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Titre : La voie sacrée / Georges Thomas

Auteur : Thomas, Georges (18..-19.. ; sous-lieutenant). Auteur du texte

Éditeur : (Paris)

Date d'édition : 1918

Sujet : Guerre mondiale (1914-1918)

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb314605553

Type : monographie imprimée

Langue : français

Langue : Français

Format : 32 p. : ill., couv. ill. en coul. ; in-16

Format : Nombre total de vues : 36

Description : Collection : Collection "Patrie" ; n° 53

Description : Collection : Collection "Patrie" ; n° 53

Description : Collection numérique : Documents consacrés à la Première Guerre mondiale

Description : Avec mode texte

Description : Roman

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k63160306

Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, 8-Z-7183 (53)

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 01/10/2012

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LA VOIE SACRÉE

1

AU REPOS

R

ASSEMBLEMENT pour le rapport! », erie un fourrier bedonnant à l'heure de midi, sur le mail de Saint-Martin, le < petit village champenois où sont rangées les vingt voi-

tures de la section sanitaire, peintes de neuf en vert éclatant, avec sur le côté le grand emblème de la Croix-Rouge.

A l'appel du sous-officier, les hommes sortent des camionnettes, pour venir se ranger sous les platanes désolés qui tendent leurs branches sans feuilles vers le triste ciel d'hiver.

Tous ces soldats, vieux territoriaux pour la plupart, écoutent d'une oreille distraite la lecture de la décision, les ordres, les punitions, le service de garde, toujours semblables, que le fourrier nasille d'une voix désabusée, et, pour se réchauffer, ils sautent d'un pied sur l'autre, en se donnant des bourrades dans les côtes, car l'aigre bise de février fait bleuir de froid les mains et les nez.

Dans un balbutiement inarticulé, la lecture s'achève.

« Le lieutenant commandant la section engage les conducteurs à vérifier soigneusement leurs voitures et à se tenir -prêts à toute éventualité, l'ordre de départ pouvant arriver d'un moment à l'autre.

Rouff, Edit., 1918. — Tous droits de traduction, Copyright by F. d'adaptation réservés pour tous pays.

de reproduction et d'adaptation !'égervés pour tous pays.


« Le lieutenant passera la revue des moteurs à seize heures. »

Cette nouvelle a réveillé tout le monde. Avec des airs navrés, on commente le départ possible.

Adieu les bonnes soirées au chaud près d'un bon feu de 'bois, dans la cuisine du maréchal-ferrant ou de la mère Moreau, qui fait aux soldats de si bon café pour deux sous la tasse!

Adieu, les popotes improvisées chez les habitants, les repas faits sur une vraie table, avec des assiettes et des verres, et les nuits de long sommeil dans la bonne paille des granges closes.

C'est le retour, maintenant, des interminables convois par les ténèbres, sur les routes défoncées où les voitures s'embourbent jusqu'aux essieux. Puis les pannes introuvables et mystérieuses qu'il faut rechercher dans la nuit froide, avec de la boue jusqu'aux chevilles, penché sur le moteur malade, pour tater le pouls de la magnéto ou du carburateur récalcitrant. Défense de se servir de sa lampe électrique, sous peine de s'attirer immédiatement la rafale de 105 qui viennent éclater au-dessus des têtes -avec de grandes flammes rouges.

Chacun revoit les misères et les souffrances passées qu'il faut subir encore : la relève et le transport des blessés des postes de secours à l'ambulance, -leurs plaintes navrantes, les cahots du chemin qui leur arrachent des cris de douleur, et les longues attentes sur les routes encombrées, tandis que les obus tombent.

Dans toutes les conversations, il y a de l'angoisse; des groupes se forment et, pour avoir moins froid, on se met à l'abri dans les voitures. Derrière les vitres blanches de givre des maisons de la place, des têtes curieuses de femmes apparaissent au bruit des discussions ardentes qui leur arrivent étouffées; elles doivent songer que la section n'a pas volé son nom de « sanitaire des perroquets ».

Chaque unité des services automobiles a, en effet, un emblème distinctif, quelquefois une devise. Sur 'leur carrosserie verte, les voitures de la S. S. 37 portent, peint en rouge, noir, jaune, blanc, un perroquet à longue queue. Les conducteurs euxmêmes avaient décidé de rendre officiel le surnom que leur avaient donné des camarades d'autres sections, par allusion à leur intarissable blague de braves et bons Méridionaux à la voix chaude et sonore. Presque tous, en effet, sont de Marseille, de Montpellier, de Carcassonne, de Perpignan, qu'ils évoquent sans cesse dans leur pittoresque et délicieux patois, pour regretter le bon soleil, l'hiver tiède de chez eux, le. vin abondant et le « mas », la maison de campagne assise sur la collinette parfumée de thym et de lavande, où tous les dimanches ils allaient


avec la « petite famille » et les amis manger la salade d'anchois, « l'ailloli » et la morue en brandade.

C'est en patois qu'ils exprimaient leur déception ou leur résignation en présence du départ probable. Pourtant, dans un groupe, on parle exclusivement français, par égard pour Panuchet, un camarade, pur Parisien, qui n'a réussi à retenir de la langue d'Oc que ces seuls mots : « Qu'es aco? », ce qui est évidemment insuffisant pour soutenir une conversation un peu prolongée.

D'ailleurs, plus bavard à lui tout seul que tous ces Méridionaux réunis, c'est, à l'heure actuelle, Panuchet qui est l'orateur du groupe. Il est content de s'en aller, lui, et il ie déclare, sans souci des protestations, avec sa faconde abonianté de voyageur de commerce.

— Ça nous dégourdira les jambes, et ça nous réchauffera de voyager un peu, conclut-il.

— C'est peut-être à Salonique, qu'on va, hasarda timidement un gros homme en roulant de grands yeux eiïarés.

En effet, sur le front, il n'y a pas un déménagement, une relève, qui ne provoque aussitôt cette hypothèse que les uns craignent et que d'autres souhaitent de voir se réaliser.

Pour certains, les jeunes surtout, Salonique, c'est l'Orient, la Grèce aux .ruines augustes, aux bois odorants de sycomores et de lauriers roses; le pays de l'éternel printemps, de la mer toujours brillante sous un ciel toujours bleu. Pour d'autres, au contraire, Salonique, c'est une ville sans pittoresque dans un pays maudit, des champs désolés, les fièvres, l'été torride et l'hiver glacé.

D'ailleurs, Panuchet a vite fait de remettre au point ces prévisions : — Vous savez donc pas lire? Vous regardez pas les journaux?

Dépliant un numéro du Malin, il en commence à haute voix la lecture :

« Violentes attaques allemandes sur Verdun « L'attaque allemande que faisait prévoir le bombardement qui dure depuis le 19 février, dépassant en violence tout ce que l'on avait vu jusqu'alors, s'est déclanchée, menée par des effectifs considérables composés des meilleures troupes allemandes.

« Sans souci des pertes énormes que nos artilleurs et nos fantassins leur font subir, les Boches s'avancent en rangs serrés.

a Malgré l'héroïsme de nos troupes, l'ennemi a réussi, au prix de sanglants sacrifices, à s'emparer du bois et du village


d'Haumonl La canonnade, qui demeure violente, laisse présager de nouveaux combats sur la rive droite et sur la rive gauche de la Meuse. »,

- Eh bien, conclut Panuchet en rejetant le journal, c'est-il assez clair? Nous allons certainement à Verdun, où il doit y avoir de la casse; un jour à rouler et nous y sommes.

Là-dessus, les paris s'engagent; quelqu'un croit nécessaire de rappeler : — J'y ai fait mes trois ans, à Verdun; il y avait, je me souviens, rue Chevert, un petit café où l'on buvait du frontignan de première.

— Mon vieux, interrompt Panuchet, quand tu faisais ton service, c'est de l'histoire ancienne, ça! Tu n'espères pas le retrouver, sans doute, ton bistro; il doit être tombé en ruines, depuis ce temps, et, d'ailleurs, le frontignan serait si vieux, maintenant, qu'il vaudrait bien 25 frances 'la bouteille.

Sur cette galéjade, chacun part à sa voiture.

Quand le lieutenant Bernard vint inspecter les moteurs, il n'eut pas d'observation à faire. C'était un bon gros homme, que les conducteurs avaient surnommé « demi-égoutier », à cause des trop larges bottes courtes et de la culotte de cuir qu'il portait par tous les temps, car il était d'une rare inélégance.

Allant de l'une à l'autre des voitures, il vérifiait soigneusement, en connaisseur, si chaque graisseur avait reçu la quantité d'huile nécessaire. Sa revue passée, il prit un air satisfait, et annonça aux hommes que le départ pour une direction inconnue était désormais certain et fixé au lendemain matin, cinq heures; puis il esquissa un petit discours où il voulait résumer les recommandations habituelles, mais, comme l'éloquence n'était pas son fort, il se trouva immédiatement aux prises avec des difficultés oratoires et bégaya dès le début : — Avant tout. je veux vous rappeler les choses suivantes : il ne faut pas que les camionnettes soient transformées en voitures de déménagement; chaque conducteur n'a le droit d'emporter que le strict matériel réglementaire dans le sac. Ainsi, pas de lits pliants, ni de batterie de cuisine. Il n'y aurait pas de raisons, alors, pour ne pas emmener une salle à manger et même un piano.

A ces recommandations, qu'ils entendaient pour la trentesixième fois, les conducteurs souriaient dans leur barbe, car ehacun songeait que, dans la boîte aux chambres à air ou dans le coffre à outils, il avait réservé une place pour le hamac, le sac de couchage en toile cirée ou la couverture de « rabiot ».


— Ah! poursuivit le lieutenant après un long silenee, les maréchaux des logis visiteront les bidons avant le départ. Défense d'avoir de l'alcool, du rhum ou autres saletés.

Ce disant, il fil une moue de dégoût, car c'était un antialcoolique féroce, et il eût tout pardonné à ses soldats, excepté l'ivrognerie.

.Pour la dernière fois, les conducteurs retournèrent, par les rues tortueuses du village, dans les maisons amies où ils avaient reçu une hospitalité généreuse. Il y avait de la mélancolie dans les adieux qu'ils firent. On finit, en effet, par aimer les choses et les gens dont on a partagé la vie, et l'on ne s'en aperçoit souvent qu'en les quittant.

C'est à la lueur des lanternes, le lendemain matin, que les conducteurs mirent les moteurs en marche. Une à une, les voitures partirent par la grande route d'Epernay, bientôt cachées dans les brumes épaisses de l'aube triste et froide.

Panuchet, qui conduisait la touriste du lieutenant, démarra le dernier. Il put voir s'éclairer de faibles clartés de bougies les fenêtres des maisons. Les habitants de Saint-Martin s'étaient levés pour dire adieu du regard aux braves vieux « pépères » qu'ils avaient connus pendant deux mois, et qui 3'en allaient maintenant partager les fatigues et les dangers des jeunes combattants, dans les batailles qui se livraient là-bas, vers l'Est, et dont on entendait depuis cinq jours gronder sourdement la Canonnade lointaine.

Il

tUR LA ROUTE

0

UAND la sanitaire eut dépassé Epernay et qu'elle se fut engagée sur la grande route de Châlons-sur-Marne, la neige se mit à tomber abondamment du cièl triste sur

la campagne silencieuse. Bientôt, tout fut blanc; alors, le chef de section fit arrêter son convoi, afin que les conducteurs munissent les bandages des roues de chaînes antidérapantes, faute desquelles les pneus patinent, s'enfoncent dans la boue, sans que


le véhicule puisse avancer. Grâce à cette précaution, la sanitaire put rouler d'un bon train, malgré la couche épaisse de neige qui recouvrit bientôt la route. A midi, on passait à Châlons, plein de soldats de toutes les armes, de convois nombreux, camions transportant les munitions et le personnel, trains d'artillerie lourde aux tracteurs énormes tirant les gros mortiers.

A la sortie de la ville, on fit halte auprès d'un parc de ravitaillement en essence.

Dans un champ immense, une quantité considérable de caisses - et de bidons étaient empilés en plusieurs tas. On avait fait, tout alentour, de profondCl. tranchées avec, de loin en loin, des fosses de plusieurs mètres cjbes. Ainsi, en cas d'incendie, le désastre serait localisé, et It- -eu ne pourrait pas se propager en longs torrents d'essence te nllammée.

Des sentinelle* nombreuses empêchaient les fumeurs d'approcher. Quand ce fut au tour de la S.S. 37 de se ravitailler, car d'autres convois attendaient avant elle, chaque voiture passa successivement devant une petite guérite qui servait de bureau au sous-officier magasinier. Le conducteur recevait un bidon de cinquante litres plein qu'il chargeait sur sa voiture, avec l'aide de son second; en échange, il donnait un récipient vide.

L'opération terminée, la section alla se ranger dans un petit chemin d'impasse, car les hommes n'avaient pas mangé depuis le matin.

Le « cuistot » bondit aussitôt sur la cuisine roulante, remorquée pendant le voyage par la dernière voiture, où la soupe avait cuit pendant le trajet.

— Aïe, coquin! clama cet homme de l'art avec le plus pur accent de Beaucaire, qu'elle va être bonne, cette soupe, vous m'en direz des nouvelles!Et il soulevait le couvercle de la marmite.

Panuchet, qui achevait prestement de remettre un pneu à une roue arrière, se répandit aussitôt en injures : — Cet animal, grogna-t-il, a encore fourré dix gousses d'ai] au moins dans le potage!

— Douze que j'y en ai mis, répondit l'autre sans sourciller.

Tu n'aimes pas l'ail, donc?

Et, avec un air comique, il ajouta, à part lui : — Té, ces « gensses » du Nord, ça me fait rire!

Panuchet poursuivait aussi son monologue, en brandissant avec des gestes menaçants ses leviers démonte-pneus : — Sacré empoisonneur public! Mais ils ont donc des estomacs en acier forgé, Dour supporter ce tubercule infect et puant.


L'ail! Qui est-ce qui a pu imaginer de mêler ça à la nourriture de l'homme?

Un gros brigadier qui se piquait d'être félibre, c'est-à-dire chansonnier en langue provençale, prit la défense du légume � iocriminé :

- Povre innocent, qui parle sans savoir, dit-il à Panuchet; mais l'ail, c'est, avec le vin et le soleil, tout le Midi! Le mistral en est parfumé; l'iiil, il nous rappelle le pays et, en fermant les yeux, à l'odeur de cette soupe, nous revoyons, malgré la neige et le froid, les petites placettes ensoleillées et claires de nos villes.

C'est d'ail que les « mamettes » frottent à leur baptême les lèvres de leur petit fils pour qu'il devienne fort, et c'est d'une gousse d'ail que le vigneron parfume la tranche de pain dont i] déjeune sous son figuier après son labeur du matin. Eh, té! Je suis sur que les Boches n'en mangent pas, eux, et qu'ils ne l'aiment pas, l'ail!

— Bravo, bravo, Catalasse! crièrent plusieurs conducteurs qui accouraient avec leur gamelle et se faisaient servir le bouillon fumant.

Pendant ce temps, Panuchet, médusé par ce flot d'éloquence, essayait laborieusement de pécher, avec sa fourchette, dans le bouillon, les petits carrés d'ail haché qui y nageaient. Il les jetait sur le sol aussitôt, avec un geste rageur.

Quand le lieutenant donna le coup de sifflet de départ, tout en manœuvrant les commandes, Panuchet crut devoir renouveler ses plaintes; mais l'officier, qui étudiait la carte d'état-major, répondit évasivement : — Evidemment, l'ail, c'est pas très bon, excepté pour ceux qui l'aiment. Voyons. pour aller à Verdun, nous passons par Bar-le-Duc.

Alors que le mélancolique crépuscule gris d'hiver tombait tout d'un coup, la sanitaire entrait dans Bar-le-Duc mal éclairé, car l'on y craignait la visite des avions ennemis. Au milieu du roulement continu de la eanonnade," on distinguait la voix plus forte des gros mortiers, dont les explosions espacées ébranlaient les vitres des maisons.

Les voitures s'arrêtèrent devant le parc d'automobiles d'armée, où le lieutenant alla chercher des ordres. A son retour, tout le monde entoura Panuchet pour avoir les derniers « tuyaux ».

Celui-ci triomphait sans discrétion : —Qui est-ce qui avait raison? disait-il. Qui est-ce qui a deviné juste?. C'est à Verdun que nous allons. On part demain matinl Puis il choisit dans le groupe des conducteurs deux privilégiés pour leur confier de plus importants secrets. Ecartant d'un geste


de dédain Superbe le culslnier, parUeulièremcnt curieux, il prit ses deux autres camarades par le3 épaules et, à voix basse, leur glissa à l'oreille, avec des airs mystérieux de conspirateur: de la Ah, mes amis, une attaque incroyable sur les deux rive.3 de la Meuse, à la côte du Poivre, à la Vauché, à Douaumont! On tient, ùmais c'est dur. Ils s'acharnet sur Douaumont, maintenant.

Et les deux conducteurs, qui ignoraient la topographie de la région, comme lui d'ailleurs, restaient effarés devant ces révélations. du communiqué de trois heures qu'il avait surpris alors qu'un téléphoniste Je transmettait à son appareil.

Comme le départ ne devait avoir lieu que le lendemain, les trois amis s'en furent rouler dans le parc, en quête de nouveaux renseignemen ts.

Sous de grands hangars ouverts, étaient alignés des camions de toutes sortes, avec des bâches rondes grises ou vertes; à l'avant, deux grosses lanternes qui brillaient comme des yeux hagards; puis, il y avait la file des voitures de touriste, plus gracieuses. voitures de touriste, plus Un autre hangàr était le « cimetière >>' Là gisaient lamentablement des tas de ferrai-Iles, des carros~serles bri.sées qui avaient été des autos. Mais les obus boches, les accidents de la route avaient défoncé les radiateurs, troué les capots, éventré les mo- teurs. Ces derniers, démontés, laissaient voir la complication des pistons, des bielles, des vilebrequins, semblables aux entrailles d'acier d'un étrange animal.

Pour la réparation de tous ces blessés de la bataille ou de la route, des ateliers étaient installés dans les dépendances d'un château, et sous des Ses dans la prairie. Tout un peuple de soldats-ouvriers travaillait nuit et jour. Les machines-outils ,tournaient et s'agitaient en mouvements singuliers de toutes leurs pièces multiples. Les équipes s'empressaient autour des châ-ssis dépouillés sur lesquels les mécanicien.s remontaient tous les organes réparés.

Panuchet connaissait un des spécialistes de l'atelier de soudure autogène. C'est là que l'on remet à neuf les essieux, lei bielles, les leviers cassés.

Sur des établis de fer, des hommes sont penchés. Us ont les yeux protégés par des lunettes à verres bleus, et leurs mains habiles manient le chalumeau, singulier outil, d'où jaillit la flèche mobile de lumière éclatante dont la chaleur suffisante pro- yoquera la fusion des deux extrémités de la pièce cassée qu'il s'agit de ressouder. Cas vinceaux de flammes blanches promenés


sur le métal mettent, par toute la pièce, de fulgurants éelaire.

Selon les besoins, d'ailleurs, l'ouvrier, en agissant sur une molette pour doser la quantité de gaz combustible (l'hydrogène) qui alimente le chalumeau, fait varier là longueur et la couleur de la flamme qui passe successivement par toutes les nuances du bleu et du rouge, pour arriver au blanc éclatant. Alors, elle vient

-, Je ne veux pas de ce crapaud-là dans ma bagnole I (p. 14).

s'écraser en lançant d'aveuglantes étincelles sur le métal qui fond en grosses larmes rutilantes.

Lorsqu'il aperçut son ami Panuchet, Robert, le chef d'atelier, éteignit le chalumeau avec lequel il travaillait et se répandit enparoles de bienvenue; puis, confidentiellement : — Ah, mon vieux, il y a du tf boulot » à faire, et de la casse, là-bas. Vous ne vous amuserez guère.

Mais Panuchet s'amusait déjà énormément et, en riant de toutes ses dents jaunes de fumeur impénitent, il déclarait : — Allons, tant mieux que ça barde! Je voudrais même recevoir une petite blessure, rien que pour faire enrager ma concierge qui m'a traité d'embusqué & ma dernière permission.


III

EN ROULANT SUR LA VOIE SACRÉE

L

A section eut du mal, le lendemain matin, pour sortir de Bar-le-Duc sans être coupée par les convois qui se pressaient dans les rues et sur les places. Mais, sur la route,

la marcne etaii organisée.

Aussi loin que l'on pouvait voir devant soi et derrière, c'était une triple file de camions, semblables, avec leurs bâches arrondies, à un interminable troupeau de moutons gigantesques. Il y avait aussi des tracteurs camouflés d'un vert sale, des voitures légères transportant les états-majors, et qui devaient habilement se faufiler* à travers cette cohue de véhicules assez lents.

Sous la pluie fine qui tombait maintenant, la neige avait fondu, et les pesants véhicules projetaient, en passant dans les flaques d'eau, de grandes gerbes de boue noire sur les théories de fantassins des relèves qui marchaient, harassés, en colonne par deux, le long des fossés.

De nombreuses équipes de territoriaux chargeaient sans cesse de pierres la route défoncée par les milliers de roues qui la labouraient impitoyablement. Ils étaient aidés par des Kabyles, des Sénégalais, des prisonniers boches auxquels était confiée là dure tâche d'extraire les pierres des carrières proches et de les transporter ensuite. Et les fantassins qui montaient en ligne soulevaient la bâche des camions où ils étaient empilés pour interpeller les cantonniers. A un Sénégalais, par exemple, ils disaient

— Te v'là, eh! toi, barbouillé de cirage!

Le brave noir riait comme un enfant, en éparpillant de la pelle les cailloux qu'il venait de jeter dans un trou à boucher.

Les Arabes frissonnaient sous la pluie, et les Boches avaient de mauvais regards pour tous ces hommes, tout ce matériel, qui allaient dresser un rempart infranchissable devant la vieille forteresse française attaquée de tous côtés par les horde3 innombrables.

À chaque carrefour, aux passages dangereux, des commissaires régulateurs, au brassard vert et blanc, dirigeaient la mar-


che, donnaient l'allure et procédaient au déblaiement de la chaussée au moindre encombrement. Qu'une voiture vint à rester en panne, si la réparation ne pouvait être faite immédiatement, aussitôt le véhicule était impitoyablement renversé dans le champ bordant la route, les roues en l'air; ainsi les autres pouvaient passer. Ces commissaires décidaient aussi de l'opportunité de faire passer les transports de personnel avant les munitions, les sections sanitaires avant les troupes, etc. Mais, malgré la dureté de leur besogne, car ils restaient quelquefois toute la journée et toute la nuit sous la pluie et dans la boue, gesticulant, criant pour se faire comprendre dans le fracas des moteurs; malgré cela, ils ne trouvaient pas toujours grâce devant les fantassins énervés d'être immobilisés. De nombreux lazzis partaient du fond des camions à leur adresse.

— On les aura! leur criait ironiquement un petit chasseur.

Et, d'une autre voiture, une grosse voix répondait ; — Oui, les pieds gelés!

Mais tous ces homme* étaient animés d'un magnifique entrain, et ils chantaient, batiant la mesure de leurs lourds godillots sur le parquet des camions avec un bruit épouvantable.

A leur volant, les automobilistes, qui souvent en étaient à leur troisième ou quatrième journée sans repos, sans trêve, car les arrêts étaient consacrés à l'entretien de la machine, somnolaient sur leur siège, et quelquefois le camion allait s'échouer dans le fossé, ou le radiateur venait se défoncer contre une borne de la route, car son conducteur s'était soudain endormi, vaincu par la fatigue et l'insomnie.

Aussitôt, selon la règle, la bagnole était « versée » dans le fossé où elle attendrait les dépanneurs qui viendraient plus tard du parc de Bar-le-Duc. Son matériel ou son chargement humain était réparti dans tes autres véhicules.

Les fGiltG.,sins qui devaient ainsi déménager descendaient du camion et, tout en « trimballant » leur sac à moitié fixé sur les épnules. ils criaient : « La Panne! Tout le monde descend! »

Ou encore : « Les voyageurs pour Verdun changent de train! »

Quelques-uns déclaraient « qu'ils n'avaient pas tant que ça le filon, les « automobilisses ».

Panuchet, qui pilotait son lieutenant en tète de la sanitaire, laquelle roulait sur la piste centrale réservée aux voitures légères, entre la file montante et la file desrendante des gros camions, Panuchet regardait ce mouvement incroyable, et il songeait aux paroles entendues le matin avant le déport, dans une conversation entre son lieutenant et un iouiaaliste correspondant de guerre :


Oui, disait celui-ci, c'est par cette route que Verdun et nos armes auront été sauvées! Véritable voie sacrée par où montent tous nos défenseurs, par où s'écoulent les trains d'auto-camions qui portent sur la ligne de défense les munitions,, les vivres, les combattants. Sans elle, comment eussions-nous arrêté la vague des assaillants qui déferle contre les remparts de la vieille citadelle, amenés par l'ennemi avec armes, bagages, canons, à l'aide de quatorze voies ferrées stratégiques auxquelles nous n'avons à opposer qu'une ligne principale où les trains ne circulent que la nuit à cause des bombardements, et une voie secondaire qui n'est pas sous le feu des canons ennemis, mais sur laquelle le trafic ne peut être que restreint, malheureusement.

A ce souvenir, Panuchet se sentait fier de participer à la grande épopée glorieuse; il lui tardait d'arriver dans la ville héroïque dont on voyait là-bas la fumée des incendies allumés par les bombes; il était impatient d'aller arracher à cet enfer les combattants, ses jeunes camarades blessés et qui rêvaient sur le lit inconfortable, ou sur le brancard rudimentaire du poste de secours, d'une salle claire et de draps blancs d'hôpital où ils guériraient leur pauvre corps mutilé.

Comme on se rapprochait de la citadelle, l'encombrement devint plus grand encore. Sur les bas-côtés de la route, des fantassins attendaient auprès des faisceaux. Combattants de la première heure, ils avaient sur leur face maigre un masque indescriptible de souffrance, et dans leurs yeux se lisaient toute l'horreur et toute l'atrocité des récents combats.

Chaque fois que l'on s'arrêtait pour quelques minutes, le lieutenant Bernard appelait un de ces vaillants et il lui versait dans son quart quelques gouttes de marc, d'une bouteille confisquée à un de ses conducteurs, et il croyait devoir s'excuser lui-même auprès de sa conscience de ce manquement à ses principes rigoureux d'antialcoolisme : — Allons, mon brave, grognait-il, c'est bien parce que c'est toi. C'était dur, hein, dis?

Et l'autre racontait, en phrases hachées et sobres, la grande bataille qu'il avait vécue : — On était à Douaumont, ma compagnie. Hier, ils y sont entrés, les s., mais on les entoure. Nous tenions depuis six jours, nous, et il restait pas « beseff » de copains. Le capitaine, mon adj udant, tués; alors on a été « bons » pour la relève.

Mais vous en faites pas, mon lieutenant, d'autres tout neufs nous ont remplacés, et ils tiendront. sûr.

- Puis. comme le convoi se remettait en route, le soldat vidait


les dernières gouttes du quart et, s'essuyant la bouche avec une manche, de l'autre bras il saluait l'officier.

Maintenant, l'on n'est plus qu'à une dizaine de kilomètres de la cité. Dans les camions qui en reviennent, on distingue des femmes, des enfants, des vieillards immobiles et muets, tenant sur leurs genoux des objets invraisemblables : leurs pauvres hardes, des souvenirs hâtivement emportés de la chaumière ou de la maison qu'ils ont dû quitter rapidement et qui est peutêtre écrasée, détruite maintenant. Ce sont les habitants des villages pris par les Boches ou menacés que l'on évacue en hâte.

Des mères serrent contre elles de tout petits enfants peureux, mais qui ne pleurent plus, car ils ont pleuré toutes leurs larmes.

Pauvres exilés, ils s'en vont, rudement secoués par les cahots du chemin, loin de leurs foyers anéantis, de leurs chères habitudes, des vieux meubles familiers, dans les villes lointaines et inconnues.

Au carrefour du Moulin-Brûlé, le convoi dut s'arrêter pour laisser passer une division de zouaves et de tirailleurs qui partaient en renfort. Les conducteurs descendirent de voiture pour se réchauffer les pieds atrocement gelés. Ils s'asseyaient sur le radiateur de leur camion pour sentir la tiédeur bienfaisante et leurs « godasses » fumaient comme des soupières.

Panuchet se livrait à un pas gymnastique opportun, les deux mains dans les poches, la figure emmitouflée d'un épais cachenez de laine. Avisant au seuil d'une chaumière quelques réfugiés, des femmes et beaucoup d'enfants, il alla prendre dans sa sacoche du chocolat qu'il offrit aux gosses. Ceux-ci s'en barbouillèrent la figure depuis la bouche jusqu'aux oreilles. Panuchet avait pris l'un d'eux sur ses genoux avec cette inhabileté charmante qu'ont avec les enfants les vieux célibataires endurcis, et il l'écoutait gravement lui raconter à sa manière ses aventures.

Citait un joli petit blondin de trois ans environ. Il s'efforçait de donner beaucoup de détails avec les rares mots de son vocabulaire :

..,. Boum, boum, boum. Boches méchants. ont fait partir maman et Riri, et Toto et Lulu.

Panuchet s'émerveillait ingénument de comprendre ce bizarre petit-nègre, et il se découvrait soudain une âme de père. C'est dans Je même langage qu'il interrogeait le gosse.

— Où elle est, sa maman à Riri?

L'enfant comprit et chercha sa mère des yeux, mais il ne l'aperçut pas, au milieu des femmes; son regard prit soudain cette expression angoissée des enfants qui s'inquiètent, et tout à coup il se mit à Dleurep bruyamment.


(Panuchet, très embarrassé, ne trouvait ni les mots, ni les gestes de consolation. Il avait pris Riri dans ses bras, maladroitement, et il lui faisait un discours : — Ne chiales pas, mon petit, tu la reverras, ta mère! Voyons, comment s'appelle-t-elle?.

Il interrogeait les groupes : - Madame. Riri n'est pas là?

Mais personne ne connaissait l'enfant. Les femmes racontaient qu'elles étaient venues jusqu'ici de Verdun dans des carrioles de paysans. Elles arrivaient de Brabant-sur-Meuse, d'IIaumont, de Sainogneux, de Bras. On leur avait dit d'attendre là des camions qui les évacueraient sur l'intérieur.

Panuchet prit Riri et sortit pour aller enquêter dans les maisons d'alentour. Il revint sans avoir rien trouvé; m.lis, pendant ce temps, tous les réfugies s'étaient embarqués et étaient partis, de sorte qu'il ne savait plus que faire de son gosse pleurant toujours.

Le lieutenant, consulté, commença par qualifier son chauffeur de façon à ne lui laisser aucun doute sur la qualité de son intelligence; puis il lui conseilla de s'adresser à un gendarme.

Le premier gendarme interrogé répondit à toutes les questions par cette déclaration : — C'est la police de la route et son désencombrement qui m'incombent; par ordre de mon maréchal des logis, je surveille les convois de la borne kilométrique 8 kilom. 100 à la borne kilométrique 7 kilom. 800; mais je ne suis pas chargé des enfants.

Panuchet insista pour avoir un renseignement, et chaque fois le Pandore, superbe sous son vêtement de toile cirée, répondait : — C'est la police de la route et son désencombrement qui m'incombent. et.

Un peu plus loin, un second gepdarme répondit simplement : —Riri?. Ça ne m'arregarde pas. Voyez voir à voir mon collègue.

Et il désignait le premier gendarme.

A ce moment, le chef de convoi sifflait le départ Panuchet courut à sa voiture en tenant son gosse la tête en bas, au grand effarement du lieutenant qui lui criait de loin : — Je ne veux pas de ce crapaud-là dans ma bagnole!

Cependant il laissa son conducteur l'installer sur les coussins, avec des attentions et des précautions de nourrice. Quand Panuchet eut bien confortablement assis l'enfant, il le couvrit de sa veste de cuir, et le petit, heureux soudain d'être à l'abri


de la pluie et du froid, riant des yeux, désignait de son doigt mignon Verdun tout proche, où éclataient avec de grandes fumées noires les gros obus.

Riri s'écriait alors : — Boum. boum. boum. canons!

IV

VERDUN

L

A section poursuivait son chemin, s'arrCtant à tout instant pour laisser le passage aux nombreux transports de troupes qui allaient à Vaux, Douaumont, Froide-Terre, ren-

forcer ou relever les garnisons héroïques. De la vallée, encore invisible depuis la route, s'élevaient les lourds nuages noirs des incendies allumés par les bombes.

Puis tout à coup, à un tournant, la ville apparut dans le soir livide, avec sa cathédrale sévère que des flocons de fumée blanche pu noire de shrapnells couronnaient sans cesse. Entre les [maisons pressées sur ses deux rives, la Meuse coulait tranquille tcomme un ruban brillant où les obus des batteries allemandes qui visaient les ponts tombaient en faisant jaillir l'eau en (grandes gerbes.

Plus loin, la bataille indistincte dans la pénombre crépusculaire, se devinait acharnée sur toutes les côtes, toutes les collines aux noms illustres, où s'allumaient les éclairs rapides et fulgurants des canons qui tirent et des obus qui éclatent. Ce sont les forts héroïques de Vaux et de Tavannes; plus à gamlie, Dounumont où les canons se sont tus car des partis de brandebourgeois ont réussi à s'établir sur les ruines, et maintenant le rombat se poursuit à la grenade et à la baïonnette, dans les fossés comblés et les casemates éventfées par les projectiles énormes. Enfin. à l'horizon brumeux déjà envahi par l'ombre, des villages brfilant comme des torches, mettent d'immenses lueurs rouges dans le ciel morne.

Quand Panuchet, détournant son regard de ce spectacle d'une tragique beauté, regarde dans la voiture, il voit la' mignonne tête rose de Riri qui dort profondément les poings fermés sur les yeux, et il murmure : — Il s'en fait pas, le môme.


Maintenant, les voitures longent les premières maisons de la ville. Ce faubourg, proche de la citadelle, n'a pas trop souffert du bombardement; néanmoins quelques édifices montrent les blessures béantes de leurs façades trouées.

La ville est plongée dans l'obscurité. Seuls, quelques panneaux de torle huilée, éclairés faiblement, portent en lettres noires l'indication des directions principales. De loin en loin, les commissaires régulateurs répartissent entre les différents ponts, les convois qui doivent traverser la Meuse, pour éviter l'encombrement.

C'est par le pont de la Galavande que la SS 37 passera sur la rive droite. Trois fois, 'les obus boches le détruisirent, trois fois il fut réparé par le génie. Au niveau des rives, les sapeurs ont établi en outre, une passerelle réservée aux troupes à pied, tandis que les voitures traversent le pont, deux par deux, afin de ne pas trop ébranler les arches qui ont déjà souffert du bombardement.

Sur la rivière, des péniches pansues semblent dormir, bercées par le courant; dans leurs flancs rebondis, elles abritent des troupes d'infanterie qui en ont fait leur cantonnement. Quelques remorqueurs, embouteillés là depuis dix-neuf mois, glissent sur l'eau et coopèrent au transport du matériel. Des canonnières, servies par des, marins, vont se mettre en batterie à la sortie de la ville, et rien n'est plus curieux que ces longs canons de marine, portés par des bateaux minuscules qui reculent en tendant leurs amarres, au départ de chaque coup.

Mais Panuchet s'arrache à cette vision, car il a entendu la trompe familière à deux sons, des pompiers de Paris. Tous lis véhicules se rangent pour laisser passer les trois automobiles : la pompe, les accessoires et les échelles.

C'est une maison des bords de la Meuse qui brûle, atteinte par un obus incendiaire. Le feu a pris au rez-de-chaussée, dans une boutique de confiserie, et les tonneaux de sucre brûlent avec des flammes bizarrement colorées de vert et de bleu, qui illuminent les eaux de la rivière de féeriques feux follets.

Déjà les pompiers ont mis leur pompe en batterie, quand la SS 37 passe devant le lieu de l'incendie.

C'est dans ce quartier, d'ailleurs, que doit se trouver l'ambulance où le lieutenant Bernard a reçu l'ordre de se présenter.

En effet, en débouchant d'une ruelle, Panuchet découvre la grande affiche faiblement éclairée qui porte en lettres rouges : Ambulance 115. A la porte, des ombres s'agitent; ce sont des majors en longues blouses, et des religieuses dont les larges cornettes mettent, dans la nuit, des taches blanches de lumière.


Le médecin-chef s'est avancé vivement au-devant du lieutenant Bernard : — Ah! monsieur, lui dit-il, c'est avec impatience que nous vous attendions; nos lits sont tous occupés, nos salles encombrées, et chaque jour arrivent de nouveaux blessés. Si vous vouiez, nous allons procéder tout de suite, à l'évacuation des blessés légers, jusqu'au train sanitaire qui part demain matin à trois heures.

Les deux officiers s'éloignent tout en parlant, pour régler les détails de l'embarquement. Mais au bruit des voix proches, Riri s'est subitement réveillé, et sur le ton suraigu, il manifeste en cris discordants, son étonnement de se trouver là.

Aussitôt des religieuses s'empressent, et interrogent Panuchet, lequel raconte une histoire compliquée où il embrouille des réfugiés, des gendarmes et des commissaires régulateurs.

D'ailleurs, il est rudement content de confier à quelqu'un son embarrassante trouvaille.

Mais, lorsqu'il veut dire adieu à Riri, celui-ci ne le reconnaît plus sous le casque trop grand qu'il a coiffé à la place du képi, et Panuchet en éprouve une grande amertume qu'il exprime aussitôt en termes exagérés : — Ah! là là, ce que les enfants sont ingrats!

Pendant ce temps, l'évacuation s'organise, les conducteurs installent de leur mieux, sur les brancards, les pauvres corps douloureux, et ils s'apitoyent si bruyamment qu'ils semblent être eux-mêmes les blessés : — Peuchère, bonne Mère de la Garde, îou paouvre pitiol!

s'écrie l'un d'eux devant un gros paquet d'ouate qui est une jambe, et à côté, le brigadier Catalasse recommande : — Doucement, Marius; attention de pas tomber le brancard.

Puis il ajoute, après avoir jeté une couverture sur un petit zouave tremblant de fièvre : — Eh bé, tu es bien comme ça?

Malgré leurs souffrances réveillées par ce transport un peu brutal, en dépit de toutes les précautions, les blessés ont le courage de sourire faiblement de cette exubérance tapageuse et de cette touchante sollicitude.

Quand toutes les voitures ont reçu les quatre brancards qu'elles peuvent contenir, le défilé recommence par les rues

noires, jusqu'au quai d'em a, tallè, hors. de la ville, car la gare est sans cesse bomba^ciéeVét 'trierait dangereux d'y faire avancer les trains sanitaiïèsy .Souls'^des convois de ravitaillement s'y hasardent la nuitf

hasardent] u t


Les voitures, arrivées près du train, se rangent le long des wagons; le transport recommence et les blessés, une fois installés sur les banquettes confortables, regardent une dernière fois par les portières cette ville pour la défense de laquelle ils auront tant souffert. Longtemps encore, tandis que le train s'éloigne. ils voient rougeoyer les incendies qui détachent sur le ciel en noires silhouettes, les cheminées des maisons. les clochers des églises et les toits des édifices. Puis cette vision s'éteint, et le train roule toujours dans la nuit froide, vers les provinces tranquilles, les campagnes vivantes que n'atteint pas le grondement de la canonnade. Il roule, vers les villes de l'intérieur l'horrenr de la guerre et ses misères ne sont que dans le cœur des femmes en deuil ou des mères angoissées de savoir leur fils là-bas dans la mêlée.

Par les marnes voies, pendant ce temps, les voitures sont revenues à l'ambulance; là les attend un nouvel ordre : — La section doit profiter de la nuit pour atteindre le poste de secours de Tavannes. encombré de blessés.

Il est trois heures du matin, ainsi pas de temps à perdre.

On repart aussitôt.

Sur les bords de la route suivie, ce ne sont que parcs de génie où s'entassent des rouleaux de fils de fer. des rondins, des chevaux de frise, des outils divers, des brouetta. Puis des réserves de munitions, des obus de différents calibres posés à même sur des claies de branchage; ceux des grosses pièces qui peuvent cacher des hommes, et les- 75 innombrables formant de longues rangées régulières.

On frémit à l'idée qu'une bombe ennemie pourrait tomber là, mais l'emplacement est sans doute judicieusement choisi.

Les Roches tirent surtout d'ailleurs de l'autre, côte de la route, assez loin, sur le parc aux ballons où se drossent d'immenses hangars faits de plaques de tôle, qui ont abrité autrefois des dirigeables. Les explosions sur ces parois métalliques se réper- cutent étrangement, avec un fracas effrayant de vibrations et d'échos sonores.

Une de nos pièces mêle sans cesse son formidable claquement à ce tonnerre ininterrompu, et dans un-détour la route se rapproche de la voîo forrée. les conducteur? nnorçoivent tout à coup le train blindé qui tire à intervalles réguliers, de sa grosse pièce de 194, braquée la gueule haute, perpendiculairement h la direction des rails.

Tout à l'heure, les Boches chercheront cette batterie nouvelle, mais nos artilleurs enlèveront alors les lourds patins de


Cependant ils aident les infirmiers dans le transport des brancards 1 jusqu'aux voitures. (p. 21).

fer avec lesquels ils immobilisent les roues des wagons sur le rail et le train s'ébranlera sans bruit, précédé à quelques cent mètres par un petit tramway automobile qui reconnaîtra la -.i ,i


voie et signalera au besoin qu'elle a été détruite par un obus, pour éviter le déraillement.

Les conducteurs distinguent vaguement tout cela dans l'obscurité, mais ils ne s'arrêtent pas malgré la nouveauté du spectacle. Attentifs à leur volant, ils se penchent vers le sol pour essayer de voir dans l'ombre les trous d'obus perfides qui ne se révèlent souvent que lorsque la voiture y a plongé d'une de ses roues en s'inclinant d'inquiétante façon.

Alors s'égrène rageusement la riche collection de tous les jurons provençaux énergiques et pittoresques et l'on appelle aussitôt, Subra, une sorte de bon géant très doux qui remplace dans la section tous les crics, vérins et autres instruments destinés à relever les lourds fardeaux.

Dans ses larges mains Subra saisit la voiture par l'arrière et la sort du trou non sans avoir remarqué, en termes toujours semblables, car un bégayement incurable lui interdit les longs discours : C'est malheureux, ce sont, sont. sont. tou. toujours les mêmes qui se dérangent.

Puis très fier il rejoint sa camionnette tandis que ceux qu'il a tirés encore une fois d'affaire se racontent les tours de force de Subra. Ce jour par exemple où il interdit à Panuchet de démarrer en soulevant les roues arrière motrices de la voiture qui tournaient ainsi dans le vide sans rien entraîner du tout.

Cette fois-là, le conducteur du lieutenant descendit trois fois de son siège pour découvrir la cause qui empêchait son véhicule de marcher.

Mais ce soir, les camarades ne firent qu'une courte allusion à cette blague légendaire dans la section, cor ils se rapprochaient de Tavannes et des obus « trop longs » venaient même éclater à côté d'eux, dans les champs d'alentour.

Alors, le lieutenant ordonna de mettre plus de distance entre les voitures « pour éviter un bousillage général en cas de malheur M, expliqua Panuchet en transmettant cet ordre à ses camarades. Quelques-uns d'entre eux, pas trop rassurés, l'interrogeaient avec inquiétude : — Sans blague, qu'est-ce qu'il y a encore?

Mais Panuchet ne répondait pas ou lançait une plaisanterie.

— Il y a que la guerre va être déclarée, disent les journaux.

Puis il passait au véhicule suivant.

La section s'arrêta au tunnel de Tavannes, abri à toute épreuve, providentiellement placé là, et converti en magasin de munitions et en ambulance.

Des lampes fumeuses éclairaient d'une clarté iaune la longue


galerie où se pressaient des groupes de mulets transportant dans des paniers les grenades, plus loin les files de civières où des blessés gisaient, puis des compagnies de fantassins, assis sur leurs sacs, dormant écrasés de fatigue dans cette inconfortable position, appuyés les uns sur les autres. Pour ces hommes qui venaient de la nuit froide du dehors, cette triste lumière était douce et l'abri des voûtes solides réconfortant.

Ils ne sentaient plus peser sur eux le ciel inclément d'où tombent les « marmites » traîtresses et meurtrières, la neige et la pluie plus horribles peut-être encore, la pluie qui met des cloaques dans les chemins et dans les tranchées, la pluie qui couvre la terre de boue grise où les hommes s'enfoncent et pataugent, bientôt semblables à des paquets informes de fange.

Les voitures de la sanitaire y plongent jusqu'aux essieux, dans cette boue, et les conducteurs sentent le long de leurs jambes glacées l'humidité horrible. Cependant ils aident les infirmiers dans le transport des brancards jusqu'aux voitures tandis que de jeunes médecins auxiliaires choisissent parmi les blessés ceux dont l'évacuation parait la plus urgente.

La section revient maintenant vers l'ambulance avec son chargement de souffrances, mais une voiture a dû aller plus loin, jusqu'à Vaux. Du fort on a téléphoné que trois hommes venaient d'être gravement atteints par le même obus : un officier d'artillerie, son sous-officier et le brigadier téléphoniste, tandis qu'ils réglaient le tir du poste d'observation.

Panuchet s'est tout de suite offert pour la périlleuse mission, demandant simplement : — Mon lieutenant, donnez-moi la Fiat 5395 et Subra, et je - vous les ramène, vos trois blessés.

La camionnette demandée s'avance, Subra s'installe bientôt à côté du volant, radieux et fier d'avoir été choisi, ce qui ne l'empêche pourtant pas de grommeler : — C'est tou. toujours les mé. anê. mêmes qui vont se faire tu. tU..:er.

Mais Panuchet est le seul à entendre la réflexion, car la voiture s'enfonce déjà dans la nuit par un chemin qui va de Tavannes au fort de Vaux, au milieu de bois qui abritent de nombreuses batteries.

A tout instant, Subra descend de son siège et ses grands pieds font floc, floc, dans l'eau des fondrières, car il faut qu'il donne le coup d'épaule qui fera démarrer la voiture dont les roues patinent.

L'aube blanchit déjà à l'est quand ils atteignent les pentes du fort bombardé sans répit. Les murailles des fossés ont


d'énormes brèches, mais elles sont encore imposantes; beaucoup de projectiles, d'ailleurs. manquant leur but, tombent dans les champs d'alentour parsemés de larges entonnoirs.

La voiture s'engouffre sous la porte où les défenseurs ont gravé le serment de tenir.

« S'ensevelir sous les ruines du fort plutôt que de se rendre!. »

Dans l'enremte. malgré l'acharnement des batteries allemandes, les voûtes ont pour la plupart résisté.

La vie continue régulière à l'intérieur de la forteresse et le poste de secours en particulier est instaHé confortablement, comme l'infirmerie d'une caserne parisienne.

Subra songe que les trois blessés qu'il vient chercher seraient bien moins exposés en al tendant là des jours plus calmes, mais le major explique à Panuchet que leur état nécessite une opération immédiate que l'on ne peut entreprendre ici.

Comme il serait dangereux de ne pas profiter des brumes matinales pour rester hors des vues des observateurs ennemis, les infirmiers se hâtent d'installer les blessés dans la voiture.

On repart.

En repassant la porte, Panuchet regarde au loin Douaumont qui fume et d'ofi arrive le bruit d'une fusillade violente, car le combat qui s'est ralenti durant la nuit recommence avec le jour qui se lève.

Tout à coup, un tonnerre épouvantable l'arrache à sa tontemplation. Un 420 a éclaté dans le fossé de droite, à dix mètres de là, en ébranlant la terre comme une secousse sismique, tandis que de gros blocs de rochers que l'explosion a projetés en l'air retombent autour de la sanitaire.

Subra s'est dressé à demi sur son siège, et le danger passé, il récite à haute voix, en se signant, une prière en latin. Très crâne, Panuchet qui n'a pas bronché s'exclame alors : — Mais tu ne bégaye plus!

— C'est vrai, dit l'autre, et il recommence sa prière, mais en manière d'expérience cette fois.

Effectivement, la peur l'a guéri miraculeusement de son tic.

Quand ils sont enfin de retour à la section, « les copains, selon l'expression de Panuchet, bavent d'étonnement devant ce prodige, plus encore que de les voir revenir avec tous leurs a bâtis ».


V

LE DERNIER VOYAGE SUR LA VOIE SACRÉE

1

p

ANUCHET, qui vient de déjeuner d'une soupe sans ail préparée spécialement pour lui par le cuistot, regarde maintenant Riri nui s'amuse, dans une salle claire de l'am-

bulance. avec deux peties filles de Verdun. On joue à « l'aéroplane boche ».

Une des enfants, claironne dans le creux de sa main. L'autre, en courant par la chambre, ordonne : — Eteindez les lumières, Cteindez!

Riri, remarquablement doué pour cette imitation, fait l'avion.

Son rôle est de crier boum, boum, boum! en lançant des marrons d'Inde, et il s'en acquitte comme un beau diable.

Panuchet est requis par l'une de ces demoiselles, pour faire le mort; mais dès qu'il est étendu raide sur le parquet, les gosses s'aperçoivent qu'il est intransportable; alors on le transforme en brancard. A quatre pattes, il doit se traîner par terre et transporter les blessés sur son dos. Une fillette qui tente de s'y tenir à califourchon en s'agrippant aux cheveux ras et au col de la capote du pauvre diable, gémit en faisant des contorsions :

Ah ! monsieur le médecin, tu sais, j'ai mal à mon estomac qui est plein de balles.

Subra qui rentre à ce moment reste effaré devant ce spectacle. Depuis sa guérison il est devenu bavard comme une pie, et il l'explique : « Je rattrape le temps perdu! »

— Eh bien, s'écrie-t-il, n'en voilà une position! Sans blague, tu es pas un peu « louf ». Il y a « demi-égouttier » qui te cherche depuis « demi-heure! »

Panuchet se relève, mais Riri ne veut rien savoir pour le quitter, et c'est avec le gosse sur le bras qu'il se présente devant le lieutenant Bernard.

— Heu. dites-donc, Parnuchet, je vous ai fait demander pour vous proposer la chose suivante : Vous n'avez pas, j'espère, l'intention d'adopter ce mrtme-là? Il faut donc absolument que l'on retrouve quelqu'un qui le connaisse, pour le rendre à sa


famille. Le médecin-chef a précisément besoin d'instruments chirurgicaux qu'il faut aller chercher à Bar-le-Duc. Je vous confie cette mission. assez agréable, n'est-ce pas; vous emmènerez avec vous. comment l'appelez-vous ce petiot?

- Riri.

- Bon, Riri, et vous tâcherez de savoir d'où il vient en vous renseignant auprès des réfugiés cantonnés dans les villages autour de Bar-le-Duc. Ils attendent là que les chemins de fer soient moins encombrés, alors on les évacuera plus loin par voie ferrée. A propos, compliments pour l'affaire de cette nuit, je ne l'oublierai pas.

Quand dois-je partir, mon lieutenant?

— Dans la soirée, après vous être reposé un peu.

Riri, pour qui ce dialogue reste incompréhensible, pronge gravement pendant ce temps ses petits doigts dans l'encrier, puis il les promène sur les papiers dont la table est encombrée, s'appliquant avec un sérieux comique à mettre de grandes virgules noires sur ces carrés blancs.

!Le lieutenant, qui vient de découvrir ce petit jeu, se met à pousser des hauts cris, tandis que l'enfant ouvre de grands yeux et rit, trouvant très drôle ce gros homme à lorgnon qui gesticule avec des exclamations mystérieuses. Il croit que l'on joue encore à la guerre, alors il reprend son rôle : — Boum. boum. boum!.

Aussitôt l'officier s'apaise. Il sait ce que sont les enfants pour en avoir trois.

- Mais enfin, demande-t-il encore à Parnuchet, avez-vous essayé de l'interroger, ce gosse?

- Ah! bien oui, mon lieutenant; c'est-à-dire non!

- Il pourrait peut-être nous renseigner, car il a l'air dégourdi, cré nom! Voyons, mon petit, comment t'appelles-tu?

- Riri. Euri.

- Et ta maman, comment s'appelle-t-eWe?

- Tite. maman!.

Et ce disant, l'enfant tire les moustaches grisonnantes de son ami le poilu, en riant de toutes ses mignonnes dents blanches.

Mais à ce moment, une jeune religieuse vient le chercher, pour le mettre à l'abri dans la cave, car le bombardement qui s'était ralenti, reprend de plus belle et l'on entend des explosions formidables toutes proches.

Après quelques heures de sommeil, Panuchet ayant Riri à côté de lui, partait sur la touriste du lieutenant. L'enfant se redressait de toute sa taille, fier du beau tablier à carreaux bleus et blancs que les religieuses lui avaient donn.é.


Il faisait un froid sec, et par cette belle après-midi de mars, le soleil brillait sur la neige, mettant un peu de gaieté sur la cité désolée. Les maisons démolies, prenaient des allures augustes de ruines antiques. Dans les rues, des équipes de territoriaux déblayaient sans cesse la voie, et les véhicules passaient entre deux rangées de pierres, de plâtras, de tuiles entassés.

Là-bas, nos poilus profitaient du beau temps pour contreattaquer; sur les pentes sanglantes de Douaumont, les vague' d'assaut s'élançaient pour reprendre le terrain perdu à la suite de l'anéantissement de tous ses héroïques défenseurs., Par la « Voie Sacrée », arrivaient toujours les renforts et les obus en longs convois de camions.

Depuis quelques jours, la route illustre avait été débarrassét de tous les véhicules lents; les troupes à pied passaient maintenant par d'autres chemins, seules les grosses « bagnoles » roulaient par là vers Verdun ou en revenaient, sur une triple rangée ininterrompue.

Grâce à cette organisation rationnelle et à la police sévère de la route, les transports étaient beaucoup plus rapides, et Panuchet arriva bientôt dans Bar-le-Duc. Sa courte mission accomplie, il s'occupa de Riri. Maintenant cet enfant, il l'aimait comme il eût aimé un fils, lui semblait-il, s'il en avait eu. Il avait donné à ce petit blondin rencontré par hasard toute l'affection accumulée dans son cœur de vieux célibataire et de voyageur sans famille, sans ami, dont la vie s'était écoulée au milieu d'étrangers, de clients, de vagues connaissances entrevues pendant quelques jours, au hasard des tournées rapides. Aussi, quoiqu'il désirât rendre ce petit à ses parents, il appréhendait confusément la séparation. Pour la première fois, il comprenait ce que des jeux et des rires d'enfant peuvent mettre de joie dans une vie et il y avait dans cette constatation un peu de mélancolie et beaucoup de regrets.

Toutes ces pensées l'assaillaient, tandis que la voiture filait à bonne allure, vers les villages où les réfugiés de Verdun et des environs avaient été provisoirement cantonnés, et Riri pendant ce temps jouait avec la manivelle du klakson dont le bruit rauque l'avait tout d'abord effrayé.

A Vaubécourt, à Pierrefitte, Panuchet interrogea beaucoup d'évacués. Il n'apprit rien d'utile. Et Riri qui de l'auto suivait les conversations, comprenant qu'on y parlait de lui, semblait se demander, vaguement inquiet, ce qu'on lui voulait.

Lorsqu'ils arrivèrent à Nettancourt, la nuit était noire.

Ce gros bourg abritait depuis trois jours, en plus de sa popu.


lation habituelle, un millier de Meusiens qui avaient dû fuir devant les Allemands.

A travers les vitres des maisons, on voyait des femmes entourées d'enfants se presser autour du foyer, d'autres s'occupaient de la préparation des repas. Il y en avait jusque dans les granges, les écuries, les remises.

Panuchet jugea qu'il était trop tard pour entreprendre des recherches, et il décida de passer la nuit à Nellancourt.

— C'est le moment, se disait-il, de faire appel à mon flair de voyageur pour « dégotter » un gîte dans ce trou-là.

Il eut bientôt trouvé, chez une bonne vieille dont l'habitation était un peu à l'écart, l'espoir d'un dîner suffisant et un petit lit pour Ri ri, tandis que lui-même s'accommoderait des coussins de sa voiture, abritée dans une écurie.

Son hôtesse, la mère Cadon, hébergeait déjà toute une famille de Cumières, aussi fit-elle d'abord des difficultés pour recevoir de nouveaux locataires, mais elle fut vite conquise par l'éloquence de Panuchet, et surtout par la gentillesse de Riri.

- Ben, mon bon monsieur, dit-elle, on se serrera encore; ça me ferait quasiment pitié de laisser ce pauvre mignon coucher n'importe où! Vous savez, on n'a pas grand'chose ici, mais U doit bien cependant rester dans le saloir quéques tranches de lard pour mettre avec des choux et des pommes de terre.

Panuchet, en homme pratique, s'était procuré à Bar-le-Duc des boîtes de conserve qui achevèrent de lui acquérir les sympathies de tous. Le vieux paysan de Cumières qui avait dû fuir avec sa bru et ses deux petits-fils par les rues bombardées, lui raconta ses aventures, puis il lui donna d'utiles renseignements relativement à Riri.

— Il y a, lui dit-il, le maître d'école de Consenvoye qui s'occupe justement de réunir ceux qui se sont perdus dans la précipitation du départ, car cela arriva fréquemment. Il est ici, vous pouvez le voir.

Le lendemain, en effet, après une nuit de bon sommeil, Panuchet alla trouver l'instituteur qui lui donna l'espoir de retrouver la maman de Riri, ou la personne qui l'avait emmené avec elle. Tranquillisé, il fil ses préparnlirs; remercia la mère Cadon à laquelle il donna son adresse pour avoir des nouvelles de son protégé, puis il embrassa Riri.

Mais celui-ci, voyant qu'il s'agissait de départ, ne voulait pas quitter « Monsieur Ribile » (pour lui, en ^ffet, Panuchet était avant tout le monsieur qui le promenait en automobile), et il s'accrochait aux pans de la capote en poussant des cris.

Panuchet, ému, lui expliquait doucement :


— Pleure pas, mon petit, je reviendra demain, je t'apporterai du chocolat.

Mais le gosse ne voulait rien entendre et pleurait de plus belle.

Il fallut pourtant se séparer. La mère Cadon promit de s'occuper de l'enfant que Panuchet entendit longtemps encore, tandis que son auto démarrait sur la route boueuse.

Tout en restant attentif à sa direction et à ses commandes, il pensait à cette étrange aventure. Il ne fallut rien moins pour le distraire, qu'un tir de mitrailleuse proche. Ayant levé la tête, il aperçut dans le ciel d'un bleu pâle, plusieurs avions trèshaut qui devaient se livrer combat. A ce moment, sa voiture rejoignait la Voie Sacrée.

Des aéroplanes ennemis tentaient de bombarder nos convois, et les nôtres leur donnaient la chasse, accourus de tous les points de l'horizon, aussi le tir des Boches était-il imprécis, et les projectiles allaient éclater dans les champs déserts et sur les bois de sapins. Pendant quelque temps encore, l'on entendit les mitrailleuses, puis, comme s'ils s'étaient concertés, les Boches s'enfuirent soudain tous ensemble vers leurs lignes en jetant leurs dernières bombes au hasard dans la campagne.

Peu après, Panuchet était arrêté à un carrefour par un officier régulateur : - Sanitaire?

— Oui, mon lieutenant.

- - Avez-vous une mission spéciale, pressée?

— Pas précisément.

— Bon. Alors je vais vous donner l'ordre écrit d'aller chercher deux blessés atteints par une bombe d'aéroplane, ils sont en ce moment dans une ferme, à la sortie d'Ippécourt, d'où l'on nous a téléphoné.

L'officier montra le chemin à Panuchet sur une carte, puis il lui signa un ordre de route. L'auto s'engagea dans un petit chemin vicinal.

Elle y roulait depuis une petite demi-heure à une allure assez lente, à cause du mauvais état de la chaussée, quand Panuchet aperçut au milieu des champs coupés par des rangées de ppupliers, un aéroplane qui avait atterri à quelques centaines de mètres de la petite route.

Le chauffeur arrêta sa machine, mais à peine nvait-il mis au point mort son levier de changement de vitesse, qu'une détonation éclatait et que la glace pare-brise volait en morceaux, atteinte par une balle.

Alors Panuchet comprit; il venait d'ailleurs d'apercevoir


la sinistre croix noire, à la queue de l'aéroplane qui était un boche. Vivement, il sauta de son siège, saisit sa carabine fixée sur le devant de la voiture, et s'abrita derrière un tas de cailloux. Il redevenait le fantassin qu'il avait été au début de la campagne, alors qu'il faisait le coup de feu dans un régiment de territoriale, à Guise et sur la Marne.

Cependant, les aviateurs allemands continuaient de tirer, avec un fusil automatique probablement, sur la voiture, mais Panuchet ne les voyait pas. 11 n'apercevait que les grandes ailes blanches, l'hélice immobile, le moteur brillant au soleil.

En suivant un fossé où il se dissimula, il put s'avancer jusqu'à une haie à cent mètres de l'appareil environ.

Alors il aperçut deux Boches. L'un, penché sur le moteur, procédait hâtivement à une réparation. L'autre était armé d'un fusil-mitrailleuse.

Panuchet regarda autour de lui dans la campagne. Personne.

Pourtant, il ne faut pas permettre aux aviateurs de s'échapper, ce qu'ils ne vont pas manquer de faire si on leur laisse le temps de réparer. Le vieux soldat prend alors une résolution soudaine et héroïque. Il s'élance de son abri en criant : — Rendez-vous!

Mais cet adversaire isolé n'intimide pas les Allemands. Celui qui est armé le laisse avancer de quelques mètres, puis se remet à tirer.

Soudain, Panuchet tombe.

Il n'est que blessé; péniblement il se glisse jusqu'à un peuplier; abrité par le tronc épais, il peut viser posément son adversaire, malgré la vive douleur qu'il ressent à la jambe. Le coup part, et Panuchet voit le grand diable d'Allemand se dresser, les bras en l'air, puis s'abattre dans la neige qui devient rouge.

L'autre Boche n'hésite pas, il saute sur le sol et s'avance, les bras levés. A ce moment, arrivent au galop de leurs chevaux, des artilleurs, des gendarmes qui de très loin avaient vu l'aéroplane atterrir, et qui le cherchaient depuis longtemps dans la campagne.

On relève Panuchet L'officier boche est mort la poitrine traversée, et son mécanicien, pas trop rassuré, a toujours les bras levés; de minute en minute, il glapit : « Kamarad, kamarad », en regardant avec des yeux stupéfiés par la peur, tout ce monde qui n'a pas l'air de lui vouloir du bien.

Panuchet, son pansement individuel une fois placé, est installé dans son auto; mais il ne faut pas songer à la


Un 420 a éclaté dans le fossé. (p. 22).

remettre en marche : le réservoir à essence et le radiateur sont percés de plusieurs balles, d'autres projectiles ont éraflé la carrosserie. Alors, on attelle un cheval de gendarme aux longerons, et Panuchet, malgré la souffrance qu'il éprouve, gouaille : — Non, mais ce qu'on me « charrierait » si je faisais mon entrée comme ça, au milieu des « perroquets » ! Qu'est-ce qu'ils me raconteraient, Subra et Catalasse!

Puis, se tournant vers l'Allemand qui marche à côté de la voiture, il l'interpelle : — Eh bien, mon vieux Boche? Ça, c'est gentil, de ne pas avoir trouvé tout de suite sa petite panne. Nous avons eu ainsi l'honneur de faire connaissance, et ça t'a fait plaisir, pas? Mais je ne suis pas sur que ton ober-Ieutnant, qui roupille maintenant, et pour longtemps, soit tout à fait de cet avis.

Le soir, malgré sa fièvre, il plaisantait encore, tandis qu'une sanitaire le ramenait avec les deux blessés qu'il était venu chercher lui-même. Comme sa blessure, assez légère, ne l'obligeait pas à rester couché, ainsi que les autres soldats gravement


atteints de plusieurs éclats rie bombe, il voulut s'asseoir sur le siège près du conducteur, expliquant: — J'veux encore revoir ces camions et cette route!

Quand voilure s'engagea sur la « voie sacrée H. comme l'on était assez loin de Verdun. les conducteurs avaient pu allumer les phares, qui menaient une longue trainée sinueuse de vive lumière dans les ténèbres d'une belle nuit d'hiver. Chaque véhicule illuminait ainsi celui qui venait devant lui. et la clarté blanche de l'acétylène montrait à l'intérieur des camions, sous les bâches, les fantassins enveloppés de foulards et de cache-nez invraisemblahles, somnolant le fusil entre les jambes, la tête sur l'épaule de leur voisin. A un moment, il fallut s'arrôter; une voilure transportant la réserve d'essence d'un groupe venait de prendre feu. par l'imprudence d'un fumeur sans doute. Les autres véhicules se tenaient à distance, pnur que l'ineendie ne se propageât pas jusqu'à eux. Des conducteurs criaient un peu affolés:

— Aux extincteurs! aux extincteurs!

Mais ces appareils étaient impuissants contre l'immense brasier entretenu par 1.500 litres d'essenre. Les bidons éclataient tour à tour avec un grand bruit, et du xmion foulaient des ruisseaux de feu, jusque dans les fossés es »>rds de ta route.

Pendant leux heures, la chaussée fut irr«;e ar ce mur de flammes, mais les camions pressés passaient pai les champs, et il fallait que les hommes (toussassent les voitures pour les empêcher de s'enliser dans la terre fIIll!,,' iéfonrée par les pluies. La sanitaire qui transportait Pan dtendit Ir fin dfr l'incendie, car il ne fallait pas songer à nilig-r aux blessés le supplice de douloureux cahotements tans les ,.harf"tS.

Lorsij te du beau Sauver trois tonne il ne r°sta ",IIg qu'une carcasse métallique lu mante, on le jn ssa dans 'e tossé, et le tralle reprit.

Panucliet, atigu- par cette énervante nttcin»» 4 par la fièvre, s'assoupit m roiirn moment des moteurs; vaguement il revoyait dans un dem sommeil, le long arpent lumineux .Ie la route, 3t à ses orMl'ea bourdonnait la grosse 2t terrible voix des canons de Verdun

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VI ÉPILOGUE

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ANUCITET était à l'hôpital d'Epernny depuis une quinzaine de jours, quand il reçut cette lettre écrite d'une grosse écriture inhabile:

« Monsieur Panuchet, « La présente est pour vous dire que j'ai gardé le petit garçon pendant toute la semaine, puis, que Monsieur l'instituteur a retrouvé sa mère qui était à Bar. La pauvre madame vint chez nous le lendemain, et elle était si contente de revoir son petit fieu, qu'elle en était quasiment toute retournée. Elle a eu beaucoup de remerciements pour vous, et elle vous écrira.

Que vous dirai-je encore! Tout ce remue-ménage est très fatigant à mon âge, aussi je suis toute patraque et j'ai l'estomac sens dessus dessous. Je vous souhaite meilleure santé, Monsieur; Panuchet, et je suis votre servante.

« Veuve CADON, « à Nettancourt. »I Quelques jours plus tard, assis sur un banc dans le jardin de l'hôpital, où sa jambe, vite cicatrisée, lui permettait de faire une petite promenade, il relisait cette lettre quand tout à coup trois petits blondins, accompagnés d'une jeune femme blonde comme eux, pénétrèrent par la grille ouverte. Quoique les enfants se ressemblassent, Panuchet eut vite fait de reconnaître Iliri qui, dès qu'il l'aperçut, vint à lui de toute la vitesse,de ses petites jambes en criant: — Bonjour Monsieur Bibile.

Quand la jeune femme fut arrivée auprès du blessé, elle prit la main qu'il lui tendait: - Comment vous remercier, monsieur! dit-elle.

— J'ai déjà ma récompense, madame, puisque je revois mon petit ami avec sa mère,. mais. excusez ma curiosité, comment s'appelle-t-il donc ce gamin?

— Henri Fleury.

Et Riri qui, grimpé sur le banc, jouait avec la croix de guerre toute neuve que Panuchet portait sur la poitrine, reprenait comme un écho: — Riri. Eury.

Sa mère ajouta:


Voici mes deux autres enfants, Luele et .Victor..

Riri traduisait encore à sa façon: — Lulu et Toto. '-- Mais, poursuivit la jeune femme, je veux vous conter mes malheurs: Nous habitions Charny et malgré les bombardements par aréoplanes, nous avions pu jusqu'ici y demeurer. A la dernière offensive allemande, les habitants effrayés s'enfuirent à Verdun. J'y avais une tante et des cousines, et je partis aussi avec mes trois enfants. Quand j'arrivai mes parentes avaient déjà quitté la ville. Nous fûmes logés avec d'autres réfugiés dans une école publique pendant deux jours.

Au milieu de la seconde nuit, on vint nous prévenir qu'il fallait nous embarquer immédiatement sur des camions. Devant l'école, de grandes autos étaient arrêtées où l'on montait précipitamment, car des obus tombaient tout près, et des morceaux de tuiles arrivaient même sur les bâches des véhicules. Au milieu de cet affolement, je m'aperçus soudain que Riri n'hait pas là. Je courus d'un camion à l'autre, je cherchai inutilement dans l'école. Peine perdue. Afin de me rassurer, l'on voulait me persuader qu'il était dans une autre voiture et que je le retrouverais à l'arrivée. En effet, il avait été, à moitié endormi, assis dans un des derniers camions. Malheureusement, le convoi fut coupé en deux au Moulin-Brûlé. Une partie continua jusqu'à Bar, l'autre dût attendre là de nouveaux véhicules. Vous imaginez mes angoisses? Elles doivent vous faire comprendre aussi ma reconnaissance.

Mais Riri crut devoir interrompre ce récit en réclamant: - Où qu'elle est ta bibile, monsieur?

Et sa petite main faisait le geste de tourner la manivelle d'un klakson imaginaire.

Comme Panuchet ne lui répondait que par un regard caressant, il insista:

— Dis, monsieur, que tu l'apporteras demain ta bibile.

Et pour le persuader, il embrassa le soldat sur sa barbe grK sonnante. "A - l

FIN

Pour paraître vendredi prochain : LA BATAILLE DE L'YSER DIXMUDE. — LA MAISON DU PASSEUR.



LA COLLECTION" PATRIE" li2io -1 L'OUVRAGE COMPLET ILLUSTRÉ [jïcF] LA COLLECTION" PATRIE" raconte chaque semaine un épisode de la I Grande Guerre, émouvant, dramatique, vécu, puisé dans la glorieuse épopée.

LA COLLECTION" PATRIE" est la véritable publication destinée à perpétuer l'admiration pour tes héros et l'exécration pour les barbares.

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OUVRAGES PARUS : 1. La Chasse au Zeppelin. 27. La Guerre sous terre.

2. La Reprise du Fort de Douaumont. 28. L'Épopée Serbe.

3. Miss Cavell, Héroïne et Martyre. 29. LesZouaves à l'assaut^ HMoil ln-Huriui) 4. Les Marais de Saint-Gond. 30. La Garde aux Océans.

5. La Chasse au Sous-marin. 31. La Délivrance de Noyon.

6. Perdus dans le Labyrinthe 32. Prisonnier des Turcs (Anx Dardanelles).

7. Les Français en Alsace. 33. Au Mort-Homme sous la mitraille.

8. La Belgique à feu et à sang. 34. Le Journal d'un Otage.

9. La Prise de Tahure. 35. Le Serment de l'Aviateur.

10. Un héros italien : Cesare Battisti. 36. Les Chars d'assaut à Juvincourt.

11. Aux Éparges : Zizi, agent de liaison. 37. L'Épopée du Fort de Vaux.

12. Combat naval du Jutland. 38. Les Grenadiers de la République.

13. La Bataille de l'Ourcq. 39. Souvenirs d'un Prisonnier.

14. Les Vitriers à Bezonvaux. 40. A la conquête de Bagdad.

15. Tommies et Gourkas. 41. LesHérosde Notre-Dame-de Lorette 16. Ma Mitrailleuse. 42. L'Appel aux Armes.

17. L'Escadrille de la mort. 43. Pierrik le mousse, pêcheur de seus-marins.

18. La Prise de Combles. 44. Les Cuistots du Moulin de Laffaux.

19. Les Tanks à la Bataille de la Somme. 45. Guynemer, l'As des As.

20. Le Grand Couronné de Nancy. 46. La Prise de Craonne.

21. La Guerre en masques. 47. Un Gosse héroïque.

22. Reims sous les obus. 48. Les Canadiens à Vimy.

23. La Bataille dans les neiges. 49. LesTéléphonistesdanslabatailIe(ABeiuiêj»Br) 24. Dans les usines de guerre. 50. Le Premier Choc.

25. Les Diables bleusau "Vieil Armand" 51. La Caverne du Dragon.

26. L'Espionne de la Marine. 52. Souvenirs d'une Infirmière.

|/U rorTcTl le récit complet illustré Aftc 20 Il paraît un nouvel ouvrage tous les Vendredis i JL\J En préparation : La Bataille de l'Yser. Dbrmude. La Maison du Passeur.

Satanas. roi des canons.

F. ROUFF, Éditeur, 148, rue de Vaugirard, PARIS-15*