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Titre : Berryer au barreau et à la tribune (janvier 1790-novembre 1868) / par Alfred Nettement

Auteur : Nettement, Alfred (1805-1869). Auteur du texte

Éditeur : (Paris)

Date d'édition : 1868

Sujet : Berryer

Notice du catalogue : Notice de recueil : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb39365141f

Relation : Appartient à : Biographies contemporaines

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb31010040z

Type : monographie imprimée

Langue : français

Langue : Français

Format : 1 vol. (131 p.) : portrait ; 18 cm

Format : Nombre total de vues : 152

Description : Contient une table des matières

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k6355142j

Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 8-LN27-24613

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 29/10/2012

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BERRYER AU BARREAU ET A LA TRIBUNE

(JANVIER 1790 NOVEMBRE 1868 )

PAR

ALFRED NETTEMENT

LIBRAlKiE JÀ ^QUE rFRE LECOFFRE FILS ctT Cie SUCCESSEURS PUIS, RCE BOIUPARTE, 90 LTOB, ara lagemz, 47 (AllCIEDE Ml ISO* PUISSE) 1868



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BERRYER AU BARREAU ET A LA TRIBUNE

NOVEMBRE 1868) --- 1 1'- ,. - J-:" - 'il È" Xéf^pd Nettement v -

LIBRAIRIE JACQUES LECOFFRE LECOFFRE FILS ET Cie, SUCCESSEURS PAIM, J¡;E BONAPARTE, 90 IAOV, a CE SIEi;CIÙlE,' 47 (Al'il..lE!\l'iE tUtSON PERISSE) 1868



BERRYER

AU BARREAU ET A LA TRIBUNE

(HHIER 1790–NOVEMBRE 1868)

DÉBUTS DE LA VIE DE BERRYER

De 1790 à 1S14.

[

Berryer (Pierre-Antoine) naqu i t à Paris le 4 janvier 1790 d'une famille de la grande bourgeoisie française. Son père, né à Sainte-Menehould, était un des avocats les plus distingués de Paris, où il avait débuté avant la révolution de 89 et s'était distingué par un beau talent et une grande indépendance de caractère. Pierre-Antoine Berryer était destiné, comme Pitt, à avoir l'honneur si rare de


surpasser celui auquel il devait la vie, et son père eut le bonheur bien rare aussi d'assister à la gloire de ce fils, la couronne de sa vieillesse qui se prolongea jusqu'à l'âge de quatre-vingt-cinq ans ; il mourut en 1841. Nous savons peu de chose de l'enfance de Berryer, et il y a peu de chose à savoir de toutes les enfances. Il fut élevé au collége de

Juilly, que quelques Pères de l'Oratoire, de retour après la tourmente révolutionnaire) avaient rouvert au commencement du consulat. Je raconterai une seule anecdote de son enfance, parce que je la lui ai entendu raconter à lui-même. L'homme qui devait ouvrir un sillon si long et si profond dans la vie était un enfant paresseux. Ses maîtres avaient de la peine à le ranger à la discipline scolastique : il se refusait à exercer cette mémoire qui devait devenir imperturbable ; il se rebellait contre le thème, secouait le joug de la grammaire, cette maîtresse des rois, et refusait de ployer la tête sous le joug de la version. Ses régents de classe désespéraient de lui ; ils allèrent


dire au supérieur de Juilly que cet écolier ne ferait jamais rien, et qu'on ne ferait jamais rien de cet enfant. Le supérieur, qui était un homme de sens, augurait autrement du jeune Berryer. Il le fit venir dans son cabinet et lui dit : c Mon enfant, le travail vous ennuie, et vous pensez que le bonheur consiste à ne rien faire. Eh bien, venez dans mon cabinet, vous me regarderez travailler, cela ne vous fatiguera pas, et vous ne ferez rien, mais entendons-nous bien, rien au monde, ce qui s'appelle rien ! » Qui fut ravi, ce fut l'enfant. Le voilà établi dans le cabinet de l'oratorien, qui travaille sans plus s'occuper de lui que s'il était un meuble de l'appartement. La première heure s'écoula au gré de l'écolier : il écoutait les idées mutines qui gazouillaient dans sa tête d'enfant, il narguait de loin son régent de classe et se félicitait de n'avoir ni à ouvrir son dictionnaire ni à apprendre par cœur son rudiment. Au bout d'une heure et demie, il avait suffisamment savouré les félicités de la fainéantise. Il allongea son petit bras pour


prendre un livre; l'oratorien le retira aussitôt. « Mon enfant, lui dit-il, vous oubliez nos conventions, vous ne devez rien faire ; lire, c'est faire quelque chose. Jouissez de la permission que je vous ai donnée, ne faites rien. » L'enfant commençait à trouver que le plaisir de ne rien faire devient rapidement monotone. Il hasarda quelques questions. L'oratorien ne répondit pas. Puis, quand il fut arrivé au bas de la page qu'il écrivait : « Mon enfant, lui dit-il, chacun a son goût.

Vous avez celui de ne rien faire, moi j'ai celui de travailler; je ne vous trouble point dans votre repos, ne me troublez pas dans mon travail. » Le jeune Berryer ne put s'empêcher de se dire intérieurement qu'il lui serait difficile de prendre longtemps son bonheur en patience. Au bout de trois heures, l'oratorien se leva et alla dire son bréviaire sous les beaux omlirages du parc de Juilly.

« Bon ! dit l'enfant en lui-même, me voilà relevé, de ma faction, -je vais m'amuser maintenant. »

Dès qu'il fut dans lejardin, il voulut quitter l'ora-


torien et aller se mêler à ses camarades, qui faisaient une joyeuse partie. Ie supérieur le retint par le bras. a Mon enfant, lui dit-il, vous ne songez pas à nos conventions : jouer, c'est faire quelque chose. Restez à côté de moi, nous irons et reviendrons d'un bout à l'autre de cette allée ; seulement,. vous pourrez vous asseoir si vous êtes iitigiié. Honnête et excellent oratorien, homme de sens eLd'esprit à la fois, auquel nous devons peut-être Berryer! J'ai voulu citer cette anecdote pour l'instruction des pédagogues présents et futurs. Peutêtre, s'il eùl voulu dompter cette ardente nature par la férule et les pensums, n eùt-il réussi qu'à la mettre en état de révolte et à lui rendre le travail encore plus odieux. Au lieu de lui répéter que le trauail était aimable, il le lui fit aimer, en lui faisant sentir ce qu'il y a d'insupportable dans une vie inoccupée. C'est sur les lèvres de Berryer lui-même que j'ai pris le témoignage que je me plais à rendre à cet excellent maitre dont je regrette de ne pouvoir dire le nom.


Il

En sortant de Juilly où il avait fait de brillantes études, Berryer, qui avait éprouvé un vif attrait pour les études théologiques, n'eut point d'hésitation sur la carrière qu'il embrasserait.

Son père lui avait frayé la voie, et désirait le voir marcher sur ses traces ; il suivit les cours de l'école de droit, sous la direction d'un ancien ami de sa famille, M. Bonnemant, jurisconsulte distingué qui avait siégé sur les bancs de la Constituante, et se livra en même temps à l'étude des sciences exactes qui cultivèrent et utilisèrent en lui le sens remarquable qu'il montra plus tard dans les questions de chiffres. Reçu licencié, il entra dans l'étude de M. Normand, .avoué, pour apprendre la procédure. En 1814, il avait vingt


et un ans, il épousa une jeune fille pour laquelle il éprouvait une vive affection, mademoiselle GautiBr de Bar, âgée de seize ans, et fille d'un administrateur des vivres militaires.

Ce fut alors qu'il entra, bien jeune encore, dans le barreau; de prime abord désigné à l'attention publique par le nom honoré qu'il portait. Il plaidait déjà sous le règne de Napoléon, et, à vingt-trois ans, en i8i3, il défendit énergiquement le maire d'Anvers contre le gouvernement impérial. Nous lui avons entendu raconter à lui-même une anecdote qui prouve combien, à la fin de l'empire, les Bourbons étaient oubliés et combien les événements déjà arrêtés dans les desseins de Dieu étaient imprévus pour cette génération née dans les troubles révolutionnaires. Le père de Berryer était un ardent royaliste ; mais il n'avait jamais parlé devant sa jeune famille des princes qui étaient en exil. La révolution de 93 ayaii frappé tant de coups sur l'échafaud, qu'il SfiMblait que la raœ entière des Bourbons fut des-


cendue dans l'abîme qui avait englouti, avec le trône, LouisXVJ, Marie-Antoinette, Madame Élisabeth et le jeune Dauphin. Quand l'empereur Napoléon, dont l'ambition insatiable élargissait d'année en année ses plans de domination, fut parti pour sa grande aventure de Russie et que les bulletins, d'abord favorables, devinrent plus rares ,et ensuite équivoques, puis, quelque temps après, laissèrent entrevoir l'immensité du désastre qui avait accablé nos armées jusque-là victorieuses dans les steppes glacés du Nord, M. Berryer père, commençant, comme les esprits sagaces de ce temps, à prévoir la chute du colosse qu'on avait cru indestructible dit, en baissant la voix, un '- jour où il était assis au milieu de ses enfants auprès de son foyer : « Tout ceci pourra finir par le retour des Bourbons. » Son fils se leva étonné : « Y a-t-il encore des Bourbons? » demanda-t-il avec une voix émue. Son père courut alors à sa bibliothèque et en rapporta le dernier Almanach royal qui eût été publié. Il nomma successivement


a son fais M. le comte de Provence, qui était alors Louis XVIII, M. le comte d'Artois, la fille de LouisXVI, Madame la duchesse d'Angoulême, M. le duc d'Angoulême, M. le duc de Berry. Ce fut ainsi que celui qui devait consacrer sa vie entière à défendre cette grande race apprit qu'il y avait encore, comme l'a dit le poëte, « du sang de nos rois quelques gouttes échappées ! »


111

Une année plus tard, les terribles événements de l'invasion de 1814 s'accomplirent. Napoléon ne pouvait demeurer sur le trône sans être le premier général de la première armée du premier peuple du monde. Dans un pays où toutes les supériorités d'institutions sociales et traditionnelles étaient détruites, il ne restait plus que la supériorité naturelle du génie, constatée chaque jour par un triomphe, pour gouverner un pareil peuple; et, tous les principes politiques étant mis de côté, on ne pouvait plus trouver le nerf de l'autorité souveraine que dans une armée victorieuse. Napoléon avait beau faire, il était toujours


un souverain électif, et chaque bataille était pour lui un Bouvines : il déposait sa couronne sur l'autel au commencement de la bataille et ne la reprenait qu'après la victoire. Deux fois seulement, en 1814 et en 1815, il sortit vaincu de cette épreuve ; deux fois il en sortit découronné. Cette nécessité de guerroyer sans fin et sans mesure devait faire de tous les peuples de l'Europe des ennemis secrets ou patents de Napoléon, ce magnifique perturbateur du monde. Dès lors il était impossible que ses premiers revers ne donnassent pas le signal d'une coalition universelle et d'une invasion européenne. Ce fut ainsi que les destinées de l'empire s'accomplirent. Dès que Napoléon tombait, le retour de Louis XVIII et des Bourbons était inévitable, parce qu'il était nécessaire, nécessaire à la France d'abord, à l'Europe ensuite.

Louis XVIII se trouvait dans une position incomparable pour négocier avec l'Europe. il était lui-même une des victimes de l'ambition de


Napoléon, on ne pouvait donc lui en faire porter la peine. En outre, il était placé par l'antiquité de sa race et la force de son droit au niveau de ceux qui traitaient avec lui. Ce n'était pas un trône qu'on lui donnait, et que par conséquent on aurait eu le droit de lui faire acheter ; c'était son trône qu'il reprenait. Cela seul mettait une distance incalculable entre la Restauration et toutes les autres combinaisons. Tout autre que Louis XVIII n'eut été surle trône qu'un lieutenant de l'Europe; il y montait, lui, comme le successeur en ligne directe de Louis XIV, et non comme l'élu de la coalition.

Enfin, il pouvait donner à l'Europe, comme caution du repos du monde, la garantie d'un principe politique, et par conséquent elle devait exiger, elle exigea moins de garanties matérielles et territoriales. D'un autre côté, il donnait à la dignité de la France menacée la garantie d'un caractère royal qui avait soutenu noblement l'adversité, et au moment où l'épée de Napoléon tombait de la main désarmée de la grande nation, il


plaçait dans cette main le sceptre de Louis XIV, et obtenait le respect de l'Europe par la majesté des souvenirs, alors qu'elle n'était plus arrêtée par le prestige de la force et l'éblouissement de la victoire.



SECONDE PHASE

De 11-4 à 1B30,

1

Ce furent ces considérations qui firent accueillir les Bourbons avec bonheur par tous leses- prits sensés, même dans les foyers où ne s'était pas conservé, comme dans celui de M. Berryer, le vieil amour des Français pour leurs anciens rois. Dans cette honorable famille, les esprits n'étaient pas moins sensibles aux avantages de la liberté politique et d'un gouvernement sincèrement contrôlé, qu'à ceux de la tradition nationale et de l'hérédité monarchique. Le culte du droit, l'amour de la liberté, sont un noble héritage que


l'ancien barreau français a légué au nouveau barreau. En outre, on peut se faire une idée des grandes perspectives qui s'ouvraient devant une imagination comme celle du jeune Berryer, quand il voyait la tribune se relever et des hommes comme Lainé, de Serre, prêts à l'animer par leurs pathétiques accents. Lui aussi devait s'écrier dans le fond de son âme : Cedant arin(t logoe! que les armes cèdent à la toge, et qu'à la place de l'épée qui tranche depuis si longtemps les nœuds gordiens des destinées du monde, la parole soit enfin appelée à les dénouer !

Au moment des Cent-Jour, Berryer s'enrôla, comme Odillon Barrot, parmi les volontaires royaux, dans les rangs de cette ardente jeunesse, à la fois monarchique et libérale, qui avait compris l'alliance du droit et de la liberté. Les événements se précipitèrent; l'empire retomba à Waterloo d'une nouvelle et inévitable chute; la Royauté reparut avec son rameau d'olivier à la main.

En attendant les émotions de la tribune, les


grandes causes politiques venaient s'offrir au jeune talent de Berryer. Son père, qui par son mérite était placé à la tète du barreau français, fut chargé, de concert avec Dupin l'ainé, de la défense du maréchal Ney devant la cour des pairs, après s Cent-Jours qui nous laissèrent tant de misères, tant de rancunes cuisantes et tant de plaies.

Berryer père se fit accompagner de son fils, qui donnait déjà de si belles espérances, espérances si magnifiquement réalisées depuis. Ce fut à cette circonstance que le jeune avocat dut l'honneur de s'asseoir dans ce grave procès sur les bancs de la défense.

S:il ne parla pas dans cette cause, il parla seul dans celle de Cambronne. Ce vaillant homme de guerre, au nom duquel se ratiacbe le souvenir d'une belle parole qu'il n'a pas prononcée : La garde meurt el ne se rend pas, mais qui n'est que la traduction de la belle action qu'il fit dans cette funèbre journée, était accusé d'avoir suivi Napoléon dans son retour, de l'île d'Elbe au golfe


Juan, à Cannes, à Grasse, àCernon, à Digne, àSisteron, à Mûre, à Laffrey, à Grenoble, à Lyon, partout. Berryer répondit à l'accusation : « Le général Cambronne, à la chute de l'empire, avait à opter entre son général, son empereur exilé et son pays, et sa fortune militaire. Il a opté pour son empereur exilé. Il a quitté son pays, il a suivi Napoléon à l'île d'Elbe. A qui avait-il promis fidélité?

A l'empereur. A qui avait-il promis obéissance?

A l'empereur. Eh bien, aujourd'hui comme toujours, le brave Cambronne a tenu ses serments.

Celui auquel il avait engagé sa foi militaire lui a dit : a Suivez-moi; » il l'a suivi. Il y avait des périls à braver, il les a bravés.» Vous reconnaissez déjà cette noblesse de sentiments, cette générosité de cœur qui font la grande éloquence. C'est ainsi que parlait devant un conseil de guerre réuni au nom du roi un des royalistes les plus ardents de Paris, et il croyait honorer ainsi le gouvernement qu'il aimait. Puis, comme s'il craignait que le conseil de guerre ne connût pas assez bien celui


qu'on avait cité devant lui, l'avocat, entraînant les juges et le public à sa suite dans les campagnes de l'empire, les fit assister aux merveilleux faits d'armes de l'intrépide Cambronne. Sa voix, semblable à un belliqueux clairon, réveille les échos des champs de bataille à peine endormis.

La charge sonne, les sifflements de la fusillade se mêlent au rugissement du canon qui gronde. On voit passer à Hanau Cambronne comme un tourbillon à travers_une atmosphère de flamme et de fumée. Rien ne l'arrête, ni la difficulté du lieu, ni la supériorité du nombre et de l'artillerie; il se couvre de gloire.

Cambronne fut acquitté, il rentra avec honneur dans l'armée quelques années après, il fut nommé chevalier de l'ordre de Saint-Louis , dont sa noble poitrine était si digne de porter les insignes; ainsi le gouvernement royal établissait une ligne de démarcation entre ceux qui l'avaient trahi et ceux qui l'avaient simplement attaqué, et il trouvait équitable qu'on ac-


quittât les seconds, puisqu'il n'appela pas de la sentence d'acquittement. Tous ceux qui entendirent le jeune avocat dans cette première journée d'éloquence dirent en hochant la tête : « Il ira loin ! » Nous savons jusqu'où Berryer est allé.

Les grandes causes venaient chercher elles- mêmes le jeune avocat recommandé par de tels débuts. Son âge ne lui permettait pas d'entrer à la Chambre des députés, car l'âge de l'éligibilité était alors fixé à quarante ans ; mais il était impossible que son esprit, ouvert à toutes les questions, ne s'occupât point de politique.

Lié avec la partie la plus ardente de la droite, il défendit - de sa parole, et même de sa plume, dans le Conservateur, le général Canuel et MM. Rieux de Songy, de Romilly, et Chauvigny de Blot, accusés par le ministère Decazes d'avoir pris part à la prétendue conspiration du Bord de l'eau, tramée, disait-on, par les royalistes contre la Royauté, et dans laquelle on avait voulu compromettre Chateaubriand. « On s'efforce, écrivait-


il, d'isoler le trône ; on calomnie, on persécute, on écarte tous ceux qu'une foi constante, de grands exemples de famille, l'amour des devoirs, de glorieux services, attachent pour jamais à la maison royale de France. Au même moment, le funeste système qu'on a suivi rappelle au maniement de nos affaires ceux qui ont juré l'expulsion de la maison de Bourbon, ceux qui ont protesté contre la rentrée du Roi dans ses États. » (Conservateur, tome Ier, pageJM9.)


II

En 1824, M. Berryer était en rapports habituels "avec M. de Villèle, alors président du conseil, et il se servait de ces rapports pour lui signaler les dangers qui menaçaient son administiation.

Dans une longue conversation que j'eus avec M. Berryer, le 13 décembre 1855, au sujet de Y Histoire de la Restauration, qu'à cette époque je commençais à écrire, je l'interrogeai sur ce régime qu'il avait vu de si près, et je lui demandai s'il n'avait pas eu de relations avec ses hommes d'État, et en particulier avec le plus éminent (f entre eux, M. de Villèle. Je crois le voir encore, au coin de la cheminée de son cabinet de travail, appuyé sur le coude et évoquant les souvenirs de ces temps déjà lointains. « La grande difficulté


contre laquelle vint se briser M. de Villèle, me dit-il, ce fut l'influence innommée de la cour.

Cette influence avait commencé sous Louis XVIII, par l'action de madame du Cayla. Elle se continua sous Charles X, par l'ascendant de quelques hommes de haute piété, mais d'une intelligence politique médiocre, qui avaient l'oreille et le cœur du prince. Après la chute de M. de Chateaubriand, qui consterna le parti royaliste et que j'appris en province, j'accourus à Paris, j'allai voir M. de Villêle et je lui représentai l'intérêt vital qu'il y avait pour lui à remplacer M. de Chateaubriand par un homme qui le fortifiàt dans la nuance même où il était affaibli. MM. de Chateaubriand, de Bellune, Montmorency, sortis successivement du ministère, lui avaient ôté une force considérable. Il se formait entre leurs amis une opposition redoutable, à la Chambre des pairs. M. de Chateaubriand faisait beaucoup de mal au cabinet, mais il n'avait pas gagné dans l'opinion par les procédés étranges de sa politique si aggressive contre


ses compagnons de la veille. M. de Montmorency avait grandi par la dignité de son attitude depuis sa sortie du cabinet, son calme et sa réserve.

M. de Villèle m'écoutait avec approbation ; il me dit même de lui soumettre un sommaire, des choses qui venaient d'être dites, afin de le relire en se rendant le lendemain à Saint-Cloud. Il paraissait comprendre combien il était utile qu'il se fortifiât dans le sens où il avait perdu. En revenant quelques jours après de Saint-Cloud, il m'apprit que l'intérim des affaires étrangères allait cesser, et qu'on allait y mettre M. de Damas, ce qui éviterait d'introduire un élément nouveau dans le ministère. Je levai les mains au ciel avec un mouvement de douleur et d'effroi. »

J'ai trouvé depuis dans les papiers politiques de M. de Villèle la preuve décisive de l'exactitude des souvenirs de Berryer. C'est la note même dont il me parlait, et dans laquelle il résumait les idées exposées au président du conseil dans la conversation qu'il avait eue avec lui.


Voici un fragment important de cette note : « La liberté que vous m'avez donnée me décide à vous soumettre quelques réflexions qui doivent être bonnes, parce qu'elles sont dégagées de tout esprit de coterie, qu'elles sont le résultat des relations journalières que j'ai avec des hommes placés dans les nuances d'opinions et dans les situations sociales les plus diverses, que je me détermine à les recueillir par un sentiment d'attache- • ment très-sincère, fondé sur l'excellent accueil que vous m'avez toujours fait, et sur ma conviction de la haute capacité qui est en vous, et des immenses services que vous devez rendre à la monarchie. Votre position en ce moment me semble difficile. En remontant aux antécédents on se convaincrait sans doute que ces difficultés ne sont pas votre ouvrage ; mais il faut prendre la situation telle qu'elle est. Au temps où nous sommes, il importe peu que les jugements de l'opinion soient justes ou injustes : on l'a rendue souveraine; ses erreurs sont des réalités avec les-


quelles il faut compter. L'opposition s'est manifestée par les journaux en crédit et dans les Chambres : chez les pairs, par le rejet d'une loi capitale et d'une autre loi désirée des royalistes ; chez les députés, par le retrait obligé de deux lois amendées. Hors des Chambres et des journaux, les conversations, les brochures, sont pleines d'opposition ; les motifs de cette opposition sont surtout la retraite de MM. de Bellune, de Montmorency, de Chateaubriand. Ce dernier a affaibli lui-même l'impression qu'avait faite sa disgrâce; mais il n'en est pas de même des deux premiers. Ce n'est pas comme hommes capables qu'on les regrette, mais comme des pavillons du royalisme qui ont été renversés. On reproche surtout au président du conseil de ne pouvoir supporter aucune contradiction et de ne vouloir à côté de lui aucune supériorité. Depuis deux ans, le président du conseil a seul été écouté dans la Chambre ; seul, il a pu et su discuter les affaires de l'État, les ministériels purs se plaignent eux-mcmes de cef isolement


trop réel. Les intrigues pratiquées maladroitement pour dominer les journaux sont une cause grave d'irritation, d'autant plus grave que ces intrigues semblent être le résultat d'une alliance entre vous et le parti de Saint-Ouen, haï des royalistes et d'autant plus attaqué, qu'on sait que son influence sera de courte durée. On se plaint de ne pas obtenir des choses demandées pour les émigrés, pour le clergé, pour l'ordre judiciaire, pour les communes, pour la juridiction administrative.

On est inquiet de la position de l'Espagne, on l'attribue à votre politique, et le moindre incident dans ce pays ferait (bien inj ustement) jeter les hauts cris contre vous. Voilà l'état des choses, et la proximité d'un nouveau règne, rallumant toutes les ambitions, toutes les espérances, donne une grande force à cette impulsion hostile. »

Telle était la liberté de jugement et de parole avec laquelle Berryer, alors âgé de trente-quatre ans, exprimait son opinion au président du conseil du roi, homme consommé dans les affaires


et dans la politique, et l'on peut dire que cette liberté de jugement et de paroles honorait autant M. de Villèle, qui l'encourageait, que Berryer, qui ne craignait pas de la prendre. Il était déjà à cette époque, comme il devait l'être toujours, ami de la liberté de la presse. On en trouve la preuve dans la note même à laquelle j'emprunte ce fragment, et où il disait, après avoir parlé du déchaînement des journaux contre le ministère, que le silence violemment imposé à ces journaux ne ferait qu'accroître l'esprit d'opposition et faire reculer les difficultés pour les rendre menaçantes dans six mois.

Les grandes amitiés politiques de Berryer à - cette époque étaient avec M. Michaud, directeur de la Quotidienne, et ses liaisons religieuses avec l'abbé de la Mennais, dont il ne partageait pas toutes les idées, mais dont jl admirait le dévouement pour l'Église et le talent plein de fougue et d'éclat. Il fut un de ceux qui s'indignèrent le plus vivement des pratiques clandestines tentées


pour l'amortissement des journaux par un comité ..nt M. Sosthènes de la Rochefoucault était l'inspirateur, et qu'il avait signalées dans sa note à M. de Yillèle, qui blàmait cette action sans pouvoir l'empêcker, comme une des choses qui nuisaient le plus au ministère dans l'opinion. Lorsque, vers la fin de 1814, on chercha à enlever la direction de la Quotidienne à M. Michaud, ce vieux et persévérant défenseur de la monarchie, qu'il avait servie dans les temps les plus difficiles de la Révolution,. Berryer, qui avait suivi de près cette ténébreuse affaire, se chargea de défendre son ami devant la justice. Il résulta de son plaidoyer, qui porta la lumière sur tous les points, que l'objet qu'avaient en vue les directeurs de cette intrigue était d'enlever de fait la direction politique du journal à M. Michaud, en conservant s'il était possible son nom pour leurrer les lecteurs; que, ne pouvant y réussir, on avait exploité l'ingratitude d'un homme tiré par M. Mickaud d'une situation malheureuse, pour dé-


pouiller le fondateur de la Quotidienne de sa pro- jtfïété et pour le chasser d'un journal où il avait lervi la monarchie au péril de sa tête. Dans ses conclusions, l'éloquent avocat argua de la nonvalidité d'une transmission arrachée au moyea de promesses mensongères et demanda que jusqu'au jugement au fond de cette question M. Michaad, seul propriétaire incontestable de hi Quotidienne, fut maintenu dans la possession de ce journal : « Si, ce qu'à Dieu ne plaise! s'écria Berryer en terminant son éloquente plaidoirie, la Révolution devenait triomphante, ce serait M. Michaud qui serait seul puni, comme ayant seul dirigé l'opinion de la QuotidielUle. On ne s'adresserait qu'à lui, et non à ceux qui achètent des opinions et qui M savent pas les défendre. »

La puissante parole de Berryer avait fait une profonde impression, non-seulement sur le public, mais sur les juges. La cour adopta ses conclusions malgré l'avocat général, et déclara dans les considérants de son arrêt) « qu'au milieu des ofcscu-


rités des négociations clandestines, destinées à faire passer les actions du journal, des mains des propriétaires primitifs dans les mains de propriétaires fictifs qui n'étaient que les prête-noms d'une vaste agence, un seul droit étant incontestable, celui du propriétaire fondateur, M. Michaud serait rétabli dans la possession et l'exercice de sa qualité de directeur du journal la Quotidienne. »


II

C'est ainsi que Berryer, à qui son àge ne permettait pas encore de monter à la tribune, s'élevait aux questions politiques. Peu à peu l'avocat faisait place chez lui à l'orateur. Son talent se trouvait au niveau de toutes les causes, quelque hautes qu'elles fussent. Deux ans après, en 1826, celui qui avait défendu dans la personne de M. Michaud la liberté politique, se présenta devant le tribunal de police correctionnelle pour défendre, dans la personne de M. de la Mennais, le principe de la liberté religieuse. J'ai dit que, quoiqu'il ne partageàt pas toutes les idées de M. de la Mennais, Berryer éprouvait pour lui une vive admiration et lui portait une tendre amitié. Cette amitié était réciproque, nous en trouvons la preuve dans la


correspondance de M. de la Mennais, qui, au commencement de cette année 1826. pendant le cours de laquelle Berryer devait plaider pour lui, entretenait avec son défenseur un commerce affectueux de lettres :e Que nous serions bien heureux, lui écrit-il de la Chesnaye le 22 janvier 1826, loin du tumulte et de l'ennui de ce monde au milieu duquel vous vivez! Qu'il serait doux de philosopher ensemble, et de voir de loin ces tempêtes et ces naufrag sde la politique dont le spectacle est trop présde vous ! Suave mari mayiw. Mais les affaires, mais le devoir vous retiennent là où vous êtes, je vous plains de ce travail, je voudrais l'alléger, et je contribue pour ma bonne part à en aggraver le fardeau. Voilà que je me vois encore obligé de recourir à votre amitié infatigable pour terminer quelques détails embarrassants de cette triste affaire. - Dans la même année, on retrouve plusieurs lettres adressés par M. de la Mennais à Berryer. On dirait que le cœur de l'abbé de la Mennais se dilate, s'épanouit, et perd quelque


chose de son amertume au contact de cette riche et belle nature : « Jouissez de la campagne, mon cher ami, pendant les derniers beaux jours qui nous restent, lui écrit-il à l'époque des vacances, toujours dans l'année 1826, et en vous promenant sous vos ombrages songez qu'on pense à vous et qu'on vous aime sous d'autres ombrages lointains. Hélas ! commentne vous aimerait-on pas ?

vous êtes si bon, cher ami. Mon pauvre cœur se repose dans le vôtre, et là il sent que tout n'est pas tristesses et douleurs sur la terre. Aimez-moi aussi et dites-le-moi ; cette douce parole va bien avant, elle ranime mon âme qui plie quelquefois sous le poids de tout ce qui la presse. »

La manière dont Berryer défendit l'abbé de la Mennais, appelé devant le tribunal de la police correctionnelle pour la seconde partie de son écrit sur les Rapports de la religion avec l'état civil et politique, ne pouvait que resserrer les liens de cette amitié déjà si étroite. Je ne saurais indiquer que bien sommairement ici la cause et l'objet


de ce procès. Le gouvernement de la Restauration se trouvait dans une position extrêmement difficile en face des trois partis qui s'attaquaier.1 au sujet de la question religieuse. L'ancien clergé français professait presque tout entier les maximes de l'Église gallicane développées dans la Déclaration de 1682, et dont les principaux articles se réduisaient à la distinction absolue du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, et l'indépendance complète des gouvernements vis-à-vis du SaintSiège ; puis, en second lieu, à la supériorité du concile œcuménique sur le pape, dont le siège, suivant les maximes gallicanes, était indéfectible, sans qup le souverain pontife soit personnellement infaillible. La prétention étrange des gallicans était d'ériger la Déclaration de 1682 en loi l'État, d'en rendre l'enseignement obligatoire dans les séminaires et de ne point permettre l'exposition publique des idées contraires. En face de l'école gallicane se levait une nouvelle école, qui avait de nombreux prosélyt -s dans le jeuneclergé


et dans la jeunesse catholique, et- dont M. de la Mennais était le chef et l'oracle. Cette école ne se contentait pas de combattre les idées gallicanes comme un anachronisme de ce côté-ci de laRévolution, et de soutenir qu'elles avaient été emportées dans le naufrage de l'ancienne société française;, mais elle prétendait établir que les idées contraires étaient dogmatiquement obligatoires, que le pape était supérieur au concile, que nonseulement la juridiction du Saint-Siège s'étendait en matièra religieuse sur les rois comme sur les peuples, ce qui était incontestable, mais que le droit de. prononcer entre les rQis et les peuples dans les litiges qui s'élevaient entre eux appartenait essentiellement et de droit divin à la papauté.

En face de ces deux partis, le parti philosophique et révolutionnaire se servait des armes que lui fournissaient ces prétentions pour alarmer les.esprits.

Il feignait de croire que ces écoles divisées n'en faisaient qu'une et que celle-ci .se servait de la Congrégation,.c'est-à-dire d'une société de dévotion


et d'oeuvres charitables fondée au commencement de - la Restauration, et d'une autre société, plus mystérieuse qui remontait aux derniers temps de l'empire et dont l'objet était politique, enfin des jésuites rentrés en France, pour jeter la France sous le joug - de la théocratie. Ce parti semait ainsi les défiances, propageait les alarmes et ameutait les passions contre de pures théories, en leur prêtant la consistance et les forces d'une conspiration véritable.

Berryer, dans une plaidoirie qui était un lumineux traité sur la matière, établit d'une - manière victorieuse qu'on ne pouvait condamner M. de la Mennais sans faire violence à la liberté de la pensée. Il ne s'agissait point en effet là de faits ; c'étaient des idées qui étaient en présence et qui jouissaient du même droit d'être exposées. Il démontrait, l'histoire à la main, quel'idée du pouvoir.

spirituel exerçant un arbitrage entre le monarque et ses sujets n'avait rien de nouveau : elle avait été produite par les Pères de l'Église, par


les docteurs de la Sorbonne, par Fénelon, par Bossuet lui-même, et librement discutée dans tous les temps : « Pour condamner M. de la Mennais, continuait-il, il faut flétrir les opinions de Fénelon et de Bossuet, réformer les censures de la Sorbonne, condamner les papes et les Pères de l'Église, les saints et les apôtres, discuter devant une juridiction laïque les discussions des conciles, commenter les livres sacrés, interpréter les paroles mêmes de Jésus-Christ. C'était l'absurde; eh bien, il fallait admettre l'absurde pour condamner M. de la Mennais ! » Puis l'éloquent avocat retraçnit à grands'traits l'histoire de la Déclaration de 1682. Après en avoir discuté, contesté la valeur, il "démontrait que, bonne ou mauvaise, il était impossible d'admettre que, après la Révolution française qui avait emporté l'ancien régime, sous l'empire de la Charte constitutionnelle et dans un gouvernement de libre discussion, l'édit de Louis XIV eût conservè force de loi. Evidemment, les quatre propositions de la Déclaration ne contenaient que


des opinions qu'on était libre d'adopter ou de combattre ; autrement les dissidents, les incrédules, les athées même, tout le monde serait libre en France, excepté les catholiques.

Cette belle exposition était couronnée par une péroraison éloquente où l'orateur insistait sur le danger de l'intervention du pouvoir civil dans les questions de doctrine et de discipline religieuse ï « Si, au milieu d'un grand nombre de cultes également tolérés, s'écriait-il, l'autorité civile essaye de faire peser sur les peuples l'insupportable joug de croyances imposées par une volonté humaine , bientôt toute la religion ne sera plus que l'œuvre du pouvoir politique. Dès lors on est conduit à une religion politique, et par là même souverainement intolérante, parce que cette reli" gion devient une loi dont la violation doit être pu- hIe, comme celle des autres lois. C'est marcher à l'établissement d'une Église nationale, à rexemple de l'Angleterre, selon la doctrine du Contrai social. »


L'effet de ce magnifique plaidoyer fut grand sur l'auditoire, et au dehors sur tous les esprits sensés et élevés. On pourrait presque dire que le client de Berryer fut acquitté, car il ne fut condamné qu'à trente francs d'amende, condamnation évidemment dérisoire. L'orateur perçait de plus en plus derrière l'avocat, et le législateur et le politique derrière le jurisconsulte. A peu de temps de là, dans l'affaire intentée par les héritiers de la Chalotais, ce procureur général qui avait conclu devant le parlement de Rennes à l'exclusion des jésuites, et dont la Gazette de France avait injurié la mémoire, Berryer prouva que, s'il aimait la gloire, il savait mépriser cette indigne popularité qu'il faut acheter aux dépens des convictions de sa conscience. Chargé par la famille de la Chalotais de défendre l'honneur de son aïeul, il accepta cette mission, argua de sa bonne foi, mit hors de doute sa probité, mais sans consentir à dire un seul mot contre la Société de Jésus, et en laissant voir au contraire qu'il regardait l'accusa-


tion intentée contre les jésuites comme injuste.

Il abandonna à un avocat de Rennes, M. Bernard, le facile et peu enviable triomphe quecelui-ci obtin-t, en satisfaisant les préventions publiques violemment surexcitées, dans une ardente philippine dirigée contre les jésuites. Malgré le mérite de sa plaidoirie Berryer, fut cette fois froidement écouté, tandis que, son confrère fut porté en triomphe au sortir de l'audience. Que lui importait ! Il était récompensé par le témoignage de sa conscience qu'il préférait à tout, et il apprenait ainsi une science qui allait lui être bien nécessaire : celle de lutter contre le mouvement des opinions et de tenir bon, appuyé sur sa conviction, contre le choc des idées et des pensées contraires.


III

On approchait des derniers temps de la Restauration, Les divisions de la droite, dont Berryer prévoyait dès 1824 les fâcheuses conséquences, les ombrages que l'opposition sortie de son sein avaient contribué à répandre, les passions que les violents appels de la gauche avaient surexcitées; conduisaient le gouvernement royal vers une chute de jour en jour plus inévitable. Le ministère Villèle, après avoir résisté sept ans, avait été renversé. Le ministère Martignac, dont l'avénement était un retour vers le centre droit tenté par Charles X, n'avait duré qu'un moment, et le chef de ce ministère, esprit modéré et aimable qui cherchait en vain de la modération dans toutes les opinions, à la fois poussées à l'extrême,


s'était écrié comme une vigie qui signale la tempête : « Nous allons à l'anarchie ! » Le roi Charles X, effrayé et affligé à la fois, avait cru devoir alors prendre son ministère de défensive royale, et il avait appelé M. de Polignac. A partir de ce moment les événements s'étaient précipités vers le dénoùment. Le langage de la presse était devenu plus acerbe et plus violent, et l'on était ainsi arrivé à l'année 1830, qui devait marquer le terme de l'existence de la monarchie. Les partis coalisés qui formaient la majorité de la Chambre élective et que la concession du ministère Martignac n'avait fait qu'affriander, s'étaient levés en masse contre le nouveau ministère. Une commission d'Adresse, dans laquelle la gauche tenait une grande place puisqu'elle se composait de MM. de Preissac, Étienne, de Kératry, Dupont de l'Eure, Gauthier, Sébastiani, le Pelletier d'Aulnay, Dupin ainé et de Sade, avait rédigé cette fameuse Adresse qui a conservé dans l'histoire le nom des 221, et dans laquelle la majorité déclarait, sans qu'il y


eût une loi présentée, et avant toute discussion préalable, que le concert avait cessé entre le gouvernement et la Chambre.

Berryer, qui venait d'atteindre Tàge de l'éligibilité, avait été nommé député. Au milieu de la discussion orageuse que souleva le projet d'Adresse, on le vit se lever et se diriger vers la tribune. Dès les premiers mots de son discours on reconnut un orateur : « Vous accusez le Roi personnellement d'avoir formé un nouveau ministère, s'écria-t-il. Autant vaudrait lui faire dire par votre grande députation : « Sire, l'usage « que vous avez fait de votre prérogative trout ble notre sécurité, atteint notre prospérité et « peut devenir funeste à notre repos. » Comme à ces paroles de vives réclamations mêlés de cris A l'ordre ! s'élevaient à gauche : a Vos interruptions, reprit l'orateur avec un accent plus élevé, ne me troublent pas, elles me satisfont. L'horreur que la Chambre exprime contre la rédaction du l'rojèt doit faire espérer le rejet du projet. Il y a


irrévérence dans la rédaction et inconstilutionnalité dans l'alternative où l'on veut placer la couronne. La Chambre n'a pas le droit de demander sa dissolution. Il y a quelque chose d'effrayant et qui contriste le cœur dans cette résolution d'une assémblée qui demande sa propre ruine, qui, trahissant la confiance des électeurs, veut se soustraire aux devoirs qu'elle a à remplir envers le Roi; envers le pays, envers elle-même. Et c'est au moment où ces devoirs sont le plus impérieux que, par une étrange inconséquence, elle voudrait délaisser le poste qui lui est confié! Qu'importe maintenant, quand-les droits'.du Roi sont blessés, quand la couronne est outragée, que votre Adresse soit remplie de protestations de dévouement, de respect, d'amour ! Qu'importe que vous. disiez : « Leâ préro« gatives duRoi sont sacrées, » si, en même temps, vous prétendez le contraindre jdans l'usage qu'il doit en faire ! Ce triste contraste n'a: d'autre effet que de reporter la pensée vers des temps de funeste


mémoire. -]) 11 rappelle par quel chemin un roi malheureux fut conduit, au milieu des serments d'obéissance et des protestations d'amourr à changer contre la palme du martyre le sceptre qu'il laissait choir de ses mains ! « Je ne M'étonne pas que, dans leur pénible travail, les rédacteurs du projet aient dit qu'ils se sentaient condamnés à tenir au Roi un pareil langage. Et moi aussi, plus occupé du soin de l'avenir que du ressentiment du passé, je sens que, si j'adhérais à une, telle Adresse, mon vote poserait à jamais sur ma conscience comme une désolante condamnation. »

Ainsi parla Berryer et, au sortir de cette séance, M. Royer-Collard, ce grand juge des choses de l'esprit, tirant l'horoscope de cette nouvelle lumière qui se levait dans les_assemblées?

s'écria : « C'est plus qu'un discours, c'est un évér nement ; une nouvelle puissance s'élèvè ! » Ajou- tons que M. - Royer-Collard suivit depuis, avee un intérêt. sympathique, cet astre qui, à me" sure qu'il montait à l'horizon,- jetait des clartés


de plus en plus éblouissantes. Il disait à un de ses neveux (1) par qui nous l'avons entendu répéter : « J'ai entendu Mirabeau dans sn gloire, j'ai entendu M. de Serre et M. Laine. Aucun n'égalait M. Berryer dans les qualités principales qui font l'orateur. » Le prince de Polignac avait été frappé comme tout le monde de ce merveilleux début. A l'issue de la séance où Berryer s'était fait entendre, il lui offrit le titre de soussecrétaire d'État; mais celui-ci, avec cette modestie mêlée de confiance qui sied au vrai talent, répondit : c A l'heure qu'il est, il est au-dessus de mes prétentions; dans la session prochaine, ce sra peut-être au-dessous de mes services. »

(1) M. Geoty de Bossy.



TROISIÈME PHASE

De 1850 à 1848.

1

Il n'y eut pas, on le sait, de session, le coup d'État du 26 juillet 1830 intervint. Le lendemain, on. était en révolution, toutes les conditions se trouvaient changées. La royauté que M. Berryer était venu défendre n'existait plus. Un grand nombre de ceux qui la défendaient avec lui se retiraient des assemblées parlementaires, en regardant leur mandat comme brisé par la révolution. Berryer, resté seul ou presque seul sur la brèche, eut d'abord à expliquer pourquoi il demeurait à la Chambre. Le 8 août 1830, il monta


à la tribune, et d'une voix triste et comme voilée par la douleur il laissa tomber de ses lèvres frémissantes ce peu de paroles entrecoupées : « Je comprends que je puis, comme député, avec le pouvoir dont je suis investi par mes concitoyens, délibérer sur les modifications proposées à la Charte; mais, interrogeant ma conscience, le besoin que j'ai d'affermir le repos de mon pays, je ne crois pas répondre aux intentions, aux volontés, aux droits qui m'ont été confiés en votant : premièrement, sur la déclaration que le trône est vacant en fait et en droit; secondement, sur l'annulation des actes faits par l'autorité royale, conformément aux lois, et sur lesquelles une autre Chambre que la nôtre est appelée à délibérer; troisièmement enfin, sur la proposition d'élire un roi de France ; sous ces trois rapports, je ne puis prendre part à la délibération. »

La Chambre passe outre. Elle déclare 1e trône vacant en fait et en droit, elle modifie la Charte, elle élit un nouveau roi. Quand le moment de


prêter le serment exigé à un gouvernement institué sans le concours de sa volonté est venu, Berryer se lève encore une fois et prononce ces paroles : c La force ne détruit pas le droit; la légitimité des races royales est un droit plus précieux pour les peuples- que pour les races royales ; mais, quand la force domine dans un État, les particuliers ne peuvent que se soumettre, et les gens de bien doivent encore à la société le tribut de leurs efforts pour détourner de plus grands maux. Dans cette seule pensée, je crois de mon devoir de rester uni aux hommes honorables eu qui je reconnais des intentions salutaires à mon pays, et je me soumets à prêter le serment qui est exigé de moi. »

Berryer entrait ainsi la tête haute dans le nouveau régime, en déclarant en face à la force que le droit était indestructible. Il y entrait pour défendre la société et pour faire le bien possible. Il avait un terrain sous les pieds, une mission bien définie, il reste à dire comment il la remplit. Ses


premiers efforts furent consacrés à affermir ce terrain toutes les fois qu'on chercha à l'ébranler, à affirmer ses principes toutes les fois qu'on les attaqua, à défendre la dignité de ce qui n'était plus et à conquérir le droit d'une parole libre et indépendante qui lui fut plus d'une fois contesté.

Député à la tribune, avocat des grandes causes politiques à la cour d'assises et devant la cour des pairs, il ne laissa échapper aucune occasion de bien marquer sa position, au début.

Ce fut ainsi qu'en défendant le comte de Kergorlay poursuivi devant la Chambre des pairs, dont il était membre, à cause de la formule de son refus de serment, trouvée offensante pour le nouveau régime, il eut soin, après avoir marqué la position de ceux qui, comme son client, voulaient demeurer en dehors de ce régime, de marquer sa propre position : « Il en est, dit-il, qui ont considéré que le nouveau gouvernement luimême déclarant officiellement que le nouveau serment demandé n'était qu'un engagement de


consacrer au bien public l'autorité dont on était revêtu; ils en ont conclu dès lors que ce n'était pas un acte de foi à de nouveaux principes; ils ont pensé que c'était un moindre mal pour le pays d'être gouverné par un pouvoir nouveau que de manquer entièrement de gouvernement.

Ils ont compris enfin qu'indépendamment de leurs devoirs envers le roi légitime, ils avaient des devoirs envers leur pays, et qu'en protestant pour le droit qu'aucune force sur la terre ne peut détruire, ils devaient se soumettre à une condition pressante, -et ne pas abandonner aux hommes d'une opinion contraire les intérêts de ceux qui partagent les mêmes sentiments. »

Tel fut le caractère de l'éloquence de Berryer, dans cette première phase. Il prend à la tribune une position de défensive armée, avec des retours offensifs d'une impétuosité redoutable quand on attaqueles principes auxquels il avouéles convictions de son intelligence et les princes auxquels il est lié par toutes les attaches de son cœur. C'est,


un jour, la proposition de mise en accusation du dernier ministère de la Restauration qu'on apporte à la Chambre des députés au mois de septembre 1830 : t On veut que vous accusiez les exministres de haute trahison, s'écrie Berryer avec un accent de vérité éloquente. Envers qui ? Envers le roi quia été précipité du trône, ou envers celui que vous venez d'y appeler? Contre l'ordre de choses que le peuple a détruit, ou contre celui que vous venez de fonder Y Contre la Charte dont vousmêmes avez renversé le principe fondamental, changé le caractère et modifié les dispositions ?

La Charte dit que la personne du roi est inviolable et sacrée,que les ministres seuls sont responsables.

Ces deux principes sont corrélatifs, inséparables ; l'inviolabilité du roi est le fondement de la responsabilité de ses agents. Je suis loin de regarder les ministres comme exempts de reproches. La plus belle couronne de l'univers tombée du front de l'héritier de tant de rois, la longue paix et l'immense prospérité d'un grand peuple menacées de


si désolants désastres !.. Oui, ils sont coupables, mais je ne leur vois plus de juges sur la terre de France. Ï

Dans ces premiers temps, Berryer commence, en face d'une situation neuve encore, sa lutte par lementaire, presque seul contre tous, oontre les défenseurs du pouvoir qu'il attaque,contre les passions de la Révolution dont il combat les principes, les espérances, les sinistres souvenirs, et dont il brave les murmures. Ces murmures, il sait les réduire au silence par d'éloquentes apostrophes qui sortent spontanément de son âme indignée. Lorsque les clameurs des admirateurs de la Révolution couvrent la voix de l'orateur réclamant le maintien de l'anniversaire du 21 janyier, il se tourne vers eux, et d'une voix solennelle et vibrante où l'on sent frissonner l'émotion de tristesse et d'indignation dont il est auimé : « Au jour du jugement, s'écriet-il, il fut permis de parler des vertus de Louis XVI, jenie vois pas que la Convention ait interrompu les défenseurs du roi. »


Puis, quand on vient porter à la Chambre la mesure de proscription et d'exil contre la branehe aînée de la maison de Bourbon , Berryer se lève encore : « Il y a, s'écrie-t-il, quelque chose de puéril dans cette pensée de l'homme qui prétend enchaîner l'avenir à ses lois. Mais qui sanctionnera une pareille proposition ? Le cousin de Charles X, l'oncle de la duchesse de Berry et du duc de Bordeaux? Allez, allez, les lois de condamnation et de proscription ont toujours été de mauvaises garanties ! Que le gouvernement s'occupe plutôt de dissiper les craintes de l'anarchie, et de nous donner l'ordre, la gloire et la liberté. »

Un jour, un orateur du gouvernement, à lafois étonné et irrité de la hardiesse de cette parole, s'écria que les royalistes devraient même se souvenir qu'ils étaient des vaincus. Alors on vit Berryer monter rapidement à la tribune, et la tète fièrement rejetée en arrière, dominant l'assemblée de la voix et du geste, s'écrier, tout prêt à jeter aux quatre vents du ciel son mandat


de député en rendant les insulteurs responsables des événements qui devaient en être les résultats : « On ose parler ici de vaincus ! Sont-ce là les promesses qu'on vous a faites? Est-ce que les vérités qui ont été jurées ne seraient que des déceptions?

Tous, ne sommes-nous pas appelés en France à jouir de la même liberté d'opinions et de discussion ? Ne devons-nous pas tous marcher avec une égale fierté au milieu de nos villes ? A quelle classe destine-t-on cette existence de vaincus? Elle serait intolérable, et je sens dans mes veines une âme française qui ne se résigne pas à une vie si humiliante. »

C'est dans ces journées orageuses que nous avons vu Berryer- remporter, ses plus beaux triomphes. Pour que sa puissance parût dans tout son éclat il lUI fallait une de ces positions difficiles qui l'obligeaient à se replier sur luimême. Le génie de la tribune n'est point un génie de paix, il se plaît à la bataille, s'exalte au choc des interruptions et grandit au milieu du


déchaînement des passions irritées, des interruptions et des clameurs. Il faut le rappeler cependant , Berryer avait dans ses antécédents du barreau des souvenirs qui étaient pour lui des titres auprès des idées dominantes auxquelles il allait livrer tant de batailles parlementaires. Je - l'ai rappelé, il s'était assis au banc de la défense, lors du procès du maréchal Ney; à vingt-cinq ans, il avait couvert de sa toge tes généraux Debelle et Cambronne, deux vaillants soldats des grandes guerres. La personne de l'orateur était donc ympathique à ceux qui étaient le plus opposés à ses opinions. Ce fut au début de sa-carrière oratoire une circonstance heureuse. L'homme - rencontrait cet auditorem benevolum que réclamait l'orateur antique, et le porteur de paroles faisait accepter les paroles les plus sévères, quelquefois les plus dures, au nom d'une cause Vaincue, au plus intolérant des auditoires* un auditoire de Vainqueurs-


II

On en était là, lorsque éclatèrent des événements qui, désirés par les ans, prévus par les autres, semblèrent au moment de changer la face de la situation. M. de Salvandy, dont le témoignage est peu suspect puisqu'il fut ministre du gouvernement de Juillet, a ainsi expliqué la tentative faite par Madame la duchesse de Berry en Vendée pour replacer son fils sur le trône, en peignant à grands traits la situation qui motivait cette tentative et lui donnait des chances de succès : « Cette femme, cette mère, dit-il dans un ouvragé) qui parut à cëttepoque, a entendu Paris, Nantes et la Session, publié par M. de Salvandy en 1832.


les mécontentements de la France royaliste, de la France religieuse, de la France propriétaire , comme, sur le rocher de l'île d'Elbe, Napoléon entendait les soupirs de ses vétérans. Elle a compté les intérêts froissés, les principes méconnus; les alarmes excitées jusqu'au sein de l'opinion constitutionnelle. Elle a vu tous les mécomptes d-e cette foule de serviteurs et d'amis de la monarchie antique qui ont été'frappés les uns après- les autres : le grand seigneur dans ses charges, le pair du royaume dans sa dignité, le fonctionnaire dans ses emplois, l'officier-dans la croix de SaintLouis dont la Restauration avait -payé son sang.

versé à Austerlitz: Dans l'exil, l'oreille est frappée de toutes les plaintes, l'âme est saisie de tous les griefs, l'espérance s'éveille à tous-les désespoirs.

Un autre spectacle- la; frappe en même. temps.

Elle- voit pendant deux années consécutives la sédition, les désordres, l'anarchie sous tous les prétextes et sous toutes les formes, épouvanter de leur audace toutes les cités de la France ; ces-


fléaux renaiire sjns cesse d'eux-mêmes, braver le pouvoir -et les lois, désoler ie commerce et l'industrie, insulter enfin de toutes parts à la raison, à la paix, à la fortune d'un grand peuple.

Or, comme elle porte dans son giron un principe d'ordre, elle se croit dès lors armée de l'ordre tout entier. Si elle juge le moment venu d'offrir sa panacée réparatrice à la France fatiguée, qui accuserons-nous le plus haut avec justice, sa méprise et sa confiance, ou bien nos misères et le parti qui les a faites ? a - Voilà comment un adversaire expliquait l'apparition de -Madame la duchesse de Berry en France, son appel aux populations qu'elle invitait à déployer le drapeau blanc et à proclamer la royauté d'Henri V. A la nouvelle de son apparition éansleMidi où la prise d'armes manqua, puis de son arrivée en Vendée, une scission se fit entre les royalistes de l'action extra-légale et armée et les royalistes de l'action légale et parlementaire. Tout parti vaincu qui veut ressaisir le


pouvoir a deux chances à jouer : l'une, illégale mais plus courte, celle de la force ouverte ; l'autre, légale et plus lente, celle de l'action légale et de l'influence parlementaire. Quoi qu'on eût pu faire pour maintenir runité dans l'opinion royaliste, il était arrivé, par la nature même des choses, que deux nuances s'étaient formées dans son sein, et qu'elles répondaient aux deux chances que nous venons d'indiquer. Ces deux nuances existaient d'autantplus invinciblement qu'elles étaient le réa: sultat des positions diverses des hommes qui s'y rattachaient. Sans le vouloir, sans le savoir même, chacun subit l'ascendant de sa situation. Il est presque impossible de résister à cette conviction bien naturelle que les ressources qu'on possède sont les meilleures, et que la solution politique qu'on se sent prêt à préparer et à déterminer est la plus sûre et la seule praticable. Il y avait dans l'opinion royaliste, comme dans toutes les opinions nombreuses; des hommes de conseil et de parle- ment d'une part, des hommes d'action, de l'autre,


surtout dans l'Ouest et parmi ces valeureux officiers qui, en 1830, avaient brisé leur épée.

Cette situation, vague et indéterminée après la révolution de t830, se dessina d'une manière nette et précise dès que Madame la duchesse de Berry parut. C'est toujours là l'effet des crises politiques : elles fixent et arrêtent les positions. La fraction qui jouait la chance parlementaire ne songea qu'aux embarras et aux difficultés auxquels elle allait être en butte, si la chance armée venait à être jouée elle vint donc à la traverse par l'ascendant des hommes éminents en talents et en renommée qu'elle renfermait dans son sein.

Il y avait chez elle conviction que les voies que l'on allait tenter ne pourraient aboutir qu'à des revers. Son influence agit d'abord sur la Vendée, et bientôt elle tenta d'agir sur Madame la duchesse de Berry elle-même; le comité royaliste siégeant à Paris et dont M. de Chateaubriand faisait partie décida qu'une tentative serait faite pour déterminer Madame la duchesse de Berry à quitter le


sol de la France. Quand il s'agit de choisir un ambassadeur, on jeta immédiatement les yeux sur Berryer. D'abord il parut l'homme le plus propre à persuader Madame la duchesse de Berry qu'il avait vue peu de mois auparavant hors de France. En outre, sa profession d'avocat lui fournissait un prétexte plausible pour se rendre en Vendée. Il était appelé dans ce pays par une affaire qu'il devait plaider dans la première quinzaine de juin, devant les assises de Vannes. Il partageait la conviction qu'il fallait engager la princesse à quitter la France et à renoncer à jouer la chance de la guerre intérieure. Il partitdonc pour remplir sa mission .Arrivé à Nanteslè 22 mai 1832, il se rendit le lendemain 23, à onze heures du soir, au chàteau de la Grange, chez M. deGoulaine.

Reconnu par un ami de la maison, M. de Goyon, il fut conduit par celui-ci jusqu'aux Mesliers, dans la commune de Legé, où se trouvait alors Madame la duchesse de Berry. On voyageait de nuit, silencieusement, à travers la campagne, et il fallait ré-


pondre de temps à autre à des mots d'ord:c demandés. La prudence des royalistes vendéens entourait Madame la duchesse de Berry de précaations qu'elle ignorait. La surveillance était naturellement organisée, elle était exercée par la population tout entière. Berryer marchait avec trois guides : le premier cheminant à ses côtés, un autre à cent pas de distance en avant, un troisième à cent pas de distance en arrière. A cette époque, il était impossible de voyager en Vendée, sans se garder militairement.

La troupe de ligne battait continuellement les routes, et l'on était exposé à chaque instant à tomber dans les nombreuses patrouilles qui sillonnaient le pays. Au bout de plusieurs heures de marche et après avoir été obligé une fois de faire entrer les chevaux dans la profondeur des bois pour éviter une patrouille, on arriva à un petit bois au bout duquel s'étendait un marais profond ; c'étaient les fortifications naturelles de la métairie des Mediers, qu'habitait la duchesse de Berry.


Quand on fut arrivé à la porte, il fallut répondre par le moi d'ordre à la question qu'une voix fit entendre de l'intérieur de la maison. Une vieille.

femme vint ouvrir, elle était accompagnée ou plutôt escortée d'un jeune paysan d'une haute stature et d'une complexion athlétique, armé d'un.

long bâton ferré. On sait que c'est avec cette arme, terrible dans leurs mains, que les Vendéens de la guerre de 93 remportèrent leurs premières victoires et s'emparèrent des canons républicains pour les tourner contre la République. Berryer fut introduit dans une salle basse éclairée par un de cesflambeaux de résine dont on se sert en Vendée, et on alla annoncer son arrivée à la princesse. Un quart d'heure ne s'était point écoulé qu'il montait les degrés inégaux d'un escalier grossier appliqué contre les murs extérieurs de la métairie, et qui conduisait à une pauvre petite chambre située au premier. C'était celle de la duchesse de Berry.

On sait quelle était l'opinion de Berryer sur la.

prise d'armes de la Vendée : il la désapprouvait,


et il était venu pour exposer à MADAME sou avis motivé à ce sujet et celui des royalistes éminents dont il était l'organe. La conversation s'engagea aussitôt. Deux personnes seulement assistaient à cette conférence : c'étaient le baron de Charette et' le comte de Ménars. Aucun deux ne prit la parole, mais le premier a laissé dans une brochure (1) quelques détails sur cetentretien. C'était à vrai dire une scène étrange, une scène telle que notre siècle semble seul destiné à en produire, que celle dont était témoin cette humble et étroite chambre d'une petite métairie vendéllne,.

dans laquelle, à une heure avancée de la nuiL, une question dont les conséquences pouvaient être si graves se traitait entre le premier orateur de nos assemblées politiques, et une princesse dont l'intelligence s'élevait à la hauteur de tous les sujets et le courage au niveau de toils les périls. La princesse lutta longtemps, et ce fut

(1) Quelques Mots sur les événements de la Vendée en 1832.

par-le baron de Charette.


dans le cours de cet entretien qu'elle adressa à M. Berryer ces paroles qui nous ont été répétées par M. de Ménars : « Je suis venue ici parce que je veux que mon fils doive tout au dedans et rien au dehors. Voyez-vous, Berryer, s'il faut qu'il achète le trône de France par la cession d'une province, d'une ville, d'une forteresse, d'une maison, d'une chaumière comme celle dans laquelle je suis, je vous donne ma parole de régente et de mère qu'il ne sera jamais roi. »

Charette est très-sobre de détails sur l'entrevue : « La princesse, me dit-il, me fit signe de m'asseoir, et aussitôt une conversation fort animée s'engagea. Je n'ai point l'intention de mettre au jour les graves intérêts qui furent agités dans cette mémorable nuit; je dirai sommairement que M. Berryer remit à MADAME le contre-ordre qui venait d'être donné à Nantes par son coufident.

MADAME s'en montra fort peinée. Il y eut un moment de silence, puis elle dit à M. Berryer qu'il eût à lui rendre compte de la mission qui


l'amenait auprès d'elle. Ensuite une longue discussion s'engagea pour savoir si MADAME quitterait une seconde fois le sol de la patrie. Jamais je n'oublierai cette nuit de cruelle agitation qui me révéla les ressorts puissants cachés dans la grande àme de la princesse. M. Berryer déploya cette éloquence qui ne l'abandonne jamais. Enfin les honneurs du champ de bataille lui restèrent : il fut convenu après trois heures de conversation que MADAME quitterait la France , en profitant du passe-port que M. Berryer mettait à sa disposition. Celui-ci me dit, en sortant des Mesliers, cette parole que je n'ai point oubliée : « Dans la tête de cette héroïque princesse il y a de quoi faire vingt rois. »

On sait que la duchesse de Berry changea d'avis, « attendu, écrivait-elle au baron de Charette, que sa présence avait compromis un grand nombre de ses fidèles serviteurs, et qu'il y aurait lâcheté à elle de les abandonner. » Le mouvement éclata donc, et le gouvernement, qui naturelle-


ment n'avait pas été mis dans le secret des motifs du voyage de Berryer, le fit arrêter au moment où, avec un passe-port de M. de Saint-Aignan, préfet delà Loire-Inférieure, il traversait Ang J lême l)our se rendre aux eaux d'Aix en Savoie. Conduit de brigade en brigade jusqu'à Nantes, il courut de graves dangers de la part de la population révolutionnaire, que la prise d'armes de l'Ouest exagpé- rait. Au moment où il arrivait à Nantes, on lui an- nonça qu'il allait être traduit devant le conseil de guerre ; il se borna à répondre : « Je protesterai, je suis bourgeois de Paris, je ne puis être jugé que par mes pairs. » On arrêtait en même temps à Paris Chateaubriand, le duc de Fitz-James et Hyde de Neuville. Berryer devait être jugé le 4 juillet 1832 par le conseil de guerre siégeant à Nantes, lorsque l'arrêt rendu par la cour de cassation, le 30 juin, annula toutes les sentences rendues par les conseils de guerre et renvoya tous les accusés devant le jury. Ce fut devant la cour d'assises de Blois que Berryer comparut le 16 QC-


tobre de la même année. Lorsqu'il se dirigea vers le banc des accusés, précédé de plusieurs gendarmes, les jurés, le barreau et toutes les personnes qui remplissaient l'enceinte, se levèrent spontanément. Il se montra très-ému de cet hommage public. MM. Fontaine, Fayol, Delmas, du barreau de Paris, etM.Maigreau, bâtonnier du barreau de Blois, prirent place à côté de lui. Le président des assises, M. Bergevin, voyant que plusieurs avocats en robe s'étaient placés sur le banc des accusés, les invita à se retirer. « Cette place, ajouta-t-il, ne peut convenir à des avocats en robe. » Un d'eux, Me Amédée Vallon, répondit aussitôt : « Le banc des accusés est si honoré aujourd'hui , que nous avons cru nous honorer nous-mêmes en y prenant place. »

La persécution dirigée contre Berryer allait tourner à son honneur: il était allé remplir dans l'Ouest une mission parfaitement en harmonie avec l'action légale qu'il exerçait à la tribune, puisque son voyage n'avait pas d'autre objet que


de prévenir la guerre civile. On avait pratiqué dans son domicile à Paris des perquisitions qui n'avaient été accompagnées d'aucune forme légale. L'acte d'accusation contenait des allégations qui pouvaient être taxées de faux, et l'interrogatoire de Berryer acheva de mettre en lumièrela parfaite légalité de sa conduite. Le président lui ayant demandé de faire connaître les motifs qui l'avaient déterminé à voir la duchesse de Berry, il répondit, c'est sa réponse textuelle que nous citons : cr J'ai expliqué ces motifs dans mes précédents interrogatoires, et je suis prêt

à les redire ; ce sera d'ailleurs un objet de discussion. Je répéterai seulement à MM. les jurés que, dévoué fermement à une opinion politique à laquelle je crois attaché le bien de mon pays, je me suis consacré tout entier -% la servir par les voies et les moyens légaux que je crois propres à assurer son triomphe de la manière la plus utile à l'avenir de la France. Au milieu des malheurs PUbJiC5, au milieu des souffrances, des inquié-


tudes de la population, eu présence des périls que nous prépare la politique du gouvernement à l'extérieur, c'était un événement considérable que celui de la présence de S. A. R. dans l'Ouest. Je crus important de présenter à MADAME le tableau fidèle de la situation des affaires du royaume, et de lui développer mes pensées et mes vues dans l'intérêt de l'honneur, de la prospérité et des libertés de la France. J'eus l'orgueil de croire que ma voix devait être écoutée avec quelque confiance; je me sentais fortifié dans mes convictions par L'asséntiment de mes honorables amis. Dire avec franchise toutes mes pensées, tels furent le motif et le but de mon voyage. »

L'interrogatoire continua, et le président demanda à Berryer de donner le - sommaire de - sa' conversation avec la duchesse de Berry, à l'occasion du soulèvement qui allait éclater. Voici la réponse de l'illustre prévenu : « Jepuisvous assurer, Messieurs, qu'il m'a fallu, depuis les premiers interrogatoires et dans tout


le cours de ce procès que je puis appeler odieux, beaucoup de force, de courage et de résignation pour comprendre que je devais avoir foi dans la justice de mon pays, et pour être convaincu que le jour des explications arriverait. Vous me trouverez donc fort désireux d'expliquer complètement tout ce qui m'est personnel ; mois je ne peux aller au delà. Je ne dois aucun compte de ce que S. A. R. m'a pu dire. Il ne m'appartient pas d'en parler sans son aveu. Comment pourrais-j e rapporter une telle conversation? Voudrait-on me contraindre à m'accuser moi-même?

Ou bien, pour me défendre, consentirais-je à me montrer en opposition ? qui ? moi ! de système, d'idées, de volonté avec une personne dont les malheurs, le courage, la grandeur, sont tels que les malheurs, le courage, la grandeur de Madame la duchesse de Berry ! C'est ce que je ne puis, ce que je ne veux pas faire. Quelque péril qu'il y ait pour moi, je ne dirai pas ce qui s'est pa?^é dans cet entretien ! »


A chaque réponse de Berryer, un murmure d'approbation, mêlé d'applaudissements difficilement comprimés, s'était élevé. Le président lui adressa une dernière question : il voulait savoir le nombre des personnes qui accompagnaient Madame la duchesse de Berry.

« Deux personnes, répondit Berryer, furent présentes à notre conversation. MADAME n'a jamais été seule, et je ne puis m'empêcher de signaler un fait qui honore les sentiments et le caractère français. Depuis bientôt six mois que MADAME est rentrée en France, elle a changé de résidence trois ou quatre fois par semaine ; elle a habité les chaumières, les châteaux, les métairies ; en chaque lieu, huit ou dix personnes peut-être ont connu sa présence, et il ne s'est pas rencontré un traître pour dénoncer son asile. »

Le lendemàin du jour de cet interrogatoire, le premier avocat général, M. Vnnau, homme sincèrement dévoué aux idées libérales, et qui, pendant la Restauration,en 1824, avait défendu Duret,


un des complices du général Berton, devant les assises d'Orléans, prit la parole au milieu d'un profond silence : « Messieurs les jurés, dit-il, en acceptant la mission de venir accuser devant vous un député de la France, l'un des membres les plus distingués du barreau, un homme placé dans une haute position sociale, protégé par l'intérêt qui s'attache naturellement à un grand talent; en acceptant cette mission, nous avons moins consulté nos orces qu'obéi au sentiment du droit, à l'amour du bien public. L'accusation nous présentait M. Berryer comme complice des ennemis qui conspirent contre la liberté et le gouvernement. -

Notre zè!e n'a pu nous faire oublier le devoir qu'imposent aux magistrats la conscience et l'honneur; c'est un de ces devoirs sacrés que nous venons remplir en ce moment devant vous, en déclarant que nous ne pouvons pas soutenir l'accusation. »

Ici de longs applaudissements interrompirent


l'avocat général : « Pas d'applaudissements, messieurs! reprit-il vivement. Qui fait son devoir n'en demande pas. »

Berryer se leva aussitôt. Sa voix, calme et assurée quand il répondait aux questions du président, était émue, comme cela lui arrivait toujours quand il se trouvait en présence d'une noble action : « Messieurs les jurés, dit-il, dès que je suis arrivé dans ce pays, je me suis senti dans une sphère nouvelle; au lieu des machinations et des mensonges que je rencontrais sans cesse multipliés sous mes pas, j'ai trouvé dans le premier magistrat de cette ville un homme loyal, sincère, ami de ses devoirs. Je me suis senti protégé, moins encore par ces marques d'affection qui m'ont entouré depuis mon arrivée ici que par l'amour de la justice développé dans une àme grande et noble. A cette audience, je vois un magistrat, chargé du ministère le plus sévère, mais aussi le plus nécessaire à la société, comprendre ses devoirs dans toute leur étendue. Il ne me


suffit pas de sortir de cette enceinte avec un verdict d'acquittement, j'aurais besoin d'une justification complète. Peut-être dçvrais-jo accuser à mon tour, peut-être faudrait-il que mes amis, appelés à parler en mon nom, vous fissent connaître les principes de ma vie. Mais je cède à l'impression qui vous anime; vos consciences françaises m'ont compris, et je ne veux pas retarder le moment où messieurs les jurés vont consacrer, par leur décision, ce qui vient de se passer dans cette audience. »

Le président des assises, M. Bergevin, ferma dignement cette audience aussi honorable pour la magistrature française que pour Berryer : « Les débats sont terminés, messieurs les jurés, dit-il, je ne ferai pas de résumé dans cette cause; je ne veux point par des paroles inutiles retarder un résultat aussi équitable que désiré par tous les amis de leur pays et de la justice. Nous nous en rapportons à vos consciences pour les questions qui vous sont posées. »


Quelques minutes après, le chef du jury apporta le verdict d'acquittement. De vives acclama- tions le saluèrent, ces acclamations se prolongèrent au dehors. Toute la ville de Blois, sans distinction d'opinion, fit une ovation à Berryer. On vit dans son triomphe celui de la justice et de la vérité. Les royalistes firent frapper à son effigie une médaille avec cette inscription : Défense des droits légitimes et des franchises nationales, 4832. Berryer quitta momentanément la France et se rendit en Suisse pour y rétablir sa santé.


in

Je me suis arrêté longtemps sur cette page curieuse, émouvante et à peu près oubliée de la vie de l'illustre orateur, d'abord à cause de l'oubli même où elle est tombée au milieu de tant d'événements qui se sont succédé, ensuite à cause de l'intérêt qu'elle présente.Berryer, qu'on a toujours vu défendant les autres, se défend ici lui-même.

En outre, il exerce une action en dehors de la tribune et du barreau. Il entre dans le mouvement des faits. Sa conférence avec la duchesse de Berry, traquée de château en château, de métairie en métairie, dans les solitudes du Bocage, son arrestation, son envoi devant un conseil de guerre,


sa comparution devant les assises de BJois, son acquittement honorable par la magistrature de cette époque, sont des scènes d'histoire. Il sort de là plus grand parce qu'il a été persécuté, plus animé à suivre à outrance l'action légale contre le gouvernement de Juillet qui, lorsqu'il s'employait à prévenir la guerre civile, lui a fait une semblable avanie.

C'est alors que commence, pour Berryer et le petit groupe de royalistes qui ont réussi à entrer avec lui dans la Chambre élective, etdont bien peu seulement lui survivent,Hennequin, LabouIie, Villeneuve, et notre loyal, courageux et éloquent Larcy, une phase parlementaire qui se prolonge jusqu'en 1839. Une scission éclatante s'est manifestée entre la gauche, réclamant les larges libertés promises par le nouveau pouvoir, et le parti du centre, refusant de tenir les promesses de l'opposition de quinze ans et celles de juillet. 1830. L'action des hommes de droite, conduite par Berryer, consiste, dans cette période,


à mettre sans cesse le nouveau pouvoir en contradiction avec son principe, à montrer le désaccord flagrant de son origine et de ses actef.

Ils avaient prévu de bonne heure qu'il y aurait une scission entre les hommes du mouvement populaire qui avaient fait la révolution et ceux de la nuance plus circonspecte de l'ancienne opposition qui voulaient réduire cette révolution à ne plus être qu'un changement de dynastie. Cette scission venant à éclater, ils s'en servent pour montrer à la France la vanité des promesses qu'on lui a faites et pour lui prouver, en même temps, que les hommes de droite n'ont pas contre la liberté cet éloignement dont on les accuse. Dans cette situation nouvelle, ils marchent parallèlement avec les hommes de gauche; ils demandent que le gouvernement demeure dans les conditions où il a été fondé ; ils le demandent parce que ces conditions sont les garanties de leur indépendance, qu'ils ont besoin de cette indépendance pour remplir la mission qu'ils ont acceptée, et que c'est


seulement en raison de cette indépendance qu'ils l'ont acceptée. Quelquefois ils vont si loin dans cette voie, qu'ils revendiquent, comme une conséquence absolue de la révolution de Juillet, le droit illimité de discussion et d'association, dût l'exercice de ce droit tendre ouvertement ou renversement du gouvernement établi. C'est ce que fit., en 1834, Berryer en présence de MM. Audry de Puyï'aveauetVoye.p-d'Argenson,incriminés £ oinme membres de la Société des droits de l'homme. Et comme M. Guizot lui objectait qu'avec de tels principes il n'y avait pas de gouvernement possible : « Et qui vous dit le contraire ? répliqua Berryer. Oui, sans doute, avec de telles formes, il n'y a pas de gouvernement possible. Je comprends vos embarras, je les avais prévus. C'est pourquoi je protestais contre ce que vous faisiez et contre le principe que vous adepticz. Mais il est adopté, ce principe, adopté pour être la loi du pays. Je vis sur cette loi que vous m'avez faite; et il serait étrange que vous vinssiez me disputer


les conséquences les plus naturelles, les plus immédiates des lois que vous m'avez imposées ! »

Tout était étrange dans cette époque, la situation des ministres de la révolution de Juillet obligés, pour gouverner, de protester contre les principes de cette révolution, et la situation des hommes de droite obligés, pour le besoin de leur opposition, de revendiquer l'application de ces principes subversifs auxquels ils ne pouvaient pas croire, auxquels ils ne croyaient pas : ils le déclaraient eux-mêmes. C'était la grande misère de ce temps. Les positions se trouvaient faussées, les forces sociales se retournaient les unes contre les autres.

Les ministres du nouveau régime, à la vue de cette attitude des hommes de la droite, se sentent saisis d'une colère inexprimable. Ils ne peuvent s'expliquer cette entente imprévue de deux partis placés aux deux pôles opposés de la politique. Ils ne veulent pas comprendre que l'honneur, ce guide inflexible, ne permet pas aux royalistes


d'abandonner la royauté de principe pour une royauté d'occasion née entre deux barricades au souffle d'une insurrection, et que la liberté étant le bouclier de toutes les oppositions, elles se réunissent toutes, sans se confondre, sous ce bouclier.

ALors ils jettent à la droite des paroles amères, et l'un des plus éloquents d'entre eux flétrit à la tribune le cynisme de ce qu'il appelait et l'alliance carlo-républicaine. »

Berryer, malgré la verve impétueuse de son éloquence, n'avait aucun goût pour les personnalités. C'était une âme ardente et un caractère bienveillant; il aimait mieux s'attaquer aux principes, aux idées, aux faits qu'aux personnes. Sa réponse, quelque forte et pertinente qu'elle fût, n'avait pas satisfait, je m'en souviens, la jeunesse d'alors, dont il ne reste- aujourd'hui que des tètes grises ou chenues. Nous l'entourâmes le soir, aux Italiens, où l'on donnait un chef-d'œuvre de Rossini, ce grand enchanteur qui vient aussi de nous quitter, et nous nous plaignîmes à lui de n'avoir


pas été suffisamment vengés de l'outrage descendu sur nous du haut de la tribune. Berryer nous écoutait avec un mélange de sympathie et d'impatience et ce léger mouvement d'épaules qui lui était habituel, quand on lui adressait des observations critiques et qu'on, l'excitait à une action qui n'était pas de son goût. Cependant le lendemain, le débat ayant continué et un orateur maladroit ayant reproduit l'injure de la veille, Bcrryer, tout frémissant d'indignation, monta à la tribune, et ce fut alors qu'il tormina un des plus beaux discours qui aient été prononcés dans les assemblées délibérantes par cette terrible apostrophe : « Il y a un cynisme plus odieux encore que celui dont on a parlé, c'est celui des Clpostasies ! » J'assistais à cette séance dans la tribune des journalistes ; je n'oublierai jamais la physionomie, l'accent, le geste de l'orateur. Quand la terrible phrase tomba, je vis au banc des ministres, dont plusieurs avaient servi la Restauration, des tètes se baisser, comme à la mer on courbe


la tète pour laisser passer la \ague qui arriv-e.

Dans cette deuxième phase de l'action parlementaire le gouvernement, acculé dans ses derniers retranchements, tenta de profiter du déplorable attentat de Fieschi pour demander au nom de l'ordre le sacrifice des libertés les plus précieuses ; tout le monde a reconnu l'époque où furent présentées les lois de septembre. Les libertés inviolables de tous les temps et de tous les lieux, la régularité et la distinction des juridictions, l'indépendance et l'inamovibilité de la justice, la liberté de discussion, le droit d'association, l'inviolabilité du foyer domestique, la liberté et la sécurité individuelles, étaient enjeu.

Quel champ ouvert à l'éloquence de Berryer! Il s'y jeta avec la puissance de son talent et l'autorite de sa parole, qui ne cessa de grandir dans cette lutte contre une législation que Royer-Collard déclarait « entachée de ruse et de subterfuge. »

Puis vint la troisième phase de l'action parlementaire. A cette espèce de pointe tentée vers un


arbitraire légal succéda un mouvement de lassitude et de réaction dans les esprits, et le gouvernement personnel essaya à l'aide de cette réaction de s'implanter en France, en revendiquant le bénéfice moral de l'amnistie. Berryer et la droite parlementaire, qu'il conduisait, se "trouvaient en face d'une situation nouvelle et eurent à prendre une détermination. Le centre gauche, exclu des affaires, s'était rabattu sur l'opposition; presque tous les hommes influents de la Chambre, voyant les issues du pouvoir se fermer devant eux, étaient entrés dans ce mouvement, afin de rétablir, disaient-ils, la vérité du gouvernement parlementaire. Les royalistes, qui avaient embrassé l'action légale, concoururent hautement à cette coalition en déclarant tes mobiles de leur conduite. Ils disaient tout haut qu'ils lui donneraient leur concours parce qu'ils croyaient avoir un intérèt direct à main tenir l'indépendance de la Chambre, qui éta i t leur propre indépendance, à maintenir la prépondérance de la Chambre qui deviendrait leur propre


prépondérance le jour où ils obtiendraient la majorité. L'omnipotence des majorités leur présentait un moyen régulier, pacifique, de rectifier tout ce qu'il pouvait y avoir de défectueux dans la société, et c'était pour eux un devoir de conserver cette issue naturelle aux difficultés de la situation

Il advint alors une chose qui permit à Berryer de faire briller à la tribune de nouvelles lumières sur la position du pays et de mettre dans un nouveau jour les sentiments et les idées des royalistes.

Comme pour établir des batteries contre le ministère de M. Molé, les nouveaux alliés, venus à l'opposition du centre droit et du centre gauche, craignaient de toucher aux questions intérieures, ce fut surtout dans les questions extérieures que la coalition prit son thème. Cela donna à Berryer une occasion d'examiner les affaires de la France au dehors, de revendiquer ses intérêts les plus chers compromis, et d'exposer les idées monarchiques sur la politique naturelle de la France, en rappelant la voie tracée par ses grands rois, par


ses grands ministres, par la Restauration ellemême, qui avait noblement conservé le dépôt de la tradition, et qui, au moment de tomber, plantait, d'une main victorieuse, le drapeau blanc sur les murailles d'Alger.

Il fallait bien esquisser à traits rapides cette espèce de topographie des champs de bataille parlementaires, où l'éloquence de Berryer eut à s'exercer pendant le gouvernement de Juillet, pour qu'on pût comprendre les éclatants succès de cetteéloquence.

En 1842, le premier collége de Marseille élut Berryer député, et ainsi se noua un lien que la mort du grand orateur a seule pu trancher. Il avait conservé avec les représentants du principe traditionnel des rapports que ses opinions légitimistes, ouvertement professées, nutorisaient. On l'a vu, en 1832, aller chercher dans le Bocage Madame la duchesse de Berry ; il alla au mois de novembre 1843, avec quatre de ses collègues de la Chambre, yisilerà Bclgrnve-Square,M. le eomte


dp Chambord, sous le toit duquel se trouvait, en ce moment, un autre visiteur illustre, Chateaubriand. On voulut faire de ce voyage un scandale, presque une conspiration. On demanda la flétrissure contre les députés qui avaient paru devant le comte de Chambord. Un violent débat s'ouvrit. Berryer ne jeta qu'à la dernière extrémité au banc des ministres le souvenir du voyage de Gand que la gauche attendait, puis il donna sa démission, en appela aux électeurs, et le « flétri » rentra à la Chambre plus honoré que jamais. - A cette époque, jl avait marqué sa place dans les assemblées, et les splendeurs de son midi faisaient pâlir le rayonnement déjà si beau de son aurore; selon le mot de Royer-Collard, on attendait chacun de ses discours comme un événement. Nous nous souvenons qu'après ces grandes journées d'éloquence il y avait entre les feuilles de gauche et celles de droite comme une émulation de sympathies et de louanges. Un jour, c'était à la fin de 1840, il avait prononcé un for-


midable discours contre l'Adresse, discours qui se résumait dans cette phrase : a Déchirez cette Adresse, elle est honteuse et lâche ! » Le Lendemain, les journaux de droite s'écriaient : « Gràce à vous, Berryer, l'honneur français, cet illustre proscrit, a trouvé un asile dans votre magnilique parole. La France de Charlemagne, de Louis XIV et de Napoléon a battu des mains en voyant briller dans votre discours un reflet de leur épée. Étrange et admirable triomphe ! Un homme se lève ; pendant deux heures il parle, tenant une assemblée suspendue tout entière à ses lèvres ; pendant deux heures, il est chef, roi, dictateur. Il n'a pas trente voix à lui dans la Chambre, et cependant il règne, il gouverne, il décide, et contre ses décisions souveraines aucune voix ne vient protester. »

Ainsi parlait la presse de droite, après un triomphe oratoire de Berryer, au mois de décembre 1840, et la presse de gauche faisait écho à ces louanges en ajoutant pour se consoler :


t Berryer a été fort, parce qu'il a été plus national que royaliste. »

Retenons le témoignage sans apprécier la réserve. On le reconnaît à gauche comme à droite, Berryer avait été ce jour-là admirablement éloquent.

Que de sœurs cette journée parlementaire eut dans l'histoire ! Combien de fois la grande voix de Berryer, qui sera l'éternel honneur de l'éloquence française, i mposa-t-el le l'en thou siasni e à ses adversaires frémissants ! Certes,il y a eu bien des orateurs dans notre siècle ; mais, comme l'a dit Cormcnin dans ses études de Timon, Berryer, c'est l'orateur.

La nature avait beaucoup fait pour lui, elle lui avait donné la voix puissante et vibrante, la voix qui tour à tour tonne et gémit, menace et caresse, le regard qui flamboie, le geste impérieux des dominateurs de la tribune, avec une tête fièrement posée sur un buste largement dessiné, voilà pour les avantages extérieurs. Elle y avait ajouté des dons plus précieux : cette intelligence mer-


veilleusement douée, qui comprend au besoin, en quelque sorte par intuition, les questions les plus compliquées, et qui a la faculté de communiquer au dehors dans un langage lumineux les clartés qui se font en elle, ce qui ne l'empêche pas d'être capable d'analyse et de travail ; une âme profondément sympathique ; une sensibilité pleine d'épanchements, dont les émotions vives etsponlanées ont quelque chose de contagieux; une mémoire qui retient tout l'ensemble comme le détail, et sait ne rien oublier. Ceux-là ne connaîtront pas Berryer qui, dans le silence du cabinet, liront un jour à tête reposée sa parole écrite, belle encore sans doute, mais semblable à une lave refroidie.

C'est quand le volcan tonne et que l'éruption est dans son plein qu'il faut le voir. Le véritable orateur ne parle pas pour être lu, mais pour être écouté; sa logique est une logique de tribune, ses pensées sont des pensées de tribune, son style est un style de tribune. Cicéron, cet illustre maître de l'art oratoire, comprenait si bien cette diffé-


rence, qu'il écrivait, j'allais dire qu'il traduisait pour être lus, les discours qu'il avait prononcés au Forum. Berryer était de cette grande famille d'orateurs, à laquelle appartiennent Démosthènes et Mirabeau. Nous lui avons entendu dire à luimême, après une de ces merveilleuses improvisations où une question inattendue, surgissant dans l'Assemblée (1), l'obligea à trouver instantanément le plan, les arguments, comme les paroles de son discours, que ce qu'on perdait du côté de la méditation, on le regagnait et bien au delà par l'avantage d'exprimer un sentiment, au moment où on l'éprouve, et de verser dans l'àme de ses auditeurs ses pensées, toutes chaudes encore des étreintes de l'àme où elles viennent d'éclore. L'action, cette partie si importante de l'art oratoire qu'un orateur antique disait qu'elle était l'art oratoire tout entier, tient une grande place dans

(1) La question du l'inamovibilité des desservants, suulevëiî dans l'Assemblée législative de 1849 par un amendement de M. Jules Favre, qui n'avait pas été distribué.


toutes ses harangues. Qui sut jamais mieux que lui trahir habilement par un geste le secret d'une pensée qu'il ne pouvait pas dire, exprimer par une inflexion de voix gentiment que la langue parlée rendait imprudent, tiop amer ou trop dur?

Certes, dans les discours de simple discussion, Berryer rencontrait bien peu de rivaux. Lorsqu'on entendait cette dialectique, serrée sons être tendue, dérouler les plis etles replis d'une question dans une suite de phrases où les mots semblaient venir d'eux-mêmes se placer harmonieusement, comme ces pierres qui s'érigeaient elles-mêmes en édifices au son de la lyre d'Orphée, il était déjà bien difficile de résister aux fascinations de cette parole.

Les contemporains de l'époque dont nous parlons n'ont pas oublié, n'oublieront jamais la sensation profonde qu'il produisit dans la discussion des 25 millions réclamés par les États-Unis d'Amérique. Jamais, dans les assemblées du gou-


vernement de Juillet, l'art de traiter une question dans son ensemble et dans ses détails, de faire jaillir l'évidence de l'étude des chiffres, jamais la véhémnce oratoire, unie à la puissance de la dialectique, l'éloquence du sentiment passionnant celle des affaires, n'obtinrent un plus beau succès de tribune. Je vois encore le ministère atterré sur son banc, et la Chambre debout tout entière saluant cette prodigieuse harangue d'un long cri d'admiration, auquel se joignit bientôt l'applaudissement du dehors.

Mais c'était surtout dans les discoursoù la passion oratoire était de mise et où la grande âme de l'orateur pouvait s'épancher qu'il devenait irrésistible.

Quand un journal de gauche disait en 1840 que Berryer était surtout fort à la tribune parce qu'il était un orateur national, il y avait de la vérité dans cette remarque. Oui, dans ces dix-huit années, de 1830 à 1848, il ne laissa pas échapper

une question d'in'Jéns la traiter. Ce

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n'était, de sa part ni un calcul ni une tactique.

Sa fibre patriotique était naturellement remuée par tout ce qui touchait à la grandeur de la France (1). Un jour, il m'en souvient, on traitait la question étrangère, Berryermontaà la tribune, et parla de notre glorieux pays, de son grand passé et de sop grand avenir avec une éloquence

(1) M. Guizot, un de ses plus éloquents adversaires pendant le gouvernement de Juillet, a pleinement reconnu dans tics Mémoires (t. VII, p. 28) ce caractère de l'éloquence de Berryer : « Ce n'est pas seulement, dit-il, par l'élévation et la souplesse de son esprit, par l'entraînement et le charme de son éloquence, qu'il a si longtemps surmonté les difficultés insurmontables de son rôle. Il puise à d'autres sources encore sa populaire puissance. Quoiqu'il ait vécu en homme de parti, M. Berryer sent en patriote ; il n'est étranger à aucun des instincts, à aucune des émotions, à aucune des aspirations de son pays; non-seulement il comprend, mais il partage les joies et les tristesses nationales. Il a soutenu les droits et les traditions des temps anciens, et il est, autant que personne, homme des temps actuels et attaché aux. droits que les générations modernes ont conquis. Nature, large, prompte, fidèle et sympathique, il peut concilier dans son âme des sentiments très-divers, et conserver, à travers toutes les vicissitudes politiques, l'unité de sa vie et la fidélité à sa cause, sans jamais inspirer aux adversaires qu'il combat le plus vivement des colères et des haines qu'il n'avait pas lui-même, »


admirable, en rappelant toutes les ressources dont il dispose, la variété de ses productions, la puissance de son génie dans la paix et dans la guerre, les caractères divers et précieux par la diversité même des races qui se sont fondues dans l'airain de l'unité nationale, et son enthousiasme, s'exaltant jusqu'à l'hymne, il montra la France assise, comme une reine, sur un territoire béni du ciel, entre deux mers qui viennent caresser ses rivages, et solliciter son génie et sa puissance.

C'était beau, c'était nouveau, c'était sublime!

C'était comme un hymne, l'hymne du patriotisme et de l'éloquence, et la tribune française n'eut rien à envier ce jour-là à la magnifique apostrophe de la poésie latine : Salve, magna parens frugum, Saturnia tellu:o:: Magna virum !



QUATRIÈME PHASE

Dernières années. 1848-1868.

Je me suis attardé dans l'étude de ce magnifique talent comme si, par une pieuse illusion, je pouvais suspendre le cours des années qui m'entraîne vers le dénoùment fatal de toute chose. Pendant que Berryer luttait ainsi à la tribune, les principes, comme il l'avait si souvent prévu et annoncé, produisaient leurs conséquences. Le gouvernement de Juillet, après les événements de 1840 qui montrèrent la coalition européenne reformée contre lui et sa politique,


obligée de subir l'exécution du vice-roi d'Égypte, contre laquelle il avait d'abord protesté en environnant Paris de fortifications et en faisant un appel de 500,000 hommes, n'avait guère plus fait que languir. Ce travail de dissolution intérieure qui prépare la chute des gouvernements s'accomplissait sourdement. Le pouvoir conservait l'apparence extérieure de la santé; mais il était miné au dedans. En 1848, les journées de Février, ce filles fatales des journées de Juillet, se levèrent. Elles n'eurent qu'à pousser du doigt ce gouvernement à qui rien ne manquait, ni le fer, ni l'or, ni les suffrages de la majorité : aussitôt il tomba comme un arbre sans rapine. Le roi Louis-Philippe, étonné de voir sa mauvaise fortune égaler celle du vieux roi de la branche ainée, s'écria pendant que sa voiture l'emportait vers l'exil : « Comme Charles X ! comme Charles X. ! »

Berryer, fidèle jusqu'au bout à cette action légale dont il avait toujours été le champion, ne


contribua en rien à la chute du gouvernement : il y aiaista. Après l'avoir vu tomber, il ne songea qu'au sauvetage de la société française demeurée désemparée sur le rivage. Il convia ses adversaires de la veille, devenus ses alliés du lendemain, à travailler de concert avec lui et ses amis à cette œuvre patriotique ; suivant le mot spirituel et si souvent répété de M. Thiers, on se rencontra aux pompes. Ce ne fut pas la faute de Berryer si cette entente n'alla pas plus loin. Sans doute, quand l'époque d'écrire cette histoire sera venue, on pourra critiquer quelques parties de la politique suivie par Berryer dans ces circonstances difficiles. C'était plutôt un grand orateur qu'un esprit de direction politique, et luimême sentit la faute qu'il avait commise, de concert du reste avec les hommes les plus éminents de l'Assemblée et avec le président de la République, en touchant au vote universel, dans la loi du 31 mai, puisque à la dernière heure de F Assemblée législative, dans la mairie du 10e ar-


rondissement, il annonça par la fenêtre à la multitude qui stationnait dans les rues que l'Assemblée venait d'abroger cette loi. Mais il montra une clairvoyance remarquable quand, dès le premier moment, il comprit et il dit que la monarchie qui .était tombée par les divisions des deux branches de la maison de Bourbon et par les discordes des royalistes des deux nuances, ne pouvait se relever que par le retour au principe et le rétablissement de l'union entre ceux qui s'étaient séparés. Il n'épargna rien pour arriver à ce but. Il fut un de ceux qui insistèrent le plus vivement pour faire voter le douaire de la duchesse d'Orléans, qu'une partie de la droite, encore sous le coup de ses rancunes contre le gouvernement de Juillet, n'accordait qu'en frémissant; et enfin, il se rendit de sa personne, avec le général de Saint-Priest et M. Denoit d'Azy, auprès de la veuve de Louis-Philippe pour lui porter le témoignage que tous les anciens ressentiments, selon la belle parole de l'historien an-


tique, étaient sacrifiés à l'intérêt de la patrie commune.

Il ne conspirait cependant pas contre la République, pas plus qu'il n'avait conspiré contre le gouvernement de Juillet quand il était allé avec M. de Chateaubriand à la fin de 1843 visiter M. le comte de Chambord à Londres. Berryer était comme toujours l'homme de la légalité, il ne voulait pas en sortir : seulement, il n'avait point oublié que la France avait une constitution déclarée perfectible et réformable, et dont la révision était légalement prévue, et que l'on vivait sous le principe de la souveraineté nationale. Or, comme sa foi dans l'excellence de la monarchie traditionnelle ne s'était point affaiblie, que les événements qui s'étaient succédé n'avaient fait que la confirmer, il attendait, en restant dans la loi, que l'heure marquée par Dieu et par la France vint à sonner.

Je ne parle plus de son éloquence. Dans cette dernière période, arrivé à l'apogée de sa gloire,


il ne se surpassa point, mais il resta égal à luimême.

Quand M, Creton, par sa proposition, voulut ouvrir aux princes de la maison de Bourbon une porte basse par laquelle V héritier deLouis XIV n'aurait pas pu passer sans Qourber la tête, Berryer combattit dans un discours admirable cette proposition. Il soutint l'expédition romaine.

Il défendit la liberté de l'enseignement, les prérogatives de l'Assemblée.

L'union à laquelle Berryer avait travaillé ne s'accomplit point, il prévit dès lors' le dénoùment qui se préparait. Quand les événements du 2 décembre 1851 se produisirent, ils ne le sur-

prirent pas, il s'y attendait, et sa résolution était bien arrêtée.

Placé sur le terrain légal, il s'y maintint jusqu'au bout, et l'on sait que sa parole éloquente aida l'Assemblée à tomber avec dignité, dans sa dernière séance à la mairie du 10e arrondissement, quand elle cessa de pouvoir se tenir de-


tout devant ce coup de force et de violence, livrée qu'elle avait été à toutes entreprises par le vole étrange de la plus grande partie de la gauche dans la proposition des questeurs.


Il

Les dernières années de la vie de Berryer sont..

si près de nous, qu'il est presque inutile de les retracer. Tout le monde les a présentes à la pensée.

Jeté hors de la politique par l'établissement de l'empire, il sembla un moment résigné à terminer sa vie comme il l'avait commencée. Il redevint l'avocat de toutes les grandes causes, celui des -princes de la famille d'Orléans quand leurs biens furent confisqués, comme il avait été l'avocat du petit-fils de Charles X quand on avait voulu lui arracher le domaine de Chambord, dont la France avait déposé les clefs sur son berceau. Il compta parmi ses clients les hommes les plus


éminents de l'époque, Mgr Dupanloup, M. de Montalembert, Chateaubriand, la Mennais, Ney, Cambronne, Michaud, Kergorlay. C'était à lui que recouraient les grandes corporations d'ouvriers quand elles croyaient leurs droits méconnus, comme les personnages les plus éminents, et l'on voyait dans son cabinet le chef-d'œuvre des charpentiers de Paris et le bel exemplaire de Bossuet, monument admirable de l'art des typographes parisiens, à côté de la statue en argent de Démosthènes offerte par M. de Montalembert. Berryer était un de ces hommes rares dans tous les temps , dans le nôtre surtout, qui préfèrent les belles et justes causes aux honoraires, l'honneur aux honneurs, et la reconnaissance de ses clients éloquemment défendus à l'argent.

Il y avait de l'artiste dans ce puissant orateur ; aussi aimait-il les artistes, et en était-il aimé.

Je n'ai point parlé de son grand cœur, était-il besoin de le faire? C'est le cœur, dit l'aphorisme de l'antiquité, qui fait l'homme éloquent. Berryer


neùt pas été aussi éloquent s'il n'avait pas eu un aussi grand cœur. Il aimait ses clients, il attachait un prix infini à gagner leurs causes. Humbles ou grands, il les couvrait de sa parole, il leur appartenait, et l'on se souvient de ce malheureux fermier accusé d'incendie, trois fois jugé, parce que les deux premiers arrêts qui l'envoyaient à Téchafaud avaient été cassés pour vice de forme, et qui trois fois défendu par Berryer finit par être acquitté, parce que l'illustre avocat sut faire jaillir la preuve de l'innocence de son client de l'interrogatoire du principal témoin qui l'avait chargé par un sentiment de haine devant les deux premières cours d'assises. Quand ce fermier reconnais- sant vint apporter à son sauveur vingt mille francs, c'était tout ce qu'il possédait, Berryer lui dit en lui rendant la somme : « Prenez ces dix mille francs pour doter votre fille et ces dix mille francs pour établir votre fils, le bonheur de vous avoir sauvé me suffit. » J'aime à raconter ce trait de bonté après les grands succès oratoires de Berryer.


La bonté pèse d'un meilleur poids que le génie devant le Tribunal où celui que nous regrettons vient d'être appelé, et où nos œuvres nous suivent.


III

Je m'aperçois que, parmi les grands procès dont j'ai parlé, j'ai oublié celui dans lequel Berryer déploya peut-être le plus d'habileté et d'éloquence.

Il aimait à étendre un pan de sa toge d'avocat sur les tètes menacées, et les hommes de son parti n'étaient pas les seuls à venir s'abriter sous cette parole hospitalière, qui illustrait les causes qu'elle ne pouvait gagner. Il était dans sa destinée d'avoir pour clients tous ceux qui avaient touché, et qui devaient toucher à la souveraineté en France, depuis les rois traditionnels, ses maîtres légitimes auxquels il sut garder à travers toutes les vicissitudes une inviolable fidélité, jusqu'aux


familles que les révolutions avaient fait passer sur le trône. Quand le neveu de l'empereur Napoléon, après l'échec de son coup de main de Boulogne, dut paraître devant la cour des pairs, vaincu, prisonnier et accusé de conspiration par récidive contre le gouvernement de Juillet qui l'avait une première fois amnistié, ce ne fut pas en vain qu'il fit appel à l'éloquence du grand orateur légitimiste. Cette cause, où tout présentait un caractère nouveau et singulier, le procès lui-même, l'accusé, le tribunal, l'avocat, devint pour celui-ci l'occasion d'une harangue (1) à la hauteur de la nouveauté et de l'étrangeté des circonstances, par sa hardiesse contenue, ses témérités calculées, sa logique inexorable et passionnée, ses éclats d'éloquence qui s'arrêtaient au point fixe où ils allaient être réprimés par des juges offensés; en un mot par ce mélange de prudence et d'audace, d'art et d'inspiration, de ruse et de calcul, qui,

- (1) Moniteur. Audience de la cour des pairs du 30 septembre 1840.


joint à un talent plein de prestiges et de séductions, sut faire écouter par l'admiration frémissante des juges une défense qui était une attaque, et qui allait devenir pour le gouvernement un nouveau danger. Pour trouver un succès de parole analogue, il faut remonter au célèbre plaidoyer prononcé par M. Sauzei, en 1830, pour la défense d'un des ministres de Charles X.

Nous croyons entendre encore Berryer, lorsque se levant ému devant la cour des pairs, émue elle-même et pleine de l'anxiété qu'excitaient chez elle la cause, l'orateur, l'accusé, il jeta d'une voix profonde ces paroles attristées : « Quel n'est pas le malheur d'un pays, qui a vu tant de révolutions successives renverser tant de gouvernements établis et jurés ! Eh quoi ! dans une seule vie d'homme, nous avons pu voir la République, l'Empire, la Restauration, le gouvernement du 7 août ! et ces grands changements qui se sont si rapidement pressés n'auraient pas porté un notable dommage à l'énergie de la con-


science, à la dignité des lois elles-mêmes. » Puis, empressé de marquer sa propre situation dans le procès et de dégager du débat le principe auquel il était, dévoué : « L'accusé qui est aujourd'hui devant vous, continuait-il, et qui a fait cet honneur à mon indépendance en venant me chercher pour le défendre, dans un parti si différent du sien, était bien sur que je ne faillirais pas à mes .antécédents, à mes convictions ; il a bien fait, et je l'en remercie. Messieurs, je ne veux traiter la question qu'au point de vue judiciaire. Le 6 août dernier le prince Napoléon-Louis est parti de Londres, il s'est embarqué, il est descendu en France, il a répandu des proclamations, un décret qui changele gouvernement, dissout les Chambres, et autres faits que vous connaissez. Tous ces faits ne sont pas contestés; mais, je vous le demande, en présence du principe que vous avez proclamé la loi du pays, l' entreprise du prince présentc-t-elle un caractère de criminalité que vous puissiez punir? Il a fait autre chose que


de tenter une attaque contre lé pouvoir établi : il est venu en France contester la souveraineté à la famille d'Orléans ; il l'a fait en vertu du même principe surlequelvous avez posé la royauté de Juillet, En cet état, il ne saurait être question d'appliquer contre votre principe un principe contraire; c'est votre propre principe q'ui est invoqué !

Quand la famille de Bourbon de la branche aînée régnait en France, son droit était consacré par le temps, par la religion, par les lois; ce droit souverain était sacré pour tous les citoyens, c'était alors la-légitimité ! - Elle n'est pas en question dans ce débat. »

"Pendant que la sensation profonde produite par ces paroles hardies durait encore, l'impétueux orateur portait de nouveaux coups à.l'as-se'mblée ébranlée. « Ignôre-t-on ce qu'on a fait en 1830, ou ne veut-on plus le savoir? » demandait-il d'une voix sourde et contenue, comme s'il l'interrogeait lui-même : « N'est-ce donc rien que de changer les constitutions d'un empire.,


de consacrer des principes nouveaux, de proclamer le principe de la souveraineté du peuple? Et quand, au nom de ce principe, une majorité de quatre millions de citoyens a proclamé le principe de l'hérédité, quand pendant dix années on a suivi ce principe, est-ce ici qu'on peut le contester aujourd'hui? Combien y en a-t-il parmi ceux qui m'écoutent qui auraient réclamé contre la consécration du principe? Et quand on vient réclamer un droit que vous avez consacré et qui n'est pas un rêve après tout, pouvez-vous juger?

Est-ce un rêve que la dynastie impériale? Et quand vous avez relevé en 1830 le principe de la souveraineté du peuple au nom de laquelle elle existe, vous ne voulez pas qu'on invoque la majorité et la nation comme ayant fait l'empire ? Et quand cette majorité a fait l'hérédité de l'empire, l'hérédité de l'empire, la voilà ! »

En parlant ainsi, l'orateur désignait d'un geste expressif à l'assemblée, qui craignait à la fois de l'écouter et de l'interrompre, l'accusé assis der-


rière lui. Alors, sans laisser à la cour le temps de se reconnaître, et l'apaisant par des paroles de déférence au moment de la frapper des derniers coups, l'orateur disait encore : « Il faut, direzvous , empêcher des désordres nouveaux des révolutions violentes; oui, vous en avez le droit, je le reconnais, gouvernez. Mais juger! Juger l'héritier d'une couronne! Non, il n'y a pas de juges entre vous et lui ; je vous le répète, vous ne pouvez pas juger ! Vous venez ici pour juger !

vous voulez être ses juges! Y a-t-il un d'entre yous quj se soit dit en entrant : Je serai juge impartial je pèserai tous les droits; je mettrai en balance la royauté de l'empirq et la royauté de Juillet : oui, je serai impartial ! Impartiaux ! non, vous ne pouvez pas l'être, car vous êtes les juges du pouvoir établi et vous ne pouvez pas couvrir du mânleau de la justice un acte du gouvernement. »

L'émotion était au comble , les respirations étaient entrecoupées, il serqbljait que l'orateur ne put aller plqs loin, et cependant il continuait


toujours : « Si vous voulez être juges, disait-il, jugezau moins humainement des choses humaines, - et voyez dans quelles circonstances les événemen ts de Boulogne ont éclaté. Le ministère actuel s'était formé au moment oii s'engageaient des questions politiques fort graves ; ce ministère a blàmé la timidité de ses prédécesseurs. Qu'a-t-il fait? Il est allé évoquer la mémoire de celui qui avait pren mené la grande épée de la France des extrémités du Portugal aux mes de la Baltique, il a ouvert la tombe du hcros; il a louché à ses arnies redoutables, et il a étendu la main pour les déposer sur la tomhe du héros ! Voilà ce qu'a faitlemmis- tère !. Vous allez cependant juger le prince, sans tenir compté des sentiments que detelsappels ont fait revivre dans son cœur Soyez hommes, et jugez-le en hommes ! Quoi ! après avoir entendu ces paroles, ces provocatioos, cet appel au grand nom qu'il porte, à la gloire qu'il regarde conupé son héritage, vous voudriez qu'un cœur où il y a du sang n'ait pas tressailli, et que Je jeune


homme ardent ne se soit pas écrié : Ce grand nom, c'est à moi de le porter aux frontières pour venger la France, et porter au sein des nations voisines la terreur des défaites passées ! Ce nom, c'est le mien ! Ces armes m'ont été léguées par le soldat, pas d'autre que moi ne les déposera sur la tombe du soldat! J'irai, je mènerai le deuil, et je dirai à la France : VOUlèz-vous m'entendre? »

Voilà l'éloquence! Elle règne, elle commande, elle dispose: Cette assemblée ne s'appartient plus, elle appartient à l'orateur, qui peu à peu l'a amenée à tout accepter, à tout subir, même les injustices de son éloquence. Désormais il peut tout lui dire impunément et il ne lui épargnera rien, car la parole a aussi son ivrésse : « Voudrait-on, sécriè-t-il, faire du succès la base de la morale, la base des sentiments et des opinions des hommes? Si le succès fait tout, eh bien!

écoutez-moi. J'accepte l'arbitrage que je vais vous proposer : cet arbitrage, je le demande à vous, c'est vous-mêmes qui le prononcerez! Dites,


sans avoir égard à la faiblesse des moyens employés par le prince, dites : S'il eût triomphé, j'eusse nié son droit, j'eusse refusé de m'associer à son pouvoir! Dites-le-nous, vous que nous connaissons, si vous eussiez nié son droit, si vous eussiez refusé de vous associer à son pouvoir ! »


IV

Je pourrais arrêter cette esquisse sur cette grande scène et sur ce grand souvenir. Après 1852 commencent pour Berryer ces années suprêmes où la gloire d'un tel homme devient incontestable et incontestée. Sa gloire est le patrimoine de la France, son génie est une de nos grandeurs nationales.

Il est entouré d'une admiration unanime. Tous les honneurs qui dépendent du suffrage poblic lui arrivent. L'Académie française l'appelle dans son sein, et remarquez ici avec quelle sollicitude Berryer maintient la droiture et l'inflexibilité de sa vie. Il a visité le neveu de l'empereur dans la


prison du Luxembourg, et, vous venez de voir avec quelle force il l'a défendu, il refuse de visiter l'empereur nouveau au palais des Tuileries. Il n'y a qu'un prince que Berryer puisse aller saluer aux Tuileries, et ce prince est en exil. Il ne veut pas qu'un hommage rendu à César heureux et triomphant contriste le cœur du petit-fils de saint Louis proscrit et malheureux. Le barreau français célèbre le cinquantième anniversaire de l'entrée de Berryer dans son sein comme une fête de famille. Le barreau anglais l'invite à venir à Londres recevoir les honneurs et les hommages qu'il lui a préparés. Il n'y a plus de détroit quand il s'agit d'un pareil orateur. Tout ce qui porte la toge s'honore de Berryer, et l'Angleterre et la France se rencontrent dans le même respect.

Quand la nouvelle que la tribune est relevée en France et que le sceau du silence qui était posé sur les lèvres des orateurs va cesser de les fermer, le vieil athlète, comme l'Entoile deVirgile, cède à l'attrait invincible qui l'entraîne. Il faut


qu'il monte encore une fois les degrés de cette tribune où il a laissé de si glorieuses traces. Il reparaît donc au milieu de ces luttes où sa vie s'est usée, et quand il parle, on fait silence autour de lui, et ses auditeurs recueillent les derniers accents de cette voix qui leur est connue, avec une émotion mêlée de respect. Ceux qui l'ont entendu veulent l'entendre encore une fois, et ceux qui ne l'ont pas encore entendu se hâtent afin de pouvoir dire qu'ils ont assisté aux suprêmes batailles parlementaires de Berryer.


v

C'est ainsi qu'il arrive admiré de tous, estimé de tous, j'oserai dire aimé de tous, aux dernières journées de sa vie. Quand il se sent atteint dans Jes sources de l'existence, il veut mourir comme il a vécu.

- Le chrétien qui a défendu sous la Restauration la liberté religieuse, même contre ses amis, qui sous le gouvernement de Juillet a revendiqué les droits sacrés de l'Église, la liberté de l'enseignement, qui à l'époque de la République a eu une si grande part au vote de cette loi, une si grande part à l'expédition de Rome, à la délivrance du Vatican et au retour de l'auguste Pie IX dans la capitale de la chrétienté, l'ami du P. de Ravi-


gnan et de Mgr Dupanloup, s'empresse de demander les secours de la religion. Pendant qu'il est encore en pleine possession de son intelligence, il veut recevoir les sacrements qui consolent et arment pour la dernière lutte.

Le royaliste n'est pas moins fidèle à ses convictions et à ses sentiments monarchiques que le chrétien à sa foi religieuse : les derniers mots que Berryer ait tracés de sa main défaillante sont adressées au prince que Berryer a toujours défendu, toujours aimé, et l'on sait avec quelle émotion le petit-fils de Henri IV a reçu le suprême adieu de ce grand serviteur de la monarchie française.

Puis Berryer cherche s'il a encore un devoir à remplir. Ceux qui ont cru qu'il avaitvoulu adresser un outragé au pouvoir existant l'ont bien mal compris et l'ont méconnu. Berryer, qui pendant toute sa vie avait été l'homme de la foi religieuse et du principe monarchique, était aussi l'homme de là loi. Il a voulu témoigner, par


sa souscription au monument de Baudin, qu'il restait au moment de sa mort ce qu'il avait été pendant sa vie, et qu'il maintenait sa protestation contre la légalité violée.

Après.s'être acquit.té de ses devoirs, il a voulu serrer encore une fois la main de son vieil et digne ami Marie, et l'a chargé de ses adieux pour le barreau français, une de ses affections les plus chères (1). Comme Marie lui répondait : Au revoir 1 en baissant les yeux pour cacher ses

(1) Il écrivait au mois d'octobre 1860, dans une lettre qui sert d'infroiuction à une brochure intitulée le Ministère, public et le Barreau : « Pour moi, bientôt vaincu par l'àgp, il est temps que je me retire de ces nobles combats, et que disant comme Entellc : Artem cestumque repono, je dépose mon chaperon sur des épaules solides. Je dirai à mes jeunes confrères: - Au milieu du désordre et de l'indécision des esprits, demeurez inébranlablement attachés au culte de la vérilé, de la justice, de la liberté, de l'honneur; fermez vos généreux coRurs aux suggestions de l'intérêt personnel, le plus décrie, mais le plus inévitable des trompeurs; luttez vaillamment contre les pouvoirs arbitraires. Qu'importe que pour ces nobles œuvres la vie se consume en efforts impuissants, si l'on garde jusqu'à la dernière heure le plus précieux de tous les trésors : la juste satisfaction de soi-même. » (Lecoffre, 1830.)


larmes, Berryèrreprit : « Non, mon ami, je pars pour Augerville, afin de mourir chez moi (1). »

Il a voulu en effet passer les suprêmes et bien courts instants qu'il lui restait à vivre dans cette maison, embellie par ses soins, où s'étaiént écoulées les heures les plus douces et les plus heureuses de sa vie et où se trouve le caveau funèbre dans lequel reposent ceux qu'il a le plus aimés.

(1) La mort de Berryer a été annoncée au bâtonnier de l'ordre des avocats par M. Marie, qui, dans une lettre que publie aujourd'hui la Gazette des Tribunaux, retrace l'émouvante scène des adieux dont il fut témoin, dans les appartements de la rue Neuve-des-Petits-Champs, au moment où le grand orateur allait partir pour Augerville.

« Mon cher bâtonnier, « Je viens remplir auprès de vous et auprès du barreau une mission douloureuse.

« Berryer est mort. Je n'ai pas le courage, en ce moment, de vous parler de ce deuil immense qui aura son retentissement partout; non! Je veux vous redire quelques paroles que notre illustre ami a bien voulu me confier, et qui, dans sa pensée, ont été son testament de cœur, que nous accepterons avec respect comme le lémoignage suprême de son affection et de son dévouement profond pour notre ordre.

« Je vivais bien près de lui et depuis longtemps, vous le savez, et Dieu sait combien de fois j'ai eu à bénir cet heureux, voi-


Le reste de son existence n'appartient ni au monde ni à l'histoire. Il était arrivé à ces vigiles de l'éternité où l'âme s'isole et se recueille avant de paraître devant le souverain Juge, et il avait accepté avec un courage de lion, parlons plus juste, avec la résignation d'un chrétien ce der-

sinage 1 Une heure avant de quitter Paris, il m'a fait appeler.

Je le trouvai dans son lit, absorbé, non abattu par la maladie.

Son âme énergique a dominé, jusqu'au dernier moment, les souffrances et les affaiblissements du corps.

Aussitôt qu'il me vit, il se souleva, me tendit ses deux mains, et d'une voix émue, mais ferme pourtant : « Ah !

« vous voilà, mon cher Marie, me dit-il, merci; je vous ai fait « venir ; j'ai voulu vous voir une dernière fois avant de mourir ; « vous avez été pour moi un bon voisin, un bon ami, un bon cc confrère ; j'en suis bien reconnaissant ; embrassez-moi, mon « cher ami, embrassez-moi. »

« Je me penchai vers lui, je l'embrassai tendrement, avec « effusion. Il avait été si excellent pour moi !

« Après un moment de silence et de recueillement : a Mon « cher ami, reprit-il d'une voix plus ferme encore, soyez, je « vous en prie, mon organe auprès de notre barreau, auprès « de nos confrères. Je les ai bien aimés, ils m'ont aussi bien « aimé : c'est une grande joie pour moi que ce souvenir; emit brassez-les pour moi, mon ami. Je leur ai été fidèle, et ce « sera mon dernier honneur de mourir le doyen de notre ordre.

« Ah ! mon ami, ce grand barreau, qu'il reste toujours, comme « il l'a été, ferme dans sa foi, dans son amour pour le droit;


nier combat contre la souffrance et la mort, par lesquelles Dieu, dans sa miséricorde, nous permet d'expier les fautes et d'effacer les taches qui obscurcissent les plus belles vies. La religion, qu'il avait toujours aimée, l'a soutenu dans cette crise a -

« car là est sa puissance, sa grandeur, sa force. A tous mes derniers adieux. Embrassons-nous encore, mon ami, « pour eux, pour vous ! Adieu ! adieu! a « Je serrai ses mains dams les miennes : « (th ! adieu, non, « non, nous nous reverrons ! »

cc Ah! oui, reprit-il, la campagne. peut-être! Adieu, mon Il ami, adieu ! » - « Je l'embrassai encore et je le quittai. Ces épanchements si vifs, si pleins d'émotion, le fatiguaient.

« Un peu plus tard, je me trouvais près de la voiture qui allait l'emporter loin de nous, hélas ! Il m'aperçut, il me tendit la main : « Adieu ! mon cher Marie, n'oubliez pas ce que je vous ai dit. »

cc L'oublier ! Je ne pouvais pas l'oublier. Je vous redis fidèlement les paroles que j'ai entendues, que mon coeur a reli gieusement gardées, et que notre barreau reconnaissant conservera comme la dernière pensée, comme le dernier élan de l'âme d'un chef qui l'a tant illustré et qu'il avait entouré, pendant sa vie, de tout son amour et de tous ses respects.

œ Veuillez agréer, mon cher bâtonnier, l'expression de mes « sentiments affectueux.« MARIE.

cc Paris, 29 novembre 'J8G8. »


redoutable. On sait avec quelle anxiété étaient attendus à Paris les bulletins que les amis qui l'entouraient envoyaient chaque jour aux amis qui n'avaient pu le suivre. En ouvrant les journaux cequ'on cherchait avant tout, c'était le bulletin de w la santé de Berryer. En s'abordant dans la rue, c'était la première question qu'on échangeait. La fatale nouvelle qui avait déjà couru dans la journée du 22 novembre est devenue une triste réalité dans celle du 29. Berryer est mort doucement et sans agonie, après avoir traversé des crises terribles. Il est mort fidèle à toutes ses cluyances comme à toutes ses amitiés, en laissant un nom qui ne périra pas dans la mémoire

de tous ceux qui ont ua^trnlte^pour la religion, --" Thouneur. la patri^et^î fibjrté.vv =-- - - - -



, -- -. 1 T-A-B

Débuts de la vie de Berryer : de 1790 à 1814. 1 Seconde phase : de 1814 à 1830. o. O",. 15 Troisième phase : de 1830 à 1848 49 Quatrième phase, dernières années : de 1848 à 1868.. 101




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