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Titre : La décadence latine. XIX, Le nimbe noir : roman / Péladan

Auteur : Peladan, Joséphin (1858-1918). Auteur du texte

Éditeur : Société du "Mercure de France" (Paris)

Date d'édition : 1907

Notice d'ensemble : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb444038359

Relation : Titre d'ensemble : La décadence latine : éthopée

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb31073853g

Type : monographie imprimée

Langue : français

Langue : Français

Format : 1 vol. (320 p.) ; 19 cm

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Format : application/epub+zip

Description : Contient une table des matières

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5842916m

Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, 8-Y2-8948 (19)

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 31/05/2010

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PÉLADAN

LA DECADENCE LATINE (Éthopée)

Le Nimbe noir

— ROMAN

PARIS SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE

XXVI, RVE DE CONDE, XXVI MCMVII



LE NIMBE NOIR


DU MEME ACTEUR

La Décadence latine (Ethopée)

I. LE VICE SUPRÊME (1884). II. CURIEUSE (1885).

III. L'INITIATION SENTIMENTALE

(1886).

IV. A COEUR PERDU (1887). V. ISTAR (1888).

VI. LA VICTOIRE DU MARI (1889). VII. COEUR EN PEINE (1890).

VIII. L'ANDROGYNE (1891).

IX. LA GYNANDRE (1892).

X. LE PANTHRE (1893). XI. TYPHONIA (1894). XII. LE DERNIER BOURBON (1895).

XIII. FINIS LATINORUM (1898).

XIV. LA VERTU SUPRÊME (1900). XV. « PEREAT !» (1901).

XVI. MODESTIE ET VANITÉ (1902). XVII. PÉRÉGRINE ET PERÉGRIN

XVIII. LA LICORNE (1905). XIX. LE NIMBE NOIR (1906).

Les Drames de la Conscience (Plon)

LE RONDACHE (1906).

Les Idées et les Formes

LA TERRE DU SPHINX (Egypte), 1900. LA TERRE DU CHRIST (Palestine), 1901.

LA DERNIÈRE LEÇON DE LÉONARD DE VINCI, 1904. ORIGINE ET ESTHÉTIQUE DE LA TRAGÉDIE, 1905.

LA CLÉ DE RABELAIS (secret des corporations, 1905.

DE PARSIFAL A DON QUIGHOTTE (secret des troubadours), 1906.

INTRODUCTION A L'ESTHÉTIQUE, 1096. DE LA SENSATION D'ART, 1907. LA DOCTRINE DE DANTE, 1907.

Amphithéâtre des sciences mortes

I. COMMENT ON DEVIENT MAGE (éthique), in-8°, 1891. II. COMMENT ON DEVIENT FÉE (érotique), in-8°, 1892.

III. COMMENT ON DEVIENT ARTISTE (esthétique), in 8°, 1894. IV. LE LIVRE DU SCEPTRE (politique), in-8°, 1895. V. L'OCCULTE CATHOLIQUE (mystique , in-8°, 1898.

VI. TRAITÉ DES ANTINOMIES (métaphysique), in-8°, 1901. VII. LA SCIENCE DE L'AMOUR (en préparation).

La Décadence esthétique

(Les XXV ouvrages antérieurs de cette série sont épuisés)

L'ART OCHLOCRATIQUE, in-8°. 1888

L'ART IDÉALISTE ET MYSTIQUE, in 18, 1894.

LE THÉATRE DE WAGNER (les XII Opéras, scène par scène), 1895.

LA RÉPONSE A TOLSTOÏ. in-18, 1898.

INTRODUCTION à l'histoire des peintres de toutes les écoles depuis les origines jusqu'à la Renaissance, avec reproduction de leurs chefsd'oeuvre et pinacographie spéciale, in-4°, format de Charles Blanc : L'Orcagna et l'Angelico.

LES XI CHAPITRES MYSTÉRIEUX DU SEPHER BERESCHIT, 1894. LA SCIENCE, LA RELIGION ET LA CONSCIENCE, 1893.

LE PROCHAIN CONCLAVE (instructions aux cardinaux), 1898.

SUPPLIQUE AU PAPE POUR LE DIVORCE, 1904. RÉFUTATION ESTHÉTIQUE DE TAINE (Mercure), 1906.


Il a été représenté :

LE FILS DES ÉTOILES, comédie en 3 actes, le 19 mars 1891, aux soirées de Rose + Croix, et le dimanche et le lundi de Pâques 1893, au Palais du Champ de Mars.

BABYLONE. tragédie en 4 actes, les 11, 12, 15, 17 et 19 mars 1893, au Palais du Champ de Mars; le 28 mai 1894, au théâtre de l'Ambigu, et le 30 mai au théâtre du Parc, à Bruxelles. Elle a été donnée par Lady Caithness, duchesse de Pomar, en sa salle des fêtes, le 5 juillet 1894.

OEDIPE ET LE SPHINX, tragédie en trois actes, le 1er août 1903, au théâtre antique d'Orange, par les artistes de la Comédie Française et de l'Odéon.

SÉMIRAMIS, tragédie en 4 actes, le 24 juillet, à l'amphithéâtre antique de Nîmes.

sous les auspices du Syndicat d'initiative des intérêts régionaux du Gard, par les artistes de la Comédie-Française et de l'Odéon ; le 23 janvier 1900, pour l'inauguration du THÉATRE ANTIQUE DE LA NATURE, à Champigny (Darmont, fondateur), sous la présidence de M. le ministre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts, par les sociétaires de la Comédie-Française; le 12 août 1905, au THÉATRE DE LA BOURBOULE, sous la présidence de M. le ministre des Colonies, par les sociétaires de la Comédie Française.

THÉATRE PUBLIÉ

LE PRINCE DE BYZANCE, 1893, épuisé. LE FILS DES ÉTOILES, 1894, épuisé. BABYLONE, 1895, épuisé. LA PROMÉTÉÏDE, 1896.

OEDIPE ET LE SPHINX, 1903, Mercure de France. SÉMIRAMIS, 1904, Mercure de France.

EN EXPECTATIVE :

Tragédies : ORPHÉE, en cinq actes.

ANDROMÈDE, en trois actes.

Drames : CAGLIOSTRO, en cinq actes. CÉSAR BORGIA, en cinq actes. FRANÇOIS D'ASSISE, en cinq actes, WILL, en cinq actes.


JUSTIFICATION DU TIRAGE

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.


PELADAN

LA DÉCADENCE LATINE (Éthopée)

Le Nimbe noir

— ROMAN —

PARIS

SOCIÉTÉ DV MERGVRE DE FRANCE

XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI

MCMVII


Le nimbe est ce cercle lumineux, souvent doré, dont l'art entoure la tête des saints.

L'héroïne de ce livre accomplit le grand oeuvre de la sainteté, elle se sacrifie pour le soulagement de beaucoup : c'est une mystique de la pitié et de la justice.

Mais la nature de son sacrifice répugnerait tellement aux hagiographes que son nimbe doit être noir, comme celui d'une Judith de Béthulie, d'une Esther et plus près de nous d'une Charlotte Corday. Ces femmes livrèrent leur beauté pour le rachat de leurs frères.

Assombri, le signe de la sainteté réunit les deux notions d'héroïcité et de péché, sans contredire ni à la vérité ni aux traditions de notre race.


PRÉFACE

Mes yeux revenaient obstinément au petit médaillon qu'il portait en épingle de cravate. Ce n'était pas un bijou : un cercle de fer de la grandeur d'un sou entourant un verre. On ne distinguait rien sur l'espèce de parchemin clair, propre à une inscription kabbalistique. Mon interlocuteur, un des héros de la Révolution russe, n'avait jamais eu le loisir de s'intéresser au gnosticisme et à ses amulettes.

— " Pourquoi », me dit-il avec cette douceur si étonnante chez un homme d'action tragique, « pourquoi ne me faites-vons pas la question qui vous brûle les lèvres ?

— « Les hommes de votre sorte», répôndis-je, « sont pleins de secrets terribles ou douloureux : et on leur doit le silence de sa curiosité pour ne pas éveiller peut-être d'affreux souvenirs. »

Il sourit tristement et dît :

— « C'est une relique ! »


8 PRÉFACE

Comme X... est un chrétien de charité mais non d'obédience, un chrétien d'action et non de dévotion, je m'étonnai.

— « Croyez-vous », dit-il, « qu'il n'y ait des saintes' que dans l'Eglise et selon le type ecclésiastique ? En quoi consiste la Sainteté, selon vous ?

— « En l'imitation de Jésus-Christ », lui dis-je brièvement ; et, à mon étonnement, il accepta la définition d'un signe de tête.

— « Jésus a donné sa vie pour les Juifs : celle, dont vous voyez une parcelle de peau, a donné sa beauté pour la justice et pour les Russes.

— « Ah ! », fis-je, « vous portez la relique d'une sainte révolutionnaire !

— « Oui, d'une sainte... Oh! » fit-il, « jamais les prêtres ne comprendront l'âme humaine, ni ses beautés spontanées... Vous autres romanciers vous racontez sans lassitude comment des femmes en chiffons et des hommes de carton employèrent leur cinq à sept : vous n'avez de l'encre que pour ce fait divers, l'adultère, non pas tragique et mortel, mais usuel et polisson... Vraiment, il se passe sur la terre d'autres choses que les petits frissons des mondains ; il existe d'autres âmes que celles, de marionnettes, des Parisiens... Ecoutez une histoire que le Moyen Age aurait mise dans sa Légende dorée. »


LIVRE I

AU FAUBOURG



I

LE HASARD DE LA RUE

Le temps moderne est aussi aventureux que l'ancien : mais nous ne concevons l'aventure que sous les aspects d'autrefois.

Le logis ressemble à ces eaux fortes trop noires où la pointe a exagéré le clair obscur Rembranesque, ne laissant qu'une zone très circonscrite à la lumière.

Dans le cercle projeté par la lampe à l'abat-jour baissé, des mains tiennent un livre, des mains très belles, longues, blanches, patriciennes ; et le livre est banal et sali.

Une tête juvénile, abondamment casquée de cheveux clairs, se penche, attentive.

La vaste pièce obscure, aux meubles grossiers, au grand poêle, dort lourdement.


12 LE NIMBE NOIR

D'une alcôve indistincte à une extrémité, s'élève, par instants, le souffle d'un sommeil pénible.

Derrière les vitres on aperçoit les arbres givrés d'un âpre soir d'hiver.

Ces mains, étincelantes dans la clarté, semblent dépaysées au milieu de ce décor sordide.

Leur perfection contraste avec le milieu, et leur netteté atteste des soins minutieux.

Elles brillent, vermeilles sur la table grossière, semblables à de nobles lys au bord d'une route, en un blasonnement d'énigmatique infortune.

Le chef-d'oeuvre, encore inaperçu chez le brocanteur où il est échoué, se détache plus extraordinaire parmi les guenilles et les ferrailles ; ainsi, cette liseuse de rêve ou de légende, dans la pénombre du triste logis, resplendit.

Quelle circonstance d'amour ou d'intrigue amena cette jeune fille dans ce réduit de faubourg ? Sa robe de lainage noir, effilochée aux poignets, luisante au coude, accuse la même misère qui l'environne. Ce n'est pas une passante; et sa façon tranquille de tourner les feuillets du bouquin graisseux, prouve qu'elle vit dans cette ambiance de dénûment depuis longtemps, et qu'elle y est résignée.

Les âmes exhalent, comme les corps, un fluide sain ou maladif : un sensitif percevrait ici une atmos-


LE NIMBE NOIR

phère de fatalité, plus tragique que le tableau de pauvreté qui affecte les yeux.

Dans le silence de neige que troublent à peine la respiration de l'alcôve et le tournement des pages, imperceptible, insaisissable mais incessante, la destinée sombre fait entendre une basse de menace, le très lointain murmure de l'Ananké.

Un frappement de plusieurs coups, conventionnellement espacés, interrompit la lecture.

Svelte et d'une démarche plus noble qu'élégante, elle alla vers la porte et l'ouvrit doucement. Tandis que du doigt posé sur la bouche elle imposait silence à l'arrivant, qui atténua le bruit de ses bottes et quitta sa touloupe, la jeune fille reprenait sa place sous la lampe.

— « Schaebolof, qu'as-tù à me dire? » demanda-telle.

Celui-ci ôta son bonnet fourré et découvrit ce front démesuré et inquiétant du Slave idéologue ou fanatique qui recèle ou la cervelle d'un sultan asiatique, d'un Pobedonostzev ou celle détraquée d'un Bakounine.

Maigre et las, sentant la bohème et la prison, miparti professeur et malfaiteur, il promenait autour de lui ce regard de l'illuminé politique, qui ne voit pas le monde extérieur, en proie à l'hallucination.

Elle attendit qu'il eût apporté un escabeau.

2


14 LE NIMBE NOIR

Schaebolof voûta le dos et parut étudier le plancher rugueux. Devant ce mutisme, elle rouvrit son livre.

Les belles mains tenaient de nouveau le volume aux pages poisseuses et cornées et il semblait plus sordide entre ces deux fleurs de chair vivante, pour supports.

Ce Schaebolof, dans l'intimité d'une si noble personne, contrastait comme si, en face de la Modestie de Léonard, eût surgi quelque figure de bassesse et de désespoir : un peintre pervers voulant mettre en présence une femme d'allégorie et un déclassé moderne.

Ses yeux ardents de maniaque contemplaient-ils l'infranchissable distance qui le séparait de la fille aux mains splendides?

Sa prunelle se colorait d'ardeur et de colère, d'admiration et de dépit, et sa bouche souriait de cette façon effrayante qu'on ne voit qu'aux désespérés sur la table de la Morgue, muet blasphème, suprême juron du lamentable mortel écrasé par l'implacable Norme.

Au fond, dans l'alcôve, on dormait comme sous la lampe on lisait; et le silence roulait ses ondes froides et noires autour de Schaebolof fiévreux de parler et visiblement appréhensif.

L'indifférence de la liseuse l'irritait. Ce qui lui brûlait la lèvre ne rencontrerait qu'une oreille hostile. Commensal de ce logis, il avait souvent ravalé sa pa-


LE NIMBE NOIR

role et maintenant, à la suite d'une résolution, il s'entêtait, sans illusion sur l'issue, par orgueil.

— « Sophia ! » dit-il d'une voix sourde et timbrée d'humeur. Elle refit le geste qui commandait le silence, montrant l'alcôve d'un mouvement de tête.

Schaebolof mêla ses longs doigts avec embarras et nervosité et, à voix très basse :

— « Sophia, tu me dédaignes ! Ton attitude de Barinia me repousse, non pas quelquefois et parce que je te déplais, mais toujours. Que je me taise ou que je parle, ton dédain tombe sur mes épaules comme un knout invisible. Pourquoi? De ceux qui t'entourent, qui me vaut? Personne ! Je suis une tête et je suis un bras : je pense et je frappe, je conçois et je tue ; je sais faire couler l'encre et le sang ; je suis homme, Sophia, un homme complet : je peux faire un cours et un coup, sociologue et chimiste militant ! De ceux qui ont veillé sur toi nul n'a fait plus que moi ! Je t'ai donné une instruction égale à celle du gymnase impérial : je t'ai ouvert le monde mystérieux du livre, de la chose écrite qui contient la vérité. Je t'ai prodigué ce que je possède : la science ; les autres n'ont apporté que des friandises ou des rubans : enfin, si tues une fille accomplie, tu le dois à Schaebolof. »

Il arrêta la réplique d'un geste brusque :


LE NIMBE NOIR

« Un préjugé, que rien n'a pu détruire, s'oppose à ce que tu me rendes justice. L'atavisme, l'effrayant héritage qu'on ne répudie pas et qui oblige l'âme plus encore que l'organisme ; l'atavisme, qui fait du tzar le bourreau de cent vingt millions d'hommes et de cinq cent mille autres les valets de ce bourreau, l'atavisme te possède, te meut, t'enchaîne !

« Voilà pourquoi la mort des uns est le seul espoir des autres. Si j'avais eu besoin d'une confirmation à ma théorie,la seule véridique, certes tu me la fournirais! L'homme n'oublie rien, il garde son sens d'espèce comme l'animal son instinct. Un barine sentira toujours comme un barine : et pour que le moujick vive, il faut que les barines meurent. »

La jeune fille écoutait sans étonnement cette déclaration d'amour où passait la vanité du démagogue, où le dépit passionné et les thèses révolutionnaires s'enchevêtraient.

— « Sophia... tu n'es pas des nôtres. Une lamé de la vie t'a jetée sur la côte de misère; tu as grandi parmi les déshérités et les révoltés, tu les appelles tes frères. Tu es la princesse Sophia Nariskine Mentchikoff, fille d'un grand Chambellan du tzar Alexandre. Ta mère naquit également d'une vieille souche. Oui, tu es princesse, fille de princesse ; tu appartiens à la race conquérante et guerrière. Tes ancêtres faisaient donner


LE NIMBE NOIR 17

le knout aux miens. Est-ce que j'ai des ancêtres, moi, moi, serf, fils de serf ?

— « Plus bas... Tu vas réveiller la Petrowna », fit la jeune fille.

— « La Petrowna !... » grogna sourdement Schaebolof, « la vieille sorcière ! Ah ! celle-là est bien ta nourrice. Elle ne t'a pas seulement allaitée, elle a pétri ton coeur, elle l'a pressé, comprimé jusqu'à ce que la tendresse en fût sortie ! Si tu es incapable d'aimer, c'est son ouvrage.

— « La Petrowna fut fidèle à ma mère dans la détresse. La Petrowna m'aime comme sa fille. Il faut que tu sois bien fou pour t'attaquer à elle, à elle qui m'est plus chère que le reste de l'humanité. Elle m'a sauvé du même péril où ma mère a succombé, après quel martyre, grand Dieu ! »

Schaebolof étouffa une exclamation sarcastique.

— « L'atavisme, toujours l'atavisme !... la Petrowna a été la serve, la nourrice d'une princesse et, malgré que ses fils soient morts en Sibérie, malgré que sa fille ait été éventrée par les cosaques, malgré que la chair née de sa chair ait été déchiquetée aux milles baguettes de l'allée verte, malgré sa haine du tzar et de ses limiers, elle vénère en toi sa barinia, tu l'appelles mère et elle se sent toujours ta servante. Ce qu'elle a dit elle


LE NIMBE NOIR

le ferait : « si l'un de vous touchait à Sophia, je lui crèverais les deux yeux ! »

— « Eh bien ? » dit Sophia, « parole généreuse. De quel droit toucherait-on à Sophia? Ne suis-je pas maîtresse de moi-même ? »

Schaebolof baissa les yeux, mais il formula nerveusement :

— « Aucun être n'a le droit de vivre pour lui, de conserver sans l'utiliser intelligence, beauté ou fortune, alors qu'autour de lui d'autres êtres ont besoin de cette intelligence, de cette beauté, de cette fortune !

— « Schaebolof, tu n'es qu'un fou, un pauvre fou ! On peut tout demander à quelqu'un, sauf lui-même!

« Je donne mes soins à qui les réclame, je donnerais ma fortune, si j'en avais, jusqu'au dernier kopeck : mon corps m'appartient.

— « Non », fit l'illuminé, « ta beauté représente beaucoup plus que de l'intelligence et de l'or, ta beauté représente du bonheur. En t'abandonnant comme femme, tu serais plus généreuse qu'en distribuant un trésor.

— « Vraiment, tu veux que je me distribue !...

— « Ta beauté passera inutile. N'est-elle pas destinée à consoler un être ?

— « Cet être s'appelle Schaebolof ? » fit Sophia ironique.


LE NIMBE NOIR 19

Il releva son front démesuré et, du ton d'une certitude profonde :

— « Je suis le plus digne. »

Sophia enveloppa d'un regard le lamentable déclassé.

— « Toi, qui sais quelque chose sans être un savant, toi qui as osé quelquefois sans être un héros ; toi,» qui ne peux t'imposer comme chef à d'autres de ton espèce et qui es seul à t'apprécier, tu t'étonnes que le tzar, entouré de courtisans, acclamé par un peuple, dise la même parole. Il croit qu'il est le plus digne ; tout le lui dit, depuis l'atavisme jusqu'au réel. Mais toi, petit professeur, qui t'a persuadé de ta dignité ? tu affirmes toujours et ne prouve jamais ; à la contradiction tu souris de ce sourire entêté qui vous marque tous comme une grimace d'espèce. Le singe se croit gracieux sans doute, il est singe cependant. Au reste, Schaebolof, une bonne fois, je te parlerai à coeur ouvert. Ecoute, afin que nous puissions vivre en bonne harmonie. »

L'illuminé fronça les sourcils.

— «Je prévois ce que tu vas dire, Sophia ; je te déplais ; sordide, grisonnant, je te répugne. La misère, la souffrance m'ont marqué; et aussi mes idées qui devancent les siècles offusquent tes traditions. Ah ! ma pensée est en avance sur tout ce qui a été écrit : je pense comme on pensera en l'an 2000. Les précurseurs


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ont été méconnus ; on a crucifié Jésus, et Sophia me dédaigne ! »

Elle haussa les épaules.

— « Es-tu un homme, Schaebolof ? Es-tu un chien? C'est la même question : ose donc répondre ?

« Ce qu'est un homme âmes yeux? Le plus laid des animaux ! Avec son visage de désir, celui que je vois toujours, l'homme me paraît hideux. Il a honte de ce qu'il pense et n'ose le dire ; sa parole s'embrouille, s'exagère; tandis qu'il feint de penser, l'instinct seul le meut, le tenaille. Tu as la contenance d'un voleur, Schaebolof. Tu voudrais me prendre ce que je ne veux pas donner. Avec plus d'audace tu saisirais ma main et tu t'élancerais sur moi comme un brigand. Ce désir qui projette sur la face de l'homme le brutisme et la violence des fauves, ce désir change en larron et en scélérat le plus honnête. Avec toi, dans une forêt, je ne serais pas en sécurité: ici, la Petrowna te fait peur. Tu es bien un homme, tu es un chien, Schaebolof !

« Si j'ignorais l'affreux secret de l'amour, si j'étais innocente, je pourrais, peut-être par compassion, et comme on cède à un enfant qui pleure ou à un fou qui fait pitié, plaindre cette souffrance du désir : mais la Petrowna m'a répété une leçon plus précieuse que les tiennes : elle m'a révélé que pour la femme la liberté s'appelle la chasteté. Elle m'a peint, avec la puis-


LE NIMBE NOIR 21

sance du témoin, les effroyables tortures subies par ma mère et, chaque fois qu'elle recommence son récit, je me sens plutôt prête pour la Sibérie que pour l'amour. Se donner à un être qu'on n'aime pas, c'est-à-dire me donner à Schaebolof, ce serait absurde et affreux : se donnera un être aimé, c'est pis encore. Ma pauvre mère n'a pas eu d'autres torts que d'aimer mon père, et elle en est morte.

— « Ton père, Sophia, était un de ces généraux...

— « C'était un homme, ni bon, ni mauvais, un homme comme les autres : il éprouvait plus vivement et plus fréquemment cet appétit qui te meut à cette heure, Schaebolof!

« Or, cet appétit qui passe pour la manifestation de l'amour est au contraire sa négation, c'est lui qui entraîne au changement, et d'une façon fatale. Donne à quelqu'un des sterlets, rien que des sterlets ; au bout de peu de temps il préférera la plus grossière nourriture, Mon père ne pouvait se condamner au sterlet et ma mère fut malheureuse indiciblement, pour celte simple question.

— « Moi », protesta le libertaire, «je serais fidèle!

— « Ta fidélité n'intéresse qu'une femme éprise. Mais l'amour a d'autres conséquences! L'enfant! Ce n'est pas toi qui le porteras, ce n'est pas toi qui accou2*

accou2*


LE NIMBE NOIR

cheras au péril de ta vie ou de ta santé ; ce n'est pas toi qui l'allaiteras. Tu vas me dire, laissons la grossesse, image peu séduisante pour ma beauté. N'envisageons que toi. Parce que je t'aurai satisfait aujourd'hui, je serai à ta discrétion demain, toujours ; et si tu pars, je te suivrai, tyran qui ne peux te masquer, au moment où tu veux persuader et séduire.

— « Je hais la tyrannie... » protesta-t-il.

— « Si tu étais un chien, je te croirais : tu es un homme et l'homme naît tyran.

— « L'homme naît bon !

— « Non, Schaebolof, les théories basées sur la bonté de l'homme sont fausses. Si lu étais tzar, lu me violerais. Dans la mesure de ton impuissance, tu m'opprimes, tu n'as que des mots à ta disposition et tu les emploies. Tu t'apitoies sur les tortures de tes frères les nihilistes et tu as raison : mais tu ne penseras pas, si tu lances une bombe, aux innocents que tu vas peutêtre frapper. Si tu réfléchissais au lieu de rêver, tu saurais que les hommes qui passent enchaînés, allant aux mines de Sibérie, ne sont guère plus mauvais que ceux qui les regardent. La vodka, un accès de colère, en plus ou en moins, voilà la différence. Si tu buvais, il faudrait te chasser. Tu as un mauvais estomac, tu es sobre. Veux-tu une preuve que l'être humain est méchant : écoute-moi bien. Si j'avais des domestiques,


LE NIMBE NOIR

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je t'aurais déjà fait jeter dehors. Tu m'exaspères : je déteste ton esprit faux, ta vanité ridicule.

— « C'est bien la barinia qui parle. Je vois le kakocnick, l'ancien diadème, sur ta tête et la sarafane blanche brodée d'or...

— « Tu vois que tu m'as lassée de ta poursuite pédante et obstinée.

— « La misère, le bagne m'ont fait perdre, je l'avoue, ce qu'on appelle les avantages physiques et je ne sais pas faire ma cour comme un officier de la garde: ce n'est pas l'amour lui-même que tu repousses...

— « C'est l'amour lui-même ! As-tu rêvé que je me donnerais à toi ?

— « On rêve ce qui charme : tous ceux qui t'ont approchée ont fait ce rêve. Elevée parmi nous, ne doistu pas fatalement appartenir à l'un de nous? J'ai été le plus intime par mes leçons et aussi par tes bontés. Tu as soigné mes blessures de façon si douce, si tendre, que j'ai cru à une préférence...

— « Quand tu souffrais, tu m'étais cher ; j'ai pansé et lavé tes plaies, sans répugnance, mais je ne laisserais pas ma main dans la tienne. »

Schaebolof passa ses longs doigts sur son front ; il ne comprenait pas, Sophia accusa sa pensée. — « Je panserais des ulcères, je laverais un lé-


24 LE NIMBE NOIR

preux et je ne caresserais pas l'homme le plus semblable aux marbres de l'Ermitage. Déplore cette disposition de ma nature, mais garde-la en ta mémoire pour régler ta conduite. Les autres me regardent avec désir, c'est vrai, mais ils voilent ce désir, toi tu le manifestes et tu m'offenses.

— « La Barirria !

— « Je ne veux plus voir un homme me guetter comme un loup à la lisière d'un village et se demander sans cesse s'il ne court pas trop de risques à me dévorer.

— « La Petrowna t'a raconté des histoires d'ivrognes, de débauchés ; elle ne t'a pas dit que l'amour résume la vie !

— « Crois-tu qu'on puisse arrêter le cours de la Volga? »

L'expression du nihiliste devint dure et ses yeux brillèrent d'une lueur plus fiévreuse.

— « Crois-tu, Sophia, qu'on puisse arrêter le cours de la nature? Ses lois nous dominent, ce sont les vraies, celles-là ! Si tu crois que l'homme naît méchant, salue cet appétit qui le détourne de la férocité. L'amour apaise les humeurs, c'est le modérateur des passions et le ferment des héroïsmes.

« On ne discute pas une impression nerveuse, on en suscite une autre qui l'emporte. Tu ressembles à


LE NIMBE NOIR 25

quelqu'un qui ne voudrait pas ouvrir un livre parce que la couverture serait rébarbative. L'amour matériellement engendre l'enfant et moralement il engendre l'homme, une seconde fois. Il le tire de son égoïsme, il l'incite au travail ici, et là aux grandes choses. La première fois que l'homme peina ce fut pour nourrir celle qui était belle et qui lui donnait la volupté; la première fois que l'homme combattit l'animal terrible, celui qu'on ne mange pas, ce fut pour frapper d'admiration sa compagne. Rien n'a changé depuis l'époque préhistorique. Mes pensées attendent leur essor et mon coeur implore un surcroît de courage de ta tendresse, Sophia. Ne me blâme pas de te regarder, comme disent les popes, avec concupiscence, je vois en toi un autre Schaebolof, auprès duquel je ne suis qu'une chrysalide : je ne peux me conquérir qu'en te possédant et je ne prendrai conscience de moi-même que dans tes bras! »

La jeune fille écoutait avec une curiosité qui trompa l'illuminé.

— « Que peut faire de plus grand une femme? Un homme ! Et non par la lente élaboration organique, mais par le mystère de la volupté. Cette idée, si tu la presses, justifie le désir. Comment se fait-il que mon esprit soit sorti de moi et habite en toi ? Mon insistance ne s'inspire pas de mon égoïsme ; ma conscience


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me crie : « Sophia est ton génie, ta muse d'action, ta Béatrice de doctrine, tu as droit à Sophia, au nom de ce que tu veux, au nom de ce que tu peux ! »

Telles paroles ne sont plausibles que dans le milieu où elles constituent pour ainsi dire le verbiage habituel. Ces minorités, vivant à l'écart et en guerre avec la société, adoptent une phraséologie, étonnante pour ceux qui là découvriraient à l'improviste. Sophia jugeait le libertaire fâcheux, insupportable mais non ridicule. L'individu, qui s'égale au faisceau des pouvoirs et s'estime un contre cent mille, brasse son orgueil à outrance, par la nécessité même, et ses rodomontades constituent une hygiène de la personnalité.

— « La Béatrice », répondit-elle, « ne donne au poète qu'un salut de courtoisie et un sourire !

— « Tu me les refuses », s'exclama-t-il. Assombri, il baissa la tête. Le souffle qui sortait de

l'alcôve s'éleva plus bruyant. Sur le front du libertaire, des modelés se déplaçaient, attestant un mouvement intérieur intense. Soudain, il saisit une des belles mains qui avaient repris le livre. Une brutale résolution brilladans ses yeux.

Jusqu'où allait cette résolution? Voulait-il seulement prendre un baiser ! Sophia ne cria pas : elle savait quelle fureur arracherait à son lit la Petrowna et craignit pour la malade. Offensée plutôt qu'inquiète,


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elle opposa une face de mépris au visage convulsé de Schaebolof.

— « Chien ! » fit-elle froidement.

L'homme lâcha la main qu'il retenait comme si on eût frappé sur son bras. L'injure l'avait blessé autant qu'un coup, il geignit.

Hautaine, Sophia le défiait. Brusquement, il contourna la table et marcha sur la jeune fille.

Celle-ci, d'un mouvement du pied, poussa un escabeau dont la chute fit résonner le plancher. Une exclamation rauque partit de l'alcôve, les rideaux brusquement s'écartèrent et une figure échevelée de vieille femme s'agita.

Le libertaire, en proie à un vertige où la réflexion n'intervenait plus, avait saisi les deux bras de Sophia et, brutalement, s'efforçait de baiser son visage.

— « Petrowna ! » cria la vierge.

Une sorte de rugissement lui répondit ; et, fantastique avec ses cheveux blancs épars, sa maigreur apparente sous la chemise, la nourrice s'élança comme une furie, d'un bond atteignit l'homme et lui planta ses ongles dans la nuque avec une telle force que Sophia put se dégager.

— « Schaebolof! » cria la vieille femme, « pourceau, excrément, ordure, fils de chien, crasse de bagne! Schaebolof, cosaque, ignoble brute », et, voci-


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férante, elle suivait les murs, cherchant un bâton, une arme. Tout à coup, elle courut à un coin sombre, décrocha un objet et le brandit.

— « La nagaïka ! » et la dure lanière siffla comme un reptile.

Schaebolof d'un élan gagna la porte.

— " Vite, recouche-toi, mère ! » dit Sophia en l'aidant à se remettre au lit.

La colère agitait ce vieux corps d'un tremblement visible.

— « Le misérable ! » murmura-t-elle entre ses dents serrées, « il ne sait donc plus qui est la Petrowna ? Je lui aurais fait sauter les deux yeux de l'orbite. Oui... Un garçon qu'on a apporté ici en morceaux. On l'a caché, on l'a soigné, on l'a guéri... et voilà sa reconnaissance... c'est un traître et il finira dans la police... S'attaquer à toi, à toi, Sophia!... Personne n'aurait osé, personne... même ceux qui boivent ; vraiment, violer la princesse Sophia Nariskine et devant la Petrowna ! Mais, même morte, je ressusciterais, pour te défendre et te venger. Ah Dieu !

— « Il ne songeait peut-être qu'à m'embrasser, mais je n'ai pas hésité, mère, à te réveiller.

— « T'embrasser ! Est-ce que lu es née pour essuyer le museau des chiens ! Ah ! ma fille, chaque fois


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qu'un homme te regardera, souviens-toi de ta mère ! Le mariage lui a été plus amer que les couvents de Sousdal et de Risopogenski où on coupe la langue, où on tenaille les narines... Cependant elle aimait le. prince, et l'amour fait tout supporter, l'amour, cette folie qui change l'homme en bête, la femme en femelle, la vie en bagne. Je le dénoncerai aux autres qui l'assommeront, ce Schaebolof... Quoi, la princesse Sophia Nariskine servirait de paillasse aux khokols (paysans), Dieu juste ! que les hommes sont brutes !

— « Calme-toi, mère », répétait la jeune fille.

La vieille continua à grogner animalement, comme un chien après le passage d'un chemineau. Des mots indignés passaient encore par ses lèvres fiévreuses pendant qu'elle s'assoupissait,

Sophia avait regagné sa place sous la lampe. Dans la chambre la paix se refit lentement et plus profonde. Elle ne reprit pas sa lecture, les mains jointes, rêveuse, elle oubliait l'agression passionnelle. Derrière les vitres, les arbres givrés crispaient leur geste macabre, et, dans le silence de neige, elle écouta cet imperceptible son que les nerfs seuls entendent, semblable à une basse très sourde et qui annonce aux intuitifs l'approche encore lointaine du destin.

La veilleuse, suspendue à une tige de fer devant l'icône de la vierge, grésilla ; un reflet passa sur le


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fond d'or où, peinte de tons durs, en robe blanche et en manteau bleu, la madone byzantine, avec son hiératisme presque égyptien, solennisait le mur, d'un coin de chapelle. Les yeux de Sophia se fixèrent sur l'image, en une muette adoration.

La Panagia ne tenait pas l'enfant divin ; elle renversait ses mains ouvertes comme pour en faire couler les bénédictions figurées par des traits d'or dont les lignes nettes descendaient jusqu'au bas du panneau. Jamais la vieille peinture ne lui avait paru si belle. Dans la pénombre, le caractère farouche de la mère de Dieu s'adoucissait. Le front si pur sous le voile, le sourire si profond sur les lèvres fermées, les yeux si grands dans l'ovale exagéré exprimaient, d'une façon rude, les idées de pureté et de force. Au lieu de la frêle et jolie jeune fille, docile servante du Seigneur, le vieux moine avait peint la vierge consciente du mystère, ferme devant le septuple glaive de la douleur, confidente de la divinité et héroïque complice de la volonté du Père. Et voici que la Madone s'anima, ses yeux immenses se mouillèrent sous ses paupières immobiles et son regard rencontra celui de Sophia. Quelle tendresse douloureuse rayonnait du divin visage, quelle tendresse sororale ! A ce moment la jeune fille, en son élan enthousiaste, se vit elle-même dans le saint icone, comme dans un miroir. C'était son


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front que couvrait à demi le voile, le manteau d'outremer enveloppait ses épaules et la robe blanche aux plis droits cachait les beautés de son corps.

La mince flamme de la veilleuse vacilla ; des ornements gaufrés brillèrent autour du cou, au bas des manches, à la bordure du manteau : toutes les traces de dorure miroitèrent. Sophia, éblouie d'elle-même s'identifiant à la madone, renouvela son voeu de pureté et de charité, son voeu de vierge, de sainte femme.

Le même frappement qu'avait fait Schaebolof, mais

plus vif et nerveux, éveilla la vieille femme qui se dressa sur son séant, tandis que Sophia sortait lentement de

son extase. Les êtres qui vivent dans les trames des

complots, au moindre indice pressentent l'événement

grave.

Trois hommes entrèrent. Le plus vieux, Doubrowski,

à grande barbe, portait le haut bonnet des popes, il

soufflait d'avoir marché vite :

— « Sophia, il faut cacher quelqu'un ! » dit-il.

— « Quelqu'un de blessé », ajouta le second, Yvanof, que son allure révélait ancien militaire et son air sombre et insolent, un déserteur.

Le dernier, petit et malingre, Kinasef, semblait un ouvrier endimanché.

— « Quelqu'un qui va mourir peut-être ici, mais qui mourra sûrement si on l'emmène plus loin. »


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Aucun n'avançait sur ce plancher cependant familier. Partagés en la pitié pour leur frère et le respect du logis où ils apportaient peut-être le malheur, honnêtement ils hésitaient.

— « Qui est-ce? » demanda Sophia.

— « Matouchenski », dit le pope.

— « Qu'a-t-il fait? » continua Sophia.

— « Il a lancé une bombe sur le préfet de police, au moment où celui-ci se rendait au théâtre Michel ; il a manqué le coup et se trouve dans un triste état.

— « On vous aura suivis », dit tranquillement Sophia.

— « Je le crains ! on ne va pas vite avec un homme qui perd son sang », fit le déserteur.

— « Sur la neige fraîche, la trace se voit », ajouta Kinasef.

— « Où est Matouchenski ? » dit Sophia.

— « Au bas de l'escalier, dans les bras de Sokolof.

— « Apportez-le », dit Sophia. Celte parole si simple engageait la liberté des deux femmes. Cacher un anarchiste après son attentat, c'était la Sibérie pour tous.

— « Tu es noire Barinia », déclara Yvanof.

La Petrowna, indécise entre son dévouement pour, Sophia et son ardeur révolutionnaire s'était tue, mais


LE NIMBE NOIR 33

la décision sereine, de celle qu'elle appelait sa fille, la remplit de joie.

— « On mettra le blessé dans mon lit, au fond ». Le pope et le déserteur apportèrent Matouchenski

évanoui. Ses bras pendaient lamentables ; à ses mains rouges et suintantes des doigts manquaient.

Kinasef, avec un mouchoir grossier, essuyait le sang.

Sophia s'approcha, vaillante et seulement un peu pâle, pour examiner les plaies, lorsque Sokolof entra.

— « Cachez-le ! La police a suivi. Nous sommes découverts.

— «Vite », s'écria la Petrowna, « dans l'alcôve, derrière moi ! »

En un clin d'oeil, le blessé, soulevé par les libertaires, passa au-dessus de la vieille femme, invisible désormais dans le fond du lit.

— « Dieu fasse qu'il reste en syncope ! » dit le pope. L'ouvrier frottait furieusement les taches sombres

du plancher avec la semelle de ses bottes. Sophia courut à la fenêtre.

— " Il faut tenter de fuir : la police vous connaît tous : deux femmes inspireront moins de soupçons que vous quatre, sortez : ne perdez pas un instant. »

Ils eurent la même pensée : ils virent Sophia arrêtée, peut-être violentée et mêlée au convoi des Sibériens.


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Eux qui marchaient hardiment clans un sentier de guerre plus terrible que celle des Peaux-Rouges, tremblèrent pour la beauté de cette vierge, pour sa jeunesse. Ils se blâmèrent d'avoir apporté le blessé. Sophia étendit sa belle main.

— « Allez ! je le veux ! »

Cela fut dit d'une articulation si ferme que les libertaires obéirent. Ensuite les deux femmes se regardèrent, malgré la pénombre, avec gravité. Sans échanger d'inutiles paroles, Sophia reprit sa place sous la lampe, Elle regardait la porte et les minutes s'écoulèrent désespérément lentes. Plus la police tardait, plus tôt la syncope de Matouchenski pouvait cesser, et le moindre cri arraché par la douleur serait un glas pour les deux femmes. Aussi le bruit de pas nombreux fut-il écouté par elles avec soulagement. A un rude frappement, la jeune fille ouvrit la porte sans hâte.

Un officier de police promena, du seuil, un regard inquisiteur dans la pièce ; puis il s'effaça avec déférence devant deux hommes élégants, dont on devinait le costume de soirée sous la pelisse. Derrière eux, des agents entrèrent.

— « Voilà un tableau de misère au lieu d'une scène nihiliste », dit l'un des mondains d'un ton déçu et, en français, aperçevant Sophia, il s'exclama :

— « Regardez donc, Alexis, la belle fille ! »


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Les agents ouvraient les placards et tapaient les murs : l'officier s'avança vers l'alcôve où la vieille, le buste hors des rideaux, écarquillait ses yeux stupéfaits.

— « Ma mère est malade! » expliqua Sophia.

— « Parions que je connais son médecin », dit l'officier d'une voix goguenarde : c'est Lomakine.

— « Le médecin des pauvres !» fit Sophia.

— « Des pauvres nihilistes ! Partout où on lance des bombes, Lomakine apporte ses soins; c'est comme un médecin de duel ; on le commande pour l'attentat».

Celui qui avait parlé en français se pencha vers son compagnon :

— « Dites-leur de laisser cette vieille en paix, en l'honneur de la jeune ; elle le mérite ?

— « Où avez-vous caché le brigand? » disait le policier en dévisageant tour à tour la Petrowna et Sophia.

— « Ne rôdez donc pas comme des rats empoisonnés, vous autres : il n'y a rien à faire ici, » dit Alexis.

— « Votre Excellence, les traces de piétinement aboutissent à cette maison », répliqua l'officier.

Le Français, le regard toujours fixé sur la jeune fille, se pencha à l'oreille de son ami :


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— « Je vous demande, avec l'instance la plus vive, de sauvegarder ces femmes. »

Alexis eut un étonnement qui passa sur ses traits puis il sourit en manière d'acquiescement.

— « Allons-nous-en », fit-il à l'officier, « le coupable n'est pas ici, et nous perdons du temps.

— « Mais, Excellence... », protesta le limier.

— « Il n'y a pas de « mais », c'est moi qui ai manqué sauter, à la place de mon oncle. Cette affaire m'appartient et je la conduis à ma guise.

— « Certainement, Excellence, je laisserai seulement deux hommes, car je suis persuadé que le coupable s'est réfugié ici.

— « Non ; mon ami restera seul, il vaut mieux que tes hommes.

— « Votre Excellence, si tel est son bon plaisir, voudra bien couvrir ma responsabilité : je consignerai dans mon rapport... »

Le neveu du préfet de police haussa les épaules pour toute réplique, et se dirigea vers la porte.

— « Votre Excellence me couvrira devant les chefs ! » insista l'agent.

L'Excellence lui fit un signe pour qu'il passât devant, et, serrant la main au Français :

— « Bien du plaisir, mon cher André ». Celui-ci contemplait avec une admiration grandis-


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sante la jeune fille immobile à la même place: Entre les rideaux, la Petrowna avançait sa tête de gorgone.

Quand le bruit des pas s'éteignit, André salua courtois, presque cérémonieux.

— « Que puis-je encore pour vous, Mademoiselle? » demanda-t-il en russe.

— « Nous laisser ! » articula la Petrowna.

Le jeune homme se redressa, le sourcil froncé. A en juger par l'attitude du policier, ces femmes avaient caché le criminel, et lui qui était intervenu si généreusement trouva le remercîment étrange. Sophia voulut dissiper cette humeur, dangereuse peut-être.

— « Je vous suis très reconnaissante, Monsieur, de nous avoir délivrées des gens de police. Vous concevez qu'après ces émotions, on souhaite du repos. »

Elle s'exprimait aisément.

— « Puis-je savoir au moins le nom de la très belle personne que j'ai eu la bonne fortune de servir ? » demanda-t-il.

Elle hésita, fixant ses yeux clairs sur ceux du jeune homme ; et puis, comme si elle payait ainsi l'aide prêtée, gravement elle se nomma :

— « Sophia Mentchikoff Nariskine.

— « Il y a eu des princes de ce nom, je crois », fit André.

3


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Un geste évasif d'indifférence fut la réponse. L'autre reprit.

— « Voulez-vous savoir pourquoi je me suis intéressé à vous, spontanément ? Eh bien, parce que vous ressemblez à la madonna Litta de l'Ermitage. »

Avant que Sophia eût répondu, un gémissement sortit de l'alcôve, effrayant comme un râle.

Matouchenski revenait à la vie et à la douleur. Le Français comprit alors l'impatience causée par sa présence ; sa vanité s'apaisa et, admirant la trempe de ces femmes si fortes à cacher leurs angoisses :

— « Je reviendrai vous saluer. »

Une autre plainte, presque un cri s'éleva.

— « Me le permettez-vous? » insista-t-il.

— « Certainement ! Certainement ! » répétait Sophia en français, l'accompagnant vers la porte comme elle l'y eût poussé.

Dans l'alcôve, Matouchenski hurlait de douleur.


II

A LA FORTUNE DES PROPOS

Lorsque le hasard agit moralement on l'appelle « Providence ».

— « ... Quoi, vous? Et déjà? » s'écriait Alexis, en voyant son ami entrer dans la garçonnière où plusieurs hommes fumaient en attendant le souper. Il le présenta.

— « M. André Bernières, un ami de France qui m'a piloté partout où l'on s'amuse, mon Virgile de l'enfer parisien, au demeurant avocat et tendre aux socialistes. MM. Medveloff, Lapouckine, Lougenowsky, Gazine, tous princes ou généraux ou à peu près. »

Puis, à la cantonade :

— « Ne trouvez-vous pas absurde ces présentations que l'intéressé n'entend pas et qui ne signifient rien


40 LE NIMBE NOIR

pour un étranger ? C'est à la sortie, que le maître de maison devrait livrer les noms quand on lui demanderait : « A côté de qui m'aviez-vous placé à table? »

— « Mais », observa Bernières en s'asseyant, « dans un pays autocratique, c'est-à-dire sans légalité, il me paraît indispensable de savoir à qui l'on parle, sinon on vitupère le tzar devant son chambellan ; et chez vous, Messieurs, il ne s'agit plus de bienséances, mais de la liberté et de la vie !

— « Mon cher », dit Feyshine, vous êtes en sécurité : l'amphytrion est responsable de ce qui se dit chez lui : c'est le gérant. Au reste, que pouvez-vous craindre? d'être renvoyé à Paris.

— « Même si je tenais des propos nihilistes ?

— « Pour qui nous prenez-vous ? » fit le plus âgé, Medveloff, « je fais partie d'un ordre social dont j'ai eu des bénéfices, je le soutiens. Il y a un contrat d'honneur entre le chef de cet ordre et moi : mais je réconnais la qualité de belligérant à ceux qui n'ont pas signé ce contrat ou qui l'ont déchiré. Je ferais fusiller l'homme qui a jeté ce soir une bombe sur la voiture du préfet de police, je ne le dénoncerais pas si je le connaissais. Général, je commande le feu au gré de mon supérieur ; je n'aime ni n'approuve ce chef. »

Bernières parut très étonné de cette distinction et l'autre amplifia :


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— « Comme général, je porte un uniforme, et en uniforme j'appartiens au tsar; comme homme, je porte une conscience et ma conscience ne supporte aucune consigne.

« L'Autocratie et la Révolution sont également aveugles, injustes et damnables, pour leur cruauté ; également, en tendez-vous ? Dans un pays où une volonté remplace la loi, l'individu réplique par la bombe. La guerre civile est seule légitime : on sait pourquoi on la fait et ce qu'on veut, et où on va...

— « Si le procureur du Saint Synode vous entendait? » fit Bernières.

— « Pobedonostzèf a été le mauvais génie de la couronne. Figurez-vous l'âme d'un portugais fouetteur d'esclave avec le cerveau d'un théologastre. Il s'est cru Xémenès, il a été Torquemada. Pierre le Grand tenait un knout pour sceptre mais l'atmosphère européenne était autre ; même en France régnait alors un monarque absolu. Aujourd'hui, quiconque sait lire devient fonctionnaire ou révolutionnaire. En quarante ans, nous avons passé du fanatisme musulman aux pires doctrines de votre 93.

— « Et puis », remarqua un grand jeune homme pâle, Lapouckine, conseiller d'Empire, « nul ne peut prévoir les élans de l'émotivité slave. La Révolution, chez nous, n'est pas l'oeuvre du moujick : elle n'a ni


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sexe ni caste. Les femmes y jouent le même rôle que les hommes et l'effroi qui règne à Péterhof vient de ce fait effrayant en vérité que, sauf les grands ducs trop intéressés au maintien du despotisme, le tzar n'est sûr de personne. Il y a deux porte-couronnes qui ne savent jamais, en faisant un pas. si ce ne sera pas le dernier : Abdul-Hamid et Nicolas II. Officiers et fonctionnaires, nous avons l'habitude militaire du danger, nous savons bien, à la suite de quels ordres, les bombes éclateront ; le tzar, lui, tremble sans cesse. Il y a beau temps qu'il serait mort, si on ne l'avait condamné à trembler, et en cela le nihilisme a été génial. L'état de tremblement ne permet ni de concevoir un plan de conduite, ni de suivre un conseil. Ses séides vivent sous la même menace et, dès lors, incapables de lucidité, ils ragent comme leur maître. Les actes du gouvernement ne sont plus que des soubresauts d'halluciné. On a peint la panique dans une bataille, imaginez la panique perpétuelle et encadrée de protocole et de cérémonial. Que dis-je ? Dans la panique, il y a un mouvement physique, on fuit : la panique sur un trône avec le bourdonnement des fonctionnaires dont pas un n'est sûr. Oui, quand l'un d'eux dit à l'empereur « Extermine ! » Le tyrap ignore si celui qui le pousse n'est pas le coryphée de ses implacables adversaires. Ah ! quel beau cas de torture à étudier, à Péterhof !


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— « Il semble que la révolution soit faite dans les esprits, à vous écouter », dit Bernières.

— « Cela est arrivé chez vous. A la veille de 1789, le taillable payait 87 0/0 d'impôt, il fallaitque cela finît : passé un certain degré, toute condensation explose. Or, chaque jour, des centaines, des milliers de gens s'aperçoivent qu'ils sont encore les bêtes de somme des Romanoff et il n'y a aucune raison valable pour les convaincre que c'est un noble sort.

« De temps immémorial, le Russe battait sa femme quand il était de méchante humeur, selon la formule : « Je te bats comme ma fourrure et je t'aime comme mon âme », et le tzar faisait battre ses sujets, en qualité de petit père. Le livre et le voyage ont donné des points de comparaison; le moujick s'est demandé pourquoi il souffrait plus que les autres peuples. Quelle explication lui donner sinon que le petit père l'ignorait ! Nos agitateurs se sont bien gardés d'incriminer le tzar ; les missionnaires de la révolution française soulevaient le paysan au nom du roi qui voulait le bonheur du peuple et dont la volonté était trahie par les courtisans.

" Un tzar de génie aurait sacrifié son entourage, pris contact avec les délégués de la nation, en usant des phrases du mélodrame, sonores et pleurardes, il gagnait du temps et peut-être ainsi sauvait le trône.


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— « Non ! » dit le prince Gazine. « Erreur ! on ne se métamorphose pas, de tyran en socialiste. Fatalement le tzar est condamné à rester tzar, il ne peut devenir moujick. Les ancêtres, comme des Erinnyes, traversent ses nuits insomnieuses, et lui demanderaient compte de la moindre concession. Illusion de croire que l'empereur ou le pape sont libres ! Leur bon plaisir s'étend en abus, en excès, mais ils ne pourraient abdiquer une parcelle de leur fonction qui les domine et les oblige.

— « Voyez-vous », dit Lougenowski, « le point militaire un peu rudimentaire rachète sa banalité par la précision. Le trône est un poste ; et qui l'a accepté le défend. »

A ce moment, on passa à table et le vin de Champagne commença aussitôt à couler, avec les propos sceptiques et sincères de gens qui ne sont dupes d'aucune fantasmagorie sociale.

— « Vous vous étonnez », disait Lapouckine au Français, « de nous voir si peu enclins à soutenir l'empire. Réfléchissez que nous n'avons rien de semblable à l'habeas corpus, que la loi des suspects existe virtuellement, qu'on peut tout à l'heure enlever l'un de nous, sans aucune forme judiciaire, que nos prisons sont des chambres de torture et même des sépultures et que le ton plaisir du tzar se trouve délégué à une multitude de


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fonctionnaires qui en abusent. Si nous jugeons très précaire notre sécurité à nous princes et généraux, jugez de celle du pauvre khokol ? En France, vous pouvez être de l'opposition sans danger : chez nous, il n'y a pas de milieu, on fait partie du personnel autocratique ou bien tout est incertain, la vie et les affaires, même les amours... Entre la suspicion et le supplice, il n'y a presque pas d'intervalle. Ailleurs, existent des modes, des délais, des règles qui constituent autant de garanties pour l'inculpé. À vrai dire, elles paraissent impossibles sur une étendue quarante-trois fois plus vaste que la France, peuplée d'éléments aussi divers que les ouvriers de la Tour de Babel. »

Le conseiller d'Empire disait à Bernières :

— « La Bureaucratie ignore les croyances catholique, juive, mahométane, arménienne ; elle ignore les nations : Finlandais, Esthes, Livoniens, Lithuaniens, Polonais ; elle ne connaît qu'un bétail humain qui doit obéir ou périr.

« Les tzars portent dans les vieux textes le titre d'assembleurs de terres et non d'assembleurs d'hommes ; tyrans asiatiques, à demi-Mongols, ils règnent comme eût régné Attila. Pierre le Grand ne leur légua que sa canne. »

Le prince Gazine affectait de mépriser la bureaucratie.


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— « Ah ! Monsieur, si vous connaissiez nos employés », faisait-il en se tournant vers le Français.

« L'ignorance du fonctionnaire russe découvre sincèrement, dans une liasse de journaux ou aux titres des livres les plus classiques, des chefs de déportation. Pour le bureaucrate de Nicolas II, les Maximes politiques tirées de l'Ecriture aussi bien que De l'Indifférence en matière de religion sentent le fagot. On les a vus inquisitionner sur le Siècle de Louis XIV, pour le nom de Voltaire et sur les Pensées de Pascal, à cause de passages soulignés.

« Nous avons 80 0/0 d'illettrés, mais ici apprendre à lire, c'est apprendre à conspirer. L'armée de la révolution s'augmente de tout étudiant. L'autocratie ne résistera pas à l'effet de la culture. Un homme par son génie entraîne une ou deux générations ; et cet homme mérite l'enthousiasme qu'il inspire, s'il accomplit de grandes choses. Son successeur n'a plus que le droit divin, et cette idée orientale nous fait rire. Nous ne croyons pas au Saint-Esprit ou nous le respectons trop pour compromettre la divine colombe du Paraclet dans les oeuvres de l'aigle à deux têtes. »

Le conseiller dit, ironique :

— « La Providence est un phénomène médianimique, il faut être doué spécialement pour la percevoir. »


LE NIMBE HOIR 47

A quoi Gazine répliqua :

— « L'homme a le sens de la justice et là où elle ne paraît pas, il refuse de voir l'intervention divine. »

La conversation quitta les idées générales pour des circonstances intéressant les convives.

— «Eh bien? » demanda Feyshine à Bernières, " contez-moi au moins ce que vous avez fait ? Votre prompt retour rend la question possible? Entre nous, elle vous doit un bel oeuf de Pâques, la jolie fille. Notre pyrotechnicien était là, dans quelque cachette; l'officier de police a cédé au neveu du préfet. Il n'avait aucune illusion en sortant du logis, et n'a pas voulu continuer un semblant de poursuite. Vous vous étiez si subitement enflammé pour cette libertaire...

— « Elle s'appelle Sophia Mentchikoff Nariskine!

— « Nom de guerre », dit Alexis, « comme la Gâbrielle d'Estrées que j'ai eue pour maîtresse à Paris.

— « Quelle invraisemblance ! » et interpellant le général Medveloff, le prince Alexis demanda : « N'avezvous pas connu un Mentchikoff?

— « Il était lieutenant-général, j'ai servi sous ses ordres. Un grand gaillard ; sa femme, une Nariskine, est morte de jalousie, dit-on, et lui a été assassiné par un paysan dont il avait violé la fille. En dehors du service qui nous rapprocha pendant des mois, nous étions


48 LE NIMBE NOIR

voisins de terre en Podolie. Son héritage qui est considérable va aux Nariskine.

— « N'avait-il pas d'enfants? » demanda Bernières.

— « Une fille qui a disparu à la mort de la mère, c'est-à-dire depuis une dizaine d'années.

— « Mentchikoff at-il été tué récemment?

— « Il y a quelques mois ! Ah ça, est-ce pour le compte de votre oncle que vous m'interrogez ?

— « Mon ami Bernières a rencontré une jeune fille qui prétend s'appeler Sophia Mentchikoff.

— « Eh bien ! c'est un beau parti, elle a cinq cent mille roubles au soleil en excellentes terres : je me souviens qu'elle était jolie comme petite fille, je lui ai apporté des friandises. Elle peut avoir vingt ans. Quelle vie a-t-elle menée, voilà le point obscur.

« La princesse Nariskine a quitté le château avec sa fille et sa nourrice, une curieuse femme dont les deux fils ont péri dans les bagnes, et qui fut signalée pour des accointances très louches avec les sociétés secrètes. Singulière éducatrice que celle-là ! »

Le prince Feyshine frappa amicalement sur l'épaule de Bernières.

— « Heureux homme qui tombe amoureux à neuf heures du soir et qui, instantanément, sauve l'objet de es voeux de la police russe et, à minuit, peut lui


LE NIMBE NOIR 49

apporter des millions sans rien débourser et lui rendre son rang sans aucun effort ! Sous ces traits de mandataire de la fortune, vous êtes sûr d'être agréé, fortuné garçon ! Le joli roman que vous allez vivre et si la belle Sophia vous paraît assez pure encore — ces milieux révolutionnaires ont beaucoup plus de moeurs qu'on ne croirait — la bonne fortune aboutira aisément au beau mariage, heureux homme.

« Quelle suite de circonstances admirable ! » reprit l'Amphytrion. « Il a fallu : 1° une première au théâtre Michel; 2° que je doive apporter un renseignement à mon oncle ; 3° qu'il eût trop à faire et renonçât à sortir ; 4° qu'il nous invitât à prendre sa voiture ; 5° qu'un révolutionnaire maladroit ait jeté une bombe sur la dite voiture ; 6° que vous ayez eu la fantaisie de revenir en arrière et de suivre la trace du blessé; 7° que je sois le neveu du préfet de police, sans quoi pas de bombe et pas de Sophia ; 8° que vous soyez revenu tout de suite, ici où je ne vous attendais plus ; 9° que Medveloff ait été des nôtres...

Il continua, un peu gris, son verbiage, énumérant des points et s'exclamant entre deux aspirations de cigarette.

Bernières ne l'écoutait pas. L'événement dépassait trop le diapason de son existence jusque-là médiocre. Ayant fait son droit pour faire quelque chose et sa-


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tisfaire aux principes de sérieux parents, trop intelligent pour s'atteler à des besognes vaines sans nécessité ; pas assez pour se consacrer à de hauts ouvrages, supérieur à la moyenne des licenciés en droit, sans valeur vraie, c'était l'honnête homme d'autrefois, ayant des clartés de tout, quelques principes de véritable honnêteté et un sens logique de la vie.

Le héros seul est admirable ; au-dessous de lui le gentilhomme tient encore une place digne, si on entend par cette épithète non pas le rejeton hébété d'une famille historique, mais l'individu qui, à défaut d'un idéal, obéit à une discipline.

Dans les décadences, l'honnête lomme prend une valeur singulière, du relâchement général. Bernières avait plu au prince Feyshine pour certains traits de correction pratiqués au cours de cette voyouterie qu'on appelle " la fête ».

Naturellement, il penchait à la courtoisie et à la bonté. Sensible à la beauté, il la reconnaissait au premier aspect et la saluait profondément ; mais un besoin impérieux d'équilibre, un esprit d'ordre dans les idées l'arrêtait en même temps, sur le chemin des bêtises et des enthousiasmes. Ame noble et modérée, tendre et fuyant le vertige, il sentait, au confus bafouillage de son ami, que l'aventure se présentait sous un aspect trop tragique. Il n'était pas l'homme qui enlève une


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Sophia à la révolution et encore moins l'amant qui renonce à tout et suit la bien-aimée jusqu'à l'échafaud.

Un autre plus étourdi eût été heureux, comme le proclamait le prince Alexis, tandis que Bernières présumait lucidement que la nihiliste ne l'aimerait jamais. Quant à se prévaloir du service rendu, l'idée ne lui en vint pas, et en cela sa belle honnêteté se montrait.

Avoir acquis le droit de quelques visites, paré du seul mérite des circonstances, il ne conçut aucun espoir chimérique, mais il s'abandonna au désir trop explicable de tenir dans ses bras une jeune femme qui ressemblait prodigieusement à la madone Litta.


III

SUR UN THÈME DE BIZET

Certaines natures sentent la passion comme les animaux l'orage et fuient sur les avertissements de l'instinct.

Par une curieuse association d'idée, Bernières rêva qu'il assistait à la Carmen de Bizet. L'acteur qui jouait Don José lui ressemblait étrangement. Il suivit avec une véritable angoisse la séduction du malheureux lancier. Si la diva ne chantait pas que « l'amour est enfant de l'Ukraine », elle prenait de scène en scène un aspect fatidique contradictoire au personnage et qui évoquait le souvenir de Sophia.

Le rêve superpose et mêle les images, avec une souveraine absurdité ; les fous ne sont que des dormeurs éveillés chez qui le cauchemar persiste plus présent et puissant que la réalité.


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Bernières se sentait dédoublé ; de sa stalle il se contemplait chantant et gesticulant. Au lieu de la joyeuse posada, le décor représenta le logis de la Petrowna, et, naturellement, les contrebandiers devinrent des nihilistes ; lui-même, pour l'amour de Sophia, s'enregimentait dans la sinistre armée du crime politique. Dès lors la succession des scènes fut atroce. La steppe s'étendait à perte de vue sans un arbre à l'horizon, et Sophia inanimée allait mourir de faim et de soif... Des murs noirs et suintants, sans porte, sans soupirail et dans la ténèbre un grouillement sinistre d'araignées énormes sur leur tête, tandis que des rats leur mordaient les pieds... Des aspects de Sibérie, avec des équipes de forçats, et l'air retentissant des cris forcenés d'hommes, expirant sous les verges ; une évasion pire qu'un supplice, où la corde cassait à plusieurs mètres du sol, et d'autres geôles avec des Cosaques tortionnaires mangeant crus les membres qu'ils ont coupés aux prisonniers : enfin un sinistre entretien avec un gouverneur , Sophia se livrerait ou serait pendue, et Sophia se livrait et était pendue tout de même.

A ce point culminant d'horreur, Bernières se réveilla en poussant un hurlement tel que des pas résonnèrent dans le couloir et on frappa violemment à sa porte.

— « J'avais le cauchemar, je rêvais », cria-t-il, et,


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comme le domestique restait devant le seuil, il sauta du lit et entr'ouvrit sa porte.

— " Monsieur est malade ?

— « Non, je rêvais. Vous n'avez jamais eu le cauchemar, vous ? »

Il passa devant une glace et se fit peur. Livide, le cheveu hérissé, la lèvre exsangue. « C'est un avertissement », pensa-t-il, « je ne dois pas retourner là-bas. Cette Sophia m'est apparue dans des circonstances hallucinantes, et, en réalité, elle n'est que la maîtresse d'un anarchiste. La Madonna Litta serait une sirène de perdition. Je me suis enthousiasmé comme un enfant, moi qui jusqu'ici jouais dans les orgies le philosophe de Couture! » Il s'habilla sans dominer sa dépression. Venir à Pétersbourg en curieux et s'amouracher d'une Russe à la dynamite, quel cas de folie!

Le frisson du cauchemar le secouait encore pendant le déjeuner, malgré plusieurs petits verres de cette eaude-vie que les Russes prennent en s'asseyant à table.

Renoncer à Sophia et quitter la Russie le soir même ; ainsi conseillait la raison. Mais ne devait-il pas révéler à cette noble fille, vivant dans la misère, qu'en réalité elle était riche et que l'héritage paternel l'attendait ? Il se raccrocha à cette pensée pour lutter contre l'appréhension.


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L'espoir est une force : celui qui entreprend sceptiquement une affaire, de quelque ordre qu'elle soit, se condamne à la déception et la prépare déjà. L'espoir se forme d'aveuglement, mais le succès résulte plutôt d'une audace heureuse que d'un exact raisonnement. Au passionnel on ne prévoit jamais juste ni de soi, ni des autres.

La succession des phénomènes de la sensibilité échappe aux règles. Un coeur est si protéique et mobile que l'esprit ne suppose pas tous ses mouvements.

Après bien des agitations, Bernières se fit conduire au quartier de Vola, et comme il ignorait le nom de la rue, il fallut une grande heure de recherches et d'inspection de pauvres demeures pour retouver la grande baraque où logeaient la Petrowna et la princesse Nariskine. Le quartier lui parut plus sordide, la maison plus sale, l'escalier plus sinistre, la porte plus rébarbative. Sa curiosité décidément cédait à la prudence ; il n'éprouvait plus rien de l'amoureux lorsqu'il frappa à la porte. Quoiqu'il fût naturel que l'on n'entrât pas aisément là où geignait Matouchenski, Bernières s'impatienta et frappa du pied le parquet du palier qui résonna.

Un grand diable se profila sur le seuil, d'un air peu accueillant. Il le barrait de sa large carrure.

— « Dis à la princesse Sophia Mentchikoff-Nariskine que le Français d'hier soir veut lui parler. »


56 LE NIMBE NOIR

L'autorité du ton n'impressionna pas Yvanof, mais le vrai nom de Sophia lui fit ouvrir des yeux énormes.

Avant qu'il eût répondu, une voix s'éleva :

— « Laisse entrer, Yvanof; c'est un ami ! ».

Bernières s'avança.

La jeune fille de la veille renouvelait le pansement de Matouchenski.

Assis autour du samovar avec des tasses devant eux, Sokolof, le pope, et l'ouvrier saluèrent le nouveau venu, d'un visage respectueux.

Dédaigneux et gêné à la fois, Bernières resta debout, considérant Matouchenski d'un oeil indifférent. Que lui importait la vie de cet énergumène ? Le signe de tête que lui avait fait Sophia ne le contentait pas. Après avoir rendu un tel service, il s'attendait à un autre accueil ; il s'était juré de se défendre contre les effusions de la reconnaissance, et elle ne se manifestait d'aucune façon.

La misère du logis s'étalait dans le plein jour, mais la beauté de Sophia se révélait surprenante. « Comment une telle fille n'éveillerait-elle pas de furieux désirs et comment s'en défendrait-elle dans les promiscuités qu'impose la misère, dans l'intimité presque fraternelle des conspirations ? » pensait le jeune homme en contemplant ces traits de madone d'une sérénité suave, contredite seulement par la


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bouche nerveuse et le caractère escarbouclé des yeux clairs.

Sophia, sous sa pauvre robe de laine noire, laissait deviner un corps admirable de proportions, aux minceurs Mantégniennes. Un autre caractère se révélait à l'attention de Bernières qui avait vu beaucoup de femmes nues dans le monde de la noce, la personnalité des formes, un individualisme des modelés, un imprévu de détail difficile à exprimer autrement que par ces expressions courantes, « un dos qui parle, des pieds adroits comme des mains », et de son examen voluptueux il concluait : « Malheur à celui qui aurait cette femme une seule fois, jamais il ne pourrait l'oublier pour une autre ». Son cauchemar lui revint. Il le jugea stupide. Quel rapport entre la cigarrière aimée des contrebandiers et des toreros et cette mystérieuse jeune fille qui, penchée sur le blessé, évoquait, malgré son pauvre vêtement, une sainte Elisabeth de Hongrie, ou quelque autre figure, doublement sacrée par la couronne et par le nimbe.

En oubliant le rayonnement mystérieux de la personnalité, Bernières n'avait jamais vu une femme aussi absolument belle et il pensait : « heureusement que je ne suis ni peintre, ni sculpteur, sinon je serais un homme perdu, un Don José mourant du dédain de cette fille, car elle me dédaigne. »


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Le Pope, qui marmottait pour préparer sa phrase depuis un instant, se leva :

— « Celui qui sauve son frère est béni ; celui qui sauve l'étranger est trois fois béni ; son coeur a agi tout seul sous l'impulsion de Dieu et non sous celle du sang. »

Bernières répliqua en russe.

— « J'ai sauvé la princesse Sophia parce qu'elle est belle et qu'elle ressemble à la madone Litta.

Ils hochèrent la tête sans trop comprendre, Yvanof dit :

— « Oui, Sophia est une madone ! »

Celle-ci abandonna la fin du pansement à la Petrowna, et dit au jeune homme :

— « Les plus souffrants d'abord, n'est-ce pas, Monsieur ! Vous avez voulu savoir des nouvelles de votre protégé ? » et elle montrait le blessé.

Bernières leva les épaules.

— « Je suis venu vous dire quelque chose d'important. »

Elle fit signe qu'elle l'écoutait.

— « Cela ne concerne que vous.

— « Oh ! » fit-elle ! « rien ne m'est propre, rien, voici ma mère et voici mes frères !

— « Vos frères ? » et il enveloppa les nihilistes d'un regard de dédain.


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— « J'en ai beaucoup d'autres... mais ils se ressemblent tous... ils souffrent... et plus ils souffrent, plus ils sont près de mon coeur. »

Bernières n'admira pas ce langage qu'il attribua à de l'artifice.

— « Mademoiselle, j'ai à vous révéler une chose d'importance et je ne la révélerai qu'à vous. »

Cette charité, vraisemblable en soi, contrecarrait son dessein de conquête. Sa vanité se dressa de seconde en seconde, plus irritée et aux lèvres des reproches montèrent. Il se contint et d'une voix brève, détachant les mots.

— « Mademoiselle, vous ne pouvez exiger de moi que je suive des errements aussi peu connus que ceux de votre secte. Vous appelez du nom mystique de frères, des hommes qui ne m'inspirent à moi aucune sympathie. Mon zèle très vif pour vous ne s'étend pas à eux. Vous ferez de ce que je vais vous dire ce qu'il vous plaira ; mais je ne parlerai qu'à vous.

— " Faut-il qu'ils sortent? » demanda-t-elle, étonnée de la sourde irritation que laissait voir le visiteur.

— « Il suffit qu'ils s'écartent ! » dit-il.

A un signe de la jeune fille, tous se replièrent docilement vers l'alcôve et Bernières se trouva à la même place, où la veille, Schaebolof avait fait sa déclaration:


60 LE NIMBE NOIR

L'étranger et la jeune révolutionnaire se regardèrent, sentant entre eux « ce mur de l'incompréhension » qu'on ne franchit jamais parce qu'il figure des susceptibilités irréductibles, de part et d'autre.

Elle crut opportun de dire.

— « Il faut m'excuser, si je suis une sauvage.

— « Je sais que vous avez quitté le monde avant treize ans, que depuis vous vivez avec des hors la loi. »

Puis, brusquement :

— « Vous avez cru que je viendrais vous importuner de tentatives galantes. »

Elle hésita et puis, sincèrement :

— « Je le crois encore ! Cela seul explique votre humeur comme ma froideur.

— « Vous croyez qu'il n'y a que les révolutionnaires qui aient de l'âme? » fit-il.

— « A quoi puis-je attribuer votre intervention ? Si je vous avais paru laide et peu désirable, auriez-vous intercédé?

— « Non ! » fit le jeune homme, sincère à son tour.

— « Que peut une femme qui se sent désirée et qui reçoit un grand service au nom de ce désir qu'elle repousserait même au péril de sa vie ?

— « Ce désir vous entoure, vous baigne. Ces genslà ne rêvent-ils pas de votre beauté? »


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Il montra le groupe. Elle se tut.

— « Vous n'aimez aucun d'eux.

— « Ni aucun autre ! » fit-elle. Bernières craignit de paraître vulgaire.

— « L'idée de vous obtenir en vous sauvant hier et, aujourd'hui, l'idée de vous épouser, parce que je vous, annonce la fortune, sont au-dessous de moi. »

Sophia le regarda avec effarement,

— « Votre père est mort », continua-t-il. Elle reçut cette nouvelle avec indifférence.

— « Il était mort pour moi du jour où j'ai su qu'il avait martyrisé ma mère. Ne vous étonnez pas de mon insensibilité... il y a neuf années que je m'efforce à l'oublier, pour cesser de le maudire.

— « Sa mort a une conséquence heureuse. Vous héritez d'une grande fortune, vous reprendrez votre rang, vous redeviendrez la princesse Sophia.

— « J'hérite ? » s'écria-t-elle, et son visage s'illumina. — « Petrowna! » appela-t-elle.

Bernières se leva avec impatience.

— « J'ai voulu vous parler en tête à tête, ce n'est pas pour que ces faméliques se supposent déjà puisant dans votre bourse.

— « Si cette fortune est à moi, n'en userai-je pas à. ma guise?

— « Attendez dé la posséder avant d'ameuter les

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convoitises, réfléchissez avant de susciter ces appétits.

— " Vous détestez mes frères », fit-elle avec un accent de regret.

— « Peuh ! » fit-il. Puis, brusque : « Notre conversation manque de charme : je vous ennuie, j'ai hâte de terminer la mission que le hasard m'a confié.

« Le général Medveloff vous aidera : allez le voir, Mon ami Feyshine désignera les gens de loi qui vous sont nécessaires. Il serait sage d'envoyer votre blessé guérir ailleurs et plus sage encore d'aller avec votre Petrowna habiter pour quelque temps dans un autre quartier, en priant vos frères de vous laisser en paix jusqu'au jour où vous aurez hérité. Pendant ce temps je hâterai la procédure.

— « Je suivrai vos avis », dit-elle.

— « Réunissez vos papiers. Une troïka attendra devant la maison, dans une heure, pour vous conduire

chez le général Medveloff. Avez-vous besoin d'une avance d'argent ? Dites-le-moi ? »

Elle regarda Bernières avec étonnement.

— « Pourquoi me faites-vous tant de bien ? Qui êtesvous ?

— « André Bernières qui fait, comme tout homme, tantôt le bien, tantôt le mal, mais qui n'a jamais été

aussi heureux que de vous servir. Oh! sans mérite. •Quelques mots à un ami aisés à dire, quelques propos


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de table impossibles à ne pas entendre et je vous apparais en messager du ciel. Or, d'après la tradition, quand l'ange a fini sa mission, il disparaît et, ainsi faisant, j'ajouterai, je crois, quelque chose à votre satisfaction.

— « Nous nous méconnaissons mutuellement, monsieur Bernières. Laissez-moi dissiper un malentendu. Je vous ai jugé d'abord semblable aux autres, à tous les autres que je méprise; vous m'avez crue pareille à ceux-là », elle montra le groupe, « que vous méprisez sans les connaître. Je vous ai déplu : je suis fière et même farouche, habituée à donner et non à recevoir. Comment m'acquitter envers vous ? Ce souci explique mon humeur s'il ne l'excuse pas. Pour un certain naturel la reconnaissance oblige et il faut estimer singulièrement un homme, quand on est femme, pour accepter quelque chose de lui. Or, vous m'apportez plus encore que vous ne croyez. Je me suis donnée, corps et âme, à une cause vraiment sainte. Cette fortune que vous m'annoncez remplira mes mains de grâces et de bénédictions ; je les répandrai sur les plus malheureux de cette terre si malheureuse, je soulagerai mes frères dans leur corps et dans leur âme, je nourrirai ceux qui ont faim, je consolerai ceux qui sont captifs, je fortifierai les militants.

« Vous avez cru rendre à une jeune fille son rang


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et son luxe. Vous faites beaucoup plus, vous apportez des baumes aux martyrs, et de l'aide aux héros. Trop de larmes coulent autour de moi, trop de plaintes emplissent mon oreille, trop de tableaux atroces me hantent, pour que je songe, en face de l'or, à ce qu'il représente aux yeux de l'être égoïste et qui a fermé son coeur à la pitié.

«Vous êtes, malgré votre bonté, quelqu'un du siècle qui ne pense jamais au Calvaire, qui ne communie pas avec les douleurs humaines. Je souffre, moi, de voir souffrir, de penser qu'on souffre, et je suis enivrée et presque heureuse lorsque je soulage autrui. »

De l'exaltation colorait son regard et timbrait sa voix. Elle joignit ses belles mains et les tordit un peu nerveusement.

Bernières était ému de sa beauté, de son émoi sincère, mais non de la splendeur de cette âme. Ses yeux s'intéressaient au mouvement inquiet de ces doigts si purs de forme et qui le fascinaient. A la pensée de leur caresse précise, il oublia le lieu et même le motif de sa présence.

Plus tendre ou plus subtil, il eût été troublé par ce vivant poème de charité, il ne vit que la femme qui ressemblait à la Madonna Litta, il éprouva si profondément sa beauté que tout s'effaça autour d'elle, la pauvreté environnante, le groupe des libertaires silencieux


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près de l'alcôve. C'était bien une contemplation qu'exprimait son attitude charmée, presque pieuse, et son silence extasié.

La jeune fille ressentit un malaise à cet hommage trop caractérisé.

— « Je vous parais plus étrange que tout à l'heure, monsieur Bernières. Mes idées ne trouvent pas, d'écho, dans votre esprit, peut-être regrettez-vous déjà votre bonne action?

— « Mademoiselle », fit-il, « j'ai pour devise la parole de Pilate : « Qu'est-ce que la vérité? » J'ai suivi la voie naturelle où l'on poursuit le bonheur même sous ses formes amoindries, mais je salue les grands sentiments. Honnête homme et galant homme, je ne m'élève pas aux sphères de perfection où planent les mystiques : je ne suis qu'un parisien très sensible à la beauté. Vous m'avez ému, au premier aspect, je retrouve aujourd'hui mon impression et plus vive : je me réjouis à l'idée que bientôt vous aurez un cadre digne de vous.

« Je m'attendais, je l'avoue, à d'autres projets que ceux d'une sainte Elisabeth et que vous me parleriez plutôt de toilette et de fête, que de charité transcendentale et de justice sociale. Je prétends comprendre tout ce que je vois de vous, un Léonard vivant ; j'entends moins bien vos pensées. »

4*


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Insensible à la grâce du ton et frappé seulement de la légèreté des propos, Sophia répondit froidement.

— « Vous jugez la lame indigne du fourreau. Je vous parais belle et peu femme. Peut-être, si la féminité consiste à vouloir plaire et à y réussir ? Cependant, et je vous l'avoue pour me réconcilier avec votre jugement, j'ai souvent désiré, plus qu'une toilette, ces costumes sans lesquels les reines et les fées ne paraîtraient point ce qu'elles sont. J'aimerais enfermer mon corps dans une robe blanche et attacher sur mes épaules un manteau bleu, j'aimerais me vêtir en madone, à représenter aux yeux une vierge.

« Je me suis complue dans cette pensée, je la bannirai maintenant au lieu de la réaliser.

« Comment se livrer à ces fantaisies sans remords, quand on sait qu'ici et là, on gémit, on désespère, sous des maux écrasants ?

— « J'admire votre sensibilité, mais vous exagérez cette solidarité, noble en soi, du chrétien avec autrui. " Il y aura toujours des pauvres et des malheureux. » Celui qui l'a dit connaissait l'avenir. Votre fortune ne soulagera qu'une infime partie des misères, non pas du monde ou de la Russie, mais de votre secte : il y aura bientôt une autre pauvreté et ce sera la vôtre.

« Réfléchissez, le prodigue et l'avare sont frères, ni l'un qui gaspille, ni l'autre qui n'use de rien, ne jouissent


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de la vie. De même le coeur insensible, et l'autre trop généreux ne sont pas dans la bonne voie. Tempérez votre ardeur et n'apportez pas, dans la charité, de la frénésie.

« Je pars à regret, j'aurais voulu assister à votre métamorphose ; elle amènera quelque modération dans votre zèle.

« Quand vous vous assiérez, tous les jours, devant un miroir, il vous apprendra ce que vous vous devez à vous-même, il sera plus éloquent que moi qui ne vous reverrai peut-être jamais. »

Elle le regarda gravement ;

— « Nous nous reverrons, monsieur Bernières.

— « Vous viendrez donc un jour à Paris?

— « Non, vous reviendrez à Pétersbourg?

— « D'où prenez-vous ce pronostic ? » Calme, elle hocha la tête.

— « Mes intuitions ne me trompent pas. Puissé-je alors vous rendre quelque chose en retour de ces deux grands bienfaits. »

Il chercha dans les yeux de Sophia un sens à ses paroles qu'il ne trouva pas.

— « Votre intuition vous dit-elle que vous me serez douce un jour ? »

Elle posa sur lui son regard doux et inquiétant, et, lentement :


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— « Je ne pourrai rien pour vous, monsieur Bernières. Mais vous, vous serez de nouveau bon pour moi. »

Puis ses yeux semblèrent surpris par une vision lointaine, et Bernières eut l'impression d'être oublié.

— « Vous allez refaire votre vie. Je vous vois entourée d'individus singuliers ; ceux que votre situation nouvelle attirera ne seront pas de meilleurs conseillers. »

Elle sourit.

— « Ces individus singuliers sont, pour la plupart, de très nobles âmes. »

Bernières eut un geste de dédain.

— " Un soir, je me trouve avec le neveu du préfet de police : on jette un engin sur la voiture. Aussitôt la curiosité me prend de voir les individus qui ont fait le coup. A la suite de la police, j'entre dans un logis où m'apparaît la plus belle femme. Je fais pour le bel être, ce que j'aurais fait pour un bel ouvrage, je le préserve. Quelques heures après j'apprends, dans un dîner, que la plus belle femme du monde a perdu son père, qu'elle hérite d'une fortune : naturellement, je viens le lui annoncer. Quoi de plus simple ? mon seul mérite consiste à vous avoir demandé votre nom. Sans cela, je n'aurais fait aucune attention à la mort du prince Mentchikoff. J'ai agi, en truchement du destin.


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— « Généreusement, vous me dispensez de gratitude : pourtant je verrai toujours en vous le mandataire de la plus heureuse nouvelle. »

Malgré la courtoisie de ces paroles, Bernières se sentait si inexistant devant cette étrange jeune fille, qu'incapable de cacher plus longtemps son dépit de vanité, il brusqua l'entretien.

— « Adieu », fit-il.

Elle lui tendit sa belle main : il la prit, s'inclina sans la baiser et sortit précipitamment.


IV

LE COURAGE DE LA PREMIÈRE HEURE

Il y a des minutes fatales parce qu'elles changent l'orientation d'une vie.

Dans la voiture qui l'emmenait chez le prince Feyshine, le jeune homme monologuait par exclamations, fiévreux.

Il avait offert à la froideur de Sophia un visage souriant. Pour se soulager de cette contrainte, il se disait, les mains pétrissant le pommeau de sa canne, en prononçant certains mots à haute voix :

« Elle est belle incroyablement et folle noblement ! Elle se moque de tout homme qui ne manie pas la bombe. Il faudrait, pour devenir son chevalier, faire sauter le Palais d'hiver... et encore... Celui qui plaira à cette Madone n'est pas encore né... Elle


LE NIMBE NOIR 71

charme et elle exaspère... Autant aller à l'Ermitage se placer devant le Léonard qui semble son portrait et exhaler à la cimaise ma complainte ; peut-être la peinture entendrait-elle plutôt que la personne ? Cette folle ferait des fous, par le seul effet de la fréquentation. On sent qu'il est absurde de lui présenter sa requête et, entré dans l'absurde, on n'en sort jamais entier. Le prestige de l'impossible, voilà son charme diabolique... Si ses frères les nihilistes n'étaient pas des ours pour la sensibilité, elle leur ferait plus de mal par son irradiation qu'elle ne leur apporte de soulagement par ses soins.

" Au diable cette fatidique libertaire à laquelle on ne parle que devant une escouade de satellites, et qui n'a ni coeur, ni sens, ni courtoisie.

« Elle se plaît dans un taudis, avec le rebut social, et de ces hommes de désordre et de crime, elle se fait une garde contre moi. »

Bernières enrageait. Arrivé chez le prince Feyshine il ne le trouva pas, et se fit conduire à son hôtel. Avec des gestes violents il emplit et boucla ses malles. Il voulait partir le soir même. Jamais eut-il rêvé pareille humiliation ! Il n'existait littéralement pas aux yeux de cette jeune fille ! Cette idée lui causait un dépit intolérable. Habitué à la coquetterie latine, la grave franchise de la Slave l'affolait, comme le pire affront.


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Revenu chez Feyshine, il l'attendit, agité, regardant sa montre, tremblant de manquer le train, comme si la bien-aimée l'eût attendu au bout du long trajet de retour.

Enfin le prince parut, souriant et fredonnant.

— « Je viens vous faire mes adieux, Alexis. » L'autre, subitement sérieux, craignit que le Français

ne se trouvât mêlé à quelque attentat, et son visage anxieux témoignait d'un véritable intérêt. Il entraîna Bernières dans son cabinet, ferma la porte, lui montra un siège et s'assit, comme un homme d'affaires ou de justice qui s'attend à quelque révélation grave et lourde de conséquences.

Le Français dit simplement.

— « Mon cher Alexis, je pars, je pars ce soir ». L'autre le regarda avec une subite inquiétude.

— « Auriez-vous été mêlé à quelque histoire de votre nihiliste ?

— « Loin de me compromettre à son ombre, je m'éloigne avec une sagesse digne d'Ulysse, type de la prudence antique.

— « Si vous me permettiez d'être indiscret, je vous demanderais vos confidences : car enfin, vous reçûtes le coup de foudre, à mes yeux, le fameux coup de foudre ! Avez-vous eu peur d'être entraîné par cette muse de l'anarchie, ou bien vous a-t-elle été cruelle ?


LE NIMBE NOIR 73

— « Certes, mon gentil prince, je vous dois des confidences. Vous avez agi avec une amitié si soudaine que je me déclare à jamais votre obligé.

— « Oh ! Bernières, vous avez l'art d'amplifier. Pas un Russe de notre monde qui n'en eût fait autant. Quand on n'a qu'un mot à dire pour envoyer une femme dans les bras d'un ami, on dit ce mot-là. Même, j'ai fait mieux, j'ai demandé les notes de police sur la vieille qui a toujours eu le logis à son nom, et je comptais vous les offrir. Vous les emporterez : ce sera un feuilleton pour la route. Maintenant, confessezvous. »

Bernières parla franchement.

— « Sophia est très belle, selon moi, belle à miracle : voilà le premier point. Moralement, j'ignore tout à fait si elle mérite d'être admirée comme comédienne ou comme exception. Elle proteste qu'elle est la fiancée d'une cause et qu'un autre amour lui fait horreur. Si le fanatisme qu'elle affecte est sincère, son âme serait encore plus belle, plus incomparablement belle que son corps. Nous serions en présence d'un coeur merveilleux et presque mythique. On penserait à Hypathie, à Jeanne d'Arc.

— « Par le fiel de Pobedonostzef, partez, mon ami, ou laissez-moi vous montrer des légions de Sophia : c'est un produit russe extrêmement commun, les belles

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74 LE NIMBE NOIR

filles qui se consacrent au nihilisme et qui renoncent à l'amour pour se sacrifier à la lutte sociale.

— « Non, Feyshine, non : Sophia sincère est unique, et parce que je la trouve unique, je ne la crois pas sincère.

— « J'ai quelque peine à vous suivre, vous jusqu'ici d'esprit clair ! »

Bernières secoua la tête.

— « Quand je vous aurai présenté ma requête, vous me suivrez encore moins. »

Il s'arrêta, puis regardant son ami en face.

— « A cette heure, je donnerais un an de ma vie pour que vous soyez mon obligé, pour que je puisse vous demander quelque chose.

— « Demandez, Bernières, et ne dites pas de semblables folies. Il y a peut-être quelque part une peau de chagrin, qu'un tel voeu entamerait. »

Sans répondre à cette allusion au chef-d'oeuvre de Balzac, le Français reprit:

— « Je voudrais que vous aidiez la princesse Nariskine à rentrer dans son héritage. Elle va licencier ses libertaires et reparaître dans son château.

— « Enfin... » dit l'autre, « vous me la confiez, mais, si elle est si dangereuse pour un sage comme vous, elle sera tout à fait fatale pour un fou comme moi. Avez-vous prévu cela ?


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— « Les fatalités sont individuelles : j'ai été bouleversé, dans des circonstances où votre attention ne s'est pas même éveillée.

— « Ah ! que n'ai-je une impression aussi vive ! Comme je m'y abandonnerais sans frein », s'écria le prince. Puis, gravement :

« Je m'institue donc le tuteur de la belle nihiliste. Il me suffit de la confier à mon intendant, qui traitera pour elle avec les gens de loi et fera ses affaires comme si elles étaient miennes. Voilà qui est entendu. Maintenant, laissez-moi maudire cette aventure qui abrège votre séjour. Vous reviendrez, oh ! vous reviendrez, j'en suis sûr, pour revoir de plus près ce fantôme de splendeur qui vous chasse aujourd'hui. J'irai vous chercher au besoin ! »

Quand un Slave est aimable, il l'est comme une maîtresse, avec une séduction irrésistible.

— « Quel abîme que notre pauvre coeur ! » s'exclamait sincèrement Bernières.

« Je ne suis pas amoureux puisque je pars : et cependant je souffre d'une façon aiguë, lancinante, parce que cette fille m'a dit et surtout m'a fait sentir que j'étais impossible pour elle. Elle a étendu l'impossibilité à tous les hommes et à l'amour même : cela ne diminue pas mon dépit.

« Impossible ! pressez bien ce mot, vous verrez quelle


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amertume en sortira ! Dans les contes, les princesses demandent une robe couleur du temps, des étoiles pour leurs oreilles ou la lune pour miroir. Cet impossible en images n'est pas du tout semblable à mon impossible, abstrait, véritablement abstrait.

— « Oui, Bernières, vous faites bien de partir », approuva le prince qui jugeait ces propos un peu fous.

— « J'éprouve, « expliquait le Français, » une congestion de vanité ; j'étouffe intérieurement sous le dédain subi.

— « Mon bon ami, deux entrevues aussi hérissées d'étrangeté que les vôtres ne permettent pas d'avancer beaucoup un intérêt d'amour ; et c'est accorder une importance démesurée à des paroles de femme que de les prendre pour des vaticinations. Impossible sur une jolie bouche veut dire « une autre fois, ou demain, ou plus tard. »

Bernières sourit, et lui serra la main.

— « Puissè-je un jour avoir la joie de la reconnaissance ».

Ils s'embrassèrent et le prince, en sonnant son valet de chambre pour changer de costume, pensait :

« Ces Français sont pis que nous, Slaves, dès qu'ils se grisent d'une idée. »


LIVRE II

AU PALAIS NARISKINE



I

DE LA FLORAISON DES RACES

On a trop dit que l'individu est

le total de sa race : quiconque s'élève, s'isole.

La princesse Sophia Nariskine rend visite aux ancêtres. Elle a revêtu le costume de ses rêves ; une robe blanche tombe en ligne austère de son cou à ses pieds nus chaussés de sandales. Sur ses épaules, se plisse le manteau bleu des madones.

Elle s'avance, lente et gravé, dans la galerie du vieux palais où s'alignent, entre les fenêtres d'une ogive bâtarde, les vieux portraits encadrés d'armes et d'étendards et d'autant plus tragiques, que la barbarie du peintre s'est ajoutée à la barbarie du modèle. Ces figures ressemblent à celles des toiles foraines, où grimacent, sinistres et caricaturaux, des personnages en grand uni-


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forme. Ici la ressemblance s'affirme par une rudesse byzantine de l'expression.

Les sinistres boyards regardent d'un oeil de fierté et de colère à la fois, la fleur très pure, le lys admirable en qui leur race forte et cruelle s'épanouit, avant de s'éteindre.

Vraiment, Sophia paraît la tzarine parmi ces courtisans, et au milieu de ces princes, la reine. Leur costume seul, lourdement chamarré, indique leur haut rang, la jeune fille affirme sa grandesse par la noble douceur de son visage, l'expression ailée de ses yeux et la mansuétude de tout son être.

Une exclamation la sort de sa rêverie ; c'est la Petrowna qui, les mains jointes, contemple avec une sorte de dévotion celle qu'elle n'oserait plus à cette heure appeler sa fille.

Sophia s'arrête ; et la vieille femme s'avance timide, troublée.

— « N'est-ce pas, mère, qu'ainsi vêtue je ressemble à la Madone ?»

Au lieu de répondre, la nourrice glisse sur les genoux et, simplement, dit ces deux mots.

— « Bénis-moi !»

Un sourire grave où n'entre aucune coquetterie, un sourire qui s'inspire d'une conception idéale et non de l'orgueil, passe sur la bouche de la vierge. Il lui plaît


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de réfléter sa pensée, d'en produire l'image extérieure. Doucement elle passe ses mains magnifiques sur les cheveux blancs de la très fidèle servante. D'un geste doux, elle caresse cette tête de paysanne si têtue dans ses haines et dans son dévouement, sans s'étonner qu'elle soit à genoux ; car en robe blanche et en manteau bleu, la princesse Nariskine se juge un digne icone et croit manifester, aussi loyalement que les anciennes images, la pureté de la Panagia. Quand la Petrowna se relève et sort, elle passe de l'un à l'autre portrait et son interrogation mentale reste sans réponse. Ces Nemrods de la steppe furent de forts chasseurs d'hommes et de fauves ; leur main armée du cimeterre ou du fouet s'abattit implacable autour d'eux comme la patte des fauves jusqu'au jour où un autre plus fort et plus méchant les frappa à son tour et les fit obéir. Le loup féodal reconnut la suzeraineté de l'ours énorme. Quand l'ours voulut s'humaniser et avoir une cour, le loup devint courtisan ; mais dans ses terres il resta l'ivrogne lubrique et cruel et le château abrita les fantaisies infernales d'un Néron. Il y eut des variétés incroyables dans le viol et des inventions presque fabuleuses dans la torture : il y eut le bon plaisir de la brute toute puissante et qui lutte contre l'ennui, à force de perversité.

Tous furent méchants, puisque tous étaient boyards

5*


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et que l'homme, dès qu'il ne craint plus le châtiment, s'appelle Caïn. Tous versèrent le sangpour leur orgueil, pour leur luxure, pour leur délassement. Leur nom fut maudit des vierges, car ils les éventraient ; leur nom fut maudit des mères, car ils souillaient même les mâles : leur nom fut maudit des hommes, car le cuir sifflait incessamment sur les reins de l'esclave ; et autour d'eux il n'y avait que des esclaves. Pourquoi tuer les loups qui ont faim et pourquoi laisser vivre les hommesloups qui tuent sans besoin, pour tuer ? Dans l'immense steppe, l'animal féroce s'appelle le boyard et à Pétersbourg le fonctionnaire le valet de l'ours. S'il y a un Dieu, et si ce Dieu est venu sous les traits de Jésus, il faut exterminer l'homme-loup.

Par ses pensées, Sophia salue ses ancêtres. Est-ce l'aïeul, ce boyard qui tient à la fois du géant pour la force, et du nain pour la laideur trapue ? Il vivait sous Ivan IV ; il s'amusait à clouer le pied du moujick au sol de la pointe de fer de sa canne et malheur à celui qui cessait de sourire et laissait échapper une plainte. Ensuite, lourd en son costume d'apparat celui-ci qui assista à ces assemblées impériales où on venait sous peine du fouet et où le bâton de Pierre le Grand s'abattait sur toutes les épaules. A côté de ce laid courtisan, son dogue vainqueur des ours dans cette cour où la cruauté de Rome revivait bestialement et sans décor.


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Un autre porte l'habit à la française, il eut les faveurs d'Elisabeth la tzarine qui laissa en mourant quinze mille robes dans ses armoires et qui fit du fouet le premier personnage de l'empire.

Du temps de la matouchka bien-aimée, un beau gars en costume circassien presque oriental et tel qu'une vivandière couronnée peut le distingner.

Un autre encore, contemporain de Paull, avec le bicorne et le soulier à boucles, caricature du seigneur de Versailles.

Un autre chambellan de Nicolas I, en uniforme raide et chamarré, qui mourut à Sébastopol ; et le dernier, le général des Cosaques qui laissa ses hommes violer pendant huit jours, après une victoire au Caucase.

Sophia passa ses mains sur ses yeux comme pour effacer ces images de monstres, ces incarnations du démon, ces Antéchrists de la féodalité russe.

Sur les panneaux correspondants, les dames de jadis, presque toutes belles et un peu lourdes, se succèdent.

La première porte le costume national, la sarafane blanche au devant semé de perles et de cabochons, aux manches fendues à la juive. Le kakochnick étincelle sur sa tête comme une tiare orientale, elle ressemble à la vierge de Giotto pour le visage et à la Theodora de Ravenne pour l'ajustement.

Ensuite vient une contemporaine d'Ivan IV, avec


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un visage d'effroi sous le bonnet de fourrure ; elle tient une canne qui devait aisément se lever sur le serviteur.

Une autre, en travesti, en chérubin, une charmante femme qui eut la langue arrachée pour un propos sur la tzarine Elisabeth.

La suivante, qui se permit de plaisanter Zaclof, le successeur de Potemkine auprès de la grande Catherine et qui, enlevée pendant un bal qu'elle donnait, fut fouettée.

Celle-là qui rêve si doucement était une amie de Mme de Krudener, muse du mysticisme politique.

Sur ses blonds cheveux, une jeune femme porte un croissant de pierreries ; sa fierté est bien d'une Artémise, à la bouche dédaigneuse du baiser, aux yeux remplis de songe.

Enfin, Sophia arrive devant le portrait de sa mère ; qui porte sur l'épaule le chiffre en diamant de l'impératrice et la traîne de velours rouge brodée d'or des demoiselles d'honneur. Celle-là mourut d'amour.

A la détestation des méchants, succède dans l'esprit de Sophia la détestation de l'homme sexuel, époux ou amant.

Enfanter de nouveaux êtres pour la douleur, se courber soi-même sous un joug absurde, voilà ce que lui représente le thème éternel de la poésie.

Cette privilégiée abomine le passé de sa race, cette


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vierge déteste l'amour. Elle renie, au nom de la justice, cette souche où les mâles furent rudes et les femmes ardentes, car son rêve prend un essor plus généreux.

A l'extrémité de la galerie, se dresse un vieux siège, presque un trône, taillé dans un tronc de chêne et incrusté de métal. Elle monte les quatre marches qui l'exhaussent et s'y assied, pensive. Combien de générations se sont succédé, avant que l'idéalité parut aux veines des Mentchikoff-Nariskine ?

Parsifal, le type radieux de la pensée chrétienne, surgit dans l'esprit de la vierge. Deux impressions sentimentales résument la vie héroïque du pur ingénu. Gurnemanz lui révèle, devant le cygne que sa flèche a percé, le mystère de la mort ; et le spectacle d'Amfortas délirant de remords, lui dévoile le mystère de la douleur. Celui qui brise son arc et renonce à tuer est déjà un juste ; il a surmonté l'instinct.

De ce premier pas à la divine charité, il y a encore la distance de la terre au ciel. Car si la terre répugne à porter Caïn, Abel ne dépasse pas l'harmonie de ce monde. L'heure sacrée est celle où le fils d'Herzéléide sent s'ouvrir et saigner à son côté la blessure du pontife coupable. La compassion le rend sublime. Par cette vibration le voile se déchire qui sépare l'homme de l'au-delà, la pitié l'associe au créateur et


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l'acte de pur amour, le fait consort de l'amour même.

Sophia découvre des rapports entre le chevalier du Saint Graal et sa propre vocation. Ni la parole des popes, ni la prière, ni exhortation, ni exemple ne l'avaient amenée dans la voie de charité ; la vie de l'Amfortas russe seule ouvrit son coeur à la miséricorde.

Pour mieux adorer, elle ne définissait rien. Elle aimait Jésus et s'efforçait d'aimer comme Jésus, simplement, sans autre règle que le battement de son coeur. Elle pense ensuite à Brunehilde, à celle qui perd son immortalité pour s'être attendrie sur les tristes aventures de Siegmund et de Sieglinde.

Toutes les amours lui paraissent déplorables. Sa mère n'est-elle pas morte de passion après une vie d'angoisses ?

Elle se souvient de scènes violentes où les éclats de voix de son père et les sanglots de sa mère troublaient son sommeil d'enfant et la tenaient éveillée et craintive. Une nuit, on l'avait habillée et emportée. Elle se retrouva dans une isba perdue, où la Petrowna seule les servait. La jeune femme mourut, au bout de deux ans, d'une consomption lente. Elle avait fait jurer à la nourrice de ne pas ramener la fillette à son père. Cet ordre étrange, inspiré par une rancune passionnée, jeta Sophia hors de sa sphère : ce cri de démence d'une


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amoureuse, qui avait trop souffert, trouva un écho fidèle dans la paysanne.

Elle aussi avait souffert du mariage, maltraitée par un mari ivrogne. Ses deux fils, englobés dans une répression, périrent au bagne ; son autre enfant, une douce vierge, fut violée par les Cosaques et ses angoisses de mère la jetèrent dans le mouvement nihiliste. Elle haïssait les hommes pour ses douleurs et celles de sa maîtresse adorée, elle haïssait l'autocratie qui lui avait pris ses enfants : avec une ardeur fanatique, elle s'efforça d'inculquer ces deux haines à la jeune princesse.

Elle la berça d'histoires effrayantes où son imagination slave évoqua le mariage comme un esclavage abominable et peignit les tenants de l'Empire comme des monstres. Ce n'étaient que des contes où lés cosaques, les soldats bourreaux et les maris ivrognes dominaient la féminité et la martyrisaient à leur gré.

« Tout homme qui te dit que tu es belle et qui te regarde doucement », enseigna la nourrice à Sophia, « est un tortionnaire bestial qui veut faire de ton corps son tapis, moins que cela, la terre où il crache et où il se roule quand il est ivre. »

Comme le général Medveloff l'avait dit chez le prince Feyshine, la Petrowna était notée pour ses accointances louches avec les révolutionnaires ; et les pre-


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miers visages que vit Sophia furent ceux des nihilistes.

En quittant le château, la princesse Nariskine emporta une somme assez forte et des bijoux qui, entre les mains de la nourrice, suffirent à les faire vivre pauvrement. Le prince, nommé à un poste du Caucase au moment où sa femme le quittait, ne s'inquiéta pas de son, enfant. Homme de plaisir plutôt que méchant, incapable de résister à ses penchants de paillardise, il s'en remit au temps.

Le Caucase représente le pays de Cocagne pour un , un officier supérieur qui aime l'orgie grossière.

Parmi ces barbares, Arméniens et Tartares où on vend les femmes comme esclaves, le prince s'amusait follement et ne pensa pas à revenir, pour s'occuper de sa fille. Il écrivit qu'on la recherchât et qu'on la mît au collège impérial de Moscou, mais sans tenir la main à ce que l'on agît. Harassé par les excès, il revint à son château de Podolie, garda ses habitudes de soudard conquérant et un moujick le tua à coups de hache au coin d'un bois pour venger sa femme.

Cette lignée des Mentchickoff-Nariskine finissait avec Sophia, et le destin, en la faisant douce et compatissante, l'avait jetée dans un milieu ardent où sa pitié s'exagéra et devint une sainteté.

En d'autres temps, en d'autres lieux, Soeur Sophia


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eût porté la blanche cornette des nonnes. Sa charité, avivée par l'haleine de feu des libertaires, au lieu de rayonner une chaleur égale, s'enflamma ; l'adoratrice de Jésus donna son âme à la Révolution parce que, pour elle, la Révolution était le nom de la justice.

La princesse Nariskine a fait sa visite aux ancêtres ; aucune voix du passé ne lui reproche son voeu terrible.

Elle a croisé son clair regard avec ces yeux hautains et cruels, et nul trouble ne l'a inquiétée.

Ces boyards, ces seigneurs, des barbares pour qui le Christ n'était pas venu, des Turcs ou des Tartares, elle les renie. En son noble coeur palpite la divine pitié et, d'un élan mystique, elle dédie sa jeunesse à l'oeuvre sanglante de la Rédemption russe.


II

REFLETS DE FORTUNE

La vocation est un instinct de l'âme et présiderait utilement aux catégories humaines, comme déterminisme.

La jeune fille, vêtue de blanc, dans le décor byzantin du vieux palais, produisait une impression profonde ; et le prince Feyshine s'étonna de n'avoir pas découvert l'admirable créature, sous sa pauvre robe, dès le soir de l'attentat.

En employant son crédit à favoriser la nihiliste, il obéit d'abord à la prière de son ami Bernières : de l'instant où Sophia lui apparut avec son costume de madone, il éprouva une telle admiration que son zèle changea de cause et devint ardent.

Incapable d'un grand amour ni d'une chevalerie révolutionnaire, il vibrait cependant à la beauté presti-


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gieuse de la nihiliste, comme à l'héroïsme des libertaires.

Tolstoï ne l'avait pas converti au culte du moujick, mais il connaissait trop les buveurs de Champagne pour mépriser les buveurs de vodka. Il avait eu des rapports avec quelques-uns des martyrs du Tzarisme, émules de Vera Figner, du colonel Achenbrener, du savant Morozoff, de ces enterrés vivants à Schlusselbourg et à la forteresse Pierre et Paul. L'écroulement de l'autocratie lui apparaissait comme la renaissance de sa race, l'aube de civilisation pour cette terre d'esclavage « appelée Sainte Russie », a-t-on dit, « parce que tout le peuple y est martyr ! »

La première fois qu'il franchit le seuil du palais, il y rencontra, outre la Petrowna, le déserteur, le pope et l'ouvrier, d'autres conspirateurs, allant par les vastes pièces, silencieux et recueillis comme des moines.

— « Il est imprudent de transformer ce logis pompeux en asile de nuit et en auberge de la révolution », fit-il en sortant de sa poche une paperasse et la tendant à Sophia.

« Voici déjà un rapport de police sur le palais Nariskine ; je vous l'apporte pour vous persuader d'être circonspecte.

— « Puis-je changer de coeur, en changeant de fortune, et nihiliste quand j'étais misérable, aller aux bals


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de la cour, du jour où mon patrimoine m'est rendu? Ainsi je vendrais mon âme à la fortune et deviendrais une autre personne, pour avoir quitté certains lieux et revêtu d'autres habits ?

— « La prudence n'est pas le parjure, au contraire, elle permet de maintenir son voeu. Que la Petrowna, au lieu de traîner ses guenilles trop pittoresques, revête son costume de paysanne ; habillez Yvanof en cocher et ainsi des autres. Que les trop nombreux visiteurs feignent de venir de vos terres... enfin sauvez les apparences, afin que je puisse vous protéger, sans invraisemblance ! Vous voilà désormais un peu en évidence ; les moeurs du faubourg de Vola ne conviennent plus...

« Vous vous laisserez dévorer par ces fanatiques ; du moins, rendez possible mon rôle d'ami. »

Et, avec un sourire : « Je trahis mon parti, moi, pour vous servir, princesse Sophia, mais non pour réaliser le rêve de paresse et de bien-être que tout Russe, même anarchiste, porte dans son coeur. »

— « Vous connaissez mal mes compagnons. Discrets, sobres, ils se conduisent dans la prospérité avec une modération étonnante pour des gens saturés de misère.

— « Dès qu'ils cessent d'être malheureux ils ne m'intéressent plus », fit le prince.

— « Voilà bien l'ordinaire façon de nous juger ! Cha-


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cun d'eux l'emporte sur vos bureaucrates par la trempe du caractère ou par l'instruction, au moins par la générosité. Schaebolof pourrait professer dans n'importe quelle Université, c'est un éducateur admirable ; le déserteur Yvanof commanderait une batterie aussi bien qu'un officier de l'école de guerre ; et Kinasef en sait autant que les ingénieurs à diplômes ; le pope parle couramment le slavon comme un membre du Sacré Collège. Je vous cite ceux-là, parce que les remous de la vie les ont groupés autour de moi. Ils ne représentent pas une sélection, une élite, mais la moyenne de notre parti. L'homme qui lutte pour la liberté s'élève toujours au-dessus des valets de la tyrannie. La liberté est un idéal chrétien, un idéal collectif, où nul ne poursuit un aboutissement personnel? Vous vous obstinez à voir en eux des déclassés, des gens qui n'ont pas trouvé place dans les cadres sociaux ? Ils auraient demain les meilleures situations, s'ils se ralliaient à l'ordre gouvernemental ! La Révolution a conquis les intelligences et les coeurs, il ne reste au tzar que lés Cosaques et les bureaux.

— « J'avais pensé que vous voudriez parfois meilleure compagnie que des moujicks.

— « Qu'appelez vous moujick ?

— « Il y a une différence entre un khokol et un grand-duc », hasarda Feyshine.


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— « Aussi entre un moineau et un oiseau de proie,

— « Vous dédiez votre beauté, votre jeunesse, votre fortune à une idole !

—« A une idée, la plus belle, la plus juste que l'esprit conçoive.

— « Espérez-vous m'endoctriner ?

— « Vous appartenez aux races qui finissent, vous êtes un décadent. Vos impressions sans force vous laissent dans le camp des aïeux, tandis que vous admirez secrètement les adversaires. Je ne chercherai jamais à convaincre quelqu'un de votre nature. Pour aimer la liberté, il faut une âme ingénue, élevée par ce redoutable Centaure, le malheur ! Un héros, dans la fiction, n'est-il pas toujours un ingénu ?

— « Vos penseurs, avouez-le, sont chimériques, assommants.

— « Nos penseurs sont les élèves à peine émancipés de l'autocratie. Ils prirent le contrepied de la théorie théocratique, sans méditation ni recherches. On ne pense guère sous le knout, on souffre et on rage. Prenez-vous le Pobenonostzef pour un penseur ?

— « Oh ! celui-là, je vous l'abandonne, il a l'âme d'un Portugais fouetteur d'esclaves.

— « Et son maître ! Ce fantoche qui embrasse les colonels après les massacres comme des sauveurs et les nomme généraux non sur le champ de bataille,


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mais sur le charnier où ont été entassés tous les passants d'une rue.

— « Oui, il traite ses sujets comme Abdul-Hamid les Arméniens. Le tzar est aussi rouge que le sultan ; mais, encore une fois, je ne vois dans la Révolution que la belle princesse Sophia ; pour conquérir son coeur, pour plaire à ses beaux yeux, je ne ferai pas la guerre au tzar. Concluons un traité : Je détournerai la main policière, détournez du préfet de police la main anarchiste. Sans la bombe lancée sur son carrosse un jour d'hiver, je ne vous connaîtrais pas : avouez que votre existence me fut révélée de façon assez dramatique.

— « Je ne commande pas... personne ne commande... Tout a lieu par l'initiative, l'inspiration de l'individu et du moment.

— « N'importe... Le successeur de l'actuel préfet n'aurait pas, peut-être, un neveu sentimental. La Révolution se trouve intéressée à sa vie. Il y en a tant d'autres désignés à la bombe et dont la mort satisfera le même ressentiment..

« Vous, âme tendre et qui appelez la souffrance l'incarnation du mal, comment admettez-vous ce procédé sauvage de l'explosif qui frappe presque toujours des innocents ?

« Tout parti, conservateur ou absolutiste, compte avec l'opinion. Vos bombes lancées à tort et à travers


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épouvantent des gens qui seraient sympathiques à l'idée. »

Sophia ébaucha un rire.

— « Vraiment, vous avez peu le sens des situations. Vingt peuples divers agonisent sous le plomb, sous la mitraille : on extermine les citoyens russes comme les criquets en Afrique et vous me parlez de ceux qui seraient sympathiques à l'idée. Le Père Océan aussi manifeste de la sympathie pour l'idée, en visitant Prométhée dévoré vivant sur le Caucase !

« Quelle querelle osez-vous faire ? Nos procédés sont fils des vôtres. Vous arrêtez, vous fouettez, vous tuez en masse et sans jugement.

« Une bombe éclate, qu'elle atteigne ou non l'homme visé, les soldats s'élancent, ils tirent dans toutes les directions, dans toutes les fenêtres : femmes, enfants et même fonctionnaires tombent... »

— « Oh ! Je ne veux pas plaider la cause de la cour : je suis neutre, sauf pour votre salut. Tenez compte de mes avis et permettez-moi de venir vous les donner parfois, en y mêlant mes ardents hommages. »

Et il lui baisa la main galamment.

Le prince croisa Schaebolof et le salua pour affirmer sa sympathie envers la secte.

Sophia gardait rancune au professeur de son audace et, assise dans un vieux fauteuil sculpté dont l'am-


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pleur archaïque augmentait le style de ses voiles blancs, elle prit un air hautain.

Le libertaire s'avança, en saluant à la française, avec affectation. Elle lui indiqua un siège.

— « A peine si j'ose », fit-il ironique.

Elle le fixait de ses yeux clairs, sans réticence.

— « Une lame du destin vous avait jetée sur la côte de misère; une autre vous ramène à la rive fortunée. Les déshérités ne sont plus vos frères, les révoltées ne sont plus vos soeurs, vous voilà redevenue princesse et riche.

« Et, en vous regardant, ainsi parée, ainsi encadrée, je comprends à quel point j'étais fou en vous sollicitant d'amour : moi laid, pauvre, sans gloire !

— « Tu es laid parce que tu es homme, Schaebolof, et fais attention à ceci, si je n'étais fermée à l'amour, la Sainte Cause perdrait aujourd'hui mon zèle.

— « Servirez-vous la Sainte Cause encore, malgré ce grand changement de fortune ? » fit-il, incrédule.

— « Suis-je une autre personne parce que j'ai quitté ma robe de misère et le logis des mauvais jours ? Estil essentiel à la Révolution que ses partisans soient loqueteux?

— « Vous avez Feyshine pour conseiller. — « Il est vrai !

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— « Il vous flatte par désir amoureux et quelque jour il vous dénoncera. »

Elle haussa les épaules et, après avoir réfléchi :

— « Ce qui manque à notre parti, ce n'est ni le courage, ni la constance. Nous avons des martyrs, nous avons des soldats : où est la tête ?

— « La tête ! » Schaebolof d'un geste ingénu et sincère se loucha le front de son index à l'ongle cerclé de noir.

Sophia eut aux épaules une onde d'impatience, L'infatuation sévit comme une épidémie chez les libertaires et ils se vantent, à la manière des acteurs, démesurément.

— « Vous humiliez le révolutionnaire pour atteindre le soupirant : c'est à tort. Je comprends que vous ne vouliez pas de moi, maintenant que les chefs et les beaux parleurs vont s'empresser, vous serez la Vierge du nihilisme.

— « C'est trop parler de toi et de moi. Si tu veux que je paye tes leçons, dis-le : et soyons quittes. Si tu estimes que nous nous sommes rencontrés dans la vie pour travailler ensemble à une sainte entreprise, le moment est venu de concevoir, parce que désormais je peux réaliser une grande idée. Maintenant je t'écoute, et prête à être ton disciple, si tu te révèles maître. »

Schaebolof éprouvait cette étrange impression de


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l'homme qui, ayant manié familièrement un objet comme usuel, lui découvrirait tout à coup une rareté et un prix inestimables.

Dans le logis du faubourg de Vola, Sophia, son élève, Sophia en pauvre robe, vivant avec des déserteurs et des ouvriers, l'avait indigné en le repoussant : la princesse Nariskine, en voiles blancs, dans son propre palais, s'élevait trop haut pour que son désir osât la suivre.

— « Je vous prie d'abord d'oublier mon audace, j'étais fou de vous aimer : vous êtes trop princesse et le serf ne s'avancera plus, même s'il n'était pas refusé d'avance.

— « Je te retrouve raisonnable. Je ne suis pas princesse, je suis ennemie de l'amour et de tout homme amoureux : regarde-moi comme une femme consacrée au Seigneur.

— « Tu es consacrée au Seigneur », s'écria-t-il, « car le Seigneur est juste et nous travaillons pour que son règne arrive.

— « Nous travaillons dans le sang, hélas. Ne croistu pas qu'on pourrait toucher le coeur du tzar ou de la tzarine : ils ont un viscère humain, un viscère de père et de mère, ils comprendraient peut-être ! »

Le révolutionnaire ricana :

— « Il faudrait convertir les grands-ducs, oiseaux de


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proie, oiseaux de ' nuit qui durcissent sans cesse le coeur du tzar : il faudrait régénérer les fonctionnaires, du général-gouverneur au policier. Qu'est-ce qu'un coeur, sinon un égoïsme ? Tu souffres du malheur d'autrui et tu te dévoues à ta propre souffrance. L'autocrate jouit du malheur universel. Sa toute-puissance résulte de notre écrasement : une cour ne s'engraisse que de la sueur d'un peuple. Parler de justice à un tyran, n'est-ce pas lui demander son abdication ? Jamais, jamais un homme qui peut imposer son bon plaisir, n'édictera une loi dont il serait le premier tributaire.

« Le petit père, image du Père Eternel, suivant les popes, ne punit de mort qu'un délit, celui qui insulte au trône : le tzar défend sa situation. Il veut rester le maître de toutes les Russies ; il le veut au prix de n'importe quel charnier et il se maintiendra par les supplices jusqu'à ce que les bourreaux manquent à ses ordres. La guerre est déclarée entre un homme et un peuple, l'homme représente une notion stupide, la délégation divine du pouvoir. « Tout vient de Dieu » signifie seulement « tout doit retourner au prêtre ». Chez nous, il y a des valets religieux et non de ces pontifes du Moyen Age qui tenaient tête au tyran et luttaient sans cesse contre la noblesse, au profit des humbles.


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« On nous a élevés dans l'idée ridicule qu'un tzar règne pour le bien de tous et qu'il reçoit du ciel les lumières nécessaires à sa fonction. Nous savons aujourd'hui que le tzar est un homme tellement entouré que son intelligence ou sa bonté seraient paralysés par le vol effarant des grands-ducs et des corbeaux ! Il a reçu son sceptre du diable. »

Schaebolof ricana :

— « Oui, cela a beau sembler une formule de cabanon, le pauvre homme le croit. Qu'il périsse donc pour sa croyance, c'est la seule grandeur à sa portée. »

Le libertaire continua à disserter tandis que la jeune fille, le regard perdu de rêve, se demandait comment on sauve un peuple, quand on lui offre son coeur et de l'or ?


III

DANS UN CERVEAU DE FEMME

Le sexe n'est pas une infériorité, mais une différence si radicale que, le nier, c'est déraisonner.

Lire commodément, dans de beaux livres et passer de l'un à l'autre, comparant, vérifiant ; achever son éducation, en combler les lacunes, augmenter l'étendue du champ spirituel : tel fut le plus grand plaisir de Sophia.

Les jours ne suffirent pas à cette avidité de connaissance, elle passa ses nuits avec les historiens, ses préférés, qu'elle trouva réunis dans la bibliothèque du palais.

L'étude des annales aboutit à l'exécration des hommes d'Etat. Les plus dignes ne voulurent que la grandeur d'une dynastie et les religieux frapper d'au-


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tant plus impitoyablement qu'ils s'intitulaient le bras de Dieu. Enfin la vie des peuples se réduit aux passions de quelques hommes. La jeune fille découvrit, à travers les fondations et les chutes d'Empire, la terrible loi du sacrifice qui force les sociétés comme l'individu à enfanter dans la douleur et à payer chaque espérance avec le sang de ses veines. Confirmée dans ses tendances, elle atteignit une véritable sérénité ; la Révolution était la vie, la voie et la lumière, et cette certitude lui procura une paix morale très suave ; les doutes, les hésitations disparurent de son esprit : elle crut et elle espéra. En retrouvant son atmosphère native de luxe et de commandement, son esprit et sa beauté s'épanouirent simultanément.

L'être qui se débat sous l'étreinte de la nécessité se trouve forcément absorbé par son péril même. Il faut être sauf pour se dédier à autrui. Parsifal ne rentre à Monsalvat que vainqueur, portant la sainte lance reconquise. Ceux qui ont consolé ce monde, Gautema ou saint François, n'ont pas été des fils de la détresse; l'un et l'autre renoncèrent. Les biens du monde ne leur manquaient pas, ils les quittèrent après les avoir possédés, par un acte de liberté transcendantale.

Malgré l'assertion hypocrite des moralistes qui ont été pour la plupart les théoriciens de la bourgeoisie, l'école du malheur et l'ascèse de l'épreuve ne sont


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fécondes que parce qu'elles tuent les faibles. Chaque homme apporte une somme de force. S'il l'use à sa propre conservation, il ne peut plus rien pour la charité. La Nécessité tire de nous un rendement extraordinaire mais elle nous épuise ; Io, harcelée par le taon, parvient aux colonnes d'Hercule, pour y tomber. Jusqu'au jour où elle rentra dans le palais ancestral, la jeune fille fut l'écho passif du bourdonnement de son intimité, diatribes de la Petrowna, vaticinations du pope, théories absolutistes de Schaebolof; et au milieu de ce bruit assourdissant de plaintes et de divagations, la Révolution se détachait comme un avènement de justice, le premier pas vers un état de paix ou la souffrance plus rare et moins intense serait supportable.

La pitié dans l'ordre de la sensibilité équivaut à la pensée dans le spirituel ; c'est aussi une abstraction, puisque le mal ou le malheur considéré chez autrui devient un motif aussi vif que si l'on éprouvait en soi. Faudrait-il dire mieux, charité ? Ce mot pris sur les lèvres du Sauveur a tout son sens et le perd dans la bouche de l'inquisiteur. Plaisanterie que cette charité qui perd les corps pour sauver les âmes et qui installe des rôtisseries humaines en murmurant : Deus est caritas.

La Pitié ! une communion instinctive, presque élec-


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trique pour la promptitude, avec la douleur des autres. Etre sensible, en autrui comme en nous-même, constitue véritablement la faculté christienne, car la divinité se révèle par sa sensibilité.

L'amour du prochain appartient à ces termes devenus vagues, à force d'avoir été employés. Expérimentalement, la charité du prochain se manifeste par une disposition bienveillante et serviable qui ne mérite pas le grand nom d'amour. Un véritable produirait bientôt l'affolement et le désespoir. D'après les effets de la passion dédiée à un unique objet, nous estimons ce que la charité offrira à tout venant. Que peut l'homme pour l'homme, si ce n'est dans son corps? La Pitié naît à la vue ou à l'idée des maux physiques et surtout des maux occasionnels et injustifiés qui ne viennent pas de la vie, mais de l'homme ennemi de l'homme.

La loi du plus fort l'emporte en fait ; mais l'humanité rend par ses livres et ses discours un perpétuel hommage à la justice, de telle façon que nul ne rit publiquement de cette idée. Elle fait partie du respect humain, accessoire obligé des conseils de ministre et des assemblées. Elle enivre parfois l'individu et évoque l'ombre du mythique Prométhée.

Sophia avait été frappée de ce que l'opinion du prince Feyshine fût si favorable à la révolution. Au


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souper où Bernières apprit qu'elle héritait, comme à une autre réunion aristocratique, elle eût découvert cette loi historique, que rien ne se manifesté dans les moeurs qui ne soit déjà accompli dans la pensée.

La Révolution française sous la plume de JeanJâcques, de Voltaire, de Diderot, de Beaumarchais, se montre sincère et sans masque, et de 1789 à 1798, les faits se bornent à illustrer leurs livres. La Russie a aussi son Tolstoï, ses Kropotkine et ses Bakounine, écrivains médiocres, esprits faux qui n'agissent que sur la classe lettrée et sceptique. Il y a si peu de recherche philosophique dans l'évolution russe que sans transition ni tâtonnement, des hommes nés serfs ont prononcé les mots d'anarchie et de nihilisme qui sont des mots d'imbéciles. Il faut des principes aux individus comme aux sociétés et rien n'est qu'un terme de charade et non celui de l'énigme sociale.

Le cerveau slave, incapable de tempérament, ne conçoit que des extrêmes et si abstraitement, que les penseurs russes pris en masse représentent une littérature d'aliénés. Ils ne savent rien ou n'ont rien compris à l'histoire et se révèlent presque tous autocrates. L'un reproche à Pasteur de n'avoir pas donné plus de temps à un travail manuel, comme la boulangerie. L'autre proclame « le droit à l'aisance ».

« Reprise et mise en commun de toutes les ri-


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chesses où chacun puisera dans le tas à son gré. » Est-ce assez simple, comme exemple de crétinisme!

Les gribouilleurs de la Révolution russe semblent échapper d'un asile et ne mériter que leur réintégration. Ces piteux gens de lettres déconsidèrent un mouvement, grandiose par le courage déployé, légitime par l'abîme de maux où se convulse une nation.

La tyrannie des tzars fut toujours insupportable, depuis les Yvans, fous furieux, jusqu'aux Nicolas, faibles et mélancoliques. Si le Russe compare son sort à celui des autres peuples, aujourd'hui que la diffusion du journal et la facilité du voyage lui permettent de juger, il se découvre avili, abruti, véritable paria de l'Occident : Il se reconnaîtrait digne d'un éternel ergastule, en acceptant plus longtemps le règne de la terreur.

Arrestation sans motif, prison perpétuelle sans jugement, extermination par la torture dans les couvents ou fusillade sans témoin dans les cours de casernes, avec ces procédés, le tzar se trouve présider un comité de salut dynastique, et de son palais il agit en sans-culotte, en tape-dur, en Marat. L'armée est dressée contre la nation comme une meute de chiens de guerre. Dans un pays sans loi, c'est-à-dire sans convention entre l'opposition et le pouvoir, la lutte revêt un caractère exterminateur.


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Les salves répliquent étonnamment aux discours séditieux et le plomb calme médicalement les cervelles échauffées ; mais quelle étrange conception du pouvoir que celle de s'avouer : « Je massacrerai mon peuple jusqu'au jour où les rebelles seront tous morts ».

Le Marat militaire, non pas sordide comme le médecin monomane de la Terreur, mais chamarré de broderies et aussi bon domestique que vaillant soldat, demande sans cesse, pour sauver la dynastie, cinq cents ou cinq cent mille cadavres et Pobenonostzef le théologastre n'avertit pas son maître que les morts combattent mieux que les vivants, quand les victimes s'appellent des martyrs. Le monde romain auprès duquel la Russie n'est qu'un campement de hordes a péri par la seule émanation des charniers d'injustice. Nul n'échappe à sa victime : un procureur impérial au Saint Synode devrait savoir au moins cela. Le sinistre Pobenonostzef est, sur le bord opposé, un cerveau aussi mal organisé que celui de Tolstoï : tous deux veulent aveuglément et tous deux sont des égrégores.

Sophia, après avoir joui du grand changement survenu et aussi du plaisir de donner à tout venant, se posa la redoutable question de son devoir idéal.

Avec les mains pleines d'or, comment servirait-elle la Révolution ? Maintenant elle voyait les événements de plus haut, et les complexités au lieu de se résoudre


LE NIMBE NOIR 109

augmentaient. Derrière les libertaires et mêlés souvent à eux, les « houliganes » (apaches) tuaient et pillaient pour leur compte. Combien d'années durerait ce jeu terrible de jeter des bombes sur les patrouilles qui se vengent sur les passants, de tuer un général et de provoquer d'atroces représailles ?

Ces escarmouches cruelles n'amenaient aucune modification. Elle rêva naïvement d'une grande bataille où les moujicks innombrables submergeraient l'armée à la façon des sauterelles sur une récolte.

La nuit, à travers les vastes pièces du palais à peine éclairées de lampes disséminées, elle errait en voile blanc, comme un fantôme, agitant son généreux souci, sans trouver la conception libératrice.

Ainsi elle reconnut la limite de l'intelligence féminine et qu'il n'exista jamais de véritable femme d'Etat, mais des circonstances où l'intrigue suffisait à régner.

Une autre eût rêvé de gloire et d'immortalité, ne séparant pas son effort de l'idée de postérité. Elle portait en son coeur une idéalité trop réelle pour un dessein d'orgueil. Son abnégation vraiment complète ne demandait pas même à l'histoire d'enregistrer son effort. Humble devant son voeu, elle réalisait, elle si pure, la devise de Kundry repentante et purifiée : « Servir ! »

La religion canalise les penchants et leur fait rendre un résultat harmonieux : nature contemplative ou mi7

mi7


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litante, esprit de spéculation ou de prière, chaque tempérament y trouve sa place admirablement préparée. Mais le point d'éternité autour duquel pivote l'activité sacrée est un point fulgurant qui rend l'individu aveugle à tout le reste. Les solutions rejetées dans l'au-delà, l'espoir porté sur le futur, détournent les âmes de la vérité pratique.

Le détachement tant prêché mène à l'insociabilité ; et pomme nous tendons sans cesse à imposer nos sentiments à autrui, ceux qui sont occupés du ciel ne compatissent plus aux maux terrestres.

Le malheur, forme concrète et individuelle du mal, doit être détesté comme une désharmonie. Ceux qui se l'imposèrent l'imposèrent autour d'eux, soit persuasivement, soit militairement, et l'idéal religieux s'est trouvé un idéal de religieux, c'est-à-dire le moins collectif qui soit.

Sophia regardait les popes comme des fonctionnaires, des officiers de la morale, dont elle dédaignait les paroles. Si le coeur du prêtre ne s'échauffe pas d'une insigne pitié, à quoi sert l'onction et même la fonction ? Jésus vint pour les malades, les pauvres et les souffrants et ceux qui invoquent son nom s'engagent à être du parti des faibles, quel que soit leur démérite.

A cette proposition sentimentale se bornait le christianisme de la princesse Nariskine résumant la religion


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dans les oeuvres de miséricorde. Les justes pour elle diminuent la souffrance autour d'eux, et l'homme qui en signant un ukase soulagerait des millions et des millions d'êtres et qui ne le signe pas, lui semblait un monstre.

Elle savait cependant que cet homme, le tzar, n'était pas libre, que le mensonge, l'avidité, les plus noires passions l'entourent d'erreur et que la vérité et la justice sont sans cesse chassées de son coeur par les cris de la cour en curée.

En vain, elle chercha un moyen pacifique. Le tzar étant ennemi de son peuple, il fallait donc tout attendre de la guerre. Comment le moujick pouvait-il tenir tête à une armée formidable, sinon par l'attentat ? Terreur pour terreur ! Cela compensait la disproportion des moyens. L'homme à la bombe faisait le sacrifice de sa vie et payait, à peu près toujours, la rançon de son audace.

La jeune fille au coeur pitoyable admettait l'effroyable explosif comme arme légitime des opprimés. Du Cosaque au chevalier garde et du policier au gouverneur une même sauvagerie, une cruauté asiatique se manifeste. Il y a en Russie cinq cent mille Nérons, cela seul explique le nihilisme.

Le Russe est cruel ; moujick il égorgera l'aïeule dans le château qu'il pille, officier noble et lettré, il ajou-


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tera la plus innommable luxure à l'implacabilité. Cette terre qui eut des négriers comme boyards et comme tzars, avilie sous le knout, fut affranchie après les nègres. Seule en Occident, elle garde la torture comme rouage de gouvernement : cette terre où la dignité humaine est méprisée ; où un sultan et des vizirs exterminent non seulement le conspirateur mais le simple contradicteur, produit des horreurs inconnues aux latins.

Sophia, sans cesse indignée par les récits des violences, des sadismes de l'armée et de la police n'éprouva pas pour l'effusion du sang la même horreur qu'une libertaire d'un pays civilisé où la loi s'interpose entre la fantaisie du pouvoir et le délinquant, limite la répression et l'entoure de règles et de garanties. Dès son arrivée à Pétersbourg, elle avait envoyé au prince Nariskine une lettre pour Bernières où elle exprimait son souvenir reconnaissant et l'invitait à jouir du spectacle de son oeuvre. Sa missive finissait ainsi :

La noblesse de votre caractère m'engage à estimer beaucoup votre jugement et je voudrais obtenir de vous une véritable consultation politique. On ne voit pas très clair dans les événements où l'on est trop mêlée. La sensibilité chez nous autres Slaves porte quelquefois tort à la conception. Je ne vous dirai pas


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que je suis prête à me mettre à votre école : mais j'éprouve le désir de connaître votre pensée, et sur ce que je fais, et sur ce que je dois faire.

Je n'ai point d'orgueil : je veux le bien et je suivrai joyeusement un avis qui serait meilleur que mon impression.

Comme nous n'avons guère traité de hautes matières ensemble, ma confiance est un peu divinatoire d'an mérite qui n'a pu se manifester. Venez, si la vie le permet. Que ne puis-je vous intéresser à mon voeu, comme vous l'avez été à mon sort ! Ce serait une communion plus haute que celle que l'on nomme amour et que je repousse comme la forme de la servitude intime et indigne d'une chrétienne véritable.

Qu'est-ce qu'un homme quand on aime les hommes ? Jésus aima toutes les femmes au lieu de se borner à faire le bonheur de Madeleine ? N'a-t-elle pas plus vécu du rayonnement d'un Dieu qu'aucune du baiser d'un amant. Je ne suis que la plus obscure Marie Jacobi ou Salomé, dans la Passion du peuple russe.

SOPHIA.


IV

ILLUSION MASCULINE

L'amour est tout ce que l'on a dit, mais il n'existe pas d'autre rapport heureux d'an être à l'autre.

Bernières ne résista pas à cette lettre qui, sans lui laisser aucun espoir, exaspérait sa curiosité. Il revint donc à Pétersbourg et se présenta au palais.

Il fut ébloui. La métamorphose était telle qu'il hésita un instant à reconnaître' dans là princesse qui l'accueillait d'un geste de bienvenue affectueuse, la pauvre fille rencontrée dans le taudis de la Petrowna, à la merci de la police.

— « Je craignais que vous ne vinssiez pas, et cela m'eut peiné. Etes-vous content de votre oeuvre? »

Le jeune homme la contempla.

A la pensée du péril qu'un être si rare avait couru,


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des larmes l'aveuglèrent. Très sensible à la beauté, il frémit à l'idée que ce vivant chef-d'oeuvre prenait la route sinistre de la déportation ; il se détourna pour s'essuyer les yeux et, quand il regarda de nouveau, une nouvelle métamorphose s'était produite dans la contenance et l'expression. L'oeil bleu de Sophia et sa belle bouche souriaient avec une telle douceur qu'en une seconde il se vit vainqueur de la révolution, détachant cette adorable vierge de ses voeux néfastes, et la rendant, par son amour, à la vie heureuse et normale.

— « Sophia ! » s'écria-t-il avec un enthousiasme prêt à déborder en expressions passionnées.

Le regard bleu s'attrista, les lèvres, à l'instant souriantes, se plissèrent tristement : le mirage s'évanouit.

— « Ne vous méprenez pas », fit-elle, « sur un mouvement tendre, mais trop différent de celui que vous souhaitez. Vous avez donné des larmes à mon passé douloureux, à la Sophia misérable et menacée, et ces larmes ont épanoui mon coeur ; j'ai vécu une minute ardente et pure : la pitié a débordé de vos paupières. »

Bernières souffrit de cette désillusion si soudaine, il détourna son dépit sur les sectaires.

— " Qu'avez-vous fait de votre sinistre entourage ?

— « Je l'ai dissimulé, sur l'avis de Feyshine ! »

Le prince lui parut aussitôt un rival. Assombri, il demanda encore :


116 LE NIMBE NOIR

— « Abandonnerez-vous la lugubre carrière du nihilisme? »

Le beau regard bleu s'étonna.

— « Quoi ! Vous continuerez cette conspiration sanglante? »

Sophia sourit, un peu méprisante.

— « Comment la pensée changerait-elle avec la fortune? Dans un palais ou dans une mansarde, en robe mesquine ou élégante, ne suis-je pas la même !

« Si la Révolution ne compte que des déclassés et des hors la loi, elle devient une Jacquerie au lieu d'exprimer la conscience d'un peuple !

— « Je ne comprends] plus ici, dans ce palais, ce que je trouvais explicable chez la Petrowna. Là-bas, vous subissiez une fatalité ; maintenant vous êtes en contradiction avec la bénignité du destin.

— « Il y a deux façons de vivre », répliqua Sophia, « égoïstement, en prélevant sur autrui ce qu'on peut, c'est-à-dire, en augmentant autour de soi la fatale douleur ; tel le tzar et ses séides ; ou bien généreusement, chrétiennement, on prélève sur soi ce qu'on peut, et on diminue la souffrance environnante. Cherchez un troisième sens de la vie, vous ne le trouverez pas. Il n'existe moralement que deux couleurs, le bien et le mal ; dans l'humanité on rencontre des êtres blancs et des


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êtres noirs. Je suis blanche, non par choix et raisonnement, par nature.

« Chacun, dit-on, sera jugé selon sa tendance : le pire des réprouvés n'est pas celui qui cède à ses mauvais instincts, mais l'autre qui résiste aux bons. Sur la Providence, je ne sais que dire : absente longtemps, elle paraît soudain évidente. La façon dont la fortune m'a été rendue ne me confirme-t-elle pas dans ma mission ?

« Il y a quelques mois, j'étais une infirmière, une soeur de charité, maintenant, je suis une princesse de charité.

— « Oh ! » interrompit Bernières, « vous vous ruinerez en peu de temps.

— « Que vous répondre ? Je donnerai, oui.

— " En dix mois, vous serez au point où je vous ai rencontrée, dans une mansarde avec la Petrowna et quelques démagogues.

— « Vous jugez avec scepticisme le malheur d'une race, parce que ce n'est pas la vôtre et que vous ne communiez avec elle ni par l'espoir, ni par les rancoeurs.

— « Ce n'est point le rôle d'une femme de conspirer.

— « Le rôle d'une femme », dit-elle doucement, « ne se borne pas à charmer l'intimité d'un homme, et


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à figurer dans les cérémonies mondaines comme un personnage de théâtre.

« Vous ne concevez pour elle que le salon ou la cellule, il faut qu'elle soit coquette ou qu'elle ne le soit point. Croyez-vous donc les oisifs, les privilégiés seuls sensibles à la beauté et que celle-ci destine fatalement aux oeuvres de vanité et d'égoïsme ?

« L'oeuvre d'amour, qui est celle de la femme, ne se borne pas à la passion, qui se manifeste plutôt rarement; elle a lieu sous toutes les formes de la tendresse et de l'apitoyement. Me ferez-vous un devoir de l'amour? On l'éprouve, ou bien il serait absurde de s'y consacrer, sans conviction. Ne croyez pas de moi ce qu'on raconte des saintes ! Mon renoncement suit une pente naturelle, que je n'ai pas choisie. Attirée par la souffrance et la faiblesse, je sens une véritable répulsion pour le bonheur tel que vous l'entendez : être la femme d'un homme. J'aspire à rester vierge, aussi passionnément que la généralité désire ne plus l'être. J'aime une cause et ses héros ; ce qu'on rêve de l'amour, je le trouve dans l'idée de chasteté, ce n'est pas là une disposition mystique, morale ; je suis heureuse d'être chaste. Ainsi exulte la fleur où aucune terre n'est tombée, sur laquelle aucun insecte ne s'est posé.

— « Vous avez épousé la Révolution, comme sainte Thérèse épousa le Christ. »


LE NIMBE NOIR

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Elle secoua sa tête fière.

— « J'obéis à mon penchant, à mon plaisir, je dirais à mon vice, si vous voulez, tellement je pense peu à la vertu, telle qu'on l'entend. Vous me citerez des petits vers français :

Qui que tu sois, voici ton maître ; Il l'est, le fut, ou le doit être,

et ajouterez qu'un jour, je tomberai aux bras d'un moujick. Je mépriserai le pronostic. Qu'y a-t-il de si étrange dans ma conduite? Ceux qui se proposent un but de contemplation ou de charité ne renoncent-ils pas aux soucis du mariage et du foyer ? Vous autres latins, vous êtes esclaves des catégories et des traditions. Une jeune fille se consacre aux malades, aux vieillards, aux pauvres ou même à la prière, elle s'appelle une religieuse et vous l'honorez : cependant son abnégation ne va pas aussi loin que la révolutionnaire qui risque les tortures de la corde, après les privations et les transes perpétuelles ! Un pays, une race ne sont-ils pas le prochain autant que des enfants à instruire ou des vieillards à soigner ?

« Vous admirez la vivandière qui aura fait le coup de feu, et généralement la femme qui, dans le péril de la patrie ou de la cité, accomplit un acte mâle et généreux ; vous vantez les héroïnes, saluez donc l'indépen-


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dance et ses martyrs. Vous appelez révolutionnaires celles qui se révoltent contre un gouvernement d'imbéciles furieux. Polonaise et conspirant contre la Russie, j'aurais vos suffrages ; Russe en guerre avec le tzar, je vous parais seulement séditieuse. Je suis une patriote et une chrétienne.

— «Patriote, soit! Mais chrétienne? » fit Bernières.

— « Comme un pope, me citerez-vous des versets évangéliques ! Vraiment, est-ce la paix que Jésus a apportée ? l'univers était en paix lorsqu'il vint. Le Christianisme et l'Islam sont nés également de l'abolition du Mosaïsme et les races occidentales, c'est-à-dire chrétiennes, ont piétiné pendant des siècles les ruines de Rome, au milieu de la fange et du sang.

« Prenons les premières figures bibliques, les fils d'Adam. Ils représentent l'humanité. Les Abels doivent être la proie des Caïns, comme les petits poissons forment normalement la nourriture des gros ! Le destin de l'alouette est-il de passer dans le bec de l'oiseau de proie ? Si tout est bien, quand les plus forts assouvissent leur instinct, le tzar est dans son droit, comme le tigre. Et cependant on tue le tigre !

« Le plus petit animal défend sa vie. Pourquoi l'homme devrait-il se sacrifier, en l'honneur d'un autre homme? Supposez qu'au temps où j'habitais


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l'isba de la Petrowna, on soit venu réprimer quelque désordre dans le district, que l'officier de cosaques ou de dragons m'ait trouvée à son goût et qu'après avoir satisfait sa luxure, il m'ait livrée, à ses hommes ? Cela arrive tous les jours. Le viol fait partie de la répression, le viol entre dans les moeurs militaires et policières et non pas le viol tel que des Français l'évoquent, mais le viol qui éventre, le viol qui estropie, le viol qui dévide les entrailles et joue à la balle avec les seins et les fesses coupées, le viol qui crève les yeux et arrache les oreilles, quand il ne finit pas par une charge de poudre à canon à laquelle on met le feu !

« Je n'ose dire à un homme et dans une langue que je connais mal, ce que les cosaques commettent.

— « Ah! la Russie m'épouvante ! » s'écria Bernières, « on se croirait au temps des invasions.

— « Cela fut toujours ainsi ! seulement Abel se résignait, baisant la main de Caïn. Aujourd'hui Abel a la petite boîte de fer et Caïn ne demeure plus triomphant et impuni.

— « Vous m'avez écrit que vous souhaitiez mon avis sur ce que vous devez faire ? Que vous répondrai-je, moi, qui ne trouve d'intéressant que vous, qui donnerais pour vous la France et la Russie, qui suis amoureux, et considère la Révolution comme une rivale détestée !»


122 LE NIMBE NOIR

La princesse secoua la tête avec mélancolie.

— « J'aime ma virginité et m'a patrie, je déteste l'amour et la tyrannie de l'homme. Je tiens tout entière dans ces deux points. Ce que vous me direz de contradictoire est aussi inutile que si vous vouliez faire chanter la Marseillaise à la tzarine.

— « Vous êtes la femme la plus farouche, la plus insociable ! Certes, j'ai rencontré de nobles et honnestes dames qui ne daignaient pas s'apercevoir de ce qu'elles inspiraient. Cependant elles acceptaient un encens discret et des hommages respectueux.

— « Ce que vous appelez de l'encens, c'est-à-dire du désir, est pour moi la plus sulfureuse odeur, la plus nauséabonde. Etre désirée, vraiment, la belle gloire ! Combien de femmes avez-vous désirées ? vous n'en savez ni les noms, ni leur nombre ! Serais-je la première, l'unique, que je n'en serais pas plus flattée. »

Il se souvint de son cauchemar, le lendemain de sa rencontre avec Sophia, et de l'étrange divagation où il s'était vu en Don José d'une Carmen nihiliste.

— « Pour vous plaire, il faudrait que je prisse rang parmi vos fous furieux et, à la troisième bombe, si j'étais encore entier, vous me trouveriez quelque distinction. »

Sophia se mit à rire.

— « Nous ne nous comprendrons jamais. La Ré-


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volution manque de tête et non de bras héroïques : j'aurais voulu des conseils, l'aide de votre esprit si différent du mien : mais je vois un abîme entre nous. Alexis Feyshine entend mieux ma pensée.

— « Ah ! » s'exclama Bernières, sans dissimuler la morsure de la jalousie.

Sophia joignit les mains avec effarement.

— « Même si je n'étais pas révolutionnaire, je serais chaste. Que deviendrais-je entourée d'hommes oisifs qui ne se préoccupent que de leur plaisir. Mes conspirateurs arrivent à oublier et à me faire oublier cette irritante préoccupation sexuelle. Voyons, monsieur Bernières, faites un examen de vous-même. Pouvez-veus vaincre cette idée fixe, qui est basse et sans espoir ?

— « Non », fit André avec sincérité.

— « Eh bien ! Pardonnez-moi de vous avoir appelé, partez, et, cette fois, pour ne plus revenir. Dans huit jours, je réunis ici des chefs, je ne peux dire les chefs de la Révolution, trop divisée pour produire de l'unité : acceptez seulement de voir et d'entendre. Vous me direz ensuite votre jugement. Quoique les femmes soient écoutées dans notre parti, je veux profiter du moment, où j'apporte ma fortune à la Révolution, pour faire entendre ce que je juge opportun.

— « Quoi ! Vous donnez votre fortune aux nihilistes. ?


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— " Oh ! rassurez-vous, je garderai ce qu'il me faut.

— « Dans un an vous serez ruinée, vous retomberez au quartier de Vola, ou plus bas...

— « Non, je ne me ruinerai pas ; j'emploierai mes revenus selon mon coeur, voilà tout.

— « Vous avez déjà distribué en aumônes, en subsides...

— « Oh ! les premiers moments de la richesse appartiennent à la générosité. Quelles délices de donner; de se dire, « je mets du pain dans des bouches, j'allège des chaînes, je sèche des larmes, j'adoucis des prisons ».

Bernières baissa la tête, consterné :

— « Evidemment, Madame, il faut que je parte. Amoureux de vous, jaloux de Feyshine dont je suis l'obligé, furieux de ce que vous faites et incapable de l'empêcher, je deviendrais fou au spectacle de votre ruine. Vous avez choisi votre sort : qu'il s'accomplisse; je ne serai pas témoin de l'espèce de suicide que vous avez résolu.

— " Acceptez-vous d'assister à ma réunion ?

— « J'y viendrai ! » et il lui baisa la main avec un grand soupir.


V

PAROLES D'ACTION

L'action prend sa dignité de la pensée seule.

Dans la galerie du vieux palais, une trentaine de libertaires étaient réunis. Venus de Pologne, de Finlande, de Moscou, divers de type, ils portaient, dans leurs yeux bridés de mongols ou larges d'Aryas, la même flamme.

« Ils ressemblent à Siegfried », pensa Bernières, « car ils ne connaissent ni la peur ni la réflexion. »

Sophia éleva sa belle main et tous se turent.

— « Frères », dit-elle simplement d'une voix claire, «j'ai de l'or et je le donne à notre cause. Je ne me fais pas un mérite de cet acte que chacun de vous accomplirait aussi naturellement que moi, et je ne vous ai pas convoqués pour proclamer ma générosité. Je vou-


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drais que nous cherchions ensemble à former un plan, à le suivre, au lieu de procéder par brusques attentats, par saccades d'indignation. Notre voeu sublime manque de méthode dans la réalisation. Ces bombes qui éclatent à l'improviste, d'un bout à l'autre de l'empire, affolent l'autocratie, sans la vaincre. Cherchons une ligne de conduite, réunissons les volontés en faisceau et que chacun s'applique à découvrir la meilleure tactique. »

Bernières s'appuyait au fauteuil de la princesse. Kovatsof, le doyen des révolutionnaires, se leva, et, selon son habitude, énuméra les coups de knout, les coups de verges, les tortures que pendant trente années il avait endurés.

Il montrait à l'appui de sa diatribe ses narines découpées par les tenailles, un de ses yeux crevés, des ongles arrachés, et, d'une voix monotone, il dénombrait infatigablement ses souffrances incroyables. Comme une liturgie, il récitait l'éphéméride épouvantable de sa vie de suspect et de forçat.

— « Pour une telle expiation », conclut-il, « quel était mon crime? Aucun. Ai-je été la victime d'une erreur judiciaire ? M'a-t-on pris pour un autre (celui-là, vraiment coupable) ? Non ! Un jour, un cosaque m'a donné un coup de pied dans les reins parce que je marchais devant lui dans la rue ; j'ai protesté au bureau de


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police, on m'a jeté en prison ; j'ai demandé des juges, on m'a fait knouter. J'ai voulu savoir de quoi on m'accusait, on m'a envoyé en Sibérie. Certes, le tzar n'y fut pour rien : l'humeur d'un cosaque, l'humeur d'un bureaucrate de la police, l'humeur d'un sous-officier, l'humeur d'un surveillant, l'humeur d'un capitaine, l'humeur d'un supérieur de couvent ; et d'humeur en humeur j'ai été taillé, déchiqueté, désarticulé pendant trente années. Ni révolutionnaire, ni conspirateur, je ne savais pas lire et je travaillais comme cordonnier. Tout passant en Russie peut subir le même sort : voilà, frères, pourquoi la Révolution s'appelle chez nous la justice. »

Puis, un autre vieillard aux yeux étincelants parla. Ses quatre filles violées par une sotnia de cosaques étaient mortes ; l'infâme stupre avait continué sur leurs cadavres.

Un Finlandais, Rogo, plus instruit, venimeux, la parole sifflante, accusait les officiers de Néronisme. Avec une singulière acuité, il montra le commandant d'un bagne, faisant donner le knout devant lui chaque fois qu'il allait chez sa maîtresse. Etendant son observation aux fonctionnaires, il les accursait d'assaisonner de cruauté leur paillardise. Dans; la personne des gouverneurs, des généraux, des grands-ducs, du tzar lui-même, il dénonçait cette per-


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versité sans nom, cette pollution innommable que les casuistes ne mentionnent pas de peur d'éveiller le jugement sur l'immondicité sanglante des inquisiteurs, érotomanes insignes.

Bernières se pencha vers la princesse et lui dit :

— « Ces propos seraient bons pour convaincre des hésitants, mais ils s'adressent à des convaincus, inutilement. »

Elle intervint.

— « Frères, je vous ai posé des questions et vous n'y répondez pas. Les griefs personnels ne nous affirment que votre zèle; venez à mes demandes. »

Hors de l'exaltation, ces cerveaux ne fonctionnaient plus, les images prenant la valeur et la place des idées.

— « Ce sont des voyants et non des politiciens », fit Bernières, « ils ne savent que frapper et mourir.

— « Est-il une autre façon de vaincre? » dit un moscovite, professeur de sciences, qui vaticina furieusement.

« La Russie, c'est l'enfer avec les agents du tzar pour tortionnaires, et nous sommes les damnés. Je trouve donc les questions de notre soeur tout à fait oiseuses. Elles se traduisent ainsi : quels égards les damnés doivent-ils aux démons leurs bourreaux ? Pourquoi serions-nous humains envers des inhumains ?


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L'innocent qui se trouve frappé par une bombe est le même qui tombe sous la salve tirée au hasard. Nous suivrons l'exemple donné par nos maîtres. L'effroi qui résulte de ce danger permanent agit sur l'imagination : il faut bien que la vie russe devienne impossible pour que la Russie devienne libre.

« Actuellement, vingt-cinq mille prisonniers politiques qui n'ont été ni jugés, ni interrogés, attendent en qualité d'otages. Le nombre des déportés, des condamnés est tel que personne ne le peut établir. Dans un seul district, à Viborg, deux cents suspects ont disparu en trois jours. Où sont-ils ? Dans les prisons de la Sainte Russie, le poison économise les balles. L'homme arrêté est un homme perdu ; et on arrête par saccades et par lubies. Moi, à Odessa, je n'avais pas même un numéro d'écrou. Les registres mortuaires des bagnes et des prisons n'existent pas. Si vous rencontrez un fauve dans une forêt, penserez-vous qu'il soit courtois de n'échanger que coup pour coup et blessure pour blessure? Il faut tuer ou mourir. Meure le tzar pour que le peuple russe vive !

« Le régime du tzar, c'est la terreur. Notre défense fatalement reproduit ce caractère. Soyons terribles ou bien nous serons à jamais perdus, non seulement nous, mais ceux qui sont à peine nés et ceux qui sont ■à naître. Soit, terreur pour terreur: pas un Russe n'est


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sûr de traverser une rue impunément, mais pas un fonctionnaire non plus. L'épée de Damoclès s'est divisée ; elle pend au-dessus de leur tête, comme au-dessus de la nôtre.

« Nous luttons pour la liberté, nos adversaires ne luttent que pour la solde. Il arrivera un moment où la solde ne compensera plus les risques et à ce moment les délections de l'armée, de la marine, de la police même nous mettront à deux pas du triomphe. »

Le ruthène Makareff se leva et d'une diction nette, tranquillement :

— « Sommes-nous européens ? Nous obéissons à un sultan aussi cruel qu'Abdul-Hamid. La Russie est une immense Arménie où les cosaques remplacent les Kurdes. L'empereur va à l'église au lieu d'aller à la mosquée, mais c'est un homme du Koran. Sommes-nous des Occidentaux? c'est-à-dire des gens ayant la même culture, la même origine, la même dignité que les Français, les Italiens, les Anglais, les Allemands ? A cette heure nous ne sommes pas des Occidentaux, non ! L'anarchie prend deux formes, ou la fantaisie de la foule ou la fantaisie du tzar : je dis qu'un pays est à l'état anarchique, quand il n'y a point de lois ou qu'elles ne sont pas suivies. L'autocratie n'est pas un gouvernement, c'est l'orgie d'un ogre qui dévore une nation. Pourquoi un peuple vit-il sous le


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knout, la menace de la Sibérie, et de la torture ? Pourquoi une famille opprime-t-elle cent quarante millionsd'hommes ?

« Le pope dira que cette famille représente la Divinité sur la terre et qu'elle exerce un droit céleste, une délégation du tzar d'éternité ! C'est un blasphème, que de concevoir un Dieu tzar et des grands-ducs archanges !

« La notion de bonté ou au moins de justice, ne saurait être séparée de l'idée divine. Dieu représenté par le procureur général au Saint Synode, le Pobedonostzef théologien-négrier, et bourreau théosophe, ce Dieu-là me jetterait au pied du fétiche nègre. Si le Pobedonostzef n'est pas le premier damné de notre race, il n'y a point d'enfer : cet homme est l'excrémentiation du tsarisme, la mouche bleue née de la pourriture des Romanow, le scorpion, la vipère, l'araignée, sous un masque humain.

«Qu'est-ce que la famille impériale de Russie? Le brigandage à l'état héréditaire ! le pope n'est qu'un valet indigne d'être écouté, sauf par des enfants ou des hommes tombés en enfance ! Quoi, l'Etre Suprême infiniment parfait a créé l'homme russe pour honorer, servir une famille, où les maniaques se succèdent, une famille bourgeoise, malgré les chamarrures et les oripeaux, qui ne sait ni vaincre et prouver ainsi sa force, ni avouer généreusement son insuffisance ? On vous a


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dit que le tzar était votre père et quand vous lui demandez du pain il vous donne le knout. Le tzar est l'ogre encensé par les popes qui terrorise une immense portion de l'humanité. Nous ne pouvons l'atteindre que par des procédés de brigands. »

D'autres discours pleins d'une sombre résolution furent débités, avec naturel, aisance, et sans la théâtralité des politiciens occidentaux, ni la poncivité habituelle.

Ils connaissaient mal l'histoire, pour la plupart ignorant que la Révolution française fût une machination anglaise entièrement conçue et menée par la Maçonnerie, sans aucun rapport avec la Révolution russe vraiment nationale, malgré la place qu'y tiennent les Juifs. Enfin, tous conclurent au pogrom (chambardement).

Bernières s'attendait à découvrir une organisation puissante, avec un comité central distribuant le mot d'ordre à travers l'Empire. A son grand étonnement, il. se vit en présence d'initiatives individuelles, de petits groupements aussitôt dissous que formés et par conséquent insaisissables. Sa bombe jetée, le révolutionnaire apparaissait un criminel isolé ! La torture n'obtenait que de faux aveux. Un point restait obscur pour le Français, celui des connivences, des sympathies cachées et opérantes jusqu'à un certain degré.

A un moment le médecin Belsky s'exclama :


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— « Parbleu ! Nous pouvons tous les soirs mettre une poupée poignardée dans le lit du tzar, une lettre de menaces sous sa serviette ; mais ce sont là des enfantillages !

— « Notre soeur Sophia a raison », fit un jeune professeur d'Odessa, « nous manquons de cohésion. Un officier très épris de sa jeune femme conduisait un convoi de sibériens ; il offrit la fuite à plusieurs si on lui donnait l'assurance qu'il serait à l'abri, lui et les siens, de tout attentat. Nos frères avouèrent loyalement qu'ils ne pouvaient prendre un tel engagement.

« Le nihiliste ressemble au nabi d'Israël.

« L'homme qui se croit inspiré ceint ses reins et au lieu d'aller crier : « Malheur! » à Pétefhof, il frappe quelques officiers de l'autocrate. Certains même n'ont ni confident, ni acolyte.

« A la vue d'une brutalité, au récit d'une abomination, la colère enflamme un coeur et une bombe éclate ! Nul ne peut prévoir des agressions aussi spontanées ; l'acte nihiliste surgit inopinément d'une conscience russe, sous le coup d'une impression fortuite : et nous passons pour des fous furieux parce que nous sommes des ingénus.

— « L'esclave imite le maître, même dans sa révolte, même dans sa vengeance », sentencia Schaebolof. « Le tzar est un fou : on ne règne jamais longtemps par

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la terreur. Le tzar est un furieux : il frappe aveuglément. Si une bombe éclate, la police tire sur les passants, sans sommation ; il faut qu'elle fasse des cadavres, innocents ou coupables.

« Pourquoi les prisons regorgent-elles, et pourquoi massacre-t-on périodiquement un certain nombre de prisonniers ? Parce qu'on ignore le chef d'accusation et qu'il n'existe ni charge, ni témoins, pas même un dénonciateur ! »

Le pope Doubrowsky s'approcha :

— « Il y a moins de vingt ans, une province de Pologne reçut l'ordre de se convertir à l'église orthodoxe, pour un tiers. L'ukase traitait la question de conscience, comme une matière administrative. Ce trait ne désigne pas un tyran, mais un incapable. Le tzar n'a pas les facultés de sa fonction, ce n'est qu'un boyard.

— « Un septembriseur qui travaille pendant les douze mois.

'— « Le sabre peut rassembler, mais non conserver sous son joug cent trente millions d'hommes.

— « Le tzar est un anarchiste », s'écria Schaebolof. Il ne reconnaît aucun principe : ni de la dignité de l'homme, ni de la diversité des races, ni de la différence des religions. Il fouette et il sabre. Mais on fouettait les nègres, il y a un quart de siècle, et maintenant ils ont un état civil. On aurait tort de croire la


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race slave inférieure aux Africains. Les noirs ont brisé leurs fers, les Russes s'affranchiront aussi ! »

Ils s'exaltèrent, enthousiastes et imprécateurs tour à tour, sans même aborder un projet d'action.

Bernières admirait ces âmes généreuses, mais son jugement d'esprit latin n'admettait pas ce désordre dans l'héroïsme, cette prédominance de la passionna— lité dans une tentative aussi formidable.

Lorsque Sophia annonça qu'elle constituait à la Révolution une rente de soixante mille roubles, il s'éleva un murmure approbateur et ému. Aucune lueur de cupidité ne brilla dans leurs yeux. Nul ne voulut se faire le caissier de cette somme. Varonine, un Polonais, réclama seulement quelques appareils de chimie ; un autre, une presse mobile pour les feuilles de propagande. Kovatsof demanda des vieilles bottes ; pas un ne profita de la circonstance pour distraire quelques roubles à son profit.

— « Sauf la draperie qui leur manque, ces Russes aussi dignes que des Romains sont des Brutus, des Cassius mais dont la cause est autrement légitime. La liberté à Rome et à Pétersbourg ne se présente pas sous les mêmes traits : au temps de César il y avait des citoyens, au temps de Nicolas il n'y a que des esclaves », se disait Bernières en sortant du Palais Nariskine où il laissait Sophia en face de ses frères. Il s'aperçut qu'il


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était suivi. Cette circonstance l'agaça, achevant de le rebuter. Que ferait-il dans une mêlée aussi terrible, lui étranger, sans espoir de plaire jamais à cette fiancée de la Révolution, trop entourée de sectaires pour être attentive à une adoration sexuelle, à cette mystique de la liberté qui n'avait de la femme que la beauté corporelle ?


VI

FAIBLES PASSIONNALITÉS

La beauté de la passion n'apparaît qu'au paroxysme, c'est-à-dire au point tragique.

Sophia vint au-devant de Bernières avec une impatience si vive que celui-ci en fut flatté.

— « Eh bien ? Eh bien ? » dit-elle, « que pensezvous de mes fous furieux ?»

— « Leur fureur est légitime et belle, comme leur, folie est détestable. La première bombe devrait être pour Tolstoï, Bakounine et Kropotkine. Vos théoriciens déshonorent la Révolution et lui aliènent les esprits lucides, tandis que vos hommes d'action enlèvent l'admiration. Comment tant de beauté morale peut-elle aboutir à l'expression de tant d'inepties? Les individus que j'ai vus ne construiront rien; mais ils démoliront, de fond en comble, la prison autocratique.

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— « Dites-moi longuement vos impressions », fit-elle en s'accoudant pour le mieux écouter.

Ses yeux brillaient, son attitude gracieuse exprimait un contentement intense. Bernières sentit qu'il n'existerait jamais pour cette femme. Accablé par cette indifférence, il s'efforça de refouler ses impressions et de phraser ce qu'on lui demandait : des éloges sur les nihilistes. Son désir s'évaporait, littéralement, en face de ce coeur chaud d'amour pour la patrie russe et dont le fanatisme ne se démentait pas.

— « Permettez-moi », fit-il, « de vous citer un exemple typique de la mentalité russe avant de m'occuper de ceux que vous m'avez montrés hier soir. Car il faut considérer le cerveau slave pour mesurer ce qu'il donne à l'état exalté.

« L'univers a lu et relu, depuis deux mille ans, le verset 12 du chap. XIX de saint Mathieu : « Il en y a qui se font ennuques eux-mêmes pour le royaume du ciel. »

« Seul, les Skoptzys se châtrent eux-mêmes et châtrent autrui.

" Le cerveau slave ne différencie pas le propre du figuré, le littéral de l'allégorique et de l'anagogique ; il concrétise ce qu'il conçoit ou, plutôt, il conçoit concrètement. Est-ce une infériorité propre à votre race ? Estelle trop peu évoluée pour connaître l'abstraction ? Je n'en déciderai pas. Quoiqu'il soit écrit que la foi trans-


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porte les montagnes, l'impossibilité d'essayer seule arrête le moujick. Si l'évangile portait : le croyant peut transporter cinq cents kilogrammes, soyez sûrs qu'une secte se fonderait à cette fin.

« Par cette déformation de l'idée en passionnalité, le Russe à peine sorti de l'esclavage a touché à l'extrémité de la négation. Le père acceptait tout, tzar et knout, le fils n'admet plus rien. Le mot de nihilisme est tellement lourd d'imbécillité que jamais un latin ne l'eût prononcé, sauf dans la formule de l'ivrogne qui vomit dans le ruisseau et bafouille : « il n'y a pas de bon Dieu ! » Au service de cette devise insensée, vous apportez une abnégation sans borne. Quelques hommes sans argent, sans entente véritable, déclarent la guerre au sultan de Péterhof. Jamais l'individu n'a pareillement prouvé sa puissance contre l'ordre social.

« On a dit depuis longtemps que celui qui fait le sacrifice de sa vie, est maître de la vie d'autrui, proposition subordonnée à des conditions d'habileté et de circonstances. L'arme blanche devient vite impossible dans une période où chaque fonctionnaire, depuis l'agent de police jusqu'au grand-duc, se sait menacé ; l'arme à feu exige une sûreté de coup d'oeil et de main tellement rares que le duel au pistolet reste en général sans résultat, malgré qu'on puisse viser et que l'adversaire


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soit immobile. La science fournit une nouvelle arme maniable pour tous, sans exercice préalable.

« A vrai dire, la grenade qu'allumait et lançait notre ancien soldat a été la première forme de la bombe à main : mais les explosifs, au temps de Louis XV, étaient de peu de force et le laboratoire du chimiste a doté la révolution d'un instrument de mort tellement perfectionné qu'une jeune fille, un valétudinaire, un vieillard peuvent s'attaquer à Goliath. La fronde du berger David voit ainsi sa force centuplée.

« Dans les temples de l'antiquité, la recherche scientifique rencontra certainement des dynamites et des panclastites, mais la formule n'en fut pas révélée.

« Nous savons que Louis XIV renta un inventeur pour qu'il ne divulguât pas une poudre aux effets terribles ; l'humanité du roi s'épouvanta. Aujourd'hui, ces redoutables secrets sont livrés à la vulgarisation aussi communément que des recettes pour les confitures : le désespoir et la perversité se trouvent incomparablement armés, sans que les savants s'inquiètent du nouveau danger qu'ils suscitent.

« Sans la bombe, l'autocratie russe eût été inexpugnable pendant de longs siècles : et le testament de Pierre le Grand aurait pu s'exécuter. Le terrible despote laissa une estimation des puissances européennes qui parut forte et bien pensée jusqu'au jour où l'explosif inter-


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vint comme facteur politique, arrêtant le cours des conquêtes slaves, forçant cette race, débordante sur l'Orient et l'Occident, à renoncer au rôle d'ogre et à s'appliquer à la guerre civile.

« La convention joue un rôle déterminant, même dans les phénomènes moraux. Les nobles de 1793, très braves, savaient mourir et se battre selon les règles, ils, ne surent pas se défendre contre les sans-culottes. Un gentilhomme d'épée au XVIe siècle ne redoutait pas de rencontrer une provocation à chaque pas, il dégainait, comme il saluait. Certaines cottes le défendaient du poignard et de la balle et, en ce temps, on voyait l'attaque : et ce qu'on voit n'effraye pas autant que l'inconnu.

« La bombe a créé, chez les plus braves, un état d'appréhension nerveuse que rien ne saurait conjurer. Il faut craindre sans cesse. Pour un conseiller d'Empire, un gouverneur, un officier de police, le gamin qui porte un paquet en sifflant, l'institutrice avec son rouleau de musique, le va-nu-pieds aux mains frileusement fourrées dans ses poches, le mendiant qui tend sa sébille, tous peuvent être des assassins et frapper d'une mort affreuse, qui mutile atrocement. L'effet de la bombe à main sur l'imagination explique seul la ragé et la brutalité impériale qui se communiquent, à travers les degrés du fonctionnarisme. La peur règne et non le tzar.


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« La Russie, incompréhensible tant qu'on la considère comme un pays occidental ou, si l'on veut, européen, la Russie est située en Asie. L'identité presque absolue de l'Eglise grecque et de l'Eglise catholique, et les princes et princesses russes de Paris et de la Rivière ne doivent pas nous leurrer. Le tzar est un sultan et les gouverneurs des vizirs. Extérieurement, un temple orthodoxe imite une mosquée ; il n'y manque que le croissant : cela saute aux yeux, rue Daru comme à Jérusalem.

« La race a des qualités d'assimilation extraordinaires et qui nous font illusion ; l'étudiant jongle avec les noms et les formules au point d'étonner les vieux professeurs et le moujick disserte, généralement servi par une facilité et une abondance remarquables ; le prince russe est le plus vite parisianisé des étrangers ; le révolutionnaire s'approprie avec promptitude incroyable les divagations récentes. A écouter les uns ou les autres, à l'isba ou à l'université, on croirait à des civilisés accomplis. Dès qu'ils agissent, ils redeviennent barbares, autant pour l'endurance que pour la cruauté.

« En haut et en bas, à Péterhof comme aux bagnes de Sibérie, chez le grand-duc et chez le moujick il y a deux individus ; dans chaque homme, un décadent et un sauvage et le chassé-croisé de cette double personnalité rend le Slave extrêmement difficile à pénétrer.

« Le colonel appelle « frères » les hommes qu'il va


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fusiller ; le tzar donnera un oeuf de Pâques à un fonctionnaire juif et le fera fouetter s'il le refuse : tout cela est sincère. Tantôt des attendrissements d'évangile, des sensibilités du Moyen Age ; tantôt des vengeances de peaux-rouges, des implacabilités de jacobins, et dans ces cervelles mal conformées, le sermon sur la montagne fournit des textes à n'importe quel attentat.

« Une des définitions du civilisé serait, malgré la bizarrerie des termes, « l'étanchéité respective du cerveau et du coeur », du moins ce serait celle de l'homme d'État. Si l'idée s'incarne passionnellement ou si la passion évolue en idée, il se produit un bouleversement des facultés ; un double courant d'absurdité en résulte. Le cerveau envahi par la nervosité ne raisonne plus ; et la sensibilité n'engendre que des pensées momentanées et excessives. Le nihiliste jette sa bombe sans souci des innocents qu'il atteint, la troupe qui survient tire des salves sur les passants sans choix, ni sommation.

« Aucun des deux partis en présence n'a le respect de la vie. Quoique la peine de mort n'existe qu'en matière politique, le tzar n'agit pas en juge et en roi, mais en adversaire de son peuple, puisque le délit majeur est de ne pas admettre le Molockisme des Romanoff, vicaires de Dieu ou des dieux, comme disent les vieilles inscriptions orientales, dans leur identification du bra


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céleste et de l'éternel fouet de quelques-uns sur l'échine de tous...

« Rien ne ressemble moins à la réalité que l'histoire. L'annaliste plaide en faveur d'une théorie, sauf le cas où il collationne des matériaux contradictoires et se borne à augmenter la confusion. De combien de sentiments individuels très différents entre eux se compose un mouvement révolutionnaire? Ces personnages abstraits, « le peuple, la cour », en fait se décomposent en mille entêtements, en innombrables illusions.

« Le forçat de Dostoïewsky, le chemineau de Gorki, le moujick de Tolstoï ne fournissent pas un signalement exact du révolutionnaire, tel que je l'ai vu : le prince russe des cabarets de nuit et les princesses de Nice ne représentent aucunement le parti autocratique. Votre élite ne fournit qu'un nihilisme d'action. Il faut qu'une race élevée sous le fouet ait épuisé sa patience pour adopter une conduite aussi tragique.

— « Vous ne me donnez aucun avis profitable ?

— « Nul ne mettra de l'ordre parmi ces multiples mouvements spontanés qui se succèdent terribles, désordonnés, sublimes et sauvages. L'individualisme a trop de part dans vos manifestations pour que l'on songe à formuler des règles et des maximes ; mais votre triomphe est certain et je ne donnerais pas un kopeck du trône des tzars : il croulera en quelques années !


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« J'ai réfléchi avec toute l'application dont je suis capable : et vous avez mon jugement. Les révolutionnaires, en tant qu'hommes d'Etat et chaque fois qu'ils traitent de la société future et qu'ils en esquissent les traits, sont des imbéciles ou des fous ; la révolution russe n'est qu'une révolution ; voilà le premier point.

« Hommes d'opposition, conspirateurs et chaque fois qu'ils agissent en ennemis de l'autocratie ce sont des héros ; pour les traits de guerre civile, la révolution russe fourmille d'exemples incomparables de volonté et d'abnégation, voilà le deuxième point.

« Conclusion, ils taillent bien, mais ils ne sauront pas coudre et leur victoire, qui est certaine, aboutira à l'anarchie.

« Une autre considération ressort de mon étude, l'incapacité radicale de l'autocrate et de son administration. Ce monarque asiatique méconnaît le caractère de son peuple. Si assourdi qu'il soit par les grands-ducs, ne se rend-il pas bien compte qu'il ne peut coiffer désormais que la couronne constitutionnelle? Il perdra même celle-là, s'il continue de gouverner à coups de salves.

Et le sang répandu de mille conjurés Rend ses jours plus maudits et non plus assurés.

« Il s'agit moins de lui que do sa meute qui

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n'abandonnera pas la curée séculaire, avant qu'on ne lui ait brisé les dents. Si le tzar était capable d'entendre le langage de la raison, je lui dirais ce que j'ai vu en une soirée et qu'il ignore, malgré ses années de règne. Il gouverne physiquement, c'est-à-dire à coups de fouet, un peuple essentiellement animique ; j'entends par là un peuple dont l'adhésion ou l'opposition se résout par des mouvements de sensibilité. Le tzar ferait la paix avec son peuple par une amnistie entière, par l'ouverture des prisons et des bagnes. Un acte généreux, magnanime, aurait un succès immédiat, immense. Aux aspirations des Russes il faut un exutoire, soit une Chambre avec un ministère responsable. L'opposition trouverait un cours normal et des rives où s'écouler : et tandis que les Excellences tomberaient les unes après les autres, il cesserait d'être l'Ogre, la Bête noire, l'ours stupide et féroce. Voulez-vous une preuve de l'aveuglement autocratique ? Je suis de tendance monarchiste, homme d'ordre et de hiérarchie : et cependant — et je ne dis pas cela pour vous plaire — je m'unis de tout coeur aux révolutionnaires russes, je ne réprouve que leur littérature sociale.

« Autrefois, des podestats plus cruels que Nicolas rachetaient leurs vices par un génie véritable. César Borgia, fut un politique et un général de premier ordre, en même temps qu'un monstre. Le tzar est seulement


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monstrueux, il n'entend rien, il ne voit rien,on tue ses séides et il fait tuer ses sujets : c'est un grand enfant qui a reçu un héritage d'injustice et qui met son honneur à le défendre. Lui aussi est à la fois un barbare, et un décadent, il a une artillerie du dernier modèle et un cerveau du temps des Yvan. »

On annonça le prince Feyshine.

Elégant, souriant, il baisa la main de Sophia et serra celle de Bernières.

— « Je faisais mes adieux ! » fit ce dernier.

— « Encore ! Tu ne peux donc supporter les dédains de cette hyrcarnianne princesse ou tigresse d'Hyrcome, comme dirait Théophile Gautier !

— « Demande-lui. toi-même, si je dois rester. »

Elle secoua gravement la tête :

— « Il y a, entre M. Bernières et moi, des différences telles, des différences de race de civilisation, incoërcibles. Il ne supporte pas que je le regarde sans coquetterie et que je sois invincible à l'heur de lui plaire : et je ne puis ni devenir coquette ni lui offrir autre chose qu'une amitié masculine. Qu'il parte !

— « Sans esprit de retour? » dit Feyshine.» Je suis forcé de vous croire et mon amitié n'insistera plus.

« Il faut peut-être notre tempérament slave pour trouvée des douceurs dans un désir sans espoir. Car, je l'avoue, puisque vous renoncez à la princesse, je l'aime,


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moi, à ma façon sans doute, mais je l'aime, mon cher André. »

Bernières regardait son ami avec étonnement. Le ton presque léger de cette déclaration l'étonna.

— « Chez vous autres Français », dit Sophia, « la fatuité serait-elle la passion dominante? Si je m'étais retranchée derrière un devoir, un voeu, un autre amour, vous auriez supporté votre déconvenue, en restant un précieux ami, ardemment dévoué. Savoir que rien ne me retient ni ne m'attache, qu'aucun obstacle mystique ou social n'existe, que vous êtes refusé sans prétexte, savoir cela, vous inflige un tourment insupportable.

— « C'est vrai ! » avoua Bernières, « cette idée me dégoûterait de vivre. »

— « Allez donc dans votre heureux Paris. On ne transplante pas les âmes et la vôtre ne fleurirait pas au bord de la Néva. Pensez quelquefois à la princesse nihiliste pour qui vous avez été deux fois le coryphée de la Providence. Adieu, et que le bonheur vous arrive pleinement, aussi pleinement que je vous le souhaite. »

Bernières baisa les belles mains tendues et sortit vivement.

Le prince le rejoignit.

— « Nous nous reverrons, nous deux ? » demandat-il.


LE NIMBE NOIR 149

— « A Paris! » dit Bernières.

— « Franchement, André, n'éprouvez-vous pas quelque dépit à me laisser auprès d'elle?

— « Non », fit-il, « je suis au contraire heureux que vous la protégiez encore.

— « Voulez-vous que je vous tienne au courant de ce qui va se passer ; car il va se passer des choses, grandes ou petites, mais tragiques, je crois.

— « Non », fit encore Bernières, « je prévois une infortune prochaine ; Sophia sera ruinée en peu de temps. Je ne suis pas assez riche pour la sauver.

— « Moi, je serai fort riche un jour ! » dit Feyshine comme à lui-même, et après ces mots de peu de signification en eux-mêmes, il s'absorba dans une suite de pensées graves, ne donnant aux dernières minutes de l'entretien que ce que les bienséances exigeaient. L'adieu des deux amis fut d'une cordialité superficielle.



LIVRE III



I

DU POINT D'HONNEUR

On doit estimer les gens au prix où ils s'estiment, mais les juger sur leurs maximes.

Vautré dans un confortable fauteuil de son élégante garçonnière, André Bernières regarde tomber le crépuscule qui commence à mâchurer les vitres ; et à mesure que les meubles et les bibelots projettent des ombres plus noires, sa pensée se reporte à la grande aventure de sa vie. Deux ans ont passé depuis le soir où il assista à l'assemblée nihiliste, appuyé au fauteuil de la princesse Nariskine. Depuis lors il n'a jamais été content de lui.

Homme raisonnable, il a renoncé à une entreprise folle : pas un de son cercle et de son monde qui ne l'ait approuvé, à entendre la confidence de ses heures russes.

9*


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Suivre une femme qui ne vous aimera jamais dans les sanglantes péripéties d'une révolution où la chimie parle en guise de rhétorique, quelle démence !

Cependant il a fui la femme la plus belle et l'âme la plus profonde qu'il ait rencontrées ; et depuis cet acte si logique où l'instinct de la conservation l'exhortait éloquemment, il ne rencontre plus de visage qui lui plaise, ni de personnalité qui l'intéresse. Galant par inoccupation comme les oisifs, il rencontre sans cesse le fantôme de Sophia qui le dissuade des faciles plaisirs d'autrefois. Ceux qui entrevoient le mystère restent imparfaits et désorientes, véritables déclassés de l'imagination, sans pouvoir ni oublier la vision d'un moment, ni la retrouver. André ne se consola pas d'avoir aperçu un tel être et d'y avoir renoncé. La contemplation seule, par l'effet de la distance, lui semble maintenant préférable à toute volupté.

Aime-t-il ? il ne s'aime plus, il a perdu ce contentement de soi, corroboré de quelques succès de salon, de quelques camaraderies ; il ne jouit plus de sa situation d'homme coté dans un clan et qu'on salue entre la Madeleine et Montmartre.

Lisant avidement les nouvelles de Russie, dans le

crépitement des bombes qui était allé en augmentant,

à chaque gouverneur dynamite, à chaque général

tué, il revoyait l'admirable Sophia, Nome révolution-


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naire, se dresser à la façon de la muse derrière Cherubini, dans le tableau d'Ingres. Partisan des libertaires, au grand étonnement de ses camarades, et violent dans la discussion, il avait mécontenté et refroidi les sympathies qui ne pouvaient deviner quel dépit amoureux enfantait ces tirades incendiaires. Cet état incroyablement pénible était sans remède ; sa raison et aussi sa nature sans flamme, l'éloignaient de Sophia et cependant son imagination la lui représentait toujours comme l'incomparable femme, auprès de qui les autres paraissaient factices et vides,.

Il était si heureux au temps où il rencontra le prince Feyshine, si heureux de la bêtise de son cercle, du vice de Montmartre et de la sentimentalité perverse de quelques coteries. Sa vie coulait douce entre des amis et des femmes faciles. Doué d'um talent d'amateur, il exposait ; tireur au pistolet, on le citait ; il avait son entrée dans les coulisses et, connu des trois ou quatre mille premiers rôles parisiens, il appartenait à la figuration officielle de la vie boulevardière.

A-t-il aimé Sophia ? Que de fois cette question se posa et reçut de contradictoires réponses. Il rêvait à sa pâleur irréelle, à cette immobilité de pose qui l'apparente aux statues, à cette démarche somnambulique d'un être que la fatalité conduit ; à ces gestes inattendus et tragiques et surtout à ces yeux de gemmes aux feux


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changeants, au regard toujours si lointain, que l'interlocuteur se sentait oublié.

Rencontrer l'idéal et ne pas le, suivre lorsqu'on l'a reconnu ; lui préférer sa tranquillité est le trait commun des natures ordinaires. Bernières, incapable d'héroïsme et d'une fougue généreuse, se haussait encore jusqu'à un jugement sincère et il se condamnait.

Au rayonnement étrange des yeux de Sophia, il avait vu jusqu'au fond de lui-même le vide propret et complet de sa personnalité et il ne s'en consolait pas. A chaque recueillement, à chaque silence, il se répétait très douloureusement sa médiocrité, plus malheureux de se connaître que d'avoir fui la princesse nihiliste efforcé de se tenir pour une âme moyenne, ensachant ce que vaut la moyenne des âmes !

Dans le courrier, une enveloppe le fit tressaillir, il reconnut l'écriture de Feyshine. La lettre était épaisse avec un triple timbre. Il en palpa le papier bruissant, la fièvre aux doigts, attendant la lampe, en proie à une anxiété irraisonnée. Au domestique qui l'apportait, il dit, dans la prévision d'un grand coup à subir, qu'il ne dînerait pas. Voici ce qu'il lut ;

Mon cher André, Savez-vous quelque chose de notre Sophia ? Peut-


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être vous a-t-elle écrit dans sa détresse? La moindre indication pour la découvrir me permettra de la'protéger encore.

Depuis deux ans j'ai respecté votre volonté de ne plus entendre parler de cette femme que vous vouliez oublier.

Aujourd'hui, il s'agit de son salut qui vaut plus que voire repos. Si elle vous écrit, transmettez-moi sans retard le lieu de sa lettre et l'adresse, s'il y en a une. Vous pourriez même me la télégraphier. Songez à mon anxiété.

Ah ! mon ami, que j'ai de souci et de déplaisir. J'ai trouvé sur les portes du palais, au retour d'un voyage au Caucase, les affiches des créanciers.

A l'intérieur, le vide, le désert, tout avait été vendu, portraits de famille, linges, vêtements, tout. J'ai marché entre ces murs nus comme un Israélite devant la muraille du temple. J'en frissonne encore. Chez mon intendant, stupeur plus grande, les terres vendues et mon homme, devant mes reproches, s'écriant : « Excellence, la princesse étant sans cesse sous le coup d'une arrestation ou d'une expulsion, j'ai cru bien faire, en obéissant à son ordre ; je n'ai pas même pensé à vous prévenir, tellement cette conduite me sembla dictée par la prudence. »

La tragédie sociale à laquelle notre amie s'était


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vouée par un goût exclusif n'a pu absorber cette fortune. Elle a dû donner à tort et à travers et à tout venant.

Enfin, elle est ruinée et je ne sais où lui envoyer des subsides.

Je ne supporte pas l'idée qu'elle pâtit dans quelque masure comme celle où nous l'avons trouvée.

Vous l'avez découverte : cela est à votre honneur. Moi, je l'ai suivie. Vous n'imaginez pas l'infinie noblesse de cette nature 1 Sa beauté n'extériorise pas même l'ombre de cette âme profonde et mystique, muse ou sainte ?

Faut-il vous dire que je n'ai obtenu d'autre faveur que sa confiance et sa main à baiser ? Vous le devinez. Je ne me sens pas moins attaché parce que je suis dédaigné. Ni vous ni moi ne lui offrions quelque chose qui valût son bel idéal de chasteté et de charité.

Il me semble plus raisonnable d'aimer une femme qui, si elle n'est pas à vous, n'appartient à personne, que d'en partager une avec un mari ou d'autres amants. Et puis, l'amour est-il un phénomène si positif, n'ayant qu'un processus, toujours le même! Aimer une personne n'est point nécessairement faire l'amour avec cette personne.

Je n'ai pas influé sur elle et naturellement elle a influé sur moi. Soit lassitude des joies faciles, soit con-


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séquence de son charme, j'en suis arrivé à préférer sa vue à toutes les réalités de la merci passionnelle.

Au collège, nous appelions platonique l'amour pur : nous ne nous trompions pas beaucoup. J'ai relu curieusement (la traduction je l'avoue) du dialogue de Platon; il y est dit qu'il faut suivre d'abord la beauté sensible afin d'arriver à percevoir la beauté intérieure. J'ai mêlé les deux notions ! j'aime dans le sens ordinaire des romans, per fas et nefas, et je suis résigné à l'indifférence de l'idole.

La Petrowna est morte, autre sujet de chagrin : Qui remplacera ce vieuxdévouement auprès de Sophia? Notre pays est sillonné de bombes comme un ciel d'été d'étoiles. Vous avez suivi par les journaux la croissance du mouvement vraiment terrifiant. La victoire sera chèrement achetée mais elle approche.

Mon oncle a démissionné, ma protection cesse. Soupçonné, presque compromis, je dois m'attendre à tout.

Le rang social n'abrite vraiment que pour les délits de droit commun. Je me tirerais les braies nettes d'un homicide, non pas d'une conspiration. S'il m'arrive malheur, acceptez-vous, malgré le souvenir d'un amour dédaigné, de prendre ma place dans cette destinée plus intéressante que les nôtres ? J'aimerais à en recevoir l'assurance.

Répondez-moi avec force périphrases ; j'ai mis cette


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lettre à la gare. Votre réponse passera au cabinet noir; on y est bête à faire envie aux oies, il y a certains mots qu'il ne faut pas écrire tels que « liberté, constitution » ; en usant d'une phraséologie emphatique vous trouverez moyen de dire tout ce que je dois savoir.

Si donc vous acceptez de me suppléer, en cas de besoin, mon intendant qui vous connaît et qui est sûr, vous délivrera toutes sommes sur votre propre signature.

Excusez le décousu de cette épître. Léger et considérant la vie comme un bateau de fleurs, je me trouve surpris d'avoir charge d'âme. Ce souci nouveau me jette dans une agitation indescriptible.

Je deviendrai peut-être fou et sans le regretter. Car à quoi rime ma vie ? A rien, les heures de noce ou mondaines se blasonnent exactement par rien.

L'être accaparé par les extériorités ne vit pas, il s'agite. J'ai trouvé au Caucase un ivoire d'un travail ancien admirable, un chef-d'oeuvre qui a demandé des années de labeur : l'ignare qui a tant sué sur cet ivoire l'a signé. Il se nommait Démetrios et vivait au XVe siècle, sans doute, dans l'ombre de quelque monastère. Cet homme a laissé une trace. Après tant d'années écoulées il me redit sa pensée et s'impose à mon imagination. Cet homme a vraiment


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existé, puisqu'il existe encore et il suffit d'une photographie, d'une reproduction pour qu'il existe toujours ; tandis que moi j'aurai passé comme un personnage de cotillon, sans faire ni le beau ni le bien. Incapable même de creuser un rêve dans de l'ivoire, que puis-je pour m'estimer, sinon me dédier, à un noble être, d'élire une suzeraine et de prendre ses couleurs !

Ne trouvez-vous pas beaucoup plus plausible de servir une femme chaste choisie entre toutes, que de se dévouer à quelque garce couronnée, comme Elisabeth et Catherine ?

Les manuels disent que ces femmes incarnaient la pairie : la patrie, sous les traits d'une fille à soldats !

Ne pouvant être l'amant de Sophia, je m'institue son chevalier. Si mon oncle, qui est vieux, se décide à mourir, je rendrai à celle illuminante illuminée ce qu'elle a gaspillé.

Ne croyez pas qu'elle ait été avec moi autrement qu'avec vous, qu'elle ait prêché et déterminé par quelque artifice mon changement ! Son émanation seule a opéré.

A vous qui avez fui devant son charme invincible, je parle sincèrement et comme il n'y a que vous qui puissiez m'entendre, je profile de votre ancien amour pour vous expliquer le mien.


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En religion, je ne sais trop ce que je crois; le pope me gâte tout. Puis la religion du Tzar et de M. Pobébono... Pouah ! A u reste, je n'ai pas étudié et les hypostases m'assomment. Que le Saint-Esprit procède du Père ou duFils ou des deux, qui en décidera, et si onen décide, quel intérêt cela a-t-il ? Vous voyez mon éloignement de lu poperie, de ses pompes et de ses couvres.

Sophia est une sainte, par elle-même et sans emprunt aux conventions ecclésiastiques. Une fut jamais de vierge plus chaste ; de coeur plus chaud à la souffrance d'autrui, véritable madone des faibles, des persécutés et des souffrants. Ce qu'on lui a demandé, elle l'a donné et maintenant il lui reste la Sibérie en perspective. Je ne veux pas que ce miracle vivant tombe aux mains de la police et s'achemine vers la terre de torture et d'ignominie ! Cela, je ne le veux pas !

Vous connaissez les étonnants événements de ces deux années ; mais vous ignorez un nouveau mode de propagande qui rend la recherche de Sophia difficile et aussi d'un sort très critique.

Le mir (commune) distribue les terres aux paysans par le vote des Anciens. Cette magistrature patriarcale toute puissante sur l'individu, peut le bannir à jamais de son foyer, le faire orphelin et misérable par une


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simple décision; jusqu'ici, cela n'arrivait que pour des cas graves.; maintenant les Anciens du mir écrivent aux jeunes soldats sous les drapeaux de ne pas obéir aux ordres répressifs ou bien de renoncer à revoir leurs foyers. La dernière fois que j'ai visité Sophia, elle copiait sans relâche le libellé de ce Pigovar (arrêté) et sans doute à cette heure elle parcourt les villages pour généraliser ce mouvement d'une importance immense, car il dissoudra l'armée, dernier rempart de l'autocratie.

L'écriture de Sophia est facile à reconnaître ; il n'en faudrait pas davantage pour qu'on l'arrêtât ; et être arrêté, chez nous veut dire torture et mort.

Si j'étais tranquillisé sur le sort de ma sainte, je ne me plaindrais pas, je vis d'une façon très intense. On s'habitue au péril, comme à la paix.

Il faut finir cette énorme lettre. Sophia vous a-t-elle écrit et quoi?

Etes-vous prêt à me remplacer momentanément auprès d'elle, si l'on m'arrête ?

Autrefois, vous m'avez dit que vous ne demandiez au ciel qu'une circonstance où me témoigner votre gratitude. Eh bien ! je réclame aujourd'hui beaucoup plus que vous n'entendiez promettre ; il s'agit d'un être dont nous ne sommes pas dignes, ni l'un ni l'autre, de délier les chaussures.


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Je compte sur vous, André Bernières, ou plutôt je veux croire que Sophia peut compter sur vous !

ALEXIS FEYSHINE.

Certes, le parisien avait eu raison de dire qu'il ne dînerait pas. Cette traite de reconnaissance, tirée sur sa destinée, l'épouvanta ! Se constituer le chevalier d'une nihiliste, si belle et si mystique fût-elle, cela ne se propose pas à un honnête boulevardier qui a des rentes suffisantes, des relations agréables et qui avait renoncé, par prudence, à la présence de l'aimée. Ces Slaves, tous fous de quelque façon, et Feyshine aussi perdait le sens !

Bernières décida de ne pas répondre. Après deux années de silence, relance-t-on un mondain pour l'obliger à une expédition de mousquetaire ? Se sacrifier à une femme, aux yeux de qui on ne représente pas même un homme et qui préférerait le bagne à votre baiser ? Non, et non, et non ! Cependant, cette même fatuité qui l'avait fait s'enfuir du palais Nariskine, le contraignit à écrire, sur un beau feuillet.

Mon cher Alexis. Pour ne pas perdre un courrier, deux phrases seu-


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lement. Je n'ai rien reçu de notre amie et je suis prêt à faire ce que vous me demandez.

BERNIÈRES.

Il relut ces trois lignes et ricana : « Le bon billet qu'a le Slave », pensa-t-il. Brusquement, il tressaillit comme s'il se surprenait en une posture honteuse. Un jour, s'il rencontrait le prince Alexis, de quel front l'aborderait-il ? L'idée du mépris à essuyer le fit dresser tout debout. Il cacheta fébrilement le billet et sonna. — « Cette lettre à la poste, sans tarder. » Puis, il s'affaissa dans son confortable fauteuil avec une lassitude inexprimable.

A quoi aboutissait sa prudence ? Aussi engagé par le respect humain qu'il l'eût été par l'amour ! Le point d'honneur l'emportait sur sa sécurité.

Il pensa rageusement à ranger ses affaires, à être prêt pour cette chevalerie forcée, dans l'état d'esprit d'un homme qui va se battre en duel pour la galerie et malgré lui. Dévot, il eût fait un voeu à la madone pour sortir de cette impasse ; justiciable de sa seule conscience, il accepta l'épreuve, comme on accepte la maladie. A ce moment, Sophia lui apparut absurde, odieuse et la vie plus absurde encore. Quoi, il intercédait pour une criminelle, il lui apportait la nouvelle


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d'un héritage et, après avoir essuyé ses dédains, il se trouvait obligé de faire ce qu'il eût refusé à la passion, aux liens du sang ! Il se méprisa de céder comme il se serait méprisé de résister. Il pensa à demander une mission au ministère du commerce, à collectionner des lettres pour des hauts fonctionnaires de l'autocratie ; à mettre dans ses bagages comme sauvegarde tout ce. qu'il trouverait d'articles conservateurs sur la Russie. Ainsi, de divagation en divagation, il se donna la fièvre.

Au lit, il ne trouva que l'insomnie et, paraphrasant l'exclamation du père Géronte, se répéta : « Qu'allais-je faire dans ce taudis du faubourg de Vola ? » Une fatalité pèse sur l'homme, qu'il ne surmonte pas aisément. Il avait été écrit, depuis le commencement de Lutèce et de Pétersbourg, qu'un pauvre parisien, pour une curiosité naturelle chez le voyageur,, serait condamné à se faire chevalier garde d'une Altesse révolutionnaire. Comment la réalité se modelait-elle ainsi sur le plus fantastique cauchemar? L'idée de jettatore lui traversa l'esprit. Sophia n'avait-elle pas répondu à sa question : " Serez-vous bonne pour moi ? » — Un « Non, je ne pourrai jamais rien pour vous. » Ah ! Si la princesse lui; eût écrit : « Venez à mon secours ». Son orgueil aurait éprouvé quelque satisfaction ! Un rival lui demandait de prendre sa place, un rival heureux, puis-


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qu'il aimait, et qu'il l'écrasait par son héroïsme incomparable.

La crise, d'une intensité extrême, épuisa les dernières résistances de Bernières; lorsque, vers l'aube, il s'endormit, harassé, son parti était pris, il acceptait les conséquences de l'étrange aventure.

Le mouvement naturel de notre âme exprime toujours l'égoïsme ; la générosité est artificielle, elle se produit par le triomphe d'une idée sur l'instinct, fruit incomparable de la civilisation qui pourrait se définir : « l'état où l'homme a le plus grand intérêt à être vertueux ».

Les époques où le point d'honneur règne en maître, comme les castes où il fleurit, présentent de beaux traits et en grand nombre. Combien d'événements nous inspirent d'abord une lâche conduite que nous n'osons pas tenir, par crainte de l'opinion ou même de notre propre opinion ?

André Bernières, après avoir littéralement sué les humeurs instinctives, se trouva prêt aux plus nobles abnégations, vraiment héroïque, mais non héros. Celui-ci se reconnaît au premier mouvement toujours magnanime, comme le génie éclate, dès l'initiale expression, parfaite, sans recherche ni rature.


II

DANS LA RUE

Parmi les passants falots ou sinistres de la nuit, combien portent des secrets douloureux ou effrayants.

La neige tourbillonnait au fouettement de la bise. Sur la petite place du faubourg, des silhouettes frileuses et pressées passaient, grises dans la nuit noire.

A l'abri d'une porte cochère, deux hommes se tenaient immobiles et à peine distincts sous le floconnement pressé.

— « Ivanof », dit l'un, « faut-il attendre encore?

— « Il faut attendre, Kinesef. » Les passants devinrent rares.

— « Voilà des garadovoï !» fit le déserteur. Un miaulement monta dans l'air.


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— « Tu entends ? » fit l'ouvrier, et il imita, à son tour, le cri du chat.

Les arrivants se dirigèrent vers le porche. C'étaient Schaebolof, et le pope Doubrowsky, Ils firent tous quatre ce mouvement des bras qui avoue l'impuissance ou l'insuccès.

— « Cela est extraordinaire », dit le pope, « Sophia n'a pas été arrêtée ! Où est-elle? C'est toi, Ivanof, qui lui a parlé le dernier ?

— « Oui », dit le déserteur, « j'ai conduit la voiture qui la menait, Perspective Matriviev. » Elle me dit : « A un de ces jours, vers le soir, sur la petite place de Vola ».

— « Une semaine a passé. Il faut la retrouver, quand on devrait tuer, quand on devrait voler. Elle n'a plus un rouble ! » s'écria Schaebolof.

— « Le prince Feyshine vint le soir même où les huissiers avaient tout emporté, il se promena comme une âme en peine dans le palais désert et demanda au gardien légal quel brocanteur avait acheté les meubles et les portraits de famille. Lui aussi voudrait retrouver Sophia, insinua Kinesef. »

— « Laissons le prince où il est », dit Schaebolof. Le pope protesta.

— « Ne soyons pas ingrats, le prince nous a assuré deux années de tranquillité ! il a agi pour nous, quoi10

quoi10


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qu'il ne pensât qu'à elle. Dans le malheur, elle sera peut-être allée chez celui qui fut dévoue..

— « La Sophia n'irai rien, demander à un amoureux », fit Schaebolof. Puis : « Ivanof, quand tu l'as quittée, paraissait-elle troublée ? »

— « Oui », fit le déserteur, " elle venait de détruire la correspondance et de cacher, sous les combles, les ballots de propagande.

— « Ne sais-tu pas où tu l'as menée ?

— « Si fait, mais, elle m'a quitté ai un angle de rue, et j'ignore où elle est entrée.

— « Loin d'ici ?

— « A deux verstes.

— « Allons-y !

— " A quoi cela servira-t-il ?

— « A nous figurer chez qui elle a bien pu entrer. Qui hahite près de là ?

— « Lomakine, le médecin.

— « En route », dit Schaebolof.

Et les nihilistes marchèrent dans la direction indiquée. La reconnaissance et l'admiration les baient d'une façon profonde à la princesse, leur madone ! la Dame éblouissante et bienfaisante qui sacrifiait sa jeunesse et sa fortune ! Ils ne s'expliquaient pas cette ruine foudroyante, ce palais vide en si peu de temps, et après un coup de fortune aussi inespéré que cet hé-


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ritage, l'écroulement si brusque. Ils échangèrent leurs tristes pensées jusqu'au seuil du docteur, un médecin du peuple, célèbre par ses cures et son désintéressement, que les révolutionnaires tenaient pour un allié et que la bureaucratie soupçonnait, sans que ni l'un ni l'autre parti pût prouver son opinion.

A Doubrowsky qui se présenta seul, le portier déclara que Lomakine, alité depuis plusieurs jours, ne recevait point.

— « Dis-lui que c'est de la part de la princesse Sophia. »

Et il attendit avec confiance. Le praticien qui avait soigné la Petrowna et qui s'était rencontré avec la princesse au chevet des libertaires reçut le pope, et de son lit, bourru :

— « Que veux-tu? Parle vite.

« La princesse Sophia a disparu et nous sommes

très anxieux. » Le médecin ne s'étonna pas.

— « Pourquoi viens-tu m'interroger?

— « Ivanof l'a conduite près de chez toi, docteur, et depuis, nous perdons sa trace.

— « De chez moi, elle est allée soigner un blessé.

— « Où? » demanda le pope.

Lomakine donna une adresse descriptive, sans nom de rue ; il ajouta.


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— « Le blessé était chimiste, et son hôte probablement appartient à la police. Bonsoir.

— « Dieu te rende ta magnanimité », fit le pope. En effet, le docteur ajoutait au renseignement demandé deux avis ; chimiste voulait dire que l'individu s'était blessé en fabriquant des bombes et qu'il fallait se méfier du tenancier de la maison.

Les quatre hommes se remirent en marche, sous la neige tombante. On décida qu'Ivanof entrerait seul chez le logeur. De la lumière filtrait aux volets du rezde-chaussée. Un colosse ouvrit lentement, avec une assurance remarquable pour l'heure et le quartier.'

— « Que veux-tu ? » grogna-t-il.

— « T'offrir à boire et te parler », fit Ivanof.

— « Entre », dit l'autre.

— « Combien ? » fit Ivanof.

— « Les deux verres, dix kopecks ; pour la conversation c'est à débattre.

— « Oh », fit Ivanof, « tu as donc des pensionnaires de choix... Longonnoski ? »

L'homme ricana et, frappant le sol de sa lourde botte.

— « Si tu as à lui parler, prends par le cimetière. — « Une femme le soignait.

— " Une bien belle femme! Ah! il pouvait se flatter d'avoir une maîtresse qui l'aimait. »


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Ivanof protesta spontanément, malgré lui.

— « Ce n'était pas sa maîtresse !

— « Mon petit, il n'y a qu'une maîtresse pour soigner un homme réduit en bouillie, qui n'a plus d'yeux, plus de bouche, plus rien, un tas de chair sanglante. Il hurlait; il a crié pendant six jours. Elle ne l'a pas quitté avant qu'il ne fût froid.

— « Tu as dû tirer bon profit; la dame...

— « La dame n'avait pas un rouble.

— « Alors? tu as agi par charité? » fit Ivanof.

— « Non, elle m'a donné son manteau en gage.

— « Son manteau de martre », articula Ivanof. L'homme s'empourpra, menaçant.

— « Tu en sais bien long : je t'avertis que je suis de la police.

— « Une raison pour que les chefs exigent le partage.

— « Qu'est-ce que tu veux ? parle.

— « Une réponse à mes questions. La dame à la zibeline a-t-elle quitté ta maison ? Quand ?

— « Hier soir.

— « La dame te devait ?

— « Avec les médicaments et tout, 300 roubles.

— « Je te les apporte !

— « Trop tard ! j'ai vendu le manteau.

— « Je ne te demande pas à quel prix ? » ricana

10*


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Ivanof, « il valait dix mille roubles. Dis-moi seulement, comment la dame est sortie d'ici.

- « Le blessé était mort : j'ai chassé la dame! »

Un éclair passa dans l'oeil du libertaire, si vif que le tenancier s'écria :

— « Tu veux me tuer, toi ! »

De la rue, le miaulement, qui ralliait les révolutionnaires s'éleva, annonçant la police ou quelque danger.

Ivanof ouvrit la porte et se glissa le long des maisons jusqu'au groupe de ses trois compagnons.

La tête basse, il ne répondit à leur muette interrogation que par un mouvement désolé des deux mains.


III

L'IVRESSE DU MALHEUR

La douleur est le mystère, où se voient mêlés le mortel et l'immortel.

Elle marcha droit devant elle, la tête vacillante, les yeux brûlés, les reins brisés d'une semaine d'insomnie. Il lui semblait être ivre et que les passants la dévisageaient étrangement. La crampe de la faim augmentait les frissons du froid. Depuis combien d'heures avaitelle oublié même la soif, en face de l'agonisant ?

Le logeur, obséquieux tout d'abord envers une dame au manteau de martre, avait profité de l'état de Sophia pour la forcer à fuir, sous le coup d'un ébranlement nerveux. Brusquement, il survint, jouant l'effroi.

— « Voici la police : elle sait tout. Fuis, Excellence, sauve-toi ; tu n'as que le temps ! »

Trop déprimée pour réfléchir, Sophia mit sa toque,


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et descendit l'escalier de bois, passive et comme hypnotisée.

Elle allait d'un pas somnambulique, le corps douloureux, l'effroi au coeur. Les cris de la vente aux enchères, ceux du nihiliste agonisant, se mêlaient dans son. oreille bourdonnante.

Le besoin de dormir, plus impérieux à chaque pas, la fit tomber sur un banc. Autour d'elle les gens et les choses prenaient des aspects falots ou sinistres, dans sa tête les idées se mêlaient incohérentes ; et les plaies de Longonnoski lui apparaissaient horribles, hallucinantes devant les yeux. « Dormir, se répétait Sophia, dormir très longtemps » : au bout d'un long sommeil elle reviendrait à la vie consciente. Où aller? Feyshine se trouvait au Caucase et, du reste, elle eût hésité, dans son état de torpeur, à se réfugier chez un homme amoureux. Des voitures vides passaient qu'elle aurait pu arrêter d'un signe ; mais quelle adresse donner? L'existence des révolutionnaires pauvres comporte trop d'allées et de venues pour qu'elle fût certaine de rencontrer quelqu'un. Remontée en voiture, elle s'y assoupirait fatalement ; d'un endroit à l'autre, elle augmenterait sa dette : et l'izvoschik la mènerait à un poste de police ou la livrerait au garodovoï. Elle se voyait alors, en proie à une fatigue aussi puissante qu'un narcotique, à la merci de brutes sans scrupule


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qui ne verraient en elle qu'une fille jeune. Cette idée du viol, la plus insupportable à son idéalité, acheva de désordonner son cerveau.

Des regards curieux tombaient sur elle ; un passant revint sur ses pas pour la dévisager. Sa toque de martre et l'absence de manteau pouvaient étonner par leur désaccord. Elle pensa s'informer d'une direction et essaya en vain de composer la phrase nécessaire. Le froid devint plus vif. Ah ! si elle avait pu s'étendre sur la terre nue, contre la borne, et y dormir comme un chien, quel soulagement!

A l'approche de deux garodovoï, elle se mit debout, recommença à marcher, les pieds chaussés de plomb, la tête perdue de vertige.

Elle marcha au hasard, l'oeil vitreux sous la voilette, le pas machinal et traînant, avec des oscillations semblables à un roulis.

Elle sentait sa tête se vider au battement saccadé des tempes ; sa bouche ouverte exhalait un gémissement court et répété, l'ahan d'une bête épuisée. Au crépuscule, elle atteignit un quartier inconnu où des hôtels particuliers, entourés de jardins, s'alignaient sur de longues avenues. Elle chercha un coin sombre pour s'y affaler. Afin d'avancer encore, elle longea les grilles en s'y appuyant ; tout à coup, elle défaillit. En vain se cramponna-t-elle aux barreaux, elle tomba sur les ge-


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noux, puis s'abattit brusquement en arrière, évanouie.

Les passants étaient rares ; l'allumeur de reverbères passa, sans voir cette femme étendue.

Une calèche s'arrêta, mais le feu des lanternes ne portait pas sur l'endroit où gisait Sophia.

Un homme élégant ouvrit la grille et, en la tirant à lui, aperçut la jeune file. Curieusement il s'approcha, puis, brusquement, il tourna les talons,, dédaigneux et, gagnant sa voiture, jeta une adresse. Ensuite, changeant d'idée.

— « Osip! donne-moi une des lanternes ! »

Le cocher obéit avec étonnement et vit son maître revenir sur ses pas, examiner le isol, puis rapporter la lanterne, en disant :

— « Osip, descends de ton siège, je tiendrai les chevaux, va ramasser la femme qui est couchée par terre, contre la grille de Kovatsof, et apporte-la dans la voiture.

Le cocher n'exprima pas sa surprise certainement très vive : docile, il alla prendre dans ses bras la femme évanouie, l'installa sur les coussins du fond et attendit des ordres.

— « Maintenant, Excellence...

— « Eh bien ? Au prochain poste de police ! » Pendant que la voiture roulait, l'Excellence frotta


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successivement plusieurs allumettes et chaque fois se brûla les doigts, si vive était sa: curiosité.

Même inanimée et livide, Sophia lui parut belle. Ce bon Samaritain, le prince Ignatief, était un parvenu fort riche ayant trouvé beaucoup de roubles et une couronne fermée dans les fournitures militaires. Intelligent, cultivé, parfois d'une sensibilité vive, il se flattait de délicatesse et de sentiments raffinés. Il trouva la circonstance romanesque et eut envie de cette femme, quoiqu'il la crut une fille. Se penchant à la portière, il cria à Osip :

— « Va chez Séklétéa ! »

Le cocher enleva ses chevaux d'un coup de fouet vibrant pour presser leur allure. Séklétéa était une honnête dame chez qui les hommes du meilleur monde rencontraient leurs maîtresses, sous les dehors die la pension de famille.

Devant un calme logis d'aspect bourgeois, Ignatief descendit et sonna. On tarda à venir et le prince s'impatientait. Après qu'on eut regardé à travers un judas, la porte s'ouvrit.

Osip, descendu de son siège, contemplait à travers les glaces Sophia toujours immobile dans sa pose repliée.,

Ignatief revint avec Mme Séklétéa, disant :

— « Couchez-la ; soignez-la ! Je reviendrai demain,


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vers onze heures. Surtout qu'on ne me nomme pas. J'ignore qui elle est ; mais, vous savez mes façons, en principe, tous les égards. »

Osip, sans attendre un ordre, avait enlevé la jeune fille et montait le perron.

— « Elle paraît bien belle ! » dit Séklétéa avec un air complimenteur qui tendait à flatter le prince sur sa bonne fortune du lendemain.

Puis la matrone se hâta de suivre Osip, indiqua une chambre, appela sa femme de charge et, à peine le cocher fut-il sorti, que Sophia déshabillée en un instant fut mise au lit, réchauffée, frictionnée. Elle revint à elle.

Aux questions des deux femmes qu'elle n'entendait que confusément, elle répondit en suppliant qu'on la laissât dormir.

Prise dans un tourbillon de fatalité, Sophia n'avait pu réagir. Ruinée d'un coup, et ainsi plus impressionnée que par des pertes successives, elle crut répliquer héroïquement au mauvais sort, en oubliant sa détresse au chevet de Longonoski. La Petrowna, quoique illettrée, mettait un peu d'ordre dans la prodigalité et, malgré son enthousiasme révolutionnaire, défendit le pain et la paix de sa chère fille. A la mort de la vieille femme, il n'y eut plus de contrôle ; la princesse signa étourdiment et les créanciers, d'un commun accord, préparèrent la débâcle.


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Le jour même où on exécutait la saisie du palais, Lomakine appela Sophia, l'exhortant à adoucir les dernières heures d'un lamentable libertaire qui agonisait seul, le ventre ouvert, la poitrine crevée. Le téméraire s'était flatté de découvrir une nouvelle panclastite d'un maniement plus aisé : il avait été déchiqueté, morcelé par une explosion. Ignorant de la ruine de Sophia, le médecin fit appel à sa pitié. Surexcitée, cherchant dans l'abnégation l'oubli de son sort, elle s'était installée auprès du mourant. Elle le veilla, le pansa et surtout le soutint moralement. Elle se fit charmante, elle chanta pour l'apaiser, et parut aux yeux de l'hôtelier la plus éprise des maîtresses. Pendant des jours et des nuits, elle se prodigua, de ses mains douces et patientes, de ses regards tendres, de son sourire consolateur : elle fut sublime et lutta de toute sa grâce contre la douleur physique. Il expira en disant : Sancta !

Cette consolation inventive, ardente, d'une agonie de cinq jours fut une oeuvre de sainteté. Elle se montra belle, séduisante, coquette pour apaiser le patient. Elle fit de tous ses charmes un bouquet de charité qui éblouit les yeux douloureux, qui endormit les nerfs brisés : prouesse héraclide où la beauté affronta la mort et lui arracha son masque d'horreur : miracle d'une

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infinie tendresse et pour lequel il n'y aura jamais de palme terrestre.

O secret si profond de l'âme ! Nous allons criant à tous les horizons que les coeurs admirables ne se rencontrent plus et lorsque l'intuition nous avertit qu'une grande âme est proche, nous passons très vite, craignant d'être dupes, et véritables dupes de notre peu de foi.

Cette femme chassée par un bas hôtelier, errante et terrifiée au seul mot de police, tombée sur la voie publique et recueillie par un viveur pour sa beauté, avait mérité le suffrage des anges. Sancta ! La dernière parole du mourant était véridique.

La sainteté est-elle autre chose que le rayonnement du pur sur l'impur, de la beauté sur la laideur, de la santé sur la maladie et du génie sur l'ignare ? Elle ne tient donc pas dans le cadre étroit des vertus prévues et cataloguées et se révèle par la vivifiante chaleur de cette Charité qui définit Dieu même !


IV

CHASTE AVENTURE

Les rencontres ne sont jamais des hasards.

Sophia dormit quinze heures.

Quand elle ouvrit les yeux, elle tenta de coordonner ses pensées confuses.

Elle éprouvait un besoin de manger aussi impérieux qu'avait été, la veille, celui de dormir ; mais une question l'angoissait. Où était-elle ?

Elle se leva, tira les rideaux. L'aspect confortable de la chambre ne lui apprit rien. Elle aperçut un bouton électrique qu'elle toucha.

Mme Séklétéa parut.

— « Où suis-je, je vous prie ? » demanda-t-elle.

— « A l'hôtel », dit simplement la matrone.


184 LE NIMBE NOIR

— « Comment y suis-je venue ?

— « Un ami vous a apportée évanouie, hier, vers huit heures.

— « Quel ami?

— « J'ignore son nom. Il viendra ce matin. Voulezvous prendre un bain, tandis qu'on vous prépare à déjeuner ? »

Sophia avait mené une existence trop singulière pour s'étonner de l'imprévu, et, généreuse envers tant de gens, elle ne s'étonna pas d'être secourue.

Elle prit le bain, s'habilla et fit grand honneur au repas qu'on lui servit. Elle allait sonner pour demander quelques éclaircissements lorsqu'on frappa : c'était Ignatief.

— « Eh bien, » dit-il, « êtes-vous reposée?

— « Est-ce à vous que je dois?...

— « Oui ; j'ai été le bon Samaritain. » Vraiment, le prince ne lui trouvait pas l'allure d'une

aventurière.

— « Pour donner carrière à ma reconnaissance, racontez-moi comment vous m'avez rencontrée », dit la jeune fille un peu méfiante sous des regards qui la jugeaient physiquement.

— « Je sortais de chez un ami, je vous ai aperçue évanouie contre la grille et, comme vous êtes vraiment


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belle, je vous ai mise dans ma voiture qui vous a amenée ici. » Elle lui tendit la main, très noblement.

— « Sauveur est une épithète, je voudrais votre nom.

— « Oh ! mon nom importe peu ! » fit-il agacé du tour grave de la conversation.

— « Sachez du moins le mien : Sophia...

— « Sophia ! Eh bien, ma chère Sophia ? » Elle reprit, sans s'arrêter à cette familiarité :

— " Sophia Mentchikoff-Nariskine ! »

Ignatief accueillit ces deux noms historiques par un sourire.

— « Vous choisissez mal vos appellations d'aventure, ma belle enfant, car il y a une princesse Mentchikoff-Nariskine fort mal notée à la police, une nihiliste ; et ce n'est pas votre intérêt de jolie femme d'être soupçonnée comme conspiratrice. Je vous indiquerai un autre pseudonyme aussi sonore et moins compromettant.

— « Ce n'est point un pseudonyme, c'est mon nom », affirma la jeune fille, avec sérénité.

— « Vous méritez, certes, ce litre et si la beauté le recevait, vous le porteriez. Je peux réparer l'injustice du sort envers vous, mais ne me direz-vous votre vrai nom?


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— « Je vous l'ai dit !

— « Si le prince Feyshine vous entendait, je crois qu'il vous battrait, car il adore la princesse Sophia.

— « Oui, Feyshine m'aime et s'il n'était pas au Caucase, vous ne m'auriez pas trouvée inanimée, le long d'une grille. »

— « Feyshine est à Pétersbourg depuis une semaine », dit Ignatief. « Et vous le connaissez beaucoup? »

Elle se leva et prit sa toque.

— « Où pensez-vous aller ? » dit le prince.

— « Chez Feyshine et avec vous, si cela vous plaît ! »

Cette assurance et surtout la suprême distinction de la jeune fille amenèrent Ignatief au doute. Il hésitait à reconnaître la grande dame, mais il changea ses manières qui devinrent courtoises et déférentes.

— « Racontez-moi, par quelle série d'aventures, vous êtes tombée comme morte, sur mon chemin ? »

— « C'est bien simple. Au moment où on vendait tout dans mon palais, j'ai été appelée au chevet d'un mourant, j'y suis restée de longs jours et puis je me suis trouvée brusquement sans toit, sans pain, et surtout si malade des veilles douloureuses !

— « Ce mourant était votre amant ?


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— « Je ne l'avais jamais vu, avant ses heures d'agonie.

— « Vous êtes donc une soeur de charité, une religieuse, une sainte ?

— « Je suis une soeur, car j'ai des frères et je les aime ; une religieuse, car j'ai fait voeu de chasteté ; mais je ne prétends pas au nimbe. »

Le prince, plus étonné que déçu, jugeait l'aventure extraordinaire ; l'idée de cette femme vouée à la continence sous le toit de Séklétéa, l'amusa. Au lieu d'un bel être luxurieusement désirable, il trouvait une personnalité bizarre d'un intérêt imprévu. Il se félicita davantage de la rencontre.

— « Si vous n'aviez pas fait voeu de chasteté, je vous aurais offert certaines choses qui vous manquent et du meilleur coeur. Ce voeu ne sort pas d'un cerveau raisonnable ; et vous m'effrayez un peu.

— « Je ne prétends pas que vous m'offriez quoi que ce soit : vous m'avez donné un gîte au plus noir moment de ma vie : soyez remercié.

— « Où pensez-vous aller ?

— « Chez Feyshine d'abord, puis chez quelqu'un de mes frères.

— « Qui sont vos frères ?

— « Mes frères sont ceux qui luttent et qui souffrent pour la justice.


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— « Les révolutionnaires sont pauvres : ils ne vous rendront pas votre palais.

— « Oh ! j'ai connu la misère ; je sais recevoir la charité, comme je sais la faire.

— « Recevoir la charité quand on est aussi belle. Ecoutez-moi, princesse Nariskine ou princesse de beauté (car je n'ose nier votre parole et j'hésite à y croire), qui que vous soyez, je vous trouve belle et moralement très intéressante : je suis riche, dites un mot...

— « Quel mot ? » demanda-t-elle avec tranquillité.

— « Le mot... contraire à votre voeu ! » Elle ne s'offensa pas.

— « Si vous saviez quelle a été ma vie jusqu'à vingt ans, vous ne gâteriez pas une belle action par d'aussi vulgaires propos. Vous ne pouvez oublier l'endroit ou vous m'avez rencontrée ; la rue, la borne. Avouez que vous avez cru d'abord à quelque chose d'immonde, à de l'ivrognerie peut-être. Vous voilà maintenant aux suppositions de galanterie. Allons chez Feyshine; il dissipera, par sa seule contenance, toutes vos suppositions.

— « Et vous accepterez de lui, ce que vous refusez de moi ?

— « Ni de lui, ni de vous, ni de personne. Je n'accepterai jamais que la charité.


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— « Quels mots ! Chasteté! Charité.

— « Il n'en est pas de plus grands d'une créature à l'autre, ni de l'homme à Dieu. »

Le prince pensait que la beauté produit de magiques effets puisqu'elle communique de l'intérêt à des paroles de pope.

En effet, le discours emprunte sa force ou son charme de celui qui le tient. « Moi ! » peuvent s'écrier César et Cléopâtre : cette syllabe devient immense sous leur nom.

Ignatief, dérouté, hasarda une remarque :

— « Je croyais qu'il fallait un saint François pour fomenter une sainte Claire !

— « Pourquoi vous obstiner à me parer du nimbe? Ne concevez-vous pas qu'on ait compassion devant les souffrants? Aucune communion ne reconnaîtrait en moi une vierge glorieuse. Je suis un être qui a pitié des autres.

— « Ayez pitié de vous-même et puisque vous êtes sans ressource, acceptez mon aide. La Providence (vous devez croire à la Providence) ne vous a pas mise sur mon chemin, sans un dessein secret. Ne le contrariez pas. Acceptez...

— « La charité, oui !

— « La charité, si vous voulez ! Mais je la ferai à ma guise. »

11*


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Elle nia de la tête avec un doux entêtement,

— « Eh bien, dictez vos volontés ! Il vous faut un gîte.

— « Une chambre ou deux dans une maison d'ouvriers.

— « Plaisanterie ! Je possède un petit hôtel sur une avenue, comme celui devant lequel vous vous êtes évanouie, habitez-le ! »

Elle répondit par le même mouvement. Cela devenait inconcevable : une femme ruinée, qui n'avait pas où tomber morte, refusait ainsi l'aide offerte.

— « Je n'aurais jamais cru qu'un être jeune, beau, pouvant demander à la vie toutes ses joies...

— « Quelles sont les joies de la vie? » fit Sophia. Comme il hésitait, elle dit :

— « Celles qu'on donne ! Si donner de la joie est trop ambitieux, soulager la souffrance reste la seule action passionnante. »

Ignatief ne s'était jamais douté qu'il entendrait ces propos si chrétiens dans une des chambres de la Séklétéa. En y venant, il se proposait un colloque moins idéaliste. Cependant, assez développé pour s'intéresser à une âme, il ne s'estima pas dupe.

— « Soit : j'entre dans vos vues et je vous offre les joies que vous choisissez, je vous offre de quoi donner, et il ne dépendra que de vous, de donner beaucoup.


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Sophia se leva.

— « Mes frères se lamentent et me cherchent. Je ne veux pas les laisser dans les transes. »

Ignatief sentit un vif mouvement au coeur en pensant que cette belle proie lui échappait. Il prit le parti de suivre exactement les idées de Sophia.

— « Voulez-vous que je vous mène à l'instant dans une des maisons d'ouvriers qui m'appartiennent ; vous choisirez votre chambre, puisque vous ne voulez que cela.

— « Vous êtes bon ! » dit-elle.

Il fut gêné. Selon ses notions sur la femme, il se flattait de lui faire accepter graduellement d'autres subsides.

— « Vous me permettrez de mettre une couchette dans la chambre.

— « Oui, une couchette, un crucifix, une cruche, j'aimerais à vivre dans une vraie cellule ! » fit-elle avec un sourire joyeux.

Elle se complut à cette image.

— « Une pièce peinte à la chaux, toute blanche.

— « Eh bien, vous l'aurez ce soir ! » dit Ignatief. Elle lui tendit les deux mains dans une effusion de

gratitude.


LE NIMBE NOIR

Ignatief les baisa, subjugué par cette pureté si sincère.

Sophia sortit de la maison de rendez-vous sans savoir où elle avait passé la nuit, admirant la Providence qui la secourait de façon si romanesque.


V

UNE CHARITÉ

Les termes du bonheur ne sont point si généraux qu'on puisse le concevoir pour autrui.

Période heureuse que celle où Sophia vécut dans la chambre donnée par Ignatief.

La modicité du secours lui laissait toute sa dignité.

Les complices, comme elle appelait en souriant le pope, l'ouvrier, le déserteur et Schaebolof, revinrent plus vénérants encore qu'autrefois.

Bienfaitrice de la Révolution, citée aux veillées libertaires, comme un exemple insigne, une espèce de gloire l'environna.

Dans le quartier populeux, elle rencontrait des regards de salut, des contenances de respect. La conspiration rendait un discret hommage à sa généreuse zélatrice.


194 LE NIMBE NOIR

Ignatief venait parfois contempler sa beauté et écouter, avec un mélange de désir et de dépit, l'éternel refus opposé à ses largesses. Cependant Sophia souvent s'attristait. Ses mains regrettaient, de ne plus faire le geste qui soulage. Dès qu'un logement se trouvait libre, elle le demandait pour abriter un pauvre camarade et comme le prince s'empressait d'exaucer sa prière, un jour vint où celle qui n'avait voulu qu'une chambre, disposa de toute la maison, pour ceux qu'elle nommait ses frères.

Elle recevait de Feyshine la cinquantaine de roubles nécessaires à sa nourriture. Ainsi secourue strictement, elle se sentait indépendante et forte contre la perpétuelle agression de l'amoureux.

L'ami d'André Bernières ne se consolait pas de son absence au moment ou la jeune fille affolée aurait pu tomber dans ses bras; ni de l'intervention d'Ignatief dans cette destinée où il espérait, favorisé ou non, demeurer seul présent ou possible : et la jalousie exaspérait son humeur.

— « Pourquoi me répéter et de manière bourrue des protestations qui ne me toucheront jamais? » lui disait Sophia.

« Vous vous obstinez puérilement à me voir comme une femme qui n'aime pas et qui doit fatalement, d'un moment à l'autre, aimer celui qui sera là, rôdant ? Vous


LE NIMBE NOIR 195

vous impatientez du retard : et vos visites, au lieu d'être agréables, me pèsent par leur caractère de récriminations oiseuses. J'aime, mon pauvre Feyshine, j'aime de tout mon coeur, cet être innombrable qui a faim, qui a soif, qui a mal, qui naît en criant, qui vit en pleurant et qui s'appelle le faible, le pauvre, le persécuté, le vaincu. Voilà le rival qui l'emportera toujours sur vos mérites ! » Feyshine s'entêtait :

— « A quoi sert votre beauté ? Vous ne la donnez pas au faible, au pauvre, au persécuté ! Gardez-lui votre coeur à cet amant collectif et...

— « Et que je fasse le bonheur de Feyshine.

— « Vous êtes une énigme. Les nonnes vivent dans les moustiers ? Que faites-vous dans la vie avec les idées du cloître? On ne sème pas la tentation, quand on ne veut pas la satisfaire ! »

— « Quelle conception routinière ! Quel rapport voyez-vous entre la charité et le cloître? Au seuil du couvent, la religieuse laisse les biens mais aussi les maux de ce monde; elle le quitte tout à fait et n'entendra plus ni ses voix harmonieuses, ni ses voix lamentables, elle épouse Jésus. C'est une sublime amante. Moi, je suis fiancée à la douleur vivante, j'appartiens à la terre et non au ciel, à mes soeurs les créatures et non au Créateur.


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« L'amour de Dieu et l'amour du prochain sont deux amours qui s'augmentent l'un par l'autre chez quelques êtres privilégiés mais ils existent séparément. J'aurais peut-être pris l'habit que vous trouvez conforme à mon coeur, si j'ignorais à quel point l'amour est égoïste, même l'amour divin. Combien de ceux qui aimèrent Dieu crucifièrent le prochain !

« Les moines austères, implacables, portaient le cilice et dressaient des bûchers.

« Ceux-là durs à eux-mêmes sont de vivantes menaces pour les autres, dès qu'ils deviennent puissants.

« La souffrance est mauvaise : il faut la combattre en soi comme en autrui ! Quelle coupable folie de la provoquer ! L'expérience journalière ne vous montre-t-elle pas que la plus minime douleur physique absorbe et détourne notre attention des plus nobles visées ?

« Croyez-vous que je serais plus apte aux oeuvres de pitié si je ne mangeais pas à ma faim, si j'écourtais mon sommeil ?

— « La nature humaine tend sans cesse à l'excès et il est plus facile même de pâtir que de demeurer dans un état tempéré. L'homme veut jouir ou souffrir ! Oh ! cela est profondément mystérieux. Je souffre de vous aimer et souvent cette souffrance se change en volupté, peut-être parce que les catégories de la peine et du plaisir ne sont pas si différentes que l'on croit. »


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Sophia suivait sa propre idée :

— « Mettre sa joie dans la joie d'autrui ; ne rien attendre des autres et leur donner sans cesse.

— « Votre beauté, vous la gardez jalousement ; vous laisseriez un amant mourir de désespoir à vos pieds.

— « Ma beauté n'est rien au fond que ma virginité et je cesserais d'être désirable en devenant amoureuse. Ce que vous souhaitez de moi, vous l'aurez de toute autre : cela est impersonnel. Dans vos bras, je serais la femme collective. Votre imagination seule saurait que c'est moi; votre chair l'ignorerait et c'est la cause de la chair que vous plaidez.

— « Un baiser ne vaut que par la bouche qui le donne.

— « Agissant sur l'imagination sans tomber sous un autre sens que la vie, pourquoi me soumettrai-je aux autres ! Je vous parle ici le langage de la coquetterie. Ma sensibilité est orientée autrement que celle du commun et je m'abandonne à un penchant, bien loin de pratiquer une vertu et de m'imposer une discipline.

— « Faire le bonheur d'un homme vous paraît un ouvrage indigne de vos soins.

— « Oui, le bonheur d'un homme tient dans le tablier de la dernière venue. Je me réserve pour un office plus noble et moins encombré.


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— « Vous ravalez à plaisir l'Amour, la communion des êtres, l'incomparable unification de deux coeurs.

— « Je vous arrête et je vous arrête à nous-mêmes ? Comment concevez-vous notre identification ? Me détournerai-je de ma voie, entrerai-je dans votre palais pour y vivre une existence amoureuse et mondaine ? Ou bien, allez-vous sacrifier vos intérêts à une révolution qui ne passionne que moi ? Quel serait le terrain de communion, le lit ? Toujours le lit ? Nos façons de penser diffèrent ; admettrez-vous que j'aie une façon de sentir, contradictoire au sens général et enfin que ce qui vous est tant à coeur me soit à dégoût ?

— « La doctrine de Tolstoï ! L'Abstinence !

— « Oui, j'ai une doctrine, mais elle est bien mienne ! Pour la vraie femme, tout doit être sentiment et si je vous ouvre mon âme sur ce point, c'est par gratitude. En conduite, je ne résonne pas, je sens. Voilà pourquoi mon abdication amoureuse défie les poursuites et les mérites ; c'est une manifestation, la plus permanente, la plus sincère de ma sensibilité. Les Anciens n'honoraient-ils pas un démon opposé à Eros, Antéros ?

— « Pourquoi acceptez-vous plus volontiers l'aide d'Ignatief que la mienne ? Soyez sincère !

— « Ignatief attend de moi des satisfactions de vanité faciles à lui donner : et qui m'acquitteraient en-


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vers lui. A ses yeux, je suis une princesse de vieille race, de renommée mystérieuse, avec un prestige, tout différent de ma propre valeur. Il m'aime pour ainsi dire, extérieurement, socialement.

— « Il tire bénéfice de ses défauts de parvenu ; et moi qui adore vraiment...

— « Mon cher Alexis Feyshine, je ne suis pas une sainte et comme chaque être, je me défends avec égoïsme, contre les empiètements d'autrui. Vous guettez, comme un chat une souris, le moment de défaillance qui me ferait tomber dans vos bras : vous croyez, et tout homme le croit, qu'il n'existe pas un meilleur sort et vous me voulez le plus grand bien, en me voulant pour vous. Je me suis déjà donnée et je ne me reprendrai pas. Une femme se doit-elle à qui la désire? ce désir fut-il ancien, constant, profond?

« Votre pensée se résume à ceci : « Vous m'avez méritée ». Rien ne se mérite ici-bas ? L'injustice n'est-elle pas la loi de ce monde? Le coeur de la femme serait si raisonnable qu'on pourrait lui parler au nom d'un certain droit informulé ? Vous vous heurtez à une répulsion que m'inspire le désir lui-même. Je plains celle qui tombe entraînée par un mirage d'âme ou un vertige des sens ; que penserai-je de celle qui tomberait sans mirage, sans vertige, pour le plaisir d'un homme, quel qu'il soit, du reste?


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— « Vous me désespérez ! » disait sincèrement le prince Alexis.

— « Si je vous demandais de toucher à une bombe, vous trouveriez cela absurde ! Unissons-nous : communions ensemble. Vais-je redevenir mondaine et me consacrer à votre bonheur intime ? Allez-vous, néophyte de la Révolution, prendre du service dans les attentats ? La communion de deux dissidents implique que l'un des deux se renie lui-même. Comparez nos deux sentiments ; vous aimez une femme pour la joie qu'elle représente, vous croyez que sa possession vous rendrait heureux : votre prière se conçoit, mais qu'elle est banale dans sa légitimité ! J'aime ma race, ma terre, et surtout les déshérités de cette race et la liberté de cette terre : je n'attends de cet amour que souffrances, tortures, mort infamante ; je suis, dans mon impuissance et mon indignité, une fille de Jésus, car ma passion est soeur de sa Passion et mes oeuvres reflètent les siennes. Ah ! il me manque à vos yeux l'uniforme de la religieuse, et je ne sais quelle pompeuse bénédiction où j'aurais prononcé les trois voeux, selon le rituel.

« Je les pratique ces trois voeux, je suis chaste, je suis pauvre et j'obéis à ma conscience et non à une règle monotone et somnambulique. »

Et toujours le prince Feyshine sortait dépité, mais admiratif d'une si haute volonté.


VI

NOBLE TENTATION

On a des devoirs envers soi ; mais la magnanimité ne parait que dans nos devoirs envers' autrui.

Ignatief ne venait pas visiter Sophia sans contempler, avec un étonnement renouvelé, ces murs blanchis à la chaux sans autre ornement que l'icône de la Vierge, le crucifix, et cette couchette monacale, symbole d'une chaste vie. Ses yeux revenant à la jeune fille si gravement belle dans sa robe d'une coupe conventuelle, il soupirait comme un ami affectueux qui déplore un fol entêtement et n'ose cependant l'attaquer en face.

Une fois, il fit un geste découragé et sa physionomie s'assombrit.


LE NIMBE NOIR

— « Avez-vous des ennuis ? » demanda-t-elle, cordiale.

— « Oh ! ne parlons pas de moi... » Elle insista avec un accent de gratitude.

— « Parlez-moi de ce qui vous offusque; je ne suis pas de grand conseil, mais l'amitié rend parfois lucide.

— « Hélas, belle Sophia, vous ne changerez pas une destinée absurde et bizarre, j'ai tout dans les mains, et je ne réalise aucune de mes volontés, je ne peux rien pour moi, ni pour ceux que j'aime.

— « Vous me donnez une généreuse hospitalité. A ma prière, cette maison est devenue un lieu de refuge pour mes frères. Ne dites donc pas que vous ne pouvez rien pour autrui. »

Il éluda d'un geste généreux.

— « Je ne peux rien pour ceux que j'aime ! » et plus bas il ajouta « pour vous !»

Sophia le regarda, sans une réplique qui l'eût arrêté. Il s'enhardit.

— « Pourquoi ne voulez-vous rien accepter ? Ne suis-je pas aussi respectueux, qu'il est possible, de votre volonté? Ai-je oublié une seule fois vos susceptibilités ? Est-ce un crime de vouloir réparer les oublis de la destinée envers un être d'élite? Vous êtes née dans un palais, vous y viviez il y a un an à peine.


LE NIMBE NOIR 203

Votre très noble naissance m'interdit de croire que vous vous plaisez ici. Dans une isba, peut-être, au milieu de la campagne, une nature poétique s'acclimaterait, mais dans une maison semblable et surtout dans un quartier d'ouvriers ? Laissez-moi mettre un peu de bien-être autour de vous. Je suis comme un homme qui connaîtrait une toile de maître, reléguée dans un coin obscur, et à qui on refuserait l'honneur de lui donner un cadre. » Sophia sourit.

— « Vous ignorez les bénéfices de ma situation : ici j'ai la conscience en paix, car je ne détourne rien à mon profit, comme autrefois, où je ne résistais pas au plaisir d'être toujours vêtue de blanc, comme une vierge de fresque. Vraiment, je jouis d'une paix plus grande depuis la pauvreté : je n'ai plus de remords en face des infortunes. Autrefois, je m'accusais de ne pas les soulager toutes.

— « Vous ne voulez rien pour vous ; soit. De quel droit refusez-vous ce qu'on vous offre pour autrui! Si votre luxe s'appelle la charité, acceptez... pour donner !»

Le visage de la jeune fille se voila de gravité.

— « Mon cher Ignatief, une femme qui veut rester libre refuse certaines largesses, car dans l'esprit de l'homme qui les fait, quelque délicat que soit cet


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homme, elles sont les deniers au diable d'un marché.. Certes, vous avez trouvé l'argument le plus décisif et aucun autre ne le vaudrait. Je refusé ce qu'on m'offre pour les autres. Gela est grave et, vraiment sainte, je me troublerais à cette pensée. Mais prodigue de mes biens, je suis avare de moi-même. » Le prince reprit son insinuation :

— « Vous me prêtez un dessein que je n'ai pas formé : je voudrais vous faire plaisir ; je m'ingénie à concilier ce désir très avouable avec vos scrupules. Si vous étiez virtuose, ne mettriez-vous pas votre talent au service de ceux que vous appelez vos frères et refuseriez-vous le cachet qu'on offrirait?

— « Non ; car, fût-il exagéré, j'aurais fait un échange, j'aurais vendu quelque chose, tandis que je ne peux recevoir davantage de vous, sans engager quelque peu de ma liberté.

— « Votre beauté, Sophia, dépasse de beaucoup l'intérêt d'un contre-ut ou de la prière du Mosé sur la quatrième corde ; si vous vouliez présider deux ou trois soupers chez moi, je serais trop heureux de mettre dans votre aumônière... cent mille roubles.

— « On croirait que je suis votre maîtresse. Je vendrais ma renommée qui est comme l'ombre de la vertu. La réputation d'une nihiliste mondainement est de peu de prestige, mais chacun a ses faiblesses. On


LE NIMBE NOIR 205

tient aux choses souvent par bizarrerie et sans proportion avec leur réalité.

— « Ah ! je vous ai déplu ! » fit-il.

— « Non, Ignatief, vous avez éclairé d'une triste lueur cette différence d'un être à l'autre qui les empêche de se comprendre et qui force l'individu à se défendre aussi vivement de la tendresse que de la haine qu'il inspire. Que de raisons apparentes pour qu'il existe, entre nous, une sorte de sympathie pleine de sécurité, que de raisons secrètes pour qu'au contraire, je sois condamnée à me garder de votre sollicitude ! »

Nerveux devant la mélancolie qu'il avait fait naître, le prince prit bientôt congé.

La jeune fille réfléchit à cette proposition inopinée avec des pensées d'amertume. La réputation d'une vierge destinée à la Sibérie ne valait pas cent mille roubles, certes, et cette estimation prenait l'allure d'une galanterie. Elle s'attrista de la perpétuelle convoitise qui se levait comme un reptile à chacun de ses pas. Ses pensées ne déroulaient que de mélancoliques tableaux, lorsque Matouchenski, le blessé du faubourg de Vola, survint, le visage éclairé d'espoir, agitant ses mains mal gantées.

Il apportait un grand projet ! Plus d'assassinats de gens de police, plus d'attentats à la bombe. On allait se combattre en face, en véritables belligérants ; aux

12


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cadres tout préparés d'une armée insurrectionnelle il ne manquait que des fusils et des munitions :

Sophia lécoutait complaisamment. Armer la révolution, lui mettre aux bras l'arme du soldat, n'étaitce pas à la fois la réhabiliter et lui assurer la victoire?

Pour acheter des armes, on volerait les courriers, on arrêterait les trains. Le nihiliste phrasait avec feu et toujours agitait ses pauvres mains mutilées, de façon tragique.

— « Si tu avais cent mille roubles, Matouschenki, combien cela payerait-il de fusils ? »

Il calcula, très pratique, paraissant connaître à fond la matière, étourdissant la jeune fille de chiffres entremêlés d'exclamations fiévreuses.

— « Reviens dans un mois ou deux : peut-être te donnerai-je tes fusils ! »

Matouchenski poussa presque un cri, il devint pâle, balbutia. Simultanément, il évoqua la victoire et l'héroïsme de Sophia ; elle ne trouverait une telle somme, qu'au prix de sa virginité, il le comprit et, s'étant baisse, il baisa son genou.

— « Barinia, Barinia », murmura-t-il, et il sortit pour ne pas céder à son apitoiement et dissuader la vierge de son sacrifice.

Cet attendrissement, ce respect et leurs manifestations troublantes agirent nerveusement sur Sophia.


LE NIMBE NOIR 207

Qu'importait à une déclassée, à une hors la loi cette réputation si précieuse à la femme qui vit dans le monde ?

Sa virginité devait paraître douteuse à tous. Que sacrifiait-elle, en somme ? l'estime de quelques hommes qu'elle ne reverrait plus. Sans famille l'enserrant des mille liens de la solidarité, sans idée d'un amour qui lui imposât de respecter l'opinion, en faveur d'un homme aimé ; seule et au ban de l'Empire, justiciable de la police, que perdrait-elle à s'asseoir à un souper, chez Ignatief ?

Une phrase lui revenait comme un refrain.

« Si vous étiez virtuose, ne mettriez-vous pas votre talent au service de vos frères ? »

Elle n'avait que sa beauté. Paraître à une table luxueuse parmi des hommes de la meilleure éducation n'évoquait aucune image d'inquiétude ; mais dans l'esprit des invités, elle perdrait ce prestige de l'être énigmatique dont on ne peut dire s'il est encore pur ou impur.

Il lui répugnait indiciblement de passer pour impure même devant des indifférents.


VII

POUR UNE IDÉE

Nous honorons la vérité comme un absolu. Mais eût-elle un rayonnement aussi positif que celui du Soleil, chacun la refléterait encore selon son cerveau, comme il perçoit la clarté d'après l'état de son oeil.

La cellule de Sophia réunissait souvent des émissaires de la Révolution qui saluaient en elle une sorte de sainte. Ils profitaient aussi de l'immunité de la maison favorable aux conciliabules. Car la police, en surveillant les allées et venues, n'entrait jamais dans l'immeuble, par crainte d'un conflit avec le prince Feyshine, très influent sur l'esprit de son oncle.

Du moujick qui ne sait que ses prières jusqu'au savant, de l'officier démissionnaire, jusqu'au pope défroqué, de l'évadé de Sibérie jusqu'au jeune étudiant les races, les rangs sociaux, les activités défilaient avec


LE NIMBE NOIR 209

un commun enthousiasme pour la liberté prochaine. Cette succession d'êtres si divers, fanatiques d'une même cause entretenait l'esprit de Sophia dans une chaleur de volonté, inexplicable pour un Ignatief. Ce jour-là, le vieux Doubrowski amenait un membre de cette secte qui se inutile au nom de l'Evangile.

Le pope disait au Skoptzy devenu néophyte de la Révolution :

— « Une erreur qui a été répandue, au nom de Jésus-Christ, grossière, contradictoire à la raison et à son exemple, est celle de la mortification de la chair.

« Il ne faut pas frapper frère âne, disait François d'Assise, parce que soeur l'âme s'endolorit aux blessures du corps qui est beau, noble et utile. Souffrir pour autrui, se sacrifier, c'est imiter le Sauveur. Souffrir pour souffrir, quelle démence ! Qu'importe à l'humanité qu'un moine se déchire les reins dans sa cellule. Quel spectacle pour Dieu de voir abîmer la forme même qu'il revêtit. Par ces pratiques l'âme se dégage de la chair et s'élève à une plus vive perception de son Créateur? On l'assure : je ne le crois pas. L'homme ne doit pas employer d'excitants physiques. Il n'y a pas plus de raison pour se fouetter que pour s'enivrer ? Où Dieu s'est-il cherché ? Dans l'humanité : c'est là que l'homme le trouvera à son tour, sous les traits de l'éternel pèlerin. »


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Sophia appuya l'opinion du défroqué.

— « Si tu te sens fort, te plairas-tu à rouler inutilement un rocher sur la route? Non, tu mettras ta force au service du faible, tu porteras les pierres qu'il faut pour construire sa maison. Prends pour toi l'effort et la douleur d'autrui : cela est grand et même divin : mais souffrir pour souffrir, cela n'a pas de sens, c'est un blasphème : la souffrance c'est le mal ; lutte contre le mal. »

Schaebolof causait avec le courlandais Grédaskal.

— « Ah ! lamentable destin que le nôtre. On n'allège notre joug que sous le coup de la défaite et l'étranger devient notre libérateur, en nous battant.

« Sans la guerre de Crimée, l'esclavage ne serait pas encore aboli. Que dire d'un monarque qui ne laisse d'autre espoir aux citoyens que les désastres de la Patrie ?

— " Oui », répliqua Kovatsof, « toute liberté nous vient du dehors et par le canon. »

Et le vieillard tira nerveusement sa grande barbe blanche.

— « Tu te trompes », fit Makarof, « la véritable révolution nous la devons à l'intendance.

— « Qu'est-ce que ce nouveau paradoxe ! » dit Kovatsof.

— « Ecoute d'abord, tu t'exclameras ensuite. Le


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loyalisme du soldat russe a éprouvé sa première crise en face des gamelles vides ou peu remplies. Tout homme qui ne mange pas à sa faim est un révolutionnaire ; chaque cran du ceinturon qu'il faut serrer diminue le prestige du petit père et pour qui a très faim le tzar apparaît l'ogre qui mange les Russes.

« Or, la concussion étant la forme orientale de l'administration (et nous sommes en Orient, sans être Orientaux), l'intendance sera de plus en plus dérisoire et l'armée perdra deux ou trois notions telles que la sollicitude du tzar, sa descendance divine et sa faculté de prévoyance. Alors l'anarchie succèdera à l'abrutissante discipline.

« Le moujick se représente encore le tzar comme le pasteur des hommes russes. Il suffit de lui parler de Jésus qu'il connaît et qu'il aime pour lui dessiller les yeux et renverser la formule fameuse de « la vie pour le Tzar » en « la vie contre le Tzar ! »

— « La tyrannie », observa Makaroff, « repose sur des strélitz ou des garnissaires. Il s'agit, par-dessus tout, de détacher le soldat de ce qu'il croit son devoir. " Démontrez à une chambrée de n'importe quel régiment que lé soldat turc et le soldat russe, seuls, sont battus, et le petit père paraîtra un parâtre ! Ce procédé de comparaison entre le sort des occidentaux et le


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nôtre vaut mille fois les phrases creuses empruntées aux socialistes français ou allemands. » Schaebolof se crut visé par ce propos :

— « Rien ne s'accomplit socialement qui n'ait été d'abord conçu théoriquement. C'est un trait de superficialité que de croire à la spontanéité des révolutions. Il y a des années qu'elles se préparent dans les salons et les clubs avant de descendre dans la rue, armées et hurlantes. L'événement est le fils de la pensée, comme le fruit est le fils de la graine.

« Les universités ont été les mères gigognes du nihilisme. Le régime autocratique ne fonctionne que sur une population illettrée et fanatisée, qui voit le bras de Dieu châtiant ses péchés par la nagaïka du cosaque. La culture sera éternellement la grande émancipatrice.

— « Parfois, dit Grédeskal, je me suis posé une question, j'ai cherché à définir l'âme d'un tzar.

Eh bien, ce n'est que l'âme d'un avare, à l'état colossal. Etudiez la passion de la terre chez le moujick, et figurez-vous un homme qui possède vingt-quatre millions de kilomètres carrés et les troupeaux humains qui paissent dessus, troupeaux corvéables et fouettables. Vous demandez à cet homme de renoncer à cette prodigieuse étendue, à cet immense multitude ! c'est ignorer la nature humaine.


LE NIMBE NOIR

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« Les grands sauriens, les monstres anti-diluviens pouvaient-ils être domestiqués? Non, le tzar me paraît un ictiosaure d'autant plus monstrueux qu'il survit à sa période normale. Qu'il disparaisse, cet attardé d'un ordre aboli ! »

— « Evidemment, l'autocratie est un phénomène anachronique », fit Schaebolof, « les droits de l'homme s'opposent au droit divin. Seule la théocratie fournit au despote des raisons d'être ; elle suppose une élite intellectuelle étroitement alliée au pouvoir : or, l'élite actuelle est révolutionnaire. »

Grédeskal éleva la voix :

— « Anarchiste ? Qui, je vous le demande? Est-ce un anarchiste, celui qui veut la régularité de la justice avec les sanctions raisonnables? Est-ce un partisan de l'ordre celui qui met un empire au bon plaisir d'un homme ou d'un valet de cet homme ?

« Envoyer quelqu'un en Sibérie, administrativement, c'est-à-dire sans jugement, est un acte d'anarchiste, et défendre les faibles contre les forts est une oeuvre de véritable prince !

« L'homme de Péterhof est le grand nihiliste qui ne connaît rien au monde que lui-même et qui ne serait, descendu de son trône, qu'un vulgaire général. L'homme qui jette une bombe ne travaille pas pour lui, il mourra comme l'abeille en fonçant son aiguillon, ou


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sera torturé et écrasé. L'homme qui lance les cosaques à défaut de kurdes et qui promène le fer et le feu dans tout l'Empire n'est qu'un propriétaire d'esclaves qui assure son exploitation par la terreur : il ne défend aucun principe puisqu'il n'en reconnaît aucun. Il possède et il préserve son trésor; je vous le dis, l'anarchiste, le seul, c'est le tzar.

— « Ton raisonnement serait excellent pour d'autres que des Russes qui voient encore le fond d'or des icones derrière la tête du tzar », dit Makaroff ; « on n'efface pas en quelques années le pli séculaire, le pli de servitude. Longtemps le moujick gardera sur son esprit l'ombre de l'ergastule où il a grandi, sous le knout. »

Herzestein, un blond jeune homme aux yeux bleus, qui avait quitté l'Université pour le nihilisme militant, disait comme à lui-même :

— « Aucun de ceux, conspirateurs, patriotes, fanatiques qui ont incarné l'aspiration d'un peuple ou d'un grand parti ne nous a laissé la confidence de ses impressions ; et la psychologie d'Harmodios et d'Aristogiton est encore à écrire.

« Sauf en Bretagne et en Vendée, la révolution française a été un massacre et non une guerre, un formidable mouvement d'ivrognes et d'apaches, qui tapaient sans danger et égorgeaient en bouchers et non en


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adversaires. De la prise de la Bastille jusqu'au canon de Saint-Roch, commandé par Bonaparte, ce fut un tiré de faisans ; et les immortels principes n'eurent en face d'eux que de la monnaie de Louis XVI. Ce serait insulter les libertaires russes que de les comparer aux sans-culottes. Nous nous battons contre une armée formidable ; nous attaquons une autocratie puissante, implacable, et quand on lit dans les journaux qu'un gouverneur a été tué, on ignore les représailles et que l'on a arrêté et fouetté deux mille individus pris au hasard et qui périront anonymement, sans avoir eu même un numéro d'écrou ! »

Schaebolof se leva et de sa voix impérieuse :

— « La Russie est orientale de race, de moeurs et il faut chercher ses analogies chez les Turcs. Les idées d'Occident, dignité et liberté individuelle, respect de la loi, respect de la vie ont pénétré dans les couches inférieures: et le tzar d'une mentalité de sultan s'effare devant des sujets d'une autre culture, intellectuellement si différents. »

Schaebolof infatigablement dissertait :

— « La magnifique phraséologie de Bossuet montrant les rois comme les élus de Dieu, a autant de valeur philosophique que l'enfer d'Orcagna au mur du CampoSanto. Qui croit à la divine émanation du prince, non plus qu'aux rôtisseries variées de la géhenne? Nous


216 LE NIMBE NOIR

ne pensons plus par images mais par expériences ; nous savons trop d'histoire pour ne pas redouter la théocratie à l'égale de la démagogie et l'Inquisition fait peur, comme le Comité de Salut Public. La pensée moderne aboutit à deux propositions : les choses humaines ne sauraient être envisagées qu'humainement, ce qui est la relégation de la Providence, hors de tout calcul et l'abolition du point théologique en matière politique. En outre, la paix résulte de la limitation des diverses branches du pouvoir.

« Dieu n'a pas donné à Nicolas II les Russes comme bétail, et Nicolas II est funeste. Autocrate et homme en même temps, la combinaison aboutit au monstre.

« Les Empires ressemblent aux Pyramides ; l'admiration les salue ; mais en songeant aux coups de bâtons que nécessite la taille de chacune de ces pierres, la sourde plainte des générations, qui cimentèrent de leur sang et de leurs larmes de pareils édifices, vous épouvante ; l'énormité n'incarne aucune beauté, oeuvres de délire et d'inhumanité. La Sainte Russie étale l'apparence d'une grandiose unité, celle d'un bagne, où une armée maintient un peuple, au profit d'une famille et de ses clients.

« La colère de Moïse en voyant l'Egyptien frapper un hébreu figure bien la révolte de l'individu conscient, en face de l'abus de la force. »


LE NIMBE NOIR

Matouchensky parut : Sophia arrêta la causerie d'un geste.

— « Parlons des fusils ! » dit-elle.

Et les conspirateurs se groupèrent pour discuter des mesures pratiques : tandis qu'on débattait le pays de l'achat, le mode de transport, le lieu de débarquement et celui de la cachette ; la vierge, jusque-là indécise, prenait enfin la résolution de mettre son honneur au service de la liberté et de passer pour la maîtresse d'Ignatief, pendant trois soirs.

Sur la petite table de bois blanc, elle écrivit quelques lignes. En tendant l'enveloppe à Schaebolof, elle éprouva encore un mouvement d'hésitation : mais son regard embrassa le groupe des conjurés, frémissants d'espérance, fiévreux à l'évocation des armes vengeresses, si résolus, qu'elle se résigna : son douteux honneur de déclassée, elle l'abandonna pour hâter le règne de la justice.

13


VIII

LES PREMIERS PAS

L'amour est la plus grande flatterie d'un être à l'autre. Le déni d'amour, la pire injure.

Chaque catégorie sociale adopte une notion de l'humanité d'après son expérience. Les hommes qui ont fait fortune eux-mêmes, ayant l'habitude d'acheter leurs plaisirs, se figurent que nul ne résiste à l'or.

Quand Ignatief entendit des lèvres de Sophia qu'elle consentait à souper chez lui, il crut retrouver enfin la femme générale, sans résistance à l'appeau du luxe et il conçut un si vif espoir que son visage s'illumina.

— « J'éprouve une joie profonde à vous voir raisonnable ! Cessez de bouder à votre destinée ; elle sera douce et rayonnante, permettez qu'un affectueux serviteur se consacre... »


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219

Elle l'interrompit :

— « A la Révolution ?

— « Laissons la Révolution », fit-il, « et parlons de vous...

— « Vous décernez des éloges à ma raison ? Reprenez-les ; à vos yeux, ce ne peut être un trait de conduite bien admirable que de fournir des fusils à l'anarchie.

— « Vous avez des expressions pittoresques et un peu obscures.

— « Cher prince, je m'exprime clairement ! Que viens-je chercher à votre table? Des fusils,

— « Ah ! » fit-il, dégrisé, revenu à une exacte vision de la jeune fille.

« Ah ! vous êtes la plus étrange des femmes, la plus désespérante aussi. »

— « Je ne conçois pas votre déplaisir : j'accepte une offre telle que vous l'avez faite.

— « Eh! sans doute: mais j'espérais qu'à la réflexion vous concevriez un peu de zèle pour vous-même et qu'en servant la Révolution, puisque telle est votre passion, vous me laisseriez vous servir. »

Déçu, il se jeta, par contenance, dans des considérations abstraites.

— « Quand je pense qu'on prétend écrire l'histoire ! Qui saura jamais que les sanglantes échauffourées de tel


220 LE NIMBE NOIR

jour, en tel lieu, où les libertaires auront résisté aux troupes du tzar, prendront corps d'un sentiment que vous m'inspirez ?

— « Les origines et les conséquences de nos actes nous restent cachées », murmura Sophia, « vous n'auriez jamais aidé de vous-même à l'affranchissement de la Russie. »

Le prince se força à rire :

— « En style biblique, votre beauté a changé mon coeur, et l'a disposé aux desseins providentiels.

— " Ignatief, nul n'est obligé à croire aux explications ; pourtant tout homme digne de ce nom croit au mystère. Fatalité ou providence, une force incommensurable nous domine, nous enserre et nous pousse les uns et les autres, comme des pions sur un damier. Riez des commentateurs, saluez le mystère lui-même qui est plus vivant et plus réel que nous-mêmes. On veut le nommer ; il suffit de se recueillir pour le sentir.

« Si vous entrez à l'église vers le soir, il n'y a qu'un point lumineux, la petite lampe qui brille devant la Panagia ; dans la vie, un seul point rayonne aussi, un point très noir sur l'éclatante réalité ; le point idéal, le point de mystère. »

Il entre tellement d'orgueil dans le désir que l'être repoussé se sent subitement haineux. Sans cesse à la recherche de confirmations, l'homme demande à ceux


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qu'il rencontre de le saluer à quelque titre et les tyrans sont des malheureux qui, désespérant d'inspirer l'amour, veulent être au moins redoutés.

Le prince éprouvait la même impression accablante qui avait torturé André Bernières : ne rien être aux yeux de la femme aimée. Une coquette ne dédaigne pas ce qu'elle repousse. Son refus prismatique ne porte que sur l'instant, elle laisse l'espoir de lui plaire : voilà pourquoi la coquetterie constitue la vie civilisée et son charme renaissant.

En face de la négation positive qu'opposait la jeune fille, Ignatief, comme le Français, eut un mouvement de colère intérieure. L'indifférence opposée à la chaude sollicitation de l'amoureux, surexcite sa vanité, il s'estime offensé et devient méchant.

— « Pourquoi suis-je séduit par la seule femme au monde qui dédaigne l'amour au point de mépriser les sentiments qu'elle inspire et d'en repousser même l'encens ?

— « Mon cher Ignatief », répliqua-t-elle, « je veux croire, sur la foi des témoignages, que les femmes sont faites pour donner du bonheur aux hommes ; la plupart accomplissent leur mission avec enthousiasme. Moi, j'ai sans cesse devant les yeux des tableaux de misère, de larmes, d'esclavage; moi, j'entends, tandis que vous me parlez, la plainte incessante des damnés


222 LE NIMBE NOIR

de la vie ; et ces tableaux m'empêchent de vous voir et ce sanglot remplit mon oreille et me rend sourde à votre voix. Mon fiancé est ce malheureux qui agonise en Sibérie ou qui blasphème et désespère dans un in-pace ; impuissante à le consoler, je lui dédie du moins ma constance. »

Le prince désespéra de l'amener à un ordre d'idée qui lui fût favorable.

— « Vous m'accorderez, j'espère, la grâce de vous voir en robe élégante, en toilette de soirée ? Je vous laisse le soin de choisir votre costume. Soyez belle.

— « Je serai belle, ainsi que vous l'entendez. » Seule, elle songea aux conséquences du pacte. Pour

les invités, elle serait une femme achetée et un frisson de dégoût la secoua. Mais l'idée de dévouement contient une ivresse puissante, surtout quand le mobile sacré ou généreux parle éloquemment à l'imagination.

Quelle dut être splendide la vision de liberté qui éblouit un Cola Rienzi, ce chevalier du Saint-Esprit qui voulut sincèrement son règne ! Wagner, qui brûla de l'ardeur révolutionnaire, a peint ce mysticisme social qui eut ses prophètes et ses martyrs.

Le tribun de Rome aimait la gloire, Sophia, plus pure en son aspiration, n'aimait que la justice, insoucieuse de laisser une mémoire. Son humilité était par-


LE NIMBE NOIR

223

faite et digne des récits d'hagiographes ; elle obéissait à son coeur exalté par la douleur palpitante autour d'elle et, donnant à la cause qu'elle croyait sainte son honneur de femme, elle s'accusait encore de ses hésitations et de ses regrets.


IX

FAUSSE MAITRESSE

L'impression de pureté ne résulte pas seulement de certaines formes, mais de la perfection même des formes. Comme la beauté d'âme ne dépend pas de l'objet qui l'attire, mais aussi de la puissance de cette attraction.

Sophia achevait sa toilette, un peu après minuit, dans une chambre du palais d'Ignatief.

Sa robe d'un tissu blanc et souple, lacée dans le dos du haut en bas, lui gantait le corps, sans corset ni jupons, s'évasant ensuite en une longue traîne qui la suivait comme une longue couleuvre blanche.

Ni bracelets à ses beaux bras nus, ni collier à son cou souple et rond ; nulle épaulette voilant la ligne de l'épaule, le buste découvert jusqu'aux seins sortait du corsage sans transition, comme d'une gaîne.


LE NIMBE NOIR 225

Elle avait relevé ses blonds cheveux en casque et un diadème ancien, trouvé en Scythie, plaques d'or étoilées de cabochons, donnait au visage de la madona Litta un caractère d'idole lointaine.

Les femmes qui la servaient s'exclamèrent lorsqu'elle se leva et fit un pas. Ses pieds (les pieds de la sainte Anne de Léonard) s'étalaient nus sur une sandale lacée d'une lanière plate.

La vierge se contempla avec une émotion douce ; elle sentit sa beauté comme celle d'un chef-d'oeuvre, elle s'admira.

Nue jusqu'aux seins, plus que nue des seins au bas des hanches par l'adhérence de l'étoffe, Sophia produisait un effet fatidique autant qu'érotique, évoquant ces figures de Gustave Moreau où le mystère apporte une pudeur transcendante à force d'intéresser l'imagination.

Elle rangea ses vêtements de ville, de façon à les trouver préparés pour un départ hâtif, comme une comédienne qui rentrera vite, après sa sortie de scène.

— « Avertissez le prince que je suis prête », ditelle.

Ignatief tremblait d'impatience, il s'empressa. A la vue de cette vivante merveille, il poussa une exclamation où la surprise, l'orgueil, le désir, la vénération se mêlaient !

13*


226 LE NIMBE NOIR

— « La Panagia ! Là Panagia d'Amour, la Madone et Vénus !»

Il joignit les mains, immobile d'éblouissemént, renonçant à comprendre l'impudeur de cette âme chaste et la complexité de ce charme si puissant qui associait l'éclat charnel à l'évocation idéale.

Sous la salve des regards hardis et aussitôt séduits, la princesse s'avança, calme. Comme la concupiscence n'existait pas en elle, la vague de désir qui vint écumer à ses pieds nus ne fit monter aucune rougeur à ses joues. Elle donnait une soirée de sa beauté, au profit des pauvres et des souffrants, comme elle eût chanté ou déclamé.

Les présentations eurent lieu dans le ton ordinaire. Tous vinrent au baise-mains. Elle témoigna de la gratitude au général Medveloff et sut aussi, à son propre étonnement, se souvenir des travaux de l'ingénieur Izvolsky, des chasses du comte Piotrkoff, d'un ouvrage du conseiller Chouvaloff. Quand on passa à table, elle avait plu à chacun.

Ignatief, assis en face d'elle, ne se lassait pas de la contempler. Se sentant envié, il jouissait indiciblement. Chacun des convives aurait donné, à cette heure, bien des roubles pour être à sa place et cette idée exaltait le millionnaire.

Est-ce un trait contemporain ou commun à l'état


LE NIMBE NOIR 227

civilisé que le désir sexuel prend sa plus grande force de l'opinion et qu'un homme ne prise jamais mieux sa maîtresse que s'il la voit désirée par d'autres ?

A ce moment, Sophia aurait pu demander à Ignatief une fortune : il l'eût donnée, dans un mouvement de jubilation orgueilleuse. « Quelle créature incomparable ! — se disait-il. — N'aurait-elle pas le droit de vouloir la lune, au prix de ce qu'elle promet ? Je n'ai jamais été si heureux. Jouirais-je autant de sa possession, si je l'obtenais, que du désir qu'elle inspire à tous !»

Les yeux des convives ne se rassasiaient pas des bras, des épaules, de la poitrine offerts à leur délectation et la conversation molle, lente, traîna parce que chacun, absorbé en son impression amoureuse, répugnait à quitter le plaisir de sa vue pour échanger des paroles vaines. Ils vibraient à l'unisson d'une même envie et l'Amphitryon se demandait s'il éprouverait jamais un plaisir plus intense.

— « Pourquoi ne vous voit-on pas à la cour? » demanda le vieux maréchal assis à la droite à Sophia.

— « Je manque de loyalisme », dit-elle.

— « Bah ! » fit le dignitaire : « La cour sera toujours la meilleure société : on y trouve des égards quand on est vieux comme moi et des hommages quand on est belle comme vous.


228 LE NIMBE NOIR

— « Belle à miracle !

— " Comme une madone !

— « Comme une Walkyrie !

— « Comme une fée !

— « Comme.:. »

D'un geste joli du doigt sur sa lèvre, elle arrêta la fusée des comparaisons.

— « Et moi », fit Ignatief, « si j'osais parler à mon tour, je saluerais l'âme de la Walkyrie plus encore que le visage de la Madone.

— « L'âme d'une Walkyrie ! » reprit-elle. « Une âme, une bonne âme ouverte à la pitié, c'est déjà rare. Tous, nous vantons notre âme ! L'âme se voit dans ce que nous donnons à autrui ou à une idée et non dans ce mouvement égoïste de l'enfant qui pleure pour une contrariété, ou de l'homme qui blasphème en face d'un désastre. »

— « Parbleu !» fit Gazine à Ignatief. « Vous nous avez conviés avec Diotima, princesse de Mégare. Eh bien, parlons de l'amour ?

— « L'amour ! » fit Sophia, et elle s'arrêta en rencontrant le regard d'Ignatief. Sans manquer de bonne foi, jetterait-elle, à travers la tablée, la diatribe qui montait à ses lèvres ?

On se tut obstinément pour la contraindre à continuer sa phrase : elle reprit donc :


LE NIMBE NOIR 229

— « L'amour... c'est une exclamation ! »

Ils s'extasièrent, par besoin de bruit, sur ce pauvre mot.

Les rasades se succédèrent sans que ces viveurs oubliassent les bienséances et se missent à leur aise, suivant le rite des soupers d'hommes.

— « Je passerais des heures », disait le prince Giedrock à son voisin, « à suivre le mouvement des seins libres sous la mince étoffe. Cela me berce les yeux comme du Mozart berce l'oreille, d'autant plus que le rythme affecte une belle sérénité, toute animale. Cette étonnante femme respire, voilà tout, sans ressentir ni joie, ni gêne de notre contemplation.

— « J'attends avec impatience qu'on revienne au salon », avouait le gouverneur de Moscou Petronkevitch, « pour revoir ses pieds merveilleux. Si j'osais lui demander d'accorder le baise-pieds au lieu du baisemain !

— « On va approcher de cette merveille et tourner autour : moi j'ai le fanatisme du dos et je brûle de voir le sien ! »

En quittant la table, Ignatief se pencha vers Sophia.

— « On va vous dire mille horreurs de moi. J'ose vous demander de ne pas offrir une oreille trop docile. .. »

Le prince Gazine s'empressa d'abord.


a3o LE NIMBE NOIR

— " Belle princesse, où peut-on vous faire sa cour?

— « Nulle part. Je ne suis pas une personne, mais une apparition !

— « Vous habitez un palais enchanté, je m'en doutais », fit-il, cachant sa déconvenue.

— « Y a-t-il longtemps que vous connaissez Ignatief ?» insinua Gazine.

— « Assez longtemps pour l'estimer. » Elle s'adressa à Feyshine :

— « Vous êtes bien sombre, vous qui ne conspirez pas.

— « Eh », fit-il, « il y a des moments où une bombe doit furieusement soulager les nerfs. »

— « Ne parlons pas de bombes », dit Medveloff, et il amena Sophia un peu à l'écart.

— « Je vous ai vue petite ; j'ai pu, par un heureux hasard, annoncer la mort de votre père devant un Français qui courut vous avertir, j'ai un peu aidé à vous faire rentrer dans votre patrimoine : ai-je le droit de vous donner un conseil? Prenez garde : vous avez fait de la maison où vous habitez une auberge révolutionnaire ; et un rapport de police prétend qu'on y fabrique des bombes. Prenez garde. Vous êtes trop belle pour aller en Sibérie. On sait que vous êtes ruinée et que Ignatief vous donne la maison. Ne laissez pas vos hos-


LE NIMBE NOIR 231

pitalisés faire leur cuisine fulminante là où vous habitez. Que tout disparaisse cette nuit. A l'aube il y aura une descente de police. Cet avertissement n'est-il pas le meilleur hommage à votre radieuse beauté ? »

— « Merci, général, vous êtes un noble coeur », ditelle en lui tendant la main : puis elle fit signe à Ignatief qui s'empressa.

— « Il faut que je parte à l'instant. » Le prince devint subitement pâle.

— « Medveloff m'avertit d'une descente de police. Il est de votre intérêt même qu'on ne trouve ni certains êtres, ni certaines choses là-bas. »

Préoccupée du danger, Sophia n'accorda aucune attention au visage de l'Amphitryon qui voyait son triomphe d'orgueil compromis.

— « Eh bien, prenez mon bras et sortons ensemble sans plus de façon ! »

La jeune fille, dans une croissante angoisse, ne fit aucune objection.

A l'étonnement général, le couple quitta le salon et, sitôt la porte refermée, elle courut à la chambre où elle s'était habillée, sonna les femmes, demanda la voiture et vivement revêtit son vêtement de ville.

Le prince avait rejoint ses convives, leur expliquant que Sophia, subitement souffrante, leur envoyait ses excuses.


LE NIMBE NOIR

On entendit le portail s'ouvrir et une voiture rouler, et tous les yeux tombèrent sur Ignatief avec un éclair de joie. Ils avaient eu deux plaisirs et l'un valait l'autre : la vue de Sophia et maintenant la certitude que la divine jeune femme n'était pas sa maîtresse.


X

ANTITHÉTIQUE

On ne comprend que soi-même et le bonheur serait d'être compris des autres.

La catégorie d'hommes qui, dans une capitale, ont pour occupation officielle de s'amuser, dandys, gandins, noceurs, fêtards, se compose d'éléments très disparates : on y rencontre des intelligents et des sots, jamais de supériorité : et Balzac a inventé ces étincelants condottiere du boulevard qu'il a peints avec le désir d'être l'un d'eux, singulière ambition pour un tel génie, rêve d'enfant qui veut être soldat en voyant passer les uniformes des revues, ou de fillette qui juge la mondanité sur la vue d'une femme en fanfreluches à qui un valet de pied ouvre la portière.

Au cercle, l'homme se retrouve lui-même, en de multiples sosies. La fête est une façon de s'ennuyer


234

LE NIMBE NOIR

hypocrite et d'autant plus pénible qu'on ne doit pas y bâiller. Quand on a pris longtemps la galerie à témoin que l'on s'amuse, il faut continuer le rôle. Malgré que l'on s'accoutume à tout, puisque des hommes vont librement à Terre-Neuve et descendent dans les mines, les prétendus jouisseurs arrivent à l'héroïsme du jeune Spartiate au renard. Stendhal a bien touché à cette conséquence de la vie élégante qui émousse la sensibilité et rend incapable de passion vraie. Il appelle amour de vanité ce penchant qui a besoin de la complicité de l'opinion pour se manifester.

L'homme du meilleur monde est un singe au moral. Il imite la grimace sentimentale qu'il voit autour de lui ; la mode ne découpe pas seulement le revers de l'habit, l'ouverture du gilet, elle pénètre au coeur même et y détermine les battements. Dans ces coteries où chacun nourrit sa vanité de l'opinion d'autrui, il n'y a guère de milieu entre l'envie ou le dédain. Une bonne fortune éclatante prend la proportion d'une gloire pour un et d'une humiliation pour tous les autres.

Le second souper que présida la princesse Sophia chez Ignatief, comprenait des personnages que la curiosité à l'état aigu avait décidés à venir. Leur imagination avait travaillé sur les thèmes des précédents convives, et cependant leur impression fut profonde. Pas


LE NIMBE NOIR 235

un qui n'eût fait quelque extravagance pour plaire à la mystérieuse femme, pas un qui, l'apercevant dans le logis de Vola, ne l'eût dédaignée comme Feyshine.

Certaines gens ne regardent un tableau qu'à l'éclat du cadre et ne sentent une femme que si la toilette la leur rend visible.

Sophia resta jusqu'au moment où les invités firent leurs révérences et tandis que l'aube blanchissait au dehors et que les bougies, épuisées, lampassaient dans les bobèches cassantes, l'étrange couple se trouva seul dans le grand salon lourdement luxueux.

— « Bonsoir ou plutôt bonjour, je vais remettre. mes habits de Cendrillon.

— « Je vous en prie », dit Ignatief, « ne sortez pas encore. On guette, soyez-en sûre. »

Elle sourit, un peu dédaigneuse à l'aveu de cette préoccupation.

— « Quand on a joué, on se déshabille, dans tous les théâtres du monde.

— « Eh bien, remettez donc vos habits et revenez causer.

— « Avons-nous à nous dire des choses si intéressantes ? La situation est fort délicate et la moindre parole lui ôterait ce qu'il lui reste de dignité. Réservons les discours pour le temps prochain, où, revenu chacun à notre situation respective, nous serons plus indépen-


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dants ; vous êtes obligé actuellement à une extrême réserve, et moi à quelque susceptibilité.

— « Vous avez reçu des lettres de mes invités?

— « Oui !

— « Puis-je savoir ce qu'elles contenaient?

— « Ce que contiennent les épîtres adressées à la maîtresse probable ou possible d'un ami.

— « Me les montreriez-vous ?

— « Je les ai déchirées.

— « Vous doutez-vous de votre succès ? Vous troublez les plus blasés du monde.

— « J'ai eu une satisfaction à me sentir parfaitement à mon aise dans ce rôle, malgré que j'aie vécu depuis douze ans parmi des déclassés et des proscrits. Contente non de plaire, mais d'avoir imposé de la déférence. Je ne croyais pas posséder une si bonne éducation ni si facilement empêcher des bêtes de se manifester : voilà mes impressions.

— " Continueriez-vous ces soupers pour votre plaisir ? »

Sophia haussa doucement ses belles épaules et se leva.

— « Asseyez-vous un instant seulement. Je veux vous parler d'affaires. Dans un pays autocratique, tout dépend de l'Administration, d'un petit nombre d'indi-


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vidus qui agissent sans contrôle, au gré de leur intérêt ou de leur fantaisie.

« Ma fortune vient des complicités que j'ai su acheter. Les commandes de l'Etat sont données, c'est-à-dire vendues. Pour gagner cent mille roubles, j'en donne vingt ou vingt-cinq mille à l'Administration. Associonsnous, vous gagnerez ainsi beaucoup d'argent.

— « Que ferai-je dans l'association ?

— « Ce que vous faites à mes soupers : vous serez plus aimable envers quelqu'un que je vous désignerai et qui, pour vos beaux yeux, abandonnera le 25 %.

— « Je comprends mal votre proposition ; mais je la repousse.

— « Révolutionnaire, vous prenez le parti de l'Etat ? Quelle bizarrerie ! J'ai des concurrents qui s'empresseront de prendre ma place. En Russie rien ne se fait que par concussions.

— « Je ne raisonne pas pour me conduire et je peux paraître folle à plusieurs : car je fais des choses qu'ils blâment et je refuse des situations qu'ils acceptent, mais c'est ainsi !

« J'accepte la charité ; je vends ma renommée, je passe pour votre maîtresse, je n'accepterais pas d'être votre associée et d'employer ma beauté à réussir une tromperie.

— « Il n'y a point de tromperie. On achète les


238 LE NIMBE NOIR

commissions, comme on achèterait une valeur. Je ne livre pas de la mauvaise marchandise : je mise pour une adjudication qui, au lieu d'être publique, est secrète.

« Ecoutez-moi encore, princesse Sophia. Pour vous voir, pour vérifier votre beauté, votre distinction, des gens sont venus ce soir qui jusqu'ici avaient refusé de franchir mon seuil.

— « Tant mieux ! » dit-elle, « et bonjour ».

— « Ayez une nouvelle toilette, la prochaine fois ; voulez-vous y penser ?

— « Vraiment ! Est-ce la peine pour le dernier souper? »

Ignatief devint sombre.

— « Vous n'accepterez pas de revenir ?

— « Epuisons d'abord notre premier contrat et, s'il arrive à terme, sans encombre...

— « Qu'entendez-vous par encombre ?

— « J'ai sommeil, je suis lasse, je veux me déshabiller et m'en aller. Si vous me retenez, j'appelle cela un encombre.

— « Vous suivez littéralement les conventions. Vous me détestez !

— « Oh », fit Sophia excédée, « regardez l'heure et méfiez-vous des idées du matin, elles sont grises, vacillantes, funestes.


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— « Je vous offre comme à un ami, comme à un homme de vous associer à mes affaires pour satisfaire votre susceptibilité et cela vous indigne.

— « Non, Ignatief. Votre proposition ne m'indigne pas plus que le diadème que vous m'avez mis sur la tête ne me trouble.

— « Oh ! je sais que vingt autres vous voient des mêmes yeux que moi... »

Elle étendit son beau bras nu vers les fenêtres où filtraient les lueurs de l'aube, pour lui redire sans humeur qu'elle était lasse. Il se jeta dans un fauteuil, énervé, mécontent de lui. Une autre fois, la princesse viendrait encore, une unique fois, et cette idée le torturait dans sa vanité comme dans son désir.

Quand la lourde porte cochère s'ouvrit, il tressaillit douloureusement, et, de dépit, cet homme positif et sceptique pleura.


XI

UN TRIOMPHE DE PURETÉ

Si intelligemment que nous nouions une intrigue, elle sera dénouée par les autres : le hasard désigne une puissance virtuelle.

Au plaisir intense d'un drame bien joué, on peut se figurer le prodigieux intérêt d'une conspiration, où les transes perpétuelles et l'imprévu des péripéties entretiennent l'état d'émotion, si rare dans nos moeurs régulières. On s'habitue au péril de la liberté comme à celui de l'existence, et le drame que l'on vit ne garde plus que son pathétique autrement intense que celui du jeu qui n'est qu'un défi d'argent et de la guerre où la personnalité disparaît dans le mouvement collectif.

Le Vautrin de Balzac, qui dépasse de la tête, les autres personnages de la Comédie Humaine suscite une ad-


LE NIMBE NOIR 241

miration inavouée ; il est presque seul contre l'ordre social et presque vainqueur : spectacle immoral mais grandiose, que cet homme qui s'égale à tous les hommes et de son poing tient en échec la civilisation qui l'a rejeté.

Si l'audace individualiste se manifeste, non plus au profit des passions, mais dans un but noble et saint, elle se revêt d'une poésie fascinatrice ! La femme qui porte une révolution dans son coeur, en dédaignant l'amour ne fait rien que de naturel. Qu'est-ce que l'ivresse d'un baiser auprès de cet amour qui embrasse me race et qui porte dans ses flancs ces enfants sublimes, la liberté et la justice?

Ni Feyshine, ni Ignatief, nul de ceux qui désiraient Sophia, ne savait à quel point son âme était remplie. Aucune passion ne valait sa belle charité, même pour la vibration.

La grandeur des impressions tient à la qualité de l'âme ; elle s'augmente aussi de la dignité du mobile, et Charlotte Corday vécut de plus vifs émois que la plus entourée des mondaines.

Sophia était aimée. On donne plus communément sa vie que sa fortune, et les libertaires la vénéraient. Du sang, le dernier des moujicks en versera ; l'or est plus rare et précieux. Quand elle tendit à Matouchenski le chèque de cent mille roubles, celui-ci mit

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242 LE NIMBE NOIR

un genou en terre pour le recevoir. Il crut que la jeune fille s'était prostituée au profit de la Révolution. Cela lui parut plus admirable que de jeter des bombes au péril de ses jours.

Sophia, devinant cette pensée, ne la combattit pas. L'anarchiste, avant de sortir, s'arrêta sur le seuil.

— « Veux-tu, Barinia, la mort d'Holopherne ?

— « Je ne suis pas juive !

— « Si ton avis changeait, Barinia, je n'ai plus qu'une main ; mais à ton service elle saurait frapper.

— « Non, Matouchenski, la main qui combat pour la liberté doit rester pure.

— « Tu es grande, Barinia !

— « Je suis ta soeur dans l'amour de la justice. — « Dieu te conseille et tous te bénissent. »

Elle sourit. Elle sourit aux fusils, aux cartouches, à ces armes de l'indépendance qui allaient tonner contre l'oppresseur, et jamais sourire d'amoureuse ne fut plus suave : elle évoquait comme une vision de volupté une musique sacrée, les salves de ses frères répondant aux salves de la police : elle voyait les cosaques se coucher en arrière, vider l'étrier et les uniformes s'amonceler sur le sol, en une friperie colossale.

Tandis qu'elle s'abandonnait à ces songes, le Finlandais Makaroff frappa et, humblement :


LE NIMBE NOIR

243

— « Barinia, te souviens-tu de Mitia ? - « Mitia ? » Elle fit un geste négatif.

— « C'est mon amie, et on va la pendre. Elle a tué tout à l'heure, en pleine perspective Nevvski, un colonel de cosaques, de trois coups de revolver. Tu vas Ce soir chez Ignatief, tu verras des bureaucrates, des hommes du Tzar. Or, tu es si belle qu'on ne peut rien te refuser. Demande la grâce de Mitia ; je l'aime ! A cette heure on la fouette », et un frisson secoua le libertaire, « et demain on la pendra.

— « Ce que tu demandes est difficile.

— « Pas pour toi, Barinia : qu'on envoie Mitia au bagne, je la délivrerai pendant la route.

— « J'essayerai ! Dis-moi ce qu'elle a souffert avant de tuer. »

Quand elle eut écouté le récit d'une expédition de cosaques :

— « Reviens demain matin, Makaroff. " L'homme sans peur sanglota d'attendrissement,

d'espoir et de crainte, brisé par la pensée du fouet qui cerclait de feu la chair aimée, de la corde destinée à ce beau cou qu'adoraient ses baisers.

La jeune fille pensait à l'impériosité de l'amour, quand le malheureux ajouta :

— « Dis à celui qui sauvera Mitia qu'il te donne son


244 LE NIMBE NOIR

portrait ; je le ferai circuler et celui-là sera sacré. Vie pour vie. Cela peut s'offrir, n'est-ce pas? »

En allant chez Ignatief, Sophia ne songeait plus à sa renommée perdue, mais à Mitia, à cette amante à sauver.

Quand elle entra dans le salon, au bras d'Ignatief, le nombre des invités l'étonna.

— « Ce n'est plus un souper, c'est un banquet», fit-elle, à mi-voix.

— « Cela vous désoblige ?

— « Aucunement ! »

Les présentations furent longues, Ignatief paraissait nerveux, et Sophia mélancolique. A sa droite, le ministre des finances, et à sa gauche le gouverneur de Moscou, Petronkewitch !

Malgré son goût pour la franchise, elle était femme et savait feindre.

La première parole de ses voisins fut apitoyée.

— « Vous semblez soucieuse? »

— « Est-il au pouvoir d'un mortel de dérider ce beau front ? » dit le ministre.

— « Oui », fit-elle, « ils sont certainement ici plusieurs qui le peuvent. Un seul le voudra-t-il ?

— « Moi, d'abord, et de toute mon âme ! » fit Ignatief.

Elle lui sourit.


LE NIMBE NOIR 345

— « Je sais que vous feriez beaucoup pour moi, mais il s'agit d'une autre personne.

— « Qu'importe ? » fit Izvolsky, « si c'est vous qu'on oblige.

— « Parlez, parlez », dirent plusieurs.

— « Je ne peux lancer cette prière comme une proclamation ! »

Et, allumant une flamme irréelle dans ses yeux :

— « Tout à l'heure, ceux qui se sentent, dans l'âme, le désir de me plaire pourront m'interroger.

— « Qui commencera aurait trop de chance, il faudra tirer au sort », déclara Piotrkoff.

L'Amphytrion ne comprit rien à ce jeu qui amusa fort les convives. Que complotait cette femme froide et folle ? Allait-elle se mettre à l'encan, et choisir son successeur au dessert ? Une rage le prit à la gorge, il répondait à peine.

— « A la santé de ce pauvre Avromov, traîtreusement mis à mort par Mitia », dit un général en levant son verre en réponse à ce que lui disait son voisin. Soudain, Sophia se dressa, et d'un ton fier.

« — A la santé de cette pauvre Mitia, qui si généreusement frappa Avromov ! »

Elle se rassit, et, dans un de ces silences où on entend les bougies grésiller, elle commença, sans apercevoir la stupeur des convives ;

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346 LE NIMBE NOIR

— « J'ai connu cette enfant ! une âme douce et éprise d'idéal ! Elle croyait qu'il y a un Dieu, et qu'on lui plaît en étant pitoyable. Etait-ce une folle de ne pouvoir supporter la vue des supplices ? Était-ce une détraquée de sentir son être se révolter devant la cruauté? Elle n'avait pas le tempérament qu'il faut pour assister aux exploits des cosaques. Or, les cosaques vinrent dans son district ; il y avait eu une émeute. Ceux qui, régnant par la terreur, ne prennent pas modèle sur le Christ envoyèrent Avromov. Après avoir brûlé le village il réunit les habitants qui n'avaient pu fuir, il fit attacher les pères et les mères, et devant eux il commanda le viol des filles comme on commande le feu, et on viola par salves, général ! par salves ! » Et la voix de Sophia montait, violente.

Sa belle gorge se gonfla et cela impressionna plus que son discours.

— « Dans le viol, le Français cherche son plaisir et le cosaque la douleur d'autrui. Le cosaque éventre, mutile, estropie ! De toute m'a chair de femme, je souhaite l'extermination des cosaques, et je bois à la mort de ceux qui déchaînent ces bêtes féroces sur le peuple russe.

— « Elle prépare un magnifique convoi pour la Sibérie », fit l'un.

Le tempérament russe vibré à l'imprévu avec une


LE NIMBE NOIR 247

incroyable mobilité. Tous sexuellement avaient été secoués.

— « Quelle femme ce doit être, quand elle dégèle », dit-on.

— « Parlez-moi de la prochaine saison d'Opéra ! Aurons-nous du Wagner? » lança-t-elle à Ignatief, le plus simplement du monde.

— « Vos propos ont la hauteur des potences », fit son voisin de droite.

—« Il n'y a pas de potence pour d'aussi belles épaules », répliqua un autre.

— « Serait-ce donc la blancheur de la peau qui fait l'innocence? » lança Sophia.

— « Aux yeux des hommes, à peu près », fit Gazine avec rondeur.

— « Eh bien, Mitia ne devrait pas être pendue, car elle a de très belles épaules », continua-t-elle.!

— « Nous autres Russes, nous sommes à la fois capables de battre notre femme et de nous laisser battre par notre maîtresse.

— « Tyran ou lâche ? » fit-elle.

— " Ces deux mots ne désignent-ils pas les deux états de la passion ?

— « Si le tyran se trouve en face du courage?

— « Il y a lutte, selon l'a loi de ce monde !


243 LE NIMBE NOIR

— « Ah ! le plus fort devrait être le plus doux », soupira-t-elle !

— « A quoi lui servirait sa force ?

— « A quoi sert la force d'Hercule, dans la fable, au triomphe de la justice. »

Dans le salon trop éclairé, Gazine s'agitait, écrivant des numéros sur des morceaux de papier : puis il les jeta dans une coupe de malachite et tous, avec empressement, vinrent y puiser.

— « Les Minautores tirent au sort qui dévorera la jeune et belle Athénienne », remarqua Izvolsky.

— « A qui Andromède ?

— « A qui Angélique ? »

Le gouverneur Pétronkewitch éleva la main ; il avait le numéro un.

Sophia vint prendre son bras et l'emmena à une extrémité.

— « La fortune est aveugle, princesse, en favorisant un vieux militaire : indigne de mon sort, j'en suis émerveillé.

— « Ah ! ne vous félicitez pas ; d'abord écoutez. Je veux la grâce de Mitia.

— « C'est impossible !

— « J'appellerai le numéro deux.

— « C'est le général Palvenof qui a le deux. At-


LE NIMBE NOIR 249

tendez. Je n'ai pas beaucoup d'imagination. Si vous me disiez comment je dois m'y prendre.

— " Mitia sera jugée demain. Voyez les juges, vous devez les connaître. Dites-leur que Mitia a été votre maîtresse.

— " Ah ! Si nous étions à Varsovie : mais ici, à Pétersbourg !

— « Obtenez que le président soit indisposé et tâchez de le remplacer. Entre compagnons d'armes on se doit de la complicité.

— « Vous savez, princesse, que ce sera toujours les travaux forcés : on ne peut éviter que la corde. Je ferai mon possible.

— « Cela ne me suffit pas. Ce soir, j'ai trente-deux chevaliers que je n'aurai plus demain.

— « Je ne peux pas vous donner ma parole !

— « Y a-t-il ici quelqu'un qui puisse vous aider ?

— « Si le maréchal Gwardoline le veut, à nous deux, la chose devient sûre.

— « Eh bien ! Appelez vous-même. » A son nom, Gwardoline s'empressa.

— " Mon cher, voulez-vous être de moitié dans le service de la princesse Sophia ?

— « Certes ! » fit-il.

—« Je veux la grâce de Mitia », dit-elle.

— « Oh ! oh ! » fit Gwardoline. Puis Petronke-


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witch et lui se mirent à entrechoquer des noms avec de brèves épithètes.

— « Allons ! il faut de l'aide ? Quel sera le troisième ?

— « Le ministre d'Etat, Nakaline. » A l'appel, il se détacha du groupe.

— « Voulez-vous aider ces messieurs à me garantir la grâce de Mitia ? »

Il fit un haut-le-corps et le conciliabule recommença. Sophia ne concevait pas qu'une vie de femme fût si difficile à sauver.

— " A nous trois, nous vous en répondons », dit enfin le gouverneur.

— « Je vous demanderai à chacun plusieurs photographies », dit-elle avec un beau sourire.

— « Plusieurs ? » firent-ils.

— « Oui, pour que vous soyez saufs partout. Vie pour vie !»

Les trois hommes se regardèrent. Le nihilisme se dressait sous les traits splendides de Sophia et les frappa de stupeur. Un moment ils s'entre-regardèrent, méditatifs. Nakaline reprit le premier son sang-froid :

— « Voilà une minute qu'on ne peut vivre qu'en Russie ! On croit faire acte de galanterie, contenter un caprice et l'élégante jeune femme vous assure de sa protection et sans plaisanterie. »


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Ignatief contenait à peine sa nerveuse inquiétude. Que traitait-elle avec ces trois invités ? Ces privilégiés avaient des mines soucieuses qui ne respiraient pas le triomphe : ils ne cédèrent à l'instance d'aucune question.

Après l'incartade de la princesse, nul n'ignorait son nihilisme militant ; mais cela n'effraya aucun de ces hommes du parti autocratique, Sa beauté de Madone était plus captivante, servant de masque magnifique à un voeu de colère et de sang. A mesure que leur imagination s'enflammait, ils rejetèrent comme invraisemblable le bonheur d'Ignatief.

Celui-ci, intérieurement exaspéré, anticipait sur le lendemain et les humiliations qu'il apporterait, il entendit les interrogations ironiques et, dans un sursaut maladif de vanité, il dit assez haut :

- « Le sterlet ne se sert pas à tous les repas ; et je ne vous convierai plus à pareille fête.

— « Quoi ! » fit Gazine, « un différend s'est élevé entre vous et la princesse ?

- « On se lasse même de sterlet. » Un rire insolent lui répondit.

— « Vraiment, vous quittez la princesse par lassitude ; nous ne pousserons pas la politesse jusqu'à feindre de vous croire : Veux-tu mon impression sincère, Ignatief ; tu n'as pas eu cette femme. Oh ! ne te courrouce pas.


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Je ne vois personne ici qui puisse la conquérir. Nous te sommes obligés de nous l'avoir montrée : elle mérite l'étude, comme la plus étrange personne de ce monde. « Ce n'est pas sa beauté qui m'étonne, mais son indifférence sans fond pour nous et nos hommages. J'ai vu des femmes honnêtes, vertueuses, je n'en avais jamais rencontré une aussi insensible à la flatterie. Regardez-la, souriante, aimable, comme si elle était de service.

« La maîtresse d'un ami devient obligatoire, tu le sais, Ignatief, et c'est peut-être là le symptôme permanent de la camaraderie. Donc, au lendemain de son premier souper, on s'est mis en campagne et on a appris comment vivait cette prestigieuse personne, en froc et se nourrissant de choses les plus simples. Elle méprise son diadème, cela saute aux yeux. Insensible, elle est inachetable ! Pour nous tous, sa présence chez toi est un mystère. Elle n'y vient pas pour l'amour, ni pour l'intérêt. Pourquoi y vient-elle ?

— « Ce secret n'est pas le mien !

— « A moins des conditions qu'Homère attribue à Vulcain pour montrer aux Dieux son infortune, je ne le croirai pas !»

Ignatief, au paroxysme du dépit, marcha vers le groupe qui entourait Sophia et, impératif:

— « Ma chère princesse, il est temps de vous re-


LE NIMBE NOIR 253

poser ; je sais que vous êtes lasse et mes amis vous excuseront. »

A la stupéfaction des assistants, Sophia accueillit gracieusement cette sollicitude ambiguë.

— " Voulez-vous me précéder? je vous rejoins en quelques minutes : le temps de vider une dernière coupe avec eux ! »

Sophia, d'une docilité entière, donna la main à ceux qu'elle appelait ses trois chevaliers, salua collectivement et sortit du salon au milieu d'un silence d'étonnement.

— « Vous avez des façons de Cosaque ! » dit Feyshine.

— « Vous me forcez à les prendre ! » répliqua Ignatief.

— « N'importe ! Elle n'aime pas les Cosaques !

— « Si vous êtes si heureux en amour, prouvez le selon le proverbe : jouons », s'écria un autre.

— « Je suis las ! » dit l'Amphitryon.

— « Videz avec nous une dernière coupe. »

Sans s'être concertés, ils s'ingénièrent à retenir Ignatief. Gazine le flatta longuement.

— « Mon cher ami », disait-il, « nous sommes de vilains camarades. Votre heur nous dépite, nous humilie et nous tâchons d'empoisonner votre joie. C'est inutile, ignoble et humain. Car, sans vous, nul ici ne

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connaîtrait cette femme non pareille qui bouleverse notre psychologie de soupeurs et ravit nos sens blasés.

« Elle porte dans ses yeux clairs le mot impossible et ce mot-là nul ne l'a vu dans d'autres yeux que les siens. La princesse Sophia est la bien nommée, sage comme Pallas, tendre comme sainte Claire, et enfin si paradoxale d'âme et de beauté, que je donnerais mes chevaux, ce à quoi je tiens le plus, pour vos confidences.

« Car enfin, Ignatief, cette femme, vous ne l'avez pas séduite ? Vous ne l'avez pas achetée ? Comment consent-elle à venir s'ennuyer chez vous, car elle s'y ennuie. En ce pays mystérieux et plus machiné qu'un théâtre de féerie, je n'ai rien vu d'aussi inexplicable que la princesse nihiliste au souper d'Ignatief !»

Celui-ci agacé rompit le cercle qui l'enfermait obstinément et s'écria :

— « Rester si vous voulez. Je vous fausse compagnie. »

Quelqu'un jeta ce cri : « Suivons-le » et en cohue la bande se pressa derrière Ignatief. Celui-ci n'eut qu'une idée : atteindre la chambre verte, s'y enfermer avec Sophia. S'ils insistaient ? Eh bien, ils le verraient, avec elle auprès du lit.

Inconsciemment, Ignatief guida l'étrange cortège. Quelques-uns atteignirent la porte en même temps


LE NIMBE NOIR 255

qu'il en tournait le bouton et y entrèrent en le poussant.

Le diadème brillait sur une tablette, Anissia pliait la robe blanche et la laissa glisser en voyant ce flot d'habits noirs envahir la chambre. Ignatief, atterré, s'écria :

— « Vous agissez en Cosaques ; vous l'avez fait fuir ! » Impitoyables, les convives riaient, sans beaucoup de

bruit mais longuement, joyeusement.

— « Elle venait en représentation, parbleu ! » dit l'un.

Le prince Gazine résuma l'impression.

— « Cela nous soulage d'un poids aussi lourd que le Kremlin.

— « La princesse Sophia venait en soirée, simplement ».

Et, ajouta un autre :

— « Au profit de ses bonnes oeuvres. »


XII

LA MENACE

Il y a presque toujours un devin ou un présage avant les ides de Mars : mais le moindre des mortels se conduit comme César : orgueilleusement.

— « Et Ignatief? » demandait Feyshine à chaque visite.

— « Je ne l'ai pas revu ! » répondait Sophia.

— « On assure que depuis ce fameux matin, son humeur a changé: sombre, il ne voit personne et rend à peine le salut. Il vous aime.

— « Du moins, il ne vient pas me le dire. Que ne l'imitez-vous ?

— « Bernières a fui, Ignatief se terre, seul j'ose vous affronter! Ah ! je n'attends pas que vous protestiez, je sais que je vous pèse! »


LE NIMBE NOIR 257

Sophia fit un signe de la tête, affirmatif :

— « Si vous pouviez voir vos regards farouches, votre contenance gênée, et entendre vos paroles rageusement mâchées ? Vous me donnez l'impression d'un fou qui se contient pour ne pas mettre ses mains sur moi ? C'est peut-être l'aspect du parfait amour ; c'est un triste aspect. Par instants vous avez envie de me démontrer que désir vaut droit et qu'une femme appartient à ceux qui en ont envie.

— « Vous ne ressemblez à aucune autre !

— « Vous ressemblez à tous, vous ne comprenez pas qu'un coeur ne soit pas la niche d'un homme et qu'on aime...

— « Une abstraction ! » s'écria-t-il.

— « Si je m'intitulais épouse de Jésus-Christ et victime du Sacré-Coeur, vous vous inclineriez. Où est la différence entre une religieuse et moi ? Je pratique les oeuvres de charité sans le secours de règles, d'entourage, d'exemple. Vous laisseriez en paix Soeur Sophia et vous m'obsédez. Il me manque, à vos yeux, une cornette, un costume.

— « Etrange religieuse qui va présider des soupers chez Ignatief et dans quel costume impudique, grands dieux, à stupéfier les hommes les plus corrompus.

— « Je vous ai dit plusieurs fois déjà que, ne voulant


258

LE NIMBE NOIR

pas me promettre à Ignatief, je lui avais vendu ma présence, mon apparence.

— « J'aurais pu vous donner cette somme, si vous m'aviez averti d'avance !

— « Quant à mon costume, il était aussi sculptural que possible, voilà tout. Je n'ai pas la même pudeur que les autres femmes : elles gardent, et elles font bien, leur beauté pour l'amour ; je n'ai pas cette raison de m'arrêter dans un mouvement esthétique. Je suis chaste de tempérament et cela explique peut-être ce que vous appelez mon impudeur.

— « Ignatief vous offrira un million ; vous verrez cent mille fusils et alors... Ah! que je suis malheureux !... Vous ne me plaignez même pas ! »

La princesse sourit, dédaigneuse.

— « Votre coeur en écharpe me paraît peu pitoyable, tandis que les uns expirent sous le fouet ou sous les balles et que les autres se préparent à des aventures mortelles.

« Le prince Feyshine ne possède pas la femme qu'il désire ! Oh ! le beau thème pour une lamentation! Qu'est-ce donc que le prince Feyshine ? Un homme charmant qui s'entête auprès d'une femme dont le coeur est pris.

— « Ce sont des mots. Une femme qui n'a pas d'amant ne peut dire que son coeur est pris.


LE NIMBE NOIR 259

— « L'amant obligatoire ! Ecoutez, Feyshine ; vous prendre ce serait prendre n'importe qui ; et à tant faire que d'aller contre mon propre désir, je vous préfèrerais un million pour la Révolution ou simplement un pauvre diable de nihiliste. L'un ou l'autre serait plus conforme à mon sentiment.

— " C'en est trop ! » s'écria Feyshine, « et dussé-je en mourir, je vous fuirai. »

Sophia se sentit soulagée ! L'ombre de sa vie se dissipait ; elle eut quelques minutes douces à l'idée de ne plus entendre de réquisitoires sexuels. Elle se trouvait encore sous cette impression lorsqu'on apporta une convocation de la préfecture de police pour le jour même. A Pétersbourg, un pareil papier équivaut à la déportation avec sursis, espèce de menace conditionnelle qui vous permet de partir, ou qui vous l'ordonne. Cependant Sophia n'eut pas un instant l'idée de fuir, elle s'habilla le mieux qu'elle put, et alla se présenter, suivant l'indication, au cabinet particulier du préfet, où un huissier la pria d'attendre.

Une grande demi-heure s'écoula dans une salle banale telle que sont les antichambres d'administration. Enfin, on l'introduisit.

Le préfet, un général très boutonné, très décoré, l'oeil dur et le geste sec, se leva et de la main désigna un fauteuil, puis il s'assit.


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LE NIMBE NOIR

— « Madame, voici votre dossier », il frappa sur une chemise épaisse, « il y a là de quoi déporter vingt femmes aussi jolies que vous. Toutefois, vous portez deux grands noms, Mentchikof et Nariskine, vous appartenez à la plus vieille noblesse. Sa Majesté répugne à sévir contre les noms illustres. En outre, vous avez de fervents amis parmi mes anciens compagnons d'armes et mes collègues d'aujourd'hui : je vous dirai même que le prince Mentchikof m'a sauvé la vie ou à peu près en détournant un coup de pistolet dans une émeute au Caucase : je suis donc bien disposé pour vous ; j'avais une dette envers le nom et aujourd'hui je suis heureux de m'acquitter. Remarquez-le, je vous prie, je ne fais pas le Croquemitaine, je vous montre tous vos atouts. Mais je vous dis : « Ne jouez plus », ou plutôt ne conspirez plus. Il n'est au pouvoir de personne, entendezvous, de personne, de vous assurer l'impunité, à Pétersbourg, du moins. Il faut s'assagir ou partir, princesse. » Sophia avait écouté de son air de sérénité. — « On ne peut vous reprocher d'attentat, et il n'y a pas exactement matière à vous pendre : mais nos couvents ne valent pas mieux que nos bagnes. Votre extrême beauté vous expose plus qu'une autre aux lubricités et aux cruautés. En sacrifiant votre fortune vous avez assez fait pour une cause de scélérats et d'insensés.


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— « Que me reproche-t-on ? » fit-elle.

— « Une femme supérieure ne pose pas de question enfantine. Vous êtes en Russie, à Pétersbourg, chez le préfet de police, il n'est besoin que de mon bon plaisir pour que vous soyez fouettée, étranglée ou déportée, sans autre information que mon doigt appuyé sur ce timbre et un signe aux agents qui entreront. Mon temps est précieux, d'autant que ma vie est peu sûre. »

Il regarda par la fenêtre. Un couvreur réparait une conduite d'eau.

— « Cet ouvrier a peut-être dans sa poche une boîte à sardine qui contient ma mort. Une telle préoccupation n'engendre pas la douceur ni ne porte à la prolixité. Cependant je suis doux et prolixe avec vous, sans réfuter les théories révolutionnaires et vous faire un cours de politique. Gardez les idées qui vous sont chères mais à l'état d'idées. Vous avez transformé une maison d'Ignatief en hôtel révolutionnaire et vous vivez parmi des conjurés ! Mon huissier est peut-être des vôtres ; mais quelques-uns de vos terroristes sont à ma solde.

« Ah », fit-il en aparté, « l'écoeurement de ces heures troubles, il faut employer des loughouses de part et d'autre. Enfin, je ne vous interroge pas, je vous avertis. Ne répondez rien, agissez. Même si vous

15*


262 LE NIMBE NOIR

écoutiez les voeux d'un de vos puissants adorateurs (vous en avez de puissants), il ne vous préserverait pas. La Révolution s'apprête à de nouveaux crimes et Sa Majesté est décidée à emprisonner, déporter ou fusiller la moitié des Russes pour sauver les autres. « A toi, à moi, la paille de fer », dit un proverbe français. Un moment approche où moi-même je ne pourrais pas sauver ma maîtresse, si elle était anarchiste. Il faut que la Révolution ou l'Autocratie périsse. Si je vous disais qu'un grand-duc a sacrifié l'être qui lui était le plus cher... Bref, en un mot comme en dix mille... Abandonnez votre rôle de complice et de prosélyte ou sinon avant un mois vous ferez partie d'un convoi pour la Sibérie et, je vous le redis, pour vous le moindre contact avec la police ou l'armée, ce sera le viol, le viol cruel.

« Si j'ai de bons rapports, au bout d'un an, je brûlerai ce dossier, quoique je ne doive rien me promettre. C'est un condamné à mort qui vous parle et qui vous invite à sauver votre vie, Sophia Mentchikoff-Nariskine. »

Cela dit avec vivacité, il se leva.

La princesse ôta son gant et tendit sa main au préfet. Celui-ci eut un sursaut. Ce geste dérangeait les rôles, mais il lut dans le regard de la nihiliste un éloge, le salut que tout être doit à celui qui accomplit


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un devoir au péril de sa vie : l'homme qui pouvait écraser cette femme d'un signe lui baisa la main et la reconduisit jusqu'au seuil.

Sophia rentra chez elle, la tête lourde et bourdonnante. Elle avait fait bonne contenance. Maintenant la peur la secouait. Certes, le préfet paternel et sincère n'avait pas menti. La Sibérie se profilait à l'horizon et, plus terrible, le viol par des soldats d'escorte.

Jusqu'alors, vivant dans un état un peu somnambulique, ayant vu l'autocratie frapper autour d'elle, sans penser qu'elle pût être atteinte, elle se considérait, comme défendue par une invisible croix rouge.

L'atmosphère morale entretint cette sécurité illusoire, au temps de la Petrowna. Le moment d'angoisse entré l'abandon du palais Nariskine et la rencontre d'Ignatief avait été trop bref pour modifier ses idées. Elle s'attribuait une immunité particulière.

Les paroles du préfet de police projetaient sur son destin une lourde et apeurante lueur. Un des mouvements spasmodiques de l'autocratie aux abois l'abattrait nécessairement, dans un coup d'affolement bureaucratique.

Ce pays où on rafle deux mille passants et où on les passe par le fouet avant toute chose, sans égard même à la qualité d'étranger, présente un péril perpétuel.

Abandonner la cause révolutionnaire lui eût semblé


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aussi impossible que pour une religieuse de se défroquer ; échapper indéfiniment à la police, une enfant seule y aurait pensé.

La mort lui apparut pour la première fois, quoiqu'elle marchât dans son ombre depuis des années. La jeunesse éblouie de son propre rayonnement n'aperçoit pas la sinistre lumière : il faut qu'on la lui montre. Le préfet de police l'avait fait aussi terriblement que la main qui écrivit au mur du festin biblique.

Tuer et mourir, tel le destin des libérateurs. Vanité des larmes qui ruissellent sans que leur prière soit exaucée, puissance du sang qui projette une nuée vengeresse, l'Erynnie prend son corps aux noirs caillots et son âme aux lèvres expirantes, c'est la fille de la mort, elle s'élance du cadavre comme le papillon de la chrysalide abandonnée et s'élève traversant l'espace d'un sûr essor jusqu'à ce qu'elle aperçoive celui que sa mère a maudit. Sur lui, elle secoue la poussière dévorante de ses ailes et le coupable, livré aux fantômes, secoué par les vertiges, sent sur ses lèvres un goût de terre et la nausée du trépas.

Mourir pour vaincre, loi redoutable, loi inéluctable subie par la Divinité même. L'Evangile ne consiste pas en une parole mais en un supplice, et les Pères de l'Eglise ne furent pas ceux qui écrivirent, mais ceux qui moururent. Tous les berceaux s'appuient sur une


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tombe. Il n'y a pas de naissance qui ne soit une renaissance, c'est-à-dire une métamorphose de la vie. En égrenant ces noires pensées, Sophia rentra dans sa cellule, avec la résolution de mourir, mais non la résignation. A vingt-cinq ans, l'Adieu à la vie ne se fait pas d'un coeur stoïcien ; le sang rouge et vivant proteste dans toutes les artères.


XIII

L'OBSESSION

L'épée de Damoclès figure moins le péril extérieur que l'angoisse annonciatrice des catastrophes.

Les dissertateurs unifient la volonté et l'acte, la pensée et le fait, le désir et sa réalisation. Il a été dit que celui qui a commis l'adultère et l'homicide en son coeur est adultère et homicide ; cependant il y a un abîme entre le mouvement de l'imagination et celui du bras, entre l'anathème de la parole et le coup qui l'exécute.

Le voeu jaillit de l'âme comme la fumée de la solfatarre ; mais combien de fois nous sommes arrêtés dans l'élan de nos désirs bons ou mauvais ! Qui de nous a rien fait de ce qu'il avait conçu, dans les deux sens ? De petites circonstances décident des plus tragiques ac-


LE NIMBE NOIR 267

tions ; le gravier dans la vessie dé Cromwell, l'hallucination dans la mort de Luther ont singulièrement arrangé les affaires catholiques. Plusieurs ont souhaité la mort de Marat et il n'y a qu'une Charlotte Corday, celle qui l'a tué.

Sophia, convaincue qu'il fallait mourir ou se parjurer, rêva d'abord à quelque attentat grandiose : mais elle éprouvait une instinctive horreur à créer la douleur physique.

Menacée de la peine capitale, elle eût été sans crainte ; l'impression de son beau corps à la merci des policiers et des Cosaques paralysait son héroïsme, ses nerfs se révoltaient. La crânerie du préfet de police restant à son poste, malgré la certitude d'une fin tragique, lui avait montré l'héroïsme et la tenacité de l'adversaire. Certes, ses frères remporteraient la victoire, mais à un jour lointain et au prix de quelles hécatombes ! Fanatiques de la Révolution et fanatiques de l'autocratie s'extermineraient sans trêve, sans merci, pendant des années. Elle frémit à l'évocation de cette guerre civile dont l'issue certaine resterait indécise longtemps.

Elle regarda autour d'elle, cherchant un mâle spirituel, un homme qui fût un confesseur, un directeur, un appui et un recteur pour sa pensée et qui, sans la fatiguer d'objurgations inutiles et banales, l'aidât à ordonner ses idées.


268 LE NIMBE NOIR

Energumènes ou amoureux, ceux de son entourage manquaient ou de lucidité, ou de désintéressement. Pour la première fois, elle sentit le froid souci de la solitude morale. Entre des désirs et des souffrances, entre la sollicitation de la détresse et celle de la concupiscence, elle éprouva un insurmontable dégoût de la vie. D'un seul coup, son horizon se colora de sinistres lueurs : et elle entendit le sourd grondement du tonnerre.

Sa fausse situation de femme assistée par ses soupirants ajoutait encore à l'énervante préoccupation d'une soudaine descente de police. Elle s'avoua vaincue et, de ce jour, elle fut en effet une autre femme, passive et sombre.

Tous les mois les cinquante roubles de Feyshine, nécessaires à sa nourriture et à son modeste entretien, lui étaient amers. La somme minime venait d'un homme évincé : Ignatief, si profondément humilié là où il avait espéré beaucoup de gloriole, lui laissait disposer de la maison, abandonnant ainsi une valeur assez notable. Situation fausse que de vivre des largesses d'hommes qu'on repousse. Elle ne possédait rien au monde et ne pouvait s'appuyer sur aucun bras, sans le sentir trembler de désir.

Repoussée par la vie, elle commença à s'en détacher. Verrait-elle le triomphe de la justice? Des géné-


LE NIMBE NOIR

269

rations entières expireraient dans les tortures avant que le Moloch autocratique s'effondrat sous la huée universelle. Encore un dernier effort pour la liberté et sa vie serait remplie. Quelle prouesse accomplirait-elle ?

Un instant, elle songea à fuir, à venir à Paris, à s'y faire institutrice : là encore sa fatale beauté attirerait les désirs et sa dernière volonté était de mourir vierge, d'emporter dans le trépas l'intégrité de sa chair admirable.

L'ombre s'épaissit chaque jour sur cet esprit généreux, soudainement épuisé. Cette belle sérénité qui la déifiait, en Minerve de la révolte, fit place à un morne automatisme. Elle soignait encore les blessés et les malades : elle ne souriait plus. Ses grands yeux clairs débordaient de tristesse.

Un mot de Feyshine lui annonça que Bernières était à Pétersbourg, et ce fut une lueur dans son effarement. Elle ne se demanda pas s'il venait sous le coup d'une recrudescence amoureuse ou guéri, elle ne pensa qu'à elle-même, à son besoin de confidence devenu impérieux et qu'elle allait satisfaire.

L'accueil qu'elle fit au Français fut si vivement cordial que celui-ci, enfin flatté par cette femme qui l'avait tant humilié, se sentit pour elle un vrai zèle et de la bonne volonté.

Certaines natures ne supportent pas le dédain et se


270 LE NIMBE NOIR

figent si on ne leur accorde pas quelque importance. Bernières appartenait à cette série orgueilleuse qui obéit trop à l'estime de soi-même mais devient capable de beaucoup de noblesse, si on lui témoigne de la sympathie.

— « Vous revenez pour le dénouement, vous qui assistiez au prologue de ma vie ; soyez mille fois le bienvenu.

— « Comme vous paraissez triste, princesse Sophia, vous si sereine autrefois.

— " Autrefois, je croyais à mon étoile, à ma mission et maintenant le ciel est noir. Feyshine vous a-t-il raconté tout ce qu'il sait de moi ?

— « Oui et il m'a chargé de plaider sa cause.

— « Je vous dirai donc moi-même le reste », fitelle. « Etes-vous capable d'un grand effort, d'oublier vos idées et vos sentiments pour vous identifier à moi?

— « J'en suis capable.

— « Supposez que j'hésite entre le revolver, le poignard, la bombe et le poison. Si vous déclarez qu'il est mieux de ne pas toucher à ces choses, vous formulez votre idée que je connais. Ce que j'attends de vous, c'est de m'aider à choisir entre ces objets.

— « Vous voulez...

— « Non, je mourrai sans avoir versé le sang. Je donne un exemple de ce que j'attends de vous.


LE NIMBE NOIR 271

— « Eh bien ! Je surmonterai ma nature et je vous répondrai comme si je ne vous chérissais pas.

— « Merci ! Je puis donc, comme on dit, vous ouvrir mon âme. Elle est vide. Le saint enthousiasme qui l'emplissait s'est volatilisé au souffle d'un bureaucrate. Lamentable aveu. Il a suffi d'un sermon du préfet de police pour réduire à l'inertie la vaillante Sophia. Ce sermon ne mentait pas. Petrowitch a été sauvé par mon père dans une révolte au Caucase, influencé par les convives d'Ignatief et sa déclaration se résume en un seul point : d'après le cours des choses, je serai fatalement englobée dans quelque mesure de police et emprisonnée, fouettée et déportée, si je continue à être mêlée au mouvement révolutionnaire. Il me l'a affirmé, il m'a persuadée.

« Je voudrais donner un suprême gage à la liberté. A votre avis, que puis-je faire ? » Bernières répondit sans hésitation.

— « Interrogez votre passé ! Qu'avez-vous fait de plus profitable pour la Révolution ? C'a a été non de vivre avec un Ivanof, un Sokolof, mais de donner votre fortune au parti et ensuite de lui procurer les cent mille roubles d'Ignatief.

— « Eh bien ? » fit-elle.

— « Eh bien ? Malgré mon dépit de penser que cet homme s'affuble de votre possession comme d'une di-


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gnité, j'estime que vous remplirez mieux votre dessein, en lui vendant votre présence à sa table qu'à bombarber même un grand-duc.

— « De l'or, et non du sang ? » fit-elle.

— « Sans doute, votre parti abonde en hommes qui font le sacrifice de leur vie : quels sont ceux qui peuvent doter la Révolution?

— « Merci, Bernières ! Votre conseil est lucide, je le suivrai.

— « Quand vous aurez donné cet or, quittez cette vie qui, en effet, serait interrompue, d'un instant à l'autre par une implacable police.

— « Je la quitterai », dit-elle gravement, sans que l'interlocuteur comprît le désespoir de cette réponse. Puis, doucement, avec des soupirs de lassitude :

— « Chaque être ne contient qu'une somme de force qu'il dépense à son insu ; un jour arrive où il est moralement ruiné. Je suis à ce point. L'horizon se ferme devont moi, je n'espère plus. Je vivais dans un aveuglement entêté, j'étais, suivant les heures, la bienfaitrice ou la soeur de charité de l'anarchie ; et je pensais naïvement qu'on me laisserait continuer mon apostolat! Quand votre intervention m'a sauvée, chez la Petrowna, je voyais à peine le péril, j'étais sûre d'y échapper.

« Maintenant, à chaque heurt à la porte, je tremble. Ce, changement dans ma nature annonce un change-


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ment dans mon destin. J'ignore ce qui me protégeait ; je suis désormais à la merci des événements. Au milieu de mes frères, je reste seule ; ils ne me sont plus chers. Je fais les mêmes actes, je n'ai plus le même coeur. Je panse une plaie, je veille un malade, comme une infirmière ; autrefois j'étais une mystique. Et ce qui m'humilie, ce qui me désoriente, ce qui me fait douter même de ce que je fus, c'est la circonstance qui a pour moi tout changé : une paternelle semonce du préfet de police. Quelle est donc cette vocation qui s'évapore au souffle d'un fonctionnaire et sous la vague menace qui de tout temps a été comme le nimbe de ma tête? Sans vous, j'allais en Sibérie il y a cinq ans, et n'éprouvais pas de crainte. Aujourd'hui, je vois sur ma tête une épée suspendue. Suis-je une enfant, une folle ? Dois-je me mépriser ou me résigner ?

— « Vous l'avez dit vous-même : nous sommes limités dans notre activité comme les animaux : nous n'avons pas leur sûr instinct. Nous tirons de notre âme des efforts tels par l'exaltation, que nous dépassons nos facultés.

» La conspiration ne peut devenir un état permanent ; il est trop violent pour durer ; une crise ne saurait s'éterniser. Si vous totalisez votre existence, vous découvrirez que de treize à vingt-cinq ans, vous avez été en guerre contre l'ordre. Douze ans de vie révolution-


274 LE NIMBE NOIR

naire ! les nerfs les plus solides s'y brisent. Permettezmoi de toucher à un point d'une délicatesse infinie : vous avez constamment donné de vous-même, sans jamais recevoir d'autrui. Vous avez repoussé les sentiments que vous inspiriez, vivant littéralement sur votre fond : ainsi vous vous êtes ruinée. Mystique, vous l'êtes, d'un mysticisme personnel sans appui, sans rituel, sans sacrement : je ne sais pas même si vous priez. Vous ne demanderiez pas au pope son avis ou sa bénédiction : vous êtes seule, lamentablement seule, en face d'un idéal de réalisation lointaine et une pitié qui vous oblige encore et ne vous émeut plus. »

Sophia joignit les mains et d'une voix un peu basse, comme si elle se confessait :

— « J'ai tant vu souffrir que je saurais souffrir ; j'aime si peu la vie que je saurais mourir. Je ne crains ni le bagne, ni la corde ; je crains les hommes. Je ne tremble pas à l'idée de la lourde botte du policier sur mes reins ; je tremble à celle de ses sales mains sur ma gorge. Je marcherais les pieds dans la neige, mais à l'étape, être à la merci d'un homme de l'escorte ! Je supporterais la prison, mais le geôlier, le geôlier !.. .

« Je suis belle, hélas, je suis très belle. Il est impossible que le policier, le soldat, le gardien résistent au désir. Une condamnée n'appartient-elle pas à ceux qui


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la gardent? Des supplications, des prières, exciteraient leur perversité.

« Comprenez bien, Bernières, que l'arrestation, c'est le viol, fatal, inéluctable. Qu'on me jette au couvent ou au bagne, à la prison Pierre et Paul ou sur la route de Sibérie, je n'échapperai pas à l'infâme luxure. Personne ne pourra me défendre : personne !

— « Fuyez la Russie. Venez en France avec moi. Je vous jure de vous donner la paix, de n'être qu'un ami d'un perpétuel dévouement et un ami discret qui ne se croira jamais le droit de parler d'amour.

— « En France, mon ami, j'entendrais sans répit la plainte de mes frères ; je les ai trop aimés pour les quitter, pour sourire loin d'eux. Vous ne concevez pas celte passion parce qu'elle n'a pas un nom, un visage, parce que nulle personne ne l'incarne.

Et brusquement revenant à son idée fixe.

— « Le viol, voilà ma destinée ! Ah ! maudite, maudite terre, terre des Cosaques, terre infâme, terre du viol ! »



LIVRE IV

LE SACRIFICE

16



I

L'HEURE DU MINOTAURE

L'héroïsme a bien des noms et une seule manifestation : le don de Soi.

Chérir s'entend d'une tendresse où le désir a perdu son impériosité douloureuse et où l'admiration et le dévouement se manifestent à l'état désintéressé.

Bernières chérissait Sophia, depuis qu'elle lui avait ouvert son coeur : et sincèrement il voulait la sauver. Cette vie, aux sombres trames, aux alertes renouvelées des révolutionnaires veut des âmes farouches, d'âpres caractères au lieu de la sensibilité profonde et trop idéale qui animait la princesse nihiliste. Ecouter les plaintes, bercer ce coeur affolé par des répons amis, André ne pouvait guère davantage. Les destinées se développent selon un annellement de circonstances impossible à briser. On sauve un être d'une catastrophe,


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mais non de lui-même, de cette fatalité intérieure formée par sa propre personnalité.

La jeune fille se serait cru relevée de son voeu de justice par une éclatante action. Laquelle ? Sinon un nouveau don matériel, un tas d'or jeté dans le creuset libertaire.

— « Ah ! » disait-elle, « la volonté ressemble au fil qui réunit les pièces de monnaie au cou des tziganes ; s'il casse, la petite fortune tombe dans la poussière. »

Sans écarter ses frères, elle ne trouvait plus à leur compagnie cette excitation morale qui jadis la confirmait dans sa mission : elle se plaisait dans une morne solitude. Assise sur sa couchette de nonne, le menton appuyé à la paume de ses mains réunies, elle passait des heures, dans une immobilité de folle ou de prisonnière. Parfois, un frisson la sillonnait au retour de l'idée fixe, à la brusque vision du viol à travers la pénombre humide des geôles ou contre le talus de la route sibérienne. Ses yeux alors suppliaient la madone hiératique et froide sur le fond d'or bruni. Sans cesse la même prière montait de ce coeur palpitant: « Vierge, fais-moi mourir vierge ! »

Oh ! quitter ce monde vicieux sans souillure, se coucher sous la terre comme un lys coupé et non fané ; échapper à l'odieuse profanation ; sauver son


LE NIMBE NOIR 281

beau corps des baves de l'animalité, elle le voulait et avec quelle ardeur !

Mais ce devoir, plus impérieux que ceux de l'éducation et de la croyance, qu'on s'impose à soi-même, et qui devient notre conscience, ce devoir de faire concorder le dernier acte d'un voeu avec toute une vie, lui défendait de fuir. La destinée, cette incarnation mystérieuse de l'avenir, lui semblait parfois un être surhumain mais vivant qui se tenait dans son ombre comme un mauvais ange, prêt à la pousser dans l'abîme.

Une après-midi, le prince Ignatief frappa à sa porte. Elle l'accueillit sans étonnement.

— « J'ai su que vous étiez triste, princesse Sophia, et je suis venu. »

Elle le regarda et dit simplement.

— « Vous êtes triste aussi, Ignatief. »

Il sourit amèrement.

Absorbé en de vives pensées, on s'exprime par des jeux du visage, des modifications d'attitude ; les mots prononcés ne valent que par l'intonation, en euxmêmes ils ne signifient presque rien ; l'émotion s'oppose à la phrase sincère.

— « Ne puis-je rien pour vous? » demanda-t-il. Comme elle semblait n'avoir pas entendu, il reprit:

— « Perdue dans votre rêve, vous n'accordez pas

16*


282 LE NIMBE NOIR

assez d'attention aux événements : je tremble pour vous ! La Cour a résolu de frapper impitoyablement, d'arrêter en masse et sur le moindre soupçon. C'est un miracle que vous soyez encore libre et les miracles ne durent pas. Ce ne sont pas des pressentiments qui m'inspirent ce langage, mais des avertissements formels. De tous côtés on m'incite à vous dessiller les yeux. Vous êtes en péril, Sophia. » Elle inclina sa tête pure.

— « Je le sais.

— « Jusqu'ici, les roubles, tout puissants, suffisaient pour sauver un être cher de la répression.. Maintenant, le fonctionnaire frappe dans un vertige panique, incorruptible par l'effet de l'affolement. Princesse Sophia, songez à votre salut.

— « Ah ! que ne puis-je accomplir, en une fois, quelque grande chose et, ainsi relevée de mon voeu, songer à moi-même.

— « Vous rêvez d'attentat. Ah ! Malheureuse !

Il se leva et lentement sortit de sa poche une enveloppe.

— « Au moment d'exécuter quelque horrible entreprise, je vous supplie de lire les quelques lignes que voici.

— « Pourquoi à ce moment ?

— « A ce moment ces quelques lignes auront tout leur sens. »


LE NIMBE NOIR 283

Elle lui laissa prendre sa main qu'il baisa et le regarda sortir sans quitter sa morne posture.

La lettre posée sur la couchette n'attira pas sa curiosité. Ignatief y offrait sans doute son amour et son or, avec une insistance désespérée. Ne portait-il pas sur son visage des traces d'ennui ? Au bout d'un instant, la visite du prince fut oubliée. La sombre rêverie reprit son cours.

Le docteur Lomakine survint, vif, selon son habitude :

— « Pardonnez-moi d'entrer en coup de vent... Il s'agit d'une malheureuse qui vient d'accoucher sous la nagaïka. Oui, on l'avait ramassée en cernant une rue : tout le monde a été knouté, la femme enceinte aussi ; l'enfant a jailli avant terme, sous le fouet. Ah ! S'il y a un enfer il ressemble certainement à la Russie. Pouvez-vous loger la malheureuse ? A l'hospice, on ne veut pas de prétendus révolutionnaires... Je vais la faire apporter, n'est-ce pas? Avez-vous de la place pour une autre, une pauvre fille, une institutrice dénoncée par quelque bureaucrate éconduit. On a trouvé chez elle des livres français... libertaires. Le chef de police lui a offert de choisir entre la Sibérie et lui ; et cet animal l'a crevée ! Quel démon les possède ces gens-là qui ne peuvent posséder une femme sans l'estropier. L'homme slave est la plus inhumaine de toutes les bêtes... Je


284 LE NIMBE NOIR

vais faire amener mon accouchée au knout et ma pauvre défoncée. Il y a des jours où je me crois médecin de la gehenne ; je prends peur au milieu des crimes sans nom qui s'accomplissent autour de moi. Ah ! ma chère Sophia, un bon avis... Soyez prudente... Moi, j'ai sauvé le grand-duc Wladimir, on me laisse soigner les libertaires; mais vous, prenez garde... Je suis bien inconséquent, en utilisant votre bienfaisance, de vous avertir du danger. C'est vrai, harassé de besognes et souvent soûl d'horreur, je vis au jour le jour, civilisé parmi des sauvages, homme parmi des monstres et j'évite de penser, de réfléchir ; je fonctionne mécaniquement de la science et de la pitié ; et je ne m'attarde ni sur moi, ni sur aucun. Mais vous êtes belle et si vous tombiez aux mains du petit Père », il ricana, « aux mains innombrables du petit Père, je frémis à évoquer ce qui vous attend. Je vous fais un cadeau, comme on devait en faire en 93, en France, un cadeau tel qu'il convient à la vraie galanterie, sous Nicolas II. »

Il tira de sa poche une minuscule boîte de fer.

— « Ce poison est presque foudroyant, il assomme sans spasmes, sans corroder les entrailles ; je le tiens d'un Arménien ; je l'ai éprouvé. Car, je n'hésite pas, dans les cas où la machine humaine est perdue irrémédiablement, à éteindre un souffle qui ne sert plus qu'à souffrir. Si j'avais eu ce remède quand je vous ai


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envoyée auprès de Longonnoski, cela aurait épargné à lui des jours d'agonie, à vous d'atroces veilles. Comme on s'use! Vous auriez de la peine à refaire certaines choses qui autrefois vous coûtaient peu et moi je me sens las : j'ai trop vu d'horreurs, j'en vois trop. Vous savez le mot français : « Ce sont toujours les mêmes qui se font tuer. » Eh bien, pour vous et pour moi on pourrait dire « ce sont toujours les mêmes qui sont auprès des tués ». Enfin, sur cette terre il faut faire souffrir ou voir souffrir ; mince dommage que de la

quitter Inutile, n'est-ce pas, que je vous explique

comment agit la drogue : il n'y a qu'à avaler. Cette dose est très forte ; conservez-la pour vous. Je ne fabrique pas ce toxique. Ayez-le toujours sur vous. Quel pays que celui où la beauté doit s'armer du poison! » La princesse sourit amèrement à ce don inestimable.

— « Merci ! Vous rassurez ma plus vive crainte. Je voudrais obtenir du prince Ignatief qu'il vous donne cette maison, afin qu'elle ne changeât pas de destination à ma mort.

— " Voilà une belle et bonne pensée », dit le médecin, « dont bien des malheureux bénéficieraient. Votre infirmerie révolutionnaire a déjà rendu de grands services. Les Cosaques sont capables de massacrer des malades dans les hospices publics. Ah ! l'humanité de


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LE NIMBE NOIR

Turquie et de Russie est pire que l'animalité... Je disserte comme si j'en avais le temps. »

Son regard s'arrêta un moment sur la jeune fille, visiblement il réfléchissait, hésitant à exprimer sa pensée.

— « Si vous obteniez le don de cette grande baraque pour vos frères, vraiment cela serait bien... Ensuite vous quitteriez Pétersbourg... Je ne veux pas frapper votre imagination ; mais je dois vous avertir, oui, je le le dois...

— « De quoi ? » demanda-t-elle.

Le ton mort et presque indifférent de la question inquiéta Lomakine.

— « Vous me semblez un peu trop somnolente, princesse Sophia... On n'apporte pas du poison, aussi naturellement que des fleurs.

— « Suis-je donc en péril? »

Il hésita encore, et puis brusquement, fortement, il dit :

— « Oui ! » et s'en alla de son allure fébrile. Elle connaissait trop le médecin et l'espèce de vénération qu'elle lui inspirait pour attribuer cette rudesse à un mouvement d'humeur. Il avait pensé, avec sollicitude, au péril qu'elle redoutait plus que le trépas, au viol !

Elle ouvrit la petite boîte de métal : une boulette de couleur indécise comme de mie de pain mais lui-


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sante, presque grasse, reposait sur de la ouate à la façon d'une gemme.

« Si vous tombiez aux mains des innombrables bras du petit Père... » En se répétant ces mots pleins d'épouvante, elle mit précieusement la boîte de fer dans son corsage. Sa chair tressaillit au contact de l'objet de mort et la lettre d'Ignatief glissa à terre, comme pour forcer son attention.

Etait-ce l'heure de l'ouvrir ? Elle l'estima.

J'aurais voulu vous mériter : rien ne m'eût coûté pour la conquête du bonheur. Mais nous vivons dans une tourmente qui ne laisse son cours ordinaire à aucune entreprise, pas même à celles d'amour. D'une heure à l'autre, vous pouvez être perdue pour moi, comme pour ceux que vous appelez les vôtres.

Je n'ai qu'un espoir dans ma déplorable passion, votre propre passion !

Chacun emploie ses forces à réaliser son voeu : je n'ai qu'un moyen, il est odieux! Je frémis de l'employer : mais l'amour n'a pas éteint en moi, la clairvoyance. Jamais je ne toucherai voire coeur ; jamais je n'obtiendrai rien de vous, par la constance de l'adoration et les soins les plus chevaleresques.

Oh ! je vais vous paraître bien misérable à vous qui


288 LE NIMBE NOIR

ignorez la torture d'être dédaignée par l'être qu'on a élu entre nous.

A cinquante ans, on ne se console plus d'une femme par une autre. Le désir rebuté s'exaspère jusqu'à la folie; on invoque Dieu, on s'adresserait au diable, si on y croyait, et on court après sa raison qui s'égare, autant qu'après son rêve qui fuit.

Je vous aime passionnément, maladivement. Si j'espérais même sans aucun gage ; si vous supportiez ma présence et mes hommages ; si vous étiez comme les autres femmes, bénigne et patiente à l'amour qui implore, je ne vous dirais pas ce que vous allez lire. Mais je n'espère pas. Je ne peux vous émouvoir. Aucun homme ne le peut. A bout de larmes, d'insomnie, de rage, je frappe la seule louche qui vibre en vous.

Je vous offre, pour vos frères, un million de roubles.

IGNATIEF.

Le papier glissa des mains de la jeune fille ; ses yeux se fermèrent devant la terrifiante réalité et sa tête s'inclina sur sa poitrine ainsi qu'une fleur froissée : très doucement elle gémit.

Cette offre et le poison de Lomakine survenus simultanément en dehors de toute prévision, l'accablèrent comme une sentence de la fatalité. La succession de ces


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deux circonstances multipliées l'une par l'autre lui annonçait la catastrophe. En vain, elle voulut douter. Les événements répondaient mot pour mot aux questions de sa conscience. Il fallait mourir ; et pour que le trépas ne fût pas stérile, il fallait subir la caresse détestée.

Un million de roubles donnés à la Révolution c'était bien l'éclatante action qui couronnait sa vie de conspiratrice ! Ensuite survivrait-elle à sa pureté? Et le poison apporté par le médecin n'était-il pas le remède à son désespoir?

Le viol ou la mort : quelles images d'un épouvantable dyptique !

Sophia pleura toute la nuit, sa beauté et sa jeunesse condamnées, d'un sanglot monotone et ininterrompu.

17


II

L'HEROÏNE

Heureux l'être dont la dernière heure confirme toute la vie.

En rentrant au crépuscule, un jour, Sophia trouva la maison vide, sa cellule en désordre. Tous les hospitalisés avaient été arrêtés; elle eut peur.

Un moment elle écouta le battement affolé de son coeur et promena autour d'elle des yeux d'anxiété.

Présente, elle eût été emmenée avec les autres. Aucun doute n'était possible. Le préfet de police, le même qui devait la vie au prince Mentchikoff, avait-il choisi le moment de son absence, par une dernière miséricorde ?

N'osant révéler sa présence par de la lumière, elle réunit en tâtonnant un peu de linge, quelques hardes,


LE NIMBE NOIR 291

quelques roubles et descendit en tremblant l'escalier de ce refuge où elle ne reviendrait plus.

Trois noms représentaient de l'appui : Ignatief, Bernières et Feyshine.

Celui-ci était le moins éloigné, elle donna son adresse au cocher qu'elle rencontra. Dans la voiture, elle se revit sortant de chez le logeur, après la mort du nihiliste, elle se revit errante, ivre d'insommie et de misère; et cette évocation augmenta son trouble. Quand elle entra dans le petit salon où il fumait, Feyshine n'en crut pas ses yeux.

— « Vous, vous, chez moi?

— « Tous ont été arrêtés : j'ai trouvé la maison vide, j'aifui », dit-elle d'une voix saccadée par l'émotion en se laissant tomber sur un fauteuil bas de la garçonnière.

Il la contempla avec la joie égoïste de l'homme qui a longtemps souhaité la venue d'une femme. Ravi de sa présence, il oublia à quelles circonstances tragiques il la devait.

— « Que dois-je faire? » demanda-t-elle.

— « Vous allez vous installer ici. pour y réfléchir. Vous y serez aussi libre que dans la maison d'Ignatief... Ah ! je suis bien heureux... »

Cette exclamation passa inaperçue... Il voulut tout de suite qu'elle décidât d'un projet d'installation, elle ne l'écoutait pas.


292 LE NIMBE NOIR

Alors il s'assit sur un coussin aux pieds de la jeune fille et, tandis qu'elle suivait de sombres pensées, il s'abandonna à la joie du face à face : Sophia plongée dans une méditation très amère et le prince exalté à la vue de cette belle tant désirée ; chacun d'eux suivait le cours de ses propres pensées. Un grand moment passa, silencieux et calme en apparence, où l'un et l'autre n'entendit que la voix intérieure qui parlait d'amour chez l'homme et qui parlait de mort chez la femme.

Feyshine tenait les mains de Sophia dans les siennes, avec une douce câlinerie, sans qu'elle y prît garde.

Ce contact si chaste, futile, par sa continuité troubla, l'amoureux et ses doigts frémirent avec une chaleur de caresse.

Tirée de sa lugubre songerie par ce contact qui s'affirmait, elle regarda l'homme accroupi devant elle, avec une véritable stupeur.

Quoi ! Elle se demandait s'il fallait vivre encore ou mourir, passant de l'effroi de la Sibérie à l'effroi du poison et celui-là qui l'aimait cherchait une sensation fortuite. Il oubliait la détresse inexprimable de l'Aimée pour un frôlement. Indignée, elle se leva, énigmatique en sa brusque décision.

— « Où allez- vous ?


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— « Chez Bernières. »

Ce fut un effrondrement pour Feyshine.

— « Enfin, vous reviendrez ici !

— « Non, je prendrai une chambre à son hôtel. Il faut que je sois seule pour réfléchir, vous ne pouvez pas m'y aider. »

Malgré les protestations ardentes, elle sortit accablée par cette impression d'égoïste désir qui insultait à sa détresse.

A l'hôtel de Paris, elle ne trouva pas le Français. Elle prit une chambre sous un faux nom, et s'enferma, secouée d'appréhension, de cette atroce incertitude de l'être acculé par le sort, qui n'ose prendre un parti, même en pensée.

La vie la repoussait visiblement ; nihiliste, elle ne pouvait plus échapper longtemps à la police ; vierge, elle ne rencontrait, amis ou hostiles, que des visages de luxure.

Mourir? Elle le pouvait et sauver ainsi sa chair de la souillure ; Lomakine ne l'avait certainement pas trompée et la boulette libératrice lui donnerait le repos, sans souffrance. Quitter ce monde de boue et de sang avec sa chasteté impolluée, quelle fierté de la dernière minute : mourir vierge.

Soudain, l'offre d'Ignatief brilla dans son esprit. Un million de roubles ! Se tuer n'était-ce pas frustrer ses frères de cette fortune ?


294 LE NIMBE NOIR

Combien avaient donné leur vie et livré leur chair aux griffes de l'ours, sans la prodigieuse consolation que ce sacrifice porterait des fleurs de vengeance et des fruits de liberté. Hallucinée par le choc des idées funèbres, elle voyait sa beauté transformée en Erynnie, De tous les pores de sa peau profanée jaillirait une grêle de plomb meurtrier.

Ses beaux et faibles bras frapperaient nombreux, robustes, armés ; le sang de sa virginité retomberait en malédiction sur les oppresseurs. Sa pensée vivante sous d'autres fronts, ses yeux, escarboucles de haine sous d'innombrables paupières, sa bouche par d'innombrables lèvres, son être entier se réincarnerait sous les traits d'une armée nihiliste, ses frères et ses vengeurs !

Combien de pucelles, au cours des siècles, ont sacrifié leur corps au salut d'un père, d'un frère ou d'un amant?

Egoïste en sa pureté, avare de sa seule richesse, préférerait-elle son rêve au devoir qu'elle-même s'était créé ?

Une révolte l'animait devant cette sommation de la fatalité. Tout être se défend et cherche son salut dans le combat ou dans la fuite. Pourquoi se livrerait-elle passive, consentante au malheur imminent? Aucune autre voix que la sienne ne l'incitait. La religion


LE NIMBE NOIR 295

même au plus haut point d'exaltation n'admet pas l'acte de charité qu'entache un péché mortel. Ah ! quel désarroi dans les pensées, quel frémissement dans la chair, quel sombre désespoir dans le coeur, et comme Sophia, à cet instant, eût été soulagée de s'abandonner à la décision d'autrui, d'abdiquer sa volonté et d'obéir à un esprit plus lucide que le sien. Elle qui avait réconforté tant de détresse, apaisé tant de souffrance se trouvait seule à l'heure d'amertume. Ceux qui l'aimaient ne savaient pas bercer sa douleur et opposaient à ses larmes leur désir entêté et brutal, ce même désir dont elle serait inéluctablement la victime désespérée.

Quand l'esprit se heurte, affolé, à toutes les hypothèses sans trouver une issue, comme un oiseau de nuit au mur d'une salle, la résolution fût-elle tragique, apporte un apaisement. Le vertige de l'angoisse se dissipe et l'être envisage vaillamment la réalité moins horrifiante que les fantômes.

Sophia eût trouvé inutilement cruel de confier son dessein à Bernières, elle craignait aussi que Feyshine ne survint, entêté à la fois de désir et de dévouement. Elle n'attendait ni conseil, ni consolation de ces deux hommes ; le souci d'une arrestation traversait toutes ses pensées et, maintenant, elle s'épouvantait surtout à l'évocation d'un trépas inutile et sans vengeurs.


296 LE NIMBE NOIR

Elle sortit de sa chambre en désespérée qui se hâte vers la rivière où elle se jettera. Une voiture passait, elle donna l'adresse d'Ignatief.

Aucune condamnée ne mit le pied sur la fatale charrette de la Révolution, avec plus d'horreur que Sophia entrant dans le véhicule qui la mènerait au palais d'Ignatief.

Chaque tour de roue lui faisait sauter le coeur dans la poitrine ; car elle ne retournerait plus en arrière ; son sacrifice horrible commençait. Encore quelques minutes et la vierge aurait signé de sa présence l'épouvantable pacte qui donnait un tas d'or à la Révolution au prix d'une âme trop absolue pour survivre à sa honte.

Quand la porte du palais d'Ignatief s'ouvrit, la princesse aperçut Anissia et, sans s'arrêter à l'exclamation étonnée de la camériste.

— « Je viens dîner avec ton maître. Peux-tu, avant qu'il m'ait vue, me passer cette robe qui lui plaît. Ainsi la surprise lui sera plus agréable. »

Anissia battit des mains.

Quelques minutes après, la vierge demi-nue contemplait, avec quel regret, son splendide reflet dans la glace.

Tandis qu'on lançait sur son corps celte gaine souple qui en modelait sculpturalement la splendeur, elle


LE NIMBE NOIR 297

évoquait avec un frémissement involontaire les images toujours apeurantes du trépas ; cette robe qu'elle n'avait mise que par charité, cette robe impudique en sa forme et sainte par sa destination, devenait la suprême bandelette autour de la victime, la vêture de l'holocauste. De quel souvenir attendri elle salua la triste chambre du faubourg de Vola où elle avait vécu vierge et sereine dans la conviction ingénue, d'emporter, de ce monde, sa beauté intacte, cette beauté de madone qui la faisait se confondre avec la Panagia, si bien qu'elle s'était vue sur un fond doré de l'icone, comme dans un idéal miroir.

Ignatief était à table, seul, morose, selon son habitude depuis de longs mois. Il ne prit pas garde au léger bruit de la porte et ne prêta l'oreille qu'au glissement imperceptible de la longue traîne sur l'épais tapis. Alors il se retourna; et soit que sa préoccupation fût profonde et sa surprise très vive, soit qu'il crût à une hallucination, il se leva si brusquement qu'il renversa sa chaise. Un instant hébété il contempla la jeune fille comme on regarde les fantômes, avec la peur qu'ils s'évanouissent ou qu'ils s'affirment tragiquement.

Cette apparition était si imprévue qu'il poussa une exclamation inarticulée et puis, nerveusement, saisit les deux bras de Sophia pour s'assurer de sa réalité.

17*


298 LE NIMBE NOIR

Très pâle, le regard fixe, l'attitude immobile, la jeune fille ressemblait à une vision.

— « Sophia, princesse Sophia, est-ce vous? » D'une voix lente, blanche :

— « C'est moi », dit-elle.

Le pas somnambulique, elle alla de l'autre côté de la table, en face de lui. Nerveusement secoué, les mains crispées à la nappe, il haletait, si ému qu'il ne trouvait pas de paroles.

— « Vous voilà.... vous la désirée, l'attendue, l'adorée, vous voilà, mais si triste, si pitoyable, telle qu'une condamnée,

— « Que ce qui doit être, soit ! » dit-elle, fatidique. Elle reprit :

— « Votre maison est vide, Ignatief : on les a tous arrêtés !»

— « Et vous êtes venue auprès de celui qui saura vous sauver, merci, merci !

— « Vous ne me sauverez pas, Ignatief ; celui qui a prononcé ma sentence est aussi implacable que le Tzar. La frayeur que ma vue vous a causée provient de l'involonté de ma démarche, la destinée me pousse d'une main despotique ; j'obéis comme il convient aux vaincus.

— « Je vous rendrai l'espoir, Sophia ! Le soin de revêtir cette robe me cause une joie profonde.


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— « Pourquoi serai-je farouche maintenant et surtout envers vous qui m'offrez ce que vous pouvez...

— « Ah! si vous m'aimiez, Sophia, si...

— « Le destin qui me jeta sur votre chemin m'y ramène aujourd'hui.

— « Vous resterez chez moi, Sophia.

— « Jusqu'à ma mort.

— « Oh ! » fit-il extasié, sans pénétrer le sens de celte réponse. « Oh ! soyez bénie pour cette résolution ! »

Et, timidement, il ajouta :

— « Dans le moment, ma sécurité comme la vôtre rend difficile, dangereuse la venue des nihilistes.

— « Ils ne viendront que deux fois.

— « Deux fois ! » répéta-t-il interrogativement.

— « Oui, d'abord pour...

Elle chercha ses mots, comme on cherche ses pas en marchant dans la boue.

— « Pour recevoir ma dernière offrande. Puis pour prendre mon corps !

— « Ainsi vous abandonnez la Révolution, vous serez toute à moi ! »

La sensualité se réveilla chez Ignatief, ses yeux brillants de convoitise parcouraient ces bras, ces épaules, cette gorge offerts à sa contemplation.

— « J'accepte l'offre de votre lettre et je m'efforcerai de dominer une humeur qui s'assombrit d'heure


300 LE NIMBE NOIR

en heure : mais laissez-moi du répit. Ma parole, ma présence comme assurance suffisent. Il faut que je me familiarise avec une idée qui contredit à mes voeux, à mes nerfs. Quand l'esprit s'est longuement représenté un fatal événement, s'il parvient à l'admettre, il le supporte mieux.

— « Sophia, vous commandez ici et surtout à moimême.

— « La fatalité seule commande et à vous et à moi.

— " Non, il y a une Providence, puisque vous êtes ici », s'écria Ignatief.

Elle eut un indicible mouvement de la bouche.

— « Etrange Providence que celle qui m'amène » !

— « Espérez, Sophia ! l'amour fait des miracles », répétait le prince follement heureux, car il ne ressentait que l'exaltation de son propre désir.


III

AVANT LE SUPPLICE

Andromède craignait moins la mort que le monstre.

Sophia ne se résigne pas au sort qu'elle a provoqué. Elle n'oppose aux ardeurs d'Ignatief que sa tristesse ; mais le désir hésite et se replie devant une misère d'âme si profonde et son attitude de victime.

Sa façon morne d'abandonner sa main, ses sursauts spasmodiques au baiser qui l'effleure, la souffrance visible que lui cause le contact, désespèrent le prince.

Elle ne repousse pas la caresse et son humeur est douce : mais sa chair vibre de déplaisir instinctivement : ses nerfs se tendent et se convulsent au moindre attouchement.

— « Je voudrais vous persuader », dit-elle, « que je ne suis pas maîtresse de mes sensations ; elles déso-


302 LE NIMBE NOIR

béissent à mon jugement. Si je retire si vivement ma main ou ma joue, ce n'est point une injure que je vous fais ! A vous, aussi courtois, tendre, chevaleresque que possible dans ces extraordinaires circonstances ; c'est l'homme, l'espèce que je repousse ou plutôt que ma nature repousse. Dites-vous bien qu'elle n'accueillerait personne, et que cela vous donne patience. »

Car, dans l'esprit de la jeune fille, le sacrifice est résolu ; l'heure seule, qu'elle éloigne sans cesse, reste indéterminée.

Souvent ses doigts patriciens manient la minuscule boîte de fer qui contient le trépas. Si peu de matière pour un si grand résultat l'étonne, puérilement !

Elle ne veut pas sortir, même pour une promenade. Ainsi elle s'éloigne de la vie dont aucune voix ne l'appelle. Elle a déposé son tablier d'infirmière et laisse un vide auprès de quelques chevets. Et puis? Ses frères destinés au bagne ou à la mort ne furent que des passants lamentables qu'elle consola.

Elle pense à Dieu ; non au despote céleste livrant les hommes coupables aux démons et knoutant les damnés à la façon des Cosaques, pendant l'éternité, mais au Christ se sacrifiant pour les hommes. Malgré l'amertume du sort, elle ne découvre qu'une voie droite qui mène à lui, celle du don de soi. Qui donc lui ferait entendre que la charité a des bornes et des règles? Elle


LE NIMBE NOIR

303

n'ambitionne ni le nimbe des saints ni la palme historique. Si Jésus règne au delà de la vie, il la reconnaîtra comme sienne, et s'il n'y règne point, le juste lui-même se flatterait vainement d'un espoir.

La religion offre à la conscience un miroir précieux où se reflètent distincts, précis, évidents, les traits du bien et du mal. Mais, comme elle reste obscure, lente, médiocre, la conscience universelle, en comparaison d'un coeur héroïque et d'un cerveau génial.

L'être capable de perfection est une théologie vivante, il éclaire au lieu de refléter, il irradie la lumière au lieu de l'apercevoir et de la suivre.

Vendre sa virginité, même au profit des malheureux, faire l'aumône avec sa beauté, c'est bien là un mortel péché.

Sophia ne conçoit pas qu'en épousant Ignatief elle aurait purifié son acte.

Le mariage prend sa dignité de l'amour et non de la bénédiction du prêtre. Quel sacrement transformera la prostitution et par sa vertu en effacera le vice ?

Chaque fois que l'être humain livre sa beauté en échange d'or et de dignité, il se vend, et aucun pontife ne tirera le pur de l'impur, aucune sanction ne rendra légitime l'acte d'amour sans amour.

Sophia ne s'estimerait pas plus pure comme fiancée d'Ignatief, puisqu'elle ne l'aime pas.


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LE NIMBE NOIR

Ainsi le saint, le génie, le héros, les trois hommes prodigieux de ce monde rejettent les lisières si nécessaires au commun des hommes : ils sont leurs propres témoins.

L'admiration qu'on leur dédie est légitime. On ne saurait les juger selon la loi morale du nombre ; sans proposer des modèles à la fois écrasants et dangereux, car les individualités sous le marteau de la vocation ne présentent tant de relief qu'au prix de certaines ombres.

Entre l'âme d'une femme et sa chair, il y a d'autres relations que la volupté et la douleur, liens mystérieux ou superstitieux que les poètes seuls ont par instants aperçus.

Pour la fatale instabilité de ses humeurs, l'inquiétude renaissante qui l'agite, son manque de raison et son peu de portée spirituelle, la femme se verrait méprisée et maltraitée. Mais elle possède une faculté prodigieuse que la prévoyante nature lui attribua pour compenser d'un seul coup son infériorité. Cette faculté qui se manifeste par la courbe dans ses lignes, par sa peau dans sa couleur, par la grâce dans les mouvements et une merveilleuse mobilité dans le sentiment s'appelle, inexactement, la beauté et se nommerait mieux la grâce.

Le plus haut degré de la civilisation est atteint lors-


LE NIMBE NOIR

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qu'un homme achète au prix d'un million de roubles une virginité qu'il aurait matériellement équivalente pour une poignée de kopecks : il ne paye si cher qu'une capitulation de conscience ; et dans le domaine supérieur, l'or de l'univers ne pèse pas aussi lourd qu'une oscillation de la liberté morale.

Devant Sophia, la prostitution et la mort s'étaient présentées en soeurs jumelles et se donnant la main. Elle n'eut pas suivi la première sans voir les bras berceurs de l'autre tendus et prêts à la recevoir. Après le sacrifice de sa chair, elle était quitte envers la pitié ; aussi envers la vie qui ne lui offrait rien d'aussi méritoire à accomplir.

Survivrait-elle à la possession d'Ignatief ? Sa jeunesse sans amour s'était complue dans l'idée de sa virginité, dans le souci jaloux de garder sa beauté magnifiquement inutile pour la seule joie de sa pensée. Sophia n'avait jamais rêvé de gloire, même de cette mémoire historique qui enivre les patriotes et les libérateurs : elle ne souhaitait pas qu'on se souvînt d'elle, parmi ses frères, humble parfaitement. Elle espérait en une justice divine, sans ambitionner ni palme, ni couronnes, désintéressée dans l'éternité comme dans le temps. Elle n'avait aimé que sa virginité et, ne pouvant la sauver, elle l'utilisait pour le plus grand objet qu'elle conçût : la délivrance de la Russie. Le désespoir, cette défaillance


306 LE NIMBE NOIR

intérieure où l'être ne surmonte plus la vie, offre une véritable désagrégation morale ; la personnalité s'obscurcit en même temps que l'instinct de conservation diminue.

Ni l'infortune, ni les adversaires ne terrassent celui qui n'abdique pas : la volonté n'a d'autre borne que la mort. Mais dès qu'on préfère passer la porte terrible et affronter l'inconnu du trépas aux épreuves réelles, le pacte originel se rompt et l'individu roule comme une feuille sèche au souffle des Normes.

Or, Sophia n'acceptait la souillure que grâce au talisman de Lomakine.

Héroïque, elle eût traversé sans murmure les plus tristes heures si elle avait conservé sa virginité, source de sa force, compensation à toute torture. Sa constance résidait dans sa chasteté ; elle le sentait avec une acuité telle qu'elle ne séparait plus le baiser d'Ignatief du poison arménien. Il fallait même qu'elle sentît entre ses seins, contre sa peau, la petite boîte de fer pour supporter l'idée que ce soir ou demain elle livrerait sa chair à la luxure. D'ordinaire, la rêverie, les secrètes pensées, sous des traits de sentiment ou de poésie, préparent la jeune fille à l'amour et l'y acheminent, si bien qu'à la rencontre du baiser, elle s'y trouve déjà dédiée. Chez Sophia, le rêve avait pris un autre essor, chaque mouvement de son imagination l'éloignant de la sexua-


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lité, elle se trouvait en face d'Ignatief comme Andromède devant le monstre, épouvantée, ne concevant plus la vie après la souillure et dès lors avide d'éteindre à jamais sa conscience bourrelée et de s'évanouir dans le repos qui ne finit pas.

Que lui offrait l'existence au lendemain de son sacrifice, ni un autre héroïsme à accomplir, ni un apaisement à sa rancoeur. En se prostituant pour la liberté et la justice, elle acquérait le droit de s'anéantir.


IV

COMMENT MEURENT LES LYS

On aime vraiment ce que l'on préfère à la vie.

La mort est le suprême comparatif.

Les invités des trois fameux soupers étaient réunis dans les salons d'Ignatief. Ils ignoraient tous que Sophia vivait depuis plus d'un mois au palais et cependant une curiosité très vive les avait amenés. Après la période misanthropique du prince, son invitation surprit. Elle devait cacher quelque coup de surprise. Plusieurs pensèrent à la pompeuse présentation d'une maîtresse géorgienne ou tzigane ou mieux parisienne, revanche vaniteuse destinée à effacer la grande déconvenue d'antan, à faire oublier la comédie de la fausse maîtresse.

Une inexplicable nervosité agitait l'assistance. Des questions répétées, auxquelles ni Feyshine, ni Bernières


LE NIMBE NOIR 309

ne savaient répondre, portaient sur le sort de Sophia. La belle nihiliste avait-elle été enlevée par la police ? Gémissait-elle, à cette heure, dans un cachot de la forteresse Pierre-Paul ? En Russie, les disparitions de théâtres, très fréquentes, n'étonnent pas. L'attention générale se portait sur deux hommes indéfinissablement suspects que le valet n'avait pas annoncés. Farouches et dépaysés, ils se tenaient à l'écart, après avoir échangé avec Feyshine et Bernières ce salut grave et écourté des gens qui se rencontrent dans une maison mortuaire. On devinait leur nihilisme sans expliquer leur présence, ils étaient là pour quelque office ; étrangers à la compagnie, plus sombres que des stoïciens, mandataires d'une énigmatique puissance.

Soudain, on donna les deux battants et la princesse Nariskine parut au bras d'Ignatief. Un murmure d'étonnement, comme celui d'un choeur antique, courut et s'éteignit dans une contemplation subitement attristée ; la pitié mouilla tous les yeux.

Livide, comme Kassandra au seuil de Mycènes, le regard désorbité d'une Iphigénie devant le couteau de Calchas, la bouche amèrement plissée, Sophia tenait une épaisse enveloppe. Il y eut un instant d'anxiété. Ignatief se troubla sous la réprobation muette des invités qui se figuraient assister encore à une manifestation de vanité.


310 LE NIMBE NOIR

Les deux hommes sans nom s'avancèrent et l'un mit genou en terre pour recevoir le grand pli que la princesse lui abandonna, sans un mot, ni un regard.

Tandis que les deux révolutionnaires disparaissaient, humbles et nerveux, le sens de cette scène mimique se révéla aux moins subtils.

Sophia s'était vendue à Ignatief et ces deux êtres de ténèbres emportaient le prix de sa beauté.

Un remous de pitié agita ces âmes de viveurs. Sensibles à la première venue, théoriciens de la petite affaire et virtuoses de la bagatelle, les uns intelligents, les autres braves, ces hommes sentirent, pour la première fois peut-être, l'infinie dignité de l'amour et le sacrilège de ceux qui l'achètent.

A ce moment, plusieurs seraient partis comme on quitte le lieu d'une mauvaise action qu'on ne peut empêcher, mais une curiosité ardente les retint. Ils pressentirent d'autres événements.

Sophia, en s'avançant jusqu'au milieu du salon, essaya de sourire, elle allait tendre une main glacée au baiser de tous lorsque le repas fut annoncé. D'une voix fatiguée, courte, d'effet lointain, elle dit :

— « Qu'il me soit permis d'éluder les bienséances, ce soir, et de mettre à mes côtés mes amis les plus intimes, le prince Feyshine et M. Bernières. » Nul ne pénétra le sens de cette dérogation aux


LE NIMBE NOIR 311

usages ; mais nul ne la blâma. Une vraie pitié animait les convives et saluait la douloureuse femme, tandis qu'un courant de mépris frappait Ignatief.

Chacun se flattait que, dans la même aventure, il n'eût pas laissé sur cette âme un pareil reflet d'horreur et chacun se trompait. Le prince n'avait été ni vil ni sublime, mais homme. Sa personnalité disparaissait sous l'horreur de l'acte lui-même. Dans les bras de Bernières, de Feyshine, de tout autre, Sophia aurait trouvé également le désespoir ! Monstre ou héros, poète ou satyre n'eût rien changé à la possession pour cette femme dont l'idéal était la chasteté.

Elle avait éprouvé au réveil de sa conscience l'épouvante de l'Hercule hébreu lorsqu'il leva ses bras formidables quelques heures auparavant et alors impuissants.

Littéralement elle ne se reconnut pas : sa personnalité sembla morte avec sa virginité.

Sa tête, son coeur vides, elle ne retrouvait plus aucun sentiment, et pas même de la douleur. Du néant l'avait envahie et, prise d'un vertige intérieur, elle aspira de cet instant à l'annulation de son être.

Elle avait placé Bernières et Feyshine auprès d'elle, moins par dilection que pour s'isoler des autres.

Tous deux, pâles et douloureux, comprirent, sans même s'avertir du regard, que leur silence seul serait


312 LE NIMBE NOIR

bienvenu, que seul il était souhaité. Tandis que l'eaude-vie coulait plus abondamment que d'habitude dans le même dessein qui fait prendre de la liqueur aux petites gens après une émotion, Ignatief, frémissant d'inquiétude, de regret, de dépit, jetait des regards anxieux sur cette femme immobile en face de lui, et qui semblait un convive de pierre, une statue à peine animée, la Commanderesse qui lui demanderait compte de sa vie dédiée à l'or.

Personne n'adressa la parole à Sophia ; avec une compassion tacite on feignit de l'oublier.

Ce fut d'abord une manière d'hommage et de pitié, aussi une façon de blâmer Ignatief. Puis, graduellement, ils secouèrent l'impression d'apitoiement et, le vin aidant, ils jouirent du repas.

Bernières et Feyshine coulaient des regards d'inquiétude sur la douloureuse femme.

Elle contemplait une magnifique rose blanche placée devant elle dans un cornet de cristal.

Entre le noble coeur et la noble fleur, un colloque avait lieu, sororal et muet.

Le coeur disait :

« S'effeuiller lentement au cours des saisons, exhaler son parfum avant de se faner : voilà l'heureux sort. Béni est l'être humain qui garde son voeu et conserve l'intégrité de son parfum.


LE NIMBE NOIR

313

« Le sang aux veines généreuses, l'or aux mains chrétiennes, quelle beauté !

« Au delà du sang et de l'or, l'ineffable pureté resplendit, on voit le sang aux mains du bourreau et l'or dans celle de Judas, la pureté seule est divine.

« La vierge souillée et la fleur fanée, que sont-elles ? »

Et la rose épanouie répondait en ouvrant ses pétales sans tache, en répandant son arome sans mélange.

« La chasteté est la céleste qualité. Ni le laurier sur la tête célèbre, ni la palme aux mains du martyr n'égalent le nimbe au front des purs.

« Au delà de la victoire et de la gloire brille la sainte virginité.

« Un coeur sans trouble, un coeur sans fièvre : quelle beauté.

« L'être souillé, la fleur salie au paradis n'entreront pas. »

Sophia, perdue clans son hallucination, ne voyait même plus Ignatief convulsé d'angoisse en face d'elle. Par instants, un long frisson courait sur ses épaules magnifiques et sa gorge se soulevait brusquement, en une révolte de sa chair profanée.

Fébrilement attentifs, Feyshine et Bernières devinaient quelle idée fixe torturait la jeune femme.

La nihiliste, la révolutionnaire fanatique de jus18

jus18


314 LE NIMBE NOIR

tice, l'héroïne avait péri dans l'horreur même de son sacrifice pour faire place à une pauvre fille inconsolable de n'être plus vierge, et incapable de survivre à son idéalité abolie.

Pourquoi cette solennité et devant tant de témoins, à seule fin de remettre à ses frères le prix de sa beauté ?

Pourquoi s'asseyait-elle à ce souper, en un mutisme de folle, avec une immobilité de spectre ?

Y voyait-elle sa justification ou une représaille ?

Tandis qu'ils se posaient mentalement ces questions, Sophia fit un mouvement, elle prit le mouchoir de dentelles glissé entre ses seins nus et le mania avec des précautions singulières.

Puis, s'étant accoudée, elle appuya la fine batiste sur sa bouche et demeura ainsi les doigts nerveux. Refoulait-elle un sanglot?

Il sembla à Bernières qu'elle mordait la dentelle et contemplait avec plus d'intensité la rose blanche posée devant elle, sans attention aux regards suppliants d'Ignatief.

Tout à coup, elle se leva si brusquement que sa chaise s'abattit derrière elle.

Le silence se fit comme à un commandement.

Cette femme, qui paraissait insensée, allait dire des choses imprévues et terribles.


LE NIMBE NOIR 315

— « Malheur !... » fit-elle, et ce fut tout.

Elle chancela. Quelque chose tomba de son mouchoir, la petite boîte de fer donnée par Lomakine !

Ignatief éperdu cria, tandis que Bernières et Feyshine étendaient doucement sur le tapis la princesse inanimée.

Bernières ne crut pas à une syncope, il sentit la mort passer. Pendant qu'on s'empressait autour du cadavre, il fléchit le genou et dit simplement :

— « Sainte, sainte Sophia ! »



POST-FACE

— « Lomokine, appelé pour l'autopsie, enleva un fragment de peau sur le côté gauche, à la place où ce coeur généreux avait palpité d'une telle charité.

« Après le coup d'audace que vous savez (il faisait allusion à une prouesse singulière où, attaquant un convoi de Sibérie, il avait sauvé plusieurs jeunes filles », je reçus ce médaillon de fer et je le porte comme la relique d'une sainte.

« Sainte Sophia Nariskine ! qui prie pour nous, s'il y a vraiment un paradis pour ceux qui imitèrent Jésus. »

FIN

18*.



TABLE

NOTE. 6

PRÉFACE 7

LIVRE I AU FAUBOURG

I. - AU HASARD DE LA RUE 11

II. - A LA FORTUNE DES PROPOS 39

III. — SUR UN THÈME DE BIZET 52

IV. — LE COURAGE DE LA PREMIÈRE HEURE 70

LIVRE II AU PALAIS

I. — DE LA FLORAISON DES RACES 79

II. — REFLETS DE FORTUNE 90

III. — DANS UN CERVEAU DE FEMME 102

IV. — ILLUSION MASCULINE 114

V. — PAROLES D'ACTION 125

VI. — FAIBLES PASSIONNALITÉS 137


320 LE NIMBE NOIR

LIVRE III

I. — Du POINT D'HONNEUR 153

II. — DANS LA RUE 168

III. — L'IVRESSE DU MALHEUR 176

IV. — CHASTE AVENTURE 183

V. — UNE CHARITÉ 193

VI. — NOBLE TENTATION 201

VII. — POUR UNE IDÉE 208

VIII. — LE PREMIER PAS 218

IX. — FAUSSE MAÎTRESSE 224

X. — ANTITHÉTIQUE 233

XI. — UN TRIOMPHE DE PURETÉ 240

XII. — LA MENACE 256

XIII. — L'OBSESSION 266

LIVRE IV LE SACRIFICE

I. — L'HEURE DU MINOTAURE 279

II. — L'HÉROÏNE 290

III. — AVANT LE SUPPLICE 301

IV. — COMMENT MEURENT LES LYS 308 POST-FACE 317


ACHEVÉ D'IMPRIMER le dix-huit juin mil neuf cent sept

PAR

BUSSIÈRE

A SAINT-AMAND (CHER)

pour le MERCVRE

DE

FRANCE






MERCVRE DE FRANCE

XXVI, RVE DE CONDÉ — PARIS-VIe

Paraît le 1er et le 15 de chaque mois, et forme dans l'année six volumes.

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La Revue de la Quinzaine s'alimente à l'étranger autant qu'en France; elle offre un nombre considérable de documents, et constitue une sorte d' « encyclopédie au jour le jour » du mouvement universel des idées. Elle se compose des rubriques suivantes :

Epilogues (actualité) : Remy de Gourmont.

Gourmont. Poèmes : Pierre Quillard. Les Romans : Rachilde. Littérature : Jean de Gourmont. Littérature dramatique : Georges

Polti. Histoire : Edmond Barthélemy. Philosophie : Jules de Gaultier. Psychologie : Gaston Danville. Le Mouvement scientifique : Georges

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Docteur Albert Prieur. Science sociale: Henri Mazel. Ethnographie, Folklore : A. van

Gennep. Archéologie, Voyages : Charles Merki. Questions juridiques : José Théry. Questions militaires et maritimes :

Jean Norel. Questions coloniales : Carl Siger. Questions morales et religieuses :

Louis Le Cardonnel. Esotérisme et Spiritisme: Jacques

Brieu. Les Bibliothèques : Gabriel Renaudé. Les Revues: Charles-Henry Hirsch. Les Journaux: R. de Bury. Les Théâtres : A.-Ferdinand Herold.

Musique : Jean Marnold. Art moderne: Charles Morice. Art ancien: Tristan Leclère. Musées et Collections : Auguste Mârguillier.

Mârguillier. du Midi : Paul Souchon. Chronique de Bruxelles: G. Eekhoud. Lettres allemandes : Henri Albert. Lettres anglaises : Henry.-D. Davray. Lettres italiennes : Ricciotto Canudo. Lettres espagnoles : Gomez Carrillo. Lettres portugaises : Philéas Lebesgue. Lettres hispano-américaines : Eugenio

Eugenio Romero. Lettres néo-grecques : Demetrius Asteriotis.

Asteriotis. roumaines : Marcel Montandon.

Montandon. russes : E. Séménoff. Lettres polonaises : Michel Mutermilch. Lettres néerlandaises : H. Messet. Lettres Scandinaves : P. G. La Chesnais.

Chesnais. hongroises : Félix de Gerando. Lettres tchèques : William Ritter. La France jugée à l'Etranger: Lucile

Dubois. Variétés : X...

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