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Titre : Les mendiants de Paris / Clémence Robert

Auteur : Robert, Clémence (1797-1872). Auteur du texte

Éditeur : G. Roux (Paris)

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb312248771

Type : monographie imprimée

Langue : français

Langue : Français

Format : 1 vol. (160 p.) : ill. ; in-4

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Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k6264079z

Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, Y2-4613

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 13/08/2012

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L,\ piM'islyli' ilo lYpIise.

LES MENDIANTS DE PARIS PAR CLÉMENCE ROBERT

PREMIÈRE PARTIS

ROBINETTE

1 LE PÉRISTYLE DE L'ÉGLISE.

C'est h l'entrée de nos magnifiques églises, au pied du frontispice qui inscrit en grands caractères la pensée chrétienne de la fraternité des hommes et du saInt de tons.

que se montrent le plus grand nombre de mendiants, de ces êtres de rchut, de réprobation, dont le corps et l'àmc baignent encore en pleine fange.

Par une belle matinée du mois de mai de l'année 1843, la légion de mendiants qui habite le péristyle de SaintSulpice était considérablement augmentée. BOIl nombre do pauvres se pressaient déjà vers le portail, d'autres

débouchaient des quatre coins dé la place, sous mille figures diverses, piteuses ou grotesques.

Infirmes de toute sorte : aveugles, perclus, écloppés, malingreux , enfants, vieillards arrivaient à la file et surchargeaient le parvis.

Au delà de cette foule bizarrement hideuse, les grandes portes ouvertes laissaient voir dans le clair-obscur de l'imposante nef l'appareil d'une cérémonie majestueuse. Le mhttrc-autet était couvert de ses ornements d'or massif et de pierreries; les innombrables cierges s'allumaient lentement comme des étoiles naissant une à une dans te crépuscule, les diacres disposaient le tabernacle et les livres saints, le chœur se garnissait de tapis et de sièges de ve-


lours à crépines d'or, placés entre des vases de fleurs. Ces préparatifs étaient ceux d'un riche mariage qui allait immédiatement avoir lieu.

L'encombrement des pauvres commençait sous la colonnade : les haillons se pressaient avec un fraternel échange de coups de coude et de béquilles.

Vers le cintre majestueux du portique, se détachait un groupe de mendiants plus remarquables que les autres. Il y avait là cinq figures choisies pour offrir un contraste parfait, et les traits les plus caractéristiques de la gent mendiante. Ces personnages étaient posés, d'ailleurs, comme un peintre de la nature crue et grossière eût pu le désirer pour un de ses tableaux.

Dons ce groupe, un vieillard, dominant les antres figures de toute la tête, montrait un front sourcilleux surmonté de deux énormes mèches de cheveux gris et poudreux qui retombaient par le bout dans la disposition des cornes de bouc, une face osseuse, décharnée, couverte de terre comme si elle eût déjà longtemps habité la tombe, une face au grand nez torse, aux yeux érailiés et sanguinolents, à l'expression brutale et féroce. Ce mendiant sem- blait chargé de remplacer la figure de Satan, qu'on voyait autrefois parmi les sculptures des portiques d'église. Il était manchot, et tendait au jour le bourrelet rouge de son bras droit privé de main. Cette fraction expliquait le hideux personnage: c'étaient les instincts cruels privés de force pour les servir, c'était l'homme forcé de demander le pain qu'il aurait voulu arracher par le vol et le meurtre, c'était le diable devenu mendiant.

fout a côté de lui se détachait, en nuance claire, sur le pan de son manteau brun, une jeune fille de dix-huit ans à peine. Un mouchoir en marmotte et une robe sans forme ni couleur précises composaient sa tenue de mendiante. Mais les jets brillants de la santé, de ta fraîcheur, de la grâce juvénile perçaient cette misérable enveloppe.

Si le visage de la belle enfant était quelque peu maculé de poussière, cela n'allait point jusqu'à en obscurcir l'éclat : ses grands yeux noirs étincelaient; ses joues, d'une gracieuse rondeur, montraient un vif incarnat; sa bouche rose souriait avec une gaieté naïve. La vétusté de son vêtement, fripé et collant, décrivait mieux les formes de sa taille mince et potelée. Le bas de sa robe courte, érail-

lée, et qui restait en chemin, laissait voir sa jambe ronde et fine. Il y avait dans toute cette charmante créature un 1 épanouissement vivace, une joie instinctive, une ardeur de plaisir à' touklwix, que ses yeux expressifs et hardis avouaient clairement à qui voulait l'entendre.

En face d'elle, nonchalamment appuyé sur sa béquille, était un mendiant d'une trentaine d'années, borgne et à jambe de bois, si on devait l'en croire. Il était a demi chauve; son crâne nu décuplait son large front déjà sillonné de rides; ses cheveux, d'un blond ardcnt, avaient la longueur qu'on leur laisse prendre à la campagne et étaient coupés carrément sur le cou. Un large bandeau noir couvrait un de ses yeux, mais l'autre se montrait vif, ardent, expressif pour deux. Un regard habituellement perdu dans l'espace, un sourire amer passant sans cause sur ses lèvres, un air de distraction continuel, faisaient dire aux camarades mendiants que Pasqual était un vrai songe creux, et que son esprit habitait un autre monde.

En ce moment, n'apportant aucune attention à des œillades significatives que lui lançait la jolie petite fille dont nous venons de parler, il marmotail à demi voix les litanies de la Vierge : Salve Maria stella.

La quatrième figure de ce groupe était une bonne petite vieille vêtue d'une robe noire très-ample. Le contour de son visage effilé n'était pas encore déformé. La délicatesse de ses traits, la finesse de sa peau, couverte maintenant de la pâleur de la vieillesse, aussi bien qu'un air de souffrance répandu sur toute sa personne, lui donnaient quelque empreinte de distinction étrangère à sa classe. L'ombre de la vieille dentelle noire de son béguin, qui flottait sous le vent, faisait passer comme un nuage de tristesse sur sa figure inclinée. Sa robe de bure avait encore la forme des vêtements qu'on porte dans le cloître; elle tenait son chapelet passé à ses doigts, et ses mains croisées dans ses larges manches, dans l'attitude des religieuses.

Quoiqu'elle ne fût pas bien avancée en âge, ses membres étaient déjà atteints du tremblement continuel qui appartient à la caducité.

Enfin, à deux pas d'elle, et de l'autre côté du grand vieillard manchot, était un gros bon diable de mendiant, perclus, écloppé, bien réellement privé de l'usage de ses membres, les jambes raccommodées de vingt étaux de bois, et marchant dans une espèce de charpente qui le soutenait de tous côtés. Avec cela doué d'une mine si gaie, d'une humeur si joviale, et qui se peignait si bien sur ses traits ronds et égrillards, que, malgré tous Icf< avantages dont il jouissait pour cela, il ne pouvait parve- nir à éveiller la pitié des passants; si bien qu'après te meilleures occasions de faire recette, dans lesquelles les mendiants se trouvaient réunis, ce bonhomme-là était souvent obligé de venir tendre le chapeau à ses confrères.

Par antiphrase, sans doute, il se nommait Corbillard.

— Ohé! rangez-vous donc, les autres. voilà la noce qui va venir, disait d'un air hautain et dédaigneux, a la foule des mendiants, le borgne à jambe de bois dont nous avons parlé! ,

Il n'y a pas de danger, Pasqual, répondit une vieille camarade qui arrivait en clopinant; tant. que le père Corbeau (elle désignait le vieillard à la tête de SaLan), tant que le père Corbeau ne sera pas à son poste, à côté du bénitier, et le goupillon à la main gauche, c'est que rien ne presse.

- Pasqual n'est pas si bête, dit Corbillard, le gros réjoui porté sur son échafaudage : il voudrait faire reculer les autres pour se trouver au premier rang.

— Oh ! qu'il n'a pas besoin de ça, répliqua la même interlocutrice; Pasqual sait d'autres moyens pour faire tomber l'aumône dans sa poche.

lit lesquels, s'il vous plaît? demanda celui dont on parlait ainsi.

— Je n'en dis pas de mal. quoiqu'ils soient peut-être moins chrétiens que de tendre la main.

— Tiens, la mère Jacquart qui croit encore à la sorcellerie! dit Pasqual.

— Et toi, si tu "eri doutes, pourquoi donc est-ce que lu perches chez une tireuse de cartes de la rue Saint-Jacques ? - -

- - Cette bêtise !

- Tu as une singulière manière de dire cela, Pasqual, et qui ne te défend pas du tout.

— Vieille folle !

— Allons, allons, la paix! dit Corbillard.

Puis, continuant à parler à la vieille boiteuse, et prenant par la main la jolie petite mendiante que nous avons signalée, il ajouta : - Savez-vous, madame Jacquart, que votre fille Robinctte engraisse sans savoir ce qu'elle fait, et va devenir toute ronde?

— Ne m'en parlez pas. Je lui dis tous les jours.

- Ça lui va! ça lui va ! reprit le vieux galant. La voilà fraîche et épanouie comme la rose de mai.

— La belle mine, vraiment, pour exciter la pitié ! quand elle va quêter auprès des bonnes âmes. C'est ridicule, mademoiselle, d'engraisser ainsi.

— Je ne mange pourtant qu'il ma faim, dit Robinette.

— Mais alors, c'est que tu as trop faim. Et puis tu bois joliment.

Ah"! je m'en souviens, reprit Corbillard. Est-elle drôle et gentille quand elle a une pointe de vin dans la tête? - - - - -- -

1 — Ça lui sied, j'en conviens. Cette enfant a toujours été portée là-dessus ; quand je la menais toute petite ait cabaret du Trou-à-Yin, qu'elle pouvait a peine marcher, elle allait tourner le robinet de la pièce qui était en perce et mettait sa tête dessous. De là, on l'a appelée UobiuoLLc.

- Tiens! c'est comme ça.

— Que lui est venu son nom de baptême, mais oui.

— C'est le baptême du robinet. Il valait bien celui de l'eau claire, remarqua Corbillard.

— Mais en ce temps-là, ça ne lui nuisait pas, reprit la mère Jacquart; elle restait toujours fluette et pâlotte; et quand je J'envoyais chanter sur la place publique, avec une guitare aussi haute qu'elle, elle faisait pas mal de recette.

— Et à présent, donc! interrompit Iiobinotle; quand je vas jouer aux Champs-Elysées, est-ce qu'il no m'en vient pas, des sous! et des galanteries. hein!

— Je te conseille, petite fille.

- C'est geuLilI reprit-elle en * agitant ses doigts sur


des cordes imaginaires, oh ! mais c'est gentil ! de faire de la musique sur l'air du Tra la jtt.

— Veux-tu te taire !

— Une petite charité, ma bonne dame s'il vous plaît.

(Donne-moi donc une prise de tabac).

Ces deux phrases furent adressées par Corbillard, avec une accentuation bien différente, on peut le croire, à une dame qui entrait à l'église et au père Corbeau; puis le bonhomme revint à Robinette.

— Sa petite figure maigrelotte lui valait mieux pour mendier, dit-il, j'en conviens. Mais c'est égal, elle me plaît mieux comme la voilà. Elle me plaît lout h fait.

Voulez-vous me la donner en mariage, madame Jaequart?

Veux-tu m'épouser, Robinette?.

— Non pas. La rose de mai et le corbillard, ça ne va pas ensemble. J'en aimerais mieux un autre, ajouta la petite en clignant des yeux du côté de Pasqual, qui ne la regardait pas.

— Je t'apporte en mariage, reprit le gros réjoui, mes soixante ans, ma béquille et l'espérance.

— L'espérance 1 Elle serait belle. monsieur Corbillard, vous me conduiriez droit au Père-Lachaise.

— Tout le monde y va, mon enfant. Le tout est de savoir passer à la porte du cabaret pour se réjouir un peu en route.

- A propos de ça, pourquoi donc est-ce qu'on vous appelle de ce vilain nom de Corbillard, puisqu'on vous voit toujours si bon vivant?

— Ma fille, vous commettez une grave erreur, répondit le bonhomme : un corbillard n'est pas triste, au contraire; rien ne réjouit tant la vue, parce que c'est tou jours cela qui amène le plus de profils à nous autres. Tout le monde ne se marie pas sur cette terre, et tout le monde meurt.

En ce moment, une rumeur subite interrompit l'entretien. De tous côtés on entendait des voix s'élever dans l'assemblée.

- De quoi?. qu'a-t-il donc à crier ainsi, le père François?

— Il se tourmente comme un aveugle qui a perdu son bâton, dit Corbillard en riant.

Car il s'agissait en effet d'un pauvre aveugle (aveugle en conscience), et qui avait perdu bien plus que son bâ-

ton ! - Oh! mon chien! où est-il?. avez-vous vu mon chien ? répétait sans cesse le malheureux. - Beau morceau! lui-répondait-on, un chien à moitié pelé, un caniche qui n'avait que l'âme.

- Mon pauvre chien !. mon seul ami en ce monde!.

sans qui je ne peux plus chercher mon pain!. sans qui je ne peux seulement retourner mourir sous mon toit !.

A ce moment, on entendit un hurlement sourd, qui se termina par un gémissement d'agonie.

On chercha d'où venait le son, et on trouva le chien de l'aveugle aux pieds du père Corbeau. mais le pauvre caniche ne hurlait plus !

Comme le vieux François allait recommencer ses lamentations, Pasqual le tira à l'écart et lui dit : — Ecoute, je vais te raconter ce qui est arrivé. Comme réellement tu n'y vois goutte, le père Corbeau, quand les autres avaient le dos tourné, mettait la main dans ta sébile et prenait tes sous. Ton chien voyait cela depuis longtemps; il en voulait à Corbeau et tâchait de l'attraper.

Aujourd'hui, comme le vieux drôle avait la main au plat, ton caniche l'a saisi à la jambe, l'a mordu et remordu jusqu'au sang. Alors Corbeau a broyé le petit chien sous ses pieds, où il vient de rendre l'âme.

— Oh ! malheur! s'écria l'aveugle; mon pauvre chien.

Où est-il cet affreux Corbeau ?. Je vais.

— Tu vas te taire et ne faire Semblant de rien, parce que Corbeau est plus fort que toi et te pilerait comme ton chien. Ainsi va le monde, mon vieux.

Pasqual retourna tranquillement à sa place.

Là, on se pressait et on se poussait avec acharnement.

C'était auprès de la grande porte, où on se trouverait sur le passage de la noce. Les injures, les coups de poings et de sabots allaient leur train. Pasqual vit la faible Jeanne (la vieille mendiante au visage pâle et aux vêtements de ferme claustrale) rudement ballottée par tes camarades.

— Voulez-vous bien faire de la place à Jeanne? dit-il

d'un ton impérieux et en se servant de.sa béquille comme un suisse de sa hallebarde : vous allez la renverser, cette pauvre femme.

— Oui-dà, dit-on ; une place au premier rang pour qu'elle attrape tout!

— Non, non, repondit d'une voix humble et douce la petite vieille en béguin noir. Vous savez. 1111 petit coin à l'écart. ça me vaut mieux.

- Tu es si l'aiblo, pauvre Jeanne, reprit Pasqual.

- Ca irait encore, mais c'est le tremblement qui me tient dans les membres. Je vais là-bas m'adosser contre le mur, ajouta-t-elle en se retirant au fond du péristyle.

, Un petit garçon, nommé Pierrot, et qui avait vécu jusque-là parmi les mendiants, courut vers la bonne femme en lui apportant une escahellc.

Ut, dit-il en posant le banc à terre; asseyez-vous làdessus, mère Jeanne; vous serez bien gentiment.

Illitis l'oiraiit, dont l'attention fut attirée à l'instant vers la limite droite de la colonnade, se mit à battre des mains et à rire de toutes ses forces, en disant : — Comme ils se bousculent par ici ! comme ils se bousculent !

Il. s'agissait là d'une importante affaire.

Un nègre tordu, bancal, estropié du haut en bas, voulait se hisser sur le péristyle pour prendre sa part des aumônes qui allaient être faites. Mais les mendiants. 11e reconnaissant par l'égalité des races, avaient effectué contre le noir une levée do bâtons et le menaçaient en criant : — A bas, Jupiter !. à bas !. vilain païen,;qui ose bien porter sur son visage la couleur du diable !. Veux-tu te sauver !. veux-tu !

Le négrillon bondissait à chaque signe des gourdins et des béquilleseomme une toupie sous le fouet; puis se tenait raide, perché sur une jambe, à la manière d'un' coq- d'Inde.

Car le pauvre garçon avait tout un côté de .sa personne hors de service. A la suite d'une chute, le bras gauche cassé s'était retiré et arrondi, la jambe avait pris le môme tour et ne touchait plus la terre que lorsqu'il le fallait pour marcher. Si bien que Jupiter, dans son état actuel, sontblait une moitié d'homme à laquelle on avait adapté des membres d'occasion, assortissant à peu près.

Du reste, agile, vif et malin, comme si de rien n'était.

Repoussé par ici, il tournait rapidement l'église et tâchait de grimper par là. Les yeux en avant, le corps rampant, il escaladait quelques degrés, et, mis en fuite de nouveau, il excitait les rires et les applaudissements de la bonne engeance humaine. Au centre de l'assemblée, on entendait une psalmodie continuelle, un bourdonnement d'oremus que les pauvres débitaient en tournant leur chapelet; car le rosaire, que les chevaliers français tenaient à honneur de porter, se retrouve encore aujourd'hui entre les mains des mendiants.

Pendant ce temps, beaucoup de personnes étrangères à la noce, mais attirées par la curiosité, entraient à l'église.

Dans ce nombre, un homme d'une quarantaine d'années, assez proprement mis, tenant un jonc à la main, passait d'un air d'aisance en raffermissant les boutonnières de son habit. 11 fut remarqué par la troupe mendiante, à laquelle il appartenait à un degré plus élevé.

— Bonjour, monsieur Friquet, bon jour. lui disait-on.

— Tiens ! il ne nous répond rien ! parce qu'il a des habits chicandards, et qu'il va demander chez les particuliers, au lieu de tendre la demi-aune dans la rue. C'est ça. il vient à l'église pour examiner un peu les l'iohanls, saisir leur physique et s'informer de leur domicile.

— Avec ça, il n'en manquera pas de richards à cette noce.

— C'est donc du cossu ? demanda une pauvresse en saisissant ce propos.

— Tout ce qu'il y a dans le grand, répondit une autre voix.

Et les caquets au sujet du mariage qui allait avoir lieu circulèrent dans toute la bande.

— Dans le grand. entendons-nous, dit une voix nazillarde; c'est-à-dire du côté de la femme, qui est riche et cousue d'or!


— Tu connais cela, toi, la Bibetlc ?

- Bien sûr. c'est une dame très-aumônieusc. Je vas tous les premiers de mois chez elle recevoir la paie, et j'ai entendu dire aux domestiques de quoi il retourne.

La dame a du bon bien du côté d'un premier mari ; mais celui qu'elle prend n'a ni sou ni maille. vu que son père est un mange-tout. chez qui on a vendu la maison l'année passée.

- Débine complète, ça se voit ! -

— La noce!. la noce!. cette voiiure là-bas!. au fond de la place !.

— Eh! non, butor. c'est un sapin..

— Ah ça! dit madame Jacquarl en revenant à la charge, pourquoi donc est-ce que la riche veuve épouse ce va-nupieds ? ,

Elle en tient pour lui. oh! mais là. le cœur tout à fait pris !

- Et lui, est-il bien amoureux ?

- Est-ce qu'on sait!. Ces pauvres femmes, ça aime toujours. à la grâce de Dieu !

- Ôh ! les voitures !. les voitures cette fois.

- Faut regarder le père Corbeau pour savoir. Oui, le voilà à son poste à côté du bénitier. c'est bien la noce qui arrive.

- Les voilà qui aboulent par ici. Y en a-t-il de ces carrosses dorés sur toutes les coutures, et qui portent la croix d'honneur! (

Un instant après, les mariés étaient entres dans l'église; la nombreuse et brillante assistance avait pris place sur les sièges rangés dans le chœur, et la cérémonie commençait.

Le recueillement régnait dans toutes les parties de l'cdifice sacré. Le silence d'alentour faisait ressortir la voix lente et grave du prêtre, prononçant les paroles sacramentelles dans la langue antique que l'on comprend avec l'âme et dont l'impression est si puissante.

Les mariés étaient agenouillés au milieu du sanctuaire, entre les deux cierges bénits dont les flammes représen- tent les deux existences qui vont devenir scmblablcs.

Ces nouveaux époux attiraient et fixaient les regards, non par la curiosité vulgaire qu'excite toute personne parée du bouquet de noce, mais par un intérêt qui se faisait sentir autour d'eux sans qu'on, pût Je définir. Quelque chose révélait que des événements importants de la vie morale avaient passe entre eux, qu'un ordre élevé de sentiments présidait à leur union. Leur émotion à l'un et à l'autre étail vive et profonde, et se communiquait a tous Jes assistants. ., u. -- dU

Valentine, veuve de Neuville, qui épousait en ce moment M. Herman de Rocheboise, n'était pas régulièrement belle. Grande et svelte, brune et pâle, rien ne frappait en elle au premier regard; elle tenait ses yeux baisses sur son livre, et nul éclat ne jaillissait de son visage.

Son front élevé, ses sourcils épais, ses traits bien accentués révélaient la force et la fermeté de son caractère ; en même temps, l'ensemble de sa physionomie exhalait une douceur et une pureté d'âme extrêmes. On sentait que si elle apportait l'énergie de volonté, ce serait à de saints devoirs ; que si elle déployait la constance et le courage, ce serait pour les plus nobles entreprises du cœur.

Sa stature mince, frôle et un peu penchée, était pleine de grâce : dans sa taille, ainsi que sur ses traits, le charme n'était pas dans la forme, mais dans l'expression. Au milieu de la splendeur qui l'entourait et de l'éclat de sa fortune, elle n'avait de parure que la longue et précieuse 4en:telle de son voile, sans Heurs ni pierreries. Elle ,80111' blait n'avoir attaché de prix, parmi tous les ornements de la richesse, qu'à l'objet symbolique qui appartenait à la cé.

rémonte de ce jour.

Herman de Richeboise, à qui elle donnait sa main, réunissait tout ce que la nature peut prodiguer de séductions extérieures : la régularité, la distinction des traits, les riches proportions, l'élégance de la taille, la noblesse, le charme d'expression qui ne se décrivent pas. Au milieu des jeunes hommes qui formaient son cortège, on eût dit que sa supériorité personnelle, sa beauté admirable, plutôt qu'une circonstance passagère, t'avaient fait choisir pour occuper la place d'honneur devant l'autel paré de sa .pompe.

On pouvait pourtant remarquer sur ce visage si accom-

pli une nuance de pâleur et des sillons prématurés, empreintes de soucis, de fatigues et de peines; mais ce n'étaient que des traces laissées par d'anciennes souffrances et l'expression qui régnait alors sur les traits d'Hermaiî de Rocheboise était toute de paix et de douceur.

Un rayon oblique de soleil, en passant dans le voile de Valentine, portait son reflet do blancheur diaphane et pure sur le front du jeune homme; et il semblait de môme que l'heureuse influence do la femme à laquelle il s'unissait répandît sur lui cette empreinte de douce sérénité dont il offrait l'aspect.

Parmi les personnes du cortège, il n'y avait à remarquer que le père du nouveau marié, le vieux comte de Uop-hcboise.

C'était un ancien noble ruiné, qui, après une existence plusieurs fois bouleversée, voyait avec une satisfaction extrême sa maison relevée par le riche mariage de son fils.

Il portait haut, ce jour-là, sa tête grise, ravagée par les années. Assis carrément dans son fauteuil cramoisi, il regar- dait de tous côtés pour se montrer davantage. En l'absence des sentiments de tendresse et de piété, qui ne l'absorbaient guère, il s'occupait à faire tourner entre ses doigts sa tabatière d'or.

Dans co moment oit il posait pour la foule, sa physionomie était plutôt hautaine que digne; et s'il se délassait un moment de cette expression composée, ses yeux socs et errants, ses traits épais, aux muscles détendus, n'indiquaient plus qu'une nature vulgaire, avec l'étroitesse de senliments et la duplicité d'esprit.

La cérémonie terminée, les mariés et les assistants ce rangèrent pour la sortie de l'église, qui a quelque chose d'imposant dans ceux dont une seule minute vient de changer la destinée pour la fixer dans une voie éternelle.

Le départ du cortège s'effectua lentement.

C'est le moment propice pour la bande des mendiants; le moment où l'on est trop riche pour refuser l'aumône, trop heureux pour la mesurer, et où l'argent tombe comme la neige.

La première main qui se présente est colle de la jolie Robinetle : vive, légère, hardie, la petite fille se jette sans façon devant les pas des mariés.

En cet instant, son visage se trouve éclairé en face par un chaud rayon de soleil, qui fait éclater les nuances de son teint et dessine d'une ligne de lumière les contours modelés de sa taille épanouie. Elle demande l'aumône, et son accent lamentable, selon l'usage, contraste d'une manière toute charmante avec le timbre frais de sa voix, avec le contentement qui fait sourire ses lèvres et resplendir ses beaux yeux.

- Cette enfant de la misère est, en dépit de tout, si séduisante, que M. Herman de Rocheboise ne peut s'empêcher de la regarder. Il cherche pour elle la plus grosse pièce de sa bourse et accompagne son aumône d'un sourire.

Les mendiants arrivent de tous côtés en élevant plus haut leur concert lamentable et en croisant les chapeaux tendus les uns sur les autres.

Un seul d'entre eux, Pasqual, fait un mouvement opposé. Du premier rang, où il était, il se rejette subitement en arrière, quoiqu en tenant toujours son regard ardemment fixé sur le nouveau marié, puis il va s'adosser contre un pilier et demeure à l'écart. Soit qu'il dédaigne une faible aumône, soit qu'il cède à un mouvement d'originalité dont ses compagnons le disent atteint.

Le magnifique équipage qui attend les mariés et le comte de Rocheboise est arrivé en face de la grande porte.

Valentine, avant de descendre les degrés, se retourne encore une fois pour voir si elle n'a plus d'aumônes à faire; Herman, par une imitation machinale, jette sur la foule un regard semblable.

Il voit alors les membres de cette horde ignoble, dépouillant déjà leur maintien humble et pleureur, se tirailler, se heurter brutalement les uns les autres, se ruer sur quelques piècos de monnaie qui, dans l'abondante distribution, sont tombées à terre, et boxer intrépidement pour en arracher la capture. Puis, au delà de la foule tumultueuse, glapissante, son regard découvre au fond du péristyle, à l'ombre d'une colonne, une pauvre vicitto, assise seule en un coin obscur, et dans l'attitude d'une douloureuse résignation.


Il se reproche que cette humble créature, qui n'a rien osé demander, n'ait rien reçu do lui. Dans un élan de pitié, il perce le rassemblement, s'approche do la mendiante et jette une pièce d'or dans son tablier.

Cette femme est la pauvre Jeanne, que nous avons vue quitter la troupe mendiante pour aller s'asseoir à l'écart.

Au mouvement du jeune homme, elle, tressaille; son visage s'illumine d'une expression de joie indéfinissable, mais qui doit tenir aux plus profondes émotions do l'âme.

Une larme se forme rapidement a sa paupière et roule sur son visage pâle. Puis, par un mouvement dont la vivacité tranche avec cette expression mélancolique, elle saisit la pièce d'or, la baise et la place dans le corsage de sa robe noire.

Ilerman, surpris et ému, est prêt à adresser quelques paroles de boulé à cette pauvre femme, lorsqu'on vient l'avertir que tout le monde l'attend pour monter un voiture.

Ce faible incident s'est passé en une minute et sans être remarqué de personne.

Le cortège est réuni, et déjà la file des superbes équipages fraie rapidement son sillon au milieu des flots du peuple amassé sur son passage.

Cependant, au péristyle de Saint-Sulpieo, les mendiants, tout compte fait de la monnaie qui s'écoule en leurs mains, des chapeaux et des sébiles, sont parfaitement satisfaits de la recette de ce jour. lis se répétent joyeusement l'un il l'autre : - Ce soir, au Trou-à-Vin.

Pasqual s'est 7311 même temps approché de Jeanne, et tous deux se disent aussi, mais d'une voix plus basse : — Ce soir, au Cimetière de Vaugirard.

Il LE TROU-A VIM.

Sur le boulevard d'Enfer, au coin de l'étroite et solitaire rue Lacaille, est une taverne large ci basse, à façade vermoulue, lézardée, peinte en rouge, marbrée de boue et percée de quelques fenêtres étroites a petites vitres compactes, à châssis délabrés. Au-dessus de la porte d'entrée est écrit en lettres difformes : Au Trou-à-Vin. Mitouflel, traiteur. Fait noccs et flJstitu, Après avoir franchi la porte d'entrée garnie de l'éternel rideau l'onge,. on entre dans une première salle ouverte il tout venant; puis, de là, dans une pièce plus spacieuse, donnant sur la rue déserte du faubourg, pour la satisfaction des buveurs qui désirent continuer leurs libtltions et leurs bachiques refrains au delà de l'heure sacramentelle de minuitsans être dérangés par la police.

Il est huit heures du soir.

Un certain nombre de mendiants sont attablés dans cette salle. On y retrouve les personnages que nous avons signalés à l'entrée de l'église Saint-Sulpice. Le vieux Corbeau, le donneur d'eau bénite, le philosophe Corbillard, Pasqual, l'un des privilégiés de sa classe, et même le nègre Jupiter, si malmené le matin, mais qui garde sous la paille de son taudis quelques pièces rondes venues d'un temps meilleur, et qui lui servent à payer son écot à chaque partie qui se présente.

Des femmes ont aussi pris place à table. Les plus marquantes de la société sont madame Jacquart, mademoiselle Rose, sa sœur, petite vieille fraîche et avenante, qu'on voit siéger depuis trente ans sous le porche de l'Abbayeaux-Bois, et la jolie Robinette, l'enfant gâtée de la gent mendiante. -- ----

1! n'y a ce soir au Trou-à-Vin que la petite réunion intime de chaque lundi, formée des plus habiles et des plus heureux des pauvres, de ceux qui trouvent encore dans l'aumône un peu de superflu. - Cependant, malgré le peut nombre des assistants, il se rencontre là les divers typés de mendiants. Beaucoup d'entre eux sont enfants de la balle et mendient comme mendiaient leurs pères: d'autres, de bons vivants, qui Veulent seulement exister sam rien faire. Quelquesuns sont jetés sur le pavé de la rue par les infirmités ou la perte de leurs lJicJ¡.,. Mais la paresse et l'inertie recru-

tent surtout ces bandes. Ii est beaucoup do gens qui, tout en sentant le besoin d'une existence honnête, et mômo l'ardeur de tous les biens, reculent devant le travail qui peut los faire obtenir; il en est beacoup d'autres qui, avec les instintes du brigandage et du crime, faiblissent devant la perspective du bagne ou de l'échafaud; et la mendicité recueille dans son vaste giron toutes ces lâchetés.

Bien qu'il soit encore de bonne heure, tes habtiués du Trou-à-Vin, pour la plupart paysans de la banlieue, sont déjà repartis pour leurs gîtes, et les mendiants restent seuls au cabaret. On a longtemps parlé d'affaires, des diferenls quartiers qu'on doit se partager, des ruses de guerre qu'il serait bon de rajeunir et de perfectionner. Mais maintenant le vin échauffe les tètes ; on rit, on trinque, on chante eu chœur. Corbillard rend ses soins à mademoiselle Rose, et lui tient des propos galants que ses soixante ans 11e refroi- dissent pas trop ; Robinette route ses beaux yeux à demi fermés du côté de Pasqual, et croit ainsi lui lancer des regards d'amour, qui sont bientôt suivis d'un franc rire d'enfant.

Pasqual, à la vérité, est bien changé a son avantage

depuis le matin. Il n'a plus le bandeau sur le visage et la jambe de bois, qui ne servaient qu'à tenir en retraite un œil vivement allumé et une jambe très-alerte.

Sa ligure, maintenant, présente un front large et austère, des traits réguliers, une physionomie qui, avec l'aspect un peu sauvage qu'imprime la vie vagabonde, et une gravité sombre, montre pourtant quelque élévation, et respire surtout la force d'âme, l'intelligence et le courage.

Robinette, assise a table au milieu de ses ignobles com- pagnons, apparaissant entre deux brocs do vin, et. à la lueur de chandelles fumeuses, ressemble à l'iris rosé éelos au milieu des marais Cependant toutes ses grâces et tousses sourires ne ren- contrent dans celui qu'ils vont chercher qu'un marbre froid, sur lequel ils glissent sans pénétrer.

Il vient d'entier un personnage d'importance dont le chapeau est res'.é cloué sur la tète. C?est M. Ftifluot, le mendiant à dOllliei/e, qui veut bien faire l'honneur à ses confrères de plus bas étage de venir goiiler leur vin de dessert. -

— Eh bien ! dit maître Friquet après les premiers com- pliments et les premières rasades, comment vont les affa ires?

- il 11e faut pas demander cela à ces messieurs, interrompt madame Jacquart. Le père Corbeau reçoit des sous pour chaque goutte d'eau bénite, qui ne cofitc pas graud'eliose à M. le curé ni à lui, et c'est un bénéfice tout clair. Pasqual a la science du diable pour faire tomber l'aumône dans sa poche. Mais, quant à moi, je puis dire pourtant que la semaine n'a pas été mauvaise.

— Les fêtes de Pâques viennent de finir, dit le vieux Corbeau; les ornees, les sermons ont réchaullé tes consciences. Pâques t'ait venir ta charité dans les âmes comme les fleurs dans les prés.

— Jupiter ne peut pas savoir ça, dit le nègre-en parlant de lui d'un air de grande pitié; les mauvais amis empêchent toujours Jupiter d'approcher du monde, si bien qu'avoir pas pu seulement apercevoir le marié .ce matin.

- Ça n'est pas fait pour toi, moricand.

Et vous, des beaux seigneurs, oui-dà !

- Nous sommes au moins du bois dont on les fait; mais toi, c'est autre chose.

— Quand moi viens ici payer l'écot, vous trouvez bien moi un homme comme un autre.

-- - .;. 8

— Bah ! c'est qu on y met >'<J ta complaisance.

— Et toi, mon vieux, toujours gaillard, reprend Fri- quet en regardant Corbillard et son faisceau de béquilles.

Toujours gai et coulent de la vie?

— Mais oui, mais oui, puisque je la mène longue et bonne.

Et comme on rit à la rontle du pauvre perclus : — Il rêve, dit Pasqual: ne l'évoillez donc pas.

- Mon Dieu, de quoi me peindrais-je? reprend le bonhomme; d'être pauvre? Au lieu de l'hôtel, si je n'ai que la borne, il ne fait pas plus beau soleil dedans qu'à la porte. On n'est pas plus longtemps jeune et content en


haut qu'on bas. Le pain ne m'a jamais manqué, Dieu merci, ni le tabac ni la goutte.

— A la bonne heure!

— Eh! eh ! vous croyez donc que tous les biens que le Pore éternel envoie sur cette terre s'arrêtent à la montagne?. Mais non; s'il tombe du ciel des alouettes toutes rôties, il en vient bien (IUelques-lmes jusqu'en bas.

— Vrai ! père Corbillard.

— Une petite charité, ma bonne dame, s'il vous plaît!.

Et voilà le joli visage qui se tourne, le boursicot qui s'ouvre, la petite main qui se tend, la pièce blanche qui sonne.

lût avant la pipe, le litre à douze, et même la fillette pour trinquer avec vous. Comme il est dit dans ma chanson, mes enfants, au courant du ruiçseati!

Les mendiants applaudissent et se mettent à chanter en chœur la refrain de la chanson composée par Corbillard : Enfants perdus, dans la nature entière, Il n'est pour nous vendange ni moisson; Mais le pain tombe avec notre prière, Et le vin coule avec notre chanson.

, Nous mourons tous, sans regret, sans envie, Sur ce pavé qui fut notre berceau, En attendant, laissons aller la vie Au courant du ruisseau.

Et tous ensemble ils répètent : Au courant du ruisseau!

— A boire! à boire! s'écrie Robinette, dont la voix fraîche et sonore a dominé toutes les autres.

— Garçon, six bouteilles de Châblis, dit Pasqual ; c'est moi qui paie. , ,., A'

- Ah ça, demande Friquet a celui qui vient de laire cette commande, c'est donc vrai, mon garçon, ce qu'on dit de tes moyens?

— On dit ce qu'on veut, répond Pasqual en fronçant le sourcil, car, an fond, on ne sait rien de moi.

— C'est pourquoi on en parle, observe madame Jacquart.

— Voilà une bonne raison !

— Sans doute, répond' Corbillard, c'est pour te punir d'avoir des secrets. Raconte ton. histoire, on n'en parlera plus.

— Mon Dieu ! ce sera bientôt fait, dit Pasqual d'un air réfléchi. Ecoutez, puisque vous le voulez. Je suis né dans une espèce de désert. sur les côtes de la Bretagne. Mes premières années se sont passées dans cette solitude, où je ne voyais personne au monde que mes parents. Mais tout jeune encore, lorsque je commençais à travailler la terre, en remuant le sol, sous une épaisse touffe d'herbes, je trouvai un trésor qu'on y avait enfoui.

Un trésor! s'écrie-t-on. ,

Peut-être n'en eût-ce pas été un pour d'autres que pour moi, reprit Pasqual avec un regard rêveur. Mais moi, j'y trouvai de quoi m'enrichir subitement et prendre une existence nouvelle. Notre pauvre cabane se changea en un séjour enchanté; la campagne s'embellit à l'entour. Mon père et moi nous passâmes bien des années dans ce paradis qui devenait plus délicieux tous les jours. Nous espérions y vivre et mourir en paix. Mais dans un jour d'orage, la mer arriva jusqu'à nous, et d'un seul coup de sa lame exécrable, maudite, elle renversa et détruisit de fond en comble l'édifice qui faisait tout mon bonheur.

— Avec quel regard tu dis cela, Pasqual !

— On dirait qu'il en veut encore à la mer !

— Oh ! oui, je la hais, cette puissance orgueilleuse, implacable, qui, depuis le commencement du monde, ne se sort de sa force et de sa grandeur que pour opprimer et désoler ce qu'il y a de faible autour d'elle. — Pasqual, mon ami, tu sembles plutôt parler de la puissance des grands que de celle de la mer, murmure Corbillard.

— Ensuite, Pascal ?

— Eh bien ! mon père succomba dans le désastre. Et moi, seul, ruiné, banni de ma campagne dévastée, je n'avais plus qu'à mener, en quelque lieu que ce fût, une existence vagabonde. C'est alors que je suis venu ici apporter ma misère.

— Misère, si l'on veut, réfléchit madame Jacquart. Tu as bientôt été impatronisé chez la mère Machelu, qui t'a appris des sortilèges pour faire du monde ce que tu veux.

— J'avoue, reprit Pascal en souriant, que depuis ce temps j'ai vécu nuit et jour avec un hôtesse qui m'a appri§ bien des choses, et donné le moyen d'arriver peut-être à des entreprises que les forces d'un pauvre diable comme moi ne suffiraient pas à fournir.

— Cette histoire est fièrement curieuse, dit quelqu'un.

— Et pas trop claire, remarqua madame Jacquart.

M. Friquet, depuis un instant, n'écoutait plus la conversation entamée par lui, et regardait Robinette de son œil terne et froid, fixement attaché sur la petite fille.

- Madame Jacquart ! dit-il enfin.

— Hein ?

—Savez-vous que votre fille pourrait faire mieux que de ramasser quelques gros sous dans la rue.

Il prit alors Robinette entre ses genoux, et la @ fit tourner en tout sens, comme s'il jouait avec une poupée.

— Vraiment oui, eontillua-t-il, un amour de petite fille, hardie et délurée, ça ferait la meilleure pauvre honteuse qu'on pût voir. On l'enverrait dans les maisons avec un

bon certificat la disant fille unique d'un père paralytique, ou sœur aînée de douze petits frères à la brochette.

Puis, sans attendre la réponse de madame Jacquart, qui riait d'un air ébahi, il se mit à faire poser la jeune tille dans les attitudes les plus dolentes, à lui enseigner lus accents de voix pleureurs qu'il fallait prendre en présentant ses equêtes.

Robinette, qui se prêtait d'abord à cette leçon avec assez d'ennui, ouvrit cependant de grands yeux quand on lui dit qu'elle porterait désormais de meilleures robes, irait se promener dans toute la ville, et aurait ses entrées dans les grandes maisons.

1 — Tiens! dit-elle en se frappant le front, j'irai précisément chez ce beau monsieur. le marié de ce matin. qui me regardait d'un air si drôle en sortant de l'église.

— Tu t'es imaginé cela, dit sa mère.

- Non, bien sûr. Il a cherché dans sa bourse une pièce de cent sous exprès pour moi. et. je ne sais'I'i!:-; dire pourquoi, mais je suis certaine qu'il m'en donnera encore.

— Au fait, dirent quelques mendiants de la bande. Do nouveaux mariés. une fortune refaite tout à neuf, à ce qu'on dit, c'est une maison à exploiter.

— Ça no vous regarde pas, vous autres, dit sièrement le mendiant à domicile.

— La première idée vient de Robincttc, ajouta Pasqual; (Xitte maison lui appartient.

— On pourrait toujours demander au sacristain le nom et l'adresse.

— Je les sais, moi, reprit maître Friquet, et cela S!If'lit..

— Tiens! tiens! monsieur Friquet a déjà pris ses mesures. Mais il y a place pour tout le monde, repartirent les gueux. - -

— Vous ! est-ce que vous avez une tournure à vous présenter dans un salon !

— On peut toujours entrer dans la cour en jouant un air de vieille ou de clarinette, dit un mendiant à figure patibulaire, pour examiner les êtres de la maison.

- Et revenir le son' à la brune, ajouta un autre musicien de rue, qui n'avait pas une meilleure mine que son compagnon.

- Que je vous y prenne, canaille ! gronda le père Corbeau, le président des mendiants, en empruntant un air de superbe indignation. Revenir à la brune. oiseaux de nuit. pour donner peut-être des coups de bec aux maîtres du logis.

—Non, pas de bêtises, enfants, ajouta Corbillard. Il faut respecter dans la fortune des grands la volonté de Dieu, qui la leur donne.

— Tu parles d'or, mon vieux, dit madame Jacquart. Il faut bien que les riches restent riches pour continuer à faire l'aumône. Où en serions-nous, sans cela ?

— Quand cela se pourrait, je ne prendrais pas un cheveu de leur tête, reprit le philosophe.

— Moi, dit Pasqual, je prendrais bien jusqu'à la dernière goutte.

De leur sang! malheureux, interrompit Corbillard, frappé du regard ardent qui accompagnait ces paroles.

— Je voulais parler de mon vin de Chablis, dit en riant Pasqual, qui, en effet, égouttait dans son verre la fin de la bouteille.


— Pendant ce colloque, les autres mendiants s'étaient remis à chanter à cœur-joie. Friquet s'évertuait toujours à éduquer Robinette, à lui faire faire l'exercice.

— C'est cela, mon enfant, disait-il. (Et aux progrès de la petite, il souriait d'un air paterne, devant prélever un droit sur ce qu'elle gagnerait par ses soins.) C'est bien, nous y voilà. La tête droite, les yeux baissés, très-baisses, et même par instants, fermés tout à fait. Tenir surtout un langage édifiant.. car il faut bien prendre garde à jurer, petite, au contraire parler a tout propos de la Vierge et des saints; on peut toujours se recommander des connaissances qu'on a au ciel, elles ne vous démentent jamais. Et puis l'accent bien lamentable. des larmes dans la voix.

A cet endroit de la leçon, Robinelte lit entendre un vif éclat de joie et bondit dans la salle. Ses compagnons chantaient à gorge déployée une ronde gaillarde; elle voulait danser et l'aire danser Pasqual avec elle, de force ou de gré. Enune minute, elle cul fait en sautant le tour du cabaret, mais ce fut vainement, elle n'y trouva plus Pasqual.

Dix heures venaient de sonner à l'horloge voisine, et Pasqual était allé rejoindre Jeanne au rendez-vous que tous deux s'étaient donné.

III LE BOSQUET DU CIMETIÈRE.

Le petit cimetière de Vaugirard, qui présente à peine l'étendue d'un jardin, est enclos d'une haute et vieille muraille et n'a d'entrée qu'une petite porte basse, surmontée d'une croix. Bien que situé aux portes mômes de Paris, cet endroit est solitaire et presque entièrement ignoré.

11 n'y a dans ce champ funèbre ni mausolées ni tombes rehaussées d'ornements, mais seulement quelques pierres lumulaires formées d'une simple dalle nue, un peu soulevées à la tête, dans l'attitude du sommeil, et un grand nombre de tertres de gazon surmontés d'une croix.

Tombé en désuétude et formé depuis quelques années, ce cimetière est désert à toute heure. La tristesse de l'abandon, de la solitude, ajoute à celle du lieu ; et tous les symboles de la mort sont eux-mêmes brisés et en ruine.

C'est partout un épais fourré de végétation libre et sauvage, où se mêlent les sombres masses des arbres d'hiver et les fraîches touffes des sureaux et des acacias. La mousse couvre les pierres funèbres, le gazon monte en hautes herbes, en épis, en tiges d'iris, qui effacent les an-

ciennes allées; les ronces, les plantes grimpantes se croisent sous les voûtes de branchages. Les pierres des tombes sont détachées de leurs assises; les croix qui se penchent, en appuyant un de leurs bras sur le sol mortuaire, semblent aussi descendre au cercueil. -

Au moment où nous y entrons, à dix heures du soir, la lune éclaire largement-cette enceinte; l'air est d'un calme profond. La masse de feuillage forme un seul plan d'ombre, ondulé dans son étendue, découpé sur ses bords par les cintres gracieusement jetés des grandes branches d'arbres, et ce rideau obscur se détache sur le fond de l'atmosphère vivement argentée. Au-dessus règne un ciel admirablement pur, où les astres sont revêtus d'une teinte do blancheur dans l'éther transparent éclairé par la lune.

Une certaine partie de ce cimetière est appelée le coin des églantines. On y trouve, en effet, un épais taillis de rosiers sauvages, tout couverts de boutons rosés et de fleurs d'une nuance plus pâle, sur lesquels voltigent les papillons de nuit.

Au milieu de ces arbustes est une humble tombe sans inscription, et ou sont seulement gravés deux noms.

Jeanne est déjà arrivée dans cet endroit. Assise sur l'herbe, les regards baissés, elle dit son chapelet avec une tristesse calme, étant habituée à venir sous ces ombrages faire sa prière de chaque soir.

Le vol des papillons, le faible mouvement du rosaire de Jeanne, sont également silencieux, et rien ne paraît exister dans cette profonde solitude.

Pasqual arrive du fond d'un sentier rempli d'herbes et tracé seulement par la voûte des arbres.

Avant d'entrer dans le taillis, il s'arrête un moment, comme lorsqu'on laisse apaiser les battements de son cœur avant de pénétrer dans un lieu qui impose; il secoue la tête et passe la main sur son visage, qui se montre ensuite empreintde fermeté, de calme et do froideur. Puis il s'avance parmi les églantiers.

— Vous ne m'avez pas oubliée, Pasqual, dit la vieille femme en se retournant au bruit de son pas.

— Je ne le pouvais pas. Vous savez, Jeanne, que j'ai de l'affection pour vous, et aussi pour cet endroit isolé et tranquille.

— Pour moi, oui, c'est vrai. Vous m'avez souvent secourue et toujours protégée contre les mauvais traitements des autres, et ce matin encore.

— Les misérables voulaient vous arracher votre part d'aumône.

Us s'étaient aperçus qu'on m'avait donné une pièce d'or, et m'attendaient derrière l'église pour me la prendre. J'y tenais tant à cette pièce d'or. Oh f oui, je serai morte avant de la céder. Mais vous n'avez eu qu'à vous mettre devant moi pour les faire sauver. car il vous craignent tous, Pasqual!. Je vois tous les autres trembler devant vous, moi qui n'ai reçu de vous que des marques de bonté.

— Ma pauvre Jeanne, je suis bien aise de vous connaître, puisqu'il en résulte un peu de bien pour vous.

- C'est ici justement que nous nous sommes rencontrés. - - - -

- Oui, dit Pasqual en s'adossant contre le tronc d'un cyprès, où la lueur de la lune se répandait sur son visage.

Comme je venais un soir dans ce cimetière, je vous ai trouvée agenouillée à cette place. Vous aviez éloigné tes ronces qui couvraient ce tombeau et posé-sur la pierre une couronne d'immortelles. Vous apportiez des fleurs et des prières sur cette pauvre tombe qui n'en avait peut-être jamais eu; qui est seule, cachée à l'ombre de ces arbres, et dont, sans vous, personne n'eût jamais connu la-place.

Ça m'a été au cœur, Jeanne, c'est vrai, et, depuis ce jourlà, je me suis senti attaché à vous.

— Mais vous-même, Pasqual, en parlant de la solitude de cet endroit, comment se fait-il que vous y veniez ?

— Moi, j'ai été élevé à la campagne; le soir, quand j'ai la tête fendue du soleil de la rue et des fumées infectes de la taverne, j'ai besoin de respirer un autre air avant de me coucher, et je viens ici. Puisque le jardin des morts n'est pas, comme les autres, fermé au mendiant.

- Alors, reprit Jeanne avec émotion, vous ne portez aucun intérêt à cette tombe et ne l'avez jamais regardée ?

— Non.

- Voyez, reprit-elle en soulevant les tiges d'églantier qui dérobaient les rayons de la lune, voyez, cette pierre porte pour inscription : Pierre et Marie, avec une seule date pour le jour de la mort. Mais quoiqu'on lise deux noms gravés ici, le corps seul de Marie repose dans le cercueil.

-_. - - - ., -

— Et l'autre dépouille mortelle?

— Dieu seul connaît sa place.

— Sans doute, Jeanne, la personne qu'on a déposée ici vous était chère ?

— Elle m'était étrangère, et. je ne l'ai vue qu'une fois. -

— Et vous venez sur sa tombe par une tendre pitié !

— Non, par expiation.

- Comment?

— Marie est morte bien jeune. sacrifiée aux fautes d'un autre. et. il faut que je vous le dise, Pasqual, ce n'est pas pour la victime que je viens prier ici.:, c'est pour le meurtrier.

— Que dites-vous ?

- Je crains que le malheur ne s'élève pour lui de cette pierre funèbre.

Cet homme vous intéresse donc bien, ma pauvre 'Jeanne, que votre voix tremble ainsi ?

Jeanne ne put rien répondre.

— En ce moment, reprit Pasqual, cet homme est-il donc abandonné du sort et livré au premier danger qui viendrait se - présenter?

- Il est jeune, beau, noble, riche, et uni depuis ce ma-


lin il une femme douée (lu Miles les grâces et de Imites les vertus.

- Ah ! c'est lui dont le mariage a été consacré a l'église - C'est lui. Herman de Rocheboise.

Ileriuan de Jloeliehoi.se !

J'ai cru. que vous le connaissiez.

Pourquoi?

Je vous ai observé, Pasqual: vous étiez debout près du portique, vous n'avez cessé de tenir le regard fixé dans le elkeur pendant la cérémonie, el, quand le cortège est sorti, on cul dit que ia vue du marié vous causait une émotion poignante, car à l'instant où il passait, vous avez profondément pâli.

Vous vous trompez.

— Je me trompe. c'est pourtant pour cela que j'ai désiré vous voir ce soir ici.

Dans quelle intention?

- Dansccllc de vous demander si vous connaissiez Herman de Hoehcboise, si vous le haïssiez.

■— Je viens de vous i épi nuire que non.

A lui *s, Pasqual. jurez-moi, h celle place même, sur cette tombe, de ne jamais rien tenler contre lui.

Pauvre femme! un serment sur une tombe est une chose trop sérieuse pour le prodiguer ainsi.

- Vous nie refusez ?

— J'ai déjà fuit un serment-dans ma vie. je le tiendrai.

Mais en vérité, continua Pasqual en souriant, il m'est impossible d'y ajouter celui-ci.

- Vous me refusez? répéta Jeanne avec une émotion profonde.

! j>lais. après tout, ce qu il peut arriver cl heureux ou de fatal à cet homme vous iouehe-l-il donc de si prés?

—Je ne suis qu'une pauvre femme bien faible, répondit ; Jeafme, plus faible que toule autre, puisque mes membres ; tremblent de vieillesse, puisque je n'ai pas tuus les jours ! du pain pour soutenir ma vie. Cependant donnez-moi vo- tre main.

; Elle appuya la main de Pasqual sur son eo'iir.

- Vous meniez, reprit-elle, quels battements s'élèvent encore là. w. Ceci est pour vous prouver que. dans ce eorps débile, brisé, anéanti, le neur a gardé toute sa force, et que si on cherchait à atteindre dans son repos, dans sou bonheur ilerman île Hoehcboise, grâce à cette' puissance de l'amour, je pourrais peut-être encore quelque chose pour le défendre.

— Ma bonne Jeanne, le cœur vous égare, vous rêvez.

Elle secoua tristement la tête.

—Si cet hommeest riche, puissant, comme vous le dites, reprit Pasqual, que peuvent contre lui des circonstances aussi faibles que celles qui vous éliraient ?. une petite tombe en ruine, au fond d'un ■cimetière abandonné, inconnu de tous.

Celte tombe, interrompit Jeanne, est 1111 point noir, presque invisible dans l'horizon lumineux qui entoure un des hommes du monde les plus liant placés, mais ce sont des points noirs, imperceptibles dans le lointain, qui, en grossissant rapidement, amènent les tempêtes.

- Kl. les sentiments que peut nourrir dans le fond de son âme un misérable mendiant connue moi. quelle inllueiKv voiilez-vousqu'ils exercent, et que peuvent-ils importer à qui ipie ce soit au monde?

Il peut y avoir une grande différence dans la desti- née d'Ilermau de Rocheboise, si ce .pauvre mendiant l'a autrefois rencontré dans sa vie. ou s'il ne l'a jamais vu. el ne s'occupe point de le revoir.

Je vous ai déjà répondu à ce sujet, ma bonne Jeanne. Je ne puis malheureusement vous prouver que mes paroles sont vraies.

Jeanne dit alors à part elle : - Mais moi. j'ai un moyen de le savoir.

Puis elle rellechil un instant el reprit tout liant : l'asqual. puisque vous veniez seulement vous promener sous ces arbres pour prendre l'air, et que vous n'étiez attiré par aucun souvenir de ceux qui reposent dans ce! enclos, les événements qui se rattachent au tombeau «le Marie vous sont entièrement inconnus?.

Elle appuya son regard sur Pasqual en ajoutant :

A oulez-vous que je vous les raconte?

A ces mots, cependant, l'impassible mendiant tressaillit et lit un pas en arriéré..Mais aussitôt, pour motiver ce mouvement, il se mil à marcher lentement, le long du petit bosquet d églantiers, ou son visage n'était plus exposé aux rayons de la lune, el répondit de la voix la plus calme : — Sans doute, je ne demande pas mieux que d'entendre une histoire qui peut être intéressante: mais ce ne sera pas pour ce soir, car il esl bien tard pour vous, nia bonne Jeanne, el il vaut mieux que je vous emmène reposer à votre logis, que de vous laisser entreprendre un récit dont les émotions vous seraient trop péni- bles.

Jeanne tenait son regard fixé sur la pierre de la tombe.

- Vous avez raison. Pasqual, dit-elle d'un Ion grave et doux, pas ce soir. Voyez, le et tombeau sont près de revenir, c'est à l'anniversaire de la double nioi't marquée par ce ehill're que je dois vous ap- prendre les événements qui l'ont amenée.

Pourquoi choisir cette dale?

- Je ne sais pas vous l'expliquer, mais il me semble que ce jour-là éclairera mieux ma mémoire: se sera le même instant de l'année, le même air. la même verdure autour tlt.1 moi : nies souvenirs seront plus lucides, plus précis, et vous pénétreront mieux.

- Soit, dit Pasqual eu lixunl à son tour le ehill're mortuaire. Jusque-la .je ne vous verrai peut-être pas: mais le soir de ce jour, vous me promettez de revenir ici.

.le vous ie promets.

I Après celte réponse. Pasqual et Jeanne quittèrent le taillis d'églantiers. Ils ne prononcèrent plus un mol pendant leur niarehe lente sous les arbivs de l'enclos et sortirent tous deux du cimetière.

IV

L'HOTEL DE ROCHEBOtSE.

La matinei.' linissnit: Hennau de Hocheb'lise et sa jeune l'enin11■ étaient, -culs dans une pièce donnant sur le jardin de l'hôtel.

Ce petit salon, qui appartenait à rapparteinei.il particu- j lier de madame de Hocheboise. avait déjà iveti le charme I iudelinissablcque répand autour d'elle une femme de L'oùl.

L'assemblage de glaces, de dorures, de marbre, de velours qui ( (imposent le luxe d'un ameublement..avaient pris dans l'habitation journalière le sceau de !'(')<'-:;)))(''<-).()'

la grâce. La douce teinte du jour, mi se fondaient 1a blancheur el l'azur des doubles rideaux, el l'air imprégné de faibles el suaves parfums, étaient dans une parlàiie harmonie. On respirait eu cet endroit la douceur d'une retraite aimée.

Le plus précieux ornement de celle pièce était un tableau d'histoire, représentant Va'leiiliue de Milau à Cliàleau-Thierry, elle reç lit le voile de deuil qui lui apprend la mort de son mari. Cette toile, qui attestait un talent élevé, était peinte par madame de Hochel.iui.se, et venait d'êlre rapportée de l'exposition du Louvre, (.'Ile avait obtenu beaucoup de succès.

Valenliiié, assise- sur une causeuse devant la fenêtre, tenait un mouchoir de tissu transparent, sur lequel elle brodait son chiffre uni à celui d'Herman.

Son jeune n. s ri venait d'entrer, après avoir accompagné jusqu'au delà du jardin quelques amis auxquels il avait donné à déjeuner. Il essuyait ses cheveux humectés par la chaleur en jetant le plus furtivement possible un regard vers la glace.

il vint s'accouder sur le dossier du siége de Valentine.

- Déjà à l'ouvrage, madame? dit-il. Nous sortons à peine du tumulte de la noce, et vous voilà occupée à broder comme dans les jours les plus calmes.

J'avais hâte d'entrer dans ma nouvelle existence, répondit-elle, de coniiueiieer ces heureuses journées que je dois passer près de vous, au milieu de mes occupations 1 habituelles,.. Celte broderie représente notre vie intime,


Mendiant à domicile.

Ilermaii, c'est pourquoi je ino suis empressée de la pren- dre.

- Vous y voyez une si douce chose !

Mon Dieu oui! dit-elle en posant le mouchoir sur ses genoux et en tournant sa tête souriante vers Herman.

Travailler sous les yeux de l'homme qu'on aime, c'est lui exprimer l'intimité, la douée solitude a deux dont on veut jouir avec lui. Depuis la quenouille de nos grands mères jusqu'à nos tapisseries a la mode, l'ouvrage qu'une iVninie tient cuire ses doigt* ne sert pas à autre chose.

Herman vint s'asseoir a côté de sa femme et lui prit la main.

— Alors, dit-il, combien j'aimerai désormais à vous voir tenir l'aiguille. et les pinceaux. Cultive/ surtout ce beau talent de peinture. bavez-vousque votre tableau a vrauiienl l'ait sensation au Louvre.

C'etaiL un sujet qui me convenait. que je peignais avec goùl. J'ai toujours eu de la prédilection pour cette Yaleiiline de Milan. la Tomme la plus aimante dont nous parle I histoire. Je porle le même nom, et il nie semble qu'elle est un peu ma patronne'. Kilo ne voyait l'amour que dans le mariage

- Et elle aimait son mari quand ménu'.

—'Ah! il y a de terribles quand vinnc en mariage !

M'importe, je me sens une obstination do sentiment. une

espèce d'eul/'leineiit do oojur capable do résister a bien des dé'*;' p! 'olis.

- Vraiment !

Il faut èlre juste. Aimer dans le mariage! aimer sans trouble et sans remords! recevoir le bonheur coin me une loi. l'amour comme un devoir ! c'est un si grand bienfait, qu'on peut bien se décider d'avance a le payer de quelques peines.

- J'admire ce beau courage, dit Herman en souriant, mais j'espère bien .qu'il sera inutile.

- (Jill sait?

- Moi !. I'ourrai-je jamais vous causer de peine, quand chaque sou l'Ile de ma vie me rappellera que je vous la dois, quand chaque instant de douceur dont je pourrai désormais jouir m'aura été 'donné par vous 0 Valeutine, j'étais bien malheureux quand vous êtes venue, comme Dieu même aurait pu le l'aire, changer en un instant toute ma destinée. - Il y a un peu de Dieu dans les actions du-cojur.

J'elnis soull'raiit de corps et d'à me. sans allèetion, san> fortune et sans force pour en retrouver : vous m'avez lo'il il i|m : la tend l'erse, I" repos, la sécurité, une exis- tence honorable. car. dans certaine classe, le monde ne voit guère l'honneur sans la richesse.

O11 ! pour c"la. nous sommes quittes. car si vous


me devez quelque fortune, c'est h vous que je dois de pouvoir en jouir. je n'avais jamais connu la moindre joie auprès de ma cassette. l'or et les billets de banque sont Irisle compagnie. je les ai appréciés pour la première fois le jour où j'ai songé à vous les eonsaCl'OI'

Oh ! ce jour-là, ajouta-t-elle en joignant les mains, je ne me sentais pas de joie d'être riche.

— Maintenant, nous le sommes, dit Herman en entrant dans la généreuse pensée de sa femme.

- Cependant, reprit-elle, j'ai mis à profit mes derniers jours d'autorité, et usé du temps où je n'élais pas encore en puissance de mari pour faire une acquisition importante.

— En vérité 1 — J'ai acheté une maison de campagne que j'aimais.

— Vous me la ferez connaître.

— Vous la connaissez mieux que moi, et c'est pour cela qu'elle m'était chère.

— Comment? ,

— Vous ne devinez pas?

— Non.

— Si cette maison vous avait appartenu?

— Serait-ce?.

- Précisément. La jolie propriété du Bas-Meudon.

Votre père a possédé cette habitation plusieurs années.

vous y alliez souvent faire des parties de chasse avec vos ainisv- Lors du renversement de fortune de monsieur de Roehcboise, la maison a été vendue par les créanciers, elle était encore vacante l'automne passé, et je m'en suis secrètement rendue propriétaire.

— Mais. pourquoi. choisir cette demeure? demanda le jeune homme avec un trouble que Valentine crut être rimprossioifd'uno excessive délicatesse.

— Je Voulais vous la rendre, répondit-elle, pour qu'en

vous retrouvant là vous vous crussiez soudain reporté au temps de votre opulente jeunesse, pour que sur un point de la terre, les moments de ruine et de détresse fussent entièrement effacés.

Aux premiers mots de Valeniine au sujet de la maison de campagne, Herman avait tressailli, et une légère pàleur s'était répandue sur son visage. Cependant il adressa à la jeune femme quelques paroles de reconnaissance, où la douceur d'accent pouvait remplacer la vérité : puis il se leva et lit quelques pas dans une partie du salon où il y..

avait assez d'ombre pour qu'on ne pût remarquer l'altération de ses traits.

Valentine continuait: - - Mais j'avais une autre raison encore, une raison plus égoïste pour désirer cette propriété- C'est dans ce village du Bas-Meudon que je vous ai vu pour la première l'ois, jferman. Et le lieu où nous avons commencé à aimer, louez, c'est là notre véritable patrie!. Vous vous souvenez bien de notre première rencontre, n'est-ce pas?

Le jeune homme vint s'asseoir sur un tabouret placé aux pieds de Valentine et baisa sa main eu appuyant la tête sur ses genoux; par ce moyen, il répondait à la qucslion de la jeune femme de la manière la plus tendre, et il lui cachait en môme temps son visage, où une pénible sensation pouvait se révéler.

- - C'etâit par un beau jour de mai, semblablc-à ceux-ci, poursuivit Valentine. J'étais avec ma mère, chez madame de Châtenay, èL nous revenions de faire une promenade dans le bois de Meudon. Vous savez; nous descendions de la colline boisée comme vous montiez du rivage.

— Oui. vers le soir.

— Mais ce que vous ne savez pas, Herman, c'est ceci : Léon Dubreuil, qui venait en ce temps-là chez ma mère, m'avait déjà parlé de vous. C'était un jour qu'il me voyait occupée à copier le beau portrait de Raphaël peint par luimême. Il me dit qu'un de ses amis, M. Herman de Hocheboise, ressemblait d'une manière extraordinaire à cette tête de Haphaël. Là-dessus je me peignis un être vivant, un jeune homme de notre temps, paré do cette beauté idéale, aux ligues si pures et deux fois l'aphadiqlles, h l'expression élevée et pensive. Le culte de la beau te s'était éveillé en moi avec l'étude de la peinture. ou plutôt il Y avait toujours été, car il y a, je le crois, dans tous les êtres, une adoration sainte pour ce don du ciel, le plus person-

nel de tous, celui qui montre le mieux la tendre prédilection du créateur pour l'être qu'il en a doué. Et c'est surtout quand on ne le possède pas en soi qu'on le cherche, qu'on l'admire au dehors. Mais je m'aperçois que je vais faire une théorie de sentiment.

— Continuez Valentine.

- Ce qu'il y a de certain, c'est que les traits de Raphaël en habit du dix-neuvième sièele étaient si bien gravés dans mon imagination, qu'au moment où vous parûtes dans le sentier qui vous conduisait vers nous, je m'écriai : Monsieur Herman de Rocheboise ! — Vous le connaissez donc? me demanda madame de Châtenay. Je répondis oui en rougissant.

—Vous ne m'aviez jamais parlé de cela.

— Vous vîntes passer la soirée chez madame de Châtenay. Ou dansa, on lit de la musique. Je vous observai des yeux et du cœur : et si j'avais connu vos traits avant de vous voir, je connus de même, avant d'avoir pu éprouver votre caractère, qu'il y avait eu vous d'autres qualités que les dons extérieurs. Hardie en face de l'amour, parce que je ne le vis jamais que noble et pur, je m'avouai à moimême que je vous aimais. Mais bientôt, malheureuse- ment, minuit sonna, et il fallut se retirer. Minuit est une heure néfaste : elle me sépara de vous pour bien longtemps. Peu après cette soirée, les intérêts de ma famille exigèrent impérieusement que j'épousasse M. de Ncuville.

Je souffris, mais j'obéis au devoir. Et pendant cinq années, hélas! Raphaël n'exista plus pour moi qu'en peinture.

La teinte sombre qui avait obscurci le front d'IIerman se dissipait peu à peu.

On pouvait juger à la douceur et à la puissance du regard d'amour que Valentine laissait tomber sur lui, que c'était là Je rayon céleste qui faisait évanouir les nuages.

Le jeune homme releva la tête et reprit lui-même le fil des souvenirs où Valentine l'avait interrompu.

— Au bout de ce temps, dit-il, vous m'auriez peut-être oublié, car vous me croyiez encore un riche et insouciant, jeune homme, ne songeant qu'à jouir de la vie. Alajs tout cela étaitbien changé. Une succession de jours fatals avait passé sur moi; les peines présentes appelaient le souvenir des peines passées; et toutes ensemble, ombres ou réalités, formaient une pesante chaîne qui devait m'accabler. En moi étaient detruites la force, la santé; autour de moi l'opulence qui avait été mon élément. Vous sûtes alors.

- Toujours par Léon Dubreuil.

- Vous sûtes que mon père et moi nous habitions loin de l'hôtel dont la ruine nous avait chassés, une triste retraite où nous allions voir finir les faibles restes d'une fortune si rapidement écroulée. Vous jugiez bien que dans l'êlal, où nous étions réduits, mon père ne pouvait plus rien pour moi, et que, de mon côté, la mollesse de mes premières années, les défauts de mon éducation toute superficielle, m'empêchaient de soutenir notre maison à mon tour, et de rendre à mon père vieilli le bien-être dont il avait entouré ma jeunesse.

— Oui. tous les malheurs qui pouvaient vous rendre plus cher à mes yeux.

— Et c'est alors, qu'étant libre désormais de disposer de vous-même, vous êtes venue à moi. vous m'avez donné votre main. 0 Vaieiitiiiet jamais cette expression consacrée : donner sa main, n'a si bien exprimé tendre la main secourable qui doit aider à marcher dans la vie.

Il y avait dans l'accent dont le jeune homme pronon- çait ces paroles, dans le regard qui les accompagnait, une reconnaissance bien vive, une admiration bien profonde pour de belles et touchantes vertus. Mais cet accent, ce regard d'Herman, n'étaient pas ceux que Valentine avait pour lui.

— Mon Dieu ! dit la jeune femme avec un sourire sous lequel elle cherchait à cacher une larme de tendresse passionnée qui mouillait sa paupière, si le dévouement, élait toujours aussi doux à pratiquer, il n'aurait pas besoin d'être récompensé dans l'autre vie, et on ne verrait au monde que des modèles de générosité.

Puis elle ajouta avec enjouement : —Vous avez entendu hier avec quelle assurance et quelle


sierté j'ai dit ce terrible oui qui nous lie pour toujours.

J'ai parlé bien haut, n'est-ce pas?

, — Oui. et d'une voix ferme. ce qui est bien rare dans un Ici moment.

- Non-seulement j'étais heureuse, mais il y avait en moi une sécurité radieuse qui prolongeait mou bonheur jusqu'au plus lointain avenir. Pondant la cérémonie, je faisais une réflexion; je me disais : Il est heureux que les églises et les saints ornements de l'autel soient de toute durée, parce que dans vingt ans ce chœur offrira le même aspect qu'à présent, et j'y retrouverai tous les souvenirs de cette journée quand je reviendrai y parler à Dieu de mon amour.

- Dans vingt ans, dit Herman en souriant, vous m aimerez donc alors.

— Comme aujourd'hui, interrompit Valentine, je ne peux pas dire plus. Et vous, ajouta-t-elle avec un regard qui avait quelque chose de solennel, vous m'aimerez peutêtre davantage.

En ce moment on annonça M. Léon Dubreuil.

-- Pardonnez-moi, dit celui-ci en se présentant, de venir ainsi me mêler à votre intimité et à cette heure matinale.

Herman répondit en lui tendant la main, et Valentine dit avec le plus affectueux sourire : — Vous, monsieur Dubreuil, l'ancien ami d'Herman et le mien! Mais à présent vous êtes doublement de la maison, et il n'y a rien de trop intime pour vous.

- C'est une charmante assurance.

— Aussi, c'est bien convenu, notre porte vous sera ouverte à toute heure, et vous nous donnerez tous les moments que vous pourrez dérober à votre famille et au monde.

- A ce compte, madame, je passerais ma vie près de vous; car on retrouve ici les plus douces affections que puisse offrir la famille, et les plaisirs du monde en ce qu'ils ont de plus précieux, le charme de l'entretien.

— D'ailleurs, pour aujourd'hui, monsieur Léon, reprit Valentine, votre visite matinale vient on ne peut mieux; car j'ai tant de remerciements à vous faire, qu'en vérité je ne puis m'y prendre trop matin.

- Dos remerciements, madame?

- Pour les gravures, les bronzes, les belles fleurs de l'Inde. que sais-je encore? pour tout ce que vous m'avez envoyé.

—Mais je ne sais vraiment si ce sont des présents de ma part. Tout ce qu'il y a de beau et de bienfaisant dans le monde vous appartient naturellement.

Valentine ne répondit à ces mots de Dubreuil qu'en ouvrant le carton des gravures anglaises pour les feuilleter de nouveau avec lui, "Après quelques instants de cette occupation, où l'un et l'autre demeuraient attachés en véritables artistes qu'ils étaient, on vint dire à madame de Rocheboise que les plantations qu'elle faisait faire en ce moment dans le jardin de l'hôtel réclamaient sa présence.

Elle descendit.

Léon, dans l'intérêt que lui inspirait ce jardin, renouvelé et embelli pur Valentine, et peut-être pour la voir ellemême plus longtemps, s'avança sur le balcon, où Herman vint s'accouder près de lui.

V LA QUÊTEUSE.

Léon Dubreuil parlait à son ami dos avantages de son nouveau séjour en examinant la structure de l'hôtel, aux proportions vastes et riches, et ses agréables dépendances.

Cette belle habitation, où la famille de Rocheboise venait de s'établir, était située dans la rue Saint-Dominique, entre une cour d'honneur et un jardin dont les grands arbres, titres de noblesse de la demeure, attestaient l'ancienneté d'origine. Au premier se trouvaient l'appartement de M. de Rocheboise père, deux SÎIIOUS de réception et la salle à manger ; au second l'appartement particuler des nouveaux mariés, accompagné d'une bibliothèque et d'un oratoire.

Un pavillon très-élégant s'élevait à l'extrémité du jar-

din, près d'une porto dérobée qui donnait dans la rue LasCases.

— Quel beau rêve tu as fait là, mon cher, disait Léon à son ami. Passer en un jour. en moins do temps qu'il ne faut pour y songer. de la situation la plus précaire à une existence de prince. Et aussi stable qu'elle est brillante.

— Le miracle s'est accompli avec mon mariage.

— En vérité, une femme jeune, riche et charmante, semble posséder la baguette d'une fée pour élever un édifice de bonheur autour de celui qu'elle aime. Et ce qu'il y a d'admirable, c'est qu'elle n'aurait plus rien do ce pouvoir pour détruire et renverser le bien qu'elle a fait.

— Ce changement de sort a été si prompt, que je 10 contemple sans savoir encore en jouir.

- Tu l'apprendras bien vile.

— C'est probable. Je suis attaché au monde par les goûts, les habitudes de jeunesse.

— Par les succès que lu y recueilles.

— Que veux-tu. La vie de famille n'a jamais existé pour moi : je n'ai pas connu ma mère; mon père, toujours emporté par le tourbillon des affaires, me laissait loin de lui ; j'avais besoin, étant jeté dans une sphère étrangère, de la trouver élevée et brillante. J'aime la haute société, où le bruit, le mouvement tournent toujours dans un cercle élégrilll, où les plaisirs fastueux sont au moins d'agréables mirages. - Pourquoi pas des plaisirs ?. Tu pourras recevoir beaucoup de monde ici. Cet hôtel est spacieux, et vraiment un lieu de fête. Du reste, il garde encore ce carac- tère du vieux Paris qui plaît à l'imagination et devient tous les jours plus rare. car, en vérité, du train dont Paris s'abat et se renouvelle, les vieilles pierres seront bientôt des nierres fines.

- —Je compte faire ici des embellissements.

- Oh ! je n'en doute pas! si les étoiles pouvaient entrer dans ton appartement, tu serais déjà en marché de quel- ques-unes.

— Je ne respire bien qu'au milieu du luxe. mais du luxe créé par moi, comme je l'entends, avec le goût qui le distingue, l'élégance qui l'anoblit. As-tu vu mes équipages ? — Une calèche et un coupé admirables. tout le monde en est jaloux.

— Tu les trouves bien?. J'ai vu chez Crémieux, aux Chomps-Elysées, deux alezans que je voudrais ajouter à mon écurie. j'en offre sept mille francs.

- Eh bien ?

— C'est presque terminé. mais je serais bien aise d'avoir ton avis. veux-tu venir les voir avec moi?

— Volontiers. Nous pourrions les essayer en faisant une promenade au bois.

— Demain, si tu n'as rien à faire.

Dubreuil avait reporté ses regards vers le quinconce de marronniers, dans lequel on voyait la robe blanche de Valentine passer derrière le feuillage.

- Voilà des arbres qui ont au moins un siècle, dit-il après un instant de silence; quel magnifique ombrage au cœur de la ville!

- Oui, dit Herman, mais on quitte Paris l'été. -

bans doute. Tu pourras passer la saison où bon te semblera, à la campagne, aux eaux, en voyage. La fortune ouvre tous les coins du monde, donne tous les sites, tous les climats! et avec des millions à dépenser, ajouta Léon en souriant, on arrive au bonheur des hirondelles.

— Valentine aura toute liberté là-dessus, dit Herman; je veux qu'elle décide et règle à son gré nos voyages.

— Oui, mais à l'oppose des autres femmes, elle aura bien l'adresse de faire les volontés en paraissant suivre les siennes. C'est une tactique plus digne de la véritable coquetterie. Un mari contente ses goûts, ses fantaisies, sans se croire redevable à la complaisance de sa femme, et l'art de plaire longtemps à celui qu'on aime est l'art de le rendre heureux.

- Certes, Valentine a toutes les délicatesses de l'âme comme elle en a les hautes vertus.

- Alais ces qualités précieuses, reprit Léon, ces agréments d'esprit, ces grâces du cœur, elle ne les met pas en évidence, elle ne s'en pare jamais, elle ne les possède pas pour elle-même, pour être plus appréciée, plus admirée, mais pour que les autres en jouissent. C'est un parfum


invisible et fécond eu douces sensations qu'elle répand autour d'elle. Et la raison, la sagesse, comme elle sait les rendre aimables et légères a porter.

— Il est vrai, sa vertu est inoffensive pour les faiblesses des autres.

— Il y a en elle une grandeur et une force morale qui la rendraient capable d'agir en héros, et jamais on ne se montra plus douce et simple femme. Aussi, sa figure, qui n'est pas douée do beauté régulière et positive, semble avoir, si on peut le dire, une beauté intérieure qui ne se montre qu'à ceux qui savent la voir.

- Avec quel enthousiasme tu en parles!

— C'est que je la connais depuis plus longtemps que toi. Je l'ai vue dans cette première jeunesse où l'âme se montre à nu. et je sais quel trésor tu possèdes. Mais tu m'écoutes à peine.

— Je t'écoule trop, au contraire ; quand tu me montres tout ce qui vient do m'être donné, la fortune, la liberté, le bonheur domestique au plus haut degré, il me prend comme une vague tristesse et une certaine terreur de l'avenir.

— Triste, effrayé de ton bonheur!. est-tu fou?

— Oui, triste, car ces biens je n'ai rien fait pour les mériter; au contraire, je ne vois dans mon passé que la mollesse, l'oisiveté et les fautes qui en sont la suite; et il y a là une impression pénible que je sens sans pouvoir la rendre. Je suis effrayé aussi, car il n'est pas dans la loi commune qu'un bonheur parfait soit de longue durée.

Herman avait une grande sensibilité d'âme qui le rendait accessible à toutes les émotions, et même prompt à s'en créer de pénibles, mais en même temps une légèreté naturelle qui les effaçait promptement; et son esprit n'eût pas suivi longtemps le cours des pensées qu'il venait de prendre, quand même une circonstance étrangère ne fût venue subitement l'en distraire.

On vint annoncer qu'une jeune fille, d'une apparence honnête, mais qui avait refuse de dire son nom, demandait à être introduite.

— Prends garde, dit Léon, les personnes qui ne veulent pas se nommer vous préparent toujours quelque sur- prise désagréable.

i bien 1 voyons, dit Herman. Faites entrer.

La jeune personne se présenta.

Elle avait à peu près dix-huit ans. Elle portait une robe de laine carmélite, sur le corsage de laquelle se détachait un ruban de moire bieue soutenant une médaille à l'image de la Vierge ; un petit bonnet et un tablier de toile noire formaient le reste de son modeste costume.

Mais tout l'éclat, toute la richesse, tout le luxe qui peuvent parer une fille d'Eve, étaient répandus dans la beauté qu'accompagnait ce modeste habillement.

- La jeune fille entrait d'un pas léger. Une éblouissante fraîcheur animait son visage plein et arrondi, mais de lignes parfaites; ses grands yeux noirs avaient cette limpidité cristalline où se forment les plus brillants éclairs; ses cheveux, d'un beau noir, lissés en bandeau sur front, paraissaient encore sous le bas de son bonnet en deux boucles épaisses et brillantes qui tombaient sur un cou d'une forme et d'une blancheur admirables; son front, si jeune et si pur, portait une assurance qui, à cet âge, pouvait passer pour une naïveté charmante. La mobilité de ses narines et de ses lèvres, la rondeur de ses joues et de son menton, creusés de petites fossettes, indiquaient le bien-être de la jeunesse qui se sent épanouir pour le plaisir. Dès qu'elle se présenta, sa bouche, d'une belle nuance de corail, s'entrouvrit dans un sourire qui laissa voir des dents fines et brillantes.

Elle tenait une bourse de quêteuse à la main.

Lorsque celte belle enfant parut, Herman, adossé à la cheminée en l'ace de la porte d'entrée, put embrasser toute sa personne d'un regard.

— Dieu me pardonne ! s'écria-t-il en lui-même, c'est la jolie petite mendiante qui était aux portes de l'église Saint-Sulpice le jour de la cérémonie.

Puis, se reprenant aussitôt : — Mais non , dit-il, c'est impossible; elle n'a pas ainsi changé d'apparence et de condition en quelques jours.

Et puis, je ne sais où je prenais celte idée, car eclle-ci est infiniment plus belle. Voyons un peu ce qu'elle vient nous dire, la charmante petite personne.

Pendant cet aparté, Dubreuil avait machinalement refermé la porte du balcon, sur laquelle étaient retombés les rideaux, et avait avancé un siège à la quêteuse. Herman alla se placer en face d'elle pour continuer le cours do ses observations et ne rien perdre d'un coup d'œil enchanteur.

La jeune demoiselle se trouvait vis-à-vis de la fenêtre ; l'étroite ouverture des rideaux laissait percer jusqu'à elle un vif rayon de lumière, et sa figure, qui se détachait seule dans ce salon obscur, semblait s'éclairer du propre éclat de sa beauté au milieu des ombres.

Prenant la parole avec beaucoup d'assurance, la petite étrangère annonça d'abord appartenir à la Congrégation de Marie, dont elle montra la médaille suspendue à son ruban bleu. Elle expliqua qu'un certain nombre de jeunes personnes, avec l'autorisation do monseigneur l'archevêque, se vouaient, depuis l'âge do quinze ans jusqu'au moment de leur mariage, au culte de la Vierge; qu'elles avaient des devoirs de piété à remplir chaque jour; qu'elles se réunissaient pour chanter des cantiques composés à leur usage , et s'occupaient surtout d'œuvres de charité.

En ce moment, les congréganistes avaient ouvert une souscription en faveur de la maison des Orphelines établie dans la rue des Postes, et elles s'adressaient aux personnes riches et charitables, dans l'espoir qu'elles voudraient bien coopérer à cette bonne œuvre.

Pendant ce discours mystique, les regards d'Herman 1 étaient complaisammenl attachés sur la jolie quêteuse, qui ne baissait pas les siens.

- Mais vous remplissez là un devoir de charité exemplaire, madcmoiselle, s'écria le jeune homme.

- Il est étonnant toutefois que ce devoir vous donne ainsi la liberté de sortir seule, remarqua Léon Dubreuil.

— Nous qui avons le bonheur de posséder une famille, dit la jeune personne en répondant seulement à Herman, il est bien naturel que nous songions à nos sœurs en Dieu, qui sont privées de parents et de tout soutien en ce monde.

— Mais c'est admirable, reprit Herman, d'adopter ainsi les enfants des pauvres.

— D'autant plus, ajouta Dubreuil, qu'à l'âge de mademoiselle, on a déjà beaucoup à faire de veiller sur soimême.

— La maison élève cinquante orphelines, reprit la quêteuse en tournant la tête vers le maître de ia maison.

— Comment, la religion fait d'aussi belles choses ! dit Herman, dont l'enthousiasme pour la charité augmentait rapidement.

— Je connais la maison de refuge de la rue des Postes, dit Léon ; le gouvernement la soutient.

— Quand Dieu nous appelle à lui, reprit la petite personne avec le même jeu qu'auparavant, il nous donne en même temps la force de le servir.

— Mais c'est vraiment un ange, dit tout bas Herman.

- C'est assurément une petite intrigante, dit à part Dubreuil.

— Oserai-je vous demander votre nom, mademoiselle?

reprit Ilennan, — Votre nom de religion? dit en souriant Léon.

- llélèiie Hubert, dit la congréganiste en ne répondant qu'à la première demande et en accompagnant son nom d'un regard si doux, qu'il semblait le porter jusqu'au cœur d'Hm'ruan,

M. de Rocheboise courut à une cassette posée sur un guéridon et en rapporta trois pièces d'or (la cassette n'en contenait pas davantage) ; il déposa son offrande dans ia bourse bleue de la quêteuse.

Son aumône fut accompagnée de ces galantes paroles : — Mademoiselle, vous faites trouver un charme tout nouveau et inappréciable à la bienfaisance qu'on exerce par vos mains.

— Sans doute, ajouta Léon avec le même sourire, il est doux et méritoire do contribuer à des œuvres de charité d'une sagesse si bien prouvée, et qui viennent en aide h de si véritables infortunes!. autant qu'il serait faible et


imprudent de prodiguer l'aumône. l'aumône, qui est le I patrimoine sacré des malheureux !. à toutes les petites intrigues et comédies religieuses, où l'argent qu'on croit donner aux pauvres est le salaire des comédiens.

Herman n'entendit pas ces paroles. Quand il vit que la quêteuse, après avoir reçu son offrande, le remerciait d'un salut et se disposait à sortir, il se repentit vivement d'avoir autant hâté ce don, qui était évidemment la conclusion de la visite. Il voulut du moins accompagner la jolie congréganiste jusqu'à la porte du salon.

th, il entr'ouvrit les lèvres pour lui parler ; mais tout ce qu'il se sentait envie de lui dire ne pouvait absolument pas entrer dans le moule d'un compliment d'adieu, et il demeura en suspens.

La jeune fille s'était arrêtée pour attendre cette parole.

Mais rien n'arrivant, elle jeta a Herman un regard et un sourire dans lesquels il y avait autant de moquerie que d'irrésistible séduction. Puis, légère comme une gazelle, elle disparut par l'escalier.

C'était ce que M. de Rocheboise avait vu de plus délicieux en sa vie.

VI L'ÉCHELLE DES MENDIANTS.

Une après-midi, M. Friquet était chez lui, très-occupé à sa toilette.

1 Son chez lui se composait d'une assez vaste pièce au rez-de-chaussée, au fond d'une cour, dans la rue SainlJacques.

Triste case, inconnue du soleil, des souffles d'air chaud et doré et des-moineaux qui favorisent notre ville, constamment livrée à une atmosphère morne et basse, qui n'appartient franchement à aucune saison. Le papier des lambris, la cheminée et la glace, dépendances de la maison, sont en harmonie de vétusté et de moisissure avec l'ameublement apporté par le locataire. Le tout, privé d'importants fragments, est surchargé d'une couche inutile de graisse et de fumée.

Dans leur rapide passage, des rats coupent par instants l'étendue du carrelage d'un éclair noir causé par leur rapide passage.

Parmi les meubles délabrés, un seul forme à clef; c'est un coffre de grenier, incrusté de poussière, marqueté de toiles d'araignée, mais dont la clef, polie et luisante, mon-

tre qu'elle habite constamment le gousset du maître.

Auprès du lit défait, les débris du déjeuner sont encore sur la table : un gobelet d'étain, des croûtes de pain, des coquilles de noix roulent sur la place autour d'un pot d'eati.

M. Friquet a pourtant en sa puissance du bon vin, des mets succulents, un mobilier splendide; mais tout cela remets succulents, l'état de filon au sein de la mine, c'est-àpose encore à dire dans le tas de billets de banque fourré sous des haillons, au fond du coffre moisi.

Sur la table à manger, qui sert en même temps de bureau, sont placés l'Almanach des adresses, manuel du mendiant à domicile, une carte de Paris, grand nombre de certificats jaunis et froissés, portant chacun des noms et des professions divers. Il y a de plus, en ce moment, un dessin que M. Friquet vient de charbonner do sa propre main avec un bout de bois brûlé; il représente une tête d'enfant, à la chevelure imitée d'une plante de chicorée, à la bouche ronde, aux yeux ronds, deux fois plus grands que la bouche. Au bas est écrit : Henri de France.

Un vieux mendiant de la rue, arrive jusqu'à la fenêtre du cette pièce basse, par une allée sombre, dépourvue de portier, colle son visage contre la vitre dégarnie de rideaux. La brume répandue dans la cour, la respiration qui trouble la vitre, montrent la tête du pauvre vieux dans une sphère de vapeur grise; la complainte lamentable de la mendicité parvient en sons affaiblis à l'intérieur.

Mais au moment où nous le voyons, M. Friquet n'a le temps de rien entendre. Il s'habille pour aller mendier à domicile chez le comte de Rocheboise. sur lequel il a pris des notes à la cérémonie de Saint-Sulpice.

Debout devant la glace brisée, il se compose une mine allongée et pIteuse, fermant à demi ses yeux, qui doivent paraître blessés de l'éclat du jotit-, b,,itt-tl;it do la paupière allongée et piteuse, l'éclat du jour, battant do la paupière

comme pour retenir une larme, et tâchant de détendre jusqu'au dernier cran les muscles de son visage. Pendant l'opération, il se retourne seulement parfois pour dire à la figure du mendiant appliquée à la vitre : - Je n'ai pas le temps. Donnez-moi la paix! Lorsqu'il est grimé a sa guise, maître Friquet met une perruque rousse, lustrée au front par la pression du chapeau, aplatie sur les joues en enfant de chœur; il passe un habit râpé jusqu'à extintion, boutonné sur la poitrine de manière à prouver l'absence du gilet, mais s'entr'ou- vrant à l'entournure du bras décousue, afin de montrer à qui veut le voir que le dessous de la toilette n'est pas moins sale et misérable que l'extérieur.

Puis, il roule le dessin qu'il vient de mâchurer, tire la clef de son coffre et sort de chez lui.

En passant devant le vieux pauvre, il lui dit, canne levée, qu'on ne s'introduit pas ainsi dans les maisons,., qu'il le fera arrêter.

Et là-dessus, il se rend à l'hôtel Rocheboise.

Ce matin-là, le vieux comte de Rocheboise s'habillait pour aller dans les antichambres des Tuileries, où il sollicitait une place de préfet. - .-.. - --

Descendant de l'ancienne noblesse, fils d'émigré, M. de Rocheboise, pendant tout le temps de la Restauration, avait vécu des aumônes de la cassette royale. Il était alors ardent légitimiste, vantant les prouesses de ses aïeux, le dévouement de ses pères, et se montrant fier de son nom, comme un flacon de Malvoisie qui aurait conservé son étiquette en se remplissant d'eau fade.

Satisfait d'avoir un héritier à qui transmettre ce nom, il avait reconnu son fils naturel Herman, et l'avait fait élever près de lui; ainsi il gardait l'enfant qui satisfaisait son orgueil, et repoussait la mère, qui, sans titre et sans fortune, n'aurait en que son amour à donner.

Après 1830, le fond de sa bourse, bien garnie par Louis XVIII, l'avait soutenu qllel(l\w temps; puis la pSAprès 1830, l'avait soutenu quelque temps ; puis la pénurie était arrivée. M. de Rocheboise alors avait fait. au siècle l'honneur de se mettre à son niveau; il s'était jolê dans l'industrie financière. Une maison de banque tenue par lui avait d'abord prospéré; la fortune, comme elle fait avec les joueurs novices, Ini - avait laissé gagner les premiers coups pour le ruiner ensuite de fond en comble.

Cela était arrivé avec les spéculations sur les chemins de fer. Rocheboise avait saisi avidement, et en grande quantité, ces actions offertes à la cupidité publique CI); papiers prestigieux qui exaltent l'amour du gain jusqu'à la folie. philtre de nouvelle date, qui, plus fatal que celui versé aux compagnons d'Ulysse, métamorphose tous les hommes. en agents de change.

itocheboise, comme tout le monde, avait commencé ses opérations avec la certitude de gagner. Mais comme les chemins de fer ne sont pas des mines d'or, et qu'à tout -jeu, les uns doivent perdre ce que les autres gagnent, le vieux comte s'était bientôt trouvé au nombre des premiers.

Homme du temps passé, appartenant à une caste qui avait eu un autre génie et d'autres travaux à fournir, il ne pouvait pas lutter avec ces hommes de nos jours, qui sont nés sous l'étoile de l'industrie, qui ont reçu le feu sacré pour allumer la forge où ils battent monnaie. Toute richesse de notre temps appartient à ceux-ci ; le pauvre Rocheboise, à la première rencontre avec eux, avait été désarçonné, renversé, dépouillé ; et tout avait fini par là.

Ses propriétés vendues, il s'était trouvé quelque temps dans la double nécessité de supporter et de cacher sa misère : rude et douloureux labeur auquel il avait failli succomber. Maintenant le riche mariage de son fils, bonheur inespéré, rayait remis tout à coup sur un bon pied de fortune; et le mendiant du grand monde allait seulement solliciter quelques honneurs à la cour pour n'en pas désapprendre le chemin.

Mais il avait naturellement changé de couleur pour se présenter à la nouvelle dynastie. 11 était maintenant descendant des Chabots de Rocheboise (branche rajoutée par lui à l'arbre généalogique), qui avaient toujours été attachés à la famille d'Orléans, embrassant sa cause en toute circonstance contre la branche aînée. Il était probable qu'on ne prendrait pas le temps d'éclaircir cette question

(1) Aujourd'hui remplacés par les lingots d'or.


arriérée, et qu'on trouverait plus court de lui accorder une préfecture en récompense des services de sa famille.

C'était cette heureuse solution qu'il allait attendre aux portes du cabinet royal.

Connue il mettait la dernière main à sa toilette, M. Friquet, après avoir passé comme une ombre devant la loge du portier, monté l'escalier en tapinois, s'être fait mince, petit et insinuant avec les domestiques, venait de s'introduire dans sa chambre.

Le comte, au bruit de la porte qui s'ouvrait, tourna la tête en fronçant le sourcil et reçut fort mal le visiteur.

Il n'avait pas de temps à perdre.

Il regardait la pendule, venait se poser devant la glace d'une toilette, bouchonnait sa chevelure grise, mettait le diamant à sa chemise, l'eau de Portugal à son mouchoir, palpait le côté gauche de son habit pour s'assurer que le portefeuille aux lettres de recommandation s'y trouvait; puis regardait de nouveau la pendule.

Pendant cela, M. Friquet, sans se laisser troubler par la froideur de l'accueil, débitait son histoire à peu près en ces termes : Il est à remarquer que les notes du mendiant à domicile désignaient seulement M. de Rocheboise comme ancien légitimiste.) — Oui, monsieur le comte, j'ai été vingt ans. vingt ans, monsieur le comte ! au service -de notre auguste princesse madame de Berry. déchu avec notre roi, jeté sur le pavé avec la couronne de France, j'ai traîné depuis ce temps ma fière indépendance sans jamais tendre la main.

Cependant, pressé par le besoin, et connaissant la pureté de vos opinions, monsieur le comte.

Ici il fit une pause pour tirer de sa poche et dérouler le dessin qu'il avait apporté.

— Je viens, reprit-il, vous offrir de vous céder, pour la modique somme de dix louis, le portrait véritable et authentique de monseigneur le due de Bordeaux, que j'ai dessiné moi-même lorsque .j'avais l'honneur d'être à son service, et qui vous représente ici, en toute ressemblance, l'illustre prince âgé de deux ans. C'est un grand sacrifice que je fais. et je ne me déciderais jamais à me défaire de ce précieux gage pour tout autre que pour vous.

mais j'estime vos sentiments, monsieur le comte. Je veux enrichir de la précieuse image d'Henri de France les murs de votre hôtel, qui est aussi l'autel de la fidélité. J'ai même encore ici, sur mon cœur, une boucle de cheveux de l'auguste enfant que.

M. de Rocheboise se retourna tout affairé; l'heure venait de sonner.

- Fil le vilain poupon, dit-il en jetant un coup d'œil sur le portrait authentique, je n'en donnerais pas deux sous. Bonsoir, mon cher, bonsoir. Ne perdez pas votre temps ici.

Puis il accompagna la sortie de M. Friquet de cette réprimande : — Eh mais ! on ne vient pas ainsi déranger les gens chez eux. Vous vous exposez à vous rendre fort suspect, mon cher.

Là-dessus, il alla prendre sa voiture, qui le conduisit aux Tuileries.

En môme temps, la brillante calèche du jeune comte de Rocheboise sortait aussi de la cour de l'hôtel.

VII LE BOIS DE BOULOGNE.

C'était le jour que Herman et Léon Dubrouil avaient choisi pour aller aux Champs-Elysées essayer les merveilleux alezans dont Herman désirait faire l'acquisition; et les deux amis venaient de monter en voiture pour se rendre chez Crémieux.

Les jeunes gens se laissaient mollement bercer sur les coussins de la calèche, où rien ne troublait leur rêverie.

Ilcrman, très-accessible à toute séduction, était vivement occupé de la jolie quêteuse qu'il avait vue la veille. Il la voyait en souvenir avec autant de lucidité que si ellq eClt encore été présente, et l'examen détaillé de cette séduisante créature ajoutait à chaque minute quelque chose à sou admiration.

On peut avancer à tout hasard que Léon Dubreuil, à

son âge, et avec l'âme ardente que la nature lui avait donnée, était occupé de pensées semblables, bien qu'avec son caractère réfléchi, sérieux et digne, elles dussent porter sur un objet plus élevé et doué de plus précieux avantages. Ainsi, chacun des deux amis, muet et rêveur, vivait en ce moment en lui-même.

Nous profiterons de ce silence passager pour indiquer la situation dans laquelle les deux jeunes gens se trouvaient l'un envers l'autre.

Herman de Rocheboise et Léon Dubreuil étaient de ces amis, comme on en voit souvent dans le monde, que tous les liens réunissent, et chez qui l'amitié seule est absente.

Us étaient constamment rapprochés l'un de l'autre par l'habitude de se voir, qui datait de leur premier âge, par les souvenirs de l'existence de jeune homme, toujours partagée, qui commençait à s'enfoncer dans le passé, même par celui d'une faute de jeunesse, dont les suites avaient été graves et dont le regret durait encore, mais surtout par les occupations incessantes de la vie du monde, qu'ils menaient tous deux, et par des plaisirs de chaque jour.

Cependant, Léon, qui se sentait une véritable supério- rité de cœur et d'intelligence sur son ami, se voyait sans cesse effacé par l'effet que produisait l'admirable figure d'Herman partout où il paraissait, et une jalousie qui ne rabaissait pas précisément son caractère, parce qu'elle pouvait sembler légitime, avait pris place en lui. Pour se consoler de ce qu'il appelait l'injustice du monde, il se rappelait souvent h lui-même ce qu'il possédait de plus qu'Herman en esprit, en savoir, en agréments acquis, et tâchait souvent aussi, à la vérité, de le faire observer aux autres.

Le jeune Rocheboise n'apercevait pas cette prétention et ces tentatives sans en être profondément offensé. Il en résultait parfois, surtout en ce qui avait trait à l'esprit et à la beauté, ces deux grandes puissances souvent eu lutte, des mots d'impatience brusquement échangés, des fronts un moment rembrunis et quelques silences boudeurs.

Du reste, comme ils se savaient par cœur l'un et l'autre, il n'y avait jamais une importance bien grande attachée à ces instants d'amertume, qui ne devaient rien changer à une longue intimité.

Herman avait cependant, à part lui, un motif do malveillance un peu plus prononcé envers son ami. Au milieu de tous les hommes qu'elle voyait, Valentine donnait une préférence marquée à Léon Dubreuil.-Elle avait coutume de dire en souriant que Léon Dubreuil étant la première personne qui lui eût parlé d'Herman, elle le regardait comme l'auteur de son amour, et l'aimait pour cette raison.

Mais cette raison ne semblait pas satisfaisante pour Herman. N'aimant pas sa femme d'amour, il n'éprouvait pas le sentiment de la jalousie dans ses troubles et ses doulenrs, son amour-propre ne souffrait pas non plus, puisqu'il se savait adoré, mais il y avait en lui une susceptibilité, un égoïsme mêlé d'un peu de fatuité, qui ne permettaient pas au cœur dont il se sentait le maître de détourner le moindre sentiment pour un autre.

Enfin, Herman et Léon avaient établi entre eux tous les tiens de l'amitié en oubliant toujours de s'aimer.

Les deux jeunes gens, arrivés chez Crémieux, montèrent les chevaux qu'ils voulaient essayer et s'enfoncèrent dans le bois.

Les alezans, montes tour à tour par les deux cavaliers, se tirèrent a leur honneur de toutes lés épreuves qu'on leur fit subir. Herman et Léon, après avoir caracolé deux heures dans les nuages immenses de cette poussière du bois de Boulogne, qui n'a pas sa pareille, étaient prodigieusement las de leur adresse et des succès de leurs coursiers. Ils donnèrent les chevaux à remmener aux domestiques, en disant qu'ils iraient rejoindre à pied la voiture.

Mais, avant cela, ils désiraient vivement trouver un café qui pût leur offrir le verre de limonade gazeuse dont ils avaient grand besoin.

Cette recherche les fit errer encore quelque temps sur les limites les plus éloignées du bois, où la nuit les surprit. ."1 1 l' 1 1 1'11 '1..

Une lumière qu'ils aperçurent au fond de l'allée condui-


sauf à Longchamps les attira de ce côté. Cette clarté venait, on ellet, de la lanterne d'un café. Mais, au moment d'y arriver, le son élevé de plusieurs voix qu'ils entendirent dans l'épaisseur des arbres fixa leur attention de ce côté, sans qu'il y eût pour cela de raison appareille.

C'était 1111 de ces subtils ■avertissements des sens qui précèdent la réflexion ; car Herman, après avoir écouté un instant le murmure confus qui sortait du. taillis, saisit brusquement le bras de Léon, en lui disant : - Je connais une de ces voix. c'est celle du nègre Jupiter. J'en suis sûr!

- Dili, dit Dubreuil en écoutant. Il me semble aussi.

mais qu'importe. puisque malheureusement cet homme a survécu à la cataStl'ol)het il vaut autant qu'il soit ici qu'ailleurs.

- Ici!. à Paris. si près de moi!

— Tu as payé d'une somme assez forte l'oubli que tu lui demandais, pour qu'en conscience il ne doive plus se souvenir de toi.

- J'espérais qu'il irait vivre à la campagne ou dans quelque hospice hors de Paris.

— Puisqu'il a reçu de quoi subsister, sa présence n'est plus inquiétante. Ces êtres-là, comme les tigres de leur rivage, ne sont dangereux que quand ils ont faim.

— Je veux m'assurer si c'est lui, dit plus bas llerman en s'approchant du fourré.

- Que vas-tu faire là ?. C'est un tas de misérables.

- Il y a par ici un petit tertre do gazon d'où nous pourrons apercevoir. écouter ce qu'ils disent.

- A quui bon ?

llerman s'était déjà avancé du côté qu'il indiquait, et son regard avait percé à travers le feuillage.

.- Le nègre est là, reprit-il; ces gens parlent trop haut pour entendre le bruit de nos pas. viens. ne fais pas craquer les branches.Ils montèrent sur une élévation de terrain, d'où on voyait à travers les rameaux l'assemhlée qui se tenait sur une place découverte au milieu du taillis.

VIII LA PARTIE DU NÉGRE.

Cette assemblée était formée de mendiants de tout âgé, couverts de haillons bigarrés, rangés autour d'un tapis de jeu formé d'une veste étendue par terre, et entourée de brocs de vin, de cannettes d'eau-de-vie, de croûtes de pâté, de talons de fromage, do verres et de bouteilles renversés.

La lueur des quinquets du café voisin, passant par une éclaireie de feuillage, venait tomber en cet endroit. Au milieu du cintre noir que formait le taillis de chê- ries dans la nuit, on voyait, sous la teinte pourprée de la lumière, ces figures osseuses, tannées, ridées, abruties, où le feu sacré de la vie était éteint et remplacé par la cynique animation du vin.

Les lames de lumière rougeâtre qu'agitait le mouve- ment des rameaux, et que troublaient les flots de fumée sortant des pipes, allaient et venaient sur ces visages bizarres et dont l'aspect était plus siiisissalit et plus hideux lions cette clarté incertaine où ils se cachaient parfois et reparaissaient .au même instant. ---

Les gueux, à demi couchés sur l'herbe, dans une attitude de mollesse voluptueuse, jouaient aux cartes en digérant leur festin.

Le plus hideux de ces personnages était le nègre contrefait, assis sur ses talons, roulant ses gros yeux blancs et faisant des grimaces d'enfer à chaque point qu'il perdait.

Modele de laideur et do malicc, ce Cafre estropié semblait le génie familier de ce repaire.

Le grand vieillard investi de la présidence de l'assemblée, comme doyen d'âge des mendiants, était encore le père Corbeau, montrant dans ce bois sombre sa tôle de Satan et son poignet droit coupé. De ce bras, il appuyait les cartes contre sa poitrine, tandis qu'il jouait de la main gauche.

Les autres assistants étaient un ramassis de ce qu'il y a de plus ignoble et de plus repoussant dans toute la tourbe mendiante.

En ce moment, on entendait derrière l'assemblée, dans l'épaisseur des arbres, une voix jeune el fraîche, qui 1 épétait sur un ton chantant :

- V'là d'z'hannetons, d'z'hannetons pour un yard!

Et le son clair, argentin, glissait sous les feuilles lù(;L autour du cercle hideux.

— Tiens, c'est Pierrot, dirent les mendiants. Ecoute ici, Pierrot.

—Bonjour, les autres, dit un beau petit garçon do douze ans en entrant dans l'assemblée.

- Est-ce que tu viens ici vendre tes hannetons?

— Non, je les cherche. Je dis que les v'là pour leur donner idée de venir.

— Bois un coup avec les camarades.

— Camarades. plus de ça,.. je ne demande plus mon pain. je suis entré dans le commerce, dit-il en relevant sa jolie tête blonde.

Cependant, la jîerté que donnait à Pierrot sa position indépendante n'allait pas jusqu'à lui faire refuser des croûtes de pâté. Le petit marchand s'était déjà assis par terre et s'accommodait très-bien des miettes du festin, tandis que la partie de piquet continuait.

Le nègre disait, en mêlant les cartes : — Oh ! dieu de mon père! moi t'en prie bien, fais gagner au pauvre Jupiter cette partie, dans laquelle il va mettre tout le reste de la fortune à lui!

Comment est-il fait, le reste de ta fortune? demandèrent les mendiants; Cette pièce.

"-'- De vingt sous. c'est magnifique! -.

— Quand moi étais riche, moi jouais bien fort. pas vrai, vous autres? mais à présent qu'il reste seulement cette petite blanche à moi, peux pas mettre sur le tapis vingt francs.

— Tu as été riche, toi, Jupiter?

- Riche de quinze mille francs, qui ont été mis dans le boursicot que voilà, il y a cinq années. Il n'en reste plus que cette petite blanche. elle seule!. Voyez bien que Jupiter à été beaucoup riche, puisqu'il s'est amusé beaucoup, 1 —Comment se fait-il qu'on te voyait déjà de ce tempslà rouler sur le pavé avec nous ?

— Le pain que moi demandais à votre monde, il faisait Vivre moi ; le reste, il était pour mon menu plaisir.

Peste!. trois mille francs par an d'agrément!

- Oh 1 je vous dis la vie à moi, elle était alors brillante comme la plume d'autruche, douce comme le melon d'eau.

A chaque parole du nègre, Herman écoutait avec plus d'attention, et serrait le bras de son ami pour qu'il de- meurât immobile près de lui.

— Une vie brillante comme un melon, ça t'allait bien, vilain maurieaud, dirent ses compagnons.

Vilain ! moi être plus beau que vous tous, dit le nè- gre avec une contorsion de colère qui rendait ses prétentions d'autant plus exorbitantes. (.{Ui rondait s'.es p l'tHen-¡ - Allons donc!

- Dites, reprit le Cafre, dites combien coûte à vous l'habillement que vous avez sur le d o s. Oui, oui. moi veux savoir.

— C'est facile à compter, répondit le père Corbeau en rallumant sa pipe.

— Je vous aiderai, moi, dit le petit marchand de hanne- tons. Je m'y entends. dans le commerce, nous devons savoir compter. Et il se mit à fumer à l'unissun ou maître mendiant.

— D'abord, reprit Corbeau, la chemise huit sous par mois. Oui, c'est cela. Je l'achète dix sous au Temple, je la porte un mois, et après, la marchande m'en redonne deux sous.

— Huit sous, posa Pierrot sur son addition.

— Le pantalon. toujours au Temple. trente sous et dix en plus pour y faire mettre des pièces.

— Des pièces. quand il est bon.

Nous ne pouvons pas porter des effets sans pièces. J'en fais donc appliquer aux fonds, aux genoux, et toujours de couleur différente pour que ça fdS:'O plus d'effet.

— Huit et trente, trente-huit, calcula Pierrot, et dix de façon, quarante-huit.

— La redingote, trois francs. pour ce prix-là, elle a des trous au coude; mais si clic n'en avait pas, j'en fc-


« Jeanne 111 cimetière,

rais; un mouchoir de qualrc ?ous. p=*>ur mettre eu cravate ou à Ina tête les jours que je veux paraître en malade ; nuis c'est lout.

- lemÛmjuet (") '} — Le eolloquel! Est-ce que vous l'achetez, vous autres!

- Eh oui !

- Dos niais !

- Qu'est-ce que lu fais donc, {ni?

— Je h' trouve. Il y a premièrement le bord de la rivière. où ceux qui vont se noyer laissent toujours leur chapeau,., c'est l'usage. Us saluent en sorlanl de ce monde. Ensuite, dans ce bois de Boulogne nous sommes. quand vous voyez deux liaercs qui arrivent en se initie. un terrain qui se mesure, des messieurs qui se font des politesses, tout le bataclan d'un duel, vous n'avez qu'à rester par là. l'n des.deux messieurs est tue: et dans ce cas,'on ne relève jamais son chapeau : vu qu'il n'en a plus besoin, on qu'on n'y pense pas, je ne sais lequel.

.,. Kl c'est pour toi le eolloquel ?

- domine vous le dites.

-(. :1'Jn'tut. l'ail ripaille sur les morts. il rentre dans sa nature.

— Total. dit Pierrot, j'ai posé cinq francs douze suiis.

Ah! einq francs douze sous, dit le nègre, voilà ce que coûte à vous aulres votre pelure !

(1) Le chapeau,

1 A peu près, répondirent les mendiants.

— Kh bien! ma peau noire, elle en coûte à moi huit mille !

Hali ! la peau ?.

- Huit mille!. je disais bien! je suis plus beau que vous tous !

- Qu'est-ce que tu chantes?.

- Parole d'honneur. Ecoutez. Quand va pour percher moi dans quelque grenier, et que marchande l'appartement. on me répond : — C'est tant pour loi. morieaud.

Kl vois bien qu'on compte h moi trois l'ois plus. Quand veux l'aire pelile ribole. il faut payer pour tout le monde, aliti que les bianes ils veuillent bien la compagnie du noir. Quand * >MIX l'aire la cour à la moindre lllleiie, elle demande : Est-il méchant?. nM'!'t!-i<?. et il faut que Jupiter donne beaucoup, beaucoup d'aryen!. pour 'fll','II,' veiiille bien croire lui apprivoisé et pas méchant du tout.

—■ Cesl vrai, ça ?

— Vrai et certain. Aurais pu avoir pour deux miil.» francs, si avais été blane, ce qu'ai payé dix mille. Ma p - lure noire coûte donc à moi huit mille. Kl c'est pourquoi ai si vite été ruine.

Allons, joue donc, bavard !

I.a dernière pelile blanche.. ça y est»Attention!

Quelque misérable que doive paraître cet entretien, il j


Elle le serrait dans ses bras et pleurait.

inspirait aux deux spectateurs caches île cette scène une curiosité pénible qui les tenait tixés à leur place.

Je joue pour quarante, dit le nègre.

- J'ai gagne dans la main, répondit Corbeau.

- Malédiction sur la tète à loi !

- Voyons. cartes sur table, dit la~calerie.

Quatorze (fe rois, —quinte au valet et sephtarle* de point. Quinze et sept vingt-deux et quatorze quatrevingt-seize. —Je fais repir.

- Tonnerre ! dit le Caire, c'est pourtant vrai !

lin foncé. Jupiter !

Je joue sur parole.

Cringalel!. lit que donnes-tu pour grage'? Ta besaep'? les toiles se louchent. Ta béquille f ou te l'a cassée sur le dos. un jour fil jappais trop fort.

J'ai dit ma parole.

Ta parole. un gueux de païen qui n'a ni foi ni Ini, et Mourra comme un cliien.

01» ! gr.m.la leCafrc. si rtia zîig,,tyc, ?

Tuimus en ferais sentir a point».'?

1-st. Il faut lui répondre h eet oisejin île nuil.

enez-y ! s'écria Jupiter en Cannant d'un broc du vin et le brandissant sur sa tète de manière à ee que Je reste du liquide, coulant en large lllet, lui donnait il l'iuslanl meme le baptême dont ou venait de lui ivpri>eher l'absence.

Les [lr.Íllg',; se tiraient des manches, les pipes vidaient en

l'air, les jurons énergiques grondaient déjà comme la trompette du combat.

Le Cafre. grinçant, des dents, faisait mine de se retrait cher derrière un arbre. Pierrot se jeta devant lui: et, relovant ses manebes : - titi, s'écria le brave enfant, pri, des canailles! Approchez doue que je vous donne voir»; çompte et votre décompté en deux temps quatre mouvements.

—■ Toi, marmot?

— C'est pas que j'estime le nègre, mais faut de l'honneur dans les batteries: et si vous venez tous sur ee garçon, je te revenge, roi de Pierrot !

Sauve-t'en, gamin, ou lu vas être aplati !

Ht tes jurons partaient de tous côtés, les coups avaient pleuvoir, Mais le père Corbeau se leva de toute sa hauteur.

A bas les noings ! dit-il d'une voix tonnante..N'allez- vous pas vous démolir comme dos gens sans éducation ?.

C'est moi qui le défends. et s'il y a un seul coup de donné, je tond»1 uessus et j'écrase tout le monde.

- Toi, vieux! dirent les mendiants (en rangaînant ton- tefois leurs poignets): en tout cas. ee ne sera pas du légitime: tu ne peux le marier et te fautif»* que île la main gauche.

- Si j'étais armé de ma droite, dit Corbeau à demi- Vui\ en laissant passer sur sa l'ace de mendiant l'éclair du bandit, j'abattrais di's animaux dont la peau sérail itlus


1 précieuse que la vôtre. En attendant, tenez-vous tranquilles autour de voire tendre père.

- — Si on avait laissé parler moi, nu lien de vilipender mon physique, dit Jupiter, qui prit l'air hargneux des que les autres furent recouchés sur l'herhe, aurais dit que, quand même ai perdu ma dernière pièce, faut pas faire fi de jouer avec moi, parce que si ai point d'argent dans la boursette, sais bien où peux en prendre.

Pendant ce colloque, Léon veillait sans cesse sur son ami, tremblant qu'Herman, de plus en plus ému et agité, ne vînt à trahir leur présence dans ce poste d'observation.

La troupe des gueux était vivement occupée do ce que venait de dire Jupiter.

— Ah ! voyons. Ecoutons cela, disaient-ils.

— Oui-dà ! reprit le noir, il y a par ici un richard, un gros, qui en doit à moi de l'argent, - Coin bien ? -.

— Combien je voudrai qu'il m'en doive.

— Peste !

— Ai un secret pour lui en faire abouler.

— Bien vrai ?

- Je le jure par.

- Par quoi ?

- Par Jupiter, qui m'a donné son nom.

- Cc Jupiter était un grand païen. C'est égal, nous acceptons. Joue sur ton secret : si tu gagnes, ta fortune est relevée; si tu perds, nous aurons tous une action sur ledit secret et le droit de l'exploiter solidairement.

— Ça va 1 Ils se remirent au jeu.

Herman, dans l'impression dont il fut saisi à cette bizarre convention et dans l'élan de colère qui le portait à s'élancer sur le nègre pour le broyer sous ses pieds, fit un brusque mouvement qui alla heurter une branche.

Le père Corbeau, à ce bruissement de feuillage, tourna ses regards de ce côté; mais croyant sans doute que le vol seul d'un oiseau s'était fait entendre, il les rabaissa aussitôt.

Cependant les deux jeunes gens virent soudain la possibilité d'être en butte aux injures de cette tourbe immonde qu'ils avaient épiée; et cette crainte dominant tout autre intérêt, quelque pressant qu'il fût, ils ne songèrent plus qu'à se retirer le plus furtivement possible.

Une fois sortis de ce funeste taillis, ils prirent la route la plus directe pour rejoindre leur voiture; et, s'éloignant à pas pressés, tandis que le jeu continuait, ils ne surent point si le nègre avait gagné ou perdu cette étrange partie.

IX LE RETOUR DU BOIS.

Dès que les deux amis furent en chemin, la beauté du soir, la pureté de l'air, que l'élan rapide de la voiture faisait largement respirer, dissipèrent la fatigue d'l-loi et renvoyèrent dans le vague d'un songe la pénible rencontre qu'ils venaient de faire.

L'heure s'avançait ; la population s'était retirée de la grande promenade ombragée, dont les lumières s'éteignaient peu à peu dans les allées silencieuses ; la calèche roulait sur un sable fin, d'où ne s'élevait aucun bruit.

Comme elle était vers le milieu des Champs-Elysées, une sensation agréable se fit jour dans l'âme d'Herman, aussi mobile qu'impressionnable.

De l'allée latérale de droite s'élevait une musique simple, pittoresque, un chant aceomagné de harpe. Le silence, la solitude d'alentour, en rendaient les notes distinctes et vibrantes.

Une voix de femme chantait la romance à la mode dans les carrefours ; Une fleur pour réponse. Jamais timbre plus pur, plus frais, plus suave, n'avait frappé l'oreille d'iierman. Il tira le cordon pour faire arrêter la voiture, et entendit avec un plaisir infini ce refrain délicieux dans la bouche qui le chantait.

Donnez-moi cette fleur chérie Qui loucha votre main.

On ne pouvait apercevoir la musicienne arublllnnle: un cercle de petit public silencieux et attentif l'entourait; l'ondulation des lêles, autant que l'ombre répandue, em- pêchait le reyard d'arriver jusqu'à celle qui chaînait; seu-

lement, au centre de l'ellipse, dans la lueur du bout do chandelle posé à terre, on voyait la cime dorée d'une harpe, de cet instrument antique toujours divin ou populaire, qui, maintenant exilé parmi les bohémiens, prête sa poésie aux concerts des places publiques; puis autour de ce sommet de l'instrument, le vent amenait parfois une longue boucle de cheveux noirs ou le pli flottant, d'une écharpe bleue.

Cette mélodie isolée, en plein air, à une heure attardée, ce chant naïf et populaire avaient un attrait si doux, que Rocheboisc ni même Dubrcuil ne pensèrent à s'éloigner tant que la chanteuse modula sa romance. Il leur prit, même fantaisie d'entendre un second morceau; ils des- cendirent de voiture et entrèrent dans l'allée, tout en se tenant à distance du menu peuple qui entourait la musicienne.

Mais comme ils espéraient entendre la jolie voix de plus près, il se fit un mouvement parmi les auditeurs qui apportaient leur sou dans la sébile, puis la petite bo.hémienne sortit du cercle, et comme elle s'en allait du enté opposé au leur, ils ne purent pas même l'apercevoir eu ce moment.

Les jeunes gens continuèrent cependant de descendre l'allée dans laquelle ils se trouvaient.

Ils avaient fait à peine une vingtaine de pas, lorsqu'ils entendirent une voix qui disait derrière eux : — Monsieur! monsieur! vous perdez votre bourse.

Ils se retournèrent, et un homme tendit, en elfel, à ller- man sa bourse, qu'il avait déjà tirée pour donner une pièce à la chanteuse, lorsque celle-ci s'était éloigllée, et qu'en continuant son chemin il avait laissée tomber doses doigts. -

Le pauvre homme mettait tant de simplicité et un ton si poli à rapporter cette bourse, qu'llerman ne crut pas devoir récompenser cette loyauté si naturelle et qui semblait s'ignorer elle-même, en lui offrant de l'argent. Mais comme le brave homme, en le quittant, retournait s'installer près d'une petite boutique dressée dans l'avenue, llerman s'approcha de son étalage pour y faire quelques emplettes et le payer ainsi plus délicatement de sa peine.

La boutique consistait en une table d'un pied carré, couverte de petites figures de saints, de reliquaires, de sabliers, et surmontée d'une ficelle, à laquelle pendaient grand nombre de médailles et de chapelets.

Un de ces objets frappa les regards d'Ilerman : il reconnut là des médailles à l'image de la Viorge, semblables à cette dont il avait gardé le souvenir, l'ayant vue au cou de la jolie quêteuse.

Il les fit remarquer à Léon en lui parlant àdomivoix.

Le marchand entendit pourtant quelques mots an hasard, car il dit aussitôt :

— La congrégation de Marie. Ah ! certainement c'est une œuvre bien méritoire que ccllc-lh, et que la h;'-i édiclion de Dieu accompagne. J'en dois avoir sur moi Jn tableau édifiant. Si ces messieurs voulaient y jeter le.; yeux.

il tendit des imprimés portant les statuts de cette petite société religieuse, les noms et lés adresses des personnes qui en faisaient partie. llerman, y ayant porté machinalement les veux, vit un 1 nom ajouté à la plume, et qui était celui d'Hélène Hubert.

- Tiens., regarde, dit-il à Léon, comme pour lui reprocher les doutes qu'il avait manifestés la veille.

- Oui, répondit celui-ci, Hélène Hubert.

— Ah! ces messieurs connaissent mademoiselle Hudit encore le marchand : une bien sainte fille! qui bert, l'édification de la société. La maison des orphelines reçoit bien des secours par ses mains. C'est une vérité a dire.

— Aussi bonne que belle ! dit llerman avec chaleur. Je l'aiderai certainement dans ses charités. Eh bum ! mon brave homme, ajonta-t-il en s'adiessant au marchand, votre complaisance à me rapporter ma bourse n'aura pas été perdue pour les malheureux. Je veux m'occuper aussi (Io la maison des orphelines.


Puis Herman s'étant aperçu que le pauvre marchand était infirme, sans remarquer sa ligure, que d'ailleurs le faible luminaire de la boutique dévoilait à peine, il lui paya très-largement les deux ou trois sabliers qu'il venait d'acheter, et s'éloigna.

La calèche ramena enfin les deux jeunes gens a l'hôtel, après cette promenade infiniment prolongée par l'incident du bois de Boulogne.

Dès qu'Herman fut remonté dans sa chambre, il regarda de nouveau le prospectus de la congrégation de Marie, sur lequel était indiquée, comme il l'avait espéré, la demeure de mademoiselle Hélène Hubert.

X LA SECONDE PARTIE DE L'ÉCHELLE DES MENDIANTt.

Le vieux comte de Rocheboisc, dans la journée, était revenu très-satisfait de sa séance aux Tuileries.

Une préfecture était vacante, et, sur des milliers de demandes, il n'y en avait qu'une cinquantaine aussi bien appuyées que la sienne. Pourquoi ne serait-il pas le candidat nommé? d'autant plus que le secrétaire des commandements de Sa Majesté avait promis de rappeler au roi les services des Chabot de Roclicboise, et qu'on devait bien récompenser sa fidélité rétroactive.

Il rencontra encore M. Friquet dans l'antichambre.

Le mendiant à domicile, malgré le premier échec, avait imperturbablement attendu le retour du maître de la maison, espérant le toucher, ou, ce qui était plus facile, le fatiguer <le ses demandes jusqu'à ce qu'il en eût tiré pied ou aile.

Planté devant une banquette, maître Friquet tenait toujours, à bras tendu, la petite image grimaçante de Henri de France -.

Il se disposait à recommencer sa lamentable histoire, lorsque le vieux comte, dans la joviale humeur où il se trouvait alla au-devant de sa demande.

— Voyons, dit-il, j'achète votre portrait du duc de Bordeaux. Ces pauvres diables de Bourbons. il faut bien faire quelque chose pour eux (d'autant plus qu'ils peuvent revenir), ajouta-t-il dans son for intérieur, Puis il mil la main à son gousset pour en donner le prix, tout en ajoutant : — Mais, savez vous bien, monsieur, que vous faites là un vilain métier?.

— Moi ! pauvre fidèle serviteur de nos malheureux princes ! qui me sépare avec tant de peine de cette image du royal enfant !. ainsi que je pourrais le faire encore de colle boucle do cheveux, si. (M. Friquet ne désespérait pas de la seconde vente.) - Suffit, suffit, interrompit le comte, je connais cela. vous avez vendu plus de boucles de cheveux du duc de Bordeaux qu'il n'en put jamais produire, eût-il été un mouton mérinos. C'est mal. Vous venez vous prévaloir devant les pauvres bons royalistes de vos services passés ou imaginaires pour leurs souverains.

— Il est bien des gens, interrompit à son tour Friquet, qui font valoir les services de leurs ancêtres!

- Vous allez dans les maisons, continuait M. de Rocheboise, avec des reliques de toute espèce, nourrir l'esprit de parti, flatter, aduler dans votre intérêt. fi donc!

Le comte sortit alors la main de son mais il n'en lira que sa tabatière, sur laquelle Friquet aperçut le portrait de Louis-Philippe.

— Diable! dit tout bas le mendiant à domicile, mes notes étaient arriérées. La première fois, j'apporterai autre chose.

— Savez-vous bien que c'est là une violation de domicile, poursuivit M. de Roclicboise en aspirant sa prise.

Comment d.mc! vous entrez chez tout le monde, à toute heure, et tout bonnement pour demander de l'argent.

Eh mais, si un créancier, selon la loi, ne peut faire arrêter son débiteur chez lui, comment vous serait-il permis, à vous autres, d'aller prendre les gens jusque dans leur lit pour demander ce qu'on ne vous doit pas?

M. Friquet tendait toujours la main.

- Hum ! cela ne prouve rien de bon pour qui prend pareil moyen ; le diable s'est fait mendiant pour escroquer à saint Martin la moitié de son manteau; et depuis, il a toujours continué ce rôle. Prenez garde, vous vous ferez de mauvaises affaires.

Le comte de Roclicboise tira enfin un louis de sa bourse et le donna au mendiant, en ajoutant : - Tohez. et que je ne vous revoie plus. hum !.

c'est trop facile, quand on devrait travailler pour vivre, d'aller tendre la main dans les maisons.

— Il n'en coûte guère plus d'aller la tendre à la cour, dit maître Friquet avec une mine narquoise, après avoir empoché le louis.

Et faisant une espèce de gambade en guise de salut, il s'éloigna rapidement.

Après une si bonne soirée, le mendiant h domicile marchait fier comme un roi.

Lorsqu'il eut tourné l'hôtel et pris la petite rue LasCases, il se trouva en face d'un vieux pauvre qui traînait sa complainte, sa béquille et un pan de son manteau sur le pavé. Il reconnut en lui le pauvre diable qui était venu quelques heures auparavant frapper inutilement à sa vitre.

- Ah ! dit-il, c'est encore vous!. Mais, mon brave homme, vous savez bien que la mendicité est défendue.

— Qu'est-ce que ça fait, mon bon monsieur, puisqu'un demande tout de même? On ne peut pas empêcher les pauvres oiseaux du bon Dieu de ramasser le grain qui tombe de la meule.

— Et toi, est-ce que tu n'as pas de répugnance à vivre des restes de tous ?

—Quand j'en aurais du regret, ce serait tout de même, puisque je suis bel et bien impotent de la tête aux pieds, et que je ne peux faire autre chose. Mais la vérité est de dire que je ne me plains pas de mon lot.

- Dame, il pourrait cependant être meilleur, dit M. Friquet en se redressant dans son habit râpé.

— Vous dites?

— Qu'on peut vivre ailleurs que dans la fange.

— Oui, quand on a de quoi, qu'on travaille ou qu'on vole. -- -'

— Et tu aimes mieux ton chien de iiiétier ?

— Je ne dis pas non. Quand on demande son pain, voyez-vous, ce n'est pas comme le propriétaire qui paie des impôts et qui craint l'incendie ; on ne risque pas à tout moment son cou comme le voleur, et on vit tout de même à rien faire. M'est avis que quand le bon Dieu vous fait naître sans père ni mère, aveugle ou bien manchot, c'est un brevet qu'il vous donne pour vivre en gentilhomme, et qu'on devrait pour ça lui tirer son chapeau.

— Mais la fin, mon bonhomme, la fin de tout cela!

- Bah ! on ne meurt pas deux fois sur le lit du pavé.

— Allons, mon vieux, dit Friquet, qui était de belle humeur, comme on le sait, et partant d'humeur généreuse, il faut bien que je t'estime le plus heureux du monde, puisque tu le trouves ainsi.

Il mit la main à son gousset.

- Et je ne veux pas, ajouta-t-il, que le jour où tu m'as rencontré dérange tes belles illusions sur la vie.

Alors, déroulant le bras, et d'un geste majestueux, il lui donna royalement un sou.

XI MESDAMES LES MENDIANTS. 1 Dans la petite rue du Gindre, qui a conservé toute la couleur du vieux Paris, ses porches profonds, ses,étages qui surplombent, ses niches creusées aux façades, deux pièces, appartenant à une étroite et sombre maison, f< rmaient le logement de madame Jacquart et de sa lUe Robinette.

Ces deux chambres, indépendantes, ayant chacune une porte sur le palier sombre d'un escalier ardu, offraient un aspect bien différent. -

L'une était un misérable galetas, ne montrant que des murailles nues, d'humbles paillasses, des chaises délabrées, quelques cruches de terre, puis un grand Christ, un rameau bénit et un vieux tablier tendu devant la fenê- tre, pour dérober la misère pudique et recueillie aux regards du voisinage.

La main qui avait arrangé à plaisir ce triste décor s'és'était appliquée à lui donner l'aspect le plus touchant.

C'était là que les mendiantes recevaient M. le vicaire, les sœurs de charité elles dames des sociétés de bienfaisance qui venaient apporter des secours.


L'autre pièce avait deux bons lits dans une alcôve, dos meubles de noyer, le carreau peint en rouge et luisant comme la petite glace qui ornait la cheminée; de plus, de doubles rideaux de croisée, dont les premiers ou étoffe jaune se relevaient sur la mousseline qui garnissait le vitrage.

La harpe de la petite musicienne ambulante décorait aussi cet intérieur; le ruban bleu et la médaille que portait Robinelte dans le premier rôle qu'on lui avait fait prendre pour l'envoyer quêter à domicile, étaient suspendus à côté du miroir.

C'était là que les mendiantes habitaient réellement et recevaient leur société.

Une après-midi do dimanche, au moment où les vêpres sonnaient, madame Jacquart et mademoiselle Rose, sa sœur, qui était venue la visiter, s'enveloppaient de leurs mantilles d'indienne pour se rendre à leurs postes respectifs, à l'entrée des églises.

Madame Jacquart est le type de mendiante dajis sa laideur la plus commune, avec l'expression de la bassesse et de la cupidité jointes à l'aspect le plus repoussant; mais sa sœur offre une des physionomies les plus remarquables de cette classe.

Mademoiselle Rose est une petite vieille voûtée qui touche à la soixantaine; elle porte une grande coiffe garnie de nœuds de rubans verts; ses pommettes de joues sont encore vermeilles, son nez pincé de bésicles et son menton qui s'avance, sont près de se toucher; sa bouche fine sourit dans renfoncement. De petits mouvements de tête agréables font miroiter ses lunettes.et danser les rosettes de son bonnet. Elle s'appuie sur un bâton à bec recourbé et retourne en l'air son visage avenant, expressif et fûté.

On croirait voir en elle quelque vieille petite fée, si ce n'était une aussi sainte personne.

Depuis trente ans, elle voit les saisons se renouveler et les générations se succéder sous le porche de l'église de l'A bbaye-aux-Bois.

Accorte, gracieuse, très-versée dans les lettres saintes, très-érudite dans le rituel des fêtes et offices, elle communique volontiers ses connaissances à qui en a besoin. Son langage est agréable, et les dames de l'Abbaye ne dëJaignent pas de faire quelque peu de conversation avec elle en lui donnant l'aumône.

Dans toutes les agglomérations, il est des personnes qui surgissent et se font une place par leurs dons naturels: ainsi mademoiselle Rose est devenue une célébrité dans sa sphère.

Tandis que les deux vieilles se préparaient à sortir, Bobinette travaillait devant la fenêtre en minaudant avec son chat.

— Vous allez vous en aller. vous. allez me laisser seule! dit-elle en voyant ces dames prendre leur casaque et leur bâton. Je vais joliment m'embêter entre ces quatre murailles.

— Il ne te convient plus d'aller vagabonder dans les rues, répondit sa mère. Je te l'ai déjà dit.

— Ah ! laissez-moi donc tranquille !. Je m'amusais bien mieux autrefois. Je jouais, je courais au grand air, au soleil. Tonte la ville était à moi!. on me donnait des liards. Et du plaisir, je savais bien en prendre ! -

— Les jeunesses qm vont seules (i la vigne courent grand danger de s'égarer, mon enfant, dit mademoiselle ïtose d'un air mystique. J'en ai su quelque chose autrefois, moi qui te parle.

— Je ne ferai jamais rien de cette enfant-là, reprend madame Jacquart. Vous avez bonne grâce do vous plaindre, mademoiselle, quand, au lieu de gueuser sur la place publique, vous pouvez vous présenter dans de bonnes maisons et faire plus de recette en un moment que nous dans toute la journée.

- Avec ça que Pasqual n'est pas venu depuis trois jours, reprit Robinette en frappant du pied. Et je m'enJIIIÍC. je m'ennuie de ne pas le voir !.

— Tu m'ennuies bien plus d'avoir toujours ton Pasqual à l i bouche, petite sotte ! Un homme qui a des allures avec mm tireuse de cartes. et qui se livre à toutes sortes d'œvres de Satan.

J'en suis amoureuse.

- C'est ce que je t'ai défendu dix fois.

— Détendu; je m'en moquerais pas mal !. mais c'est lui qui ne veut pas m'écouter.

- Comment, t'écouter ?

- Eh oui ! quand je soupire. quand je lui parle de mon amour.

— Par exemple, je voudrais bien voir cela !

— Ah! Robinettc, dit mademoiselle Rose, c'est inconvenant. Tu es trop grande à présont. ou encore trop petite, pour jeter ton bonnet par-dessus les toits.

— Ca m'est égal, je me suis déclarée.

— Et qu'a-t-il répondu, s'il vous plaît ?

— Répondre!. Il faudrait pour cela qu'il entendit.. Et quand je lui dépeins ma flamme, il a l'air de bayer aux corneilles.

— Par exemple, c'est mal de sa part, dit mademoiselle Rose.

— Ou bien il regarde en l'air comme s'il songeait à une autre.

— C'est encore plus mal.

— Ou bien encore, à tous les serments de tendresse et de fidélité que je lui adresse, il me dit : « Tiens, petite.

voilà ma pipe. amuse-toi. » Fumer dans sa pipe. je ne dis pas, c'est gentil. mais enfin.

— Puisque ça te plaît.

- C'est égal. Ah! le véritable amour a bien un autre langage !

Et comme elle disait cela en levant langoureusement ses grands yeux au ciel, les deux vieilles ne purent s'empêcher d'éclater de rire; car Robinette, avec des instincts très-hardis et assez de dispositions à mal faire, avait encore toute l'innocence de son âge. u

— Ah! ma chère enfant, dit - mademoiselle Rose, lu ne connais pas le danger des passions ! Ecoute le prophète.

Tiens. dans le psaume douzième « On a dit au vent du midi : Lève-toi, souille sur mon jardin. Elle vent de feu a tout dévoré; il ne reste que des ténèbres sur de la cendre. Il

— Ce n'est pas encore trop de ça qu'il s'agit, dit ma- dame Jacquart. Mais écoute la raison, Robinelte.

- Ah bah!

— Quand je vois que lu pourrais arriver à tout. car tu fais un beau brin de fille. tu as une éducation conséquente. chantant et jouant de la harpe comme un bijou. ta tante Rose t'a donné une teinture du beau monde, qui le relève joliment. dans ces derniers temps, M. Friquet, qui a juré que tu étais faite pour autre chose que tendre la main, t'a instruite à aller quêter à domicile.

Eh bien ! quand je vois qu'avec cette figure et ces talents toutes les portes te sont ouvertes. quoi, toutes!. et qu'au lieu d'y penser sérieusement, tu viens l'éprendre d'un rien du tout, d'un va-nu-pieds, d'un gueusard.

— Mais puisque je l'aime, cet homme. moi. là!

El Robinelte, disant cela, jeta violemment l'ouvrage qu'elle tenait à la main.

C'était une coiffe de sa mère, dont le chat s'empara prestement pour en faire une pelote à son usage.

- Ça va-t-il finir. à la fin. petite pécore! s'écria madame Jacquart, ou je vous mets à la porte, mademoiselle.

— Paix! ma sœur, paix, dit mademoiselle Rose. La colère ne sied pas aux mères devant leurs enfants. Le prophète leur dit : « On vous a mises à garder les vignes, et vous n'avez point su garder votre propre vigne. M - C'est qu'elle est capable de tout, cette fille dénaturée, qui jette ma coiffe à la tête du chat !

V'f(" cl' s'hannetons, d'z' hannetons pou un i/ardl disait une gentille voix sous la fenêtre.

Et presque en même temps Pierrot parut.

Le petit bonhomme était en connaissance avec tous les mendiants de ce quartier, parce qu'il avait jusque-là ramassé son pain dans les rues. Mais, dans ce beau printemps, la fortune lui était tombée des nues sur l'aile d'un hanneton; et maintenant un air satisfait de lui-même, fier et résolu, avait pris place sur sa figure ouverte et charmante.

Il entrait tenant son bonnet à la main; à sa ceinture pendait un petit sac de toile qui s'agitait de lui-même, vu la marchandise vivante dont il était rempli.

- Bonjour tout le monde et la compagnie, dit Pierrot,"


Voici une lettre que j'apporte à mademoiselle Robinette de la part de M. Pusqual, Ah! quelle grande bêtise! s'écria Robinette. Pourquoi donc est-ce qu'il m'écrit, quand il sait bien que je no sais pas Ii 1'0 ?

-lino m'a pas dit le motif.

- Est-ce qu'il ne ferait pas mieux de venir, voyons !

Et elle saisit brusquoinenl la lettre.

— Allons, allons, ma lillc, caline-toi, dit mademoiselle Rose. Passe-moi cette lettre, ajouta-t-elle ollallimllissant ses besicles sur son nez. Je vais t'en donner connaissance, Et la bonne vieille lut ce qui suit : « Ma petite Robinette, « Ceci est pour te donner avertissement que tu auras bientôt la visite d'un beau monsieur, qui en tient pour toi depuis que tu es allée quêter à son hôtel, soi-disant pour les pauvres orphelines. Je te donne en même temps conseil de te faire belle et avenante pour recevoir ledit monsieur, attendu qu'il peut t'élever très-haut et te favoriser d'une fortune telle qu'on n'en a jamais vue, ce qui serait un grand bonheur pour nous tous.

« Là-dessus, je suis ton ami, « PASQUAL. »

~,'éci,ia iiiaclaitt(,, Jau- — La !. Quand je le disais !. s'écria madame Jacquart, le visage empreint d'une ignoble joie.

—Voyez un pou cet imbécile de Pasqual qui m'ecri tde faire des coquetteries, à un autre, quand je-me tue à lui dire que je suis amoureuse de lui! s'écria en même temps Robinette. Et vous me direz que ce n'est pas vexant !Puis elle arracha la lettre et la jeta par terre en tempêtant.

- Voulez-vous vous taire, mademoiselle ! reprit la prévoyante mère. Pasqual est un brave garçon qui se conduit bien à votre égard et que vous devriez écouter.

- Mais qu'est-ce qu'il veut dire, que ce serait un grand bonheur pour tous?

— Pardicu! il pense que si tes moyens devenaient conséquents, tu lui paierais son bon avis.

— Si j'étais à la place de mam'zellc Bobinette, dit. le petit marchand, je lui jetterais mon sabot à la tète, à ce Pasquai, pour le remercier de ses conseils; je ferais la nique au beau monsieur.

- Et puis ?

- Et puis je prendrais un état bien et vertueux, qui me forait vivre de mon travail. Une position indépeu- ! dan le, ajùuta-L-il en frappant sur son polit sac de toile : il n'y a que ça pour faire bonne figure dans ce monde et bonne lin. Là-dessus, il s'éloigna en reprenant sa petite chanson : Hanneton, vole, vole, vole.

- Oui, oui, murmura madame Jacquart, et pour rester dans la misère. Allons, ma fille, songe au bonheur qui peut l'arriver, et lâche de le mériter. Mais partons, ma sœur, le second coup de vêpres est sonné,..-Tandis que nous jasons là, le. monde entre à l'église, et c'est autant de peidu. —

Restez avec moi, ma tante, dit Robinette d'un petit air langoureux en se penchant au cou de mademoiselle Rose. Vous m'apprendrez à lire les lettres de Pasquai.

— Hélas! mon enfant, pour ce qu'il l'écrit, ce n'est guère la peine.

- C'est égal, restez là. vous pouvez bien vous passer d'aumône pour un jour.

— Il est vrai. Dieu merci, je n'attends pas après.

Mais la parole do Dieu, ma fille, on ne peut jamais s'en passer. Et puis, en me rendant à l'Abbaye, il faut que je monte chez Jeanne lui porter une écuelle de soupe économique, à cette pauvre femme.

-Elle va donc toujours mal? demanda madame Jacquart.

— C'est son tremblement qui la tient. Elle n'a pas pu descendre aujourd'hui. Et celle-là n'a pas son paLI sur la planohe.

En discourant ainsi, les deux mendiantes s'en allèrent, et Robinette demeura seule au logis.

Elle se promenait de long en large, les bras croisés, et parlait haut comme elle ou avait l'hahitude dans un besoin de conversation insatiable.

- C'est allVeux de la part de Pasqual, disait-elle. Me

conseiller d'écouter ce beau monsieur. donc faire belle et engageante pour lui. comme si je ne savais pas ce que parler veut dire. Vilain Pasquai, va, c'est line horreur!

Et se reprenant après un instant de silence : — Mais, au fait, non. ce ne serait pas tant une hor- reur. Si cela arrivait, j'aurais fameusement de jouissance. Des robes de dimanche tous les jours. des dî- ners. Ah ! pristi, des dîners soignés !. du bon vin à discrétion, des cigares tant que je voudrais. j'en achèteraisà trois sous, des llambards !

Elle s'arrêta subitement.

— Mais qu'est-ce que je dis donc ! suis-je bête encore !

11 y en a, des demoiselles, qui ont bien mieux que tout cela; qui ont des appartements tout de glaces el de dorure. des bijoux plein leur tête et leur corsage, dos toilottes qui reluisent comme des soleils, des voitures magnifiques pour sortir !.

La jeune fille passa les mains sur son front.

- 0 ! mais, qu'est-ce'que j'ai donc?. il me semble que tout tourne.- et le battement de cœur d'une force!.

d'une force !.

Robinette fut obligée de s'asseoir et resta quelque temps les yeux fixés dans l'espace-avc une expression d'enchan- tement inexprimable..- Elle se leva et alla se regarder au miroir. — Jolie! dit-elle, oh ! jolie à coiliiiie disent souvent les autres.

Puis, promenant son regard autour d'elle : — Comme c'est pauvre ici! comme c'est misérable !

des chaises de paille, de vieux meubles. pas un brin do soie, de dorure. 011 ne sait pas où poser le pied, où s'asseoir !.

C'était ainsi que la petite impertinente parlait de cette chambre à doubles rideaux, qui faisait, l'envie de toutes les mendiantes du quartier.

— Et dire que, pour avoir tant de belles choses, il 110 faudrait que tourner un peu la tôle à ce monsieur.

Elle réfléchit un instant et ajouta : - Avec ça que ce serait un plaisir par soi-même de tourner la tête à un monsieur. Ce n'est pas pénible du tout; au contraire, il n'y a qu'a faire aller ses yeux par ici, puis par là. un certain sourire, une parole douce, un petit soupir, et on voit le beau jeune homme arriver doucement, doucement à vos genoux. avec ses habits fins, ses cheveux parfumés, ses mains btanches, sa poitrine qui se soulèvo, son beau langage doré.

A cela elle retomba sur sa chaise.

— Ah ! mon Dieu ! dit-elle, le battement de coetit-.qtti revient, qui revient encore plus fui t. Robinette alla s'appuyer contre la fenêtre pour calmer un pou ses nerfs, qui étaient réellement très-agités, et réfléchit alors plus sainement.

- C'est M. de Rocheboiso, bien sûr, dit-elle, le dernier chez qui j'ai été quêter pour la congrégation do Marie, et qui me regardait d'un air si doucereux quand je suis sortie. Oh! il a gros de fortune, c'est vrai. tlil hôtel mirobolant. une voiture. j'ai vu sa voiture dans la cour. elle était bleue et argent, et tout à Heurs par dedans. On se damnerait pour rouler sur ces coussinslà!.

Elle se promena encore dans la chambre en disant avec impatience : 1

— Je voudrais qu'il vint maintenant. je voudrais bien qu'il vînt! cela ferait un joli passe-temps tandis que je suis toute seule!. Et Pasqual ?. tiens, pourquoi n'est-il pas venu, lui!. Il l'aura bien mérité !

Robinette s'était penchée de nouveau à la fenêtre.

— Mais qu'est-ce que je vois donc au fond de la rue ?

s'écria-t-eile. Une voiture blcue. des chevaux qui ont des bijoux d'argent. c'est lui Il victit ici. je ne lui ai pourtant pas donné mon adresse. on me l'avait bien défendu. C'est égal, il vient. vite. vite, à mon rôle.

Et Robinette, en un clin d'œil, apporte de la chambre voisine le crucifix, le buis bénit, les suspend à la muraille, place au-dessous une chaise en guise de prie-dieu et y pose le livre d'Heures ouvert.

— Puis, nppt/put son reolll dans sa main et cherchant à se souvenir :


1 Voyons, dit-elle, je dois redevenir une jeune demoiselle de la congrégation de Marie. Que me dirait donc M. Friquet ?. Tenir toujours la tête et les yeux baisses.

sans rire. Mettre la Vierge et les sainls dans tous ses discours. Soupirer dévotement et ne jamais jurer.,.

La etite fille court entr'ouvrir la porte, lisse sous sa main les bandeaux de ses cheveux et s'agenouille devant la chaise transformée en prie-dieu.

Elle entend les pas de M. de Rocheboise, qui monte.

Alors elle se met à moduler doucement quelques sons de la musique sacrée qu'elle a recueillie sur le seuil des églises. Mais les paroles du cantique ne viennent pas. A tout hasard, elle chante simplement sa romance favorite, on donnant à l'air et aux paroles quelque parfum mystique : Vous que nous adorons, douce reine du ciel, Si vous me regardez, oli ! je vous en supplie, Donnez-moi celle fleur bénie Qui toucha votre autel.

XII 1 LES SÉDUCTIONS DE ROBINETTE

Herman de Rocheboise est arrivé à l'entrée de la petite chambre. Il s'arrête appuyé contre le cadre de la porte, et contemple attentivement te tableau qui s'offre à ses regards.

Dans la charmante figure qu'il voit agenouillée, se melent les souvenirs de la petite mendiante de Saint-Sulpiee et de la demoiselle de charité. Et cette voix, c'est le timbre pur, suaye, harmonieux de la chanteuse ambulante des Champs-Elysées-, il reconnaît ces accents; le même charme se fait sentir en lui que lorsqu'il les entendit sous le voile des arbres et de la nuit. lit maintenant, c'est la voix d'une jeune fille de la congrégation de Marie!. La romance populaire est devenue un cantique!

Toutes ces impressions sont douces, tous ces souvenirs sont gracieux; mais ils flottent, se mêlent dans l'esprit d'Herman; ce sont diverses faces de la même beauté, diverses expressions de la même voix!. il ne sait quel nom il doit donner à la séduisante créature qui est devant ses yeux.

Absorbé par ses émotions, il reste appuyé contre le chambranle de la porte ; il y resterait toujours, si la jeune fille, voulant bien enfin paraître s'apercevoir de sà présence, 110 se levait pour venir à lui.

Aux premiers mots prononcés par elle, le trouble d'esprit d'Herman se dissipe, il retrouve mademoiselle Hélène Hubert, la séduisante quêteuse.

Robinette avait l'instinct d'imitation très-développé, comme beaucoup de jeunes filles du peuple, auxquelles il suffit presque de leur inspiration pour faire d'agréables comédiennes. Le rellet des personnes qui l'approchaient venait s'empreindre sur elle, do façon à modifier son ton et ses manières : étourdie, tapageuse, vulgaire avec les siens, elle savait, en face des gens de haut parage, montrer elle-même quelques airs comme il faut. Elle se lira donc assez bien du premier compliment adressé à M. de Hocheboise. i

Ensuite elle le remercia avec politesse de la manière généreuse dont il avait répondu quelques jours auparavaut à l'appel fait a sa charité, et de ce qu'il voulait bien encore penser à elle.

— Mademoiselle, dit Herman, je suis heureux du prix que vous voulez bien attacher à un acte de bienfaisance' trèe léger, puisque ce souvenir doit servir à vous faire agréer ma visite. Elle est d'ailleurs amenée, se hàta-l-il d'ajouter, par l'intérêt que m'inspire le devoir que vous vous êtes donné à remplir auprès des enfants abandon- nés, et l'espoir de pouvoir vous aider dans cette pieuse mission.

- Comment, monsieur, vous seriez assez bon..

En prononçant cette demi-phrase, Robinette indiqua de la main à M. de Rocheboise le fauteuil d'honneur, et s'assit 11 quelques pas de lui.

Ilcrinan embrassa d'un regard rapide la figure de cette jeune lillo et le cadre qui l'entourait, et qui offrait comme clle-inèine un mélange curieux à observer.

Mademoiselle Hélène, la tête nue, et parco de ses beaux cheveux, portant une robe de toile brune et un petit fichu croisé sur sa poitrine, n'appartenait précisément à aucune classe, si ce n'est à celle des jolies femmes. Elle était dans un logis vulgaire, avec quelque apparence de recherche, assise sur une chaise de paille, entre une harpe anciennement peinte et dorée, et un siège occupé par un gros chat noir. Entre un instrument qu'entourent les émanations de poésie élhérée, et l'animal qui est l'hôte et le génie familier des foyers de bas étage, la jeune fille semblait tenir de l'un et de l'autre; sa beauté, d'un caractère tantôt idéal, tantôt enfantin et commun, participait des expressions les plus opposées.

— Je vois souvent dans le monde, reprit M. de Rocheboise, les dames qui sont à la tête des oeuvres de charité les plus importantes; j'ai pensé qu'elles pourraient venir au secours de vos protégées, les petites orphelines, non dans le premier âge, où elles ont un asile assuré et votre protection bienfaisante, mais au moment où elles entrent dans le monde avec la tâche difficile de pourvoir à leur existence. Je ne comprends pas ce que peuvent devenir de si jeunes filles, sans ressources et sans appui.

— On leur apprend dans la maison à travailler de leurs doigts, dit mademoiselle Hélène; c'est faire tout le possi- ble. Ensuite, quand elles sont au dehors, elles vont chacune où le vent les envoie.

- Mais encore?

1 - Les unes, qui ont bonne chance, trouvent des maris, les autres de l'ouvrage à faire, les autres des maîtres à servir; ainsi toujours en descendant, jusqu'à celles qui nc trouvent, rien du tout.

Et celles-là?

- Mais je me trompe, reprit vivement Robincttc, le Seigneur protège toujours celles qui savent le craindre et lo servir.

- Elles viennent sans doute, mademoiselle HéllHlC, prendre conseil de votre sagesse pour la route qu'elles doivent suivre.

Robinette détourna la tête pour cacher un sourire.

Quelque bruit venait de se faire entendre dans la seconde pièce, appartenant à madame Jacquart, et séparée de celle où on se trouvait par une mince cloison. Robi- nette avait pensé que sa mère était rentrée par hasard avant la fin de vêpres, Herman ne s'en était pas aperçu et se croyait parfaitement seul avec la jeune fille.

—Je voudrais bien savoir que le est, à votre gré, la con- dition préférable pour une pauvre jeune fille, reprit M. de Rocheboise, pressé d'en venir à un entretien plus direct et plus intime avec sa jolie interlocutrice, lequel vous semble le meilleur, ou le moins mauvais, du mariage qui donne à une femme un abri et du pain assuré, en la renfermant pour toujours dans une sainte domesticité, ou d'une existence libre, indépendante, mais bien fragile, et dont il lui faut supporter seule les funestes hasards.

Robinette, tout en riant en elle-même, venait d'avoir une ingénieuse pensée.

Ah t ni l'un ni l'autre, dit-elle en levant les yeux au ciel ; il est bien plus sur de se fier au Seigneur.

- COllllllcnt ?

— En entrant dans l'une des saintes retraites où on vit sous sa loi.

— Est-il possible!. Ainsi donc, si une des jeunes orphelines qui sont sous votre direction vous demandail le moyen d'obtenir le plus de bonheur possible sur cette terre, vou. iriez la jeter dans un couvent?

- Je ne peux conseiller aux autres que ce que je préfère pour moi-môme, répondit-elle d'un air tout confit eu Dieu.

- Pour vous, bon Dieu! s'écria Herman avec une espèce d'effroi. A cet âge, âge délicieux de dix-huit ans à peine, dans cet épanouissement radieux de tous les charmes, vous penseriez à vous ensevelir toute vivante dans 1111 cloître!

- A me consacrer à Dieu. Peut-on rien lui offrir de trop bien ? dit-elle avec une humilité pleine de coquetterie, tout à fait dans les airs d'une dévote.

- Mais d'où vient cette étrange résolution ? demanda Herman, qui, crédule et bon, sentait en ce moment la tristesse qu'on éprouverait à voir briser une belle (leur.


- Dicli m'appelle, je ne m'en plains pas.

- A la bonne heure. Mais comment s'osl-il expliqué?

- Je n'ai même plus à balancer, et c'est un sacrifice auquel je suis en quelque sorte condamnée.

— Condamnée! mais comment encore une fois?

— Je veux bien vous le dire, répondit-elle avec une naïveté enfantine et tendre. Il y a six mois à peu près, je pris envie de me faire dire ma bonne aventure pour connaître au juste ce qu'il devait in'airiver dans cette vie. J'allais un soir dans la rue Saint-Jacques, chez la mère Machut. vous connaissez la mère .Maohut?

— Non.

— C'est une devineresse qui lit dans les cartes pour le passé, le présent et l'avenir. Moi, c'était l'avenir seulement qui me rendait curieuse. Etant donc montée chez la diseuse de bonne aventure. oh! c'est affreux chez elle!.

il fait si sombre! et sous la petite flamme d'une lampe de for, on aperçoit des têtes de mort, dos serpents, do grandes cartes semées sur une table, et qui représentent des figures épouvantables. J'ai demandé à la vieille femme de faire venir mon horoscope, et quand il s'est trouvé écrit sur ses cartons. écrit pour elle, moi je ne le voyais pas. la devineresse a pris un air triste.joli 1 bien triste !.

— Vous m'effrayez.

- C'était moi qui avais pour en ce moment, je vous assure. Elle m'a dit en me regardant avec compassion : - Pauvre fillette, vous avez un cœur sensible. hélas!

beaucoup trop sensible!. vous aimerez avec une ardeur extraordinaire, telle que fille ni femme n'en a jamais épruuvée. Et cela étant, l'homme que vous aimerez ne pourra jamais répondre à ce grand amour, et fera votre mnlhourélcrncl.Voyez ! Alors elle a étendu sin IOllg doigt ridé vers une carte où était point un horrible squelette, on répétant : Malheur éternel! d'une voix qui m'a fait trembler jusqu'au fond de l'àiiie

- Pauvre enfant, dit Herman, dont le regard devenait pou à peu d'une douceur extrême.

— C'est en sortant do cette maison, continua la jeune fille, que j'ai pris la grande résolution de me consacrer à Dieu, d'entrer en religion, pour fuir cet homme abominable que je devais tant aimer, et qui ferait en récompense mon malheur éternel.

Et tandis qu'elle disait ces mots, ses yeux levés, humides de langueur et rayonnants d'éclairs, devaient faire croire, en effet, aux sources vives d'amour qui étaient en elle, el donner on môme temps une envie démesurée de faire son malheur.

- Mais, répondit Herman qui l'enveloppait de son regard, avez-vous bien pensé à tous les sacrifices qu'il faudrait faire. à tous?

—On coupera mes cheveux, dit-elle en déroulant entre ses doigts une boucle épaisse et brillante, de manière à en faire remarquer la beauté.

Puis, relevant son visage dans une pose qui en présentait au jour tout le charme enchanteur.

- On ne me verra plus que sous le voile. et derrière la grille du parloir encore! Mais, qu'importe ! ajouta-t-cllect) croisant ses mains sur son cœur, puisque je pourrai du moins aimer Dieu de toute mon âme, sans qu'il m'oublie ou me trompe jamais.

Puisello se disait tout bas : — Hein! c'est gentil, ce que je lui conte là !

llerman sentait en lui un vif élan qui le poussait à prenne la pauvre enfant dans ses bras, pour la rassurer, la consoler. Cependant, demeurant immobile, il balbutiait : Mais la liberté perdue pour toujours! et les plaisirs si doux à votre âge ! ne les regretterez-vous pas?

— Je regretterai ma mère, dit-elle avec une petite mine de sensibilité, et mes amies. et cette maison où j'ai été élevé.

En disant cela, elle s'était penchée et accoudée sur la chaise occupée par le gros chat, et entremêlait ses réflexions de caresses à Moumout.

Dans cette pose abandonnée, la taille souple et ronde de la jeune fille dessinait ses contours suaves, développait ses formes ravissantes, et, dans do légers mouvements d'attitude, s'imprimait à chaque minute d'une mol-

lesse plus attrayante, d'une grâce plus volliptueuse. Elle prodiguait au chat de petites flatteries qui laissaient voir l'instinet de caresses dont elle était douée, le charme enivrant dont elle devait les embellir; elle cajolait Moumout avec une grâce qui aurait pu rendre des princes jaloux du sort de l'heureuse bête.

En ce moment, sa mobile beauté se montrait surtout sous un jour tout sensuel et torrestre. Elle avait réellement quelque chose de son compagnon de jeu, de ses manières moelleuses et perfides, de son œil fin et pénétrant qui regarde de côté la place où se pourra poser la grille.

— Mademoiselle Hélène, dit Herman, qui promenait son gant glacé sur la fourrure noire du chat et y rencontrait avec un doux frémissement la main de la jeune fille, ne parlez plus, je vous en supplie, de votre sinistre projet.

— En enet, monsieur, je n'aurais pas (hi.

- N'y pensez même plus devant moi, car je verrais passer ces idées funestes à travers la blancheur transparente de votre front, à travers la limpidité éclatante de vos yeux, et j'en serais péniblement affecté.

- Vous, monsieur). que peut vous faire l'existence d'une pauvre fille?

— Mais puisque ces pensées sont tristes et coupables, mon intérêt pour vous doit en souffrir autant que ma raison.

— Coupables!

— Sans doute. La nature, qui s'est plu à vous douer de tant d'attraits, ne vous les pas donnés pour vous-même, mais pour parer le monde où vous alliez entrer, et en faire jouir les regards. Tenez, ajouta M. de Rocheboise en souriant, vous trouveriez bien coupable et impie le voleur qui déroberait les ornements magnifiques de l'église pour les enfouir dans son trésor. Comment ne seriez-vous pas criminelle aussi de dérober et d'enfermer dans la nuit d'un cloitre les beautés qui servent a parer cette terre dont la nature a fait son temple.

La jeune fille accueillit cette comparaison par un frais éclat de rire qui montrait sa vanité satisfaite et le peu de consistance de sa résolution.

— Voyons, reprit Herman, vous avez une voix ravissante. dont j'ai surpris le secret en entrant ici lorsque vous chantiez. et même en vous écoutant quelques minutes.

— Vraiment !

— Vous êtes musicienne, si j'en crois cet instrument.

chantez-moi, en vous accompagnant de la harpe, quelque morceau d'une harmonie bien douce et bien légère, pour chasser les sombres pensées.

Kobmctte se hâta de satisfaire à cette demande et de prendre sa harpe, car elle se sentait là dans son jour le plus séduisant. Elle était trop faible musicienne pour avoir même une idée du talent, ainsi la timidité ne venait point diminuer ses moyens.

Et elle répétait en elle-même : — Courage ! ça va joliment bien!

L'instrument ne rendait que des notes incertaines et peu sonores; mais qui s'en serait aperçu! la voix de la jeune fille remplissait l'air d'enivrantes mélodies.

Le désir de plaire, une ambition nouvelle et brûlante qui s'éveillait en elle, la fierté du succès qu'elle se sentait commencer à atteindre, donnait à la petite musicienne des rues une inspiration élevée, des accents expressifs et vibrants qu'elle n'avait jamais eus en jetant au bon peuple ses refrains pour un son.

Sa figure était éclairée de cette lumière intérieure qui vivifie la beauté, qui arrête le regard et attire l'âme. Elle était debout ; sa tête charmante s'inclinait sur les cordes de la harpe, qu'allaient frôler ses cheveux. Ses yeux, fixés sur ceux du jeune homme, tandis qu'elle chantait de naïfs amours, épanchait un fluide pénétrant et le portaient au sein d'HErman. La pause de ses mains sur les cordes ar- gentées faisait remonter ses larges manches et montrait son bras rond et velouté. Son humble costume même lui était favorable. Ce n'était plus l'enfant du peuple, ce n'était pas la femme du monde, elle paraissait plutôt une de ces vierges du Nord, qui, dans les temps antiques, tiraient des sons de la harpe consacrée pour inspirer le courage de leurs frères. j


La jeune lille paraissait alors ifct-is toute la |«ifs»ii»Hv idéale ilo si Ilerman ne la <|iiitlail pas du regard. Le snii^r IkMiill<>tiun-.it dans ses veines : ses tempes étaient IVappêcs de vifs 1 battements, sou sein soulevé d'un souffle hrillant, Il serrail avec force ses liras croisés sur sa poitrine pour ne pas 1 saisir la jeune lille et la presser sur suu cieur.

Efin. quand la chanteuse eut jeté sa finale harmonieuse, vibrante. douce comme une caresse, brillante comme un èe!uir. Herinau se leva, saisit sa main et y imprima un baiser.

Tant de charmes! tant de perfections ! s'écm-t il avec transport. El penser à aller mourir si jeune dan un couvent, ce cœur ardent tomberait bien vite eu cendre !

La jeune fille triomphait, elle le sentait bien : elle pou- vait ailer plus vile maintenant, cl presque demander hautement ce qu'on brûlait de lui donner.

Plus hardie alors, mais toujours naïve, elle s'écria avec une mutinerie charmante ; Mais, puisqu'il le th Il 11, puisqu'on doit payer tout l'amour que je donnerai par la froideur et l'ingratitude !

puisqu'on ne veut pas absolument iii'aimcr! Elle jeta ses deux m.'iius de côte dans le plu> joli petit ge.-le de négation et de désespoir, puis elle reprit : - Voyons, puisqu'il est dit dans nia boum.' aventure qu'un homme insensible fera uion malheur éternel !

-Ht si la bonne aventure avait menti! dit avec l'eu llerman: si vous deviez trouver, au contraire, l'homme qui saurait puiser dans les trésors suprêmes do votre beauté un amour suprême aussi et inconnu jusque-là. qui serait digne de votre tendresse, et vous offrirait en retour une passion aussi durable qu'elle serait ardente.

("est impossible'.

-Ne le croyez pas.

Cet homme ne peut exister.

Ilerman lit un mouvement pour se jeter à ^ukux en s'éeriatit : — Et si c'était.

L'insensé n'eut pas le temps d'ajouter moi. Un bniif se fit de nouveau entendre dans la chambre voisine, et. celte fuis. fut remarque par .M. de Rocheboise. Il lui sembla y reconnaître le mouvement que faisait une personne en sortant, et la parole expira sur ses lèvres.

Robinette était toujours Ibrt tranquille, assurée de l'in- dulgence de sa mère, si c'était «'Ile qui assistait a cet entretien. et. du reste, ne s'inquiétaul de la présence ni du jugement de personne.

Mais ne pudeur d'aristocratie se faisait sentir à M. de Hochcboi.se. Il élait craintif, lui. car il aurait éprouvé un \if mécontentement à ce qu'on vint surprendre sa visite a mademoiselle Hélèlw. et deviner le vif intérêt qu'il y apportait.

Il se leva balancé entre la nécessité de s'éloigner avant l'entrée de quelque importun et le regret de se séparer de la jeune lille. Une heureuse idée vint tout concilier.

- Mademoiselle., dit-il d'un accent troublé, le plaisir que j'éprouve à in'oecuper de vous ne doit pas me faire oublier Il- litit important de ma visite. J'aurai l'avantage de voir aujourd'hui les dames de charité auxquelles je pense recommander les orphelines de la maison d'asile, et je pourrais demain vous rendre compte de mes démarches près d'elles. si vous aviez la bonté.

- h'aller pr ndre la tl'piJOSC !. oui. monsieur.

Herman pria mademoiselle Hélène de se présentei h l'entrée de l'hôtel qui donnait dans la rue de Las-Cases, désirant, dil-il, la recevoir dans le pavillon du jardin, Iiti leur entretien, qui pouvait être fa source d'une o-uvre de bienfaisance» ne serait pas 1 rouble.

Puis il s'éloigna.

Robinette demeura immobile et comme étourdie de ce qui venait de se passer, tant qu'elle entendit les pas de M. de Rocheboise sur l'escalier et le roulement de sa voiture dans la rue.

Mais ensuite, fatiguée d'émotions qui n'allaient pas h ::-a nature, elle les jeta de côté subitement.

Elle s'était un moment élevée au dessus d'elfe-mème : par une vive réaction, elle redevint tt)'t'< enfant et plus I e va potée que jamais. Kl le battit des mains avec joie. e|

poussa de grands éclats de rire d'avoir fait la conquête- du beau monsieur.

Puis avec un geste de eràneric ; Ah bah ! c'est ô^aly dit-elle, j'aime mieux Parquai.

Mil.

LE PAVILLON.

Lo lendemain soir, Robinette, parée de ses plus beaux atours, sortait à six heures pour arriver à huit à l'hôtel de Rocheboise. Il y avait une demi-heure de chemin pour aller de chez elle à la rue Las-Cases, le reste du temps était consacre à se promener dans la rue : dans la rue, !

salon des pauvres filles, le luxe les entoure dans les 1 devantures des boutiques, elles peuvent voir et être vues, et où Robinette en particulier trouvait un agrément anfin.

lille allait d'un pas léger et la tète au vent, lorsqu'auprès du Luxembourg, elle rencontra mademoiselle Hoso et la mère Jeanne qui rentraient ensemble. !

La petite vieille aux rubans verts, à la mine éveillée, la pimpante mademoiselle Hose, donnait le bras à la pan- vre Jeanne. qui inclinait sa tête pâle et abattue sous l'om-

bre de sa cuitl'e noire. 1 vas-tu. fillette, «pie te v,ij|;'i si ~'K'ncndhna))ch<''t'?

demanda la première à Roluuoiie. j - Ji* vas prendre un peu l'air. en attendant l'heure itte je ferai pcut-èirc une 1.

laineuse recette.

Au lieu de flâner dans les rues, viens un moment ; lit is prendre à lire, et c'est une louable pensée de ta part : je te donnerai la première leçon.

Tiens, dit Jeanne, j'avais pensé, en voyant mademoiselle Hobincllc. qu'elle allait m'aceo.'opagner à mon cinquième et faire un bout de conversation avec moi.

Oh! il faut qu'elle se dépêche de s'instruire un peu dans les lettres. Vrai, ma nièce, avec les belle.-» manières que je t'ai données, ne pas savoir lire, ça fait tache dans (MU (•duc:,lion.

- Robinctle. dit Jeanne en essayant de sourire, si tu veux venir avec moi, je te ferai goûter de quelque chose que lu ne connais pas.

Allons! viens, pciite. reprit mademoiselle Roso, je te ferai lire dans ma grande bible.

(Test du cassis, dit Jeanne. Oh ! mais comme tu n'en as jamais bu.

— Je vas avec Jeanne ! dit Robinctle en faisant un petit i saut de joie. ]

Puisse retournant vers mademoiselle Hose: - Excusez, ma tante; c'est que je lui aiderai a monter. l'escalier est dur pour ses pauvres jambes.

Kilos arrivèrent au logis de Jeanne. C'eta.t bien la misère avec sa nudité, sa froidure. SOJ haillons et ses tristes débris do toute chose qu'on rejette des maisons, et que le besoin recueille sur le pave dans l'illusion qu'ils pourront s rvir encore. il se trouvait lit une bouteille cachetée, étiquetée, qui semblait bien étrangère au reste de la demeure, surtout quand on regardait la figure triste et soutirante de Jeanne, dont il était f'aci'e de juger que l'alcool ne ranimait jamais la libre languissante.

Jeanne sortit de plus un petit paquet de biscuits de Reims, qui devaient mieux exciter la soif de Robinctle.

Et débouchant la bouteille : - l iens, petite, dit-elle, goûte-moi cela, lu m'en diras des nouvelles.

RobinEtTe, ayant acquitté par ces mots le devoir de povait d-guster eu véritable connaisseuse.

ht les deux convives s'asstreul a un»; petite table, Jeanne feiirnil de tenir compagnie à la jeune lille. taudis que cel'e-i i fêtait bien plus franchi m.Mil le.- bi-euits et la bouteille.

Pendant le temps d'Herman de Reidbed endait sur le balcon de son ajq»irle:ii 'iil. d'où on dc.MUvr.si! la petite, porte du jardin, l'heure à laqu lie il devait revoir made- , JJlub..t.¡,. Hélène Hubert.


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vermeilles que la grenade entr'ouverte, une émanation plus douce que celle de toutes ces fleurs. Devant cette image séduisante, ses scrupules s'évanouirent; il monta l'escalier avec vitesse et avec un battement de cœur aussi pressé que ses pas.

Les lambris du pavillon étaient garnis de glaces dans des cadres de mousse et de fin gazon; au-devant s'élovaicnt des arbustes du Midi, couverts de fleurs et de fruits, de dathuras aux magnifiques coupes blanches qui versent leurs flots de parfum, des myrlhes, des jasmins, des rosiers d'espèces rares. Puis dès plantes grimpantes aux liges déliées, qui n'ont d'appui que les branches des autres, allaient s'attacher en festons aux rameaux de ces arbustes et les unissaient de leurs délicates guirlandes.

Dans cette étroite enceinte, mais dont les glaces dissimulaient les limites, et avec l'ombre qui y régnait, a peine coupée de minces rayons du couchant passant à travers les lames des jalousies baissées, on se serait cru dans la profondeur d'un bois fleuri.

Lés yeux d'Herman, passant du grand jour à l'obsenrité, furent quelques secondes avant do distinguer les objets.

Dans ce rapide intervalle, il se disait :

— Elle est là, assise sur ce siége de jonc, dans ce cintre d'orangers.

El les battements de sa poitrine redoublèrent, et sa main frémissante s'avança pour prendre celle d'Hélène.

Ses yeux se dessillèrent. Une femme était en eflet assise sur le siège de jonc, dans le cintre d'orangers; mais c'était une pauvre vieille, courbée et tremblante, enveloppée de longs vêtements noirs, qui étaient à la fois ceux du deuil et de la misère.

Herman laissa échapper une faible exclamation de surprise et de répulsion, el fil quelques pas en arrière.

— Pardonnez-moi, monsieur, dit la vieille en se levant, si j'ai osé m'asseoir ici. mais je suis venue appor- ter ici ces doux pots d'héliotropes que madame de Bocheboise avait choisis chez la fleuriste de la rue Saint-Dominique. et, quoiqu'ils pèsent bien peu, mes forces étaient à bout en achevant de les monter. J'ai été obligée de me reposer une minute pour ne pas défaillir.

Ce pou de mots furent prononcés d'une voix faible et tremblante, mais qui n'avait rien du ton lent et planitif qu'alleelent les pauvres.

— Restez assise ma bonne femme, dit.avec douceur Herman, chez qui le sentiment d'humanité s'éveillait toujours promptement. Puis il fit le tour du pavillon, examinant les fleurs par contenance, et attendant encore mademoiselle HÔJÚnc, qui, selon son espoir, ne pouvait pas tarder à venir. Cependant, il avait relevé entre ses doigts, regarde et respiré grand nombre de corolles, depuis les tiges exhaussées du superbe dahlia jusqu'à la fleurette de l'héliotrope à deux doigts de terre, et la sonnette de la petite porte ne se faisait pas entendre de nouveau.

Pendant cela, les rayons du soleil, qui n'avaient que les étroites ouvertures des jalousies pour se glisser, s'étaient rapidement éteints, et l'ombre régnait seule dans le pavillon quand Hcrman se retrouva devant la pauvre vieille.

— Que faites-vous pour vivre? ma brave femme ? lui demanda-t-il.

— Quand je peux marcher, je mendie mon pain, ou je fais de petites commissions telles que celle dont on m'a chargée ce soir; quand le mal est plus fort, je reste dans mon lit, attendant les secours que les autres mendiantes veulent bien m'apporter. Et j'ai un jour de plus à vivre tant qu'on ne m'oublie pas. -- - -

— Oh ! c'est bien triste. Mais désormais on vous assistera, s yez-cn sûre. Vous n'avez donc ici personne qui s'intéresse à vous. ni parents ni enfants?

— Ni même une terre natale; je suis étrangère.

- Pauvre femme !

— Oh ! dit-elle avec un sourire douloureux., cette position où je me trouve, cette borne de la rue, ce pain de l'aumône, je suis venue les chercher de bien loin !

- Quel est votre pays?

- L'Allemagne. - C'était aussi celui de ma mère. que je n'ai pas

connue, dont on ne m'a presque jamais parlé, et dont il ne 1110 reste rien.

— Que votre nom d'Herman, nom allemand, et qu'elle a sans doute désirer vous donner.

— Il est probable.

La voix de cette femme, empreinte, comme nous l'avons dit, d'une sorte de distinction, frappait M. de Rocheboise; il reprit avec bonté : — Vous avez appartenu, j'en suis certain, à une condition plus élevée que celle où vous vous voilà réduite.

vous avez été autre chose que mendiante.

- Religieuse vingt années.

— Religieuse!

- C'est là toute mon existence. Je suis venue bien jeune en France, et j'avais à peine vingt-deux ans quand je suis entrée au couvent des Ursulines, pour y passer vingt ans. Les années de jeunesse qui ont procédé ce temps sont oubliées, et celles de misère qui font suivi ne comptent pas. — Mais vous aviez au moins un sort paisible et assuré dans un couvent. c'est un grand malheur pour vous d'être privée de cet abri. Comment l'avez-vous quitté?

- Volontairement.

- Et la cause qui vous en a arrachée ?

- L'amour.

Il y avait dans ce mot, qui s'élevait ainsi inopinément de cette épaisse verdure, de cette ombre mêlée de parfums, quelque chose de saint et do mystérieux qui imposait à rÙme.

Herman s'avança pas à pas et vint s'asseoir auprès de la vieille femme avec une sorte de respect.

Avant qu'il eût eu le temps de l'inlerrogcr de nouveau, elle reprit : -

— Oui, l'amour; un sentiment qui vient remplir el absorber toute noire âme, est si nécessaire à la vie, que nous le cherchons au milieu des orages, que nous le cherchons, s'il le faut, au sein de la misère.

— Et ce sentimen, quelle que soit sa différente nature, quel que soit l'être auquel il s'attache, un père, 1111 frère, un enfant, dès qu'il porte le nom d'amour, il peut commander à l'existence.

Herman cherchait h distinguer les traits de celle qui lui parlait ainsi ; mais dans l'obscurité il n'apercevait qu'une silhouette sombre do femme, qui levait vers le ciel sa tête languissante et ses mains jointes d'où se déroulait un ehapelet.

— Ainsi, dit Herman à cette ombre de femme, c'est, pour aimer, et pour voir sans doute l'être qui vous était cher, que vous avez acccplé cette dure condition ?

Elle garda une minute de silence, comme si elle eût recueilli et goûté encore dans son âme ce bonheur dont on lui parlait, puis elle reprit : - Ils sont bien favorisés du ciel ceux qui peuvent, ainsi que vous, monsieur de Rocheboise, trouver cette félicité si près d'eux, en jouir pleinement sans sortir de leur sphère, et sans qu'elle soit achetée par la crainte, payée par le regret.

— Comment savez-vous?

— Je sais que vous êtes unie à la plus admirable des femmes, à celle qui réunit la beauté à tous les dons de l'esprit et du cœur.

- La beauté! répéta Herman, qui ne croyait pas que ce mot pût s'appliquer à Valentine, et, sans y songer, laissait voir sa pensée.

— Sans doute, répondit la vieille, femme. J'ai vu madame de Rocheboisc plusieurs fois, l'hiver dernier, chez de pauvres gens à qui elle venait apporter des secours.

Elle était là, veillant à tout, faisant placer par ses gens du bois dans le foyer sumbre, des couvertures bien chaudes sur les lits de paille, de bonnes provisions dans les buffets vides. Oh! si vous l'aviez vue entourée de ces pauvres vieux qui levaient les mains vers elle, de ces petits enfauts qui se pressaient contre ses genoux!. Comme elle paraissait grande au milieu de ceux que la reconnaissance inclinait devant elle! son regard était brillant comme le rayon d'un beau jour; son teint se colorait du sang pur de son caïur qui venait l'animer. Elle était éblouissante de vertu, de noblesse. radieuse du bonheur qu'elle donnait.

N'est-ce donc pas là la beauté?


Herman, ému de ces paroles, donna une tendre pensée à sa femme, qu'il crut voir dans le jour avantageux où la mendiante venait de la placor.

— N'est-il pas heureux, reprit son interlocutrice, d'avoir a aimer une femme à laquelle tous les grands sentiments vous rattachent, dont on retrouve la pensée quand on songe aux devoirs à remplir, qu'on voit auprès de soi quand l'intelligence s'élève vers Dieu, qui apparaît toujours dans les moments ou l'homme est le plus digne de lui-même.

Ce langage, l'accent qui l'accompagnait, étonnaient et pénétraient Herman; il écoutait celle qui lui parlait ainsi avec une surprise toujours croissante.

- il est vrai, répondit-il, et vous savez bien juger des sentiments élevés.

- Quelle différence, reprit la vieille femme, de cet amour profond, durable, avec celui qui vient au hasard, d'un caprice, d'une rencontre vulgaire, qui s'attache a la nuance d'une chevelure, au coloris d'un visage, à la finesse ou à la rondeur d'une taille. amour si léger et si incertain de lui-même, qu'il ne se connaît aucune raison, que dans la même personne une chose le repousse, tandis que l'autre l'attire, et que l'homme qui fait des folios, qui se ruine, qui se déshonore pour certaine femme, s'il descendait franchement au fond de sa conscience, ne serait pas certain d'être amoureux ou non.

Un attrait indéfini rendait Herman attentif malgré lui à ce langage.

- Mais si de telles fantaisies sont bien futiles, continuat-elle d'un accent profond et pénétrant, les conséquences eu sont graves. Quand l'amour passager et illégitime d'un jeune homme se tourne vers un objet indigne et méprisable, c'est lahonle pour lui ; quand il s'attache à une pure ut sainte créature, c'est quelquefois la mort pour elle !

Herman tressaillit et pressa son front do ses mains. Une vive émotion s'était emparée de lui.

La mendiante dit encore : — J'ai remarqué, en entrant dans ce pavillon, une belle tige de liserons dont les cloches roses étaient toutes Hoiries et refermées pour toujours : un insecte avait piqué la tige mince comme un fil qui soutient ces lleurs, eL tout était fini. C'est aussi un fil d'existence bien fragile qui soutient la fraîcheur, la beauté d'une jeune fille; il suffit parfois d'y toucher pour que toute cette belle floraison se penche et tombe vers la terre.

Elle avait prononcé ces derniers mots d'une voix sourde et brisée; Herman, palpitant, s'écria : — Oh ! ce ne sont pas là des paroles vagues dans votre bouche. mais une leçon !. un reproche pour moi I.

— Un souvenir éveillé pour qu'il puisse vous préserver à l'avenir.

— Un souvenir cruel. Et c'est vous aussi, j'en suis sur maintenant, qui étiez sous le péristyle de Saint-Sulpicc, le jour de mon mariage, et qui avez reçu, en pleurant, l'aumône que je vous portais!

- Oui.

— Mais qui donc êtes-vous? En ce moment-là, j'ai à peine aperçu vos traits, entendu votre voix. Maintenant, l'ombre vous environne encore, et c'est seulement à un saisissement de mon cœur que je viens de vous reconnaître.

Vous êtes invisible, entourée de mystère, et vous me parlez des choses les plus secrètes et les plus tristes de ma vie.

— Qui me touchent autant que vous.

— Ah ! je vous en supplie, dites-moi qui vous êtes?

La vieille femme répondit seulement : — On m'appelle la pauvre Jeanne.

Puis, à la même minute, Herman entendit le hruissement des branches d'arbustes qui s'écartaient sur le passage de la mystérieuse mendiante, et il resta seul dans le pavillon.

Jeanne regagna sa demeure et monta d'.un pas bien lent ses cinq étages. Arrivée dans la mansarde, elle alluma un bout de chandelle et regarda du côté du lit.

Sur ce pauvre grabat était étendue Robinette, dormant du sommeil des anges.

Bon ! dit la vieille femme à demi-voix, tout ceci s'est bien passé. j'avais bien entendu derrière la cloison l'endroit et l'heure du rendez-vous celle petite fille devait

aller. Et, grAcoà cette bienheureuse liqueur, elle a dormi aussi longtemps qu'il le fallait.A la clarté de la chandelle, Robinette ouvrit les yeux et se leva sur son séant. Sa fraîcheur était encore ravivée par le sommeil; ses yeux baignaient dans de molles vapeurs; ses joues étaient, du plus bel incarnai ; ses lèvres d'une rougeur chaude et humide.

— Ah! comme j'ai bien dormi! dit-elle en riant. Mère Jeanne, quelle heure est-il?

- Neuf heures et demie, mon enfant.

- Uali ! pas possible !

- Si fait.

- Alors, il est trop tard pour aller où je devais me trouver à huit heures. 1 - C'est vrai.

— J'ai donc dormi depuis sept heures jusqu'à présent.

Ah! mon Dieu, deux heures!

- Et la demie.

-El la (tciiiie 1 Jeanne.

Robinette jugea alors qu'il ne lui restait rien de mieux à faire qu'à rentrer chez elle ; et on descendant l'escalier, elle résumait ainsi les avantages et les inconvénients de cette soirée : r- J'ai peut-être manqué de faire ma fortune, c'est vrai; mais le cassis était fièrement bon !

XIV AU TOMBEAU DE MARIE.

Quoiqu'il fût lard, Jeanne n'avait cependant pas fini sa journée JUlo l'ostaquclquc temps encore à compter les minutes dans son réduit. Puis elle se leva, s'enveloppa de sa mante, fit un instant de prière, clsorlil.

C'était le jour qu'elle avait indiqué à Pasqual puur l'entretenir au cimetière de Vaugirard, et elle allait le rejoindre.

- Hien que ses démarches dans cette soirée puissent paraître de natures très-différentes, une même inspiration de cœur les guidait, et elles étaient la suite du même dévouement Pasqual était déjà arrivé à l'endroit où ils se rencon- traient tous deux ordinairement. Le pauvre vagabond était toujours grave et sévèredans son aspect, doux avec Jeanne, froid et contenu dans son langage.

Du reste, s'il craignait de laisser apercevoir sur son visage les impressions qui pourraient passer en lui, l'obscu- rité de la nuit le servait a souhait en ce moment. D'épais nuages s'étendaient dans l'espace, rapidement entraînés par un vont orageux; l'atmosphère était toute formée de ces sombres vapeurs, découvrant seulement dans le passage de leurs vagues roulantes quelques ÓtoilesallullIées dans la profondeur du ciel. Ainsi, dans les Il'oullles des passions violentes dont les souvenirs évoqués allaient remplir cette soirée, quelques pensées plus pures et plus tendres pouvaient encore luire dans les intervalles d'une sombre atmosphère.

Jeanne et Pasqual étaient assis sur le gazon qui entourait la tombe, abrités du vent par le massif d'églantiers.

La vieille femme s'était cependant placée à quelque distance de-Pasqual, de manière à pouvoir porter ses regards sur lui, autant que l'obscurité le lui permettait, pendant lu récit qu'elle avait à faire.

Ainsi, après s'être entretenue encore quelques instants avec son compagnon, Jeanne lui raconta les événements qu'on va lire.

Mais au lieu de laisser cette narration dans la bouche de Jeanne, nous sommes obligé de prendre la parole, afin de retracer les circonstances de cette histoire d'une manière plus rapide et plus exacte, en retranchant les expressions de plaintes et de regrets qu'y mêlait souvent la pauvre femme, et en ajoutant, pour plus de clarté, des détails qu'elle ne pouvait connaître.

1 RÉCT.

Un vieux jardinier maraîcher, nommé Augcville, habitait le petit village du Bas-Meudon, à deux lieues de Paris.


L'enclos do terrain qu'il possédait sur le rivage montueux et boise de la Seine occupait un enfoncement abrité dans l'ondulation de la colline. Au-dessus régnait l'amphithéâtre de riche verdure où les arcs du chemin de fer figurent un fragment d'élégante colonnade; au-dessous s'étendait la pelouse déroulée jusqu'au rideau de saules qui suit la majestueuse étendue du fleuve.

Une claire-voie mêlée de haies vives fermait le jardin, donnant d'un côté sur la prairie, de l'autre sur la route qui passe à mi-côte. Dans l'exposition la plus favorable, le potager fructifiait admirablement, et les plates-bandes, peu fleuries, mais d'une luxuriante verdure, qui étendaient leur ligne droite entre les pieds d'arbres fruitiers, ollraient un produit glorieux pour l'horticulture.

Outre le maître jardinier, deux personnes avaient la complète jouissance et propriété de cet enclos : c'étaient Pierre, le fils du vieil Augeville, et Marie, qui, du plus loin qu'elle se souvenait, travaillait cette terre à la journée.

Marie était un de ces enfants trouvés mis en nourrice dans les campagnes, sans ressources, sans soutien après leur année de sevrage, et devant, dès qu'ils peuvent se tenir sur leurs jambes, marcher seuls dans la vie.

Mais la petite Marie avait reçu de la nature une complexion si faible que les travaux des champs devaient la briser. Elle avait quatre ans, lorsqu'un jour Pierre, alors âgé de huit, la rencontra chargée d'une masse d'herbes qu'on lui avait envoyé cueillir et pliant sous le faix. Le garçon, vigoureux et bien découplé, jetant le fardeau ù terre, prit l'enfant dans ses bras et l'apporta à son père, en disant gravement qu'il amenait une journalière pour tra- vailler au jardin.

Augeville reconnut. tout de suite qu'il faudrait nourrir la petite fille, lui donner quelques sous par jour et la laisser jouer sur le gazon. Cependant il accepta le marché, d'autant plus que Pierre, agitant déjà ses poings fermés, annonçait qu'il allait se livrer a une de ces grandes tempêtes en cas de refus, et que le père Augeville avait pour système d'éducation de ne jamais contrarier son fils.

Marie fut donc installée dans la maison. Elle passait tout le jour à jouer, à manger des fraises et des noisettes, heureuse comme une reine, et, le soir, elle portait les trois sous qu'elle avait gagnés à une vieille femme paralytique qui la logeait dans sa cabane.

En grandissant, elle put se rendre utile dans les travaux du jardin qui n'exigeaient pas de force. Elle séparait dans les plates-bandes le bon grain de l'ivraie, rangeait les fruits dans les paniers, formait avec art les bottes de légumes, en mettant de côté, comme il est d'usage, la part du malheureux.

Elle s'instruisait en même temps dans l'art du jardinage.

Pierre, passant ses bras autour de la taille de la petite fille, et guidant ses mains, lui enseignait à tailler les jets printaniers à l'endroit voulu, à poser et lier sur la tige du sauvageon l'œil qui y fera pousser de beaux fruits. Puis, s'enfonçant avec elle dans les plaIes-bandes de pois rames, il lui apprenait à relever en festons les grandes lianes échevelées qui se croisent en tous sens; et ils erraient ensemble dans une espèce de forêt vierge où ils disparaissaient tous deux.

En ce temps-là, Pierre appelait Marie sa petite fille.

Le jeune garçon, habituellement doux et bon par excellence, dans de certains moments emporté et terrible, était toujours d'une humeur concentrée et quelque peu taciturne. Il ne se mêlait jamais aux jeux du village, n'avait point d'amis parmi les petits paysans. Toute son existence était renfermée dans l'enclos du jardin, toutes ses affections étaient son père et Marie. Marie surtout, qu'il avait sauvée de la misère, de la mort, sans doute I. En la voyant si petite et déjà si charmante, il lui semblait que c'était là sa création, son ouvrage; il la couvait des yeux en versant parfois une larme de joie.

Heureux et fier de son trésor, dont il était aussi jaloux au dernier point, il n'aurait pas permis que personne y touchât ! Et il donna un jour de sa susceptibilité à cet endroit une preuve assez caractéristique.

C'était un dimanche, à l'heure où allait s'ouvrir la danse champêtre. Pierre, qui avait alors quinze ans, était seul au jardin. Appuyé contre la balustrade rustique, il suivait des yeux la petite Mario, qui était allée au bord de la

rivière chercher du cresson pour le père Augeville et remontait alors le rivage. 0 Le ménétrier du village, espèce de brute toujours à moitié ivre, vint à passer par là. En voyant la salade, sans doute très-engageante, que portait la petite fille, il voulut la lui prendre des mains; et, comme l'enfant défendait sa cueillée de toutes ses forces, il lui donna un coup de son violon assez fort pour la renverser par terre.

Elle jeta un grand cri en appelant Pierre.

Pierre la relevait déjà et la pressait dans ses bras. Dès qu'il avait vu un bras levé sur son enfant, la balustrade, la pelouse n'avaient compté pour rien; il les avait franchies d'un bond et était arrivé dans la même minute Marie l'appelait.

Paie de colère, il arracha le violon des mains de son maître et le lança contre une roche, de manière à le réduire en poudre. Puis, les poings fermés, il tomba sur lu ménétrier.

Un grand nombre de paysans s'étaient déjà rassemblés autour d'eux et regardaient la lutte qui venait de s'engager sans l'interrompre ; d'abord parce qu'on ne dérange jamais les gens dans une telle occupation, ensuite parce que le combat entre un enfant de quinze ans et un homme de trente ans offrait de l'intérêt. Le joueur do violon étant étranger au pays, et un assez mauvais garnement, toute la galerie formait des vœux pour son brave adversaire; mais quoique celui-ci fut d'une rude force pour son àgv, et l'autre quelque peu affaibli par l'ivresse, la partie restait encore très-inégale et le combat fut long.

Enfin, Pierre, avec la rage qu'il avait dans le cœur, fil, si bien l:es pieds et des mains, qu'il renversa le grand diable d'homme dans la poussière et lui fit demander merci, le genou sur la poitrine. De bruyants applaudissements saluèrent le petit vain- queur.

- — C'est fini, diront les spectateurs, le joueur di crin-crin a eu son compte.

Mais Pierre se pencha à l'oreille du vaincu : —Non, ce n'est pas fini, dit-il, il faudra que tu quittes le pays. m'en tends-tu ?

Le ménétrier ne répondit que par des jurements et s'éloigna. On ne dansa pas au village ce dimanche-là.

Cependant le joueur de violon, qui, assez mauvais ou- vrier, du reste, ne vivait guère que de ses contredanses, réunit toutes ses petites économies pour acheter un autre instrument. Cela marcha bien pendant quelque temps, et il avait presque oublié son désastre, lorsqu'un dimanche, en allant à l'armoire de la salle de bal où il enfermait son violon, il trouva la porte forcée et l'instrument en morceaux. Il pensa bien d'où venait le coup; mais, connaissant alors les poings du petit Augeville et leur savoir-faire, il n'osa pas lui toucher un mot de cette alïaire, comme il en aurait eu le désir. Il vendit nippes et meubles pour avoir un troisième violon. Celui-ci, également dévoué à la vengeance obstinée, adroite et patiente de Pierre, eut, au bout de quelque temps, le sort des deux premiers. Le malheu- reux ménétrier, à bout de ses ressources, quitta enfin le pays, comme l'avait résolu l'implacable petit jardinier.

Marie, en prenant des années, aida plus sérieusement ses bienfaiteurs. L'apprentissage fini, elle travailla d'elle- même, sans être pour cela séparée de Pierre. Un heureux hasard avait mis ces deux enfants dans une condition où ils pouvaient toujours être à l'ouvrage cnsemble. Marie semait, plantait, arrosait avec Pierre dans le beau temps, allait avec lui sous l'orage étendre les paillassons qui garantissaient leurs chères plantes; et, toujours auprès de son jeune maître, tournait In meule où il aiguisait les outils du labour.

C'était elle aussi qui était chargée des soins de l'inté- rieur. An moment où les deux jardiniers se sentaient accablés de fatigue et de chaleur, un son argentin de sonnette se répandait sous le feuillage, et les travailleurs, répondant a cet appel, trouvaient au logis la soupe fumante, le lard doré, le cruchon de vin, et, pour servir tout cela, la petite ménagère, dont la bonne grâce, la gaioté, la chanson étaient le meilleur du festin.

A cette époque, Pierre appelait Marie sa sœur. Et la jeune fille, en recevant chaque soir le baiser d'adieu du vieil Augeville et de son fils, baissait la tête devant Pierre,


de manière que les lèvres du jeune homme rencontrassent les larges bandeaux de ses cheveux bruns.

Un seul chagrin troubla un instant ces habitudes do bonheur.

L'arbre que le père Augoville avait planté à l'endroit le plus élevé du jardin. le jour de la naissance de son fils, venait de mourir, après vingt-deux ans do superbe végétation. Au printemps, de faibles rejetons sortant de la superficie du tronc, où coulait encore un peu de sève, avaient donné quelques espérances; mais maintenant ces tiges, flétries avant de s'épanouir, étaient tombées do l'arbre.

Un jour, Pierre (qui comptait alors vingt-deux ans, comme l'indique Page que nous avons mentionné pour son arbre) , arrivant vers le tertre où s'élevait encore le coudrier desséché, par un sentier dont l'herbe assoupissait le bruit des pas, vit Marie qui avait passé ses deux bras autour du tronc de l'arbre, le serrait contre son sein et pleurait.

il la regarda avec émotion et l'interrogea vivement sur la cause de ses larmes.

— Ah! Pierre, dit-elle, peux-tu le demander!. Ce coudrier, c'était ton arbre; il avait pris racine le jour de La naissance, il avait grandi avec toi, il portait ton nom.

Il me semblait que je l'aimais comme toi-même. Il me semblait qu'il m'aimait, lui aussi, et me protégeait comme toi.

- Tu croyais cela ?

- Un jour de l'été passé, que j'avais été surprise ici par l'orage, au lieu de m'éloigner des grands arbres, comme on me l'avait recommandé, je vins en courant me réfugier sous son abri. la foudre tomba à la cime. et cette grande branche. si sèche maintenant. entraîna le feu du ciel loin de moi et le fit courir dans le bassin.

— Nous fumes bien effrayés du danger que tu avais couru.

— Oh! oui!. mais moi, j'étais bien sûre qu'il me garantirait, cet arbre qui était un autre toi-même.

- Marie. ne pleure pas. je le reste, moi.

- Mais qui sait !. le coudrier avait ton âge. il était si v-eri et si beau encore l'été dernier !. Et maintenant le voilà mort. - ECOUle, mon enfant, dit gravement Pierre ; je vois que tu es seule an monde, et d'une solitude plus triste que celle de l'orpheline, car tes parents sont vivants et ils t'abandonnent. Eh bien ! je te promets de vivre pour te protéger, pour veiller sur toi. Tant que tu seras sur cette fercç, j'y resterai à tes côtés, toujours fort pour t'aimer et te soutenir. Ce que je te dis semble une folie, et cependant cela est sûr. je le sens là. comme je sens aussi que si je te perdais, je ne pourrait te survivre et mourrais le même jour que toi. - -

Marie n'avait pas encore dix-huit ans, et elle était même enfant pour son âge; elle se rassura à cette promesse solennelle de Pierre, sourit et s'essuya les yeux.

Le jeune jardinier, pour achever de la consoler, l'emmena à quelque distance cueillir des cerises, dont il venait de remarquer la belle maturité.

Les branches étaient hautes; Pierre, de ses deux mains vigoureuses, enlaça la ceinture de la délicate enfant, légère comme un oiseau, et la lança sur sa large épaule, où elle demeura assise à l'aise pour faire sa moisson.

Marie avait passé à son bras un panier où elle déposait à mesure les cerises, et Pierre demeurait immobile avec beaucoup de patience. Mais après l'émotion qu'ils venaient d'éprouver, dans une vie ou les troubles même du cœur étaient si rares, ni l'un ni l'autre n'étaient dans leur situation ordinaire. Marie, par une inadvertance bien contraire à ses habitudes, laissa tomber le panier, et toutes les censes dégringolèrent.

Elle descendit bien vite les chercher et en faire sur le gazon une seconde cueillée. Pierre, pour la punir de sa maladresse, l'embrassa. Pour la première fois, Marie oublia ce modeste mouvement de tête qui détournait le baiser et le plaçait sur son front, ce furent ses lèvres que les lèvres brûlantes du jeune homme rencontrèrent.

Ce jour-la, Pierre cessa tout à coup d'appeler la jeune fille sa sœur, et déclara à son père qu'il voulait épouser Marie, A la manière tendre, respectueuse, mais en mèlno temps si terme dont il annonça ce projet, le rôle du père se ré-

duisait il désigner le jour du mariage. Le vioiNarJ on fixa l'accomplissement à la fin de la saison, qui aurait mis une récolte do plus dans la forluno du jeune jardinier et apporté à Marie ses dix-huit ans accomplis.

Dans le laps do temps qui suivit cette détermination, une révolution s'opéra dans la jeune fille : sa taille se développa dans les plus agréables proportions, son teint se colora, ses yeux, si souvent levés au ciel pour le remercier, se remplirent d'une radieuse lumière ; l'assurance d'un bonheur éternel coulait dans ses veines comme une sève qui la faisait épanouir. Marie avait toujours été jolie, elle devint tout à coup la plus belle du pays.

Du reste, bonne, charitable et toute de cœur, elle était sans cesse occupée à soulager quelque misère. Reconnaissante envers la Providence, elle voulait rendre à tous les pauvres déshérités la pitié qu'on avait eue pour elle; mais elle faisait le bien sans y songer, sans s'en douter; son ignorance de toute chose était extrême. Elevée par les braves jardiniers, jamais une mauvaise pensée n'avait passé dans son esprit, ni même à côté d'elle; la science du bien et du mal lui était entièrement étrangère ; dans sa charité virginale, elle répandait ses bonnes œuvres par goût, par instinct, sans se rendre compte de ce qu'elle faisait, et comme une petite sainte de nature.

- H y avait dans le village une pauvre creature sur laquelle s'étendait surtout sa protection, parce que nul autre qu'elle n'en avait pitié; c'était une idiote d'une vingtaine d'années, petite vagabonde de ces campagnes, aussi laide d'àme que de visage, n'étant pas tout à fait plongée dans cette obscurité complète d'intelligence, dans cette enfance éternelle, qui rend les êtres de son espèce encore respectables par l'innocence et le malheur, mais ayant assez de raison pour faire le mal avec connaissance de cause, assez d'entendement humain pour se dégrader dans le vice et l'abrutissement, et formant en tout le plus affreux petit monstre qui pût se rencontrer.

Chacun repoussait l'idiote de sa porte ; les enfants raccompagnaient sur son chemin avec des pierres et des huées. Marie seule, le petit ange du bon Dieu, comme on l'appelait dans le village, donnait secours et protection à la dernière des créatures. Quand, abritée par l'ombrage de son jardin, elle voyait la pauvre fille sur la route ardente de soleil et surchargée de poussière, elle lui faisait signe du doigt et lui tendait, à travers les barreaux de la clairevoie, un gros morceau de pain et un peu de vin. Un jour môme, sur la place du village, Marie, en défendant sa protégée contre les enfants attroupés, eut son tablier percé d'une pierre qu'ils envoyaient au pauvre souffre-douleurs.

L'automne était venue, et le temps du mariage de Pierre et Marie approchait. Ils en parlaient à peine, tant cette pensée était semblable pour eux à l'air qui fait vivre et qu'on respire sans y songer. Ils ne faisaient pas de projets de bonheur, pas de serment de s'aimer toujours ; ils n'avaient que le sourire continuel de leur âme pour interpréter ce qu'ils sentaient, comme les oiseaux de la fouillée n'ont pour exprimer le désir, l'amour, l'union, le bonheur, qu'un même gazouillement de joie.

En ce moment-là, le village fut occupé d'un événement important. M. Herman de Rocheboise, avec un certain nombre de ses amis, arriva dans son habitation du BasMeudon pour y passer quelques jours en partie de chasse.

La maison que le comte de Rocheboise (alors à l'apogée de sa fortune) possédait sur le bord de la Seine était la plus importante de l'endroit. Lorsqu'il y venait dans le courant de l'année, sa présence faisait sensation; mais c'était surtout son fils que chaque automne on voyait arriver avec joie. Le jeune maître s'installait à grand bruit, avec ses gens, ses équipages, son train de chasse, et son séjour répandait du mouvement et de l'argent dans le pays.

Il y a quelques années, la colline qui règne entre Meudon et la Sâino n'était pas, comme à présent, peuplée de guinguettes où les Parisiens abondent chaque dimanche.

Il n'y avait que des maisonnettes poussées au hasard à travers les champs, et quelques habitations bourgeoises qui, placées à distance, allaient rejoindre les villages aristocratiques de Sèvres et de Bellevue.La plus ancienne et la plus spacieuse de ces maisons de campagne était celle de M. de Rocheboise; elle portait même sur les lieux le nom de château. Cependant, ni tours, ni fossés, ni bassins où flotte le cygne fidèle aux gran-


deurs, ne lui donnaient ses lettres de noblesse. Elle offrait seulement line masse carrée et assez imposante, une teinte sombre de murailles, une position élevée à cent pas de la rivière, et un perron orne de sculptures massives, d'où une belle allée d'ormes descendait jusqu'au bord de l'eau.

Avec ces seuls avantages, et sans doute parce que nulle autre demeure des environs ne pouvait revendiquer le titre seigneurial, ce bâtiment restait paisible possesseur de son titre de château.

Les décors intérieurs, qui remontaient, comme sa construction, au siècle dernier, étaient d'ailleurs d'un luxe terni, dégradé en quelques parties, mais conservant encore quelque richesse d'ornement et l'empreinte nobiliaire.

M. Herman de Rocheboise, beau jeune homme de la haute sphère parisienne, s'occupait à faire splendidement les honneurs de sa maison à une douzaine d'amis.

Les repas étaient longs et magnifiques ; le jeu occupait une partie de la unit; tous les accessoires nécessaires à la vie des jeunes gens à la mode avaient été apportés de Paris; on trouvait partout sous sa main le confort des mets et des liqueurs choisies, le luxe de la toilette et celui de la tabagie.

Ces messieurs, tout en étant venus à la campagne, trouvaient bien le moyen de s'y soustraire entièrement.

On s'enfermait dans le salon, dont les jalousies bien closes, les rideaux baissés, ôtaient hermétiquement l'air et la vue des champs ; les lambris étaient garnis de fusils anglais, de belles armes de chasse, de pipes de toute espèce ; l'atmosphère, empreinte de fumée de cigare, de vapeurs de café, donnait encore à respirer l'air des boulevards. Mollement étendu sur de larges divans, on passait la bonne journée à causer des nouvelles apportées de Paris, a lire les journaux, à jouer ou à écouter les histoires d'aventures galantes, tout en fumant ou même en sommeillant doucement à ces récits.

Cependant Herman s'était promis d'admirer et de goûter les charmes' de la belle nature pendant son séjour à la campagne; et, comme il n'avait que huit jours pour tenir cet engagement avec lui-même, il s'en occupa dès le lendemain de son arrivée, Levé avec le jour, accoudé à sa fenêtre qui donnait sur le rivage, il contempla le magnifique tableau déroulé devant lui. C'était un immense horizon de verdure, coupé par le cours large et brillant du fleuve ; des groupes de saules tout enveloppés de leurs gracieuses tiges, et de superbes peupliers dont la cime majestueuse était encore agrandie par les dernières ombres du matin ; au-dessous, des maisonnettes enveloppées de verdure comme des roses mousseuses: et tout ce paysage baignant dans l'atmosphère azurée du crépuscule, où venaient tomber du levant de longues gerbes d'or.

Herman, en ramenant son regard vers l'allée d'ormes de la maison, vit une jeune paysanne qui, un panier au bras, la jupe un peu relevée, marchait dans la bruyère baignée de rosée. Dans le cadre formé par la perspective des arbres, se dessinait un petit bonnet blanc à papillon, une figure ovale et d'une douce fraîcheur, une taille délicate et légère; le pied, découvert par les plis formés au jupon, se posait d'un mouvement teste et dégagé sur les hautes herbes; la corbeille, remplie de verdoyants herbages, était portée au bras avec une grâce particulière; c'était en .tout une charmante apparition.

M. de Rocheboise trouva que celte figure, placée au premier plan du paysage, était nécessaire pour le compléter et y répandait même un charme inexprimable.

Le second jour, à la même heure, la petite villageoise ayant reparu, Herman oublia tout à fait le paysage pour la gracieuse figure.

Le troisième jour, il descendit pour lui parler.

II

La jeune paysanne remarquée par Herman de Rocheboise était Marie, qui, depuis l'arrivée des maîtres, allait chaque matin au château porter la provision d'herbage de la journée.

la En ce moment, elle revenait d'un pas léger, faisant gaiement danser par l'anse son panier vide et chantant comme elle avait coutume à l'heure du matin.

Herman l'aborda, lui fil beaucoup de queslions sur sa

fmnille, sa demeure, ses occupations dans le village; toutes choses auxquelles elle répondit avec sa simplicité naïve.

Ensuite M. de Rocheboise lui parla d'un établissement à Paris, d'une existence heureuse, brillante, et plus en harmonie avec les dons de grâce et de beauté dont la nature l'avait parce que les rudes travaux des champs.

Marie ne comprit rien à ces insinuations, et, le sujet l'intéressant peu, ne chercha pas à comprendre. Elle était si peu émue et préoccupée de ce qu'on venait de lui dire, qu'en s'éloignant elle reprit le second couplet de sa chanson.

On ne peut se peindre l'ignorance placide de cette jeune fille. A dix-huit ans, elle n'avait pas franchi la limite de son hameau, et dans cet étroit rayon, elle en occupait un plus resserré encore : elle passait le jour enfermée dans l'enclos du maraîcher, la nuit dans la cabane de la vieille femme percluse, si vieille et si percluse qu'elle avait même passé le temps des souvenirs. Le monde était donc aussi inconnu à Marie que s'il n'eilt pas existé.

Mais le lendemain matin, l'entretien avec M. de Rocheboise se renouvela.

Herman nt asseoir Marie à ses côtés sur un banc de l'allée, lui prit la main. En voyant la jeune villageoise de plus près, en la regardant plus longtemps il éprouva pour elle un attrait instinctif, empreint de l'influence des champs, et semblable à celui qui unissait alentour les émanations des plantes.

Il fit alors entendre le langage de la séduction; il répéta à Marie ces propos tendres et insinuants qu'on redit depuis le commencement du monde, et qui ne vieillissent pas, qui ne perdent rien de leur charme, parce que la jeunesse du cœur les ravive, comme la flamme teint de sa nuance Je globe où elle est enfermée.

Herman, dans l'entraînement de son discours pressé, éloquent, arriva même d'une manière trop rapide à la conclusion en demandant à la belle jeune fille de se trouver seul avec elle un instant.

Il n'avait que huit jours à passer à la campagne, et quatre de ces jours étaient déjà écoulés 1 Cette fois, Marie comprit bien. Si les offres de fortune, le langage froid et ignoble de la corruption l'avaient trouvée inintelligente, l'expression du désir, simple comme le frémissement d'aile d'un oiseau auprès de sa compagne, devait être entendue de la fille des champs.

Au lieu de répondre, elle se dressa du banc où elle était assise, se tint une minute debout devant Rocheboise, fixant sur lui un regard où le reproche éclatait dans toute sa véhémence, joignit les mains qu'elle ramena sur sa poitrine en levant les yeux au ciel. puis, s'élançant sous les arbres, franchit en courant l'allée, le rivage, et ne s'arrêta qu'au jardin d'Augeville.

Pierre était au fond de l'enclos à tailler des arbres; la jeune fille arriva à lui toute essoufflée, s'assit sur le gazon à ses pieds, et lui rapporta tout ce que Je beau monsieur venait de dire, tout ce qu'avaient exprimé ses yeux et prononcé ses lèvres.

Le jeune paysan écouta ces détails avec une contraction de nerfs violente. Son poing serrait la serpette luisante et bien affilée dont il était armé, ses sourcils se rejoignaient sur son front pâle.

Pierre avait apporté en naissant un caractère entier, despotique, vindicatif, ses passions étaient de forte trempe comme tout son être. S'il montrait habituellement un calme sérieux, mais doux et bienfaisant, c'est qu'il vivait auprès d'un père soumis à ses volontés, dans une profession paisible, où rien ne pouvait le contrarier que les nuages, au sein d'un amour dont il n'avait connu que les douceurs; mais cette tranquillité était la surface immobile du feuillage dans le calme de l'air; le moindre souffle pouvait la bouleverser. - -

Les propos légers d'un jeune homme du monde à une jolie paysanne lui parurent un projet de corruption profond et raffiné; l'outrage prit à ses yeux des proportions colossales.

Cependant, après être resté quelques instants sombre et pensif, un sourire strident annonça Ja progression de sa pensée vers une joie cruelle.

Marie se mit à pleurer. , — O Pierre, dit-elle, qu'as-tu ?. je suis fâchée de l'avoir


1 parlé de cela. Je no veux plus aller au château je ne veux pins qu'on pense au château.

— Si. au contraire. il faut y retourner demain.

vendre tes herbages comme ce matin, revenir par l allée d'ormes comme ce matin. et t'arrêter près de ce monsieur, qui te parlera sans doute encore. comme ce malin !

— Y penses-tu, mon Dieu 1 — Il te demandera sans doute de nouveau que tu lui procures une occasion de te voir seule, afin qu'il puisse librement te peindre son amour. C'est ainsi qu'il disait, n'est-ce pas ?

- Oui. Mais tu me fais peur. de la manière dont tu répètes ces mots-là.

- Tu consentiras à le voir?

- Pierre !. est-ce que ta raison se perd?.

- Tu lui indiqueras pour lieu de rendez-vous la petite auberge du Pigeon-Blanc. dans un cabinet particulier. inio heure avant le jour.

Marie avait vaguement entendu parler du cabaret portant l'enseigne du Pigeon-blanc comme d'un lieu mal famé, où n'entraient que des femmes perdues.

Elle devint d'une rougeur brutantc, et s'écria : — Oh! celle affreuse maison.

— Sois tranquille, Marie! dit le jeune homme d'un accent plein d'amour et d'une certaine solennité. Tu entends bien ! répéla-t-il, une heure avant le jour.

— Pourquoi ce moment?

il est censé que, venant travailler ici au point du jour, lu ne peux ôtre libre qu'à l'heure qui le précède.

— Ce rendez-vous. dans un tel endroit. pendant que la nuit dure encore.

— Il le faut ainsi.

— Pierre, je te comprends. tu veux y aller a ma place et tuer M. de Rocheboise.

— Non. Il faudrait ensuite payer cette justice de ma lête. Et comme tu m'aimes, comme tu m'es promise, je ne veux pas mourir.

— Eh bien, quoi donc?. qu'arrivera-t-il? Parle, ditelle avec un mouvement de violence.

— Promets-moi de faire exactement tout ce que je t'ai dit, prononça Pierre d'un ton qui rappelait ses droits puissants sur la jeune fille.

La résistance de Marie était vaincue par cet accent. Elle se leva, passa les deux bras au cou de son bienfaiteur, et penchant la tête sur sa poitrine: — 0 Pierre! dit-elle, en devenant ta fiancée, je n'ai pas oublié que je suis ta fille, ta soeur. Je t'obéirai comme à mon père, à mon frère. comme à Dieu.

- Sois tranquille, Marie, sois tranquille ! répéta Pierre de sa voix la plus tendre.

III

Un jour entier s'était passé depuis ces incidents, le second venait de se lever.

La lumière dorée se répandait largement à la cime des bois de Meudon et allait frapper la grande plaine qui règne de l'autre côté de la Seine; mais le montant de la colline était encore revêtu de légères ombres, de la nuance grise et rose de l'opale. Cependant, le mouvement du réveil se faisait déjà voir sur le rivage, les maisons ouvraient leurs fenêtres au son de-l'Angélus, un feu rapide étincelait dans les arbres qui bordent le chemin de fer, les bateaux de pêcheurs quittaient l'abri des saules pour sillonner la rivière.

Les amis d'Herman de Rocheboise partaient pour la chasse, le fusil léger sur l'épaule, la taille pincée dans la veste de drap vert à garniture dorée, sur laquelle pendait une carnassière. La meute, cheminant en avant, glapissait déjà sur la route du bois. Pourtant, les jeunes gens, au lieu de prendre ce côté, tournèrent à gauche sur un terrain inculte qui se trouvait derrière la maison Rocheboise, et s'étendait en monticules et en broussailles jusqu'aux premières demeures du hameau.

Les choses s'étaient passées la veille comme Pierre Augeville l'avait voulu. Marie était retournée vendre ses herbages, avait revu Herman, et, quoi qu'il lui en eût coûté, avait répondu aux vives sollicitations du jeune homme par le consentement à une entrevue secrète, fixée par elle au Pigeon-Blanc, une heure avant le jour.

Dès son premier entretien avec Marie, M. Ilcrman do Rocheboise, après dîner, à l'heure des confidences mutuelles, avait avoué à ses compagnons los tentatives faites par lui auprès do la jolie villageoise aperçue de sa fenôtro ; et au milieu des victoires .et conquêtes dont ses amis étalaient los trophées, il avait été obligé do confesser la manière peu flatteuse dont sa déclaration avait été reçue par la petite herbagère. Aussi le lendemain soir s'était-il bien plus hâté encore d'annoncer le retour inespéré de fortune qui se présentait, et comment, grâce à son éloquence, la rosière de village en était venue de prime-saut au rendezvous dans le cabinet particulier.

Ce moment du lever du jour était celui fixé pour l'entrevue clandestine; les amis d'i-Ici-mati, informés de cet arrangement, s'arrêtaient en Chemin, non loin de la maison désignée, pour voir à sa sortie la beauté que le jeune Rocheboise avait déjà vantée avec la complaisance orgueilleuse du possesseur.

Ils étaient campés sur une pelouse séparée de la taverne du Pigeon-Blanc par une petite élévation de terrain, surmontée de trois grands frênes. De là, ils pouvaient, sans être vus, découvrir la porte de la maison suspecte à travers les arbres, ou se retrancher dans la pelouse, de manière à déguiser leur curiosité indiscrète et impertinente.

Le cabaret aux couleurs de boue, à la mine ignoble, et qui semblait avoir été transporté du plus sale faubourg de Paris au milieu des fraîches verdures du paysage, était encore entièrement fermé; dans la petite cour qui le précédait, les chaises et les pots de fleurs renversés annonçaient que personne n'était encore levé dans la maison, puisqu'on n'était pas venu réparer le désordre de la veille.

- Ah çà, dit Hector de Sercy, les bras croisés sur le canon de son fusil, Herman se fait bien attendre. Si nous partions sans lui ?

— Il n'est sorti de la maison que depuis quelques mi- nules, répondit Léon Dubreuil.

— Mais nous sommes là, sans marcher, et l'herbe est tout humide.

— Co brave chasseur qui craint la rosée!

— Et les perdrix que nous devons tuer on abondance 1 — C'est trop matin, elles ne sont pas visibles.

— En attendant, nous ferons lever les lièvres. Venez, messieurs.

-r- Non, non, dit M. de Sabran. Je veux voir cette merveille qui est si farouche la veille et qui donne un rendezvous le lendemain.

— Bah ! reprit Hector, tu appelles cela une merveille 1. Ma carnassière me sangle horriblement la poitrine.

— Promenons-nous, messieurs, n'ayons pas l'air d'attendre, dit Dubreuil.

— Ah! tu crains de la faire rougir. quand c'est pour un beau monsieur!. Allons donc!

— Non, mais Herman serait mécontent.

— Demeurons derrière les arbres, il ne nous verra pas tout de suite, reprit le jeune comte de Sabran. Là, entre ces deux branches. Je veux saisir le degré de beauté possible avec la cornelle de village et le hâle du grand air. C'est une étude qui me manque.

— Ça devient bien long, messieurs, dit un des jeunes gens, allons-nous-en.

— gens, Décidément, Herman ne vient pas. partons!

— Si! si! dit M. de Sabran a son poste d'observation, la porte s'ouvre. J'aperçois le bonnet. le tablier. Saisissons le degré de beauté possible.

Il s'interrompit soudain en s'écriant : — Ah ! quelle horreur!

— Quelle horreur! répétèrent les autres jeunes gens en regardant à leur tour. Qu'est-ce que cela, mon Dieu !

lit tous éclatèrent d'un rire retentissant.

Un petit être, moitié femmé, moitié monstre, venait de franchir le seuil du cabaret.

Son bonnet, près de tomber, découvrait toute sa figure terreuse, surmontée d'un front déprimé, allongée par le bas en museau ; autour flottaient des cheveux roux, poudreux. incullos depuis leur naissance. Elle venait en clopinant sur ses jambes nouées comme"celles d'un enfant, tandis que ses deux mains noires s'occupaient à faire tour-


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d'Apollon, changés en lauriers, no put s'empêcher de dire Hector de Sercy.

Et les autres continuèrent sur le même ton.

- - Il cherchait la solitude pour savourer en paix son bonheur. et nous avons cru ne le revoir jamais!.

— La rêverie oublie l'heure. la rêverie n'a pas de montre.

— Allons-nous encore parler de cette aventure? interrompit Léon Dubreuil. Ils m'en ont rabattu la tête toute la journée.

- Ali l vous avez parlé de cela toute la journée, dit Herman en se mordant les lèvres jusqu'au sang.

— Nous n'avions rien autre chose à faire, répondit un des chasseurs, ni lièvres ni perdrix ne venaient nous trouver.

— Aussi les carnassières sont vides.

Là-dessus ils burent de si bon cœur pour noyer ce chagrin que les bouteilles menaçaient d'être bientôt aussi vides que les carnassières.

- Aussi c'est la faute d'Herman! reprit-on. S'il était venu avec nous, dans l'humeur massacrante qui le possédait, il aurait tué tous les moineaux de l'endroit.

— Non. plutôt tous les ramiers, en souvenir du PigeonBlanc.

-Je n'en veux pas aux moineaux, je n'ai rien contre les ramiers, dit Herman, que les vapeurs du vin rendaient plus communicatif,- mais il est un autre animal que je tuerais de bon cœur.

- Lequel!

— Pierre Augeville.

— Le jardinier. ou, comme on dit dans le village, l'amoureux de Marie.

— Ah 1 bien. on comprend maintenant.

— C'est lui, j'en suis sûr, qui a inventé l'infernale machination de ce matin.

— Possible!

Herman buvait un grand verre de Champagne, qui l'étourdissait un peu, et disait entre chaque coup : — Il est méchant et sournois, à ce qu'on dit. Cette petite pécore de Marie n'a eu qu'à lui rapporter les prétentions que je semblais avoir sur elle. il aura voulu se venger. mais, mille morts, il le paiera cher!

— Comment l'entends-tu?

— Parbleu, ce n'est pas difficile! il le paiera de la vie.

— Par quel moyen ?

— Je viendrai bien à bout de découvrir ce malotru. le village n'est pas si grand.

- Et alors?

- Alors j'ai à choisir de lui brûler le crâne avec mon fusil, de lui rompre les os sous le bâton ou de le lancer au fond de la rivière. -

- Mon cher, le champagne te monte a la tête. prends un peu de cognac pour te calmer.

Sur cet avis, indiquant déjà suffisamment que les vins de dessert avaient fait leur effet, on passa aux liqueurs fortes, qui poussent plus rapidement sur la pente de l'ivresse.

— Parlons raison, maintenant, dit Hector le regard vacillant et le geste mal assuré. Tu sais, Herman, mon ami, qu'il n'est permis de tuer personne ; Dieu et la justice humaine s'y opposent. Dieu, on n'en est pas bien sûr.

mais la justice, c'est autre chose. Nulle mort violente ne doit arriver si ce n'est de son fait. La condamnation capitale lui appartient. Sous aucun prétexte, elle ne veut qu'on y touche. Toi, tu prétends rompre le crâne ou les os à ce paysan jusqu'à ce que mort s'ensuive ?

- Certainement.

- Bien. Alors il y a là meurtre volontaire, préméditation, guet-apens. Or, tout cela appartient au procureur du roi. Bien n'est jaloux comme le procureur du roi.

si tu lui prends une tête, il prend la tienne pour se dédommager. Saisissez-vous, il prend la (jeulle pour se dédommager. Saisissez-vous, messieurs?

Très-bien !

- Eh ! qu'esf-cc que cela me fait a moi! dit Herman, qui venait de renouveler une longue rasade ci frappait ehhjuomm'n). son verre sur la tablé. < - Cria ne le fait rien de mourir, je le comprends, dit Dubreuil: mais tu ne veux pas devenir épicier, el rien n'est bêle comme de tuer : le dindon tue son camarade à

coups de bec quand il en est jaloux, le tourlourou tue un Arabe, le mari tue l'amant de sa femme, tu ne dois pas te mettre à la suite do ces gens-là. Allons-donc !

—Mais pourtant, s'écria Herman, j'ai soif de vengeance !

— Bois, si tu as soif.

On versa là-dessus un petit verre de kirschen à Herman, et tout le monde but à la ronde pour lui aider à se dcsaltéror.

— Mais l'outrage ne peut pas rester impuni ! dit-on de tous côtés, - D'accord, reprit M. de Sercy, mais Dubreuil a raison,

il faut faire à ce manant une méchanceté plus spirituelle que de le tuer.

— Qu'Herman enlève sa fiancée!

— C'est cela. Il n'a pris qu'un baiser à l'idiote, qu'il on prenne deux à Marie, — Deux et compagnie.

—Messieurs, vous êtes stupides, dit Hector. Le seigneur qui séduit la fiancée du villageois! lieu commun de l'oman, d'opéra comique. c'est vieux et usé à faire mal au cœur.

— Que veux-tu donc?

- Une idée! de par tous les diables!

- Oui, dit Herman, donnez-moi une idée de tous les diables.

-' A qui la trouvera. récompense honnête.

On but de nouveau et on appuya les coudes sur la table pour se recueillir. et plutôt pour se soutenir, car tout tournait sur les lambris, et le sol vaeillait sous les pieds.

— Eh bien! reprit Herman au bout d'un instant, cette idée spirituelle?. Silence donc, messieurs! Vous vous taisez tous à la fois.

— Voilà! voilà! dit Hector. L'inspiration descend.

elle m'éclaire, elle me dévore de sa flamme. Encore un pelit verre et j'y suis. j'y suis, vous dis-je.

— Parle !

— Ce kirschen est fort. il a bien vingt ans. N'est-ce pas Herman. qu'il a bien vingt ans?

— Est-ce là ton idée. Parle donc, Chinois.

— Que je parle chinois ? Qui est-ce qui le désire ?

— Imbécile, dis donc ce qu'il faut faire.

— Pour obtenir vengeance. Ah! c'est vrai. Ecoutez.

Récapitulons d'abord les faits.

— Non! non! ne récapitule rien ! s'écria impétueusement Herman.

- Tu as été joué, moqué.

- Mille morts! je te défends de récapituler.

-C'est inutile, dit un des convives on désignant du doigt une tête de cerf plaquée aux lambris en face d'Herman.

Cette paire de. ramures qui se tend devant lui établit l'affaire.

— Messieurs! cria plus haut Rocheboise en se levant, vous me rendrez raison!

Tout le monde se leva dans un pêle-mêle qui renversait verres et bouteilles; on parlait, on tempêtait, chacun au gré de sa fantaisie avinée, sans être entendu, sans se com- prendre soi-même, tandis que tes couteaux, frappés à grands coups sur les verres, les flacons, formaient un tapage étourdissant pour rétablir le silence.

Mais l'ivresse ayant gagné complètement Herman, il ne put se soutenir et retomba lourdement sur son siége.

- Là, là, mon bonhomme, dit Hector, le Champagne te rend sage malgré loi. On a dit : Un peu de vin éloigne de la raison, beaucoup de cm y ramène Belle paro)''!

— Parle, toi, mon ami! balbutia Herman en penchan!

sa tête sur l'épaule d'Hector, assis près de lui. Tu es mon ami. mon ami, répétait-il en le regardant langoureusement et nvec une tendresse infinie..

— Voici, messieurs, ce que j'avais à vous proposer.

Allons de suite au cœur des choses, prenons l'a lia ire à bras-le-corps : il s'agit donc de se venger de ce manant.

- Oui.

- De lui rendre ce qu'il a fait.

- Oui, mille fois.

- Eh bien ! nous appelons ici le domestique noir d'JJOl'-' man. suivez-moi par la pensée. nous appelons le nègre Jupiter, qui est justement arrivé ce matin; il paraît devant nous, et nous lui disons.: Jupiler, tu vas aller enlever une petite paysanne grosse comme une mouche, insolente comme une pie-grièche, qui demeure. A propos, Her- man, sais-tu où elle demeure ?


— Oui, dans une maison. Non, une petite baraque.

— Ça n'y fait rien.

— La seconde, à gauche, en venant par la route de Paris.. C'est elle qui me l'a dit, là-bas, sous l'allée d'ormes.

— C'est bien, nous disons donc à Jupiter : Tu vas aller à une maison de paysan, la seconde, à gauche, en venant par la route de Paris. tu enfonceras la porte. ça ne doit pas être difficile, et. La petite est seule là-dedans ?

- Seule avec une vieille femme paralytique.

- Bien, la paralytique. Et dans la maison, tu trouveras une jeune villageoise couchée et endormie, sans doute. Tu l'enlèveras couchée ou levée, endormie ou non, de gré ou de force. tu l'amèneras ici. dans une chambre haute. où tu voudras. Et. ma foi, mon garçon, lu passeras la nuit avec elle. Puis, demain matin, il y aura un billet de 500 francs pour ta récompense.

— Perdre cette jeune fille! y penses-tu ? s'écria Herman.

— Comprenez-vous, messieurs ? cria plus haut Hector.

— Ma foi, non. rien du tout.

— Avec ton enlèvement nocturne, ton nègre. je vois tout noir.

Oh! cerveaux faibles et appesantis! vous auriez bien besoin de goûter à quelque vin généreux pour vous réchauffer l'esprit et monter l'imagination. Vous ne comprenez pas! mais la pensée saute aux yeux! le sens de cette parabole est clair comme le" jour! Le voici. Le jardinier Pierre a voulu donner pour maîtresse au noble comte Herman de Rocheboise l'idiote, le rebut du village, on donne pour amant à sa fiancée le nègre, le rebut de l'humanité.

— Ah! bien ! bien ! vivat!

— N'y a-t-it pas identité parfaite entre la vengeance et l'outrage?

— C'est aci ni i rable ?

— Mais c'est affreux, s'écria Herman en essayant encore de se lever. Marie est innocente de tout ceci. Sacrifier ainsi une jeune fille !

— Bah ! une paysanne. - Je ne veux pas.

— Une vengeance magnifique!

— Et puis si amusante. En avant le iiégi,illonl — Allez au diable! reprit Herman en bondissant; vous me feriez perdre la tète!.

— Si elle n'était déjà perdue. Mais qu'as-tu donc à t'agiter ainsi?

— Tiens, Herman, un peu de rhum va te remettre.

Il but avec plus d'avidité que jamais.

— Prenons pour juge, dit-on, Léon Dubreuil, la sagesse incarnée.

Léon Dubreuil, le plus raisonnable de tous, en effet, avait en ce moment les deux bras pendants de chaque côté de son fauteuil, la tête renversée contre le dossier, les yeux parfaitement clos, et la bouche entr'ouverte dans un sourire qui, sans doute, s'adressait à son rêve.

- Ah f dit-on, il s'est retiré du conseil, on ne peut prendre son avis. - Il dort, donc il ne s'oppose pas.

- Mais moi, je m'oppose, dit Herman en frappant du poing, et ma volonlé suffit pour empêcher.

II s'arrêta, ne pouvant exprimer au juste ce qu'il s'agissait d'empêcher: tout flottait dans sa tête, les murs de la salle lui semblaient se mouvoir. Il ouvrait de grands yeux, il forçait son regard et ne pouvait distinguer aucun objet; il tendait son esprit, et ne pouvait saisir aucune hke. il ne parvenait pas à poser clairement le fait dont il était question, et il était encore plus embarrassé de trou- ver des raisons pour le repousser. Il entrevoyait comme dans un espace plus limpide placé à quelque distance de lui, qu'il était près de commettre un crime; mais tant d'ombres passaient entre lui et ce point lucide, qu'il ne pouvait parvenir à s'en rendre maître.

Pour conclusion, il jeta sa tête entre ses deux bras appuyés sur la table. Les autres convives, aussi troublés par les vapeurs du vin, voyaient dans le plan proposé une plaisanterie amusante, et, moitié par la torpeur paresseuse où jette l'ivres-

se, moitié par impuissance, ne songeaient pas à autre chose.

Hector de Sercy, le moins ivre de tous, entrevoyait bien un peu ce qu'il y avait de criminel dans son projet, et ce qu'il en pourrait découler de conséquences fâcheuses; mais cet avantage de posséder un peu plus de raison que les autres était annule par une autre circonstance : l'idée de ce complot était de lui, et sa vanité voulait la voir mise à exécution.

Resté maître du terrain, et même pressé par ses écervelés compagnons d'effectuer la facétie qui devait terminer si joyeusement la soirée, Hector sonna. Dès que la porte fut ouverte, il siffla très-haut, en ajoutant : - Ici, Jupiter!

Le nègre ne fit qu'un bond dans la salle.

C'était un noir d'une vingtaine d'années, grand, mince, alerte, un Cafre du rivage d'Orange, avec une peau du noir le plus foncé, un ovale de tête placé transversalement sur le cou comme dans la race animale, rejetant ainsi en arrière la crinière noire, les gros yeux blancs, et apportant en avant le menton allongé, la bouche épaisse et rebondie.

Il était en train,lorsqu'on l'avait appelé, de manger une pomme, et n'avait pas eu le temps de la quitter; se hâtant, à son entrée dans la salle, d'allonger respectueusement les bras sur la couture du pantalon dans l'attitude du port d'armés, la pomme était restée à sa bouche, et cette pâture, restée entre les dents sans que la main vînt la soutenir, lui donnait l'air plus singe qu'aucun nègre ne put jamais l'avoir. Malgré ses rapports extérieurs avec l'animalité, il n'en avait pas moins la ruse et la malice de l'homme très-développées. Il saisit rapidement les instructions qu'on lui donna, et comprit en peu de mots l'action honteuse et cruelle dont on le chargeait. La preuve de sa sagacité sur ce point fut un long rire silencieux qui fit briller ses dents blanches et aiguës, et balancer les anneaux d'ivoire passés à ses oreilles. Un rire bien plus fort et bien plus prolongé se fit jour lorsqu'on lui parla des 500 francs qui seraient le prix de son obéissance.

Il sortait déjà pour exécuter ces ordres, lorsqu'on le rappela.

Les jeunes gens, malgré le déplorable état de leur intelligence, eurent l'idée de se demander de quelle manière Jupiter transporterait la belle captive.

- Mais, dans ses bras, dit-on, — Non, remarqua gravement Hector, cela ne serait pas convenable; il faut qu'il prenne la voiture.

— Tu entends, Jupiter? fais atteler et pars.

V

Pendant ce temps, la soirée s'écoulait douce et sereine au jardin d'Augeville.

Les trois personnes qui l'habitaient étaient réunies dans le pavillon de plaisance de l'enclos, qui était tout simplement l'auvent du puits, à l'ombre duquel on allait se reposer à la veillée et prendre le frais.

La toiture rustique de ce puits, portée sur de légers soutiens, garnie et festonnée de pois-lleurs, de liserons, de clématites, découpait sa couronne légère sur le ciel d'un bleu clair, argenté par la lune; les guirlandes dont ce petit fronton était décoré, plus gracieuses, plus suaves que tout ornement de sculpture, se balançaient à l'air du soir et versaient des flots de douces senteurs.

La large margelle, usée par la chaine, servait de banc de repos, ayant d'un côté les instruments aratoires disposés en trophées, de l'autre le grand baquet où trempait la verdoyante récolte de la journée. Une fraîcheur exquise arrivait de la source vive, prenant à son passage l'arôme balsamique des giroflées et des lichens qui tapissaient ses parois.

Le père Augeville, assis sur la margelle, les bras et les jambes croisés, savourait le repos avec la sensualité des bons travailleurs.

Pierre et Marie contemplaient les magnifiques bottes de légumes qui attendaient la brouette du messager, cette masse de verdure coupée des plus belles couleurs rose et orangée. Ils admiraient la richesse de leurs produits et se miraient dans leur ouvrage.


Ils pouvaient, en effet, y voir leur image : la destinée de ces bons cultivateurs était modeste et bienfaisante, comme les plantes qu'ils faisaient naître; c'était la vie obscure et utile, le repos de l'âme dans le travail, l'ambition évanouie devant les simples biens.

En ce moment, ils étaient calmes et souriants comme l'azur du ciel. Marie, n'ayant, plus entendu parier de M. de Rocheboise ni des desseins de Pierre contre lui, avait déjà oublié tout cela. Le jardinier, après avoir assisté à l'écart à la scène du matin, sentait sa vengeance satisfaite, et il était redevenu d'une entière sérénité.

— Mais qu'il t'ait donc beau ce soir!. mon Dieu! qu'il fait donc beau ! disait Marie en regardant le ciel.

— Le temps tiendra, dit le vieillard; nous finirons les herbages d'arrière-saison avec cette lune.

— Ce n'est pas assez, reprit la jeune tille. Le beau temps, il faudrait que ça durât toujours.

— Vraiment, mon enfant, dit Pierre, ce n'est pas la peine de désirer pour si peu. Qu'importe la bonne ou la mauvaise saison, quand le contentement est toujours le même.

— C'est vrai.

— Combien de fois l'orage, la grêle ont une belle nuit massacré tous nos plançonsi. Est-ce que cela nous attristait? Nous pensions que c'était de l'ouvrage à refaire, et voilà tout. Tu me disais : Pierre, tu vas recommencer à piocher, moi à semer; tu sais comme ça va bien quand nous travaillons ensemble. Je t'embrassais, et nous étions heureux comme des dieux.

— Oui, bien heureux!. tu as raison, Pierre. mais il faudrait au moins qu'il fit toujours clair de lune comme ce soir.

- Pourquoi ?

- Parce que cela ressemble au jour. Et le jour m'est bien cher. c'est le temps où je suis près de toi. tandis que la nuit.

— Nous sommes séparés. à présent, mais bientôt.

Va, mou enfant, se hâta d'ajouter Pierre, qui voyait la jeune fille baisser la tête avec embarras, il est bien indifférent que le temps change quand au fond dit cœur on est toujours le même. C'est là qu'est la vie.

Oh! oui, répondit-elle, rester toujours comme nous sommes, c'est ce qu'il peut arriver de mieux.

— Ma parole, reprit Pierre, si on venait m'offrir de l'argent tout gagné, je crois que je n'en voudrais point.

— Non, dit gravement Marie, cela dérangerait nos comptes.

— Si on m'offrait la plus belle maison du village à la place de la nôtre.

- — Oh! tu n'en voudrais pas non plus, interrompit la jeune fille. Quitter la maison où tu m'as recueillie! où tu m'as fait manger toute petite sur les genoux! où j'ai goûté le premier morceau de pain qui n'ait pas été mouillé de flives larmes.

— Et si on voulait seulement nous donner des rentes et des garçons pour faire l'ouvrage.

— Tu refuserais encore, Pierre. ne plus travailler ensemble, ce serait trop malheureux !

Rester toujours comme nous sommes : tu as dit le mot, Marie.

— Qu'il ne rous vienne rien de plus.

— Si ce n'est la Saint-Martin, dit Pierre avec finesse.

Marie rougit comme elle le faisait toujours à ce nom de la Saint-Martin, qui représentait pour eux le jour du mariage. Pierre la regardait avec un sourire sur les lèvres et une ineffable tendresse dans les yeux.

Le vieil Augeville les contemplait tous deux; il pensait à sa jeunesse, à sa femme, à la naissance de son fils. C'était encore l'amour à un autre âge. 11 suffit au bonheur des êtres purs d'une laborieuse indépendance. de la solitude avec l'amour. Et le ciel était si beau ! le monde était si loin! Ces trois personnages de la famille Augeville, par leur obscurité, leur isolement, leur désir de rester à l'ombre, devaient se croire aussi abrités des atteintes du monde, que le sont, par l'étendue de la mer, les habitants des eaux au fond de leur grotte do mousse et de corail.

— Il faut pourtant rentrer, dit Marie.il sa fait tard.

— Tout à l'heure.

- La mère Geneviève me gronde quand je la réveille.

C'est vrai, pauvre femme, si vieille et si souffreteuse, elle n'a de bon temps que le sommeil.

— Et puis à manger les bonnes petites choses que tu lui apprêtes. Je ne suis comment lu en trouves le temps.

- Je lui prépare tout cela le matin, avant de sortir, et je le mets auprès de son lit. Si tu savais toutes les bénédictions qu'elle me donne !

- Et cela te fait plaisir? ,

— Oh! oui. quand j'ai pu faire un peu de bien aux pauvres malheureux, et que je m'en reviens avec leur reconnaissance, les prières qu'ils font pour moi.

c'est quelque chose d'étrange, il me semble que ça me grandit; il me semble, ces jours-là, ajoula-t-cllc en ri nul, que tu vas m'embrasser sans te baisser.

— Marie!. ma femme!. aussi bonne que belle Ils restèrent que!:(iie temps en silcnce, les mains l'une dans l'autre, les yeux baissés, dans cette iiaïve attitti(IC des amoureux de campagne. Puis Marie répéta avec un soupir : — Il faut pourtant s'en aller. Oh! c'est qu'il fait si beau ce soir !

— Va, mon enfant, dit le père Augeville; il te faut la nuit pleine pour te reposer.

Elle apporta son front à baiser ou vieillard, en lui disant de sa plus douce voix :

- AdiolÎ, mon père, bonne nuit!

Puis elle descendit par la longue allée du milieu avec Pierre; qui tenait le bras passé à sa taille.

Ils allaient à pas bien lents, et un rossignol qui con- naissait Marie, volant d'un arbre à l'autre tandis qu'ils avançaient, remplissait tout leur chemin de son chant.

- Allons doucement, disait Pierre en retenant encore les pas de la jeune fille, puisque je ne peux l'accompagner que jusqu'au bout du jardin.

— Plus, cela ferait jaser.

- Alors: il faudrait que le jardin fût bien long.

— Et le voilà déjà fini ! '- — Adieu, Marie, dit-il en l'embrassant.

— Et comme elle avait déjà passé la claire-voie, il la rappela.

— Quoi donc? dit-elle.

- Marie, à demain 1 - VI

Lé vieux jardinier était déjà couché et endormi.

Son fils n'éprouvait point les mêmes dispositions au sommeil; les battements de son cœur surexcitaient la vie dans son sein; sa tête, agitée et brûlante, avait plus besoin d'aller se rafraîchir dans les flots d'air pur de la nuit que de reposer sur l'oreiller. Il ferma la porte de la maison, et, prenant à travers les champs, alla errer sur une partie de la colline, qui n'a que des herbages et des buissons épars autour des petites maisons du hameau, entre la route communale et le bord ombreux de la Seine.

Il s'oublia assez longtemps sur ce penchant agreste, où chaque sinuosité de sentier était familière à ses pas.

Il comptait les semaines, les jours qui le séparaient encore de la Saint-Martin, calcul auquel il se livrait souvent, bien sûr chaque fois de le trouver chargé d'un moment de moins. En contemplant la perspective de ce beau jour, il restait plongé dans cette absorption d'esprit où naissent moins des pensées que des tableaux et des scènes d'avenir qu'on se trace à soi-même, quand cet avenir est assez beau pour qu'on ait hâte d'y arriver.

Tandis qu'il rêvait ainsi, au murmure du fleuve qui berçait son âme, il entendit le roulement d'une voiture sur la route.

Il s'arrêta subitement, les yeux fixes, les narines gonflées, la tête tendue de ce côté, cherchant à recueillir les moindres modulations de ce bruit. Il lui parut d'abord étrange qu'un incident si simple pût l'occuper à ce point.

Mais il s'aperçut bientôt que le son vers lequel s'était instinctivement portée son attention n'était pas un simple frôlement de roues sur le sable; il s'y mêlait une inflexion


semblable à des cris étouffés. Le grondement élevé de la rivière couvrait en partie ce bruit et en gênait la perception. Un tour de roue, un grincement d'essieu passaient, puis le son extraordinaire se faisait entendre. Bruit de voiture, voix humaine comprimée et gémissante réson- naient dans une confusion qui pénétrait péniblement son cœur. Mais tout cela, à la distance où était Pierre, n'arrivait qu'à l'état de murmure vague, impossible à saisir et à déterminer, et qui se perdit bientôt tout à fait dans l'éloignement.

te jeune homme éprouvait en ce moment une émotion poignante, d'une douleur étrange. Cependant il se dit qu'il n'avait aucun moyen de s'assurer si une créature souffI'all.o était en effet renfermée dans cette voiture, ou si une illusion de ses sens l'avait trompé ; qu'on tout cas, il lui était impossible de porter secours à cet être, quel qu'il fût, puisque le pas rapide des chevaux l'avait déjà cnfraîiié loin de lui ; et il reprit le chemin do sa demeure.

il nous faut maintenant retourner un instant à la maison Rocheboise.

Le peu de temps écoulé depuis que nous l'avons quittée avait amené un notable changement dans la disposition d'esprit des effrénés buveurs que nous avons laissés à table. Les choses qui semblent les plus légères, quand on les voit à distance, prennent tout à coup un aspect plus sérieux à la réalisation. Lorsque les jeunes gens pensèrent que le nègre devait être parti pour accomplir l'enlèvement dont on l'avait chargé, une inquiétude vague se fit sentir en l'absence de la raison. Les propos incohérents, les rires avinés, les airs d'opéra jetés au milieu du bruit des verres cessèrent peu à peu; on se regardait, on parlait bas : il y avait dans l'assemblée comme un remoc/Js instinctif.

On voulut savoir où Jupiter en était de sa mission.

Le valet de chambre qui répondit à l'appel de la sonnette dit que le domestique noir était sorti avec la voiture déjà depuis quelques instants, sans doute pour accomplir des ordres reçus.

Alors on voulut reprendre goût à la vengeance; les rires, les chants recommencèrent. Herman, plus ivre que tous les autres, s'en mêlait, sans savoir un mot de ce qu'il disait. Mais en ce moment encore l'entrain était forcé, les chants faux et tronqués, le rire presque triste.

A onze heures, ou annonça que le café était servi au salon. Après avoir éveillé Léon Dubreuil, qui n'avait fait qu'un somme depuis le dessert, les convives montèrent au premier étage.

Onze heures du soir! le café se trouvait fort attardé ; mais le repas s'était prolongé indéfiniment, et personne n'était en état de savoir l'heure. Le guéridon fut couvert de tasses de moka ; les pipes s'allumèrent entre les mains des jeunes gens, étendus au hasard sur les fauteuils et les divans.

Là, cependant, la même tristesse vague vint régner encore : le café, ce baume souverain de l'esprit, ne pou- vait dissiper la vapeur morose répandue de toute part; l'étincelle mourait au fourneau des pipes négligées ; le vent avait ouvert une des fenêtres, et les bougies s'éteignaient une à une sans qu'on s'en aperçût; l'antique salon, tendu d'une tapisserie sombre, se prolongeait dans l'obscurité, et, dans ses enfoncements, on voyait flotter les grandes ombres que projetait chaque objet sous de rares et vacillantes lumières.

Au-dessus du grand escalier, à ce premier étage, se trouvaient deux portes : l'une donnait dans l'antichambre qui conduisait au salon, où tout le monde était réuni ; l'autre dans la principale chambre à coucher de la maison.

Cette dernière pièce était très-vaste. Elle avait à droite une profonde alcôve; à gauche, deux grandes croisées ouvertes; en face de l'entrée, à gauche de la cheminée, une porte de communication donnant dans le salon.

En ce moment, la lune, dans toute sa limpidité, qui frappait en plein dans l'étendue de la chambre, l'éclairait comme aurait pu le faire la lumière de la journée, mais d'une journée pàle et mélancolique.

Ce fut là que, dans cette nuit fatale, le nègre transporta Marie.

Le noir, dans l'impudence qui se mêtait à la méchanceté, avait imaginé, lorsqu'on lui livrait cette jeune fille,

de passer la nuit avec elle dans la chambre d'honneur.

Il entra en tenant dans ses bras Marie, qui jetait de longs gémissements, le repoussait de ses deux bras raidis contre sa poitrine, et, palpitante, se tordait sous son étreinte avec des mouvements convulsifs, des cris d'épouvante, des sanglots déchirants.

Le noir la déposa sur le lit du l'alcôve, éclairée dans sa profondeur par les rayons de la lune.

Il se retira un peu en arrière pour la regarder. La beauté de cette angélique créature lit naître sur ses Iévres un rire cynique et cruel. Il voulait arriver lentement à l'assouvissement de son désir sauvage. son œil s'allumait. Un fluide acre et chaud découlait de ses pores.

il étendait sur la victime ses bras longs et avides. Jinfin il baissa un peu sa tête hideuse vers elle et lui donna un baiser.

Marie, haletante sous l'influence mortelle qui l'enveloppait, à l'approche de cette figure si noire au milieu de la clarté blanche de l'espace, frémit d'un effroi, d'une horreur dont rien ne peut rendre l'excès. Quand ie souffle du nègre tomba sur ses lèvres, elle poussa un cri qui semblait emporter le dernier reste de son existence et s'évanouit.

A ce gémissement, qui devait aller au fond de l'âme, la porte communiquant au salon s'ouvrit, et, dans le cintre du chambranle, apparurent en groupe les figures encore troublées, avinées, d'Herman de Rocheboise et do ses - amis.

En même temps, par la porte d'entrée ouverte d'un seul coup, un homme fond dans cette chambre.

C'est Pierre Augeville. Ses poings sont brandis en avant; ses membres ont une tension qui en double la force terrible ; sa stature semble agrandie ; la colère qui jaillit en traits de feu illumine son visage d'une clarté extraordinaire.

D'un seul temps, il se penche sur le nègre, le prend d'une main par les cheveux, de l'autre par la jambe, le lance par la fenêtre ouverte, se retourne vers le lit, soulève Marie sans connaissance, l'enlace dans ses bras, se jette sur l'escalier et disparaît.

Les spectateurs de cette scène, rapide comme l'éclair, n'ont pas eu le temps de quitter le seuil de la porte, de faire un mouvement, de respirer.

La chambre à alcôve est tout à coup restée vide; la clarté de la lune se répand maintenant dans une enceinte si nue et si silencieuse, qu'on dirait que la vie n'y a passé depuis longtemps. Au bout de quelques minutes, les cris du nègre rompent tout à coup ce silence. Il est revenu du premier élourdissement, et, du fond de la cour, il jette des beuglements il fendre les nuages.

Ace bruit, les jeunes gens tressaillent et secouent leurs têtes appesanties. On sait qu'une forte impression morale dissipe en une minute les vapeurs de l'ivresse; c'est un appel subit, impérieux à la raison, qui va l'éveiller au sein de ses brouillards. En une minute. Herman et ses compagnons se trouvent entièrement dégrisés. Ils se souviennent alors et voient clairement ce qui vient de se passer.

Sans savoir encore quelles suites funestes pourra avoir leur barbare attentat, ils en éprouvent autant de honte que de regrets. ,

Les domestiques, accourus aux cris eftrenes du nègre, se hâtèrent de transporter Jupiter, bras et jambes cassés, dans la chambre qu'il occupait au dernier étage de la maison. M. de Rochcboiso ordonna à un valet de chambre d'aller de suite à Paris chercher un chirurgien.

Enfin, les hôtes de la maison Rocheboise gagnèrent leur chambre à coucher. Mais quoiqu'un homme eût été presque tué sous leurs yeux, ils étaient bien moins frappés et effrayés de l'état du domestique noir que de la cruauté dont ils avaient usé envers la pauvre petite paysanne, et du souvenir qui leur retraçait pauvre petite paysanne, et du souvenÎ1' qui leur .l'eh'8çait l'apparition de Pierre, et l'aspect de sa ligure menaçante.

vif

Pierre, préoccupé malgré lui des accents douloureux qu'il avait cru entendre sortir de la voiture, et mêlant la


pcuséH tic Marie à toutes ses impressions, avait voulu, en rentrant chez lui, passer devant la cabane de la jeune fille ; il lui semblait que, sous sa fenêtre, un instinct du cœur lui apprendrait si Marie reposait paisiblement. Arrivé à cette petite maison, il en avait vu la porte ouverte et, montant précipitamment, avait trouvé la chambre vide.

Alors, un éclair étant venu luire dans son esprit, il avait couru à la maison Rocheboise. Tandis que la voiture, en suivant la route, faisait un assez long détour, Pierre, s'élançant dans sa course par-dessus les haies vives, les murs d'appui, les ruisseaux, avait fait le trajet à vol d'oiseau, et était arrivé, comme on l'a vu, presque aussitôt que le ravisseur.

Maintenant, il venait de rapporter la jeune fille, brisée et mourante, dans la chambre qu'elle occupait chez Geneviève.

Pendant la marche, une chaleur bienfaisante avait rendu la connaissance à Marie, pressée sur le cœur de Pierre.

Elle reconnaissait son sauveur, son constant etchcr appui, sa cabane où elle se sentait alors en sûreté. Mais elle no pouvait parler et tenait ses deux mains pressées sur sa poitrine, où se faisaient sentir les plus vives douleurs. Elle demeurait sur son lit dans une attitude raide et immobile, où passaient encore parfois des tressaillements semblables à ceux de la terreur, quoique son visage fût entièrement calme.

Marie, dans tout le cours de sa vie, n'avait jamais vu de nègre, ce qui peut se comprendre en pensant à son jeune âge et à la retraite exclusive où elle avait vécu.

En se trouvant, à l'instant où elle sortait en sursaut du sommeil, emportée par cet être noir, hideux, fantastique pour elle, et dont les regards lui révélaient vaguement les intentions lassivcs, elle s'était crue la proie du démon, et entraînée au fond des enfers pour y subir le supplice d'une union avec ce monstre.

Cette épouvante, naturelle avec sa toi naïve, sa croyance aux esprits des ténèbres, sombres, affreux, tels qu'on les dépeint, avait en peu d'instants miné son organisation si frêle ; les vaisseaux du cœur s'étaient rompus dans des cris désespérés; à l'approche de son bourreau, le redoublement d'effroi avait achevé de la briser; et, dans cette fatale alcôve où elle n'était restée qu'une minute, le baiser du nègre lui avait donné la mort.

Elle en apportait le germe dans son sein, et ses heures étaient comptées.

Pierre, en voyant cette pâleur plus profonde que toutes celles des vivants, ce sang qui venait mouiller les lèvres à chaque souffle qui s'exhalait de là poitrine, comprit tout le danger et se sentit près de devenir fou de désespoir : il pressait son front, le serrait avec rage pour y retenir la pensée, pour pouvoir au moins veiller sur Marie.

Pâle, égaré, haletant, il regardait de tous côtés pour chercher du secours. Il était seul avec la mourante; la cabane n'était habitée que par la vieille pa.alytique, qui ne s'était pas même aperçue des événements de la nuit; à cette heure, personne ne passait sous la fenêtre. Hien ne se présentait à lui; il ne savait où demander aide et soulagement 1 Il allait sortir pour appeler le médecin de l'endroit.

Marie lut cette pensée dans son esprit. Elle jeta ses bras autour de lui et s'attacha à son corps.

— Ne me quitte pas. dit-elle, Pierre 1 Pierre, reste là !

— Une minute. pour appeler du secours.

— Non, reste auprès de moi.

— Mais tu as besoin de soins. que je ne peux te donner, hélas F — Je ne veux plus demeurer sans toi. jamais.

jamais.

Elle retomba accablée sur son lit; mais, enlaçant étroitement un des bras de Pierre, elle le retint fixé contre son sein.

— Mais tu souffres. Marie. ma fille!

- Je n'ai pas peur de mourir. j'ai peur que tu sortes.

- Eh bien 1 non. non, mon enfant chérie.je resterai. je ferai tout ce que tu voudras.

— Oh ! je suis bien. je suis heureuse. tu es là !.

je crois que je n'ai plus de mal. 1 — Vrai ! tu te trouves mieux ?

— Je souffre un peu. là. dans la poitrine. mais cola va se passer. tu es là. avec toi, tout est bien ! Ce :;uil',

j'étais sans connaissance. je no sais pas ce qui est arrivé, et cependant, je suis sûre que c'est toi qui m'as sauvée.

J'étais perdue! perdue !. Et tout à coup je me suis sentie sur ton cœur. C'était le ciel, — Ange adoré I — Tu sais bien que je ne peux pas vivre sans toi. Enfant, j'étais livrée à la misère, à la faim, et tu m'as donné l'existence, tu me l'as faite douce, belle à ravir. tu m'as toujours ainsi gardée sous ton abri. Et ce soir, plus que jamais. Sur cette terre, tout bonheur vient par toi, mon ami, mon Dieu ! et sans toi, il n'y a que douleurs pour la pauvre Marie. Tu vois bien qu'il ne faut pas que lu me quittes.

Les traits de la jeune fille, déjà empreints d'une teinte morbide, exprimaient, tandis qu'elle parlait ainsi, tant d'exaltation, tant d'amour, de prière, que Pierre vit bien que s'il la laissait seule un instant, il ne la retrouverait pas vivante.

La nuit s'écoula ainsi.

Au point du jour, le mal avait fait des progrès rapides,

et la lumière montrait les ravages opérés sur le visage de la mourante, le sceau fatal qui le marquait déjà. Pierre n'avait pas de secours étrangers à attendre : son père, la seule personne qui eût pu, inquiet do l'absence de ses enfants, venir à la cabane de Marie, avait dû, ce matin-là, s'absenter du village. Mais le malheureux ne désirait , plus appeler personne à son aide; il voyait bien alors que tout était fini, qu'il n'y avait plus que quelques heures d'agonie à compter, et que Marie n'avait plus besoin d'autres soins que des siens.

Penché sur la couche de la jeune fille, entourant sa tête de l'un de ses bras, l'autre main appuyée sur son cœur, les yeux fixés sur son front, il ne bougea plus.

On aurait pu dire qu'en ce moment Pierre mourait luimême. Le lien occulte existant entre deux êtres qui s'aiment confond leurs âmes en une seule, et unit aussi toutes les sensations de leur être. Le jeune homme ressentait réellement en lui toutes les douleurs de la mourante, mais avec la force d'organisation qui les rendait cent rois plus cruelles, avec l'amour qui en faisait un martyre sans nom.

A cet instant, il ne voyait que Marie. Toute colère, toute idée de vengeance étaient bien loin de lui. Son esprit, absorbé par un si grand malheur, ne pouvait rien saisir au dcUlj il ne savait plus ce qui s'était passé, plus ce qui avait amené le désastre. Marie mourait ! Cette pensée répandait autour de lui tant de douleur, qu'il y demeurait abîmé; toute l'énergie de la oassion était absorbée dans cette souffrance.

Il regardait la jeune fille ,8 yeux humides de larmes brûlantes, il posait doucement la main sur son front, sur son cœur, et lui disait comme dans un soupir continuel: — Mon enfant, que sens-tu? Dis-moi ce qui le fuit souffrir. Elle a froid, mon Dieu ! Viens contre moi, que je te réchauffe.

Puis, au bout d'un instant : — Elle est oppressée, maintenant. Marie! que puis-je faire pour te soulager? Veux-tu de l'air?. Veux-tu que je te tienne dans mes bras, vers la fenêtre?. Mon Dieu, que puis-je faire !.

Puis il * détournait la "tête pour cacher son désespoir en disant en lui-même : — Oh r ma vie. Est-il possible, Dieu puissant, qu'il ne soit pas permis de donner sa vie, de la faire passer dans le sein d'une autre, de ranimer Marie avec tout le sang de mes veines. ,

La pauvre enfant avait souvent les traits contractes par de cruelles douleurs, puis elle regardait Pierre, fondait longtemps son regard dans le sien, et l'expression de la souffrance diminuait peu à peu; elle faisait place à une ineffable lumière.

Le jour était beau. La cabane, à l'ombre, était encadrée de fraîche verdure, .enveloppée d'agresles parfums et de chants d'oiseaux. Un rayon de soleil pénétrait dans la chambre, où se dessinaient sur sa zone dorée des ombres gracieuses et frémissantes de rameaux d'arbres. Au bord de la croisée, les masses de feuillage, en s'entr'ouvrant parfois au souffle du vent, montraient ce beau ciel pur dont l'étendue semble grandir notre existence. Dans la nature, tout parlait de bonheur. Les oiseaux tissaient leur


nid, les plantes développaient leurs boutons en corolles radieuses. Rien no se voilait do tristesse, rien ne priait, ne pleurait, rien ne préparait un linceul à Marie.

L'oubli ! c'était là ce que ces deux êtres, à qui il fallait si peu de chose, avaient demandé pour être heureux, et ils no l'obtenaient que pour mourir.

Un moment la pauvre jeune fille ferma les yeux dans un sommeil accablé. Pierre marcha à pas lents dans la chambre.

Il avait cent fois rêvé à la petite chambre de Marie, mais il n'y était jamais venu; et c'était dans un tel moment qu'il voyait ce lieu consacré pour lui! En contemplant cette chambre de Marie, il y avait dans son âme une' émanation si douce et un si profond déchirement, que le sentiment agité et violent, délicieux et désespéré qui régnait en lui ne peut se rendre.

En touchant avec amour, en baisant tous les objets qui avaient appartenu à ~Msra, l'attendrissement déborda dans son sein; et cet hoijpD si fort, si énergique, fondit en larmes.

- Panvl'e! pauvre petite!. disait-il. Tenez, voilà sa corbeille d'ouvrage, son chapeau de paille, son petit miroir. Mon Dieu ! mon Dieu ! elle était si belle!. Dans cette armoire, une robe neuve, un bonnet garni de fleurs blanches, préparé pour sa noce. Elle ne m'en parlait pas.

.ctto y pensait bien cependant. préparé pour sa noce.

0 mon Dieu ! est-ce assez souffrir!

Il voyait aussi la des objets de piété.

— Voilà son Christ, disait-il en le baisant, son livre d'Heures., sa couronne conservée du mois de Marie. son rameau bénit. il est flétri aussi! Ah ! les plantes choisies par Dieu, les plantes bénites, sont donc celles qui meurent le plus vite !

A ces mots, saisi d'une pitié poignante pour tant de jeunesse et de beauté anéanties, il se jeta à genoux en sanglotant et on répétant : —- Pauvre petite ! pauvre petite!

Ses larmes éveillèrent Marie.

Pondan t ce court sommeil, la mort s'était encore approchée.

— O Pierre! Pierre! dit-elle avec une plainte déchi- rante.

— Qu'as-tu?.

- Je ne sais pas. ma tête se fend. ma poitrine brille. Mon Dieu! je suis donc atteinte d'un mal affreux !.

Le jeune homme se tenait debout et palpitant devant elle; ses yeux étaient devenus secs et enflammés; son haleine était suspendue.

C'est plus que le mal !. reprit-elle après un long silence pendant lequel ses douleurs avaient augmenté.

— Que dis-tu?

— Oh ! oui. je souffre trop. Ce ne peut être que la mort.

- Marie !. tais-toi!

- Mais non ! je ne peux pas mourir déjà. Si jeuneet si heureuse J. Mon mariage !. Je dois être à toi, Pierre.

être ta femme.- Oui, ma femme bien-aimée !

- Je dois passer ma vie dans notre enclos, à travaill'r, h cultiver nos plantes. Cela m'est promis! bien promis! je pourrai voir encore verdir notre jardin, y vivre, y respirer, sentir son beau soleil, amasser nos ré< illes. près de toi. les porter à notre bon père. Pi¡'Ô.! pitié pour moi, mon Dieu! je ne veux pas mourir !

Il est impossible de rendre les angoisses de Pierre tandis qu'elle parlait ainsi ; de Pierre, songeant à la fois à ce pfissô si beau, à ce moment présent marqué d'un coup si terrible, à l'avenir, qui n'était plus que la tombe. Souvenirs enchanteurs, regrets déchirants, visions horribles, tout se fondait en son âme pour la bouleverser et la torturer.

Au bout d'un instant, les yeux de Marie fixes dans l'espace reprirent un limpide éclat : quelques faibles nuances, tes dernières de la vie, revinrent à ses joues, à ses lèvres; un mouvement de délire lui offrait une heureuse image.

- Dieu m'a exaucée! dit-elle; je suis dans notre jar- din, je le vois autour de moi. Il est plein de parfums, de lumière. Mais c'est étrange! Je ne l'avais jamais vu si

beau ! Le gazon est couvert d'une nappe argontée, il brille de mille rayons ; la verdure est grandie et semble toucher au ciel; les roses forment des vofites sur ma tête; je marche près de Pierre, et tandis que nous allons, le jardin s'étend devant nous. il n'a plus de fin ; on en voit à peine l'horizon qui se perd loin, bien loin, aux limites du ciel.

Marie joignit les mains, jetant un cri de doux extase, et retomba évanouie sur son lit.

Vers la fin du jour, elle rouvrit les yeux; mais tout était fini pour la pauvre enfant : les prunelles de ses yeux étaient pâles et couvertes d'ombres; sa bouche sèche et livide n'exhalait plus que de faibles gémissements; son cœur, épuisé de sang, allait cesser de battre.

Elle n'existait plus que pour'aimer.

Ses lèvres allèrent chercher la main de Pierre et s'y collèrent avec une indicible tendresse. Elle souleva un peu la tête; ses cheveux étaient défaits; elle les réunit dans sa main, et, ne pouvant plus parler, les approcha du cœur de Pierre, lui faisant signe ainsi- de les conserver âpres elle. Puis, réunissant toutes ses forces, elle enlaça sa main à celle de Pierre et les éleva ensemble du côté où on apercevait le ciel.

Peu à peu le souffle de la mourante devenait plus plein, plus pénible; sa paupière s'appesantissait; elle mettait longtemps à se soulèver pour laisser passer un triste regard.

Pierre suivait de l'œil ces signes de destruction. Muet, glacé, ses larmes ne coulaient plus; à chaque défaillance de Marie, un frisson mortel parcourait ses veines, faisait trembler tout son corps. Il ne disait pas une parole, ne laissait pas échapper une plainte. Dans cette âme puissante, la douleur était trop auguste, trop grande, pour s'exhaler mi soupirs, en gémissements : aucun de ces faibles signes de la désolation humaine n'aurait pu la contenir.

Mais à chaque souffrance de sa fille, de sa sœur, de sa femme adorée, il répétait le nom de Marie! avec un accent dont la vibration suprême révélait tout ce qu'il y a de puissance en nous pour aimer et souffrir.A la nuit, l'état de Marie devint cruel; ses souffrances se mêlèrent de délire. L'influence de l'heure s.e faisait, violemment sentir; le retour des ombres la reportait au moment de son supplice, lui rappelait l'image de son bourreau. Ses yeux étaient hagards, son front couvert de sueur; elle retrouvait des forces factices pour s'agiter, se tordre sur sa couche de douleur; ses mouvements convulsifs, ses cris nerveux, ses bras crispés repoussaient quelque vision affreuse.

Mais tout à coup elle resta immobile et se pencha en arrière avec une molle douceur; ses fibres se détendirent, ses traits se revêtirent d'un calme ineffable.

Son hallucination, suivant sans doute la route des souvenirs, venait d'arriver au moment de sa délivrance. Elle passa les mains dans ses cheveux, sur son visage ; puis, les laissant retomber, découvrit sa figure dans tout son charme angelique.

La beauté céleste répandue par la mort sur ces jeunes êtres qui quittent la terre dans toute leur pureté, cette sérénité indicible, cette espérance mystérieuse des derniers instants, étaient éclairées sur le visage de Marie par une douce lueur nocturne, ineffable et divine comme elle.

Enfin, quelques heures après, Marie tressaillit légèrement, rouvrit les yeux, fit entendre une pure et fraîche exclamation de bonheur, se souleva de sa couche comme si elle venait de se ranimer, se jeta dans le sein de Pierre, et dit de sa voix la plus charmante : — Pierre, ne me plains pas, ne pleure pas sur moi.

je suis heureuse encore. Oh l je te remercie, toi qui m'as amenée mourir dans tes bras. Pierre, je t'aime!

Et son âme s'exhala dans cette parole.

Pierre tomba à genoux. Il demeura là tout le reste de la nuit, Je visage appuyé sur la couche, le$ bras étendus sur le corps de la morte.

VIII Cette journée, comme celle de la veille, s'était écoulée avec leiileiii».et tristesse pour Horman de Rocheboise. Il


jlr¡lll f''int (]"('• lro encore l'aligné des excès It;it■ 11i<|uf'- (le I";is ;Ii;(-vi■ i 111' |»< 1:1 r .-i■ soiisl I ;iiI <• ;i la i• «111i>;ii^'iiii* bruyaule ili1 ses amis qui plus insouciants 11ni• lui. avaient r<• |>fis a p: MI près h ni h* I: MIT belle humeur. cl i! était demeuré i MI li M'ilie il.'i us sa chambre.

ilerman. d'une sensibilité profonde, d'une exlrême délicatesse de nerfs, était. avee beaucoup de courage d'ouiro pari. Irès-faible deviinl les impressions pénibles : nu aurai! admire sa forer d'âme. si (.m avait pu le voir au milieu d'un combat «m d'une leinpèle: mi aurait peut-être -1 >u ri de sa pusillanimité, si un l'avait vu passer la nuit sur un cimetière de village.

Les incidents de la soirée précédente, soit à cause de celle susceptibilité naturelle soit par quelque av<M"ti.~>^ement secret qui pénétrait en , lui. l'avaient viveinnit inipressionne. courant de ces deux jours. il y j!!')L-:)i) sans cesse, avec une i 11 ! | ! i i < '• u 111 '11l'i1 jugeait l u i -11 U*M J i * exagérée. || essayait vainement. p uir se di>lraire. d-• lire, de faire de la 11 M i s u ] u » : Imite 11 pn t i t M i lui émit i 111 p < > s s i h k> : une agitation i : i i 11 i I » I e le forçait à toute mimile h aller, venir et |"ii nier sur lui-ni •'•me ; une i as-il nie extraordinaire le faisait aussitô; rejoaiber dans un t'unleuil. Q u o i ( j 111 le ciel lui de |O:I|I- j uret. ■. il éprouvai! le malaise, l'accable ment «pie rupau ! ce IMUS l'ai inospher pesante aux approches île l'orale.

Cîoinnit1 la soirée elail 11 « \[ ; i avancée. ?.. m valet dechainhre. en entrant chez lui pour !" dé-ha'uller. lui raeouta de la manière la plus iuiliîl'ereiile. i p i"ei i n l allé' l'aire une coiuinis.sion au village, d'eu il reveuait u l'instant m'nie.

il avait vu beaucoup de monde asscuih!e à la p. -i le d'uue cabane. cl que lorsqu'il sV'l.iil eu piis du motif di■ e, rassembUunout. ou lui avait répondu q le dan- r'h.' maison venait du mourir suintement, une jeune tille Ires| aimée dans le pays. (l'élaii. di-ail-ou. !'i nl'anl adophvc du jardinier Augeyille cl In liaiicé 1 de sou tils. qui. à

peine àgee de dix-huit ans. avait expire au malin. sans qu'on connût nulleuienl Ja cause de celle mort an.- s i , jU'u)nj)!L'()f)P)i)L)H)''!f!'<'NS('.

llcrman. en entendant ce réeil. demeura lixe dans l'aIlitude il su Irouvail: un froid m n iei .se ivpaudil en lui, un saisisseuieiil inconnu lui serrait le eouir. Ii ;,":llii le besoin d'être seul; il lit deux fois signe de sortir au valet de chambre, qui. étonné de cet ordre subit, ne .se pressait pas d'obéir.

Apres avoir regardé la porte se refermer sur Je- pris du domestique, il se livra loul. entier à son Irouble, à ses terreurs.

Il se représenlait cette jeune lille. qu'il avail vue si belle, si heureuse trois jours auparavant, étendue sur une couche funèbre, morte! niorle par sa faute à lui!.

JI était deboul, serrant d'une main l'appui de. la croisée, l'attention lixe, le regard perdu dans l'espace: il lâchait de rulléchir. de raisonner. Le doiile vint un instant à son secours. Il se demanda si c'elaii bien lui qui. avec sa folle et barbare vengeance, avait lue cette innocente enfant ! Si la terreur, poussée au dernier degré. pouvait bien réellement donner la mort même h l'être le plus faiII! l' Si quelque autre uvéïieuienl n'avait point amené la lin de .Marie ! Enfin, si c-ite jeune lilic avait bien cessé d'être, si on ne prenait point quelque défaillance profonde pour la mort !

Ou a toujours peine à penser qu'une existence soif moissonnée avant l'âge. et 1 leriuan, s'allât liant à culte incrédulité, répétait' sans cesse : (l'est impossible!. on ne meurt pas ainsi!

Abrité, torture de ces inquiétudes, il allait et venait, à p is pressés comme s'il efil pu trouver sur les murs de sa càiinlire l'éclaircisseuieul de ses doutes. Le seul uioV''ii de sortir de celte angoisse e.11 él" d'aller lui-même au village, malgré' l'heure avaueee. et de s'informer de ce qu'il y avait de. vrai dans le récit du valcl de chambre : mais 111 mm mi 11 n'eu «avait pas la force: plus le temps s'écoulait. plus le froid île son COMII1. la douleur instinctive, lui assuraient que la prévision la plus cruelle elait juste, que .Marie n'était piu-, cl que l'attentat commis eou'tre i elle dm- celle fatale n.lit. lui avait d énie ia ni-. ~l'eu I 1111 qu'il e ! i i I livré à se- appre'icu-ain-. dont la bonte d" - ui c.eir. sa s'ML-ibiiite extr aie l'ii-u EUL uu

veritable suppliée. III lliul p 11 r- i III" Vlllt ailssi le saisir. Il sentit une violente do lieur de tête cl un froid intense

dans tout h1 corps; sa p iiirine é'.ail altérée. si bouche seelie. d maigre le; l'riss ms qui parcouraient s-- membres, l'eau froide d'une carafe p.is'e sur la chemine 1 lui faisait, envie : il eu but plusieurs verres et seulil aussitôt un grand accablement, un-' extrême faible-se. c'étaient les premiers symptômes d'un mal qui devait être long et dangereux.

Il se jeta sur son lil avec uu certain soulagement, pensant que, brisé, anéanti e nnui 1 il l'était, il allai! dormir longtemps et échapper à ses angoisses.

(le ne fui pas le sommeil qu il trouva sur sa couche, mais une lièvre d'ib-nlc dont l'agitation douloureuse, le-; aiguillons iuce.-sants s'attachaient a tout son être. Il ne.

demandait qu'un moment de repos d'oubli: et s'il croyait s'assoupir quelque temps, la pendule, lui sonnant tmpiI \,i 11L i n e 11 ! imite- le.-, heures de la nuit, lui montrait que d.m- s,, 11111 l: 11 veille, il u'é-diappail à aucun iiisLinl. de ce supplice.

i.or- i il u i le clial Mir dévorante succéda aux frissons dans le cour- de l'accès de lièvre, il ne put plus tenir dans sou lil: et. a 11 a i ! I ouvrir la f-mèlre, il se pencha au dehors pour .■ -pil er l'air vif d-' la campagne.

L'1 nuit liuis-.iit. Lue blau dieur faible et terne l'iaii répandue dans IV-puec : la ,.illl"III'!!" grise dll rivage d i a -liait sur la nu inee | » ;'i I e et t rail-pareille de la rivière.

Mai- le f - M 11 p.- elail lia.-: la brume qui loinbail en pluie fine voilait l'é-paee. cl cou fond a i I les objets dans une ~et triste. Le bruit monotone ib' la pluie. le grincement des chaînes de bateaux amarrés au iv.u.'é. formaient une harmonie mélancolique en rapport a\ec la |ri-|e-se vague de l'aInio.-phere.

Il n'y avait d ; jour que ce qu'il fallait pour éclairer la profonde s o 111 u 11 e déjà campagne.

Les ymix d'ilcrmau étaient lixés sur cette étendue déM'iie. loi s pi'il aperçu! une tonne ineertaiue et mouvante ■-ar le rivage Ct'! objet in listi:+e| pnl bientôt à ses yeux l' apparence d' un homme avançant à pas lenls sur le boni île l'eau.

La vue troublée par rin-omnie el la soullVance. Ilerman ne s a l'a e I ia i I pas moins ;i suivre les mou vomenls de celle, appai'ilio'i qui d;lll:- sa marche, s'oll'rait mt se dérobait , ;i se-, regards sekm la disposition des niasses de feuil- I a g e. Lorsque celle ligure, en approchant, se trouva mieux 1 eu vue de la fenêtre, lleriuan distingua un homme ci i > ■-1111111 de villageois; il ne voyait point ses traits, ma,s seideiui'iil une haute et forle stature, une longue veste, une cravate rouge, un chapeau enfoncé sur le Iront el dus cheveux blonds coupés carrément sur le cou.

Jl y avait dans la présence de cet homme 'a cette heure, au milieu de la solitude, quelque chose qui semblait fatal : son altitude, sa têle basse, son pas mesuré ut solennel inspiraient la tristesse el l'cllVoi.

A droite de l'allée d'ormes qui s'étendait sous la croisée, était un massif de trois grands saules, s'éleva u t au pied de la pente rapide du rivage et sur lu sable u l'Ile u par les vagues de la rivière.

Ilerman vit l'homme qu'il suivait du regard, arrivé' en face de ces arbres, quitter le sentier il inarehail.

descendre sur la grève. Il le vil ôter son chapeau, sa veste, sa cravate, les déposer au pied des saules, et s'avancer entre les troncs dus arbres qui lu dérobèrent alors à ses regards.

Lu j 11 s l. nt se passa. Puis un bruit, profond se lit entendre. celui d'un corps qui tombe dans la rivière, dont les eaux s'ouvrent cl tourbillonnent.

(le bruit retcnlil de toute sa force dans le sein d'Herman.

L'impression répandue par l'aspect de cet homme nï'iail pas trompeuse : c'était bien un malheureux qui venait chercher la niorl.

Ne sentant plus la lièvre, ni ses douleurs, ni sa faiblesse. Ilerman s'élance de sa chambre, se pré M pi le vers le rivage, et pense, arrivé' là. se jeler à la nage cl sauver cet homme des eaux. EII descendant sous les saule-;, sou pied heurte le.- vêtements qu'il a vu déposer. Il avance sur le gravier, il regard'1, il cherche, la place ou il verra les vagues, s'agiter encore.

.Mai- rien. Le lleuve a repris sa surface unie, son


Hxtûnullc aux r,liiiiii|^~Kl\><Vs.

calme majestueux. l'ne nioH. violente vient «l'arriver lit, à la nu mit. mémo, et toute trace un est cllaeee.

Il ne reste plus d'espoir, il n'y a même plus d'efforts a tenter.

Herman demeure h cet endroit, immobile, les bras croi- ses, envisageant celte lin tragique avec une tristesse proJbrrllë, Mais là. sous ce ciel pâle et voilé, à eelte place lugubre. une pensée soudaine, a tireuse, vient frap1p1er son esprit.

Si cet homme était Pierre!. Pierre qui aurait voulu finir ses jours en in«'me t-mps que Marie. Deux morts dans la même nuit, deux morts qu'il aurait causées, et qui pèseraient éternellement sur lui.

Il presse son front de sa main, son cœur bat avec vioiei".e. || regarde maintenant les eaux d'un reil empreint <l ep()uvanl i : il voudrait plonger s m regard dans le guut.

fre, («)'•!mvi ir la vielime ; il demande avec tous les cris de son Ame quel esl les dans celle profondeur. A ces anxiété* dévorantes, les vagues ne répontient que par un murmure paisible, monotone, et s'écouleut doueemenl.

- Oh! c'est impossible! s'écrie Herman je ne. serai pas si coupable. je ,)„< .„„:„. bien. llu'v a rien de méchant im moi. jamais <uii> pensée emelle n'est venue à illieil lie haine de e .,li'I' kirbare n oui jamais ponelie dan-» mou sein. ("est imi>os-;ilde ji- ne peux pas être u\ r,I> ;,s>a>>in !. Oh ! je me NMIS

trop épouvanté du remords pour que la Providence puisse ainsi en charger mou âme !

El cependant, il sent instinctivement que cette funeste provision va se réaliser !

Il cherche encore à se rappeler les traits de l'homme qu il a aperçu sur le rivage: il examine les vêlements t epars sur le sable; mais ces souvenirs, ces indices ne pourraient en rien l'éclairer; il ne connaît pas Pierre Au- geville. lit il revient sans cesse regarder la nappe, du Meuve; un corps glacé maintenant y repose, mais il n'y a pas de nom gravé sur cette tombe muette des eaux Pendant qu'IIcriiiau repassait ces cruelles pensées dans sou esprit, le jour s était levé, l'aspect du rivage avait subitement change. Au lieu du désert nébuleux, c'était une population inaccoutumée, une l'ouïe de paysans, de patres, de pecheurs. Mais ces gens ne se ren iaient point h leurs travaux , ils allaient et venaient, s'ab nichaient en se croisant, et restaient «à parler entre eux d'un air aflaire, les hommes roulant leurs chapeaux .entre leurs doigts, les femmes les mains retournées sur leurs larges hanches.

flennan entendit ces paroles qu'ils échangeaient: —Ksi-ce bien vrai!. tant .de malheurs tomber il la fois sur une pauvre itiai>r»u du Itou Dieu!

t.'etie pe.i.iir* Marie.., H brave tille, si charitable. un vrai antre du ciel l'.l qui > en \a .le ce nioude en une nuit.


avait feint d'être encore fatigué des excès bachiques de l'avant-veille pour se soustraire il la compagnie bruyante de ses amis, qui, plus insouciants que lui, avaient repris à peu près toute leur belle humeur, et il était demeuré enfermé dans sa chambre.

Herman, d'une sensibilité profonde, d'une extrême dé- licatesse de nerfs, était, avec beaucoup de courage d'autre part, très-faible devant les impressions pénibles : on aurait admiré sa force d'âme, si on avait pu le voir au milieu d'un combat ou d'une tempête; on aurait peut-être souri de sa pusillanimité, si 011 l'avait vu passer la nuit sur un cimetière de village.

Les incidents de la soirée précédente, soit il cause de cette susceptibilité naturelle, soit par quelque avertisse- ment secret qui pénétrait en lui, l'avaient, vivement impressionné. Dans le courant de ces deux jours, il y pensait sans cesse, avec une inquiétude qu'il jugeait in i-11101 no exagérée. Il essayait vainement, pour se distraire, de lire, de faire de la musique; toute occupation lui était impossible; une agitation invincible le formait à toute minute à aller, venir et tourner sur lui-même; une lassitude extraordinaire le faisait aussitôt retomber dans un fauteuil. Quoique le ciel fut de toute pureté, il éprouvait le malaise, l'accablement que répand en nous l'atmosphère pesante aux approches de l'orage.

- Comme la soirée était déjà avancée, son valet de chambre. en entrant chez Lui pour le déshabiller, lui raconta de la manière la plus iiidillérenle, qu'étant allé l'aire une commission au village, d'où il revenait, à l'inslant même, il avait vu beaucoup de monde assemblé à la porte'd'une cabane, et que, lorsqu'il s'était enquis du motif de ce rassemblement, on lui avait répondu, que dans celle maison venait de mourir subitement une jeune fille trèsaimée dans le pays. C'était, disait-on, r enfant adoplive du jardinier Augeville et la fiancée de son fils, qui, à peine figée de dix-huit ans, avait expiré au matin, sans qu'on connût nullement la cause de cette mort, aussi prompte que malheureuse. *

Herman, en entendant ce récit, demeura fixe dans l'altitude où il se trouvait; un froid mortel se répandit en lui, un saisissement, inconnu lui serrait le co?ur. Il sentit le besoin d'être seul; il fit deux fois signe de sortir au valet de chambre, qui, étonné de cet ordre subit, ne se pressait pas d'obéir.

Après avoir regarde la porte se refermer sur Jes pas du domestique, il se livra tout entier à son trouble, à ses terreurs.

Il se représentait cette jeune fille, qu'il avait vue si belle, si heureuse trois jours auparavant, étendue sur une couche funèbre, morte! morte par sa faute à lui!.

Il était debout, serrant d'une main l'appui de la croisée, l'attention fixe, le regard perdu dans l'espace; il tachait de réfléchir, de raisonner. Le doute vint un instant à son secours. Il se demanda si c'était bien lui qui, avec sa folle et barbare vengeance, avait InÓ cette innocente enfant ! Si la terreur, poussée au dernier degré, pouvait bien réellement donner la mort même à l'être le plus fai- ble. Si quelque autre événement n'avait point amené la lin de Marie! Enfin, si cette jeune fille avait bien cessé d'être, si on ne prenait point quelque défaillance profonde pour la mort!

On a toujours peine à penser qu'une existence soit moissonnée avant l'âge, et JlcnUHIJ, s'atlachant à cette incrédulité, répétait sans cesse : - C'est impossible!. on ne meurt pas ainsi !

Agité, torturé de ces inquiétudes, il allait, et venait à pas pressés comme s'il eut pu trouver sur les murs de sa chambre l'éclaircissement de ses. doutes. Le seul moyen do sortir de cette angoisse eût été d'aller lui-même* au VI (10 s etqu'il y avait de vrai dans le récit du valet de chambre ; mais Herman n'en avait pas la force; plus le temps s'écoulait, plus le froid de son cœur, la douleur instinctive, lui assuraient que la prévision la plus cruelle était juste, que Marie n'était plus, et que Patientai commis contre elle dans cette fatale, mit, lui avait donné la mort.

Pendant qu'il était livré à ses appréhensions, dont la boulé de son co-.iir, sa sensibilité extrême faisaient lill véritable supplice, un mal physique vint aussi le saisir. Il sentit une violente douleur de tête et un froid intense

dans tout le corps; sa poitrine était altérée, sa bouche sèche, et malgré les frissons qui parcouraient ses mem- bres, l'eau froide d'une carafe posée sur la cheminée lui faisait envie : il en but plusieurs verres et sentit aussitôt un grand accablement, une extrême faiblesse. c'étaient les premiers symptômes d'un mal qui devait être long et dangereux.

II se jeta sur son lit avec un certain soulagement, pensant que, brisé, anéanti comme il Pétait, il allait dormir longtemps et échapper à ses angoisses.

Ce ne fut pas le sommeil qu'il trouva sur sa couche, mais line fièvre ardente dont l'agitation douloureuse, les aiguillons incessants s'attachaient à tout son être. Il ne demandait qu'un moment de repos, d'oubli; et s'il croyait s'assoupir quelque temps, la pendule, lui sonnant impitoyablement toutes les heures de là nuit, lui montrait que dans su longue veille, il 11'écliappaiLà aucun instant de ce supplice. Jr illie dévorante succéda aux frissons dans le cours de l'accès de lièvre, il ne pm plus tenir .dans son lit ; cl, allant ouvrir la fenêtre, il se pencha au dehors pour aspirer l'air vif de la campagne.

La nuit finissait. Lue blancheur faible et terne était répandue dans l'espace; la silhouette grise du rivage se détachait sur la nuance pâle et transparente de la rivière.

Mais le temps était bas: la brume qui tombait cil pluie line voilait l'espace, et confondait les objets dans une perspective morne et triste. Le bruit monotone de la pluie, le grincement sourd des chaînes de bateaux amarrés au rivage, formaient une harmonie mélancolique en rapport avec la tristesse vague de l'atmosphère.

Il n'y avait do jour que ce qu'il fallait pour éclairer la profonde solitude de la campagne.

Les yeux d'Herman étaient fixés sur cette étendue dé- serte. lorsqu'il aperçut, une forme incertaine et mouvante sur le rivage. Cet objet indistinct prit bientôt à ses yeux l'apparence d'un homme avançant à pas lents sur le bord de l'eau.

La vue troublée par l'insomnie et la souffrance, Herman ne s'attachait pas moins à suivre les mouvements de cette apparition qui, dans sa marche, s'offrait ou se dérobait a ses regards selon la disposition des masses de feuillage.

Lorsque Cette figure, en approchant, se trouva mieux, en vue de la fenêtre, Herman distingua un homme en costume de villageois'; il ne voyait point ses traits, mais seulement une haute et forte stature, une longue veste,

une cravale rouge, un chapeau enfoncé sur le front et des cheveux blonds coupés carrément sur le cou.

Il y avait dans la présence de cet homme à cette heure, au milieu de la solitude, quelque chose qui semblait fatal ; son attitude, sa tête basse, son pas mesuré et solennel inspiraient la tristesse et l'effroi.

A droite de l'allée d'ormes qui s'étendait sous la croisée, était un massif de trois grands saules, s'élevant au pied de la pente rapide du rivage et sur le sable effleuré par les vagues de la rivière.

Herman vit l'hommc qu'il suivait du regard, arrivé en face de ces arbres, quitter le sentier où il marchait.

descendre sur la grève. Il le vit ôter son chapeau, sa veste, sa cravate, les déposer au pied des saules, et s'avancer entre les troncs des arbres qui le dérobèrent alors à ses regards.

rn inst. nt se passa. Puis un bruit profond se fit entendre. celui d'un corps qui tombe dans la rivière, dont tes eaux s'ouvrent et tourbillonnent.

Ce bruit retentit de toute sa force dans le sein d'Herman.

L'impression répandue par l'aspect de cet homme n'était pas trompeuse : c'était bien un malheureux qui venait chercher la mort.

Ne sentant plus la fièvre, ni ses douleurs, ni sa faiblesse, Herman s'élance de sa chambre, se précipite vers le rivage, et pense, arrivé là, se jeter à la nage et sauver cet homme des eaux. Lu .descendant sous les saules, son pied heurte les vêtements qu'il a vu déposer. Il avance sur le gravier, il regarde, il cherche la place où il verra les vagues s'agiter encore.

Mais rien. Le fleuve a repris sa surface unie, son


Hubinetlo aux Cliunips-Klysi'es.

calme majestueux. Une mort, violente vient d'arriver là, à la minuit; même, et toute trace en est eflaeée.

Il ne reste plus d'espoir, il n'y a même plus d'efforts à tenter.

Herman demeure à cet endroit, immobile, les bras croises, envisageant cette fin tragique avec une tristesse profonde.

Mais là, sous ce ciel pâle et voilé, à cette place Iuguhre, une pensée soudaine, affreuse, vient frapper son esprit.

Si cet homme était Pierre!. Pierre qui aurait voulu finir ses jours en même temps que Marie. Deux morts dans la même nuit, deux morts qu'il aurait causées, et qui pèseraient éternellement sur lui.

Il presse son front de sa main, son cœur bat avec violence. Il regarde maintenant les eaux d'un œil empreint d'épouvante; il voudrait plonger s >11 regard dans le gouffre, découvrir la victime; il demande avec tous les cris de son âme quel est le malheureux gisant dans cette profondeur. A ces anxiétés dévorantes, les vagues ne répon- dent que par 1111 murmure paisible, monotone, et s'écoulent doucement.

, - Oh ! c'est impossible ! s'écrie Ilerman, je ne serai pas si coupable. je me e-muais bien. Il n'y a rien de méchant en moi. jamais une pensée cruelle n'est venue à mon esprit. des sentiments de haine, de e >lère barbare n'ont jamais pénétré dans mon sein. C'est impossible; je ue peux pas être deux l'ois assassin !. Oh! je me sens

trop épouvanté du remords pour que la Providence puisse ainsi en charger mon ftnte, !

Kt cependant., il sent instinctivement que cette funeste prévision va se réaliser !

Il cherche encore à se rappeler les traits de l'homme qu'il a aperçu sur le rivage; il examine les vêtements épars sur le sable; mais ces souvenirs, ces indices ne pourraient en rien l'éclairer; il ne connaît pas Pierre A11geville. Et il revient sans cesse regarder la nappe du fleuve un corps glacé maintenant y repose, mais il n'y a pas de nom gravé sur cette tombe muette des eaux !

Pendant qu'Herman repassait ces cruelles pensées dans son esprit, le jour s'était levé, l'aspect du rivage avait subitement changé. Au lieu du désert nébulcux, c'était une population inaccoutumée, une foule de paysans, de pâtres, de pêcheurs. Mais ces gens ne se rendaient point à leurs travaux , ils allaient et venaient, s'abouchaient en se croisant, et restaient à parler entre eux d'un air affaire, les hommes roulant leurs chapeaux :Clltl'C leurs doigts, les femmes les mains retournées sur leurs larges hanches.

Ilerman entendit ces paroles qu'ils échangeaient: lisi-ce bien vrai!. tant de malheurs tomber à la fois sur une pauvre maison du bon Dieu!

- dette petite .Marie. si brave lille, si charitable. un vrai auge du ciel !

- .Kl qui s'en va de ce monde on une nuit.


— Quand elle ne devait avoir ses dix-huit ans sonnés qu'à la Saint-Martin.

- lit Pierre, son fiancé, qu'on ne peut plus trouver!

- Dites-moi ce qu'il est devenu ?

C'est un moment affreux que celui où une supposition faite avec épouvante vient s'affermir, où ce qui nous ef, frayait sous la forme de chimères devient réalité: Herman frissonna en entendant parler de Pierre.

— Que Dieu conserve ce digne jeune homme, disaient encore les paysans.

— Oh! oui, celui-là. un cœur d'or.

- Il faut le chercher donc. le chagrin lui aura fait perdre la tête, à ce garçon.

- A Il ben oui ! le chercher!. son père, qui est revenu hier bien tard dp Meudon, où il avait passé la .journée, quand il n'a plus trouvé son fils à la maison, s'est mis à battre la campagne après lui et n'a fait que ça toute la nuit.

— Et ce matin on ne peut lui parler. Ce pauvre cher homme, sa raison déménage.

- C'est fini. On lui dit-que Marie, fa pauvre fille d'adoption, est morte hier a la fin de la nuit, que depuis ce moment son fils Pierre est perdu sans qu'on en sache nouvelle. Rien. çà ne lui rend pas le bon sens. 11 répèle d'une voix singulière : Marie morte, mon fils perdu.

quasiment comme s'il disait un refrain de chanson, et puis il vous glisse entre les mains et se remet à courir les champs.

Les angoisses d'Herman redoublaient à toute minute.

Piilc, glacé, adossé contre un arbre où il était caché par le feuillage, il écoutait ces paroles des villageois, qui confirmaient ses craintes au sujet de Pierre, qui lui faisaient entrevoir, pour complément de tant de maux, la folie du père Augeville. Il jetait un coup d'œil hagard sur les dépouilles du noyé, mais il n'avait pas le courage de les montrer aux paysans qui devaient les reconnaître; il voulait s'abuser encore, il voulait encore penset qu'un autre Pierre était venu mourir sous ses yenx !

Mais comme il s'attachait à cette dernière espérance, un pâtre aperçut les bardes posées au pied-du saule. 11 les prit, et les porta en courant aux paysans rassemblés.

- A l'instant, toutes les voix s'écrièrent : — Seigneur Dieu !■ la veste, la cravate rouge de Pierre !

llerman, à ces mots, cacha son visage dans ses mains, et s'éloigna à pas pressés dans le taillis qui borde la Seine, ouvrant avec force les branches d'arbres sur son passage,, et les renvoyant en arrière, comme s'il eût voulu repousser de lui ce lieu funeste.

XI

Le jeune Rocheboise était revenu précipitamment s'enfermer chez lui. Sa douleur était morne, sombre, sauvage, il lui eût été impossible de la confier à personne, et seul avec lui-même, il n'exhalait ses regrets en aucuns signes extérieurs. La fièvre dont il avait été atteint dans la nuit redoublait d'intensité. Le mal physique, l'étourdissement des coups si imprévus qui étaient venus le frapper, formaient dans sa tête un trouble extraordinaire, un assemblage de terreurs, de souffrances, où il ne se reconnaissait plus lui-même.

Avant de rentrer dans sa chambre, Herman avait ordonné qu'on préparât tout pour son départ du Bas-Mcudon, et qu'on le laissât seul jusqu'au moment de monter en voiture.

Au bout de quelques instants, quand le domestique rentra chez lui pour lui annoncer que les chevaux étaient attelés, il trouva Herman renversé sur son lit, les traits contractés, les dents serrées, le corps agité d'un tremblement nerveux et l'esprit entièrement égaré.

Le comte de Rocheboise, aussitôt appelé, arriva an BasMeudon le jour même. Les médecins qu'il amenait avec lui annoncèrent qu'une fièvre cérébrale des plus aiguës venait de se déclarer.

Pendant quinze jours le danger fut extrême, et quand on vint à bout, de vaincre l'intensité de la fièvre, le déli e ne diminua point. -

Il y av;ii.t même une sorte de suite dans les hallucinations qu'il amenait. Le malade s'entretenait toujours avec des fantômes qu'il voyait près de lui ; ses paroles, qui ex-

primaient le regret, la prière, la terreur, offraient un enchaînement d'idées, et chaque jour, en s'entretenant avec ses hôtes imaginaires, il reprenait son entretien où il l'avait laissé la veille.

Lorsque dans ses moments de calmè, on esssayait do lui faire prendre l'air dans un fauteuil placé près de la fenêtre, le murmure si faible et si lointain de la rivière, la vue de quelques arbres dont la cime coupait l'étendue du ciel, amenaient soudain une altération profonde sur ses traits, et déterminaient de nouveaux accès.

Les amis d'Herman, pendant le cours de sa maladie, veillèrent alternativement près de lui, l'entourèrent de soins et lui montrèrent le plus sincère et le plus tendre intérêt.

Le moment vint enfin où les médecins annoncèrent que llerman pouvait sans danger supporter la voilure et retour- ner à Paris. Le comte de Rocheboise avait déjà quitté la maison de campagne pour aller reprendre la direction de ses affaires.

Le jour où Herman devait quitter le Bas-Meudon, ses amis, MM. Léon Dubreuil, Hector de Sercy, les frères de Sabran, la plupart des jeunes gens qui avaient assisté à la funeste veillée, se trouvaient réunis près de lui.

Pour la première fois, on rappela ce triste souvenir, et ce fut pour jurer à Herman de garder toujours à ce sujet un inviolable secret. 011 tâcha d'affaiblir à ses yeux la gravité de cet attentat, dont l'inspiration avait été puisée dans tes fumées de l'ivresse, et de le rassurer sur les suites qu'il pourrait avoir. n._L - l

— Les deux victimes de notre faute, un Hector de bercy, ne sont malheureusement plus; la cause de leur mort n'est connue ni des domestiques de la maison, ni des habitants du village, ni môme du père Augeville ; l'oubli doit donc s'étendre sur cet événement, et chaque jour on épaissira le voile.

- Mais je le saurai toujours,moi ! dit Herman d'un accent qui produisit une profonde sensation autour de lui.

Dans cette même séance, Hcrman voulut prendre une décision au sujet du nègre qui avait figuré dans la malheureuse affaire.

Pendant la succession rapide des événements, Jupiter, à peu près oublié sous les combles de la maison, s'était.

guéri tant bien que mal, avec l'aide de Dieu. Hcrman, frappé moralement aussitôt après la catastrophe, n'avait pas eu le temps de veiller sur son domestique noir. Les valets de la maison s'étaient contentés de le remettre entre les mains d'un rebouteur de campagne qui, a/mutlounant à leur sort les membres fracturée, avait seulement tâché de conserver la vie à ce qui restait du pauvre diable, et s'était acquitté de cette tâche à son honneur : Ju- piler était alors incomplet de sa personne, mais en parfaite santé.

- -

Quoique cet homme eût élé estropié à son service, Herman n'eut pas le courage de le conserver dans sa maison, sentant qu'il ne pourrait supporter sa vue.

tint, appeler le noir; il lui donna une somme do 15,000 francs, avec laquelle l'infirme pourrait vivre à son gré à la campagne ou dans un hospice, et le congédia en lui disant que le dernier ordre qu'il lui dOIllHlit, comme son llIailro, était de l'oublier, d'oublier la maison qu'il quittait et tout ce qui s'y était passé.

Un instant après, Herman de Rocheboise et ses jeunes amis quittaient ce village maudit, en jurant de n'y jamais rentrer.

Le père Augeville, demeuré seul, sans force pour travailler, et avec un deuil si sombre dans le cœur, avait excité tant de pitié, d'intérêt, que, dans tout le pays, on n'était occupé que de lui. Le jour où on avait eu la certitude de la mort de Pierre, on s'était rendu en foule auprès de son malheureux père. Ces rudes paysans avaient le cœur navré en voyant le pauvre vieillard, seul, dans son grand jardin, si beau, si verdoyant peu de jours auparavant, et où toutes les plantes semblaient déjà se dessécher et mourir; ceux qui revenaient de cette triste demeure avaient les yeux pleins de larmes.

Lue dame habitant le pays apprit la situation du vieil Augeville et songea au moyen de le secourir. Elle savait qu'on avait besoin d'un second jardinier pour le cimetère de Vaugirard, à Paris, et pouvait faire obtenir cette place


à celui qu'elle recommanderait. Elle vint l'offrir à Augeville; c'était une espèce de sinécure où le faible vieillard n'aurait que des fleurs à cultiver.

Cependant il balança à accepter, car dans le malhéurqui l'accablait, la perspective de mourir de faim devenait une faible considération. Mais une idée passa dans l'esprit exalté d'Augeville. Le corps de Marie était encore dans la cabane; te terme prescrit entre la mort et l'inhumation venait seulement dexpirer. Les restes de celte enfant étaient tout ce que possédaitencore de cher et de sacré le malheureux père. le corps de son fils ne lui avait pas été laissé!. Il n'avait qu'une dépouille mortelle pour , deux pertes si douloureuses. Demeurer attaché à ce précieux dépôt était la seule consolation qu'il pM trouver. Il accepta cette place, que la charité compatissante lui offrait,» la condition de déposer Marie dans une fosse du cimietière où il travaillerait.

Ce lieu de sépulture n'était guère plus éloigné du BasMeudon que celui dans lequel on aurait transporter la jeune fille. La protectrice d'Augeville obtint facilement pour lui l'autorisation de faire conduire le corps.de Marie à Vaugirard.

Le vieux jardinier, attaché à ce cimetière, y éleva à sa fille adoptive une simple tombe sur laquelle il fil graver le nom de Pierre et de Marie. La destinée de ces deux êtres avait été si étroitement liée, l'amour les and!. telle- ment l unis, que par la pensée ils habitaient bien là tous deux!

Augeville passa quelques années dans l'asile qui lui avait été donné.

Au bout de ce temps, sa raison se perdit tout à fait. Son âme s'était retirée de ce monde; le temps où il se trouvait, les objets qui l'environnaient n'existaient plus pour lui. Un jour il sorlitdu cimetière, et, arrivé sur les bonis de la Seine, qu'il reconnaissait, il s'en alla pas à pas jusqu'à son jardin, qui n'était plus alors qu'une terre blanche et sèche, couverte de feuilles mortes. 11 entra dans cet enclos où l'instinct l'avait guidé, comme le cerf blessé revient mourir à son gîte.

Et le pauvre insensé s'arrêta là pour le reste. de sa vie.

- Eh bien! ma bonne Jeanne, dit Pasqual, après avoir entendu le récit de ces événements, qui lui avait été fait par la vieille femme sous les ombrages du tombeau de Pierre et de Marie ; eh bien! il n'y a rien de si étrange dans tout cela, et qui doive tant frapper votre imagination. Est-ce que le malheur peut vous étonner?

— Le malheur. à ce point!

— Chacun trouve les maux qui viennent à sa connaissance les plus affreux de tous; ce qui prouve que le génie infernal auquel appartient cette terre se surpasse sans cesse lui-même. Mais enfin.

— Oh ! vous êtes cruel, Pasqual, interrompit Jeanne.

Quoi, la mort de deux êtres si jeunes et si purs! la folie de leur père!.

— Qu'y a-t-il d'extraordinaire? Une jeune fille, une enfant a été brisée par une terreur trop violente pour ses forces; son amant n'a pu lui survivre. Est-ce que cela vous étonne, Jeanne, qu'on sacrifie sa vie pour suivre ce qu'on aime ?

- Non. moins que vous ne pouvez penser!

- Moi, il me semble qu'à la place de Pierre, je serais mort comme lui. Pour le père Augevilie, c'est une grande bénédiction qu'il ait perdu l'esprit. Il ne sait plus rien des coups qui l'ont frappé, c'est comme si ces malheurs n'étaient pas arrivés.

- Mon Dieu ! dit Jeanne avec uneexaltation concentrée, je sais bien que les morts ne sont plus à plaindre. l'as plus que les insensés. qu'ils soient descendus naturellement dans la tombe, ou qu'on les y ait jetés avec violence, leur repos est le même. Mais l'auteur de ces maux !

— Ah ! je m'en souviens, c'est pour lui que vous tremblez. Eh bien! qu'a-t-il donc à redouter? Ses victimes ne sont plus, et partout ailleurs on ignore son crime ou ou l'a oublié.

- Et la Providence!

- La Providence est une idole que les malheureux de tout temps se sont créée à eux-mêmes pour se consoler et

pour espérer jusqu'au dernier moment. Mais il n'y H que les opprimés qui croient à la justice céleste; vous n'entendez jamais tes autres en parler.

— Qu'importe, pourvu qu elle existe.

— On le saurait bien depuis le temps; on aurait vu des exemples de son pouvoir. Regardez bien, vous ne verrez jamais les individus de ce monde riches et heureux selon leur mérite; c'est plutôt le contraire.

— Jusqu'au jour de la rétribution dernière.

— Et quand vient-il donc ce jour, je vous prie? Si un homme meurt dans la soie et le duvet, entouré d'enfants respectueux, de serviteurs attentifs, ce sera celui qui aura fait ou conservé sa fortune aux dépens des autres, qui se sera fait craindre par ses exigences, sa dureté, et aura dressé tout le monde à le servir. Si un misérable meurt de fatigue et d'épuisement sur la paille, ce ne sera certainement pas celui qui aura le moins bien mérité de ce monde, puisqu'il a travaillé jusqu'à extinction du dernier souffle de vie.

Jeanne secoua tristement la tête en signe d'incrédulité.

Ils s'entretenaient ainsi en revenant à pas lents vers la ville. Dans la rue Saint-Dominique, ils passèrent devant l'hôtel de Rocheboise.

Comme si le hasard avait voulu constater la vérité des observations de Pasqual, la demeure déployait, ce soirlà, l'apparence la plus radieuse.

Il y avait une soirée à l'hôtel ; on faisait de la musique. Derrière ces nrurs épais et solides, qui semblaient fortifier l'habitation nobiliairc, apparaissaient les salons resplendissants. La chaleur avait fait ouvrir les grandes fenêtres, et, sous le cintre de la pourpre qui les drapait, le regard plongeait dans un espace mêlé de rayons de lumière et de tiges de fleurs; la clarté se ravivait du feu des diamants qui brillaient sous ses lustres; les fleurs frémissaient mollement dans un air rempli d'harmonie. Au fond du salon, on entendait un piano et des voix qui chantaient un duo, doucement recueilli par l'attention silencieuse. C'était le calme au milieu du monde.

La demeure de la famille de Rocheboise était toute resplendissante de paix et de bonheur.

Seulement, pour faire ombre au tableau, et rappeler la misère humaine, deux mendiants glissaient lentement dans la nuit au pied de ses murs.

xv L'ASSEMBLÉE.

Ainsi que nous l'avons dit, Herman de Rocheboise possédait un cœur profondément bon et généreux ; qualité si précieuse et d'une source si élevée, qu'elle pouvait réellement compenser en lui la faiblesse, la légèreté et les mille défauts de son caractère.

Dans la rencontre qu'il avait faite un soir de la paurv Jeanne dans le pavillon du jardin, plusieurs circonstances avaient fait vibrer les cordes délicates de son âme. Ce:te

femme était dans un état de faiblesse et de dénùment qui devait émouvoir vivement la pitié ; sa voix, par une influence inconnue, venait répondre dans le sein d'IJcrmau; quel- ques-unes de ses paroles, qui avaient eu rapport à m e circonstance aussi triste qu'ignorée de la vie du jcm.c Rocheboise, semblaient établir entre elle et lui un lien secret; enfin, sa présence inattendue et sa disparition subite lui avaient donné aux yeux d'Herman le prestige ci Il mystère.

Ces impressions n'étaient point effacées lorsque, à quel- que temps de la, le hasard lui fit rencontrer de nouveau la pauvre femme.

Le jour tombait comme Herman, passant seul, en voiture, sur un des boulevards extérieurs, crut reconnaître la bonne vieille du pavillon, marchant le long des arbres, avec quelques autres indigentes.

Il s'élança à l'instant de voiture, ordonna à ses gens de l'attendre à la place oit ils se trouvaient, et se mit à suivre celle qui avait frappé sun attention.

Marchant a quelques pas en arrière, il distingua pourtant la robe noire do forme monacale que portait Jeanne, et, lorsqu'elle parla, son organe, son énonciation, si dif- férents de ceux des autres femmes de cette classe, ne lui laissèrent plus de doute à son égard.


Il se promit bien de tout tenter dans cette occasion qui se présentait pour apprendre la demeure de Jeanne, pour connaître cette femme, et surtout pour lui porter des secours; car il sentait en lui plus que de la pitié et comme un besoin extrême de la tirer de sa cruelle misère.

Après avoir cheminé quelques instants, les mendiantes s'arrêtèrent devant un petit restaurant du boulevard.

Elles montaient les degrés de la principale entrée de l'établissement, et Herman, resté un peu en arrière, se trouvait précisément à la porte du jardin attenant au restaurant. Sans prendre le temps d'aucune réflexion, il pénétra par là dans la maison.

Cet endroit, où il venait d'entrer ainsi, n'était autre que le Trou-à-Vin; mais il n'avait donné nulle attention a l'apparence de la taverne, que d'ailleurs la tombée du jour commençait à voiler.

Le jardin était divisé en compartiments de charmille dont chacun formait une petite salle de verdure, garnie de chaises et de tables. Herman pensa que les pauvres vieilles femmes allaient venir se restaurer d'un pou de vin, et qu'il pourrait observer et écouter Jeanne à travers le feuillage, sans être aperçu d'élie.

Mais personne ne parut au jardin. Une porte était devant les pas d'Hcrman, il la prit au hasard, et se trouva dans une grande salle qui, à son étonnement, se montra également déserte. Il se voyait trompé dans son espérance et allait renoncer à son entreprise, lorsqu'un garçon de l'établissement se trouva devant lui, demandant ce qu'il fallait servir à monsieur.

En même temps, des pas se faisaient entendre vers la porte d'entrée.

Herman, pris dans ce piége et forcé de se faire servir quelque chose pour motiver son entrée dans la maison, se jeta dans un des cabinets particuliers pratiqués autour de la grande salle, et dès que le garçon eut déposé sur sa table Ja bouteille demandée, il se hâta de refermer sur lui la porte vitrée.

Les mendiantes, retardées dans leur marche par l'arrivée de quelques compagnons, entraient alors. Herman regarda vivement de leur côté. Le petit groupe s'était recruté de plusieurs individus de la classe indigente ; mais, hélas! la pauvre Jeanne n'y était plus!.

Dans son désappointement, M. de Rocheboise resta encore un instant lixé à sa place par l'étonnement que lui causait l'aspect du cabaret.

C'étaient de pauvres vagabonds des rues qui entraient ; mais leur physionomie, secouant toute expression dolente et lamentable, avait plutôt quelque chose do réjoui et de triomphant. Dans la salle, que Herman n'avait pas regardée en passant, une immense table était dressée; tout autour, sur des buffets, s'amoncelaient de la vaisselle, des plats montés, et, venant de plus loin, un cliquetis de verres, d'assiettes, surtout une forte odeur de cuisine, annonçaient les apprêts d'un festin pour une nombreuse assemblée.

Herman tâchait de s'expliquer ces singularités en regardant et en écoutant, par la porte entr'ouverte du cabinet où il s'était réfugié, les personnages qui venaient d'entrer.

C'était d'abord le père Corbillard, donnant le bras à mademoiselle Rose. Le vieux perclus, pour faire l'élégant ce soir-là, avait tâché de s'équilibrer sur une seule 0 béquille, et montrait des soins empressés pour la dame dont il s'était fait dès longtemps le chevalier servant. Après eux venaient madame Jacquart, madame Bibette et un certain nombre de mendiants de leur connaissance intime.

Mademoiselle Rose regarde l'étendue de la salle vide.

- Eh bien! personne encore, dit-elle.

— Tiens, c'est nous qui étrennera, répond madame j Jacquart. Faut bien commencer par quelque chose.

- Sans doute, dit Corbillard. Il ajoute, en jetant un regard à mademoiselle Rose : Le monde a commencé par l'amour.

- Et à force de travailler, remarque un grand garçon rouge et borgne, il s'est dégoûté de la besogne, ce qui l'a conduit à créer des produits dans le genre du père Corbillard.

— Ta ! la ! j'aime autant mon physique que le tien, beau Narcisse!. Comme dit le proverbe : La beauté ne fait

pas le bonheur. A propos de beauté, où donc est Hobinette ?

- Elle n'était pas prête, dit madame Jacquart. Cette mijaurée n'en a jamais fini avec sa toilette.

— Du tout, ma sœur, réplique mademoiselle noie; c'est moi qui l'ai instruite à arriver tard dans les assemblées pour faire de l'effet.

- Ah! oui, dit quelqu'un, c'est qu'aujourd'hui c'est grand gala. réception d'un membre de la société des Ficoteurs. noces et festins, tout le tremblement.

— Ohé ! ohé! s'écrie l'un des assistants en jetant un coup d'œil sur le boulevard, les amis qui arrivent. en voilà une écrase!

En effet, on avait ouvert à deux battants les portes de la grande salle, et les mendiants commençaient à entier [ j par troupe plus nombreuse.

La journée finissait. Au dehors, la touffeur laissée dans l'air par une chaleur caniculaire se mêlait à une poussière enflammée ; des masses de nuages sombres s'amoncelaient au ciel; à travers leurs rares déchirures passaient encore des rayons de soleil couchant, rouges, ardents, qui, en s'allongeant sur les défilés profonds et solitaires du boulevard, semblaient y semer l'incendie; tout annonçait un orage prochain et violent.

A l'intérieur déjà sombre du cabaret, les quinquets s'allumaient contre les murailles nues, peintes seulement par les diverses empreintes que le temps, l'humidité, les vapeurs épaisses de l'antre et le contact des habitués y avaient laissées. Au fond de l'enceinte, la vielle horloge, nommée coucou, sonnait lentement huit heures, et les membres de l'assemblée arrivaient de toute part à son appel. -

- La bande compacte et. serrée offre un amas confus de haillons, d'oripeaux, de besaces, de bâtons, béquilles, potences, madriers, de toutes sortes d'instruments do musique bizarres, de figures difformes, contournées, horl'ibles, de corps fracturés de leurs membres, de bosses superposées, de bras, de jambes nus, couverts de plaies.

On dirait un courant d'eau noir, fangeux, roulant des blocs informes, des troncs brisés, des tas de ronces dans des flots de vase et de boue, arrivant, débordant par l'écluse ouverte avec un murmure profond, sauvage, et s'élargissant dans l'enceinte.

Là, on distingue mieux ses diverses parties.

Ce sont des hommes roulant des orgues de Barbarie, où s'adaptent des berceaux, des petits fauteuils d'cnfants, instruments complexes, dont la musique se compose de sons de cordes et de cris humains; d'autres orgues surmontées de marionnettes, de cages de serins, de singes, de chiens habillés et savants. Des individus portant comme des façades de maison desécritaux qui les désignent pour aveugles, paralytiques, etc. ; des Savoyards déguenillés avec leurs vielles et leurs marmottes ; les aveugles avec leurs clarinettes et leurs chiens; des femmes soutenant sur leurs bras, sur leur dos, ou traînant par la main de pauvres petits êtres, rendus, à force d'art, hâves, chétifs, décharnés à faire pitié. quelques-uns même ayant les yeux crevés par l'industrie raffinée de leurs maitresses, qui ont su leur donner une infirmité durable. - -

- On ramasse toute cette foison d'enfants, de chiens, de singes, d'oiseaux, de marmottes, on l'étend en couche épaisse sur de la paille disposée dans un coin de la salle, et on jette là-dessus une grande couverture pour endormir tous ces êtres grouillants, et les empêcher de crier, de chanter, de troubler par leur bruit les plaisirs de la soirée.

Pendant cette opération, le père Corbillard s'adresse à une des mères nourrices qui apporte coucher son entant : - C'est toi, la Rourctte ! dit-il; tu as donc spéculé sur les chemins de fer, que tu viens faire ripaille au 1'1'ou-àVin. Depuis que le monde est monde, on ne t'y avait jamais vue.

— Ah ! dam, répond l'affreuse vieille, c'est mon mou- lard qui me vaut ça. On parle de la poule aux œufs d'or, ce n'était qu'une alouette en comparaison de ce chérubin!..

Et dire que j'hésitais à le voler le mois passé!

— On manque plus souvent la fortune que la fortune ne vous manque, dit le sentencieux mendiant.

- Aussi, je l'aime comme la prunelle de mes yeux, cet


amour. Ou a beau dire, il n'y a que les riches pour faire de ces petites créatures délicates et pâlottes qui attendris- sent le monde et lui font lâcher les gros sous. Nos enfants. à nous autres, ça ressemble au Pont-Neuf pour la santé, on ne fait rien avec.

Près du recoin sont couchés les enfants et animaux, se l'arme une espèce de vestiaire, où les mendiants viennent déposer les jambes de bois inutiles, les écharpes qui soutenaient des bras dispos, les barbes blanches postiches, les haillons qui recouvrent des habits moins délabrés, les é^rileaux qui n'en imposent plus ; puis les provisions d'ai; lumettes ehimiques, les cartons contenant du papier a < lettre, des crayons, des chaînes de sûreté; enfin, tous les l' instruments de musique, violons, vielles, fifres, clarinettes et hautbois.

iinsuite les gueux vont s'asseoir en immense cercle sur les bancs, sur les tabourets ou sur leurs sabots, le long- dès quatre murailles de la taverne, montrant de là toutes leurs ligures épouvantables, éclairées par la lueur terne et rouge des chandelles.

Les personnages d'importance arrivent les derniers.

De ce nombre est M. Friquel, suivi de sa compagnie I de mendiants à domicile, en assez belle (eune, comparati- vement su reste de l'assemblée. Aussi se lève-t-on do tous calés pour faire place sur les bancs à lui et aux siens.

Après ceux-ci vient le vieux grognard, qui s'adresse aux sympathies militaires du peuple français. Il se dit blessé de Waterloo, porte des moustaches griser, un bonnet de police, une blouse trouée, un pantalon bleu à liser.;s rouges. A parler vrai, il a été savetier de profession, a fait toutes ses campagnes au cabaret, et, après de rudes travaux, s'est retiré dans la mendicité.

Mais à l'entrée de la salle, on entend un son de violon aigre, criard a faire plaisir; puis une voix claire et flutée qui chante la romance :

Ecouto, ô ma bergère !.

En même temps parait, au milieu d'une superbe gambade qu'il exécute sur le seuil, un petit vieux, maigre et tanné, secouant les paillettes de son habit, la poudre do sa perruque, les rosettes de ses souliers, les rubans de son épée on verrou.

- iionjour, marquis d'Argent court! bonjour, marquis, disent toutes tes voix en même temps.

Qui ne connaît ces éternels marquis do eirrefour, nobles d'origine, en elTol, car ils se succédant de père en fils, qui chantent si follement la romance égrillarde, qui lan- cent si prestement les feuillets de chansons a un quatrième étage !

Le marquis, bien accueilli dans la société dont il fait les délices, est déjà en possession de fixer tous les regards de l'assemblée; il se pavane, fait la roue, le jabot, minaude avec les dames, et passe la main sous le menton des petites filles.

Mais, tout à coup, un autre chanteur des rues fait son entrée comme une bombe, et remplit tout, l'espace de ses cabrioles, en donnant de grands coups de pied au marquis.

Celui-ci porte un petit chapeau ciré, garni de rubans, un habit vert pincé à la taille, une culotte large et courte, des bas bleus, un bouquet à la boutonnière, et chante à tue-tête :

Je suis marid d'à c'matin J'ai la cœur content, l'âme bien aise.

- C'est le gars normand! s'écrie-t-on, le gars normand!. Tu es un peu enfoncé, marquis de la vieille date!. Voilà le garçon à la mode!. lit) ! eh ! il ramasse plus de gros sous à Paris qu'il n'y a de pommes dans la Normandie. Viens donc ici, bijou, qu'on te regarde, qu'on te fasse caresse.

Et toutes les mains se tendent vers lui, le prenant par la illanclie, par l'habit, par les cheveux.

Mais lui se débarrasse de tout ce monde en tournant comme une toupie, sautant plus haut et chantant plus fort : Je suis marié d'à c'niatin ; Ou ne dira plus que sui-t-un galopin.

Ce tapage est un peu apaisé lorsqu'on voit arriver le

mendiant Pasqual, l'air distrait et dédaigneux, marchant avec nonchalance, et s'appuyant sur le bras du nègre Jupiter.

Puis aussitôt, en entrant, Pasqual se jette sur un banc, à la première place venue, les bras et les jambes croisés; il ne s'occupe que de se reposer sans faire aucun frais pour l'aimable société.

Le nègre voudrait bien s'asseoir aussi; mais, à son approche, tout le monde se serre sur les banquettes, et une place est impossible à trouver pour lui. Les gueux qui forment cette étrange assemblée trouvent encore le moyen d'avoir de l'orgueil et do l'impertinence; ils sont fiers de leur race blanche et repoussent le nègre d'auprès d'eux.

Jupiter, grinçant des dents, va s'asseoir sur ses talons, en face de Pasqual, et tenant son menton entre ses deux 1 mains; il fait branler ses boucles d'oreilles d'ivoire dans un continuel mouvement de gronderie muette et de dépit.

On voit aussi près de Pasqual le père François, le vieil aveugle dont le père Corbeau a si méchamment tuÓ le chien en le broyant sous ses pieds : François s'est maintenant attaché à Pasqual, qui le protège, et il le suit partout comme son ombre. Il manque désormais peu de personnes à cette importante réunion ; mais celle qu'on voit entrer en ce moment produit plus, d'enbt que toutes les autres ensemble.

C'est Robinette, fraîche, jolie et parée à éblouir les yeux.

Elle porte son costume de musicienne ambulante, sa jupe courte et légère do mousseline blanche, son fin spincer de satin bleu, où sa taille se balance comme si elle dansait déjà; son cou, ses bras sont nus, ses épaules voi- lées seulement de ses tresses de cheveux qui coupent d'une ligne noire leur éclatante blancheur, et vont tomber jusqu'au bas de la robe.

La joie respire dans toute sa gracieuse personne, anime son œil étourdi, libre et plein dj feu, ses joues roses e fermes, sa bouche souriante; et cet épanouissement de plaisir la rend délicieusement belle.

Elle est saluée par des acclamations bruyantes; on boit il sa santé le vin qui circule déjà pour calmer la soif des plus pressés.

Légère, bondissante, elle fait en une minute le tour du

vaste cercle en donnant dos poignées de main à tous les amis. Le gars normand la suit dans cette tournée rapide; il veut lui prendre la taille; mais elle se retourne, le regarde en face, et, gonflant ses deux joues, se met à frapper par-dessus, par un signe de moquerie et d'impertinence bien connu dans cette société. Le jeune vagabond, à cause de cela, essaie de lui prendre un baiser; mais voyant aussi son intention, elle la prévient par le plus vif et le plus vaillant soufflet qui se puisse imaginer.

La petite fille, cependant, avise Pasqual, son cher Pas- quai, assis sur un banc, et d'un bond s'élance sur ses genoux.

Il y a dans ce mouvement autant de naïveté que de licence : llobinette n'est qu'au lendemain de l'âge où elle aurait sauté sur les genoux de quelqu'un en enfant qui veut se faire caresser; on voit encore quelque chose de cela dans son action; et on la lui pardonnerait nùme dans une société un peu plus choisie que celle où elle se trouve.

La jeune fille dit à Pasqual d'une voix douce, argentine et un peu plaintive :

- Ah ça!. mais voyez donc s'il voudra bien me parler !. me regarder au moins!. Il ne s'aperçoit seule- ment pas que je suis là?.

- Bonjour, petite. bonjour. répond le grave et impassible mendiant.

Malgré cela, elle demeure sur les genoux de Pasqual.

D'une main elle le tient par le cou, de l'autre elle brandit son verre, qu'elle vient do lui prendre. Elle tourne sa tête et ses grands yeux éclatants de volupté vers ce vin rouge et pétillant, tout en balançant ses petit? pieds croisés et en donnant un tour gracieux à sa taille si souple, qu'un souffle d'air la ferait onduler.


Pasqual montre à côté d'elle sa belle tête, austère et froide comme le marbre.

Le nègre, accroupi à quelques pas devant eux, regarde Robinette avec une grimace de convoitise qui le rend encore plus affreux.

Ce tableau a tant de contraste et de pittoresque, que les mendiants eux-mêmes en sont frappes et prennent plaisir à le contempler, lorsque la porte s'ouvre et laisse voir le père Corbeau.

Toute l'assemblée se lève en masse en s'écriant : - Le président I le président I Et on le salue à grand bruit, en frappant des pieds, des mains, en faisant voler en l'air mouchoirs, chapeaux, casquettes et bonnets.

Le père Corbeau entre du même air solennel et recueilli qu'il revêt en donnant de l'eau bénite à la porte de l'église, tendant toujours en avant, par habitude, son bras droit privé de main. Dans ce jour douteux des chandelles vacillantes, sa haute taille grandit encore, sa figure, surmontée d'énormes mèches grises, paraît plus sombre et plus cruelle.

Une expression de vanité satisfaite passe pourtant, sur son visage au titre de président des fricotteurs par lequel on l'accueille, et il rend quelques saluts autour de lui en marchant vers le siège d'honneur qui lui est préparé au fond de la salle.

Cependant Herman de Rocheboise, saisi par cette foule, bloqué dans son étroite retraite, est resté spectateur invisible de cette entrée générale des mendiants dans le cabaret dont ils ont fait leur domaine.

Il ne pouvait sortir qu'en traversant cette cohue, et n'avait pas le courage d'affronter les regards de l'ignoble bande, où, d'ailleurs, le passage d'un étranger témoin de leurs préparatifs de fête clandestine aurait pu être trèsmal accuilli. Il était donc resté dans son étrange situation, souffrant de la chaleur lourde et orageuse, d'un malaise instinctif, ou plutôt d'une terreur vague de se trouver seul dans un pareil lieu ; et, en même temps, saisi, attaché par la nouveauté du tableau hideux et pittoresque qui s'offrait à ses yeux.Mais, à l'entrée de Robinette, sa surprise et son alten- tion avaient redoublé : lU). eoup d'œil jeté sur elle avait expliqué beaucoup de' choses a Herman; la petite men- diante de Sainl-Sulpice était aussi la jolie quêteuse et la musicienne ambulante. Herman, en reconnaissant ces diverses transformations, laissait attachés sur la jeune fille ses regards stupéfaits, mais éblouis.

Les mendiants, comme ils l'ont dit, sont réunis en assemblée solennelle pour recevoir un nouveau membre dans une société constituée par eux, et dont ils vont bientôt nous expliquer le but philanthropique.

En ce moment., ils se rangent en ligne régulière; chacun prend l'air grave et composé; la physionomie individuelle de l'assemblée fait place à celle d'un corps plus ou moins constitué.

Le récipiendaire est à côté du président. La séance est ouverte, et le père Corbeau a la parole.

XVI NOCES ET FESTINS.

Le discours du président commença en ces termes : — Tas de vagabonds, gueux et fainéants, voulez-vous bien me faire le plaisir de vous taire, ou sinon je me fâche I C'est que, malgré l'injonction faite précédemment, tout le monde murmurait, parlait, glapissait dans un crescendo désespérant. ,

— Silence donc, canaille! ajouta Corbillard à J'exorde du président. Le silence est la leçon des rois qui abusent de leur position.

— Toi, monsieur Porte-en-Terre, reprend Corbeau grondant, si tu prétends par là jeter une pierre dans mon jardin, je le prouverai que toute vieille corneille que je suis, j'abats autre chose que des noix.

— Pas de bruit! murmurent plusieurs voix. la paix.

nous ne sommes pas ici pour pour nous amuser. La parole est au président.

- Je rappellerai à tous les bons camarades, dit Cor-

beau, et particulièrement à loi, Eustache, qui viens entrer dans notre sein, que la congrégation des fricotteurs a pour but de les faire tous boire et manger comme Gargantua, le héros des temps passés ; mais que, indépendamment de cette mission sérieuse, nous sommes encore associés pour nous secourir et nous aider les uns les autres. Ainsi, une supposition : tu as la fièvre, Eustaehe, ou toute autre bêtise; tu te dis : C'est bon, je vas m'étendre dans mon lit, le médecin de la société viendra me voir, et je recevrai de plus dix sous par jour pour la tisane, tout le temps que j'aurai ma fièvre. Moin ! rien qu'en songeant à cela, il y a de quoi la faire passer? Dans tous les autres maux auxquels est sujette la faible humanité, tu seras assisté de même. La masse où nous puisons ces ressources se compose de la cotisation de chaque membre, qui est de un franc par mois.

— Jean-Marie, interrompt un des membres, l'état de caisse. Il convient que le récipiendaire connaisse la situation des finances.

Jean-Marie, le caissier de la société pour le présent semestre, obéissant à cette injonction, qui est dons le droit de chaque membre, fouille dans sa poche aussitôt ; mais c'est en vain qu'il prolonge ses recherches, rien ne se présente sous sa main.

— Ma foi, dit-il enfin, j'ai laissé l'état dans la caisse à ma dernière vérification, faut-il aller le chercher?

- inutile ! dit Corbeau en fronçant légèrement le sourcil.

- Oui! oui ! répondent en même temps les mendiants : il y a longtemps qu'on n'a compté, et nous voulons Silvoir où nous en sommes.

— Qu'importe! dit Corbeau; n'êtes-vous pas tranquilles ?

— Tranquilles, seigneur Dieu ! qui est-ce qui en doute?

Le bien des pauvres est le bien du bon Dieu ; qui oserait y loucher serait frappé de la foudre.

— Et plongé en enfer. C'est égal, Jean-Marie, va chercher l'état de la caisse.

L'homme d'affaires sortit incontinent et revint au bout d'un quart d'heure. Sa figure était bouleversée, ses yeux hagards ; il s'arrêta en respirant bruyamment, et lorsqu'il put prononcer quelques mots, ce fut pour s'écrier : — La caisse est volée! •

Volée! répètent en chœur les mendiants stupéfaits , tandis que le père Corbeau garde seul le silence.

Et les bras, les yeux se lèvent au ciel avec de grands cris de désolation, pendant qu'on dit de tous côtés : Mais c'est impossible !. Le caveau était connu do nous seuls. le coffre fermait bien.

- Il est vide!. c'est ce que je peux dire, reprend Jean-Marie. La caisse a été forcée et l'argent soulevé Il y avait quatre cent soixante-cinq francs soixante-quinze centimes, ainsi que le constate l'étal qu'on a laissé dans le fond.

Voilà encore de la délicatesse, dit un des assis- 1 tants.

A ce mot, quelques plaisanteries commencèrent, à ;t mêler aux lamentations, et bientôt la situation se résume ainsi : — Après tout, ça ne nous empêchera pas de souper !

- Argent perdu, argent trouvé; les bonnes âmes eu donneront d'autre.

— Seulement, à l'avenir, dit quelqu'un, je propose que l'argent soit confié au président pour plus de sûreté.

Le père Corbeau laisse voir un faible tressaillement.

causé sans doute par la joie qu'il éprouve' de recevoir une si honorable preuve de confiance.

Pasqual regarde le président avec un demi-sourire.

— Approuvé! approuvé! s'écrient les mendiants. Le père Corbeau a une sagesse inconnue du vulgaire, et qui gardera mieux le trésor que les verrous et les grilles.

Le président, après avoir remercié l'assemblée et accepté sa nouvelle charge de caissier, termine ainsi son discours : — Maintenant qu'Eustache, le veilleur, est instruit, de I nos règlements, et qu'il a votre approbation pour entrer I dans notre corporation, puisque personne ne dit mot, je |


conclus à ce qu'il lui soit offert, après souper, le bol do punch, signe d'initiation,et à ce que Eustache, le veilleur, suit reconnu membre de l'honorable société des fricotteurs, avec l'espérance qu'il en sera le soutien et l'ornement.

On répondit à la péroraison du président par cette exmotion générale : — Puisque toutes les affaires sont réglées, à tai.It;.

- A table ! à table !

- Voyons d'abord. dit Corbeau, qui a été chargé du IllL'HU ?

— Jean-Marie.

— Présent! dit celui-ci en levant la main.

-- Jean-Marie, reprend le vénérable, à quel prix sommes-nous?

- Huit francs par tête, sans le café et les liqueurs.

- Huit francs! répète Corbeau avec une grimace équivoque : ce n'est pas Rothschild,ce n'est pas Chodruc non plus. On pouvait mieux faire pour la fête de ce soir.

- Ah! bah, dit un mendiant, on ne devrait jamais

charger Jean-Marie d'un menu; il est trop regardant.

- Voyons, reprend le président, il ne s'agit pas de crier avant de savoir. Qu'est-ce que nous avons ?

Jean-Marie tire un papier de sa poche et lit à haute voix : — Premièrement, potage gras, croûton, purée, semoule, tapioca. On laisse le bouilli pour la cuisine.

- C'est convenu.

Après ?

— Nous avons vingt-quatre entrées, gigot braisé, poulets sauce aspic, pigeons au soleil, noix de veau glacée, anguille à la broche, turbot à la portugaise

- Bien, le turbot à la portugaise. ça se laisse manger.

— Filets de brochets aux tomates, perdreaux rouges a la mauglas.

- Passe. passe au rôti!

- Oli ! le rôti, chouette ! nous avons poulardes du Mans, canards do Rouen, faisans piqués, quoique ce ne suit-pas la saison. Et puis seize plats d'eulroructs et autant de dessert.

—- Allons, allons, cela se dessine mieux que je ne croyais. dit le père Corbeau.

- Il y aura encore assez gras.- On ne mourra pas de faim, dirent quelques-uns des gueux, abondant dans le sens de leur président. - Silence dune ! cria le vieillard eu frappant de son re- i doutable bâton ; personne n'a le droit de parler maintenant. sans ma permissiuii. Il est de rait que si tout est soigné, on ne se plaindra pas trop A table!

L'n vif mouvement s'opère dans l'assemblée; on se range autour de l'immense table, un monsieur à côté d'une dame.

A peine assis, maître Corbeau prend un air très-pronoiii'é de mécontentement.

- Qu'est-ce que ceci! dit-il en regardant le service de i:) liilile : du vin dans des pots de grès! des couverts d'étain !. Le Trou-à- Vin se moque-t-il de nous, par haard !.

Un murmure d'indignation fait écho aux paroles du président.

- Qu'on jette d'abord ce vin par la fenêtre ! dit-il.

Puis, se reprenant :

— Non, qu'on en arrose la salle. Cela donnera du frais et abattra la poussière. Jupiter, ça te regarde. prends ces brocs et arrose le carreau partout bien également.

Allons, esclave, habilement!

Et tandis que le nègre exécute cet ordre : — Toi, Jean-Marie, à la cuisine. Lave la tête à ces gens-là et fais apporter d'autres couverts.

On renouvela le service de table; après quoi le président demanda encore si aucun des membres n'avait d'autres réclamations à faire — Non, dit quelqu'un, je crois que nous sommes bien.

on nous a nus dans celte salle qui donne sur la petite rue du faubourg et non sur le boulevard ; les contrevents sont fermés, nous pourrons nous en donner à eonir joie sans cha- touiller la plus fine oreille de sergent do ville.

— Moi, je suis content aussi, dit un gros IJOnhommo;

cependant. c'est quelque chose d'embêtant. dans le menu du dîner qu'on vient de nous lire. il n'y a pas du lapin !

— Eh bien? dit le président.

- Tiens, moi, je l'aime, le lapin. J'en mangerais tous les jours, et encore.., Cré nom, une gibelotte!.

— C'est comme il le dit, affirme quelqu'un. Ce Godois, il aurait mangé son père en gibelotte.

— S'il l'avait connu.

— Oui ; mais les ânes de Montmartre ne tiennent pas d'état civil. — Ah çà! s'écrie Godois en colère, j'entends pas être vexé, parce que j'aime le lapin. vous autres !.

Puis, revenant soudain à l'air le plus dolent., il ajoute : — J'aurais pourtant bien voulu en manger du lapin.

— Finissons, reprend Corbeau. Personne n'a plus rien à objecter?.., une fois, deux fois. qu'on serve!

A cet éclat de voix retentissant, le souper est apporté sur la table.

Il n'est pas besoin de dire que les mets recherchés et précieux, dont le factotum Jean-Marie a donné la nomenclature, n'existent que de nom dans un cabaret tel que le Trou-à-Vin, et que les poissons, les poulels les plus vulgaires, y figurent les faisans et les saumons. Cependant le festin, tel qu'il se présente, doit encore sembler aux mendiants digne des dieux.

La nappe est blanche et fine, l'argenterie brille de tous côtés, les mets sont servis pour la plupart sur des réchauds ouvragés, l'eau est à la glace, le vin à la température de chaque crû.

Tout autour est rangée cette horde immonde, assemblage de difformités et de laideur, rengorgée dans son importance et drapée fièrement dans ses gucnilles.

Pendant les heures rapides qui vont s'écouler, les misérables franchiront d'un seul bond tout l'espace qui les sépare des heureux du monde; ils pourront se saturer de jouissances, s'enivrer de luxe, de volupté, pour retourner ensuite, sans qu'il y ait de degré sur la pente, croupir au fond de leur lange. Tout le premier service, pendant lequel on n'a été occupé qu'à remplir le vide des estomacs, s'est passé dans une espèce de silence. - Le père Corbeau tient le milieu de la tabler En face de lui est RobincLte, la reine de beauté ; à la droite de ceileci, Pasqual, qui a, à sa gauche, mademoiselle Rose, puis le père Corbillard. Godois et le nègre sont au bas bout des convives. Robinette avait adroitement pris. place auprès do l'homme auquel elle rendait ses soins; elle lui lançait des œillades répétées et même quelques propos d'amour qu'on lui avait adressés à elle-même, qu'elle comprenait à demi et répétait au hasard; ce qui ne l'empêchait pas en môme temps de manger vaillamment et de boire encore mieux.

Elle sentait déjà l'influence des mets exquis, des vins généreux, et sa tête commençait à s'échauffer d'une trèsvive manière.

Le feu nouveau qui coulait dans les veines de la potite bohémienne n'ôtait rien à la douceur de sa physionomie, à l'attrait de sa personne ; seulement ses yeux étaient plus brillants, moins sûrs dans leur direction ; ses gesles avaient une vivacité, une étourderie plus saillanlis; sa grâce était plus libre, plus originale. Elle exerçait on ce moment-là une séduction nouvelle, étrange; eu la regar- dant, la tête tournait, on se sentait à demi ivre comme elle.

— Tiens, Pasqual, dit-elle en se mirant dans son verre plein de liquide, être auprès d'un joli garçon comme toi et boire ce champage, c'est le bonheur de la vie.

— Tu crois, petite? dit l'austère mendiant, qui avait gardé tout son sang-froid, et regardait la jeune fille en souriant avec mélancolie.

— Tu crois, petite, répète Robinette d'un ton moqueur, en faisant la moue. Mais voyez donc si l'empereur Napoléon aurait autrement parlé à la rosière de ftanterre. On t'en donnera des yeux comme les miens pour qu'ils viennent te faire des coquetteries, te dire: Je t'aime! et puis que tu leur répondes : Va-t'en voir s'ils ViClllicut, Jean.

— Ne le fâche pas Robinette; je t'aime aussi, vrai.


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llcriiian .s'arivia pOlll' J'CJJlt'/J dt'c.

-Oui, comme uno sœur ou un petit chien. Je ne veux pas de ça, entendez-vous, jeune homme; c'est du bel cl bon amour qu il me faut. mais là. nn >. [ » n s si t » : i. comme dans les mélodrames, des curagés (l'Ii S'('IUIU'ib:'t'ul et se poignardent sans y regarder. Non, aj.iiile-l-elle en se reprenant sur un autre ton. pas de poignards, disable!.

de l'amour, du plaisir, du plaisir toujours, de belles fêtes comme celles du Troxt-à-Vin, des parures, des promenades, des feux d'artifice, surtout de bons dîners. Kl, auprès de soi l'homme qu'on aime, comme toi. car je t'aime. tiens aulant que Godois aime le lapin, eonlinuat-elle en éclatant de rire.

- Drôle de petite fille!

- Di@ôle! pourquoi? C'est bien naturel de t'aimer, va!

lîobinelle le regarda langoureusement et pencha la tête près de son epaule.

- Elle est pourtant bien jolie! dit-il en contemplant la jeune fille et se parlant a hu-mcmc. Oh! si je pouvais oublier' , Ses traits se rcnibrunircnt, et il laissa retomber sa tête sur sa poitrine.

Dis-moi donc pourquoi je suis drôle 1 Parce que j'ai bu un peu de cette horreur de vin? ajouta Robinette en jetant son verre plein sur la table. lUi bien tant mieux!

car je te jure que c'est amusant. Depuis un instant, je me sens plus gaie cent fois. La salle est toute pleine de1 lumière.Nos amis, que je trouvais si laids tout à l'heure.

car il n'y a que toi de beau ici, Pasqual. ils mo semblent moins affreux. Je veux me griser tout à fait. Je veux fumer.

Elle Irap;»a du manche do son couleau sur la table.

Gaivon, un cigare !

- Tais-loi donc, folle !

- -,,;\ ui.'à'. e'esL mauvais genre, dit mademoiselle uose: on ne l'unie qu'âpre-; le dess-rt.

.le veux fuiner tout de s uie l'n eigare! cria plus linul Hobinetle.

- Pas de privilége! dit Godois., hargneux comme un homme m Voûtent Je voulais manger du lapin, et je n'en ai pas eu. Ou a refusé le lapin à (ïadois, on doit ne pas permetti 1 le eigare à Kohinette.

Imbécile, dit la jeune fille en lui jetant un regard par-dessus son épaule, tu ne comprends pas la différence qu'il y a entre un magot comme toi et nn ; jolie femme I — Attrape, mangeur de matou !

-Cl'é nom ! dit Godois, je ne veux pas qu'on me dise des injures à table, moi !

Le nègre Jupiter élait à colé de Godois; il sentit venir une querelle, trépigna de joie, et dit tout bas à son voisin: — Ecoute. toi, bête, Godois; moi plus malin. va soufiler les mots à toi

- Ça y est, répond l'autre tout bas.

- Tu veux !. disait avec une mine de dédain Robi-


Veillée do Vîilonlino.

nette. Il parle en roi. Tu os donc le roi -les fuies.

dis ?

- (El loi la reine des sapajous), sonftie Jupiter.

- Et toi la reine des sapajous, répète tout haut Godois.

— (Si toi avoir pas tes singes pour te défendre.) souffle encore le nègre.

— Si toi avoir pas les singes pour.

Pasqual l'interromp.

— Godois, dit-il, je te défends d'injurier celle jeune fille.

Le pauvre homme reste court, la bouche ouverte faute de munition, quand le nègre lui souffle encore: - (Moi, avoir pas peur de loi du tout).

— Moi, avoir pas peur tic toi du tout ! répète en tremblant Godois.

- (Et si Ilobinolte est une méchante petite blanche, moi va donner une leçon à elle).

— Et si Robinette est une méchante petite blanche, moi va.

- Quel diable de langue ! s'écria-t-on de tous côtés, c'est le nègre qui serine Godois !

— Ah! quelle farce!. Imbécile de Godois, va.

— Vous désirez donc tous'deux (iiie ça se gâle, dit Pasqual en se levant impétueusement, alors nous allons voir. Le gros mendiant et son souffleur se dressèrent en même temps de leurs sièges, el tout annonça une batterie

f devant servir d'agréable intermède au souper. Chacun prit parti pour Illil ou pour l'autre adversaire, et de bruyantes clameurs coururent dans l'assemblée.

Malheureusement, le tumulte rappela le président à son rûle. Dès qu'il eut compris de quoi il s'agissait, il prit te bâton qui lui servait de sonnette, en frappa sur la table et cria a se rompre la poitrine : — Silence!

Le silence se lit comme par enchantement, et chacun se tint immobile a sa place.

- Ah ça ! dit le père Corbeau, me prenez-vous pour le roi d' Yvetot et sa cour, que vous vous brutalisez ainsi sans ma permission? Union jusqu'après le café; je l'entends ainsi. Toi, Jtobine-lle, tu as eu tort d'injurier un ami; toi, Godois, plus grand tort d'injurier une jolie fille, une très-jolie fille. Pour te punir, elle fumera, SI telle est toujours sa fanlâisie, cl. toi. tu ne mangeras pas de lapin. J'ai dit.

Godois maugréa, mais il se tint coi ; le nègre remit la partie à un autre moment; Pasqual oublia tout et retomba dans sa rêverie; Hobinetlc fuma glorieusement son cigare, montrant ou eel i une aisance, une grâce qui l'eussent rendue adorable même â des regards plus difliciles.

La querelle étouffée, le second service s'expédia promptement. et les convives se jetèrent sur le dessert avec un appétit qui semblait devoir être éternel; les gâteaux ,|c toutes sortes, les sucreries, les confitures les plus


variées furent aussi rudement attaqués que s'ils eussent précédé le potage.

Les rires, les chants tronqués, les cris joyeux commencèrent à remplacer la parole; les vins capiteux coulaient à l'envie; il s'y joignait la chaleur étoussante de la salle, l'odeur forte, excitante des vins qui avaient arrosé le pavé. Les têtes s'exaltaient de plus en plus.

i Cependant Corbillard, qui, en sa qualité de philosophe, avait plus bu que tous les autres, semblait, depuis quelques instants, préoccupé d'une circonstance qui ne frappait que lui. Il regardait en l'air. Puis, afin d'éclaircir Sa vue et d'assurer sa position, il se frottait tes yeux, s'assujettissait sur son tabouret en s'y cramponnant des deux mains. et levant la tête, regardait encore.

Alors un des convives, observant ce manège, fit part de ses rénexions à l'assemblée.

— Messieurs et mesdames, dit-il, je remarque que depuis quelques instants, le. père Corbillard tient ses yeux levés vers le ciel, où il cherche sans doute à lire; je crois pouvoir vous annoncer qu'il va passer mamamouchi, saintsimonien ou jésuite.

L'attention se porta alors sur Corbillard, qui restait toujours plongé dans sa contemplation extatique.

- Il a trop expédié dé Beaune, dit l'un. I; - De Pomard, dit un autre.

- De Nuits et de Chambertin, ajouta quelqu'un Quand on s'appelle Corbillard, on ne devrait consommer que de j la bière.

Ce bon mot eut un succès d'hilarité qui réveilla Cbtf- 1 billard. ,

Allons! s'écria-fc-il en frappant violemment sur la table, décidément j'ai trop bu, ou il y a là de la magie blanche ou noire.

— De là magie! delà chiromancie ! de la nécromancie!

c'est mes passions, à! moi!! s'écria une: mendiante. Voyons, qu'est-ce qu'il y a, mon vieux?

Attendez!. je ne suis peut-être pas si too: que je crois. La lumière vient toujours d'en haut. la lumière me vient par le plafond'!?.

- En voilà du galiimàtja&.li - ChuU. attention ! reprit ? philosophe; faines: comme moi, regardez l'assiètte des biscuits et des babas.

et ensuite le ciel. On fit ce qu'indiquéit CIDttlÜimaildi.

Au bout d'une minute à peine éê viti. ate babav comme animé d'un mouvement convulsif, se Érémioussêr sur l'assiette et après diverses oscillations folles, se décider à s'élever tout à coup vers les régions supérieures et s'évanouir dans le plafond.

— Ah! ah ! exclamèrent tous ceux qui venaient devoir le prodige.

— C'est au moins le douzième qui caracole ainsi ! s'écria triomphalement Corbillard. Je disais bien aussi, diable ! je n'ai bu que six bouteilles!

— Ils sont donc pétris avec de la pâte à Satan, ces biscuits !

— Ce qui fait qu'en ayant mangé, nous aurions le diable au corps. - -

On regardait, encore vers l'endroit du plafond où le mystère s'était accompli, lorsque soudain il partit de là une espèce de plainte qui fit frissonner les moins hardis.

—Cré nom ! s'écrie un mendiant, assassine-t-on là haut?

Puis une voix se fit entendre venant du même point.

— J'ai soif. bien soif, disait-elle; un verre de vin, s'il vous plaît !

En même temps, on vit le plafond s'entr'ouvrir, une main se présenter jusqu'à concurrence de la longueur d'un bras La main était ouverte, et la voix répétait : — A boire donc. à boire!.

— Je crois voir une main, dit Corbillard, et entendre parler. Mais l'homme doit se défier de ses sens.

— Tu vois très-bien ! s'écria-t-on; mais est-ce le diable?

est-ce un être humain ?.

— Parbleu, moi savoir bientôt la malice! dit Jupiter en sautant prestement sur la table Alors il saisit le bras et tire de toutes ses forces. On voit bientôt un second bras, puis une tête d'enfant, puis

un corps tout entier qui sort du judas pratiqué dans le 1 plafond, et, accomplissant une culbute dans le trajet, se | trouve debout sur la table.

— C'est Pierrot!. Pierrot! crie-t-on de tous côtés.

Le nègre et Pierrot sont tous deux sur la table, se regardant en face, comme ces plats montés qui l'uni l'ornement des déserts.

On applaudit au dénouement de l'aventure en battant des mains et riant à gorge déployée. Pierrot ôte sa casquette et salue la société.

— C'est lui, petit coquin, dit Jupiter, qui l'aisait venir les babas au plafond, quand on croyait que c'était le diable.

— Tiens ta langue, ..é'gI'mbn:, prononce le président.

Et toi, Pierrot, veux-tu bien m'eXipllqueJ' la cause do la manière peu naturelle dont tu te présentes dans cette assemblée?

— Voilà, président, dit lé petit bonhomme. Il fallait huit francs pour payer moti>éCDt dans ce so iper. J'étais pas en fonds. dans le commerce, il y a toujours des moments de gêne. Alors je m'ai dit : J'irai tout de même.

Je me suis faufilé dans le grenier qu'est au-dessus de cette saMe; je savais qu'il y-avait un judas, je l'ai un petit peu ouvert. Quel festin!. quelle otlelll'!. Vous êtes de satanés gourmands, allez.

Uni n'est pas des chiens, remarque un mendiant.

- Mais, pour les plats du souper, je pouvais pas les pêcher à la ligne. je bisquais-t-il !. Enfin, les gâteaux sont arrivés; j'ai dit : Cré coquin, je vas me venger làdessus. je me suis vengé, et voilà.

lien a bien péché une douzaine, dit Corbillard. — A peu près, répond Pierrot; c'est au onzième que je me suis senti le gosier serré. A boire! les amis, à boire !. -

; Tiens, dit Bobinette, en allongeant son joli bras ; pour tendre un verre de Champagne.

: — D'autres verres se présentent en même temps à la portée de l'enfant.

— Lui est un voleur, tout de même, dit le nègre.

- Un voleur, s'écrie Pierrot en tendant ses poings et relevant fièrement sa jolie tête. Dis-donc que je suis un voleur, dis-le.

; Le Cafre, aussi poltron que méchant, se baisse et prend un couteau; Pierrot en saisit un à son tour.

- Vilaine bête noire! aurais-tu bien le cœur de jouer du couteau contre un enfant ! s'écrie Kolvii.etle, tandis que les deux adversaires piétinent déjà au milieu des plats. 1 — Un duel sur la table. pour dessert. dit-on, ce serait pourtant drôle.

— Non, ils casseraient tout, et ça augmenterait les frais, fait observer l'économe Jean-Marie.

— Saute près de moi, Pierrot, reprend Hobinette; et nous verrons si le moricaud osera venir l'attaquer!.

— Descendez! descendez tous deux ! crie la masse des mendiants.

Ce mouvement était déjà effectué pour le nègre: Pierrot lui avait si adroitement passé la jamlJc. que Jupiter avait fait de la table sur le carreau la même culbute que -l'enfant venait d'exécuter du plafond à la table.

Là-dessus, Pierrot alla s'installer à côté de Robinette, qui prit sur elle de lui faire compléter sa douzaine de babas, lui donnant en même temps les moyens de ne plus étouffer, comme lorsqu'il avait interrompu sa pèche miraculeuse.

Le souper s'était terminé au milieu d'un tumulte prouvant assez que tout le monde y avait fait honneur.

— Maintenant, dit le père Corbeïui en se levant de table, nous allons offrir pour bouquet à notre nouveau confrère, Eustache le veilleur, un punch au kirschen- wasser.

En même temps, le bal sera ouvert, et tous ceux qui pourront encore se tenir debout devront y prendre part.

On y permet danse de toute sorte, bacchanale, sa bat, tremblement, et tout ce qui s'en suit. Mais on rappelle aux bons camarades qu'il est défendu de se battre, estropier et disloquer les uns les autres. Maintenant, en avant le punch et la danse. marche!

Alors toute l'assemblée se débanda et se fondit en foule agitée, tourbillonnante, impatiente de se livrer à la danse, et poussant des hurlements de joie.

Un seul homme était demeuré froid et impassible après tous !cs vins consommés : c'était Pasquat.

Un seul aussi était.hors de combat : c'était Godois; le


pauvre gueux était tombé endormi dans un coin. Couché sur un tas de béquilles, la tête posée sur une boite de marmotte, il dormait profondément comme elle ; mais celui qui se serait penché vers lui, aurait doucement soulevé son chapeau aplati sur son visage par lé mouvement du sommeil, aurait vu ses lèvres s'agiter, aurait entendu sa voix plaintive qui murmurait encore : — J'aurais bien voulu. manger du. lapin!

Tout était prêt, et le bal allait s'ouvrir, lorsqu'on entendit vers la porte d'entrée une musique bizarre, sombre, lamentable, des bruits de voix innombrables, incessantes, et le signal répété de gens qui demandaient à entrer.

XVIII LE GALOP INFERNAL.

Lorsqu'à cet appel on ouvrit la porte, il se présenta la figure la plus grotesque du monde.

C'était un gros vieillard porteur d'une large face grimaçante, qui chantait en s'acccompagnantdu violon : une paire do lunettes large comme la main était cheval sur son nez, et prenait touics sortes de postures et de mouvements grotesques d'après les contorsions que se donnait la ligure.

011 a déjà reconnu la Bourbonnaise, cet ancien chan tour des rues qui avait pris le nom de sa chanson favorite, et qui maintenant, vieilli, usé, est relégué dans les eiJmpngllcs.

Il amenait à sa suite de pauvres vieillards, de plus pauvres Savoyards, jiiie foule de mendiants de grands chemins, non constitués, non admis aux droits et aux privi- lèges de ceux de Paris, et qui, misérables vagabonds, portent tristement la besace et glanent à grand peine quelques morceaux de pain au bord de la route et aux portes des chaumières.

Tout ce monde-là criait à la fois, mais d'une voix traînante, lamentable :

— Mes lions messieurs, mes bonnes dames, le bon Dieu bénisse vos plaisirs; la charité, s'il vous piilt 1 — Ah ! ah ! ce sont nos pauvres, dit d'un air important le père Corbeau.

Le nègre se mit à s'agiter, à sauter sur sa seule jambe en glapissant : — Faut pas donner à eux. tas de grosses bêtes ! Vous bien voir que nous être vos frères. Les loups n'assistent pas entre eux. grosses bêtes, allez-vous-en.

- Veux-tu te taire, horreur! s'écrie Robinette.

Puis, s'élançant légère, gracieuse, et tendant ses jolis bras : — Ohé! ohé! par ici, les amis!. quand il y a pour les uns, il y a pour les autres. Vous trouverez bien encore à manger. Nous nous ferions plutôt servir un second souper !

— Tu as raison, ma fille, dit Corbeau avec une mine béate. Donnez, Dieu vous le rendra.

Et la foule mendiante s'épandait déjà dans la salle en répétant sur un autre ton : — Donnez aux pauvres les miettes du festin, il vous en sera tenu compte dans le ciel.

La cuisine, malgré l'immense déchet causé par l'appétit des fricotteurs, contenait encore des vivres abondants. On les lit apporter et distribuer aux nouveaux venus, qui allèrent se ranger tout le long de la muraille, assis sur leurs talons et mangeant sur leurs genoux.

Les apprêts du bal n'avaient pas été suspendus pendant ce temps; la vaste table avait été desservie et poussée dans le fond de la salle; des quinquets s'étaient allumés le long des sombres parois. -

Robinette, que le plaisir étourdit autant que le vin, s'élance sur un banc, enlève en passant le chapeau de Pasquai pour s'en faire un étendard, et agite en l'air le grand feutre en s'écriant : — En danse ! en danse ! pristi ! mille tonnerres ! et vive la joie!

A ce signal, le nègre saisit ses cymbales, saute sur la table et frappe de toutes ses forces; le marquis se place près de lui, râclant son violon; les joueurs de vielle, de clarinette, d'orgue, de fifre, de tambour de basque, arrivent à leur tour, portant, roulant leurs instruments; ils

grimpent en foule et s'amoncellent sur l'estrade. C'est un orchestre monumental et dont le prélude criard, tapageur, remplit déjà les airs.

Il se forme des groupes de danseurs que le commandant Robinette anime du geste et de la voix.

- La salle est trop petite ! crie-t-on do tous côtés : on étouffe!. la salle est trop petite!.

— Cassez les verres, les bouteilles, les assiettes! Cassez tout! crie plus haut Robinette, tout à fait grise.

— Ça n'agrandirait pas la sallo.

— Cassez les murs! reprend la petite fille.

— Oui!. oui! ça nous agrandira de toute la seconde pièce ! disent les plus pétulants. A bas la muraille !

— Au fait, ça nous est bien égal ! répondent les autres. A bas la muraille!

— Mais ça va augmenter les frais! dit avec désespoir l'économe Jean-Marie; ça va augmenter les.

On ne l'entend pas; sa voix est couverte par le cri répété :

— A l'assaut ! à l'assaut !

On court à l'arsenal, au tas de béquilles posé dans un coin ; on saisit les bâtons, madriers, manches à balais ; tous les mendiants, infirmes au grand jour, tous les buiteux, manchots, aveugles, perclus, sont maintenant de vigoureux gaillards qui chargent le mur, le font retentir, fendre, vaciller. A ce premier succès l'ardeur aug- mente; les massues frappent à coups redoublés aux cris de l'enthousiasme et aux sons de l'orchestre, qui va toujours et les accompagne, les anime de sa musique infernale.

Le mur de séparation s'écroule avec un bruit formidable, en répandant un nuage de poussière. Les mendiants poussent des cris de joie et se trouvent très-satisfaits au milieu de cette masse de poudre qui remplit l'espace et obscurcit les quinquets. h - -

En un instant on a déblayé le plâtre, dispersé les lumières dans l'enceinte agrandie, et qui offre enfin un espace convenable pour polker, mazurker, gambader sous tous les noms possibles.

Les mendiants, les mendiantes de tout âge, ceux mêmes qui sont atteints d'infirmités réelles, pour peu qu'ils puis- sent se tenir sur leurs jambes, prennent part à la danse.

Singulier bal que celui où on voit au premier rang l'affreux père Corbeau, donnant la main à madame Jacquart; Corbillard , faisant danser mademoiselle Rose ; puis, en face, le gars normand, tenant dans ses bras la délicieuse Robinette. Et toute cette masse de gens à figures, à vêtements divers, variés par les différentes classes auxquelles ils ont appartenu, se mêlant, dansant, tourbillonnant avec ivresse, se livrant avec fureur au plaisir qui semblait si loin d'eux, et qu'ils viennent d'atteindre par une conquête audacieuse, ivres de vin et de grossière volupté, portant la livrée de la misère, montrant l'image-de la débauche, laissant éclater au milieu de leurs haillons, sur leurs visages hideux, l'éclair d'une joie effrénée, tellement étrangère sur leurs traits, qu'elle y prend l'aspect de la folie.- Près de là, Herman de Rocheboise était toujours prisonnier.

La difficulté qu'il eût trouvé dès le commencement à sortir de la taverne devant toute cette foule n'avait fait qu'augmenter. D'abord, il ne se fût agi que de s'exposer aux regards de ces hideux compagnons et à leurs insultes; maintenant que toute l'assemblée était en mouvement, il y avait une impossibilité matérielle à traverser cette multitude agitée, tourbillonnante; heurté et refoulé par elle, on n'eût pu de longtemps franchir ses flots pressés. 1

Mais Herman, craignant moins d'être remarqué par les mendiants plus qu'à moitié ivres, observait du moins le curieux spectacle que lui offrait cette orgie d'un étrange caractère. Toujours dans l'ombre, mais appuyé contre le montant de la porte entr'ouverte, il examinait ce qui se passait sous ses yeux, en ramenant pourtant sans cesse ses regards sur la merveille do la fête, sur la séduisante Robinette.

Cette jeune fille paraissait toujours sous un aspect nouveau.

A table, on eût dit qu'elle était dans son élément et ne


I pouvait so montrer sous un jour plus favorable à sa beauté piquante, folle, désordonnée; et maintenant qu'elle dansait avec tant de goût, d'amour, de bonheur, elle était bien plus ravissante encore : c'était vraiment le plaisir incarné !

Son teint resplendissait, ses yeux étaient parlants et disaient toute l'ivresse de son âme; ses grâces étaient dans leur moment d'inspiration suprême. Sa danse naïvement libre, effrontée, avait mille mouvements prestigieux. Les nattes de ses cheveux, trop épaisses pour se soulever aux élans de la danse, se balançaient seulement sur ses épaules et sur son cou; dans les vives oscillations qu'elle se donnait, les lumières du satin qui miroitaient tour à tour sur chaque partie do son corsage en dcssinaient les formes voluptueuses ; sa jupe blanche se gonflait, légère, vaporeuse, dans un tournoiement rapide, ou flottait de côtés en plis gracieux, sous la rapidité de ses pas légers qui ne semblaient pas toucher la terre.

Tout en dansant, elle pariait, riait toujours, jetait à l'un et à l'autre des mots piquants, hardis. Au milieu de sa polka impétueuse, elle saisissait sur le buffet un verre plein, le vidait en continuant de jeter ses pieds en arrière par bonds égaux, puis ramenait sa main retournée sur sa hanche et continuait fièrement sa course vagabonde.

Herman suivait du regard tous ses mouvements harmonieux, étonné du charme qu'elle exerçait encore sur lui, maintenant qu'il pouvait la connaître. Par instant, effrayé et honteux d'éprouver pour elle cette admiration ardente, il cachait son visage dans ses mains pour se soustraire à une fascination étrange; mais quand il relevait la tête, on eût pu voir sur ses traits qu'à un nouveau regard porté vers la jeune fille, il ne restait pas moins séduit et enivré.

-. - 8.

Dans cette contemplation imprudente, il oubliait même un peu plus de se tenir caché. A un mouvement qu'il avait imprimé à la porte du cabinet, deux on trois mendiants, placés près de là, l'avaient-aperçu.

Etonnés d'abord au dernier point de voir un homme de cette tenue et de cette apparence enfermé dans un cabinet du Trou-à-Vin, ils s'étaient quelques instants consultés entre eux.

Ils étaient assez ivres pour ne pas bien comprendre l'importance qu'il y avait pour eux à être ainsi observes par un étranger au milieu de leur saturnale et pour ne pas discerner au juste quelle conduite il y avait a tenir : mais, à défaut de la raison, leur instinct cupide leur faisait, regarder d'un œil sombre et allumé le riche costume de l'étranger, et surtout les diamants qui brillaient sur sa poitrine.

Après avoir encore échangé quelques mots entre eux, ils gardèrent le silence envers leurs compagnons sur ce qu'ils avaient découvert. Un autre personnage s'était, aperçu de la présence de M. de Rocheboise, c'était Pasqual, qui, tandis quTlerman ne remarquait point l'attention dont il était l'objet.

observait, lui, tour à tour le jeune étranger et ceux des mendiants qui tenaient leurs regards sur lui.

Tout à coup, quand le bal était dans son plus beau moment, la salle se remplit tout entière d'une lumière éblouissante, et un grondement de tonnerre prolongé roula sur les longues bandes des danseurs cflrcnés.

L'orage, qui avait menacé tout le jour, venait d'éclater.

- Le tonnerre 1 exclama tout le monde en même temps. 1

Et sans savoir pourquoi, tes mendiants s'arrêtèrent.

le plus grand nombre fit le signe de la croix. l'orchestre se tut un instant, comme dominé par le bruit formidable du ciel.

— Eh bien ! dit le père Corbeau du ton d'un esprit fort, on étouffait dans la journée, l'orage crève, c'est tout sim- ple.

— Paix! paix! dit mademoiselle Rose, le Seigneur parle aux hommes au milieu de la foudre ; c'et le prophète qui nous l'apprend.

— Et qu'est-ce qu'il vient nous dire, le Seigneur? de.

manda un des gueux.

— Il dit, prononça en souriant Pasqual, que vous lui rompez la tête, et qu'il va balayer l'infernal cabaret.

— Ah ! crièrent quelques femmes, faites donc taire ce

vilain sorcier. Il est dans le cas d'ap;ielor l'orage pour nous épouvanter.

— Non, non, répondit Corbillard à la pretiction de Pasqual, le tonnerre est meilleur enfant: il nous dit simplement de boire à sa santé.

- C'est cela! s'éeria-ton ensemble. Buvons!. ça nous rendra du cœur.

— Oui, un fameux loste au tonnerre de Dieu.

— Au tonnerre de Dieu! hurla la foule en buvant.

— Maintenant, en avant, marche!. Et voyons qui de lui ou do nous fera plus de tapage.

— Et pour défier le ciel, nous allons danser le galop infernal.

—Ça y est! vivat !. vivat!. Legabp infernal.

Les" danseurs ayant ainsi retrempé leurs forces, le bal reprit son cours. C'est alors qu'on voit ce spectacle fantastique dans tout son bizarre éclat. !es datisetti, .s ite soiit Dans le galop final, les danseurs ne sont plus disséminés en un certain nombre de figurants, ils forment un seul corps compacte, formidable, mu par le même élan, bondissant dans la même mesure, qui se déroule en chaine imense, tourne et serpente avec une ardeur frénétique, une rapidité sauvage.

Mais ici, cette bande, formée de la horde des mendiants, offre un aspect particulier par la variété, le mélange des figures qui la composent. Ce sont là des êtres de tout âge. de tout genre de laideur, contournés par les infirmi- tés, abrutis dans la fange, auxquels l'orgie rend un moment de forces factices galvaniques. Leur aspect, par un hasard qui semble magique, est en harmonie avec les mouvements impétueux, effrénés, diaboliques de la danse 1 qu'ils exécutent. o. ¡

- Pendant cela l'orage continue, avec ses e.'hurs croises, son rouloment continuel, ses coups de fondre éclatants, ses craquements aigus l'air se déchire, ses chocs terribles de nuages qui se heurtent et combattent dans l'es- pace. il semble que l'orgie soit au ciel comme sur la terré.

Les murs noirs de la salle se perdent dans l'ombre: la lumière devient d'un rouge sombre dans les flots de fumée et de poussière; elle s'abat, s'agite on tout sens dans le courant d'air que forme la danse.

Tout autour de l'enceinte sont rangés les pauvres mendiants qu'on a recueillis; ils dorment en masses inertes on rampent comme des lézards au pied des murailles, en rongeant encore les os des viandes qu'on leur a jetées.

Leur foule immonde forme la galerie de cette étrange fête.

On y respire le souffle brûlant de l'orage, le souffle infect de l'orgie. Les vapeurs épaisses de l'huile qui se consume, l'exhalaison du vin qui a arrosé le pavé et qui s'élève sous les pas de la foule, sont les senteurs, les parfums qui flottent dans cet air empesté.

Mais le bruit, le tapage qui règne là ne peut se rendre : c'est un assourdissant concert où se mêlent l'éclat des cymbales, le nazillement des clarinettes, le gloussement des vielles, le son formidable des grosses caisses, puis les éclats de voix, les hourras rauques, sauvages dos danseurs, et, sortant d'un coin noir, les plaintes des CIIfants, les aboiements des chiens, les cris de tous ces êtres, qu'on a jetés pêle-mêle sur la paille, et qui, réveillés par la douleur, viennent mêler leurs voix a ce chœur infernal. - - -

Tantôt l'ouragan, qui fond au dehors, domine tous les bruits de la taverne en faisant trembler ses vieilles mllrailles : tantôt l'orgie reprend le dessus et parvient à absorber dans son tumulte épouvantable même les éclats de l'orage : on dirait que le défi jeté au par les mendiants poursuit réellement son cours.

A mesure que le galop avance, le mouvement devient plus pressé, plus impétueux ; la bande des danseurs passe avec une rapidité qui éblouit les yeux ; il n'y a plus de figure distincte dans la rotation qui confond tous les objets, mais une longue masse de tètes où reluit la pourpre vive de la chaleur et de l'ivresse, où brille le feu du plaisir furibond. Au-dessus se distinguent seulement quelques femmes lancées sur l'épaule de leur danseur, et qui agitent un mouchoir en jetant des hourras retentissants.

L'orchestre excite, presse la bande des danseurs et la


lance en avant : on dirait que chaque son de cette musique vigoureuse est un coup de fouet qui frappe une chaîne d'esclaves, la pousse sans cesse, sans l'elàcllo; et à voir les hideuses torsions, les mouvements convulsifs de cette horde échevelée, on ne sait si elle mugit de joie ou de désespoir.

Cependant les impressions extraordinaires d'Herman redoublent à chaque instant de cette scène; saisi de sa sombre et fantastique poésie, il s'exalte lui-même à l'ardeur frénétique qu'elle lui présente. Lé bruit intense lui brise le cerveau; le tournoiement rapide et continuel qui passe sous ses yeux lui cause un étourdissement qui tient du rêve ou du délire.

A force de voir courir cette ronde furieuse, il en éprouve le verlige et croit s'y être mêlé lui-même, comme après avoir regardé longtemps le fond d'un abîme on s'y précipite; il lui semble être emporté dans le tourbillon magnétique.

A chaque minute, Robinetle passe devant lui comme un éclair; il lui semble que c'est avec elle, et la tenant dans ses bras, qu'il se mêle à la danse effrénée.

C'est le moment ou la ronde va le plus vite; il croit que la musique si puissante, l'air si brûlant, l'ivresse si violente l'enlèvent avec la jeune fille, et qu'ils volent ensem- ble dans le bruit et dans la flamme.

Emportes ainsi tous les deux dans l'espace, la belle bohémienne s'abandonne à lui. En sentant dans ses bras, sur son sein, cette merveilleuse beauté, en effleurant ses cheveux, son front, en aspirant le souffle de ses lèvres, il est saisi d'un amour étrange, fiévreux, insensé. Il vole, il bondit avec elle sans savoir où il va. Il ne voit qu'elle, mais il la voit dans un rayon magique, belle, voluptueuse, séduisante a rendre fou. Dans un élan de passion délirante, il la serre dans ses bras, il penche la tête sur la sienne. approche de ses lèvres et lui donne un baiser.

Mais Herman est éveillé violemment de son reve.

Un éclat de tonnerre épouvantable retentit dans le ciel et remplit l'étendue; un sillon de feu éblouissant vient jaillir au milieu du galop infernal.

La toiture, les murailles de la tavernent craquent, s'é- branlent et sont remuées jusqu'aux fondements. Les musiciens s'élancent de la table et vont tomber sur les dauseurs rellxersés; un coup de vent furieux s'engouffre dans la salle et brise lesquinquets. Leur-lumière est rem- placée par la lumière vive et effrayante de l'orage ; tous les bruits de l'orgie se taisent, et le fracas formidable des nuages enflammés règne seul dans l'enceinte du Trou-àVin.

Herman, aveuglé, étourdi par la violence de l'éclair, ne reprit l'usage de ses sens qu'au bout de quelques minutes.

Alors il se trouva seul dans la grande salle bouleversée. Les hôtes de la taverne s'étaient enfuis en désordre du bâtiment ébranlé et se dispersaient dans la ville pour aller regagner leur gîte.

XIX UN DÉFENSEUR.

Une forte pluie avait succédé aux éclats de l'orage ; il était onze heures ; l'obscurité la plus profonde régnait dans l'étendue. Herman, seul sur le boulevard d'Enfer, cherchait à s'orienter vers Pendroit où il avait laissé sa voiture il était resté si longtemps éloigné que ses gens, ne sachant on aller le rejoindre et pouvant le croire rentré à l'hôtel par un autre chemin, avaient peut-être quille leur poste; toutefois, il devait essaver encore de retrouver sa voiture avant de songer à s'en aller à pied par une nuit pareille.

Herman suivait, pour se guider, la ligne des arbres du boulevard; leurs troncs qui se détachaient dans l'espace par une ligne plus noire, le vent qui bruissait dans leur feuillage, étaient la seule indication qui pût le retenir sur sa. route.

A cette heure et par ce temps affreux, il n'y avait pas un passant sur le chemin ; aucun bruit ne s'y faisait entendre; le peu de maisons échelonnées au bord du boule-

vard était fermées. Le frémissement des feuilles et lu murmure des rigoles formées par la pluie, qui se distinguaient nettement, accusaient une entière solitude.

de Cependant Herman, après avoir fait une cinquantaine do pas, et comme il passait devant un très-gros arbre, crut voir tout à coup le tronc se dédoubler : une seconde forme noire parut devant lui, et il se sentit saisir par des poignets de fer, tandis qu'un autre assaillant, venu derrière lui, s'emparait de ses deux bras qu'il serrait avec violence.

Herman avait un courage à ne pas trembler devant deux bandits; mais il ne possédait aucune arme pour se défendre, sa force physique ne pouvait lutter contre celle de telles gens ; lechocetla surprise de cette attaque nocturne lui causèrent une espèce d'étourdissement, dans lequel il voyait seulement briller la lame d'un couteau, et distinguait ces paroles : — La montre! les diamants !. Vite 1. vite!.

Il allait être dépouillé, assassiné.

Mais aussi prompt que les paroles qui venaient d'être prononcées, aussi prompt que la pensée d'Herman, un homme sortant on ne sait d'où s'élance sur les assaillants avec tant de violence que le choc de son corps les sépare d'Herman. Il se trouve placé devant oelui-ci et en face de ses adversaires.

— Arrière ! s'écrie-t-il, misérables voleurs ! arrière !

En même temps il lutte contre eux avec autant de vigueur que do courage.

En ce moment, une lumière se fait apercevoir au plus profond de l'avenue. -..

Herman la distingue, mais le secours qu'il peut en attendre est encore éloigné, et sa situation est affreuse.

Il voit son généreux défenseur combattre contre deux adversaires, et il ne peut le seconder ! Dans la nuit profonde, les corps de ces trois hommes sont si pressés, si étroitement unis, qu'ils forment une seule masse noire, et que Herman, en prêtant la force de son bras à son défenseur, pourrait le frapper lui-même.

Mais il ne songe pas une minute à profiter de su. liberté pour se mettre il l'abri; il veut rester du moins près de ce brave inconnu qui combat pour lui.

Il y a un instant de lutte violente, terrible dans l'ombre, qui se révèle seulement par des mouvements impétueux, des souffles oppressés, des imprécations sourdes.

Cependant la lumière qui a filé rapidement sur la route arrive devant ics combattants. Sa clarté donne en plein sur le lieu de la scène. En ce moment, le défenseur d'Herman tombe frappé d'un coup de couteau dans la poitrine, tandis que ses adversaires prennent la fuite.

Herman voit le blessé pâlir et porter la main à son bras droit, qu'a aussi traversé le fer. Il se penche avec anxiété vers lui, et reconnaît en cet homme un des hôtes de la taverne, dont il a remarqué l'aspect grave et contenu au milieu de l'ivresse générale, et qu'il a entendu nommer par ses compagnons Pasqual.

La lumière qui s'est avancée est celle do la calèche de monsieur de Rocheboise; ses gens ont entendu dans le silence de la nuit l'exclamation poussée en arrivant par le défenseur dhortiian ; ils se sont portés de ce côte et arrivent presque en même temps ; car toute la durée de l'attaque et de la lutte n'a été que de quelques minutes.

Rocheboise a déjà soulevé le blessé dans ses bras et le tient appuyé sur un de ses genoux.

- Mon Dieu ! dit-il, les misérables vous ont blessé !.

Deux contre un! et su servir d'un couteau!.

— Qu'importe, monsieur, je vous ai sauvé !

- Àli ! votre sang coule. vous souffrez !

Cet homme regarde Herman et répèle : - Je vous ai sauvé!

Ces mots sont prononcés avec un accent de bonheur si vrai, si profond, que Herman est vivement ému de tant de courage, de générosité, Les domestiques mêmes. de M. de Rocheboise, qui se tiennent avec leur maître près du blessé, sont frappés de ce noble sentiment d'humanité, et regardent ce malheureux étendu sur la terre avec une sorte de respect.

Mais llerman se hâta de Jt: faire transporter dans sa enlè^he; il le place lui-même sur les coussins de manière à ce que tout son corps soit le plus mollement appuyé ; il


monte à côlé de lui, et la voiture route rapidement vers l'hôtel.

Le trajet s'accomplissait en silence. Pendant ce tempslà, M. de Rocheboise pensait combien il était faux pour les diverses sphères de la société de croire tous les individus d'une classe jetés dans le même moule. Il ne pouvait douter que ce ne fussent des mendiants de la taverne qui, après l'avoir aperçu, ne l'eussent suivi pour le tuer et le dévaliser; et dans ces mendiants aussi, il s'était trouvé un homme assez généreux pour prendre spontanément la défense d'un inconnu indignement al laqué, et pour exposer sa vie par un simple sentiment de justice et d'humanité.

Arrivé chez lui, Herman fit déposer le blessé dans une chambre du rez-de-chaussée, envoya chercher un médecin, et ne quitta point Pasqual avant d'avoir été rassuré sur ses blessures, que le médecin pansa et déclara n'être point dangereuses.

Enfin, délivré des troubles de cette soirée aventureuse, il monta chez lui, après avoir ordonné à ses gens de ne point avertir madame de Rocheboise de l'événement qui venait d'avoir lieu.

Comme il passait devant le salon pour gagner sa cham- bre à coucher, il vit de la lumière et s'arrêta près de la portière entr'ouverle.

Valentine était assise devant un pupitre, et dessinait à l'aide d'une lampe dont le chapiteau vert rabaissait sur son papier une lumière vive et pure. Assis en face d'elle, Léon Dubreuil lisait à haute voix.

Herman se demanda quel attrait avait pu engager sa femme à prolonger si tard sa veillée. Il vit, en dirigeant habilement son regard, que le dessin dont elle s'occupait était l'esquisse d'un portrait de lui, qu'elle comptait exécuter à l'huile de grandeur naturelle. Il écoula uLLenlivement : Dubreuil lisait les Lettres de Rousseau; le lecteur et celle qui l'entendait mêlaient à la page du livre d'ingénieux commentaires.

Cet intérieur était si doux, qu'on pouvait s'y oublier longtemps.

Valentine, d'une taille souple et élancée. était pliée en deux sur son ouvrage; sa pose exprimait l'abandon de soi-même, le délassement de toute recherche et le plaisir du travail ; son beau lévrier blanc, la tête relevée el tournée avec expression vers elle, était couché sur le bas de sa robe dérou ée par terre. En face d'elle, Léon Dubreuil, occupé d'une simple lecture, avait cependant une expression très-animée qui embellissait infiniment sa figure ordinairement quelque peu froide et sévère.

Excepté cette étendue lumineuse donnant sur le dessin de Valentine et sur le livre de Léon, toute la pièce était plongée dans un demi-jour, peuplé de formes vagues et gracieuses par les sculptures et les objets d'art qui ornaient le salon ; la lecture du style le plus harmonieux, répandail dans l'espace comme une douce musique de l'âme ; le soulfle de la nuit, si pur après l'orage, entrait largement par la fenêtre ouverte, apportant les délicieuses senteurs des arbustes du jardin.

L'impression produite par la vue de cet intérieur était si pure et si suave, il s'échappait de cette enceinte un air si vivifiant, qu'il semblait que des pensées heureuses, des émotions sereines voltigeassent dans l'atmosphère avec les parfums.

Herman, qui, en sortant du lieu où nous l'avons vu, gardait encore présents devant ses yeux le tumulte de la taverne, ses figures ignobles, son atmosphère épaisse, se trouvait plus vivement frappé du tableau offert par ce salon que tout autre ne l'eût été à sa place; la pureté de celle simple veillée lui causait un certain étonnement comme l'eût fait une chose nouvelle pour lui.

Mais lorsqu'il fut retiré dans sa chambre et sous les rideaux de son lit, lorsque les images de la petite bohémienne et de Valentine, telles qu'il venait de les voir l'une et l'autre s'offrirent tour a tour à son imagination, il se joignit à l'observation du contraste une certaine bonté de lui-même. Après avoir quelque temps contemplé la si-, rène de la taverne, si la figure de Valentine se présentait à son tour, il baissait les yeux devant elle.

Cependant la passion dont il avait senli naguère les premiers symptômes pour la jeune et intéressante Hélène Hubert, pour la jeune demoiselle de la congrégation

de Marie, ne s'était pas affaibie en découvrant en elle une pauvre bohémienne, tantôt tendant la main, tantôt chantant sous les arbres, tantôt prenant un nom et des habits d'emprunt pour s'introduire dans les maisons étrangères, et faire d'abondantes recettes.

Rien de tout cela ne pouvait rompre son entraînement vers la jeune fille, et il sentait encore dans les lambris de son hôtel, sous ses rideaux de soie, le feu intérieur et les frémissements qui couraient dans ses veines sous la voûte enfumée de la taverne. Cet amour, véritable fièvre des sens, devait être, comme la fièvre, brûlant et plein de délire ; il naissait d'un attrait tout matériel pour des charmes extérieurs ; que l'enchanteresse portât le ruban bleu de la vierge Marie ou les affiquets de la petite bateleuse, c'étaient toujours ses yeux noirs, sa taille voluptueuse, ses mille trésors de jeunesse et de fraîcheur à rendre fou de convoitise.

Ce trouble d'une passion vulgaire n'empêchait cepeu- dont pas Herman d'en comprendre l'humiliation. Il sentait bien que celui qui aurait pu aimer une femme élevée comme il aimait cette sirène de bas étage, qui aurait pu porter sur les qualités de l'âme et du caractère celle préférence ardente, cette idolâtrie exclusive qu'il prodiguait aux attraits superficiels, que celui-là eût seul connu le véritable amour, l'attachement passionné du cœur mêlé d'une vénération tendre et religieuse.

11 se disait que Léon Dubreuil, à sa place, n'cùl jamais détourné les yeux d'une femme admirable, sublime dans sa sphère de femme, pour les porter sur une enfant parée seulement pour un jour des ornements de la beauté.

Une telle différence de sentiment atlesiaii donc la supério- rité morale de Léon Dubreuil sur lui. Celle supériorité, qu'il fallait alors reconnaître, apparaissait là sous le jour le plus pénible à envisager. La jalousie d'Herman contre son ami s'éveillait à ces pensées; en même temps il naissait en lui une émulation généreuse de se placer au rang des hommes les plus considérés par la grandeur et la dignité de caractère, par la noblesse des affections.

Hermon, vivement troublé par ces deux images de femme qui, pour la première fois, paraissaient ensemble devant ses yeux et représentaient pour lui deux existences opposées, ne dormit pas de la nuit. Ces agitations se continuèrent les jours suivants.

De même que les pas incertains prennent alternativement des roules divergentes, ses résolutions flottaient, son esprit se faisait des appréciations de bonheur différentes, et son âme avait à chaque instant des aspirations nouvelles et incertaines.

Mais tout cela était en vain ; le libre-arbitre d'Herman ne devait s'exercer sur aucune voie; à partir de ce moment, sa destinée était irrévocablement fixée.

XX PASOUAL.

Un matin, Herman de Rocheboise était dans son cabinet, occupé à examiner des objets de bronze placés sur une table. C'étaient une pendule et des candélabres qu'il s'était fait apporter avant d'en conclure le marché, alin de juger de l'effet que produirait cette garniture de cheminée dans la pièce où elle devait être

Dans son goût pour les somptueuses futilités Il regar- dait les détails de cet ouvrage avec une attention sérieuse.

11 avait déjà passé quelques instants absorbé par cet examen, lorsqu'en tournant la tête par hasard, il tressaillit légèrement.

Sans avoir entendu le bruit d'aucun pas, il voyait à l'entrée de sa chambre un homme grand, blond, chauve et pâle, et tout à fait étranger à sa maison.

Mais, à la même minute, il reconnut Pasqual.

Le sauveur de M. de Rocheboise avait passé à l'hôtel le temps nécessaire à la guérison de ses blessures. Valen- tine, ayant appris l'attaque nocturne dont son mari avait failli être victime, sans savoir toutefois par quelle circonstance il s'était ainsi trouvé attardé sur le boulevard exléricur, avait donné au généreux inconnu, blessé pour la défense de M. de Rocheboise, les soins les plus affec- tueux et les plus constants. Herman visitait aussi l'asqual tous les jours et assistait avec joie à son rétablissement.


Mais il ne l'avait vu qu'à la sombre lueur de la laverne ou sous les rideaux de son lit, et en l'apercevant ainsi a l'improviste devant lui, il avait éprouvé d'abord à son aspect la surprise que cause un inconnu.

Pasqual portait alors des habits grossiers, mais propres; sa personne était soignée; sa belle physionomie apparaissait au grand jour; les longs cheveux blonds qui garnissaient la partie inférieure de sa tête étaient lisses et luisants; toute son apparence était simple, rustique, mais n'avait rien de l'homme dégradé de la ville. Il tenait son chapeau rond entre ses mains pendantes et croisées, et attendait, immobile sur le seuil, que M. de Rocheboise lui permît d'entrer. Hel'man, le jugeant encore faible, le fit asseoir près de lui.

— Monsieur, dit Pasqual, avant de sortir de voire maison, je viens vous remercier de tous les soins que j'y ai reçus.

— Avant de sortir, Pasqllal! vous croyez-vous déjà assez bien remis pour reprendre du tr'avail?

- Dans notre condition, monsieur, on sort du lit aussitôt que possible, en maladie comme en santé.

- maintenant que comptez-vous faire?

— Je ne sais, monsieur. Avant l'accident qui m'est arrivé, j'étais parfaitement décidé à quitter l'élat de vagabondage pour un travail régulier, quelque dur qu'il fut.

Mais votre médecin ne m'a pas caché que la blessure de mon bras droit, quoique bien guérie, laisserait toujours de la faiblesse dans le membre qu'elle a atteint.

— El alors ?

— Je sa;s par expérience que l'homme du peuple n'a de rCSSOlll'ee que dans ses forces physiques.

— Vous aviez exercé quelque elaL avant de tomber dans l'indigence ?

- Je suis lié à la campagne, monsieur, et j'avais toujours travaillé à la terre. Dés malheul's bien grands, des perles bien cruelles ont dû m'éloigner du pays que j'habitais, et qui n'était plus pour moi qu'une vaste tombe.

J'étais atteint d'une maladie. morale, mais qui ne m'ô- tail pas moins les forces du corps. Je voulus venir à Paris chercher des occupations moins pénibles. Quoique élevé au village, je savais écrire, compter, tenir des livres; j'espérais que ce serait une lessource pour gagner ma vie. mais je me irumpai : on ne veut de l'homme du peuple que la force musculaire qui le rend propre à porter les fardeaux. Après bien des essais inutiles qui me firent errer dans toutes les professions et les sphères de la ville. je tombai dans la classe où vous m'avez vu, monsieur. dans ce moyen d'existence où le nom de toute profession va se perdre, et qui est la dernière condition humaine avant celle de mourir de faim.

— Mais vous en étiez las, dites-vous. vous alliez la quitter.

— Le repos m'avait rendu assez de santé et de vigueur pour que je pusse travailler sur le port, et c'était mon intention, lorsque le couteau du bandit s'est détourné de ma poitrine pour venir atteindre ce bras, sans lequel mon existence est impossible.

- Paslfllal, après le secours généreux que vous m'avez donné, ;je ne vous laisserai point sortir de chez moi sans un souvenir de ma reconnaissance qui vous préserve du dénûnmon t.

— Je pensais bien, monsieur, que telle était votre intention. Mais, pour mon compte, j'ai peu envie d'y souscrire.

— Pourquoi ?

— Noire existence à nous autres est bien pauvre de tome manière ; il arrive rarement qu'on puisse s'y faire honneur; s'il m'a été possible de faire une bonne action, je ne voudrais pas la vendre; il ne me resterait plus rien qui me relève un peu à mes yeux.

— Vous voulez garder la conscience d'un acte de courage et de générosité entièrement désintéressé, comme un lustre qui rehausse votre caractère.

- Oui, monsieur.

- Aiors, mon brave, dit Herman en souriant, comment allous-nous faire?

M. de Hoche boise, en parlant à son sauveur de la récompense qu'il complaît lui oH'rir, s'était d '.la approché de son secrétaire pour y prendre les -billets de banque des-

fines à cet usage. En se retournant, il heurta et renversa un des candélabres posés sur la table, Ci qu'il était occupe à examiner à l'arrivée de Pasqual.

Mais celui-ci soutint en l'air le superbe nambeau et le reposa sur la table.

Les candélabres et la pendule étaient en bronze antique, mêlés avec beaucoup de richesse d'enroulements, de draperies et de feuillages en dorure.

Pasqual, en soutenant adroitement un de ces objets, et en le remettant en place, avait un air d'attention si intelligente, et son œil bleu et limpide paraissait tellement expeit et observateur en embrassant l'ensemble de l'ouvrage que Horman ne put s'empêcher de lui demander comment il trouvait cette garniture de cheminée.

— Très-riche, dit Pasqual, mais peu satisfaisante d'ailleurs.

— Comment?

— Le Temps, sous la forme d'un vieillard armé de sa faux, répondit Pasqual en montrant la figure qui surmontait la pendule, est une allégorie bien usée et qui manque de vérité.

- Vous la trouvez fausse?

- Sans doute. Le Temps est de tout âge; mais comme celui qui commence à naître nous occupe plus que celui qui s'en va, le Temps est plutôt un enfant. C'est lui alors qui doit porter la faux, et non le Temps vieilli et passé de notre vie, qui n'a plus rien à moissonner.

- C'est possible. le sujet est commun, mais l'exécution ?

— Les figures, surtout celles des génies qui son tiennent les flambeaux, sont d'un dessin correct, mais trop fortement accusé.

— Je ne pense pas. le modèle en est bien dans la nature.

— Au jour; mais à la lumière, qui fait saillir plus vivement les lignes et durcit les ombres, elles seront trop fortement accentuées. De môme que ces ornements de dormes, qui semblent distribués dans de justes proportions, domineront trop à la lumière, où ils absorberont plus de clarté que les autres parties et tueront le bronze, qu'ils devraient seulement rehausser.

- En vérité, Pasqual, vous m'étonnez.

- Si monsieur voulait voir ces objets à la lumière, il en jugerait mieux que moi. Et l'essai serait facile.

vous avez raison. Nous allons allumer.

Pasqnai, au môme instant, plaça la garniture sur la cheminée, alluma les flambeaux et ferma les persiennes..

Kocheboise s'amusa de cet essai comme tous les oisifs qui ont beaucoup d'in térêt à prodiguer aux petites choses, et il put se convaincre de la vérité des observations de Pasqual.

— Je changerai cette garniture, prononça-t-il après un instant de réflexion profonde.

- Monsieur trouvera de meilleurs modèles chez Mombro.

— Vous connaissez cette maison ?

— Je connais toutes les grandes maisons de fabrique et de commerce de Paris pour y être allé souvent faire des commissions. J'ai observé par goût les produits de chacune d'elles.

— Eh bien ! j'irai moi-même chez Mombro. Je veux que cette garniture de cheminée soit parfaitement bien, dussé-je y mettre un prix exorbitant.

Puis, songeant devant qui il venait de prononcer ces paroles, Herman en eut presque honte. Il parlait de prodiguer de l'argent en folies en présence de cet homme, qui n'avait pas même d'espoir pour le. pain du lendemain.

Il reprit avec quelque embarras : — Vous trouvez peut-être, mon ami, que je mets une bien grande importance à des futilités.

—Non, monsieur, tout est relatif. L'industrie est l'âme de notre siècle ; que ce soit un bien ou un mal, l'industrie est chargée maintenant de vivifier le monde. C'est donc entrer dans les décrets de la volonté suprême que de favoriser la branche d'intelligence qu'elle appelle à régner.

Les riches ne peuvent s'associer an mouvement des travailleurs que par l'estime qu'ils font de leurs produits et le prix qu'ils y attachent : ainsi les riches sont, pour ainsi dire, saintement forcés au luxe et à la splendeur.


Des lors, vouloir s'y distiiif^noi* pur le goût et l'elegance est une ambition tout à fait légitime.

llerman fut eharnio de celle solution qui lui convenait si bien, et dont il no s'élail pas rendu compte à luiinéine.

Il reprit : Je le conipt-osids 0-insi, et ue pense pas que la vanité seule nous conduise ltÓtaler des dehors somptueux.

- Quand ce ne serait pas uno condition de votre époque, l'amour du beau ou de ce qui semble toi est un sentiment naturel et répandu dans tous tes êtres. Chacun se donne autant de luxe qu'il lui est possible dans sa sphère ; chacun envie et veut attirer a soi ce qui Halte les regards et l'imagination. Les paysans étalon I sur leurs meubles rustiquos les pommes d'or et les petites ligures de couleurs chatoyantes; le plus pauvre enfant pare sa tête et son cou des fruits rouges des buissons. Pourquoi cet instinct, innocent pour les pauvres, deviendrait-il coupaille pour ceux qui ont plus de go fit ut plus d'argent, à mettre h ce quî bi,illu ? Un penchant <|ni vient ainsi de nature no peut être étonne ni blâmé. Les sauvages ne se parent point par vanité, quand ils se chargent de plumes bigarrées et de pierreries éclatantes pour camper dans les solitudes au milieu des animaux sauvages. C'est une loi générale d'aimer ce qui est beau et radieux, même dans lés objets les plus inutiles. Tous les êtres désirent se voir entourés d'éclat. Los papillons ne viennent-ils pas sans cesse voltiger vers la lumière? Pourquoi Manierai t-on les riches de chercher une sphère brillante, quand ils ue courent pas le danger de s'y brûler les ailes ?

- Vraillielit, mon ami, vous me rassurez, dit llerman avec ut) sotirire.

N'ayez pas de crainte, monsieur, d'aimer la splendeur et l'éclat; ce no fut jamais un mal d'aimer et de chercher le soleil, et le luxe d'une maison est le soleil intérieur.

L'expression sérieuse et austère de Pasqual, riiuïhiliié de son ap|>arenec donnaient un caractère particulier et étrange à l'opinion qu'il soutenait, et imprimait une teinte de gravité à ses parulus, qui eusse fit paru légères dans la bouche d'un autre, Herman. dont elles nattaient les penchants, en était surpris et pénétré.

En même temps, il se montrait une douceur d'ùme, une mansuétude intime dans cet homme dépouillé de tout, et qui envisageait avec tant de câline et de réflexion sereine les grandes fortunes déposées entre les mains d'un petit nombre des humains.

M. de Rocheboise sentit ce qu'une telle impartialité cnfermait de grandeur de caractère et dit à Pasqual avec une douceur extrême : - Vous avez une manière de voir très-juste et trèsélevéc, et j'estime inlinimeut cette sagesse de votre part.

Pasqual répondit en souriant : - Vous trouvez bien méritoire, n'est-ce pas, monsieur, qu'un pauvre malheureux comme moi parle sans amertume des biens qui lui sont refusés, qu'il comprenne et justifie les prodigalités entièrement.appliquées aux plaisirs des grande en présence de sa misère?

- le resitls justiw il cette liberté do pensée dégagée de toul intérêt personnel.

En cela, monsieur, vous m'appréciez plus que je ne Juérite. Je sais que la tolérance et la miséricorde des petite envers les grande sont difliciles à obtenir et prouveraient une grande vertu ; et si je faisais partie du bas peuple de vos villes, je verrais peut-être aussi avec un senti- ment d'envie ceux qui seraient au-dessus de moi ; si je possédais quelque chose, je jalouserais sai.s doute ceux qui posséderaient plus que moi. Mais moi. vagabond des rues, je n'appartiens pas même au dernier rang de ce peuple mal partagé, je n'ai pas une échoppe qu'écrase de sa hauteur l'hôtel voisin ; je pas une table servie de pain noir, qui me fasse songer aux mots recherchés que d'autres pourraient y mettre. Placé en dehors de toutes les classes, je peux les envisager avec impartialité sans qu'il m'en revienne autant de mérite.

Ucrinan, ému de compassion pour cette complète infortune. cl eu même temps du courage simple, du stoïcisme paisible avec lesquels elle était supportée, réfléchit un inslanl et reprit ensuite :

Pasqual, d'après ce que vous m'avez dit, votre jeunesse cl voire existence, jusqu'ici, ont été rudement éprouvées, et maintenant vous ne savez si l'avenir ne le sera pas encore davantage.

En effet, monsieur.

- Vous avez reçu un peu d'instruction/ - Assez pour la classe où je suis né.

— Ensuite, sans vous en apercevoir vous-uiéme, vous m'avez laissé voir dans le peu d'instants que vous venez de passer ici une intelligence au-dessus de votre condilion, une sagacité naturelle qui s'exerce sur toulo chose d'elle-même. jetiiie j'ttî bcaucotili Ah î c'est que, jeune encore, j'ai beaucoup vécu, interrompit Pasqual. et j'ai été à portée de juger de bien des choses !

- Vous montrez surtout, continua llerman, des sentimmlts. de délicatesse, de justice cl d'honneur Irès-prononeés. Je le dis comme je le pense. La position ou vous vous trouvez, et ce que j'ai pu en quelques instants connaître de vous, m'ont tait naître une idée.

- J'écoul *, monsieur.

Youdricz-vous entrer an service ?

A cette question. Pasqual tressaillit, et une vive rougeur passa sur sot) visage. Peut-être était-elle de joie de trouver aussitôt une position sûre et favorable: peut-être de honte, il l'idée de s'enchaîner à un maître, car la li- berté. même dans la plus grande misère, a encore son orgueil..Mais dans la pièce qui était restée fermée et éelairée de quelques bougies éloignées, le changement de ligure de Pasqual ue put être remarqué, et presque aus- sitôt il répondit du ton le plus pose :

Ce serait un avantage, pour moi. Mais, pour m y dé- cider. il faudrait que je rencontrasse un maître bon et humain, de qui l'autorité ne me fît pas trop regretter ma liberté, que je sacrifierais pour la première fois.

C'est une condition légitime, et je crojs y souscrire en vous engageant à entrer citez moi.

Puis, sans attendre la réponse. Ilunnuii ajouta : — Ecoutez. Pascal, je voulais vous oll'rir une somme d'argent eu reconnaissance du service que vous m'avez rendu ; j'avais tort. D'abord, nue ressource passagère ne pouvait nullement la perle de quelques-une?

de ces forces qui sont la fortune constante du travailleur.

Ensuite vous m'avez fait connaître qu'une action honorable ne peut se payer sans déprécier celui qui l'a accomplie.

.Monsieur, je n'en sentais pas moins votre bonté.

— Mais vous aviez raison de refuser. Maintenant, je vous propose d'entrer h mon service. Outre vos fonctions de valet de chambre, vous m'aiderez quelquefois dans la régie de ma maison: vos connaissances me seront utiles pour les affaires du dehors. Le salaire que je vous donnerai sera entièrement appliqué à vos services, et vous garderez sans altération votre belb* preuve de courage et d'humanité, ainsi que la reconnaissance qu'elle vous mérite de ma part.

— Je ne puis, monsieur, qu'accepter avec joie de si généreuses eoh d il!uns,

lilles conviennent a votre caractère, je n'en doute pas. El, pour mou compte, elles me satisfont pleinement; car il est plus digne de moi d'accorder à celui qui m'a sauvé la vi ; une protection durable, qu'un signe de reconnaissance passager après lequel il me fat redevenu étranger.

Le jour même do cet entretien. Pascal prit la livrée de M. de Rocheboise et fut attaché à sa maison.

XXI UN PAVILLON leoit.

Quelques mois s'étaient à peine écoulés depuis l'installation de Pascal à l'hôtel de Uocbeboisc. que celle maison avait pris un luxe el une gr.tndeur cités dans tout Paris.

L'hôtel était enlièreme:i! renouvelé, les d «cors, l'ameublement. la livrée, le* équipages req»!eiidiss:iienl de fraîcheur connue, de richesse: chaque ilvait sa perfec- tion particulière, et s'enfondaitl dam une haeinonie générait' de goût et d'élégance.

C'était partout un luxe de bon aloi qui pouvait braver


La ronde infernale.

le grand jour et la pierre de touche; nulle imitation pauvre et vaniteuse ne rompait sa belle ordonnance. Chaque partie de l'univers avait bien réellement apporté son tribul a cette demeure somptueuse. Les étoiles venaient de l'lnde, les mosaïques de l'Italie, tes marbres de la Grèce, les chevaux de l'Angleterre et de l'Arabie. Et le goût, la mollesse qui avaient arrangé tes décors, composé l'atmosphère de ce délicieux séjour venaient en droite ligne de l'Orient vulnplllcLlX, Les fêtes de l'hôtel étaient pour la ville un enseiguemenl de maguilicence et "do distinction en même temps que des heures de paradis a savourer.

Voici comment la merveille s'était opérée.

Rocheboise aimait par-dessus tout la vie du monde et ses splendeurs. Il avait trouvé dans Pasqual un conseiller qui savait comprendre sa passion dominante, la lui expliquer à lui-même, lui en montrer la face la plus belle et la plus légitime, et par conséquent l'exalter au dernier point.

Pasqual était plus que cela.

En paraissant exécuter les embellissements ordonnes par sou maître, il en était le créateur. Il apportait une imagination heureuse, une sorte de génie actif à l'application des œuvres de l'art et de l'industrie, et il avait surtout au dernier degré la force, l'aptitude, la persistance de volonté qui manquaient à Rocheboise.

La nature avait lait beaucoup pour cet enfant de la Calllpagne. et quelques années de séjour à Paris avaient sul'li pour développer en lui une foule d'idées et de connais-

sances; mais une inspiration intérieure, constante et forte, le rendait surtout merveilleusement habile a tout ce qu'il voulait entreprendre.

lin ce moment, attaché à la personne d'Herman de Rocheboise, il mettait un zele, une activité, une verve infatigables à son service. Il se dévouait tout entier il ce qui pouvait donner le plus de satisfaction à son maître, à ta splendeur de sa maison.

Heureusement doué, il apportait le sentiment de l'art dans les choses de luxe ; de même que le peintre dispose et anime ses couleurs, le musicien ses notes éparses, il savait donner à l'amas de richesses répandues dans l'hôtel une physionomie, une expression, une âme qui les rendaient vivantes et digues de charmer tes regards des artistes et des hommes du goût le plus distingué.

Comme la poésie eu toute chose contribue surtout a la popularité, ce furent les heureuses inspirations de Pasqual, bien plus que les valeurs prodiguées dans ce but, qui répandirent dans tout Paris la renommée de l'hôtel de Kocheboise et de ses fêtes.

Herman se reposait délicieusement dans les satistactions de l'orgueil, 'dans l'accomplissement spontané de ses désirs, dansl'agréable rêve d'une jeunesse enivrée.

Los sommes immenses employées a lui apporter ce royal bien-être ne l'inquiétaient point, due perdait pas un te'mps si bien employ" é ailleurs ii calculer ses dépenses, il cn niesurer le total, et se laissait vivre paisiblement 1 dans l'élément qui convenait a sa nature.


Valentinc, quelque ce fut bien éloigne de ses goûts el de son caractère, s'associait à cette existence de mouve- ment et d'agitation, sans but et sans fruit, autant qu'il était nécessaire à son rôle de maîtresse de maison. Elle ne souffrait point de cette contrariété apportée à ses penchants, elle s'en apercevait à peine. Aimante avant tout, elle ne vivait que dans Herman, ne respirait que par lui: les fêles, le bruit, les plaisirs n'étaient rien pour elle ; mais voir Herman souriant, heureux, était une fête continuelle pour son âme.

Tous les avantages dont jouissait M. de Bocheboise dans su brillante position lui venaient d'elle, de la fortune qu'elle lui avait apportée; elle trouvait que ce bonheur donné par elle à J'homme qu'elle aimait ne pouvait aller trop loin ; une noble insouciance l'empêchait d'en prévoir les dangers.

Son âme était trop pleine de tendres sentiments pour laisser place aux craintes d'aucun genre. j Elle avait bien la conviction de n'être pas aimée d'Her- man avec la passion qu'elle éprouvait elle-même; mais elle savait que l'amour n'est jamais égal des deux cotés, et que celui qui aime le mieux, qui peut vivre de ces ravissements ineffables, de ces dévouements heureux, de

cette constante ardeur de la tendresse exaltée, n'est pas le plus mal partagé. Cependant, esclave par le cœur, toujours prosternée intérieurement devant Uerman, si beau, si séduisant, si parfait de distinction et de grâce, elle ne lui laissait pas voir cet attachement soumis, exclusif, idolâtre. Gardant eu secret au fond de son âme, elle se montrait toujours pour lui une noble compagne, son égale, calme et digne dans son bonheur.

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Un reste, sa candeur, sa loyauté, sa pureté d'âme, ses propres vertus la possédaient si bien elle-même qu'elle les répandait au dehors et les imprimait à toute chose, LUe avait peine à voir le mal dans les autres,,et ne trouvait rien encore que de beau et de parfait dans l'homme qu'elle aimait aveuglément. Elle devait rester dans une ignorance infiniment prolongée des fautes que pourrait commettre son mari: mais aussi éprouver une réaction complète, un bouleversement extraordinaire si jamais elle le savait coupable.

Valentine ne donnait au monde et aux honneurs qu'elle devait faire de son hôtel que le temps absolument nécessaire; sa toilette, toujours fort simple, l'occupait peu, car le seul sacritice qu'elle ne pût faire au goût luxueux de son mari était de prendre des ornements brillants qui, selon elle, ne s'alliaient bien qu'à la beauté; tout le reste de ses moment était donné à l'étude, à la peinture, à l'accomplissement de ses œuvres de bienfaisance.

Il y avait deux personnes à l'hôtel qui vivaient en de- ih.rs de bon atmosphère de bruit et de mouvement, et s étaient fait une existence à part; c'était Valentine, qui ne tenait aux plaisirs luxueux que par l'amour d'Herman; ci puis, au dernier rang, Pasqual, qui n'avait rien perdu do son humeur austère, de son flegme insouciant et rêveur dans la situation avantageuse où la confiance et l'affection de son maître l'avaient placé. n

Pasqual, au milieu de toutes les tentations de la fortune, montrait une probité qui allait jusqu'au rigorisme, un désintéressement complet pour lui-même. Toujours impassible, pâle el morne, au milieu de ces préparatifs de fêtes dont il créait les splendeurs, il errait parmi les séductions de tous genres, offertes à tous les sens, comme s'il n'y eùf rien de fait pour lui parmi les joies des vivants. Il passait sa vie à préparer des festins savoureux, des enchantements nouveaux pour chaque nuit, et ne cherchait jamais un moment de plaisir pour lui-même. Le soir, quand sa dernière ronde était terminée, il remontait chez lui, déposait sa riche livrée pour reprendre ses simples habits d'autrefois, et s'enfermait seul dans sa chambre.

Attaché à la personne du maître de la maison, il ne voyait presque jamais madame de Hocheboise.

Lit jour seulement que Valentine priait dans son oratoire, ci que la porte était restée entr'ouverte, Pasqual, qui passait dans le corridor, s'arrêta un instant pour COrItempler cette femme d'une physionomie si touchante et si belle dans le moment où la lumière intérieure de l'âme éclairait ses traits.

Valentine, en se relevant, vit cet homme d'un aspect

ordinairement rigide et glacé, qui la regardait avec une expression de douleur extrême, et avait les yeux baignés de larmes.

— Vous étiez là, Pasqual ! dit-elle avec surprise.

A ces paroles qui impliquaient un reproche, quoiqu'il fut tait avec bonté, le jeune homme répondit d'un ton ému : - Madame, veuillez me pardonner; car s'il a été in- convenant de ma part de 'm'arrêter à vous regarder, l'excuse que je pourrais vous en donner serait peut-être plus inconvenante encore.

— Parlez, cependant, dit Valentine en souriant.

- Votre vue, madame, .la piété angélique empreinte sur vos traits me rappelaient un souvenir bien cher!. Il ne m'était pas permis, sans doute, de faire ce rapprochement; mais l'âme des femmes pieuses et tendres est la même dans toutes les conditions ; et je n'ai pu, en vous voyant, me défendre d'une illusion. qui a été la seule joie et la seule tristesse survenue depuis longtemps dans ma vie.

Valentine crut découvrir alors que la sombre sévérité ordinairement empreinte sur le front de cet homme n'était pas de la froideur et de l'insensibilité, mais le triste retour d'un bonheur évanoui.

Dans cette pensée, elle, allait adresser à Pasqual quelques paroles de bonté, mais celui-ci avait déjà disparu.

Et depuis ce jour, outre les occupations qui le retenaient presque toujours dans l'appartement de son maître, il semblait mettre ses soins à éviter la présence de madame de Rocheboise.

Cependant, au milieu des plaisirs et des occupations d'une existence splendide, Uerman n'avait pas oublié sa passion pour la jolie bohémienne. -

Satisfait dans tous ses désirs, entoure de tout ce qui pouvait lui plaire, il sentait encore en lui un grand vide; il était distrait, inquiet, et attendait sans cesse quelque chose de nouveau dans sa vie. Son estime profonde, son admiration tendre pour Valentine ne pouvaient remplir cette place. Il avait besoin d'un intérêt de chaque jour, plus vif et plus saisissant, d'un bonheur qui existât pour lui seul, d'une intrigue secrète aux émotions palpitantes, surtout des charmes délicieux, infinis du mystère ; tout ce qui se passait au grand jour lui paraissait défloré.

Mais blasé avec les galanteries ordinaires du monde, il en connaissait par cœur le cours et le dénouement; il éprouvait d'avance la lassitude qui leur succède, et ne pouvait y chercher le vif excitant qui manquait à son imagination.

Il avait par instant des accès d'humeur sombre et concentré. Dans ce salon, où il avait vu apparaître la séduisante quêteuse, il restait longtemps absorbé à contempler encore en souvenir sa figure enchanteresse. Dans les promenades, le bruit faible du vent lui paraissait les notes d'une voix délicieuse; dans les bals, il se peignait soudain la jeune fille à la danse folle, éperdue, enivrée, et tout lui semblait froid et morne.

Mais Herman était dans une position toute particulière; il savait où résidait l'objet de sa passion et ne pouvait en approcher, parce que l'abord en était trop facile.

Un amant tenterait de pénétrer, aux dépens de sa vie, dans l'endroit le plus inaccessible pour conquérir une maîtresse adorée, mais il ne peut songer à aller là cher- 1 cher dans l'asile tout grand ouvert des rues et des places i publiques!. - , ¡

Rocheboise, depuis la soirée de la taverne, n'avait donc pas revu la belle enfant de la bohème parisienne, tout en brûlant chaque jour du désir de la revoir.

Il était dans un des moments de rêverie agitée que cet amour fiévreux et impossible lui inspirait, quand un matin Pasqual entra dans sa chambre.

- Excusez-moi, monsieur, si j'ai tardé à rentrer, dit l'homme d'affaires de M. de Rocheboise, qui venait de faire diverses commissions; mais j'ai été beaucoup plus loin que je ne pensais.

loin que je ne i'écoutait point.

Herman ne l'écoutait point.

— Votre banquier n'était pas chez lui, continua Pasqual, et comme j'avais bcssoin de lui parler à lui-même, je suis allé le rejoindre dans une maison qu'il s'occupe i ile mettre en vente. rue Neuvo-Pigale. tout auprès de Moulina rire.


Ca était indifférent à Herman, et il ne prêtait encore aucune attention au rapport de Pasqual.

— Une fois là, poursuivit celui-ci, je n'ai pu m'empêcher de demeurer quelque temps à examiner ce pavillon. C'est vraiment un endroit délicieux et qui a un caractère tout particulier. C:. le dirait fait pour deux amants qui voudraient cacher profondément leurs amours au milieu de la ville.

A ces mots, qui avaient trait à ses plus secrètes pensées, Herman releva la tête, et ses yeux peignirent la curiosité et l'intérêt.

- C'est vrai, reprit le valet de chambre, encouragé par le regard interrogatif de son maître. Le petit bâtiment est séparé de la rue par une longue allée, et il est luimême entouré d'arbres si hauts et si touffus, qu'il semble vouloir se dérober doublement aux regards indiscrets.

— Et c'est dans un quartier solitaire? demanda Herman.

— On ne peut plus. une vraie campagne. plus d'arbres que de maisons. Il y a d'ailleurs, comme si le pavillon eût été construit dans le but que je désignais, deux entrées, dont l'une s'ouvre au pied de Montmartre, au milieu des carrières abandonnées.

— Cette maison est très-bien, dites-vous?

— Délicieuse! petite, mais élegnnlo: isolée, mais riante. A l'intérieur, quoiqu'elle soit inhabitée depuis un certain temps, il y a quelque chose d'heureux et de vivant. Et puis, une paix si profonde ! La rue est éloignée et montucuse, les rares voitures qui y passent ne vont qu'au pas, on n'entend que le murmure du jet d'eau et le bruit des feuilles Enfin, un site tout h fait champêtre.

On assure même. je ne sais s'il faut en croire jusque-là.

que le rossignol vient y chanter. Pasqual jeta un regard sur son maître, puis ajouta : — Pardon, monsieur, ces détails ne vous intéressent nas.

— Au contraire. Y a-t-il quelques dépendances à cette maison?

— Oui; salle de bains, volière, bassin, écurie et remise.

- Volière, bassin.-rempli de poissons, sans doute.

c'est très-bien, dit Herman.

— Je ne vois pas là de grands avantages, réponiit en souriant Pasqual. Mais je vais rendre compte a monsieur de mes courses de ce malin.

— El cette maison est à vendre immédiatement?

— Immédiatement. Mais, encore une fois, je demande pardon à monsieur de lui avoir parlé d'une chose aussi indifférente.

— Vous avez bien fait, Pasqual ; au premier mot que vous m'avez dit de ce pavillon retiré, solitaire, et pourtant si agréable, il m'est venu une idée. J'ai pensé à.

l'acheter, termina Herman avec quelque embarras.

— Je ne crois pas que ce soit un bon placement de fonds, dit l'homme d'affaires. Le pavillon a coûté cent mille francs à construire ; on le donnerait bien à présent pour soixante-quinze ou quatre-vingt mille; mais je ne sais si, même à ce prix, il rendrait l'intérêt de l'argent.

— Il pourrait même ne rien rendre du tout, dit Herman, dont le visage se colora vivement.

— Ah !. c'est bien plus productif que je ne pensais 1 dit Pasqual avec un expressif sourire.

- Mais. vous croyez, reprit Herman en balbutiant tout à fait cette fois, qu'une locataire s'y trouverait bien.

— Elle serait éblouie, transportée. Elle chanterait!

elle chanterait, ma foi, à faire concurrence aux rossignols, s'il y en a.

Rocheboise, au moment de cette ouverture, avait craint la rigidité de principes de son confident, et si l'occasion ne s'en fût présentée d'elle-même, il n'aurait pas osé entrer avec lui en semblable matière; mais, au lieu de l'cxpression sévère qu'il redoutait, il trouva à Pasqual, en ce moment, une physionomie ouverte, propre à attirer la confiance, et lui dit avec abandon : , — Vous me trouvez peut être bien coupable, mon ami, d'avoir de tels projets?

— Non, répondit Pasqual d'un ton grave cl réfléchi. A voLe âge, monsieur, on a besoin d'amour comme d'air à

respirer, et l'amour no peut exister dans le mariage : c'est une vérité aussi vieille. que le mariage.

- Mais. vous no savez pas sur qui j'ai jolé les yeux.

— Pardon, monsieur, ma connaissance de cause va jusque-là.

- Ah çà ! Pasqual, je commence à croire aussi à la sorcellerie dont vous accusaient vos anciens camarades.

Et. connaissant l'objet de mon choix, vous n'en êtes pus surpris ?

— Au contraire, je serais étonné qu'il fût tombé sur une autre.

-Comment?

- Cette jeune fille étant assurément la plus belle créature qui se soit jamais montrée à vos yeux, il serait extraordinaire qu'elle n'eût pas obtenu votre préférence.

— Mais encore, comment savez-nous ?

Hcrman s'arrêta le cœur palpitant et la physionomie agitée.

— Je savais que vous la connaissiez.

- Et lu connaître, n'est-ce pas, c'est l'adorer. en être fou. vouloir la posséder à tout prix?

-Ali ! par exemple, je ne me mêle pas de cela, répondit Pasqual avec un calme froid; mais vous m'avez parlé deux ou trois fois de cette jeune fille, et cela m'a suffi pour juger de vos sentiments à son égard.

- Et dans cette demeure solitaire, discrète, charmante!.

— Un véritable nid d'oiseaux, fait de duvet et posé sous l'ombrage.

- Mais, reprit Herman en hésitant encore, comment la décider, elle, à y venir ?

— Dans sa condition, les barrières ne sont pas difficiles à franchir.

— Cependant.

II suffirait d'une personne complaisante qui allât la chercher dans la maison de sa mère. sous un prétexte quelconque. Le prétexte est facile à trouver, quand )cj parties l'acceptent d'avance.

— Et cette personne.

- Complaisante pour quelques pièces d'orf on on trouvera cent pour une.

— Ah ! mon cher Pasqual, si vous vouliez me rendre ce service, je. je vous aimerais plus encore, s'il est possible. En attendant, je passe mon habit, et nous allons ensemble voir ce petit palais enchanté pour en faire l'acquisition le plus tôt possible.

XXII LE DON D'UN EMPIRE.

Un matin, le bon vieux Corbillard descendait du Luxembourg par la rue Madame, et, chemin faisant, se tenait à

lui-même ce langage : — 11 faut que je veille sur ma jolie voisine. Hier, une femme de mauvaise mine est venue chez madame Jacquart rôder autour de Robinette. Elle devait, disait-elle, l'emmener aujourd'hui chez un grand seigneur, très-charitable, qui voulait lui remettre ses dons à elle-même, afin de l'interroger sur sa situation, de juger de ses bons sentiments. Et que sais-je encore!. Cette charité me donne à penser. Robinette grandit en sagesse et en beauté. en beauté du moins !. Mais les pommes rougissent pour que les larrons passent sur le mur. madame Jacquart n'y prend pas garde. Heureusement je suis th; j'empêcherai bien les mauvais desseins. 11 ne faut pas qu'on nous enlève Robinette, la perle du pauvre monde.

Avec ça, la pauvre petite a toutes sortes de dispositions à mal faire. mais j'y veillerai, encore une fois. Robinette ne fera pas de folies tant qu'elle sera avec moi. Je lui parlerai raison : il faudra bien qu'elle m'entende.

Les vieux doivent conseil aux jeunes : c'est pour cela que Dieu les laisse sur terre.

En songeant ainsi, les yeux baissés sur le pavé ardent de elialetit-, Corbillard avisa dans un tas d'ordures, et parmi les restes de restes d'un bouquet jeté au rebut, quelques œillets rouges passables. Du bout de sa béquille, il les dégagea de la litière, el il allait se baisser pour les ramasser.

Une jeune femme qui sortait, de l'église Saint-Sulpice Il et leuaii un gros bouquet tt'w:lldf;. eut pitié de a pauvre vieux qui enviait ces fleurs à denii-flélriea. Rejetant son


voile en arrière, et montrant une figure souriante, elle partagea son bouquet en deux, et en donna la moitié au , bonhomme, Cette aumône de fleurs fit un plaisir extrême au meudiant. — Dieu vous bénisse, ma bonne dame ! dit-il.

Puis, la regardant plus attentivement : — J'ai déjà bien prié pour vous, reprit-il, le jour de votre mariage, qui s'est t'ait ce printemps à Saint-Sulpice.

Puisse-t-il être un long printemps !

C'était on effet Valentine do Rocheboise, qui remercia le vieillard débonnaire et s'éloigna.

— Je n'en ai jamais tant possédé de ma vie, dit Corbillard en regardant ses œillets frais et brillants. Il faut que je rentre chez moi pour les mettre tremper, autrement ils seraient perdus. J'avais bien affaire chez madame Jacquart. mais ce bouquet, c'est mon petit plaisir, à moi, ajouta le philosophe. Et il faut bien songer aussi au pauvre Corbillard !.. Eh ! eh !

Disant cela, il se dirigea vers sa mansarde.

En même temps, à quelques pas de là, dans la rue du Geindre, une élégante voiture de remise stationnait devant une maison de chélive apparence.

Une demi-heure après, deux femmes sortirent de la masure.

La première était une personne de quarante ans environ ; sa figure semblait avoir été jolie, mais elle portait une expression de hardiesse dissimulée sous un faux air d'humilité basse, peu capable de prévenir en sa faveur; la seconde, extrêmement jeune, montrait autant de pauvreté dans son costume grossier et flétri que de parure et d'éclat dans sa beauté naissante.

Cette dernière s'arrêta à son premier pas dans la rue, regarda sa compagne et la voiture alternativement avec une surprise naïve et joyeuse, et, avant de faire un mouvement de plus, laissa entendre cette exclamation : — Comment, là-dedans !. vrai !.

L'autre ne répondit qu'eit iiieliiiaiit la tête approbative- ment, et fit signe au cocher d'ouvrir la portière. Alors, sur l'invitation de sa compagne, la plus jeune s'élança dans la voiture de remise sans se faire autrement prier, la seconde la suivit, et l'élégant véhicule de louage se mit en marche.

Tandis qu'il roulait à travers les rues, la jeune fille portait sa vue à droite, à gauche, examinant les quartiers 1 qu'elle parcourait successivement.

— Le beau soloil ! dit-elle en joignant les mains. Le pavé, les maisons; tout rolLtitlCollllue il ferait bon à courir dans les rues !

A cette exclamation, on-peut reconnaître Robinette.

C'était elle, en effet, qu'on était venu chercher dans sa pauvre demeure et qu'on emmenait d'une manière toute énigmatique.

La femme de quarante ans, qui disait se nommer ma( dame Laure, s'était présentée la veille chez madame Jacquart, en disant qu'une personne extrêmement riche et charitable, ayant eu connaissance de la situation de la pauvre femme et de la piété exemplaire qui la recommandait ainsi que sa fille à l'intérêt public, voulait faire venir cette dernière chez elle, afin de lui donner des secours qu'elle rapporterait à sa mère.

Ce matin-là, effectivement, madame Laure était venue prendre la jeune fille en voiture pour l'emmener chez ses bienfaiteurs. Elle avait ajouté, il est vrai, en laissant percer un sourire, que l'aumône considérable qu'allait recevoir la petite indigente exciterait vivement sa surprise, et pourrait peut-être changer son sort pour la vie.

Robinette avait pris tout cela au pied de la lettre, et dans sa joie confiante avait, sans faire semblant de rien, noué à sa taille son tablier à grandes poches, afin de rapporter les aumônes de toute sorte qu'on allait lui donner.

Madame Jacquart qui, ainsi qu'on a pu le voir, rêvait un riche établissement pour sa fille, avait pressenti plus qu'on ne disait ; son ambition sans cesse éveillée l'éclairait et lui faisait deviner quelque chose de la vérité. Elle ne s'en était montrée que plus empressée à laisser partir Robinette, et avait reconduit la messagère officieuse avec de profondes révérences.

Cependant la jeune fille, bien qu'occupée à regarder au dehors et à se prélasser sur les coussins de soie, n'inter-

rogeait pas moins de ses regards étonnés et réjouis sa muette et impassible conductrice.

- Ah M, madame, dit-elle enfin, eu n'est toujours IWti une fi,ime ?. hein!

— Mademoiselle, répond la matrone avec un air de déférence extrême, vous ne devez point m'appeler madame, mais tout simplement Laure, qui est mon nom de baptême.

Quant à ce que je vous ai annoncé, il n'y a rien que de parfaitement vrai, et d'ici à une demi-heure, vous pourrez vous en assurer par vous-même, — Mais je ne comprends pas tant de bonheur, moi!.

C'est comme si je gagnais à la loterie sans y. avoir mis!

— Avant lu fin du jour, vous aurez tous les éclaircissements désirables.

— Vous ne voulez rien me dire. C'est peut-être tant mieux ; car tout cela va me surprendre, et j'adore les surprises. Allons, au petit bonheur!

Arrivée au dela du boulevard Montmartre, la voiture s'arrêta au coin de la rue Neuve-Pigale, rue alors toute nouvelle, bien bâtie, mais où les passants se comptaient à de longues distances, où les maisons étaient rares, séparées par des enclos de jardin, et dans la position la plus retirée de Paris.

Madame Laure congédia le cocher, prit la jeune lille sous le bras, et chemina dans la longueur do la rue. jusqu'à une petite porte brune, encadrée dans un mur de jardin ; alors elle s'arrêta, ouvrit la porte avec une clef dont elle était munie, et fit pénétrer Robinette dans un dédale d'allées découvertes, bordées de murs à hauteur d'appui, que surmontait la belle verdure des arbres crois- saut dans leur enclos.

— Nous voici enfin arrivées, dit-elle en montrant une porte très-basse, très-isolée de toutes les autres, et qu'elle se disposa a ouvrir avec une clef à elle apparleHilllt.

comme la première.

Cette manière silencieuse de s'introduire, cette solitude mystérieuse donnèrent quelques craintes à la uarre Robinette.

- Eli mais. où sommes-nous dene? dit-elle. Il n'y a personne ici; pas seulement un portier à qui parler. Ah ça dites-donc, madame? - — Laure, appelez-moi Laure, je vous prie, interrompit la femme de quarante ans, qui, en emmenant la jeune fille, l'avait soudain traitée avec un respect étrange, et affectait envers elle un ton d'infériorité.

— Eh bien ! madame Laure.

— Laure tout court, de grâce.

— Savez-vous que vous m'impatientez pas mal avec vos cérémonies.., il ne s'agit pas de vous, mais de moi,..

Voyons, la main sur la conscience, il n'y a pas de danger ?

— Je vous le jure sur l'honneur.

- Et après avoir reçu. cette charité qu'on veut me faire. je serai libre de m'en aller.

— Oui. si vous le désirez, répondit la matrone en souriant.

— Eh bien ! ouvre, madame ! ouvre! dit crânement la jeune fille.

Laure poussa la porte, qui, en s'ouvrant, laissa voir un parterre plein de fleurs, et au delà une petite maison de la plus gracieuse élégance. - -

- Robinette accueillit cette vue avec un frais sourire; et rassurée comme un enfant qui ne saurait rien craindre de ce qui est beau, se laissa docilement conduire.

Le jardin avait peu d'étendue, mais de jolis massifs d'arbustes en dissimulaient les limites. Le pavillon se composait de deux étages, surmontés d'une terrasse a l'italienne, où de légers ornements de sculpture étaient alternés d'urnes de marbre, dont l'écarlate du géranium faisait ressortir la blancheur. 011 pénétrait du jardin dans le pavillon par un double escalier à perron, garni d'une rampe de bronze doré. Le vestibule, décore de colonneltes de marbre vert, conduisait d'un côté à une salle à manger au delà de laquelle étaient une salle de bain et des pièces de service, de l'autre, dans un salon suivi d'un parloir et d'une chambre à coucher.

Robinette, donnant la main à sa compagne, pénétrait dans cet agréable intérieur avec une sensation inconnue et délicieuse ; elle retenait son souffle et osait à peine toucher du pied les moelleux tapis qui se déroulaient sous ses pas.


Elle parcourut ainsi tout le premier étage de la tlemeure. A l'impression de mollesse voluptueuse qui s'exhalait de tous les objets, ses lèvres roses se mouillaient do sensualité, ses grands yeux ouverts et allumés reflétaient l'éclat des glaces et des dorures, ses narines se gonflaient pour aspirer les parfums inconnus qui flottaient dans l'air.

Son cœur battait aussi à la pensée du maître de ce lieu qui allait la recevoir. Elle commençait à penser, sans savoir pourquoi, que c'était un beau jeune homme, et lui prétait d'avance l'élégance et les charmes dignes du séjour qu'il habitait.

Aussi, en entrant dans le salon, qui était la dernière pièce à explorer, le premier mot de Robinette fut de s'é- crier :

— Eh bien !. il n'y a personne !

— Asseyez-vous, mademoiselle, répondit l'impassible Laure; on viendra plus tard.

Mais la jeune fille, au lieu de se reposer, voltigeait dans tous les coins de cette cage dorée.

Le petit salon n'était que glace, satin et dentelle; les statuettes, les groupes de marbre épars sur les consoles, les tableaux de chevalet suspendus aux lambris, offraient des sujets dont la poésie seule voilait la licence. La soie bleu de ciel, la mousseline blanche dos rideaux de fenêtre h demi-relevés, donnaient pour panorama à ce doux intérieur la verdoyante profondeur d'un jardin rempli d'ombre, de parfum et de silence; dans un lointain obscur, un sopha de jonc rustique, fait pour deux personnes, était à demi enfoncé dans les touffes de fleurs; au-dessus s'étendait un dôme de verdure paisible, dont les branches n'étaient agitées que par les ailes des oiseaux qui frémissaient dans les feuilles.

Une volière laissait voir à travers les rameaux son grillage doré; la glace limpide d'un bassin ornait l'étendue de gazon.

Tout cela produisait un effet magique sur l'imagination vierge de la jeune fille, sur son organisation sensuelle, amoureuse do toutes les voluptés.

Son admiration n'était pas épuisée quand Laure la fit passer dans la chambre à coucher.

Là, Robinette se trouvait aussi charmée, mais peut-être plus à l'aise. Ce n'étaient plus des objets d'art, dont la vue lui imposait en quelque sorte Qil même temps qu'elle llatlait ses regards, c'étaient les accessoires élégants appliqués aux travaux età la vie journalière d'une femme.

Aussi la jeune fille, après les avoir contemplés avec ravissement, s'enhardit peu a peu à les approcher, à y porter la main.

-. Oh ! voyez donc, madame, disait-elle, la belle toilette!. les beaux flacons !'C'est de l'or, du cristal. tous les deux ensemble. Dieu, que ça sent bon ce qui est dedans ! Il y a pourtant des femmes qui mettent ces eaux de senteur a leurs mains, à leurs cheveux. Sont-elles heureuses, mon Dieu !.

Puis, continuant sa tournée : - Cc lit !. Il ressemble à un autel de la Vierge. La jolie petite table!. Dé, étui, ciseaux, tout en or!. Et par ici, des livres. c'est pour ceux qui savent lire. Mais non. il n'y a que de belles images. c'est pour tout le

monde.

Puis elle s'arrêta et porta la main à son front.

-0 mon Dieu ! dit-elle, ça étourdit, ça donne la fièvre, de regarder tout cela.

— Cette maison vous plaît donc? dit enfin madame Laure. - -

La jolie fille prit un air d importance et de réflexion pour répondre : - Ecoutez, Laure. car je vois bien qu'en vous disant madame ça vous embête. Ecoutez, Laure, j'ai vu, quoique jeune encore, bien des choses, mais jamais rien d'aussi beau que cela!

— Jamais rien d'aussi beau !

— Et, je me demande comment ceux qui possèdent toutes ces choses ne meurent pas de joie. car enfin, ce qui est à soi, on l'admire avec bonheur. on l'admire et on l'aime !. c'est trop à la fois.

- Alors, si cette maison. si tout cela était à vous?.

- Oh ! j'en perdrais la tête. mais il n'y a pas de danger !

- En ce cas, mademoiselle, répondit Laure aux pre-

mières paroles de Robinette, veuillez vous asseoir devant cette toilette.

— Encore du nouveau!. tant mieux! Lariffa, fla, fla.

Comme elle battait des mains de joie, un jeune homme entra : c'était un coiffeur, Il se mit en devoir d'arranger, dans un ordre gracieux, la noire et magnifique chevelure do la jeune fille, et la releva avec des épingles vénitiennes garnies de camées.

Ce travail s'opéra dans le plus profond silence ; les regards seuls de la jeune fille, fixes et ardents, interrogeaient son introductrice.

Mais, dès que le coiffeur s'éloigna, Robinette le suivit de l'œil, courut à la grosse dame, et lui dit en baissant encore la voix :

- Ah ça ! Laure, expliqucz-moi donc. Est-ce qu'il est nécessaire d'avoir des cheveux attifés avec des brimborions d'or pour recevoir l'aumône ici?.

- Chut! mademoiselle, voici votre couturière.

En effet, une ouvrière de bonne tenue entra, portant, un foulard très-rempli à la main. Sur un signe de madame Laure, elle commença par dépouiller la jeune fille de ses grossiers vêtements, puis lui mit une charmante robe de soie grise à reflets rosés, ornée d'un haut volant de dentelle et d'une berlhe semblable.

Pendant cela, Laure ouvrit un coffret de citronnier dans lequel se trouvaient tous les accessoires de la loilette : manchettes, gants blancs, mouchoirs de poche brodés.

Encore une fois Robinette attendit seule d'être avec Laure pour s'expliquer; et sa curiosité, son impatience étant au comble, elle s'écria en frappant du pied : — Me répondrez-vous, à la fin !. me direz-vons pourquoi je dois être belle comme une princesse en venant ici tendre la main?

- - - --

Pour toute réponse, madame Laure conduisit Robinette devant une psyché, où elle se voyait de la tête aux pieds.

La jeune fille jeta un cri, resta un moment en extase, et pâlit légèrement, tant l'impression qu'elle éprouva fut profonde; puis elle murmura avec une larme de ravissement dans les yeux : - Ah! je suis bien jolie ainsi!

-Jolie comme un amour!

Mais la gaieté enfantine reprenant tout à coup le dessus, Robinette se retourna en éclatant de rire.

— Voyons, dit-elle, et quel rôle jouez-vous, dans cette comédie, vous, madame ?

— Moi, je suis votre femme de chambre.

—Ah! j'ai une femme de chambre, à présent.

- J'ai même entendu assurer qu'un équipage serait à votre disposition si vous disiez un mot.

— Qu'à cela ne tienne, j'en dirai cent.

— Il n'en coûte pas plus.

— Une voiture à moi!. deux grosses bêtes et un cocher pour mes menus plaisirs !. Oh ! je les ferai crever à force de courir. pauvres animaux pourtant!. Mais c'est que j'aime tant à me promener I Robinette riait encore, mais sa voix tremblait d'émotion, son cœur battait à l'étouffer, car elle commençait à pressentir la vérité.

— Vous aurez de plus, pour compléter votre maison, reprit Laure, un cuisinier qui vous apprêtera des dîners exquis et veillera à ce que l'office soit toujours garni de sucreries et d'excellents vins.

— Et tout cela, ici !.

— Dans cette maison et ce jardin délicieux, qui vous appartiennent. J'avais bien dit, ajouta la matrone en sou- riant, que la charité qu'on ferait ici surpasserait vos espérances, hein 1 - C'est un peu vrai, assura Robinette, dont le sein se soulevait vivement et dont l'œil s'illuminait davantage. El moi, s'il vous plaît, madame, que donnerai-je en retour de tout cela ?

- Mais. de la reconnaissance.

— Il n'en coûte guère !. la reconnaissance est le plaisir des dieux, dit le père Corbillard. un philosophe de mes amis. Non, ce n'est pas tout à fait comme cela qu'il dit. — N'importe. Bobinette détourna un instant la tête, étourdie, palpi- tante; puis ramenant vers Laure son visage animé de. vives lueurs : - Ah ça! madame, dit-elle, le bienfaiteur qui s'inté-


resse à moi est donc un prince ! un dieu ! qu'il me donne une fortune pour aumône ?

Vousatlez en juger vous-même, car le voici.

La porte s'ouvrit, et Herman de Rocheboise parut.

— Ali ! je comprends tout maintenant, dit tout bas Robinette en tombant presque défaillante sur un siège.

XXIII A CE SOIR.

Herman s'arrêta au milieu de la chambre, émerveihé do la métamorphose opérée dans la jeune fille, ébloui de sa beauté.

Pendant ce rapide instant, Robinette redevint maîtresse d'elle-même. Au lieu que son trouble redoublât par la présence de l'homme riche et noble qui lui prodiguait ses dons, elle vit de suite, ou plutôt elle sentit, tout en tenant ses grands yeux baissés, la puissance que sa beauté exerçait sur M. de Rocheboise. Elle comprit alors, sans le formuler dans sa pensée, que, grâce aux charmes dont la nature l'avait douée, elle pourrait donner autant qu'elle recevait ; et l'orgueil qu'elle sentit ramena naturellement le sang-froid et l'assurance.

Ainsi, lorsqu'aprés avoir fait une profonde révérence, madame Laure se fut retirée, et que Herman et la jeune Ii lie se trouvèrent seuls en présence, Robinette, qui s'était levée pour recevoir M. de Rocheboise, lui indiqua d'un geste un fauteuil qui était devant elle, et se laissa tomber elle-même avec beaucoup de grâce et d'abandon sur une chaise longue.

Uocheboise, en s'asseyant sur le siège qu'elle voulait bien lui offrir, sourit de la voir si vite entrer dans son rôle, et se dit tout bas : rôle, Allons! elle se croit déjà maîtresse chez moi. c'est —

de bon augure. - .0 o. -

Il ne jugea pas convenable de rappeler trop explicitement les deux premières entrevues qu'il avait eues avec la jeune fille, et où celle-ci s'était montrée sous une apparence étrangère à sa condition, mais il aima mieux entrer de suite et franchement dans la situation présente.

— Mademoiselle, dit-il d'une voix interrompue, car son émotion était vraie et profonde, il vous a été facile sans doute de vous apercevoir de l'impression extraordinaire que vous avez produite sur moi lorsque j'ai eu, il y a quelque temps, le bonheur de vous voir.

- Oui, très-bien, dit franchement Robinette; seulement j'ai cru que tout cela était parti en fumée.

— Que je vous avais oubliée!. En ce moment-là, c'eût été possible peut-être, mais depuis, le hasard m'a fait vous voir encore une fois. Et alors.

— Où donc ?

— Il est inutile de vous le dire. Rappelez-vous plutôt ce jour où, seul avec vous, enivré de votre vue, de vos chants, j'étais prêt à tomber à vos pieds.

— Vous en aviez l'air très-capable.

— Mes yeux vous disaient - Mais c'est moi ! moi qui t'adore!. Loin de troubler ton repos, ton bonheur sera le mien. Oh! dis, dis : veux-tu m'aimer ?.

- Justement. vos yeux disaient cela. ce qui était un peu hardi, observa Robinette en penchant la tête dans un petit mouvement de remontrance plein de coquetterie.

- Et j'attendais un mot. ou un silence. pour me prosterner devant vous en signe d'actions de grâce.

— Ce qui eût été plus audacieux encore.

— Si cela vous paraît trop hardi. si j'étais trop insensé dans ce moment. je le suis encore. car je viens ici pour vous dire comme alors : veux-tu m'aimer!

- Vous aimer. si vite 1. ça serait peut-être bien difficile.

- Oh ! non, en vérité!

— Et puis, comment vous le prouverais-je ! demanda-telle naïvement.

— Je vais vous le dire, répondit Herman en souriant, tandis qu'une vapeur humide baignait ses yeux. M'aimer, c'est rester ici, dans cette habitation, et vous y plaire, parce qu'ulle vient de moi, parce que vous m'y verrez; c'est vous parer de tout ce que je vous donnerai pour approcher do votre sein, ces tissus, ces pierreries que nies mains auront touchés; c'est jouir de toutes les ridiez,-s

que je saurai répandre autour de vous, pour que ma pensée soit étroitement liée à votre existence ; c'est goûter une vie sereine, paisible, enivrée seulement de voluptés, pour que j'aie le bonheur de vous l'avoir donnée !

— Jusque-là. c'est facile.

— M'aimer, c'est être près de moi autant que je le voudrai : c'est venir avec moi aux promenades, au spectacle, au bal.

- Au spectacle ! au bal ! nous irons au bal !

- Ou bien vous en donnerez chez vous. et alors vous m'inviterez.

- Mais tout cela!. c'est encore très-facile!.

- M'aimer enfin, c'est me faire entendre votre voix si mélodieuse, si ravissante! c'est chanter pour moi seul et les ombrages de notre jardin ; c'est être belle pour moi seul, et vous enorgueillir de votre beauté en la revoyant dans l'excès de mon amour.

- Toujours très-facile.

— M'aimer. tenez, c'est bien plus simple, c'est éprouver une faible partie de l'entraînement que je sens pour vous, une seule étincelle de ce feu qui embrase mon sang quand je vous vois, quand je vous approche !.

— Mon Dieu, comme vous dites cela !. Vous m'aimez donc bien !

— C'est comme une fatalité. délicieuse enfant, je ne sais quel charme tu as jeté sur moi, mais il me semble que je suis en ta puissance, que tout mon bonheur dépend de toi, que je ne pourrai supporter la vie toute belle et fortunée que le hasard me l'ait faite, si tu ne viens pas y mettre le seul bien que j'envie!. Que m'importe, en effet, la possession de tous ces avantages de rang et de fortune dont la jouissance me laisse froid et inanimé! Je ne veux nue le bonheur dont la pensée seule fait battre mon sein et circuler une douceur enivrante dans mes veines. C'est pourquoi je suis venu apprendre ici ce que tu décideras de mon sort. c'est pourquoi je suis venu te répéter cette question : Veux-tu m'aimer?

Quoique ce langage fût bien différent de tout ce qu'elle avait jamais entendu, Robinette le comprenait parfaitement : l'instinct lui donnait la clef de cette langue d'amour; mais quelque singulier que cela puisse paraître, elle balançait à répondre d'une manière décisive.

La petite bohémienne ne réfléchissait pas certainement; mais des impressions vives, diverses, venaient passer en elle.

Quelque chose lui disait vaguement qu'elle allait sacrifier sa liberté et courir des dangers qu'elle ne connaissait pas. Les maximes dont mademoiselle Rose l'avait bercée revenaient à sa mémoire; elle entendait bourdonnera son oreille les paroles de la Bible sur le feu des passions qui dévore. sur la honte, la mort qui attend les femmes folles. Il n'y avait pas jusqu'aux principes de sagesse de son vieil ami Corbillard qu'elle ne se rappelât malgré elle. et elle aurait bien voulu qu'il fût là pour lui demander conseil. Tout cela la tenait en suspens, sans que sa - propre raison y fût pour rien. - --

En même temps, l'atmosphère de luxe et de volupté qu'elle respirait la pénétrait par tous les pores. Le jour amolli et coloré de douces nuances, les parfums répandus dans l'air, le bruissement de la soie qu'elle sentait flotter autour de son corps la faisaient frissonner de plaisir; et elle n'avait certes aucune envie de se retrouver dans ses pauvres habits et sa triste demeure.

Pendant cette minute de lutte intérieure, elle tenait ses yeux baissés et indécis.

Herman, qui vit cette hésitation, se hâta d'ajouter : — Mais je vous le certifie, mademoiselle, cette parole, bien hardie en effet, veux-tu m'aimer? n'est réellement qu'une question de ma part et vous laisse toute votre liberté. La réponse dépend de vous seule. Je vous ai fait enlever un peu brusquement; c'est par surprise qu'un vous a revêtue de ces parures, qu'on vous a installée dans cette habitation où se trouve réuni tout ce qui peut séduire ; mais tout cela, je vous le jure, n'était qu'une manière de vous faire mieux connaître quelle serait chacune de vos journées en acceptant l'existence que je vous offre. Maintenant c'est à vous d'en juger et de répondre.

Comme la jeune fille se taisait encore, Herman ajouta vivement :


— Mais il faut vous décider à l'instant môme. car, pour moi, cette incertitude est affreuse. Vous êtes libre, je vous le répète encore; ma voiture est en bas; je vais, si vous le voulez, vous ramener dans la maison do voire mère, où des liens de cœur vous attachent pcutôtro; autrement, la première nuit que vous passerez dans ce pavillon où nous sommes sera un engagement d'y rester toujours.

La supposition d'Herman, que des liens de cœur pouvaient attacher la pauvre petite indigente à sa première condition rappela à Robinette le souvenir de Pasqual, dont elle se croyait si sincèrement amoureuse, et que dans cette journée d'aventures extraordinaires elle avait complètement oublié.

— Ah ! mon Dieu ! s'écria-t-elle en elle-même, c'est pourtant vrai, mon cœur ne m'appartient plus. Que vaisje faire de mon amour pour Pasqual, pour un garçon de pareille espèce, en devenant grande dame et en demeurant dans cette riche maison.

Cette exclamation intérieure la conduisit à reporter ses regards autour d'elle, et l'éclat des glaces, de la soie, des dorures, l'éblouit, la fascina avec plus de puissance que jamais. Elle ajouta bien vite dans son intérieur : — Au fait, Pasqual est un ingrat!. qu'il aille au diable avec tous les soupirs inutiles que j'ai poussés pour lui !

Avec son naïf amour, Robinette venait de rejeter loin d'elle sa dernière planche de salut.

— Voyons, dit Herman en se tenmt. je vais sortir.

Si vous voulez monter dans ma voiture, eu quelques minutes vous vous retrouverez chez votre mère. Moi, sans me plaindre, sans vous adresser un reproche, je vous quitterai pour toujours , et tout ce qui s'est passe aujourd'hui ne sera qu'un rêve. Si vous restez ici, je vous laisse quelque temps vous reposer des émotions de cette journée, et je reviens ce soir. vous dire que je suis le plus heureux des hommes!

Robinette s'était levée aussi. Elle tendit la main à Herman en lui disant avec un long regard tendre et un sourire plein de charme : j - Adieu, monsieur de Rocheboise. à ce soir.

Herman saisit la main qu'on lui offrait avec un vif transport.

— Ah ! dit-il, voilà un adieu bien doux, et qui, au lieu de nous séparer, nous réunit pour la vie.

Rocheboise sortit du pavillon.

XXIV LE SECRET DE JUPITER.

Comme il avait déjà traversé l'allée ouverte entre les jardins et approchait de la porte où l'attendait sa voiture, il entendit dans la rue Pigale, ordinairement si déserte, un bourdonnement de voix confuses et plaintives, s'exerçant sur un ton monotone, auquel se mêlaient par intervalle des accents plus élevés et criards.

Il demanda à ses gens qui avençaient vers lui d'où venait ce bruit. Le cocher répondit que c'était un certain nombre de mendiants assemblés devant la porte. Ces pauvres s'étaient aperçus que l'élégant pavillon, fermé depuis quelque temps, venait d'être réparé et habité; après s'être assurés que nul sergent de ville ne se montrait à l'horizon, ils demandaient l'aumône qu'il est d'usage d'octroyer en pareil cas pour bénir la maison.

En effet, Rocheboise, ayant passé le seuil de l'allée, se trouva enveloppé d'une quantité notable de haillons. Jetant quelques pièces de monnaie autour de lui sans regarder où elles tombaient, il monta dans le tilbury, qui s'éloigna rapidement.

Aussitôt tout le tumulte cessa, et les mendiants, au contraire, se parlèrent à voix très-basse, mais de l'air le plus affairé.

— Chut! les amis, disait Eustache le veilleur, voici notre négrillon Jupiter qui se démène et fait pétiller ses gros yeux sans pouvoir encore débrouiller les paroles sur sa langue. Je suis sur qu'il a des choses agréables à nous confier. TÙdw de parler, petit bijou d'Afrique.

- Moi, vous faire signe depuis une heure, pour mon-

trer avons le beau monsieur. Moi, vous crier que c'est lui, et vous pas m'écouter.

- Quel beau monsieur?

— Celui qui vient de monter là en voiture. Le monsieur qui doit a moi do l'argent beaucoup pour un secret entre nous deux. Le monsieur que Jupiter a perdu au jeu. dans la partie du bois de. Boulogne. grosse bêle de Jupiter, va!

- riens 1 tiens, disent en ouvrant de grands yeux tous les mendiants réunis là, et qui sont les intimes de Jupiter, sa société du bois de Boulogne.

- C'est donc là cette fameuse poule aux œufs d'or?

demande Godois.

- Ça devient intéressant, dit Eustache. Aide-nous, Jupiter, et le ciel t'aidera.

- Allnlltioll donc! et qu'on délibère gravement, prononce le père Corbeau, qui prenait l'autorité en toute circonstance.

Le nègre se tordait les mains de dépit et grommelait quelque chose entre ses dents : — Et penser, disait-il, que si moi avoir un pauvre atout. l'as de trèfle seulement.. moi avoir mangé le gâteau tout seul.

- Avare ! égoïste ! dit l'aveugle François, n'es-tu pas ému d'une douce satisfaction en pensant que tu partageras avec des frères?

— Non ! moi bisque, voilà tout.

—On voit bien que tu n'es pas chrétien, reprend te pauvre vieux avec sentiment.

— Là ! là ! pas de complaintes, dit Corbeau ; le secret et t'argentsonta nous tous; il s'agit d'encaisser.Voyons, Jupiter, faut-il lui rompre les os à ton jeune homme, ou lui arracher les yeux pour qu'il finance; parle, mon garçon ; tu ne peux travailler seul, on t'assistera.

— Non. pas ça, répond le Cafre.

— Faut-il lui adresser une anonyme avec menace, ou lui donner un rendez-vous d'amour avec une charmante créature et le saisir à la gorge?.

- Non ! crie Jupiter en se démenant.

— Faut-il ?.

- Moi veux que vous laissiez Jupiter en repos. moi sais bien ce qu'il y a à faire.

— Et pourquoi donc ne l'as-tu pas déjà fait? demanda judicieusement Jean-Marie, l'homme d'affaires.

— Parce que Jupiter espérait que vous donneriez revanche à lui ; mais vous êtes tous des vilains et des méchants.

— Tu n'es pas juste, roi de l'Olympe, reprend-on ; si nous consentions à te donner une revanche, que pourraistu mettre maintenant pour enjeu ?

— C'est bon. c'est bon. moi veux bien m'exécuter aussi.

— Et comment t'y prendras-tu?

- Moi sais ce qu'il y a à faire, vous dis.

- Mais nous vouloir juger des moyens, dit impérieusement Corbeau.

— Pardi! rien de plus facile, répond le Cafre. Jupiter n'a qu'à aller montrer sa figure au jeune monsieur, et il donnera beaucoup d'argent à lui.

- C'est drôle, remarque Eustache; si j'étais riche, j'en donnerais pour ne pas la voir.

— Pas de plaisanteries quand on parle d'affaires, dit Corbeau.

Puis, s'adressant au nègre, il ajoute: — Vous êtes donc d'anciennes connaissances, ce beau seigneur et toi ?

— Jupiter veut pas dire plus; Jupiter sait comment le monsieur donnera à lui, ça suffit.

- Noir, morblcu! ça ne suffit pas; il faut encore que Jupiter partage l'argent avec nous, dit Corbeau, que les autres mendiants approuvent du bonnet.

— Puisque c'est couvenu, répond le Cafre en grondant.

— Fort bien. Et à quand l'opération?

- Ah ! faut donner à moi le temps d'y penser.

- Si tu retenais un denier de la somme, ajoute le vieux Satan avec un regard sinistre, je e saurais, et il t'en coûterait gros.

- C'est assez dit.

Tu viendras nous rejoindre après-demain au soir au Trou-à-Viit ; nous ferons le partage en petit comité.


Métamorphose Je Robinette.

— Et si l'affaire est bonne, dit un bon compagnon, on boira à ta sanlé.

— Ah ! cette fois, s'écria Godois, je voudrais bien.

— Manger du lapin!. animal. Ce n'est pas de cela dont il s'agit; il faudrait seulement qu'il n'y eût pas d'orage.

— Ça étourdit; on ne sait pas ce qu'on fait ; nous étions tous sous la table.

- Et vous disiez que c'étaient des coups de tonnerre.

remarque le président. oui, de Tonnerre en bouteille.

— N'importe, dit l'économe Jean-Marie, l'orage nuit toujours ; la dernière fois, on a porté ses dégâts sur notre compte, et ça revient trop cher..

— C'est bon, on commandera le temps après le menu du souper.

— Après-demain donc! s'écrièrent tous les mendiants.

Là-dessus ils se séparèrent, en recommandant au nègre d'être exact au rendez-vous.

XXIV CHEZ ROBINETTE.

Au bout de quelques mois d'înstallation dans le charmant séjour qu'elle était venue habiter en souveraine, la

jolie petite bohémienne était déjà entièrement façonnée à sa nouvelle existence.

De certaines modifications avaient été apportées dans ses manières par le commerce d'un homme distingué, par des relations avec quelques jeunes femmes de son voisinage, habitant comme elle des pavillons cachés sous l'ombrage, surtout par le bien-être de tous les jours et par le luxe qui plie la vulgarité même à une certaine recherche de maintien et de manières.

Mais elle n'avait rien perdu de sa vivacité étourdie, de sa franchise populaire, de ses habitudes d'enfant gâtée, prises en naissant, et qui devaient lui faire exercer toute la vie son libre arbitre et son humeur volontaire; son langage était encore celui de l'enfant du peuple qui, ayant des mots i son usage pour exprimer ses idées et ses sensations, n'avait jamais songé a y appliquer aucune étude, et ne se doutait même pas d'une élocution meilleure et du prix qu'elle devait avoir.

Robinetle se nommait maintenant madame Hermance.

Elle avait quitté le nom vulgaire, venu de l'attrait qu'elle éprouvait dès l'enfance pour le robinet d'où s'épanchait sa liqueur favorite, et elle avait féminisé pour son usage le nom d'Herman. Car si la femme légitime prend le nom de famille de celui auquel elle est unie, la maîtrese doit prendre le second de ses noms et le plus familier. du moins cela était ainsi dans les idées de Robinette.

11 était quatre heures du soir. La gracieuse lorette


La lettre à Pasqual.

avait encore son peigoir blanc du matin; sa chevelure, simplement relevée, lui formait par sa seule abondance une splendide couronne. Elle était assise dans une chaise longue. près d'une petite table, sur laquelle étaient posés une écritoire en porcelaine de Chine, des plumes à tube d'or, du papier à vignettes, d'où s'exhalait le plus délicat parfum.

En ce moment, elle penchait languissamment la tête dans sa main. Sa figure avait une expression de douceur et de sensibilité de fraîche date; on eût dit que dans les changements apportés dans sa nature par sa nouvelle situation se trouvait la faculté de réfléchir et même de rêver.

Dans un instant d'inspiration tendre et de retour vers le passé, elle venait de concevoir l'audacieuse pensée d'écrire à Pasqual.

La jeune fille, depuis son établissement dans la rue Pigale, n'avait eu aucune relation avec son ancien ami de vagabondage. Seulement, quand M. de Rocheboise arrivait en voiture, elle voyait de sa fenêtre Pasqual escortant son maître dans sa belle livrée, et il lui plaisait infiniment ainsi; puis la voiture s'éloignait, et tout était fini par là.

Après les premiers jours d'enivrement passés, elle s'était souvenue de sa première passion, qui, toute légère et rieuse qu'elle était, avait pris en elle de fortes racines.

N'étant nullement douée d'instine's honnêtes et élevés, elle s'inquiétait peu de ce que cette trahison tacite avait dé coupable envers Herman; peut-être même le milieu de vice élégant où elle habitait lui faisait mieux sentir le prix de son jeune amour, à la fois si hardi et si pur.

Elle se disposait donc à écrire à Pasqual qu'elle l'aimait toujours. Il devait être loin de s'y attendre dans l'état de choses actuel, et elle jouissait de l'extrême et agréable surprise que cette déclaration allait lui causer.

Robinette, dont* l'éducation avait été agréablement commencée par mademoiselle Rose, qui la faisait épeler dans sa Bible, était parvenue, dans ces derniers temps, à lire couramment et commençait même à écrire, comme le témoignait le luxe de papeterie déployé à côté d'elle.

Mais la main de la jeune fille était encore très-empruntée dans cet exercice, et si nous avons appelé audacieuse la pensée qu'elle venait de concevoir d'écrire à Pasqual, ce n'était point eu égard à l'inconvenance de la démarche, mais à la difficulté matérielle.

Après un quart d'heure au moins de méditation préparatoire, elle releva son visage, où étaient revenues de vives couleurs et l'expression de gaieté habituelle, attira devant elle le papier satiné, choisit une plume d'or ornée de turquoises, la trempa jusqu'aux doigts dans l'encre et commença sa tâche.

Elle choisit d'abord entre cent positions diverses celle


qu'il convenait le mieux de donner à la main, puis traça, en s'y reprenant à di Ile rentes fois, ces mots assez signifiants : « Mon bien-aimé. »

Arrivée là, elle se rejeta en arrière, respirant largement et s'essuyant le front, comme il est naturel à toute personne qui vient de se livrer à un rude labeur.

Au bout de quelques minutes, sentant renaître ses forces, elle reprit sa première posture, regarda longtemps ce qu'elle venait d'accomplir dans cet art difficile de convertir ses pensées en caractères perceptibles aux yeux, et en retira un grand contentement d'elle-même. Lorsqu'elle eut suffisamment joui de son œuvre, elle pensa à la compléter, et, se trouvant en veine de travail, écrivit avec une promptitude qui devait quelque peu nuire à la perfection des lettres ces mots : « Oh 1 Pasqual!. » Ici la main ne demandait pas mieux que d'aller plus loin, et si elle s'arrêta subitement, ce fut, cette fois, la faute de la pensée, qui ne pouvait trouver ainsi tout à coup quelque chose à ajouter à cette exclamation suivie d'un nom propre.

Robinette plongea son front blanc et lisse dans sa main gauche, tandis que la-droite tantôt tournait et retournait la plume, tantôt feuilletait un roman posé sur la table, pour y puiser quelques inspirations. Cependant les minutes s'écoulaient, et il ne se présentait sans doute à son esprit que des phrases de peu de valeur, car si elle se penchait surla table pour leur prêter un corps matériel, elle s'arrêtait toujours avant de commencer, et se rejetait au fond de son fauteuil, hochant la tête d'un air de doute et craignant évidemment de donner une suite indigne à ces mots charmants : Oh! Pasqual! -

Ce qui finit par l'impatienter à l'excès.

— Sapristi ! s'écria-t-elle en frappant de son petit pied le coussin qui le soutenait, je sens dans ma tête une foule de jolies choses, et puis quand je vais pour les coucher làdessus, pchtt!.. tout s'envoie.

Cependant les inspirations du roman et ses propres élucubrations ayant mûri ensemble dans son esprit, ce fut au moment même où elle désespérait que la verve se déclara. Elle se frappa le front et écrivit d'un trait la le'tre suivante, que nous conservons; moins les fautes d'orthographe, comme monument d'un amour extrême et peu lettré : « Oh 1 Pasqual 1 au milieu de mes grandeurs, je ne t'ai pas un instant oublié 1 Tu me fuis, tu me dédaignes, et je t'aime; d'où vient ce mystère, oh! Pasqllal'? Mon sort est digne d'envie ; un jeune homme charmant m'adore, si bien qu'il m'a donné une voiture, des chevaux.

L'alezan surtout est joli, joli. Dieu! qu'il est joli!.

une maison délicieusement meublée, nn jardin avec un bassin au milieu. Il m'a donné encore des diamants et des toilettes de reine. Nous allons ensemble nous promener en calèche, aux Champs-Elysées, et c'est moi maintenant qui suis dans un de ces beaux équipages que je regardais passer autrefois en jouant de la harpe.

Même que nous y ferions le plus bel effet, si Herman ne voulait pas toujours fermer les stores, comme aussi les grilles des loges quand nous allons au spectacle, afin, à ce qu'il dit, que ma beauté ne lui fasse pas tant de jaloux. Je vois du monde tant que je. veux, des femmes comme il faut, comme moi, et les amis d'Herman. lîh bien! c'est égal, oh ! Pasquall rien n'y fait; je pense encore souvent au temps ou tu me faisais sauter sur tes genoux. quand je te demandais ton cœur, et que tu ne me donnais que ta pipe. Ne m'accorderas-tu pas ton amour, ingrat? car, pour mon compte, je suis ennuyée de l'attendre au delà de toute expression. »

Ici Bobinette entendit sonner la pendule; cette lettre avait pris une grande heure de travail.

— Ah! bah! dit-elle, déjà cinq heures! Depuis si longtemps je suis à roucouler! Il n'y a pas de bon sens..

Et ma toilette, donc. Herman va venir.

A cette pensée, elle poussa l'épître interrompue sous d'autres papiers.

— Cette lettre, reprit-elle, je ne sais pas trop comment je la ferai parvenir à son adresse, sans qu'elle risque de tomber entré les mains de M. Herman. car il Jitttt de la loyauté, ajouta-L-elle en posant sa jolie main sur sa con-

science; je no veux pas qu'il le sache, ce serait indigne.

Puis elle sonna, et Laure parut.

- A quoi pensez-vous donc, mademoiselle? demanda- t-elle avec un accent qui prenaildejour en jour un aplomb merveilleux; il est cinq heures, j'ai du monde ce soir, et vous ne me faites songer à rien !

Robinette fit une toilette de cour et se para de tous ses joyaux pour rester chez elle aveu quelques amis'; car, dans la vie clandestine qu'elle passait derrière les grands arbres de l'enclos, elle possédait toutes les recherches de la parure sans pouvoir réellement en jouir en les étalant aux regards.

Ces soins terminés. elle se laissa tomber sur une cau- seuse et fit un mouvement pour regarder de nouveau la pendule; mais pensant que la femme de chambre avait été inventée pour exécuter ce que concevait le cerveau de sa maîtresse, elle reprit sa première position et dit : - Laure, quelle heure est-il?

- Six heures, madame.

- Bien ; j'ai le temps de faire un peu de musique. Laissez-moi.

La jeune fille se mit à sa harpe, qu'elle n'avait point abandonnée, et chanta de sa voix fraîche et argentine.

Herman, arrivant bientôt, s'arrêta un instant sur le seuil pour l'écouter, comme il l'avait fait au printemps de cette même année, dans la pauvre demeure de la petite chanteuse des rues. Mais ce n'était plus le jour il l'en- tendait pour la première fois et se laissait enivrer de ses accents. Il remarqua, ce soir-là, que Robinette jouait de la harpe à faire grincer les dents.

— Vous voulez donc ine rendre fou d'amour? dit-il en lui baisant la main autant par galanterie que pour la faire taire. -- - --- - --

— J'espère que c'est déjà fait, dit-elle avec un orgueil- leux sourire.

— Mais quelle magnifique toilette! reprit-il en reculant d'un pas devant cet amas de fleurs et de dentelles, lit c'est pour moi ?.

— Pour qui donc?

— Vous êtes un ange.

— Un peu déchu. Mais c'est comme cela que les hommes les aiment.

— Les autres sont aussi respectables qu'ennuyeux.

— Aussi, nous allons bien nous amuser c'' soir.

— Pour moi, je suis d'un entrain !. Te;¡ z, ma belle Hermance. je suis venu à votre soirée avec la résolution de m'amuser comme un collégien. Je veux danser, jo veux jouer, je veux rire et.

- Vous griser. ça me va! je vous tiens compa- gnie. Mais il nous reste quelques instants avant le dî- ner : que ferons-nous ?

— C'est vrai !. que ferons-nous? 1 — Moi, je n'aime pas à attendre; je voudrais me distraire. N'auriez-vous pas une idée ?

Mais. une demi-heure est bientôt passée.

- Si c'est là votre idée, je vous en remercie. Heureusement j'ai plus d'imagination. Laure, dit-elle après avoir sonné, dites au cocher de mettre les chevaux — Y pensez-vous? s'écria Herman avec une certaine terreur. A l'heure qu'il est, vous voulez monter en voi- ture ?

— Avec vous. — Et sortir?

— Dame ! à moins que vous ne me supposiez l'envie de faire une course dans mon salon. comme à l'Hippo- drome, n'est-ce pas ?

— Mais il est si tard!

- Nous avons le temps d'aller jusqu'à la barrière de l'Etoile. Oh! mais, pour aujourd'hui, je veux qu'on laisse la calèche tout ouverte, ajouta Robinette en se reyardaiit avec admiration de la tête aux pieds.

— Dans ce costume ! s'écria Herman en frémissant sérieusement.

— Ne m'avez-vous pas dit que j'étais charmante ainsi ?..

Tout le monde nous regardera.

- Je n'en doute pas, reprit Herman en se pinçant les lèvres.

Heureusement, un domestique qui passait dans l'antichambre comprit un signe de M. de Rocheboise, et, avant


que la voiture fût attelée, vint annoncer que le dîner était servi.

Robinette, oubliant tout pour le plaisir de la table, s'élança dans la sulle à manger.

Cette petite salle était faite à souhait pour deux personnes. Le service de table offrait une recherche délicate et l'limnée; le vermeil, le cristal resplendissaient de tous côtés : des porcelaines à couleurs voyantes, à figures grotesques, avaient été rassemblées là pour amuser de beaux yeux e! flatter des goûts encore enfants.

- Mon Dieu! disait Robinette assise en face de son amant, et sablant un verre de Malaga, mon Dieu, quo la vie est heureuse et facile! — Vraiment ! répond Herman, ranimé par la bonne chère et les vins exquis; je ne comprends pas comment il y a des gens qui se plaignent encore de ce monde.

— C'est que je mange d'un appétit!. Voyez donc !

— Et moi, je ne reste pas en arrière.

— Buvez.

— Mais. c'est que je suis déjà fort bien.

IJl'jÙ! répond la petite fille en haussant les épaules.

Je vous l'ai dit cent fois, mon cher, vous ne saurez jamais boire.

— Ma foi, je n'y mets pas de théorie.

— C'est un grand tort ; vous commencez comme si vous ne deviez jamais finir, si bien que vous restez en chemin. Je vous le répète, on ne doit attaquer le vin sérieusement qu'aux deux tiers du repas, alors la soif est devenue plus intense et ne peut plus se lasser. Tête de linotte !

- Je m'en souviendrai à l'avenir.

- Pour aujourd'hui, je ne vous demande plus que quelques verres de Champagne.

— Oh! le Champagne, je veux bien. Et môme la goutte de nacré cft ien,' ColIHne vous dites, madame Ilerniance.

Les vins de dessert coulaient largement et commençaient à monter à la tête, lorsque Robinette arrêta ce flot dangereux, ne voulant, disait-elle, se noyer que dans Je punch de la soirée.

Un domestique apporta des cigares sur un plateau d'argent; Herman et la jeune fille en remplirent leurs mains, et, enlacés dans les bras l'un de l'autre, se mirent à courir dans le jardin.

Puis ils s'assirent sur un banc de mousse, protégé contre l'humidité du soir par un ciel de feuillage, Robinette, l'oeil éclatant, le front radieux, le teint animé, s'appuyait sur l'épaule de son amant, et, par intervalle, envoyait aux oiseaux qui sommeillaient dans les rameaux des bouffées de fumée dont elle regardait, en souriant, s'elever le gracieux tourbillon.

llerman, exalté par la présence de sa belle maîtresse et par les vins de dessert, était arrivé à un état d'optimisme extraordinaire. En contemplant cette jeune fille rêveuse et souriante sur son sein, il se reprocha sérieusement l'ennui qui, depuis quelques jours, commençait à le gagner près d'elle. Il se dit qu'une créature si admirable- ment douée, devait joindre un jour à ses charmes extérieurs ce développement d'intelligence et de délicatesse de cœur qui changeraient leur amour sensuel en une passion profonde et durabl. (Nous avons en soin de prévenir que llerman était à moitié gris). Taudis que la jeune fille suivait avec extase la colonne cL fumée s'élevant 8n ciel, il eut la bonne foi de lui supposer déjà quelque idée bien douce et bien sentimentale.

A quoi penses-tu, Hermance? dit-il.

— Je pense, mon cher, répondit-elle en le regardant fixement, que vous fumez comme un bourgeois. que signifie ce cigare au milieu de la bouche?. placez-le de côté, et que la fumée parte vivement du coin des lèvres.

c'est plus crâne et plus distingué. regardez-moi faire.

Herman pencha la tête, et tous les deux retombèrent bientôt après dans le silence. Cependant, le jeune homme ne se tint pas pour battu, et Robinette ayant tout à coup relevé la tête, les yeux resplendissants de flallHlw, et les traits empreints d'une animation extrême, il ne douta pas que, pour cette fois, il n'y eût là un éclair d'intelligence et renouvela vivement sa question : - A quoi penses-tu?

— Je pense à mo punch, dit-elle en frappant du pied :

ces animaux-là sont dans le cas d'y mettre trop de thé.

A ces mots, elle jeta son cigare dans le taillis, se leva et courut vers la maison, en exécutant le plus beau temps de galop qui se puisse imaginer.

Les invités commençaient à arriver, et se trouvèrent bientôt au grand complet.

M. de Rocheboise, en retenant sa jeune maîtresse dans cette retraite, véritable cage au grillage doré, avec du feuillage autour, lui laissait voir, pour la distraire, quelques femmes de son bord ot de ses alentours, et les hommes qui les accompagnaient, gens parfois d'assez mauvais aloi, mais qui, vivant en dehors de sa société, ne lui donnaient pas à craindre d'indiscrétions de leur part.

Il recevait aussi, dans sa petite maison, quelques-uns de ses amis intimes, du nombre de ceux dont il pouvait attendre une morale facile et du silence.

C'étaient là les personnes qui venaient de se réunir chez Robinette.

Herman aurait peu goûté en d'autres circonstances une semblable soirée, mais il la regardait comme un enfantillage propre à amuser la jolie maîtresse de maison, et en était satisfait.

Bobinette effaçait toutes les autres femmes en parure comme en beauté; Herman éprouvait une satisfaction d'amour-propre immense » la voir ainsi brillante et radieuse, souveraine d'une maison où le luxe débordait dans les tentures, les fleurs, les rafraîchissements : cette jeune femme était sa création, son ouvrage.

Il fit donc avec beaucoup d'agrément les honneurs de sa petite maison, et ne passa dans le salon de jeu qu'à une eure avancée.

-. '1 -".-"-_& --- _L~.lW'- !_I_!.

Les parties avaient alors atteint un chiffre très-élevé, les tables étaient couvertes d'or.

La première veine fut heureuse pour Herman ; il joua avec quelques-uns de ses amis et gagna une somme assez forte. Mais bientôt il vint se placer devant lui, à la table de jeu, le nommé comte de Noirmont, chevalier servant de l'une des dames présentes, et celui-ci jeta sur le tapis vingt pièces d'or pour commencer.

Herman haussa les épaules à cette fanfaronade, et poussa négligemment au jeu la même somme. Il perdit, et dans son impatience, il doubla lui-même l'enjeu. La môme chance contraire se renouvela plusieurs fois ; à chaque partie, l'argent perdu attirait sur le tapis une somme double. Le moment vint de jouer sur parole, L'air toujours indifférent et dédaigneux, Herman tournait souvent la tête autour de lui, feignant de regarder quelque chose, mais en effet pour montrer à tout le monde que son visage était impassible et riant. Cependant, il souffrait au fond de l'âme; une perte considérable d'argent l'épouvantait.

Pour la première fois, il éprouvait de ces atteintes subiles et cruelles qui changent la situation en quelques minutes; pour la première fois depuis son mariage, il songeait qu'il était resté pauvre au sein de ses spiendeurs; que des dépenses excessives ne pouvant être soustraites à la connaissance de sa femme, ses folies en ce genre devaient atteindre jusqu'aux fondements de son bonheur.

Les assistants firent des efforts pour arrêter cette extravagante partie. Ils jugeaient bien qu'un bonheur aussi constant tenait moins aux chances favorables de la forlune qu'aux moyens frauduleux que quelques joueurs emploient pour fa fixer ; et leur conviction à cet égard perçait parfois dans des paroles d'indignation mal contenues.

Mais Herman n'entendait rien. Il eût été plus difficile de retenir le joueur sur cette pente étourdissante dc la perte que dans l'élan de la fortune. Cependant Herman souriait encore; sa souffrance ne se trahissait que par une profonde pâleur; il parlait à tout le monde; il avait l'air d'entendre, quoiqu'aucuu son ne parvint à son oreille.

Dans ee combat entre les mouvements de la nature et le respect humain, l'orgueil de l'holllllle du monde fut le plus fort, et Rocheboise demeura impassible et ferme jusqu'à la fin.

Lorsque les assistants fermèrent de vive force la table de jeu, lier nan devait quatre-vingt-dix mille francs. j En rentrant dans le salon, il trouva une gaiete folle. On s'était mis à danser, avec accompagnement de rires


bruyants, de propos hasardés, et tout ce qu'une demiivresse pouvait inventer pour l'honneur et la joie de la soirée.

En même temps, Herman, en jetant un regard dans le vestibule, aperçut Pasqual qui, pour la première fois, avait passé le seuil de cette maison licencieuse et se tenait appuyé contre une des colonnettes de marbre vert.

La vue de cette figure, seule digne et froide, soulagea Herman. Il ne voulait point se retirer avant l'heure, craignant, qu'on attribuât son départ à un lâche dépit ; mais, passant devant. la porte d'entrée, il dit à Pasquat de descendre au jardin, où il irait dans un instant le rejoindre.

On parlait, dans plusieurs à parle, de la perte considérable que M. de Rocheboise venait de faire. Robinette l'entendit, et traita ce malheur très-cavalièrement. Croyant en conscience qu'il suffisait de l'influence bienfaisante du punch pour bannir un tel chagrin, elle en remplit une grande coupe qu'elle apporta à Herman.

Tout en buvant à grands traits la liqueur brûlante, Rocheboise regardait machinalement autour de lui, et une sorte de terreur descendait dans son âme. Comme une triste pensée appelle toutes celles de nature semblable à sa suite, il songeait que les prodigalités répandues dans ce lieu devaient aussi avoir pour lui des suites funestes.

Alors tout ce luxe lui faisait mal ; les éclairs des diamants jetés au cou et aux bras de sa maîtresse lui perçaient le sein.

Mais il gardait sa contenance digne et calme, le sourire sur les lèvres et la mort dans l'âme.

Cependant une autre personne aussi avait remarqué l'apparition de Pasqual.

C'était Robinette, dont l'œil perçant. ou le cœur ému, si l'on veut bien croire à sa passion malheureuse, avait reconnu son ancien compagnon, dont une élévation subite la séparait depuis quelque temps. - -, -

Un regard jeté dans le vestibule le lui avait fait subitement découvrir, mais, à un second regard porté de ce côté, elle n'aperçut plus personne.

Robinette s'avança alors sur le balcon et laissa retomber le lideau derrière elle. Elle se pencha sur la baJust ado, essuvant sur son front la sueur de la danse et livrant si tête au vent de la nuit. Elle vit alors, à la lueur des quinquels placés devant la maison, Pasquat descendre le perron, et, au lieu de prendre le passage de sortie, s'enfoncer sous les ombrages du jardin.

Le regard de Bobinette s'alluma.

— Une bonne idée ! s'écria-t-elle.

Puis, glissant dans sa chambre à coucher, elle prit la lettre ÓCI'i:e le matin à Pasqual avec tant de verve et de talent, et furtive, légère, descendit en courant au jardin.

L'occasion de remettre cette épître était extrêmement favorable. La jeune fille fitquelques pas sur les traces de Pasqual, qui s'avançait dans l'ombre des arbres épaissie par la nuit. Alors elle l'enlendit murmurer à voix basse des pa- roles entrecoupées qu'il s'adressait à lui-même. La rêverie de Pasqual lui imposait une sorte de respect qu'elle ne définissait pas; elle se retira dans un massif de verdure pour lui glisser la lettre lorsqu'il reviendrait sur ses pas.

Un bruissement de feuilles se fit bientôt entendre près de Robinette, dans le taillis d'arbrisseaux où elle s'était cachée. Mais la jeune fille ne s'occupa point de cette circonstance. Elle avait aperçu en descendant quelques mendiants, qui, attirés par les lumières de lasoirée, s'étaient réunis à la porte de la maison ; elle crut que l'un d'eux avait pénétré jusqu'à l'entre du jardin, et n'y pensa pas davantage.

Herman, au bout de quelques instants, crut pouvoir descendre au jardin sans que son absence fût remarquée. Il avait hâte de voir Pasqual, qui, bien mieux au courant de l'étal de sa fortune que lui-même, pourrait l'éclairer sur le plus ou moins de danger de la perte qu'il venait de faire.

Une impression plus pénible le saisit en entrant dans le iardin.

v Là, tout était si paisible, si i-iant 1 Le ciel, d'un bleu foncé, versait une nuit tiède et sereine; les branches légères des arbres reposaient mollement dans le calme de l'air; la lumière des lustres du salon, tamisée par l'épaisse feuillée, ne répandait dans ses profondeurs qu'une lueur adoucie, une teinte d'or pâle; les oiseaux de la volière, à moitié éveillés par ce jour prématuré, chantaient à demi- voix sous leurs réseaux de fleurs.

Dans cette harmonie d'une paix charmante, Herman sentait plus douloureusement les angoisses et les palpilations étouffantes dont son sein était rempli.

Il rencontra Pasqual au détour d'une allée.

C'était dans cet instant qué Robinette, sortant d'un bouquet d'arbres, s'avançait pour remettre la lettre d'amour à son adresse.

La jeune fille se trouva en face d'Herman, dont la nuit lui avait dissimulé l'approche. Elle se troubla sans raison, comme toute personne coupable. S'apercevant en même temps qu'un rayon de lumière décelait le papier blanc entre ses doigts, elle laissa tomber l'épltre pour la soustraire à ce jour accusateur.

Puis, s'élançant vers la sortie du jardin, elle remonta vivement au salon, regrettant d'avoir laissé passer en pure perte le temps d'un valse ou d'un galop.

Herman n'avait attaché nulle importance à la vue de Robinette en cet endroit. Dès qu'elle s'éloigna, il prit le bras de Pasqual et lui raconta avec vivacité et agitation l'événement. de cette soirée.

Comme Herman l'avait pensé, l'achat du pavillon et les dépenses faites dans cette habitation avaient absorbé l'argent comptant dont on pouvait jusqu'à un certain point disposer à l'insu de madame de Rocheboise, en s'assurant de la discrétion du banquier; quant à aliéner aucune propriété, cela était impossible. Il fallait donc essayer de couvrir cette dette de jeu par des emprunts faits h quelques amis, ce qui offrait encore de grandes difficultés, vu le bref délai de trois jours seulement, dans lequel la somme devait être acquittée. Ce qui n'empêcha pas Pasqual de conclure avec son flegme ordinaire.

— Perte d'argent n'est pas mortelle, et de telles affaires

s'arrangent d'elles-mêmes,

- Non, répondit, Herman, l'imprévu, pour moi, ne sera que fatal. Tenez, mon ami, ce n'est pas le coup cruel de ce soir qui me frappe le plus. Je voudrais être sûr que ce danger me menace seul; sans qu'il me soit possible de dire ce que je redoute, il y a parfois en mois d'affreuses prévisions pour l'avenir.

A cet instant, dans le pavillon, la musique devenait plus vive, plus pressée, les ombres passient plus légères et rapides sur les rideaux de soie agités par le tourbillon de la danse.

— La vue de cette joie me fait mal, à présent, continuait Herman. Et, en vérité, en ce moment, dans ce jardin délicieux, en face de ces salons animés par le plaisir, il me semble sentir le malheur à côté de moi. 1 Pasqual fit un mouvement. Puis il dit en paraissant sourire de la faiblesse de son maître : — Votre imagination impressionnable vous égare. Tenez, monsieur, appuyez-vous sur moi.Depuis quelques instants, le froissement de feuilles qui avait eu lieu dans le massif de verdure lorsque la jeune maîtresse du pavillon y était cachée, se renouvelait parfois, quoique à peine distinct.

— C'est étrange, dit Pasqual, l'air est calme, et pourtant il me semble entendre. y aurait-il quelqu'un ici ?

— Non, certainement.

— Ce bruit de feuilles.

— C'est du côté do la volière, oîy pénèlrent des rameaux d'arbres. — N'importe, reprit Pasqual, cet endroit est peu convenable pour parler d'affaires, et nous en avons déjà trop dit. Retournez au salon, monsieur, et moi je vais vous attendre à l'hôtel, où nous passerons le reste de la nuit à régler les promptes démarches que votre situation exige.

Rocheboise et Pasqual se séparèrent.

XXV MMATOtM.

Deux jours s'étaient écoulés sans amener aucnn changement favorable dans la situation d'Herman, et dans vingt-quatre heures, s'il n'avait pas acquitté sa plus forte dette, il devait redouter un éclat scandaleux, qui répandrait dans le monde, et ferait parvenir à Valentine le bruit


de l'énorme perte qu'il avait faite, et du lieu dans lequel elle s'était consommée..

Cette anxiété, trop vive pour la nature nerveuse et impressionnable d'Ilerman, l'avait fait tomber dans un violent accès de lièvre qui le retenait au lit depuis deux jours.

M. de Rocheboise père était parti depuis quelque temps pour se faire des partisans dans un département dont il sollicitait la préfecture ; Valentine ne recevait pas, et l'hô- tel de Rocheboise était désert et silencieux derrière ses façades à demi-fermées.

Vers le soir, Herman, pâle, défait, et dans une tenue négligée, était assis dans le quinconce des grands marronniers, où Léon Dubreuil était venu depuis un instant le rejoindre.Tous deux gardaient un silence accablé. Dubreuil, ayant appris indirectement l'embarras extrême auquel se trouvait livré le mari de Valentine, avait rassemblé à la hâte les valeurs dont il pouvait disposer pour les lui - offrir; mais la somme présentée était bien au-dessous du chiffre qui pouvait sauver Herman, et cette légère espérance, aussitôt détruite que formée, les avait laissés tous deux dans une égal tristesse.

— Merci, Léon, dit enfin Herman de sa voix dont le timbre ajoutait plus de douceur aux accents affectueux.

Tous ceux auxquels je me suis adressé dans cette circonstance difficile ont repoussé mes demandes, et toi seul.

— A qui lu n'avait pas pensé, parce que je suis le moins riche de tes amis.

— La demande de quelques billets de banque à emprunter devait me sembler moins indiscrète envers ceux qui roulent sur l'or. Mon Dieu ! on sait bien ce qu'il ea est des amis du monde; et on se laisse prendre encore à réclamer leurs services, et on est encore étonné de leur indifférence quand l'occasion vient la faire connaître !

- Tu les accuses peut-être à tort.

— Hector de Sercy a cent mille livres de rente.

11 en mange deux cents, et se trouve en réalité le pins pauvre des hommes.

- Ftigène de Sabran.

— Etait à la campagne quand ta lettre est arrivée.

— Son obligeance était à la campagne. Je le crois fort bien !. Et le comte de Chaumont.

— Oh ! il se trouvait lui-même dans un grand embarras d'argent; il m'en parlait quand Pasqual, ton homme d'af- faires, est entré. car c'est chez lui que j'ai appris subitement ta situation gênée et dangereuse.

— Et l'ami de Valentino s'est empressé de venir offrir

ses services au mari dissipé que la pauvre jeune femme s'est donné !

— L'ami de Valentine, sans doute. Mais pourquoi me nommer ainsi, Herman?. Tu sais bien que pour toimême.

- Je sais bien que tu m'es attaché, Léon, mais tu aimes Valentino avant moi.

— Sans doute avant toi, puisque ma liaison avec elle est de plus ancienne date que la nôtre.

— Oh! je n'en suis pas jaloux !

— Et tu as raison. car notre amitié bien établie est un motif de sécurité pour toi. On parle souvent des vieux amis. mais c'est que pour une femme un ami est toujours vieux.

- Je le crois.

— Mais ne parlons plus de cela. Tu as bien souffert depuis deux jours ?

- Tellenieiit que je ne pouvais pas juger moi-même de mon état, et que l'intensité de la lièvre dont j'étais saisi, ainsi que ses symptômes particuliers, m'ont été révélés par une circonstance étrange.

— Comment ?

—J'ai eu une hallucination d'une netteté et d'une lucidité extraordinaires. et qui m'a tellement frappé, qu'en ce moment encore, je l'avouerai, je suis plus absorbé par le souvenir de cette scène extraordinaire que par de pressents et réels chagrins. '- — Mais c'était tout simplement du délire ?

— Sans doute; mais le délire a en moi un caractère singulier qui donne de {'ensemble à ses images, de la continuité aux faits qu'il déroule. Rappelle-toi les lon-

gués perturbations d'esprit auxquelles j'ai été livré dans la maladie faite il y a cinq ans au bas-Moudon.

— Laissons cela. Il est toujours reste un voile de mystère étendu sur la fin de cet événement. mais au jourd'hui, me disais-tu ?

— Voici ce qui est arrivé. Hier soir, en effet, la tête bourrelée de tant de soucis, avant passé tout le jour à souffrir des déceptions que m'apportait chaque réponse négative que je demandais, j'ai senti la lièvre redoubler de violence, et des nuages brûlants passer dans mou cerveau.

Cet état durait encore ce matin. Dans la crainte de laisser échapper quelques paroles qui lissent connaître la cause de mon mal, je voulus rester seul.

Mais c'était Vàlentine qui avait passé la nuit à le veiller, qui était encore près de toi.

— A elle, plus qu'à toute autre, je redoutais de révéler ma situation!. Je lui dis que le sommeil m'accablait, que j'avais besoin d'être seul pour reposer. Mais loin do là, dès qu'elle se fut éloignée, je quittai ce lit brûlant où je ne pouvait plus lenir, je passai une robe de chambre et allai sur cette galerie.

Herman montrait un large balcon qui régnait devant la façade de l'hûtel du côté du jardin.

— C'est là, conlinua-t-il, que donne l'oratoire de Valentine. et cette circonstance, sans doute, a fait naître l'hallucination dont je te parle.

— Enfin ?

— J'ai,cru voir la porte-fenêtre de cet oratoire fermée de manière à no laisser qu'une étroite feule. Tiens, comme elle l'est précisément à présent, dit Ilerman en indiquant une grande croisée cintrée, dont les vitraux étaient peints de symboles religieux. J'avais en ce moment, continua-t-il, une douleur de tète très-vive, les objets vacillaient devant mes veux, mais du reste il régnait assez de clarté dans mes idées. Voici donc ce qu'il m'a semblé découvrir dans l'oratoire en glissant mon regard par l'ouverture de la fenêtre, tandis que le coloris du vitrage empêchait qu'on put me voir de l'intérieur. Valentine, à genoux, devant son prie-dieu, les mains jointes.

les yeux levés au ciel, pleurait, et, dans le murmure d'une piété fervente, répétait souvent mon nom.

— Eh bien ! interrompit, Dubreuil avec un accent profond, y a-t-il rien de plus réel que l'amour de ta femme, 1-leriiiati ?

— Mais écoute. La porte de l'oratoire s'est ouverte ; une vieille femme couverte de haillons noirs, l'une des mendiantes de ce faubourg, est entrée.

- Une mendiante! Z, - Je connais cette pauvre femme; je lui ai donné une fois l'aumône sous le péristyle de Saint-Sulpiee ; je l'ai revue une autre fois ici, dans le pavillon de la serre chaude, où elle était venue apporter des fleurs de la part d'une marchande. Ce soir-là même, quelques paroles étranges de sa part m'ont laissé voir que ma vie lui était connue. et c'est sans doute le souvenir entouré de mystère que j'ai conservé d'elle qui, dans cet accès de délire, a porté mes pensées de son côté.

— Sans doute. Et alors?

— La vieille femme a écouté quelque temps eu silence la prière de Valentine; puis elle a dit, de cet accent doux et pur, étranger à sa condition, que je lui connaissais : — Vous priez Dieu pour votre mari, madame.Oh!

vous êtes vous-même la divinité bienfaisante qui pouvez le sauver. Valentine s'est levée avec surprise. Mais à mesure que son regard s'est fondu avec le regard inspiré de celle qui lui avait parlé ainsi, elle s'est approchée pas à pas de la pauvre mendiante, comme attachée par un charme sympathique, l'a fait asseoir près d'elle et l'a écoutée, étonnée, émue et retenant son haleine. Celte étrangère parlait avec une connaissance parfaite de ma situation ; elle disait que des soucis poignants, amenés par un embarras de fortune, causaient seuls mon mal sabit, et qu'une somme de quatre-vingt-dix mille francs, dont on disposerait de suite en ma faveur, pourrait me sauver.., — C'est étrange ! interrompit Léon.

— Hélas! mon cher, tu oublies que c'est du délire !

- Je le crois maintenant. Continue.

— Valentine recueillait ces paroles avec une attention palpitante, et à chaque minute laissait éclater des signes


de joie de pouvoir racheter ma saut/* à ce pris. Alors la vieille mendiante, qui semble si étrangère an momie, a expliqué cependant avec netteté l'état de mes affaires. Je l'entendais comme si j'eusse été dans l'oratoire Elle a dit que des dépenses inconsidérées m'avaient conduit à dissiper l'argent déposé chez notre banquier, qui me laissait sans ressource pour une somme de quatre-vingt-dix mille francs que je venais de contracter au jeu. Mais j'ai remarqué avec un soulagement extrême qu'elle ne désignait en rien l'emploi des premiers fonds et ne donnait aucune indication sur l'adversaire avec lequel j'avais perdu cette somme considérable.

— Ah! tout cela devait être secret pour ta femme.

Je comprends, dit Léon avec amertume.

— Enfin, reprit Herman, j'entendis encore dans cette hallucination où les idées étaient étrangement suivies, la pauvre femme dire qu'elle seule pouvait être chargée de .solder mon adversaire, et ajouter avec une candeur étrangère que si madame de Rocheboise voulait lui confier cette somme, elle apporterait, le soir même, la quittance de cet homme. Oh! eetLf' femme en haillons, portant sur ses traits l'empreinte de l'épuisement, de la faim, et demandant ainsi avec tant de naïve assurance qu'on lui confiât une somme de telle importance, était vraiment admirable de simplicité et de grandeur, de foi en elle-même, de confiance en la vérité! Valentine l'a regardée une minute en silence; puis, saisissant ses mains tremblantes, sans proférer une seule question sur la manière dont elle s'acquitterait de cette promesse, lui a dit qu'avant deux heures elle aurait entre les mains la somme indiquée. Enfin, elles sont sorties ensemble de l'oratoire, et, quelques minutes après, j'ai cru entendre un roulement de voiture sous la voûte de l'hôtel.

— Ensuite?

— Je ne me souviens pins de rien. Cette après midi.

vers deux heures. je me suis éveillé avec toute ma raison. J'étais dans mon lit, inondé de sueur et brisé comme après une fièvre intense; VaJÚlltilio. assise près de moi, attendait mon réveil. Je me suis rappelé alors la scène du matin pour l'attribuer à une fantaisie do mon esprit égaré. Je sais trop les aberrations où la raison malade se livre!. Si j'avais pu consorver quelques doutes d'ailleurs sur l'illusion de cette scène, la vue de Valentine les aurait dissipés. Madame de Rocheboise était encore en peignoirdu matin* et par conséquent n'était point sortie.

Elle avaitavec moi le même air de tristesse inquiète que lui cause depuis deux jours la vue de mes souffrances,

mais rien de l'agitation que lui aurait donnée un mélange de craintes et d'espérances.

— En effet. cela est décisif.

— Et puis, ajouta Herman, la vieille prophétesse avait dit : « Ce soir, il sera sauvé !. » Nous sommes au soir.

et rien n'est venu!.

XXVI!

LA PAUVRE JEANNE.

Un domestique s'avançait dans le quinconce, tenant une lettre à la main; après l'avoir remise à M. de Rocheboise il s'éloigna.

Herman pâlit en recevant cette lettre, dunt l'adresse était d'une main inconnue. Tout son sang se retirait à son cœur, qui battait violemment. 11 tâchait de réprimer une espérance insensée selon lui, et dont la perte allait le briser. Léon partageait, ses impressions, et tous deux tenaient leurs regards attachés sur le papier en respirant à peine.

— Cette lettre!. après ce que tu viens de me dire!.

s'écria Dubreuil. Voyons, ajouta-t-il, du courage!

Herman, s'il se fût trouvé seul, aurait tardé longtemps 1 sans doute à rompre le cachet, à dissiper le prestige; mais, honteux de sa faiblesse devant un ami, il ouvrit l'enveloppe d'une main tremblante.

Elle contenait la quittance de la somme de quatre-vingtdix mille francs reçue par son adversaire.

Oh! c'est bien cela! s'écria Herman avec un soulagement indicible, c'est bien cela! Je suis sauvé!

- Oui. le reçu.

Signé du comte de Noirmont. qui, lorsque j'y pense, j

a bien moins l'air d'un comte que d'un escamoteur de carles. C'est. égal, tout est.terminé entre lui et moi.

Un second papier était dans l'enveloppe ; mais Herman, dans sa joie étourdissante, ne le remarqua pas.

— Tout cela était, donc vrai, mon Dieu ! reprit-il ; ce que j'ai vu et entendu dans l'oratoire. cette apparition de la mendiante. ces révélations extraordinaires ?.

— Eh bien ! dit Dubreuil d'une voix émue, prendras-tu encore pour du délire une preuve du dévouement de Valentine?

— Oh! c'était elle seule qui avait le droit de blâmer ma conduite, elle seule dont je devais craindre les reproches tacites, la froideur! Et c'est elle qui vient a mon secours !

En ce moment Valentine parut sous les arbres, le regard radieux, le plus doux sourire sur les lèvres.

Grâce aux précautions prises par la bonne vieille. messagère inconnue, madame de Rocheboise croyait que les fonds déposés chez son banquier avaient été absorbes par les embellissements de l'hôtel, dont elle n'avait jamais connu le montant; et la vieille mendiante ayant aussi voulu se charger de solder l'adversaire d'Herman, elle ignorait également dans quel lieu et avec qui la dette do jeu avait été contractée.

Valentine reprocha gracieusement, à Herman de lui avoir caché ses peines, quand elle pouvait les faire cesser. Dans t'cpanchcmentde sa joie, elle mit dans son langage le loi dont se sert une tendre mère.

— Mon Dieu !. dit-elle, mais tout ce que nous possédons de fortune est à toi ! tout mon bonheur est de te voir en jouir. Tu vois bien, ajouta-t-elle avec un sourire, qu'en dépensant tu ne peux pas me ruiner!.

— Oh! dit Herman, j'ai prodigué si aveuglément.

— Tu ne peux pas calculer sans cesse comme un homme d'argent. cela t'irait mal, mon Herman.

- Des dépenses aussi folles que nombreuses.

— Eh bien ! faut-il donc régler ses désirs de jeunesse avec la régularité de l'horloge ?. Qu'importe qu'il le plaise de jouir vite ou lentement. Dissipe en un jour ce que tu voudras, tu te reposeras le lendemain dans une existence plus calme. et plus douce peut-être!

— Chère Valentine 1 — Tu es maître de prodiguer tes plaisirs, llerman; seulement, à l'avenir, ménage mieux les peines, et surtout viens me les confier ; tu n'es pas libre île souffrir sans moi. l'our cette fois je le dirai comment,..

— Je le sais. J'étais sur le balcon, devant la croisée de l'oratoire, quand.

- Une révélation inattendue, divine. à laquelle je n'oserais croire moi-môme, est venue m'apprendre ta situation dangereuse et le moyen de t'en arracher,..

— Oui. j'étais là. j'ai tout entendu.

- Et moi, reprit Valentine en riant, moi qui, h ton J'éveil, me donnais tant de peine pour le cacher ma joie.

ma joie mêlée encore de bien des anxiétés, car enfin aucune garantie ne m'était donnée, et j'avais peinte à croire que la main si faible de la pauvre femme pût dénouer cette affaire.

- lit Gelte digne et sainte créature ?

— Elle a tenu sa promesse. Elle m'a quittée non 10ill de chez l'homme d'affaires où j'étais allée avec elle pour lui remettre des fonds empruntés sur une de mes propriétés, eu me disant qu'avant la nuit tes chagrins cesserniei.il. el que Lu serais sauvé de plus d'un dani/er. La journée avançait. j'attendais avec angoisse, quand tout à l'heure la vieille mendiante est entrée chez moi. Elle m'a remis une lettre sous enveloppe. Je savais que tu étais ici.

sous les marronniers. Sans attendre, sans vouloir le laisser une minute de plus dans l'inquiétude qui ( accablait, j'ai sonné cl L'ai envoyé celle lettre qui apporta la délivrance. Tandis que je suivais avidement du regard le domestique dans l'allée du jardin, la mendiante a disparu.

lorsque je me suis retournée pour lui rendre grâce dans l'effusion de mon ccetir, elle n'était plus là.

- Er. moi aussi, je veux la remercier! s'écria llerman Il faut qu'elle me dise le secret de sa protection généreuse, de sa sollicitude envers moi, pour que je sache quel nom donner à la tendresse que je Illi voue.

— Mais moi!. comment l'ai-je laissée partir!. com- ment l'ai-je un instant oubliée!


— Vous, madame, oublier une infortunée! dit Léon; je ne vous reconnais pas !

— Je vous disais bien, répondit Valentine en souriant et en montrant Horman, que toute cette vertu, dont vous me louez tant, n'est que de l'amour pour lui!. vous voyez. je ne sais pas en avoir d'autre.

Herman, s'inclinant, baisa la main de Valentine.

— Mais j'espère réparer cette faute, continua madame de Rocheboise. Cette digne femme ne peut être loin. Kilo était si tremblante. elle marchait avec tant de peine.

Je vais envoyer des domestiques sur tous les points du quartier; l'un d'eux pourra la rejoindre.

— Et s'il en était autrement, dit Herman, j'irais moimême demain la chercher sur les places publiques, aux portes des églises, partout où je pourrais découvrir la pauvre bonne mendiante.

- Oit 1 oui, il faut qu'elle partage le bonheur qu'elle nous a donné, s'écria Valentine.

— Et j'y veillerai, sur mon âme! ajouta son mari.

La soirée se passa cependant, et toutes les recherches au sujet de la pauvre Jeanne furent insructueuses. Les domestiques battirent toutes les rues voisines de l'hôtel, et allèrent même plus loin que les pas de la vieille mendiante n'auraient pu la porter, sans venir à bout de la retrouver.

Le IClldcmain, Herman se préparait, selon l'inspiration du son bon cœur, à essayer lui-même de découvrir les traces de sa protectrice inconnue, quand un homme entra dans la salle à manger, où il achevait de déjeuner avec Valentine.

C'était le concierge établi à la seconde sortie de l'hôtel qui donnait sur la rue Las-Cases.

— Monsieur. madame. excusez, dit cet homme en se présentant. C'est que voici ce qui arrive. Hier soir, une pauvre femme est tombée en faiblesse devant notre porte. Je crois bien que c'était le besoin, la misère.

Herman et Valentine se levèrent vivement de leur place, mus par la même idée.

- Eh bien !. achevez!. dirent-ils tous deux.

- Quoi qu'il en soit, continua le portier, ma femme et moi nous lui avons bien vite apporté du hccours. un bouilton. du vin. mais elle ne pouvait goûter à rien. On aurait dit qu'elle allait passer.

— Mon Dieu! dit Herman, si c'était!.

Le concierge continuait : - Alol's nous avons vu qu'il fallait la recueillir chez nous, et je l'ai apportée bien doucement dans la loge où elle a passé la nuit.

- Ah! bien, mon ami, dit Valentine.

- Mais, ce malin, cela va de mal en pis. Elle est blême à faire pitié! son corps tremble comme la feuille!

Tout à l'heure pourtant elle a prononcé quelques paroles : c'était pour demander qu'on la conduisit dans un hospice.

mais je n'ai rien voulu faire sans prévenir madame.

parce que. madame est si bonne!.

Je vais la voir! s'écria Valentine. Puis, répondant au regard d'Herman, elle ajouta : Ce n'est pas impossible, mou ami. tandis que nous la cherchions bien loin elle était peut-être là !

Madame de Rocheboise, en disant ces mots, descendait iIcil'escalier. Elle traversa rapidement le jardin. Herman la suivait en questionnant encore le concierge sur la pauvre femme qu'il avait recueillie, et en cherchant a relier ces indications avec le souvenir qu'il conservait de sa i n y s I é r i et i se mendiante.

Quand il entra dans la loge, il vit Jeanne évanouie dans les bras de Valentine.

Ou transporta aussitôt la malade dans la chambre de madame de Hochchoise.

Jeanne, placée dans un fauteuil, vers une fenêtre ouverte. demeurait encore immobile, les traits profondément aiter s ei empreints d'une pâleur morbide.

Au bout d'un instant, l'air et le doux rayon de soleil qui venaient l'effleurer parurent laranimer; sa paupière vacilla, ses lèvres laissèrent échapper un soupir.

Herman, craignant instinctivement que sa vue ne lui causat une trop vive émotion, lit un mouvement en ar- rière, ei demeura penché sur le dossier du fautcuil, tandis que Ynlelltillc soutenait toujours la malade. - Jeanne ouvrit les yeux. mais sans regarder autour

d'elle le lieu où elle se trouvait et qui devait lui causer de la surprise; elle passa la main sur son front et parut cher-

cher à se souvenir.

Puis elle dit d'une voix interrompue : — Herman!. Le temps s'est écouté. Il est tranquille maintenant. et préservé contre un malheur plus grand.

Je poux mourir.

- Que dit-elle ? murmurait Herman.

- Quel accent de tendresse suprême! disait à demivoix Valentine.

— Oui, reprit encore Jeanne; le ciel m'a conduite dans l'endroit où, cachée sous les arbres, j'ai pu apprendre ses tourments. les dangers de toute sorte qui le menaçaient.

Je suis venue implorer sa femme, sa noble femme; elle l'a sauvé. mon Herman!

Celui dont elle parlait ainsi l'écoutait avec une émotion extrême et une surprise croissante.

Après un instant de silence : - Je souffre, dit Jeanne en croisant les mains sur sa poitrine, je souffre. ce n'est rien. Il est heureux, lui!..

lui que j'aime tant!. J'ai pu faire quelque chose pour lui en ce monde. Que cette pensée fait de bien, mon Dieu !..

Quel doux adieu à la vie. Oh ! je ne me plains plus !

A ces mots, le souffle de Jeanne s'éteignit, sa tête s'abaissa et son corps abandonné semblait se pencher difns une défaillance mortelle.

Herman n'y tint plus ; il la soutint dans ses bras en s'écria nt :

— Mais qui donc êtes-vous ?

Jeanne tressaillit et laissa échapper ces mots qui sem-' blaient emporter toute son âme : — Herman!. mon fils!

Puis ses yeux se fermèrent.

— Son fils! répéta Herman, qui demeurait à ses genoux, immobile et pâle comme elle.

Valentine, presque aussi émue, s'empressa pourtant de secourir la mourante. Elle la fit mettre au lit, envoya chercher de tous côtés des secours. Herman, pendant ce temps, restait fixe devant Jeanne, les yeux attachés sur elle, les bras croisés dans une attitude solennelle, et murmurait sans cesse : - Oui ! c'est l'accent de la vérité. c'est son cœur qui a parlé. c'est le mien qui l'a entendu. oui, elle est ma mère!

Et ce doux nom de mère retentit si souvent à l'oreille de Jeanne, qu'elle revint à la vie.

Elle écouta ce mot avec un ravissement ineffable, comme on entendrait une musique du ciel. Mais ses esprits s'étant tout à fait l'animés, elle pressa son front de sa main, ses regards devinrent, inquiets, errants ; elle semblait agitée par un mélange de joie indicible, de regrets et de craintes.

— Ah ! dit-elle enfin, j'ai parlé dans un moment de dé- lire, que Dieu me le pardonne!

— Ma mère!. s'écria Herman en étendant ses mains jointes vers Jeanne, pourquoi n'êtes-vous pas venue à

moi, ppisque vous saviez le lien. qui nous unissait ?

- Mon Ame était toujours auprès de toi. - Vous ne vouliez donc être ma mère que pour m'ai- mer, me protéger ?

— C'est là toute l'existence.

— Oh ! non. Pourquoi êtes-vous restée seule, pauvre.

misérable, quand je pouvais changer votre sort? Pourquoi vous êtes-vous privée de mon amour !

— Un devoir tout puissant l'exigeait.

— Quel devoir peut forcer à un lei sacrifice!. à m oter ma mère!. à vous priver de votre fils !.

Le cœur d'Herman se fondait en larmes. et sa voix avait, en prononçant ces simples mots de tendresse, des vibrations pénétrantes.

Jeanne se pencha sur sa main et la baisa avec transport.

- Oh! reprit Herman, vous pensiez peut être que j'aurais pu douter de vos paroles?. Non, il y a dans un tel aveu des accents au-dessus de ceux de la terre. Que j'aurais pu rougir de votre condition? Mon Dieu, des sentiments indignes auraient-ils trouvé place en moi qui suis votre fils ?

— Non. non, mon Herman adoré. Je te connaissais:

j'avais vu la bonté angélique peinte, sur ton front, dans ton regard. J


Eli bien, ma mère?

— Mais je devais me taire. je le devais au nom de ce qu'il y a de plus sacré. maintenant je me suis révélée a toi. mais Dieu a permis que ce fut au moment où. j'allais mourir. pour que je n'en eusse pas le remords.

Valentine, émue de respect et d'admiration, se tenait à demi-prosternéc devant la pauvre Jeanne.

— Oh ! pieuse martyre! dit-elle.

— Les martyrs sont récompenses dans le ciel, dit Jeanne en souriant et en regardant son fils. Moi, je le suis déjà sur la terre ! Voyez !

Mais tant de bonheur précipitait les derniers souffles d'existence dans le sein de la malade, et hâtait sa fin.

Le médecin appelé ne put cacher à ses enfants qu'elle était très-mal, et qu'il n'existait aucun espoir de la sauver.

Jeanne, dans un âge peu avancé, avait, par les privations, '• les souffrances, atteint le dernier degré de là vieillesse; les sources de le vie étaient épuisées.

Après les émotions puissantes de cette scène, l'état de Jeanne exigeait impérieusement le repos. Herman fut obligé de se retirer en confiant sa mère aux soins de Valentine.

Rocheboise, seul dans son cabinet, resta d'abord livré au sentiment nouveau qui venait de se révéler à lui, et dont son âme aimante a l'excès avait été subitement et profondément pénétrée.

Au bout de peu d'instants, cherchant autour de lui quelque chose qui lui rappelât sa mère, ses regards tombèrent sur la lettre qu'elle lui avait envoyée. --

En retirant la première feuille de l'enveloppe, il en vit une autre qui n'avait pas, la, veille attiré son attention, étant trop occupé du titre qui assurait sa délivrance.

Ce dernier papier était une lettre sans adresse. Herman, en l'ouvrant, vit une écriture parfaitement inconnue, d'autant plus qu'on pouvait ne pas même la reconnaître pour de l'écriture: c'étaient plutôt les gros jambages qui servent d'apprentissage à la formation des lettres.

Herman, cependant, déchiffra ces mots : « Oh! Pasqual, au milieu de mes grandeurs, je ne t'ai * pas un instant oublié ! Tu me fuis, tu me dédaignes, et « je t'aime, oh ! Pasqual ! » On reconnaît cette lettre, chef-d'œuvre de Robinette, et tracée par elle à la sueur de son front.

Le premier sentiment qui domina Herman en la lisant fut l'humiliation poussée au degré extrême. En élevant à lui une fille de la classe la plus misérable, en la comblant de richesses, en l'aimant de l'amour des sens, superficiel, mais idolâtre, il n'avait pas même pu en être aimé, ni se placer dans le cœur de la petite créature au-dessus d'un valet. Il devint d'une rougeur brûlante en songeant aux caresses passionnées qu'il avait prodiguées à cette forme de femme, admirablement belle, mais ne contenant que cendre au fond. en songeant qu'il avait pressé contre son sein ce sein où habitait l'image d'un mendiant !

Si la femme entretenue eût été près de lui en ce moment, il l'aurait tuée, non par colère, mais pour l'effacer (le la terre, dans la honte qu'il éprouvait pour lui, dans le dégoût qu'il éprouvait pour elle.

Cependant quelques minutes s'étaient a peine ecoulees, que le jeune homme en était venu à un sentiment plus sensé, à une pitié froide et dédaigneuse pour l'objet de ses récentes folies. 11 songeait aux relations qui avaient existé entre Robinetle et Pasqual; il se disait qu'après tout la petite fille des rues était restée fidèle à son ori gine, à sa nature, en aimant un de ses compagnons de vagabondage. qu'on ne pouvait pas lui demander un amour élevé. pas plus que des fruits précieux à un arbuste sauvage.

Le secret de ce changement louable ne venait cependant pas d'une source élevée, mais de l'imperfection du coetit-, toujours prêta faiblir dans ses attachements légitimes ou coupables. Herman avait perdu beaucoup de son enthousiasme pour la jolie bohémienne, et un commencement d'indifférence aida la sagesse à triompher en lui.

il se décida donc à l'instant à laissera sa maîtresse tout ce qu'il lui avait donné, mais à lui intimer l'ordre de sortir de sa maison, et surtout à ne jamais la revoir. Pour Pasqual, Herman était si bien guéri en ce moment, qu'il ne sentait ni haine ni colère contre son infime rival ; la

lettre môme de Robinette prouvait que cet homme n'avait jamais profité de l'amour malheureux que la plus jolie créature du monde éprouvait pour lui, et cette délicatesse louable ne devait que le mieux faire apprécier par son maître.

Herman enfin se demanda par quoi étrange assemblage la lellrc d'amour de la petite courtisane se trouvait avec le reçu de son créancier.

Il réfléchit quelques minutes, et, après avoir trouvé le fil de ce mystère, il s'écria dans un élan de pieuse reconnaissance : — 0 ma mère !. ma mère ! elle a voulu me sauver des dangers que je me créais à moi-même comme de ceux qui me menaçaient. Elle est venue m'arracher à un amour avilissant, à des mœurs indignes de moi. O mon ange protecteur, ma mère, sois deux fois bénie !

En effet, quelques mots prononcés par Jeanne avaient appris à son fils que, dérobée par les arbres du jardin, elle avait assisté, témoin invisible, à son entretien avec Pasqual, à la suite de la soirée donnée dans le pavillon clandestin. Lil, aussi, la lettre destinée à Pasqual avait pu 'tomber entre les. mains de Jeanne, qui s'était trouvée alors en possession de l'arme la plus puissante pour combattre un amour déplorable.

Herman, après que ces lumières eurent pénétré en lui, sentit redoubler son ardente serveur pour sa mère.

- Qu'elle vive, mon Dieu ! disait-il du plus profond de son àme, que je puisse rendre son sort aussi heureux qu'il a été jusqu'à présent misérable!. Qu'elle vive, je me charge du reste?. je trouverai toutes les consolations qui pourront lui faire oublier le passé, toutes les douceurs qui pourront charmer ses derniers jours; je trouverai des sources infinies de bonheur à lui offrir dans cette seule pensée : c'est pour ma mère!

Ce fut dans de tels sentiments qu'Herman retourna au chevet de la malade.

Quelques jours s'écoulèrent, pendant lesquels les dernières forces de Jeanne déclinèrent rapidement. Un matin, à l'heure de sa première visite, le médecin déclara qu'elle ne passerait pas la journée.

Il avait prononcé ces paroles près du lit de Jeanne, qui paraissait entièrement privée de connaissance. Mais la mourante alors tourna son pâle et doux visage vers-le jour qui se levait dans tout son éclat, puis vers son fils, dont les traits s'illuminaient de toute la tendresse de l'âme, et elle joignit les mains dans un mouvement de reconnaissance suprême envers Dieu. On vit qu'elle avait entendu son arêt.

XXVIII.

UNE MÈRE.

Jeanne, arrivée aux derniers instants de sa vie, avait enfin dépouillé les insignes de la misère. Elle reposait sur - une couche blanche et une ; sa tête, soulevée sur un oreiller, et belle encore, était enveloppée de mousseline et de dentelles; le reflet des rideaux se fondait avec sa paleur pure et transparente; ses formes délicates se dessinaient sous les longs plis de la toile; entre ses mains s'enlaçait encore son ehapolet. Elle était peu dissemblable ainsi d'une statue qui, dans l'attitude du recueillement éternel, repose sur une tombe.

A l'heure de la mort, qui exalte les facultés de l'âme, on revoit d'une manière lucide le cours de son existence dont le tableau est accompli. Ainsi Jeanne, en ce moment, retrouvait dans sa mémoire tous les événements de sa vie, qui reparaissaient comme éclairés d'une lumière nouvelle.

— Mon fils!. mon Herman! disait-elle, je dois te faire connaître celle qui fut ta mère. Je veux rappeler mon passé tout haut. devant toi. afin que ta pitié me soulage et me suive là-bas.

— Demain, ma mère, dit Herman d'une voix tremblante, vous aurez plus de force pour retracer ces tristes souvenirs.

- Demain les souvenirs mêmes ne seront plus.

Laisse-moi donc la douceur de les déposer aujourd'hui dans ta mémoire, pour qu'ils y demeurent après moi.

He rman, assis auprès du lit, pencha la tête sur les mains


de sa mère. Valentine, à quelques pas d'eux, les confondait dans le môme regard de tristesse et d'amour.

Jeanne parla ainsi : - Jo suis née en Allemagne. Les premières années de ma jeunesse, décolorées et monotones, s'écoulèrent chez des parents éloignés, qui m'avaient recueillie après la mort do ma mère et la perte entière de notre fortune, amenée par les chances funestes de la guerre. Mon père, le colonel Aleerfeld, qui servait dans l'armée de l'archiduc Ferdinand, avait été fait prisonnier par le général Moreau, à la bataille de Hohenlinden, et dirigé vers la France.

«Dès que l'époque de la majorité m'eut rendue libre de mes actions, je voulus rejoindre mon père, que je savais seul, pauvre et souffrant, et je partis pour la France. Je n'emportai que les diamants de ma mère, seul bien qui me fût resté ; mais j'espérais que ma présence, mes soins, mon travail adouciraient la situation de mon père, et, forte du sentiment qui me guidait, je fis le voyage avec confiance et courage.

« Vers la fin de l'année 1812, j'arrivai à Versailles, qui était la résidence de mon père.

« Je connus là quelque temps de véritable bonheur. La vue d'une fille pieuse envers le malheur, aimante et dévouée, semblait rendre au pauvre vétéran une nouvelle existence : ma jeunesse ramenait le sourire et l'espérance dans sa solitude;, mes soins calmaient les souffrances causées par de nombreuses blessures; le peu d'argent que je gagnais en brodant, ajouté au subside du prisonnier, répandait quelque bien-être autour de lui. Et moi, je pouvais aimer mon père en toute sécurité d'âme, connaître un amour pur, élevé, qui satisfait au besoin de vertu et d'estime de soi-même comme au besoin de tendresse.

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« Nous vivions a Versailles extrêmement retirés : le comte de Rocheboise était le seul étranger admis dans notre solitude. Son père, pendant l'émigration, avait reçu de notre famille d'importants et généreux services; il paraissait avoir hérité de la reconnaissance de ses parents et se trouver heureux de nous la témoigner par ses visites assidues et par ses attentions affectueuses.

« Mon père était trop âgé, trop affaibli par les infirmités pour juger des dangers de cette liaison et de la tendre in- * limité qui s'établissait entre le jeune comte et sa fille.

Et moi, si j'eusse pu les prévoir, si l'avenir tout affreux qu'il devait être m'eût été révélé, je ne sais en vérité si, pour le fuir, j'eusse renoncé à mon amour, tant cet amour, dés sa naissance, avait pris du pouvoir sur mon âme.

« Dans toute cette France peuplée d'étrangers, d'indifférents, le comte de Rocheboise était le seul homme qui nous eût jamais connus, accueillis, appelés par notre nom. Il faisait passer des heures agréables à mon père; sa figure séduisante, son esprit cultivé, ses manières pleines de distinction introduisaient dans notre retraite quelque chose des charmes et de l'élégance du monde. Mon cœur, mes yeux, mon imagination, tout en moi était également subjugué par lui. h

« Quand, vers le soir, il nous accompagnait dans le parc de Versailles, et, pour me délasser, donnait le bras à son tour au pauvre vétéran , je ne pouvais détacher mes regards de lui. Sous ces ombrages empreints d'un sceau royal, et où l'air qu'on respire porte une sorte d'admiration et de respect pour la noblesse antique, son éclat et ses grandeurs, je croyais revoir dans Rocheboise un des seigneurs les plus accomplis de la cour de Louis XIV.

Et cet homme, sur lequel j'aurais à peine osé lever les yeux, se faisait le soutien, le bâton de vieillesse de mon père ; cet homme paraissait heureux d'un regard, d'un sourire de moi!

« Cependant, après trèize années d'exil et de captivité, une espérance délicieuse vint luire pour le colonel de Meerfeld. L'Empire français touchait à sa ruine, et un retour prodigieux de fortune allait rendre aux victimes de cette grande et oppressive puissance leur patrie et leur liberté.

« Les princes alliés, qui apportaient la délivance de mon père, cernaient la France. ils avaient passé ses frontières. ils approchaient de Paris. Encore quelques jours, et le vieux défenseur de l'Allemagne serait libre d'aller mourir dans ses foyers. Mais les souffrances qui minaient le vétéran couvert de blessures marchaient plus

vile encore que sa délivrance. Mon malheureux père mourut la veille du jour où les rois confédérés signèrent la liberté de l'Europe.

« Je restai seule avec ma poignante douleur.

« Bien peu de personnes pourront comprendre la situation d'une jeune fille isolée dans un pays étranger, sans fortune, sans travail qui suffise a son existence, n'ayant personne à qui parler de sa misère sans trembler de timidité, sans rougir de la honte injuste, mais déchirante, qui tombe sur tout être obligé d'implorer secours et protection. C'est une souffrance froide, mêlée de terreur et de misanthropie, qui vous fait voir tous les êtres dont il faudrait réclamer l'assistance comme des ennemis prêts à vous accabler. »

— Mais alors, interrompit Herman, mon père était près de vous, il vous aimait, vous consolait sans doute.

- Le comte de Rocheboise était pour moi, répondit Jeanne, l'amour, le bonheur, la vie idéale et ta vie du cœur, mais il n'entrait pour rien dans ma condition matérielle. Je n'eus pas un instant l'idée de lui demander du secours. Dans mon idolâtrie pour lui, je n'aurais jamais voulu le réduire au rôle du bienfaiteur auquel on doit du pain. Pour m'éleveràlui, pour partager légitimement sa fortune et son nom. Dieu sait que cette pensée ne pénétra jamais dans mon esprit, même pour y être repoussée.

« Enfin une ressource s'offrit à moi et je me crus sauvée.

« J'avais toujours conservé les diamants de ma mère, car jusque-là cette ressource ne s'était pas trouvée nécessaire à notre subsistance ; au contraire, la vue de ces brillants était une douceur pour mon père. parfois, lorsqu'il se sentait l'âme plus triste, il me demandait de les tirer de l'écrin ; il faisait lentement tourner le cordon de pierreries entre ses doigts, et l'éclat qui en jaillissait lui rappelait sa femme aimee et ses beaux jours. Le prix de ces diamants, qui était de quinze mille francs à peu près, pouvait me servir de dot et me permettre d'entrer dans un couvent.

« Au moment où cette pensée me vint, je fis comme mon pauvre père, je mis au jour la brillante parure. mais ce fut en pleurant que je la regardai !. Cet objet de luxe, qui accompagne les autres femmes dans des fêtes, allait me conduire, moi, aux portes du cloître, de ce tombeau anticipé!. Ces ornements étaient faits pour rehausser la beauté, lui donner plus d'éclat; j'étais belle aussi, et pourtant ils allaient se changer pour moi en voile noir, en robe de bure!.

« Ce furent là mes premières larmes amères. »

Jeanne s'interrompit.

— Quelle heure est-il, mes enfants? demanda-t-elle avec un soupir.

- Deux heures, ma mère.

- Le jour commence à redescendre !

- 0 mon Dieu, éloignez ces funestes pensées !

- Ne me plaignez pas, reprit la mourante en regardant la lumière du ciel et son fils, ce jour est le dernier, mais il est bien beau.

Elle continua :

- -

— Je lis part de mon projet au comte de Rocheboise, et j'observai en ce moment sur ses traits une expression qui m'étonna; il parut surpris et sèchement blessé plutôt qu'ému de pitié et de regrets. Mais ce ne fut qu'une nuance passagère; il reprit bientôt sa grâce affectueuse où résidaient tant de séductions pour moi.

« J'ajoutai, pour lui faire connaître la fermeté de ma résolution, que j'avais déjà choisi pour ma retraite le couvent des daines Sainte-Marie, à Nantes.

— « Cependant, me dit-il avec étonnement, vous êtes libre de retourner en Allemagne.

— « Sans doute.

— « Comment avez-vous songé à une maison religieuse de France?

- « Parce que c'est en France, répondis-je, où j'ai connu mon père et vous. tout ce que j'ai aimé!. Je ne pourrai prier Dieu avec foi en sa grandeur, en sa bonté que sur la terre où restera le corps de mon père, et où vous vivrez.

« Ces paroles étaient l'expression naïve de ma pensée, l'explication sincère de ma conduite. Le comte de Roche-


boise ne pouvait pas douter que je ne l'aimasse; lui parler de ce sentiment était une chose naturelle, selon moi, et qui ne changeait rien à notre situation vis-à-vis l'un de l'autre.

« Mais cette réponse, autrement interprétée, pouvait sembler aussi une ouverture a des épanchements plus intimes de nos cœurs, pouvait sembler un audacieux aveu d'amour que je faisais la première.

« Ce fut ainsi, sans doute, que le comprit Rocheboise, car, depuis ce moment, il renonça à la réserve établie entre nous. Son regard, jusque-là voilé par le respect. se montra tout à coup éclatant de désirs, ou suppliant el, humide de larmes; son langage devint celui de la passion déclarée, qui peut dès lors se révéler sans cesse et laisser voir ses mouvements impétueux.

« Dans les premiers jours où le comte connut mon projet de retraite, il me supplia d'y renom er ou d'eu n melire l'exécution à un âge plus avancé. Je demeurai inébranla- ble, et c'était l'amour môme qui me guidait. Dans toute autre condition, je ne voyais nulle possibililé de demeurer près de Rocheboise: dans l'état religieux, au moins, le cloître me retiendrait en France, et je serais sûre de respirer toujours le même air que lui. Alors, pour dernière grâce, le comte me demanda de passer encore quelques mois dans le logement que j'occupais à Versailles ; après quoi il aurait le courage de me conduire lui-même à ma triste destination. Je pouvais, disait-il, accepter les services qu'il me rendrait pendant le reste de mon séjour dans le monde et le voyage qui m'en séparerait, pour toujours : c'était une bien faible partie de ce que son père avait dû autrefois à ma famille. Je savais que cela était parfaitement vrai, et je cédai à son désir.

« Les premiers mois écoulés, il fallut attendre encore à cause de la mauvaise saison. Le printemps venu, il fallut attendre encore afin de jouir au moins de ces beaux jours une fois ensemble sur la terre. ! tétas! il faut l'avouer, à la honte du cœur, peut-être, j'étais encore dans le plus grand deuil de mon père, et ce furent pourtant des jours de délices et defêtes. L'amour me faisait oublier cel le teinte lugubre de mes vêtements qui peignait en même temps la tristesse de mon passé et celle de l'avenir consacré au cloître. L'amour avait des fleurs pour couvrir tous ces deuils !.

« Le moment de partir vint enfin. Me défiant de moi-même, j'avais écrit à la supérieure des dames de Sainte-Marie, à Nantes, que j'arriverais dans sa communauté vers la fin du mois de mai J'avais fait choix de cette maison religieuse, parce que l'ordre dont elle dépendait, établi parmi les catholiques d'Allemagne, m'avait été connu dans mon enfance.

« Le comte de Roeheboise prit, pour.nous emmener, un de ces vôituriers qui voyagent à petites journées et couchent toutes les nuits. Il devait mettre sept jours pour faire les quatre-vingt-neuf lieues de Versailles à Nantes.

Grâce à ce moyen de transport, nous allions voyager seuls et allonger la route. C'était une providence pour nous.

« Nous partîmes au printemps de 1815. Quoique la saison fut encore peu avancée, le temps était magnifique et la chaleur brûlante.

« Pour la première fois, le comte et moi nous nous trouvions positivement seuls, délivrés de toute surveillance, isolés du monde; et c'était dans ce rapprochement délicieux et funeste qu'amène l'étroite cloison d'une voilure et le mouvement du voyage.

1 « La, dans l'élan qui l'entraîne et le berce, le corps s'assoupit pour rendre l'imagination plus forte et plus ardente; un étourdissement plein de charme égare la raison et vous livre tout entier à la puissance du cœur. Un mouvement inattendu vous fait effleurer les cheveux ou la main de l'être aimé et semble prêta vous entraîner sur son sein. Le passage rapide du rivage, la nouveauté de ce qui vous entoure, l'aspect inconnu de chaque horizon qui se découvre, vous font croire seuls au monde, délivrés de tout le reste des humains, et emportés vers un séjour bienheureux où vous ne vivrez que pour l'amour.

« Hien, dans la vie, ne ressemble tant à un rêve que le voyage.

« Roeheboise et moi, si jeunes et si beaux tous deux, nous nous abandonnions sans l'ésislancúfl cette fièvre vo-

luptueuse, à ce trouble de l'âme plein de passion et de langueur.

« Mais, tandis que je jouissais délicieusement de ces jours qui nous étaient comptes, et n'y voyais à regretter que leur terme rapide, il se mêlait parfois chez le comte à la douceur qu'il semblait goûter, une sorte d'impatience et d'inquiétude.

« Le désir de ne rencontrer personne de la connaissance de M. de Rocheboise nous faisait choisir pour nos gîtes du soir de modestes hôtels garnis. Dès notre première couchée, je vis le comte examiner avec un soin singulier la situation de sa chambre et de la mienne dans la petite auberge où nous étions descendus.

Le soir, m'ayant accompagnée dans la pièce qui m'était destinée, il vit un verrou à la porte et me demanda si j'allais le fermer; je lui répondis en riant que ce serait grande folie de m'endormir sans cette précaution, dans l'espèce de coupe-gorge où nous étions venus nous jeter.

A quoi il dit avec un froncement de sourcils que c'était une terreur ridicule, et il se mit à observer la disposition de la fenêtre, sa hauteur et le lieu où elle donnait. Je remarquai à peine cette particularité dans le moment: mais je m'aperçus de nouveau qu'il y avait parfois sur les traits de Rocheboise un mécontentement sec, qui ne semblait pas tenir à la tristesse de notre séparation prochaine.

« A toutes les couchées de notre route, il en fut à peu près de même; et, comme il va partout des verrous aux chambres d'auberge, les questions du comte à ce sujet se renouvelaient chaque soir. Je m'amusai bientôt de son élrange préoccupation à l'égard des verrous, et m'empres- sais de lui montrer la première ceux qui garnissaient ma porte.

« Mais le lendemain, avant le jour, nous reprenions notre route, et, le voyage était toujours délicieux. Je puis bien dire que j'allais au tombeau par un chemin Henri.

« Chaque matin, Rocheboise faisait notre provision d'oranges, qui. avec le tait. et le pain noir qu'on trouve dans lès campagnes, composaient à peu près toute notre nourriture. Le soleil était dévorant; le comte coupait des branches d'aubépine aux buissons et en garnissait la portière pour que je pusse avoir de l'ombre sans être privée d'air. Quand la campagne était belle, et surtout dans les grandes prairies de la Sarthe, nous faisions des lieues à pied dans l'herbage qui longeait la route, mais si nous apercevions briller dans l'herbe le filet argenté qui découlait d'une fontaine, nous allions en courant boire à cette source; et, la mollesse nous gagnant, nous demeurions longtemps assis au bord de l'eau, sous l'ombre épaisse des noyers. Cela au grand déplaisir du voiturier, qui stationnait sur le chemin, et jugeait que nous faisions injure à sa cage de sapin en préférant l'ombre des arbres à la sienne. « Ainsi, sans sommeil, presque sans nourriture, faisant de longues routes' à pied, sous un soleil ardent, nous pas- sions avec délices ces journées qui eussent semblé mor-

telles à tout autre. Pour nous, c'était la vie à deux, et elle ne nous causait aucune fatigue : on aurait pu dire

réellement que nous vivions d'amour et de l'air des champs. « Une fois, dans l'un de nos instants de repos, j'aprreus une croix rustique dans le massif où nous étions assis.

Cette vue me rappela subitement le but de mon voyage, et je m'éveillai en frissonnant de mon doux songe.

« Je me levai, et j'allai. les mains jointes, appuyer ma tête contre le tronc de l'arbre sacré, dans l'altitude ipi<devait avoir autrefois Madeleine au pied de cet antique: symbole.

« Rocheboise vit que je pleurais et accourut près Il moi en me disant : — « Elisa !. chère Elisa ! je vous avais bien dit que ce parti extrême vous laisserait de cruels regrets. Heureu- sement, il est temps encore! Nous n'avons qu'à faire retourner la voiture, et tout sera fini entre le cloître et vous.

- « Mon ami, lui répondis-je, vous vous trompez: ma résolution est aussi ferme que jamais. Mon bonheur pivs de vous devait être de courte durée. Tant de causes nous éloignent l'un de l'autre! J'aime mieux la séparation amenée de moi-même, et qui, du moins, me laissera dans


toute sa pureté et toute sa douceur le souvenir d'un amour si beau.

- cc Mais trop tôt fini.

- « Eh bien, c'est encore le meilleur sort en ce monde que d'atteindre le but où nous tendons, ne fût-ce que pour un instant! Nous portons tous en nous le sentiment de la fragilité inévitable du bonheur; quel être humain ne s'est écrié une fois au fond de son âme : 0 mon Dieu, être heureux un seul jour et mourir! Ce que nous demandons ainsi, je l'aurai obtenu ; j'aurai eu ce beau jour de voyage avec vous, et à la fin, je trouverai la mort du cloître!

« Ce courage était sincère et profond. Cependant, je 1 dois le dire, à mesure que j'approchais de ma retraite ré- se j'en devenais moins digne. L'agitation, la fièvre de l'amour me consumait, tes battements de mou e-reur semblaient avoir remplacé en moi tous les mouvements de l'existence. Chaque jour aussi Rocheboise paraissait plus aimant, plus enivré; chaque soir, il restait plus longtemps avec moi et me quittait avec plus de peine.

« En même temps, les atteintes d'impatience et d'humeur sombre que j'avais remarquées en lui se renouvelaient plus souvent à mesure que nous avancions. Tandis que j'étais tout entière à mon amour, tantôt souriant aux douceurs ineffables qu'il m'avait données, tantôt versant quelques larmes à la pensée du triste lendemain qui devait le suivre, il y avait dans Rocheboise une nuance d'amertume et de colère que ne produisent pas les peines du cœur, mais les déceptions éprouvées dans les affaires de fortune et de plaisir.

1 « Nous approchions du terme de la route. La journée d'Ancenis, l'avant-dernière du voyage, devait être longue.

Je me levai de très-bonne heure ce jour-là, et pour la première fois, en m'occupant de ma toilette matinale, je trouvai sur mes traits la pâleur et l'altération que laissent la fatigue. Mon cœur se serra; il me sembla que cette force miraculeuse donnée par la joie intérieure venait de s'éteindre en moi; il me sembla que mon bonheur devait finir môme avant le terme si court qui lui était assigné.

Comme Jeanne en était là de son récit, sa voix faihlit, et sa tête se pencha lentement sur sa poitrine.

— Ma mère ! ma mère ! vous souffrez, dit Herman en l'entourant de ses bras.

— Non, pas davantage ; mais le souvenir qui se présente en ce moment pèse sur mon âme, et mes lèvres le retraceront avec peine.

— Reposez-vous, reprit Herman ; dormez un instant sur mon sein; votre sommeil sera doux.

— Le sommeil, mon enfant, n'appartient qu'à ceux qui ont de l'existence à perdre. mais moi.

La pendule sonna. Ce timbre fit tressaillir Herman, qui jeta un coup d'œil furtif et désolé sur le cadran, puis sur sa mère.

- 0 mon rilst reprit la mourante, ne tremble pas ainsi à cette voix des heures. Elle vient dire seulement que la pauvre Jeanne a assez aimé, assez souffert et va trouver le repos éternel. Cette voix est douce pour mon âme comme l'arrêt de la miséricorde divine.

Jeanne laissa voir un pieux et tendre sourire; elle passa la main sur son front ranimé et continua ainsi son histoire.

- Pendant les premières heures de notre route, Rocheboise, comme s'il eût voulu justifier mes tristes pressentiments, se montra plus morose et plus concentré que je ne l'avais encore vu. Si je n'avais pas eu une foi si profonde en son amour, en son dévouement, j'aurais cru qu'il regrettait le service entrepris en ma faveur, qu'il éprouvait une sorte de honte et de dépit de ce voyage, où il emmenait une jeune fille loin des atteintes de l'amour.

« Le chemin que nous suivions, dans un enfoncement, était des plus rudes, et encaissé par des terrains ardus et rocailleux sur lesquels on ne pouvait mettre les pieds. De profondes ornières, durcies par la sécheresse et croisées en tous sens, opposaient à la route des aspérités heurtantes comme le roc. La voiture allait si lentement, qu'à chaque pas on pouvait la croire définitivement arrêtée.

«( Nous en fîmes l'observation au conducteur.

« —Ah! dit-il, c'est qu'il y a l'essieu de devant qui promet de casser. En comptant sur un beau chemin, il aurait fait encore la journée; mais avec des creux oomme ceux-là, que voulez-vous qu'on y tienne?. Je vas dou-

comollt pour que la voiture quitte le plus tard possible et que vous ayez moins de chemin à faire à pied jusqu'à la ville.

« — Et quand l'ossieu cassera, nous verserons ? demandais-jc.

« — Peut-être que non, répondit le voiturier.

« Cette perspective do verser à la première minute, à moins d'un hasard, nous rendit quelques instants do gaieté.

Le grincement aigu qui s'élevait de chaque tour de roue j avait alors un langage pour nous; il nous rappelait notre situation précaire. Courir un danger auprès de ce qu'on aime est si doux! Ce danger, si faible qu'il soit, resserre le lien entre vous; il amène la pensée supérieure de mourir ensemble, devant laquelle on ne se plaint jamais d'ainrer trop. Je sentis que la catastrophe qui nous menaçait en ce moment nous donnait l'un pour l'autre une adoration que nous n'avions jamais eue, et en même temps une joie d'cnfant. A chaque cahot un peu violent, Rocheboise me serrait dans ses bras ; puis, la voiture retombée dans son aplomb, nous en avions pour longtemps à rire de nô- tre terreur. Si j'entre dans de pareils détails, mes enfants, si je rappelle ce rire de jeunesse, c'est qu'il fut, hélas! le dernier de ma vie.

« Un léger incident vint nous distraire de cette préoccupation.

« Un petit paysan, nu pieds, suivait la voiture en faisant la roue dans la poussière; après lui avoir jeté quelques sous qu'il ramassait en continuant son manège, je remar- quai la chaleur extrême amenée par cet exercice, où la tôle prenait alternativement la place des jambes, et je lançai à l'enfant une de nos oranges. Cette ibis il demeura immobile, stupéfait, couvant ce fruit doré des mains et du regard, avec une expression de bonheur qui no peut se décrire.

« J'en fus frappée, et j'attirai l'attention de Rocheboise de ce côté.

« —Mon Dieu! regardez donc ce petit garçon, m'écriai-jo. Est-il possible d'être si heureux pour une orange !

« Le comte, l'œil fixe et sombre, le sourcil froncé, me dit d'un accent amer : « — Et vous êtes charmée de donner un instant de joie !

« - Saiis doute, répondis-je avec étonnement.

« — Et moi ! reprit-il d'un ton passionné, presque colère, tu ne veux donc rien faire pour moi 1 tu ne songes pas à mon bonheur !

« L'expression de ses traits, ce langage dont il se servait pour la première fois, me firent songer tout à coup qu'un jeune homme doué de tous les avantages, tel qu'était Rocheboise, attendait un autre prix de son amour que l'amour même. Il me fallut alors comprendre l'imprudence que j'avais commise en acceptant un tel compagnon de voyage et le danger de ma situation.

« Heureusement, dis-je en moi-même, le terme approche où cette intimité périlleuse sera rompue!. rompue pour toujours!

fi Et cette triste consolation redoubla ma douleur.

«— Le temps passe bien vite, dit Rocheboise, comme si sa pensée avait suivi le même cours que la mienne. Chaque tour de roue accomplit notre séparation. Il semble que cette marche devienne fatale en avançant plus rapide. Et dans deux jours, vous serez dans un asile où je ne vous reverrai jamais.

« — Ne me plaignez pas, répondis-je. Je vous ai déjà dit que cette retraite austère n'avait point d'effroi pour mui. l'ohscurité, les privations, le néant de toutes choses ne me sont ion. Je n'aurais redoulé que le vide du cœur; et, grâce au souvenir de mon pèrebien-aimé, gràee aux moments passés près de-vous, j'emporte dans le eloïtre de quoi nourrir de tendresse toute ma vie, quelque longue qu'il plaise à Dieu de la mesurer.

« Puis, exaltée par cette pensée, je continuai : cc Ob! oui, je serai riche et fière dans cette condition « Oh ! oui, d'humilité profonde!. riche et fière de mon de pauvreté, d'humilité profonde t.riche et fièro do mon trésor caché. plus heureuse que toutes les autres recloses,.. Les reines mêmes, qui se retirent dans les monastères, perdent leur couronne, leur pouvoir, leur fortune ; mais moi, jccc'ttsfrvcrai mes richesses, ma grandeur, je garderai mon amour ardent au fond de mon sein.

« — Aussi, n'est-ce pas de vous dont je m'inquiète, ré-


pondit Rocheboise avec un élrange accent de froideur, c'est de moi.

« Mais s'interrompant subitement, il reprit d'une voix plus tendre : « — Sans doute, Elisa, je sais qu'avec votre pureté de coeur, votre piété extrême, vous trouverez la satisfaction de tous les instants dans la paix de la conscience, l'accomplissement de vos saints devoirs ; je sais que votre courage est à la hauteur de votre sacrifice. Mais moi, que deviendrai-je après vous avoir perdue? Dans l'existence où je vais rentrer, rien ne compensera le bonheur suprême que me donnait votre vue ; aucune consolation ne m'attend, el je ne retrouverai pas dans ma vie entière la douceur d'un seul moment passé à vos genoux.

« Je n'eus pas le temps de répondre. A cet instant, un rude cahot souleva la voiture, la fit craquer du haut en bas et la jeta brisée sur le bord de la route.

« Nous n'avions aucun mal, et nous sortîmes facilement des décombres de l'équipage. A quelques pas, le voiturier, lancé hors de son siège, nous attendait, couché sur le dos, dans la poussière du chemin.

« Rocheboise lui dit en riant « — Eh bien ! mon cher, l'essieu de devant tient fidè.

lement ce qu'il avait promis I « — Que voulez-vous, monsieur? une descente comme celle-ci l'a fait aller plus vile qu'il ne pouvait. Regardez donc ?

« Le chemin offrait en effet une pente très-rapide, après laquelle il se perdait dans une profondeur d'épaisse ver- dure.

« — Combien avons-nous encore d'ici à Ancenis ? demanda le comte.

« —Cinq lieues, monsieur.

«— Cinq lieues!. Et il est sept heures du soir. N'y a-t-il pas de ville plus près?

« — Pas seulement un village.

« — Alors, que ferons-nous?

« Voici là-bas, au bout de mon fouet, un charron qui raccommodera la voiture. Comme la descente est trèsmauvaise, il est venu s'établir là pour avoir toujours de l'ouvrage.

« — Et la voiture sera bientôt prête?

- « — Bientôt. mais pas aujourd'hui cependant.

« — Où pourrons-nous donc passer la nuit?

« — Si nous n'avons pas le nécessaire, nous aurons au moins l'agréable, dis-je au comte; car, pendant son colloque avec le voiturier, j'avais inspecté les environs. Regardez donc, ajoutai-je, au bas de ce coteau, quelle plaine de feuillage ! quelles belles masses de verdure, coupées de zônes blanches par les fleurs de l'acacia! C'est vraiment du luxe en fait d'ombre et de fraîcheur.

« Rocheboise, en portant son regard du côté que j'indiquais, découvrit au milieu des rameaux une cheminée et la cime d'un toit. Ce fut une raison décisive de nous diriger vers cet endroit, puisqu'il offrait, outre les avantages que je signalais, l'espérance d'un gite pour la nuit.

« Le bâtiment enfoncé dans les arbres était une grange, où on voulut bien nous recevoir, et, sur notre bonne apparence, nous promettre le repas du soir et le coucher.

« Cette habitation de cultivateurs était bien la maison rustique dépouillée de toute la poésie qu'on lui prête. En entrant, on aspirait une odeur aigre et fade qui portait au coeur; la malpropreté séjournait à l'intérieur; il ne s'y trouvait pas l'empreinte de la pauvreté, mais celle de la lâcheté à se procurer le bien-être; les meubles, les ustensiles de ménage y étaient étalée en grand nombre; il semblait qu'il ne manquait rien que do l'eau pour laver toutes ces choses.

« Tout en préparant notre souper, les paysans nous accablent de paroles obséquieuses, dont le ton n'était pas moins grossier, tandis que les animaux domestiques, errant autour de nous, faisaient de notre gîte une véritable basse-cour, moins le grand air qui la purifie.

« Dans celle situation critique, nous prîmes notre repas avec un dégoût extrême, et en songeant surtout avec terreur aux lits dans lesquels il nous faudrait passer la nuit.

« Je vais vous rapporter ici, mes enfants, une circon- stance qui semble la plus insignifiante de toutes, et ne

laissa pas d'avoir une grande importance dans ma vie.

« Comme nous étions encore à table, une mendiante vint à la porte de la grange demander l'hospitalité.

« Cette femme avait vingt-cinq ans à peine ; la fatigue la faisait fléchir sur le seuil; son visage était encore effilé par la inaigreur et l'épuisement ; des cheveux fins et mouillés de sueur encadraient sa pâleur d'une ligne noire. Malgré la chaleur, la mendiante portait un grand châle vert qui, en tombant de l'épaule, s'arrondissait autour de son bras gauche.

« Un petit enfant était couché là ; il reposait comme dans une barcelonnette formée par le bras de la pauvre femme et le chàle en cerceau; il y était toujours bercé, et toujours près du sein de sa mère.

« On permit à la mendiante d'aller coucher dans l'étable, et nous lui donnâmes le reste de notre souper, auquel nous n'avions guère touché.

«La grange était assez vaste, et on pouvait nous y donner deux lits, à la condition que M. de Rocheboise coucherait dans un grenier, et que je partagerais, moi, la chambre des filles de la maison, grosses et rubicondes paysannes qui menaçaient de me laisser bien peu de place.

« Je me souviens à cette heure de tous les détails de cette soirée, dont les jours suivants il m'eût été impossible de recueillir aucune trace, dans le trouble violent qui avait tout effacé.

Il A vant. de monter dans nos chambres, nous étions, le comte et moi, sur un petit plateau situé entre la grange et un enclos boisé faisant partie des épais ombrages qu'on découvrait de la hauteur. Là se trouvait la belle plantation d'acacias dont les fleurs roses et blanches nuançaient la verdure. On découvrait au-dessous des fuyants profonds-où un gazon uni conduisait par des cintres prolongés dans des retraites pleines d'ombre et de silence.

« Nous parlions en même temps des lits durs et repous- sants qu'on nous préparait dans cette étouffante tanière, et Rocheboise me dit : « — Il vaudrait mieux cent fois coucher à la belle étoile, dans une nuit si douce, et sous les grands arbres que voilà.

« — Oh ! comme on serait bien ! m'écriai-je. Quel lit délicieux que cette herbe longue et fine, avec ces Liges tombantes, si blanches et si parfumées, -pour nous servir de rideaux.

« — Et des rossignols encore qui chanteraient pour nous endormir !

« — On se sent frais et reposé rien que d'y penser!

« — Eh bien ! allons dormir là ! reprit vivement le comte.

laissons cette affreuse maison.

« Et sans attendre ma réponse, il se retourna, et dit assez arrogamment au cultivateur assis au seuildesa grange, qu'il était inutile de préparer nos lits, parce que nous aimions mieux coucher au dehors qu'entre ces quatre murs.

« — A votre aise, mon beau monsieur ! répondi t le paysan.

« Et en même temps, blessé du dédain qu'on faisait de sa demeure, il en referma la porte sur nous, ce qui nous était toute possibilité de revenir sur nos pas.

« Un moment après, j'étais assise dans le massif ombreux dont je vous ai parlé, et Rocheboise à mes pieds.

« Oh! cette nuit lalale était bien bette! L'air avait une pureté céleste, le feuillage paisible frémissait doucement, les rayons des étoiles scintillaient a travers comme une vague lumière de l'âme ; rien ne veillait dans la nature que ce qui était bon et bienfaisant.

« Jamais Rocheboise n'avait été si tendre, si passionné ; jamais son cœur ne lui avait inspiré des paroles si enivrantes : son regard, son souffle, ses accents, tout son être exhalait l'amour. tel qu'on petit le rêver dans la plus ardente aspiration vers ce bien suprême.

cc ,l'au l'ais peut-être cédé à cette puissance entraînante quand môme elle eut été seule à se faire sentir; mais une circonstance élrange signala ce moment de ma vie.

« Le parfun des acacias, dans leur entière floraison, et dont la chaleur dilatait les abondants arômes, était si fort, si pénétrant, qu'il changeait l'air en un délicieux poison.

Affaiblie comme je l'étais par cette dernière journée de voyage, par des fatigues et des émotions au-dessus de


mes forces, ce tourbillon de vapeurs odorantes eut une influence extraordinaire sur moi. Peu à peu, dans cette atmosphère enivrante et mortelle, ma tête se troubla, mes membres s'apesantirent, l'air manqua à ma poitrine, et je tombai dans un sommeil léthargique.

« Mon Dieu ! pourquoi ne suis-je pas morte au moment où ce calice m'était VtWSÓ! puisque ces parfums pénétrants peuvent enivrer de délices et tuer en même temps, comme l'amour qui m'avait conduite dans leur retraite !.

« Ce fut dans cette nuit mêlée de fièvre, de délire et d'anéantissement profond, que j'appartins à Rocheboise.

« Mon esprit, comme tout mon être, était tellement bouleversé dans cette atmosphère mortelle, que je n'eus dans le moment ni le regret, ni même le sentiment de ma faute et, quelque temps avant le jour, accablée, défaillante, je retombai dans mon élrange sommeil.

« En m'éveillant, je sentis sur mon front les rayons du soleil levé. Je repris alors la connaissance lucide de ma situation. le voulus me replier sur moi-même, examiner l'état de mon âme. mais je n'y trouvai que l'amour. Quoi qu'il pût arriver désormais, quelle que fût ma destinée, j'appartenais à Rocheboise, je l'adorais, j'étais aimée de lui, c'était assez !

« Je feignis de prolonger mon sommeil pour me peindre à moi-même le moment où je le reverrais. Il y avait tant de bonheur pour moi dans ce moment où j'allais retrouver Rocheboise, le contempler, rencontrer son regard, que je le retardais pour en jouir d'avance, pour en étreindre dans mon soin les délices suprêmes. - - .u

« J'avais entendu un mouvement dans le feuillage; je savais que Rocheboise était éveillé et près de moi ; je me le figurais à mes genoux, comme je l'avais vu la veille, pénétré de la piété, de la grandeur de l'amour, exprimant cette impression sur sa figure si belle, si bien faite pour être le miroir d'un sentiment sublime.

« J'ouvris les yeux pour le voir ainsi.

« Le comte était à quelques pas de moi, adossé contre un arbre ; sa physionomie froide, insouciante, peignait seulement la satisfaction de lui-même. Il tenait et faisait tourner entre ses doigts un objet brillant que je reconnus pour une épingle de diamant. Il la plaça dans son gousset.

après quoi il s'éloigna. et je refermai les yeux.

« Je ne vous dirai point ce qui se passa en moi dans ce rapide moment de lumière qui était venu me luire : vous le comprendrez.

« Rocheboise venait de dérober ce brillant dans l'écrin que j'emportais avec moi, comme je vous l'ai dit, pour qu'il payât ma dot au couvent, et que dans le trouble de la nuit j'avais laissé tomber sur l'herbe.

« Ainsi, cet homme que je croyais plongé comme moi dans le recueillement suprême de l'amour, au moment où nous venions d'être unis l'un à l'autre devant Dieu, où la destinée entière d'un femme était livrée à lui, perdue, brisée, si elle ne trouvait un asile dans son cœur, cet homme s'occupait d'un détail de parure, de la plus misérable satisfaction de vanité.

« En tout autre moment. le vol que venait de commettre Rocheboise l'aurait avili à mes yeux; mais alors je le méprisais bien plus de ne savoir pas aimer. A cette pensée, uu froid mortel, un désespoir infini pénétrèrent dans mon âme pour n'en plus sortir.

«Je repris dans le gazon l'écrin de diamants, souvenir sacré d'une mère ! seule fortune qu'elle eût laissée à sa fille pour lui ouvrir un asile, lui donner une existence 1 et je retournai à pas lents vers la maison de paysans où nous étions venus la veille prendre un abri.

« En approchant, je vis Rocheboise qui s'était fait servir à déjeuner. Il vint à moi en souriant, me prit par la main et me fit asseoir à ses côtés. Cette assurance, cette gaîté, cette expression d'un bonheur paisible me brisait l'Ame.

Je me sentais mourir. La main de Rocheboise, en prenant la mienne, m'avait glacée. Je levai les yeux sur lui, et il me sembla ne pas le reconnaître. Je compris que je ne l'aimais plus.

(c Ôh ! pour les autres, il y a une providence en amour : la jeune fille, en trahissant ses devoirs, perd la confiance de ses parents, l'estime du monde, le ciel même, qu'on lui a dit ne devoir appartenir qu'aux âmes pures; mais elle aime celui à qui elle s'est donnée plus que tout en ce monde, elle aime un de ses sourires plus que l'éternité

près de Dieu. elle n'est pas à plaindre!. Moi. mon Dieu ! je no pouvais plus avoir J'exaltation du sacrifice ni sa consolation suprême. c'était affreux à penser; j'appartenais à Rocheboise, et il m'était devenu étranger.

« Le comte me dit d'un air plein de légèreté et de suffisance, que puisque sans doute je ne comptais plus désormais entrerdans le couvent (où, du reste, il n'avait jamais pensé sérieusement me conduire), il ne voyait rien autre chose à faire qu'à retourner sur nos pas, et reprendre la route do Versailles.

Il Je n'avais pas la force de répondre. Mais en ce moment notre conducteur entra, disant que l'essieu rompu -1. la caisse de la voiture endommagée ne pouvaient être réparés ni dans cette journée, ni dans celle du lendemain. Au mécontentement que nous témoignâmes à cette nouvelle, les cultivateurs nous dirent que la diligence de Paris allait passer dans quelques instants, et qu'il ne tenait qu'à nous de la prendre s'il nous était agréable de partir plus promptemont.

« M. de Rocheboise s'arrêta à ce parti.

« Il prit un des livres que nous avions emportés avec nous pour attendre plus patiemment. Je témoignai le désir d'aller sur la hauteur voisine pour voir. venir de plus loin, à ce que je prétendis, la voiture publique, mais en réalité. pour me trouver seule et pleurer en liberté. Je balbutiai en prononçant ce peu de paroles, car si je n'aimais plus Rocheboise, je le craignais déjà; et, frémissante de honte et de douleur, je m'enfonçai dans la campagne.

« Dès que .je ne fus plus en vue de la grange, je m'arrêtai froide, immobile, la main appuyée sur mon cœur, comme pour interroger ses souffrances, les yeux fixes et hagards.

je demeurai longtemps ainsi, ne regardant rien que la terre dans le sein de laquelle j'aurais voulu m'abîmer.

« Tandis que j'étais là, la jeune mendiante qui avait reçu l'hospitalité do la nuit dans la grange vint à passer près de moi en reprenant sa route.

H Elle s'approcha de moi pour me remercier du souper que je lui avais donné la veille; et je ne sais, comment, au milieu de l'égarement douloureux de mon* esprit, je me mis à observer cette femme et sentis le désir de lui parler.

«Sa figure était intéressante ; elle offrait des traces de beauté efficée avant l'âge, signe de souffrances qui ont tué la partie la plus fragile de notre être.

« — Vous êtes bien jeune, lui dis-je, pour être réduite à une telle condition.

« — C'est pour lui, répondit-elle, en montrant son enfant, pour ce petit amour-là.

« - Comment ?

« — Ah ! madame. vous qui êtes belle, riche, aimée de votre mari, vous ne connaîtrez jamais un pareil malheur.

Mais cet enfant. est le fruit d'une faute.

« Je frissonnai à ces paroles si cruelles pour moi. La mendiante vit que mon regard l'interrogeait, et continua.

« Quand mon enfant est venu au monde, mes parents ont dit qu'ils me pardonneraient, à condition que j'enverrais ce petit malheureux à l'hospice, et que j'épouserais un homme riche qui m'avait demandée en mariage sans se douter de ma position.

« —Et le pere de votre enfant ?

« - Il était à l'armée. à l'armée qui enlève tant d'hommes à nos campagnes. Je n'avais personne pour me défendre.

« — Alors ?

« - Je feignis de vouloir bien obéir à mes parents; je demandai pour toute grâce qu'on me laissât mon fils jusqu'au moment où j'aurais assez de force pour le porter moi-même dans le tour. Puis, quand je pus en effet me lever, je pris mon enfant dans mes bras, et je me sauvai avec lui. Je courus si vite, que je fus bientôt hors du pays, où on ne m'a jamais revue.

« — Pauvre femme !

« — Non ; c'est mon bonheur. j'aimais mieux mendier, souffrir avec mon enfant que d'être riche sans lui.

« — Et maintenant, où allez-vous ? «—Nulle part. Ici là, demain ailleurs. je marche par tous les temps, je mendie sur les grandes routes, je couche dans les cabanes où on veut bien me recevoir.

« Et vous ne vous plaignez pas ?

« — Je tremble chaque soir en approchant de la


1 maison d'un paysan ou je vais demander asile. c'est bien dur. mais moins que d'aller à la porte de cet affreux hospice où j'aurais perdu mon enfant. N'est-ce pas, cher petit, que tu ne veux pas aller dans le tour ?. Oh ! non, tu veux rester là. avec ta mère. ta bonne mère! Il « Puis elle continua ainsi de parler à son enfant sans plus penser à moi.

«Cet, amour de mère me pénétrait jusqu'au fond de l'âme. Émue, tremblante, entraînée par une sympathie ardente dont je ne me rendais pas compte, je pensai au seul bien qui m'appartint, je tirai de mon écrin une bague de quelque valeur, et je la tendis à la pauvre femme, eu disant : — « Voilà du pain pour votre enfant.

« Puis je m'éloignai rapidement en fondant en larmes.

« Peu d'instants après, la diligence passa et nous partîmes.

« Nous n'étions plus seuls le comte de Rocheboise et moi, et la voiture allait vite : choses qui me semblaient lavorables en ce moment!. Quelle différence, mon Dieu, du départ au retour. c'était bien le cours de la vie !

« Depuis le matin, je l'ai dit, le comte avait avec moi l'air libre et dégagé comme un homme délivré de longues fatigues ; hautain comme un grand seigneur envers une maîtresse subalterne, content de sa personne comme celui qui s'admire dans son ouvrage. Il m'avait achelée par plusieurs mois de soins assidus, de sentiments affectés, de changements de figure, d'élans de passion simulés.

quelquefois véritables pour être plus irrésistibles. j'élais bien à lui; il n'avait plus rien à dépenser pour moi. Ce que je devais souffrir de honte, de remords, ma destinée perdue, il n'y songeait pas; sa vanité et son égoïste désir satisfaits, il ne voyait rien de plus.

« Quelques instants après le départ, nous remontions cette pente rapide où la veille notre voiture s'était brisée ; la diligence allait très-lentement, ce qui me permettait de suivre de l'œil ma pauvre jeune mendiante que je venais de découvrir au bord de la mute, où elle cheminait tête nue, garantissant son enfant contre le vent qui enlevait son châle et ses cheveux. Cette femme arrêtait malgré moi mes regards. Je fus soudain frappée d'une prévision qui me traversa le cœur : je songeai que je pouvais être mère aussi, et que tel serait mon sort. Il me semblait me voir là au bord de cette route, comme dans un de ces miroirs magiques où l'on découvre son image tel qu'on sera dans l'avenir. »

Jeanne se Lut quelques instants. Assise sur son lit, le regard perdu dans l'espace, elle recueillait dans sa pensée les événements qui allaient suivre. Mais devant ce tableau d'infortune, ses traits prirent une empreinte d'ineffable mansuétude. Un sentiment de l'essence la plus pure venait dès ce moment planer sur toutes ses misères : elle n'avait plus que de douces peines à retracer.

La mourante continua ainsi son récit: « En arrivant à Versailles, je ne voulus pas retourner dans la maison que j'avais habitée, où tout était encore empreint des souvenirs de mon père et de mes années de jeunesse, aux amours si vrais, aux espérances si trompeuses. Je louai assez loin de là une petite chambre solitaire, où je vécus de mon travail.

Il Tout étail déjà fini entre Rocheboise et moi. Il avait Vil le désenchantement de mon cœur et le terme subit de ma passion pour lui avec une impatience amère. Il voulait bien avouer m'avoir séduite par une simple fantaisie de grand seigneur; mais il pensait que mon idolâtrie invincible survivrait à cette révélation même. En même temps, il fut appelé à Paris, où le retour des princes légitimes amenait un changement favorable dans sa situation de fortune, et je ne le revis plus.

« Depuisquelque temps, je menais l'existence la plus morne, la plus dépouillée, dans l'absence de toute affee- tion, dans le calme sombre d'une destinée tristement accomplie, quand soudain, au milieu de cette sphère glacée, il pénètre en moi une source infinie de joies instinctives, d'espérances et du craintes, avec la certitude d'être bientôt mi're.

« Oh ! rien ne pourrait exprimer la révolution que cet événement, si imposant pour toutes les femmes, opéra sur mon à nie dans le désert que le malheur avait formé autour de moi!. Ce qui dominait tout le reste était l'amour de

cet enfant qui n'existait pas encore, mais que mon cœur connaissait déjà, et, que j'allais chercher on deçà de la vie pour l'aimer d'avance.

« J'écrivis avec une peine extrême à M. de Rocheboise, sentant trop bien que la révélation qu'il m'était ordonné de lui faire irait se briser contre la plus profonde indiffé- rence. Je ne reçus point de réponse et ne m'en étonnai pas Sans l'lwtuue, sans nom eu France, je n'avais jamais eu la pensée d'épouser le comte de Rocheboise, et quand cela eût été possible, avec la connaissance que j'avais dès lors de son caractère. Dieu me pardonne. mais je ne l'aurais prs voulu.

« Mon enfant, vint au monde, et je le reçus avec délice dans mes bras.

«Ma situation était alors bien changée. La nature bienfaisante, veillant sans doute à ce que la nourriture épanchée de mon sein pour le nouveau-né demeurât pure, me donnait une sérénité d'âme extraordinaire. Je trouvai une force d'insouciance singulière pour tout, ce qui pouvait me faire souffrir; l'orgueil d'avoir donné le jour à une si belle créature effaçait pour moi la honte de mon état; des jouissances continuelles me donnaient un épanouissement de vie inexprimable.

« Une année entière se passa ainsi. Au milieu de ma pauvreté, le donnais à mon enfant tout le luxe de son àge; je remplissais ma chambre de fleurs et de soleil pour faire croître cette petite plante adorée, et je la voyais se développer sous mes yeux. Je vivais seule avec mon bonheur dans ce te atmosphère délicieuse. On eùt dit que mon existence recommençait avec celle de mou enfant; j'avais comme lui le repos profond de l'esprit qui ne connaît rien encore, l'imprévoyance complète de tout avenir ; j'avais avec lui de ces joies et de ces tires sans cause que le cher ange semblait apporter du ciel.

« Un soir que j'étais dans un de ces moments de bonheur suprême, car mon enfant venait de me parler pour la première fois, ou du moins je l'avais supposé, on me remit une lettre de M. de Rocheboise.

« Mon cœur se serra à la seule vue de ce papier; il me sembla qu'il était froid au toucher comme les reptiles qui renferment un venin de mort. Je demandai pardon à l'homme que j'avais aimé de cette terreur étrange, et j'ouvris la lettre en tremblant.

« Rocheboise me disait que sa position dans le monde, encore mal assurée, ne lui permettait pas de contracter un mariage avec moi, mais qu'il voulait reconnaître et élever son enfant.

« Ses sentiments étaient bien faciles à deviner: ce n'était pas' un lils qu'il voulait, mais un héritier de son nom, maintenant que la Restauration rendait une grande valeur à la perpétuation des titres nobiliaires et en faisait une source de fortune.

« D'abord cette résolution de sa part ne me causa point d'effroi ; je me mis à l'instant à écrire ma réponse. Je disais que mon fils apparlenait à moi seul, que j'userais de mon droit pour le conserver, et l'élèverais d'une manière digne du nom de mon père qu'il devait porter.

« La je m arrêtai subitement. Je leleverat, repélai-'je en pressant mon front de mes mains, mais avec quoi, mon Dieu!. Je cherchai en frémissant. avec moa travail?

dis-je, vingt, ou trcllie sous par jour, quelle fortune pour donner de riuslr.net,ion et un étal, à un jeune homme!.

encore ma vue faiblit, cette ressource peut me manquer.

mais quand même j'userais jusqu'au dernier rayon la lumière de mes veux pour gagner la vie de mon fils, d'où recevra-t-il la nourriture de l'intelligence ?. Je ne peux pas l'instruire, moi, je ne sais rien. Je ne peux pas l'introduire, le poser dans le monde, moi inconnue dans ma solitude, et si j'en sortais, réprouvée par ma situation.

« Toute la triste prévoyance que j'avais quelque temps rejetée loin do moi vint alors m'accabler. Dans la nuit, je lis un rêve affreux ; je me vis morte et mon fils demandant l'aumône auprès de mon cercueil. A peine éveillée de ce songe, il me sembla entendre une voix qui me disait d'assurer l'avenir de mon enfant, à tout prix, sans songer à moi-même. A cet ordre cruel, je sortis éperdue de mon lit. je marchai à grands pas dans une espèce de délire, et une lutte violente s'établit en moi.

« Dans certains instants, j'aimais mon enfant avec une


passion instinctive, avide, palpitante comme celle de la louve pour le petit qu'elle allaite; je ne songeais qu'à je garder contre les ravisseurs; dans d'autres, je l'aimais avec une abnégation sainte, où je ne voyais que lui, où je ne vivais qu'en lui, et j'étais prête à le porter moi-même ne vivais qu'en lui, l'homme qui pouvait le rendre riche, dans mes bras jusqu'à L'homme qui pouvait le rendre riche, heureux !

« Enfin le jour parut, et la lumière pénétra dans mon âme avec lui. Le sentiment le plus élevé l'emporta. Dans une situation où il fallait sacrifier mon enfant ou moi, je me trouvai digne du titre de mère ; je sauvai mon fils et assumai sur moi toutes les douleurs.

« Je le devais au nom de l'amour, au nom de la raison : mon fils avait toute l'existence à parcourir, et moi, le malheur avait rapidement usé ma vie; qu'importaient des souffrances de plus pour ce peu de jours qu'il me restait à languir sur la terre.

« J'écrivis à M. de Rocheboise, non plus avec enthousiasme et courage, comme dans ma première lettre inachevée, mais la mort dans l'âme. Parfois, en traçant ces lignes, un doute, un espoir enivrant faisait trembler ma main : je me disais que près de moi mon fils aurait du moins mon amour, et que l'amour immense, infini, est une. richesse aussi, qu'il en découle bien des lumières pour une jeune âme !. Hélas ! il fallait penseren môme temps combien cette tendresse est impuissante à donner tout ce que l'existence large et ambitieuse d'un jeune homme demande. Et je conduisis jusqu'au bout ma triste Wclle; j'écrivis que mon enfant serait remis entre les mains de son père.

« Ce fut ainsi, mon fils, que tu devins Herman de Rocheboise. »

— Oh ma mère! ma mère ! au prix de tant de larmes et de souffrances pour vous ! dit Herman en baisant les mains de la pauvre Jeanne. Mais votre sacrifice sublime n'a pas été perdu; l'amour que vous aviez fait reposer sur moi y laissait sa trace; j'ai, toujours senti que ma mère devait être un ange de'tendresse et de dévouement; je l'ai toujours adorée et bénie sans la connaître..

- Je demandai pour toute grâce, reprit Jeanne, qu'on te laissât le nom d'Herman, que je t'avais donné, et qui élait celui de mon père. Jusque-là, mon fils, tu avais été dans ce monde comme un pauvre oiseau des champs, sans déclaration authentique, sans baptême ; je n'avais songé à rien, qu'à t'aimer. M. de Rocheboise remplit ces formalités ; il te reconnut, t'adopta, te donna auprès de lui le rang d'un enfant légitime.

( Je ne parlerai pas de ma douleur après cette séparation. I.a veille encore, j'avais vingt-trois ans, j'étais belle.

quelques jours après, je ne me reconnaissais plus; mon visage avait pâli dans une solitude mortelle; mes yeux étaient devenus ternes et hagards à regarder, sans cesse avec désespoir les lambris de cette chambre vide.

« Je n'ai plus à te raconter que ma triste vieillesse.

« Dès que je pus reporter mon attention sur moi-même, je songeai à reprendre la route du monastère vers lequel nm première inspiration m'avait dirigée. Je partis. et, «'rite fois, l'amour ne me retint plus en chemin. « J'entrai au couvent des dames de Sainte-Marie, à N'ailles, vers la fin de l'hiver de 1816.

«I.'ai)ot-(] de cette maison n'a rien detristementimposant.

M : i passant la grille, on entre dans une cour plantée d'ar.'ir<s et de fleurs, qui présente à droite la chapelle, à gauf'lw la loge du concierge, au fond le bâtiment de la communauté ; au delà est un jardin réservé aux religieuses.

(Ici e IJ'bs touche à celui des Jésuites, d'où s'élèvent de magnifiques ombrages, et le faîte transparent d'une chapelle couverte en vitraux coloriés.

« Le costume de l'ordre a conservé son caractère primitif : c'est une robe de laine blanche, à longue queue traînante, un voile blanc, et le cœur de Marie, suspendu sur la poitrine par un ruban de laine rouge. On désigne- les religieuses de cette communauté, à Nantes, sous le nom de Dames blanches.

« La supérieure, qui avait reçu de moi la confession entière de ma vie, m'accueillit avec une généreuse bonté, et je pris le voile dans ce monastère pour y passer plus de vingt années.

« Je ne vous dirai rien de ce temps : dans le cloitre, vingt ans passent comme un jour; le mouvement de la vie

y est dompté par la règle uniforme; les événements extérieurs n'en franchissent jamais les grilles.

« En apparence, mon existence était la même que celle de mes sœurs, mais, au fond de l'âme, possédée d'un amour profond, le seul que j'eusse réellement connu, je ne vivais que du souvenir de mon fils.

«J'avais intimementlié sa pensée à la religion, dont les exercices remplissaient notre journée. Je revenais sans cesse an culte de la Vierge Marie. Agenouillée devant son image, je partageais sa tendresse heureuse iorsqu'elle se penche sur le berceau de son fils; je pleurais avec elle quand elle se prosterne éperdue au pied de la croix. Dans nos prières, jo redisais maintes fois les versets où la Vierge mère exalte son amour pour le Christ.

Quand arrivaient les grandes fêtes de l'animée, seul événement dans le cloître qui marque le cours du temps, je médisais : Mon fils a une saison de plus; je me figurais ce que cet intervalle de temps avait développé eu lui de force et de beauté, et il y avait dans cette rêverie de quoi remplir tout mon jour de fête.

« Si j'avais pu vivre ailleurs que dans ce sentiment et ramener mon intérêt sur moi-même, je me serais trouvée peut-être bien malheureuse dans ma sainte prison.

« Je m'étais cru la vocation religieuse, parce que j'avais une piété sincère et profonde ; mais il y a loin de là à faire île la religion une profession matérielle, où les prières, les élans de l'âme vers Dieu sont des tâches à remplir pour chaque heure de la journée.

« Ne pouvant me plier à ces lois monacales, j'étais sans cesse en contradiction avec la règle, avec mes sœurs, avec a cloche qui m'appelait à l'église, avec les murs du eloitre, où je voyais inscrites des maximes antiques faites pour m autre âge.

« il se passait peu de jours sans que je subisse les punitions d'usage. J'étais mise a genoux, les bras en croix, je prenais la robe noire, signe de pénitence, je portais la cordeau cou, qui, dans la pénalité catholique, est affectée aux plus grands pécheurs.

« L'amour idolâtre que je conservais pour mon enfant était aussi une grande cause de blâme : on me prêchait sans cesse le itdsintéressemmt, on m'imposait des silences intérieurs, c'esl-à-dire des intervalles de temps où. fair sant taire toute pensée, on reste en extase devant Dieu ; ensuite, lorsque j'allais au cabinet de direction rendre compte à la supérieure de la manière dont j'avais accompli en devoir, il fallait avouer qu'en regardant le ciel, je suivais de l'œil les nuages vers le lieu on était mon fils ; que, dans chaque objet de piété familier à mes mains, je retrouvais la pensée de mon fils que j'y avais laissée la veille. Et alors, je devais reprendre la corde au cou en signe d'esclavage à mes passions.

« Vingt-quatre années, mes enfants, se passèrent ainsi.

« Ce terme venait de s'écouler, lorsqu'un jour je me trouvais avec quelques religieuses dans la cour d'entrée du noire maison. Nous étions réunies devant la balle d'un colporteur qui nous vendait des chapelets, des crucifix, des boites à reliques. La clôture observée ne nous défendait pas cependant de communiquer avec les étrangers quand cela était nécessaire pour le service de la commu- nauté.

Il Tandis que nous fusions choix de ces objets de piété, l'angelus vint à sonner. Nous nous mimes à genoux pour réciter la salutation angélique. Mais moi, au lieu de baisser la tôle dans mes deux mains jointes comme mes sœurs, je 'cuulinliFli à regarder avec émotion le colpor- teur. C'est qu'il devait avoir vingt-cinq ans à peu prés, et vingt-cinq ans était l'âge de mon fils !. Ce jeune homme, d'une figure ouverte, gracieuse, était du reste furt laid. Moi, je m'étais toujours figuré mon Herman beau comme uu Dieu. Mais l'àge empreint sur ce visage captivait mon attention : je voyais quelque chose d'Herman.

« Nos empiètes achevées, il fallut rentrer dans le cou- vent. A peine sur le seuil, je prétendis que le chapelet que je venais d'acheter était cassé, et je demandai la permission d'aller le changer. Je pus donc retourner auprès du colporteur tandis qu'il pliait sa balle, et contempler encore une minute ce jeune homme de vingt-cinq ans.


« Je priai le marchand ambulant de nie donner lui autre rosaire.

«— Oh! tout ce que vous voudrez, ma caisse. tout est a votre service. car tout à l'heure. c'est étrange !

« - Quoi donc ?

« La manière dont vous me regardiez me remuait le cœur.

Il --- Esl.-il \'l'ai?

« Ça me rappelait ma mère. Oh ! mais, plus que je ne puis le dire. je n'ai jamais vu qu'elle et vous me regarder ainsi. lit je l'aime tant, la pauvre femme !

«n - Heureuse mère !

«—Allons, reprit-il, voilà que vous pleurez maintenant tout comme elle. quand elle m'embrasse au retour d'un petit voyage.

« Et alors, vous restez près d'elle!. elle vous voit (ouLtejour!

« - Le plus que je peux. mais c'est moi maintenant qui porte la balle dans nos environs. Elle a eu assez de mal, la bonne mère. Figurez-vous, ma sœur, que pour me garder près d'elle quand j'étais enfant, et. que ses parents voulaient la contraindre à 111'ahandonncr, elle s'était réduite îi demander l'aumône.

« Je regardai ce jeune homme avec un vif saisissement qu'éveillaient ses paroles.

« Mon Dieu oui, eontinua-l-il, toute jeune et J'ail)le' qu'elle était, elle errait dans les campagnes, demandant un morceau de pain pour elle et pour son enfant. quand un jour une jeune et belle dame.

« - qu'die. rencontra dans la campagne. A cinq lieues d'Ancenis ?

«( - Oui. lui donna une bague.

CI - Elilni disant : « Voilà du pain pour votre ciifiiii.» Il - Mais, seigneur Dieu, émolument save/.-vous?.

« Continuez.

« - Oh ! ma sœur, cette bague était un bijou enchanté !

Toute petite qu'elle paraissait, le joaillier auquel ma mère s'adressa lui"eu donna au premier mot quinze cents francs. Depuis lors, la misère a disparu de chez nous.

cc - Qlld bonheur.' m'écriai-je dans un doux mouve- ment de eu'iir.

« Le jeune homme me regardait stupéfait ; mais je ne lui laissai pas le temps de s'étonner; je le pressai de ques- tions.

CI - Ma mère, répondit-il, demeura à Ancenis pendant tes années de ma première enfance. Lorsque je pus mar- cher, elle acheta, avec cinq ce ni* francs qui lui restaient, des marchandises pour commencer son commerce. Elle me prit d'un côté, sa balle de l'autre, et se remit à par- courir les campagnes ; car il y avait pour elle quelque chose de triste et de doux dans les souvenirs de sa vie errante qui l'y ramenait. Et puis, elle était tière de reparaître en riche marchande, payant bien sa couchée, dans les chaumières on elle avait souvent imploré, l'hospitalité. Moi je me hâtai de devenir grand et fort pour

porter la balle à mon tour; et ce fut moi qui soutins nia mère dans ces mêmes sentiers elle me purtait autrefois flans ses bras.

« - Bonne mère !. elle était bien récompensée de ses peines.

« Notre commerce a eu bonne chance; nous sommes riches à présent. mais dans tous les temps, nous n'avons jamais manqué d'aller une fois chaque année dire un acte d'adoration sur la hauteur d'Ancenis, à la place où cette belle, dame est apparue à ma mère.

« C'était moi 1 dis-je avec une ell'usion de joie que je ne pus réprimer.

« Vous ! ma sœur !. vous!. s'écria-t-il avec ex- tase. Ah! je ne m'étonne plus du miracle produit par la petite bague. Elle venait d'une sainte!

<•' Je baissai la tète sous mou voile. « Le jeune homme s'était prosterné devant moi et baisait le bas de ma robe. « Frappée de ce mouvement de reconnaissance bien J profonde et bien vraie, je conçus une subite espérance, et je dis au marchand forain, avec une palpitation de cœur violente : 1

« — Bon jeune homme, vous feriez bien quelque chose pour moi ?

<■ Tout, madame. tout ce que vous voudrez. et.

encore davantage !

(file je me piv.-se.

car on pourrait remarquer que je reste bien longtemps avec vous. Dans vos courses continuelles, il vous est bien égal d'aller d'un côté ou île l'autre. allez jusqu'à Paris. Voulez-vous ?

« J'irais au bout du monde pour vous.

« Une fois arrivé là, cherchez la demeure du comte de Rocheboise un homme riche, titré. Ce n'est pas dil'lieile à trouver.

« Je m'en charge.

« Alors, pénétrez chez lui sous un prétexte quelconque ; tâchez de voir son tils. le jeune llerman de Itocheboise. Il a justement votre Age. Vous le regarderez, vous réi'outerez parler, vous graverez bien dans votre mémoire ses traits, ses paroles, ses moindres mouvements, quels qu'ils soient, lit puis vous me rapporterez tout cela.

« - Je le ferai, Dieu m'en est témoin.

« - Je vous donne pour ce voyage deux mois.

«— Avant cela, je serai de retour.

« Ici.

<<— Ici. près de vous, sainte du ciel !

« Adieu.

fI Je lui jetai dans cet adieu toute mou âme. et Je rentrai précipitamment.

CI Depuis ce jour, mon sort fut bien change. J'allais

connaître mon fils. de loin. mais dans l'ignorance j'avais vécu de tout ce qui le touchait, dans cette séparation mortelie. le peu que je pourrais apprendre de mon

llerman aurait bien du prix. Je renfermai eu moi toutes mes espérances ; car l'esprit du cloître, qui condamne tout ; amour mondain, m'aurait interdit le bonheur d'entendre parler de mon fils.

Il Le brave colporteur fut fidèle à sa promesse; six semaines après il elaiT de retour.

« Cette fois, la Providence me servit à souhait. J'avais souvent parlé"-depuis quelques jours des fermoirs de nos livres d'heures qu'il serait utile de renouveler, et quant la tourière vint annoncer le colporteur, on me chargea 1 d'aller terminer avec lui cette a lia ire.

« Le jeune marchand me raconta son voyage.

c A son arrivée à Paris, il avait appris que le comte de Hocheboise venait de quitter son liôiel pour une maison de campagne située près de Mention, il passait une partie du l'automne ; mon messager s'était aussitôt rendu à ce domicile, et sa balle sur l'épaule, avait bravement pénétré au salon, où se trouvaient MM. de Rochoboise père et (ils. Là. étalant ses marchandises, et présentant au comte, bon gré malgré, quelques objets de toilette, il avait tenu pendant ce temps ses regards attentivement fixés sur M. llerman. '- « Je ne respirais pas. mes yeux interrogeaient, avidement le jeune homme.

« — Monsieur llerman. me dit-il, est un peu plus grand que moi, bien pris de taille et d'une ligure admirable. Il e.-t. tenez, ma sœur, a.j«uita-t-il en riant, il est aussi beau que je suis laid. car il n'y a que ma mère au monde qui me trouve beau, la pauvre femme.

« Mais lui lui ! m'écriai-je.

« - Il a une physionomie très-douce. mais en même temps quelque chose de noble et lier. h.; regard qu'on supposeraità un bon prince. Je le priai de m'acheter quelque chose pour le faire parler; mais sans jeter les yeux sur mes pauvres marchandises, il me demanda si la jour- née était bonne la Ma foi, monsieur, lui dis-je, j'ignore quel temps il fait pour les lièvres, mais pour les hommes il fait furieusement chaud. » Alors il a ordonné, en souriant, au valet, qui se tenait à la porte, de me donner une bonne bouteille de vin à mon départ, et bientôt après je me suis retiré. »

« J'écoutais, je contemplais le jeune marchand avec extase. je croyais recueillir sur ses traits le regard que Herman y avait laisse tomber ! il semblait qu'il m'apportât quelque chose de mon fils.

ri\ ht: J.A PREMIÈRE PARTIR.


KnteiTcntcii'l du f>i'»i"i' (lorbeiiu,

LES MENDIANTS DE PARIS PAR CLEMENCE ROBERT

DKI'XIRMK l'.VHTU;,

PIERRE

XXYII

(Suite.) « <c lui lis encore mille questi'>ns.

<• Il répondiL de manière à satisfaire nion atiil)ilion de mère, quelque exigeante qu'elle lût. Il me fil aussi une description exacte de la maison qu'habitaient M .M. de Hucheboise et du pays ou elle était située. Comme il l'avait promis en parlant., le jeune homme, inspiré par son bon cœur, avait été au delà de mes vœux et fait plus pour moi qlleje ne demandais.

« Je rentrai au couvent heureuse et agilé. Le récit du

colporteur avait allumé en moi, si je puis le dire, une nouvelle passion pour mon fils. Maintenant que je le savais si accompli, je brûlai du désir de le voir. Quand, au fond du cloître, une idée fixe vient s'emparer de voire esprit, le temps est si long pour y songer, le recueillement et le silence la laissent si bien se développer eu liberté, qu'elle devient bientôt une puissance à laquelle il faut lalalemenl céder.

« Huit jours s'étaient à peine écoules /iepuis la visite du marchand ambulant, que j'étais décidée à fuir du couvent de Sainte-Marie pour aller dans les lieux je pourrais sans me l'aire connaître à lui, apercevoir mon fils.


«Bien que la clôture éternelle soit abolie, les religieuses n'en ont guère plus de liberté de quitter leur retraite : eusage antiquê, la conscience monacale les retiennent à défaut de la loi. Si j'avais déclaré ma volonté de retourner dans le monde, il aurait fallu subir mille difficultés, mille retards. et je voulais partir. La vieillesse avançait; s'il m'était donné de revoir mon fils, je n'avais pas trop de temps pour en jouir. Et puis, j'étais si lasse d'obéir !

ma volonté, abattue depuis vingt-quatre ans, avait tant besoin de.se relever et de faire usage de la vie!. Je résolus de quitter la maison religieuse de mon propre arbitre.

« Une nuit, celle qui précédait le premier dimanche du mois où a lieu la procession générale, je me levai sans bruit, j'allai dans le vestiaire prendre la robe noire. Je l'avais assez souvent portée cette robe de pénitence, je pouvais bien la connaître. j'y joignis une simple coiffe, un mouchoir de couleur, et, me glissant dans la chapelle, je cachai ces vêtements derrière l'aulel de la Vierge, puis je revins dans ma cellule. ,1 « Le lendemain, au lever du soleil, les cérémonies religieuses commencèrent.

< Après l'office, au moment où la procession se mettait en marche pour parcourir les alentours du monastère, je dis à la supérieure, tout bas en tremblant comme une feuille, que je me sentais très-souffrante, et lui demendai ia permission de demeurer dans la chapelle pendant la céémonie au dehors. Ma pâleur, l'altération de mes traits prêtaient un air de vérité à mes parolos, et l'abbesse me répondit par un signe de consentement. - ..-..

< Je suivis du regard la procession qui s'éloignait avec a lenteur du pas religieux et du chant sacré pour aller parcourir les longues arcades du cloître et les berceaux d'ombrages étendus au delà. Je regardai d'un œil humide la file de mes sœurs tant que je distinguai leur bannière et leur voile blanc dans la verdure. il y avait entre elles et moi un lien tissu par l'habitude et le temps; et quelque froide que soit cette chaîne, elle s'attache pourtant au coeuri.

« Puis une exaltation extrême me saisit; je me jetai à genoux devant l'image de la Vierge et je lui adressai cette prière : « Vierge Marie, bénissez mon entreprise!. Vous qui êtes mère, venez en aide à l'amour maternel, sentiment sublime, qui, seul, parmi les amours humains, a pris place dans le ciel! Tendresse infinie qui ne se lasse jamais, qui dure dans nos cœurs toute la vie, et dans le vôtre toute l'éternité ! C'est pour revoir mon fils que je veux partir. 0 Vierge sainte, je vous implore! ayez pitié de moi f C'est un jour de fête pour vous ; votre bannière flotte au milieu des fleurs, et un ciel radieux la couronne; toutes les âmes chantent vos louanges, faites que ce jour soit aussi favorable pour moi; faites que je puisse franchir la grille du cloître : la liberté est le premier pas pour revoir mon fils.

, ci Je me levai, j'essuyai rapidement les larmes de mon visage; je pris la robe noire cachée derrière l'hôtel, la eoilfe, le mouchoir d'indienne qui me donnaient l'aspecct d'une femme du peuple; je mis il la place de ces vêlements la robe et le voile blanc que je quittais; puis, bien assurée que tout le monde était a la procession, j'entrai dans la loge du concierge, pris la clef, ouvris la grille et m'élançai au dehors.

« Dans la rue, je ralentis mon pas pour ne point - attirer jüs soupçons; mais je courais p3u de dangers d'être remarquée; personne ne me connaissait à Nantes; et, en voyant sortir une pauvre femme vêtue d'une bure noire et grossière de la maison des élégantes Dames Blanches, on ne pouvait me prendre que pour l'une des indigentes qui allaient souvent dans ce monastère recevoir la charité.

a Je traversai ainsi Ja ville. Arrivée à l'une de ses portes, je rencontrai une patache prête à partir pour Paris.

Le conducteur consentit à me donner place pour un prix très-modique s — je me retrouvai encore une fois sur cette route que le sort semblait m'avoir destinée à sillonner. et dans des situations si différentes !

--$$ Il est inutile de dire que je ne me dirigeai point à Paris, mais au village de iMeudon, où je savais Herman de

Rocheboise établi pour le reste de l'automne. En cassant., cependant, je voulus m'arrêter un jonr à Versailles, séjour de mes rapides années de bonheur, et où je ne pouvais, hélas! être reconnue par personne, ni rien reconnaître.

« Je parcourus le parc, rempli pour moi de doux et cruels souvenirs. c'était une soirée brumeuse, où le pairdemeurait désert. Je marchai là à pas lents. ces statues, ces nenrs, ces arbres, ces monuments se montraient vaguement dans le brouillard, comme mes beaux jours dans le passé.

« Ce lieu me rappelait cependant encore le comte de Rocheboise, tel que je l'avais vu là, paré de ses vingtcinq ans, de sa beauté, de sa grâce chevaleresque. En rêvant ainsi, je me laissai tomber sur un banc.

Un homme venaitde la profondeur dé l'allée, la tête basse, tenant un crayon posé sur des tablettes où s'absorbait, son attention. C'était presque un vieillard, à la chevelure grise et usée, au front sillonné de rides, de rides qui. en se pressant entre les sourcils , imprimaient à cette place comme un cachet de dureté; le regard était éteint dans ses yeux; les autres charmes de la jeunesse avaient suivi, et la froideur, la sécheresse de l'âme se molliraient hardiment sur la face de la vieillesse.

«Comme cet homme passait devant mci, un promeneur qui croisait sa marche le salua en l'appelant du nom do comte de Rocheboise.

« Celui qu'on nommait ainsi répondit au salut en inclinant silencieusement la Lùte, sans lever les yeux de ses tablettes, où je vis alors qu'il traçait des chiffres.

« Je le regardai avec stupeur tant que mes yeux purent le suivre.

« Voilà donc ce qu'était devenu le brillant comte de Rocheboise. 0 mes enfants! il faudrait peut-être seulement,, pour sauver une femme d'une passion funeste, que son imagination lui peignît fidèlement l'homme qu'elle aime tel qu'il sera vingt ans après.

« Je repartis le soir même de Versailles.

Cf .J'nllai à pied de Versailles à Meudon,car le peu d'argent que j'avais pu emporter du couvent était ÓJHlisé; il me restait à peine de quoi vivre en chemin. Je descendis la côte et me dirigeai vers le petit hameau situé au bord de la Seine.

« En approchant de cet endroit, je n esongeai ni à respirer l'air libre des champs dont j'étais depuis si longtemps privée, ni à la douceur de me retrouver après vingt-quatre ans maîtresse de diriger mes pas à mon gré; je ne remarquai sunna route ni la colline verdoyante, coupée de terrusses de marbre que débordaient les fleurs des jardins, ni de l'antre côté, au bord de la rivière, un humble convoi mortuaire qui passait sous les saules du rivage. Je ne cherchai que la demeure du comte de Rocheboise.

« Il me fut facile de la reconnaître d'après tes indications que le colporteur m'avait données. Arrivée là, je m'assis sur l'herbe en face de cette maison; j'étais au terme de mon pèlerinage.

«La rencontre que j'avais faite de M. de Rocheboise à Versailles me donnait à craindre que son lils, ainsi que lui, n'eût quitté le Bas-Meudon ; mais les fenêtres ouvertes et le mouvement qui avait lieu dans l'habitation nie rassurèrent sur la présence du jeune maître.

«J'attendis. 11 était impossible que je ne visse pas paraître IJennan à ruue de ces croisées, que je ne le visse pas sortir dans le cours de la journée. Il aimait la chasse, c'était tout ce que je savais de lui. C'était beaucoup eu ce moment, car mon espérance de le voir bientôt en était augmentée. Ces portes allaient s'ouvrir, des meutes, des domestiques rempliraient l'avoune. puis Hermau paraî- trait, en élégant chasseur, son fusil sur l'épaule.

« Mon cœur battait avec tant de force que je me sentais près de succomber sous cette émotion délicieuse d accablante.

« Cependant je ne sais par quelle fatalité les fenêtres restèrent désertes, personne ne sortit; tout le reste tielo journée se passa sans réaliser une de mes espérances.

« CouiniH je l'ai dit, je n'avais ni argent ni aucune res-


source pour subsister; je pensais attendre à la place où je me trouvais jusqu'au moment où j'aurais pu apercevoir mon fils. puis ensuite m'élendre sons un arbre, et mourir, ou remerciant Dieu d'avoir connu un instant l'existence avant de la quitter!

« Mais la nuit vint et mon courage commença à faiblir. Je pensai en frissonnant que si la journée du lendemain n'élaii pas plus heureuse, je pourrais expirer avant d'avoir goûté ce moment de bonheur suprême pour lequel j'avais donné lIIiI vie entière.

Il Epuisée de fatigue, de besoin, ie pressai sur mes lèvres quelques plantes imprégnées de rosée, et, ayant vu à quelques pas un buisson dont les broussailles tombantes pourraient me cacher aux regards si quelqu'un venait à passer dans la nuit, je me retirai dans cet abri, où succombant de lassitude, je m'endormis d'un sommeil bienfaisant.

« Quand le jour vint m'éveiller, je me hâtai de quitter mon gîte, et, brisée, étourdie encore, je m'assis dans les hautes herbes.

« Je regardai alors le lieu qui m'entourait et auquel je n'avais donné nulle attention la veille. J'étais sur une pelouse au milieu d'un paysage rustique et charmant. Une minute après, je me vis entourée d'une foule de belles chèvres, qui broutaient à mes côtés, et dont l'une frottait sa télé contre mes genoux en guise de caresse.

«Je lui donnai une poignée d'herbes que les autres voulurent partager, et bientôt après elles étaient toutes familièrement groupées autour de moi. Je vis venir de loin une paysanne portant un panier à son bras.

Cette femme me regarda attentivement, fit quelques pas, me regarda encore, puis après avoir un peu hésité, à ce qu'il paraissait, se décida à m'adresser la parole.

« — Eh bien ! la bonne femme, dit-elle, est-ce que vous voulez vous offrir pour garder mes chèvres à !a place de la pauvre Jeanne, qui est morte avant-hier?

« SIIl'IH'ise à l'improviste par celte question, je ne répondis rien.

La paysanne continua : « - C'est que je vous trouve assise juste à la môme place où se mettait Jeanne. Et de loin, j'ai cru que c'était elle qui revenait, la digne femme. Il paraît que mes bêtes s'y sont trompées comme moi, car les voilà déjà toutes en amitié avec vous.

« La villageoise crut que la timidité m'empêchait de /II't'XpJiqIlCI', et elle reprit: « — Si c'est votre idée de gagner votre vie en gardant ce troupeau, il faut le dire. je pense que vous êtes du pays. j'ai besoin d'une chevrière. autant vaut vous qu'une autre. je vous donnerai la nourriture et le coucher comme à Jeanne.

« J'avais eu le temps de réfléchir que, dans ce léger incident, la Providence m'offrait un moyen de vivre en restant dans ce village où toute mon âme était attachée. Je me hâtai d'accepter la proposition de la paysanne. Je lui fis sur mon arrivée dans le pays quelques mensonges qui lui donnèrent eu:.tiauee en moi, et me trouvai dès lors engagée à son service.

« Elle me laissa le panier de provisions qu'elle avait apportées pour ylle, croyant être dans l'obligation de garder ses chèvres ce jour-là; puis elle me montra, à cent pas sur la hauteur, sa maison, où je devais ramener le t:'oupeau à l'angélus du soir et où je trouverais mon souper et ma couche.

« Dès que je fus seule, je me mis à déjeuner au milieu de mes nouvelles compagnes; le pain de village et ma condition rustique me parurent très-agréables.

« Celait une journée bénie p ui- moi, car à peine avaisje che\ é mon repas, que je vis amener des chevaux à la l'Oite ou château; puis, un instant après, une cavalcade d élégants jeunes hommes sortit de l'avenue.

« Ce lut la première fois que je te vis, mon fils!. Ce qu'on m avait depeint de ta figure et les mouvements de mon cœlll' suffisaient bien à te faire reconnaître. Tu t'arrêtas iii) iiistiiii, et je pus m'enivrer du bonheur de te contemplt.", Oh. ce moment, auquel je n'ai jamais pensé depuis sans pleurer, me paya de lout ce que j'avais soufl'.-rt.

« Dece jour commença ee que je pourrais appeler le temps de mes amours. Jetais constamment pi es de toi, je te voyais ou j attendais le moment de te voir, ju pouvais ap-

prochcr de ce qui t'appartenait, de ta maison, de les gens, de ton cheval. Quand fil sortais, je te suivais le plus loin possible, et m'asseyais sur la route par laquelle tu devais revenir; quand tu l'estais, jo promenais mou troupeau autour de ta demeure et ne la perdais pas de vue. Mes chèvres semblaient comprendre cette fantaisie de mon cœur et s'y conformer d'elles-mêmes; lorsque tu te rendais dans le bois, elles bondissaient aussitôt dans le sentier ver- doyant qui feur offrait une ample moisson de broussailles; lorsqu'il fallait rester autour du château, elles se cOlllen- taient d'une plus aride pâture, sans chercher à franchir les bords de la pclouse.

« Ainsi, mon fils, je te voyais chaque jour, et je te voyais riche, brillant, heureux! Combien je m'applalldis- sais d'avoir eu le courage de l'éloigner de moi, de moi qui ne pouvais te donner qu'une existence pauvre et obscure, puisque tu devais ainsi recueillir le prix de mon sacrifice.

Que j'avais bien fait de t'aimer plus que moi-même I «Je partageais toutes tes jouissances : je me sentais orgueilleuse de ton rang, doucement enivré des plaisirs élégants qui remplissaient ta vie; j'aimais l'éclat, la fortune, j'aimais tout ce qui te rendait heureux; quand nne belle journée parait les alentours de ta demeure et faisait resplendir la campagne épatioeie et parfumée sous tes pas, je remerciais la nature; il me semblait que ces tableaux riants, ces émanations bienfaisantes, devaient être plus doux pour loi que pour tout autre, parce qu'au milieu des êtres qui animaient ce paysage était cachée pour toi une tendre mère.

« A la fin de l'automne, il fallut te voir partir ; mais l'hiver qui suivit ne fut pas trop pénible à passer. Je savais que tu reviendrais à la belle saison; j'entendis souvent parler de toi; tout le monde disait dans ie village que le jeune comte de Rocheboise était facile à viyre, doux, humain, généreux, et aussi bon à connaître qu'à voir. T'attendre et écouter chaque jour répéter tes louanges suffisait à mon cœur.

« Du reste, ma condition n'avait rien de trop dur. Les paysans dont je gardais le troupeau me traitaient avec bonté, et je ne les voyais qu'un moment chaque soir. Comme la chevrière que j'avais remplacée s'appelait Jeanne, ils me donnèrent par habitude le même nom. La pauvre femme dont à mon arrivée je rencontrai le convoi sur le rivage, en passant près de moi pour se rendre à sa dernière demeure, me légua son nom avec sa place, et depuis ce moment je l'ai toujours porté.

« J'étais libre et errante tout le jour; j'avais la solitude au grand air, plus favorable que celle du cloître au repos et à la sérénité d'âme. La prière venait aussi remplir doucement mes heures, car depuis que j'étais sans cesse en face de la nature, et que degagée de la règle monacale mon cœur s'élevait à Dieu selon ses libres inspirations, j'avais repris cette piété large et élevée qui seule fortifie et console.

« Je passai ainsi deux années au Bas-Meudon. »

« Jeanne appuya son regard sur Hennari, et ajouta : «- Toujours errante autour du château et souvent la nuit comme le jour, rien de ce qui s y est passé, à celle époque, n'a été perdu pour moi.

«Mais bientôt arrivèrent les revers de fortuné de M. de Rocheboisc. J'appris que la maison du Bas-Meudon ne lui appartenait plus, qu'elle allait être fermée ou habitée par d'autres maîtres.

« Voir mon fils de loin, au gré du hasard et sans être connue de lui, avait été tout mon bonheur de mère. Mais celte douceur était encore si grande pour moi que je ne pouvais y renoncer. Je sentais que mon pèlerinage n'était pas flni, qu'il faudrait me rendre à Paris et y retrouver les traces d'Herinan. Je ne combattis pas longtemps. Une seconde fois je me décidai à quitter l'asile où mon humble existence était assurée pour la livrer encore au hasard.

« Je dis adieu en pleurant à ces parages que je connaissais si bien, où j'avais autant vécu que si tout le cours de mon existence se fût passé là. à ces alentours du château que j'avais tant frayés, et où chaque herbe, chaque pierre gardait un des souvenirs de mon amour. »

Ici Jeanne s'arrêta subitement, croisa les mains sur sa poitrine dans un frémissement intérieur,et leva son regard dans l'ospuce avec une lenteur solennclle.

- Le juin- baisse! dit-elle d'une voix altérée.


Ces mots tirèrent Herman et Valenline de l'attention tendre et mélancolique avec laquelle ils écoutaient le récit de leur mère. Le soir venait en effet, et son obscurité naissante ramenait à la pensée cet avertissement terrible : la malade ne passera pat la journée.

Herman se leva en frémissant.

— Oh! dit Jeanne, ce n'est que la nuit pour tous les êtres de ce monde. Pour moi, ce sont les premières ombres des ténèbres qui ne doivent pas finir.

— Non! non! c'est impossible! ma mère bien-aimée, dit Herman en fixant sur la mourante un regard d'amour pur, resplendissant, qui lui rendait la lumière effacée du ciel.

— Oui. reste là, mon fils, reprit-elle d'un accent interrompu. Reste bien près de moi. que je retrouve un peu de force pour achever ce qu'il me reste à dire. En revoyant ta mère, mon enfant, tu n'as trouvé en elle qu'une pauvre mendiante. Ecoute.

«—C'était au milieu de l'hiver ; je partis pour Paris, marchant sur la route couverte de neige, et songeant que le soir, je ne trouverais ni pain, ni toit pour m'abriter. Alors parut devant mes yeux avec une lucidité singulière l'image de la mendiante d'Ancenis, lorsque je l'avais vue sur le bord de la route, et m'étais dit: Voilà comme je serai lUI jour. Ce souvenir m'éclaira : mon sort devait être désor- mais d'implorer la charité publique.

« Moins heureuse cependant que la pauvre femme d'Ancenis, qui, en demandant la charité, conservait au moins son enfant avec elle, moi, je serais réduite à ce dernier degré de misère pour apercevoir seulement mon fils.

mais, n'importe, c'était assez.

« En effet, à la porte de Paris, je demandai pour la première fois. l'aumône. et, depuis, j'ai vécu de cette triste hospitalité. la seule qu'on trouve dans la grande ville.

1 — 0 ma mère ! s'écria Herman, pourquoi ne vous ai-je pas connue! Quelle qu'elu été en ce moment ma position, je vous aurais servi d'appui.., j'aurais travaillé pour vous.

je vous aurais au moins rendu en amour (oui ce que vous m'aviez donné.

— Je te l'ai dit, c'était impossible, un devoir sacré s'y opposait. M. de Hocheboise ayant reconnu son enfant naturel sans avouer la mère, j'étais engagée tacitement à respecter son secret. mais surtout je ne pouvais me révéler à toi sans te faire connaître la froideur, la dureté de M. de Rochcboise à mon égard; tu aurais perdu peut-être, en écoulant ces tristes aveux, une partie de ton respect, de ton estime pour ton père. Je devais les laisser en toi aussi longtemps que possible, je le devais pour ton propre bonheur.

- Mon Dieu ! dit Valenline en élevant son regard, quel saint courage vous aviez répandu dans cette âme!

- Encore un sacrifice que vous avez fait pour moi, ma mère! murmura Hennan en laissant tomber une larme.

«( Je ne vous dirai rien de ces dernières années, reprit Jeanne. Une petite place au dernier étage, sous les combles d'une maison, l'aumône des passants, celte existence fragile que le temps favorable, le bon vouloir des gens qu'on rencontre, soutiennent au hasard de chaque jour. quelquefois les secours des pauvres comme moi, tel a été mon partage.

« En ce temps-là aussi je te voyais, ttermdn, moins souvent qu'à la campagne; mais les courts instants où je pouvais me trouver sur ton chemin et te contempler encore me semblaient plus précieux.

« Que de fois je t'ai suivi des yeux quand, après la longue maladie, faible, souffrant et plus beau que jamais, tu allais sur ton cheval parcourir l'avenue des Champs-Elysées. Que de fois aussi j'ai passé la nuit à la porte des hôtels où on donnait une ft'te à laquelle tu assistais. J'étais assise sur la borne. Eh bien là, dans le froid, dans l'obscurité, au cœur de la nuil, par un bienfait de l'imagination, je voyais le saion resplendissant de richesses et de splendeurs où tu te trouvais: je le voyais toi-même, jeune, beau, brillant, envié, admire Bu-desslls de tous les hommes de ton âge. La musique du bal, en traversant l'espace par ces longs défilés de marbre et de fleurs, arrivait à moi en sons interrompus, vagues et amollis ; jamais concerts du ciel ne furent si doux aux Ames des

bienheureux que ne l'était pour moi cette musique dont l'harmonie avait bercé mon Herman de plaisir! , ,

« M'oubliant moi-même, je demeurais souvent là jusqu'au jour.

« Enfin. tu sais le reste, mon fils.Sous le péristyle de Saint-Sulpice, te jour de ton mariage, je t'ai parlé pour la première fois. tu m'as donné une pièce d'or que j'ai toujours gardée. Oui, cette chère aumône de mon fils, je l'ai conservée même dans les jours où j'étais prête à succomber de faim. Depuis, je me suis présentée deux fois à les yeux pour redevenir aussitôt invisible. »

— Comme un bon génie qui n'apparaissait que pour me protéger, interrompit Herman. Oh ! que je suis coupable de ne t'avoir pas reconnue! Comment mon cœur ne t'a-t-il pas devinée! Ma mère, ma bonne mère!

— J'ai vécu cependant; j'ai passé cinq années dans cette misérable condition, quelque chose me disant sans doute qu'un jour je pourrais te voir, t'appeler mon fils et mourir dans tes bras. et j'attendais.

La mourante se pencha sur le sein d'Herman. Il régna quelque temps autour d'elle un siiencc pieux et recupilli.

Le jour finissail. et comme l'avait dit un arrêt fatal, la vie de Jeanne s'éteignait avec lui. Ses yeux se ternissaient, son souffle s'exhalail avec plus de peine, une langueur profonde s'emparait de tout son être.

Ses regards voilés et errants annonçaient le vague qui commençait à régner dans sa pensée.

Valenline approcha de la bouche de la malade une boisson fortifiante; mais les gouttes se séchèrent sur les lèvres sans pouvoir coulel'.

— De l'eau, murmurait Jeanne dans le trouble de son esprit vacillant. De l'eau comme la gardeuse de troupeaux en trouve à la source des champs. de l'eau comme la mendiante en boit à la borne des rues. de l'cml r la pauvre Jeanne ne connaît pas autre chose.

— La pauvre Jeanne, répéla Valentine, oh! c'était une créature divine. ainsi que toutes les saintes que Dieu envoie en ce monde; elle a caché sa grandeur inconnue dans les plus humbles conditions de la terre.

Jeanne continuait en promenant son regard voilé autour (l'nlle : - (Tn cercueil. une tombe. je n'en vois pas. On n'a rien préparé pour moi. les pauvres sont jetés nos dans la fosse. — Ma mère ! ma mère! s'écria Iierman.

- "\II! oui, dit Jeanne ranimée à cette voix, je suis ici.

je lueurs près de mes enfants. J'aurai une tombe viendra quelquefois mon fils. Oh ! elle sera bien belle!

A ces derniers insladls, Jeanne reprit une lueur d'existence. Et, voyant les larmes de son fils : — Ne pleure pas, mon enfant, dit-elle d'une voix haletante. Vois-tu, moi, je te quitte, et je souris. Oh!

c'est que j'espère bien te voir toujours après ma mort, et veiller sur loi.

— Oui, ma mère, dit Herman avec une exaltation égarée ; oui, je t'en supplie, que Ion ombre reste toujours auprès de moi. n'est-ce pas, tu me le promets?

— Toujours. jeté le promets. Oli ! te voir! Dieu saura que c'est le ciel pour moi!

En même temps. Herman sentit la main de sa mère se raidir et se glacer dans la sienne.

Jeanne demeura le regard attaché sur lui; son corps était déjà sans mouvement; ses lèvres ne pouvaient s'entrouvrir, mais en regardant ainsi son fils avec une fixité 1 insatiable avec une tendresse indicible, ce qu'elle lui di- j sait était plus éloquent qu'aucune parole.,.

Enfin un souille égaré revint sur ses lèvres, et elle prononça lentement : — Mon fils. tu viens d'être soustrait à un malheur bien grand. Mais des dangers invisibles, mystérieux, te menacent encore; écoute.

Là, sa voix s'éteignit. Elle s'agita faiblement et parut souffrir de ne pouvoir exprimer sa pensée; mais soudain, étendant sa main vers Valenline, et tournant son regard vers Ilerinan, elle dit seulement — Aime-la, et tu seras sauvé!

Ce furent les dernières paroles de Jeanne.

Depuis ce moment, nulle voix ne se fit plus entendre dans la chambre mortuaire. Il n'y avait plus dans cette enceinte remplie d'une majesté suprême que l'ombre, le


silence, le souffle décroissant delà mourante, les soupirs, les larmes de ses enfants. et la solennité de la mort, qui, en approchant de Jeanne, dont les yeux se fermaient doucement, apportait à son ârne la sérénité éternelle.

XX VIII LES MENDIANTS DE LA MORT.

C'était la veille au soir que Jeanne avait rendu le dernier soupir.

Le joiy commençait à paraître. Herman était déjà re- venu près du corps de sa mère.

Debout, immobile, le bras appuyé sur le dossier du lit, tantôt il portait son regard humide sur le visage de la morte, il la contemplait avec un douloureux attendrisse- ment; tantôt sa tète retombait sur sa poitrine et ses traits prenaient l'empreinte d'une méditation solennelle, En face de cette existence si pure et si éprouvée de Jeanne, dont le souvenir se peignait encore autour d'elle; en face de ce moment de la mort où on va rendre le compte suprême, il se prenait à mépriser l'emploi de ses jours et se promettait d'en faire un usage plus digne à l'avenir.

L'influence bienfaisante de Jeanne sur son fils adoré s'étendait au delà de la vie.

Des gens de la maison, dans un recueillement respectueux, entretenaient sans bruit les cierges, les cassolettes de parfums qui brûlaient près de la couche mortuaire.

Le profond silence qui régnait à cette heure matinale fut troublé par des coups discrètement frappés à la porte.

On ouvrit. Il entra un personnage vêtu de noir,qui salua profondément M. de Rocheboise, et s'approcha en silence du lit funèbre, Herman reconnut le médecin des morts, et lui montra d'un geste les domestiques de la maison, qui répondraient aux questions officielles portant sur la cause du décès, et donneraient les détails dans lesquels il lui serait trop douloureux à lui-même d'entrer. Le médecin répondit par un signe de tète affirmatif, et llerman, après avoir jeté un long et douloureux regard sur sa mère, sortit de la chambre de deuil.

Il se relira dans une pièce voisine, ne voulant pas s'éloigner de l'hôtel tant qu'il renfermerait encore la dépouille mortelle de Jeanne.

A peine était-il là qu'it fut tiré de sa triste rêverie par un bourdonnement confus qui résonnait dans ranticham- bre et qui. s'élevant peu à peu, finit par éclater en expression assez distinctes, d'où ressortait à peu près le dialogue suivant : - Quand je vous dis que vous n'entrerez pas!

— J'entrerai!. la douleur est sacrée, monsieur !

- C'est pour cela que vous devriez la respecter.

- Je vous parle de la mienne, monsieur!. qui n'a pas droit à moins d'égards qu'une autre, et que vous traitez. ie dirai. avec indécence !.

— Je répète que monsieur a défendu sa porte.

- Pas pour moi!. les malheureux s'entendent proinp- tement. En me voyant, votre maître. ,

- Il ne s'agit pas de cela, à la fin, je vous dis de sortir !

- — Vous êtes un impertinent!

— Et vous un intrigant. partez 1 — Un juif, un barbare!

— Possible. mais délogez.

- J'entrerai!.

— Non !

- Si fait!

- Parbleu ! nous allons voir !

Il y eut ici un bruit d'une autre nature que des éclats de voix, un choc assez vif, dans lequel le visiteur obstiné eut sans doute le dessus sur le valet de chambre, car bientôt la porte de la pièce où était M. de Rocheboise s'ouvrit brusquement, et un vieillard à taille courte et trapue, à figure commune, mais intelligente, se précipita vers Herman en s'écriant : - De grâce, cher monsieur, consentez à m'en tendre, Herman regarda l'étranger avec surprise et assez de mécontentement ; mais il y avait tnnt d'instante prière dans !,mil du vieillard, qu'il n'ont pas le courage de re-

pousser sa demande, et dit geste il lui offrit un siège en face do lui.

L'étranger s'assit en respirant largement; il écarta tes jambes, déposa entre elles deux son chapeau, lira de sa poche un ample mouchoir blanc, et commença à pleure» en silence.

Lorsque cette manifestation muette devenait un peu fastidieuse pour Herman, le vieillard le comprit et s'écria enfin : - Ah l monsieur, vous voyez un père au désespoir.

Etonné de cette ouverture, quand il attendait au cou- traire quelques consolations banales, Rochcboiso regarda de nouveau ce visiteur inconnu; puis d'un ton triste laissa tomber ces mots : — Hélas! monsieur, vous n'êtes pas le seul matheu- reux. mais que puis-je pour vous ?

— Ah ! monsieur, c'était unango. dix-huit ans à peine. la fraîcheur d'une rose. aimable et bonne. trop ; aimable et trop bonne. c'est ce qui fait que je ne me l consolerai jamais. [

— Mais enfin, monsieur. ?

— Aussi n'essaie-je plus. les plaisirs, les joies de ce

monde me sont insupportables. un visage gai me devient !

odieux. je ne cherche plus que les affligés. eux seuls : ont mes sympathies. car, comme à moi, les larmes leur sont douces.

Le vieillard pleura de rechef et usa de son grand mouchoir blanc. Mais encore une fois, monsieur! dit Rocheboise j avec impatience.

— Voici qui est fini, répondit l'étranger en posant le mouchoir dans le chapeau. Je suis allé ce matin faire un petit tour aux pompes funèbres. c'est la seule distraction que je me permette depuis mon malheur. J'ai appris la perte cruelle que vous aviez faite, j'ai eu quelques détails sur l'enterrement commandé pour madame votre mère.

Voyant que vous faisiez si bien les choses, j'en ai pris la meilleure idée de votre cœur ; je me suis dit : Ce jeune homme est bon, sensible il doit être navré comme moi.

nous pleurerons ensemble.

Je vous remercie de cette bonne opinion. cependant.

— Ah! monsieur, qui peut réparer des pertes de cette nature?. j'ai d'autres filles, monsieur. mais, hélas! les autres, ce n'est pas ellel et rien n'a calmé mon chagrin.

Rien, je me trompe, une chose en a adouci l'amertume.

— Enfin!. je vous en félicite, monsieur.

— Une seule chose!. et je la repoussais. oui, je la repoussais, je vous l'avoue. Il me semblait que des mains étrangères approchant de ce corps charmant le profaneraient. Mais enfin, à la pensée que du moins ces restes chéris ne tomberaient pas en poussière, que ce visage admirable garderaient sa beauté. séduit, entraîné. — Vous avez fait embaumer votre fille. voulez-vous dire.

— Vous y êtes, monsieur. El maintenant, dans nies plus profondes angoisses, ce m'est un soulagement extrême de penser que cet ange, ou du moins le peu de cet ange qui était matière, reste rçuret frais comme de son vivant.

Ainsi, pour en revenir à. je dirais à nos moutons, si l'expression ne pouvait sembler déplacée, j'ai songé, monsieur, à vous faire profiter démon expérience. Ah! monsieur, si vous aimiez madame votre mère, comme tout le prouve, faites-la embaumer!

— Monsieur, ces détails.

— Faites-la embaumer, vous dis-je, vous ne savez pas ce que vous vous préparez de douces consolations dans l'avenir. Et pour rien, monsieur. Je ne vous conseille pas par exemple de vous adresser aux premiers inventeurs, c'est hors de prix.

- Eh !. il n'est point question de prix.

- Si, monsieur, si. Quelque riche que l'on soil, une sage économie est toujours une preuve de bon sens. Or, je vous le certifie, ma fille a été supérieurement embaumée pour douze cents francs! Je vous le disais, c'est pour rien 1 aussi, par reconnaissance, me suis-je dévoué aux intérêts de la société. une société en commandite, au capital de deux millions cinq cents mille francs, ce qui lui permet des travaux eu grand, et par conséquent, de livrer au consommateur à bien meilleur marché. douze cents


francs, disais-je, même en prenant un abonnement vous obtiendrez une diminution.

- Je comprends maintenant le but de votre visite.

- Oh ! je suis complètement désintéressé; je n'ai aucuns tonds dans l'entreprise. Je touche une simple commission jour chaque affaire. de quoi payer mes courses de cabriolet. Voici notre prospectus, monsieur.

Herman laissa le papier sur la table sans y jeter les yeux, et répondit :

— Monsieur, je ne puis rien faire sans consulter ma famille, ni discuter ces douloureux détails avec un étranger.

— Rien ne presse, monsieur. Vous avez vingt-quatre heures pour vous décider. Ohf nous ne mettons pas le couteau sur la gorge de nos clients. Je vous demande seulement la préférence. Et vous serez si satisfait que pour vous même.

— Mon intendant vous fera connaître mes intentions.

— De la part d'une personne telle que vous, elles ne peuvent être que conformes à mes propositions. Monsieur, j'ai bien l'honnenr de vous saluer.

Le vieillard serra son mouchoir de poche définitivement, et se retira d'un pas léger.

Demeuré seul, Ilerman retomba bientôt dans ses profondes pensées Il s'y fût sans doute oublié longtemps, si un nouvel incident n'était venu l'en arracher.

La porte de sa chambre se rouvrit, et il aperçut deux personnes inconnues qui se pressaient l'une contre l'autre pour entrer.

L'un de ces individus, vêtu de noir, portait une serviette pendue à son bras, et à ses mains un plateau d'argent sur lequel était un bol sumant. Celui-ci s'avança humblement vers Rocheboise, posa le bol et la serviette sur la table; tandis que son compagnon, satisfait de s'être introduit, se tenait discrètement debout auprès de la porte.

— Monsieur, dit le premier en s'adressant a Rocheboise, c'est un consommé. Prenez-le, je vous en supplie.

Voici deux nuits que vous n'avez reposé, et vous devez être exténué. Un bouillon se prend sans appétit, et cela soutient.

Herman était si étonné de l'action et des paroles de cet homme, qu'il le regardait sans rien trouver à répondre.

Au nom de votre famille en larmes, prenez, prenez ce bouitioul — Mais.

— Je comprends. Il vous semble singulier que ce soit moi. Voici l'explication : Comme j'entrais dans 1 antichambre, un de vos gens apportait ce plateau. Il l'a posé sur une table; je m'en suis vivement emparé, et J'ai apporté moi-même pour que vous fussiez plus tôt servi.

mais no laissez pas refroidir. nous avons le temps de causer'de nos petites affaires.

— Quelles affaires, monsieur?

— Après le consommé!. vous en avez grand besoin.

On dit que le chagrin nourrit. non pas, il épuise au contraire. Ah! monsieur, vous me comblez de joie! ajout â-t-il en voyant Herman boire quelques cuillerées. Maintenant deux doigts de ce bordeaux, et je n'exigerai plus rien.

— Puis-je savoir ce qui me procure l'honneur de votre visite? demanda Herman à l'officieux personnage.

— Monsieur, je suis marbrier-sculpteur, entrepreneur de monuments funèbres. -

- Ah ! dit le fils de Jeanne en détournant la tête.

— Ne vous gênez pas, monsieur; c'est tout simple.au premier mot, ça fait toujours cet effet-là. mais vous sentirez qu'il y a nécessité de s'occuper de ce sujet douloureux. el alors.

— Dans un autre moment, répond Herman avec humeur.

- Non, monsieur, tout de suite. vous vous en trouverez, bien, croyez-moi; j'ai tant d'expérience!. Tenez, voici divers plans tracés par un architecte habile. Jetez-y les yeux seulement. les prix sont au bas avec des renvois.

— Toujours les prix ! s'écrie Rocheboise.

— Il le faut bien, puisque tout le monde ne peut faire la même dépense. Voyez, monsieur, je vous en prie. j voici du style grec. du style moyen âge. Voici ensuite ce que nous appelons monuments de fantaisie; ça n'a

pas de caractère spécial ; c'est pour répondre aux besoins des douleurs originales, singulières. Nous faisons beaucoup de fantaisies cette annee.

- Abrégeons, monsieur, abrégeons.

— Je puis présenter à monsieur encore autre chose.

c'est tout nouveau et extraordinairement demandé depuis quelque temps. ceci est oriental. on pourrait penser que ça va mal à des morts chrétiens. mais vous me direz que toutes les religions sont à peu près les mêmes.

à cela je n'ai rien à répondre.

- Mais.

- Eh bien, monsieur, qu'en pensez-vous ? N'est-il pas vrai que le chagrin s'affaiblit à la vue de ces monuments qui vont servir de demeures à des êtres chéris?. Dans tous les cas,;e vous proteste qu'il est dans nos habitudes de traiter les clients avec une probité qui ne nous a ';;;!/I d'eu:; que des éloges. Oserai-je espérer que vous voudrez bien?. — Pas aujourd'hui, je vous l'ai dit; je n'ai pas l'esprit assez libre.

— Eh bien, je repasserai demain.

— Non, monsieur.

— Après-demain. dans trois jours. tout ce dont je vous supplie, monsieur, est de ne point oublier que je me suis présenté le premier. et que j'ai peut-être droit à la préférence.

- Soyez tranquille, répond Herman d'un ton résigne.

mais vous devez sentir que j'ai besoin d'être seul.

— Comment donc, monsieur, je serais désolé de vous importuner. voici ma carte : Babouchar, marbrier-seulp- teur, boulevard Montparnasse. votre serviteur très- 1 humble, monsieur.

Et il sortit.

Mais il sortit seul; ce qui fit que Rocheboise interrogea du regard l'individu entré en même temps que le marbrier, paraissant d'après cela son associé, el qui cepen- dant, au lieu de le suivre, demeurait toujours debout et silencieux près de la porte.

Celui-ci répondit en s'avançant à son tour vers le fils de l'air le plus humble. Il était grand, maigre, pâle, vêtu de noir, avec une énorme cravate blanche et un chapeau couvert de crêpe à la main.

Il prit la place de l'entrepreneur de monuments fiiiièbres, et à une seconde interrogation muette de Rocheboise. répondit enfin - Hélas 1 monsieur, nous vivons dans un siècle abominable.

Herman n'était qu'à moitié de cette opinion malgré sa récente douleur, mais il ne jugea pas à propos de clllllcster, et laissa son interlocuteur compléter sa pensée.

— Vraiment pitoyable! continua celui-ci; la nature a perdu tous ses droits. Pour un cœur noble, tendre, généreux, nous en voyons des milliers d'une sécheresse désespérante. Ah! monsieur, permettez-moi de me féliciter en me trouvant en présence d'une de ces rares exceptions, en présence du fils le plus sensible, le plus respectueux, le plus.

— Monsieur, vous êtes bien bon. mais je ne devine point.

— Pardonnez-moi, monsieur, vous allez me comprendre; je ne m'exprime point ainsi par misanthropie, mais je suis simplement révolté contre l'humanité. Naturellement mélancolique, je me plais aux tristes, spectacles, je contemple avec une étrange volupté les lugubres tableaux : un enterrement, par exemple, m'attire. C'est là où je me suis formé l'opinion dont j'avais l'honneur de vous faire part. Ah! monsieur, dites-moi, n'est-on pas frappé de j'ill- souc ance, de la légèreté indécente peinte sur la figure de ceux qui accompagnent à leur dernière demeure une mère, une épouse, un parent, un ami ?

- Cela peut être, monsieur. mais.

- Moi, et quelques autres hommes dévoués au bien de l'humanité, nous avons songé à sauver au moins les apparences dans ces occasions solennelles; et toujours ne plus en plus révoltés de ce qui se passait sous nos yeux, nous avons formé une compagnie qui ne tend à rien moins qu'à réhabiliter le siècle avec garantie de tous les gens de bien.

- Que voulez-vous dire?

- Nous sommes larmifuges.


— Je ne comprends pas.

- Nous n'avons guère de mérite, an surplus, puisque par tempérament, ainsi que j'ai en l'honneur de vous le dire, nous sommes portés à goûler le IlIguhre; mais enfin nos efforts, quelle qu'en soit la source, ont d'heureux résultats.

- Enfin, expliquez-vous.

- Je suis venu près de vous pour obtenir l'autorisation d'assister au service qui aura lieu en l'honneur de madame votre mère.

- Monsieur. c'est une démarche à laquelle je ne puis qu'être sensible, bien que..

— Tous les hommes sont frères devant la mort. Je suis bien loin de douter de vous, monsieur, de voire attitude respectueuse; je crois que la tristesse se lira sur toute votre personne.Mais, hélas! si vous n'êtes pas le seul, bien peu du moins parmi vos amis seront à votre niveau. Il y ituiii là, comme toujours, des visages gais, sereins. c'est terrible, monsieur, pour un fils. J'espère par ma contenance modifier à cerlain point cet effet fâcheux. Mais que peut un homme au milieu de cette foule d'indifférents ! C'est pourquoi je viens solliciter pour mes amis la même faveur que pour moi.

— Voire demande peut paraître singulière; pourtant, en songeant que c'est un hommage rendu à la mémoire d'une personne qui m'était chère, je ne saurais refuser.

— Vous ne vous en repentirez point, monsieur. mes amis sont gens connue il faut, honnÔles, décenls. et les figures les plus tristes!. toujours la larme à l'œil !.

nous avons d'anciens employés, d'anciens militaires. J'ai même tait dernièrement la connaissance d'un baron de l' Empire. et qui pleure à déchirer l'àitie!

- Mais. il semblerait que c'est un rôle, dit Herman stupéfait.

- lJne vocation, monsieur, dites une vocation.

— Ainsi, ce serait des larmes payées?

— Ah ! fi, monsieur, de l'argent. Un petit cadeau, à la bonne heure. encore si vous croyez devoir être rcconnaissant. Seulement, pour épargner aux personnes ;i la douleur desquelles nous prenons part l'embarras de chercher ce qu'il convient d'offrir, nous sommes convenus de recevoir dix francs par homme.

- Vous êtes fou, monsieur ! s'écrie Herman.

La douleur a ses privilèges! je vous pardonne cette expression au sujet d'un usage très-respectable, et qui a été connu de l'antiquité. Vous savez qu à Rome des pleureurs salariés.

— Eh ! monsieur, laissez-moi tranquille.

— Voudriez-vous donc que d'honnêtes gens se dérangeassent pour rien ?

- Qui les en prie?

- Moi. si vous m'y autorisez, reprit-il en élevant la voix. Et vous en reconnaîtrez la nécessité. Vous ne voudrez pas que l'enterrement de madame votre mère ressemble à un défilé de carnaval!.

- Monsieur, je vous prie de vous retirer à l'instant.

- Oh! dit l'homme en se levant, aurais-je été trompé par de faux rapports? Ne seriez-vous pas le meilleur, le plus tendre des fils?.

— Je me soucie fort peu de votre opinion.

- Voyons. huit francs par homme. je ne peux pas à moins. Que diable, songez-y donc! Tous habit noir.

drap d'Elbeuf. quelques-uns des cheveux blancs. Et tenez, parce que c'est vous, je vous mets deux ou trois décorés.

Rocheboise, à bout de patience, tire le cordon d'une sonnette, et dit au domestique qui parait à la porte : — Reconduisez monsieur.

— Vous êtes un fils dériattirél s'écrie le grand maigre en étendant le bras vers Herman dans sa sortie théâtrale.

Ça va faire un enterrement bien propre!. Quel siècle!

quel siècle!

Herman cette fois donna des ordres tels que d'autres mendiants lugubres ne purent parvenir jusqu'à lui, et qu'il passa le reste de la jOllrnén, comme il en sentait le besoin, dans la solitude el le recueillement.

XXIX LE CONVOI DE JEANNE.

Le lendemain matin, la grande porte de l'hôtel était tendue de draperies noiros galonnées d'argent. Un drap mortuaire semblable couvrait un cercueil placé sur une estrade et se déroulait jusqu'à terre, des cierges brûlant de chaque côté répandaient sous la voûte des tentures une lumière jaune et vacillante.

Déjà le corbillard et les voitures de deuil stationnent à quelques pas; les employés des pompes funèbres attendent patiemment dans les cafés voisins. Un cercle nombreux s'est formé devant l'hôtel et remplit la largeur de la rue.

Il est composé de tous les gens avides de recueillir tes spectacles quelconques épars sur le pavé de Paris, et de pauvres honteux qui pourront saisir l'occasion de tendre furtivement la main.

Mais ce qui abonde surtout, ce sont les mendiants de profession accourus à la première nouvelle d'un enterre- ment. Les mendiants, comme ces lourds et sombres papillons de nuit aux ailes traînantes, viennent tourner autour de toute lumière qui brille, aux flambeaux de mariage comme aux torches mortuaires.

Ils sont ici pour attendre la donne, c'est-à-dire l'aumône qu'on fait au nom des morts. Aussi leur attention se porte sur les préparatifs du convoi, dont ils examinent avec soin tous les détails, car le plus ou moins de largesse qui s'y trouve déployée sert d'indice sur la valeur de l'aumône dont ils seront eux-mêmes gratifiés.

Peu à peu ils s'avancent adroitement et viennent se ranger jusque sous les tentures du portail, où ils se trouveront les premiers sur les pas des parents et amis de la défunte à leur sortie de la maison de deuil.

De lh, ils observent ce qui se passe à l'intérieur et an dehors et se font part de leurs réflexions.

— Voilà le monde qui arrive de tous côtés. on va bientôt enlever.

— Dame, ça en a l'air.

— En arrière donc, Jupiter. tu marches toujours sur les pieds des autres.

— En arrière, répèle le nègre, oui, c'est cela. Et puis vous prendre tout. et puis, vous dire ensuite au pauvre Jupiter: Dieu t'assiste, mon garçon.

- Cet Ùlrc-là est-il méfiant!

— Voyons, moricand, dit en se posant en médiateur un vieux mendiant qui n'est autre que Corbillard, d'où viennent tes soupçons? Est-ce que la dernière fois nous n'avons pas loyalement partagé ?

— Pardine. répond-il, la dernière fois Jupiter avait l'argent du jeune monsieur, et c'est Jupiter qui a fait le partage. pardine !

De sorte que tu es le seul honnête et que nous sommes tous de la canaille. Senges-v, Jupiter, ajoute le philosophe, l'homme est le miroir de l'homme; sois bienveillant, bon camarade avec nous, et tu nous trouveras de même. En attendant, cache ta peau noire, qui nous ferait un tort immense si le maitrede cette maison venait a le reconnaître.

- S'il ne veut pas s'écarter, tiens! il faut le pousser, conseille Gaudois.

Non. pas de bruit, mes amours, reprend Corbillard; il est inutile de surexciter l'attention des sergents de ville.

Notre ami de la Cafrerie va entendre raison, vu qu'il y va de son intérêt comme du nôtre. Là, vous le voyez bien, douceur fait mieux que violence. Jupiter, je te rends mon estime.

— Ta vertu sera récompensée, dit un autre mendiant.

— Sois-en sûr, mon fils, ajoute Corbillard. Tiens, regarde cette pauvre Jeanne, elle en a vu de dures, celle-là.

Eh bien, toujours patiente, resignée, bonne envers tous.

Aussi elle a souffert toute sa vie comme une damnée; mais aujourd'hui, la voilà enterrée comme une reine.

— Moi, me fiche bien d'être enterré.

— Le délire t'égare, mon garçon, car il faut toujours en venir là, et un bel enterrement n'est pas à dédaigner ; la plume refait l'oiseau. Mais pour en revenir à notre pauvre Jeanne, qui aurait dit, bon Dieu, quand elle deman


rliiil îiver nous ;ittx portes il<• < maisons de deuil, «Jtn• nous viendrions un jour à la sienne ?

(l'est vrai. dit fa Milietle, je crois encore la Voir a côté île moi.

Kl elle est là» dans cette belle chapelle!. t'Vst elle qui fiiirtî Ui ifonnr à son Unir.

Kl gcuéreuseuionl encore !

bit-ii | I Mais tlll convoi de deuxième classe, dit Jean-Marie, ! il y ii ordinairement la pièce blanche.

Quand nous aurions chacun vingt sous, ce ne i>era pas lourd

Après avoir Cl'Oltlll' le niarniol deux heures.

Si on faisait une feinte propose Ivuslaehe.

Hum!. ça vieillit, ea s'use, répond Corbillard. et a présent les gens y regardent. Vous verre/ qu'il faudra se faire écraser tout à fait pour eu retirer quelque prulit.

- Avec tout ça, il y en a qui ouf reçu jusqu'il six rems francs de rentes viagères' - Oui. mais supposez qu'un lieu de porter un milord.

la voilure eût roulé un procureur on autre chose, nos ••eus ne retireraient pasdeux sous de leur bras ou de leur jambe : le eti Kl puis, fait rliM'fvrï la Uilwlh', la feinte e4 li««IIIM* avec les voit les qui brûlent le pave.Mais les elievatix de pompes Inuebros.

1.1 mon ii\ i> est qu'un s.e l'orne à la quête, dil Jean-Mai i<'.

l, Modération dans les désii.--. cillants : c e.-t b* /»«•» qui r sert et non ,'e hraiKon/i. ajoute (lorbiLlard.

j D'ailleurs nous n avi«ris pas longtemps a attendre.

! l.es employés des pompes sortent de l'estaminet j —Il n'y a qu'a leur parler. l.e> n-oqm--morts. ce n'es!

pas des princes ius&es.

Monsieur, dil (loi billard en > approchant de t'ni» de> t'fi de me dire si la cérémonie va bientôt coutmoneer '■ One le tonnerre écrase la 4 dit ri part lui ! I homme noir : si OJI sciait un peu plus < epèrbe. je n'en serais pas pour tnt\> trois pirre» de Cent sons et deux heu res de frais !

.Monsieur, j'avais i'hoiiiieur de vous demander.

(.'relloni! poursuivit l'employé des pompes. Kl dire que sans ce dernier carambolage, je Mietlais le» frais sur le dos de l'Iam tint ! El le croque-mort s'éloigna.

Monsieur, reprehd (ItirbilUird, nullement décourage, et s'adressanl an second employé qui sort du café. voulez vous avoir l'obligeance de me dire si on va bientôt enlevcp !

f.'inq parties liées! murmure i en se trottant les mains de joie. Toujours vingt-deux a vingt-deux ! r; euloueé le | ère Niçois. Hatli ! la journée lui paiera cela, il y a tou jours le pour-boire malgré l'ordonnance de police

Kl là-dessus il passe son chemin.

('a y est, reprend Corbillard en retournât)!, vers les camarades. Ils n'ont rien dit, mais puisque ces joueurs-là quittent le billard, c'est que le temps presse. Ko yard", les amis !

« .lupiler, au nom de l'Olympe ! cache ta personne, dit le vieux philosophe. Tiens, mets-loi de rrière rues béquilles.

Nous autres, éparpillons-nous. et des figures de Alade■ leine, s'il vous plait. surtout, vnriousles ions; rien n'embête le bourgeois comme d'entendre peindre el larmoyer sur la même note. »

(l'est, en elVel, le moment de se montrer, l.es cochers sont sur leurs sièges, te char lunebre est aui 'ué devant la H ronde p rte, le cercueil, enlevé par les hommes en uniforme de la mort, est pose sur le corbillard, liochcboise et le petit nombre de personnes (fui assistei t au convoi de la pauvre Jeanne sortent par la porte réservée, attendilltlqlle le cortège ail commencé sa marche pour entrer dans les voitures de deuil. C'est en cet instant que les mendiants envoient an lits de la défunte une piicre collective qui leur attire, de sa part, d'abondantes aumônes.

l'u.j demi-heure plus tard, les restes de Jeanne pénétrai» ni dans le cimetière .Montparnasse. (|eu\ qui ieur rendduul un dernier hommage descendirent de voiture et les omirent u travers les allées du champ lunebre. Après

avoir paircouru dans toute sa longueur ce jardin des morts.

que l'automne, avec ses teintes jaune, ses arbres diaphanes. ses piaules penchées, son atmosphère vaporeuse, ~révélait en ce moment de l'aspect qui lui était propre, on arriva devant une lusse creusée, dont le terrain était acquis à perpétuité pour les dépouillés île Jeanne. Li" Il's fossoyeurs remplirent le dernier office. le prêtre qui avait suivi le convoi prononça quelques paroles saintes sur le corps, puis le cercueil disparut dans les profondeurs de la terre, et Jeanne ne fut plus qu'un peu de poussière pour l'éternité.

l.es personnes qui composaient le cortège se dispersèrent bientôt: llerman. le coMir serrée! les veux plejnsde larmes, avait besoin de demeurer seul sur cette place pour pleurer en liberté.

Après être resté quelques instants plongé dans une dou- leur bien profonde cl bien sincère, car elle se portail sur l'existence enlière de !a pauvre Jeanne autant que sur sa perte subite. Itermau remonta lentement l'allée qui eoii- , duisail a ta porte du ci.uie1.iere. ;

Lorsqu'il n'avait lai t encore que ipielques pas. et se trouvait à l'endroit ou le sentin coupait un niawl de cyprès. il vit déboucher du taillis qui était a sa droite un 1 homme qui teuarda -d'abord de tous côtes avec une alleulion rapide, puis s'approcha liumblcnicMl.

\o| Iniiii ueoi>. dit cel boniuie encore vêtu de son uniforme noir, c'est vrai que monsieur I»? pivîri de po:je,.

lelend. les pour-boire, el je 111 tua I<'U|Il 1 e e| cinq cillants à Honni' et deilX alllies pe- i t i! s en nourrice. qui meurent-de faim, les pauvres iu'uo- cents. ( )b merci, iioi' bourgeois, merci bon! votiséies : ; Il i;i'_!ie II » J111 II •! 1 i Il l'e>J>ee|able !.

(/employé ties pompe* ttiîi» 1 <r< s s 'ei-oi^na eu faisant M'iiiiei- t,"* (t. us ;>ie e> i| cuiq liti'ics q fi I en lia u venait il lui donner,et en «ti-an1 (ont tu»*: A la i j, )\er une partie des frais de b. l.ard.

, Un taillis qui se trouvai.! à gau. h sorli' it l'iii-tanl un ai.Ire individu. a\au>;;:til eu iapu.ioj> comme |e pri-mier.

itocheliMise n'avait pas encore eu le temp- de riTiieltre MI bourse dans le goiisM-l. (| ,e cc! homme en ve>Je e| pur- , fin; cite bèclie viir l'epiinir ! f ri lendiiil la iiwm en pr->iion- 1 çant ce discours : Mon boc monsieur, j. s'.is fossoyeur, pour vous servir. \oiis M un mes IMII- tossoveurs datls la lainiile.

tvit'iin19—tlu cimetière. C.'e-t moi qui viens de descendre madame voire mere. el j'y ai mi^ Ions mes soin*, je puis 1 le dire. du reste connue je lai.- loiijo r>. car je ne suis pas d'aujourd'hui. il v a lo.n^irii.tps «pie je travaille jiar ic i.

cLa bonne moitié desiiiorls qui n; >■ ; -en l soii> clic terre peuvent: blell dite qu ils V ont Ole J « i a -e-, pal me% soins.

Si mes m rv ice.s vous semblent nient.-r «jir<- a ,e reeoiiuais.sanee. mi peiii pour-boire, mon bon tii' u-i ei.. et que Dieu v o is en donne autant. »

llerman lira deux nonve.ies pièces de cinq li anes de sa bourse: et -âpre* avoir ainsi .donne à droite et à gauche, il pensait è!re quille des demandes, lorsqu'un gros homme blond, joulllu. rougi' comme la pivoine qu'il portait sous le bras, dans un pot de terre, lui barra sans façon le t hetnin.

Il commença par rire jovialement à IW'hebuise, ut continua ainsi : Si monsieur a besoin d'un jardinier, je lui tbmande sa pratique. Monsieur vent sûrement tain; cultiver *"ii terrain. Je 'a-is des .petits jai dins jolis conime des auioiirs.

des 11<'tirs so.gnces qu'on se mire dedans. Kt potir vingt francs par an. c est pas cher. Il eu coûterait dix lois plus d'apporler les IleUls soi-inènie et ou en a le méiiie agrément. Huaiid vous vieillirez au cimetière, volts serez coitleul. monsieur, je vous assure.

Il siillil. uioti cher. nous verrons cela plus lard.

Rocheboise voulait s'éloigner, mais le pol de pivoine.

allant et venant devant lui. lui fermait toujours le pas sage.J'enlretii'iis chaq ue tombe au gre de la personne. J il le lardinicr avec v<»luI«iliI«• - chacun a sa Ib-nr favorite.. les daine» MUÏOIII oui beaucoup de tleur- favorite-. viiiisiiie du e/ celle que madame voire more aimait le mieux. H'IIICI. g.|l'olt>-e. pied d'allotu lté. je m'en -oi|


1I tiii.iii i l II' -111 r.<■ t(■ •.

V 11 ! i Il I i Il "1 .1 U I M ,III \, *p l.lt I '* M'I - i I il |,l Ci I I II C e - | i ; i, - ; 'i'" i' m ofl- "'Ill li"H->!•••- I i -1 i i r p.ii' « |. 11 i « u s .u v. it r».. LI | i. ! i. « t "Jil .ti r. l,> u i > 11 1"",1 i,. i, i m 111 .k, plein- '1'1: ¡'!l''I!1 - f i f l.-nr i1 11. i ■.

II. ni.ii! ii m 1 I i11 i 'I u - i' |.ir. ! i u i> t. '■ i r Il i ». 11 i. j>.i c 'I ¡."I-'I:I' | | lu! I , lin-| i I 'J.' -c i I I*' 11 I .1 ,," - !,,,'-:I:I,', I ¡,II,' I II i ! i;i I I l ! ce j u l, I. - ",I,,!I 11 i n 'I u 11 11 1111 11,1 I '! i1 '• '.ipne I ! i m ,i ; 't - r, - i ,i ;1 ), j u. - '¡"II' 1111 i i i - |.i 111 un 110'111 "l" .<! i. 11 11 1111 i ■< i ■. ■■■. l" .'i-;i» "l,,' <|ii.inl ilr i i i.n '- i M m - u ! *. ,i 'l' l'r, Il !, m i ! j le 1"11 ~'( t. ,d 1.111 - 111 il i iiii'i 11 ii - ri 1111111 < iiI - I. mI| 1 ! I. ;. I i '.1 I. - 1, 1111 11 ', I 111 il mu- j ..i.*!' « h i 'Ii- I",,¡ -i ! 11* * |>Miir Icn- Il,,,,,,, 1,1 Ii l.. 1 t 11 ■ ,,: 1.1 I !'i I 11 111 1',11'-,1",,'1- /., 111.1 r, • t i < •.

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1.1' 'I""¡'I'I'" - p;i - il IV,II,.•lui le , I 'Il I-I -.. I i N I j""cIl il .il. il- I c 1111111 ■'!'!'•! 1 p c. 1111 c r , r 11 c 111 'lui"-'II "": l,' l,' l'l,' "'1,' 1.I Illl 'Il cil 1,111 11 111.11111. - : ! |'I Il "j'III" I .i | Ml | | | l ,\ l, l , il 1: ) l "II : i V i lie III 1 1 1",,01,,1 ."III''III'',,! l'.t- 'l'I,II''¡ l" Mil: -M - 'i 11 '11 I 'III*' Mi n. ,1. 1 il" .1 I - > 11 11 c Mlle Il,1 !l'' i , I n ce .1, ,i 11, l" , i ; , u i. ci ; i i : : i' ci ; ,*

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dait avec nous aux portes des maisons de deuil. que nous viendrions un jour à ta sienne?

— C'est vrai, dit la Bibette, je crois encore la voir à côté de moi.

— Et elle est là, dans cette belle chapelle I. c'est elle qui va faire ln domw il son tour.

— Et généreusement encore !

1 — Vous croyez donc que ça marchera bien? — Mais un convoi de deuxième classe, dit .leun-.:\lol'ic, il y a ordinairement la pièce blanche.

- Quand nous aurions chacun vingt sous, ce ne sera pas lourd.

— Après avoir croqué le marmot deux heures.

— Si on faisait une /èinlf/ propose Enstache.

- Hum!. ça vieillit, ça s'use, répond Corbillard, et à présent les gens y regardent. Vous verrez qu'il faudra se faire écraser tout a fait pour en retirer quelque profit.

— Avec tout ça, il y en a qui ont reçu jusqu'à six cents francs de rentes viagères!

Otii. illilis supposez qu'au lieu déporter un milord, la voiture eût roulé un procureur ou autre chose, nos gens ne retireraient pas deux sous de leur bras ou de leur jambe ; le dommages-intérêts se serait fondu en chienne.

lit puis. fait observer la Bibette, la feinte est bonne avec les voit res qui brûlent le pavé. Mais les chevaux de pompes funèbres.

- (res) juste, et mon avis est qu'on se borne à la quèlc, dit Jean-Marie.

— Modération dans les désirs, enfants; c'est 1 epv-u qui sert et non le beaucoup, ajoute Corbillard.

- D'ailleurs nous n'avons pas longtemps à attendre.

Les employés des pompes sortent de l'estaminet.

Il n'y a qu'il leur parler. Los croque-morts, ce n'est pas des princes russes.

l, Monsieur, dit Corbillard en sapproehanl de l'un des agents qui traversait en effet la rue, auriez-vous la bonté de me dire si i;i cérémonie va bientôt commencer':' - Que le tonnerre écrase la cérémonie dit à part lui l'homme noir si on s'était un peu plus dépêché, je n'eu serais pas pour mes trois pièces de cent sous et deux IWlIres de frais!.

Monsieur, j'avais l'honneur de vous demander.,.

- Crénom! poursuivit l'employé des pompes. lit dire que sans ce dernier carambolage, je mettais les frais sur le dos de Planchut!

Et le croque-mort s'éloigna.

- Monsieur, reprend Corbillard., nullement découragé, et ::;'adl'cssi.JlIt. au second employé qui sort du café, voulez vous avoir l'obligeance de mc dire si on va bientôt et)lever ?

- Cinq parties liées! murmure celui-ci en se frottant les mains de joie. Toujours vingt-deux à vingt-deux! et enfoncé le père Nicois. Bath! la journée lui paiera cela, il y a toujours le pour-boire malgré l'ordonnance de police. Et là-dessus il passe son chemin.

- Ça y est, reprend Corbillard en retournant vers les camarades. Us n'ont rien dit, mais puisque ces joueurs-là quittent le billard, c'est que le temps presse. En garde, les amis !

« Jupiter, au nom de l'Olympe! cache ta personne, dit le vieux philosophe. Tiens, mets-loi derrière mes béquilles.

Nous autres, éparpillons-nous. et des figures de Madeleine, s'il vous plaît. surtout, varions les tons; rien n'embête le bourgeois comme d'entendre geindre et larmoyer sur la même note. »

C'est, en effet, le moment de se montrer. Les cochers sont sur leurs sièges, le char funèbre est amené devant la grande p rte, le cercueil, enlevé par les hommes en uniforme de la mort, est posé sur le corbillard. Rocheboise et le petit nombre de personnes qui assistent au convoi de la pauvre Jeanne sortent par la porte réservée, attendant que le cortège ait commencé sa marche pour entrer dans les voitures t, de deuil. C'est en cet instant que les mendiants envoient au fils de la défunte une prière collective qui leur attire, de sa part, d'abondantes aumônes.

Une demi-heure plus tard, les restes de Jeanne pénétraient dans le cimetière Montparnasse. Ceux qui leur rendaient un dernier hommage descendirent de voiture et les suivirent à travers les allées du champ funèbre. Après

avoir parcouru dans toute sa longueur ce jardin des morts, que l'automne, avec ses teintes jaunes, ses arbres diaphanes, ses plantes penchees, son atmosphère vaporeuse, revêtait en ce moment de l'aspect qui lui était propre, on arriva devant une fosse creusée, dont le terrain était acquis à perpétuité pour les dépouilles de Jeanne. UI, les fossoyeurs remplirent le dernier office, le prêtre qui avait suivi'le convoi prononça quelques paroles saintes sur le corps, puis le cercueil disparut dans les profondeurs de la terre, et Jeanne ne fut plus qu'un peu de poussière pour l'éternité.

Les personnes qui composaient le cortège se dispersè- rent bientôt; Herman, le cœur serré et les veux pleins de larmes, avait besoin de demeurer seul sur cette place pour pleurer en liberté, Après être resté quelques instants plongé dans une douleur bien profonde et bien sincère, car elle se portail, sur l'existence entière de la pauvre Jeanne autant que sur sa perte subite, llerman remonta lentement l'allée qui con- duisait à la porte du cimetière.

Lorsqu'il n'avait, fait encore que quelques pas, et se trouvait à l'endroit ou le sentier coupait un massif de cy- près. il vit déboucher du taillis qui était à sa droite un homme qui regarda d'abord de tous côtés avec une atten- tion rapide, puis s'approcha humblement.

■— Not' bourgeois, dit cet homme encore vêtu de son uniforme noir, c'est vrai que monsieur le préfet de police défend les pour-boire, et je suis dans mon tort. mais j'ai Ina femme et cinq enfants nourrir. et deux autres petits en nourrice. qui meurent de faim, les pauvres inno- cents. ()b ! merci, not' bourgeois, merci bien ! vous êtes un digue homme.,., et bien respectable!.

L'employé des pompes funèbres s'éloigna en faisant sonner les deux pièces de cinq francs qu'Herman venait de lui donner, et en disant tout bas : —- A la bonne heure ! voilà au moins de quoi payer une partie des frais de billard.

Du taillis qui se trouvait, à gauche sortit à l'instant un autre individu, avançant en tapinois comme le premier.

Rocheboise n'avait, pas encore eu le temps de remettre sa bourse clans le gousset, que cet homme en veste elporant une bèche sur l'épaule lui tendait la main en prononçant ce discours : — Mon bon. monsieur, je suis fossoyeur, pour vous servir. Nous sommes tous fossoyeurs dans la famille.

enfants du cimetière. C'est moi qui viens de descendre madame votre mère. et j'y ai mis tous mes soins, je puis le dire. du reste comme jetais toujours. car je ne suis pas d'aujourd'hui. il y a longtemps que je travaille par ici.

o La bonne moitié dos morts qui reposent sons cette terre peuvent bien dire qu'ils y ont été placés par me» soi ns.

Si mes services vous semblent mériter quelque reconnaissance, un petit pour-boire, mon bon monsieur. et que Dieu vous en donne autant. »

--.

llerman tira deux nouvelles pièces de cinq francs de sa bourse ; et après avoir ainsi donné à droite et à gauche, il pensait être quitte des demandcs, lorsqu'un gros homme blond, joufflu, rouge comme la pivoine qu'il portait sous le bras, dans un pot de terre, lui-barra sans fuçon le chemin.

Il commença par rire jovialement à Rocheboise, et continua ainsi : — Si monsieur a besoin d'un jardinier, je lui demande sa pratique. Monsieur veut sûrement faire cultiver son terrain. Je fais des petits jardins jolis comme des amours, des fleurs soignées qu'on se mire dedans. Et pour vingt francs par an. c'est pas cher. Il en coûterait dix fois plus d'apporter les Heurs soi-même et on en a le même agrément. Quand vous viendrez au cimetière, vous serez content, monsieur, je vous assure.

— Il suffit, mon cher. nous verrons cela plus tard.

Rocheboise voulait s'éloigner, mais le pot de pivoine, allant et venant devant lui, lui fermait toujours le passage.

J'entretiens chaque tombe au gré de la personne, continuait le jardinier avec volubilité, chacun a sa fleur favorite. tes dames surtout ont beaucoup de fleurs favorites. vous me direz celle que madame votre mère aimait le mieux, œillet, giroflée, pied d'allouette. je m'en sou-


Herman et Hobinette.

viendrai. il y ou aura aux quatre coins du jardin. c'est ainsi que les inorts sont honores, monsieur, par de pieux souvenirs. Et quand le soir j'arrose le gazon, c'est encore comme des pleurs qui viennent couler sur leur tombe.

Hcr maii n'en loin lait plus le jardinier, car il venait, par un brusque mouvement, de se dérober a ses poursuites, et dans l'impatience qui le possédait, marchait d'un pas plus rapide.

Il ne s'apercevait pas que depuis un instant un petit garcon, tenant embroché a son bras une quantité de couronnes d'immortelles, le suivait, on répétant avec le ton d'un marchand consommé : Monsieur!. monsieur!. des couronnes d'immor- telles. vous ne trouverez pas mieux chez les fabricants et vous paierez plus cher. Je les donne pour trois francs la douzaine. et la treizième par-dessus le marché.

Voyons, monsieur, vous arrangerai-jc?. c'est solide et soigné. vous reviendrez dans un an, vous les trouverez fraîches comme aujourd'hui. Allons, monsieur, donnez- moi la préférence.

Le petit marchand était, Pierrot, qui avait entrepris cette nouvelle: branche de commerce. Voyant que le fils de Jeanne ne l'écoulait pas, l'ancien camarade de la vieille mendiante tourna bride, et alla droit à la tombe.

— C'est égal, pensa-t-il, il ne sera pas dit que la pau-

vre Jeanne se passera de couronne, je vas lui en donner une pour rien, moi.Il choisit un des cerceaux garnis d'immortelles. puis, voyant ce terrain fraîchement remué, un souvenir de Jeanne le prit au COJUI', ses yeux devinrent humides; eu déposant son ûll'raiide, il se laissa doucement tomber à genoux, joignit les mains et murmur aune prière pour Jeanne.

Le sentier tournait, et Roeheboise, qui était revenu a quelques pas de la tombe de sa mère, voulut y jeter un dernier regard. En voyant dans l'endroit maintenant soli- taire ce bel enfant h genoux et regardant la t'osse avec ses grands yeux humides de larmes, il fut étonné, ému.

En quelques pas il franchit le gazon et se n'oliva près de la tombe.

Il vit alors les immortelles, premier ornement tombé sur cette terre nue.

— C'est toi, mon enfant, demauda-t-il, qui a posé là celle couronne?

— Mais oui, dit Pierrot en se relevant : vous ne m'en- JClldinl. seulement pas quand je vous offrais d'acheter des Couronnes pour Jeanne. Je lui en ai donné une : pauvre chère Jeanne, je pouvais bien faire ça pour elle.

Ilerman fut touché de si peu de chose, tjurlie jusqu'au (11-lix jours, tout ce qui l'approchait ne songeait qu'à se repaître de son malheur, à tirer avi-


denient profil de la mort : cet enfant seul avait pensé à donner à la morte un regret, une couronne.

- Merci, mon petit garçon, dit-il en tendant à Pierrot une pièce de vingt francs. Prends cela. et c'est encore moi qui reste ton obligé.

Pierrot demeura muet de stupéfaction en recevant cet or. Pourtant ce ne fut pas la cupidité satisfaite qui se peignit dans ses yeux brillants et limpides, mais une franche et vive reconnaissance.

Rochcboise, un peu soulagé par ce léger incident, sortit enfin du cimetière.

XXX RETOUR AU BAS-MEUDON.

Herman, après la mort de sa mère, éprouva le désir de revoir les lieux où Jeanne s'était fait chevrière pour l'amour de son fils, pour le seul bonheur de l'apercevoir de loin quelques instants: c'était pour lui un besoin de cœur à satisfaire et un hommage à rendre à la mémoire de sa mère.

Une après-midi, il partit sans prévenir madame de Rocheboise; il ne voulait contier à personne le but do son voyage; comme tous ceux qui sentent, vivement, il craignait de répandre ses sentiments au dehors: il avait besoin d'être seul pour aimer et rêver eu paix.

Aux approches du village, il descendit de voiture, renvoya ses gens à Paris sans donuer d'ordre pour sou re- tour, et suivit il pied les bords de la Seine.

C'était un dimanche soir, et le petit hanwall. au lieu d'être plus animé ce jour-là, se trouvait presque entière- ment désert. La fête d'un village voisin avait attiré tes habitants du Bas-Meudon au dehors; les maisons étaient fermées, et Herman, à sa grande satisfaction, cheminait sans rencontrer personne sur sa route.

On était aux derniers jours d'automne, mais le bord de l'eau, entretenu dans sa fraîcheur par un air chargé de rosée, était encore verdoyant. Le gazon, le feuillage, diaprés de nuances chaudes et pourprées, déployaient sur la colline des zones dorées qui semblaient avoir gardé les rayons de l'été. Herman remarqua d'assez loin un emplacement de terrain qui, seul au milieu de ce paysage animé, paraissait frappé par l'hiver. En approchant de cet endroit, séparé seulement par une claire-voie du sentier à mi-côte qu'il suivait, il reconnut dans cette terre aride la place d'un jardin, qui conservait des traces de sa première destination, mais devait être depuis longtemps abandonné.

Pas une plante n'avait survécu à la privation d'eau et de culture: on ne voyait plus que ces tristes ronces qui sont le deuil de la terre; des instruments aratoires, jetés au hasard, étaient, par suite du temps, à demi incrustés dans le sol. -- -

Herman allait dépasser cette partie du rivage, quand il vit un vieillard dont la figure sombre se détachait sur cette nappe de terre jaune et nue.

Cet honnne, misérablement vêtu, était assis sur une pierre dans son jardin, où il ne restait plus un rameau d'arbre pour l'abriter. il se tenait immobile, la tête baissée; ses longs cheveux blancs cachaient à demi son visage, mais on voyait ses regards décrire un cercle continuel autour de lui, comme lorsque nous contemplons dans une morne douleur le vide que fait autour de nous la perte des êtres aimés.

C'était là. Herman ne pouvait en douter. le vieux jar- dinier AngeviUe, dont la raison s'était égarée à la suite de ses malheurs, et qui, après avoir été quelque temps éloigné de son village, était revenu guidé par le seul instinct du cœur à la place où ses enfants avaient autrefois vécu prés de lui.

Cne cruche de vin et un pain posés par terre, dans un endroit où la claire-voie était rompue, annonçait que maintenant Augeville vivait de la charité des pauvres paysans.

îlerman fut saisi d'un frisson douloureux à cette vue.

Ainsi, dès son entrée dans le village, un souvenir visible des maux qu'il avait causés venait l'assaillir.

Son premier mouvement le poussa à s'approcher du vieillard pour lui offrir des secours, des consolations.

mais il se rejeta vivement en arrière de la balustrade et pressa le pas pour se soustraire à une triste perspective.

— Que pourrais-je offrir à cet homme? disait-il en marchant, quelques ressources pour vivre? mais la vie est un malheur pour lui!. Ce serait la raison, ce serait l'existence de ses enfants qu'il faudrait lui rendre. Oh! nous avons bien plus de puissance pour le mal que pour le bien.

Moi, qui ne suis ni méchant ni cruel, j'ai pu en un instant.

sans qu'il m'en coûtât aucun etfort, perdre l'existence de trois êtres innocents; et maintenant je ne puis, à quelque prix que ce soit, soulager celui qui reste sur la terre !

En songeant ainsi, il arriva dans sa maison de campagne. h b" d ée,.. J' Cette habitation, demeurée fermée pendant cinq ans. n'avait subi aucun changement. Herman revit cet inté- rieur tel qu'il l'avait quitté ; seulement le temps et l'abandon y avaient imprimé un aspect plus sombre.

Il parcourait ce grand bâtiment, dont pendant le dernier séjour qu'il y avait fait la présence de jeunes hôtes, gais et bruyants, dérobait la trislessse. Maintenant ces vastes pièces étaient désertes, silencieuses; le style antique des décors y répandait le froid qui s'attache à tous les objets du passé; l'air humide et renfermé avait comme des exhalaisons mortuaires.

Chaque partie de cet intérieur rappelait à Herman le> !

scènes étranges et funestes qui s'y étaient passées, et encore frappé du tableau que lui avait offert le jardin du père Augeville, ces souvenirs lui étaient plus pénibles. Il allait d'une pièce à l'autre, et retrouvait partout ces tristes images.

Dans la salle à manger, la table qu'on avait allongée pour un plus grand nombre de convives était encore dressée; les pipes, les fusils de chasse, les boîtes à poudre étaient suspendus aux panneaux. Herman croyait entendre encore les rires, les chants, le tumulte désordonné de ce souper où l'ivresse avait été si fatale!. Dans sa ehanihre à coucher, il revoyait la fenêtre d'où il avait aperçu la jeune Mario pour la première fois, et la place UII. si peu de jours après. il avait appris qu'elle n'était plus: puis le lit de douleur où il avait ensuite passe tant do nuits de fièvre et de délire à voir errer autour de lui les fantômes des morts. Au salon, la pendule sonnait encore de ce même timbre qui se faisait entendre quand Herman et ses compagnons de folie attendaient le dénouement d'une facétieuse et horrible aventure. la porte, ballottée par le vent, semblait prête à s'ouvrir pour laisser voir l'image menaçante de Pierre Augeville enlevant Marie. Pour la , chambre à alcôve, Herman n'eut pas le courage d'y pé- I nétrer. I

La maison, fermée depuis cinq ans, n'avait laissé sortir aucun des tristes souvenirs, et Herman, après un long temps d'oubli, en était saisi, enveloppé de tous côtes.

Pour fuir celle habitation dont il n'avait pas cru trouver le séjour si pénible, et surtout pour accomplir le but de son excursion, il descendit sur le rivage.

Tu concierge et son fils avaient gardé la maison pendant la vente qu'elle avait subie et le temps où elle était restée inhabitée. Avant de sortir. M. de Roeh. boise ordonna à ces gens de préparer son dîner et de faire <lu l'eu pour l'heure oii il rentrerait, la soirée d'octobre étant devenue tout à coup froide et brumeuse ; puis il alla errer dans la campagne.

Là, sa pensée et son cœur furent tout à sa mère.

Il croyait voir sur chaque sentier la trace des pas qu'y avait frayés l'hmnhlc et sublime chevrière. Il cherchait surtout lès ( -icli'oits d'où on découvrait le mieux les croi- sées ou le perron du château; c'était là sans doute qu Jeanne était le plus souvent venue s'asseoir. L'amour d'une mère. ce bonheur suprême, avait été alors si près d'Herman sans qu'il plit le goûter !. Oh ! comme il regrettait qu'aucun accident fortuit ne lui eût fait découvrir la présence de Jeanne et le mystère dont elle devait rester entourée! Combien de fois, ne pouvant faire plus, il aurait du moins cherché à se montrer à sa mère, combien de fois il lui eût envoyé toute son àme dans un regard !

Les pensées sombres d'Herman s'étaient peu à peu dissipeus devant ces impressions plus douces. Livré tout CII-


tier à l'extase avec laquelle il contemplait la figure de sa bonne mère, assise dans les circuits du pacage, il ne re¡ marquait point les endroits de la grève qu'il parcourait,et ne s'apercevait même pas que la brume, abaissée, commençait à tomber en pluie fine.

Mais, dans sa marche errante, Il se trouva soudain en face du groupe des trois grands saules, sous lesquels il avait vu Pierre Augeville descendre et disparaître dans les eaux. Le crépuscule régnait comme dans le moment où il avait eu cette vision ; comme alors une pluie serrée voilait a demi les objets; il crut se retrouver encore à cet instant sinistre. Immobile à vingt pas de ce point du rivage, il ne pouvait en détacher ses regards; il demeurait comme fasciné par ces saules qui s'élevaient sur la grande tombe des eaux.

Dans le moment où il était ainsi attaché à cette place, il vit distinctement un homme, jeune encore, rappelant de loin l'aspeet que lui avait offert Pierre Augoville, venir à pas lents sur le bord de l'eau. s'arrêter un instant. puis disparaître sous les arbres.

Le sang d'Herman s'était glacé. Il ne voulut pas attendre davantage, et un effroi inexplicable, mais violent, lui rendant des forces, il s'arracha a son immobilité et retourna précipitamment au château.

Dès qu'il entra, le concierge empressé s'avança au-devant de lui.

— Voilà, monsieur, dit le vieux gardien. Je vais éclairer h monsieur. le feu est allumé là-haut.

- Pourquoi pas à la salle?

— Ah ! c'est que la maison, depuis le temps, a bien subi quelques dégradations, et la plupart des cheminées fument à n'y pas tenir. - --

- Alors, vous avez fait du feu dans ma chambre? C'est bien. dit Herman en montant.

— Par ici, dit le concierge en tenant sa lumière sur le palier et en tournant une clef dans la serrure.

— Dans la chambre à alcôve ! s'écria llcrman en reculant d'un pas.

— Certes, monsieur. dans la chambre d'honneur. je ne me serais pas permis de placer monsieur autre part.

Ah ! le feu va bien, continua-t-ilen entrant, ça assainira la chambre pour cette nuit.

— Comment, vous croyez que je vais coucher ici !.

dans cette chambre!. dit Herman avec un vif mouvement d'impatience qui rendit le concierge stupéfait.

— Je l'ai dit à monsieur, répondit-il tout intimidé, les cheminées fument ailleurs. Après cela, si monsieur ne vent pas. si monsieur a des raisons pour ne pas coucher ici.

Ces mots firent réfléchir Rocheboise; il redoutait toujours l'examen d'autrui, et en ce moment surtout, il n'eût voulu pour rien au monde laisser pénétrer ses pensées. II aima mieux encore supporter la répulsion que lui inspirait celle pièce maudite.

S'asseyant devant la cheminée de l'air le plus dégagé qu'il lui fut possible, il ordonna qu'on servît son dîner.

En ce moment, on sonna à la grille d'entrée, et une minute après, Pasqual entra. Il fut frappé de la pâleur et de nul(- ~)1)ri,s, Pasqtial entr.

rabattement répandus sur les traits de son maître, lui demanda s'il était souffrant ; et, après avoir reçu une réponse négative d'Ilerman, il s'acquitta de la commission qu'il venait remplir de la part de madame de Rocheboise.

Vatentine, ayant appris par le retour des domestiques que son mari était au Bas-Meudon, lui faisait dire que le comte de Rocheboise arrivait le lendemain, d'après ce qu'annonçait une lettre de lui reçue dans la soirée; elle demandait à Herman de revenir le plus promptement possible à Paris pour recevoir son père.

Son père! Herman sentit à ce nom un froid douloureux dans son cœur. Il n'avait jamais été lié par une sympathie bien vive à M. de Rochehoise; depuis les tristes confidences de Jeanne, il ne pouvait plus avoir pour lui que le respect et la considération qui s'attachent au titre de père.

C'était Ilt, d'autre part, une raison de plus pour ne pas manquer à des devoirs envers lui. 11 fit répondre à Valentine qu'il serait à Paris le lendemain dans la matinée.

Pasqual repartit à l'illstant.

Dès que le dîner fut servi, Herman renvoya le concierge et son fils, en leur disant qu'il ne croyait pas avoir besoin de leurs services et les dispensait de remonter chez lui.

Il ne voulait pas être observé par ses gens, projetant de passer une partie de la nuit levé dans cette chambre, où il ne pouvait pas espérer de reposer en paix.

Resté seul, il se leva, s'adossa à la cheminée et regarda cette vaste pièce d'un œil morne.

La pluie était devenue très-intense : le vent, dans ses longues rafales, jetait des flots d'ondée contre tes vitres; et les fenêtres dégarnies de rideaux laissaient voir au dehors la nuit la plus noire.

Cette influence du temps, toujours puissante sur nous (car il semble que les nuages du ciel passent sur notre âme), agissait plus fortement sur Herman dans ses dispo- sitions présentes et assombrissait davantage ses pensées. Peu h peu. avec la faculté que possédait son imagination de revêtir les souvenirs de formes presque visibles, l'enceinte où il se trouvait se remplit de solennelles et tris- tes images. A cette porte apparaissait encore la figure de l'homme indignement outragé, et dont les traits respiraient une ardeur de vengeance si puissante, qu'elle n'avait pas dû s'éteindre môme dans la mort. Dans cette alcôve, une jeune fille innocente et pure avait reposé une minute, et pendant cette minute le fil fragile de son existence s'était brisé. Sous cette fenêtre, il semblait entendre encore les cris du misérable nègre, meurtri, brisé, qui n'avait tait qu'obéir à son maître, et dont cependant la voix gémissante annonçait déjà les souffrances de l'expiation. Herman parcourt à pas lents l'étendue de cette cham-

bre. très-vaste et sombre dans ses limites, où n'atteignait pas la lueur des deux flambeaux posés sur la che- 1 minée.

En passant devant l'alcôve fermée, il crut voir les rideaux de damas jaune s'empreindre d'une faible ondulation. En dépit de sa raison, un frénrissement douloureux parcourut ses veines. Il s'arrêta et regarda longtemps du côté de cet enfoncement invisible. Il eût donné tout au monde pour que ces rideaux fussent ouverts, et il n'avait pas la force d'aller les rejeter de côté. Le mouvement de l'étoffe se renouvela encore une fois.

— Ces fenêtres ferment mal, et le vent agite les rideaux, dit tout haut Herman en voulant se cacher à lui-même une terreur puérile dont il était profondément humilié.

lin disant cela, il s'approcha des croisées et en assu- jeltit la fermeture; mais il fut forcé de s'avouer que l'air ne pénétrait point par leurs joints. Alors un serrement de cœur mortel le saisit, car il devenait certain qu'une im- pulsion intérieure agitait les rideaux.

Herman, dans cette situation inexprimable, reste appuyé contre le chambranle de la croisée qui est en face de l'alcôve, tantôt cherchant à distraire ses regards en les portant au dehors, tantôt les ramenant sur les lambris de cette chambre sinistre.

D'un côté, il n'y a que cette nuit profonde,dans laquelle flottent en masses plus sombres les grandes cimes d'ar- bres, dont tes mouvements agités peignent le désordre et la souffrance; de l'autre, ces longs plis de damas dont les oscillations deviennent plus sensibles à chaque minute, si bien qu'Herman ne serait pas étonné en ce moment de voir Marie, expirante sur ce lit, en soulever les rideaux pour lui montrer son agonie.

Et sa terreur augmente au point de le briser.

Oh! combien il voudrait se trouver tout à coup en face d'un danger réel, être immobile devant le bout d'un pistolet ou suspendu par le plus faible soutien au-dessus d'un abîme, afin de braver la mort avec calme, et de se 1 relever à ses yeux.

Mais en ce moment toute sa raison est impuissante il repousser son effroi; il ne peut commander aux batte- ments de son cœur, aux frémissements de tout son être de se taire !

iiieulôt il lui semble entendre un faible murmure de voix humaine dans l'alcôve. Il voudrait écouter attentivement, distinguer les sons. Mais le vent gronde avec violence; il vient en mugissant du fond du rivage, lance la pluie dont il est chargé contre les vitraux, el rend un autre bruit plus haut qui ne laisse rien dislinguer dans l'intérieur.

Cet enfoncement sombre, dont le secret glace Herman d'effroi,est si près!. lit cependant il ne peut y pénétrer, parce que la barrière de la terreur l'en sépare!. Il reste


à sa place, pâlo, tremblant, le front mouillé de sueur froide, et s'appnyant dans l'embrasure de la fenêtre pour ne pas défaillir.

Mais il vient un instant ou le son de la voix qu'il a entendu dans l'alcôve est si distinct, qu'il no doit plus douter du témoignage de ses sens. Alors sa situation devient insupportable. Ne pouvant endurer cette souffrance passive, honteuse et dévorante, il trouve des forces dans l'excès de son épouvante : il s'élance vers l'alcôve et en tire le rideau avec violence.

Une femme. une jeune fille est étendue sur le lit.

Herman fait quelques pas en arrière, et tombe à demi évanoui dans un fauteuil.

Au même instant, dans cette enceinte morne, lugubre, résonne le plus frais, le plus sonore éclat de rire. lit c'est Robinette qui, d'un bond léger, saute du lit et s'élance sur les genoux d'Uerman.

Ce radieux visage de jeune fille penché sur le sien ranime Herman et chasse le froid mortel répandu aulour de lui avec une promptitude qui tient du prodige ! Cest le plus chaud elle plus brillant rayon de soleil passant entre les nuages et venant embrasser toute une terre glacée.

Les sources de la vie rejaillissent avec force dans le sein du jeune homme, son rang réchauffé afflue à son coeur, qui se dilate et palpite doucement dans un soulagement indicible.

— Oui, oui, c'est moi ! dit Robinette en bottant des mains. N'est-ce pas que tu es joliment surpris de me voir là?

Puis, comme a sa sortie de l'alcôve elle a trouve Herman pÙle et defaillant., elle pense qu'elle lui a fait une grande pour. A son âge, il faut si peu de chose pour al- lumer une gailé folle, qu'à la pensée de la terreur qu'elle a causée, ses rires redoublent et deviennent inextinguibles. Dans cet accès de jubilation, les roses de son teint s'épanouissent, des larmes de rire perlent dans ses beaux yeux.

Herman a passé de l'excès de l'abattement à une ardente surexcitation d'existence; toutes les effrayantes chimères, tous les pâles fantômes de Cette enceinte sinistre se sont évanouis, il ressaisit la réalité de la vie et sous sa l'orme la plus séduisante, sous l'aspect de la jeunesse, de la beauté, étincelante de pleurs de joie !. Etourdi, égaré, la tête perdue, il retient la jolie courtisane entre ses bras, reçoit les baisers de ses lèvres rouges et embaumées, la serre sur son cœur pour le réchaullér encore, pour le préserver à jamais de ces affreuses atteintes de la mort.

, - C'est toi, ma folle enfant! dit-il enfin; certes, je suis etonne.

- Il ne s'agit pas seulement d'être étonné, monsieur, il faut encore être enchanté, très-enchanté de me voir.

Robinette, en disant cela, se dégage de ses bras et se pose avec coquetterie devant lui.

- Mais comment êtes-vous ici? demande Iierman.

- Ce n'est pas difficile. je savais qu'on dînait aujourd'hui à la campagne. Je ne savais pas si c'était, ici ou chez les messieurs de Sabran; mais c'est égal, j'ai dit j'en suis, et me voilà

— Ma chère amie, je ne comprends pas un mol.

— Mais si fait, reprend Bobinette. Eugène de Sabran est monté cette après-midi chez moi, et m'a dit: je vais passer la soirée à la campagne, chez mon frère. Il fait très-beau. C'est vrai, il faisait beau dans ce moment-là.

vers quatre heures. Et il a ajoute : Je voulais emmener Herman avec moi ; j'ai justement rencontré son cocher qui venait de le conduire au Bas-Meudon,a deux pas des Moulineaux. Nous le retrouverons là-bas, et nous dînerons ensemble chez lui ou chez mon frère, qui a reçu des faisans dorés de ses terres. Je vais avec vous, ai-je dit tout de suite; Eugène, prenez-moi dans votre voiture. Le temps de jeter un mantelet sur mon dos, et nous voilà partis.

— Partie, bien, mais non pas arrivée, non pas cachée dans cette alcôve.

— Ah! voilà où est la surprise. J'ai dit à Eugène de me conduire à votre porte, et que tandis qu'il irait aux Moulineaux, je vous instruirais du dîner projeté. La porte de cette maison était ouverte. N'importe, je sonne un coup, deux coups, personne ne vient. J'apercevais bien au rez-de chaussée deux espèces de domestiques, mais si lents, si lourds r Il y en aurait eu pour une heure avant

qu'ils vinssent me répondre. J'ai vu de la lumière au haut de l'escalier. elle venait du feu allumé dans cette chambre; à tout hasard je suis monté. Le couvert était mis. mais personne encore au logis. Alors je me suis cachée dans cette alcôve pour rire quand vous reviendriez. c'est bien simple.

— Oh ! oui, c'est bien simple, répéta Herman eu se parlant il lui-même. Il semble que la réalité prenne à Wche do se railler de moi, de se cacher sous de bizarres visions pur reparaître tout à coup sous le jour le plus positif et le plus naturel.

Robinette cependant s'était approchée de la table, attirée vers le dîner, déjà servi, par une force magnétique.

- Ah çà! il ne faut pas oublier que nous dînons avec les messieurs de Sabran, dit-elle en se coupant une tranche de pâté qu'elle arrosa d'un verre devin, pour se soutenir en attendant.

On entendait le vent mugir dans la cheminée et des torrents de pluie venaient toujours battre contre les fenêtres..

— Comme ça tombe! reprit UobineUo. Ah mais! ah mais! je ne veux pas sortir par ce temps-là, moi ! c'est bien plutôt à ces messieurs à se déranger. On dînera ici, n'est-ce pas, Herman ?

El sans attendre la réponse, elle sonna. Le vieux gardien et son iils montèrent en toute luilo.

A l'aspect d'une jeune dame inconnue, et entrée sans leur participation, ils eurent un accès de stupeur qui redoubla la pesanteur et la niaiserie habituelles do leur physiono- i( mie, et donna de nouveau à rire à Robinette.

Sont-i!s ébouriffés de me voir! dit-elle. Eh bien, oui, là. c'est moi!.

— Qu'y a-t-il pour le service de madame? demanda le fils du concierge.

- Oui, écoulez. vous, le plus jeune, allez tout de suite chez M. de Sabran, aux Moulincàux, vous savez bien?. vous direz a ces messieurs qu'on dîne ici. Non, Eugène veut qu'on dise souper parce que c'o^t plus Régence. qu'on soupe ici. Et qu'Eugène fasse apporter toutes les provisions. surtout qu'il n'oublie pas les fai- sans dores! il vaudrait mieux qu'il s'oubliât lui-même, en-

tendez-vous ? Puis regardant autour d'elle : 1 - C'est. laid ici, c'est très-laid, reprit-elle; mais n'importe, c'est grand, on pourra y manger. Et puis, il sera 1 amusant d'être servi par ces deux garçons-là-. Allons, en route, et pas doucement.

La petite fille avait été si vive dans ses commandements, qu'Herman, encore étourdi des émotions de cette soirée, était demeuré incapable de l'interrompre, surtout n'ayant pas de raisons plausibles à opposer à ses désirs.

XXXI

UN NOUVEAU JOUR.

Restée seule avec llerman, Robinette s'occupa de réparer devant la glace le désordre apporté par le vent dans ses cheveux. Elle lissa entre ses doigts de belles tresses noires et les arrondit autour de ses joues, dans le style de la reine Bcrthe.

— Herman, dit la jeune fille en donnant plus d'attention à sa coiffure qu'à ce qu'elle disait, qu'est-ce que vous aviez donc contre moi l'autre jour, en m'écrivant ce billet.

vous savez bien ?

Ces mots causèrent un vif tressaillement à Roclicboise ; il sembla se réveiller en sursaut. Il était tellement troublé, tellement hors de lui dans le moment où Robinette s'était tout à coup présentée à ses yeux, et ensuite il avait passé avec tant de rapidité des craintes les plus cruelles aux sensations les plus enivrantes, que le souvenir de son ressentiment contre la jeune fille, de la découverte qui l'avait causé, de la rupture qui devait le suivre, s'était entièrement effacé de son esprit. Un mot venait subitement le rappeler à sa situation, qui était aussi étrange que difficile.

— Eh bien ! reprit la @ jeune fille en arrangeant toujours ses cheveux, eh bien ! c'est pourquoi je suis venue ce soir.

Je me .suis dit : 11 veut nous fâcher ensemble, je ne sais


pas pourquoi, mais c'est stupide. Je vais aller le trouver.

Il me regardera, et la paix sera bientôt faite. Là, voilà ce que je voulais.

Ces derniers mots s'appliquaient à sa coiffure maintenant terminée.

Herman sentit l'ardeur de la colère lui monter au front ; il fit un mouvement pour se lever; il était prêt à dire à cette petite fille éprise de son valet de sortir de chez lui et d'aller se placer dans quelque antichambre, puisque c'était là qu'étaient ses amours. Mais il se contint, comprenant la nécessité de réfléchir d'abord à ce qu'il y avait à faire en cette circonstance.

Robinette ne s'était point aperçue de son trouble; toujours devant la glace, elle renouait le ruban qui soutenait autour de son cou un col de dentelle, et elle drapait son écharpe sur ses épaules. Pondant cela, Herman réfléchissait que la pétulante et hardie courtisane n'accepterait pas une rupture sans éclat, sans résistance. Ce serait donc une discussion très-désagréable à engager. Il avait voulu, il voulait encore lui faire savoir par un ordre laconique qu'elle eût à se séparer de lui et à l'oublier; mais face à face avec elle, lui adresser des paroles dures, ol en recevoir peut-être d'insolentes de sa part, était une lutte abaissante dont il ne pouvait supporter la pensée.

De plus, les jeunes gens de sa société allaient arriver : les reudre témoins de cette scène en redoublerait encore les dégoûts.

Enfin, l'apparition de la femme entretenue dans ia maison de M. de Rocheboise devait à tout prix rester secrète ; on pouvait bien acheter la discrétion des concierges, mais il ne l'allait pas, par un éclat scandaleux, augmenter l'im- portance du fait, et rendre le silence plus difficile.

Le caractère d'Herman, d'une délicatesse lière et timide, penchait bien vile d'ailleurs vers la temporisation.

Mais, d'un autre côté, il était difficile pour Herman de savoir quelle contenance tenir en face de la jeune fille, après l'accueil chaleureux qu'il venait de lui faire, et dans les dispositions d'esprit où il était maintenant envers elle: la situation se compliquait d'une manière cruelle. Heu- reusement, la présence du concierge vint rompre le tête- à tête et l'extrême embarras qu'il entraînait.

Le brave gardien avait réfléchi que puisque M. do Hocheboise avait du monde à souper, il fallait dresser une plus grande table, et il venait s'occuper de ce soin.

Dès lors, l'intérêt du souper absorba entièrement Robinette. Se fiant peu au concierge pour l'arrangement de ia table, elle voulut y présider elle-même. Maîtresse de mai- son plus vive et gracieuse que légitime, elle se mit à explorer tous les coins du grand bâtiment, ouvrant partout les armoires, les offices, et butinant tout ce qui pouvait servir à l'édifice de son couvert; sans oublier les grandes pipes d'écume et leur provision de Havane, qui, dans tes habitudes de Robinette, tenaient lieu de cassolettes de parfum. Pendant ce temps-là, on entendit la voiture des messieurs de Sabran. Ils amenaient avec eux Hector de Sercy et quelques autres amis. Les convives montèrent, apportant les précieux comestibles, le bruit et la joie.

Herman, après ces diverses et poignantes émotions, avait repris assez d'empire sur lui-même pour faire bonne contenance.

Le feu ravivé, les lumières redoublées, la bande joyeuse prit place autour de la table, offrant des figures étincelantes d'une gaieté intérieure, comme le cristal des fla- cons que le vin ambré faisait reluire.

11 y avait, de quoi chasser bien loin les fantômes, les affreuses chimères qui apparaissaient peu d'instants auparavant dans cette vaste enceinte.

Madame Hermance, ainsi que les amis d'Hol'Inan continuaient à nommer Robinette, était en beauté ce soir-là : c'était du moins l'impression qu'elle produisait sur le cercle des jeunes hommes. Mais. la figure de cette ravissante enfant avait un tel prestige, que pour elle l'admiration se renouvelait sans cesse: ceux qui la connaissaient le plus s'étonnaient chaque jour de ses charmes, et en la revoyant, croyaient la contempler pour la première fois.

L'intempérie de la soirée redoublait au dehors; on n'avait jamais si bien pu jouir de cette douceur vantée par des sages. par des sages un peu égoïstcs, de se reposer

au coin du feu en voyant la tempête fondre à l'horizon.

— Voilà de singuliers plaisirs champêtres ! dit Hector : le soleil dans la cheminée, et la verdure représentée par quatre murailles.

—Aussi, dit Herman, venir à la campagne avec ce mauvais temps !.

— On ne pouvait pas s'y attendre, c'est le mauvais temps qui est venu avec nous.

— Moi, j'adore ça! s'écria Robinette.

- Coliii-nont, le vent, la pluie?

— Et le tonnerre, s'il y en avait !. Cela fait du moins quelque aventure arrivée en voyage. C'est insipide île trouver le soleil et la verdure comme on s'y attendait.

- Et puis, ajouta Eugène de Sabran placé près d'elle, les rayons du jour et les fleurs ne se mettent plus en rivalité avec les rayons de vos yeux et les roses de votre teint; vous êtes seule a être aimée et admirée.

— Possible. dit-elle en répondant par un doux regard à la flatterie d'Eugène. Ensuite on s'enferme à l'abri, au coin du feu, et on est plus près de ses amis.

— Oui, c'est bon, reprit Hector, mais il ne faudrait pas y apporter les autans avec soi, et je suis encore tout mondé !

- Tiens, dit son voisin de table en lui versant du vin, voilà le cinquième élément qui va réparer les ravages des autres. aussi tu as parcouru tout le bois à cheval.

— Je me promène toujours avant dîner pour prendre appétit, je dîne largement pour mieux dormir, et je dors pour prendre force et courage à recommencer le lendemain.

- Voilà une existence bien remplie! mais je. n'y vois pas le temps de les amours, Hector.

- Oh ! c'est que toutes les heures sont à eux. En conrant à cheval, en buvaut ou en dormant, on pense à ses a moues.

— Quel homme passionné!

— La nature m'a tait pour cela, mes amis.

Ah bat h!

Hn me donnant une figure assez laide. - Vraiment, c'est comme cela?

- Sans doute, ignorants que vous êtes! les Apollons comme notre Herman séduisent tout de suite, et l'amour passe aussitôt; tandis que moi, mettant des siècles à plaire, j'en ai pour aussi longtemps à être amoureux.

— Sans compter les passions malheureuses qui durent toute la vie, et que tu dois éprouver quelquefois..

- Certainement.ce qui n'arriverait pas à notre ami Herman.

- Qui peut changer tant qu'il lui plaît et être toujours aimé, n'est-ce pas?

- Encore, s'écria Robinette, on accuse Herman d'être léger.

- Comme tous les enfants gâtes de la nature et des femmes, ma chère.

— Oh! moi je jugerais bien qu'il m'aimera toute la vie.

— Vous vous éveillerez un matin toute surprise de voir qu'il n'en est rien.

— Bah ! j'entends toujours parler de l'inconstance des hommes, et je les vois tous fidèles comme des anges L'amour est plus fort qu'on ne croit.

- Certes, ce serait à vous qu'il appartiendrait de le persuader. (Iii'il al)l),,i i-tieiict rail. (le 1(', - Tenez, continua-t-elle en prenant un pan de son écharpe de point d'Angleterre et en l'étendant à deux mains devant les regards, l'amour, c'est précisément comme cette dentelle : ce mince réseau, tissu de broderies, a l'air d'un souille, et cependant c'est plus fort que vous ne pensez.

— Vraiment!

- VOIIS allez voir.

Elle jeta en riant un pan de son écharpe sur l'épaule d'Humain et le noua solidement par le bout avec celui qui était resté passé autour d'elle.

- Eh bien, reprit èlle en secouant le tissu pour en montrer la force, regardez: mon chevalier, enchaîné làdedans, ne pourrait jamais se dégager.

— C'est bien. Buvons à cette espérance!

L'entretien et les libations continuèrent longtemps sur je même ton.


— C'est drôle, dit Robinette, vers la fin du souper, comme le vin m'endort ce soir. J'ai tant couru dans cette grande maison 1. je suis bien lasse 1. ah 1 comme le vin m'endort !.

Une minute après, elle pencha la tête sur l'épaule d'Herman et tomba dans le sommeil le plus paisible.

Le souper se prolongea encore au milieu des propos rapides, des rires, des éclats de voix qui n'éveillèrent pas la jeune fille; car Herman, qui buvait peu, et dont la gaieté n'était qu'empruntée, se tenait le bras appuyé sur la table, dans une attitude assez immobile pour ne pas troubler le repos de celle à qui son sein servait d'oreiller.

- 11 faut pourtant réveiller noire belle Laïs, dit quelqu'un. comme le repas touchait décidément à sa fin.

- Non, laissez-la dormir, répondit-on.

- Elle est si jolie ainsi!

- C'est bien la rose entée sur l'églantine, la volupté éclose sur une tige d'innocence.

— D'ailleurs, soyez tranquilles, quand les bouchons de Champagne partiront, elle s'éveillera bien d'elle-même.

comme le soldat au bruit du canon.

Le son en est trop doux à son oreille pour qu'elle ne veuille pas y répondre.

- Chut!. il me semble entendre le bruit d'une voiture dans l'avenue, dit Herman en pâlissant légèrement.

- Non. tu te trompes. c'est le vent. 1 - Voyons, messieurs, au Champagne, pour éveiller j notre belle amie.

- A toi, Herman, de porter la première santé.

— Non, dit Hector, pas de santé banale, que chacun pense à ses amours et boive à leur succès.

— C'est juste, le vin, sans devenir amer à la bouche, en sera plus doux au cœur.

- Y sommes-nous ?

- Certainement, reprit Herman, j'ai entendu sonner à 1 la grille. t

— A cette heure! y penses-tu ? Mais quand ça serait un ami de plus, tant mieux. Voyons, tu écoutes toujours?

— Oui, mais je n'entends plus rien.

— Alors, messieurs, le verre à la main.

Robinette, franche et souriante, dormait sur l'épaule d'Herman, si beau lui-même à l'èclat des lumières et dans l'animation du moment : ils formaient, ainsi réunis, un tableau charmant. Les convives, armés de verres et de bouteilles, tournaient les yeux du côté d'Herman et de sa belle maîtresse pour épier le réveil de cette dernière, et la joyeuse détonnation qui devait l'amener allait se faire entendre.

Mais en ce moment la porte s'ouvre. On tourne la tête, on regarde. c'est madame de Rocheboise qui vient d'entrer.

Valentine fait quelques pas rapides en avant; mais éblouie de ces lumières, de ce monde qu'elle s'attendait si peu à rencontrer, elle s'arrête, pâlit, et s'appuie sur le dossier d'un siège.

Alors un seul regard, une seule minute suffisent pour lui apprendre que son bonheur est anéanti, qu'elle est pour toujours séparée d'Herman.

A la vue de madame de Rocheboise, les jeunes gens se sont levés, et ils restent encore immobiles dans un trouble pénible.

Herman aussi a voulu se lever de son siège. mais l'écharpe de Robinette le retient enlacé. Il tressaille eu se sentant arrêté par ce puéril obstacle.

Cette entrave, si faible, est l'image cependant de son humiliant servage et des liens qui l'enchaînent à la beauté vulgaire. Elle donne à sa situation cruelle une nuance de ridicule qui l'accable, qui le lue. Pliant sous un coup que ses forces ne peuvent soutenir, il retombe appuyé sur la table et le visage caché dans ses mains.

La jeune fille, cependant, est éveillée par le silence même qui a succédé aux bruits du souper. Avant de comprendre ce qui se passe, elle sent une honte instinctive de sa situa- lion. En un clin d'œil, elle dénoue le lien de dentelle et se glisse derrière le cercle des convives.

Tons ces mouvements ont été rapides comme la pensée.

Dans cet. intervalle, cependant, Valentille, non moins fière et courageuse à cette heure qu'elle était naguère tendre et dévouée, a eu le temps de comprendie luniu

l'étendue de son malheur; elle a pu le juger et élever son âme au-dessus de lui.

Un froid extraodinaire qui l'a saisie répand surson visage une pâleur profonde, son corps frissonne invisiblement; mais son regard est ferme et plein d'éclat, son attitude est digne et imposante.

— Je croyais, dit-elle, venir ici chez moi, dans une pure et respectable demeure; je suis tombée dans une maison d'orgie. Je comprends tout ce que ma présence a de fatal et de pénible pour tous.

Il est impossible à aucune des personnes présentes de trouver une parole, et tout le monde reste immohile. Valentine, dont la voix a pu se raffermir pendant cet instant de silence, reprend alors : -Ii faut absolument que vous sachiez ceci, monsieur de Rocheboise : je ne suis point venue, guidée par quelques soupçons, épie:' le secret de votre voyage. L'homme de confiance que j'avais envoyé ce soir ici a cru vous voir souffrant et accablé; et lorsqu'il m'a fait part de cette inquiétude, je suis accourue près de vous. ; car ce soir.

il y a quelques minutes encore, j'étais pour vous une amie. une femme idolâtre !.

Herman fait un mouvement, mais il n'a pas la force de répondre ; un morne silence règne encore.

C'est Vatentine qui continue avec un calme et une fermeté sublimes dans sa situation :

— Vous avez voulu vous séparer de moi, monsieur de Rocheboise. Je ne dois pas me faire juge de vos sentiments ; mais J'ai le droit de vous reprocher le mensonge, la fausseté qui ont présidé à votre conduite. Vous avez préféré une infidélité clandestine et vulgaire à une rupture loyale, qui brise l'amour en laissant du moins l'estime.

Si je ne puis plus être trompée par vous, c'est au hasard que je le dois, et non point à votre confiance. Le moI ment de la séparation en est plus chargé de honte et de [ douleur. Un homme, dans la situation où je me trouve, a la re urce des armes ; en donnant ou recevant la mort, il sauve son honneur.

« C'est le même opprobe pour une femme de se voir dépouillée de l'amour qui lui était dû, abandonnée, répudiée pour une autre. mais son honneur, à elle, on n'y a pas songé ! il ne lui est pas possible de le laver dans le sang. En retour, cependant, il y a des larmes éternelles, silencieuses, qui purifient aussi parce qu'elles tuent. »

Toutes les puissantes facultés que Valentine possédait pour aimer avaient soudain passé dans un noble courage, dans une fière résignation.

Herman, d'abord attéré, la regardait alors avec une impression étrange, dans laquelle l'étonnement se mêlait à la souffrance poignante de la situation. L'œil fixe, l'attention peinte sur les traits, il croyait voir, entendre Valentine pour la première fois.

Elle était demeurée à l'entrée de la salle, et sa figure imposante, empreinte de majesté, ne se mêlait point au groupe formé dans le fond.

1 Placée ainsi sur la limite où la lumière des flambeaux allait se perdre dans l'ombre, son aspect avait quelque chose de vague et de solennel. Sa taille paraissait plus haute, son œil était plein de feu, son front blanc et pur, qui se relevait dignement, semblait rayonner la grandeur de ses sentiments, se peignait dans tout son être; son attitude était calme, mais impérieuse et fière.

Il y avait un accent inspiré dans sa voix. Quoiqu'elle parlât à Herman, elle ne le regardait point. Le rayon de ses yeux allait plus haut, et; au milieu de Cette réunion indigne d'elle, olle semblait être seule avec Dieu.

Rocheboise la voyait tout à coup sous un nouvel aspect. On eût pu dire que jusque-là il avait ignoré la grandeur de Valentine, l'ayant toujours vue prosternée par l'amour à ses genoux. La force d'âme, la dignité, le courage, tout ce qu'il y avait de vraiment beau en elle lui était inconnu.

Ebloui, fasciné par cette apparition nouvelle. il était comme enlevé à lui-même, et restait dans une admiration élonnée, qui lui faisait oublier tout le reste.

— Adieu, monsieur de Rocheboise, dit Valentine. Il n'y a qu'une chose qui puisse sauver pour nous la honte de ce moment, c'est qu'il renferme un adieu éternel.

Herman, brisant enfin le lien de stupeur qui le retenait, s'élança de sa place en s'écriant: - Valentine!


r Il allait so précipiter à genoux. mais Valentine avait i disparu.

Il demeura immobile devant la place qu'elle venait de quitter.

Un moment se passa dans une fixité muette. Il semblait que cette femme, d'une beauté morale si puissante, eut laissé derrière elle une impression de respect qui retenait tout le monde dans le l'ecneillelllcnt.

Mais ensuite les amis d'Herman s'empressèrent autour de lui. On le savait assez sensible, assez impressionnable pour souffrir vivement de la scène qui venait de se passer.

Cependant, il ne paraissait pas souffrant, abattu comme on aurait dû le penser.

Se tournant vers ses amis, il les regarda d'abord avec une vivacité extrême, et comme pour chercher en eux l'impression qu'avait dû y produire Valentine, si belle, si grande en ce moment. Mais pensant que ces hommes-là ne pourraient partager ni comprendre le sentiment dont il se sUlltait. animé, il baissa la tète et se renferma dans un silence obstiné.

A tout ce qu'on put lui dire pour calmer et fortifier bon imagination, dans une circonstance dont on ne prévoyait pas cependant toute la portée, il répondit seulement au bout de quelques instants : - J'ai besoin d'être seul.

En effet, ses traits peignaient plutôt une exaltation extraordinaire que la douleur, le dépit et la honte. Ses amis le quittèrent silencieusement en lui serrant la main. Il les vil sortir sans avoir l'air de s'en apercevoir, sans donner même un regard à la jeune fille qu'Eugène de Sabran remmenait dans sa voiture.

Demeure seul, Herman parcourut un instant à grands pas cette chambre, qui, maintenant redevenue déserte, avait repris son empreinte lugubre Puis il s'arrêta, croisa les bras et regarda fixement devant lui. Son regard sem- blait suivre un objet dans l'espace, un vague et extatique sourire errait sur ses lèvres.

Ce qu'il contemplait ainsi était l'image de Valentine, telle qu'elle venait de lui apparaître.

Il l'aimait.

Mais au moment où il s'avouait cet amour qui venait de naître en lui, il en comprit subitement toute la puis- sance et tout le malheur.

Il jeta sa tète dans ses mains et ses larmes coulèrent.

— Oh ! dit-il, c'est ici, c'est dans cette chambre où j'ai voulu si odieusement profaner l'amour, que l'amour vrai, lIolJle, divin s'est à jamais perdu pour moi!

XXX SÉPARATION. I

Après cette soirée, Herman resta quelque temps seul à la campagne, abîmé dans une passion profonde qu'il connaissait pour la première fois.

Il avait subitement oublié les répulsions et les vagues terreurs dont le séjour du Bas-Meudon était naguère semé pour lui. L'amour le rendait d'une indifférence complète pour tout ce qui ne tenait pas à ce premier intérêt du cieur. Il se promenait sur les bords de la rivière, prenait ses repas dans la salle basse et se couchait dans l'alcôve lugubre, sans voir autre chose que la réalité autour de lui. Un malheur positif avait fait évanouir toutes les tristes chimères.

Herman était alors dans la situation la mieux faite pour le livrer à un amour ardent. A l'âge de vingt-huit ans. et doué d'une sensibilité extrême, il n'avait jamais aime. Entouré d'amis dont il venait dans ces derniers temps d'éprouver l'égcïsine et la froideur, lié par ses folies à une maîtresse dont l'attrait superficiel était usé pour lui, un grand vide régnait dans son cœur, et l'amour n'avait qu'à y paraître pour le posséder tout entier.

Valentine était désormais tout pour lui; chacun de ses instants se consumait à désirer de la voir et à redouter l'instant où il se trouvait devant elle. Cet instant était décisif dans sa vie; il y apportait les émotions tremblantes d'un sentiment passionné, la honte d'une faute irrémissi- ble, et il sentait bien que le premier regard de Valentine disposerait de sa destinée. o.

N'ayant pas encore la force de tenter cette épreuve, il

demeurait dans le lieu où il avait vu Valentine pour la première fois, puisque c'était là seulement qu'elle s'était révélée à lui. La jeune femme s'était montrée là dans toute sa beauté morale, que rehaussaient en ce moment le cou- rage et le malheur. Et il semblait qu'en même temps, un voile se levant de devant les yeux d'Herman lui eût laisse contempler pour la première fois la vertu adorable, la grâce chaste et digne, toutes les séductions saintes et légitimes. Et cependant l'amour qu'il éprouvait pour cette femme pleine de force, de grandeur, se nourrissait encore des souvenirs de tendresse ineffable que la femme aimante et dévouée lui avait laissés.

Il n'avait donc connu et aimé Valentine qu'au moment où il la perdait.

Cette fatalité était désolante sans doute, pourtant Herman s'étonnait de la douleur poignante qu'elle répandait en lui.

N'ayant jamais eu avec les femmes que des liaisons plus ou moins légères et faciles, il ne croyait pas à l'amour qui fait souffrir, qui absorbe l'être tout entier et consume jusqu'au dernier souffle de la vie; il l'avait souvent lIic et traité de prétentions vaines ( comme chacun d'entre les hommes répute toujours faux et impossible ce qui n'est pas en lui ). Ainsi Herman, en ce moment, ne savait que penser de cette fièvre incessante qui l'agitait, de ces larmes sans cause qui venaient brûler sa paupière, de ces longsballementsde cœur qui faisaient naître un nom répété à voix basse. Il croyait son âme malade et délirante quand elle venait d'acquérir la plénitude de l'existence.

Mais cette passion, dans laquelle il entrait avec le trou- ble d'une initiation rapide, devait lui montrer sa stérilité et sa puissance en influant souverainement sur le reste de son existence. ,. ,,,. '- -_u_, '--

UII jour, cependant, la tristesse de l isolement, les anxiétés de l'incertitude dominant les craintes qu'il éprouvait de se retrouver en présence de Valentine, Herman demanda sa voiture et reprit la route de Paris Arrivé à l'hôtel de Rocheboise, il monta lentement et avec une palpitation de cœur - violente l'appartement particulier qu'il habitait avec Valentine.

Le salon, la chambre à coucher, le parloir étaient vides.

Herman se laissa tomber sur un divan, brisé de celle toute de quelques instants, accomplie au milieu de vives émotions, comme il l'eût été d'un long voyage. Il éprouvait cependant une certaine satisfaction de ne trouver personne à son arrivée ; c'était un moment de plus pendant lequel il pouvait encore espérer.

Il attendit le retour de Valentine, tantôt croyant qu'elle serait assez généreuse pour pardonner, pour feindre même l'oubli de ce qui s'était passé, tantôt se souvenant de son funeste adieu et retombant dans la crainte, le découragement.

C'était dans cette chambre que Vatentine, si peu de temps auparavant, l'avait veillé pendant sa maladie de

quelques jours. Elle avait alors pour lui les soins d'une mère idolatre; elle l'enveloppait de ce regard d'amour, plus éloquent, plus secourable qu'aucune parole; elle apportait sans cesse à son chevet une larme ou un sourire, mais toujours une douceur inessable!

A ce souvenir, tout son espoir se ranima! Il sentait son bonheur passé si vivement, si près de lui, qu'il ne pouvait le croire évanoui pour toujours. Revenant sans cesse à cette pensée, pour raffermir son âme, il attendit dès lors Valentine avec une confiance suprême, et comme s'il n'y eût eu qu'à la voir reparaître à cette place pour retrouver loul le trésor de son amour.

Il entendit monter l'escalier. Il se leva palpitant, et resta la main appuyée sur le dossier de son siège, le regard fixé vers la porte.

Un domestique entra et lui remit une lettre qui attenduit depuis longtemps M. de Rocheboise à l'hôtel Herman, resté seul, regarda l'écriture de cette lettre, pâlit, porta une minute ses yeux troublés autour de lui, puis il lut ce qui suit : « En quittant la maison où je devais vivre tonjours auprès de vous, je dépose ici les motifs de ma conduite. »

A ces mots, Herman s'arrêta subitement, un froid mortel le saisit; ses craintes n'avaient pas été jllsglle-Ih, Il avait redoute le dédain, la froideur, la haine de Valentine; son J éloignement était cent fois plus douloureux. Il froissa le papier, se frappa le front, marcha en tous sens dans un


JkTiiKT.s iiinnicnH rie .le;mn<\

mouvement désespéré. L'espoir seul do trouver quoique indication qui révélat la retraite de Valentine lui donna la force de continuer sa lellrre : (i'le ne peux plus vous aimer, écrivait-elle : je reçois cette certitude de la ruine de mon bonheur, sans accuser ni vous, ni moi-même.

« L'amour, dans une femme digne et pure, ne peut exis- ter sans une admiration complète de cœur pour celui qu'elle aime, sans une confiance aveugle qui fait do sa tendresse un culte idolâtre. Dans lin leI sentiment, l'enthousiasme brisé entraîne avec lui l'allection.

« Vous savez quel moment a fait évanouir le prestige dont vous étiez entouré pour moi. EII voyant la femme qui reposait sur votre sein, j'ai détourné la tête de vous, et mes yeux ne vous chercheront plus.

« Ma raison ne combat point pour me retenir près de vous. Aimer celui qui n'en est JlusúigïlC, prodiguer les trésors de son cœur nu plus coupable des hommes comme au meilleur, est un rôle de femme qu'on trouve généralement admirable, sublime ; on donne à cette constance obstinée les noms de générosité, do dévouement. Pour moi, je ne peux ni sentir, ni penser ainsi. Ce sacrifice de tout son être envers qui le mérite peu n'a rien que je puisse estimer; c'est une faute d'être injuste envers soi-même comme de l'être envers les autres ; c'est une faute de pro- j

! diguer follement l'amour. l'amour qui doit être la récompense suprême!

« J'ai compris aussi bien qu'une autre toutes les fautes qu'on pouvait pardonner, .le vous ai dit un jour que je me sentais un amour assez fort, assez absolu dans son bonheur, pour résister il tous les torts, à toutes les folies de l'être aimé. Si alors je n'en ai pas excepté une inclination basse de sa part, c'est que ma pensée n'aurait pu la concevoir !. Et l'amour que je croyais éternel a succombé â Cette dernière épreuve.

« Le charme a disparu pour moi : je regarde votre por- trait, je mets la main sur mon cœur, et il ne bat plus.

« Je vous reverrais en vain, la jeunesse, la beauté, toules les séductions qu'un homme peut offrir, ne font rien contre le désenchantement. Quand l'ivresse de l'âme est dissipée, aucun breuvage des sens ne peut la faire renanre.

« Mon véritable devoir maintenant est de vous quitter. Le simulacre d'union offert par cette même demeure où nous habiterions ensemble serait un mensonge, une hypocrisie continuelle envers le monde; et après tout ce que vous avez été pour moi, de vains égards, une considération apparente, une conduite toute de convenance, seraient la haine et la mort.

« Je vous laisse la moitié de ma fortune ; vous trouverez sous ce pli les titres qui vous autorisent à en disposer.

« Vous pouvez accepter cette donation, qui, dans la peu-


LES MENDIANTS DE PARIS. 97

Pierrot sur la tombe de Jeanne.

sée qui la guide, n'a rien d'offensant pour vous, et qui renferme une consolation pour moi.

« Je ne prétends pas, en vous laissant ces biens, insinuer que leur séduction seule vous ait attiré près de moi.

Loin de là, je sais que l'ambition de la fortune pour ellemême n'existe pas en vous; et ce témoignage doit vous rassurer sur mes intentions. Mais c'est un soulagment pour moi de vous laisser libre et maître de l'avenir. Dans l'amour d'une femme, au milieu des enivrements et des illusions du cœur, il y a toujours quelque chose de l'amour d'une mère; celle fibre-là vibre encore quand toutes les autres se taisent ; et je me sens heureuse même en ce moment de vous faire la vie douce en y semant la tranquillité et le bien-être.

« Je garde la moitié de ma fortune pour en disposer à mon gré, non pour en jouir. Toute richesse maintenant me serait inutile et nuisible. Je n'aurai plus de bonheur que par le souvenir de mon amour passé ; seule et pauvre, j'en jouirai mieux, je le posséderai plus étroitement que je ne pourrais le faire dans le monde.

: « Adieu, ne me plaignez pas. L'amour est difficile à éprouver pour les âmes nobles, pures, élevées, car elles trouvent plus rarement à se tromper !. J'ai eu dans ma vie quelques jours de cette délicieuse illusion, et j'en rendrai toujours grâce au ciel et à vous.

« VALENTINE. »

Herman resta attéré après avoir lu cette lettre. Pâle, la poitrine oppressée, il ne pouvait encore rassembler ses idées; sa douleur ne trouvait ni paroles, ni larmes pour s'épancher.

Il aimait avec passion, avec idolâtrie! Et celle qu'il avait droit de nommer son amie, sa maîtresse, sa femme, était loin de lui! Elle avait mis entre eux un intervalle immense, infranchissable peut-être, par le secret de sa retraite. Et quand il parviendrait à retrouver ses traces, pourrait-elle croire à son amour, à ce sentiment spontané, bizarre, né au milieu d'une rupture, né de la froideur même et du superbe dédain de celle qui l'inspirait !.

amour incompréhensible, qui était venu à se développer quand celui de Valentine s'effaçait à jamais!. pauvre arbre grandi dans les ruines, pour être toujours triste et isolé !

Les regards d'Herman errant autour de lui rencontrèrent un médaillon suspendu à côté de la cheminée ; c'était un portrait en miniature de Valcntine, placé dans un entourage en velours noir.

Il s'élança de ce côté ; ses yeux s'allumèrent, ses lèvres s'entr'ouvrirent. dans son délire il allait parler à la jeune femme, lui demander grâce. son élan retomba subitement devant cette froide image; mais il resta à la même place, les yeux fixés sur cette figure adorée, avec un re-


1 gard dont rien ne peut rendre la douloureuse passion, le regret, le désespoir.

En ce moment, Pasqual entra.

Au premier coup d'œil jelé sur son maître, cet homme connut ce qui se passait en lui. L'altération profonde, les traces de souffrance répandues sur les traits d'Ucrman, l'animation suprême de son regard fixé sur l'image de Valentine, annonçaient un sentiment d'une puissance, d'une grandeur toutes nouvelles dans son âme.

Rocheboise tressaillit à la vue subite de Posqual comme une approche funeste, tant ses fibres étaient ébranlés; puis une rongeur brûlante monta à son front, et n'ayant pas le courage d'apprendre à son confident la situation où il se trouvait, il lui montra silencieusement la lettre ouverte de Valentine.

Pasqual la lut froidement et la reposa sur la table.

— Voilà, dit Herman en se laissant retomber sur le divan, voilà où de basses et indignes folies m'ont conduit!.

Que faut-il donc, mon Dieu, que je devienne maintenant 1 L'œil fixe et interrogatif de Pasqual semblait lui demander compte de cette exagération étrange.

— Mais vous ne savez donc pas que je l'aime?. s'écria Herman, que je l'aime de toute la puissance de mon âme, cette femme que le ciel m'avait donnée pour mon bonhelll' que je sens aujourd'hui tout le bien dont je me suis volontairement privé, que j'ai horreur d'une conduite dont les fautes, les extravagances, devaient être si chèrement pavées I.

Puis, s'obandonnant à une confiance qui le soulageait, il raconta à Pasqual la scène du Bas-Meudon et l'impression profonde, éternelle qu'elle avait laissée en lui.

— Oh 1 oui, ajouta-t-il, il y a là quelque chose d'étrangement cruel. Penser que cette femme admirable entre toutes, était à moi et que je l'ai méconnue, délaissée!.

C'est une source de regrets poignants faits pour moi seul, c'est une situation affreuse 1 I | —Cette situation est assez. peu naturelle, en effet, dit Pasqual. Si on comprend difficilement un mari amoureux de sa femme, c'est surtout lorsque cet amour rétrospectif s'allume de souvenirs et s'adresse à celle qui est loin de lui.

— Ridicule ou non, dit Herman avec amertume, cela ne m'importe guère, lorsque j'ai d'autre part assez de souffrances pour ne pas y survivre.

Pasqual détourna la tête, en ayant l'air de s'armer d'indifférence comme on le ferait devant les plaintes déraisonnables d'un enfant.

Rocheboise frappa du pied, se leva et parcourut la chambre à grands pas.

Lorsque son confident fut las de le voir errer ainsi en tous sens, il lui dit d'un ton assez doctoral : — Vous vous trompez, monsieur, sur cet amour comme sur le malheur qui en découle.

- Je me trompe !

— Ecoutez-moi, monsieur : si vous trouviez subitement une source d'eau vive dans une solitude brûlante, où vous auriez marché longtemps mourant de soif et de chaleur, et qu'au moment où vous approcheriez vos lèvres de cette eau on vous en arrachât violemment, vous souffririez à l'excès, vous croiriez qu'il faut boire à cette source ou mourir.

— Eh bien !

— Mais si après vous avoir éloigné du ruisseau, on vous faisait asseoir à une table couverte de fruits et de vins savoureux, regretteriez-vous l'eau de source, toute fraîche et limpide qu'elle se Ht voir dans son lit de mousse ?

— Quel rapport ?

— il est exact. Le sort vous prive d'un amour qui, dans ce moment, vous semble pouvoir seul apaiser votre soit de bonheur; mais il vous met dans une situation où tous vos désirs pourront être assouvis : il vous fait asseoir jeune, beau, libre, riche au grand banquet du monde, où les plaisirs coulent à flots pour vous enivrer.

— Le monde 1 ne le connais-je pas, n'en ai-je pas épuisé les jouissances f — Vous ne les avez jamais goûtées, jeune homme, sous la tutelle paternelle; marié sous le joug plus écrasant de l'étiquette morale, des convenances à garder, de la consi- dération à soutenir, vous n'avez eu que l'ostentation et

les faux semblants de la fortune, de la jeunesse et 9h bonheur. Vous ignorez la vie de plaisirs franchemeat, hardiment joyeuse, désordonnée et charmante.

— J'y porterais partout l'imago de Valentine.

— Mon Dieu, que vous faut-il? Une passion avec ses émotions violentes, ses ardeurs extatiques, ses jours de désespoir. Vous trouverez tout cela épars dans la vie sous d'autres formes; les sensations pénétrantes, les battements de cœur impétueux, les luttes, les succès, et même les peines cuisantes, n'en doutez pasl Nous l'avons dit, Pasqual, en enseignant la licence, en insinuant dans l'âme de son maître les désirs sensuels et voluptueux, avait un aspect imposant et austère qui rendait ses conseils tout différents de ce qu'ils eussent été dans la bouche d'un autre; son accent profond lui donnait quelque chose d'un oracle dont les paroles, quelque étranges qu'elles soient, révèlent l'avenir.

- Jc ne puis plus éprouver de joie ou de souffrance que dans l'amour de Valentine, dit Herman; tout le reste m'est indifférent.

— Eh bien, reprit Pasqual, s'il vous est impossible de vous consoler, vous vous vengerez du moins par les apparences de la victoire d'une femme qui n'a plus pour vous qu'indifférence et mépris.

— De l'indifférence! du mépris I mon Dieu.

— Relisez sa lettre. Elle se montre partout froide, réfléchie; elle s'inquiète de votre situation matérielle; elle assure votre avenir pour s'épargner tout reproche ou tout regret. Après cela, quand elle dit : Je ne vous aime plus, ce mot porte bien le cachet de la vérité.

— Un amour tel que le sien I

- A pu passer !. Ainsi passera le vôtre. le flot ne s'arrête sur aucune rive,. Quittez cette maison de triste souvenir; allez vous établir dans une autre demeure que vous peuplerez vous-même de pensées et de fantaisies nouvelles.

Pasqual parcourut les papiers qui étaient joints à la lettre de madame de Rocheboise.

— Oui, dit-il, voici le titre qui vous permet d'aliéner, de vendre cet hôtel. puis un pouvoir pour disposer des fonds placés sur l'Etat. cela doit former en effet la moitié de la fortune de madame de Hocheboise.

- Oli ! oui, dit Herman, cette maison est bien triste!.

Il semble que tout ait changé d'aspect 1 que tout soit flétri !.

— Il n'y a aucun mouvement dans l'hôtel, en effet.

M. le comte de Rocheboise est sorti depuis ce malin.

Herman tressaillit; une nouvelle impression douloureuse venait le frapper. Il n'avait pas revu le comte de Rocheboise depuis que sa mère s'était fait connaître à lui, depuis que le souvenir de celle mère bénie et de ses souffrances mettait entre le comte et lui une barrière de répulsion invincible. son cœur se serra à la pensée d'habiter sous le même toit que son père. .,

— Je n y avais pas encore songe, dit-il d'une voix sourde. C'est vrai, mon père est ici. Il faudra le voir sans cesse. et, je l'avoue, maintenant il m'en coûtera cruellement.

— Votre départ de l'hôtel, dit Pasqual, peut aussi obvier à cet inconvénient.

— Oui!. vous m'éclairez, mon ami. En changeant de demeure, je peux me séparer de lui sans que ce procédé semble trop offensant. Je lui laisserai une rente suffisante pour tenir sa maison, et j'habiterai seule la mienne.

- C'est ce que je pensais.

- Oli ! il m'a renié dans ma mère, il a brisé les doux liens de ~famille en repoussant de lui une femme parfaite.

Je puis renoncer à ces liens du cœur à mon tour. Il m'a donné seulement pendant toute ma jeunesse l'existcnce matérielle, j'en ferai autant pour lui dans sa vieillesse.

Nous sommes quilles !

- Faites ces dispositions. une lettre suffira.

- Où est-il maintenant?

M. Je comte est sorti pour affaires; il dîne chez un ministre et ne rentrera que dans la nuit.

— Pasqual, pourriez-vous me trouver un hôtel à louer avant ce soir?

- Ecrivez votre lettre à M. votre père, et lorsque vous l'aurez terminée, je serai de retour en vous apportant l'a- dresse de votre nouveau domicile.


L'homme d'affaires de Rocheboiso sortit.

Herman demeura longtemps le front penché dans ses mains. Puis il se mit à écrire à son père, et traça lentement, péniblement cette lettre, où il fallait laisser voir ce qu'il connaissait de sa naissance, la blessure profonde que cette révélation lui avait faite, où il fallait, sans se poser en inimitié ouverte avec son père, le convaincre de sa ferme volonté de vivre désormais séparé de lui.

Ensuite il dressa le titre qui assurait au comte de Rocheboise une rente annulle nécessaire à ses besoins.

Il posa son cachet à l'enveloppe qui contenait ces deux feuilles, et lorsqu'il releva la tête, Pasqual était devant lui.

Herman se leva, et posant une mnin sur la lettre qu'il venait d'écrire à son père, tandis qu'il portait ses yeux hrûlants de larmes autour de lui : — Oh! triste départ! dit-il, tristes adieux à cette habitation sainte 1 réunion cruelle de sentiments brisés I. Je quitte cette demeure, parce que Valentiue a cessé de m'aimer, a voulu me fuir ! parce que je ne peux plus aimer mon père et dois le fuir aussi ! Tristes adieux 1.

Puis, essuyant brusquement ses paupières humides : — Allons, dit-il, mon allli, parlons. Je n'emporte rien d'ici, ujouta-il en jetant un dernier regard dans la chambre qu'il quittait.

Mais alors ses yeux rencontrèrent le portrait de Valentine et il s'avança précipitamment vers la cheminée pour le prendre.

La miniature était serrée dans la boiserie par les sculptures qui l'entouraient; elle ne céda pas de suite au mouvement que fit Herman pour la détacher.

Pasqual s'approcha pour aider à son maître. Mais à peine eut-il touché l'image de Valentine qu'elle se brisa dans sa main.

Il jeta les débris de l'ivoire dans le foyer.

— Allons! dit-il en souriant à Herman, la Providence ne veut pas que vous gardiez aucun souvenir qui entretienne vos peines.

lis descendirent rapidement l'escalier.

— Rue de la Chaussée-d'Autin, numéro 20, dit Pasqual au cocher.

XXXVI.

L'HOTEL ET LA MANSARDE.

Il y avait plus d'une année qu'Herman de Rocheboise était établi dans un magnifique hôtel de la Chausséed'Antin.

Son amour pour Valentine était le même qu'au jour où il l'avait perdue. Cette passion, qui, deux années auparavant, aurait pu élever, régénérer tout son être, et tremper son âme aimante de force et de grandeur, maintenant, condamnée à rester toujours inutile et solitaire, s'exhalait tour à tour en plaintes vaines et en colère.

Dans ses jours de tristesse extrême, Herman cherchait l'ivresse du plaisir pour s'étourdir, pour oublier; dans ses jours de dépit violent, il étalait encore toutes les joies et les voluptés de l'existence pour se venger de Valentine.

de Valentine, qui, du fond de sa retraite ignorée, avait sans doute les yeux fixés sur lui.

Il en résultait, pour lui, une existence étourdissante, hâtive, effrénée, qui servait seulement à consumer avec une rapidité prodigieuse sa fortune et sa vie.

Le prix qu'il avait reçu de la vente de l'hôtel Rocheboise et les fonds placés sur l'Etat, qu'il retirait chaque jour, permettaient à Herman de se tenir passagèrement sur un grand ton de maison. Sa maison étalait un luxe princier, destiné à entretenir constamment l'ivresse des sens et l'engourdissement de la pensée.

Rocheboise avait gardé pour maîtresse en titre la jolie bohémienne, parce qu'aucune femme dans Paris ne pouvait aussi bien faire ressortir par ses attraits les parures qu'il lui donnait, et signaler aux regards sa scandaleuse magnificence.

Madame Hermance avait maintenant une maison montée. non plus le petit pavillon caché sous les arbres, et abritant quelques instants de plaisir mystérieux, mais une ventable habitation de courtisane connue de tous et ostensiblement vouée à la licence.

Herman, ayant colin maîtresse pour l'étaler et en tirer orgueil, se montrait maintenant partout avec elle, aux spectacles, aux promenades, aux courses de chevaux, aux bains do mer; mais là se bornaient toutes ses relations avec la jeune fille. il la montrait par bravade et ostentation; puis, sur le seuil de l'hôtel, il se séparait d'elle. Il ne lui restait pas même d'attrait pour sa beauté : cette femme, dont il faisait un véritable objet de luxe, avait aussi pour lui le contact froid de l'or et des pierreries ; son cœur ne battait pas plus près d'elle que près d'une belle urne d'albâtre.

La position de Pasqual avait changé dans la nouvelle maison de M. de Rocheboise. Pasqual, par sa supériorité d'esprit, par ses facultés variées, étendues, peut-être aussi par quelque chose d'imposant dans son aspect, de fascinant dans son regard, avait toujours dominé son maître; dès le moment où il avait pris l'habit de sou valet, il était devenu son confident et son guide.

Un jour. Herman avait reconnu ce contraste et avait dit en souriant: — Mon ami, il faut avouer que depuis que je vous connais je ne pense et je n'agis guère que par vous; sans qu'il y paraisse, vous me faites aller en tous sens selon vos moindres volontés. Je n'en ai pas mieux fait à la vérité!. mais enfin j'eusse été peut-être encore plus malheureux sans vous!. Il n'en résulte pas moins que tandis que vous portez ma livrée, c'est moi réellement qui porte la vôtre. Faites-moi donc le plaisir de quitter cet habit de valet de chambre qui vous met trop au-dessous de moi, quand ce n'est nullement votre place.

Dès ce jour, Pasqual avait constamment porté l'habit noir, qui allait à tous les rôles et qui était de nature énigmatique comme le caractère qu'il avait lui-même auprès de M. de Rocheboise; il montait dans la voiture à côté de son maître, s'asseyait souvent près de lui au foyer de sa chambre à coucher; et, quittant tout service subalterne, il s'enfermait entièrement dans sa charge d'intendant.

A ce titre, il avait bien encore assez d occupations pour chaque jour et pour chaque heure.

Le matin, Herman assistait aux manèges, aux jeux du sport, où il paraissait à la tête de ses chevaux à la fière encolure, au poitrail nerveux, aux naseaux ouverts et ardents, à la pelure satinée. Il passait la matinée à discourir avec ses compagnons de course, avec ces admirables jeunes gens qui, par leur sympathie pour la race chevaline, par le génie qu'ils appliquent aux exploits du sport, s'élèvent à la hauteur de leurs bêtes.

L'après-midi, Rocheboise montait en voiture. Il conduisait sa belle maîtresse aux Champs-Elysées et au bois, dans une calèche à quatre chevaux qui faisait miroiter l'azur et l'argent de sa conque élégante dans la glace dont l'hiver couvrait les chemins; il laissait tout le monde, sur son passage, ébloui de son faste suprême.

Le soir, il y avait dîner, réception ou fête à l'hôtel. Les décorations des vastes appartements étaient magnifiques et toujours nouvelles; les tentures, adaptées à des baguettes d'or, se démontaient à volonté, et chaque soir on plaçait celles dont l'étoffe et la nuance convenaient au caractère de la réunion. Les jardins, couverts de vitraux en hiver, attiédis par des foyers dérobés, et éclairés de lueurs semblables à la lumière du jour, conservaient un printemps éternel.

La foule des jeunes hommes de la gaieté la plus animée, des femmes les plus belles, et dont les yeux devaient causer le moins de martyres, remplissait les salons. On y passait la nuit; la durée de la fête était charmante, et on n'avait jamais la tristesse de la voir finir, car l'ivresse &e chargeait d'en dérober le terme.

Le lendemain de semblables journées, Herman se réveillait plus amoureux de Valentine que jamais.

Il menait pourtant cette existence de plaisirs licencieux, désordonnés qu'on lui avait présentée comme le souverain remède à ses maux. Des querelles, des parties de jeu furieuses, des affaires d'honneur engagées et rompues, étaient venues y mettre des émotions plus poignantes.

Rien ne troublait Rocheboise dans le cours de ses folies.

Son père, satisfait de la part de biens qui lui était allouée, n'avait pas cherché à se rapprocher de lui; excepté quelques amis des mœurs les plus faciles, il s'était séparé de son ancienne société, et rien ne venait éveiller en lui des


regrets ni des remords. Il ne lui eût fallu pour être heureux que l'oubli de son amour, et cet amour dominait tout le reste, absorbait toute son âme.

Une fois cependant, il crut que l'étourdissement du plaisir pourrait triompher en lui, et qu'il allait trouver son salut dans une ivresse plus puissante que les autres.

Le second hiver de son établissement dans la Chausséed'Antin était près de finir. Herman, pour varier l'aspect de ses fêtes, avait inventé les soupers travestis. C'étaient des festins appartenant à d'autres temps, à d'autres nations ; les décorations de la salle, le service de la table, étaient transformés comme les costumes, et l'ensemble offrait un tableau historique dans'toute sa fidélité de couleurs.

Ainsi, on avait eu un souper du seizième siècle, où la salle imitait une massive structure, soutenant à ses lambris des masses d'armes et des devises bachiques. A chaque face s'élevaient de grands dressoirs à colonnes torses, portant les vaisselles curieuses du temps. La table offrait des mets de résistance, fortement épicés, dans des plats ornés de figures d'animaux, de reptiles en relief; puis des aiguières, des drageoirs, des fontaines d'où le vin coulait dans des verres immenses. Les convives, transformés en chevaliers sans peur et sans reproche, n'avaient heureusement à imiter tes anciens preux que dans les exploits que ceux-ci effectuaient h table.

Ces beaux jeunes gens portaient des costumes d'une exactitude parfaite et de toute magnificence, mais dont ils étaient parés pour eux seuls, et qui ne devaient point être profanés par les regards de la foule.

Un souper espagnol et un autre vénitien avaient eu le même succès.

Rocheboise, le soir dont nous parlons, donnait un souper romain, qui devait, selon le droit des gens, être le plus somptueux de tous.

Les convives, conduits d'abord dans des thermes spontanément construits, avaient pris des bains parfumés avant l'heure du repas.

Ensuite, ils avaient revêtu des tuniques du lin le plus fin et des clamydes déroulées en majestueuses draperies ; des bandelettes de pourpre ceignaient leurs têtes et retenaient leurs chaussures; des bracelets, des chaines d'or, des camées, des anneaux antiques tombaient sur leur poitrine et paraient leurs bras nus.

Les femmes étaient vêtues dans le même style romain et avec la même richesse.

Des lits drapés de pourpre entouraient la table, couverte d'urnes d'agate, de vases de fleurs, de plats de vermeil, autour desquels ruisselaient des perles fines.

Les lampes d'argent où brûlait l'huile embaumée, le safran semé sur les dalles, répandaient dans l'espace un parfum tout antique; des statues, des trépieds s'élevaient devant les lambris. La salle était ouverte sur un vestibule dont les colonnes laissaient voir au dehors, dans la limpidité d'une nuit pure, un bois profond de lauriers.

De belles esclaves d'Asie, à demi-couchées aux deux bouts de l'enceinte sur les marches d'un piédestal. chantaient en jouant de la lyre.

Le costume antique qu'il portait ce soir-la semblait fait pour la beauté d'Herman ; sa tête ressortait admirablement sur le ton de la laine blanche mêlée de pourpre ; son cou et ses bras nus, d'une forme parfaite, se détachaient au milieu d'onduleuses draperies.

Dans tout leur aspect, ces jeunes hommes, ces femmes parées de dehors les plus séduisants, n'ayant d'autre ani- mation que celle du plaisir qu'ils goûtaient même avec

mollesse, rappelaient bien l'ancien monde, sensuel, voluptueux et blasé, et, par l'expression de leurs figures, complétaient la vérité de ce tableau païen. On eût dit les élus de l'antiquité dans l'Elysée paisible, radieux, qui leur tenait lieu de ciel.

Comme si le hasard se fût chargé de donner le dernier trait à leur exactitude historique, Pasqual, qui seul n'avait paa changé de costume, et qui passait par moments entre les colonnes de la salle, avec son habit noir et sa figure pâle, rappelait cette image de la mort que les anciens conviaient à leurs fêtes.

Dans ce souper donc, Rocheboise avait près de lui une belle personne qui, avec le costume romain, avait pris le nom de Marcie.

Il la voyait pour la première fois. C'était une charmante

créature, blonde, fluette, pâle et tout aérienne, faisant ployer à peine les coussins de pourpre sur lesquels elle était couchée, d'une fraîcheur délicate, d'une carnation diaphane, ayant un front hautain, un regard dédaigneux, comme si elle eût vu toute chose de bien haut, puis quand elle s'humanisait, une manière de parler et de sourire toute céleste.

C'était comme un oiseau des régions éthérées qu'un coup de vent rapide eût égaré jusqu'à terre.

Ces attraits nouveaux parmi les femmes près de qui Herman cherchait le plaisir exercèrent une certaine séduction sur lui. 11 eut pour Marcie une passion d'une soirée, une de ces illusions soudaines et puissantes qui res- semblent à l'amour à s'y tromper.

Le luxe inouï, grandiose, créé par lui, et qui resplendissait dans l'espace comme un rayonnement de son imagination, l'orgueil de cette fête, de laquelle il était luimême ébloui, et où tout le monde saluait sa gloire, chantait ses louanges, l'enivrait comme eût fait le soleil dardant sur sa tête déjà prise des fumées du vin.

Dans tout le cours de cette soirée, il eut un accès de délicieux délire, durant lequel il se crut guéri de son fol amour et le plus heureux des hommes.

Quand le jour renaissant vint éteindre les lumières de la fête, Rocheboise ne s'aperçut même pas que son erreur dût finir avec cette nuit. Il était assez ivre de toute manière pour passer de la salle du festin dans sa chambre sans subir le désenchantement du réveil.

Il était midi lorsque, après son sommeil léthargique, il ouvrit les yeux. ",

La clarté de l'hiver, nébuleuse et chargée de glace, descendait dans sa chambre silencieuse; jamais réaction ne fut si forte et si pénible, jamais lendemain de fête ne fut aussi triste. Ses sens étaient énervés, éteints, après la surexcitation de la veille, et son être inanimé se sentait comme dans un sépulcre. La lassitude, le dégoût, la société mortelle le jetaient dans un morne désespoir qu'il n'avait pas encore connu.

Les parties de son costume romain étaient éparses autour de lui. Le charme de ces vêtements splendides et portés une seule nuit était tellement usé pour lui, qu'ils lui semblaient aussi flétris que s'ils eussent réellement remonté au temps que leur tonne indiquait. Parmi les joyaux antiques posés sur la cheminée, le regard d'Herman rencontra l'anneau de chevalier qui était à son doigt la veille.

La bague creuse s'était entr'ouverte ; il la prit pour l'examiner à l'intérieur.

Le chaton des anneaux romains, comme les têtes d'épingles qui servaient à la coiffure des femmes, contenaient souvent du poison. L'anneau authentique que Rocheboise s'était procuré à grand prix pouvait avoir servi à cet usage, car l'or en était à l'intérieur noirci et rongé.

Herman comprit bien alors que ces maîtres du monde, rassasiés de tout, après avoir trop joui, devinssent inhabiles à vivre, après avoir trop fait les dieux, ne pussent plus être hommes, et qu'ils eussent recours au suicide, aimé et glorifié par eux. .,

Telle était aussi sa situation. Pour la première fois, il songea à mourir. Il regretta que la bague ne contint plus le poison.

Après une lente et grave réflexion, il se jura à lui-même que si, dans huit jours, cet anéantissement terrible durait encore, que s'il ne s'était pas rattaché par quelque lien à la vie, il sortirait de ce monde.

Le temps se passa ; la coupe de l'ennui devint tous les jours plus amère. Herman, élevé à quelque dignité morale par un véritable amour, ne pouvait plus supporter la vie si misérable et si vaine de l'homme riche qui absorbe en lui des trésors sans autre but que de les absorber. Cette succession continuelle de plaisirs forcés et mensongers, cette existence si factice pouvait avoir quelque prestige aux lueurs troubles de l'ivresse, mais au premier jour de la raison elle paraissait fardée et hideuse.

Herman ne se sentait ni courage, ni volonté pour persister, malgré son dégoût, dans une voie fausse et odieuse; il se trouvait faible devant tout effort, si ce n'était celui qui le délivrerait de la vie.

Le terme marqué pour son funeste dessein avançait. Un matin, malade de corps autant que d'âme, il voulut respirer le grand air, voir encore une fois un large horizon, et


contempler l'espace mystérieux qui s'élève sur nos têtes avant d'y frayer peut-être sa route.

Il monta en voiture et ordonna qu'on le conduisît hors barrières.

Pasqual était venu s'asseoir près de lui, comme il en avait pris l'habitude depuis quelque temps. Mais Herman, ayant garde dans le fond de son âme les idées sinistres qui l'absorbaient, sans en rien laisser paraître devant son confident, ni l'un ni l'autre, en ce moment, ne trouvaient de paroles à échanger. Ils traversaient les longues liles de rues dans un morne silence.

Le temps, assez clair le matin, s'était chargé de froids brouillards. Herman avait parcouru en calèche toute l'étendue qui se déroule après la barrière du Maine, emprisonné dans cette vapeur grise, sans pouvoir reposer ses yeux sur un seul point de la campagne. Il revenait de cette course au dehors plus triste, plus accablé qu'il était parti. Une souffrance sans nom l'oppressait, et il sentait s'augmenter en lui cette aspiration vers la fin de toutes choses qui régnait seule alors dans son âme.

La voiture en suivant le chemin qui lui était' indiqué pour rentrer à l'hôtel passa dans la rue Las-Cases.

Là, Pasqual demanda à son maître la permission de descendre un moment dans une maison où il avait affaire, disant qu'il rentrerait à pied à la Chaussée-d'Anlin.

— Il fait bien mauvais temps, dit Herman avec la boulé qui ne l'abandonnait jamais; si vous ne devez rester là qu'un instant, je préfère vous attendre.

Pasqual remercia, assura qu'il ne serait éloigné qu'une minute, et dit au cocher d'arrêter.

On était devant une maison de deux étages, sombre, lézardée et de la plus pauvre apparence.

— Bon Dieu ! mon cher, qu'allez-vous donc faire là? dit Herman à Pasqual avant que celui-ci descendit du voiture.

— Je vais chez moi, monsieur.

— Chez vous! répéta Rocheboise avec surprise.

— Monsieur est étonné de me voir un chez moi, reprit Pasqual, et ensuite de le voir d'un aspect si misérable, d'après la situation dans laquelle je suis maintenant.

— C'est justement cela.

— Vous voyez, monsieur, ici, à gauchet les deux dernières fenêtres des mansardes : c'est là que je suis descendu en arrivant à Paris!. c'est là que j'ai été pauvre et malheureux, à ce point que d'autres misères, d'autres infortunes comparées à celles-là ne sont rien. Les peines que j'ai souffertes dans ce réduit l'ont en quelque sorte consacré pour moi. Je l'ai toujours gardé quand les chances plus ou moins favorables m'entraînaient ailfeurs. Un loyer de cinquante francs par an, cela ne me ruinait pas.

Pasqual avait eu, en parlant de son ancienne demeure, une émotion profonde qui s'était communiquée à Ilerman.

— Mon pauvre ami, dit ce dernier, je veux voir cette misérable demeure que vous avez habitée. Cela me fera mieux sentir encore le mérite de cclui qui, étant sorti de si bas, a eu tant d'intelligence et de facultés diverses à me dévouer.

Puis, sans attendre l'assentiment de Pasqual, il sauta à bas de la voiture, et entra dans la maison avec lui.

Ils passèrent devant les deux étages, et, arrivés au troisième, dans un étroit corridor construit en planches, dans lequel donnaient les portes numérotées des mansardes.

Pasqual ouvrit la chambre du fond, qui était la sienne.

Cette petite pièce était soigneusement arrangée, sauf la poussière qui s'y incrustait depuis longtemps. 11 y avait un lit d'indienne, une table, quelques chaises ; des vête- tements de paysan étaient encore suspendus à un clou de la muraille. Dans son aspect si peu remarquable, cet intérieur portait une empreinte de tristesse réelle ou imaginaire.

La présence du maître, tel qu'on le voyait maintenant, contrastait beaucoup avec son ancienne demeure. Pasquai, avec un habit noir bien fait, avait tous les accessoires d'une mise soignée, et sa figure régulière paraissait dans tout son avantage; cependant il y avait encore dans ses longs cheveux blonds, dans la lueur limpide et errante de ses yeux bleus, quelque chose d'agreste et d'étranger à nos villes, qui rappelait son origine.

Herman, dans son affection enracinée et presque ex-

traordinaire pour son intendant, regardait avec intérêt le lieu où celui-ci avait vécu malheureux. Sans connaître précisément les angoisses que le fils de la campagne avait pu subir, si ce n'était celles de la misère, il éprouvait presque en cet endroit, comme Pasqual lui-même, l'impression des douloureux souvenirs.

Comme le maître de la mansarde avait en entrant ouvert le volet de bois plein qui garnissait la fenêtre, le vitrage était resté mal joint; et tandis que Pasqual cherchait dans une armoire les objets qu'il était venu prendre, Herman s'approcha machinalement de la croisée.

Elle donnait en face du jardin et de la seconde façade de l'ancien hôtel Rocheboise.

Cette perspective offerte par le hasard frappa vivement Herman. C'était là où il avait été, lui, si heureux sans le savoir, là où demeurait attachée la pensée du seul bien qu'il Init désormais apprécier. Ce souvenir, tout opposé à celui qui attachait Pasqual à son pauvre réduit, avait la même sensation de tristesse profonde.

Quelques moments se passèrent ainsi.

Tandis (lu'Ilei-man restait absorbé par la vue qu'on découvrait de cette fenêtre, il y eut un instant où il tressaillit profondément, passa la main sur ses yeux, et en les rouvrant, éprouva un long frémissement.

Lorsque Pasqual l'appela pour l'engager à descendre, il quitta la croisée, mais au moment oit il se retourna, sa ligure était transformée. Ses yeux brillants étaient humides de larmes, de vives couleurs animaient son teint, sa tète s'était relevée, sa pose était plus droite et sa marche plus ferme.

Au lieu de l'altération des traits, de rabattement du corps qu'avait empreints chez lui depuis quelque temps l'amer dégoût de la vie, l'animation qui vient des vifs battements de cœur, de la rapidité du sang, de la chaleur de l'âme, apparaissait dans tout son être.

En sortant, il examina le numéro placé sur la porte de la chambre, la clef dont Pascal se servit pour refermer la porte; puis, avant de monter en voiture, il remarqua encore le numéro de la maison.

Rentré à l'hôtel, il lit venir le serrurier de la maison, et, seul avec cet homme, il lui commanda une clef, en lui donnant les indications nécessaires pour qu'il pût aller voir la serrure à laquelle elle devait s'adapter.

Peu de moments après, cette clef, qui n'était, du reste, que le plus commun passe-partout, lui fut apportée.

XXXIV.

L'AMOUR PAR LA FENÊTRE. Le lendemain de ce jour, Herman, levé de bonne heure, ayant repris toutes les forces et la plénitude de la vie, sortit seul, à pied, dès neuf heures du matin.

Il se dirigea vers la rue Las-Cases, chercha l'ancienne demeure de Pasqual, y pénétra par une allée sombre et monta à la mansarde, où il entra avec la clef qu'il s'était fait faire.

Arrivé là, il courut à la fenêtre.

La veille, Herman, à cette croisée, avait été frappé d'une vision qu'il crut d'abord imaginaire, tant elle offrait de surprise et de douceur. Après avoir contemplé l'hôtel de Rocheboise, en ramenant son regard plus près de lui, il avait vu, dans le cadre d'une fenêtre située précisément en face de celle qu'il occupait, une femme jeune, svelte.

vêtue de noir, dans laquelle il avait cru reconnaître Valentine.

- --.

Palpitant, l'âme agitée de mille troubles, il avait tenu u.

instant son regard baissé, redoutant qu'un nouveau coup d'oeil le détrompât sur cette douce illusion. Mais c'était une crainte vaine, car un examen plus assuré lui avait fait reconnaître, à n'en pouvoir douter, celle que depuis si longtemps il voyait sans cesse en imagination, et cherchait toujours à' ses côtés, tout en la croyant bien loin de lui.

L'appel de Pasqual lui avait fait subitement quitter la croisée. Il avait enfermé son secret dans son âme, mais s'était bien promis de trouver le moyen de revenir seul dans la bienheureuse mansarde.

Ce jour-là, il fut moins étonné de la présence de Valen-


tine en reconnaissant l'habitation dans laquelle il l'avait aperçue.

C'était le pavillon situé à l'extrémité du jardin de l'hôtel et servant autrefois de serre chaude. Le petit bâtiment qui, outre le balcon donnant sur le jardin, avait des fenêtres et une sortie indépendante sur la rue Las-Cases, était habitable à la rigueur. Et sans doute Valentine, dans la gêne volontaire où elle s'était placée, dans la retraite où elle voulait vivre, avait loué, après la vente de l'hôtel, ce logement isolé, solitaire, et de plus, cher à ses souvenirs.

Lorsque Herman revint ce matin-là se remettre à la fenêtre de la mansarde, celle du pavillon n'était pas encore ouverte. Son regard se reposa quelque temps avec une triste douceur sur l'hôtel qui fut à lui. Le bâliment, donnant sur la rue Saint-Dominique, était très-découvert du côté de la rue Las-Cases, vers laquelle s'étendait son beau jardin. Herman revit les fenêtres de sa chambre, de celle de Valentine, les cimes des grands marronniers, changées en masses noires par l'hiver. toute la perspective de cette demeure splcudide et bienfaisante. de ce paradis perdu par sa faute.

Un rayon de soleil passa entre les nuages.

La fenêtre du pavillon s'ouvrit. Valentine, debout devant son chevalet, s'occupait à préparer ses pinceaux et ses couleurs. Une vieille servante, après avoir vaqué quelque temps au service de l'intérieur, sortit en emportant le plateau sur lequel avait été servi le déjeuner.

Valentine alors ferma le vitrage, et se mit à peindre non loin de la croisée.

Herman pouvait encore l'apercevoir dans sa pose gra-

cieuse et recueillie. Elle avait plus de fraîcheur qu'autrefois; quoique puisé dans la tristesse et la résignation seules, le repos de l'âme l'avait embellie. Elle travaillait avec un intérêt et une application qui montraient un grand calme d'esprit. On pouvait juger que toute sa journée se passait là, dans une solitude complète, avec les oiseaux que l'hiver amenait sur le bord de sa fenêtre.

- Dans un enfoncement plus vague, Herman voyait encore la lueur rouge du foyer; puis, distinguant auprès une forme blanche, il reconnut Diamant, le beau lévrier de madame de Rocheboise, couché auprès de la cheminée.

Tantôt il découvrait nettement le profil de Valentine penchée sur son ouvrage, tantôt les lueurs projetées du brasier venaient voltiger sur les vitres, et un rideau de lumière lui dérobait un instant la douce image pour la lui rendre bientôt après.

Herman demeura bien longtemps fixé à sa place. Son cœur, paralysé par l'ennui et la satiété, se dilatait enfin sous l'approche de cette femme bienfaisante, dont le sein avait déjà été pour lui un refuge contre la maladie et de cuisants soucis. Les larmes et le sourire paraissaient tour à tour dans ses yeux attendris.

Cet heureux hasard qui le rapprochait ainsi de Valentine lui semblait une assurance de la retrouver bientôt tout à fait.

Il ne put quitter la mansarde qu'en se promettant d'y revenir le lendemain.

Le jour suivant, à la même heure, le soleil brillait encore, et la fenêtre du pavillon se rouvrit.

Valentine ne se méfiait pas des regards indiscrets, n'ayant depuis longtemps en face d'elle qu'une maison fermée, et ne tournait point la tête de ce côté.

Mais ce jour-là Herman, revenu de son premier enivrement, put observer l'intérieur où se trouvait Valentine, et en éprouva l'impression la plus pénible. A..

Il reconnaissait bien ce pavillon, asile autrefois des plus belles fleurs du jardin et de celles qui venaient d'éclore au-dessous dans leur serre-chaude. Ce petit temple parfumé, gracieux comme un bouquet, épais comme une forêt; c'était là qu'il était souvent venu se reposer pendant la chaleur sous le dôme majestueux et doux des plan- tes élancées des tropiques; c'était là, souvenir plus cher, qu'il avait rencontré pour la seconde fois sa mère, encore inconnue de lui.

Mais à présent tout cela était dévasté. Les massifs d'arbustes odorants avaient fait place à quelques meubles d'une simplicité puritaine et d'un aspect attristant; les glaces étaient restées incrustées aux parois mais dépouilllées de leurs gracieux cadres de mousse et de feuillage, elles

ne formaient plus que de pâles murailles : un espace vide, un jour cru se reflétaient seuls dans leurs profondeurs de nuance livide.

Au-dessous de cet étage, l'ancienne serre-chaude servait de logement à la vieille gouvernante, qu'on apercevait ausssi, à travers sa croisée à barreaux, s'occupant des soins d'un modeste ménage.

Herman était abreuvé, à cette vue, d'amers regrets. Cette triste situation de Valentine était son ouvrage; il l'avait exilée de la place brillante qu'elle était si bien faite pour tenir dans le monde, il avait créé autour d'elle la solitude, l'obscurité. Et maintenant, il ne pouvait rien pour elle; quand même elle consentirait à la recevoir de lui, il n'aurait pas, après les désordres de sa vie, une place honorable à lui rendre dans le monde. Il se disait tout cela dans la triste effusion de son cœur, et ne songeait pas que son repentir, son amour passionné le relevaient de ses fautes, et seraient pour Valentine une richesse bien au* dessus de celles qu'elle avait perdues ! A dater du premier jour où il entra dans la mansarde, l'existence d'Herman fut ainsi partagée : 11 sortait tous les jours seul, à pied, ayant eu soin de donnera Pasqual une raison supposée de ces excursions étranges; car il voulait garder son secret en lui-même; il craignait, alors, le regard de son confident habituel : le bonheur l'avait rendu enfant et dissimulé. Il passait plusieurs heures, par tous les temps possibles, à la fenêtre du petit logis inhabité ; puis il revenait à l'hôtel reprendre son genre de vie habituel, dans lequel il était trop engagé pour pouvoir le rompre subitement.

Ces heures de silence, de contemplation, de rêverie idolâtre, où il apercevait Valentine dans le cadre de sa fenêtre, se passaient souvent entre la rumeur étourdissante d'un déjeuner de garçon ou d'une course de chevaux et les soirées éclatantes de l'Opéra, suivies de nuits marquées par les plus étourdissantes folies, par les plus dévorantes ivresses. - - - -.

Au milieu de ces flots de luxe, de ces splendeurs éblouissantes, de ces joies effrénées qui s'égaraient parfois jusqu'à un délire infernal, Herman restait le cœur froid, mort à toute sensation, pris de dégoût et de haine pour la vie et pour le monde. Son corps était souvent, étourdi, enivré par les fumées du vin et de voluptueux poisons qu'il avait aspirés, que son âme demeurait encore inerte et glacée.

C'était dans la pauvre mansarde qu'il se sentait renaître. De ce réduit silencieux, inhabité, au foyer depuis longtemps éteint, aux lambris empreints de misère, il découvrait la demeure qu'habitait Valentine. A travers ces nuages de l'hiver, étendus en brouillards uniformes et sombres, il voyait la femme aimée, et il se répandait une chaleur, une lumière ineffables dans tout son être; un air plus léger semblait bercer son âme et l'élever à des régions où elle se sentait agrandie et épurée. Au moindre mouvement de Valentine, à un faible incident qui lui faisait tourner la tête de son côté, à tout ce qu'il pouvait découvrir de sa vie intérieure, il éprouvait des douceurs in..

finies, des accès de bonheur inconnu et suprême. Il vivait, il aimait.

Herman n'espérait, ne désirait rien de plus; après une si longue absence, un désespoir si profond, il savait se contenter de ce qui lui était rendu.

Mais un jour, Valentine, en fermant la croisée pour se mettre à son chevalet, eut la fatale pensée de lever la tête pour voir le temps qu'il faisait : son regard, en se dirigeant vers les nuages, rencontra le jeune hommo à la fenêtre de la mansarde.

11 fut facile de juger qu'elle l'avait aussitôt reconnu, car sa physionomie prit une expression allière et douloureusement irritée ; elle porta la main à son cœur comme si un coup violent y eût été frappé, et se retira précipitamment de la fenêtre.

Elle élait alors dans une partie de la pièce où Herman ne la voyait plus. Mais aussitôt la vieille gouvernante vint tirer les persiennes en ne laissant au milieu qu'une étroite ouverture.

Elles restèrent ainsi tous les jours suivants.

Herman ne continua pas moins de venir à la mansarde, et de demeurer triste et résigné devant ces persiennes fermées.


Mais il s'aperçut enfin que cette persistance n'avait d'autre résultat que de priver Valentine do la seule occupation qui pClt remplir sa triste solitudo.

Valentine poignait au peu do elarlé répandue dans son intérieur. Un jour, lorsque la lumière vint à manquer sur sa toile, elle se leva pour ouvrir un peu plus les persien- ncs, mais s'étant aperçu que de la croisée voisino des regards restaient obstinément attachés sur elle, elle se laissa retomber à sa place et resta la main oisive, la tête penchée dans une attitude d'ennui et de découragement.

Herman s'arracha de la croisée, cacha son visage dans ses deux mains et pleura amèrement.

- 0 mon Dieu! dit-il, moi qui ai déjà été fatal à cette femme si noble, si généreuse, si digne d'adoration ; moi qui lui ai tout ôté, je la prive encore de la clarté du jour, de ce dernier des biens laissé au plus misérable de la terre.

moi qui donnerais ma vie pour elle, mon Uicul Pendant quelques jours, il se condamna à rester éloigné de la fenêtre. Au bout de ce temps, comme si son sacrifice eut dû lui être payé, il eut un vif mouvement de joie.

On venait tout à coup d'ouvrir en plein les persiennes du pavillon.

C'était Diamant en personne, qui, seul à la maison, et prenant l'air à la fenêtre, avait reconnu Herman, son maî- tre bien-aimé, à la croisée voisine, et lui témoignait sa joie de le revoir par un grand nombre de signes aimables el aOeetllellX, Puis, des que la porte s'ouvrit, le lévrier s'élança au dehors et courut du côté où il avait aperçu Herman. Celui-ci ne le lit pas attendre, et lui rendit ses caresses du plus profond de son cœur. ,

Le jeune et beau Diamant, autrefois également ami d'Herman et de Valentine, n'était point entré dans tes différends qui avaient pu s'établir entre eux. Et depuis le jour où le hasard lui lit retrouver son maître, il revint le voir le plus souvent qu'il lui fut possible, sans consulter le bon plaisir de personne.

C'était une grande douceur pour le pauvre proscrit de posséder ainsi quelques instants ce bel animal qui respirait le même air que Valentine, qui venait d'échanger des regards avec elle au coin du foyer, et de reposer la tète sur ses genoux. Mais maintenant l'impossibilité dans laquelle se trouvait Herman d'apercevoir même de loin Valentine lui donnait un désir ardent de la voir de plus près, de pénétrer chez el'e. La rigueur extrême dont elle usait envers lui lui inspirait même plus de hardiesse pour s'y présenter qu'il n'en aurait eu auparavant. Maintenant du moins Valelltine l'avait remarqué, elle savait qu'il était là, près d'elle, il n'avait donc plus à redouter la froide surprise, si pénible à inspirer. Valentine prenait mille peines pour se soustraire à ses regards; il no devait donc plus craindre une complète indifférence, un dédain manifeste de lui et de ses sentiments. Après cela, tout le reste serait plus facile à supporter. ,

Herman ne songea plus qu'à pénétrer chez madame de Rocheboise et en chercha les moyens.

Il épuisa d'ahurd toutes les ressources possibles pour attirer son attention. Ce furent des promenades interminables sous ses fenêtres, des paroles adressées à Diamant d'une voix assez haute pour monter jusqu'à la croisée, des entretiens tentés avec la vieille gouvernante, qui ne le connaissait point, mais ne lui répondait pas davantage.

Comme tes enfants qui se font du mal à eux-mêmes pour punir ceux qui les adorent et en obtenir satisfaction, il imagina, un soir qu'il tombait une pluie froide et torrentielle, de rester dans ce quartier désert et de parcourir sans interruption le trottoir de la place à la rue BelleChasse. Il sentait bien que, malgré la persienne fermée, Valentine le savait là et le suivait du regard. Il se plaisait à amasser sur son manteau la froide ondée, tantôt jouissant de ce que devait souffrir la femme qui avait avoué conserver pour lui des sentiments de mère, tantôt attendant le moindre signe de pitié de sa part pour lui demander de se réfugier dans son foyer.

, Valentine, qui, en elfet, suivait ses mouvements, mit fin à la promenade nocturne d'une manière plus implacable. Elle ferma tout à fait les persiennes et éteignit sa lumière, indiquant ainsi que la maison ne pouvait plus s'ouvrir pour lui.

Herman se jeta dans une voiture de place et rentra chez lui. Le fmill, la fatigue, le tinrent éveillé toute la nuit, et il eut tout lo temps de maudire sa destinée.

Un incident vint aggraver sa situation.

Après cette soirée, il avait passé quelques jours éloigné de la mansarde.

La première fois qu'il y revint, il vit un homme s'arrêter et sonner à la porte du pavillon. Il reconnut Léon Dubreuil. Celui-ci fut introduit près de madame de Rocheboise. dans cette retraite que, selon les apparences, personne n'avait le droit de partager.

Cette jalousie qui avait toujours existé en lui, s'adressant d'abord à son amour-propre, puis à son cœur désolé, se réveilla plus fortement que jamais et avec plus d'amertume et de colère.

Dans un élan impétueux, mais plein cependant de forme résolution, il jura de s'introduire dans cette demeure qu'il no lui était pas ordonné de respecter, puisqu'un étranger osait bien en rompre la solitude.

Ce qu'il dirait à Valentine, dans la position étrange et terrible où il se trouverait devant elle, il l'ignorait complétement, c'était bien assez pour son esprit faible et bouleversé de trouver les moyens d'y parvenir.

Cela mème était au-dessus de ses forces, car plusieurs jours s'étaient déjà écoulés sans qu'il eut rien résolu ni imaginé.

Un soir, la tôte dépourvué d'aucune idée fixe et applicable, mais le cœur débordant de sentiments passionnés et divers, llerman était resté plus tard que de coutume dans la mansarde. - - -

Six heures venaient de sonner, mais la nuit précoce était déjà close. Le pauvre proscrit se promenait de long en large en fumant un cigare, le seul foyer et la seule lumière qu'il pût avoir dans ce malheureux réduit. Diamant était venu voir son maître, mais le trouvant absorbé dans ses rêveries, il se contentait de se tenir près de lui, et de le suivre pas à pas en silence.

Herman, à chaque retour de sa marche, regardait la fenêtre du pavillon. Comme il en était là, un coup de vent violent, donnant du côté voisin, ouvrit tout au large les persiennes de la chambre de Valentine.

La lumière intérieure, dans une soirée très-sombre, lui montrait les objets de cette retraite plus distinctement qu'il ne les avait encore vus.

Valentine était assise dans une chaise longue, entre le feu et le guéridon sur lequel reposaient sa lampe, ses livres, sa broderie. La jeune femme avait la tête penchée sur l'oreiller du siège, ses deux bras détendus soutenaient encore un livre sur ses genoux. Elle s'était endormie en lisant.

Peu de minutes s'écoulèrent. Herman vitsortirla gouvernante de madame de Rocheboise, qui referma la porte sur elle et emporta la clef.

Le cœur d'Herman battait violemment. Le sommeil de Valentine, l'absence de sa vieille gardienne lui semblaient faire naître le moment favorable pour la tentative qu'il méditait, sans qu'il se rendît bien compte du parti à tirer de ces avantages. Craignant que, s'il attendait, le trouble, l'embarras ne vinssent le saisir et le fixer à sa place, il descendit précipitamment dans la rue.

Il s'approcha du pavillon, accompagné de Diamant qui bondissait de joie autour de lui en le voyant enfin prêt à entrer dans cette maison, où, par de vives insinuations, il avait cherché maintes fois à l'attirer. - -- - 1

La porte qui servait de sortie à la demeure de Valentine était pratiquée dans le mur d'enceinte du jardin, d'où on avait accès dans le pavillon.

Mais Herman ne pouvait se faire ouvrir cette porte à l'aide de la sonnette qui était sous sa main, ni l'enlever de vive force. Le lévrier aboyait doucement sur le seuil, mais rien ne répondait à son appel.

Diamant, impatienté, prit son élan, et, à l'aidé de quelques appuis rencontrés sous ses pas, il arriva lestement sur le mur, d'où il sauta dans le jardin. Puis il revint immédiatement sur le haut de la barrière, d'où sa pantomime expressive semblait dire à son maître : — Prenez le même chemin; il n'y a rien de plus facile que ça. j - Puisque je ne sais que résoudre, sois donc mon con- t


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seil et mon guide, répondit mentalement tterman. Mon bon chien, je m'abandonne à toi !

Alors il se servit comme Diamant des soutiens assez escarpés qu'offraient la borne de la rue, le bouton delà porte, la saillie de la pierre de taille qui terminait le mur, et par une escalade non moins et presque aussi rapide que celle de Diamant, il arriva sur le sol du jardin.

Là, toute difficulté matérielle était vaincue, la porte de l'escalier du pavillon n'étant, fermée que par une olive; Herman ne pouvait plus être arrêté que par l'appréhen- sion timide qui, au moment décisif, l'oppressait et le faisait trembler de tout son être; mais il surmonta ce dernier obslacle, et, d'un pas rapide dissimulé par le tapis des degrés, il pénétra jusqu'à la chambre de Valentine.

XXXV.

INVASION NOCTURNE.

Herman, qui était entré dans la sainte et imposante retraite de Valentine avec une crainte extrême, se rassura en voyant que la jeune femme, plongée sans doute dans un sommeil assez profond, n'avait fuit aucun mouvement.

Grâce à ce bienheureux sommeil, il pouvait donc rester quelques instants près d'elle, la voir, la contempler avec impunité.

Valentine lui semblait belle maintenant!. belle à ne pouvoir lasser ses yeux de la regarder!. Il la voyait à travers une admiration légitime, fondée sur le culte de la vertu, à travers le prestige d'un amour idolâtre.

Autour d'elle, il rencontrait cette demeure solitaire, délabrée qui montrait le renoncement de toute chose dans lequel elle était tombée en perdant son amour et le deuil éternel qu'elle en voulait porter.

Il s'assit humblement sur le coussin qui soutenait les pieds de la jeune femme, son attitude était calme et caressante, son cœur ardent et agité. Il effleura doucement de ses lèvres une main qui se baissait vers lui, en tenant encore un livre ouvert; puis, tour à tour, il regarda Valentine et lui parla à voix basse, dans un murmure faible et frémissant comme un soupir de tendresse.

Le mot qui revenait le plus souvent sur sa bouche était celui du pardon. -

— Pardonne-moi, disait-il, si je ne t'ai pas connue plus tôt; j'étais aveugle, insensé. j'étais surtout faible et trompé. On m'avait toujours montré le désordre de la vie, l'ivresse des plaisirs comme le souverain bien, je le croyais. Mon Dieu ! tu ne m'aurais pas moins aimé si j'avais reçu de la nature des traits plus irréguliers, plus défectueux; était-ce donc ma faute si mon âme imparfaite n'avait pas cette trempe divine qui l'empreint de raison, de force et de lumière? Ce qui est erreur ou crime pour les autres n'a été pour moi peut-être que fatalité. Du moins il n'y avait rien dans cette âme de bas et d'indigne, car je n'ai pas profané l'amour, car avant de te connaître je n'ai jamais aimé. Tu crois que je t'ai préféré d'autres femmes. c'est affreux à penser. Non, non, jamais près de celles qui croyaient m'abreuver de voluptés, je n'ai

senti mon cœur déborder d'amour et de bonheur comme dans ce moment où je pleure à les pieds.

Puis il enveloppait la jeune femme dû longs regards de passion, et après un moment de silence passé dans cette extase suprême, il répétait encore : — Valentine, pourquoi veux-tu me condamner sans m'entendre? Tu ne sais pas si tout ce que j'ai souffert loin de toi ne m'a pas racheté, si à force de tendresse et de regrets je n'ai pas expié mes fautes, Tu penses que j'ai joui lâchement, comme un homme sans souvenir et sans cœur, de la fortune que tu m'avais laissée. Non, je ne l'employais qu'à m'étourdir, à m'égarer; j'en avais fait un breuvage enivrant dans lequel je voulais oublier mon amour; un poison où je devais perdre la raison, et tuer ce cœur qui ne faisait que souffrir !. Tu ne me connais pas, tu ne sais pas ce qui s'est passé en moi depuis que nous sommes séparés, et tu me repousses. Tu me refuses même la douceur de t'apercevoir, quand je ne demande.

rais rien que de le contempler, de loin, pour mourir ensuite sans me plaindre dans l'affreuse solitude!. Oh ! si je ne dois jamais trouver grâce devant toi, si ce moment est le seul qui me soit donné, dors longtemps! que je

puisse au moins t'adorer en paix!. Je t'aime avec ravissement, mais je te crains! je tremble devant toi !. Dors donc, que je puisse respirer encore cet air qui t'environne, cet air qui fait vivre. que je sois un instant maître de mon bonheur.

Cet amour si vrai, si profond, qui s'exhalait aux pieds de Valentine, pénétrait en elle comme un doux encens.

Au milieu du sommeil, ses traits pâles s'animaient de légères nuances, sa bouche avait pris l'empreinte d'un sourire. Herman observait avec transport cette émotion vague dont n'avait pas conscience celle qui l'éprouvait. — Oh non ! dit-il palpitant d'espérance, rouvre plutôt les yeux, et parle-moi. je sens dans mon cœur que le lien ne m'est pas fermé. Valentine. je sens que si lu t'éveillais en ce moment, et que tu me visses là, tremblant, malheureux et idolâtre à tes genoux, tu me pardonnerais. avant de rappeler ta mémoire, avant de te souvenir du passé, tu m'aimerais encore!.

Il s'arrêta subitement et retint son haleine. un bruit venait de se faire entendre au-dessous de lui. la porte du pavillon s'ouvrait. on allait sans doute monter.

L'idée d'être surpris dans cette visite clandestine, avant que Valentine se fût aperçue de sa présence, et lorsqu'elle devait en éprouver au réveil une surprise sans doute pénible, lui était insupportable. En se retirant à l'instant même, il était presque certain de rencontrer quelqu'un sur l'escalier. Ces pensées glissaient en rapides lueurs dans son esprit, le mouvement qui los suivit fut plus prompt encore; Uerman souleva le rideau de la portefenêtre du balcon. se jeta dans l'embrasure en laissant retomber la draperie sur lui, et là, ouvrit sans bruit l'espagnolette du vitrage, pour se sauver sur le balcon qui donnait, sur le jardin.

A peine avait-il gagné ce refuge, où la nuit épaisse le protégeait, qu'il entendit mon 1er l'escalier et ouvrir la porte de la chambre.

Ce même bruit éveilla aussitôt Valentine.

La gouvernante de madame de Rocheboise annonçait M. Léon Dubreuil, qui descendait de voiture à la porte du pavillon au moment où elle rentrait elle-même.

Dans tout autre moment, la venue de Dubreuil chez Valentine, la manière bienveillante dont il était reçu à l'exclusion de tout autre eût cruellement blessé Herman; mais a cet instant où il était près peut-être d'une réconciliation appelée par de si ardents désirs, la présence de Dubreuil, qui venait ainsi se jeter devant lui, prenait l'aspect d'une fatalité odieuse : la répulsion qu'il avait toujours éprouvée pour lui devenait une haine poignante.

Pendant quelques minutes, Herman n'entendit rien de ce qui se disait près de lui, bien qu'il etlt laissé la porte du balcon entr'ouverte et que le rideau seul le séparât des personnes qui parlaient. Le battement de ses artères, le bouillonnement de son sang résonnaient seuls dans son cerveau brisé.

Quand il fut enfin parvenu à rappeler son attention, l'entretien était déjà assez animé entre les deux interlocuteurs, et des inflections -de voix accentuées et vibrantes décelaient un vif intérêt de cœur dans les paroles échangées.

— Pourquoi craindriez-vous de parler ? disait Valentine. Il y a longtemps que nous sommes amis. Quand on se dit mutuellement les plus petites choses de la vie, c'est bien le moins qu'on se confie les plus grandes.

— Ce que j'ai à vous dire est difficile, répondit Léon : c'est une proposition subite fondée sur un sentiment qui date de loin, et le sentiment mal compris change l'aspect de tout ce qui doit suivre.

— D'abord, vous savez que je comprends tout, répondit-elle d'un air de vanité enjouée. Ensuite, je connais parfaitement votre caractère, et, d'après cela, je pourrai donner de moi-même l'explication convenable de vos paroles.

— Eh bien, écoutez-moi, Valentine. Vous êtes seule, triste, dénuée de tout bonheur dans la situation maintenant la plus obscure.

— Je n'admets pas tout cela complètement, interrompH-clio; mais passons.

- Votre existence si belle a été subitement effeuillée par un coup de vent : fortune, bonheur, confiance en la


Vaientine au Bas-Meudon.

vie, tout est tombé à la fois. Ce n'est pas ici que votre destinée peut renaître; ce qu'avaient a vous donner la première jeunesse, la famille, l'amour et le monde, est anéanti et ne peut plus revenir. Il faut, pour que cette existence se ranime, la transporter dans un pays étranger, où vous trouviez des sentiments, des intérêts nouveaux et l'influence vivifiante d'une nouvelle atmosphère.

— C'est vous, Léon, qui m'engageriez à partir!.

— Je suis libre, possesseur d'une fortune bornée, mais indépendante; je ne vous dis point partez, éloignez-vous, mais partons ensemlde; allons sous un autre climat où le souvenir de vos peines s'effacera avec l'éloiguement des lieux où vous avez souffert, où vous retrouverez du moins des jours calmes et remplis s'ils ne sont aussi brillants, aussi heureux que par le passé.

— C'est bien ; et où allons-nous ainsi? demanda-t-elle en souriant.

— Vous le direz au postillon, quand la voiture do voyage sera a votre porte.

- Suisse, Ecosse, Italeo tout lieu vous est égal?

- Non. je prelbrerai celui que vous aurez choisi.

- Voici un mot d'affection, mon ami ! Vous parlez donc sérieusement?

— On ne peut plus, Valentine; cette détermination, 1 redoutable pour toute autre femme, ne peut l'être pour vous. Peu vous importent tes apparences, vous ne jugez

que la réalité. Si vous quittez la France avec un homme qui malheureusement n'a pas de titre légitime près do vous, la culpabilité de convention qui s'attache à cette conduite vous est indifférente; vous savez que je serai votre ami Ill-has comme ici, que ma présence près de vous ne troublera pas plus la pureté de votre vie dans l'avenir que par le passé.

- Il est vrai, cela suffit.

- Vous serez d'ailleurs seule arbitre de la place que je dois prendre près de vous; habitant sous le même toit si vous le voulez, me tenant éloigné si les convenances 011 le besoin de solitude vous le font désirer, me soumettant même à des iibscnccs complètes lorsque vous l'exigerez.

Je il aurai d'autre désir que de vous satisfaire en cela puisque nos relations seront un point de votre existence, il faut que la douceur n'en soit pas troublée. Mais je !-erai toujours près de vous quand vous aurez un site, un monument, une beauté de la nature à visiter, afin que vous n'admiriez pas seule. Je serai près de vous dans ces heures de tristesse qui se lèvent d'un sombre passé. enfin, toutes les fois que vous aurez besoin du bras d'un ami pour vous appuyer.

- Je connais déjà ce soutien; il est sur et bienfaisant.

- J'ai peu de fortune; mais ces biens, qui serviront à vous donner les douceurs de l'existence, me seront si précieux, je les distribuerai avec tant de soin et de réserve,


qu'ils su multiplieront comme le grain dans les sillons du véritable crevant.

Tout cela était entendu d'Herman, qui souffrait le martyre de la jalousie dans la situation la plus désespérante, car c'était à la femme sur laquelle il avait des droits qu'on Ósait parler ainsi. La générosité, la délicatesse de Léon étaient de sanglants reproches pour lui ; plus Léon se montrait grand et digne envers Valenline, plus il lui vouait d'exécration. Ôh f dans ce soir marque par un premier moment de bonheur et par cette déception amère, espoir, souffrance, tout se réunissait pour lui montrer combien il aimait Valentine, pour lui prouver combien il était malheureux!

— Mon cher Léon, répondit Valentine, vos offres viennent du meilleur, du plus noble cœur d'ami qui ait jamais existé. Et pourtant j'hésite encore dans ma reconnaissauce. je crains.

- Alors, parlez-moi de vos craintes.

- Je crois au dévouement de l'amitié plus que personne au monde; je crois un caractère comme le vôtre capable des plus admirables sacrifices. et pourtant. que vous dirai-je. il ne m" semble pas naturel qu'un homme de votre àge quille la France et tous les liens qui l'y attachent pour un pays quelconque. fasse abnégation complète de son être et ne vive pins que dans une autre.

Quand celle autre n'est qu'une amie. Je sens là quelque chose qui m'est encore inconnu.

— Eh bien ! oui. il y a là-dessous un secret appartenant à moi seul. Je vous ai toujours aimée, Valontine.

Elle le regarda un instant avec un air de triste surprise, et répondit :

- Aimée. avec le ton que vous mettez maintenait à ce mut, je ne le croyais pas.

— Dès que je vous ai connue, je vous ai aimée. aimée avec l'interprétation que vous donnez maintenant à ce mot, et vous ne l'avez jamais su. c'est la meilleure preuve de cet amour que je puisse vous donner. mais des années d'une semblable discrétion sont bien longues.

— Elle était un devoir.

- Toute jeune fille que je vous ai connue, j'étais déjà votre ami. comme on l'est à vingt ans!. mais je n'espérais rien. Vous étiez alors tout occupée de l'étude de lu peinture, artiste dans l'âme, éprise de la beauté des traits, de la perfection extérieure : c'était déjà vous voir aimer un autre que moi. Votre mère désirait pour vous un opu'enl mariage : c'était déjà vous voir unie à un autre que moi. Tout cela s'est réalisé; vous avez d'aboid formé une riche alliance, puis, redevenue libre par le veuvage et suivant votre propre penchant, vous avez aimé le liaphaël vivant, vous vous êtes unie à lui. Vous étiez heureuse alors. Je respectais ce bonheur comme un trésor sacré. Dieu sait que j'aurais voulu, aux dépens de ma vie, aux dépens de mon amour toujours ignoré, que ce bonheur durât éternellement !. Oh! je n'avais pas de mérite à me taire alors, à rester méconnu, car alors je souffrais seul !

— Ce temps a passé si vile qu'il me semble un rêve.

— C'était un rêve en effet. Herman ne vous aimait pas, ne pouvait pas vous aimer.

Valenline fit un mouvement, mais Léon continua avec plus de force :

, — Non, c'était une de ces pâles natures condamnées en naissant à la faihlesse, à la médiocrité eu toute chose. Il y avait en lui des velléités de sentiment, des goûts, des penchants qu'il prena:t pour des passions; lui seul pouvait s'y tromper. Le monde où il a vécu, tout de le retremper, devait l'énerver davantage. Il a toujours été sans énergie pour le mal comme pour le bien : ses fautes, ses désordres, ses folies, il n'eu a pas même l'honneur, on l'y a conduit par la main, on les lui a fait accomplir. Il n'a de pouvoir ni pour penser ni pour agir, il ne pouvait non plus on avoir pour aimer. 11 n'y a pas en lui un de ces larges fronts qui illuminent l'être tout entier; une de ces grandes intelligences qui pouvent seules créer un grand amour ; car la lumière est le principe du feu. Il était beau, vous l'aimiez; vous l'aimiez comme un lys qu'on admire, qu'on respire avec douceur, qu'on soutient quand-il se penche, qu'on oublie quand il se flétrit.

Tandis que Léon prononçait ces mots d'une franchise cruelle, d'une vérité dure, Valentine pâlissait peu à peu

sans qu'on pût reconnaître quelle impression régnait en elle.

Mais Herman frémissait, étreignait de sa main crispée le for du balcon pour se retenir à sa place, car un transport impétueux le portait à s'élancer sur Léon pour le terrasser et le broyer sous ses pieds. L'orgueil se ul le retenait; il ne voulait pas paraître par surprise chez la femme qui lui appartenait, dans une demeure où il avait droit d'entrer, se montrer tout à coup en sortant d'un endroit où il se tenait caché comme un malfaiteur surpris dans sa visite nocture.

Il fit de nouveaux efforts pour écouter, voulant savoir à tout prix ce que Valentine répondrait à ces criminelles instigations.

Dubreuil continuait alors: — Vous avez été d'une bonté et d'une tendresse divines pour votre mari, Valentine, Vous l'avez aimé pour luimême avec une générosité et une constance sublimes, vous l'avez secouru dans ses souffrances réelles et les troubles de sa faible raison. Vous (comme bien des femmes, saintes et martyres de nos jours, que nlll ne connaît, qui n'ont pas un hommage et mériteraient des autels), vous avez tout sacrifié, fortune, santé, repos. et n'avez quitté l'arène du dévouement que lorsque votre cœur était blessé I. sentant bien que ce cœur était d'une essence trop haute pour qu'il vous fût permis de le profaner dans une lutte indigne.

Valenline essuya les larmes dont ses yeux étaient troublés pour regarder l'ami qui partait d'elle avec ce pur CIIthousiasme.

— Maintenant tout est fini, poursuivit Léon; vous êtes seule, triste, étrangère atout au monde, sans joie dans le passé ni dans l'avenir, ne conservant pas même un hono- rable nom. c'est pourquoi seulement à présent je viens vous dire : Valentine, je vous adore, laissez-moi vous sauver.

La jeune femme se tut quelques instants.

Le silence de ce moment était palpitant d'émotions puissantes. Léon se reposait de longs et pénibles efforts après avoir épanché le secret qui habitait en lui depuis des années. Celle qui venait de l'entendre goûtait un adoucissement inconnu à ses ennuis, à l'ingratitude dont elle avait souffert, dans la révélation d'un amour profond et vrai.

Herman, dont le souffle brûlant effleurait le rideau, attendait avec une anxiété dévorante les premières paroles qui sortiraient de la bouche de Valentine, ne sachant encore ce que la colère elle désespoir lui inspireraient si elle cédait aux vœux de Léon. — Mon ami, dit enfin Valentine, je sens tout ce qu'il y a de grand, de généreux dans votre conduite. Dans un seul instant, mais bien solennel pour moi, je juge, je contemple dans toute son étendue le sentiment que je vous ai inspiré. Et cependant, à cette heure, je ne puis répondre à tout ce que je vous dois, même par une entière confiance.. Il faut que je me recueille pour exprimera mon tour ce que j'ai à vous communiquer.

— Ah! Valentine, vous croyez que votre situation vous impose encore des lois à respecter.

— Non. Je puis vous dire dès ce moment que je ne Ille crois liée par aucun devoir.

— N'ètes-vous pas veuve?. plus encore que vous ne le seriez d'un mari mort, qui, par ses vertus, son amour eut mérité de vous un souvenir tendre et fidèle?

— Je le crois. M. de Rocheboise a brisé de son côté le nœud qui l'unissait à moi; je dois être libre aussi. Un serment prononcé par deux êtres ensemble ne peut lier l'un sans l'autre.,. La bague d'alliance est trop fragile pour ne se rompre que d'un côté.

Valentine ajouta avec un triste sourire : - Aussi, vous le voyez, elle est tombée de mon doigt.

Léon saisit et baisa ardemment cette main délivrée de l'anneau conj ugal; mais Valenline la retira doucement en continuant : - Oui, quoiqu'on en pense ailleurs, ma conscience m'éclaire et je n'écoute qu'elle. Les lois éternelles de l'amour et de l'honneur sont au-dessus des règles prescrites par des autorités de passage. Les lois éternelles nous disent que l'amour ne doit pas être profané dans l'objet auquel il s'attache, que l'honneur est le même pour tous, et que la tolérance de l'infidélité, si elle s'appelle honte, là-


cheté de la part du mari, ne doit pas s'appeler générosité, dévouement du côté de la femme. Je crois donc que, dans la vérilable légalité, tout est fini entre M. de Rocheboise et moi.

— Eh bien ?

— Mais il y a peut-être entre nous deux, Léon, un autre obstacle que vous ne connaissez pas.

— Un obstacle ?

— Mon Dieu f oui; il est une circonstance bien puissante dans ma vie actuelle que vous ignorez entièrement.

Elle ajoula en souriant, et pour tâcher d'adoucir la gravité de cet entretien : - Car je vois, mon ami, que tout en croyant nous conuîiiire si bien, nous avions de grands secrets l'un pour l'autre. Mais je dois vous confier le mien avant de ré- pondre à vos offres généreuses.

— Oli ! parlez !

— Oui, mais pas ce soir.

- Pourquoi ?

- Il faudrait vous parler longtemps de moi; et ce soir, j'ai la tête et le cœur trop remplis de vous, Léon, de ce que vous m'avez confié. Je crois, en vérité, que je ne pourrais pas m'intéresser à moi-même.

- Oli ! Valentinel. mais bientôt, du moins.

- Ecoutez, mon ami, je m'adresse encore à cette ineffable bonté dont vous m'avez donné depuis si longtemps des preuves, même à mon insu ; je vous demande d'être un mois sans me revoir avant de revenir entendre le secret que j'ai à vous confier, - Dieu !. si longtemps.

- La même confidence vous apprendra si j'accepte ou refuse d'accomplir ce projet, dans lequel vous voulez me dévouer voire existence.

- Dans un mois?

- - Oui..

- Vous le voulez. mais ensuite pas de retards?.

- Je vous le promets. -

— Mais alors ce sera le même jour du mois, à la même ! hume nous sommes, car je ne veux pas vous donner un moimncnt, une minute de plus.

1 Soit. Valentine se leva.

- Maintenant, mon ami, dit-elle, je vous dis adieu pour longtemps. Mais ce sera pour penser à vous, je vous le jure! Léon baisa la main de la jeune femme ; il la regarda avec une expression de tendresse pieuse et solennelle, et se retira.

Herman le suivit des yeux à travers l'étroite fente des rideaux, le cœur ardent de haine et de colère. j ! Il resta encore un moment immobile, étourdi des coups successifs de cette soirée, incapable de chercher une issue à son étrange situation. Cependant, la vieille gouvernanle, après r, avoir accompagné Léon Dubreuil, remonta f près de sa maîtresse. La vue de cette femme dans la chambre de Valentine ôtait à Herman toute ideé d'y rentrer lui-même; l'éclat que causerait sa présence ne pouvait avoir lieu devant un tel témoin. En même temps, il "'[ait sûr de ne plus rencontrer personne an bas du pavillon, et pensa à descendre du balcon dans le jardin.

Son évasion s'effectua heureusement. En sautant du balcon, dont il n'avait pas mesuré la hauteur, il tomba sur un gazon épais qui le reçut sans danger et sans bruit ; de là, ies arbres lui prêtèrent leur soutien pour escalader le mur, après quoi il se retrouva en liberté.

Herman, avant de s'éloigner, se retourna encore une fois vers le pavil on, jurant sur son âme de s'y retrouver au jour qui avait été indiqué, et d'empêcher ce rendezvous si tendrement donné et reçu.

Il devait s'y retrouver en effet, dans ce court délai, mais

dans une situation bien différente, et après bien des événements passés.

XXXVI AUlNE.

Une après-midi, Herman de Rocheboise était dans son cabinet, assis devant une table couverte de papiers. Il penchait la tête sur sa main dans une attitude accablée;

son visage était profondément altéré et soucieux. PasquaI se tenait en face de lui ; tous deux examinaient ces papiers couverts de timbres et de chiffres.

Des dépenses excessives avaient rapidement absorbé la fortune laissée par madame de Rocheboise à son mari ; le prix de l'hôtel, les rentes sur l'Etat avaient été engloutis dans des prodigalités journalières et sans bornes. La ruine, imminente depuis quelque temps, approchait rapidement.

C'était peu de jours après la visite nocturne et ignorée d'Herman dans le pavillon, et lorsque'son amour et sa jalousie étaient exaltés au dernier degré. Ces préoccupations douloureuses l'absorbaient entièrement; il ne pouvait en détacher ses pensées ; et sa plus vive souffrance, dans le désastre qui le menaçait, était de se trouver enchaîné à de longues discussions d'intérêt.

tantôt il se livrait à ce travail avec une attention forcée qui lui brisait le cerveau, tantôt il rejetait les papiers sur la table avec une violente impatience, et il se promenait à grands pas dans sa chambre.

- Il m'est impossible de m'occuper d'affaires dans la situation d'esprit où je suis, dit-il enfin ; je donnerais la qgoitié de ma vie pour être délivré de ces choses. Je ne peux pas y penser.

Il le faut pourtant bien, monsieur, répondit froidement Pasqual. Il y a ici plusieurs assignations.

- Et pour des sommes effrayantes. Mais, mon Dieu, où a donc pu passer tout cet argent!

— Les derniers soupers donnés par monsieur.

— Coûtent un prix fou. je le sais bien. mais encore.

— La maison de mademoiselle Hermance absorde dix mille francs par mois.. sans compter l'argent que mademoiselle me fait demander tous les jours pour des dépenses particulières.

- Que peut-elle en faire?

Mon Dieu, cela passe si vite. Jugez des petites choses aux grandes : une fieur do Constantin coûte 150 fr., des gants, des pafums montent souvent au même prix.

— Une fleur, 150 fr. mais cela n'a aucune valeur.

— Demandez la valeur de la plus jolie femme à l'homme qui n'en est pas amoureux, il ne lui en trouvera aucune; cependant celui qui en est épris fait des folies pour elle.

Elle en fait autant pour la fleur qu'il lui plaît d'avoir.

— Ce n'est pas le moment de paroles inutiles, dit Herman en frappant du pied.

— Et quand mademoiselle donne des fêtes, poursuivit Pasqual, vous pouvez penser.

— Des fètes! interrompit Herman. Il y a précisément une fête chez elle ce mois-ci, elle est annoncée, et je veux qu'elle ait. lieu; je le veux absolument.

— Alors, monsieur, venez donc vous occuper un instant de vos affaires, puisqu'il faut se débarrasser du tribunal de commerce avant de songer au bal.

Herman revint se placer devant la table.

— Au tolal, dit-il, nous devons aux divers fournisseurs.

— Cent sept mille cinq cent soixante-deux francs.

— Et il nous reste d'argent comptant? demanda Herman en indiquant un portefeuille posé sur la table.

- Eh! mon Dieu! monsieur le sait bien : vingt-cinq billets /Ie 1,000 fr. déjà comptés vingt fois.

- Aii moins, la rente de mon père a-t-elle été exactement payée?

— Parfaitement, jusqu'au dernier terme. mais celui-là, M. le comte de Hocheboise l'attend encore.

- Comment sortir de là? dit Herman en se frappant le front.Je ne veux pas emprunter. Oh! non, pour tout au monde je ne demanderais un sou à personne. On ne verra pas oit j'en suis réduit. J'ai tout fait pour être admiré, envié. Pardieu, je ne veux pas qu'on me plaigne!..

— On peut pourtant trouver quelques amis discrets.

— Obtenez donc le silence des gens que l'orgueil et la

jalousie poussent à parler. 11 y a rivalité entre les hommes de luxe et d'opulence, mon cher, comme dans les autres corps; celui qui a été un instant le plus fort ne pourrait pas plus se taire que le soldat cacher sa croix. Le siècle, en formant l'aristocratie d'argent, lui a donné, à défaut de gloire, la gloriole pour se soutenir.

Pasqual léfléchit quelques minutes, mais en paraissant découragé et à bout de ses ressources. Enfin, passant la main sur son front sans relever la tête, il dit avec une extrême hésitation :


— En désespoir de cause, je vous proposerais bien quoiqu'un qui, sous le rapport de la discrétion, ferait parfaitement votre affaire. Un homme qui verse de l'argent comme un coffre, eL reste aussi muet.

— Eh bien ?- Mais je no sais si je dois.

— Seriez-vous sûr de son silence ?

— Oh ! son intérêt même le force à cacher des prêts faits au-dessus du taux légal et d'une manière peu licite.

— Dieu mepardonne ! dit Rocheboise en l'interrompant, je crois que vous voudriez m'envoyer chez un usurier.

— Non, en vérité, monsieur, j'aurais fait la commission moi-même.

— Pardieu ! la différence est grande. et j'irai bien ainsi me livrer à un de ces suppôts de ruine. Emprunter d'un usurier, mais c'est comme un pacte avec Satan ; il vous usurier, d'un danger pour posséder ensuite votre âme.

sauve — Monsieur parle de fortune à conserver, de, ruine à éviter. - - -

— Comme si j'en étais encore là, n'est-ce pas ? Je connais très-bien la situation de mes finances. Je dois quatre fois plus que je n'ai d'argent; mais il me reste un mobilier, des objets d'art, des équipages dont le prix peut s'é- valuer à cent cinquante mille francs. Je veux garder encore mon train de maison cet hiver; et j'y parviendrai, après avoir fait face aux premières affaires, soit en marchant sur le crédit, si j'en obtiens encore, soit, en vendant mon mobilier à un acquéreur qui, pour une diminution de prix, m'en laissera encore la jouissance, la possession apparente, pendant quelques mois. Ensuite, avec cette vente, je paierai mes dettes. Et dans ce temps-là, dit Herman en se parlant à lui-même, il me sera doux de vivre de peu, avec le seul bien que je désire. ou il me sera indifférent de ne plus vivre du tout!

— Mais ce n'est pas de l'avenir qu'il s'agit, reprit imperturbablement Pasqual, c'est de demain ; demain il faut payer les créanciers les plus pressés, ou bien.

- Eh ! certes, c'est là tout ce qui m'inquiète.

- Monsieur craint le danger de s'adresser à la personne que je propose?

— Le dégoût seul d'avoir affaire à de tels gens suffirait pour m'en éloigner.

, - Cependant l'argent nous est indispensable, et pour s'en procurer il faut choisir entre les inconvénients.

- Sans doute, je ne veux laisser soupçonner à personne la position critique où je me trouve. Je veux encore moins aller mendier de l'argent auprès de messieurs mes amis. S'il fallait en venir à de pareilles extrémités, j'aimerais encore mieux l'usurier, la Providence de l'enfer. En attendant, je tâcherai fort de m'y soustraire.

- Monsieur a sans doute d'autres resources, dit Pasqual avec une froide indifférence; j'attends les ordres qu'il voudra me donner pour les mettre en usage.

— Eh bien, oui, monsieur Pasqual I tandis que vous rêvez à des moyens extrêmes et dangereux, je viens d'en entrevoir un plus près de nous et plus facile. Il y a encore vingt-cinq mille francs dans ce portefeuille ?

— Oui, monsieur.

- Nos principaux marchands, Delisle, Mombro, se contenteront de renouvellements; il faut faire le sacrifice de l'argent comptant qui nous reste et le répartir en àcomptes parmi les autres fournisseurs. Cela vous regarde, Pasqual; mesurez la somme offerte à chacun d'eux d'après leurs diverses exigences, et tâchez d'obtenir du temps pour les fins de comptes.

— En effet, monsieur, c'est une démarche qu'on peut tenter.

— Nous resterons.alors sans le sou, mais en faisant encore assez bonne contenance pour avoir du crédit quelque temps. Ensuite. oh ! ne parlons plus de cela. ma tête se fend.

— Je vais écrire à vos fournisseurs, dit Pasqual en se levant.

- J'attends votre retour dans ce cabinet. Vous me direz, tout compte fait, ce que vous aurez pu offrir à chaque créancier, et nous en finirons pour ce soir avec ces insupportables affaires.

Hermun , demeuré seul, se laisse tomber dans une chaise longue, et le front appuyé dans sa main so livra à ses pensées.

Ses soucis de fortune étaient moins cruels que les angoisses d'un amonr repoussé, d'une ardente jalousie. S'il voulait conserver encore quelque temps l'éclat de sa vie de luxe et de plaisir, c'était par les idees troublées, incohérentes d'un amour désespéré. Il voulait se venger de Valenline par les apparences de la liberté d'espril et du bonheur ; il voulait dans d'autres instants se montrer à elle, égaré, insensé, consumant follement sa fortune et sa vie, prêt à se perdre dans le désordre et la ruine, pour qu'elle eût pitié de lui et revînt lui tendre la main, tou-

jours par cet amour de mère qu'elle avait avoué conser- ver pour lui.

Etrange fatalité! disait Herman en lui-même pendant ce moment de repos qui lui était laissé. J'ai appelé à moi toutes les ivresses pour m'étourdir, pour perdre la raison, le souvenir, et je suis toujours au même point de tristesse et de regrets. Le malheureux qui n'a que sa gourde d'eaude-vie boit, s'endort et oublie !. moi qui ai absorbé en si peu de temps une fortune entière, je n'ai rien oublié ; j'aime Valenline plus que jamais, je sens plus que jamais qu'elle est nécessaire à ma vie.

« Cette existence de faste, de bruit, de mouvement no me semble rien qu'un spectacle continuel el fastidieux, où j'assiste sans y être pour rien. Si je regrette encore cette fortune, c'est qu'elle me venait de Valenline, c'est qu'elle était tout ce qui me restait d'elle. l'amour! toujours l'amour ! je ne sens que lui !.

« Et c'est maintenant, lorsque j'ai bien atteint cette certitude d'être, quoi que je fasse, enchaîné à Valentine, sauvé ou perdu à jamais par ce qu'elle voudra décider de mon sort ; c'est maintenant que je me vois séparé d'elle nonseulement par cette indifférence qu'elle m'a si bien montrée, mais peut-être par son amour pour un autre, pour cet homme qui ose hautement lui demander de fuir de la France avec lui, de ne voir et de n'aimer que lui I.

En cet instant, Herman cessa presque de penser pour ne sentir qu'une rage jalouse.

La nuit commençait à tomber; mais, absorbé dans sa douloureuse rêverie, il avait oublié de demander de la lumière.

Il tourna par hasard la tête du côté de sa chambre, où une grande glace était incrustée dans le lambris, et une apparition sombre, étrange s'offrit tout à coup à ses yeux.

il se dressa de son siège pour la regarder plus attentivement. * - -

Dans la profondeur de la glace, entourée de tentures cramoisies, se peignait un personnage entièrement noir de figure et de vêtements ; cette figure d'ébène détachait nette ses contours dans la limpidité blanchâtre du cristal, rehaussée du reflet chaud et vigoureux des draperies rouges.

Quoique les traits de ce visage fussent indistincts dans l'enfoncement, il semblait voir passer sur cette face ténébreuse un regard errant et un sourire.

Rocheboise se rejeta en arrière, et sans prendre le temps de s'avouer, encore moins de s'expliquer l'effroi que lui causait cette vue, il voulut sortir du cabinet.

A la porte, il se trouva face à face avec une figure semblable à celle de la glace, ou plutôt avec l'original qui jetait son image dans le cristal. Il laissa échapper un cri de surprise et il allait appeler ses gens, quand le premier mot prononcé par le sombre personnage éclaircit pour lui le mystère, et en même temps lui ôta l'envie de rendre personne témoin de la visite qu'il recevait.

— Monsieur avoir pas peur, c'est Jupiter, le bon serviteur à lui qui vient le voir.

A ces mots du nègre, Herman avait fait un mouvement de répulsion en arrière, dont Jupiter avait profité pour - avancer, et celui-ci se trouvait ainsi installé dans le cabinet. ,.

— Vous ici ! dit Rocheboise.en s'adossant contre son bureau et eu regardant le noir avec une violente impatience. Qui vous a permis de venir ?

- Moi demande seulement une audience à bon maître.

- Pas de mots inutiles. Parlez, que voulez-vous ?

- Dix mille francs, dit le nègre, obéissant à cet ordre d'aller droit au but.

— Vous êtes fou. Et de quel droit demandez-vous cette somme?


- Vous savoir mieux que moi, dit Jupiter avec son rire méchant et silencieux.

- Apparemment non, puisque je le demande.

- Oh ! oh! mauvaise raison; monsieur do Rocheboise oublier chose dont lui veut pas se souvenir. Oh! mauvaise raison !

- Je n'ai rien oublié, dit Herman en frémissant. A mon service, vous étiez devenu incapable de travailler, je vous ai donné de quoi vivre sans rien faire. vous voyez que je me souviens.

— Moi ai bien obéi à monsieur, moi ai vécu sans rien faire. Mais monsieur avoir pas dit à moi combien de temps il fallait vivre avec l'argent, moi ai vécu cinq ans.

— Misérable ! trois mille francs par an !

— Ah ! si bon maître aurait pas voulu que serviteur à lui vécût comme un chien.

— Peut importe ce que vous avez fait. mais maintenant, sortez, ou je vous fais jeter dehors.

— Que non. parce que Jupiter s'en irait chez le procureur du roi, et conterait à lui une histoire. une histoire véritable.

Malhetll'cux! s'écria Herman avec trouble et colère, vous seriez le premier puni.

-la prison. moi en avoir pas peur du tout. à

preuve que moi viens d'y passer plus d'une année bien gentiment. Sans quoi, vraiment, moi être venu plus tôt voir le bon mailre.

On se rappelle que Jupiter, après avoir signalé M. de Rocheboise à ses camarades pour le haut personnage duquel il pourrait tirer une forte contribution en se présentant à sa vue, s'était solennellement engagé à remettre ce bénéfice entre les mains de la société. Mais lorsque deux jours après, les compagnons du nègre s'étaient réunis au Trou-à-Vin pour opérer le partage, il n'avaient point vu venir Jupiter, et même celui-ci s'était éclipsé pendant quelque temps. C'est que, peu d'instants après celui où ce conciliabule s'était tenu, le pauvre nègre, surpris en flagrant délit de mendicité, avait été arrêté et conduit en prison, d'où il venait seulement de sortir.

Il répétait encore : 1 -Oh ! la prison pour Jupiter, partie de plaisir, mais pour monsieur de Rocheboise, oh !

— Il vous faudrait des preuves que vous ne possédez pas, dit Herman en se contraignant. D'ailleurs, le temps écoulé.

— Non, non, Jupiter entend les affaires. Et puis il a consulté son avocat. un bien honnête homme. D'après le code, pas encore prescription pour le délit. Et quant aux preuves, l'avocat avoir dit à Jupiter qu'il y aurait des témoins assez pour amener la condamnation de monsieur de Rocheboise. et de Jupiter aussi comme complice.

Herman, au milieu de la colère que lui inspirait cette insolente menace, sentit ce qu'elle enfermait de positif. Une condamnation à obtenir contre lui au sujet de la catastrophe de la famille Augeville, dans les circonstances données, ne paraissait pas vraisemblable, mais une accusation du moins était possible. La pensée seule d'un scandale public, d'un procès allant retentir dans les journaux, dans le monde, glaçait son âme d'épouvante. Il eùt donné sa vie pour se soustraire à cette honte!. Il pouvait bien sacrifier dix mille francs, puisque le silence du misérable était à ce prix. C'était lui maintenant qui aurait voulu rassasier le nègre d'argent pour étouffer la parole dans sa gorge. Heureusement le portefeuille était encore sur la table.

Restait l'humiliation de céder à ce,t être infâme, de plier sous son insolence;Rocheboise la subit et dit d'une voix altérée : — C'est dix mille francs que tu demandes?

— Pas un soude moins. Jupiter voulait quinze mille.

mais l'avocat. un bien honnete homme. a décidé que c'était assez de dix, et Jupiter s'est rendu.

— Et qui me répondra qu'après avoir dissipé cette somme tu ne viendras pas en demander d'autres ?

— Ah ! voilà le diable, dit l'effronté mendipnt, vous n'avoir pas d'autre garantie que la parole du noir, et vous être forcé de vous en contenter.

— Eh hien, finissons-cn.

- Jupiter veut bien.

- Tu auras tes dix mille francs.

— Ah! dit le nègre avec un épanouissement de joie qui fit étinceler au milieu de sa face sombre ses yeux blancs et ses dents d'ivoire.

Mais tu vas jurer sur le dieu de les pères de ne jamais, à l'avenir, me montrer ton atroce figure.

Le nègre frissonna; il n'était pas dans sa résolution, de s'en tenir à ce seul rapt d'argent envers Rocheboise et en faisant le serment contraire, il croyait fermement que le dieu des bords de l'Orange verrait le parjure au fond de son cœur. Sa religion sauvage était même tellement enracinée en lui, qu'il se sentait petit et tremblant en entendant rappeler le souvenir de sa divinité dans l'instant où il commettait un acte de bassesse et de rapacité.

— Cependant les billets de banque étaient à ce prix.

Rocheboise l'en assura de nouveau par ces paroles : - Jure donc !. car rien ne me coûte pour me débarrasser de ton odieuse vue ! mais si je ne puis acheter ton éloigneinent par ce sacrifice, je le jure, moi, que tu vas sortir à l'instant, et que tu n'emporteras rien d'ici que l'exécration dont je charge ta tête.

Herman disait vrai, car son irritation toujours croissante était arrivée à une colère aveugle, dans laquelle il aurait pu se perdre lui-même.

Le nègre le sentit; il jeta un coup d'œil sur le portefeuille que Rocheboise tenait déjà ouvert, et la cupidité l'emportant, il essaya de proférer tes paroles demandées.

— A genoux ! malheureux, à genoux!. et souge que tu vas parler devant le dieu que ton père t'a appris à adorer.

Le nègre tomba prosterné; tous ses membres tremblaient; au milieu de l'ombre, on voyait briller les lueurs jaunes que dardaient ses prunelles dilatées. Sur un commandement plus impérieux de Rocheboise, il prononça le sermentdc ne jamais reparaître devant son ancien maître.

— Tiens, misérable! dit Herman en jetant devant le nègre le paquet de billets de banque.

Il mit dans ce geste tant de mépris écrasant, tant d'indignation foudroyante, que le noir, déjà étourdi, atléré, frémit sous la puissance de son maître et tomba la face inclinée contre terre, appuyé sur ses deux mains, dans l'attitude de l'animalité.

Mais à la même minute, il bondit sur le tapis, saisit les billets, et, s'élançant vers la porte, disparut dans l'escalier dérobé par lequel il était venu.

Rocheboise demeura quelques instants immobile sous le coup de cette funeste apparition. Il n'était pas encore revenu de sa stupeur pénible, lorsque Pasqual descendit tenant à la main les lettres dans lesquelles il oll'rait des à-comptes à divers fournisseurs, dans le but d'obtenir d'eux un sursis au paiement.

— Déchirez ces lettres, Pasqual! s'écria Herman encore exaspéré. El puisque le diable veut se mêler de mes affaires malgré moi, il faut bien qu'il soit le maître. Allez conclure, avec l'usurier. qu'il vole tout ce qu'il voudra, puisqu'il est maintenant notre unique ressource; mais qu'il donne de l'argent et se taise, puisque nous avons encore cela à espérer.

Pasqual, toujours impassible, s'inclina devant l'ordre de son maître, et sans s'informer de ce qui avait amené cette nouvelle détermination chez M. de Rocheboise, répondit qu'il allait se conformer à ses instructions et terminer cette affaire à l'instant même.

XXXVII LE LOGIS DU PÈRE CORBEAU.

Après avoir passé la barrière d'Enfer, la route qui conduit à Clamart est semée de loin en loin de très-petites maisons parfaitement isolées, à façades larges de deux fenêtres et hautes de deux étages. Par derrière, des champs plats, jaûnàtres, s'étendent au loin, dans un espace désert.

Le second étage de l'une de ces étroites bicoques est divisé en deux misérables logements, dont l'un est la demeure du père Corbeau.

Ce réduit se compose d'une chambre à une seule fenêtre et d'un cabinet noir. Le sol est de plâtre inégal, raboteux; le plafond, aux solives sobres et nues, loge dans ses profondeurs des araignées dont les générations se per-


1 petuent d'âge en âge; la cheminée est de plâtre comme le sol, et ne se rapproche du marbre que par les veines noirâtres que la fumée y a capricieusement imprimées; le tuyau eu saillie est coupé de diagonales de papier de toutes nuances qui en bouchent les crevasses ; du même côté, le mur, qui se trouve mitoyen entre cette chambre et un énorme monceau de fumier dressé dans la cour voi; sine, suinte d'une eau noire qui filtre dans les joints de la pierre.

Une chaise en bois vermoulue, à fond de paille éraillé, est le siège d'honneur de l'appartement ; il s'y trouve en outre une table grasse et huileuse, sur laquelle trônent une cruche de terre ébréchée, un couteau dont la lame est dentelée comme celle d'une scie, une fourchette en fer à manche cassé. La couche, placée à droite de la cheminée, se compose de quatre morceaux de chêne verticaux, équarris et assemblés par des traverses où des ficelles croisées supportent une paillasse, un matelas de foin, un drap fait de toile à voile de navire et une couverture percée en cent endroits. Un vieux vêtement étendu devant la croisée, sur une corde, sèche son tissu mouillé et sert en même temps de rideau de fenêlre.

Il est sept heures du soir. Une pluie trouble qui tombe à torrents rend encore la nuit d'hiver plus sombre ; le froid stagnant de ce réduit est plus âpre, plus pénétrant que celui qui règne au dehors.

Le père Corbeau, après avoir terminé sa ronde de mendicité, vient de rentrer, complètement inondé. Sa besace et son bâton reposent près de lui ; son premier soin a été de vider soigneusement ses poches, et de ranger en pile sur la table les gros sous recueillis dans la journée.

Maintenant il est assis près de faire, ou brûlent quelques morceaux de bois et de mottes; leur cendre rouge fait griller un hareng posé sur les pincettes, en même temps que le vieux vagabond s'empare du surplus de calorique pour sécher ses pieds ruisselants d'eau.

Autour de lui nul meuble à serrer le linge, nul vêtement épars n'annonce qu'il puisse se changer à' volonté.

En effet, le mendiant n'a que son unique défroque, avec laquelle il couche tout habillé, dans laquelle il meurt, et qui lui sert encore de linceul.

Quoi qu'il en soit, son pileux état et l'appareil de son souper qui se prépare ne paraissent préoccuper le père Corbeau d'une manière pénible ni agréable.:. Il jette des regards avides, errants, sur toutes les parties de sa demeure, et ses épais sourcils, les mèches grises et ardues de son énorme crinière, avançant sur son front, semblent, quoiqu'il soit seul, vouloir cacher ses regards. Ses traits hideux, mais fortement expressifs, reflètent le cours de ses pensées : ils sont tantôt animés d'une joie étrange, tantôt obscurcis de sombres soucis.

Rien n'interrompt sa méditation sauvage.

Des gouttes d'eau, passant par le toit délabré, tombent, à temps égaux, avec un son monotone, et cette gouttière semble l'humble horloge qui mesure le temps dans ce misérable réduit. Au dehors, le long grincement d'une roue de charrette, qui sillonne lentement la route, est le seul bruit qui se fasse entendre.

L'auellijon du vieillard est cependant ramenée aux choses positives par l'éclat du foyer qui pétille en dévorant le bois sec; à la clarté de cette flamme splendide, il su reproche de consommer trop vite ses provisions, et se hâte de retirer les tisons fumants, qu'il ménage pour l'avenir.

Le hareng étant cuit à point, le père Corbeau le fait passer sur l'assiette, qu'il pose au milieu du couvert; il va chercher dans son cabinet une cruche d'eau dont il casse l'épaisse couche de glace; il tire de sa besace des morceaux de pain de différente qualité, dont chacun représente une aumône, puis se met à table et procède à son souper. ilé 11 promène d'abord longtemps le couteau ébréché sur l'étendue du poisson, afin de le diviser en deux parties bien égales, dont la seconde doit servir pour le lendemain, Celte opération terminée, la part qu'il se destine lui semble sans doute un peu mince en raison de son appétit, car il pousse un soupir, et se répond ensuite à lui-même d'un ton bourru :

— Parbleu ! est-ce que je n'en ai pas assez. Avec trois poissons pareils, Jésus-Christ a nourri une foule aflamée !

En effet, malgré cette révolte passagère de son esto-

mac contre l'exiguilé des vivres, et l'intensité de son appétit excité par une journée de courses, il mange avec modération, presque avec indifférence, humectant le hareng de l'eau de la cruche qu'il fait venir à ses lèvres avec un chalumeau de paille, faute de verre. Il s'interrompt souvent; il jette un regard d'une singulière expression sur le coin de son plancher qui avoisine le grabat; et, après quelques minutes de contemplation muette, se remet à manger.

Mais, à chaque instant, les coups d'oeil vers la partie mystérieuse de son logis deviennent plus fréquents, plus animés. Bientôt, il ne peut plus y tenir, il abandonne son repas à peine commencé, et se lève vivement de table.

Il va d'abord à sa porte, qu'il ferme à l'intérieur par un ressort à secret, connu de lui seul, étend davantage devant sa fenêtre les hardes qui garantissent des regards ; jj puis, cela fait, écoute quelques minutes.

Satisfait de ces précautions, il s'approche de la muraille qui sépare la chambre du cabinet, se baisse sur ses genoux, appuie par terre son poignet droit, dont, comme on le sait, la main a été coupée, et promène sa main gauche sur la plinthe de bois. rlout à coup, à cette pression, une partie de la planche, se séparant de l'autre, se relève sur elle-même, et découvre une petite ouverture semblable à celles qui servent de passage aux souris dans leurs pérégrinations aux lieux habités.

Alors le vieillard, introduisant un doigt dans un trou, tire à lui; à ce mouvement, une plaque de plâtre d'un 1 pied carré, qui fait partie de plancher, s'ébranle et se soulève.

Le trou profond qui se découvre est rempli de pièces d'or, d'argent, de cuivre, de monnaie de toute sorte.

Mais c'est l'or qui domine.

En apercevant son trésor, le vieux mendiant tressaille; il se répand sur son horrible et sombre figure des éclairs de joie insensée, de bonheur frénétique ; sa poitrine se dilate, ses yeux jettent des feux ardents; il pose la main sur son sein bondissant, don J il craint même que la res- piration haletante ne se l'évèle au dehors.

Pendant le quart d'heure où il contemple son or, il épuise tout ce que font sentir les suprêmes jouissances humaines.

11 demeura fixe, muet, les bras pendants, replié sur lui-même au bord de ce trou : l'univers n'est plus composé que de lui et de son trésor !

Ah! dit-il enfin en brandissant son poignet droit tron- qué, la nature a voulu m'ôter ce qui qui fait la force de l'homme, sa droite formidable. J'ai été condamné, moi né misérable, à ne point arracher par la violence les biens dont j'étais dépossédé. Condamnation dérisoire! ajoutet-il avec un orgueil sauvage : la force n'a point suivi ma main abattue, elle est restée en moi et s'est déployée sous une autre forme. Malgré la nature, je me suis fait riche! plus riche que les maîtres des opulents hôtels, qui ne savent souvent comment les payer; plus riche que les gens couverts de dorures et qui doivent encore leurs habits. Deux fois riche par la possession de cet or et la forée de savoir m'en passer !

Puis il considéré en détail ces diverses espèces, et son orgueil superbe tombe pour faire place à une expression de gaieté acerbe et railleuse.

— Allons ! reprend-il, la caisse des fricotteurs tient encore une bonne petite place!.

Il m'a fallu de grands sacrifices pour me mêler à leurs orgies; mais, vrai Dieu! j'en suis bien payé. Eh! eh! ils riraient bien s'ils savaient que leur oiseau est venu faire ici son nid. Mais, en attendant, c'est moi qui ris!

Il se mita rire en effet, mais seulement des lèvres, et aussi silencieusement que le sauvage en garde contre l'ennemi.

En ce moment, un bruit se fit entendre. c'étaient comme des murmures sourds venant du cabinet ou du logis à côté.

Le vieillard tressaillit. Pendant quelques secondes, le saisissement le retint immobile. Quoique seul, inaccessible, enfermé, barricadé même contre les regards, il frémissait encore! Son haleine était suspendue; toutes les forces de son être avaient passé dans l'ouïe qui percevait les sons.


Cependant le bruit s'élevait; il venait décidément du 10gement voisin, séparé de celui-ci par une mince cloison.

On entendait alors une voix d'homme, qui d'abord faible et plaintive, avait monté jusqu'au ton du désespoir; puis des cris d'enfants, lamentables, déchirants.

Mais la terreur du père Corbeau, loin do croître avec le bruit, s'était totalement dissipée après avoir nettement distingué les sons. Ii haussa les épaules et sourit do ce qu'il voulait bien appeler sa faiblesse. Puis il rabaissa la plaque qui fermait sa caisse, ramena sur les joints la pous- sière qui les cachait, arrangea toute chose avec autant de lenteur et de tranquillité qu'il l'eût jamais fait.

Se replaçant avec le même calme devant sa tablo, il oublia de nouveau son souper pour compter et recompter le petit tas de sous qu'il avait ramassé en mendiant dans la journée. Bien qu'il vînt de conlempler son magnifique trésor, loin de se montrer injuste et dédaigneux pour ce petit pécule, il le caressait avec le même amour du regard el de la main.

[1 entendit dans la chambre voisine, où le bruit n'avait pas cessé, la porte s'ouvrir et se refermer violemment, et des pas précipités descendre l'escalier.

— A la bonne heure donc! dit le vieux mendiant, voilà l'homme qui sort. Quand il n'y a que la femme et les enfants à larmoyer, ça ne me fait rien, mais cet animal-là a la voix si forte dans ses accès de désespoir, qu'il me casse la tête. Ah! ajouta-t-il presque aussitôt, je savais bien! voilà le concert des marmots qui recommence.

Les gémissements se renouvelaient, entrecoupés haletants, plus tristes encore par leur faiblesse, car il semblait que ce mt la mort qui commençât à les étouffer; il s'y mêlait des sanglots bas et interrompus, et parfois un cri de femme. de mère, profond, déchirant.

Quelques instants s'écoulèrent, marqués par ce murmure de désolation ; puis des coups d'une main tremblante se firent entendre à la porte du père Corbeau.

Le premier mouvement du sordide vieillard fut de serrer précipitamment, dans sa poche le tas de gros sous, puis dans le cabinet les restes du misérable souper, dont on ne vit, plus trace sur la table.

Ensuite il se leva et alla entrebâiller sa porte, tenant son visage à l'ouverture et sa main fortement fixée au bouton pour que le panneau ne s'ouvrit pas davantage.

.Une femme du peuple, le visage hâve et creusé, les yeux égarés, tes cheveux épars, était sur le seuii, ayant près d'elle une petite fi.le de six ans, qui montrait dans tout son être l'empreinte de la dernière misère, de l'excès des souffrances.

- Ayez pitié de moi ! père Corbeau, disait la mère d'une voix mourante. Au nom de tous les saints du ciel, ayez pitié de moi t.

— Ne dirait-on pas que le feu est à la maison, à vous entendre crier ainsi, répondit le vieux mendiant avec impatience. Qu'y a-t-il? que voulez-vous?

— Oh! mon Dieu, ce que je veux!. Mais il y a un instant François est sorti désespéré il est aile." je ne sais où. se jeter à la rivière peut-être. il ne voulait pas voir ses enfants mourir de faim 1.., - Et puis, après?. Parlez donc au lieu de pletit-ci-!

La petite fille, ne pouvant plus se soutenir, venait de s'affaisser contre la robe de sa mère, qui la soutenait d'un bras.

- Ma pauvre enfant! s'écria la malheureuse femme.

Hélas ! si jeune ! elle s'est aperçue que je ne mangeais pas pour laisser un peu de pain à ses deux petits frères.

elle a voulu l'aire comme moi. elle a eu moins de force pour supporter la faim. Ange de bonté et d'amour.

va !.

Lo visage délicat et touchant de la pauvre petite créature devenait d'une pâleur livide; ses yeux se fermaient; elle penchait sa tête, que ses longs cheveux venaient envelopper comme un voile funèbre.. Cette enfant, se laissant mourir pour donner sa misérable part de nourriture a sa lainille, eût attendri IfJ cœur d'un tigre.

— A la fin, c'est que ça m'embête, moi, dit le père Corbeau. Parlerez-vous, madame François?

! - Il n'y a plus rien ! plus rien chez nous!

- Les temps sont durs pour tout le monde.

- Prêlez-moi un peu d'argent!. Oh! si peu que vous voudrez!

- Do l'argent!. et où le prendrais-je, miséricorde!

- Que je puisse faire vivre encore un jour. un seul jour. ma pauvre petite!.

- Je vous ai prêté .deux francs cinquante sur votre couverture. qui n'en valait pas la moitie. avez-vous un autre gage à me donner?

gh 1 rien!. rien!. répondit la malheureuse femme en se tordant les mains.

— Point de gage, point d'argent. bonsoir!

La petite fille en ce moment baissa la tête, ses mains se détendirent ; elle lâcha la robe de sa mère à laquelle elle était attachée, et tomba évanouie ou morte. sur le palier.

La mère jeta un cri qui partait du fond des entrailles, puis elle s'affaissa sur elle-même, et resta immobile, les membres crispés, le front couvert de sueur froide, les yeux hagards et perdus dans l'espace, devant ce corps inanimé.

Corbeau profita de ce moment pour fermer brusquement et bien clore sa porte.

Ayaht ainsi reconquis sa solitude, le vieillard, avec un sang-froid stoïque que la pitié des maux d'autrui n'avait jamais un instant troublé, se mit à ranger son ménage, puis passa aux préparatifs de son coucher.

- Il tournait lentement autour de son lit, y faisant une légère façon, lorsque trois coups, bien différents de ceux qui avaient été précédemment frappés, retentirent à sa porte et furent suivis, à peu de distance, de trois autres coups réguliers et distincts.

Le vieux mendiant avait suspendu sa besogne et attentivement écouté.

Ayant d'abord faiblement poussé le panneau eu dehors, il reconnut une figure dont la vue lui fut probablement agréable, car il chercha à Ouvrir vivement la porte de tout son large.

Un obstacle s'opposait à ce mouvement. C'était le corps de l'enfant qui était tombée d'inanition sur le seuil de sa demeure; la mère, anéantie, l'esprit égaré, était restée immobile à la même place.

L'étranger, sur le palier entièrement sombre, ne distinguait rien de ces masses inertes; mais Corbeau, dont les yeux étaient mieux faits à cette obscurité, vit ce qui génait l'ouverture de sa porte, et d'un rude coup de pied repoussa les restes inanimés de la pauvre petite fille, en jurant contre une maison si mal tenue, que les locataires embarrassaient ainsi le carré !.

Puis il introduisit la personne qui se présentait.

Ce visiteur était Pasqual.

Corbeau jeta d'abord sur lui un regard d oiseau de proie, et lui adressa ensuite un assez cordial bonjour, en indiquant de la main la seule chaise de son logis, et en s'asseyant lui-même au bord de son grabat.

— D'abord, monsieur Pasqual, dit-il en se hâtant de prendre la parole, parlons bas, s'il vous plaît. car les murs ici ont des oreilles. et sans doute ce que nous avons à dire ne doit être entendu que de nous.

— Très-bien, mon cher Corbeau, répondit Pasqual en mettant sa voix au diapason demandé ; et, de plus, allons de suite au fait.

— C'est ce que je désire.

— El moi encore plus. car il fait diablement froid dans votre palais, - Voulez-vous que j'ouvre la fenêtre?. ça radoucit un peu l'air.

— Merci. vous savez ce qui m'amène.

— Votre lettre me l'a à peu près fait comprendre. - Il me faut quarante mille francs.

Mais. pas pour vous?

— C'est moi qui traite. le reste ne fait rien à l'affaire.

— Je vous demande pardon, mon petit. Ah! excusez, monsieur de Pasqual. l'ancienne habitude.

- Allez toujours!

— Le nom de l'emprunteur fait beaucoup, car les sûretés en dépendent. Du reste, comme je devine de qui il s'agit, je dirai comme vous : Allez toujours.

- Il me faut quarante mille francs demain avant midi.

- On peut vous les faire trouver, dit Corbeau, dont le visage se colore peu à peu, dont les yeux s'illuminent dans leurs sombres orbites. ça dépendrait des conditiohs,


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{ même jour dans dès dettes immenses, et ne firent que hil1 ter la ruine de Rocheboise.

LXI IL EST FÊTE CHEZ ROBINETTE.

Le jour de la fête donnée par Robinette était venu ; il devait, y avoir matinée musicale et dansante.

Dès midi, l'appartement occupé par la belle jeune fille, dans une des plus élégantes maisons de la rue NeuveSaint-Georges, était disposé pour la réception fixée a deux heures.

Hobinette avait choisi à dessein cette heure de réunion.

La lumière du jour, la profusion des Heurs, la fraîcheur des décors, où tout était empreint de jeunesse et de grâce, donneraient à cette fête l'aspect d'un printemps improvisé au milieu duquel la maîtresse de maison, d'une beauté si jeune et si vivante, était dans le cadre qui lui convenait le mieux.

Après la collation, on devait tirer une loterie, composée d'objets de toilette offerls aux femmes présentes par M. de Rocheboise, et qui allaient du simple éventail jusqu'aux bijoux et, aux cachemires.

Peu de temps avant la réunion, Robinette était devant sa toilette. Mademoiselle Laure, la femme de chambre qui datait du principe de sa fortune, arrangeait ses cheveux.

Un costume gracieux, mais bizarre, choisi pour ce jourID, était étalé sur un divan.

La coiffure à laquelle mademoiselle Laure travaillait avec le plus grand soin était singulière aussi : elle consis- tait en deux tresses de toute longueur el de toute beauté, terminées par des nœuds île ruban rouge, et destinées à rester flottantes sur les épaules.

Hohillclle, choisie par le hasard pour connaître le plus haut degré de fortune, au milieu de sa vie de luxe et de mollesse, regrettait parfois son enfance plus libre et plus insoucieuse encore, ses courses vagabondes, l'imprévu de ses journées, les émotions indicibles que lui donnait la moindre douceur dans cette existence misérable, le bienêtre délicieux que lui faisait goûter un rayon de soleil après avoir essuyé la forte ondée, dont les gouttes ruisselaient encore sur ses vêtements.

Elle y pensait souvent avec une douceur mêlée de tristesse, soit par la tendance que nous avons tous à embellir et à regretter le passé, soit parce que celle existence errante, livrée au grand air, abandonnée à la charité publique, a des charmes connus seulement de ceux qui l'ont pratiquée.

La jeune fille, dans on de ces instants de mélancoliques souvenirs, avait désiré se voir encore une fois dans son petit habillement de musicienne ambulante, et avait l'ait faire pour ce jour-là un costume extrêmement frais et élégant. mais tout semblable, pour la forme, la couleur et les ornements bigarrés, à celui qu'elle portait en allant chanter sur les places publiques.

Son ancienne harpe, seule chose qu'elle eût conservée du temps de mendicité, était posée auprès de ce vêtement.

— Voyons, dépêchez-vous de me coiffer, Laure, disait la jeune fille. Je serai longtemps à m'habiller, maintenant que je n'ai plus l'habitude de ce costume-là. Et là-bas, tout est-il prêt ?

— Les tapissiers viennent de sortir du salon, le pâtissier eL le glacier sont prévenus, on pose les dernières caisses de fleurs dans le vestibule.

— El la corbeille de 10LOI'ie?

Elle est placée sur le iJlJnet, entre les plats montés de la collation. cela fait un etlet magnifique. si madame veut voir.

- Je n'ai pas le. temps. habillez-moi. A propos, Laure, savez-vous ce que sont venus faire hier ces deux hommes qui regardaient partout et écrivaient je ne sais quoi ?

- Alatlame, ce sont des gens.

— Envoyés par le propriétaire pour prendre un état de lieux. comme ils sont déjà venus une fois?

- Non, madame, ils venaient pour.

1M0.1 Dieu, mademoiselle, faites donc attention ! vous posez ces nœuds d'épaule tout de travers. celui-ci tombe

trop. bien maintenant. Donnez-moi ma parure d'émeraudes.

- Voci.

— Et cet autre individu quo j'ai aperçu deux fois dans le vestibule, los bras croisés, que veut- il donc?. Est-ce que le propriétaire fait garder son appartement maintenant?

— Mais, madame, c'est un gardien qui.

- Une voiture. voilà du monde qui arrive. Courez à l'antichambre, que les domestiques soient là pour rece- voir les pelisses, courez au salon pour voir si rien no manque.

Robinette, demeurée seule, se plaça devant la psyché et laissa échapper un cri mêlé de joie et do regret en se trouvant plus charmante sous ce costume d'autrefois que dans aucune de ses toilettes journalières.

Elle portait un corsage de satin rouge galonné sur lentes les coutures, une jupe de soie blanche, recouverte de la tunique de gaze pailletée, des souliers rouges bordés d'argent, le tout garni de rosettes de rubans el des divers affiquets qu'amassent sur elles les petites bateleuses, mais relevés par la fraîcheur et la l'iohesse, Les manches courtes, le corsage décolleté laissait voir les tons délicats et rosés de la peau satinée de la jeune lille; sa chevelure, déroulée en nattes brillantes, paraissait dans toule sa beauté.

Robinette, pour compléter l'illusion, se mit à sa harpe, et chanta sa vieille romance : Donnez-moi cette /!eMy ché'rie. ,,,,.

Peu à peu sa voix trembla d'une légère émotion, ses grands yeux, ordinairement si riants, devinrent humides, son regard se perdit dans l'espace, ses traits laissèrent voir une émotion aussi profonde qu'elle devait être fugitive, et, lorsqu'elle modula les dernières notes de sa eliaiisonnette, ses accents se détendirent peu à peu jusqu'à s'éteindre tout à fait.

- C'est étrange! dit-elle. Il me semblait y être encore. Je voyais l'arbre des Champs-Elysées* contre lequel je m'adossais ; je voyais les étoiles scintiller entre les fouilles, puis la file des équipages passer rapide com- me le veut; je sentais l'air du soir, si doux a respirer avec la liberté; je regardais à mes pieds-si je ne verrais pas tomber un sou dans ma sébille : j'étais folle! Oh!

c'est que ce son me donnait autant de bonheur que toutes mes richesses d'à-présent, plus peut-être; car je viens d'entendre je ne sais quelle voix murmurer à mou oreille: C'était là le bon temps.

On entendait sans cesse des voitures entrer dans la cour.

- Bon Dieu! à quoi vais-je penser! s'écria Robinette, quand tout mon monde doit être venu maintenant!

Elle essuya' ses beaux yeux, laissa là avec sa harpe ses doux ressouvenirs, el courut au salon.

Une centaine de personnes se trouvaient déjà réunies.

Celte société était naturellement très-mêlée. Les l'ouïmes étaient de grandes dames de hasard, ainsi que la maî- tresse de ma son, mais d'autant plus jolies et gracieuses qu'un les avait choisies dans la foule du peuple pour les élever à la fortune. Les hommes, d'apparence semblable en ce moment, étaient des conditions les plus opposées: les uns s'élevaient, tes autres s'abaissaient en venant, dans 1 cette maison. Parmi les derniers étaient des fils de (ilmille, qui faisaient leurs premières armes, el des vétérans du grand monde, qui venaient y prendre leur retraite.

La réunion était complète, et Herman de Rncheboise, le maître de maison en toute propriété, n'avait pas encore paru.

La musique commença. On entendit quelques artistes, comme il est de rigueur en bonne compagnie, mais en prêtant à leurs accords une oreille inexperte, et en attendant avidement des plaisirs moins éthérés que l'harmonie.

La danse fut ensuite on ne peut plus animée et joyeuse.

Tout se réunissait pour donner plus d'entrain et de gaieté.

Le soleil, qui ne voit pas souvent des bals, se prêtait à la circonstance, et semait ses rayons sur les buissons de fleurs qui répandaient un plus pénétrant parfum. Dans cette société, jeune, vivace, hardie dans ses l'êtes, le plaisir répandait aussi son excitation la plus vive, et il y avait


des rires et de la joie dans tetto étroite enceinte de quoi faire envie au reste du monde.

Robinette, dans son capricieux costume, était à la fois originale et charmante, et attirait à elle tous les succès.

Herman n'arrivait pas, malgré l'heure avancée ; mais comme il avait envoyé do la veille la corbeille remplie des objets que sa somptueuse galanterie offrait aux dames, la maîtresse de maison s'inquiétait peu de son absence.

On passa en dansant encore dans la salle des rafraîchis- sements. Les femmes prirent place à table; les hommes se tinrent debout derrière elles, et, dans leur génie, capables de se livrer à quatre plaisirs à la fois, ils buvaient, mangeaient, servaient les dames et tentaient leur conquête. Le moment le plus important est enfin venu.

La maîtresse de maison fait desservir la table, en y laissant seulement tes vases de fleurs et les flacons do Champagne, et on dépose au milieu la corbeille de soie blanche contenant les lots que le hasard va distribuer.

Chacune des femmes fixe un regard de convoitiso sur ce bel amas de dentelles, de cachemircs, de tissus brodés. de bracelets, de châtelaines, et chacune attend, le eoetii, de savoir ce que le sort lui donnera.

L'orchestre cOlltinile,it jouer dans le salon; et, à chaque lut qui sera tiré, on doit entendre une fanfare et faire couler le vin mousseux en l'honneur de celle qui sera favorisée.

Mais à cet instant un mouvement extraordinaire se fait entendre dans l'antichambre, et la porte s'ouvre brusquement.

On voit entrer un personnage vêtu de noir, à la tenue assez magistrale, sans qu'aucun signe particulier indique ses attributions, et qui est suivi de plusieurs hommes également inconnus.

Tout le monde reste stupéfait.

Robinette se lève, et darde ses grands yeux étonnés sur ces messieurs, qu'elle n'a nullement invités.

Cependant, comme celui qui se présente le premier a tout l'aspect d'un agent de l'autorité, elle croit s'expliquer le but de sa visite, et pense pouvoir facilement le dominer.

— Qui êtes-vous, monsieur, et que demandez-vous ? ditelle impérieusement, — Vous le savez bien, madame, répondit-il.

— Je ne sais rien du tout, mais je devine, reprend la jeune fille.

Et gesticulant avec son verre de Champagne qui est dans sa main, elle continue: — Vous venez faire ici de la morale publique. Mais savez-vous, monsieur, chez qui vous êtes. JTÎ trouve bien surprenant qu'on vienne dans un bal du grand monde comme le mien inspecter sans doute les façons des danseurs. ni plus ni moins que chez Mabille ou à la Chaumière. Apprenez, monsieur, que le bon ton et les manières distinguées veillent mieux à l'ordre public que votre habit noir ne peut le faire.

— Excusez, madame, je ne venais point observer vos contredanses plus ou moins enlevées. j'ignorais même qu'il y eût - bal ici. je venais. -

- Ah ! j'y suis. dénicher quelques joueurs de lansquenet, voir si l'or ne roulait pas un peu sur le tapis

Eh bien ! passez dans le salon si vous voulez en avoir le cœur clair. vous trouverez toutes les tables de jeu fermées, et pas plus de cartes que sur la main; allez!

— Eh non! madame, il ne s'agit pas de cela, dit le nouveau venu en parlant plus haut, car il trouve qu'il est temps de se faire entendre à son tour. Je suis huissier, j'accompagne ici le commissaire-priseur, car vos meubles sont saisis, et on va les vendre. — Vendre mes meubles ! s'écria Robinette en pâlissant.

- Tout ce qui est ici appartient au sieur de Rocheboise, reprend l'huissier, ainsi qu'il est prouvé par le bail de i appartement fait en son nom, et parles billets à sa signature donnés en paiement aux tapissiers, ébénistes, miroitiers, etc. Le sieur de Rocheboise est insolvable.

nous taisons vendre ici au nom de ses créanciers. Comprenez-vous, enfin?

Robinette n'a pas le temps de répondre; des cris de terreur s'élèvent de tous côtés. 1

— On va vendre ici !. juste ciel ! on va vendre.

Car cette vente par autorité de justice est l'effroi continuel, le fantôme familier de ces dames, dont la maison est si fragile qu'elle peut à chaque instant manquer sous leurs pas.

Elles jettent des exclamations bien plus douloureuses lorsque l'autorité au cœur de marbre, après avoir fait débarrasser la table des vases de fleurs, des bouteilles vides, choisit pour premier objet à mettre à l'enchère la riche corbeille de loterie qui devait être leur partage. I Les cachemires, les bijoux, auxquels ces dames tiennent comme a elles-mêmes, vont être donnés au plus offrant.

Cependant les hommes de peine déménagent les banquettes de bal, montent aux fenêtres, aux lambris, pour enlever les rideaux, les tentures, ébranlant les meubles dans toute l'étendue de l'appartement.

Les musiciens, désolés de leurs airs de quadrilles jetés en pure porte, s'enfuient en serrant leurs instruments entre leurs bras.

Les femmes, saisies d'une peur légitime, tremblent qu'on ne ramasse leurs pelisses, leurs fourrures avec les effets à jeter en proie à la justice, se croisant, se querellant avec les manœuvres, elles courent après leurs éventails, leurs mouchoir?, et dans leur trouble extrême emportent jusqu'à leurs bouquets.

Puis, les dames, les jeunes gens s'élancent au dehors, tandis que la foule des marchands, des revendeurs, s'engouffre dans l'hôtel. Ainsi, des arbustes fleuris ont été rangés le long de l'escalier pour faire passer sous leur arc embaumé des gens en sabots. -

Toute la fête est maintenant évanouie. Par un changement de décor à vue, l'enceinte du plaisir est transformée en vulgaire magasin. Les murs nus sont dégradés par le déplacement subit des tapisseries. Les meubles on palissandre, en bois de rose, tes glaces encadrées de mille feuillages d'or, les bronzes, les porcelaines, toutes ces choses dont l'harmonie était si gracieuse, semblent déjà déflorées dans le désordre; les fenêtres dégarnies jettent un jour cru et blafard sur ce chaos.

La vente marche rapidement. Tout ce luxe, qu'on disait fait pour rehausser la beauté, n'était donc fait que pour amener quelques spéculations de gros sous. La musique devait donc s'évanouir si vite dans ces salons, pour que les échos ne répétassent plus que les vieux mots de l'encan : Personne ne dit plus rien. adjugé.

Robinette, pendant toute l'opération, est restée tapie dans un coin, rouge de colère, les sourcils contractés, et né pouvant même tempêter à son aise, parce que sa voix serait étouffée par les sons plus hauts de la criée.

Mais lorsque les derniers meubles ont été enlevés, la jeune fille voit un des hommes de service apporter devant le commissaire sa harpe, son cher souvenir d'enfance, le seul objet qui lui appartienne réellement en propre dans cette demeure. A cette vue, un mouvement de l'âme se fait sentir en elle. Cette humeur maussade et boudeuse d'un enfant auquel on ôte ses jouets disparaît pour faire place à un vague attendrissement; son cœur bat, ses yeux se mouillent de larmes; elle s'élance vers l'agent de l'autorité les mains jointes.

— Monsieur, dit-elle, je vous en prie, ne vendez pas cette harpe: elle est à moi.

— A vous, comme tout le reste, mademoiselle.

— Laissez-la moi.

— Je ne peux pas. -. -

— Voyez donc, elle est toute abîmée. et ne vaut pas grand chose.

- Le prix des objets ne me regarde pas. en vente !.

Robinette réfléchit une minute et s'écrie : — Ecoutez, écoutez, monsieur! vous devez me laisser mon lit. La loi accorde à l'exproprié son lil pour se coucher.., je le sais, moi. Eh bien, prenez mon lit et laissez moi ma harpe.

Le commissaire, ayant jugé qu'un seul matelas de la couche moelleuse qui était sous ses yeux valait plus que le vieil instrument, consentit à l'échange, et le reste du déménagement fut effectué.

Restée seule dans ce grand logement nu, Bobinette fut d'abord saisie de stupeur. Cet espace vide et sonore, qui allait devenir si froid, si sombre dans quelques heures,


était plus triste que la plus étroite chaumière enfermant le mouvement et la vie. La pauvre enfant regarda autour d'elle et se mit à pleurer.

Mais ses larmes avaient à peine eu le temps de perler sur ses joues, lorsqu'un coup de vent ouvrit uno fenêtre.

Un air encore tiède pénétra dans la chambre. La jeune fille découvrit le mouvement animé de la rue, toujours attrayant pour elle. Elle entrevit, en ce moment, un parti à prendre.

Robinette n'était pas femme à mûrir longtemps une idée; dès que celle-ci se fut fait jour dans son esprit, elle courut à sa chambre à coucher, elle prit parmi le peu de vêtements qu'on lui avait laissés une pelisse brune à capuchon et s'en enveloppa. La parure d'émeraudes qu'elle portait ce jour-là était le seul objet de quelque valeur qu'elle possédât encore; elle l'enferma dans un petit écrin et le mit dans sa poche; puis elle prit sa harpe et s'élança au dehors.

Au milieu du bruit et du mouvement des rues, la jeune fille se retrouva dans son élément. Elle n'avait pas perdu l'habitude de porter son instrument à la manière des bohémiennes; et, enveloppée de sa cape brune, sa harpe jetée sur l'épaule, elle cheminait légèrement. En voyant passer près d'elle de petits marchands ambulants, de jeunes vagabonds des rues, ses frères d'autrefois, elle avait envie de leur tendre la main. Depuis un instant, elle se senlait rajeunie de deux ans; il lui semblait que c'était la veille encore qu'elle errait dans la ville en chantant et en tendant la main, et que son opulence fugitive était un rêve de la nuit dernière.

Robinelte reprenait paisiblement, gaiement sa vie vagabonde, mais elle n'avait de projet arrêté que celui-là.

Sans argent, sans asile, l'endroit môme où elle passerait la nuit suivante était incertain. Elle avait encore en sa possession sa parure d'émeraudes, mais ne savait à qui s'adreser peur la vendre, et d'ailleurs elle n'aurait pu le faire sans danger. Quant à retourner chez sa mère, elle n'y songeait pas : de toute sa fortune passée, elle voulait au moins garder la liberté. Robinette, en satisfaisant son instinct de retourner vivre au grand air, risquait donc d'y passer la nuit qui allait venir.

Ayant marché par les rues au hasard, elle arriva à la fin du jour sur la place du marché des Innocents.

XLII

LES DINERS A UN SOU.

Parmi les usages populaires de Paris, il en est un trèspeu connu en dehors du cercle où il se pratique : cest celui des dîners H un sou ; voici l'indication du vaste restaurant où on peut se les procurer.

Au marché des Innocents, dans les quatre faces qui avoisinent la place sur laquelle s'élève la fontaine, on voit rangés sous des auvents un grand nombre d'offices, sur lesquels s'étalent une quantité de viandes froides, dessertes des grandes tables, tandis que tout à côté, dans des cuisines en plein air, des fourneaux toujours allumés font cuire lentement les lourds légumes et bouillonner à grand feu les pétillantes fritures.

Au milieu de la place est situé un des plus précieux monuments de Paris, la fontaine dessinée par Pierre Lescot, sculptée de bas-reliefs et ornée de naïades par Jean Goujon Cette antique merveille, entourée du menu peuple qui fourmille à ses pieds, sans avoir jamais eu un regard pour ses beautés, s'élève là à peu près comme l'obélisque dans le désert.

D'un côté de la fontaine, le soldat du poste voisin va et vient à pas comptés comme un balancier éternel.

Les habitués de l'immense restaurant de la halle arrivent à la file vers cinq heures, en apportant leur pain sous le bras. Ils se dirigent vers la ligne des traiteurs, et achètent une portion parmi les mets inscrits au prix fixe d'un sou sur la grande carte que chacun possède de mémoire. Ensuite ils vont s'asseoir sur les degrés de la fontaine, ils s'attablent sur leurs genoux, et n'ont plus qu'à tourner la main pour recevoir dans leur verre l'eau qui coule d'étage en etage jusqu'à un vaste bassin.

Les heures de ces dîners se passent dans un calme et un ordre parfaits. Le bruit de l'eau qui jaillit en cascade do-

mine de beaucoup la légère rumeur des assiettes et des verres. La place des Innocents est bien alors cette des innocents dîneurs : un plat et de l'eau claire! rien ne montre mieux la bonhomie modeste de celui qui sait se contenter do peu, et rien assurément no porte moins à la tète.

Ainsi, sans qu'on s'en doute à peine, se retrouve encore près de nous une dernière trace de cet antique usage des repas publics, servis au grand air et pris en commun, qui existait sur cette terre avant qu'elle portât le nom de France, et qu'on vit reparaître un moment au temps de notl'e république.

Ce jour-là, les dîners de la fontaine étaient égayés par notre jour-là, d'un jeune consommateur, beau garçon de la présence d'un jeune consommatcUI', beau gal'Qon de douze ans, aux cheveux blonds, aux grands yeux limpi- des comme l'eau azurée qui coulait près de lui, et marchand d'oiseaux de profession.

Assis à la dernière marche, il avait étalé devant lui une dizaine de cages, contenant merles, pinçons, rouge-gorges et passereaux ; cet essaim emplumé chantait à gorge déployée à ses pieds, et lui-même ne cessait de jaser en mangeant ses pommes de terre frites, et en tendant son verre à l'un des quatre lions de bronze qui lui servait d'échanson.

Robinette, en arrivant sur cette place, le pas léger et la tête au vent, jeta un regard sur l'assemblée de consommateurs, et reconnut le marchand d'oiseaux.

Alors elle vint droit à lui en disant : — Bonjour, Pierrot.

Et elle tendit la main a son ancien camarade avec autant d'aisance et de simplicité que si elle l'mît quitté la veille.

Mais lui fut quelques secondes avant de la reconnaître.

- Coitimeiitl dit-il enfin en ouvrant de grands yeux, c'est vous, mademoiselle Robinette!. Ah ben! je vous croyais bien loin.

— C'est-à-dire bien haut perchée, n'est-ce pas? Eh bien ! mon garçon, me voilà dans la rue.

— Est-ce bien possible !

— Et plus pauvre que jamais.

— Eh bien ! vrai, ça ne m'étonne pas. Je vous l'avais même prédit quand on vous engageait à aller avec ce beau monsieur.

- C'est vrai.

— La fortune qui vient d'un mauvais côté, dit Pierrot d'un air gravement l'énéchi, est bien grosse tout de suite, puis s'en va en diminuant jusqu'à rien du tout; au contraire de ça, la fortune qui vient par le travail est bien mince pour commencer, mais elle va en grossissant et devient superbe un jour.

— On s'en aperçoit, répondit Robinette en regardant les cages pleines d'oiseaux. Tu as bien augmenté ton commerce depuis que je ne t'ai pas vu.

— Ah 1 c'est pas sans peine. Ce printemps-là, je vendais des z'hannetons, et tes affaires allaient pas mal.

Mais un beau jour, en allant dans les bois chercher ma marchandise, qu'est-ce que je vois!. mam'zelle Robibinette.

- Qu'est-ce que tu vois ?

- Hélas! rien du tout ! les z'hannetons étaient tous disparus !. partis ! je ne sais où!

— Tiens, c'est tout simple !

— Plus un seul dans la campagne !. Alors je dis : faut que la campagne me donne autre chose.

Je trouve des violettes, je me mets à les cueillir à pleins paniers et à les apporter aux herboristes. Ça allait encore, on pouvait se faire une position indépendante.

Mais tout à coup, bon! v'là les petites violettes parties à leur tour, qu'il n'en reste pas l'ombre. Je ne me décourageais pas. Il y avait encore les immortelles, j'en fais des couronnes que j'apporte pour vendre dans les cimetières.

c'était bien triste. mais enfin on y gagnait sa vie.

— Pauvre Pierrot!

— Pas si à plaindre. car un jour, pour une couronne que j'avais posée sur une tombe, je trouve là un homme bien généreux qui me donne une belle pièce d'or. Vous croyez peut-être que je l'ai mangée. pas si bête. J'avais vu dans le temps du départ des z'hannetons, des merles et des pinçons au nid, qui auraient joliment remplacé mes cris-cris!. mais j'avais pas de cage pour les met-


tre. Alors, quand les fonds me sont venus, j'ai en bientÔt fait d'acheter le magasin et de le remplir. Les petits oiseaux ont grandi et prospéré. Et voilà la compagnie, dit-il en étendant la main vers les cagiJs, - Très-bien, mon garçon.

- Mais vous, mam'zelle Robinette. c'est bien plus intéressant. où allez-vous de ce pas?

- Jo n'en sais rien.

— Bah!

- J'ai quitté d'aujourd'hui mon bel appartement. on a tout vendu. et je n'ai pas un grenier où coucher ce soir.

— Et ça ne vous tourmente pas?

— Non. Tiens, Pierrot, il faut que je te dise la vérité.

Je sens que je devrais être bien triste, bien désolée, et avec ça je ne peux parvenir à me faire du souci.

— El le beau monsieur ?

— Hum. je ne l'aimais guère.

- V l'ai.!.

— Si vrai que j'aurais toujours préféré Pasqual s'il avait voulu répondre a mon amour.

— Et il ne voulait pas. Ah! pristi. il me semble que si j'étais grand !. Et l'avez-vous revu, ce Pasqual ?

— Non. quoiqu'il fût au service de M. de Rochedoise, il évitait de venir chez moi. Une fois je lui ai écrit.

mais ma lettre s'est perdue, et je n'ai pas voulu recommencer. ça m'avait donné trop de peine. Pauvre Pasqual, le voilà aussi sur le pavé!

— Mais vous. vous?

- Moi, comme je te le disais, je ne peux m'appesantir sur ma situation. et, quoique je sois sans un sou vaittant, aussi bien que sans feu ni lieu, je me sens le cœur plus content que jamais.

— Eh bien! mademoiselle Robinette, vous avez raison, car la Providence vient à votre secours.

- La Providence. qui ça ?

- Moi.

- Ah bah! Pierrot.

- Parole d'honneur. Tandis que vous parliez, moi je réfléchissais. D'abord, pourrai-je vous offrira dîner.

une portion de pommes de terre frites, comme les miennes?

— Ce n'est pas de refus; elles ont l'air joliment bonnes.

- Et puis, à table, -nous causerons. Je vais vous faire servir.

Robinette prit place sur les degrés de la fontaine; Pierrot lui fit part du dîner a un sou; il partagea son pain avec elle, et ils burent tous deux dans le même verre.

— Maintenant, reprit le petit marchand, voici ce que j'ai arrangé dans ma tête. J'ai un logement pour moi et pour mes oiseaux, qui est à un septième. Il faut un peu monter, mais les oiseaux sont accoutumés à demeurer trèshaut. Eh bien je vous céderai ma place dans la chambre. Il y a une petite entrée où je pourrai très-bien coucher sur un paillasson. comme ça, je serai la nuit à votre porte. et je vous garderai. ah! mais, comme si j'étais un homme. ne craignez rien.

La jeune fille réfléchit une seconde, et répondit gravement :

1 - Eh bien ! Pierrot, ça me va.

— A la bonne. heure.

— Le jour, continua Robinette, je roulerai dans la ville, pendant que tu seras à ton commerce, et, le soir, nous iapporterons chacun la recette de la journée. Eh tiens!.

je sens là que mes moyens ne sont pas perdus pour faire tomber les sous dans la sébile !.

-Mam'zelle Robinette ! dit le petit bonhomme d'un ton solennel, cet établissement-là ne vaut pas, sous certains rapports, celui que vous aviez. Mais, foi de Pierrot, vous verrez bien qu'il sera plus solide.

— Ah 1 une idée, interrompit Bohinette. Je vois bien qu on dîne bien ici. et pas cher. Si lu veux, tous les soirs, après la journée achevée, nous nous retrouverons ici, a la fontaine des Innocents, et nous nous ferons servir de la cuisine toute faite. comme ça il n'y aura pas de ménage a tenir.

--Ç;i y est. Et puis, après avoir dîné, nous retournerons ensemble au logis. comme nous allons faire à cette heure, car il est temps de rentrer. Allons, mademoiselle Robinette, je vais vous montrer le chemin de la maison.

Ils se levèrent, et la jolie bohémienne, le brave petit garçon, la harpe, les oiseaux, tout cela chemina de compagnie dans la villo.

* XLIII

LES DEUX RETRAITES.

Le passage Sainte-Marie, qui donne de la rue du Bac dans la rue de Grenelle, a sur la droite un embranchement terminé en impasse. Mais cette partie du passage ne contient que d'anciennes maisons obscures, délabrées, habitées seulement par des ouvriers, et séparées tes unes des autres par dos ateliers ou des cours semées de quelque verdure. C'était dans l'une d'elles que Pierrot avait trouvé, sous les toits, un nid pour lui et ses oiseaux.

Le jour baissait lorsque le petit marchand arriva à sa demeure avec Robinel te, à laquelle il donnait asile. Pierrot entra dans une allée sombre dont une porte donnait dans la cour de la maison. Avant de conduire sa belle hôtesse à l'appartement qu'il lui destinait, il tourna dans la cour plantée d'arbustes et d'un peu de gazon pour garnir ses cages d'oiseaux de verdure fraîche.

Robinette l'aidait à chercher quelques brins d'herbe échappés à l'hiver ; mais ils étaient à peine livrés à ce soin, lorsque la jeune fille jeta un faible cri de surprise, et montra à son compagnon deux hommes arrêtés dans le passage.

- Hs étaient jeunes, élégamment vêtus, mais leur physionomie, leur contenance à tous deux trahissaient une violente agitation. On les voyait de la cour à travers une balustrade garnie d'épines sèches, qui séparait cet endroit de l'impasse. — C'est M. de Rocheboise et Pasqual, dit vivement à demi-voix Itobinette.

- C'est là M. de Rocheboise? dit Pierrot avec non moins de vivacité; mais je Je connais, alors. C'est lui qui, pour prix d'une couronne d'immortelles posée sur la tombe do Jeanne, m'a donné cette pièce d'or avec laquelle j'ai fondé mon commerce.

— Chut ! interrompit Robinetle, il fau t entendre ce qu'ils disent.

Et les deux jeunes gens, très-près de Rocheboise et de Pasqual, quoique dérobés par la clôture de la cour, écoutèrent attentivement l'entretien rapide et entrecoupé qu'Herman avait alors avec son confident.

— Quelle fatalité! disait Rocheboise en regardant autour de lui avec une impatience frémissante, nous sommes entrés dans une impasse!. Il faut maintenant passer une seconde fois devant ces hommes pour regagner la rue.

— Ou bien rester ici, où ils viendront facilement nous rejoindre ! ajouta Pasqual, qui paraissait aussi inquiet que son maître.

- Mais êtes-vous bien sur que ce soit?.

- Un garde du commerce, accompagné d'un recors, je n'en doute pas. Le premier, depuis J'entrée de la rue du Bac, s'est trouvé deux fois devant nous ; il vous a regardé fixement; puis il a consulté une feuille qui ressemblait fort à un signalement. Ensuite il s'est mis à suivre nos traces.

— Et plus rien! dit Herman avec une rage concentrée, plus rien pour payer au moins celui qui les envoie, et se soustraire à la prison !

- Comment songer à payer ses dettes quand on n'a pas pour vivre soi-même!

Pierrot dit tout bas à Robinette : - Mon Dieu! qui les inquiète donc si fort?

- Tu entends, il y a des gens ici près qui veulent arrêter M. de Rocheboise pour le conduire en prison, répondit la jeune fille.

— Ce monsieur-là a bien des torts, dit le petit marchand; mais enfin il s'est montré généreux envers moi, et il ne faut garder que les bons souvenirs. Oh! si je pouvais faire quelque chose pour lui.

En ce moment deux individus parurent dans l'impasse, où ne se trouvait personne à celte heure, à l'exception de Pasqual et de M. de Rocheboise. Pierrot et la jeune fille redoublèrent d'attention. Herman, à la vue de ce personnage, pâlit et fit voir un vif mouvement de répulsion.


- C'est à monsieur de Rocheboise que j'ai l'honneur de parler? dit l'un des nouveaux venus, en saluant llerman

avec la politesse exquise qui signale les gardes du com- merce. Monsieur, continua-t-il en tirant de dessons son manteau un volumineux portefeuille, j'ai ici une procédure qui vous concerne. Il s'agit dC quelques billets que je vous demanderai do vouloir bien me payer.

On sait que telle est la formule par laquelle les gardes du commerce annoncent au débiteur insolvable qu'ils se disposent à l'arrêter.

Celui-ci, tout en dénouant l'enveloppe de maroquin, porla o t'horizon un regard que suivit Herman, Le soleil abaisse laissait encore paraître un rayon. un seul, le dernier de son orbe terne et pâte! mais c'en était assez !. l'autorité, dont le règne finit avec le coucher du soleil, éiait encore dans ses limites, Herman et ragellt de juslice se comprirent très-bien en ramenant leurs regards de ce même point.

Herman restait silencieux, les sourcils et les lèvres contractés. Le garde du commerce reprit, en faisant passer entre ses doigts divers papiers: - Jo vais trouver la procédure à l'instant, monsieur.

Votre créancier m'a remis le dossier bien en règle. Soyez assez bon pour attendre.

Cependant le jour, encore assez clair dans les espaces élevés, décroissait, sensiblement en arrivant dans l'étroit passage, et l'homme d'affaires avait peine à distinguer parmi ses jaunes parchemins la pièce en vertu de laquelle il pouvait exercer prise de corps contre M. de Hocheboise.

1 A cet instant, Pierrot, qui avait suivi de l'œil tous ces mouvements, posa vivement sa main sur celle de Robinette, en lui disant tout bas: - Attends ! je pense à quelque chose.

Puis il s'élança hors de la cour.

Le jeune garçon courut prendre dans l'appentis la lanterne qui lui servait à monter le soir sous ses eumbles, l'alluma, et, en un clin-d'œil,. fut sur le pas de la porte.

L'agent de l'autorité, voyant cette clarté qui venait si opportunément, à son aide, abaissa son portefeuille sous les rayons de la lanterne.

— Monsieur désire de la lumière, dit Pierrot; voici, monsieur.

En môme temps, il souleva son luminaire comme pour le mettre mieux à la portée de celui qui s'en servait.

puis il fit insensiblement quelques pas en arrière.

Une fois dans l'allée, il posa la lanterne sur une planchette destinée à cet usage.

Le garde du commerce suivit machinalement la clarlé en déchiffrant toujours à haute voix la suscriplion des dossiers. En faisant ce mouvement, il ne cessait pas de veiller sur sa capture : le débiteur tombé en son pouvoir était bloqué dans l'impasse, et ne pouvait en sortir sans passer devant j la porte de l'allée, dont il n'était qu'à quelques pas; do plus, il pensait que sou affidé tenait les arrêts et empêchait toute tentative d'évasion.

En cela cependant, il se trompait; le recors, accoutumé à suivre avec une fidélité passive le garde du commerce, était venu se placer derrière lui.

A l'instant même où le second des agents de justice franchit le seuil. Pierrot poussa la porte et disparut dans le fond de l'allée sombre.

A ce mouvement le garde dn commerce bondit d'impatience et fut prêt à éclater en invectives -contre la niaise- rie de l'enfant qui l'enfermait ainsi. Mais, comme chez une espèce de magistral le devoir doit commander avant tout sentiment pc. son net, le garde du commerce, au lieu de poursuivre le petit garnement, demanda le cordon de toutes les forces de sa voix. Personne cependant ne répondit à cet appel.

Pierrot, du fond de l'allée, s'était déjà glissé dans la cour.

L'enfant avait attiré le garde du commerce dans le piège avec une étincelle de lumière, à peu près comme les feux follets, à ce qu'on prétend, font briller leur lueur trompeuse devant les pas des voyageurs pour les conduire dans I abîme.

Ensuite, il lança pardessus la haie sèche de la cour un

un psst prolongé qui attira l'attention d'Herman et de Pasquai de son côté, et il leur dit vivement: - ils sont pris dans la maison!. Filez. fdez au large !

Eu môme temps, Robinette s'éleva sur la pointe du pied, et, avec un mouvement plein de grâce et de franchise, tendit de l'autre côté de la balustrade un objet qu'elle tenait a la main, en disant à Pasqual : — Il paraît que tu n'as plus rien au monde. Moi, voilà le reste do ma fortune. Tiens, Pasqual. je te le donne.

C'était son écrin d'émeraudes.

La disparition des agents de justice et ces derniers mouvements s'étaient opérés en moins d'une minute. Les deux captifs de l'impasse se hâtèrent de profiler de la liberté qui leur était rendue.

Ils étaient déjà bien loin lorsque le garde du commerce, après avoir inutilement cherché un portier dans tous les coins du logis, parvint à intéresser à sa situation une locataire, qui consentit à descendre ses étages pour ouvrir la porte avec son passe-partout.

L'agent de justice sortit bien désappointé d'avoir manqué sa proie, mais sans qu'une telle mésaventure, du reste très-commune dans sa profession, altérât en rien sa gravité.

Une demi-heure après, Robinette et Pierrot étaient déjà installés dans leurs nouveaux arrangements, couchés et endormis.

Le jeune garçon s'était mollement étendu sur un pail- lasson, dans un tout petit carré qui servait d'entrée, et avait cédé sa chambre à Robinette.

La jolie bohémienne, après s'être éveillée le matin au milieu des recherches et des splendeurs du luxe le plus opulent, se reposait le soir sous les toits avec les nombreuses familles de pinçons, de merles, de rouge-gorges.

Quand elle avait vu s'écrouler en un jour l'abri de l'hommc riche et puissant, c'était le plus faible, le plus humble de tous qui l'avait recueillie. Il lui donnait du moins un asile pur, durable, où elle dormait paisiblement, en attendant le point du jour, qui, en entrant dans la chambre des oiseaux, ferait, lever autour d'elle mille chants joyeux.

En même temps, M. de Roclieboise et Pasqual étaient, aussi réfugiés dans le gîte qu'ils étaient venus chercher en fuyant de l'hôtel, envahi par les créanciers et les cohortes judiciaires. Cet asile était la mansarde de la rue Las-Cases; ctroiL l'édllit. plein d'impressions profondes pour Pasqual, qui était venu y cacher ses premières douleurs, pour Herman.

qui était venu y chercher en secret la vue de Valentine.

Cette ancienne demeure du mendiant allait être habitée par M, de Rocheboise et son intendant.

Mais les hôtes de la mansarde élaient loin de songer au repos. Pasqual, au milieu de son calme ordinaire, avait pourtant le regard éclatant d'une vive animation; tandis qu'il s'occupait à allumer du feu dans une mauvaise cheminée et à dresser un second lit, llerman se promenait dans la chambre a grands pas; ses traits bouleversés indiquaient plus de désordre de pensée et de sonifrance de l'âme que ne devait en causer même le renversement d'une 1 fortune entière.

— Je crois, disail-il en pressant de la main son front pâte et brûlant, je crois que, depuis deux jours, j'ai perdu la raison.

— Non, sans doute, dit Pasqual, nous ne pouvions pas nous attendre à un coup aussi subit. Hier matin, vous veniez de régler l'ordonnance d'une fèLe et de choisir les objets de la corbeille de loterie qui devait y figurer, lorsque sont venus coup sur coup la saisie dès meubles de l'hôtel, l'annonce de plusieurs prises de corps lancées contre vous.

— Et il ne me restait plus rien de ma fortune. pas môme la liberté de souffrir en paix !

— Il restait encore, dit Pascal avec un étrange sourire, de l'encre, des plumes, du papier timbré, comme il y en avait, toujours chez vous depuis que vous faisiez tant de billets.

Ahf dit Herman en frappantdu pied, ne rappelez pas cela !. C'est pour moi le souvenir le plus insupportable de ce qui s'est passé.

- Monsieur.


— Je no peux comprendre ce que j'ai fait qu'on répétant encore que j'avais la tète perdue.

— Vous étiez mortellement frappé do la terreur de la prison, qui menaçait de s'ouvrir pour vous; il se présen- tait un moyen de vous soustraire aussitôt à toute poursuite, vous l'avez accepté.

- Ce moyen était infâme.

Il peut pourtant vous soustraire dans Pavenir au danger que vous venez de courir à l'instant môme, et auquel vous avez échappé par je ne sais quel miracle.

- N'importe, je regrette de m'être prêté aux précautions indignes que vous m'avez fait prendre. Je'ne sais pourquoi la pensée seule de cet acte me trouble au der- nier point. cette faute.

— Que votre imagination exagère.

— Cette faute me sera fatale.

— Voyons, monsieur, pourquoi ne pas poser la question à haute voix ? Ce matin, une arrestation me paraissait imminente et prompte: il n'y avait d'autre moyen de vous y soustraire que de passer à l'étranger; pour cela de i'argrnt. une forte somme d'argent était nécessaire.

Nous avons fait des billets en y plaçant la signature contrefaite de Bachelu, qui a cours dans le commerce. Cet usurier a gagné beaucoup avec vous; vous lui repreniez une faible partie de ce qu'il vous avait volé. délicatesses do convention, cet argent était bien à vous. Vous deviez vous en servir, non pour désintéresser vos créanciers, puisque, à l'époque de l'échéance, te danger n'eût été que plus grand, mais pour passer la frontière et gagner quelquelque lien d'asilc où les poursuites présentes et celles soulevées plus tard au terme des billets n'auraient pu vous atteindre. 1 - Mieux vaut cent fois la prison que la liberté à ce 1 prix!

— A la bonne heure, mais vous ne pensiez pas ainsi ce matin. Seulement, vous avez subitement changé de résolution ; l'idée de quitter la France a paru vous devenir odieuse. Alors, en désespoir de cause, je vous ai offert l'abri de cette pauvre mansarde, où sans doute on ne soupçonnerait pas votre retraite, à la condition d'y demeurer étroitement enfermé. vous avez accepté ce parti.

— Oui, avec joie. -

— Donc, les billets de portefeuille.

— Dites le mot, les faux billets.

— Les faux billets sont restes sur vous, entre vos mains., lit je ne vois pas en quoi leur existence vous agite à ce point, puisque vous seul pouvez en disposer, ce me semble.

— Grâce au ciel!

— Cependant, je ne vous conseille pas de les anéantir.

atendez !

— Oui, tout cela est vrai. vous avez raison, Pasqual.

mais je suis tombé bien bas. et mon imagination creuse l'abîme jusqu'à ce qu'elle trouve l'enfer.

Herman regarda autour de lui, et dit d'un ton de tristesse plus calme : - Ici. mon âme va s'apaiser, je le sens. ce coin sombre et étroit me convenait pour y cacher ma vie. J'ai tant souffert au milieu de toutes les magnificences de la fortune! J'avais besoin d'être retiré, seul, dans cette ombre. il me semble maintenant qu'en payant un tribut au malheur par toutes les privations qu'il me faudra subir, .il' serai plus épargné. d'ailleurs la pauvreté môme de cet endroit me rassure et me soulage.

11 s'en est bien peu fallu, monsieur, dit Pasqual, que nous fussions ici au-dessous de la pauvreté même. Nous avons quitté l'hôtel à la hâte, sans rien emporter avec nous.

— Eh bien?

'- Mais, tandis qu'une voix inconnue nous annonçait que nous pouvions fuir du passage Sainte-Marie, une main bienfaisante m'a tendue ceci : Il ouvrit l'écrin.

- Comment! dit Herman, une des parures de cette pauvre enfant !

- Oui, elle se trouvait par hasard sur notre passage, et m'ayant entendu dire qu'il ne nous restait plus rien, elle m'a tendu ces pierreries, dont le prix peut nous soutenir dans le premier moment.

— Allons! dit Herman avec un mélancolique sourire, c'est elle qui nous fait la charité maintenant!

— Notre existence sera en rapport avec notre humble logis. mais, enfin, vous avez voulu venir habiter cette mansarde.

- Oui, et je le veux encore.

— Il y a quelque chose d'étrange que je vous reçoive ruiné el malheureux dans cette chambre où je suis arrive pauvre, vagabond et si malheureux moi-même ! dit Bas- quai d'un ton de réllexion profonde.

— Il est étrange aussi que je sois ramené ici par la fatalité pour y expier mes fautes, dit Herman en jetant un regard vers la croisée, et comme se parlant a lui-même, Après ces mots, un long silence s'établit, et les fugitifs passèrent leur première nuit dans la mansarde où devait s'écouler désormais leur existence clandestine.

XLIV LES MENDIANTS A DOMICILE.

Il est en toute époque de l'année grand nombre démas- ques qui s'ébattent sur le pavé de Paris. De pauvres hères, sans ressources ni moyens, et n'ayant reçu de la nature qu'une dose d'astuce et de rouerie assez forte pour ne pas. mourir de faim, s'attachent aux opinions qui ont cours dans le publie, prennent un travestissement, à l'aide duquel ils figurent tant bien que mal ceux en qui se personnifieraient les idées et les sentiments ayant puissance d'émouvoir et de passionner, et arrivent ainsi au cœur et à la bourse de nombreux innocents.

C'est dans les rangs de ces masques des quatre saisons qu'était tombé le vieux comte de Rocheboisc. -

Privé a la fois de la pension que lui servait son fils et des aumônes de lu cour et des ministères, dont la patience finissait par se lasser, il voyait chaque jour baisser ses ressources. Comme ses relations s'abaissaient en même temps, dans l'un des obscurs tripots qu'il fréquentait alors, il s'était rencontré avec M. Friquet, dont il avait autrefois reçu la visite à l'hôtel de Hocheboise.

Malgré l'embarras que pouvait amener entre eux le souvenir de cette première entrevue, ces deux hommes, faits pour s'entendre, s'étaient bientôt réunis, Ils étaient déjà d'accord sur la bassesse des moyens par lesquels on peut assouvir les instincts cupides, et le mendiant de la cour n'ènt qu'un pas à descendre pour arriver au mendiant de la ville; -Bientôt naquit entre eux l'idée d'une association d'après laquelle Rocheboise accompagnerait et seconderait Friquet dans ses excursions, et partagerait les bénéfices que pourraient amener son expérience du monde et son aspect, vénérable.

C'était- pour s'entretenir des clauses de ce traité que Rocheboisc se rendait un matin dans la rue Saint-Jacques, au logis de M. Friquet. II entra comme le mendiant à domimle était à sa toilette. Celui-ci indiqua un siège au vieux comte, et revenant se poser devant son petit miroir, continua d'abattre la moitié d'un favori dont la première avait déjà disparu sous le rasoir.

— Vous permettez. dit-il à Rocheboise. Nous pouvons également causer.

— Je vous en prie.

— Et d'abord, avez-vous touché quelque chose au ministère ?

— Trente misérables francs!. sur les fonds secrets.

et encore m'a-t-on prié de n'y plus revenir.. des ingrats!

- Le iiiot est vous les avez entourés de sollicitudes. Eh bien, il faut vous attacher à une autre branche. nous travaillerons ensemble.

— Je sois venu pour cela. Pourquoi diable coupezvous vos favoris?

— Parce que les sœurs de Saint-Vincent-de-l'aul n'en portent pas.

— Ah! je comprends. vous me donnerez des con seils. des instructions. 1 — Allons donc! avec votre intelligence. vous en saurez demain autant que moi. Auriez-vous la bonté de me passer ce jupon ?

— Le voici. Vous êtes religieuse, et vous allez quêter pour.


— Avez-vous lu liior dus journaux?

1 — Sans doute.

1 Eh bien, vous avez voir un article ainsi concu : « On apprend à l'instant que l'une des principales mai- sons de l'ordre de Saint-Vineenl-de-Paul, établie à Grauville, a été dévorée par les llamines. Nous déplorons sin! cèremenl le malheur qui vient de frapper une congrégation dont l'humanité a retiré tant d'admirables et louchants services. Espérons que tous les cœurs généreux, sans distinction de croyance ou d'opinion, viendront, ou aide j aux malheureuses sours privées de leur asile. Le couvent.

n'était point assuré. »

— Ah ! ah ! j'y suis, dit Hocheboise.

—Faites-moi donc le plaisir de me tendre ma guimpe;; cette réclame, comme vous le pensez, est do moi. J'ai des facilités avec le Vèridique. .iIJIIJ'lIal grand format, qui ill: sère mes notes à tant par mois. Celle-ci est. reproduite ce malin par tous les journaux vertueux. Le démenti arrivera I bien dans quelques jours, mais alors l'affaire sera dans le ! sac.

- Et vous avez pris, du reste, toutes précautions?

- Mon costume est de la dernière rigueur, pas une dévote qui ne s'y trompe. Ensl/ite, la scène terminée, je l'endosse à un confrère qui l'utilise à son tour et m'en débarrasse en même temps. sans compter que les diffé- rents signalements qu'on donnerait de la fausse religieuse, après nous avoir vu tous deux sous cette forme, rendraient les rapports suspects et dérouleraient la justice.

- VOllS avez des papiers ?

- En règle comme une minute de notaire qui ne pro- jette point de faillite, 'l'enez. mimrber. lisez.

Tandis que Hocheboise pareoura.iL des ymw* justificatives où tout était fort bien imité, même l'empreinte du temps. Friquet achevait sa métamorphose. Il se posa ensuite devant son futur collègue.

Parfait! dil celui-ci, l'air anU-mondain au delà de toute expression.

♦— C'est bien. Mon ehaneletà ma ceinture. mes papiers dans ma poche, et vous, nooheboise. vous allez m'accompagner.

Certainement.

Vous serez l'homme d'all'aires de la communauté, —Mais vous allez sortir ainsi vêtu devant voire poriticr?

- Et mon ami cjui est venu tout l'heure dans ce. eos! lume et s'est retire en paletot. c est lui oli plutôt c est.

elle qui sort en ce moment. Je délie bien le concierge de nous distinguer l'un de l'autre sous le bandeau.

Ils montèrent en tiacre et se firent conduire chez la comtesse de Fondricu'.wTenez-vous a nies côté-, dil Friquet à son cotnpa! î gnon en entrant à l'hôtel. L'air grave et compose, vous êtes quasi-prêtre.

La comtesse était une femme de trente ans. ronde, l'ose, potelée, enfoncée dans les coussins d'une causeuse et dans les mille draperies d'une soyeuse retraite, connue une fauvette dans son nid de duvet.

- Pardon, ma chère ~soeur, si je ne me lève pas, dil- elloà la sieur de Saint-Vincent. qui, grâce à sa robe, avait eti-aiissitôt reçue qu'annoncée, je suis on ne peut plus .soutirante ce malin.

Fncore une atteinte de celte odieuse névralgie, dit la sœur.

Comment ! vous savez !.

L'habitude de voir des malades, répondit-il d'un ton pénétré à la fraîche et brillante comtesse.

- Ah! vous appartenez, ma sieur, à l'ordre de.

- Sieur Saiute-Therese. dil Friquet en niellant la main sur la poitrine, supérieure d'une communauté de SainlVinccul-de-Paul, en Masse- N ormandie.Monsieur Hlnueieur, ajoula-t-il en tournant la tète du côtédo Hocheboise, régisseur de notre maison.

- Dans ce fauteuil près de moi. ma chère s<eur, et.

veuillez me dire le sujet de votre visite.

Friquet. de l'air un peu gauchi! d'une bonne personne de province, s'assit sur le bord du fauteuil comme pour moins eu user le salin, croisa les mains dans ses manches, baissa les yeux et dit d'un Ion doucereux qui féminisait sa voix autant que possible : - Madame la comtesse jouil d'une réputation qui justi-

liera sans doule a ses yeux la liberté que je prends. On ; ni a parle partout de madame la coinlesse comme d une des saintes dames auxquelles je pouvais in'adresser avec le plus de confiance.

Jeserai toujours charmée on eilél de prouver mon zèle pour la religion. Ou'y aurait-il pour votre service ? Madame la comtesse connaît sans doute l'aflreux

malheur dont le bruit est déjà parvenu jusqu'ici ?

— Je n'ai vii personne ce matin.

Ici Friquel se mil à faire avec une volubilité extrême, d une éloquence parfumée de termes mystiques, l'histoirc do la communauté et de toutes les tribulations qu'elle avait subies dopais sa fondation jusqu'au terrible incendie qui eu avait d'Irait les bâtiments de fond en comble.

- Ali ! mon bien ! s'écria la comtesse avec un subit et véritable inîérêi. Et vous êtes de la communauté do Saintinceiil-de- l'aul l 'II Hasse-Normandie?

Oui. madame la comtesse.

- Klablie près de ( i ranville ?

- (l'est cela.

- El votre maison a été biïilée!. Juste ciel !. Ah!

ma pauvre tante! 1 Votre tante! répèle Friquet un peu saisi, mais non deconecrlé.

Certainement. ma chère taule. sieur Eulalie.

- Ali !. sieur Kulalie. oui. oui. une bien sainte; le i n m e, l'honneur de la coniniunaulé. Mais rassurez-vous. !

elle csl en parfaite santé. Il n'y a pas eu, Dieu nierci. de uclimes dans le désastre.cl nos bâtiments seuls oui été détruits. La communauté ne possède plus rien. et nous !

sommes forcées d'implorer l'assistance, des âmes gène- reuses.

— Il faudrait bien peu de chose pour relover ces modestes bâtiments, dit le chargé d'all'aires. Mon Dieu, quel- ques mille francs.

— Nous devons avoir recoins pour cette, somme aux bienfaits de la eharilé..le suis venue à Paris recueillir les dons qu'on voudra bien nous faire. et (.est pour ce suj et.

En ce moment, un domestique cuira.

- Pour madame la comte^e. dit-il en présentant une lettre sur un plateau d'argent.

De (ir.uiville !. s'écria madame de Fondrions. Ali !

cette lettre est de ma bonne taule; elle a voulu bien vile me rassurer sur l'événement.

- Sans doule elle vous donne de longs détails, dil Friquet en se levant vivement, mais sans lâcher prise. e| je serai heureuse de lui porter des nouvelles de madame la comtesse. quand la triste mission que je remplis ici.

car il esl toujours bien pénible d'implorer la pitié publique!. on n'est pas aussi bien accueilli par tout le monde que pai madame la comtesse.

- Certainement. Je vais vous reniullre ma petite offraude, dit madame de Fondrieux en tournant la lettre fie (irnnville entre ses doigts et en se dirigeant vers un secrétaire.

Ah !. c'est un don bien place, dit la so-nr avec- une larme d'attendrissement. La comtesse lui tendit un billet de cinq cents francs, avec ces paroles consacrées : - C'est tout ce que je puis faire. Priez pour moi. ma bonne so-nr.

Ma bien chère dame, que le ciel vous récompense!

dit Friquel iveo transport.

Dans l'ell'usion de sa reconnaissance, il avait embrassé la comtesse.

- Autant de pris par-dessus le marché, dit-il en luimême. j

Cet homme a l'instinct du vol le plus prononce! dit Roeheboisé a part lui.

El tous deux se bâtèrent de sortir.

Di s qu'elle l'ut seule, madame de Fondrieux ouvrit la le 11 re de sa ta n Le. Il n'élail rien arrivé du tout à Cranville: sn'iir Kulalie se portait bien, tout le couvent se portail bien, et la bonne religieuse envoyait à sa nièce une jolie collection des fruits conlils de la saison.

Ah! connue j'ai été jouée! dit la ~milesse. J'aurais


l"l'i(I{lt'telwx \'uiclU ille

me métier de cette supérieure de eoiivenl qui avait un si grand pied (1 ) !

Pendant ce temps-là, Friquet et Hocheboise roulaientvers d'autres hôtels du faubourg Saint-tierinain. Friquet se hâta de faire dans cette journée ses meilleures maisons, la robe de religieuse ne (levant plus èlre portable le lendemain.

Le jour suivant, il était question d'un nuire stratagème.

— Il faut toujours s'adresser aux sentiments généreux, disait Kriquet ; ou trouve ainsi plus facilement sous sa main des gens de qui ou puisse se faire entendre; l'en thousiasme est rare maintenant; nous ne rencontrons guère de cœurs a émouvoir et de prétentions à rançonner, que grâce, h une certaine réaction religieuse. Les idées libérales dans le temps Jl:'î!C. et endormi où nous vivons ne peuvent s'exercer qu'à propos des peuples étarngers, (i'est ce dernier sentiment que nous allons exploiter aujourd'hui.

Vous aurez le rôle actif et moi je ne serai la que pour vous seconder. Snvex-vous l'allemand?

— Non, mais je parle facilement l'italien.

Hall !. c'est de l'allemand qu'il me fau

(1) 'ff/uS les détails »l»> t-liapilrt? sont coni|>ii:t<'iiii'iit Inslorirtue:;,. lîion desdaines, on lisant lutri, se rapprllet'uiil la sii|)i>ricuro <le Saint-\ ^inecnt-do-Paut, qui fusait un mil >i palti.-tiiltïs malheurs rte, sacoinmuiiaiiir-, t I MII I,_. monde ivconnailra les personnages suivants pour nVOll' reçu |L.,Jr aimalito visite.

— A la rigueur j'en barbouille quelques mots.

- Cela me suffira pour faire de vous un réfugié polonais. le public n'y regarde pas de *i près. Ilahillonsnous d'abord convenablement, et ensuite je vous donnerai mes instructions pour Lermiuer la métamorphose.

Ola fait, ils se rendirent chez AI, (jaluehet, rue Coque- nar<t. i:!.

M. Galuchet, négociant retiré des affaires, avait peu d'esprit, beaucoup de vanité, et une très-reeom m amiable fortune. Il avait tenté d'entrer au conseil-général de la Seine, tenté de se faire, nommer maire de sou arrondissement, ou du moins colonel de la garde nationale, et tout cela n'avait abouti qu'au grade de sergent dans sa compagnie. De dépit, M. (ialucliet, détestant l'autorité qu'il n'avait pu obtenir, était devenu libéral a l'execs.

S'il n'était pas la gloire de son parti, il eu était du moins la caisse : on lui réservait ordinairement dans chaque dis- position prise les dépenses h faire; en reîour, il jouissait des honneurs dus ii ses nobles sentiments. Le jour dont nous parlons. M. (ialucliet avait prononeé sur la tombe d'un patriote un discours qui lui avait attliré de nombreux suffrages.

En ee moment donc, tout était joie, orgueil, cpanoiii*MMIICIII dans l'âme de M. (ialucliet et autour de lui; il eût voulu faire illuminer l'intérieur de sa maison pour rendre hommage a lui-même. Aussi lorsqu'on vint lui annoncer


la visite d'un étranger, se disant réfugié polonais, il fit trêve au plaisir qu'il éprouvait à se répéter à haute voix les plus beaux passages de son discours pour accueillir noblement l'infortune.

— C'est à monsir Kalujat que chai l'honneur te barler?

dit en entrant. Hocheboise, vêtu d'une redingote de drap vert à brandebourgs, et suivi de Friquet en habit noir.

— A lui-même. Donnez-vous donc la peine de vous asseoir. 1

— Vous n'êtes pas, monsir, sans savoir les événements qui ontachilé le nord de l'Allemagne et les efforts que les badriotes ont faits pour recoufrer la liberté.

- Moi, monsieur! dit en souriant d'orgueil Galuchet, mais je suis membre du comité polonais.

- Diable! dit à part Rocheboise. Puis il reprend : Je ne l'ignore point, monsir, votre nom est barvenu jusqu'à nous, au fond de la Pologne. On a crié file Kalujàt dans les rues de Gragovie.

lin vérité ! s'écrie le négociant rougissant de plaisir.

— Ya, meinher. et moi-même tout le premier, en faisant le coup de fusil, j'ai crié : vive Kalujat!

- Vous êtes bien bon. mais c'est Galuchet, - Kalujat. je sais. ah! signor meinher. il est cluiste gue les amis te la liberdé remblissent le cœur des badriodes.

— Monsieur, vous me comblez. et commolll cela vat-il là-bas ?

- Parfaitement. nous sommes pattus de tous côtés.

mais nous allons brendre notre revanche. l'Allemagne est avec nous. la preuve, c'est que moi-même je suis Allemand, sur la terre de.

Vous ries Allemand?

— Si signor.

- Tiens!. tiens! dit Galuchet pinçant les lèvres.

- Quoi ilone ?

— C'est que je vous demande si vous êtes Allemand.

- EL ~pien ?

- Vous me répondez si signor.

- Ya, va. chai traversé le Tyrot, le Milanais afant d'entrer en France. Depuis mon depart, jé suis opliehé le chancher d'idiome comme de chemise. Ah! partons, sign. meinher.

- Il n'y a pas de mal.

- Afant la fin de l'été nous aurons repris Gragovie.

- Comment donc! il y a des projets, et on ne m'a rien dit de cela au comité !

— Le comité ne sait la chose que te ce madin. Il bréparc une grande séance pour ce soir. fous avez bas reçu de lettre coijl'ocatioii?

— Non.

FOlls allez la recevoir. 11 s'aehit texaminer nos plans. Chti crois que fous n'en serez pas mécontent en ce qui fous louche bersonnellement.

- Moi. comment cela? ,

- Tenez, monsir, ché fous barle à cœur oufert. ché souis chargé le fous sonder.

- BOIi (el sur quoi?

- Il est question d'associer au gonfernement de notre noufelle République tes noms considérables, les noms influents pris parmi les étrangers. Accepteriez-vous pour votre compte ?

— Moi! s'écrie Galuchet rayonnant; mon nom aurait tant de puissance !

- Buisque on a crié : vive Kalujat! dans les rues de Gragovie, elié vous dis!. Enfin, répontez, meinher.

Beaucoup de noples Français s'ollVenl déchà. mais je ne fois pas le nom blus bobulaire et blus ~influent une le fôtre.

Vous croyez ?

— J'en suis sûr. Voilà pourquoi je foudrais connaître fos sentiments afin te bousser vigoureusement à la rame.

Il y aura quelques périls, mais, en définitif, ce sera un peau l'ôle, — Jaccupte, dit Galuchet avec le geste d'un Romain.

— Ah! monsir! s'écria le réfugié se jetant au cou du négociant, permettez gue je fous emprasse. Ah Ions êtes 1 un frai badriole. A ce soir donc au comité.

— A ce soir! C'est étonnant que la lettre de convocation n'arrive pas.

— Non, non. cette séance est, imbrovisée; la lettre ne fientra que tout à l'heure. Ainsi, ché fotre abrobation pour tourner les esprits de fotre côté?

- Certainement. 1 - El che buis faire partir mon aide de camp dont de suite pour annoncer foire arrivée à Gragovie, quand il en sera temps.

— Sans doute, dit Galuchet à demi-ivre. Mais c'est donc à un officier supérieur que j'ai l'honneur do pal'ler" — Au général Weiskirchem. si, signor, — Signor!

Ali!. c'est frai !. ya meinher. Mais foilà ma commission que je fous montre. car te pareilles affaires toi- veut être traitées sérieusement.

Il tira de sa poche une feuille de papier couverte de caractères allemands, revêtue de plusieurs signatures, et la tendit à Galuchet.

- Salis doute votre brevet? dit le négociant en repoussant le papier d'un air magnanime; je n'ai pas besoin de le lire pour reconnaître en vous un digne militaire.

— A ce soir donc. d'ici là j'aurai fait bartir mon aide de camp Ah 1 tarteff!,..

- Quoi donc?

- C'est temain que ché reçois ma lettre te créance sur notre panquier, mais aujourd'hui je n'ai pas trente francs faillants, et il faudrait que l'aide de camp bartit à l'instant même.

— De combien avez-vous besoin ?

— Oh! trois cents francsenfiron.

Il passa un éclair de soupçon dans les yeux de Galu- chet. Mais le négociant se fit, ce raisonnement : si je montre de la méfiance, je suis perdu; et si je me livre étourdi- ment. qu'est-ce que trois cents francs pour moi ?

- Los voici, dit-il en étalant sur son bureau quinze pièces d'or.

- Ah! meinher. je ne sais si je tois. après une si courte connaissance.

Je vous en prie.

- Allons, j'emprunte ceci chusqu'a demain. Mois tenez-fous tout prêt pour la séance, che tous en supplie!

-—Je m'habille à l'instant. - Sans adieu, monsir. S'il y avait beaucoup de hadriotes tels que fous, la tyrannie set ait bientôt aux apois!

El après une cordiale poignée de main, le réfugié s'é- loigna.

Galuchet, après avoir fait une splendide toilette, se mit à attendre la lettre de convocation avec une impatience toujours croissante. Enfin, ne voyant rien venir, il envoya au comité, d'où on lui répondit, qu'il n'y avait ni séance pour le soir, ni projet d'envoyer personne à Cracovie.

Le soir, en se mettant au lit, Galuchet se disait : — Aussi, j'aurais du me méfier de cet Allemand qui avait la rage de répondre si signor.

Cependant Hodtehoisecf Friquet, qui pendant l'entretien avait garde un silence obsLiné pour paraître tellement Polonais qu'il ne sût pas un mol de français, s'étaient hâtés de continuer leur tournée en débitant ailleurs d'autre histoires.

Ils ne rentrèrent que très-tard au logis pour se reposer sur leurs lauriers. Leur association se présentait sous les plus heureux auspices. Cependant Friquet décida qu'il fallait s'en tenir là pour cette semaine, afin de ne pas abuser des bontés de la police.

— Nous avons gagné en un jour de quoi en attendre d'autres. Ces! un métier des dieux! dit Rocheboise en se frottant, les mains.

— Ne vous y fiez pas!. tes chances ne sont pas toujours aussi belles. Tellol., le nluis dernier, j'ai quêté par- tout pour fonder une école dans un pauvre village, et je n'ai pas ramassé vingt-cinq francs.

— La philanthropie ne flatte personne.

- J'ai essayé aussi ries lettres. Je me suis fait amateur d'aulogra pl. es. et j'ai frappé à la porte de tous les auteurs, leur demandant a genoux quelques mots de leur écriture sur une page » jamais précieuse. où on souscrivait pour cinq francs. Je me suis dit lecteur enthousiaste, et ayant 1 été jeté dans les passions orageuses, dans tous les désordres de la vie, par l'influence terrible de leurs ouvrages !.

Ah bah ! rien du tout!


— Vraiment !

— Il n'y a rien à faire avec les littérateurs, la plupart n'ont pas le sou, ce qui les rend trés-circonspects dans leurs dons, et de plus ils se moquent de vous.

- Laisaoz-les !

— Seulement, nous essaierons encore de la poésie la semaine prochaine, mais dans un autre genre. Nous adresserons des pièces de vers à de grandes dames, en joignant à l'épître adulatrice le compte do notre petit garni.

— Ah ! nous pourrions être aussi de grands artistes dramatiques, ruinés, perdus par les cabales de l'envie; nous proposerions alors d'aller déclamer à domicile pour qu'on juge de notre talent et plaigne notre infortune.

On refuse l'audition, on accorde la pièce l'oncle, J'ai l'O\,\U de semblables demandes au temps de ma prospérité !

ajouta Rocheboise avec un soupir.

— Vous avez eu un temps de prospérité! dit Friquet avec un soupir semblable. Moi, je n'ai jamais été. que ce que je suis !.

- Ce qui signifie que les hommes arrivent tous au même niveau, dit Rocheboise se drapant de philosophie.

— Et finiront toujours par se tendre la main, ajouta Friquet d'un ton non moins sublime.

XLV UNE PARTIE.

Dans la soirée du vingt-deux février, un peu avant huit heures, deux hommes se rencontrèrent dans le jardin du Palais-Royal. Une impression si pénible les pénétra tous deux aux premiers regards qu'ils échangèrent, que leurs traits s'altérèrent en même temps, et que leurs paroles entrecoupées avaient peine à se faire entendre.

L'un était Herman de Rocheboise, qui depuis la tombée de lajiuil, heure qui lui apportait la liberté de sortir de sa retraite, errait sous les arbres du Palais-Royal, enveloppé d'un manteau, le chapeau rabattu sur les yeux, et ne perdant pas de vue l'arcade dans laquelle s'ouvre le restau- rant Corazza; l'autre était Léon Dubreuil, qui sortait de ce même restaurant, et qui, après avoir consulté sa mon- tre, allait se diriger vers le faubourg Saint-Germain.

C'était le soir que Valentine avait fixé pour ouvrir son àme à Léon, et avoir avec lui un entretien qui fixerait leur destinée mutuelle. Dubreuil et Herman s'en souvenaient

bien, et tous deux avaient attendu ce soir-là avec une oiiale anxiété.

Depuis longtemps les anciens amis ne s'étaient rencontrés ; ils étaient sous l'influence de cet embarras douloureux qui se fait sentir après une amitié brisée, lorsque, au ~li u (lu toi si longtemps échangé, le vous doit venir sur les lèvres; lorsqu'on sent encore d'anciennes et intimes confi- dences déposées dans le sein de celui auquel on va adresser des paroles indifférentes et froides.

Mais c'était surtout une répulsion profonde que Rocheboise et Dubreuil éprouvaient l'un pour l'autre : le premier d..it trahi, le second trahissait ; car malgré les motifs généreux de Léon, le fait d'enlever à Herman la femme qui 1 ouvait devenir son seul soutien était le même, et, en pareil cas, la haine de celui qui commet l'offense n'est pas m lins vive que celle de l'offensé.

Ainsi, lorsque dans cette allée d'arbres, obscure et déM'i te, par une soirée d'hiver, Herman se trouva subitemeut devant les pas de Léon, tous deux tressaillirent et restèrent un instant immobiles. Ils sabordèrent ensuite ilvec une contenance où se mêlaient l'ancienne familiarité d. le salut que s'adressent deux étrangers.

Herman se remit le premier, étant préparé à cette entrevue, car il était venu attendre Dubreuil à la sortie du restaurant où celui-ci dînait tous les jours. Il avait aussi son plan tracé, et devait appeler à lui autant de forces que de sang-froid.

— Puisque j'ai l'avantage de vous rencontrer, dit-il à Léon après quelques paroles insignifiantes, je profiterai de ce moment pour vous adresser une demande.

— Je ne puis que vous assurer de ma bonne, volonté à y souscrire, répondit Léon en s'inclinant.

- J'ai toujours été malheureux avec vous, monsieur Dubreuil ! reprit Herman avec un sourire dont il était im-

possible de comprendre le sens et en regardant son interlocuteur.

- Que voulez-vpus dire? demanda Léon d'une voix tres-altorée par le trouble de sa conscience.

- Mais. que dans nos dernières parties j'ai perdu plu- sieurs fois de suite avec vous des sommes assez rondes.

Ah! c'est cela? interrompit Dubreuil souriant à son tour. Je vous rappellerai alors que si j'ai joué avec vous, c'était sur vos vives instances, et que je ne puis m'attribuer un malheur venant de votre faute ou de celle du sort.

— Aussi n'est-ce point de la pitié que je demande, veuillez ne pas vous y tromper, mais une revanche.

Oh! rien n'est plus légitime. Fixez vous-même le moment.

- Alors, ce soir; a présent, si vous le voulez bien.

— A présent? dit Léon en tressaillant, c'est impossible.

— Impossible! répéta Herman, reprenant son sourire énigmatique et son regard pénétrant. Vous avez donc précisément pour ce soir de bien importantes airiii-es ?

— Non, vraiment, répondit Léon en redoublant d'efforts pour que les battements de son cœur ne se fissent pas en- tendre dans sa voix, mais j'ai des engagements.., et comme je présume qu'il vous est tout à fait indifférent.

- Vous V-otis Je suis superstitieux comme un joueur, et certain pressentiment me dit que cette heure doit m'être favorable. Dans ma situation vis-à-vis de vous il m'est permis, je pense, de profiter de lous les avantages, môme de ceux qu'on pourrait croire imaginaires.

Monsieur, cette instance.

— Est bizarre, insensée, si vous le voulez, mais enfin je tiens à me mesurer avec vous, et en ce moment même plus que 'vous ne pouvez l'imaginer, Et tenez, nous voici précisément à quelques pas de l'hôtel Vandoul.

Herman désignait une de ces maisons de jeu clandestines qui, depuis la fermeture des établissements de ce genre, se sont formées sur plusieurs points de Paris, à la condition de conserver toujours les apparences d'une maison particulière, et de ne s'ouvrir que pour des habitués qui gardent le secret de leur commerce illicite. Ceux-ci peuvent s'y réunir en liberté a toute heure.

A cette provocation pressante, Léon recula d'un pas; l'inquiétude qui l'agitait depuis le commencement de cet étrange entretien redoubla vivement. - Il eut voulu, au prix de tout au monde, aller chercher auprès de Valentine une décision dont sa destinée dépendait, et un vague pressentiment lui annonçait que cette soirée perdue ne se retrouverait pas. Il sentait le soupçon d'Herman peser sur lui. il entrevoyait à travers le motif apparent dont celui-ci se couvrait, la volonté de le séparer de Valentine ce soir-là, et peut-être pour toujours.

- Mais cela même était une raison puissante pour ne pas affermir par un refus obstiné les suppositions qu'avait pu former Rocheboise, et compromettre ainsi les projets dans lesquels il avait mis son plus ardent espoir.

Ce dernier sentiment l'emporta.

— Je vous suis, monsieur, dit-il à Herman d'une voix brève. -

— C'est bien.

— J'espère du moins que lorsque je vous aurai donné une revanche suffisante, vous me laisserez libre?

- Votis n'avez jamais cessé de l'être par mon fait : c'est l'honneur qui vous commande, à ce que je suppose.

Dès lors ce fut Dubreuil qui marcha avec le plus de résolution et d'impatience vers la maison de jeu.

Les deux jeunes gens entrèrent dans une pièce où ils se trouvaient seuls.. Une table à tapis vert éclairée de deux bougies était garnie de cartes et de jetons.

Mais les regards des deux rivaux se portèrent en entrant sur la pendule. Elle marquait sept heures et demie.

Herman, en attirant Dubreuil dans cette maison de jeu, voulait. gagner sur son rival le temps que celui-ci destinait à un rendez-vous précieux, et cette victoire-là il était presque sûr de l'obtenir.

Il déposait avec lenteur ses gants, son chapeau, arrangeait ses cheveux, tandis que Léon, les sourcils contraclés, battait déjà les cartes, et d'un regard impatient pres- sait son adversaire de venir prendre place.

En même temps, dans son for intérieur, il jurait Dieu J d'aider la fortune de manière à ce que Herman eût bien- 1


tût toutes les revanches possibles et lui fît grâce de la rage du jeu qui le possédait.

Mais les chances de malheur échappent à la volonté comme celles du succès. La bonne veine dans laquell f)llbreuil s'était toujours trouvé en face de Rocheboise le poursuivait impitoyablement. D'ailleurs, s'il jetait les cartes au hasard, ou commettait h plaisir les plus grandes maladresses, Herman n'était guère plus à son jeu : l'équilibre se rétablissait ainsi de ce côté, et le bonheur de Léon l'emportait toujours.

Herman, loin de sembler abattu par ces défaites, conservait un sourire triomphant et railleur', — Ma revanche tarde bien à venir, disait-il parfois en accentuant ses paroles ; mais n'importe, je suis sur de l'obtenir ce soir.

Cette chance fatale prolongeait le jeu bien plus que le malheureux captif ne l'avait présumé. Enfin, après une demi-heure, Herman gagna quelques coups de suite; les deux parties se trouvaient à peu près au pair, et Dubreuil fit un mouvement pour quitter la table.

- UUJHOlUenU dit Rocheboise d'un ton impératif. Il reste encore un terrible arriéré, dont je prétends aussi faire justice aujourd'hui.

Léon retomba à sa place pâle et frémissant.

- Vous faites?. demandat-il.

— Dix louis, si vous voulez.

— Tenus.

Dubreuil gagna. Depuis cet instant, la chance revint de son côté plus fixe et plus implacable que jamais.

Les mises augmentaient à chaque instant. Les joueurs étaient animés par cette ardeur âpre et cruelle que donne toujours la vue de l'or passant et repassant sous les yeux, mais cent fois plus par la passion puissante qui se cachait en eux. Le temps qui s'écoulait était leur plus vif intérêt, elle temps s'écoulait rapidement. il apportait une joie amère à Herman, un découragement extrême à Léon. Les coups égaux du balancier venaient répondre dans leur sein à tous deux et s'unir aux battements de leurs cœurs.

Le jeu se poursuivait dans un calme sombre qu'interrompaient seulement les mots consacrés au retour de chaque partie ; ensuite on n'entendait au milieu du silence que le froissement des cartes, et ce mouvement de la pendule qui semblait résonner plus haut dans cet espace ému et solitaire.

Herman perdait des sommes qu'il ignorait lui-même, mais il triomphait de son rival, il le tenait enchaîné pendant l'heure de ce rendez-vous outrageant pour Iur. et dont la pensée lui était odieuse. Souvent son regard furtif consultait le cadran; il voyait l'heure de ce rendez-vous s'écouler, et chaque minute qui lui emportait ses faibles ressources, les derniers débris de sa fortune, lui donnait à savourer en retour les peines, les angoisses, la colère de son rival ! Il souriait sur le penchant de sa ruine, et gardait avec bonheur la victime qu'il tenait enfermée dans ses serres.

Léon n'avait plus le pouvoir de contenir ses impressions en lui-même; son irritation impétueuse jaillissait sur ses traits enflammés, dans ses mouvements brusques, violents. Herman s'animait, en même temps; leurs paroles, leurs cartes étaient jetées et croisées avec une rapidité étourdissante. et le jeu s'élevait toujours davantage.

Au milieu de cette tempête intérieure, et comme Her- man relevait et comptait les jetons d'une partie, la pendule sonna onze heures. Léon sentit chaque coup de ce timbre tomber sur son cœur. Dans le rapide instant de repos qui lui était accordé, il appuya le soude sur le tapis et laissa tomber sa tête dans sa main, se livrant sans contrainte à son accablement, quand l'heure était venue où il lui fallait absolument renoncer à voir Valentine.

Herman, sans paraître l'observer, aperçut la pâleur, l'altération profonde de ses traits et murmura en lui-même : — Mon Dieu, il l'aime donc bien !.

Une impression poignante le saisit; il compara ce sentiment si pur, si dévoué de Léon avec son amour, a lui, égoïste et cruel ; il se sentit vaincu de ce côté et humilié de lui-même !.

Un moment de mélancolie profonde, de rêverie silencieusu vint régner à la place des passions ardentes.

Quand les doux adversaires relevèrent la tête, l'intéJ'êt suprême qui les avait jusque-là possédés secrètement

tous deux était décidé; il ne s'agissait plus que de jouer pour le jeu même, et d'en finir avec la fortune.

Les parties successives ne furent plus alors qu'un duel à outrance. Il régnait dans cette étroite salle une chaleur extrême, les bougies agitées se consumaient vite, comme l'existence des joueurs dans ces moments de lutte violente. Tout avait pris le caractère d'un combat mortel. Le front des rivaux était chargé de colère, leurs poitrines palpitantes, leurs yeux couverts avaient ce regard froid et perçant du combattant qui cherche à porter sa lame dans le cœur !. Certes, en ce moment, le jeu n'était pour eux qu'un simulacre de l'ardeur qu'ils auraient mis tous deux à se saisir, à s'étreindre, à s'arracher la vie!.

A minuit, on vint les avenir qu'il était temps do se retirer.

Le compte fait, Herman, qui jouiat depuis longtemps sur parole, devait dix mille francs.

Dans la situation particulière où il se trouvait, poursuivi pour dettes, sans domicile avoué, il sentait que soit adversaire .avait droit d'exiger de lui d'autres garanties qu'un engagement verbal.

— Je vais, dit-il à Léon, vous faire une reconnaissance de cette somme.

•— Une reconnaissance! répéta Dubreuil avec le plus ironique sourire.

- Vous dites cela, monsieur. d'un ton.

- Qui exprime ma façon de penser. Je dois croire un billet de vous chose à peu près nulle. - - - - -',

En toute autre circonstance, Uubreuil, avec sa dignité de caractère, eût rougi d'outrager la pauvreté, mais il avait le cœur plein de rage contre Herman; toute vengeance était bonne.

Rocheboise avait tressailli de honte et de colère 11 cette insulte, Il venait de tirer son portefeuille pour déchirer un feuillet des tablettes sur lequel il pensait écrire une reconiiiiissance de la somme perdue. De nombreux billets se trouvaient entre ses doigts. C'étaient ces valeurs de criminelle origine fabriquées par lui sous la funeste influence de Pasqual, et dont les deux associés ne devaient faire usage qu'au moment de quitter la France. Même en ce moment où d'autres émotions le possédaient fortement, Herman éprouva nn frisson douloureux en les revoyant.

Cependant il pouvait s'en servir à cet instant pour prouver à Dubreuil qu'il n'était pas aussi dénué et misérable que celui-ci le pensait. Cédant à la pitoyable vanité de paraî- tre encore riche, faible avec lui-même, inconsidéré dans ses actions, il jeta sur le tapis plusieurs de ces billets endossés de signatures d'aspect divers, en disant d'un air de hauteur vindicative : — Vous voyez pourtant, monsieur, que je pourrais faire honneur à mes engagements.

Malheureusement Dubreuil était de sang-froid, et la raison lui suggéra une proposition fort logique et fort simple.

- Ces valeurs me semblent bonnes, en effet, dit-il en les examinant; alors pourquoi ne m'en donneriez-vous pas en paiement?. Voici, ajonta-t-il, un billet de six mille cinq cents; et un de trois mille cinq cents qui feraient la somme.

Herman frémissant, l'haleine suspendue, fil un mouvement rapide pour jeter la main sur les billets..

Un regard de Léon l'arrêta.

Léon avait tressailli en même temps qu'Herman, et la pâleur qui couvrait le visage de son ancien ami s'était répandue sur le sien.

Il réfléchit une minute, et dit en ne conservant plus qu'un peu d'altération dans la voix : — Vous consentez à me remettre ces billels, n'est-ce pas?. Si vous êtes dans la résolution de faire honneur à votre dette, que vous importe que je reçoive en nantissement votresignatureou ces titres; donc, une hésitation, un refus de me les livrer pourrait faire supposer le contraire.

Le moment où il ferait usage de ces funestes papiers s'était toujours présenté à Herman dans un lointain trèsvague ; sur le point de les faire passer en d'autres mains, de prendre en face de lui-même le nom de faussaire, ii frissonna de tout son corps. Mais la nécessité était absolue, implacable ; il prit d'une main glacée les deux billets désignes et les tendit à Dubreuil,


Celui-ci, après avoir placé les valeurs dans son gousset, 1 se leva en silence, salua Rocheboise sans porter les regards sur lui, et sortit.

Herman, qui s'était levé machinalement, retomba à sa place et cacha son visage entre ses mains.

Ce ne fut que lorsque le domestique do la maison lui eut réitéré l'invitation de se retirer qu'il revint à lui. Il descendit alors les degrés et marcha dans la rue avec une rapidité fébrile. Les passants étaient rares à cette heure; en nrantant la, rue du Bac, il aperçut Dubrcuil qui tournait dans celle de l'Université pour regagner sa demeure. Alors il eut encore un mouvement de joie en songeant qu'il l'avait forcé du moins à changer l'emploi de sa soirée. Puis il se ressouvint trop rapidement de ce qu'il lui en avait coûté f Le lendemain, Herman, surexcité encore dans sa passion par le sacrifice qu'il lui avait fait, monta une garde assidue à sa fenêtre pour surveiller le moment où Dubrenil se présenterait à la porte du pavillon.

Ce n'était point de sa part un vain espionnage qui ne dût servir qu'à calmer ou redoubler ses inquiétudes. Il avait cédé encore à la faiblesse de son caractère, en prenant un moyen détourné pour arracher Léon à une entrevue avec Valentine qui devait être décisive; mais il s'était bien juré eu même temps, qu'après avoir éludé ainsi le moment le plus difficile, il mettrait un terme à une liaison coupable, en usant hautement et ouvertement de ses droits. Il prétendait donc, à l'instant où Dubrcuil se présenterait chez madame de Rocheboise, y paraître lui-même; et cette demeure, enfin, étant celle de la femme qui portait son nom, il pouvait légalement en expulser un rival, quitte ensuite, s'il l'exigeait, à lui rendre raison par les armes.

Il était donc depuis le matin à sa croisée, s'enorçant de percer du regard une brume épaisse, et épiant toutes les ombres qui approchaient du pavillon.

Mais vers cinq heures du soir, Pusqual, rentrant d'une longue course, lui remit quelques lettres arrivées à l'hôtel de la Chaussée-d'Antin depuis qu'il l'avait quitté pour une retraite inconnue.

Deux de ces lettres étaient de son père; Herman ne put point tarder de les ouvrir.

Dans la première, datée du mois précédent, le comte de Rocheboise se plaignait amèrement de la suspension de paiement de la rente que lui avait allouée son fiis, et de l'embarras dans lequel le jetaient trois mois écoulés sans toucher d'argent.

La seconde, beaucoup plus récente, ne contenait que quelques remontrances sévères sur l'inconséquence de conduite par laquelle Herman avait dissipé si rapidement sa fortune. Cependant, le vieux comte, pour ne pas augmenter les tourments d'esprit de son fils, lui disait que, quant à lui, il avait rencontré une ressource inattendue dans cette seconde lettre.

Après avoir donné le temps strictement nécessaire à cette lecture et au dîner, qui fut promptement terminé, il retourna à son poste d'observation.

Le jour, qui avait baissé tout à coup, ne permettait plus de distinguer les objets. Il descendit, et se mit à errer devant le mur d'enceinte du jardin, où l'ombre du soir était augmentée par les rameaux surplombants des arbres.

Comme il s'attachait à observer ceux qui pourraient venir du fond de la rue et se diriger vers la demeure de valentine, la petite porte du jardin fut entr'ouverte par quelqu'un qui allait sortir, mais continuait à s'entretenir avec une personne à l'intérieur.

Herman reconnut bien vite les deux voix qui parlaient: c étaient celles de Dubreuil et de Vulentine.

Il était venu trop lard. bouillonnant de colère, il eut cependant la force d'écouter ce qui se disait.

C'etaient des mots d'adieu, sans suite, mais dont l'accent concentré était encore empreint de l'émotion qui avait rogne dans l'entretien. - Uentl'ez, Valentine, disait Léon, vous êtes demeurée trop tard dans ce jardin. Votre main est glacée.

- Non. l'air me fait du bien, répondit Valentine. J'avais la tête brûlante.

Oh ! oui. tout ce que vous m'avez dit.

Trop bien ! vous me connaissez comme moi-même.

- Trop bien f

- Vous savez ce secret qui remplira toute ma vie.

qui devait mourir avec moi. Maintenant il mourra avec nous.

Il y eut un moment de silence causé par l'impression profonde qui brisait leurs voix.

Puis Léon prononça, de l'accent le plus altéré : — Adieu, Valentine.

— Oui, dit-elle d'une voix non moins frémissante , adieu pour le présent. mais ensuite.

- Oh! ensuite. qui sait:. qui sait! murmura Léon avec un profond soupir.

Puis il sortit, et la la porte du pavillon se referma.

Dubreuil, s'éloignant avec précipitation, et tournant du côté opposé à celui où se trouvait Herman, ne l'aperçut point.

Pour Rocheboise, qui avait été ainsi joué sans que la faute en fût à personne, il se croisait les bras de stupeur et tremblait de rage impuissante. Jeté en dehors de ce secret, il ne comprenait rien, ne pouvait lien doviner.

Les projets de fuite formes par Dubreuil étaient-ils accueillis ou repoussés par Valentine? Il n'avait plus aucun moyen de l'apprendre. Mais ce qu'il voyait du moins, c'est que tous deux s'aimaient, et que leurs cœurs s'entendaient parfaitement.

Dans cette extrémité, Herman s'arma de résolution, prit un parti décisif et plus digne que tout autre, celui de renoncer à Valentine, de ne plus rien tenter pour la voir, de perdre tout souvenir d'elle.

Peut-être eût-il eu la force de tenir ce serment si un évé nement ne fut venu mettre sa résolution à une épreuve plus difficile.

XLVI LE MENDIANT ARMÉ.

La place encore à peine bâtie qui s'étend entre la rue Las-Cases et celle de Grenelle est un des points les plus déserts de Paris, et des moins éclairés à la tombée de la nuit.

Un soir, Herman, portant un ennui de plomb depuis huit jours qu'il ne consumait plus le temps dans la contemplation du lieu qu'habitait Valentine et le désir incessant d'y pénétrer, promenait ses tristes pensées dans cet endroit solitaire. Dans sa marche sans but, ses pas se trouvèrent par hasard suivre ceux de deux individus vêtus de longues redingotes étroitement boutonnées, comme celles que portent les prêtres, et qui tiennent le milieu entre la soutane et l'habit séculier.

L'attention d'Herman fut légèrement éveillée par l'aspect de ces hommes. Il les apercevait à peine, n'entendait rien du peu de mots qu'ils échangeaient parfois à voix basse, et cependant il les déclarait déjà en lui-même de purs malfaiteurs, rôdant dans de mauvais desseins.

Leur marche était inégale, leur allure clandestine ; ils allaient d'un côté à l'autre, balançant sur la direction à suivre; le cou avancé, la tète basse, ils jetaient à chaque pas des regards furtifs autour d'eux. Sur ces indices, quel- que vagues qu'ils fussent, Herman imagina de surveiller de loin ces deux personnages; et il s'était mis sur leurs traces, lorsqu'ils tournèrent dans la rue Las-Cases.

Là, Herman fut peu à peu enlevé à toute préoccupation étrangère; ses regards, par une habitude indestructible, se dirigèrent vers le pavillon, dont il connaissait assez bien la place pour le reconnaître dans la ligne brune qu'un côté de la rue décrivait sur l'ombre plus transparente de l'espace.

Une faible lumière tombait à travers le Joint des persiennes. Ce rayon de la clarté qui enveloppait Valentine pénétra dans le sein d'Herman, et y répandit une ineffable douceur : c'était pour lui la lumière des jours passés, des jours où il était aimé avec une confiance profonde et une tendresse idolâtre. Une larme vint mouiller sa paupière.

Quand son cœur faiblissait ainsi, comme il arrivait souvent depuis huit jours, il ne pouvait le retremper que dans la colère. Il appela donc à son aide le souvenir de tout ce qu'il avait souffert, dans ces derniers temps, d'humiliations, de peines amères, et il répéta à demi-voix le serment de fuir et d'oublier Valentine.

Une minute après, cependant, il était arrêté devant la


9 porte du pavillon, par une circonstance qui le frappait de surprise et d'une vague terreur.

L'un des deux hommes, dont la poursuite instinctive l'avait ramené dans la rue Las-Cases, était arrêté devant la demeure de Valentine, et il sonnait à cette petite porte dérobée. dans une rue déserte. à la nuit close.

Il élail seul alors. Dans son moment de rêverie, Herman, ayant perdu de vue les deux personnages, ne savait ce que le compagnon de celui-ci était devenu.

La gouvernante de madame de Rocheboise vint ouvrir, el l'inconnu monta.

Herman demeura sous la fenêtre. Il lui semblait que de là il pourrait distinguer ce qui se passait dans l'appartement de Valentine, et pourquoi un homme, qui paraissait de condition subalterne, qui était certainement de physionomie très-suspecte, avait voulu s'y introduire.

Il devait être seul avec madame de Rocheboise, car, à travers les barreaux de la lucarne, on apercevait, dans la pièce basse, a demi-enfoncée dans le sol, la vieille gouvernante assise auprès de sa lampe.

Herman resta ainsi quelques instants à sa place sans sa- voir ce qu'il faisait la lui-même, mais comme si ses pieds eussent été enracinés à la terre. Il n'entendait le son d'aucune parole sortir de la chambre de Valentine ; la lumière ne subissait pas le moindre mouvement. Au bout d'une minute seulement, il entendit au-dessous de lui un mugissement lent el sourd. Il était poussé par Diamant qui regardait du côté de l'escalier et paraissait vouloir s'élancer dans la chambre île sa maîtresse, tandis que la vieille femme le retenait par son collier et le flattait pour le faire rester couché à ses pieds.

Rocheboise regarda el écouta plus attentivement du côté de la fenêtre. La même apparence de calme régnait dans l'intérieur du pavillon.

Cependant, Herman attendait avec une anxiété poignante que cet étranger redescendît. Le temps lui semblait d'une longueur a 11 relise ; il était eu proie à une terreur, a une souffrance mortelle dont il ne pouvait s'expliquer la cause.

Tout à coup il s'aperçut que la gouvernante n'avait pas entièrement refermé la porte. Emporté par une impulsion irrésistible, il s'élança dans l'escalier.

Il entra au moment où le bandit tenait un pistolet sur la poitrine de Valentine, renversée dans son fauteuil.

Herman avançait derrière le malfaiteur, son pas n'avait pas été entendu. A la faveur de sa position el de la surprise, il arracha l'arme d'une main, saisit le bandit de l'autre, et, en même temps, le renversa et déchargea le pistolet sur lui.

Cet homme, blessé à l'épaule, jeta un affreux rugissement.

A ce cri, à la vue du sang, Valentine, déjà mourante de frayeur, s'évanouit.

La gouvernante, attirée par la détonation, montra son visage épouvanté dans le cadre de la porte, tandis que Diamant aboyait et bondissait autour du groupe immobile.

— La garde! la garde! crie Herman. Attendez,., son complice est près d'ici, qu'on l'arrête. Un homme seul, grand, en redingote brune. courez!

La vieille femme disparaît aussitôt.

Tandis qu'Herman a tourne la tête vers la gouvernante, le malfaiteur a essayé de se relever; mais, ne pouvant se soutenir, il est retombé aussitôt de tout son poids en pertant la main à sa blessure et eu grondant : — Le gueux !. le chien !. frapper un homme ainsi !.

Herman revient à Valentine évanouie, se penche vers elle, tenant la main appuyée sur le dossier de son fauteuil, et la protège ainsi de tout son corps.

Mais le blessé a tourné un regard oblique vers lui, et dit aussitôt : — Mais c'est lui!. le jeune Rocheboise. d'où diable sort-il donc?

Puis son visage s'éclaire tout à coup d'une joie ironique.

— Ah! vous avez envoyé chercher la garde, dit-il, pour faire arrêter mon associé?

- Qui aura disparu, le misérable! répond Herman.

- Non, non. il rôde autour ue la maison pour m'attend l'n.

- Tant mieux.

- Ah 1 vous êtes bien aise qu'on l'arrête ?

— Votre odieux complice?

- Votre père, ne vous déplaise, monsieur le comte de Rocheboise !

- Mon père! s'écria Herman en pâlissant.

- Eh bien, qu'en dites-vous?

— C'est impossible. que ferait-il là?

- Des affaires avec moi, dit le blessé en indiquant du regard des brochures éparses sur le tapis.

Car l'homme qui venait de tomber ainsi sous le coup de son propre pistolet était Friquet, mendiant à domicile, et pour le moment trafiquant do brochures religieuses.

- Mon Dieu !. voilà donc ce qu'il m'écrivait! dit Herman qui sont une all'reuse conviction pénétrer en lui.

— Oui, reprend le blessé avec peine. Il y a huit jours, nous étions dans une passe superbe.

- Assassins !

— Non. mais tout a changé subitement. dans cette carrière, il y a de bons et de mauvais moments. Depuis deux jours, ton père ni moi nous n'avons mis un morceau de pain à la bouche. Quelques gouttes d'eau de-vie, voilà tout. cela rend entreprenant auprès des femmes, ajouta-til avec un affreux sourire.

- .Malheureux! tu voulais la tuer!

- Je ne sais; j'avais faim. Je m'étais aperçu qu'une femme demeurait seule dans ce logement retiré Je suis venu lui demander d'acheter mes brochures; je voulais cinquante francs; pourquoi ne me les a-t-elle pas donnes ?

alors j'ai vu briller à son cou cette chaîne d'or.

Le blessé n'acheva pas, mais une rage avide perça sur son visage ; son regard ardent, sa main tendue et crispée s'élevaient vers Valentine.

Herman pressa eu frémissant la jeune femme évanouie dans ses bras.

Puis il tressaillit, se frappa le front et s'écria éperdu : — Mais mon père ! mon père !

- C'est lui, reprend le mendiant avec son rire insultant c'est lui que vous venez de signaler aux soldats du poste.

un homme seul en redingote brune.

— Oh ! c'est horrible !

— Si vous avez du cœur, courez le délivrer.

Mais en même temps le regard du mendiant, allumé d'une convoitise hideuse, s'est reporté sur Valentine.

Herman l'observe.

— Abandonner Valentine ! ici ! en ce moment! s'écrie-lil, palpitant de désespoir.

Il voyait cette femme. cette femme adorée, évanouie, sans défense, livrée à cet être hideux, sanglant, demi-cadavre, qui pourrait encore se traîner jusqu'à ses pieds, porter sur elle ses mains de malfaiteur., el lui arracher cette chaîne qui enflammait sa cupidité, même en rendant le dernier soupir.

— Du bruit. au fond dé la rue. dit le blessé en écoutant.

- Oui, dit Herman terrifié.

- La garde vient. et votre père est ici près, reprend le mendiant d'un air de défi insultant.

Herman fait un mouvement pour sortir. mais il regard.Valentine, frissonne, et s'arrête.

— Les pas approchent, ajoute le malfaiteur. Ecoutez Herman avait toujours le regard fixé sur Valentii.c.

pâle, inanimée. -.

- Non! non ! je ne te quitte pas, lui dit-il dans ui.u exaspération insensée.

Puis il s'écrie, en tombant à genoux: - Ali! que Dieu me pardonne!

On entend sous la fenêtre un tumulte confus, un bruit de crosses de lusils tombant sur le pavé.

Au même instant, la garde envahit le pavillon; une partie des soldats pénètre dans la chambre de madame de Rocheboise.

Le. caporal entre en jurant ci tempêtant contre ces bandits qui viennent attaquer à main armée jusque dans l'intérieur du la ville. Il regarde le blessé et le reconnaît pour un repris de justice, qui, en allant mendier, s'est déjà livré plusieurs fois à des actes de violence.

-.Son complice est arrêté, ajoute le caporal; nos gens le tiennent ferme la-bas. à celui-ci, maintenant.

A ces premiers mots, Herman, toujours agenouillé, s'est affaissé sur lui-même, el reste anéanti.


Le commandant du poste lui adresse plusieurs fois la parole, lui demande des informations exactes sur ce qui s'est passé sans pouvoir obtenir aucune réponse. Pendant cela, les soldais ont lié les mains du blessé, Ils l'emportent sans éprouver de résistance, et la garde s'éloigne avec la capture qu'elle vient de faire do deux malfaiteurs.

A tout ce bruit, ce mouvement, Valenline a repris connaissance. Hcrntan, en voyant le regard revenir dans ses yeux et le souffle entr'ouvrir ses lèvres, fait signe impérieusement à la gouvernante de se retirer, et demeure bientôt seul avec la jeune femme.

Cet intérieur, quelques minutes après la scène sanglante et tumultuense qui vient de s'y passer, est donc redevenu tout à coup silencieux et solitaire, et n'enferme plus que les deux personnes qui se trouvent dans une situation si saisissante en face l'une de l'autre.

Valontilln. bien faible encore, restait assise, accoudée sur le bras du fauteuil, essuyant la sueur refroidie sur son front et cherchant à rassembler ses pensées. Ce fut elle cependant qui parla la première. 0 - Cet homme qui était ta. ce soir. dit-elle, il allait m'assassiner !.

Elle secoua la tète et releva les yeux, lâchant encore de dissiper l'engourdissement de la défaillance. son regard retomba sur llerman.

- - Vous étiez là, reprit-elle. J'ignore de quelle manière.. Vous m'avez défendue. sauvée. vous avez frappé cet homme. puis. je ne sais plus ce qui s'est passé.

ils restèrent, quelques instants en silence, agités tous deux, troublés jusqu'au fond de l'âme, l'haleine suspendue. llerman surtout avait subi dans celle soirée des coups si violenls, il se mêlait alors en hit tant d'effroi, de douleur d'avoir perdu son père, tant de bonheur de se retrouver auprès de Valentine. qu'il sentait son cœur se briser, sa raison se perdre. Cependant, comme après s'être souvenue de (te qu'elle lui devait. Valenline commuait à le regarder avec une douce exaltation qui ne devait venir toutefois que delà reconnaissance, Herman reprit un peu d.' force. et prononça d'une voix entrecoupée et frémissante : - Oui, Valentine, je vous ai défendue, sauvée, mais vous ne savez pas à quel prix.

Il s'arrêta eidevint d'une pâleur si profonde que la jeune femme frissonna en l'interrogeant vivement du regard.

Apprenez, d'abord, reprit-il, une circonstance. horrible. Mon père. demeuré sans ressource, par suite de mes détestables folies, et sans doute égaré par l'exeès de la misère, s'est associé à ces misérables qui s'introduisent dans tes demeures sous une apparence quelconque, et y sollicitent de l'argent par ruse ou violence. Il était venu ce soir avec son associé à la porte de ce pavillon isolé.,.

sans savoir qui l'habitait.

Valenline écoutait avec stupeur et palpitante d'inquiétude.

- L'tiii de ces misérables est monté, reprit Hcrman d'un voix sourde, l'autre. mon père!. est resté duns la rue. lit moi! moi! continua le malheureux respirant a peine, en appelant ici la garde, je lus ai fait arrêter tous deux.

Oh! quel malheur alrt'eux.r s'écria Valenline frémissante el tes yeux baignés de pleurs.

Mais elle était si belle dans sa pâleur, dans ses larmes, qu'Herman, transporté d'amour, enhardi par l'attendrisse- ment qu'il voyait en elle, reprit avec plus de force et de chaleur : — Valentine, écoutez-moi. Voici ce que j'ai lait pour l'amour de vous. amour méconnu et outrageusement repoussé. J'ai dissipé en peu de temps une fortune considérable. appelant à moi tous les plaisirs pour y trouver un moment d'oubli à la passion qui me dévorait, cherchant, dans une orgie continuelle, l'ivresse, la folie ou la mort. Hélas! je n'ai rencontré que la ruine. la ruine qui m'a conduit à des actes déplorables, à l'humiliation éternelle.

La voix d'Herman fut un instant brisée par ses émotions violentes.

— Depuis plus d'un mois, reprit-il en étendant la main du côté qu'il désignait, je suis là, en face de vous, dans une pauvre mansarde, consumant mes jours et mes nuits dans les remords, dans les larmes, ne vivant que de l'es-

pérance do vous apercevoir une minute, do bien loin.

prosterné devant vous, et vous demandant grâce, pitié, de tous les cris de mon âme!

Valenline tenait la tête penchée dans sa main, on ne pouvait voir l'expression de son visage; Herman continuait : — Ce soir, ici, attiré près de vous au moment du danger par l'inspiration de mon cœur, j'ai pu vous soustraire à la mort. Et lorsque j'ai appris du malfaiteur le non de sou complice, lorsque j'ni su dans quel affreux péril je venais de jeter mun père, retenu près de vous par le besoin de vous protéger encore contre ce bandit blessé, sanglant, qui restait à vos côtés; appelé au dehors pour avertir le malheureux comte de Rocheboise et le sauver des fers do la justice, partagé entre l'amour et le devoir le plus sacré", Valentine, je suis resté ici, je suis resté en vous enlaçant de mes bras.

Entraîné par ses paroles, véhément, exalté, Herman continuait encore : - J'ai donc, pour vous, été coupable mille fois, malheureux tous les jours, et ce soir, dévoué jusqu'au sacrilége. Les erreurs, les folies, les crimes de la passion, ses larmes incessantes, ses extases idolâtres, son fanatisme ardent, son dévouement suprême, j'apporte tout devant vous, je mets tout à vos pieds. Maintenant, dites-moi, Valentine, me pardonnerez vous?

Le moment de silence qui suivit fut terrible pour tous deux, Herman, bouleversé par tant de mouvements impé- tueux, le regard enflammé, le visage d'une pâleur mortelle, était agité d'un tremblement nerveux qui apparaissait dans tout son être. Valcntine avait besoin, pour répondre, d'une force de résolution si grande qu'elle redoutait de ne pas la trouver en elle.

Elle se leva grave, imposante, s'appuya sur le marbre de la cheminée, et dit d'une voix tremblante malgré tout son courage : - Je regretterai jusqu'à la mort le malheur que, pour l'amour de moi, vous avez attiré sur la tête de votre père.

— Ce n'est pas là ce que je demande ! dit impétllüllsement Herman, vous le savez bien, Valentine. Ainsi, répondez-moi.

— Je ne vois de réel dans les mérites que vous vous attribuez près de moi que de m'avoir sauvée ton l'heure de la mort, dit-elle avec un sourire, expression si triste dans ces moments de déchirements et de douleurs éternelles. Maintenant, je répondrai : Vous m'avez ôlé le bonheur pour toujours, je ne vous dois aucune grâce de m'avoir conservé la vie.

Herman allait l'interrompre, elle continua avec plus de vivacité et d'un ton absolu :

- Autrefois, lorsque je vous aimais, c'était avec une roi profonde; jamais confiance plus pure, sérénité plus grande ne rayonna dans une âme. Quand on est jeune, et au premier amour de la vie, il est permis, il est légitime de se tromper; être heureux par l'amour est notre droit eu ce monde; pourqurquoi ne penserions-nous pas que le ciel nous l'accorde. Mais, après avoir été tristement désabusée, retomber dans le même aveuglement, accueillir la même illusion par une attache insensée à un bien qui nous fuit, c'est être faible et lâche, c'est abdiquer sa raison, son jugement, pour être heureux un instant de plus dans la vie. Non, non, je ne le veux pas. La force, la lumière de l'esprit sont des rayons divins aussi. divins comme l'amour. et ou ne peut les éteindre sans crime.

— Ainsi vous me repoussez! s'écria Herman exaspéré d'entendre un raisonnement quand son cœur se soulevait avec violence, quand l'exaltation emportait sa pensée.

- J'ai cru devoir me séparer de vous, dit Valenline; le passé est toujours le même, pourquoi mon sentiment serait-il changé?

Et moi aussi, dit Herman, je reprendrai la force, le courage. et celle raii-ou que vous appréciez tant. Je sens en ce moment que la passion Iii plus violente peut céder devant tant d'indifférence et de froideur. Et si je vous quitte en ce moment, dans la situation où nous sommes, ) ce sera pour la vie.

— Je le sais. t — Et vous le voulez? J — Je le veux. I


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I.;i iiih'i! du p1' (.■ ii*l• îIIfir»l

Herman fit quelques pas précipites vers la porte et se | retourna.

j - Adieu, Valentine. dit-il. Avec cet adieu. vous l'entendez bien. avec cet adieu tombent entre lIuII:,lïndill',;renee éternelle, l'oubli. oh! oui! l'oubli! la mort et le néant de notre amour. Adieu!

Puis il sortit et s'éloigna à grands pas.

XL VII

LES FAUX BILLETS.

Fin rentrant dans la mansarde, Ilennan se jeta sur un siège au coin de la cheminée, et resta anéanti, dévorant en silence la colère, l'humiliation, la souu'rancc qui dé- bordaient de son rouir.

Pasqual n'interrompit puint sa sombre absorption. Assis <Il} l'autre côté du feu, le bras appuyé sur le dossier de sa chaise, il regardait quelques traits formés au crayon sur le plâtre nu de la muraille. C'était la date du jour il était venu habiter celle chambre, et qu'il avait inscrite en y arrivant; d'autres dates plus récentes étaient marquées au-dessous. Ayant toujours conservé ce petit réduit dans les diverses phases de sa fortune., Pasqual y avait sans doute aussi inscrit depuis tes jours marquants de sa desLinécl et il semblait en ec moment embrasser par la pensée

le laps de temps qu ils enfermaient entre eux. Du reste, il était plus que jamais livré à cette étrange distraction qui s'était toujours montrée eu lui, quand les désastres de sou maître étaient au comble, quand il s'était jeté luimême dans le danger d'une peine infamante; il paraissait plus que jamais insouciant de toute chose, s'absorber dans ses propres sentiments, et vivre en dehors de ce monde.

Hermaii releva enlin la t't(', et dit brusquement : — Je vous préviens que je veux quitter ce logement.,.

Je désire sortir d'ici le plus tôt possible.

Pasqual ne parut pas l'entendre.

- Celle mansarde est inhabitable, continua Herman.

On ne peut pas y tenir plus longtemps. Et puis je veux.

je veux absuli ment m'éloigner de la rue Las-Cases.

Ce dernier mot contenait toute sa pensée. Le malheu- reux ne savait ce qu'il y avait de plus cruel pour lui dans cet endroit, de la pensée de Yalenline ou de celle de son père.

— Vous préférez le séjour de la prison ? demanda froideinenl Pasqual.

— Ouand cela serait,! dit Rocheboise avec une sombre impatience, eh bien, oui!. j'aimerais mieux être emprisonné que caché' c'est une situation plus franche.

Il se lut un instant et reprit d'un ton grondeur : — Si 011 m'arrètait, ma réclusion humiliante serait au moins involontaire, tandis qu'ici je me mets moi-même au 4


L'arche du pont.

secret, je m'enferme honteusement. Enfin, je verrais le jour dans la cour de la prison, au lieu de vivre comme un affreux hibou qui n'est fait que pour la nuit.

Le sou d'un orgue se fit entendre sous la fenêtre.

Masquai se dressa vivement de sa place et écouta quelques instants.

-L'or est ?itze chiiiièi-e, murmura-t-il en rappelant les paroles de l'air que jouait l'orgue. Oui, une vraie chimère pour le pauvre musicien qui répète cette maxime. Et pour nous aussi, continua Pasqual avec un sourire et en regardant un gros sou qu'il venait do prendre dans son gousset.

Il enveloppa la pièce de dix centimes dans un morceau de papier écrit et la jeta par la croisée.

- Vous avez donc bien de l'argent de reste, que vous en aonnez à de telles gens! dit Ilerman, par pure mauvaise humeur.

,—- Que voulez-vous. j'étais leur compagnon autrefois, répondit I asqual légèrement. Et il ne faut pas oublier ses amis dans l'orgueil de. l'infortune.

- A la bonne heure !

- louez, reprit Pasqual en écoutant l'orgue qui jouait sur la même pédalo, ce brave musicien joue maintenant sans interet, et redit son air gratuitement pour me remer- cier de mon aumône.

Pasqual, attentif, suivait les sons qui allaient se per.

dont dans le lointain.

— M'écouterez-vous, enfin ? demanda Herman avec plus d'impatience.

— Sans doute. vous me disiez?

— Que je voulais sortir d'ici à mes risques et périls.

fût-ce même pour aller en prison.

— Oui, dans la prison pour dettes?

- Sans doute.

— Où les détenus détonne compagnie vont passer la saison pour se rendre intéressants. comme on va aux eaux. et où ils se libèrent aussi joyeusement que les malades se guérissent là-bas,.. Mais il est d'autres sujets d'arrestation. d'autres lieux de détention.

- Oli l ne dites pas cela.

— Dont la pensée vous fait trembler, à ce que je vois.

Rasseyez-vous, ne me regardez pas ainsi, nous n'y sommes pas encore.

— Au nom du ciel, que voulez-vous dire 1 Il est en moi une terreur affreuse. incessante.

- Celle de ces billets.

- Oui.

— Vous en avez donné quelques-uns en paiement a Léon Dubreuil, à la suite d'une soirée de jeu orageuse.

- Comment le savez-vous? - Lorsque nous avons créé ces valeurs, il était impos-


sibte do s'en servir envers vos créanciers, qui, connais- sant l'étal de vos affaires, auraient pu concevoir îles soup- çons. Il fallait les négocier avec une maison de banque éloignée, eu retirer les moyens de passer à l'étranger, où nous nous trouverions hors d'atteinte, au moment de l'échéance. Depuis, vous vous êtes obstinément refusé ù partir. Et vous mettez ces billets en circulation en demeurant ici !. C'est une extravagance complète qui porte déjà ses fruits.

I - Pour Dieu! expliquez-vous. partez! , , - Dubreuil a conçu des doutes sur l'authenticité des signatures. vous vous serez trahi en les livrant.

— C'est possible. je tremblais. et il a attaché sur moi un regard fixe. que je sens encore.

AU !. je m'en doutais, — Mais enlin. achevez!

- Eh bien, Léon Dubreuil, une fois ses soupçons éveillés, est allé chez le vieux Bachelu pour savoir si le marchand d'argent avait réellement souscrit ces billets. Par un bonheur extrême, Bachelu était absent de Paris, son commis n'a pu donner les informations demandées ; et il n'y a rien encore d'ébruité.

Ensuite?

— Mais un homme qui est au courant des affaires de Bachelu mieux que Bachelu lui-même, et sait parfaitement que celui-ci ne vous a pas souscrit de billets, a eu avis de la demande de Dubreuil et me l'a rapportée. — Comment voyez-vous cet homme? comment sait-il notre demeure?

- Eh ! c'est à lui que je vends le peu d'objets que nous avons gardés et dont le prix sert maintenant a nous faire vivre. llier donc, comme j'allais chez lui, il m'a appris ce qui se passait. en ajoutant que si les billets n'étaient pas retirés des mains du dépositaire avant trois jours et brûlés devant lui, Bachelu, sur son avis, s'adresserait il Léon Uubreuil et ferait constater l'illégalité de la signa- 1 ture.

- Dans trois jours!

,- C'est un terme de rigueur qu'il nous laisse. Il vient de me le rappeler, — Comment?

- L'orgue qui jouait tout à l'heure sous la fenêtre était un souvenir de lui. Un de nos musiciens ambulants, sans savoir ce qu'il faisait lui-même, venait me rappeler la volonté de cet homme et surtout recevoir ma réponse.

- Votre réponse ?

- J'ai promis, en termes que lui seul peut comprendre, que les billets lui seraient remis avant trois jours. Et le gros sou jeté par la fenêtre a emporté le message.

- Ainsi ce secret lomble est eirtre les lilailis (l'lit] misérable !

11 ne le trahirait qu'à la dernière extrémité. et. pour ne pas compromettre la caisse de Bachelu ; mais son propre intérêt doit lui faire désirer que tout ceci reste dans l'ombre, et une fois les billets remis entre ses mais, il n'y a rien a redouter de son indiscrétion ; ainsi, pas de crain- tes chimériques, il en reste assez d'autres. lierman retomba abattu sur son siège. — Vous restez là en silcllCU, monsieur, reprit Pasqual; mais le temps presse : il faut voir M. Léon Dubreuil.

- Que pourrai-je lui dire?

— Vous lui direz que l'un de vos créanciers, celui qui a obtenu prise de corps sur vous, paraît disposé à se désister de ses poursuites si on luyvinet des valeurs sûres pour une partie de ses créances. Et vous le prierez avec instance, lui, Léon Dubreuil, de vous remettre, pour en faire usage près de votre créancier, les billets dont il est nanti, et de recevoir en échange une simple reconnais- sance signée de vous. S'il y consent, les billets revien- nent en nos mains et sont anéantis ; s'il refuse, il n'y a plus qu'à négocier en toute hâte ce qu'il nous reste de fausses valeurs et à quitter la France.

— Mais de quel droit lui deniauderai-je ce sacrifice?

— Vous lui direz que par ce service il sauveia de l'igno- minie de la prison le mari de valenline.

— A ce mot. Herman tressaillit et se frappa le front.

- C'est le seul titre que vous puissiez invoquer près de lui, reprit Pasqual. JI faut faire un puissant appel à ses sentiments pour qu'il consente à se dessaisir de ces titres, qui sont une arme contre vous auprès de celle qu'il aime.

Il aurait l'infamie de me dénoncer près d'elle.

— C'est peut-être dans ce but qu'il cherche à constater le faux.

— Ah! oui. oui ! s'écria Herman en se levant d'un air égaré; il faut voir Dubreuil ce soir même.

— Monsieur, vous perdez la raison. il est plus de minuit. Demain, dans la journée, nous ferons demander à votre ancien ami un entretien particulier qui aura lieu à la nuit tombée.

— Faites. que tout se passe au plus vile.

— Oit verrez-vous monsieur Dubreuil?

— je no veux pas aller chez lui.

— Il peut encore moins venir ici. Il faut un terrain neutre. Voyons, les cafés sont trop éclairés pour nous.

tes promenades publiques se ferment à l'entrée de la nuit.

J'y, suis. Donnez rendez-vous à M. Dubreuil sur le quai de ia Grève.

— Sur le quai de la Grève ?

- Oui, à deux pas de là je vous promets un endroit où vous serez parfaitement seuls, sans crainte d'être ni vus ni entendus du dehors.

11 suffit. Ecrivez, obtenez la réponse.le n'ai pas la force de le faire. Oh! que je voudrais que cette coupe d'amertume fût tarie. Ilerman se jeta sur son lit-, brisé, anéanti. Tant de dou- leurs et de dangers passaient devant ses yeux, grondaient autour de lui, qu'il ne distinguait plus rien que dans le vague du délire. Un effroi mortel, une souffrance poignante le tenaient éveillé ; mais il avait perdu la l'acuité de penser, et il restait avec lui-même dans un inorne silence.

Cet état d'inertie dura une partie de la journée suivante ; il resta couché dans l'épuisement de Lou.ie force, et l'oubli presque comple ce de qui devait se passer.

Pendant ce temps, Pasqual se rendit lui-même chez Léon Dubreuil, et obtint de celui-ci la promesse de se rendre à l'endroit désigné pour l'entrevue que M. de Rocheboise lui demandait.

1 Le moment était fixé pour dix heures du soir.

Lorsque la nuit vint annoncer l'approche de cet instant décisif, Herman sortit subitement de l'espèce de léthargie dans laquelle il avait été plongé; et. par une réaction vioIcuie, il éprouva l'ardeur impétueuse de toutes les passions qui devaient l'agiter. La jalousie, la colère dévoraient son sang et allumaient èn lui une lièvre insensée; la honte dominait encore ces cruels sentiments.

C'était un ancien ami qu'il allait revoir dans de telles circonstances; l'égalité autrefois établie entre eux s'était changée en une disproportion effrayante ! Il allait se trouver ruiné, déshonoré, en face de Léon Dubreuil, qui, à tous les autres avantages dont il pourrait l'accabler, joignait peut-être celui d'être préféré de Y(lIL'lnille!.

Pasqual apporta le diner à l'heure habituelle. Les deux habitants de la mansarde restèrent longtemps à table, en face l'un de l'autre, pour taire passer le temps que l'appréhension, plus cruelle encore que tout le reste, faisait paraître d'une lenteur accablante.

Le repas terminé. Pasqual posa sa montre sur la table eL en suivit l'aiguille du regard.

Ni lui ni son maître ne prononçaient une parole; mais Pasqual versait souvent, dans le verre d'ilerman un vin blanc préparé pour réchauffer le courage, line espèce d'élixir auquel les malfaiteurs de profession eux-mêmes ont recours pour se procurer une ardeur étourdissante au moment d'un coup difficile ; et Ilerman, sans savoir ce qu'il faisait, buvait à coups pressés la liqueur excitante.

La montre marqua neuf heures et demie.

Ilerman cl Pasqual se levèrent, s'enveloppèrent de numteaux. Pasqual prit sur lui du papier timbre, une éeritoire de poche pour le cas où iHibreuil consentirait a accepter do nouveaux billets. Il emporta aussi une lanterne sourde et ce qu'il fallait pour faire du feu, disant que l'endroitaurait lieu l'entretien n'était, pas éclairé. Puis il tendit à son maître un jonc assez fort, dans le. haut duquel était vissé un poignard.

- Pourquoi me donnez-vous cette canne? dit brusque- ment Herman. Vous ne pensez pas sans doute que j'en aie besoin pour me soutenir. Et comme arme, je ne dois pas non plus l'emporter, puisque Dubreuil ne viendra surement pas armé à ce rendez-vous.


Herman allait déposer le jonc; il l'oslo en suspens une minute; puis il murmura : - Non. c'est le sort qui remet cct'e arme entre mes mains. Elle peut m cire bien ulilo. Allons!

Le malheureux pensait que s'il échouait dans la tentative faite pour retirer cL anéantir les Taux billets, la mort pourrait le soustraire à l'opprobre que leur existence devrait faire tomber sur lui.

Il garda la canne-poignard,, et les deux compagnons d'infortune descendirent de la mansarde.

Arrivés sur le quai de la Grève, ils furent quelque temps sans rencontrer celui qu'ils cherchaient parmi les passants.

L'air était chargé de brouillards congelés et répandait un froid sombre; il neigeait lentement ; la glace, incrustée aux vitres des boutiques, n'en laissait échapper que de troubles lueurs; eL \Ic quai, plus obscur que d coutume, permettait peu de reconnaître ceux près de qui on passait.

Rocheboise et son compagnon erraient depuis un quart d'heure sans rencontrer personne qui put, fixer leur attention.

La perte de cette entrevue qu'il venait chercher mettait Herman dans le plus cruel danger; cependant il se sentait soulagé d'échapper à cette crise immédiate et poignante, et respirait déjà plus librement, lorsque, dans un instant où il suivait le parapet, Léon Dubreuil se trouva subitement devant lui.

XLVIII L'ARCHE DU PONT.

Au moment où Rocheboise et Dubreuil se rencontrè- rent, un rassemblement de gens du bas peuple sortait de la rue des Nonaindières et descendait sur le quai. Cette arrivée inopportune eut cependant l'avantage d'amener le premier mol do l'entretien, si difficile à trouver en de telles circonstances. -, - Vous choisissez mal le lieu de vos rendez-vous, dit Dubreuil à Herman; ce quartier est encombré de populace.

Notre entretien ne doit durer qu'une minute, dit ilerman.

- Je le désire, répondit sèchement Léon.

- Les voies publiques, sont, partout également populeuses, dit Pasqual en intervenant: mais, ici, on peut trouver un endroit sûr et entièrement solitaire pour s'y retirer un instant.

— Où donc, s'il vous plaît? demanda Léon.

— Ici, sous la première arche du pont. Le terrain qui touche le cours de l'eau est toujours libre, et nous n'avons que quelques marches pour y descendre.

- En vérité, monsieur Pasqual, vous avez des ressources très-habiles! dit Dubreuil avec un sourire ironique et en appuyant, sur ces mots.

Malgré cette espèce d'acceptation, les deux jeunes gens demeuraient ilHllwbiles: ni l'un ni l'autre ne se souciaient de faire le premier pas pour aller gagner un lieu d'audience dont, le choix était plus qu'étrange.

En même temps, la lile pressée de la plèbe avançait.

Cela semblait être une foule, de pauvres gens, mais de gais compagnons qui l'cvenaientllc faire une petite fête au cabaret voisin. Quelques ternes lumières marchaient en tète, et on entendait des chants joyeux aorli-r du milieu de la bande.

La cohue menaçait d'envahir le quai.

— Décidément, on ne peut pas rester ici pour parler d'affaires, dit Dubreuii. Ces gens-là passés, il en viendra d'autres.

Il ajouta dédaigneusement : — Eh bien!. va pour la salle de réception de M. Pas,!ua!.

El il prit l'escalier qui conduit sous le pont.

Les deux personnes qui avaient à s'entretenir avec lui descendirent sur ses pas.

Herman, en arrivant dans cet endroit sombre, éprouva un saisissement douloureux. il lui sembla sentir le froid d'une tombe.

La nuit était réellement, si noire dans cette profondeur, qu'ils marchèrent d'abord d'un pas mal a Henni; mais dès

que leurs yeux l'Ill'ont faits à l'obscurité, ils distinguèrent le terrain uni, un peu exhaussé sur le lit de la rivière et effleuré par ses eaux, chargées en ce IIWnlOlltlil d'épais glaçons.

Ils restèrent quelques instants immobiles et en silence, pour ne pas attirer l'attention de la bande, qui arrivait le long du parapet et se trouvait alors à portée de la vue.

La troupe joyeuse, quoique vive et animée dans ses mouvements, était lente dans sa marche ; 011 reconnaissait des gens peu pressés de s'éloigner du lieu de réfection, dont i 1s savouraient encore en souvenir l'agréable festin.

Ce cortège burlesque était composé de gens de notre connaissance : c'était la noce de Corbillard et de mademoiselle Rose qui venait d'être céléhrée. On avait fait le repas au cabaret symbolique des Deux-Pigeons, et toute la société s'en revenait eu masse au logis.

Au-dessous de l'arche, la nuit était profonde et triste.

Ces doux jeunes hommes, si bien placés dans le monde, dont l'un avait été le roi du faste et de l'élégance, dont l'autre était encore cité pour l'élévation d'esprit et do caractère, se tenaient là. cachés, inquiets, le cœur palpitant

de passions haineuses et dévorantes.

Le cintre du pont traçait un grand cadre de ligne sombre; au bas s'étendait le terrain humide, bordé de bateaux noircis, délabrés par l'hiver et retenus dans leurs chaincs; au delà se déroulait la nappe immense et livide de la rivière.

L'eau arrivait a grande force sous le poids do ses glaçons amoncelés ; elle s'engouffrait. sous l'arche, eu heurtant les piliers de ses dalles mouvantes, et rendait un bruit formidable, qui retentissait dans l'abime du nouve et répandait comme 1111 frémissement dans l'air.

Plus loin, les bâtisses du pont Marie, et le groupe de peupliers qui s'élève sur le bord, jetaient une ombre plus noire sur la nuance blafarde de l'eau; les arbres desséchés pliaient sous le vent en rendant un craquement aigu de branches mortes; tes bateaux amarrés faisaient gémir leurs chaînes dans un balancement continuel; sur toute l'étendue , la muge tombait lentement, en apportant le froid et la tristesse du ciel.

Au-dessus de l'arche, en même temps, la noce passait animée et joyeuse.

Les porte-flambeaux allaient en avant; immédiatement après venaient, les mariés, majestueusement placés sous le dais d'un parapluie.

Corbillard, rajeuni, ne portait plus qu'une de ses béquilles; njadcmoiseUo Kosc avait rafraichi sa coiffe ; les pompons verts eu étaient plus verts que jamais, car c'était le cas de montrer de l'espérance; mais comme cette Rose, près de la soixantaine, pouvait bien être semée de quelques frimas, l'hiver semait en ce moment les rosettes de sa coiffure de légers flocons de neige.

Singulière et bonne noce de mendiants 1 où le repas, la toilette, où tout le matériel est l'aumône des hommes ! où le bonheur est l'aumône de Dieu!

011 entend les propos joyeux jetés à pleine voix de l'un- à L'autre; comme autrefois, dans les fêtes nuptiales, les trouvères entonnaient Je chant de l'hyménée en se répondant tour à tour.

— Eh bien! oui, oui, mes enfants, disait le père Corbil- lard, c'est moi qui me marie. Il faut bien un peu fêter la vie.

— Mais voyez donc le père anx béquilles! Il a toujours de la gaieté à revendre.

- Et il nous en donne à tous pour rien, otii-dà I - Que voulez-vous? reprend le bonhomme, c'est carnaval ; le bonheur s'est déguisé en mendiant.

— Et l'amour a pris la défroque du père Corbillard.

Ohé !. vivat !.

En même temps, des airs allègres résonnaient sur les vielles et les orgues de la troupe gaillarde, dont le plus bel instrument était les éclats de riro.

Les ouvriers du quartier qui rentraient à cette heure mesuraient leurs pas aux sous cadencés de la musique; ils saisissaient les refrains joyeux au passage et s'éloignaient en chantant. Ainsi la gaieté de la noce s'en al- lait, portée d'écho en écho, dans les profondeurs de la ville.

Dubreuil et Rocheboise jetaient des regards impatients


'sible de s'en servir envers vos créanciers, qui, connaissant l'état de vos affaires, auraient pu concevoir des soupçons. il fallait les négocier avec une maison de banque éloignée, en retirer les moyens de passera l'étranger, où nous nous trouverions hors d'atteinte, au moment de l'échéance. Depuis, vous vous êtes obstinément refusé a partir. Et vous mettez ces billets en circulation en demeurant ici !. C'est une extravagance complète qui porte déjà ses fruits. -.

f —Pour Dieu! expliquez-vous. parlez i

- Dubreuil a conçu des doutes sur l'authenticité des signatures. vous vous serez trahi en îeë.iivrâht; ; — C'est possible. je tremblais. et il à attaché sur moi un regard fixe. que je sens encore; ! - Ah !. je m'en doutais.

; — Mais enfin. achevez! -. -l' - Eh bien, Léon Dubreuil, une fois ses soupçons v lés, est allé chez le vieux Bachelu pour savoir si le mar- chand d'argent avait réellement souscrit ces billets. Par un bonheur extrême, Bachelu était absent de Paris, son commis n'a pu donner les informations demandées; et il n'y a rien encore d'ébruité.

Ensuite?

, — Mais un homme qui est au courant des affairés de Bachelu mieux que Bachelu lui-même, et sait parfaitement que celui-ci ne vous a pas souscrit de billets, à eu avis de la demande do Dubreuil et me l'à rapportée. -, — Comment voyez-vous cet homme? comment sait-il notre demeure ?

— Eh ! c'est à lui que je vends le peu d'objets que nous avons gardés et dont le prix sert maintenant a nous faire vivre. Hier donc, comme j'allais chez lui, il m'a appris ce qui se passait, en ajoutant que si les billets n'estent pas retirés des mains du dépositaire avant trois jours et brûlés devant lui; Bachelu, sur son avis, s'adresserait à Léon Dubreuil et ferait constater l'illégalité de la signature.

— Dans trois jours !

- C'est un terme de rigueur qu'it nous laisàpi i. Il vient de me le rappeler.

— Comment? ,- — L'orgue qui jouait tout à l'heure sous là fenêtre était un souvenir de lui. Un dé nos musiciens ambulants, sans savoir ce qu'il faisait tui-même, venait me rappeler la volonté de cet homme et surtout recevoir nia réponse; — Votre réponse ?

— J'ai promis, en termes que lui seul peut comprendre, que les billcls lui seraient-remis avant trois jours. Et lé gros sou jeté par la fenêtre a emporte le message.

- Ainsi ce secret terrible est entre les mains d'un misérable 1 - il ne le trahirait qu'à la dernière extrémité, et pour ne pas compromettre la caisse de Bachelu; mais son propre intérêt doit lui faire désirer que tout ceci reste dans l'ombré, et une fois les billets remis entre ses mais, il n'y a rien à redouter de son indiscrétion ; ainsi, pas de craintes chimériques, il en reste assez d'autres.Herman retomba abattu sur son siège.

— Vous restez là en silence, monsieur, reprit Pasqua!; mais le temps presse : il faut voir M. Léon Dubreuil.

- Que pourrai-je lui dire? -

— Vous lui direz que l'un de vos créanciers, celui qui a obtenu prise de corps sur vous, paraît disposé à se désister de ses poursuites si on lui remet des valeurs sûres pour une partie de ses créances. Et vous le prierez avec instance, lui, Léon'Dubreuil, dé vous remettre, pour en faire usage près de votre créancier, les billets dont il est nanti, et de recevoir en échange une simple reconnaissance signée de vous. S'il y consent, les billets reviennent en nos mains et sont anéantis ; s'il refuse, il n'y a plus qu'à négocier en toute hâte ce qu'il nous reste de fausses valeurs et à quitter la France.

— Mais de quel droit lui demanderai-je ce sacrifice?

— Vous lui direz que par ce service il sauvera de l'igno- minie de la prison le mari de Valentine.

- A ce mot, Herman tressaillit et se frappa le front.

— C'est le seul titre que vous puissiez invoquer près de lui, reprit Pasqual. Il faut faire un puissant appel à ses sentiments pour qu'il consente à se dessaisir de ces litres, qui sont une arme contre vous auprès de celle qu'il aime.

— Il aurait l'infamie de me dénoncer près d'elle.

— C'est, peut-être dans ce but qu'il cherche à constater le faux.

Ah! oui. oui! s'écria Herman en se levant d'un air égaré; il faut voir Dubreuil ce soir même.

— Monsieur, vous perdez la raison. il est plus de minuit. Demain, dans la journée, nous ferons demander à votre ancien ami un entretien particulier qui aura lieu à la nuit tombée.

— Faites. que tout se passe au plus vite.

Ou verrez-vous monsieur Dubreuil ?

Je ne veux pas aller chez lui.

Il peut encore moins venir ici. Il faut un terrain neutre. Voyons, les cafés sont trop éclairés pour nous.

les promenades publiques se ferment à l'entrée do la nuit.

J'y suis Donnez rendez-vous a M. Dubreuil sur le quai de GrëVë: ,

Sur le quai de la grève?

Sur qli81 de la Gl'êvètÔLiij â deux pas (~ là je vous promets un endroit où vous serez parfaitement seuls, sans crainte d'être ni vus ni entendus dit dehors.

Il suffit..; Ecrivez, obtenez la réponse. Je n'ai pas la force dé lë fàire.ii Oli î que je voudrais que cette coupe d'amertume fût tarie.

Hermâii se jeta sur son lit; brisé, anéanti. Tant de doulëitfs et dé dangers passaient devant ses yeux, grondaient autour de lui, qu'il ne distinguait plus rien que dans le vague du délire. Un effroi mortel, une souffrance poignante le tenaient éveillé ; mais il avait perdu la faculté de penser, et il restait avec lui-même dans un morne silence, Cet état d'inertie dura une partie de la journée suivante ; il restà couché dans l'épuisement de toute force, et l'oubli présque complet ce de qui devait se passer.

Pendant ce temps, Pasqual se rendit lui-même chez Léon Dubreuil, et obtiiit de Celui-ci la promesse de se rendre à l'endroit désigné pour l'entrevue que M. de ltocheboise lui, demandait.

Le moment était fixé pour slix heures du soir.

Lorsque la nuit vint annoncer l'approche de cet instant décisif, lierniàii sortit subitement de l'espèce de léthargie dans laquelle il avait été plongé; et, par une réaction violente il éprouva l'ardeur impétueuse de toutes les passions qui devaient l'agiter. La jalousie, la colère dévoraient son sang et allumaient ën lui une fièvre insensée ; la honte dominait encore ces cruels sentiments.

C'était un ancien ami qu'il allait revoir dans de telles birconstances; l'égalité autrefois établie entre eux s'était changée en une disproportion effrayante ! Il allait se trouver ruiné, déshonoré, el1 face de Léon Dubreuil, qui, à tous les autres avantages dont il pourrait l'accabler, joignait peut-être celui d'être préféré de Valentine!.

Pasqual apporta le dîner à l'heure habituelle. Les deux habitants de la mansarde restèrent longtemps à table, en face l'un de l'autre, pour faire passer le temps que l'appréhension, plus cruelle encore que tout le reste, faisait paraître d'une lenteur accablante.

'Le repas terminé, Pasqual posa sa montre sur la table et en suivit l'aiguille du regard.

Ni lui ni son maître ne prononçaient une parole ; mais Pasqual versait souvent dans le verre d'Herman un vin blanc préparé pour réchauffer le courage, une espèce d'élixir auquel les malfaiteurs de profession eux-mêmes put recours pour se procurer une ardeur étourdissante au moment d'un coup difficile; et Herman, sans savoir ce qu'il faisait, buvait à coups pressés la liqueur excitante.

La montre marqua neuf heures et demie.

Herman et Pasqual se levèrent, s'enveloppèrent de manteaux. Pasqual prit sur lui du papier timbré, une écritoire , de poche pour le cas où Dubreuil consentirait à accepter de nouveaux billets; 11 emporta aussi une lanterne sourde et ce qu'il fallait pour faire du feu, disant que l'endroit aurait lieu l'entretien n'était pas éclairé. Puis il tendit à son maître un jonc assez fort, dans le haut duquel était vissé un poignard.

— Pourquoi me donnez-vous cette canne ? dit brusquement Herman. Vous ne pensez pas sans doute que j'en aie besoin pour me soutenir. Et comme arme, je ne dois pas non plus remporter, puisque Dubreuil ne viendra sû- pement pas armé à ce rendez-vous. j


Herman allait déposer le jonc; il resta en suspens une minute ; puis il murmura : - Non, c'est lo sort qui remet cet!e arme entre mes mains. Elle peut m'être bien utile. Allons!

Le malheureux pensait que s'il échouait dans la tentative faite pour retirer et anéantir les faux billets, la mort pourrait le soustraire à l'opprobre que leur existence devrait faire tomber sur lui.

11 garda la canne-poignard, et les deux compagnons d'infortune descendirent de la mansarde.

Arrivés sur le quai de la Grève, ils furent quelque temps sans rencontrer celui qu'ils cherchaient parmi les passants.

L'air était chargé de brouillards congelés et répandait un froid sombre; il neigeait lentement ; la glace, incrustée aux vitres des boutiques, n'en laissait échapper que de troubles lueurs; et de quai, plus obscur que d coutume, permettait peu de reconnaître ceux près de qui on passait.

Rocheboise et son compagnon erraient depuis un quart d'heure sans rencontrer personne qui pût fixer leur attention.

La perte de cette entrevue qu'il venait chercher mettait Hcrman dans le plus cruel danger; cependant il se sentait soulagé d'échapper a cette crise immédiate et poignante, et respirait déjà plus librement, lorsque, dans un instant où il suivait le parapet, Léon Dubreuil se trouva subitement devant lui.

XLVIII L'ARCHE DU PONT.

Au moment où Rocheboise et Dubreuil se rencontrèrent, un rassemblement de gens du bas peuple sortait de la rue des Nonaindières et descendait sur le quai. Cette arrivée inopportune eut cependant l'avantage d'amener le premier mot de l'entretien, si difficile à trouver en de telles circonstances. - Vous choisissez mal le lieu de vos rendez-vous, dit Dubreuil à Hcrman; ce quartier est encombré de populace.

— Notre entretien ne doit durer qu'une minute, dit Hcrman.

— Je le désire, répondit sèchement Léon.

— Les voies publiques sont partout également populeuses , dit Pasqual en intervenant; mais, ici, on peut trouver un endroit sûr et entièrement solitaire pour s'y retirer un instant.

— Où donc, s'il vous plaît ? demanda Léon.

— Ici, sous la première arche du pont. Le terrain qui touche le cours de l'eau est toujours libre, et nous n'avons que quelques marches pour y descendre.

— En vérité, monsieur Pasqual, vous avez des ressources très-habiles! dit Dubreuil avec un sourire ironique et en appuyant sur ces mots.

Malgré cette espèce d'acceptation, les deux jeunes gens demeuraient immobiles; ni l'un ni l'autre ne se souciaient de faire le premier pas pour aller gagner un lieu d'audience dont le choix était plus qu'étrange.

En même temps, la lile pressée de la plèbe avançait.

Cela semblait être une foule de pauvres gens, mais de gais compagnons qui revenaient de faire une petite fête au cabaret voisin. Quelques ternes lumières marchaient en tête, et on entendait des chants joyeux sortir du milieu de la bande.

La cohue menaçait d'envahir le quai.

- Décidément, on no peut pas rester ici pour parler d'affaires, dit Dubreuil. Ces gens-là passés, il en viendra d'autres.

Il ajouta dédaigneusement : - Eh bien!. va pour la salle de réception do M. Pasqua!.

Et il prit l'escalier qui conduit sous le pont.

Les deux personnes qui avaient à s'entretenir avec lui descendirent sur ses pas.

Herman, en arrivant dans cet endroit sombre, éprouva un saisissement douloureux. il lui sembla sentir le froid d'une tombe.

La nuit était réellement si noire dans cette profondeur, qu'ils marchèrent d'abord d'un pas mal allermi; mais des

que leurs yeux furent faits à l'obscurité, ils distinguèrent le terrain uni, un peu exhaussé sur le lit de la rivière et eflleuré par ses eaux, chargées en ce momentlà d'épais glaçons, Ils restèrent quelques instants immobiles et en silence, pour ne pas attirer l'attention de la bande, qui arrivait le long du parapet et se trouvait alors à portée de la vue.

La troupe joyeuse, quoique vive et animée dans ses mouvements, était lente dans sa marche; on reconnaissait des gens peu pressés de s'éloigner du lieu de réfection, dont ils savouraient encore en souvenir l'agréable festin.

Ce cortège burlesque était composé de gens de notre connaissance : c'était la noce de Corbillard et de mademoiselle Rose qui venait d'être célébrée. On avait fait le repas au cabaret symbolique des Deux-Pigeons, et toute la société s'en revenait en masse au logis.

Au-dessous de l'arche, la nuit était profonde et triste.

Ces deux jeunes hommes, si bien placés dans le monde, dont l'un avait été le roi du faste et de l'élégance, dont l'autre était encore cité pour l'élévation d'esprit et de caractère, se tenaient là, cachés, inquiets, le cœur palpitant de passions haineuses et dévorantes. Le cintre du pont traçait un grand cadre de ligne sombre; au bas s'étendait le terrain humide, bordé de bateaux noircis, délabrés par l'hiver et retenus dans leurs chaînes; au delà se déroulait la nappe immense et livide de la rivière.

L'eau arrivait à grande force sous le poids de ses glaçons amoncelés ; elle s'engouffrait sous l'arche, en heurtant les piliers de ses dalles mouvantes, et rendait un bruit formidable, qui retentissait dans l'abime du fleuve et répandait comme un frémissement dans l'air.

Plus loin, les bâtisses du pont Marie, et le groupe de peupliers qui s'élève sur le bord, jetaient une ombre plus noire sur la nuance blafarde de l'eau; les arbres desséchés pliaient sous le vent en rendant un craquement aigu de branches mortes; les bateaux amarrés faisaient gémir leurs chaînes dans un balancement continuel; sur toute l'étendue, la neige tombait lentement, en apportant le froid et la tristesse du ciel.

Au-dessus de l'arche, en même temps, la noce passait animée et joyeuse.

Les porte-flambeaux allaient en avant; immédiatement après venaient les mariés, majestueusement placés sous le dais d'un parapluie.

Corbillard, rajeuni, ne portait plus qu'une de ses béquilles; mademoiselle Rose avait rafraîchi sa coiffe; les pompons verts en étaient plus verts que jamais, car c'était le cas de montrer de l'espérance; mais comme cette Rose, près déjà soixantaine, pouvait bien être semée de quelques frimas, l'hiver semait en ce moment les rosettes de sa coiffure de légers flocons de neige.

Singulière et bonne noce de mendiants i où le repas, la toilette, où tout le matériel est l'aumône des hommes 1 où le bonheur est l'aumône de Dieu !

On entend les propos joyeux jetés à pleine voix de l'un' à l'autre; comme autrefois, dans les fètes nuptiales, les trouvères entonnaient le chant de l'hyménée en se répondant tour à tour.

— Eh bien! oui, oui, mes enfants, disait le père Corbillard, c'est moi qui me marie. Il faut bien un peu fêter la vie.

— Mais voyez donc le père anx béquilles! Il a toujours de la gaieté à revendre.

— Et il nous en donne à tous pour rien, oui-dà !

— Que voulez-vous? reprend le bonhomme, c'est carnaval ; le bonheur s'est déguisé en mendiant.

— Et l'amour a pris la défroque du père Corbillard.

Ohé !. vivat!.

En même temps, des airs allègres résonnaient sur les vielles et les orgues de la troupe gaillarde, dont le plus bel instrument était les éclats de rire.

Les ouvriers du quartier qui rentraient à cette heure mesuraient leurs pas aux sous cadencés de la musique ; ils saisissaient les refrains joyeux au passage et s'éloignaient en chantant. Ainsi la gaieté de la noce s'en allait, portée d'écho en écho, dans les profondeurs de la ville. 1 Dubreuil et Rocheboise jetaient des regards impatients


et soucieux de ce côté, attendant que cette foule impor- tune se fut éloignée.

Peu a peu les flambeaux disparurent au tournant d'une rue, le bruit se perdit dans l'éloignemcnt.

— Enfin ! dit Léon.

— Mais sommes-nous bien sûrs d'être seuls ici? demanda Herman en jetant un regard sur tes nombreux bateaux amarrés au rivage.

— Par une nuit semblable, dit Pasqual, que pourraient faire là des bateliers ?

- Je vous renouvellerai ma demande de vous expliquer au plus vite, dit Léon en s'adossant contre l'arcade.

— Bien que ma situation me mette dans une sorte de dépendance envers vous, répondit Rocheboise, qui était parvenu à raffermir sa voix, je vous préviens cependant que ce n'est point une prière que je compte vous adresser, mais une simple proposition que je viens vous faire.

- Par là, vous m'engagez à mettre de côté toute considération particulière ou tout sentiment d'humanité, et à répondre nettement sur la question.

— Précisément. J'ajoute que votre consentement ou votre refus ne sera pour moi qu'une négociation accomplie ou manquée, sans me toucher en aucune manière.

— C'est bien ; voyons ce dont il s'agit.

— Dans le compte que nous avons dernièrement réglé ensemble, vous avez préféré des billets de portefeuille à ceux que j'allais vous faire moi-même; je vous les ai cédés sans difficulté.

- Pas tout à fait ; mais passons.

— Maintenant, reprit Herman, un de mes créanciers, qui ne me connaît point et, par conséquent, n'use pas de mauvais procédés envers moi en refusant ma signature, comme le ferait un ancien ami en agissant ainsi; 1111 de mes créanciers, dis-je, consent ù recevoir des billets en paiement, si je puis lui en remettre de valeurs certaines ; et, en ce cas, fera lever la prise de corps obtenue contre moi.

— Ah! je comprends, dit Dubreuil d'un accent ironique.

- Maintenant, voyez, reprit Herman avec plus d'efforts, s'il peut vous convenir de me rendre les valeurs dont vous êtes nanti et de recevoir des billets de moi a la place. je vous les ferai pour la même échéance.

Dubreuil se tut; Herman continua : f— En venant à un entretien dont vous pouviez présumer le motif, vous avez sans doute apporté ces titres avec Vous. En ce cas, l'échange pourrait se faire ici même.

Dubreuil, toujours en silence, passa la main sous son manteau et lira un portefeuillle.

Ce mouvement fut aperçu au pâles reflets de neige qui passaient sous l'arche. C'était une espèce de consentement muet. Herman et son confident le comprirent ainsi.

Pasqual alluma la lanterne sourde qu'il avait apportée et déplia le papier timbré, Une lumière subite éclaira alors dans un étroit rayon le lieu de la scène, sans s'étendre jusqu'à la voûte sombre de l'arcade.

Dubreuil, l'air acerbe et dédaigneux, était appuyé con- tre la maçonnerie; Rocheboise, les traits agites et dans une attitude tremblante, se tenait devant lui; Pasqual, un pied sur la borne du pilier, tenait la lanterne et les papiers a la main. Spectateur d'un calme et d'une froideur implacables, il regardait les deux adversaires.

II y eut quelques instants de silence.

Le peu de clarté de la lanterne ne dissipait pas la tristesse de ce tableau; au contraire, ce point lumineux montrait davantage les épaisses ténèbres et faisait voir sur les traits des deux personnages les troubles violents qui agi- taient les âmes; le jet de lanterne décrivait une longue trace blanche sur la masse sombre des eaux : chaque glaçon charrié par la vague, en passant dans cette ligne de lumière, se détachait en forme fantastique et livide, puis disparaissait dans la nuit.

Sur un mouvement que fit son maître, Pasqual lui ten- dit l'écritoire et le papier timbré.

Herman allait les prendre, lorsque Dubreuil l'arrêta par ces mots : — Epargnez-vous la peine d'écrire, monsieur; votre signature n'a aucune valeur.

— Ah ! monsieur.

- Nous sommes convenus de parler sans ménagement.

- Je vous demandais sur ce ton un refus ou un con- sentement; je ne souffrirai pas une insulte.

11 n'y a ici qu'un fait ; vous ne possédez rien, donc vos billets sont nuls.

— Je les garantis sur l'honneur.

— Etes-vous plus riche de ce côté que d'un autre ? demanda Léon en souriant.

A cette raillerie déchirante, Herman devint d'une pilleur mortelle. Mais il voyait entre les mains de Dubreuil ce portefeuille, où était consignée l'action la plus crimi- nelle de sa vie; les fibres de sa conscience s'émurent; il dit avec plus de retenue qu'il ne semblait possible de le faire: - Je ne devrais répondre à ce que vous venez de dire, monsieur, que les armes à la main. Mais je pense que vous avez mal compris mes paroles, et je veux bien tes expliquer. Oui, je peux garantir mes billets sur l'honneur, car l'avenir m'appartient encore. Je suis jeune. je n'ai pas trente ans. Aucune carrière ne m'est fermée. Je travail- lerai ; et si je ne parviens pas à obtenir de fortune pour moi, je pourrai du moins rendre aux autres ce que je leur ai involontairement enlevé.

— Non, monsieur, vous ne ferez jamais rien, prononça impérieusement Dubreuil. Celui qui a consumé sa fortune d'une manière égoïste et lâche, et n'y cherchant que ses propres satisfactions, en ne songeant point au plus digne usage qu'il en pouvait faire, celui-là ( si exclu, rejeté de la classe laborieuse : il n'aura jamais de plus nobles attri- buts dans le monde, il ne louchera jamais au salaire du travail. il ne connaîtra pas l'existence légitime que donnent l'intelligence et le courage. - --

L'accent sévère et hautain de Dubreuil, le cours des pensées qu'il suivait, reportèrent Herman au moment UII, caché dans le pavillon, il avait entendu son rival le rabaisser, le peindre sous des couleurs odieuses aux yeux de Valentine. Son sein se gonfla de colère; il oublia toute considération, toute prudence.

Son û'il enflammé était fixé sur celui de Léon.

Mais en ce moment, le bruit d'énormes glaçons qui heurtaient l'arche retentissait ell longs mugissements sous la voûte, et empêchait la voix de s'élever.

Les deux adversaires échangeaient leur haine dans leurs regards.

Quand le grondement de la vague fut passé : - J'admire, dit Herman à Dubreuil d'une voix frémissante, quel ton de supériorité vous affectez de prendre en me parlant. mais vraiment, entre nous, c'est une dérision !

— Il me semble.

- Quels que soient l'égarement de ma conduite, mes torts, mes fautes. impardounaMes, si vous voulez. il est des actes bien plus coupables, des vices bien plus odieux ; c'est le mensonge, l'hypocrisie, s'uttachant aux pas de la femme la plus pure, là plus sainte, pour la séduire, la perdre.

- Valeuline ! s'écria Léon d'nne voix exaltée.

- C'est le complot lent, pervers, d'un homme qui, pendant des années entières, cache sa passion, ses desseins, épiant le moment où celle qu'il désire sera seule, abandonnée, où son mari aura commis des fautes, pour l'entraîner. elle. si chaste, si noble, si vénérée jusquelà. pour l'entraîner dans une fuite scandaleuse, dans une existence souillée d'opprobre et de crime !

— Oh ! silence là-dessus !. Ne parlez pas d un tel sentiment!. vous. vous; je vous le défends!

— Mais vous avez voulu perdre Valentine, vous dis-je !

Et cela, Dieu puissant 1 dans quel moment ! ( dans celui d'une séparation cruelle, lorsque cette femme était le seul bien qui fut laissé à un malheureux égaré, la seule puissance bienfaisante qui pût le ramener au salut ! lorsque le dévouement de cette femme pouvait paraître sous son jour le plus radieux, le plus sublime !

Herman, s'exallant à ce souvenir, continuait avec plus de violence : - Oui, c'est là la trahison, l'infamie, ou il n'en est point sur la terre !

« Corrompre l'âme de Valentinc ! mais c'est perdre ce


qu'il y a de plus pur, do plus noble au monde, c'est détruire le plus bel ouvrage de Dieu, c'est un sacrilège ! »

Léon regardait s'exhaler la colère de son rival avec un dédain superbe, qu'il puisait dans la noblesse et la générosité de son amour. 11 dit en levant des yeux inspirés : — Oh ! oui, ce qu'on m'impute à crime, je l'accomplirai.

— Vous osez l'avouer 1 — Valeutine consentira à me suivre.

— Qui vous le dit ?

— Oh ! c'est qu'elle aura à juger entre nous deux. Je ne me suis pas déshonoré, moi; je n'ai pas abdiqué la dignité humaine; je n'ai pas prodigué ma jeunesse à des femmes perdues, jeté mon cœur à d'ignobles amours, éteint mon âme dans l'orgie ; je n'ai pas dévoré des biens précieux en me saturant de honteuses jouissances; je n'ai pas couronné le vice en traînant à ma suite des courtisanes parées comme des reines; je n'ai pas jeté l'or comme la poussière, et commis ensuite d'indignes bassesses pour en avoir. Oui, Valentine aura à juger entre vous et moi!

Et, songez-y bien, l'àme de Valentine renferme une étincelle de la justice divine.

Cela était vrai. Herman n'en détestait que plus son rival et soutirait mille tortures.

- Eh bien! s'écria-t-il, moi qui ai fait tout cela, je vous méprise, parce que vous, vous avez été fourbe et traître !

- Que m'importe votre mépris, je ne vous compte pas au rang des hommes.

- Je ferai valoir mes droits.

— Vous les avez tous perdus. Silence ! encore une fois, silence !

La colère des deux rivaux montait toujours, et leurs voix dominaient le grondement du fleuve. Pasqual, pâle et froid comme les masses de glace qui se levaient près de lui, contemplait les adversaires, et son l'allllu semblait croître avec leur emportement terrible.

Mais Dubreuil triomphait, et Herman, perdu sans retour, frappé dans ce qui lui était le plus cher, ne devait plus avoir qu'une pensée. Il n'avait pu ressaisir les papiers qui, dans les mains d'un autre, allaient le livrer à l'infamie; Valentine, il le sentait trop, était perdue pour lui. Le moment était venu de chercher dans la mort un refuge contre tant de maux.

Il tira le poignard du jonc qui le renfermait.

A cet instant même il descendit en lui une révélation soudaine. une révélation du désespoir, mais qui rendait sa mort moins amère. - - -

Il dit à Dubreuil d'une voix mieux afltmnic : — Il est temps que tout finisse entre nous. Je vous le demande encore une fois, voulez-vous accepter mes billets, et me rendre ceux dont la possession peut me soustraire à la honte mortelle de la prison ?

— Non, monsieur, non, dit Dubrcuil en replaçant le portefeuille sur sa poitrine.

— Eh bien! s'écria Herman, qui changea tout à coup de visage en laissant voir la joie cruelle de son âme, eh bien, Valentine ne sera jamais à toi !

— Qui l'en empêchera ?

Herman leva la lame du poignard qui étinccla dans l'ombre, — Cet homme, répondit-il en montrant Pasqual, cet homme ira lui dire que par ton avarice sordide, ta froide cruanté, tu as fait mourir son mari !.

— Mais je lui dirai moi, s'écria Léon, que ce mari était un faussaire!. car ils sont faux, ces billets! ils sont faux !. Assez de ruses, assez de mensonges pour les reprendre. Ils sont faux et peuvent l'envoyer aux galères!.

voilà le sujet de tes craintes !.

— Oh ! s'écria Herman frappé d'une épouvante qui dominait tout le reste, tu ne diras pas cela à Valentine ! tu ne lui diras pas !

Dubreuil se tut.

Herman, frémissant, les yeux hagards, le front couvert de sueur froide, répéta : — C'est impossible ! Valentine que je vénère. comme Dieu. être deshonoré devant elle !. non ; plutôt h la face de toute la terre. Mais devant elle !. oh ! jamais !.

jamais !. n'est-ce pas?

Léon continua à garder le silencc.

— Grâce! dit encore Herman d'une voix haletante,

grâce! Je vais mourir. Assez de douleurs ont déchiré ma vie. assez d'angoisses, de tourments horribles m'ont amené pas à pas vers la tombe. laisse-moi au moins paisible dans la mort. ne dis pas à Valentine que je suis déshonoré 1 — Je le lui dirai, prononça Léon.

— Eh bien, non! s'écria Herman fou do désespoir, tu ne lui diras pas !

Et il plonge son poignard dans la gorge de son rival.

Un bruit sourd retentit au milieu du silence.

Dubreuil est tombé mort. Herman se penche sur son corps pour retirer le poi-

gnard et se frapper.

En ce moment, une forme noire se soulève du fond d'un bateau. s'élance au-dessus do quelques vagues, et vient fondre sur le terrain do l'arche.

Mais en même temps Pasqual s'est précipité pour retenir Herman prêt à se donner la mort; dans ce mouvement il a laissé tomber la lanterne. une nuit profonde règne sous l'arche.

Un instant, Herman et Pasqual restent pétrifiés par la sombre apparition qui vient de les frapper; ils ne savent quel être de l'eurel' petit se trouver ainsi près d'eux.

Mais un rire aigu résonne dans l'arcade. On reconnait la voix du nègre Jupiter.

Sans rien apercevoir, on entend les bonds inégaux du noir estropié qui, dans sa malice acharnée, saute de joie autour du mort et de son assassin immobile.

Puis le nègre dit avec son rire strident : — Jupiter a tout vu. oh! oui. Jupiter s'en revenait de la noce à Corbillard quand il a reconnu le bon maître à lui sous le pont. Jupiter s'est caché dans le bateau.

et il a bien entendu tout ec qu'ont dit ces deux messieurs. ¡I il a bien vu aussi le coup de poignard. Oh ! oui.

Herman restait fixe et glacé. Le noir s'élance sur la berge, monte quelques degrés. Là, il se retourne et dit : — Oh! oh ! l'assassinat. Jupiter aller tout de suite le conter à la garde.

Puis avec la rapidité d'un chat sauvage, le Caffre a déjà bondi sur le quoi; et on voit sa forme noire glisser avec la rapidité d'une (lèche devant les vitraux éclairés de la façade.

— Fuyons! s'écrie Pasqual.

Et tous deux s'élancent dans l'escalier.

Mais le nègre a rencontré une patrouille qui sortait de la place de Grève, et des soldats avancent de ce côté.

Hcrman et Pasqual, éperdus, se rejettent sous l'arche.

De cette profondeur, ils voient sur le quai briller des baïonnettes. elles glissent le long du parapet. elles tournent vers l'escalier. et les lames luisantes s'abaissent en descendant les degrés.

Rocheboise et Pasqual sont retenus sur cette langue de terre entourée par les eaux.

Des soldais se répandent sous l'arche. La lumière qu'ils apportent éclaire vivement dans ce cadre funèbre un cadavre étendu par terre et deux hommes pâles et immobiles comme lui.

llerman de Rocheboise est arrêté comme meurtrier, Pasqual comme son complice.

XLIX, LA FORCE.

Depuis quelques jours, la maison de la Force comptait deux prisonniers de plus.

Malgré le temps gris et pluvieux, les habitants de la prison étaient descendus dans les divers préaux à l'heure de la promenade. La cour dite Charlemagne, plantée dans le centre d'arbres et de gazons, réunissait les détenus les moins dangereux; il n'y avait point là de ces figures hideuses et sinistres qu'on aurait rencontrées en grand nombre de l'autre côté de la muraille, dans la cour nommée Fosse aux Lions ; la plupart des prisonniers, rassemblés dans la cour d'honneur, ne comptaient guère que de simples méfaits; ils s'entretenaient ensemble avec l'aisance et la sérénité que donne bien vite la vie de prison ; seulement, d'après la pratique actuelle des maisons d'arrêt, qui mélange les divers degrés de pénalité, ça et là, quelques vétérans de la geôle et du bagne contaient aux Ij


jeunes gens émerveillés leurs ténébreuses campagnes.

Cependant, un des nouveaux pensionnaires de la Force contrastait étrangement avec ses compagnons de captivité.

C'était Herman de Rocheboise, transféré de la conciergerie à la maison eontmlo, La distinction de sa personne, son élégance de mise et de maintien constataient le rang élevé d'où il était tombé dans ce repaire du vice et du crime ; malgré l'altération de ses traits, et même la première ride creusée sur son front pendant ces jours de souffrances, il offrait, toujours l'extérieur le plus admirable, et sa beauté n'avait fait que changer d'expression.

Le jugeant étranger parmi eux, les habitués de la prison ne cherchaient point à l'entretenir, et ne s'occupaient de lui en aucune manière; cependant, malgré cet heureux isolement, chaque fois que le cours de la promenade ramenait l'un de ces hommes près de lui, il courait dans ses veines un frisson de répulsion et d'épouvante, Assis à l'écart sur un banc, le bras appuyé sur ses genoux, il soutenait sa tête tournée du côté de la muraille, et rêvait profondément.

Chose étrange, sa pensée se reportait moins sur les derniers événements de sa vie que sur les jours plus reculés dans le passé ; par exemple, les scènes du Bas-Meudon revenaient se peindre à son imagination de la manière la plus lucide, Pour la première fois, il se demandait si tout ce qu'il avait commis de fautes ou de crimes n'était pas la suite do la cruelle folie par laquelle il avait perdu la famille Angeville; il pensait que, peut-être, après cette action si coupable, il avait été fatalement conduit à en commettre de plus criminelles encore, comme à la plus terrible des punitions.

En ce moment, ses regards tombèrent sur un détenu qui marchait en s'éloignant, derrière le rang d'arbres du préau.

Sous l'impression qui le dominait alors, la taille, la forte carrure, les longs cheveux de cet homme, lui rappelèrent Pierre Angeville, Ici qu'il l'avait aperçu au moment de sa mort : il avait alors sept ans.

Déjà cette vision de Pierre Angeville repassant entre les arbres, sous un ciel brumeux, s'était offerte à lui à son dernier voyage du Bas-Meudon. Elle avait précédé le moment le plus douloureux de sa vie, celui où il avait été abandonné de Valentine. Et maintenant il revoyait cette image sinistre quand un jugement, ou plutôt une condam- nation terrible se préparait pour lui!

Hcrman fut saisi d'un cruel serrement de conir.

Mais presque au même instant, ayant relevé les yeux sur le détenu, il respira plus librement, ses libres se détendirent, un triste sourire vint sur ses lèvres. Cet homme, objet d'une vaine terreur, revenait sur ses pas, et Herman voyait en lui Pasqual, son seul ami au monde, arrêté comme son complice et détenu à la Force avec lui.

Pasqual, en ellet, devait être fortement soupçonné d'avoir trempé dans l'attemat nocturne sur la personne de Léon Dubreuil, dans l'émission de faux billets, dont la découverte avail suivi celle du meurtre; et sous cette double prévention il avait été incarcéré avec son maître.

Mais on le voyait, toujours le même, toujours calme, froid et grave, sans que la situation où il se trouvait ajoutât rien a ce sérieux austère. 11 vivait tellement en dehors de ce monde, que si l'enivrement des fêtes qui l'entouraient autrefois n'avait jamais pu l'atteindre ni obtenir de lui un sourire, les horreurs de la prison n'avaient pas non plus le pouvoir d'amener un nuage plus sombre sur son front.

Rocheboise attendait que son compagnon d'infortune s'approchât; il avait besoin de lui adresser quelques paroles affectueuses, comme pour lui demander pardon d'avoir éprouvé une sensation pénible à sa vue.

Mais c'était l'heure où les portes de la prison s'ouvraient pour ceux qui venaient visiter les déterus, et quelquesuns de ceux qui se trouvaient dans le préau étaient appelés l'un après l'autre au parloir, Herman, placé près de la porte de la cour, voyait passer près de lui les prisonniers qui allaient trouver un parent, un ami. et son cœur se brisait. L'isolement, le manque de toute affection est un mal si grand, qu'il se fait sentir au milieu des douleurs les plus positives. llerman était jaloux du dernier de ces misérables qui avait encore quelqu'un qui s'intéressait à son sort, tandis que lui. personne, hélas! ne devait le faire

appeler au parloir!. Comme il se livrait à cette triste réflexion, il fut extrêmement surpris d'entendre le gardien appeler Pasqual. Pasqual qu'il croyait seul et abandonné comme lui, et qu'une personne du * dehors venait visiter dans la prison.

En même temps la cloche sonnait pour la rentrée des détenus, Herman, en remontant dans sa cellule, passa dans la cour sur laquelle donnait la partie intérieure du parloir; il s'arrêta un instant devant une des fenêtres.

Comme Pasqual, en se tenant nonchalamment appuyé contre un poêle, laissait le guichet à demi-découvert, lierman put apercevoir à travers la grille la personne qui était venue le demander. Il distingua une jeune figure blanche et rose, et reconnut aussitôt Robinelte. Il la voyait même assez nettement pour remarquer sur ses traits une teinte de tristesse qui ne s'y était jamais montrée, et qui donnait un caractère plus doux à la beauté de la jeune fillo.

— Pour toutes les richesses que j'ai jetées à ses pieds, se dit Rocheboise, elle ne me donne pas un souvenir.

C'est Pasqual, son ancien compagnon de misère, qu'elle vient chercher ici!.

Herman écouta une minute l'enll'eliell qui avait lieu au parloir, et dont quelques mots plus élevés arrivaient jusqu'à lui.

— Mon Dieu! mon Dieu ! ce que c'est que le monde; disait Robinette avec de grandes exclamations. Il va quelques mois encore, nous étions tous deux en si belle passe!. de l'or, des fleurs, des diamants, à ne pouvoir les compter !. le temps de tourner la main. et tout s'est envolé. il n'y a plus rien!

— Tu crois, mon enfant ? dit Pasqual avec un sourire.

- Coiiiiiieiit, je crois!. Est-il toujours original, bon Dieu !. Je vois bien que nous sommes tous deux retombés plus bas que jamais. Encore, moi, j'ai conservé ma liberté. mais toi, mon pauvre ami!.

— Ne me plains pas!

— Mais si !. je veux te plaindre, moi, ça me fait plaisir. Tiens, quand j'ai entendu raconter aux camarades, qui le tenaient de Jupiter, cette terrible affaire de l'arche du pont, et ce qu'il en était résulté. tu me croiras si tu veux. mais j'ai senti un chagrin. un vrai chagrin. le premier de ma vie.

— Bonne Bobinette!

— Je n'ai fait ni un ni deux, je suis accourue à la prison. mais il fallait une permission pour entrer. je l'ai demandée ; cela m'a retardée de trois grands jours. Eufin, me voilà.

— Et moi, pauvre enfant, qui ne peux pas même te remercier comme tu le mérites. te rendre grâce de tout mon cœur. car depuis longtemps ce cœur n'habite plus en moi.

— C'est dommage. quand j'étais petite, et que je le parlais de mon amour, tu riais. et au fait, c'était drôle; moi si vive, si folle, toujours joyeuse sans savoir pourquoi, aimer un homme froid, sévère à faire peur, une espèce de revenant qui semble se trouver par hasard sur la terre. Et pourtant c'était vrai ! Oui, depuis que tu es malheureux, je sens que tout cela n'était pas des enfantillages, et que je t'aime réellement..,. Tu ne me dis rien?

— Si. je te trouve bien jolie avec ces larmes dans tes grands veux.

— Vrai?

— Déjà une fois, à la taverne, que lu étais étourdie par les vapeurs du vin, et aujourd'hui en te voyant pleurer sur moi. j'ai remarqué combien tu étais belle.

— Et puis, c'est tout t — De ma part, mon enfant, c'est plus de succès pour toi que si un autre devenait fou de tes charmes.

— Eh bien! c'est égal, mon amour ne t'en reste pas moins. ou plutôt ce n'est pas de l'amour, mais quelque chose qui me tient au cœur et qui fait que je donnerais ma vie pour toi.

— Pauvre enfant 1 — Et voici toujours ce que je t'apporte, dit-elle en ouvrant un grand panier. Regarde. Deux bouteilles de champagne, un pâté, des biscuits. Je vais déposer tout cela au greffe, et on te le remettra.

- Comment, tout cela !.

— Sur mes économies. Ah! dame, autrefois, je mettais vingt francs à un bouquet, à présent je ménage les


sous de l'aumône pour mon dmcr. C'est amusant, n'estce pas?

— Je t'en prie, ma petite Robinette, ne le prive plus pour moi à l'avenir. Je ne manque de rien ici. Et en vérité, ajouta-t-il d'une voix plus concentrée, je n'ai depuis longtemps été aussi heureux.

— Encore tes singulières idées !

— Sérieusoment. Mon maître et moi nous avions encore un peu d'argent au moment do l'arrestation, on nous a mis ici it la pistole, Nous couchons dans des cellules particulières, et, du reste, nous sommes très-bien servis, je t'assure.

— Ah! c'est vrai, ton maître. comment se trouve-t-il ?

— Tu n'y avais pas pensé?

— Non. que veux-tu. Pendant notre longue liaison, il m'est resté presque étranger. Il y a toujours eu entre nous tant de luxe, tant de grandeurs! un si vaste appareil, que ma pensée. ni mon cœur, je crois, ne pouvaient passer celte barrière pour aller le chercher. Mais tant mieux s'il ne se trouve pas trop malheureux ici.

— Sa position est grave.

— Et comment tout cela finira-t-il, bonté du ciel!.

Mais, bah! il ne faut pas se chagriner d'avance. Je t'apporterai encore du Champagne.

— Non, bois-le h ma santé. Mais écoute, ma chère no.

binette, tu peux me rendre un grand service.

— Je veux bien. dis.

— Dans les courses errantes, il te sera facile de rencontrer 10 nègre Jupiter.

- Oh! le monstre qui vous a dénoncés et fait arrêter tous deux!

— Tâche de le voir aujourd'hui ou demain.

— Pour lui arracher les yeux et la langue qu'il a encore de trop, le vilain estropié.

- Non, pas cela. pour lui donner un ordre do ma part. Il n'a l'ait que son devoir en dénonçant un meurtre; ce n'est pas de nia faute si je m'y trouvais mêlé.

Mais il m'aimait autrefois, i! m'obéira encore, j'en suis sûr.

Dis-lui de venir à dix heures du soir, devant, le bâtiment de cette prison qui donne sur la rue Pavée, et d'écouter attentivement.

— Tu veux parler à cette horreur d'homme. Je t'avertis que je l'ai toujours exécré, et que c'est bien p):' maintenant.

- Fais ma commission, ma bonne Robinette, je t'en supplie. El 1. ,.. "1' t, 1 Eli bien! oui. quoiqu'il m'en coûte. mais deux heures sonnent, il va falloir partir, et je ne veux pas te quitter sur un refus.

- Je te remercie.

— Tiens, voilà le gros gardien a l'habit bleu qui vient me renvoyer. C'est bon, monsieur Moustache, on s'en va. Mais tu veux bien que je revienne le voir, Il'est-Ge pas, Pasqual?

— Oui, mon enfant.

- El cumpte sur moi, à la vie, à la mort.

- Il se peut que j'y compte déjà. N'oublie pas ce que tu viens de médire, Robinette, à la vie, à la mort.

— Tu me fais peur.

— Non. ne crains rien. mais souviens-toi. Adieu.

- Adieu!

La jeune fille et Pasqual sortirent des deux parties du parloir.

llerman, lie pouvant s'arrêter dans la cour, n'avait entendu que peu de mots de leur entretien, mais tout ce qu'il en fallait cependant pour éprouver un pénible mouvement de jalousie, non au sujet du sentiment que la jolie Bohémienne pouvait ressentir pour Pasqual, il y avait longtemps que le faible amour autrefois éprouvé pour elle était éva~noui dans son cœur; le malheur, passant sur cette fantaisie de jeunesse, en avait d'ailleurs c lia ce jusqu'à la dernière trace; mais il enviait à Pasqual ce souvenir qui lui était donné, cette démarche qu'on faisait pour venir le voir, ces présents qu'on lui apportait dans sa prison, tandis qu'il était, lui, si seul et si délaissé.

Mais là, il s'arrêta au premier pas, ne reconnaissant pas sa demeure.

Depuis quelques heures seulement qu'il l'avait quittée, tout y était changé.

Les murailles nues s'étaient couvertes de tentures, le

carrelage se cachait sous un épais lapis, le froid et la tristesse de la pierre avaient partout disparu; le lit de fer du prisonnier était remplacé par une moelleuse couchette, garnie de rideaux do soie; un feu si clair pétillait dans l'âtre, que ses rayons, répandus dans toute la cellule, en chassaient la morne obscurité d'un jour d'hiver.

D'abord Herman crut s'être trompé de chambre dans ce long couloir sur lequel s'ouvraient tontes les portos numérotées. Mais à l'instant il vit sur la cheminée la pendule de bronze antique qui était autrefois dans sa chambre à coucher, à l'hôtel Rocheboise. C'était un signe certain que des soins amis avaient préparé pour lui ce bien-être, lui ménageant encore la douceur de retrouver un objet qui lui aurait autrefois appartenu. Il regardait avec des yeux humides do larmes cette aiguille qui, sur ce cadran bien connu, avait marqué les heures les plus douces de sa vie.

Herman comprit que ce changement n'avait pu être accompli que par l'cntremise d'un des surveillants de la prison.

Celui à la garde duquel il était confié lui avait inspiré dès le premier jour assez de confiance. C'était un homme d'une soixantaine d'années, du nom de Gauthier, Il avait une physionomie empreinte de quelque élévation et profondément triste. On voyait facilement que, peu fait pour les fonctions qu'il remplissait à la Force, il en éprouvait une grande répulsion. li avait dû sans doute se prêter plus facilement que tout autre à un acte d'humanité, qui d'ailleurs n'était pas en dehors de son devoir, et pour lequel il n'avait eu à déployer qu'un peu de complaisance, et quelque habileté.

Mais qui donc avait pu se servir de cet homme, qui avait eu pitié du prisonnier de la Force, quand il ne pouvait sans effroi s'envisager hu-mcmc?

La seule personne dont il eut été doux à llerman de recevoir ces soins, Valentino, l'avait repoussé, méprisé quand il était bien moins criminel. Et tout ce qu'il pouvait espérer était qu'elle ignorât encore sa situation.

Herman s'arrêta à la supposition la plus naturclle. Il pensa que Pasqual, qui sous son apparence glacée se dévouait toujours avec tant de cœur, avait affecté tout l'argent dont il pouvait disposer à adoucir la situation de son maître, à rassembler autour de lui ces objets qui devaient bercer son esprit de rêves consolants.

Quelleque fût réellement la personne dont les soins généreux avaient veillé sur Herman, son attente ne fut point trompée. Le malheureux prisonnier éprouva un certain soulagement à se trouver dans cette cellule qui, ainsi décorée, lui rappelait si bien le passé, et oii il pouvait vivre quelques instants d'illusions.

Herman, avec une âme ou avaient toujours regne au milieu de ses égarements la bonté et l'humanité sainte, eût été trop malheureux en se voyant coupable d'un meurtre, quelles que fussent les circonstances qui l'avaient pour ainsi dire forcément amené ; il aurait souffert des tourments au-dessus de ses forces: la Providence, pendant ces jours d'épreuves, lui t)!:dt une partie de sa raison.

Il passa le reste de la journée occupé du changement mystérieux qui s'était opéré autour de lui; il ne voulut pas même descendre à la promenade du soir et veilla bien lard dans sa chambre, heureux de pouvoir, grâce aux épais rideaux qui voilaient maintenant sa fenêtre, enfreindre la loi du couvre-feu- et retarder l'heure de se mettre au lit, heureux surtout d'entendre sonner cette pendule, dont le timbre, par un effet semblable à celui de la musique dont un air connu nous reporte aux lieux où nous l'avons entendu, le ramenait dans la demeure où il avait vécu près de Valenline.

Dans la soirée, le temps brumeux qui régnait depuis le matin s'était chargé davantage; la nuit épaisse ne laissait voir aucune étoile, et vers dix heures les alentours de la prison étaient tout à fait solitaires.

Cependant, un peu après que cette heure eut sonné à l'horloge de la Force, l'ombre d'un homme qui suivait la rue Pavée, se dessina de distance en distance dans la ligne de lumière que les réverbères éloignés décrivaient sur le pavé noirâtre.

Presque en même temps, une forme rapide et légère, qui venait à l'opposé, du côté de la rue Culture-SainteCatherine, s'avançait aussi vers la prison.

L'homme qui arrivait par le quartier Saint-Antoine


l, marchait d'un pas inégal, cl, tout en boîtant, disait entre ses dents : 1 — Il pleut bien fort. et le pauvre Jupiter mouille lui 1 jusqu'aux os!. Puisque c'est toujours connue ça à Paris, moi veux retourner dans le pays d'Orange, pour ne plus marchora la pluie.

I L'autre forme plus svelte et plus déliée gui se dessinait dans la nuit, était celle de UolJinelle, La jeune fille avait trouvé le moyen de remplir le jour même la commission de Pasqual auprès de Jupiter. Sa curisoité étant éveillée par ce rendez-vous nocturne, elle avait voulu y assister secrètement, et pensait même pouvoir y recueillir quelques indications qui lui seraient utiles plus tard.

Robinette, dans son for intérieur, projetait de sauver Pasqual de la prison.

Dans son temps de prospérité, elle avait lu beaucoup de romans et vu beaucoup de pièces de théâtre : c'était là qu'eiie avait appris à connaître le monde. Elle pensait donc qu'on voyait tous les jours des captifs s'evador de leur prison, et elle se disait tout bas en ce moment :

1 — Avec de beaux yeux el de J'argent. on séduit un geôlier, le geôlier ouvre le guichet, et le prisonnier se donne de l'air. C'est bon. Pour les beaux yeux, je n'en suis pas en peine, il ne manque plus que l'argent. el lu geô- lier aussi. car je n'ai vu que des gardiens qui ont l'air bon enfant et point de sombre personnage au trousseau de clés pendu à la ceinture de cuir. Mais je le trouverai.

Le plus difficile est d'avoir des espèces. Je vais donc reI muer ciel et terre pour m'en procurer. Puis, je parviendrai bien à faire évader Pasqual. et son maiire s'il est possible. Je ne sais si Pasqual m'aimera mieux après cela, mais moi, je sens bien que je l'aimerai encore davan- tage quand je l'aurai sauvé.

Pendant ce monologue de Robinette, le nègre était ar- rivé sous la mmuille de la Fur ce. Comme .lu pi 1er était la depuis un moment a gronder contre le mauvais temps, il se fit entendre à une très-petite fenêtre garnie de grilles et de barreaux un appel sourd et voilé.

Le nègre répondit par un son analogue.

Robinette s'arrêta à deux pas de là, et se cacha sons In voûte garnie à l'entrée de bornes d'airain, qu'on voit au milieu do cette l'ayade de la Force.

La rue Pavée, sur laquelle ne s'ouvrent ni boutique, ni maisons à rez-de-chaussée, est un véritable désert dans la nuit.

— Jupiter, c'est toi ? dit la voix de Pasqual a la fenêtre du haut.

- Oui.

- Monte sur le cordon de la muraille pour mieux m'entendre. Il faut que je parle IJlls." woulo.

— Moi, peux pas.

- Saute sur la pierre de taille, prends les barreaux de la fenêtre d'en bas, et grimpe vile.

Le nègre, d'une agilité et d'une adresse extraordinaires dans ces sortes d'exercices, parvint il exécuter la manœuvre indiquée et s'installa sur le cordon de pierre.

Pasqual était donc à la croisée, le visage collé à la grille et prêtant l'oreille à l'intérieur pour écouter si le gardien qui était descendu à la cantine ne remontait point; Hobinelte se tenait tapie sous la voûte; tendant la tète pour entendre; Jupiter, entre eux deux, était accroché à la mul'aille.

M'y voilà ! dit Je noir.

- Roii, reprit Pilsquul. Ecoute maintenant. Tu es un misérable,,, - Tiens!. moi avoir monté à l'esealade, pour entendre ça !

- Chut! Tuas épié et dénoncé ton ancien maître après avoir juré de ne jamais reparaître à ses yeux.

- Moi ai bien tenu mon serment : il faisait nuit, le bon maître avoir pas vu le visage à moi.

— Et tu m'as perdu aussi, moi, qui l'ai toujours porte secours.

— Oh! oui, vous souvent avoir empêché les amis de battre Jupiter. Aussi moi porter beaucoup de respect à vous, monsieur Pasqual, — C'est bon.

- El si vous pas avoir été dans la maudile affaire, moi jamais dénoncé vous.

il suffit. Je veux le mettre à même de réparer tes

torts envers moi, en me rendant un service. J'ai besoin d argent, il faut que tu m'en apportes.

- Oili, monsieur Pasqual.

— Tais-loi. Regarde va tomber ce billet que je roule et que je jette par la grille.

— Je vois Le billet il a volé là, vers l'angle du mur.

Rien, lu le ramasseras. Puis, demain, lu iras chez le père Corbeau, la maison numéro après la barrière d'Enfer. tu lui donneras ce billet, el tu lui diras de te remettre deux mille francs pour moi.

- Dellx mille francs, moi entends bien.

— S'il hésite, s'il fait la moindre difficulté, dis-lui de lire bien attentivement ce que je lui écris, et il te donnera la somme. Tu reviendrasic) quand je le le ferai dire, et je t'indiquerai le moyen de remettre cet argent entre mes mains.

— Oh! vous bien tranquille, Jupiter être honnête et fidèle.

Oui, lu seras honnête et fidèle à cause de la crainte que je l'inspire, tout enfumé que je suis. Il faut s'en contenter.. Mais songes à ne rien dire.

Pasqual entendit sans doute des pas dans le couloir, car sans achever sa phrase, il disparut subitement de la fcuÙtre et rentra dans sa cellule, dont, la porte guichetée per- mettait au gardien de voir dans l'intérieur.

Le nègre, en une minute, descendit de la muraille, ra| massa le billet adressé à Corbeau. et trembanld'être surpris dans son rôle de confident, s'éloigna rapidement de la prison.

Robinette sortit alors de dessous la voùle.

Ah! ah! dil-ello. c'est comme ça!. le | ère Corbeau a de l'argent cl peut donner des deux mille francs à la fois. Eli bien! j'irai lui en demander aussi, moi. Il faudra l»i<-u qu'il m'en donne quand je dirai que c'est pour sauver Pasqual. notre ami à tous, notre frère!. El, alors, je jure par ces vieilles murailles, pour que mon serment soit fort et solide comme elles, je jure que quand Pas- j quai passera le seuil de cette porte, ce no sera qu'avec moi.

L LE MENDIANT RICHARD.

Peu de temps après cotte soirée, il y avait une réunion de mendiants au Tïun-à-Yin, C'était un des lundis toute la société devait se rassembler, el les principaux personnages de cette population se trouvaient en effet à la taverne, excepté le président, Corbeau, retenu chez lui par une des infirmités de son âge.

Un froid très-vif régnait au dehors; la neige qui loinbail devant les vitres pâlissait la lumière du jour. Quoique l'assemblée lût au grand complet, le repas était peu ulliIué, L'hiver était long el dur, les aumônes devenaient plus resfreinles, l'appareil de chaque festin devait, s'en ressentir, la bonne chère diminuait visiblement el la gaieté suivait le même cours.

L'heure du repas s'écoulait donc lentement, au milieu de l'entretien que fournissait d'un ton assez languissant le vaste cercle des convives. Dans une partie de la salie, on voyait entassés, comme à l'ordinaire, les accessoires de la mendicité. Mais il y avait là une l'ouïe d'inslrmnenls et de lanternes magiques qui tombaient, en ruine faute de quelquesréparations: les chiens, les singes savaulsétaient maigres, efflanqués el mal vèlus; les enfants, plus abandonnés que d'u'dinairc, élevaient leurs cris plaintifs audessus du peu de rumeur joyeuse qui régnait dans le repas.

Vers la fin du dîner, Jupiter arriva. Le nègre avait réfléchi à cette, circonstance étrange, d'une somme d'argent demandée par Pasqual au vieux donneur d'eau bénite, avec la certitude de l'obtenir. 11 ne savait rien, ni des relations de Pasqual et de Corbeau, ni do* la manière dont celui-ci pourrai! satisfaire aux désirs du prisonnier, soit en prenant l'argent dans sa besace, soit en r empruntant pour le l'aire passer au demandeur. Mais dans sa noire malice, b* Cadre seiilail bien qu'il y avait sujet d'ainertune el d'envie pour les autres mendiants, qu ils devaient éprouver une irritation jalouse en apprenant que j


A travers les barreaux do la prison.

Corbeau avait plus d'argent et de crédit qu'eux tous, ot il venait les en instruire.

Il avait tardé, dans ce but, de remplir la commission dont il était chargé ; devant trouver toute la bande mendiante réunie le lundi au Trou-à-Vin, il s'était promis de saisir cette occasion do répandre la nouvelle. Pasqual n'avait pu achever la phrase par laquelle il allait sans doute lui recommander le secret: donc il n'avait rien promis, il n'était point engagé au sironoo, Aussi, à peine attablé, Jupiter raconta-t-il à la société que le père Corbeau devait avoir un secret pour faire do l'or, ou une grande fortune, ou tout au moins beaucoup de pniivoir auprès des riches, puisqu'il était chargé, lui, d'aller air vieux inandiant une somme de deux mille francs, absolument comme on demande un sou au passant, et mémo avec plus d'assurance de l'obtenir.

Ce lui LUI dbu hilSSHIUCU t général.

1 s écriait-on de tous côtés, 10 père Lorttcau est foncé comme en?, - -Mais est-ce bien vrai r Dame 1 puisqu'on lui demande de l'argent. c'est qu'il en a, ou qu'il sait en trouver.

-- Alors, ajoutèrent quelques-uns d'un accent aigre et grondeur, s'il peut se proeurer comme en des mille et des I mils, d devrait bien nous en l'aire part. Ce oe serait pas jl.

sans bosojti. J

- Mais, au fait, il doit avoir des économies.

lit de belles!. Sa place lui rend gros, et il no mange rien.

Le nègre ajouta à sa narration : - Pasqual a chargé moi, si Corbeau taisait mine de refuser, de dire à lui ces simples paroles : Lisez bien atten- tivement ec qu'on vous écrit.

— Au fait, tu as la lettre, Jupiter vovous la lettre !.

— Ah ! oui, dit le nègre en tirant un papier de sa pocbo; mais la lettre avoir un cnehol.

On lie voulut d'abord que voir le billet, et s'assurer qu'il était bien adressé à Corbeau ; mais le mim e papier, en faisant le lour de la table, passa cuire tant de mains rudes et crispées par l'impatience, que le cachet se rompit.

— Ah! liens!. et? n'est pas notre faute.' s'écria-t-oii, la lettre est ouverte, il faut la lire.

- Qui! onU il l'nntla lil'o !

Le père Corbillard mit ses lunettes, et donna lecture de ce qui suit : « Pasqua! à Corbeau.

» Alan vieux camarade, lu sais que dans les a (Vaires que nous avons Ira il ces ensemble. lu as gagné des sommes p.jur assouvir la cupidité, si elle pouvait. «'Ire assouvie: fais un sacrilioe pour moi h ton tour; donne-moi deux mille francs, dont j'ai besoin pour servir un intérêt sacré.


Il l'on coûtera sans doute. Mais si lu refuses, moi, qui suis hors de tout ressentiment, et n'ai plus rien à craindre, je dénonce les moyens illicites par lesquels tu as amassé des biens aux dépens de tous; depuis tes camarades, auxquels tu as volé leur caisse de secours, jusqu'aux riches que tu as dépouillés de leur manteau doré, pour rester toujours sous tes haillons, « Ton ami ou ton ennemi, « PASOUAL. «

Celte lecture no s'était pas faite d'un trait, elle avait été interrompue d'abord par maintes exclamations d'etonne- ment, puisa l'article de la caisse des fricotteurs, dont on pouvait s'expliquer alors l'étrange disparition, il Y avait eu mille cris d'indignation, de colère, toute la salle avait été en pleine tempête.

Ah ! dit le pauvre aveugle François, après la fin do la lettre, Corbeau a tué mon chien; il était capable de tous les crimes !

Eustache le veilleur voulait brûler son diplôme de fricotteur qu'il tenait de l'indigne président.

L'économe Jean-Marie , autrefois chargé de garder la caisse, jetait des cris plus perçants que les autres.

Mais un moment de stupeur régna dans l'assemblée à une pensée terrassante qui vint dans tous les esnprits en même temps, et s'exprima par ces paroles : - Et nous, grand Dieu! qui, après la disparition de la caisse, avons choisi Corbeau pour notre trésorier et remis les nouveaux fonds entre ses mains !

— Eh ! eh ! luit n'est pas perdu, mes amis, dit en souriant le père Corbillard; nous apprendrons par la il trot- ver toutes les sottises d'autrui faibles et excusables en comparaison des nôtres.

- Ah! c'est égal. dit-on, voler de pauvres gens du bon Dieu comme nous ! qui, tout au contraire, no sommes venus au monde que pour recevoir ce qu'on y donne !

Hah! il reviendra des œufs dans le nid, reprit Corhil- lard.

— Les temps sont durs, dit Jeail-Mario; on lie donne guère maintenant. Dieu vous assiste. et puis on passe son chemin.

-- Eh bien, ingrat, reprend le philosophe, crois-tu donc que le yo.'u fait pour nous 110 vaille pas une obole ! Ce don-là va droit au trône de Dieu, et personne ne peut nous le voler.

— A la bonne heure, reprit-on en larmoyant ; mais ce Corbeau a fait une affreuse chose !

■— 11 aura bien à s'en repentir dans l'autro monde !

- Oh ! oui ! Dieu le punira !

- Espérons-le, Dieu le IHlllira !

Une voix plus l'ra/clic, plus sonore, se fit entendre, et répondit à ces mots : — Il ne faut pas attendre Dieu, quand on peut se faire justice soi-même.

C'était Robinelle, qui, arrivant d'un pas léger au milieu du brouhaha, n'avait pas été remarquée. Elle était même accompagnée de Pierrot, sun page fidèle; et tous deux, restant derrière le cercle des mendiants, avaient assisté à ce qui venait de se passer.

— Tiens! dit-on de tous côtés, c'est elle! notre bonne petite Kobinelle ! •

- Oui, mes amis. vous voyez que je n'ai pas désappris le chemin du Trou à-Vin.

— Et nous dirons toujours : Sois-y la bien-vonuo !

— Oui ! oui'! honneur à notre jolie tille, la perle de céans !

- Son retour parmi nous nous portera bonheur.

— Sa vue nous fait déjà oublier nos chagrins.

-: - Non pas, mes camarades, dit Bobinette. il ne faut pas les oublier, mais bien y penser, au contraire. nous verrons cela !

- Viens donc te mettre à table. Nous boiruns tous à ta santé.

— Robinette prit place au festin. Mais, pas plutôt assise, elle s'écria :

Qu'est-ce que je vois là ! Dieu nie pardonne, vous allez boire à ma santé avec de la bière !

- enfant, dit un mendiant, nous ne sommes pas riches.

(larron ! cria la jeune fille, douze bouteilles de Bordeaux, douze de Tonnerre, et un bol de punch au dessert.

— Mais tu es folle, Hobinette, que veux-tu donc faire?

- Je veux vous mettre du sang dans tes veines.

— Tu 110 sais pas. dit Jean-Mario, que les fonds sont bas; nous n'avons que trenle-deux sous par tête à dépenser ce soir.

— Ca m'est égal.

- El qui est-ce qui paiera?

— On nous fera bien crédit ce soir ?

— Sans doute, mais après ?

— Après, nous paierons sans compter. c'est moi qui vous le dis !

Los mendiants ne firent que rire de l'audacieuse assurance de Robinelle; cependant ils se mirent à boire sur la foi du traité, comme s'il eut, été plus digne de confiance.

Pondant ce temps-là, Corbeau, qui avait tant occupé tes esprits durant, cette soirée, était fort paisible dans sa demeure, située, comme on lo sait, après la barrière d'Enfer, entre la route cl, de vaslcs champs, en ce moiiient-ià couverts de neige.

Le vieillard faisait lentement les apprêts de son coucher, ayant quelque peine à se mouvoir depuis une attaque de paralysie dont il avait été frappé. Cependant, loin de négliger aucun des soins du ménage, il baissait souvent la lumière de sa poli le lampe, modérait son l'eu, et avait fait dix fois le lourde sa chambre avant d'être salisfait des précautions de sûreté qu'il croyait nécessaire de prendre.

Enfin, revenant s'asseoir près du foyer, il prit son grand chapeau entre ses jambes et en lira par habitude son chapelet, qu'il se mil à tourner entre ses mains.

Mais sa pensée était loin de cette pratique dévotieuse, car tandis que 10:, grains du rosaire glissaient entre ses doigts, voici ce qu'il murmurait à demi-voix : — Je suis bien bon de tant me tourmenter à fermer mon logis. qui pense à y venir, bon Dieu ?. C'est qu'a présent je suis tout seul dans cette maison isolée. Depuis que la famille François a délogé d'ici à côté , pour s'en aller. au cimetière. la chambre n'a pas été relouée..

Voilà .quinze jours aussi que le marchand de vin d'oll bas a déménagé. Et cette rue hors barrière est si mal habitée. C'est tous logeurs chez qui se retirent un tas de mau- vaises gens, le rebut de la ville, les bandits, les voleurs.

Que le ciel les confonde, les misérables, qui ne respectent pas le bien d'autrui, ajouta le vieillard en jetant un regard jaloux et ardent du côté de son lit. o.. -

Puis un sourire passa sur son horrible figure.

— Mais qu'ai-je à craindre d'eux? continua-t-il; mes haillons, la misère de mon logis me défendent mieux que ne le ferait un corps de garde à ma porte ; avec ça, il n'y a pas de danger que les voleurs pensent soulement à venir chez moi. Et je quitterais cette enseigne de misère, qui défend mou trésor, qui le garde ! Oh ! non, non. Mes haillons, je vous aime ! je vous remercie !

Le mendiant se leva, passa la main sur ses membres en- doloris; et, en ce moment aussi, ayant rencontré sa ligure dans un lambeau de glace posé sur la chellliuée, il remar- qua mieux le changement que la maladie avait apporté ou lui. Sa face, creusée jusqu'aux ossements, avait pris une teinte terreuse; ses rudes cheveux gris tombaient à plat sur ses tempes, et ombrageaient de mèches humides ses yeux caves et éteints ; sa taille gigantesque se courbait on deux et allait déjà rejoindre la terre.

Mais ces avertissements d'une fin prochaine ne lui donnaient point à penser sur le monde inconnu et le jugement suprême qui l'y attendait; il n'avait songé qu'à ce qui était t'ame de sa vie, l'objet de son éternelle passion, à ses richesses enfouies sous le plancher que foulaient ses pas.

Comme depuis son attaque de paralysie il se sentait baisser rapidement, et pensait que son affaiblissement ne lui permettrait plus un jour d'ouvrir la trappe fermée de ressorts de bois et de masse de plâtre, il avait transporté son trésor dans la paille de son lit, pour le voir à volonté, l'avoir plus près do lui, et le sentir encore là à son dernier soupir.

Avant de se coucher, il donna donc un regard d'amour à ce lit qui renfermait toute sa fortune, palpa la toile grossière de sa paillasse en se disant : — A moi. toujours à moi. J'ai vécu riche, je mourrai riche !

Son attention fut un instant attirée par un bruit de pas


nombreux qui se faisait entendre sur la route, entièrement silencieuse du reste, à cette heure-là. Il regarda par la fenêtre, et vit en effet une masse nombreuse de gens qui marchaient ensemble; mais comme un rassemblement quelconque ne pouvait lui inspirer aucune crainte, il cessa aussitôt de s'en occuper, et pensa à prendre le repos si nécessaire au vieux vagabond après sa journée errante.

Corbeau allait éteindre sa lampe, lorsqu'il entendit frapper à sa porte.

Il était peu disposé à ouvrir a cette heure, mais il reconnut la voix de Corbillard qui lui parlait de l'autre côté du panneau ; n'ayant aucune raison pour refuser sa porte à un ami, il ouvrit le ressort secret, bien que la visite survenante lui fût incommode.

Mais, au grand étonnement de Corbeau, le vieux porteur de béquilles parut accompagné d'un bon nombre de mendiants, dont les uns entraient avec lui, tandis que les autres faisaient encore queue sur l'escalier.

Il y avait là toute la société du Trou-à-Vin, qui s'élevait bien 'à une cinquantaine de gens, hommes et femmes. C'était eux que Corbeau avait vus arriver sur la route, sans que la nuit lui permît de reconnaître ses camarades.

Le dérangement qu'on lui causait ennuyait fort le vieillard , mais avant qu'il pût demander quel hasard lui procurait une si nombreuse compagnie, Euslaclie le veilleur prit la parole et dit à Corbeau d'un ton cordial : - Comme nous passions devant ta porto, en sortant du Trou-à-Vin, pour réconduire chez elle la mère Biblotte, nous avons pensé à venir savoir de tes nouvelles et te demander un coup à boire.

- Vous arrivez mal, mes enfants, répondit le vieillard.

Il n'y a jamais eu chez moi autre chose qu'une cruche d'eau, et justement ce soir elle est à sec.

— Ah! ce n'est pas dommage, dit Robinette; alors, donne-nous autre chose.

— Oui, continuèrent ensemble François, Eustache, JeanMarie el Godois, fais-nous servir un bon souper; — depuis quelque temps il y a maigre chère au Trou-à-Vin, - et nous ferons honneur à ton repas.

Corbeau, stupéfait, les regarda tous fixoment, et dit en haussant les épaules : — Voilà, par exemple, une drôle d'idée. vous donner à souper chez moi!. Mais regardez donc si je tiens état de maison à pouvoir traiter les gens. .0 -

Corbillard jeta un regard sur tes siens, et dit avec un fin sourire : — Pusqu'on ne peut se réconforter ici, eh bien, mon vieux, sois bon enfant, donne-nous à chacun cent francs pour faire la noce et nous remettre un peu dans nos affaires.

En entendant parler d'argent, Corbeau frissonna, il jeta un regard rapide du côté de son lit; un premier mouvement lui serra le cœur; mais il dit d'un air patelin : — Allons, mes amis, vous voulez railler ma misère !

Vous vous riez d'un pauvre vieux qui peut à peine rouler encore pour demander son pain!.

- Lui refuse!. lui refuse! dit le nègre aux autres mendiants en se frottant les mains de joie.

— Ah çà ! tu ne veux donc rien donner aux camarades!

demanda à Corbeau toute la troupe.

Le vieillard fixa sur eux son regard sombre : — Mais, décidément, dit-il, vous êtes fous!

Eustache vint se mettre en face de lui, redressa sa haute taille, et dit en se croisant les bras : •—■ Alors, écoute, Corbeau : c'est vingt mille francs que nous te demandons pour les partager entre nous.

Le vieillard bondit en arrière, et s'écria d'une voix exallée : Vingt mille francs!. moi!. Mais est-ce que je sais seulement s'il existe une si-forte somme au monde 1 Vingt mille francs!. Mais, pour moi, c'est un rêve. je ne les ai jamais vus!

— Ils sont là, dit impérieusement Robinette en étendant la main vers le lit.

Le regard furtif de Corbeau l'avait instruite.

Le sordide vieillard comprit tout. Le soupçon qui, depuis quelques minutes, le rendait palpitant de crainte, éclata dans son cerveau en certitude terrible : il était trahi !

Mais aux paroles de Robinette, la masse des mendiants s'était précipitée avec tant de promptitude ardente vers !o

lit, qu'il n'eut pas le temps de se jeter devant cotte paille pleine de ses richesses, pour la défendre de son corps. Il en resta séparé par une barrière invincible.

En une minute le lit du mendiant est bouloversé, arraché pièce à pièce par ces hommes, ces femmes acharnés, qui retournent et secouent chaque lambeau. On déchire la toile grossière du dernier matelas, des mains avides fouillent dans la paille, dont les brins usés s'élèvent en épais nuage. Un sac de cuir est dans le fond. On le tire avec lant de violence qu'il s'ouvre. et verse sur 10 plancher les pièces d'or, d'argent, des billets de banque, des pierreries, parmi lesquelles est la belle parure turquoise de Robinette.

A cette vue, un cri part de tous côtés. un cri d'étonnement, de stupeur autant que de joie. La masse de mendiants fait un mouvement en arrière, comme pour faire une place à ce flot d'argent, et so retirer devant lui avec une sorte de respect.

Le cercle s'est élargi d'un pas. La faible lueur donne en plein sur ces pièces de métal, ternes, rougics par le temps, mais qui jettent pourtant les lueurs si éblouissantes aux yeux de ceux qui en voient en un instant tout le prix infini, et restent devant ce trésor, étourdis, stupéfaits, suffoqués par l'extase.

Le premier instant d'étourdissement passé, l'aspect do ces richesses exaspère les mendiants. Ils se rappellent dans un seul souvenir toutes les privations, tous les maux qu'ils ont endurés. ils les supportaient avec résignation, quand ils les croyaient communs à tous ceux (lalotir classe; mais maintenant la misère fait sentir ses aiguillons en face de cet or qui eût pu les soulager. Et, loin de là, l'argent même de leur caisse de secours, cet argent qu'ils avaient amassé avec tant de soin et tant de peines, est venu grossir ce trésor!.

Corbeau a été refoulé contre la muraille; mais, avec sa haute taille, il domine toutes les têtes et voit son or.

cet or, sur lequel, tout à l'heure encore, il voulait vivre et mourir. découvert, répandu, livré à cette tourbe odieuse. Il frissonne de rage, ses yeux s'allument de sombres éclairs, et paraissent seuls animés sur son visage pâle comme la mort.

- Infàiiiesl s'écrie-t-il, cet argent est à moi, vous no pouvez y toucher.

- — A toi!. à toi!. mais l'argent de notre caisse de secours est la. tu as volé les deniers des malheureux !. Ce vol, vois-tu, il répand la malédiction sur tout le reste de tes richesses. tu en seras privé à jamais.

Mais Corbeau s'est redressé. Ce vieillard, moribond tout à l'heure, a retrouvé des forces inconnues à sa vigoureuse jeunesse; ses musclés se gonflent; ses brasse lèvent comme des massues; il s'élance d'un mouvement si violent qu'il fend le cercle épais des mendiants, et vient se poser le pied sur son or. L'un de ses bras puissant et tendu devant la foule, l'autre, dont la main était coupée,

est levé au ciel pour implorer la force qui lui manque.

Son visage est éclatant de colère et de puissance; ce vieillard, autrefois hideux, en ce moment illumine, grandi par la passion et le courage, se montre effrayant et formidable.

Cependant, les mendiants sont tellement exaspérés, furieux, que, sans songer à la force de l'ennemi, un des plus faibles, des plus infirmes d'entre eux, se jette le premier sur Corbeau, et veut le terrasser.

Le vieillard le renverse d'un seul coup.

Deux autres assaillants qui allaient succéderait premier sont lancés à terre avant d'avoir pu lever la main.

Le vigoureux Eustache s'avance en s'écriant : - Nom du ciel !. il faut que ça finisse !

Et il fond sur Corbeau armé de toute sa force musculaire.

Après quelques secondes de lutte, Eustache est lancé au loin avec tant de violence, que sa tête va heurter contre la muraille, et s'inonde de sang.

A cette vue, la rage des mendiants redouble; ils se jettent tous à la fois sur Corbeau et l'enveloppent de leur foule pressée.

La force ne peut rien contre cette étreinte multiple. C'est un réseau dont chaque maille est faible, mais dont l'ensemble est irrésistible. Corbeau rugit, se tort, se débat dans ce filet inextricable ; il est arraché, par le nombre, de


la place où il se cramponne et entraîné contre la muraille, mais il mord et déchire encore ses adversaires, tout en tombant hors de combat.

Pendant la lutte, Kobinotle enfonce rapidement dans une besace, que Pierrot tient ouverte devant elle, l'or, l'argent, les billets de banque.

Corbeau est alors terrassé, retenu par une foule de bras; mais, assis par terre, le dos appuyé contre le mur, il peut voir la jeune fille ramasser et enlever toute sa fortune au profit do la bande mendiante.

Le vieillard est foudroyé, anéanti : une immobilité complète a succédé en lui aux mouvements violents. Sa tête, innondée de sueur froide, est droite et fixe ; son corps a la raideur de la mort; la prunelle même de ses yeux rouges et hagards ne fait pas un mouvement. Et, malgré cette fixité, jamais on lie vit le cachet de la rage plus fortement empreint que sur la face de ce vieillard regardant emporter son trésor.

Les mendiants prennent la précieuse sacoche, sortent en toute bâte, tirent la porte qui se referme sur Corbeau, seul dans son galetas, et redescendent sur la route, où ils s'acheminent pour regagner la barrière d'Enfer. 1

LI.

CE QU'IL RESTE D'UN TRÉSOR.

La bande des mendiants redescendait vers la ville.

Ceux qui venaient ainsi de venger leur spoliation et de reprendre à Corbeau, avec l'argent qui leur appartenait, celui que l'avide vieillard avait amasse pendant sa longue vie, marchaient cependant d'un air plus morne et plus em- barrassé que de pauvres gens n'auraient du après une semblable capture.

Avant d'arriver à la barrière, l'aveugle François s'arrêta.

- Corbeau m'a fait bien du mal, dit-il, et pourtant, vrai, je sens quelque chose pour lui; car, enfiu, le voilà misérable comme nous l'étions tout à l'heure.. m'est avis qu'il aurait fallu lui laisser sa part.

Les autres mendiants étaient en ce moment tourmentés de la même idée, sans se l'avouer aussi clairement.

- C'est pas encore ça, dit Jupiter; mais si Corbeau avoir plus rien, lui aimer autant être en prison que mourir de faim au logis, et lui dénoncer nous comme voleurs.

Il y avait aussi quelque chose de cette crainte dans l'esprit des pauvres vagabonds, bonnes gens au fond, d'humeur tout à l'ait inoffensive et surtout très-poltronne.

- Au fait, dit Eustache, nous ne pensions guère que ça finirait comme ça. Au Trou-à-Vin, Robinette nous a monté la tête avec son vin et son habil; elle nous a dit qu'il fallait venir ici reprendre à Corbeau ce qu'il nous avait volé, et nous sommes venus. Mais nous ne pensions fouiller au boursicol du président que pour y reprendre l'argent de la caisse, quatre cent- quarante-deux francs, puis les deux mille francs que Jupiter doit porter à Pasqual, et aussi quelques pièces à partager entre nous pour la peine.

— Oui, dit-on dans la bande, ii fallait s'en tenir là.

— Mes enfants, prononça Corbillard, l'Ecriture le dit: « Qui se repent d'avoir erré est déjà dans le bon chemin. » Aussi, je m'aperçois que, tout en causant, nous avons tourné bride, et que nous voilà déjà le pied levé pour retourner chez Corbeau lui rendre au moins sa part.

— C'est ça! dit Robinette. Et une bonne part à ce pauvre vieux.

— Allons-y !. Il n'y a pas de honte à réparer une sottise.

— En route ! les enfants, ajouta Corbillard, poussant en avant sa béquille.

El toute la troupe reprit le chemin de la maison isolée.

Arrivés à la demeure du vieillard, les chefs du rassemblement montèrent l'escalier, et Corbillard frappa quel- ques coups modestes, en priant doucement Corbeau de lui ouvrir. Mais celui-ci se tut, et des coups frappés plus fort n'obtinrent pas plus de réponse.

- Attendez, attendez, dit Robinette en passant au premier rang; je le ferai bien répondre, moi.

Et mettant ses deux mains en entonnoir autour de sa bouche, elle cria par le trou de la serrure : — Ouvre, Corbeau, nous le rapportons de l'argent.

nous ne voulons que ce qui nous revient. tu reprendras tout le reste. Entends-tu, nous le rapportons ton trésor !

Malgré cette promesse obligeante, le môme silence régna à l'intérieur.

- Il boude, le vieux gueux, il no répond rien, dit Eustache impatienté.

- C'est pourtant drôle qu'il ne veuille point de son argent.

D'après cette réflexion, on frappa encore maintes fois, mais toujours inutilement. Au bout d'un quart d'heure, les mendiants, ennuyés d'attendre, redescendirent. Ils virent la lumière de Corbeau briller encore aux vitres, ce qui prouvait que lu vieillard était chez lui et même demeurait encore levé, malgré l'heure avancée.

- Il faudrait monter à la fenêtre pour savoir ce qu'il fait, dit un des mendiants.

- Monter. oui, mais comment?

- Tenez, dit Pierrot, qui, se trouvant là par hasard, et seulement pour accompagner Robinette, n'en était pas moins un garçon de ressource, tenez, voici à deux pas une maison en construction ; il y aura bien une échelle de maçon parmi les matériaux. La lune éclaire assez pour qu'on puisse trouver ça.

— Au- fait, il ny a pas de danger. c'est déjà bien tard, et il ne passe pas une âme qui vive.

Quelques mendiants allèrent fouiller dans la bâtisse et revinrent bientôt avec une échelle, qu'ils appliquèrent contre le mur.

La lampe éclairait encore; on pouvait bien voir ce qui se passait dans l'intérieur, ci. tout le monde voulait monter, brûlant de curiosité de savoir ce que faisait Corbeau après son terrible déboire.

Mais le nègre, plus agile que tout autre, s'élança le premier sur l'échelle, ce qui n'empêcha pas d'autres mendiants do monter derrière lui et de se tenir à la file, d'échelon en échelon.

Jupiter, avant la première place, pouvait seul voir dans la chambre. Il examina attentivement, et le cœur battait à tous en attendant ce qu'il allait dire.

Il fut une minute à regarder sans bouger, malgré qu'on répétât de tous côtés : — Eh bien !. que fait-il? hein ?. hein ?.

Enfin, le nègre retourna la tête et dit : - Lui en est mort.

- Mort !. de quoi ?

- De la peur que nous autres avoir faite à lui.

— Miséricorde!. tu te trompes. c'est impossible!

- Lui est raide par terre, et puis tout blanc, tout blanc!.

— On pourrait peut-être lui donner secours!. Mon Dieu! mon Dieu !. casse la fenêtre, Jupiter!. entre !.

entre vite!. nous allons le suivre !

Le nègre brisa un carreau, leva la targette de la fenêtre et santa dans la chambre.

Les mendiants, déposant leur attirail par terre, prirent tous le même chemin. L'émotion donnait de la force aux moins ingambes : les boiteux, les estropiés, les vieux porte-béquilles, los femmes, les enfants montèrent à l'échelle, passèrent le pas de la-fenêtre et se trouvèrent dans la chambre, réunis autour de Corbeau. -.

Le vieillard, a l'instant ou on emportait son trésor loin de lui, avait été frappé d'un coup de sang.

Les mendiants se tenaient en cercle autour de son corps sans oser rapprocher. Il eût été inutile de chercher à le ranimer. on voyait bien que tout était fini. et son aspect inspirait une sorte de terreur.

La lampe, près de s'éteindre, versait ses derniers rayons sur ce corps immobile.

La figure du mort était d'une pâleur violacée, le blanc des yeux injecté de sang, les traits contractés parles tortures de l'âme au milieu desquelles s'était exhalé le dernier soupir. La laideur du vieux mendiant avait pris une apparence surnaturelle sous cette double empreinte de la mort et du désespoir, et on ne pouvait contempler sans frémir ce masque d'un aspect sans nom.

Mais ceux qui avaient causé sa mort, encore plus épouvantés de cette pensée, restaient immobiles devant lui, les uns agenouillés au premier rang, les autres debout der-


1 rière, et tous dans une attitude de muette exclmullLion, — Voyez, mes enfants, dit enfin Corbillard, Dieu punit l'homme par ses passions. Corbeau a succombé pour avoir eu trop d'attache aux biens de ce monde; nous, pour !'OPllât de ces mômes biens, nous voici devenus involontaires homicides. Et le Seigneur nous voit dans notre abaissement.

— Mais diable, dit Eustache, c'est que la police pourrait bien nous voir aussi. Je songe à cela depuis un moment. Quand on va trouver ici le corps du père Corbeau, mort si subitement, on croira qu'il a été tué. et on pourrait bien nous accuser.

— Nous!. juste ciel !. avoir tué un homme!

— Ecoutez donc, reprit le.veilleur, on n'était pas sans se douter que Corbeau possédait quelques biens. Qui pouvait en être jaloux? ses camarades. une rixe s'est engagée entre eux et lui. et un mauvais coup est bientôt fait : voilà comme raisonne la police.

— Avec ça, ajouta Jean-Marie, qu'on a dû nous voir monter par ici. v '— Je crois bien qu'on nous a vus, dit la Bibette; une bande entière, ce n'est pas comme le furet, qu'on ne sait où il a passé. Il ne manquait pas de gens à la barrière qui nous regardaient et qui avaient l'air de nous demander où nous allions en si grande compagnie.

— Mais nous serons donc accusés de meurtre !. Seigneur Dieu!. de pauvres braves gens comme nous! s'écria toute la troupe désolée. '-

— Ah ! dit Jupiter en criant plus haut que les autres, le vieux mort!. lui va perdre tous ses bons umis.

Robinette cependant, silencieuse jusque-là, s'était penchée vers Corbeau, avait mis la main sur son coe. iii-, sur son front. Elle se releva alors en disant : — II est iiioi-L !. bien mort!.

Puis elle étendit les bras sur le corps glacé et dit en retournant la tête vers les siens : — Ecoutez. Malheureusement Corbeau n'a plus rien à faire en ce monde, et il peut nous perdre tous. Il faut soustraire son corps aux regards. il faut le cacher.

dans la terre. qui est maintenant son seul asile.

— Si la chose est possible, ma fille, dit Corbillard, tu as eu une bonne pensée, car, outre le danger d'être compromis qui se trouverait ainsi évité, nous pourrions réparer en partie nos torts envers le vieux camarade en lui rendant les devoirs de la sépulture.

— Ce que je propose est possible, répondit Robinette.

Il y a ici, à gauche de cette route, de vastes champs déserts de toute habitation. Il est maintenant bien près de minuit. Personne ne passe plus sur le chemin. En sortant de cette maison, il faut emporter avec nous le corps de Corbeau et3110l'Ie déposer dans un coin de ces champs abandonnés.

Les mendiants approuvèrent par un signe de leur tête branlante.

— Oui, c'est cela, dirent-ils. Enterrons-le.

Une fois ce parti pris, on devait se hâter autant que possible et commencer par ensevelir le mort. La toile de la paillasse où on avait découvert le trésor de Corbeau se trouva sous la main ; on la pi-it pour cet usage.

Et de toutes ses richesses, le vieil avare n'eut plus que cette toile pour lui faire un linceul.

Au moment de sortir, une nouvelle difficulté se présenta : le secret du ressort intérieur qui fermait la porte n'était connu que de Corbeau, et, malgré tous les efforts, il fut impossible de l'ouvrir.

Il fallut donc redescendre par la fenêtre.

Une partie de la bande suivit les échelons à la file, l'autre resta dans l'intérieur. Eustache et le plus fort de ses compagnons, se courbant à demi, reçurent le grand corps osseux et lourd qu'une foule de bras parvinrent à charger sur leurs épaules; sous ce fardeau, ils franchirent lentement la fenêtre, et, après une sorte de bascule difficile à exécuter, la longue masse blanche passa ; et le mort descendit l'échelle comme les autres.

Le reste des assistants suivit.

Une fois sur la route, chacun reprit son bagage qu'il avait déposé devant la porte; quelques-uns se chargèrent de porter entre eux la lourde sacoche d'argent, qui était toujours là ; d'autres allèrent chercher des pelles néces-

saires pour l'opération projetée, dans la maison eu construction qui avait déjà fourni l'échelle. Puis on régla l'ordre du convoi.

Les deux plus vigoureux mendiants continuèrent à porter le corps par les deux extrémités. La foule des assistants se rangea tout autour en ligne serrée pour faire, le mur, et cacher cette grande forme blanche aux yeux des passants qui pourraient se rencontrer; les chefs de la bande se mirent eu tète, et ou partit.

La route et les environs étaient couverts de neige; la lune, voilée de vapeurs grises, éclairait tristement l'étendue des champs en une seule nappe blanche.

- Le cortége grotesque, et pourtant d'une certaine solennité, avançait à pas IctllS. Au milicu, le corps, entouré de toile et éclairé do la lueur du ciel, détachait encore en lignes blanchâtres une forme humaine dans le cercle plus rembruni dos assistants. Chaque mendiant était U., chargé de son fardeau; les hommes soutenaient leurs instruments de musique, leurs lanternes magiques, leurs marionnettes; les femmes portaient de petits enfants sur le dos, les vieux pauvres traînaient seulement leurs potences et madriers. Les marmots en état de marcher clopinaient à côté des rangs, suspendus à la jupe de leur mère.

Tous ces gens murmuraient des prières, d'où il ressortait un sourd bourdonnement mêlé des sons aigres que les cordes dos vielles, des harpes rendaient d'elles-mêmes en se ballotant.

Robinette, qui avait ouvert l'avis de ces funérailles clandestines, se tenait en tête du cortége pour commander la marche.

La belle jeune fille qui, sous ses paillettes de Bohémienne, animait autrefois la gaieté dans les fêtes du Trouà-Vin, cette nuit-là, avec son petit mouchoir en marmotte et sa cape de laine brune, menait le convoi mortuaire ; avec autant d'ardeur que de courage. -.. - - 1

La campagne était semée, de loin en loin, de buissons noircis et de rares maisons; le plus profond silence régnait de toute part; aucune lumière ne paraissait aux façades ; le ciel, chargé d'épais nuages qui roulaient ou se déchiraient lentement sous la clarté de la lune, versait, sur la longue étendue de neige, des zones mobiles d'ombre et de lumière.

La lourde masse du convoi avançait avec mystère dans ce vaste et morne espace, où rien ne révélait l'existence humaine.

En explorant du regard les champs déroulés a gauche sur la route, Robinette venait de reconnaître l'endroit, auquel elle avait songé pour y déposer secrètement le corps du vieillard. C'était une place un peu enfoncée, an pied d'un arbre, vers laquelle aucune façade des habitations voisines n'était tournée, et qu'un pan de mur dérobait à la vue du côté de la route.-Le sentier qui devait y conduire était à peu de distance, et on arrivait enfin au terme de la marche.

Comme on en était là, il se fit voir tout à coup, en face des mendiants, un groupe de soldats. C'était une patrouille. qui, venant par une montée de la roule, paraissait subitement sur la hauteur, et se trouvait à une cinquantaine de pas à l'instant où on la découvrait.

La terreur qui se répand soudain dans cette foule, innocemment meurtrière, qui allait bonnement cacher sa victime en terre, pensant que tout serait fini par là, et qui se voyait tout à coup surpris en chemin, le tremblement, l'alarme qui la saisit, sont impossibles à rendre.

Chacun se presse l'un contre l'autre, sent ses genoux se dérober sous lui, et n'a plus un souffle de vie ; tons sont prêts à laisser là le corps et à s'enfuir, sans songer à la faible course que leurs jambes pourront fournir.

Mais au même instant le commandant Robinette entonne une chanson à boire, et fait un geste énergique pour engager ses compagnons à l'imiter.

Les mendiants comprennent; la nécessité leur rend des forces; ils répètent le refrain joyeux; les orgues, les clarinettes, les violons, les tambours de basque, sont mis eu danse, et font un charivari infernal, tandis que les voix chantent en chœur :

Nous avons queuqu'radis, Pierre, il faut fair' la noce;


Moi, vois-tu, les lundis, J'aime à rouler ma bosse.

J'sais du vin à six ronds, Qui n'est pas d'la p'tite bière; l'our rigoler, montons, Montons à la barrière !

La patrouille approche. Les mendiants se resserrent davantage autour du mort, en passant tout au bord de la route pour que le mur, comme ils appellent la masse de leurs corps pressés, cache mieux l'objet qu'ils emportent.

La patrouille avance encore, passe à côté d'eux ; ils entendent le pas des soldats craquer sur la neige ; ils voient briller leurs fusils, sans oser tourner la tête de ce côté.

Les malheureux n'ont pas une goutte de sang dans les veines, mais ils chantent plus haut, et les violons, fifres et tambourins font un tapage à fendre les nues.

On entend que les soldats s'arrêtent et se parlent entre eux.

En cet instant les plus braves de la bande mendiante se sentent mourir.

Cependant leur oreille est tellement tendue du côté de la garde, que, sans interrompre leurs chansons à boire, ils recueillent ces mots que le caporal adresse aux soldats : — Les gaillards ont passé la nuit à la guinguette; mais, bah! ce sont de pauvres diables qui secouent un moment leur misère. Il n'y a pas grand'chose à dire.

— Ah ! murmura Corbillard en se frappant la poitrine, la louange tombe sur nous dans notre iniquité. Que le jugement des hommes est fragile.

Cependant les paroles du caporal ont ranimé tous ces pauvres hères terrifiés, leur sang circule, ils peuvent respirer. Le bruit des pas de la patrouille, qui s'éloigne sans autre forme de procès, achève de les rendre à la vie.

Peu d'instants après, le cortége, conduit par Robinette, tourne à travers champs : il fraie péniblement sa route en écartant des nots de neige et en laissant une large trace derrière lui; puis il arrive dans l'endroit enfoncé, au pied d'un grand chêne.

- C'est là qu'on doit creuser la fosse.

La terre, durcie par la gelée, offre quelque résistance, mais les pioches que les mendiants ont apportées avec eux font leur office, et dans l'ordre qui préside au travail un long trou creux est bientôt ouvert.

On y dépose le corps.

Tandis qu'un rayon de la lune tombe encore sur les restes de Corbeau : - Acticti, notre vieux camarade, disent les mendiants.

Nous espérons que tu ne nous en veux pas. Tu oublieras bientôt cette nuit de douleurs et de combats dans la poix de l'autre monde. et lu nous pardonneras les peines que nous t'avons l'ai Les, si elles ont servi à L'envoyer un peu plus tôt dans l'éternité. comme Dieu te pardonnera aussi tes offenses, afin que tu restes à ses côtés, où les vieux vagabonds qui ont presque fini leur tournée sur la terre iront bientôt le rejoindre. ,

Mais le pauvre François songe que Corbeau ne doit pas descendre dans la terre sans qu'un objet béni l'y accompagne. Il détache de son cou une petite relique qu'il a portée toute sa vie, et, tandis qu'une lann:-, roule dans ses yeux privés de la lumière, il se penche sur la fosse, cherche, à l'aide de ses mains, la poitrine du mort, et y dépose sa relique.

La terre retombe ensuite et la fosse et comblée.

Après cette étrange cérémonie, les mendiants redescendirent enfin vers la ville. Arrivés à la barrière, ils remer- cièrent Dieu, et aussi leur brave petite Robinette, d'avoir mené à bien l'entreprise ; ils prirent des arrangements pour mettre en sûreté ces richesses qu'ils avaient presque oubliées dans la partie tragique do cette nuit aventureuse, et chacun regagna sa demeure.

La Providence prit en pitié sans doute la faute de ces pauvres gens innocemment homicides, car avant le point du jour une nouvelle et épaisse couche de neige effaça toute trace des mystérieuses funérailles.

LU DANS LA PRISON.

Trois mois s'étaient éeoulés. Le printemps avait atteint ses plus splcndides journées;

une lumière dorée se répandait sur les longues murailles de la prison de la Force, dont l'étendue, dépouillée de sa teinte sombre, se perdait dans l'atmosphère limpide.

Les habitants d'alentour, dans ce quartier paisible de l'ancien Paris, venaient sur leurs portes respirer un air tiède, ou se répandaient dans la rue éclairée du soleil.

Robinette, placée sous la niche antique d'une bonne vierge, chantait en s'accompagnant de la harpe, et attirait la petite population du voisinage, qui formait autour d'elle un cercle attentif et charmé. C'était le jour où la jeune fille pouvait voir Pasqual, dont le jugement approchait; et, en attendant le moment où sa permission lui donnerait l'entrée du parloir, elle vaquait à sa récolte journalière, en vraie bohémienne, légère et insouciante, même dans ses peines.

Midi sonna à l'horloge de la prison ; Robinette laissa son couplet inachevé, son public désappointé, et, ramassant h la hâte les gros sous de sa sébile, s'élança vers la porte de la maison d'arrêt.

En même temps que Robinette, entrait dans la cour d'attente un jeune homme brun et pille, élégamment vêtu de noir. Mais tandis que la jeune fille se dirigeait vers le parloir, un gardien conduisait poliment le monsieur étranger vers une porte qui donnait dans l'intérieur de la prison. Robinette remarqua ce jeune homme, dont elle croyait avoir déjà vu les traits, sans pouvoir alors le reconnaître.

Elle s'arrêta peu cependant à cette observation, mais elle demanda avec vivacité au gardien d'où venait que ce visiteur privilégié pouvait voir ses amis dans l'intérieur, tandis qu'elle n'était admise qu'au parloir.

— Ce beau monsieur-là, répondit le surveillant, n'est pas l'ami d'un de nos pensionnaires; il vient visiter l'établissement. avec une autorisation de monsieur le directeur.

Robinette, sans écouter cette réponse, était déjà entrée dans la longue galerie où elle allait attendre Pasqual.

On était à l'avant-veille du jugement qui allait clore le célèbre procès d'Herman de Rocheboise et de son cpmplice, et les deux détenus se livraient à la puissante préoccupation qu'amenait la prochaine décision de leur sort.

Herman était descendu dans le préau ; mais toujours ispte de ses compagnons de captivité, il pouvait au moins, dans la seconde réclusion qu'il s'était, créée parmi eux, cachera tous les yeux la rougeur brûlante qui passait par instant sur son visage pâle, et les larmes qui venaient malgré lui mouiller ses paupières.

La fièvre lente qui le dévorait depuis son entrée dans la prison avait redoublé d'intensité à toutes les accablantes formalités de la justice, à toutes les audiences il lui avait fallu paraître. lui, peu de jours auparavant si envié pour tous les dons de la nature, de la fortune. il allait s'asseoir sur les bancs de la cour d'assises!

D'après le cours du procès, une condamnation était imminente. La journée qui allait se lever répandait déjà dans le sein d'Herman des frissons d'épouvante. Tantôt, accablé d'appréhensions horribles, il parcourait à grands pas la longueur du préau pour suspendre une minute le tourment de ses pensées; tantôt, brisé de ce peu de marche que ses forces ne lui permettaient plus, il venait retomber épuisé sur le banc de pierre. -

Son attention fut, pourtant attirée un instant par la vue d'un personnage étranger à la prison. C'était le jeune homme vêtu de noir, qui, accompagné du directeur, parcourait l'intérieur de la prison et traversait en ce moment la cour (le Charlemagne.

Herman ne pouvait distinguer la figure de l'étranger, qui était j une assez grande distance de lui et à demi caché par les personnes qui l'accompagnaient ; mais ne voyant depuis longtemps que ses repoussants compagnons de la Force ou leurs gardiens, il trouvait quoique douceur à reposer ses yeux sur un homme tout à fait étranger à ce monde, et dont une remarquable élégance de mise et de maintien le séparait encore davantage.

Comme on observe parfois sans motif les choses insignifiantes et même puériles, Herman remarqua le foulard blanc à bordure bleue que le jeune homme remettait en ce moment dans la poche de sa redingote.

L'étranger et le directeur accomplissaient lentement leur tournée. Cet antique édifice de la Force est un monument des plus curieux à observer. Il a subi des trans-


formations diverses et bizarres ; ou y retrouve les traces d'un hôtel princier, d'une salle de spectacle qui servait à des divertissements, parmi les constructions de la prison révolutionnaire; on revoit aussi les épaisses et sombres défenses de cette citadelle de 93, au milieu de l'aspect moins formidable des bâtiments modernes. L'étranger examinait en détail ces différents souvenirs historiques.

En ce moment, le jeune amateur de monuments et son conducteur s'arrêtèrent devant une partie de la muraille où se trouvait à lieux* de terre l'ouverture d'un ancien égout, aulrefois garni d'une grille et maintenant nidéqtoé de maçonnerie.

Après s'être entretenus longtemps en cet endroit, ils sortirent du préau. ,,

Le gardien, qui les avait suivis jusque-là, resta sèili à la place qu'ils venaient de quitter. , .., Ce gardien était Gauthier, pour lequel ;Ilerniàn avait éprouvé, des son entrée dans lg prison, un sentiment de préférence. La figure hOluiôttl de cet homme, sa physionomie particulière, lorsqu'au milieu de ses collègues portant tous un air d'insouciance et dé prospérités il se mon- trail triste, fatigué de ses fonctions, et liccabié lui-iiiôhlë du poids de ces murailles dans lesquelles il retenait les autres, tous ces indices d'une iiature assez élevée, avaient attiré de plus en plus la confiance d'HêrtiÜiil, ci une sorte de liaison s'était formée entre lé surveillant ët le prisonnier. t.

Aussi, en ce moment,, Hcrmah s'approcha deGauthiër, immobile devant ce pan de mur qu'il sethbtait regarder avec un extrême intérêt, et lui demanda ce qu'il ëxàftiinait ainsi.

— Ce jeune monsieur qui visite maison< répoiidit gardien, tenait beaucoup a retrouver la tHlcè d'une communication qui existait autrefois entre cette cour ët, partie voisine , parce qu'il s'y rattache un fait Irès-siitipléj mais peut-être touchant, qui se passa ici du temps de hi Terreur, et qui est rapporté dans un ouvrage sur lés gisons de l'Europe.

4 £ l cet incident. il vous l'a fait connaître ?

- Oui, il l'a raconté dâilsjouS ses détails, répondit le vieillard d'une voix étniië;. LHi reste, ajouta-t-il d'un àccent plus triste, ce n'était peut-être que pour denièùïër plus longtemps ici. *

- Demeurer ici. et dans quel but?

- Je ne sais. mais il semble prolonger autant que jitis- sible sa tournée dans la prison.:. Il ne me ressemble guère, ce monsieur-là. si je pouvais sortir tt'iêi L; — Vous seriez heureux de changer de condition ?

— Ce serait passer de la mort à la vie.

— Pauvre Gauthier!. Mais que vous a donc raconté ce jeune homme au sujet des traces qu'on voit en effet sur ce mur?

- Olt 1 une simple circonstance, un détail des souffrances endurées dans ces murs pendant la Terreur, et que je vais vous apprendre en deux mots si vous voulez le connaitre.

« Madame Kolli et son mari avaient été condamnés à mort par jugement du tribunal révolutionnaire du 4 mai 1793, tous deux comme complices de la conspiration Beauvoir. Ils devaient être exécutés le soir même.

« Dans le peu d'heures qu'ils passèrent ensemble avant de marcher a la mort, ils ne pensaient qu'aux deux enfants, si jeunes encore, qu'ils laissaient sur la terre, sans biens, sans ressources, sans appui. Et le moment de marcher à l'échafaud s'approchait!. Tout à coup, Kolli, se jetant dans les bras de sa femme, et lui présentant leur petite fille, fit appel a son courage.

« —Tu as une mission à remplir, lui dit-il, déjà tu es veuve, et tu ne dois plus songer qu'à tes enfants. Il faut disputer ta vie à nos juges par tous les moyens possibles.

Déclare que tu es enceinte, tu obtiendras un surcis. Dieu fera lo reste.

« Ce triste sort de survivre à son mari, tandis qu'elle avait puisé une consolation dans la pensée d'être au moins reunie à lui dans le dernier instant, parut au-dessus des forces de madame Kolli; elle résista longtemps; mais la peine fille, présente à cette scène, et guidée par son père, dont elle répétait les paroles, la supplia d'une voix si touchante qu'elle consentit au sacrifice et fit à l'instant la déclaration qui pouvait la sauver.

« Ello vit son mari partir pour l'échafaud et fut amenée ici dans cette prison de la Force, où elle entra, le 17 mai, avec ses deux enfants. Le petit garçon, âgé de dix ans, fut placé dans le département des hommes, et la veuve, avec sa fille tout enfant, resta détenue dans le bâtiment voisin; nommé alors la Petite-Force et servant de détention pour les femmes.

« La cour où nous nous trouvons était celle des honimes, de l'autre côté de ce niùr s'étendait alors celle des femmes; un égoût, dont vous Voyez encore le cintre de pierre de taille et qui était garni d'une grille, perçait la muraille.

« C'était là que le jeune Kolli, secondé par les prisonniers qui l'entouraient pour le dérober aux regards des gardiens, savait tous les matins des nouvelles de sa mère et lui donnait des siennes.. Il venait coller son visage contre là grille, et la petite fille, secondée de son côté par les prisonnières, accourait lui dire : « — Maman a moins pleuré cette nuit. un peu reposé.

et te souhaite bien le bonjour. C'est Lolotte qui t'aime bien, qui te dit cela. »

Gauthier, qui .était doué peut-être de plus de sensibilité encore bue sa physionomie, déjà prévenante en sa faveur, devait le l'aire supposer, avait la paupière humide en fêpétàrtt ces simples paroles de l'enfant.

Il dit en continuant son récit : -.

« — L'été clé 93 se passa ainsi. La feinte dont madame Kolli s'était servie pour rester quelques mois de plus sur la terre ne pouvait Se prolonger plus longtemps ; et Dieu, auqUel avait été remis le soin d'achever son salut, l'abandonnait à ses bourreaux. Le 5 novembre, elle comparut de nouveau devant le tribunal révolutionnaire.

« le soir de ce jour-là., Lolotte s'avança plus lentement qu'à l'ordinaire vers la grille où son frère l'attendait; elle tenait à la main une longue tresse de cheveux, et madame Kolli s'était appuyée contre un arbre, en vue de son fils, ce qu'ëlië n'avait pas osé faire jusqu'alors. Lolotte, se baissant contre les barreaux, dit tout bas à son frère : ,i( -- Voici des cheveux que maman t'envoie. Ce soir elle doit être exécutée. Elle t'ordonne de le conserver pour moi et de prier Dieu polir elle. Elle te recommande de réclamer son corps et clé la faire enterrer. A présent, lit vaë rester contre la grille. maman est Ill. elle veut te Voii'.ërtbore une fois.

« Le fils resta agenouillé, et, à travers les barreaux, tendit les bras vers sa mère. Elle le regarda de loin, lui envoya quelques baisers et disparut en pressant sa fille sur son cœur (1). »

—- Voilà, iiltnisieUr, cé qui s'est passé à la place où nous sommes, dit Gauthier en terminant.

- Malheureuse foiiiiitc,! murmura Herman. Puis il ajouta, par un triste retour sur lui-même : Et cependant elle laissait encore derrière elle des enfants pour pleurer sa mort!.

- Ce jeune monsieur, reprit Gauthier, qui paraît connaître les détours de cette prison mieux que nous tous, dit que cet égoût, maintenant fermé, communique par divers passages jusqu'à l'endroit où se trouve aujourd'hui la cantine.

Herman n'écouta pas ce dernier détail, et retourna s'asseoir sur son banc, accablé de la réflexion qu'avait fait naître en lui le récit du gardien, de cette pensée déchirante qu'il serait bientôt condamné aussi, sans que personne ressentit la douleur de sa mort, et conservât son souvenir.

Mais au bout d'un instant, il vit près de lui, sur le banc, un billet qui venait sans doute d'y être posé, puisqu'avant de se lever il ne l'avait pas aperçu.

L'adresse portait son nom; il ouvrit le papier, étroitement plié, et y lut ce peu de mots : « Espérez. Quel que soit l'abime de douleurs où vous êtes plongé, le malheur n'est jamais irrévocablement gravé dans l'avenir. Il vous reste un ami. Il n'est point de coupable qui ne soit encore aimé. Dieu, qui veut montrer aux plus accablés des hommes qu'il ne les abandonne point, met à côté d'eux un rayon de son amour immense dans le cœur d'un des humains, »

(1) Ce fait historique est emprunté à l'intéressant ouvrage de M. Alboise sur les Prisons de l'Europe.


Dernier iiionifiit <Ji> t'ieirco

— Oh! s'écria Herman, qui peut entendre la plus secrète pensée de mon âme et y répondre.

Il relut ces lignes, il répéta espérez, et un moment d'illusion eonsokmle pénétr;i dans sou aeur.

Ataisil f u L bien rapide. Après avoir cherché de toutes paris dans ses souvenirs de qui pouvait venir ce billet, et n'être parvenu qu'à se convaincre de l'impossibilité d'inspirer encore à quelqu'un tendresse ou pilié, il l'ut obligé d'attribuer ces lignes à Pasqual, qu'il apercevait derrrière la l'onèIre d'une cellule donnant sur le préau.

Il pensa que ce fidèle ami avait voulu, dans le moment suprême qui se préparait, lui donner une espérance trompeuse, insensée, mais qui soutiendrait du moins ses forces pendant celle heure terrible du jugement,et grâce à laquelle il pourrait encore montrer du courage. celle dernière dignité des criminels.

Pendant ce temps-là, Pasqual était en olf'ct près do sa croisée, assis devant une petite table, el occupé à régler ses dernières dispositions.

Pasqual, reconnu complice d'un meurtre qu'il avait même semblé préméditer en conduisant les deux ennemis sous l'arche ténébreuse du ponl, auquel, du moins, il avait assisté impassiblement, quand il pouvait sans donli* y porter oppUSlljolJ, Pasqual devait, selon tonte prévision, partager le soit de son maître.

Avant de subir une condamnation infamante, quelle

qu'elle fut, il lerminait quelques dispositions qui semblaient l'absorber plus fortement que l'événement du surlendemain.

Le nègre Jupiler, auquel Pasqual inspirait réellement une sorte de crainte superstitieuse, lui avait fidèlement apporté les deux mille francs prélevés sur le trésor de Corbuall. Celte somme était la seule dont les mendiants eussent encore disposé ; craignant d'éveiller le soupçon par quelque imprudence avant qu'un peu de temps clil passé sur la fosse ouverte par eux à leur vieux camarade, ils sur Il ()Ilvul,tc Il, avaient soigneusement caché la précieuse sacoche, se réservant d'en faire plus lard le partage; mais l'argent demandé 1 il. Pasqual avait été remis tout d'abord il son messager, qui l'avait fait passer au prisonnier à raide d'un cordon tendu par la (enctrc, ainsi qu'un autre objet de peu de volume que Pasqual avait également demandé.

Les deux billets de mille francs étaient posés sur la !able du prisonnier, avec deux lettres qu'il venait d'écrire; il en terminait une troisième qui était adressée à HuiJinette, et contenait ce qui suit : « Ma chère enfant, 1II m'as toujours aimé depuis que lu sais aimer, et moi j'ai des reproches à m'adresser envers toi, J'ai aidé à la séduction qui a flétri ta première jeunesse pour quelques instants de trompeuse fortune, Celle faute que j'ai commise envers toi tient à un mystère que lu ne connaîtras jamais el que tu ne saurais compren-


Ledcpart.

dre.Je ne puis m'en repentir, ruais je l'en demande pardon.

« Je répare mes torts aillant que possible en m'adressaut il toi pour un service important et sacré que j'ai à le demander. c'est le prouver que j'estime ton bon cœur, que je sais que tu trouveras des consolations a ma perle eii luisant encore quelque chose pour moi.

« C'est après demain le jour Il Il jugement. Quel que soit l'arrêt du tribunal, accomplis également ce que je vais te demander. Dès le lendemain de ce jour, prends deux de nos anciens camarades avec toi, porte la lettre que je joins ici, et qui contient deux mille francs en billets, au bureau de la préfecture auquel elle est adressée ; on te remettra un papier en retour. Viens ensuite à la prison, demande à voir le directeur; donne-lui la lettre que je lui écris et que je place sous ce même pli, ainsi que le permis du bureau de lu préfecture; et alors 011 te luissera pénétrer jusqu'à moi.

« Adieu, pauvre et belle enfant, qui seule a aimé Pasqual sous l'apparence qu'il porte aujourd'hui Quoi qu'il arrive, ne me plains pas comme tu plaindrais un autre, à ma place. car lu Tas dit souvent : Je ne suis pas de ce inonde. Adieu. »

Le prisonnier allait rejoindre Robinette au parloir, mais il avait été obligé d'écrire à la jeune fille, ne pouvant lui communiquer ses instruclions devant le gardien, et voulant d'ailleurs lui laisser un mot d'adieu qu'elle put. conserver toujours.

Il mit les trois lettres sons la même enveloppe, et descendit dans la galerie intérieure.

Hobinelle, croyant fermement que la peine infligée à Pasqual par le prochain jugement ne serait qu'une JUlluuc détention a la prison de la Force, n'avait pas renoncé à l'espoir de l'en faire évader en séduisant un geôlier par les moyens qu'elle croyait irrésistibles. En attendant que sa part de l'héritage de Corbeau vint lui permettre de jeter une bourse dans la main du gardien, elle avait exerce sur lui Je charme de ses beaux yeux. Elle avait déjà à s'en féliciter, car le surveillant, provenu eu faveur de cette char-

manie jeune fille, 0l ne la jugeant pas dangereuse à la sûre le du la priant), la laissait pénétrer dans l'étroit passage qui sépare l'élendue du parloir, où elle n'était plus séparée de Pasqual que par une seule grille.

Ce fut grâce à cette circonstance que le prisonnier, en la roulant étroitement, put glisser il Hobineltc l'enveloppe préparée par elle.

LUI LE SECRET DÉVOUEMENT.

Le jour du jugement élail venu; l'audience allait s'onvrir à dix heures. C'était la dernière épreuve pour llernian. el il voulait rassembler toutes ses forces pour la soutenir courageusement.

Guidé par ce mouvement de l'âme qui se fait toujours sentir dans les moments extrêmes, il témoigna à son gardien le désir d'aller un instant se recueillir à la chapelle avant le départ pour le l'alais de Justice. Ce n'était pas l'heureles prisonniers sont admis à entendre l'office en commun, et. aucun d'eux ne doit entrer seul il la chapelle, mais, en ca>. excepliounel, un délenu peut s'y rendre accompagné d'un gardien, elGauthicr cotisenlil à y conduire AI. (le lîoeheboi.-e.

ilernian s'agenouilla à l'entrée de l'enceintc religieuse, eL (iaulhier à cùté de lui.

La chapelle, étroite et encaissée dans de liants bàliments, reçoit peu de jour de ses l'enèlres élevées. Herman ne disliugua.il rien en eulraiil qu'une ombre dans laquelle perçait la lueur de deux cierges posés sur l'autel ; mais lorsque ses yeux fuient faits à l'obscurité, il vil peu à pou se détacher dans I"éLroi• enceinte quelques sombres tableaux de piété, et la figure d'une personne agenouillée entre le confessionnal et la baluslrade de l'autel.

Il reconnut le jeune homme vélu de noir qui visitait l'avanl-veille rétablissement de la Force, Herman, le jour précédent, n'avait vu que la taille de ce jeune homme; il le distinguait encore moins en ce moment, étant à quelques pas derrière lui et dans un lieu mal éclairé: cepen-


daiit, à son attitude pleine de distinction et de noblesse, il reconnaissait d'une manière certaine celui qui, l'avantveille, s'était arrêté longtemps dans le préau.

11 l'ut étonné de revoir là ce jeune homme étranger a la prison.

Sans savoir lui-même comment au milieu de sa profonde absorption il pouvait s'occuper d'une circonstance aussi indifférente, il fit part de sa réflexion au gardien.

— Ce monsieur, répondit Gauthier à voix basse, a demandé au directeur la permission d'entrenir l'aumônier de la prison, dont il pourrait recevoir, dit-il, des communications intéressantes; on a consenti à son désir, et il vient sans doute ici attendre monsieur l'aumônier.

Herman détacha ses regards du jeune homme inconnu, et penchant la tête dans ses mains, il pria quelques instants de toute la puissance de son âme.

Il sortit, et peu de moments après eut lieu le départ pour le Palais de Justice.

L'aumônier de la prison ne vint pas à la chapelle, et pourtant le jeune homme, dont personne n'avait remarqué la présence, y demeura enfermé toute la journée.

Vers quatre heures, les portes de la Force se rouvri- rent pour recevoir les prisonniers dont l'arrêt était prononcé.

Pasqual descendit le premier de la voiture et suivit d'un pas ferme ses gardions.

Herman de Rocheboise était à demi privé de connaissance; les employés de la prison l'enlevèrent de la voiture dans leurs bras. Gauthier, tenant une lumière, marcha devant ses compagnons qui portaient le prisonnier, et, traversant toute la longueur d'un couloir souterrain, il ouvrit la porte du cabanon qui se trouvait à l'extrémité de ce passage.

La, le condamne fut déposé sur un lit. Lorsqu'il commença à revenir à lui, ses gardiens lui firent prendre un bol de vin chaud et le laissèrent seul.

Toute temps de l'imposante et terrible séance, Herman avail fait des efforts surhumains pour conserver une ferme contenance, et il était parvenu à en imposer aux regards; aucun signe extérieur n'avait trahi son désespoir.

C'était seulement au retour dans la prison que, perdant le pouvoir de se contraindre dont il avait usé avec tout de violence, il élait tembé anéanti.

Au bout de quelques instants, le silence et la solitude de la prison ranimèrent Herman. Soustrait par ces hautes murailles an supplice que lui imposaient tes regards du monde, il revint peu à peu a la vie.

En regardant autour de lui, il ne retrouva plus sa cellule accoutumée, cette retraite chère encore, parce qu'une main inconnue en-avait adouci pour lui le séjour. Il était dans un cabanon muré de pierres Je taille, fermé de longues barres de fer, garni de sièges de bois et d'une couche de paille. -

Il n'avait pas entendu l'arrêt porté sur lui, mais tout avait fait préjuger dès longtemps que ce serait la peine capitate, et le lieu ou il s'éveillait devait le lui confirmer.

Il était sans doute dans le cachot des condamnés à mort, sous cette antique voûte où tant d'hommes avaient déjà habité pour un jour, et vers laquelle ne s'était élevée qu'une seule pensé : Demain, je ne serai plus.

Le cabanon avait un soupirail pratiqué dans la hauteur du mur, et, d'un autre côté, une ouverture d'un demi-pied à peine, percée obliquement dans la pierre, et qui, sans destination actuelle, était restée dans un mur appartenant sans doute aux anciennes constructions de la Force.

Herman plaça son escabelle au-dessous de la lucarne qui laissait voir dans le lointain, quelques touffes d'arbres, quelques rayons de soleil et versait dans l'intérieur un soufle d'air tiède et pur.

— Encore de la verdure, encore de la lumiere, dit le condamné, et demain, ou le jour suivant. plus rien.

que le froid de la fosse et cette nuit si profonde, que les vivants n'en ont pas même une idée., L'l)üllssé de ce monde où l'on voit le ciel, où l'on respire, il faut encore que la terre tombe sur moi pour effacer toute trace de mon existence.

« Ne jamais la revoir, elle, Valentine !. Mourir après cet adieu glacial qu'elle m'a laissé. N'avoir pas même un adieu plus doux pour me reposer de ces angoisses.

Valentine !. où est-elle maintenant ?. A-t-cllc pitié ou horreur île moi ?. Quel silence entre nous deux. Pas une pensée, pas un lien qui me réunisse à elle. Et demain, il faudra mourir ainsi. Ah 1 dans ce cachot ont passé bien des condamnés à mort ; mais vous le savez, mon Dieu, y en eut-il jamais un aussi seul, aussi abandonné que moi!.

Il se rappela alors le billet qu'il avait reçu la veille.

- Je lu savais bien, dit-il, ce n'était qu'une feinte de Pasqual pour tromper ma douleur, et me rendre un instant de courage. Il vous reste un ami, disait ce billet.

Mensonge cruel. Si un être au monde m'aimait encore, c'est dans ce moment que, malgré toutes les murailles cI !

les verrous .de la prison, il serait là, près de moi.

Le cœur d'Herman se brisa, ses larmes coulèrent. Mais alors, comme si sa pensée eût été entendue, et qu'en effet une voix amie eût voulu lui répondre, des accents harmonieux et pleins d'une douceur ineffable descendirent vers lui de l'ouverture pratiquée au sommet du cachot.

Ce n'était pourtant encore qu'une illusion ! L'espèce de conduit percé dans la maçonnerie aboutissait à la chapelle. C'était l'heure de la bénédiction, des enfants de

chœur chantaient à l'autel de toute leur voix fraîche et sonore; dans l'enceinte, les accents l'ucles, contenus et presque timides de quelques prisonniers résonnaient sur 'un ton plus bas; il en résultait une harmonie d'un caractère particulier et pénétrant.

Cette musique, bien qu'étrangère aux souffrances d'Herman, fit naître dans son âme une impression pieuse. Il se rappela alors avoir entendu désigner la peine de mort par ce mot suprême : Expiation. -.

— Oh ! pour être délivré des remords, dit il, pour redevenir pur, libre de conscience comme dans mon heureuse jeunesse, je donnerais ma vie ; s'il est vrai que mon flme soit rappelée à cet état, rajeunie, purifiée par le supplice, je l'accepte. j'en rends grâce à Dieu !.

Alors il leva vers l'espace du ciel qu'on apercevait au loin un regard ranimé de quelque espérance.

Quand il ramena les yeux autour de lui, la porte du cachot s'était ouverte, et Pasqual était entré.

Le grand nombre des prisonniers obligeait à en placer quelquefois deux dans le même cabanon, cl, sur la demande de Pasqual, on l'avait réuni a son maître.

A sa vue, Herman tresaillit de pitié et de regret,.. Il n'avait pu entendre l'arrêt du tribunal, mais tout lui faisait croire que son complice était condamné, et la présence de celui qu'il entraînait dans sa destinée en doublait l'impression terrible.

1 Pasqual s'était arrêté une minute à l'entrée du cachot.

Lorsqu'il fit quelques pas en avant, Herman remarqua qu'il avait repris les habits de paysan dont il était vêtu en arrivant à Paris, et qui étaient toujours restés dans sa mansarde.

Ce @ signe de simples et douloureux regrets donnés an passé pénétra le cœur d'Herman ; il tendit la main à son malheureux et dévoué serviteur.

Mais cette main affaiblie retomba avant que cette de Pasqual mL venue s'y joindre.

Ils restèrent quelque temps en silence.

Herman osait à peine lever les yeux vers son compagnon d'infortune; cependant, au premier regard qu'il porta sur lui, il fut frappé de l'expression de ses traits comme il l'avait été de son costume.

Celle étrange sérénité qui semblait naître dans Pasqual en même temps que la mesure du malheur se comblait, apparaissait mieux que jamais sur son visage.

A cette observation, une surprise, un trouble infinis se mêlèrent à la douleur d'Herman ; dans une telle situation, 1 le désespoir de Pasqual l'eût moins effrayé que ce calme singulier.

lui dit d'une voix presque inintelligible : - Tti viens mo dire adieu. pour toujours.

— Oui, répondit seulement Pasqual, - NOlls serons cependant. réunis. dans la mort.

murmura Herman.

— Non, dit Pasqual du même ton laconique.

A cette réponse, Herman le regarda palpitant ; il ne savait lui-même si c'était de crainte ou d'espoir. - Vous aviez perdu connaissance au moment oh le ver- j


dict a été rendu, répondit Pasqual à ce regard; les pal'oies du jugement ne sont pas arrivées jusqu'à vous,.. ce n'est pas la peine de mort qui a été prononcée.

Un frisson parcourut les veines d'Herman; il entrevoyait la vérité.

— C'est la peine du bagne à perpétuité, acheva Pasqual.

Herman se leva droit, livide. puis retomba sur l'escabelle, la tête penchée dans ses mains, - Vous étiez l'assassin, je n'étais que le complice, reprit Pasqual ; mais le nom des comtes de Rocheboise d'un côté, celui d'un homme du peuple de l'autre, ont rétabli l'équilibre : on nous a condamnés à la même peine.

Un long silence régna dans le cachot.

Mais dans ce moment-là on entendait au loin le mouvement causé par l'arrivée d'un détachement de soldats qui venait doubler la garde do la prison, où se trouvait un certain nombre de condamnés près de partir pour le bagne. Les paroles du commandant retentissaient sous la voûte d'entrée, le roulement du tambour se prolongeait dans les profondes murailles, et ce bruit de la force armée répondait aux paroles de Parquai comme un sinistre écho.

Herman leva ses deux mains jointes et ses yeux brû- lants de larmes.

- J'espérais la mort, dit-il, la morl, qui vient si vite et qui nous régénère. Mais cette vie d'opprobre!. Qu'ai-je fait, mon Dieu, pour mériter un tel supplice !.

Il s'arrêta comme regardant en lui-meme.

— Ce que j'ai fait? reprit-il; mais tout ce qu'il fallait pour mériter ce sort. Je ne sais plus comment. par quelle fatalité. Mais il y a partout dans ma vie d'horribles fautes.

Pasqual secoua la tôle et dit d'un ton d'assurance hautaine :

— Vous n'en avez commis qu'une seule.., et il y a si longtemps, que celle-là vous l'avez sans doute oubliée.

Les autres ne vous appartiennent pas, c'est moi qui vous les ai fait accomplir.

A cette bizarre assertion de l'ami le plus dévoué, Hernian crul que la raison du malheureux s'égarait.

Mais Pasqual, qui s'était levé, se trouvait dans le rayon lumineux répandu à l'intérieur par le haut soupirail, et on pouvait distinguer l'expression de son visage; son grand front chauve se relevait avec une sorte de fierté et un épanouissement intérieur en effaçait alors les siIions; ses yeux fixés dans l'espace étaient pleins de chaleur et d'éclat; il n'y avait jamais eu sur sa figure expressive tant d'imposante grandeur.

Herman demeura donc surpris à l'excès, et reprit d'une voix étouffée : — Pasqual. que me disiez-vous?. d'étranges paroles. Il me semble.

-Je disais qu'en devenant tous les jours plus criminel, vous obéissiez à une volonté supérieure à la vôtre. que, lorsque vous étiez seulement faible et léger, je vous ai fait parjure, faussaire, meurtrier.

— Vous!. vous!. Mais je ne comprends rien à ce langage. à ce regard. Vous m'aimiez, Pasqual. Vous aviez commencé avec moi par me sauver la vie. aux dépens de votre sang. -

— Oui, une nuit. il y a deux ans. sur un boulevard écarté, je me suis jeté devant vous, je vous ai fait un rempart de mon corps pour vous défendre du fer de deux bandits. C'est que je ne voulais pas qu'un autre eût votre vie; c'est que vous, ne deviez pas mourir d'un coup de couteau, qui vous eut fait passer en une minute de l existence la plus heureuse à l'éternel repos, mais mourir après tous les revers, tous les tourments, toutes les huntes.

ilerman écoutait, l'œil fixe, hagard. Chaque parole qui venait a Un faisait vibrer tout son être.

— Je suis entré chez vous, reprit Pasqual, en qualité de vaiei. Dès ce jour votre destinée n'a plus dépendu de vous, mais de moi seul. Mon intelligence s'élevait au-dessus de la votre, a force de volonté, et ma livrée cachait cette supériorité funeste. Je vous ai jeté dans les désordres des sens; je vous ai rapproché de la créature la plus séduiSanto, la mùieux faite pour vous enlever au pur amour d'une jeinine angehque, et vous jeter, parjure, dégradé, dans les plus delirantes voluptés.

— C'est impossible! s'écria Herman, ce n'est pas vous.

vous, Pasqual!. qui me haïssiez ainsi!.,.

— Ecoutez encore, et vous en jugerez. La ruine devait vous conduire à la bassesse, au crime : j'ai voulu vous ruiner. J'ai fait passer dans vos veines un amour insensé de luxe, de splendeur, et vous avez semé la fortune comme une vaine poussière. Au jeu, j'ai fait trouver devant vous ces hommes qui gagnent à coup sûr et dépouillent leur adversaire. Oh ! le génie du mal descend aussi en nous entouré de lumières; moi, homme de la campagne, j'ai pénétré les mœurs et les secrets des grands pour trouver dans ce monde les ressorts qui devaient précipiter votre ruine.

« La détresse est venue. Vous étiez sans ressource pour fuir la prison; la pensée vous a été inspirée par moi de créer des faux; vous vous êtes souillé de ce vol qu'on a marqué du plus grand déshonneur parce qu'il est le plus facile et le plus lâche. Il a fallu y tremper avec vous.

J'ai frémi. J'ai pensé à mon père. mais j'ai signé pour vous perdre. Je me suis exposé, livré à une condamnation infamante pour vous perdre.

« Attendez, attendez encore. Je suis resté attaché à vous dans votre misère. Je l'ai abreuvée d'amertume. J'ai exalté votre jalousie contre Léon Dubreuil; j'ai exagéré les dangers que vous aviez à craindre de lui; puis, quand vous avez eu la tête ardente de colère, le cœur débordant de fiel, j'ai déposé un poignard dans vos mains, et je vous ai conduit dans un endroit ténébreux, solitaire, en face de votre rival.,. Vous savez ce qu'il en est résulté. »

A ces révélations épouvantables, Herman n'éprouvait encore qu'une stupeur glacée, dans laquelle il restait anéanti.

— Oui, reprit Pasqual en laissant tomber de sa hauteur le regard brûlant donlil enveloppait sa victime, oui, Herman de Rocheboise, je l'ai sauvé la vie, mais pour te tuer lentement, pour étouffer un à un chaque souffle de ton être. J'ai anéanti ton repos, tes jouissances de chaque jour en t'ôtant la fortune ; j'ai tué ton bonheur en te séparant de Valentine; j'ai détruit ce qui pouvait te rester encore de dignité, d'honneur, en te faisant faussaire, assassin; j'ai perdu ton âme pour l'éternité en te faisant mourir à la chaîne du bagne, dans la honte et le désespoir.

- - Toi I tu as fait cela! s'écria Herman en bondissant de son siège et en pressant son front de ses poings crispés.

Tu m'as enlacé d'une trame horrible quand je t'ai aimé, protégé, traité comme un ami, cOIn. Ii eun frère! Mais quel être maudit es-tu donc ? quel génie infernal t'inspirait?.

— Je me vengeais.

— Qui donc es-tu ?

— Pierre Augevillle.

Herman, pâle comme la mort, se retira pas à pas en arrière et alla tomber sur sa couche de paille.

Le mouvement de la prison redoublait et s'approchait du cachot. On entendait des pas nombreux et un bruissement d'armes dans la longueur du couloir. La porte du cabanon s'ouvrit, un greffier entra accompagné de fusilliers, et lut aux condamnés l'ordre par lequel ils faisaient partie du départ qui avait lieu le surlendemain pour Rocheloi t.

Pierre Augeville s'était adossé les bras croisés contre le mur, au-dessous du soupirail. Il ne fiL pas un mouvement et ne changea point de visage en entendant l'annonce de son départ.

- Aujourd'hui en prison, demain au bagne, dit-il à Herman quand la porte se fut refermée. Votre sort est accompli : mon rôle est achevé.

Herman avait à peine entendu ce que les agents de l'autorité venaient de lire. A demi-étendu sur son lit, il restait sous le coup de la révélation extraordinaire qui était arrivée à lui dans les murs de cette prison.

Cependant, au bout de quelques instants, s'accoudant sur son lit et soutenant sa tête de la main, il regarda fixement son étrange compagnon de captivité, et lui dit d'une voix sourde : — Vous me trompez. Pierre Augeville est mort. je l'ai vu descendre lentement sur le rivage. à l'endroit où trois saules s'élùvent sur le bord. il s'est précipité dans la Seine. Je crois le voir encore. — Oui, dit celui auquel s'adressaient ces paroles. Après avoir perdu Marie, je ne songeais qu'à elle. possédé d'a-


monr, de douleur, je voulais mourir pour la rejoindre.

Je ne savais même plus qui avait causé sa mort. je voyais Marie devant moi, je suivais sa trace. Et je me jetai dans les eaux en regardant le Clell Ces mots furent prononcés d'un ton plus calme. Pierre Augeville avait exhalé en partie sa haine dévorante dans l'accomplissement de sa vengeance, dans l'aveu qu'il venait d'en faire; il semblait plutôt maintenant se parler a lui-même avec une gravité mélancolique.

Il continua : - An bout de je ne sais combien de temps, je rouvris les yeux. J'étais couché dans un bateau qui glissait sous la voûte des saules penchés sur l'eau, tandis qu'une blancheur nébuleuse couvrait la rivière. Ma main, posée sur mon cœur, sentit des battements. Le souvenir de tout ce qui s'était passé revint en moi. Alors une révélation subite m éclaira. - Si je vis encore, dis-je, c'est pour me venger. pour rendre au meurtrier de Marie tout le mal qu'il m'a fait. Ne faut-il pas qu'il y ait une justice.

Pierre, posant la main sur son front, et recueillant ses souvenirs, poursuivit: - Oh! j'avais bien compté mes angoisses! je pouvais les faire payer toutes. Il fallait donc revenir en ce monde sous un autre nom, sous une autre apparence, pour y prendre une tâche nouvelle. Dans mon pays, on me croyait mort ; la brume épaisse m'avait caché dans mon passage; les mariniers qui sciaient rencontrés là pour m'arracber des eaux continuaient leur roule au loin. je pouvais rester ignoré. J'allais donc commencer cette existence sans nom, ou je serais mort aux doux sentiments, aux pieuses vertus, à toutes les douceurs de l'âme, vivant pour la baiue et le but qu'elle devait poursuivre.

«Je méditai mes desseins dans la mansarde où je m'élais réfugié en arrivant à Paris. Après des années perdues dans des travaux qui absorbaient mon temps, mes pensées, sans me donner les moyens d'agir, sans me rappro- cher de vous, je me jetai dans la tourbe des mendiants.

Là, oisif et sans cesse errant dans la ville, je devais bientôt retrouver vos traces.

«Je vous revis en effét. Mais les temps étaient bien changés. Entraîné dans la chute de votre père, vous étiez pauvre, souffrant, isolé : quel mal aurais-je pu vous faire? En vous ôtant la vie, je vous eusse délivré d'un fardeau. J'attendis.

« Ce ne fut pas en vain. Bientôt je vous retrouvai sous le portique de cette église où un brillant mariage vous ramenait à la fortune. Vous possédiez tout alors : amour, jeunesse, éclal, grandeur, richesse. C'était une volupté infinie de tout vous arracher. Peu de temps après, j'étais chez vous à vos côtés.

liA mon entrée parmi les vagabonds, j'avais retrouvé le nègre qui fut par votre ordre le bourreau de Marie. Le malheureux était macéré dans tout son corps. Sa vue me fut douce!. Si j'avais pu briser un homme dans une minute de ma colère, je parviendrais bien à vous perdre quand toute ma vie serait consacrée à cette œuvre.

Une fois, cependant, je doutai de mon entreprise. Un ange s'était placé entre vous et moi. Jeanne, votre mère, avait cru me reconnaître. Quoique son espiit fut incertain, son cœur l'éclairait. Elle sentait mes funestes desseins comme un orage dans l'air. Elle avait autant d'amour pour vous défendre que j'avais de haine pour vous poursuivre. qui de nous deux l'eût emporté ?.. La mort de Jeanne vint terminer la lulle, el je restai seul près de vous. »

Herman écoulait pâle, froid, anéanti!. tressaillant parfois. puis retombant dans son immobilité de marbre.

« Alors, continuait Pierre, je travaillai sans relâche à mon œuvre. Je portais votre livrée, je passais le jour, la nuit à vous servir, rien ne me coulait. pas même le mensonge, l'hypocrisie!. Je vous voyais faillir, tomber.

tomber chaque jour plus bas. et j'attendais le cœur palpitant de vous voir au fond de l'abîme. »

Il s'arrêta un instant; ses traits prirent tout à coup l'expression d'une douleur passionnée, et il reprit d'une voix vibrante d'émotion : — Pourtant, Dieu Je sait, je n'étais pas né pour le mal, mon âme n'était pas cruelle. Je m'en souviens. même en vous poursuivant avec cette implacable méchanceté, c'était l'amour, l'amour de Marie qui dominait en moi :

morte, j immolais cette victime à sa mémoire, comme vivante, j'aurais arraché la ronce qui eût blessé ses pieds adorés.

« Oui, continuait Pierre Augeville, un sentiment étrange

m'inspirait. Je vous voyais souffrir, je complais vos souffrances, et le poids de mon cœur se dégageait. Oh! la vengeance a de profonds mystères. Mes regrets devenaient moins amers, mon malheur passé s'adoucissait à mesure que je voyais le malheur fondre sur vous. Cette égalité suprême qui se rétablissait entre nous n'empêchait de renier Dieu.

« C'est ainsi que moi. moi si faible 1 du faîte où vous étiez, je vous ai amené, perdu, déshonoré, sur la paille d'une prison. »

A cet instant, un fort bruissement de fer retentit sous la lucarne du cachot.

C'étaient les chaînes, les anneaux destinés aux condamnés près de partir pour Rochefort qu'on jetait en monceaux dans la cour. Des apprêts bruyants, des coups de marteaux encore frappés sur les ferrures mal jointes, complétaient la terrible harmonie et achevaient de faire comprendre l'avertissement lugubre.

Les deux prisonniers prêtèrent l'oreille à ce bruit.

— Entendez-vous ? dit Herman.

- Ce sont des chaînes apportées aux condamnés.

— Ces chaînes sont pour nous !

— Elles vous attendent.

- Oh !. c'est i i-ol)! mon Dieu!.

— Les hommes se sont chargés d'achever mon ouvrage, prononça Augeville. On eût dit que mon âme les inspirait. Au lieu de la mort, ils ont prononcé le bagne; au lieu du supplice d'un moment, le supplice éternel !

Herman jeta un cri qui semblait emporter le dernier souille de sa vie.

— Vous frémissez, dit Pierre, vous trouvez horrible d'être brisé ainsi par la volonté cruelle d'un seul homme.

El que m'avez-vous donc fait, à moi, demanda-t-il en levant un regard qui attestait le ciel. Croyez-vous donc que je ne fusse pas aussi paisible, heureux, quand vous êtes venu tout à coup me frapper, m'anéantir ?. Est-ce qu'il n'y avait 1 as aussi pour moi une délicieuse existence dans la tendresse de mon vieux père, dans l'amour de Marie, dans ces mois du cœur épanchés après une journée de travail, au milieu de la verdure que nous avions cultivée, sous le ciel radieux qui souriait à notre joie!. Etais-je donc partagé de moins de douceurs pour en jouir dans l'obscurité? Etais- je moins fortuné, moins puissant que vous, quand la richesse de la nature, quand le cœur d'une jeune lilte, belle el pure, m'étaient donnés dans mon humble clIIllpag lie'!.

« Vous n'y avez pas pensé, cependant; en une minute, vous avez tout détruit. Marie est morte dans l'elfroi seul du supplice que vous aviez préparé pour elle ; mon père, fou de douleur, est resté abandonne sur une terre flétrie, plus triste que la tombe. Et moi, je leur ai survécu pour supporter seul le souvenir de tant de maux. Après cela, mon Dieu, qu'ai-je donc fait en vous perdant!.,. Ai-je rendu le mal qui m'avait été fait?. Ah ! c'est moi qui suis fou d'avoir cru me venger. Vengeance! mol impuissant, illusion qui berçait mon désespoir!. J'ai voulu rendre souffrance pour souffrance.. Insensé!. Etre déshonoré aux yeux des hommes, condamné à vivre d'opprobre, entendre forger des fers, voir se lever le jour on prendra chaÎnc, qu'est-ce que tout cela, mon Dieu!. Ah! j'ai bien plus souffert en voyant mourir Marie! »

A ces mots. Pierre, brisé de l'impression qu'il l'appelait. tomba à genoux sur la dalle du cachot.

Le jour baissait peu à peu ; on ne voyait plus cette figure solennelle que dans une teinte d'ombre qui s'étendait sur elle comme un voile, et renfermait seule avec son éternelle douleur.

Herman, après les premiers instants d'étourdissement, de stupeur, envisagea enfin la fatalité qui l'avait poursuivi dans toute son effrayante vérité; à sa première surprise, morne, épouvanté, succéda une fièvre ardente.

A la nuit venue, tous les bruits de la prison cessèrent; un calme sombre régnait dans toute la profondeur de ces murailles. Herman était seul avec cet étrange et implacable ennemi qu'il distinguait vaguement, toujours âge-


nouille au pied de la muraille, à la lueur blanche de chaque étoile qui passait lentement devant le soupirail.

Les heures s'écoulèrent ainsi. Livré à la fièvre, à cet état de frémissements continuels, do troubles. délirants, Herman, sans cesser de voir sa situation telle qu'elle était, y ajoutait encore les sombres prestiges d'une imagination égarée par l'effroi dans le cours de cette nuit de doute et d'épouvante, il se reportait sans cesse au temps qui avait suivi son premier crime; il se retrouvait d'une manière frappante à ces nuits de fièvre, de délire, où le grondement sourd de la rivière redoublait les battements de son sang, où il se voyait entouré de tristes fantômes formés dans la nuit d'une blancheur mystérieuse, et passant sans cesse autour de lui. Mais en ce moment, la désolante vision était une réalité : Pierre Augeville était là !

Quand le jour commença à poindre, les esprits d'IJcrman étaient tellement égarés et affaiblis par la souffrance, qu'il vit et entendit ce qui se passa alors comme dans un rêve.

Pierre, faiblement éclairé par la lueur pâle qui pénétrait dans le cachot, était toujours prosterné sur la terre; il tenait entre ses mains une longue chevelure noire, et les yeux élevés vers le soupirail, il regardait le ciel qui se dévoilait au matin..

Il disait d'une voix puissante encore dans son ineffabré douceur : - Marie!. ma tâche est enfin accomplie. je vais te rejoindre. Pardonne-moi de l'avoir laissée si longtemps seule au ciel. Ces années d'exil que je m'étais imposées pour une grande réparation sont terminées. Elless m'ont paru bien longues sur la terre, où aucun souille ne réchauffait mon cœur.

Il s'arrêta et parut écouter une vorx saisissuble pour lui seut..

—Oui, répondit-il ensuite, je t'ai touj ours aunee : aimée comme le jour où, te recueillant tout enfant dans mes bras, je t'appelai ma fille. comme-le jour oll, te donnant le premier baiser, je t'uppelai ma femme. comme dans ce moment aussi ou lu expiras appuyée sur mon cœur, où tu pris tes cheveux déroulés et les approchas de mon sein pour me dire de les garder après toi. Je t'ai toujours aimée comme dans le matin pâle, brumeux, semblable à celui-ci, où je me précipitai dans les eaux pour mourir après toi. Plus heureux aujourd'hui. Marie. je vais te rejoindre!

Pierre prit un poignard caché sur sa poitrine, il se frappa d'un coup mortel, et tomba sur le carreau.

LIV LES DEUX DÉPARTS.

Lorsque les gardiens descendirent dans le cachor, à la visite du matin, le suicide du condamné Pasquat fut découvert et constaté.

On ne put attribuer la mort du prisonnier qu'à lui-même.

La force de caractère et l'insouciance étrange que cet homme avait montrées pendant le cours du procès ne laissaient pas concevoir de doute sur l'acte de courage désespéré par lequel il venait de disposer de lui-même. Le corps fut enlevé et déposé dans une chambre supérieure.

Alors seulement, Ilerman de Rocheboise sorlit de sa léthrgie douloureuse, et sentit peu à peu s'éclairer et se fortifier son âme. Ce moment était pour lui comme celui du réveil à la suite d'un songe dont la durée eût embrassé des années entières.

Pendant la journée qui suivit, il cul le temps de se replier sur lui-même.

Il était perdu. Vingt-quatre heures ne devaient pas s'écpuler avant qu'il fût obligé de subir son horrible destinée, ou de s'y soustraire par la mort. Mais au milieu de la tristesse mortelle qu'amenait clle alternative, il éprouvait encore un profond soulagement d'être délivré de la honte et du mépris de lui-même. Sa première faute lui semblait expiée par la punition terrible qui l'avait suivie, et il se sentait en quelque sorte dégagé de la responsabilité des autres crimes accomplis sous la puissance occulte qui le poussait fatalement au mal et à la ruine.

Dans les heures solitaires du cachot, une autre penséo eut aussi le temps de se présenter à lui pour lui apporter quelque consolation.

Il savait maintenant que ce n'était point à celui connu si longtemps sous le nom de Pasqual qu'il était redevable

des soins bienfaisants dont le charme avait répandu une empreinte moins sombre sur le temps de sa captivité. Ce billet trouvé sur le banc du préau ne venait point de lui non plus. Herman apercevait donc, dans le vague de ce monde maintenant si loin de lui, un être compatissant à son malheur, fidèle à son souvenir. Son nom était ignoré. il le serait sans doute toujours; mais enfin, cet être existait et sa pensée seule suffisait à rendre un peu de résignation et de courage. '1 Le soir, Herman ne se coucha point. Il voulait épuiser cette solitude de la prison, qui semblait encore un bienfait auprès de la situation qui allait la suivre.

Il compta les heures. L'une amena le crépuscule qui terminait son seul jour de repos après tant de tourmentes.

rature fit naître les ténèbres profondes qu'il n'était plus permis au prisonnier de dissiper par aucune lumière.

l'autre enfin marqua la cessation de tout bruit, le sommeil de la prison, qui laissait Herman seul à souffrir dans cette vaste enceinte. Une heure de plus vint encore apportant aussi sa tristesse de mort.

Mais, à ce moment avancé de sa veillée, les fermetures de la porte du eachol rendirent un léger grincement, semblable à celui que le fer produit de lui-même dans le repos de la nuit.

Le prisonnier ne pensait pas que ce faible mouvement eett pu faire ouvrir sa porte, qui ordinairement ne cédait qu'à grand bruit. cependant il entendit marcher près de lui.

Quelqu'un lui prit la main en disant : — Venez !

A ce seul mot, il reconnut la voix de Gauthier. - Déjà! s'écria Herman dans le trouble do la surprise, déjà partir. pour Rochel'ol't !

— Pour le lieu qui vous plaira. vous serez libre.

— Libre. grand Dieu! est-ce bien sûr?

— Non, rien n'est moins sûr, car nous courons force dangers dans la fuite. pourtant il faut tenter.

— Gauthier. c'est vous qui venez me faire une offre semblable!. Mais vous vous perdez en me sauvait!

— Si je vous sauve, je ne crains pas les reproches qu'on pourra me faire ici demain, car je serai parti avec vous.

- Et si on nous découvre?

— Vous n'y risquez rien, vous êtes condamné à perpétuité, on ne peut allonger votre chaîne. Moi, j'en aurai pour dix ans de cachot.

— Ah ! grand Dieu — Qu'importe. J'ai des raisons pour détester ces murailles. Et si je dois rester sans cesse me promener autour des cabanons, il vaut autant mourir de chagrin dedans qu'à la porte. Allons!

Ilerman, au moment de passer le seuil du cachot, dit encore : - Songez-y. nous pouvofis peut-être sortir cette nuit mais sans moyens de quitter la ville, nous serons arrêtés demain.

— Une fois hors d'ici, l'ami qui vous emmène se charge de tout.

— Que dites-vous 1 quel ami ?

— Celui qui a décidé, réglé l'entreprise. Il vous attend ici prés, dans une voiture, - inlais qui est-il ?

— Je n'en sais rien.

- Comment, à quel titre, par quel intérêt peut-il s'exposer ainsi pour moi ?

- Ça ne me regarde pas. quand vous aurez retrouvé la liberté, vous verrez s'il vous convient ou non d'être sauvé par lui.

Cette simplicité, ce calme du vieillard dans un pareil moment avaient une sorte de grandeur. Herman n'hésita plus; il lui donna la main et se laissa guider par lui.

Ils suivirent quelque temps le couloir souterrain, d'où on entendait au-dessus les pas de la sentinelle de nuit ; ils retenaient leur haleine, et leur marche ne soulevait aucun bruit.

Après avoir monté un escalier tournant, Gauthier ouvrit avec le même silence LillO porte qui donnait daiu la cour de Chariemagne.

La nuit était d'un bleu foncé, mais semé d'étoiles, et la forme de deux hommes devait se détacher un peu do ses ombres. Le préau était entouré d'innombrables fenêtres.


un gardien de veille pouvait distinguer les fugitifs do la croisée d'un corridor. un prisonnier, privé de sommeil, pouvait les apercevoir de sa cellule et donner l'alarme.

Chaque pas dans cet endroit, chaque minute, chaque seconde était un affreux danger.

Us traversèrent ainsi la largeur du préau. Puis soudain Gauthier s'arrêta.

Il était devant la place de J'ancienne ouverture par laquelle communiquaient autrefois, d'une cour à l'autre, les enfants de madame Kolli, de la veuve condamnée à mort par le tribunal révolutionnaire. Un mur, comme on l'a dit, avait remplacé la grille et fermait ce passage percé trèsbas.

Gauthier se courba vers la terre, et, sons la portée des regards qui pouvaient à toute minute tomber sur lui, il se mit à enlever pierre à pierre la maçonnerie dont il avait travaillé toute la nuit précédente à détacher le ciment, et mit à cette opération toute la lenteur patiente qu'elle demandait.

Le déblaiement terminé offrit un cintre dans lequel le corps d'un homme pouvait s'introduire. Le cœur d'Ilerman palpita d'espérance. Il fut très-surpris cppendant lorsqu'il vit Gauthier, au lieu de se hâter de franchir le passage, s'agenouiller devant celte place.

Dans l'ombre, on ne distinguait rien delà forme sombre du vieillard que sa figure pâle et l'expression du piété profonde qui y était empreinte. Son corps s'effaçait dans la nuit; son âme seule apparaisait faiblement à la lueur des étoiles.

Il dit en joignant les mains : "- Il y a cinquante ans qu'à cette même place, j'ai reçu de la pieuse martyre une mèche des cheveux que le bourreau venait de faire tomber de sa tête pour la conduire à l'éehalhud. Au ciel, les années ne comptent pas. Que ma mère me bénisse encore à cette heure, comme dans le moment où elle m'envoyait ce tendre souvenir, car je vais tenter d'arracher un malheureux à cette prison où nous avons Jant souffert!

- Gauthier fit le signe de la croix et se releva.

Dieu! s'écria Herman, vous êtes.

— Gauthier Kolli. victime de cette prison dans mon enfance et forcé, plus tard, d'y sacrifier-ma vieillesse.

Herman ne put se livrer à l'émotion que ce rapprochement étrange faisait naître en lui ; son libérateur franchit le passage en lui disant, vivement : Suivez-moi!

Après avoir passé en rampant sous le cintre épais de la muraille, ils se trouvèrent dans une cour maintenant abandonnée et entourée de murailles en décombres.

Herman, en se voyant dans cet endroit solitaire, laissa entendre une sourde exclamation de joie.

— Ne vous pressez pas de vous réjouir, dit le vieillard; si on nous a aperçus des façades, on ne serait pas arrivé à temps pour empêcher notre évasion du préauî mais c'est à la sortie de ces décombres que nous trouverions un piquet de brigadiers pour nous recevoir. -

Les fugitus avaient alors à leur droite un espace trèsdécouvert, grâce à la ruine des pans de murs qui le fermaient; mais, an lieu de se diriger de ce côté, Gauthit'r, qui marchait dans ce délilé en suivant des indications qu'il cherchait à se rappeler à mesure, inclinait vers la partie centrale de la prison, où, du reste, l'ombre des murailles le cachait davantage.

Us avançaient légèrement dans ce terrain de pierres et de mousse; leur marche ne faisait pas même lever un oiseau des murailles; l'espérance semblait les soulever dans ce moment de fuite, où chaque pas de plus était un succès remporté et promettait mieux l'heureuse-issue de l'entreprise. Herman avait des frémissements de bonheur. il pensait à cet ami généreux qui l'attendait si près de là et prononçait déjà en lui-même les paroles par lesquelles il allait lui rendre grâce.

Après avoir longé quelque temps un chemin de ronde, ils allaient arriver bientôt à l'issue vers laquelle Gauthier se dirigeait, lorsqu'ils virent subitement des lumières apparaitre au tournant d'un corridor, et en même temps ils entendirent retentir des pas.

Le vitrage, élevé et troublé par le temps, ne laissait rien distinguer à l'intérieur ; mais on reconnaissait, an

bruit dos pas, qu'ils étaient produits par un rassemblement de plusieurs hommes d'armes. A cette heure, où tout devait être éteint et endormi dans la prison, ce mouvement extraordinaire annonçait, d'une manière presque certaine, l'arrestation des deux fugitifs.

Ce no fut qu'un éclair; les lumières disparurent sans qu'on pût voir la direction qu'elles avaient prises; mais Herman frémit à leur vue et resta pétrifié à sa place. Main- tenant que l'espoir était entré dans son âme, il eût souffert mille morts en le perdant.

— Nous saurons bientôt ce qu'il en est, dit Gauthier en continuant à marcher.

Herman le suivit.

.- Je vous disais bien, reprit le vieillard, que si nous avions été aperçus, c'est à la sortie de ce passage, dans les démolitions, qu'on viendrait nous attendre. II n'y a qu'une issue praticable pour des fugitifs; les autres donnent du côté du corps de garde. nous arriverons bientôt à la première. Là, nous serons arrêtés. ou nous n'aurons plus qu'un étroit caveau à traverser pour être dans un endroit où s'ouvrira d'elle-même la dernière porte de la prison.

Au bout de quelques minutes, arrivé à la sortie qu'il cherchait, Gauthier l'ouvrit d'une main qu'aucun trouble n'agitait, et qui ménageait adroitement le bruit de la serrure. Les ténèbres! le silence! ce fut tout ce qu'ils rencon- trèrent en franchissant le seuil; jamais la lumière céleste la plus radieuse ne parut aussi belle que cette ombre muette ne le semblait aux yeux des fugitifs.

Gauthier, dans l'obscurité, promena sa main sur l'étendue de la muraille, et ayant rencontré un panneau de bois, y frappa légèrement trois coups.

Un mouvement se fit de l'autre côté; les planches glissèrent sur elles-mêmes.

Prenant ce passage, ils se trouvèrent dans la cantine.

Une bonne vieille femme, qui venait d'ouvrir une porte condamnée depuis longtemps, souffla sa lampe, prit Herman et son compagnon par le bras, et, en un clin d'œil, leur fit franchir la porte de la rue ,qui se referma sur eux avec la même vitesse.

Ils étaient en liberté ! *

Là cependant le péril le plus pressant les attendait.

L'entrée principale de la Force est dans la rue du Roide-Sicile ; c'est la qu'on monte la garde; dans la sombre et imposante façade qui règne sur la rue Pavée, se trouvent seulement un portail guicheté qui s'ouvre pour les voilures, puis la petite porte de la cantine.

C'était là que les captifs venaient de sortir; mais leur embarras fut extrême, lorsqu'au lieu d'une voiture qu'ils espéraient rencontrer, ils en virent deux, stationnant à peu de distance de la prison : l'une à leur droite, du côte qui va rejoindre la rue Culture-Sainte-Catherinc; l'autre à gauche, près de la rue du Roi-de-Sicile,

Ils voyaient ces voitures à la faible clarté des réver- bères, sans les distinguer assez pour se guider dans leur décision.

Mais comme sujet de trouble bien plus grand, le portail de la Force, dont on ne se sert que dans les occasions extraordinaires, était ouvert en ce moment de la nuit, et il y parut bientôt des lumières.

Herman et Gauthier se jetèrent éperdus sous la voûte creusée au milieu de cette lourde façade et attendirent là, dans le plus imminent danger qu'ils eussent encore couru.

Dans la journée qui précédait cette nuit d'évasion, voici ce qui s'étàit passé.

Robinette était instruite, depuis la veille au soir, du ju- gement qui condamnait Pasqual au bagne à perpétuité.

Dans la lettre que celui-ci avait remise à la jeune fille deux jours auparavant, et à laquelle il avait joint d'autres papiers, il demandait à son ancienne amie de faire pour lui quelques démarches, dont elle devait s'acquitter le lendemain du jugement.

D'après la recommandation de pasqual, qui lui disait de prendre avec elle deux de ses compagnons lorsqu'elle irait remplir ces commissions, elle choisit, pour l'accompagner, le brave petit Pierrot, qui valait bien un plus


grand garçon pour la raison et le courage, et l'aveugle François, pénétré pour Pasqual d'une ancienne reconnaissance.

Puis la jeune fille suivit les instructions qui lui étaient données.

1211e se rendit avec ses deux compagnons au bureau do la Prélecture. Là, elle remit la lettre de Pasqual qui contenait les deux billets de mille francs, et il lui fut délivre en retour un papier chargé de timbres, dont elle n'examina point la teneur.

Munie do cette pièce, elle s'achemina vers la prison do la Force; la matinée n'était pas achevée lorsqu'elle y arriva; elle fut introduite auprès du directeur.

Colui-ci lut attentivement la lettre de Pasqual, qui lui était adressée, et le permis de la Préfecture, également remis entre ses mains par Robinette.

Sa décision, après ces deux lectures, se formula par ce peu do mots : — Je n'ai point à m'opposer à cela.

Pasqual, en demandant à Robinette de venir à la prison le jour qu'il désignait, avait ajouté : « On te laissera pénétrer jusqu'à moi. »

En effet, le directeur, passant dans la salle voisine, parla quelques instants à un gardien et finit on lui disant de conduire la jeune fille et ses deux compagnons a une chambre qu'il désigna.

Les trois personnes introduites dans la prison en parcoururent l'étendue en silence : Robinette, heureuse de revoir Pasqual encore une fois, et triste de le perdre ensuite pour toujours; le petit marchand d'oiseaux, prenant déjà la physionomie de bonté grave et recueillie qu'on doit montrer à un condamné; le pauvre François, tenant ses mains jointes et priant Dieu de toute son àme pour le m al lie u rou x prisonnier.

Robinette, en entrant dans la cellule, vit Pasqual étendu mort sur sa couche. 1 La jolie bohémienne pleura de douleur pour la première lois.

Pierrot se découvrit respcetuensent, et François s'agenouilla devant le mort.

Le gardien expliqua alors à la jeune fille ce qu'clio ignorait entièrement. Parqual se nommait Pierre Augeville ; il avait demandé, en otirant pour cela la somme d'argent nécessaire, à être transporté, après sa mort, dans le cimetière de Vaugirard et déposé dans la fosse sur laquelle une pierre lumulaire portail, les noms de Pierre et Marin.

C'éiait Robinette qui venait de présenter cette requête a la Préfecture et d'en rapporter le permis. Pierre avait également écrit au directeur de la prison , pour lui exprimer son désir et lui dire qu'il chargeait les trois personnes par lesquelles sa lettre serait présentée d'exécuter sa dernière volonté et de prendre soin de sa dépouille mortelle.

Les anciens compagnons du défunt sortirent donc de la prison pour attendre le soir.

Les apprêts nécessaires à l'humble convoi les retardèrent même au delà du temps indiqué, et il était plus de onze heures lorsqu'ils purent revenir à la Force. ,-

Ils traverseront les longs corridors, accompagnés de deux hommes qui portaient un cercueil et de quelques employés do la prison. C'étaient les lumières cl tes, pas de ce polit rassemblement qui, venant tout à coup frapper Herman et Gauthier dans leur fuite, leur avaient causé un effroi cruel, mais heureusement vain.

Après quelques prières prononcées par l'aumônier de la prison sur le corps du défunt, les personnes chargées tte ce triste dépôt le firent emporter.

Robinette en ce moment pensait au serment qu'elle s'était fait à elle-même devant les murs de cette prison.

Quand elle projetait de faire évader Pasqual de la Force, elle s'était dit solennellement : « Lorsqu'il repassera le seuil de celte porte, ce ne sera qu'avec moi ! Et ce serment d'enfant, se trouvait bizarrement et tristement rempli. 0 Gauthier et Herman, de l'endroit où ils s'efforçaient de se tenir dérobés, virent donc, comme nous le disions, des lumières apparaître au portail qui venait de s'ouvrir. Entre la clarté des flambeaux passa un cercueil voilé de noir, puis un petit nombre de personnes qui le suivaient Ce convoi ne pouvait être que celui du prisonnier dont le suicide avait termine les jours.

Herman mit la main sur son cœur, qui battait à se rompre, et se dit en lui-même.

— Adieu, Pierre Augeville. pardonne-moi. je te pardonne do toute mon âme !

Après le cercueil venaient lentement les trois amis qui accompagnaient les restes de Pierre Augeville. Une fille, qui l'avait bien aimé, un brave et noble enfant qui tendait de toutes ses forces vers une existence laborieuse et pure, un pauvre aveugle qui, dans sa vieillesse, mendiait au milieu d'éternelles ténèbres, et allait bientôt mourir de mîaîre.

C'était bien là le cortège naturel de cet homme du peuple, né pour les simples vertus, et brisé dès son entrée dans l'existence par la faute des grands.

Le portail de la prison se referma. Le convoi se dirigea à gaucho de la rue, vers une longue voiture disposée à recevoir 10 cercueil et ceux qui l'accompagnaient..

Les fugitifs reconnurent alors que la voiture stationnant du côté de la rue Culture-Sainto-Catherine était celle qui les attendait, et ils tournèrent rapidement de ce côté.

La portière d'une calèche était ouverte, le marchepied baissé ; Herman allait s'élancer dans l'intérieur, lorsque Gauthier l'arrêta par un vif mouvement.

— Un instant, dit-il. Celui qui a veillé sur vous pendant votre captivité, qui vous sauve à présent exige' de vous une seule chose en retour, comme preuve de votre recon- naissance. — Oh ! dites !. parlez ( 1 - C'est de no pas lui adresser un seul mot tant que vous serez près de lui dans la voiture.

Herman fut étrangement surpris du genre do remerciements qu'on lui demandait, mais le temps pressait; il se jeta dans le fond de la voiture, où une place était déjà occupée. Gauthier monta après lui.

Ne pouvant attribuer sa délivrance qu'a un de ses amis, Ilerman espérait bien, malgré le silence imposé par lui et le secret qu'il paraissait vouloir garder, le reconnaître au premier instant. - - -

Mais l'intérieur de la calèche était complètement obscur; il était impossible d'y découvrir auenne forme. Seulement, à un mouvement que fit l'inconnu en relevant la main, son mouchoir passa nevant la portière où tombait un rayon de réverbère, et Herman reconnut le foulard blanc à bordure bleue que portait le jeune amateur de monuments en venant visiter la prison.

Les deux voitures s'ébranlèrent en même temps et s'é- loignèrenl par des chemins différents.

Pierre Augcvilic, après les longs orages des passions violentes, allait dans le petit cimetière abandonné, reposer auprès de Marie, sous le berceau d'églantiers. Herman, réhabilité par la plus douloureuse expiation, partait pour un but inconnu, mais où l'avenir lui réservait sans doute des jours moins sombres.

LV L'INCONNU.

La voiture qui renfermait les deux fugitifs de la prison et leur protecteur inconnu, traversait la ville en tenant ses stores baissés, et en roulant au pas le plus rapide des chevaux.

En cheminant ainsi silencieusement, les voyageurs franchirent une.barrière, puis un long faubourg, et laissèrent enfin toute habitation derrière eux.

Une fois hors de la portée des réverbères, le maître de la voiture leva les stores, et Herman, au milieu de la nuit aussi foncée que radieuse d'étoiles, aperçut la pleine campagne.

Après avoir marché deux ou trois heures, la calèche quitta le grand chemin, roula quelques instants sur un sentier de gazon et s'arrêta.

On était devant une petite maison entièrement fermée et qui ne laissait apercevoir aucune lumière: Cependant, la porte d'une cour s'ouvrit, et, arrivés là, les voyageurs descendirent de voiture.

> Herman, dès qu'il eut mis pied à terre, regarda autour de lui. Gauthier était à ses côtés, mais l'élégant jeune homme qui était venu un jour visiter la prison de la Forse et en enlevait maintenant le prisonnier, descendant par l'autre portière, avait déjà disparu.

— Il était temps d'arriver, dit Gauthier; le ciel commence à blanchir au matin.


En même temps, il fit entrer Herman dans l'intérieur, et, l'usage de la lumière paraissant inconnu dans cette maison, il le conduisit en tendant les mains devant lui jusqu'à une chambre a coucher dont, malgré l'obscurité, on sentait d'abord, en entrant, le bien-ôtre et l'agréable habitation.

Puis le vieillard, après avoir recommandé à Herman de se livrer bien vite au repos dont il avait tant besoin, se retira dans une pièce voisine. En effet, après tant de cruelles fatigues de corps et d'âme, Herman, dès qu'il se sentit sous les rideaux soyeux de sa nouvelle couche, tomba dans un sommeil profond et dormit jusqu'à une heure très-avancée du tendemaiu.

En s'éveillant, il vit sur la tenture les rayons du soleil qui décrivaient régulièrement les lames d'une jalousie.

L'atmosphère suave et légère qu'il respirait répandait dans ses veines une douceur et une force nouvelles.

Il se leva et ouvrit le vitrage desa fenêtre. Son habitation était au milieu d'un enclos fermé sans doute depuis long-

temps et empreint de ce charme que la solitude donne à la nature. Heureux abandon dans lequel toutes les allées étaient devenues gazon, toutes les plantations, brouissailles et fourrés, toute l'étendue un seul chant d'oiseau.

Herman allait lever la jalousie pour mieux jouir de la douceur de l'air, lorsque Gauthier, en entrant, arrêta ce mouvement.

— Non pas, monsieur, n'en faites rien! cette maison est inhabitée depuis longtemps, et il est bon qu'clic semble toujours fermée aux yeux des gendarmes qui viendraient à passer sur la route.

Un domestique apportait en ce moment une petite table servie.

— Tout ce qu'on peut faire continua Gauthier, est de placer votre table auprès de la fenêtre. là. vous respirerez tout à votre aise.

— Et lui? dit vivement Herman dès que le domestique se - fui retiré. Lui ?. cet ami généreux.

- Ah! notre beau libérateur? Vous ne le retrouverez que ce soir dans la chaise de poste qui doit nous emmener.

- Là, seulement?

- Il s'occupe aujourd'hui de pourvoir à la sûre lé du voyage, de se procurer des papiers en règle et des chevaux.

— Nous allons donc encore plus loin ?

- Belle demande!. Est-ce que nous pouvons rester aux portes de Paris ? Croyez-vous que la prison ait si peu souci de ses enfants, qu'elle les laisse ainsi partir sans leur donner de regret ni témoigner sa sollicitude. Dès ce matin, tandis que vous dormiez encore, police et gendar- merie étaient à notre recherche; vingt brigadiers galo- paient de tous côtés, signalement en main, pour retrouver le prisonnier échappé de sa chaîne, et ce traître de geôlier qui, au lieu de le retenir sous les verrous, s'est enfui avec lui.

- Cela est fort étrange, en effet., et, je vous en snpplie, expliquez-moi enfin ce mystère.

— De tout mon cœur. le temps d'aller déjeuner aussi, 1 et je reviens tout vous conter.

— Non, non, mon cher Gauthier, ne me quittez pas.

Mettez-vous à table avec moi, et causons vite.

Tous deux prenaient déjà part à un déjeuner de campagne aux mets simples, mais substantiels, et Herman répétait avec plus de vivacité :

-Vous. allez tout me dire : comment cet inconnu a voulu me sauver, comment vous avez pu servir un toi projet.

- Tout absolument.

- Ah I merci ! s'écria Herman en lui serrant la main, je vais donc savoir à qui je dois plus que la vie.

— Peu de jours après voire arrivée à la Force, raconta Gauthier en continuant de déjeuner, on me fiL demander à l'hôtel garni qui touche à la prison. Le domestique, qui était venu pour me chercher, me conduisit dans un salon où @ je trouvai un jeune homme d'une fig;ire distinguée et prévenante, mais qui avait l'air profondement préoccupé.

Lorsque j'entrai, il était encore en robe de chambre, appuyé sur les coussins d'un canapé, et avait laissé tomber sa longue pipe près de lui.

CI Il me demanda d'abord si je n'étais pas le gardien du département de la prison dans lequel se trouvait le détenu

Herman do Rocheboise. Sur ma réponse affirmative, il me pria do vouloir bien faire placer dans votre cellu!o des tentures, un lit, une pendule et quelques meubles qu'il enverrait à la Force. Il me demandait instamment de faire opérer ce changement dans votre ameublement, tandis que vous seriez descendu dans le préau, et m'offrait 50 fr.

pour la peine que je voudrais bien prendre.

« Il n'y avait rien là qui fût contraire à mes devoirs ; les meubles, visités au greffe, pouvaient ensuite être portés dans votre chambre; le reste n'exigeait qu'un peu de complaisance ; je fis exécuter ce qui m'était demandé, et refusai la récompense.

« J'avais oublié cet incident, lorsque, il y a peu de jours, et quand votre procès touchait à son terme, je vis ce même jeune homme qui venait visiter l'intérieur de la Force. Le directeur l'accompagnait, et j'ouvrais les portes devant eux.

« L'étranger parcourait avec une curiosité extrême cet antique édifice; Il examinait chaque détail et semblait en 1 chercher d'autres encore. Enfin, arrivé devant la muraille où se trouvait autrefois l'ouverture grillée, il en reconnut la trace, et dit avec une vive émotion : C'est là 1 « Alors, soit pour rester plus longtemps à cette place, soit pour cacher au directeur l'intérêt qui l'y amenait, il raconta l'épisode de la veuve Kolli et de ses deux pauvres enfants.

« J ugoz, monsieur, ce que j'éprouvais en écoutant ce récit de notre captivité et des derniers moments de ma mère dans une bouche étrangère, mais fait avec une voix dont les vibrations m'allaienl jusqu'à l'âme.

— Il est vrai, mon cher Gauthier, interrompit Hernian.

et cela dans cette prison même où vous aviez été détenu, où vous vous retrouviez alors dans une condition diffé- rente. Apprenez-moi donc ce secret de votre bizarre destinée.

-.. - --

- Il est bien simple, monsieur. Ma mère, comme vous le savez, périt sur l'éehafand, mais par un décret de la convention de l'an II, les orphelins laissés par les suppliciés étaient recueillis et adoptés par l'Etat sous le titre d'Enfants de la Patrie. Je quittai donc la prison dans le mois de novembre qui suivit la mort de ma mère, et, remis entre les mains du citoyen Ferrières, du comité de secours, je fus placé par lui dans une maison de bienfaisance.

« Mais dès que les années vinrent éclairer un peu ma raison, je m'indignai de recevoir une misérable charité de ceux qui avaient massacré mes parents et confisqu é mon héritage. Je désertai cet asile odieux, et je me livrai au hasard pour le soin de pourvoira mon existence. Avec du courage et de la persévérance, je pus vivre; mais sans éducation et sans appui, je n'occupai jamais que des emplois subalternes : c'est ainsi que j'ai fourni ma longue 1 carrière. --

« Cependant à l'âge avancé, le travail devint plus difficile; il se trouvait peu de conditions alors que je pusse remplir. Je ne sais par quelle fatalité. ou quelle provi1 dence on m'offrit un emploi do surveillant dans cette môme prison où j'avais été enfant. Je refusai longtemps. mais je pensai à ma sœur et je mo résignai. Cette pauvre pélite Cocotte, qui venait autrefois à travers la grille me donner des nouvelles de ma mère. Après avoir été élovée, ainsi que moi, comme Enfant de la Patrie, s'était retirée dans un hameau près de Lorient, lieu de notre naissance. Notre rêve le plus cher était d'y finir nos jours ensemblo.., « Il me fut impossible pourtant de me faire à ma situation.

« Mes répulsions pour ce triste ministère étaient aussi vives qu'à mon arrivée, le jour où ce jeune élanger vint visiter la prison. Oh! l'âme de ma mère veillait pent-êtro encore sur moi. A cette même place où elle me bénit en allant à la mort, et grâce à son souvenir rappelé, il vcnait'de naître pour moi un avenir meilleur.

— Comment! dit Herman, ce fut cette circonstance qui décida de votre évasion ?

— De ma délivrance, de ma réunion prochaine avec ma sœur. Ecoutez-moi maintenant. Pénélré de l'accent sympathique avec lequel ce jeune homme avait parlé de nous, victimes obscures et depuis si longtemps oubliées, j'allai le voir le soir même. Il m'avait paru si bon, si généreux J


à notre première entrevue, que je cédai au mouvement qui m'enlrainait vers lui.

« Je lui dit alors qui j'étais et tous les sentiments qui remplissaient mon cœur.

« A mesure que je parlais, ses grands yeux noirs s'éclairaient d'une vive lumière, une exaltation extrême se peignait sur ses traits. Par un mouvement étrange, i!

pressa sur son sein un livre qu'il tenait lors quej'étais entré. C'était le livre des Prisons de l'Europe, dans lequel il avait lu tous les détails concernant le maison d'arrêt de la Force.

- Ecoutez-iiioi, dit-il. Vous me parlez avec toute confiance, après m'avoir vu un instant; moi, je vais vous répondre do même sans vous connaître davantage, et, je le sous, nous ne serons trompés ni l'un ni l'autre.

« Là, dans ce livre, continua-l-il, au sujet de l'épisode qui concerne votre malheureuse famille, j'ai vu que cette ouverture par laquelle vous vous entreteniez autrefois avec votre sœur communique maintenant à des bâtiments abandonnés, d'où on arrive à la cantine. En rouvrant la place où fut la grille, on peut faire évader un prisonnier. Et je veux, moi, rendre un prisonnier de la torce à la liberté.

« A ces mots, il me regarda fixement. Mes yeux ne peignaient que l'admiration pour son genéreux courage. 11 continua avec confiance : — C'est pour cela que je suis allé dans ce vieil édifice chercher partout la trace de ce passage ; je l'ai retrouvée.

Et dans le moment où je parlais'de cette communication, dont la pensée vous est si douleureuse et si chère, nous étions également émus, vous de souvenir et moi d'espérance.

« Il fallait cependant qu'un des familiers de la prison secondât mon dessein, et je désespérai de le trouver à prix d'or. Le ciel vous a envoyé à moi. Ce n'est pas une récompense matérielle que je vous offre, à vous qui avez tant souffert dans vos plus chères affections, c'est une autre existence que celle qui vous pèse, c'est la douceur, la paix de l'âme auprès de votre sœur. Si vous voulez emmener une nuit, de la Force, Ilerman de Hocheboise, prisonnier aujourd'hui, condamné demain, je vous remets une somme qui assurera votre existence, cette de votre soe-ur *, et je vous donne les moyens de vous réunir à elle.

« Je regardai ce jeune homme avec surprise et j'hésitai à répondre. Ce projet, je l'avoue, me parut d'abord empreint d'une teinte de folie. -

« 11 lut dans ma pensée, et reprit : — Pour les difficultés matérielles que semble présenter cette entreprise, c'est moi qui me charge de les aplanir.

J'ai étudié ici, continua-t-il en passant la main sur son livre ouvert, les circuits du vieux monument de la Force; j'ai tout réglé, tout dirigé d'avance pour le trajet, vous n'aurez qu'à suivre les indications que je vous donnerai.

La bonne vieille femme" qui tient la cantine vous laissera traverser sa demeure pour gagner la porte de sortie; je me charge d'obtenir son consentement. Je prendrai aussi les dispositions nécessaires pour que vous puissiez tous deux, en quittant la prison, fuir aussitôt loin de Paris.

« Il continua, pour achever de me donner confiance en l'avenir :

— Pour vous, on ne vous connaîtra la maison d'arrêt que sous le nom de Gauthier; et lorsque vous aurez repris votre nom de famille dans un petit village au fond de la Bretagne, vous serez entièrement à l'abri. Dites, maintenant, voulez-vous faire des heureux en le devenant vousmême ?

Gauthier pouruivit : — L'accent inspiré de cet admirable jeune homme, bien plus encore que ses paroles, me séduisit entièrement.

Je baisai la main qu'il me tendait. j'y laissai tomber une larme. et je promis tout ce qu'il voulut.

« C'est ainsi, termina le vieillard en levant sur Herman un regard heureux et fier, c'est ainsi que vous avez été sauvé. Un projet si hardi, tenté par la seule inspiration du cœur, a complètement réussi. Et, grâce au ciel, vous êtes ici libre et en sûrelé. »

— Oh! s'écria Herman ému jusqu'au fond de l'âme, je n'ai pas voulu vous interrompre, je recueillais avec transport chacune de vos paroles. Mais celui qui rend la liberté. ce jeune homme si noble, si courageux, vous ne m'avez pas dit son nom.

1 — Son nom ?

— Que je le connaisse, enfin !

- Mais je l'ignore entièrement.

- Quoi ! vous ne savez rien de plus ?

Rien.

- Mon Dieu! reprit ilerman, encore trompé dans sou espérance, cherchez bien dans vos souvenirs. La moindre circonstance pourrait servir à me le faire reconnaître.

— Attendez! c'est lui encore qui, le jour où il vint à la Force, et lorsque nous avions déjà eu un entretien au sujet des embellissements qu'il voulait faire dans votre cellule, me glissa un billet on me faisant signe de vous le remettre secrètement. Ma fois, je n'élai spas très-fort sur la consigne. je posai le petit papier sur je banc du préau, où vous alliez revenir vous asseoir.

— Oui. mais ce billet, d'une écriture inconnue, n'était pas signé. cela ne m'apprend rien do plus.

— Une chose encore.

— Oh ! di tes !

— Il paraît que, grâce à son livre sur les Prisons, qu'il lisait comme le saint Evangile, ce jeune homme connaissait tous les secrets du vieux bâtiment de la Force mieux que ceux qui l'habitent, Il savait donc qu'une ancienne communication, très-étroite, mais par laquelle on pouvait pénétrer, régnait entre le dernier des cachots souterrains et la chapelle. Le jour où je le vis pour prendre toutes les mesures de notre évasion, et qui était celui de votre jugement, il me supplia, si vous étiez condamné au cachot, de vous faire placer dans celui dont je voiis parle et qu'il me désigna. Après l'arrêt du tribunal, vous vîntes en ellet habiter ce triste lieu. et ce soir-là le jeune étranger resta bien lard à la chapelle. - - .-

- Ali ! je m'en souviens, - dit l-lerman, j'ai entendu d3 là les hymnes religieuses. c'était sa voix, à lui, qui me parlait dans cette douce et consolante harmonie.

Puis soudain Ilerman se leva et marcha quelque temps en pressant sont front de ses mains. Il songeait que son libérateur, de la chapelle où il était resté longtemps enfermé, avait dû entendre les solennelles et terribles révélations de Pierre Augeville. Il éprouvait une sorte de consolation à penser que celui qui l'avait aimé et protégé malgré ses fautes connaissait du moins le mobile mystérieux de sa destinée, et pouvait juger de la puissance en- munie sur laquelle devait retomber la plus grande partie de ses actes criminels.

Herman ne fut pas plus heureux relativement aux autres questions qu'il adressa au gardien fugitif : celui-ci ne .!

connaissait ni la direction ni le but du voyage qu'on allait entreprendre. Il dit seulement à M. de Rocheboise que, par une précaution de sûreté indispensable, on ne voyagerait que la nuit, et que les journées suivantes se passeraient, comme celle-ci, dans quelque lieu d'asile.

Un domestique monta dans la chambre à coucher du linge fin, des essences et divers objets de toiletté qui avaient été placés dans la voiture. Herman, dans une si charmante retraite, trouva du plaisir à se parer pour la solitude, et attendit avec impatience que l'obscurité du soir lui permît de descendre dans l'enclos aperçu de sa fenêtre.

Gauthier, qui continuait à agir en gardien, lui avait accordé un instant de promenade dans les environs lorsque la nuit serait tombée, et avant le moment du départ, qui ne devait avoir lieu qu'à onze heures.

Le soir venu, Herman descendit en effet dans les alentours de sa demeure, ll relrouvait la campagne depuis si longtemps inconnue à ses pas, et la parcourait avec la liberté nouvellement acquise.

Il traversait des sentiers sinueux pleins d'une douce senteur de verdure; les boulfées de la brise légère rafraîchis- saient son front et fortifiaient son cœur; la libre croissance des plantes, des arbustes, l'abondance des jets fleuris formaient à ses côtés des parois, des voûtes épaisses et y jetait en même temps de suaves ornements; il voyait à chaque pas des fuyants ombreux qui sollicitaient ses pas d'y pénétrer. ,

Ilerinan était seul, pour toujours seul; et, dans cette charmante retraite, il ne pouvait se croire abandonné. Bien 1 que le feuillage flU immobile autour de lui. il croyait y ) voir passera peu de dislance une ombre compagne de ses 1 pas ; il lui semblait sans cesse qu'une main amie allait venir presser la sienne. Et cependant il ne désirait rien, il


jouissait en paix de la fraîcheur du soir, do l'ombre transparente, de l'arôme des plantes. surtout du charme indéfini, sans IIom, qui émane de toutes ces choses et semble cependant au-dessus d'elles.

Il aurait marché ainsi longtemps, bercé par les plus douces sensations, lorsqu'il se trouva au bout do l'enclos de la maison, et arrivé sur une route de traverse. Là,des circonstances étranges vinrent le tirer de sa rêverie pour le ramener d'une manière bizarre et impérieuse au sentiment de la réalité.

LVI ADIEUX AUX MENDIANTS.

llerman, amené dans cette retraite pendant la nuit précédente, ignorait entièrement le lieu on il se trouvait; sa première pensée, lorsque l'issue des taillis l'eût conduit sur une roule, fut de chercher à reconnaître le pays qui l'entourait. Cela lui fut plus facile qu'il n'aurait dû le penser. A sa gauche, deux grandes flèches inégales blan- chissaionl dans l'ombre transparente ; ce ne pouvait être que les clochers de Saint-Denis; en môme lempsil entendit sonner dix heures a l'horloge de ces tours; il était donc à peu de distance de la ville de Saint-Denis, du côté de Courneuve.

Près d'une heure lui restait avant le départ, et comme en peu de minutes il pouvait regagner la maison où ses amis l'attendaient, il continua à errer quelques instants dans la campagne.

La route qu'il suivait était plantée d'arbres des deux côtés; à droite, le talus de gazon qui la bordait descendait dans une plaine profonde.

Eu parcourant des yeux la route obscure, il vit venir deux hommes de haute taille, portant l'habit des frères de la doctrine chrétienne. Ces deux individus prirent bientôt un seylier oblique et descendirent dans lu plaine.

Ferinan se demandait comment dans la nuit il avait pu distinguer, même vaguement, le chapeau à cornes, Je rabat et la robe de ces frères, lorsqu'il s'aperçut qu'avant de descendre, ils venaient de passer dans un rayon de lumière, projeté sur le chemin à travers Les branchages du bord.

Son attention se porta alors sur ce jet de clarté; et comme il vint se placer devant le point d'où parlait la ICfmière, un labtaau singulier se montra ti quelques pas de lui dans la plaine.

Sur une terre en chômage, un peu enfoncée au-dessous de la route, était un grand hangar destiné a quelque usage rural; cette vasle charpente, ouverte du côté de la route, état formée de planches rompues, et couverte de chaume.

Là se trouvaient réunis un grand nombre de gens qu'au premier regard on pouvait reconnaître pour de pauvres vagabonds.

Leur assemblage formait pourtant un coup deoeil- I)ittoresque. Ces personnages à longues barbes, à manteaux troués, portant des besaces, des bâtons, étaient assis pôle- mêle sur des blocs de pierres, des poutres, des tas de paille, et blottis dans tous les coins de la salle rustique.

Au centre, de l'assemblée, une grande sacoche posée à lerre était ouverte, et sur le vieux cuir on voyait étalées des piles d'écus, des tas de monnaie. Immédiatement audessus, sur des planches dressées en table, et couvertes de pois de vin, était le bout de chandelle qui éclairait la scène-

La charpente, revêtue de chaume, décrivait autour de ce tableau un grand cadre noir; un beau tapis de gazon s'étendait devant le hangar; au delà planait la campagne, dont une nuit sereine laissait pénétrer les fraîches prairies et les longs rideaux de verdure.

Herman, an bord de la route, embrassait cette perspective à travers le cintre de grands, arbres, a peu près 1 comme dans une salle le spectateur domine le théâtre.

Nous allons maintenant rapporter ce qui se passait sur cette scène rustique. Les mendiants réunis là étaient ceux que nous avons vu opérer une descente chez le père Corbeau, s'emparer de ses richesses et procéder à ses funérailles.

Ne voulant posséder aucune valeur chez eux tant qu'ils pouvaient redouter les recherches de la justice, les mendiants avaient enfoui leur trésor dans un coin de terre de

cette campagne déserte, se proposant de le lui redemander plus tard.

Maintenant, plusieurs mois avaient passé sur la fosse de leur vieux camarade, la neige s'était effacée sans laisser voir de traces accusatrices, nlll ne s'était inquiété de la disparition subite du pauvre vagabond, qui avait dû mourir vers la borne d'une rue; toute crainte avait cessé, et, une nuit sombre et pure se présentant, les mendiants étaient venus partager leur commun héritage.

Ce partage s'était fait au milieu d'une horde sans foi ni loi, aucune légalité n'avait pu y régner, et il n'en avait pas moins été inégal et arbitraire, comme si toute la justice s'en eût mêlée.

Les personnages marquants, tels qu'Euslache, JeanMarie, Corbillard et même Robinelle et Pierrot s'étaient donné les meilleures parts, comme avant conseillé l'entreprise ou y ayant pris une part plus active. Ceux-ci s'étaient pourvus des billets de banque, taudis que les autres avaient eu des rouleaux de cent francs, ou même un petit nombre d'écus. Mais, après quelques réclamations criardes de la part des derniers, des flots de vin coulant des cruches de terre étaient venus apaiser le tmnulte, d'autant plus faci euient que les pauvres gens qui roulaient de gros yeux ébahis sur le papier do la banque, n'en connaissaient pas précisément la valeur.

Les mendiants étaient sur le point de serrer leurs richesses et de s'éloigner.

— Avant de nous quitter, dit l'un d'eux, encore un coup à la santé du pauvre défunt camarade.

— Hélas! c'est la seule messe que nous puissions dire pour le repos de son Ame !

— Qu'il dorme en paix, le père Corbeau. mais pour son argent nous allons joliment le réveiller!

— Il y a plus de plaisir dans un écu qui roule que dans cent mille entassés.

- Dieu! qu'il va sortir de bonnes choses de la vieille sacoche! que de rasades et de chansons!

— C'est à rire et danser rien que d'y songer.

Dans son transport, la troupe gaillarde allait peul-êlre réellement se mettre en cadence, lorsqu'on vit subitement paraître h l'entrée du hangar les grandes figures sombres de deux frères ignoranlins.

Ceux-ci, qui avaient quitté la route au moment ou llerman les apercevait pour venir rôder dans la plaine, après diverses circonvolutions autour du bâtiment de bois, après s'être souvent retirés, puis rapprochés en regardant à travers les planches, s "étaient décidés à entrer.

A leur vue, les mendiants, surpris en bonne fortune, bondirent en arrière, tremblant de tout leur corps. Mais à cette première stupeur succéda tout à coup un immense éclat de rire qui courut dans tout le hangar.

Puis ceux qui purent les premiers recouvrer la parole au milieu de cette hilarité s'écrièrent ; — Dieu ! la bonne farce!

— Maître Friquet en frère ignorantin!

— J'ai cru voir le diable !

— Et moi. j'en ai eu la petite mort!

C'était en effet le mendiant a domicile qui, guéri de su blessure et sorti de sa prison, se livrait de nouvenu à son industrie. Le vieux comte de Rocheuoise, après avoir subi aussi quelques mois de captivité sous un taux nom, s'était réuni à son collègue, et tous deux exploitaient en core à l'envi la crédulité publique. -

Ce soir-là, en revenant de Saint-Denis, où ils étaient allés faire recette sous l'apparence de frèresquôtant pour les enfants pauvres de leur école, ils avaient découvert par hasard la nichée de mendiants et son trésor.

Hermon, de l'endroit il était placé, put reconnaître, une fois qu'il se trouva sous les rayons de la huniere, le malfaiteur qu'il avait frappé en venant au secours de Valentine: el il revit, aussi, avec bien plus de stupeur, son père fatalement livré par lui à la justice dans cette même soirée, el maintenant retombé dans la plus basse dégradation ! i Il resta pourtant encore quelques minutes à sa place, assistant à cette scène avec une iicre et pénible curiosité.

- Vous voilà donc entré en religion, monsieur Friquet, disaient les mendiants toujours en riant; el votre camarade aussi.


— En tout cas, les vœux que vous avez prononcés ne vous gênent pas.

— C'est égal, ils ressemblent joliment à des ignorantins véritables. Dieu! comme c'est aise de prendre l'air dévot!.

— Mais ce n'est pas beau, et vrai, faut que les chiens soient bons enfants pour ne pas courir après vous.

— Et le chien du commissaire. Mh! eh!. il pourrait bien tirer le frère par sa robe.

— Et qu'est-ce qu'on verrait dessous. un fameux monteur de coups!

M. Friquet ne se déridait @ point aux joyeusclcs des bons pauvres. Immobile à l'entrée du hangar, la face allongée, le front sourcilleux, il fixait un regard d'irritation et d'envie sur les piles d'écus et les tas de monnaie restés encore autour de la sacoche.

— Qu'est-ce que cela, dit-il rudement, d'où vous vient cet argent?

Les mendiants, tout en tâchant de ne pas perdre contenance, commençaient à se presser les uns contre les autres, tandis que Friquet répétait : — Hépondez, d'où sort cet argent ?

— Ça nous regarde.

— Ou l'avez-vous pris ?

— Puisque nous nous en chargeons.

Il ne: s'agit pasde cela, vous l'avez volé.

- Oh! maître Friquet, ne parlez pas de ce Ion. ou bien.

— D'abord, ajouta ElIslflche, en fait de filouterie, nies révérends père s, vous n'avez rien à redire aux antres.

Ensuite, ce n'est pas du bien mal acquis. il nous vient.

- A lions, parlez !

— D'un héritage, dit une voix un peu tremblante.

— Oui. d'un héritage. répètent les autres, qu'on nous a laissé pour nous tous. ,

-AI) 1 pour vous tous, reprend Friquet. hst-ce que je n'en suis pas, moi, de vous tous? C'est honnête et loyal de votre part; vous avez une épave qui doit être mise en commun, et vous ne m'appelez pas au partage !

— Est-il drôle encore celui-là ! s'écrie Jean-Marie.

- COlIllllcnt. drôle, dit Friquet d'un ton adouci. Est-ce que nous ne sommes pas, mon camarade et moi, des amis, des l'reres ?.

- Des frères ignorantins pour le quart d'heure.

— Vivant comme vous de la charité puhlique, ajoute Friquet.

— Allons donc, dit un des mendiants. Aux portes des églises, devant Je inonde, vous ne nous connaissez soitlement pas. Il faut voir, quand on vous dit de bonne amitié : Bonjour, monsieur Friquet, bon jour, comme vous passez raide! sans rendre un coup de chapeau!

— C'est vrai, ajoute Eustache, parce que vous avez reçu de l'éducation qui vous met à même d'inventer des comédies, et que vous avez la langue assez bien dorée pour aller chez les gens faire des doléances d'une ou d'autre couleur, à cette lin de leur tirer des larmes et desécus, vous méprisez celui qui reste tout bonnement mendiant tel que le bon Dieu l'a fait., et qui tend le chapeau au passant. Puis, s'il y a quelque chose à prendre, vous vous dites de nos amis.

- Ah ! c'est mal, monsieur Friquet, dit Corbillard. Un ami, tijoi-bleti ! il ne faut pas jouer avec ce mot-là. L'amitié, voyez-vous, c'est un mot sacré.

- Eh bien! s'écrie le mendiant à domicile, je serai alors de vos ennemis. Soit, j'ai surpris votre secret, je vous dénoncerai.

- Vous !

- Oui, moi. et mon camarade, si vous ne nous donnez pas une part de cet argent, et une part que .nous fixerons, nous- allons faire de ce pas notre déclarai ion à la police.

- Des tr'alll'cs! s'écrie Pierrot en se jetant an premier rang et en relevant ses manches, des traîtres ! des mouchards!. Les amis, je crois que je vas laper dessus.

— Oui, tant laper, dit le nègre en se reculant.

— Vous n'oseriez pas, misérables! dit impudemment et en relevant la tête le comte de Hoehcboisc, Mais Friquet se tournant vers son confrère, lui dit h demi-voix : — Ils ne s'en gêneraient pas.

Puis, dans son évolution, il se baisse et saisit prestement un sac d'écus: et, le hangar étant ouvert a tous vents, il va se sauver avec sa proie.

Mais Jupiter a vu le rapt. Il lance devant les pas de Friquet une longue planche qui fait faire au fuyard un soubresaut en arrière. crie de toutes ses forces a~i En même temps, le nègre cric de toutes ses forces au vuleur!

Les mendiants poursuivent et atteignent bientôt le féton. Leur colère s'allume eu voyant le sac d'argent qu'il s'est traîtreusement approprié; et, comme Friquet commence à distribuer dos coups autour de lui pour défendre sa capture, ses adversaires s'irrilent encore davantage. Les plus braves de la troupe enveloPlenl, et serrent êtroi- tement Friquet et son compagnon, et une lutte violente

s'engage.

C'est une sombre et épaisse mêlee, eclairee çà et Iii par les lueurs rouges que jette la lanterne du hangar. Au centre, on voit nombre de bras et do poings levés et lancés a grande force ; tandis que, par derrière, la masse des femmes et des pauvres diables hors de service aide seulement aux combattants par de bruyantes clameurs.

Pourtant, après un certain temps de coups et de tapage, les deux partis sont également satisfaits d'en finir. Les pauvres vagabonds ont repris à leurs adversaires l'argent qu'ils emportaient, et les deux mendiants à domicile s'estiment heureux de pouvoir se sauver de la bagarre, même les mains vides.

Mais quelques membres de la troupe ont été frappés jusqu'au saug. Furieux de leurs blessures, et devenant plus hardis et plus acharnés en voyant fuir leurs adversaires, ils les poursuivirent à coups de pierres.

Maître Friquet s'est élancé dans la campagne et a bientôt disparu dans la nuit; son compagnon, moins bien avisé, après quelques enjambées à travers les champs, se jette sur la route, où sa forme sombre se détache davantage.

C'est donc vers lui que les mendiants dirigent leur poursuite, avec d'autant plus d'avantage que le malheureux, effaré, haletant, est encore retardé dans sa course par le poids de l'âge; ceux.qui le pourchassent lancent contre sa grande robe noire une grêle de pierres et le harcellent de m naces, promettant de le faire payer pour deux s'ils peuvent le rejoi dre.

A cet instant une voiture passe sur la route.

A la grande surprise des mendiants, cette voilure s'arrête subitement, s'ouvre devant le vieux Rocheboisc, donne un asile au fuyard et reprend sa course pour disparaître bientôt dans le lointain.

Tout le rassemblement revient alors vers son gitc.

La colère des pauvres bonnes gens a déjà disparu. Les blessés lavent leurs contusions avec du vin, et tous ensemble commencent à rire de l'aventure.

L'ordre est bientôt rétabli. Celle fois, chacun serre dans sa poche l'argent qui lui est échu en partage.

Mais le vin coule à la rondo. Il faut boire pour se remettre des fatigues du combat, boire pour fêter le bon sac d'écus qu'on a retrouvé, boira encore pour se dire adieu, et bientôt les énormes cruches sont taries. Au dernier coup de vin, le père Corbillard prend la parole. - Ecoutez donc! dit-il, nous nous sommes rassemblés pauvres, nous allons nous quitter riches; il ne faut pas être moins bons camarades pour cela. Trinquons.

- Mes amis, dit Eustache eu portant la main sur sa poitrine, où reposent les bons billets de banque, dans quelque temps vous ne reconnaîtrez plus Eustache le vint-

leur. Je vais avoir un tambour, une trompette et de belles marionnettes. non pas de bois, mais de vrais enfants couverts de paillettes. Je me fais chef de troupe.

— Moi, dit Jean-Marie, je vais placer mon argent à la caisse d'épargne ; cela me fera vingt-cinq sous de rente par jour, en continuant de dl mander mon pain.

Le nègre Jupiter sallte sur un banc, et dit en saluant la compagnie avec son bonnet noir : — Vous autres, il faut dire adieu à Jupiter. Moi avoir de l'argent P,)III' voyager, moi m'en aller du vilain pays où on a rompu les os à moi, et où il pleut toujours.

Puis en sortant du hangar, il tourne la tête et dit encore:


- Moi va conter mes aventures de Paris aux frères de la Cafrerie, sur le bord de l'Orange.

- Va au diable, Jupiter, dit la compagnie en lui rendant s ou salut.

Pierrot fait aussi ses adieux.

Aies anciens camarades, dit-il, vous êtes tout de même de bons enfants, vous serez bien aises de savoir que voire Pierrot va prospérer; j'ai donné la volée à tous mes moineaux et à mes pinsons, et demain, au point du jour, je vais dans les Grandes-Indes acheter des perroquets, des papegais, des bengalis, des colibris.

- Aux Grandes-Indes! c'est loin.

- Je ne sais pas. Un négociant paie mon voyage, attendu que je lui tiendrai ses livres de comptes en roule.

Ainsi, avec mon argent de ce soir, je vais acheter les plus beaux plumages des Indes. Je me fais marchand d'oiseaux en grand.

- non voyage et bonne fortune, mon garçon ! criet-Oll à Pierrot qui s'éloigne.

—Moi, mes amis, dit Corbillard entendant galamment là main à mademoiselle Rose, maintenant devenue madame Corbillard, je reste copine je suis. Prions Dieu, ajoute le vieux philosophe, que l'argent que nous venons d'acquérir nous laisse aussi heureux que nous l'étions dans l'indigence : c'est tout ce qu'on peut demander à la fortune I Après ces adieux, chacun reprit son chemin dans les champs.

Bobinelte s'en allait avec sa tante Rose, qui, selon les paroles de l'Ecriture, avait pardonné à la brebis revenue au bercail. Mais après quelques pas, la jolie bohémienne, moulant sur une hauteur de gazon, appela d'une voix fraîche : - Ohé, Pierrot!

Le jeune garçon, s'élevant aussi a quelque distance sur le terre d'une haie vive, lui répondit : — Ohé. j'y suis! ,

El leurs deux ombres gracieuses se dessinèrent dans la transparence do l'air.

— Ecoute, dit Robinelle, quand lu reviendras des Gran- des-Indes, pense à moi. tu me trouveras avec ma harpe aux Champs-Elysées. sous le dixième arbre. adroite.

entends-tu ? -

— Oui. et nous irons dîner ensemble à la fontaine des Innocents. c'est dit.

Une minute après, tout le inonde fut dispersé, et on n'entendit plus rien dans la campagne de Saint-Denis.

LYll

LE VOYAGE.

Eu reconnaissant le comte de Rocheboise dans l'un des deux personnages qui erraient dans ces campagnes pour mendier à l'aide d'un ignoble déguisement, Herman avait ressenti une honte, une douleur aussi poignantes que si la dégradation de son père eût été nouvelle pour lui ; il s'était pris à regretter que la prison où, sans le vouloir, il avait fait jeter une fois ce malheureux vieillard, ne se fût pas refermée sur lui pour toujours, afin de le soustraire au moins a la bassesse des ressources auxquelles il était descendu.

Après avoir quelques instants attache ses regards sur son père dans la plus Irisleet la plus ainère contemplation, Ilerman s'était arraché à ce cruel spectacle, et avait regagne sa retraite à grands pas.

Au moment oii il arrivait à la petite maison isolée, la chaise de poste était dans la cour et toute prête à partir.

Gauthier, qui allait sortir pour le chercher, lui dit de monter à l'instant. Il se jeta donc dans la voiture, où avait déjà pris place son mystérieux conducteur, qu'il était des- litir-, à ce qu'il paraissait, à ne rencontrer que dans les ténèbres; Gauthier s'étant assis en face des deux jeunes gens, les chevaux partirent rapidement. 48 La route qu'allaient suivre les voyageurs était celle sur laquelle Horman s'était arrête quelques minutes.

A peu d'instants du dépari, il entendit un bruit de voix éloignées et aperçut un homme courant, éperdu, sur Je chemin. Une pensée subite traversa son esprit. Il avait quitté son poste d'observation à l'inslant où une querelle menaçait de s'engager entre les mendiants et leurs collè- gues d'un autre ordre; une collision avait du suivre, cette fui le en était le résiliai, et le malheureux pourchassé par celte jloplJ/aec était son l'L'l'C!

Cette pensée fut si vive, et la conviction qui la suivit si rapide, qu'il s'écria :

— Mon père!. Dieu ! c'est mon père!.

Puis, forçant son regard à percer l'obscurité, il dit encore avec un cri de détresse :

— Les misérables le poursuivent. lui lancenl des pier- res. Ils vont t'atteindre, le massacrer.

Mais à peine achevait-il ces mots que le maître de la voiture, qui avait aussi penché la tête à la portière et regardé sur la route, se souleva à demi, et par deux mouvements spontanés et également rapides, d'une main tira le cordon pour arrêter, de l'autre poussa la portière et fit impérieusement signe au malheureux fugitif de monter.

Le vieux Rocbcboise, incapable de songer à autre chose qu'à se soustraire à cette troupe ameutée contre lui, s'estait élancé promptement dans cette voilure inconnue, qui lui ollrait un asile.

Mais là, honteux de sa situation, de son déguisement, ignorant de quelle manière il pourrait sortir sans trop d'humiliation d'une circonstance semblable, il demeura étourdi du coup et sans expression, même pour remercier le maître de la voiture, du service qu'il lui avait rendu.

lierman, dans le moment où l'avilissement do son père lui inspirait le plus de répulsion, n'avait pas eu le courage de se faire connaître à lui, et il profilait des ténèbres pour diflerer au moins cet instant de pénible rapprochement.

Les voyageurs demeuraient donc tous également contraints et taciturnes.

Maintenant que le comte de Rocheboise était réfugié sous un abri passager, sans savoir comment il lui avait été offert ni sous quelle protection il s'y trouvait, le seul fruit qu'il tirât de son humiliante aventure était la conviction que son âge ne lui permettait plus des excursions aussi hasardeuses, et le désir ardent de trouver ailleurs du pain et un toit, à quelque condition que ce fut.

Tandis qu'il rélléchissaienl ainsi, les autres voyageurs n'étaient pas moins profondément absorbés, et le morne silence qui régnait dans la voiture se prolongea le reste de la nuit, d'ailleurs si courte en cette saison, qu'elle finit avant quatre heures du matin.

La voilure s'arrêta dans une auberge isolée, à l'entrée d'un hameau et enveloppée d'épais ombrages.

Comme la veille, l'inconnu disparut en descendant de voilure. Sur quelques mots qu'avant de s'éloigner il avait adressés à Gauthier, celui-ci emmena le comte de Rocheboise dans une chambre séparée de celle où on conduisait son fils, et tout cela se passa si rapidement, dans la cour enfoncée sous de grands arbres et doublement obscure à cette heure, quê, le vieux Rochcboise ne put apercevoir ceux qui rayaient providentiellement secouru et dont il était le compagnon de voyage. a Après quelques heures d'un sommeil agité par toutes les tristesses du passé que l'événement de la veille avait ramenées en lui, Herman se leva faible et souffrant. Il fut servi par le même domestique qui lui avait apporté ses repas dans sa chambre, le jour précédent. Ce valet dit que son maître et M. Gauthier étaient partis de très-grand matin avec l'étranger auquel on avait donné place dans la voiture, et qu'ils priaient M. Herman de Rocheboise de ne les attendre que le soir.

Herman n'eût voulu pour rien au monde questionner ce domestique au sujet de son maître, et d'ailleurs, après que le valet de chamure l'eut aidé a s'habiller, il ne le revit qu'une minuit; à l'heure où il avait demandé son déjeuner.

Il resta donc seul enfermé dans sa chambre.

Le soir, lorsque Gauthier monta enfin près de lui, il se jeta au cou du vieillard, dans le besoin d'affection et d'épanchement qui l'entraînait. Puis il lui fit de pressantes questions sur ce qui s'était passé.

— Oh ! mon cher Gauthier, dit-il, vous que le hasard a mis en connaissance de tous mes tristes secrets, ditesmoi ce qu'est devenu. mon père.

- J'avais appris que cet homme était votre père, dit Gauthier, à la première exclamation que vous aviez jetée ; mais pendant le voyage, jugeant que vous ne vouliez pas être reconnu de lui, je me suis lu avec vous par discré- tion.


- - Mais aujourd'hui. mon Dieu. qu'est-il donc arrivé de tout ceci?

— Une chose qui termine tout, et dont je puis vous instruire. on ne m'a pas recommandé le secret.

— Oh ! parlez vite. -

— Notre beau jeune homme, qui est un Dieu pour la bonté et un Diable pour les expédients hardis, en a eu bientôt fini cette fois.

« Ce matin, nous sommes partis tous trois, l'inconnu, votre père et moi. Après quelque temps de marche, la voiture s'est enfoncée par des chemins presque impraticables dans l'endroit le plus désert et le plus pittoresque de la Normandie. Votre père regardait souvent notre jeune inconnu avec uue certaine expression de crainte et d'anxiété que je ne pouvais pas bieu me définir ; mais soit qu'il fût retenu par quelque doute, par la honte de sa situation ou l'embarras de parler devant moi, il n'osait pas proférer une parole; et notre route s'accomplissait à peu près aussi silencieusement que celle de la nuit dernière.

Il est inutile de vous dire que le comte de Rocheboise avait laissé dans sa chambre l'accoutrement qui recouvrait hier soir ses habits ordinaires, et ne portait plus alors qu'un costume simple et décent.

Nous voyagions depuis quelque temps dans une contrée presque sauvage, comme je viens de vous le dire, lorsque nous arrivâmes devant un vaste champ dont la terre, retournée et brunie par le défrichement, contrastait avec la jeune verdure et les roches blanches d'alentour. De loin en loin, d'étranges travailleurs étaient courbés sur ce champ. Ces hommes, vêtus d'une espèce de robe gris de cendre, ayant tout le crâne dépouillé de cheveux et travaillant tête nue au soleil, portaient encore utte physionomie morne et contristée, et il semblait que ce fut leur ombre projetée sur terre qui lui donnât celle teinte sombre.

A l'extrémité du champ était un immense massif de feuillage dans lequel on entendait le tintement d'une cloche.

Ce fut de ce côté que la voilure se dirigea. Arrives là, un détour de haute futaie dévoilant soudain l'espace, nous nous vîmes à l'entrée un bâtiment très-vaste, mais d'aspect humble et pauvre, et bien fait pour porter la croix qui s'élève à sa cime.

C'était le couvent des trappistes.

On nous permit de pénétrer dans l'intérieur. Notre jeune inconnu se fit conduire près du supérieur de la communauté, et nous laissa: votre père et moi, dans le cloître, formé de grossiers piliers de bois sur lesquels surplombe le bâtiment de briques rouges.

Je comprenais l'embarras extrême du comte de Rocheboise, dont Je regard enarc avait l'air de demander aux arcades du cloître ce qu'il venait faire sous leur voûte; et pour ne pas le troubler davantage, je regardai avec une attention extraordinaire les simples liserons qui s'enroulaient autour de la croix de fer élevée au centre du préau.

Peu d'instants après, celui qui nous avait amenés là revint avec le supérieur. Le père trappiste ralentissant ses pas, notre bel inconnu s'approcha le premier du comte de Rocheboise. La curiosité me fit faire quelques pas de leur côté, mais songeant à ce que ma présence entre eux aurait d'inconvénient, je retournai à mes liserons. De là, je recueillis seulement quelques phrases interrompues de l'entretien.

—N'importe! dit vivement Herman. Oh! répétez-moi tout ce que votre mémoire pourra vous rappeler.

— Notre jeune protecteur parut d'abord donner quelques explications à votre père et termina en disant : — Ainsi, tout est arrangé pour que vous trouviez ici un asile sfir et éternel.

Le comte, à ces mots, fit un brusque mouvement en arrière ; sa figure exprimait l'effroi et presque la colère.

L'inconnu reprit plus haut : — Je vous ai annoncé, monsieur, que votre séjour dans cette maison était arrangé, j'aurais pu dire irrévocablement fixé.

« Votre père, pour toute réponse, a jeté un regard rapide dans l'étendue du cloître comme pour y chercher une issue. Mais cette ligne d'arcades uniformes et sans interruption, une fois qu'on y est entré, semble refermée de toute part sur vous. Elle ressemble à la vie monacale dont elle est l'asile.

Le comte, retenu par cette impression, on par une pensée plus réfléchie, est resté immobile.

Son interlocuteur a continué : — C"est pour assurer le repos de votre vieillesse, c'est pour la soustraire en même temps aux besoins et aux ressources abjectes que j'ai pris ce parti. Mais si un tel sort vous était offert comme expiation, vous devriez encore l'accepter.

Gauthier s'interrompit en disant : — L'inconu a ajouté là une phrase que je n'ai comprise.

— Quoi?. Parlez! dit Herman.

Il a ajouté : Jeanne a passé vingt-quatre ans de sa vie dans un cloître.

Jeaiiiie ! répéta Herman. Mais quel est donc cet homme, mon Dieu!. Il nous sauve tous deux, moi de la

captivité, mon père de la détresse, et il prononce ce nom cher et sacré de Jeanne. Continuez, Gauthier, je vous en supplie !

— C'est tout ce que je peux vous dire. Votre père a baissé te front et a gardé le silence. Le supérieur du couvent s'approchait dans cet instant; il a eu avec l'inconnu et le vieux comte un court entretien dont je n'ai entendu que les derniers mots qui étaient ceux-ci : - — Monsieur trouvera ici les consolations de la religion sans en supporter les austérités.

« Puis, le jeune homme et moi nous sommes revenus seuls du couvent des trappistes .', -,.' .- M La nuit qui s'approchait devait être la dernière du voyage, du moins Gauthier avait dit à llernian qu'il en jugeai t ainsi d'après quelques indications, sans que toutefois celui qui les conduisait tous deux lui èfrt rien appris à ce sujet.

Herman, sans s'écarter de la petite auberge où la cliaise de poste devait venir prendre les voyageurs a dix heures du soir, descendit à la nuit tombante dans un pavillon rustique qu'il vil ouvert au fond du jardin et inoccupé en ce moment.

Comme il était accoudé sur une petite table du pavillon, il vit là un livre qu'au bout de quelques minutes il ouvrit machinalement.

C'était un livre de mariage, rcceuil de prières où après la messe du mariage on trouve les offices et oraisons qui doivent se dire dans la même journée. La reliure en avait été très-riche, mais les feuillets s'étaient usés dans un long usage, et quelques-uns se détachaient tout à fait.

Herman, abaissant un regard humide sur ces pages, y retrouva les prières qu'il avait entendu murmurer à Valenline le jour de leur union. Ces feuillets du rituel religieux, consacrés à l'amour mortel, cet engagement du cœur ratifiés par les lois éternelles, ce serment d'amour fait à l'homme au nom do Dieu, toutes ces paroles mémoralives qu'il prononçait d'un voix frémissante ébranlaient les fibres de son âme.

C'était dans ce même mois d'une année depuis longtemps écoulée qu'avait eu lieu son mariage avec Valentino; tout se réunissait pour le reporter a ce moment. : c'était la même température, le même ciel, la .même végétation dans la nature, partout des flots do verdure nouvclle, d'où s'échappaient des liges d'acacias, d'ébéniel's, d'églantines, de toutes ces fleurs de printemps, moins belles mais plus chères que colles de l'été.

Les souvenirs puissants de son bonheur s'exhalaient vers son âme de ce livre de prières, et pénétraient dans ses sens avec les parfums de l'air.

Quelques feuillets s'étant détachés dans la vétusté du livre, le vent qui passait a travers les supports de verdure du pavillon les enleva, et allait les rouler au loin avec les corolles détachées des églantines et des chèvrefeuilles.

Herman se baissa vivement vers ces fragments bénis , et, sans savoir ce qu'il faisait, les pressa de ses lèvres et les mit sur sa poitrine.

C'était le moment du départ; il monta on voiture.

Comme les nuits précédentes, il trouva dans l'intérieur l'inconnu qui y avait pris place avant lui.

La voiture, qui se dirigeait vers la côte de Normandie, suivait des routes de traverse comme elle avait fait depuis le départ de Paris, et, cette nuit-là, roulait silencieusement dans un chemin sablonneux et couvert.

Le temps, assez chaud jusque-là, était devenu orageux ,


et étouffant. Herman était toujours dans le fond de la ber- line avec son jeune libérateur et Gauthier sur la banquette du devant. Lorsque l'atmosphère embi âsée eut pénétre quelque temps dans l'intérieur de la voiture, Herman sentit tomber sur sa main un collet de velours. L'inconnu se décidait enfin à laisser se détacher un manteau dont jus; flllo-Ià, malgré la chaleur, il s'était obstinément enveloppé.

Maintenant les deux jeunes voyageurs se prouvaient, pour ainsi dire, plus près l'un de l'autre : Herman sentait chaque mouvement de son mystérieux compagnon, chaque 1 souffle qui soulevait sa poitrine.

Il était aussi plus seul avec cet ami inconnu ; le vieux Gauthier, fatigué de ces nuits consécutives de voyages, s'était profondément endormi.

Herman, qui élait monié en voiture sous une impression dominate, poursuivait dans le balancement de la routes ses rêves d'amour passionné. Les feuillets du livre saint, qui, par une contradiction étrange, lui apportaient les sensaLions les plus ardentes, étaient toujours sur son sein, et tes liges fleuries de printemps qu'il ne pouvait plus voir venaient sans cesse s'engager dans les stores de sa voiture et le poursuivaient de leurs parfums.

En même temps, par ,lUI mélange indéfinissable, l'affection que, sans le connaître, il portait à son jeune Ilfotecteur, se confondait à ses aspirations ardentes vers la femme aimée dans son âme inondée de tendresse. Mais cet ami généreux voulait rester inconnu. Valenline était bien loin !.. ces élans de cœur s'exhalaient donc in itiles et vains. ils n'en portaient pas moins leur trouble, leur ivresse dans J'imagination d'Herman, dans tout son être.

L'air était d'une chaleur qui faisait battre le sang, de lourds nuages redoublaient l'obscurité du ciel; c'était une atmosphère sombre, brûlante, mais chargée d'arômes pénétrants dont on aimait a se sentir accablé.

A mesure que le temps s'écoutait dans cette nuit d'été, l'espèce de délire qui s'était emparé d'iierman agissait plus fortement en lui, -

Attiré par un charme puissant près de l'inconnu, il pencha sa tête vers lui; son jeune compagnon de voyage ne : se retirant pas, il appuya le front sur son épaule, En même temps, les paroles que lui dictait l'amour de Valenline venaient de son cœur à ses lèvres.

incapable alors de songer au silence qui lui était imposé, ne pensant pas non plus que dans son exhaltation insensée il laissait pénétrer à l'inconnu les plus secrets sentiments de son âme, il murmurait d'une voix basse, ardente, entrecoupée de silences : — J'ai perdu par ma faute son amour si tendre, si dévoué,.. Moi qui ai tant souffert, j'ai trouvé là mon plus grand suppiienf. Valenline. Wlèt si semblable à Dieu, ne peut-elle pas, comme Dieu, aimer les faibles, les coupables f. Je le sais, elle ne pouvait m'aimer d'un amour juste et sage. qu'importe, il fallait répandre sur moi un de ces amours insensés dans leur objet, dont la cause est inconnue, dont la raison n'est qu'au ciel! Faut-il donc mettre de la mesure dans la compassion sainte, de la prudence dans le dévouement!. il est des êtres que la lumière du sentiment éclaire toute leur vie : ce sont les anges, les saints d'ici-bas. Pour moi, ce flambeau m'a lui trop tard; mais lorsqu'enfin le feu sacré s'est répandu en moi, il est devenu inhérent à mon être, il a coulé pour toujours dans mes veines. J'aimais au milieu de mes égarements, j'aimais avec idolâtrie; c'eût été pour Valenline la garantie de ma régénération, de son bonheur ; elle n'a pas voulu l'entendre. et tout est fini. fini. mon Dieu !

- Herman, en prononçant ces mots sans suite du délire, avait toujours la tête penchée sur l'épaule de l'inconnu ; il se tenait si près de lui qu'il sentait ses cheveux doux et parfumés, qu'il sentait par instant le souffle de ses lèvres ; et dans cette situation,.tout en se livrant à ses plaintes, il trouvait un charme indicible il ce rapprochement de son jeune ami; il semait là une émanation délicieuse se mêler à l'air qu'il respirait, et répandre une douceur inconnue dans ses veines.

La nuit se passa ainsi. Gauthier, toujours endormi, rêvait de son village de Bretagne, qu'il trouverait toujours jeune, frais, verdoyant, il revoyait tous les objets de ce 1 rivage si connu, si présent à sa pensée, qu'il lui semblait une partie de lui-même. la seule, hélas ! qui n'eût pas vieilli.

Herman rappelait une à une toutes les tristesses de son amour; mais ces pensées de regrets étaient enveloppées alors do sensations si douces, que ses lèvres seules semblaient se plaindre encore par souvenir, tandis que son âme élait baignée de douceur.

L'inconnu était absorbé plus profondément encore que son compagnon de voyage ; mais sa méditation demeurailaussi voilée de'mystère qu'il l'était lui-même dans l'ombre et le silence.

LVIII LE VAISSEAU.

Les voyageurs passèrent la journée du lendemain dans un bourg voisin du rivage de Montvilliers.

Le soir, Gauthier monta dans sa chambre. Le vieillard tenait un bâton, un petit paquet de hardes a la main, et montrait un air radieux ; il ressemblait à un soldat qui voyage avec son congé ; et, en elrel., le descendant de la famille proscrite était aussi un vétéran qui, après bien des marches forcées et des blessures, retournait enfin au pays.

— Pour cette nuit, dit Gauthier, nous allons voyager à pied, et seuls tous deux.

— Comment, seuls. et notre jeune ami ?

— La voilure, les chevaux sont renvoyés, continua le vieillard en riant, et ce bâton compose tout notre équipage. *

— Mais luij!. lui! répéta vivement lierman.

— Nous le retrouverons sur le rivage.

- Si loin ! -

- Deux lieues tout au plus. parlons !

Il faisait un vent violent, le ciel était sombre, la pluie commençait à tomber, et une route à pied, par un temps pareil, semblait promettre peu d'agrément. Mais l'humeur qui est en nous décide mieux du temps que les nuagesdu ciel : le vieux Gauthier, rajeuni par l'espérance, s'arrangeait de tout comme à vingt ans; Herman, voyant qu'on cheminerait désormais à pied, se croyait bien certain de toucher au terme du voyage ; cette pensée rendait sa marche légère au milieu de tous les obstacles.

Les voyageurs, éloignés de toute route, dans des pararages inconnus, suivaient seulement, pour ne pas errer dans les champs, quelques guides de hasard, tels qu'une haie ou le lit d'un ruisseau.

— Mais en quel endroit nous attend notre ami. ou plutôt notre maître ? demanda Herman en souriant.

- Je vous l'ai dit, sur le bord de la mer.

— C'est un point de rendez-vous un peu vaste. - N'importe, il m'a dit que nous le retrouverions là, et j'en suis sûr.

Et la mer elle-même, comment la trouverons-nous en allani ainsi dans la nuit ?

— Il est une boussole qui guide dans l'obscurité les oiseaux -aquatiques, les tortues, et qui va nous conduire nous-mêmes au but, si vous le voulez bien. Ecoutez!

Un bruit lointain, uniforme et imposant commençait à se faire entendre, C'était le long murmure des flots ; et les bruits de la nature sont si expressifs, si puissants, que chacun se détache dans l'ensemble d'une imposante harmonie; ainsi au milieu des rafales incessantes du vent, de l'ondée ruisselant sur le feuillage, du tonnerre qui grondait au Join, on distinguait la voix de la mer qui appelait les voyageurs de son côté.

— En marchant à cette voix, dit Gauthier, nous sommes sûrs d'aller en ligne droite vers le bord où notre jeune inconnu et venu nous attendre. nous n'avons plus guère qu'une heurede chemin pour le rejoindre. et alors: monsieur, je me séparerai de vous. - Comment!

— Il paraît que vous allez prendre une autre direction ; moi, après la traversée du Havre, je suivrai les côtes à pied jusqu'à Loricnl. L'inconnu m'a remis une rente sur l'Etat, qu'il a fait passer au nom de ma sœur, et qui nous préserve .pOUl' toujours du besoin. au lieu des murs de la prison, j'aurai autour de moi un bel horizon où tout fleurit et chante, puis, sous mes pas, les arbres, les maisons de mon pays natal; ma sœur me dira l'histoire de ce hameau depuis que j'en suis loin, et je croirai ne l'avoir jamais quitté, je croirai être né heureux, fait pour vivre et mourir en paix. Et tout cela, monsieur, c'est a l'inconnu que je le devrai


La route devenait à chaque instant plus difficile ; l'ouragan, dans sa violence, jetait les branches échevelées des arbres au travers de leur chemin, des ruisseaux subitement formés sillonnaient le sol sous leurs pas, les éclairs, qui les aveuglaient par instant, rendaient ensuite l'obscurité plus profonde et la compagne plus inextricable.

Un éclair leur fit découvrir un tertre surmonté d'un grand peuplier, au pied duquel flottait un point blanc.

C'était l'inconnu qui agitait son mouchoir pour appeler les voyageurs de son côté.

Cette réunion si simple avait pourtant quelque chose d'imposant. C'était au milieu do la nuit, les lueurs de l'orage parcourant l'horizon ne montraient do toute part qu'un espace solitaire, sans habitations, sans voiture passant sur une roule, sans môme un oiseau sillonnant les airs, rien ne paraissait aux regards qu'une espèce de désert habité par l'orage. Le silence imposé par l'inconnu complétait l'impression saisissante de ce moment.

Herman pensa que ce jeune homme, seul être vivant qui apparût dans cette solitude livrée à la tourmente, était le seul aussi qui, dans le tourbillon de malheurs où il avait été plongé, fût venu se montrer à lui, et dont il eût vu dans la nuit flotter le mouchoir blanc, comme un pavillon de salut.

Gauthier s'approcha de son généreux protecteur. C'était à ce moment qu'il devait se séparer de lui. La joie qu'il éprouvait de partir pour son village, la tristesse de quitter ce noble jeune homme, pour lequel il sentait alors un redoublement d'affection, troublaient le pauvre vieillard peu l'ait à ces émotions.

Dans un entralnemolltde cœur, il se mit à genoux devant cette ombre d'un beau jeune homme qu'on apercevait sous l'arbre.

— Durant toute ma vie, dit-il, je n'avais rencontre que fatigue et souffrance, parce que je n'avais connu parmi les hommes que des maîtres, des supérieurs avides et durs ; vous seul m'avez donné une idée de la puissance bienfaisante sur la terre; et dès que vous m'êtes apparu, mon sort a été changé. l'étoile du pauvre est entre les mains de l'homme puissant. vous avez rendu la mienne douce et brillante à son déclin, soyez-en béni a jamais! J'ai eu de longues années de malheur. A soixante ans, je vais savoir ce que la mort me laissera encore de temps à jouir.

Mais, quel qu'en soit le nombre, chacun de ces jours sera employé à vous rendre grâce.

L'inconnu tendit la main au vieillard avec un mouvement de bonté supême, qui disait autant qu'un beau lan- gage sorti d'une belle âme. Gauthier pressa cette main de ses lèvres et, après un bon et cordial adieu à Herman, il s'éloigna.

Herman en ce moment contemplait l'inconnu. Ce jeune homme, venu seul dans la nuit, sur cette plage déserte, qui se montrait si calme, si puissant au milieu de l'orage, et devant qui un vieillard venait de s'agenouiller, lui paraissait empreint d'une grandeur mystérieuse, et il sentait pour lui une sorte de respect idolâtre.

Mais le jeune homme lui dit alors : — Venez !. hâtons-nous, Sa voix, en prononçant ce peu de mots, était basse et dominée par les bruits de l'orage ; Herman l'entendit sans pouvoir en distinguer l'accent.

Depuis ce moment, ils descendirent la côte en silence.

L'inconnu, choisissant la plus droite ligne, quoiqu'elle fut.

très-rapide et très-diffile, suivait le bord d'un ravin gonflé par la pluie; Herman marchait à ses côtés.

Les pas des voyageurs sur cette pente escarpée étaient entravés par les longues herbes, les souches d'arbres, les pierres roulantes; cependallt, sans songer à son chemin, Herman, à chaque éclair qui venait à luire, portait un coup d'œil rapide vers l'inconnu. Mais la clarté fugitive du ciel était brisée sur la coltine par les masses de feuil- lage; le chapeau du jeune homme ombrageait aussi son front; de plus, une mèche de ses cheveux, soulevée par le vcul, venait dérober son profil à chaque regard indiscret qui était porté sur lui. Les tentatives d'Herman étaient donc inutiles; il craignit même qu'elles ne le rendissent coupable aux yeux de l'inconnu, s'il venait à s'en apercevoir, et il en fut réduit à suivre seulement du re-

gard le reftet de son jeune compagnon, jeté dans l'eau transparente du ravin dont il suivait les bords.

Ils approchaient de la plage, la mer jetait déjà sur eux la poudre humide de ses vagues; un point lumineux parut sur la bande des eaux qui baignaient le rivage.

Los voyageurs franchirent le dernier intervalle et trouvèrent une chaloupe qui les attendait.

L'inconnu s'élança légèrement dans la barque et fit signe à llcrrnan de le suivre. Celui-ci, au moment do quitter la terre d'une manière aussi aventureuse, montra quelque hésitation ; cependant il obéit à un geste plus impérieux de son conducteur et vint s'asseoir près de lui.

Deux vigoureux rameurs se mirent à fendre les flots, se dirigeant vers un fanal qu'on voyait on nier.

Après une heure do cette navigation, où la barque

étroite et silencieuse se perdait entièrement dans le mou- vement immense et le bruit formidable de la mer, les rameurs atteignirent un navire arrêté au milieu des eaux-.

Le capitaine se trouva à l'endroit du vaisseau où les voyageurs abordèrent. 11 salua respectueusement le compagnon d'Herman; puis, s'emparani aussitôt de celui-ci, il le conduisit dans sa propre chambre. Là, le commandant du vaisseau dit à M. de Kocheboise qu'il pouvait disposer de son lit et se reposer le reste de la nuit ; puis il retourna sur le pont pour veiller au bâtiment, retenu en vue du port par les vents contraires, et appareiller aux premières éclaircies de l'ouragan.

Dès que le jour commença à poindre, Herman monta sur le pont.

L'ouragan avait perdu de sa violence; mais l'atmosphère, chargée d'ombre et de pluie, offrait une perspec- I tive pâle, - uniforme, plus triste que l'orage: -

A l'horizon, on voyait la côte du Havre, le port, les murailles de la ville, revêtues d'une blancheur terne et froide, qui allait en décroissant se perdre dans l'obscurité profonde du lointain. A bord du bâtiment, cette conque, ordinairement si majestueuse et si belle d'un navire, ne montrait, dans les rudes labeurs de déblaiement et d'appareillage, qu'une charpente nue et grossière; toutes les voiles, toutes les tentes étaient repliées; sur le pont, ruisselant de pluie, roulaient d'énormes emballages ; le grand mât, sans pavillon, Semblait un arbre mort qui a perdu sa couronne ; de ce sommet pendaient des milliers de cordages, croisés, entremêlés en d'informes réseaux, dans lesquels passaient quelques mousses égarés.

Herman parcourait le pont à grands pas, se demandant avec une inquiétude croissante ce qu'on prétendait faire de lui en le jetant sur ce vaisseau, dans quel lieu on pensait le conduire. Il s'arrêta tout à coup frappé d'une impression accablante; il venait d'entendre les gens do l'équipage parier une langue étrangère. Les regardant alors plus attentivement, il reconnut l'uniforme de la marine américaine: il entendit aussi qu'on fixait à vingt-cinq ou trente jours le temps de la traversée, et que le nom de NewYork revenait souvent dans la bouche des marins. Il n'y avait plus de doute, le vaisseau mettait à la voile pour le Nouveau-Monde!

Le proscrit porta la main à sa poitrine, comme si cette révélation subite eût brisé son cœur.

Quitter la France! mettre les mers entre lui et tout ce qu'il aimait! ne plus marcher sur le même sol, ne plus respirer le même air que Vaieiitiiie! A cette pensée affreuse, il éprouvait un déchirement étrange dans tout son être. Il lui semblait être condamné une seconde fois.

Il s était retire précipitamment loin des marins, dont la langue étrangère, odieuse à entendre, était déjà pour lui le commencement de 1 exil. -

Seul à l'arrière du bâtiment, où il n'y avait que le pilote à la barre et un petit nombre de matelots affairés, il se la:ssa tomber sur un banc et se pencha vers la mer.

Jamais stupeur si profonde n'avait frappé son âme; les autres épreuves étaient venues par gradation, celle-ci fondait sur lui au milieu des douceurs de la délivrance et do l'espoir renaissant !. En une miuute, la douleur, l'épou- vante avaient creusé sur ses traits de fortes traces; un froid de mort coulait dans ses veines ; il n'avait d'autre mouvement que des frissons douloureux, des soupirs oppresses; ses lèvres frémissantes s'agitaient sans proférer une parole.

En même temps, un fort vent d'ouest venait de chasser


des masses de nuages vers la terre, le ciel s'éclaircissait au zénith. La manœuvre était précipitée, impétueuse sur le pont ; on allait mettre à la voile, La lutte avec le vent, avec la mer soulevée, absorbaient les marins animés au combat; le vent sifflait dans les voiles, les vagues battaient les francs du navire; mais les paroles du commandant résonnaient plus haut que la tempête; le porte-voix se faisait entendre, et les mâts frémissants dressaient leurs pavillons, le navire domptait les vagues sous ses flancs.

Hetirc loin de l'équipage ardent à sa tâche, llerman était seul avec son désespoir, et penché sur les flots.

- V oilil donc, disait-il dans une prostration profonde, où devait aboutir ce mystère! La délivrance qu'on m'avait préparée, c'était l'exil lointain, éternel, poussé il l'extrémité du monde!. Oui, je vois maintenant ce qui s'est passe; par quelque raison que j'ignore, on a voulu dérober mon nom à l'ignominie, peu importait le reste! Cil enlèvement de prison suffisait pour effacer ce nom des registres d'infamie ; mais. moi, m'arraelier à la souffrance, au désespoir, on n'y a pas pensé!. Comment ai-je pu croire a une affection, à un bienfait qui se caehait Malheureux! 31a foi en cet être inconnu était plus que de la reconnaissance. je chérissais la main qui venait consommer ma ruine.

Ce sentiment amer par lequel Herman abdiquait son dernier bonheur, sa croyance en une Direction bienfaisante, venait rompre le dernier lien qui l'attachât à !a vie.

- Honte et soit dit-il, c'était la route qui m'était tracée; il fallait toujours y retomber! Ai-je pu croire un moment avoir dompté le sort!. Je souriais encore j'avais presque oublié mes angoisses et moi-même. j'étais fou. oit ! le ciel m'a bien puni d'avoir osé espérer.

Espérer, moi! c'était un crime, c'était douter de la jusliec de Dieu. Mais pourquoi m 'rI-! -on trompé ? je ne deman- dais pas le salut, j'étais résigné,. Maintenant, retombé dans cet abîme, oh ! je souffrirai bien plus! On ne sait pas qu'un coup de plus frappé sur ce sein meurtri, déchiré, doit y éteindre Je dernier souille de vie.

Eu ce moment, llerman vit passer le long du bâtiment le pilote qui était venu mettre le navire a flot dans ces parages semés d'éceuls. et qui s'en retournait paisiblement à la nage au milieu des vagues déchaînées. Il suivit du regard cette l'orme glissant entre deux eaux, - Cet homme, dit-il, qui devait lutter avec tes éléments!

braver un soleil de fou ou les glaces des eaux, a reçu eu partage la vigueur, les membres nerveux, le corps do bronze qu'il lui fallait pour ses rudes fatigues. Et moi jeté dans des lulles p\ms terribles que ceux des éléments, j'y ai paru faible, désarmé. 0 dispensateur suprême de nos forces et de nos épreuves, tu m'as oublié dans fa justice!

lin cet instant il y ont, sur le pont une cessation subite de bruit, do mouvement;. le navire parut céder, s'inclina comme timidement pour-,baisser passer un coup de vent furieux, puis se réleva frémissant sur sa base, mit toutes voiles au veut, tressaillit jusqu'en ses fondements, se souleva par un effort suprême et s'élança dans la pleine mer.

- C'cncsl fait! dit Hermain, nous partons ! — Jai été bien abattu, bien déchiré par d'autres souffrances, mais celle-ci est au-dessus de mes forces. 11 faut en mourir.

Et ses yeux fixaient la mer avec une sorte d'oscillation égarée.

- Oui, dit-il, j'aime mieux mourir dans les flots qui vont baigner la France, que dans un pays lointain, détesté !

Dans ce moment, nul regard n'était tourné vers le passager ; il détacha son manteau, le laissa tomber sur le pont pour qu'aucun objet flottant sur l'eau ne vint révéler sa trace et lui attirer des secours.

- Valenlin-e, dit-il en levant vers le ciel son visage pfllc comme ce ciel foid et brumeux, Valentine, ma dernière pensée sera pour toi. Je n'ai cru en ce monde

qu'on toi ot en Dieu ; tu m'abandonnes, je vais à Dieu!

Il s'était, agenouillé en prononçant ces mots, il se releva alors pour se précipiter dans la mer.

— Herman ! s'écria une voix près de lui.

Ce nom, ce cri jeté de toute la puissance d'une âme avait percé l'air à ses côtés,et pénétré dans son sein.

Il se retourna et vit Valentine devant ses yeux.

Il l'enveloppa d'un regard embrase, profond. mais, avec un courage suprême, il ne se livra point encore à l'espérance; dans ce moment décisif, il voulut fixer stfn sort tout entier.

— M'aimes-tu toujours ? demanda-t-il.

Toujours.

— Malgré tout. tout! tu entends?

— Oui, maigre tout.,.. Je t'aime d'un amour passionné, puissant comme ma vie. Après s'être montré heureux et lier pendant notre union, cet amour est resté caché en moi quand l'honneur, quand la dignité le comman- daient. Oh! bien profondément caché, car j'ai eu le courage de le taire à loi-même. C'était «ion secret, le culte mystérieux auquel je vouais mon âme. Va, il y a quelque chose de divin dans la foi jurée; l'amour d'une femme ne s'éteint pas comme un autre. Dans ces jours de sotitnde, de réclusion, l'aimer, souffrir pour toi était toute mon existence. Si j'ai été malheureuse alors, ou si la tendresse, à mesure que je l'éprouvai, me payait de toutes mes peines. je ne m'en souviens plus, j'ai l'oublier bien vite, car le malheur va fondre sur toi! Oh ! alors tout a changé : cette passion insensée dans sa puissance inutile a pu devenir tout a coup duyoi l' .dévollcmcnt, j'ai pu mettre toutes mes forces à la servir. J'ai volé à ton secours. Le ciel a voulu que ce ne mt pas en vain!

Dans ces moments suprêmes, la faculté de sentir, de comprendre s'exhale, à ce point qu'un mot révèle la vie entière, qu'une étincelle éclaire un abîme, llerman voyait alors tout ce qui, depuis leur séparation, s'était passé dans l'âme de Valentine. Il était incliné devant elle et baignait ses mains de larmes.

— Aveugle! dit-elle, tu n'as pas reconnu que c'était moi qui traversais la prison pour y chercher le chemin de la délivrance. Moi encore qui, dans ce voyage bienheureux, me servais des ombres de la nuit pour veiller sur toi, pour l'amener à la liberté.

— Pour m'amener à tes genoux ! dit Herman.

Puis, payant, encore un tribut à sa fatale destinée, il ajouta en frémissant: - OLli, a les genutix, idolâtre d'amour Mais, mon Dieu ! toujours coupable, déshonoré !

— Non, dit-elle. Je me suis tant repentie pour toi !.

Dieu nous a pardonné ! Ecoule: celle partie; de ma fortune que j'ai conservée, augmentée par loules sortes de soins, de privations, elle est placée dans le Nouveau-Monde.

- Qu'importe ! interrompit llerman, ne suis- je pas moins frappé d'opprobre ! — Non, te (lis-jo Loo Regarde l'horizon.

La terre qu'on apercevait encore au loin était chargée d'ardents et sombres nuages qui se heurtaient sous le vent, pesaient sur la côte et semblaient le faire tressaillir sous leurs tourbillons. De l'autre côté, dans l'étendue de la mer, tout se dégageait des ombres, l'espace s'éclaircis- sait en une plaine limpide où se levaient les beautés du ciel.

■— Regarde, disait Valentine, là. du côté de la France, où gronde encore l'ouragan, sont les regrets si longtemps exhalés et demeurés dans l'air, la trace de tes fautes of- ferte à chaque pas, et la fatalité inscrite sur le sol. Mais de ce côté, au bout de l'étendue lumineuse, est la patrie nouvelle, l'existence qui n'a point de passé, la régénéra- lion, la paix de l'âme et l'amour.

Tandis que Valentine disait ces mots, le vaisseau avançait à pleines voiles. Au souffle du vent purifié, il s'enfonça dans l'atmosphère resplendissante d'azur et de lumière, et alla se perdre dans l'éther radieux sur la limite du ciel.

1!N J)F.S MENDIANTS DEPARS.