rochers, Mme de Sévigné et Bourbilly. — Élection du duc d'Aumale à l'Académie. — Mort de Mme Érard. — Un demi siècle!. 136

CHAPITRE XII

A LA COUR D'ANGLETERRE. — MARIAGE DU DUC D'YORK (1890-1895) Restauration de La Muette. — Campagne sénatoriale en Côte d'Or.

Le comte A. de Mun et les pèlerinages ouvriers au Vatican. —

Mon ouvrage sur la justice en Angleterre. — Pasteur et Lister.

— Taine. — Royal Academy. — Conversation avec le Prince de Galles. — L'ambassade de Londres et la question d'Égypte. —

L'habit vert à la Cour d'Angleterre. — Marlborough House. —

La princesse Hélène d'Orléans. — Le Roi de Danemark. — La mort du comte de Paris. — Le « Premier siècle de l'Institut. » Obsèques du maréchal Canrobert. — Les gerbes de roses de la villa d'Orléans à Palerme. — Le centenaire de l'Institut. — Le Roi Léopold de Belgique. — Décorations étrangères.,. J 4&

CHAPITRE XIII

A TRAVERS L'EUROPE (1896-1900) Copenhague. — Jonkoëping ou l'âge d'or. - Réception triomphale de Nansen à Christiania. — Stockholm. - Nordenskjold. — Le golfe de Kronstadt et l'arrivée à Saint-Pétersbourg. — Moscou et le Kremlin. — Le comte Tolstoï. — Histoire d'une ambassade.Dîner à l'Ambassade d'Angleterre.— Le second jubilé de la Reine Victoria. — La revue de Spithead. — Les fêtes Franco-Écossaises.

— La cage sans oiseaux. — Grave maladie. — La Croix du Dôme du Sacré-Cœur. — Heures douloureuses. — Pèlerinage en Terre-Sainte. 158

CHAPITRE XIV

LA PRÉSIDENCE DE L'INSTITUT (1901-1905) Première séance du xxe siècle à l'Institut. — Quatre oraisons funèbres. — Réception à Paris des grandes Académies d'Europe.Voyage en Dauphiné et en Provence. — Le château de Grignan. —


Ce qui reste de la marquise de Sévigné. — Sic transit gloria mundi. — Séjour à Rome. — Saint Pierre et le chant du Miserere. — Le pape Pie X et le Concordat. — Conversation avec Nisard, ambassadeur auprès du Saint-Siège. — Blackmoor.

L'Université de Cambridge. - Le jeune Anacliarsis 172

CHAPITRE XV

L'ASSEMBLÉE DES ÉVÊQUES A LA MUETTE (1906-1914) La loi de Séparation et ses conséquences. — Pie X et les cultuelles. —

Le cardinal Merry del Val. — Le Quirinal. — Sacre de quatorze Évêques français. — L'Histoire de Bourbilly.- L'Assemblée des Évêques. — La Béatification de Jeanne d'Arc. — Pie X baise le drapeau de la France. — Petersham. — Lord Roberts et l'armée allemande. — Les Inondations. — Les Chapelles de Secours. —

L'Histoire de La Muette. — Dernière audience de Pie X. 180

CHAPITRE XVI

LA GRANDE GUERRE (1914-1919) Londres en juillet 1914. — Bruits de guerre. — Sir Edward Grey, ministre des Affaires étrangères. — M. Paul Cambon et le traité des Balkans. - Le prince Lichnowski, ambassadeur d'Allemagne.

— Lord Selborne et l'intervention anglaise. — Les désastres et les deuils. — Sa Sainteté Benoît XV. — Rome pendant la guerre. —

Séjour à Neauphle. — Paris et les gothas. — Un camp américain à Bourbilly I Le Te Deum de la Victoire. — Le défilé des troupes sous l'Arc de Triomphe. — La Consécration de la Basilique du Sacré-Cœur de Montmartre., 193

APPENDICE .@