L'OEUVRE D'ART
REVUE BI-MENSUELLE ILLUSTRÉE
CINQUIÈME ANNÉE — N° 91
LÉON CASTAGNET, Directeur
20 Janvier 189 7
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MUNKACSY MIHALY
UN MAGHIAR'
I
Moi, si j'étais écrivain...
— Que feriez-vous ?
— Il y a, entre autres vies d'artistes vivants que nous nous plaisons à ignorer et que je voudrais voir raconter avec le faste bien légitime que Vasari mit au service de ses contemporains, l'odyssée d'un des nôtres que j'ose dire prodigieuse parce qu'elle est incroyable. Que diriez-vous d'un pauvre apprenti menuisier, mourant de faim, crevant de soif, au fond d'une ville étrangère, qui, sans un sou, sans un guide, sans un mot de français intelligible dans la bouche, sans recomman1.
recomman1. dessins que nous reproduisons, au cours de cette étude, sont les premiers crayons de Munkacsy, alors dans sa quinzième année. La rareté de ces documents en fera excuser l'exécution naïve.
(Note de la Rédaction )
dation d'aucune ambassade ni d'aucune école des beaux-arts, tombe un jour en plein Paris et porte sur ses bras, au Salon, le premier tableau qu'il a fait ? Ce tableau est un chef-d'oeuvre. L'artiste, qui l'a vendu cent écus pour pouvoir en payer le transport jusqu'à Paris, en trouve cent mille francs qu'il ne peut accepter, dès sa première Exposition. Mais il est de taille à en produire d'autres, d'aussi herculéenne envergure ; et il acceptera de travailler vingt ans, à vingt chefs-d'oeuvre successifs et toujours soutenus qui, de ce bohémien millionnaire, ne parviendront pas à changer la moindre des habitudes sévères de l'ancien pauvre petit menuisier. L'autre soir, devant moi, quelqu'un lui offrit un cigare qu'il refusa naïvement, ne sachant par quel bout le fumer.
— Et ce peintre s'appelle ?...
— Allez plutôt demander son nom au splendide hôtel de l'avenue de Villiers où ce maître, dont la meilleure richesse est celle d'un art qui lui suffit, achève de ruiner au travail sa santé chancelante, puisqu'il ne peut plus ruiner sa robuste fortune dont il ne jouira jamais. Et si la conversation de ce contemporain ne vous permet pas d'écrire des Mémoires dignes des antiques, eh bien ! nous reviendrons à Cellini. Si vous voulez, nous relirons Plutarque !
Après un défi si fier, dont la hardiesse m'effrayait pour le sujet qui allait en répondre, le lecteur comprendra avec quelle curiosité je me mis, le lendemain, en campagne.
II
Sur les hauteurs du Parc-Monceau, vers les
premiers hôtels de l'aristocratique avenue de Villiers qu'on appellerait mieux le faubourg Saint-Germain des Beaux-Arts, un atelier de superbe apparence se signale dans la lignée des autres, par l'architecture de sa façade. Solide comme un carré de forteresse, comme un château massif de hospodar inattaquable. Tel un magnat de Hongrie siégeant à l'Assemblée des Seigneurs, telle est cette fière demeure dont l'art intérieur se devine, dès le portail Deux hautes lanternes, à la marque du meilleur ferronnier, vous annoncent qu'ici l'on aime la lumière. Et c'est vraiment un seigneur de Hongrie que vous allez visiter là, comme dans un palais enchanté des Mille et une Nuits, dont il vous reste à entendre la merveilleuse histoire. Elle commencera dans les tristesses noires de la Pusta danubienne, où les czardas sauvages sifflent plus fort et vont plus vite que le vent ; où le petit génie qui naquit et poussa entre les folles herbes de sa terre natale a, depuis, dépassé à la course les czardas et le vent. Et
elle viendra, sinon finir ici, du moins s'y continuer avec des airs d'apothéose, dans ce haut atelier parisien où un grand peintre]— jadis un
petit menuisier — se repose au milieu de son oeuvre, en pleine possession de son talent et de la gloire qu'il a si chèrement conquise. C'est midi. Le soleil a fait halte. Sur les blés à moitié coupés, le moissonneur s'assied et vous invite, à ses côtés, à regarder un instant, du haut des gerbes, la partie moissonnée et celle que la faux de la vie a encore à coucher, avant que la faux de la mort abatte, bien tard, vers le soir, le grand Booz à qui ces gerbes appartiennent, et qui vous accueille vraiment en patriarche de la Bible dont il a peint si magistralement d'inoubliables pages.
—■ Monsieur Munkacsy?...
A ce nom répond, sur le pas de l'hôtel où il vous tend la main pour vous introduire, un de ces types d'hommes qu'on ne rencontre plus que dans les poèmes épiques ou dans les fantasmagories qui en illustrent les sujets. Imaginez-vous un géant de six pieds, mais un géant qui mettrait ceux de l'Olympe en déroute et qui, sur terre, quand il marche, prendrait garde d'y écraser un moucheron. La bonté est le trait distinctif de tous ses traits, où le bon sang court à pleins effluves, la bonne santé à pleines voiles. Le caractère aimable et peut-être naïf de cet enfant fait homme se précise et en impose surtout par lesyeux. Deux diamants, pour les pupilles fulgurantes ; deux vrilles, pour le regard. Les diamants, avec leur chatoiement de perle bleu-marine, vous caressent en vous éblouissant. C'est le regard surtout, dans cette physionomie simple, qui se complique de mille acuités et vous pénètre et vous retourne, comme un scalpel de dissection pour une étude d'anatomie ; regard profond et sûr, qui annonce un penseur chez ce peintre, un psychologue en
LA CABANE DE L ONCLE ROECK.
cet artiste. Mais c'est le front qui marque surtout, de sa large et proéminente ronde bosse, la note distinctive de ce type, ni étranger, ni étrange —