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Titre : Le Saltimbanque, par Clémence Robert

Auteur : Robert, Clémence (1797-1872). Auteur du texte

Éditeur : impr. de Pilloy (Montmartre)

Date d'édition : 1854

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb312249221

Type : monographie imprimée

Langue : français

Langue : Français

Format : Gr. in-8° , 112 p., fig.

Format : Nombre total de vues : 114

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k57909112

Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, Y2-4625

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 17/05/2010

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PAR CLEMENCE ROBERT.

PROLOGUE.

Près de la place Bellecour, a Lyon, dans une rue étroite et sombre, était une vieille maison lézardée, croulante, et habitée seulement par de pauvres ouvriers.

Au cinquième étage, une chambre isolée des autres logements présentait un de ces pâles et froids tableaux de misère qui blessent rarement les regards et attristent peu le spectacle du monde, cachés qu'ils sont sous les toits des masures.

Dans cette chambre,- le papier et le plâtre, tombés l'un après l'autre des murs, laissaient voir la pierre nue ; les meubles, vendus un à un pour fournir le pain de quelques jours, avaient, en sortant, jeté sur te plancher le peu d'objets qu'ils contenaient : des haillons, des outils abandonnés, des ustensiles de ménage et de vieilles pipes qui avaient servi dans de meilleurs jours.

Il était sept heures du soir ; le soleil oblique du couchant, donnant sur la fenêtre et traversant un châssis de papier, décrivait seulement une ligne de lumière trouble et pâle au milieu delà chambre.

Dans une des parties obscures était un grabat formé d'une paillasse dont la toile usée dispersait autour d'elle des brins de paille. Là gisait une femme arrivée au dernier période de la maladie. Elle était âgée de trente-six ans; mais la misère lui avait fait un visage de soixante ans, et lamort allait bientôt effacer cette dernière trace.

De l'autre côté, dans l'ombre, se tenait un petit garçon de sept ans, roux, hâve, chélif, à peine vêtu de lambeaux; sa taille grêle avait déjà pris de défectueux contours; ses membres débiles avaient un tremblement semblable à celui de la vieillesse. Tranquille par faiblesse, il demeurait accroupi par terre, où il était censé qu'il jouait. Mais l'enfant apportait beaucoup de mollesse dans son amusement : il laissait échapper les oreilles du chat de ses dolentes mains, et il interrompait toutes ses agaceries à la complaisante bê:e par un long bâillement, et ces mots fort à son usage :

— J'ai faim. .

Cet accent piteux interrompait seul le silence à l'in teneur; mais, au loin, un roulement coniinuel de

Montmartre.— Imp. PIILLOY.


LE SÀLTlMBANQl'i

bfuitâ confus annonçait une grâttdé rumeur dans l'étendue de la ville. C'était la fête du roi, une des dernières qui se célébraient pour Charles X. On entendait le canon de réjouissance, le branle des cloches, le passage des cavaliers de gendarmerie, le bourdonnement de la foule appelée par les jeux publics, dont la place Bellecour était un des principaux théâtre s,

Il y avait là surtout une troupe de saltimbanques dont les fanfares perçaient l'air de leurs sons aigres de cymbales et de trompettes.

La malade s'affaissait sur le bord de sa couche ; une de ses mains était restée inerte sur un escabeau où elle venait de poser une écuelle d'eau dont les gouttes ne pouvaient plus passer; mais, à. chaque coup de la musique que faisait retentir la troupe ambulante, elle avait un tressaillement douloureux mêlé d'une espèce de terreur. .-..." ■

Cependant le petit garçon, devenu plus impatient, formulait sa demande d'un morceau de pain par des cris larmoyants.

—Joue, petit... amuse-toi... lui dit sa mère,

— J'ai faim 1 répondit-il.

— Ton père va rentrer... il t'apportera à manger. A quoi l'enfant répondit également :

— J'ai faim !

La mère, rappelant un peu de force, s'accouda sur le grabat, releva douloureusement sa tête entourée d'un mouchoir et de cheveux" gris épar-8, où pen^ daient des brins de paille de la couche.

— Viens ici, garçon, dit-elle, nous causerons ensemble... comme de grandes personnes... cela fera passer le temps.

Le marmot avança en se dandinant.

— Ecoute, dit la mère en passant la main clans ces petits cheveux jaunes qu'elle trouvait encore du bonheur à toucher, écoute.... Un jour, tu no me verras plus ici.... je t'aurai quitté.... parce je que serai morte...

— Dans bien, longtemps?

— Oui, dans bien longtemps. (Elle sentait qu'elle ne passerait pas la nuit.) Tu connais bien Loyasse (1) cette montagne avec de belles tombes et de grands arbres... c'est 1k où on me portera.... Te regarderas bien la place où on.me meltra.

— Dans bien longtemps?

— Oui... tu feras une croix à cette place pour la reconnaître... Comme je ne serai plus là pour te nourrir, ton pare l'enverra demander l'aumône.... Va te mettre à la porte du cimetière... ça ne te faitrien, là ou ailleurs... au contraire, la place est bonne... Quand les riches sortent de cet endroit, il paraît que ça les fait songer au grand compte à rendre, et ils donnent beaucoup aux pauvres... Et moi, il me semble que je pourrai encore veiller sur toi !...

L'enfant regardait à la porte pour savoir si son père ne'venaît pas.

— Ensuite, continuait la mourante, quand tu auras fait ta journée... tu iras dans les champs voisins, lu ramasseras des marguerites ou des veilleuses... selon la saison .. et tu les poseras sur cette place où tu auras fait une croix, en pensant à ta pauvre mère.... N'est-ce pas, ami, que lu feras cela ?

—J'ai faim ! cria l'enfant en portant ses deux poings dans ses cheveux roux.

— Je te dis que ton père va venir, répéta la mère avec une ineffable complaisance, mais en sentant son coeur se déchirer.

(1) Cimetière de Lyon.

Celle fois de n'était pàà uiîé vaine espérante ; la porte s'ouvrit et Pierre Guérin entrai

11 était sans chapeau, sansx souliers, vêtu d'une blouse bleue veinée de blanc, souillée de boue, déchirée; son front montrait une large meurtrissure et sa joue une éoorchure qui saignait encore. Il portait sous soiî bras gauche un pain long et un saucisson, et sa main droite, posée sur les comestibles, les soutenait, ou plutôt les caressait amoureusement.

— J'apporte du régaj, dit-il; quel dommage, ma pauvre Jeanne, que tu ne puisses y goûter!

— Donne vite a manger au petit.

Le pain de quatre livres était déjà rompu ; le père mordait à même dans la miche, et l'enfant en tenait un morceau aussi gros que lui.

— Tu as été à la distribution de vivres qui se fait à la fête? dit Jeanne à son mari,

— Et tu as pris le dîner du roi pour nous l'apporter, dit le marmot, à qui l'esprit revenait en mangeant.

<— Si vous saviez que de monde il y avait autour de la baraque au jambon et au cervelas!... Il m'en a coûté de fameux horiong pour attraper celui-ci!.... mais c'est égal, j'ai eu le dessus... Quel malheur, Jeanne, répéla-Ml, que tu ne puisses en profiter! - — C'est égal, je sais que vous mangez, je suis contente, répondit-elle d'une voix pleine de larmes.

Le rayon de soleil mesuré par une étroite fenêtre avait bientôt disparu; l'ombre du soir régnait dans le galetas, et le bruit des dénis broyant activement les croûtes s'y faisait seul entendue.

«— Il fait nuit, dit la mourante,... Que c'est triste la nuit... surtout quand on va y entrer pour toujours !

— Pauvre Jeanne !

— En tout temps j'ai eu peur de l'obscurité.... Tiens, Pierre, tu me croiras si tu veux, mais ce qui m'a le plus chagriné clans notre misère, c'est de n'avoir plus un bout de chandelle à allumer le soir.... Que les riches sont heureux! dès que le jour s'en va, ils en font un autre avec des flambeaux; il n'y a jamais de nuit pour eux!... En ce moment, par exemple, si je pouvais vous voir toiîs deux... vous voir manger!... il ne me manquerait plus rien.

Comme elle disait cela, heureux hasard! la petite chambre s'illumina tout à coup.

— Qu'est-ce que cela? dit Jeanne, dont la vue et l'esprit s'affaiblissaient. Le jour qui revient!... mais non, pas encore.

— Ce sont les illuminations de la fêle qui commencent, dit Pierre. La maison d'en face est toute garnie de lampions.

Alors, il y eut un moment de silence et de bonheur, tel qu'on n'en avait connu depuis longtemps.

La mansarde offrait une silhouette pittoresque. La lumière donnait en plein sur le grabat blanchâtre de la malade, et s'étendait avec dégradation sur les objets d'alentour. Les yeux de Jeanne contemplaient les êtres qu'elle aimait au milieu de leur bon repas, et son visage morbite s'était ranimé d'un sourire. Près du lit, le père, assis sur un escabeau, se reposait de la bataille livrée pour obtenir des vivres, en» même temps qu'il en savourait les fruits, les deux coudes appuyés sur ses genoux, et les bras relevés pour que les morceaux fussent plus près de sa bouche; il y avait dans sa pose tout ce qui annonce la plénitude du bien-être. Le bambin, assis sur ses talons, des yeux et de la bouche* également animés, dévorait le saucisson ; et le chat, dressé sur les deux pattes, en


LE SALÏiMËANQUË, 8

avait la Vue... s'il eût attendu âulré chose; c'eût été un espoir bien chimérique.

C'était fête dans ce pauvre intérieur.-.. Une fête à faire venir les larmes aux yeux.

L'élonnement, la joie que donnait à ces pauvres êtres un peu de pain et de viande jetés à leur tête par la charité publique et maculés de boue, la douceur de cette lumière répandueaussi par une aumône du hasard, la consolation apportée à la mourante par cet instant rapide où son mari et son enfant étaient soulagés de la faim, tout cela était plus triste que la détresse habituelle.

Le désespoir du pauvre ne montre qu'un moment bouleversé de sa vie ; mais la joie émue qu'il éprouve à quelque misérable bonheur révèle les privations, les souffrances, le supplice de sa vie entière. _

Lorsque Guérin fut rassasié (on ne pouvait pas trop lui en vouloir de commencer par là, il n'avait rien mangé depuis deux jours), il s'occupa plus sérieusement de sa femme.

— Eh bien! Jeanne, demanda-t-il, comment te trouves-tu ?

— Comme quelqu'un qui finit. -^-Tu crois?

— Ce sera pour cette nuit, Pierre.

— Je perdrai tout.... Mais toi, tu n'auras plus au moins à souffrir de tous les maux de ce monde.

— Je crois que de la-haut je m'inquiéterai toujours de vous deux.

—■ Pauvre femme!

Le .petit garçon s'était endormi sur un lambeau du lit de sa mère.

— Ecoute, reprit Jeanne, pendant que je peux encore parler... J'ai une recommandation à te faire. Demain, emmène le petit de la maison, à cause de ce qu'il va y avoir ici... les enfants en ont peur, cela le frapperait.... El puis.... il me caressait do si bon coeur ! J'étais si heureuse de sentir ses petites mains sur mon visage! c'est le seul bonheur que j'aie jamais eu.... Et demain.... Je souffre a l'idée de lui faire peur!... de faire sauver de moi mon enfant.

— Sois tranquille.

— Ensuite... tâche de prendre du courage pour toi... pour lui., le courage, vois-tu, c'est tout pour nous autres... Moi, je n'ai jamais eu autre chose, et j'en suis' venue à mes fins : j'ai élevé notre garçon... Quand on ne craint rien pour soi, ni la fatigue ni les humiliations, on vient toujours à bout de nourrir son enfant... et puis, quand on est trop fatigué... la Providence vous envoie reposer... là où je vais..; c'est là tout l'espoir des pauvres...

Pierre, oppressé, ne répondait rien. Il souffrait, mais son rude langage ne lui fournissait pas de mots pour les souffrances de coeur.

Jeanne continuait :

— Pour moi, j'aurais voulu... hélas! Pierre , tu ne comprendras pas que, dans le moment où je suis, on désire quelque chose pour soi ! Et pourtant j'aurais bien voulu une bière pour mon corps et la bénédiction d'un prêtre... La terre est si froide, et 1E fosse est si sombre!... Mais c'est impossible, je k sais; nous n'avons pas de quoi acheter ces quatre planches et cette prière. Mon Dieu! tout le temps d( ma vie j'ai désiré en vain ce dont j'ai beson, et. j( vois qu'en mourant on ne fait que changer de misère!...

<— Si je peux, femme, dit Guérin en sanglotant, li l'auras.

Au bout dô Quelques instants, {â voix de Jeanne" m prononçait plus que des mots entrecoupés.

— J'ai froid...Non,Pierre, ne quitte pas ta blouse; 3e froid-là, rien ne le réchauffe.

Puis, après un long silence, pendant lequel la mort s'était approchée.

— Ta main, Pierre... Hélas ! je ne la sens plus. Mon enfant... il est là, et je ne le vois plus.

Pierre était assis par terre, les mains croisées sur ses genoux, la tête appuyée sur le chevet de la couche; l'enfant dormait sur les brins de paille qui s'en étaient détachés, et Jeanne mourait-de sa longue misère.

Au-dessous de la fenêtre, les bruits de la fête, la musique de saltimbanques, les cris de joie de la foule redoublaient leurs éclats'

Au point du jour, Jeanne prononça encore d'une voix inintelligible :

— Du pain pour notre enfant...

Et, après ces mots, elle n'était plus.

Pierre Guérin demeura auprès de ce corps sans penser à rien, sans se mouvoir; les heures s'écoulaient, et il restait toujours là fixé et pétrifié.

Au milieu du jour, il sortit un moment et rentra plus abattu et plus sombre. La première idée qui s'était éveillée dans son cerveau avait été celle de donner à sa femme les dernières choses qu'il avait désirées ; il élait allé à la mairie, et de là à l'église, savoir ce qu'il en serait. En chemin, il se disait souvent :

— Si je pouvais au moins fai.re enterrer ma pauvre Jeanne comme tout le mondel

Qu'il y a de'tristesse dans cette ambition du pauvre d'être compté en mourant comme tout le monde !

— Mais ça va être bien cherl... bête brute que je suis ! ajoutait-il, que m'importe que ce soit cher ou bon marché, puisque je n'ai rien?... Faut toujours aller voir ce qu'il y aurait à faire. ;

Il était entré à l'église et avait demandé ce qu'il en coûterait pour avoir une bière passable, une petite messe et de l'eau bénite sur la tombe.

On lui avait répondu que, pour lui passer le tout à bon compte, parce qu'il n'avait pas l'air très-heureux, ce serait vingt-cinq francs.

Guérin avait tourné.le dos et était venu au logis reprendre sa place auprès de la morte. Il lui en coûtait cruellement de voir Jeanne privée de ces derniers secours, et cependant trouver ces vingt-cinq fra: c.i était imposssible. Il pensait donc continuellement à l'aire enterrer sa femme d'abord, puis ensuite à vivre, lui "et son enfant; il ressassait ces trois questions dans son esprit, elles lui martelaient le cerveau, et il ne trouvait pas un mot de réponse.

Cette sombre méditation n'était interrompue que par les pas de l'enfant, qui tournait autour de son père eu répétant comme de coutume : J'ai faim!

La nuit revint. Ce n'était plus fête, il n'y avait plus de souper, plus de reflet de lumière dans la mansarde; on n'entendait plus les doux adieux de Jeanne ; le moment de bonheur qui avait brillé la veille n'était pas fait pour le pauvre Guérin et devait être cruellement payé. Au dehors, la ville aussi était redevenue sombre et muette.

Plus le temps avançait, plus la situation inextricable de Pierre se creusait profondément. Le souci fiévreux, le manque de nourriture, les cris de son enfant, que la faim dévorait, et qui sanglotait de voir dormir si longtemps sa mère, lui faisaient perdre le peu de force et de raison à son usage. Il était ivre


4 LE SALTIMBANQUE.

de désespoir; mais c'était l'ivresse lourde, brute, qui n'amenait que le sommeil de toute pensée, le néant.

A sept heures du soir, un éclat sonore et perçant de trompettes et de cymbales, partit de la placeBellecour et frappa tout l'espace d'alentour. C'était le tintamarre des saltimbanques, qui recommençaient leurs jeuxàl'heure accoutumée.

Pierre écouta quelque temps ce bruit comme malgré lui ; puis, tout à coup il se leva, regarda fixement devant lui, serra son front de ses poings et s'écria d'une voix rauque et brisée :

— J'ai trouvé ! j'ai trouvé ! Il pensa encore et reprit :

— Pauvre Jeanne! tu seras enterrée, va! enterrée bravement!... Le petit n'aura plus faim... ni moi non plus... Hein I tu ne seras plus inquiète de nous là-haut?...

Le malheureux, dans une joie navrante, battit des mains et se mit à rire... Puis, n'ayant pas épuisé sa désolante gaieté, il se prit à chanter, mettant sur un air joyeux les paroles qui l'inspiraient : L'enfant n'aura plus faim, ni son père ni sa mère !

Ce chant bizarre et froid, discordant, résonnait dans la mansarde vide entre le corps de la mère et les. larmes de l'enfant.

Pierre prit son petit garçon par la main et, du sommet de cinq étages, descendit en un clin d'oeil dans la rue.

Quoique cette fantaisie dût sembler incompréhensible de sa part, il alla se placer dans le cercle de la foule qui entourait les saltimbanques. C'était une singulière situation pour le pauvre Pierre que de faire partie des joyeux compagnons du peuple qui, après une bonne journée, venaient se divertir.

Les artistes de la place représentaient, ce soir-là, les premiers chefs-d'oeuvre de la culbute française. Leur chef, vêtu en général et tenant un enfant sur chacun de 3es poignets tendus, était Birouste, bâtonniste-équilibrisie de France, le grand Birouste, qui avait eu l'honneur (comme il pouvait le prouver par certificats) de travailler devant toutes les têtes couronnées de l'Europe. Autour de lui, une troupe fantastique étalait les grâces de la nature en marchant et dansant sur la tête et sur le ventre, et montrait toutes les ressources de cet art où on parvient à se tenir debout sur une corde, comme on le ferait tout naturellementpar terre, le tout au grand ébahissement du public, dont le goût se montre toujours si éclairé et si pure!

Pierre demeura là, l'oeil fixe et immobile. Son enfant, éveillé par la musique, avait pris plaisir à voir ces personnages de nouvelle espèce pour lui, dont les oripeaux dorés et pailletés reluisaient aux bouts de chandelle posés sur le tapis.

Après le gTand tour de force qui couronna le spectacle, la foule se dispersa. Le chef des bateleurs, occupé à compter la recette, demeura seul sur la place, tandis que sa troupe pliait bagage.

Pierre alors prenant son enfant par l'épaule, le poussa devant lui d'un coup de pied, tout en essuyant de sa manche une grosse larme qui lui roulait dans l'oeil.

—Voilà, dit-il au maître saltimbanque, une vipère d'enfant dont je veux me débarrasser en votre faveur, et qu'il s'agit d'enrôler dans votre troupe.

Pierre voyait alors de plus près le fameux Birouste. Celui-ci était un grand diable d'homme bronzé, tanné, paré d'un oeil blanc et d'un noir, pourvu

pourvu barbe épaisse et courte comme celle d'un lion.

Il abaissa sur l'enfant le regard qui venait d'un •seul,'de ses yeux;(une fistule l'avait fait cyclope) et dit en notifiant son estimation :

— C'est chétif, maigre, pâlot; ça n'a pas pour deux liards de vie.

Guérin tremblait déjà de voir refuser le marché.

— C'est assez bien mon affaire, ajouta le cloef de la troupe par la conclusion la plus inattendue.

Puis il souleva l'enfant par une jambe et se mit à faire jouer ses. membres en tous sens et à tourner son corps en peloton.

Cette fibre toujours vibrante, qui unit le père à l'enfant, tressaillit chez le pauvre Pierre ; son coeur, au fond, saignait de voir sa progéniture disloqué ainsi; il y eut un moment de suspens où il tremblait de céder son fils à cet ogre au moins autant qu'il le désirait.

— Combien en voulez-vous? demanda Birouste.

— Combien est-ce que vous en donnez? demanda Pierre.

— Au dernier mot, vingt-cinq francs.

— Vingt-cinq francs I Ce chiffre frappa Guérin comme une révélation ; c'était juste ce qu'on lui demandait pour enterrer Jeanne ; il ne balança plus. ■

— Topez là, dit-il, je vous le cède.

— C'est pour vous obliger que je prends ce moutard.

— Je ne serai pas difficile sur les conditions d'apprentissage; vous serez engagé à nourrir, vêtir, loger le marmot.

— C'est entendu.

— Comme à cultiver ses dispositions naturelles.

— Est-ce qu'il en a ?

— Vous lui en donnerez... vous lui apprendrez le métier.

— Je le mettrai à même de travailler aussi bien que moi sur la place, fût-ce dans Paris lui-même, devant le public le plus exigeant de tous les publics de la terre.

— J'y compte.

— Et, en retour, il m'appartiendra jusqu'à l'âge de vingt et un ans. -

— En toute propriété.

— Il nous faut un papier.

—L'écrivain du coin est encore ouvert ; il va nous barbouiller cela en double.

Ils se rendirent chez l'écrivain public, qui leur fit un sous-seing où ces dispositions furent consignées et paraphées. '

Les doux feuilles de papier marqué et les frais de l'acte furent au compte de Birouste, qui offrit magnifiquement en sus un litre de vin au cabaret voisin.

Les contractants se rendirent chez le marchand de vin, emmenant l'enfant, qui ne se cloutait guère de ce qui se passait à son égard.

Les deux hommes s'assirent à la table d'un cabinet, ainsi que l'enfant, qui prit place entre ses deux pères.

On ne boit guère sans causer. Pour Pierre, qui était encore à jeun et n'avait pas bu de spiritueux depuis longtemps, l'effet en fut foudroyant ; dès le premier demi-litre, il avait la tête partie et parlait avec une effusion complète à son nouvel allié.

— Voilà deux ans, disait-il, que ça a commencé à mal tourner; il n'y avait d'ouvrage d'aucun côté... c'était comme un sort... je ne savais où donner de la tête. Je mourais de faim, laissant le peu qu'il y


LE SALTIMBANQUE. »

avait chez nous à Jeanne et à ce marmot qui est là. j

L'enfant, qui n'avait goûté de vin de sa vie, était tombé ivre-mort au premier verre et dormait profondément sous la table.

— Pendant ce temps-là, que voulez-vous, continuait Guérin, le jeûne, le froid, les misères m'ont affaibli, un rhumatisme est venu par là-dessus, et quand j'aurais pu retrouver à travailler, je n'étais plus bon à rien, l'ombre d'un homme, quoi!

— C'est malheureux d'avoir une constitution qui ne soit pas de fer.

— Cependant ma pauvre Jeanne suait sang et eau pour nous faire vivre tous trois, et elle en venait toujours à bout, ou à peu près, la pauvre femme... Les mères, ça vous a des rubriques du diable pour trouver du pain à leur enfant... Elle travaillait le jour, la nuit, et quand ça lui donnait la fièvre, elle disait, avec son doux sourire qui vous fendait l'âme, que c'était autant de pain économisé à la maison... Tant que la pauvre femme a été là, on pouvait donc vivre, ou du moins on pleurait ensemble, et il y a en&re du bon à cela... Mais, depuis huit jours, le mal a été le plus fort et l'a clouée sur la paillasse... huit cruels jours, que.ceux-là 1 Je la voyais heure à heure qui s'en allait, etla nuit dernière...tout était fini.

— Et ce coup-là vous a achevé.mon pauvre homme ?

— Oui, j'ai vu tout de suite que, pour nourrir à mon tour ce marmot, je n'avais pas l'astuce de Jeanne et que j'y perdrais patience... Mais ce qui me tourmentait le plus, je vous le dis vrai comme je le pense, c'était de ne pouvoir donner à ma pauvre défunte ce qu'il lui fallait, son drap, sa bière et son eau bénite sur le tout.

— Dame! ce n'était pas facile.

—J'y pensais, j'y pensais sans rien trouver... Enfin ce soir, quand j'ai entendu votre satanée musique, il m'a passé un éclair dans le cerveau, je me suis dit : Voila le joint, je vas vendre l'enfant pour faire enterrer la mère, et moi, j'irai me jeter à l'eau.

— En voilà une ressource !

— Oui, me suis-je dit encore, je vas mener le moutard à ce brave monsieur... Il lui en faut des moutards, il m'achètera le mien, et de la manière dont j'arrange les choses, l'enfant est nourri, la mère a ce qu'il lui faut et le père.n'a plus besoin de rien. Trois affaires d'un seul coup, hein!

— Et vous tenez toujours à votre idée.

— Je crois bien!

—Vous allez vous jeter à la rivière... Au fait, vous êtes en âge de savoir vous conduire ; je n'ai pas de conseil à vous donner.

— Ce serait inutile : je vais où la tête me dit.

— De ce pas ?

— C'est-à-dire, non ; je fais, avant tout, enterrer ma défunte avec les cinq pièces de cent sous qui sont là. La chose se fera demain matin; et quand midi sera venu, vous pourrez dire : Pierre Guérin est allé voir s'il y a un ciel pour les pauvres.

Un instant après, les deux -hommes s'éloignèrent du cabaret, Pierre reprenant pour la dernière fois le chemin de la mansarde, et le chef de troupe, le pacha des souffre-douleurs, emmenant avec lui l'enfant qu'on confiait à sa terrible éducation.

Comme ils s'étaient déjà séparés, Birouste se retourna du côté de Pierre et lui cria :

— A propos, comment s'appelle-t-il, le moutard?

— Le petit?

— Oui.

— Il s'appelle Fortuné.

PAILLASSE.

Vous connaissez à Paris le boulevard de l'Hôpital, qui conduit du pont d'Austerlitz à la barrière d'Italie.

C'est la promenade élégante du faubourg SaintMarceau ; elle est pour le populaire du quartier ce qu'est le boulevard de Gand pour l'aristocratie habitante de la petite Athènes.

Par une belle soirée d'été, une tribu d'artistes nomades avait déroulé le tapis et commençait des exercices de saut, d'équilibre et de bâton.

Le principal acteur, en costume de Turc, tournait, la manivelle d'un orgue placé à l'un des foyers de l'élipse formée par le concours de la foule, ce qui ne l'empêchait pas de caresser du regard son superbe bâton, son bâton de longueur, déposé sur le pavé, à quatre pas devant lui, tout en répétant d'une voix retentissante qu'on voyait en lui :

— Le célèbre Birouste, grand bâtonniste-équilibriste de France, qui avait eu l'honneur de travailler devant toutes les têtes couronnées de l'Europe,

Quatorze ans avaient passé sur la tête du grand homme sans rien ajouter à sa barbe, qui était postiche, ni à sa laideur, qui ne pouvait être plus affreuse ; sa troupe n'était pas changée non plus ; les enfants n'avaient pas grandi, puisque, pour la plupart, on les renouvelait à chaque saison.

A l'autre foyer, le classique paillasse, en serre-tête blanc, en vêtement de toile à matelas, avait enfourché le dossier d'une chaise et s'y balançait gracieusement comme le singe sur la branche, tandis que trois ou quatre marmots blondins, brodés de salles paillettes, venaient tour à tour grouiller sur le tapis, sorte de prélude destiné à fournir aux curieux retardataires le temps d'arriver avant que l'on passât au travail sérieux... et à la recetteDe

recetteDe à autre, à un hochement de tête du maître, Paillasse interrompait tout à coup ses évolutions pour décocher un lazzi à la face du public. Le pauvre garçon, sous l'influence du terrible Birouste, semblait un second orgue dont celui-ci, quoiqueàdistance, tournait de même à son gré la manivelle.

A chaque lazzi, la partie la plus impressionnable des assistants, par exemple le gamin, le tourlourou, la bonne d'enfant, ripostait par un gros rire ; sur quoi le loustic, après s'être confiné de nouveau dans son état de nonchalance, répétait à part soi :

— Stupide public, je fais de toi ce que je veux. Ris donc, public, ris à te tordre tes maigres côtes; ris à te fendre ta large bouche par delà tes deux oreilles, ignoble public!

Parcourez tous les échelons de la hiérarchie mimique, depuis le tragédien à la mode, qui, gros d'alexandrins, monté sur la scène d'un grand théâtre, développe une intelligence et une âme de feu, jusqu'au Jeannot de la foire, qui, sur son double tréteau, se bourre de filasse et la rejette en fumée : partout vous retrouverez cette habitude de traiter cavalièrement le public dans d'irrévérencieux àparte; et pourtant le bonhomme public fait vivre tout ce monde. Il est vrai que, de son côté, il ne paie pas toujours en vénération l'homme qui se dévoue à l'amuser et quelquefois à le .rendre meilleur : l'ingratitude et la mauvaise logique sont aussi vieilles que le monde.

Par hasard, le regard distrait de Paillasse s'arrêta sur un visage de jeune fille, le seul visage frais et avenant, mais aussi le seul demeuré impassible au milieu de cet océan de faces luisantes et en jubila-


G LE SALTIMBANQUE.

tion : un délicieux visage, vraiment, et tel que Paillasse ne se rappela pas en avoir vu de semblable en sa vie.

Redressant vivement son échine et aiguisant le feu de sa prunelle, il s'empressa de débiter avec beaucoup de soin le moins saugrenu et le plus neuf de ses quolibets. Il l'accompagna même de son geste le plus suave et de sa grimace la plus pittoresque ; vain espoir! le joli visage ne s'était point animé. Pour le coup, l'indignation alluma la verve du galant, et il se livra 8 l'improvisation, au grand orgueil de Birouslo qui se mirait dans son élève. Seconde défaite aussi complète que la première.

-— Il faut que celle-là soit taillée d'un moellon, se dit-il av§c dépit; rien ne lui fait.

L'instant arriva pour lui de figurer sur le tapis.

— Un saut de carpe proprement exécuté â son mérite, pensa-t-it; je forcerai bien la mijaurée à le reconnaître et à me payer au moins d'un sourire.

Alors il s'étendit avec grâce sur le ventre, puis, par une impulsion énergique, bondit en l'air et trouva le moyen de frapper deux fois dans ses mains avant de retomber de son long sur le dos. Vous eussiez dit en effet une carpe échappée de la poêle et qui essaie de se soustraire à là main impitoyable dé la cuisinière. Il termina par une vive culbute en arrière, après laquelle 11 se retrouva sur ses pieds, agitant-en l'air son bonnet et poussant un hourra en signe de triomphe.

Le joli visage conservait son Immobilité.

— Le saut de carpe t'a trouvé insensible, tu ne résisteras pas au baiser du soulier!'

Et Paillasse se précipite de nouveau sur le lapis.

Bientôt sa poitrine seule presse le sol. D'un- côté, sa tête s'est redressée, et de l'autre ses jambes tendent à le rejoindre : c'est un 0 qui va se fermer. Enfin, la pointe du pied- descend errer sur le bord des lèvres, et lès dents parviennent à la saisir : le tentateur, roulé en serpent, était moins beau que Paillasse en cet instant. Il;s'etait Orienté, comme vous pouvez croire, de manière à se présenter à la jeune fille sous le point de vue le plus favorable. C'était la scène à sentiment do Paillasse : il ravissait un doux baiser à son soulier!

Un murmure approbateur circulait dans l'assemblée entière, la bouche rosée et les grands yeux bleus dit joli visage avaient.enfin changé d'expression,.. Mais, hélas! ils révélaient un sentiment do pitié charitable. Paillasse était piqué; se mettre en frais de coquetterie, et pour prix retirer, quoi? de la pitié!

Bien autredevait être son martyre. En se relevant, il remarqua, auprès delà jeune fille. Une figure qui, jusqu'alors, avait échappé à son attention.

Gelait celle d'un grand beau jeune homme; oeil noir, nez aquilin, moustaches élégantes, teint d'un brun pâle. Sa brillante tournure, sa mise de dandy et sa jolie canne de joue annonçaient: un habitant civilisé de la rive drpito de la Seine. Le quartier SaintMarceau n'est pas fait pour avoir de tels phénomènes, celui-ci par hasard s'y trouvait égaré.

Le coude du beau jeune homme semblait presser la large manche qui flottait sur un bras.gracieux ; son .oeil chargé de convoitise enveloppait les plis ondoyants d'une robe de mousseline bleue qu'une pudeur de bon aloi avait fermée de toute pari. Peut-être même était-ce l'haleine de ce voisin (tant sa tête se penchait sous prétexte de mieux voir le spectacle) qui agitait la garniture de tulle du modeste bonnet noué avec une chaste négligence.

Paillasse se porta de ce côté afin, se disait-il, de faire élargir le cercle,: et, en réalité, quoiqu'il ne s'en rendît pas bien compte, pour contrarier la quasicohésion qui lui semblait imminente entre ces deux spectateurs... Paillasse se prononçait pour la morale.

— Un peu en arrière, Messieurs et Mesdames, s'il vous plaît, disait-il en se rengorgeant, et de son feutre pointu menaçant avec gaieté les récalcitrants.

Le gamin habitué, le Jean-Jean-discipliné, la femme de campagne innoffensive, le rentier protecteur, tout ce bétail recula peu à peu d'un pas. Restaient le beau jeune homme et la jeune fille. Lé feutre indiscret, sans aucune intention méchante certainement, allait effleurer le tablier de laine noire qui dessinait Une taille fine et souple : un vigoureux coup de canne le heurta et l'envoya voltiger dans l'éspaoePaillasse

l'éspaoePaillasse le dandy se regardèrent.

Paillasse eût voulu pouvoir mettre du venin dans son regard; mais il rencontra, dans celui du jeune homme, tant de hauteur et de mépris, que, dompté à l'instant, il balbutia un mot d'excuse; ensuite, tout interdit, il alla ramasser son bonnet sous les rires du public et sous les huées et les lardons du gamin luimême, pour l'ordinaire son admirateur sympathique.

Grâce à cet incident, le stupide public, l'ignoble public avait reconquis sa supériorité. Paillasse se sentait tout humble et tout tremblant. Que n'auraitil pas donné pour que la représentation fût terminée ! Le plus déguenillé d'entre cette masse de juges avait le droit dé le honnir, de le trouver à son tour, etj qui plus est, de l'appeler tout haut niais -et butor : quel degré d'humiliation! Gomme il concevait inâihlenant la pitié de la jeune fille! La pitié, c'était le sentiment le moins défavorable qu'il lui fût donné d'inspirer.

— Mais, ajouta-l-il, pourquoi ce raisonnement me vient-il aujourd'hui pour la première fois? Cette bégueule est-elle donc la première que j'aie vue pincer sa lèvre et faire fi de notre spectacle? De personne autre, cela ne m'a encore affecté, et d'elle, j'en prendrais du souci ! Allons donc !

Cette réflexion lui redonnant du coeur, il exécula une cabriolle avec souplesse et énergie. Trois ou quatre gamins, ceux-là paraissaient de vrais connaisseurs,, applaudirent.

— Attention, Messieurs, Mesdames, s'écriaBirouste, Paillasse va passer à l'équilibre sur le chandelier.

C'est un spectacle tout à fait solennel, je vous assure, que celui d'un homme qui, la tête en bas, les bras croisés sur la poitrine et les jambes rapprochées en l'air, repose en équilibre sur un énorme chandelier de bois, en guise de cierge. Cependant, la situation n'est pas absolument confortable, surtout pour un jaloux qui désire ne pas interrompre une sérié commencée d'observations : or, Paillasse, tout en s'ignorant soi-même, était déjà jaloux.

A' ce cerveau renversé, les objets perçus se présentaient en définitive de bas en haut. Pour lui, toutes les têtes de l'assistance semblaient autant de têtes à l'envers.

Dans cette pose, où l'immobilité parfaite est impossible (si vous en doutez, faites l'expérience vousmême), Paillasse, à la plus légère oscillation de sa colonne vertébrale, à la plus légère crispation de l'un de ses muscles, voyait voûte du ciel vaciller, et toutes les figures circpnvoisines entrer en jeu dans un branle général. Les deux qu'il honorait d'une surveillance spéciale n'étaient point exemptes du mouvement. Tantôt elles apparaissaient sur la même


LE SALTIMBANQUE. 1

ligne ; l'instant d'après, l'une s'élançait en haut tandis que l'autre exécutait un plongeon; parfois, elles se poursuivaient en sautillant. Dans ces évolutions fantastiques, souvent il lui sembla que la bouche de l'une effleurait les lèvres de l'autre : vous reconnaissez là l'imagination d'un jaloux.

Paillasse était au supplice. Un frisson lui courut par toutes les veines ; il lui monta ou il lui descendit, comme vous l'entendrez, au visage, plus de sang qu'il n'en eût fallu pour colorer en carmin le teint même d'Othello : il suffoquait. Par degrés un nuage s'épaissit sur ses yeux, et il perdit connaissance.

Lorsqu'il revint à lui, il gisait près du chandelier. Sur ses épaules planait le bâton de Birouste, le terrible bâton de longueur.

Au premier horion, Paillasse rugit. Dans son misérable métier, les coups n'étaient pas chose inexpérimentée ; mais se laisser battre devant eux deux ! devant elle si jolie et qui n'avait répondu aux plus beaux exercices que par un regard de pitié! devant lui si bien mis et si méprisant* qui paraissait si vivement occupé d'elle I

— Pas de coups! pas de coups, ou sinon... cria la victime, qui, pour la première fois) osait refuser son échine au bourreau.

— Pas de coups, drôle? pas de coups?

Et le bâton de retomber, mu par une impulsion plus intense, et les doux mains de Paillasse d'en saisir aussitôt l'extrémité.

Une scène commença, bouffonne pour le spectateur badaud, qui y vit un plagiat de Polichinelle et de sa femme se disputant le bâton, horrible pour les deux acteurs. L'oeil de Birouste, son oeil unique, flamboyait; sa lourde bouche s'ouvrait pour jeter d'épouvantables jurements. Chez son faible adversaire, la crainte, au contraire, avait rapidement paralysé la velléité de rébellion, ses genoux s'entrechoquaient en se dérobant sous lui, ses dents claquaient, ses doigts détendus laissaient échapper l'instrument fatal.

—Ah! tu dis : Pasclc coups, gibier de potence!... rugit le tigre à face humaine ; tu dis : Pas de coups... Je t'apprendrai...

Et au lieu de continuer à tirer à soi le bâton, il en porta, à deux mains, le plus rude coup d'estoc dans le creux de l'estomac du patient.

Celui-ci poussa un cri, le cri de l'oiseau aux mains du chasseur... et tout se voila devant ses yeux.

D'un genou et d'une main il toucha le pavé. Un coup de taille, asséné entre les deux épaules, le contraignit à se raffermir sur ses pieds.

Le public avait vu dans tout cela un batifolage, un agréable intermède pour tenir son attention en haleine. Il daigna en témoigner sa gratitude à Paillasse par les éclats du rire le plus franc et le plus cordial. Excellent public, que do fois il lui arrive de s'estimer généreux, tandis qu'il n'est que niais et atroce en encourageant l'infamie!

Cependant la recette avait été son train. Le plus joli des petits blondins de la troupe avait circulé la tasse à la main et terminé sa ronde.

— Attention! poursuivit Birouste, Paillasse va passer au saut périlleux en arrière; mais en conscience, pour un tour semblable, la recette ne monte pas assez haut : il manque encore dix sous. Allons' Messieurs, Mesdames, la moindre de vos générosité! (et montrant le tapis) : le bureau est ouvert, on re çoit depuis les gros sous jusqu'aux doubles napo léons, et même les pièces rognées.

Au premier mot de cet appelàla générosité, un bon tiers des comparants s'empressa de faire défaut. Le reste de l'assemblée se renferma dans une gravité et surtout dans une inaction alarmantes.

— Ne donnez pas tousà la fois, poursuivit Birouste d'une voix goguenarde.

Puis, reprenant l'accent piteux :

— C'est un admirable tour et où Paillasse court un vrai danger : ça vaut la peine d'être vu. Allons, Messieurs, Mesdames, qu'une' seule personne commence, les autres se décideront. La main à la poche !

— Que pas un rouge liard n'élrenne ton tapis, disait tout bas Paillasse, vieux scélérat I Damné métier! avoir en perspective un saut périlleux, après que cet assassin m'a brisé les os ! Mes honnêtes messieurs, mes charitables petites dames, serrez ferme les cordons de votre bourse. Il y va de ma vie, ayez pitié de moi. Ne me condamnez pas au saut périlleux, ne faites pas les dix soùs. Tournez vite les talons, et rentrez chacun chez vous.

Tels étaient ses imprécations et ses voeux secrets et bien ardents. Entre Birouste et Paillasse la Providence tarda cinq grandes minutes à se prononcer.

Sur toute la courbure de la zone vivante qui entourait les deux suppliants adverses régnaient une immobilité imposante. Toutes les respirations étaient suspendues; tous les yeux dirigés vers le tapis. Y aura-t-il, ou n'y aura-t-il pas saut périlleux? les dix soUs nécessaires se parferont-ils ?

Enfin un son argentin bruit, et Paillasse tressaillit. Une petite pièce blanche et brillante avait frappé le pavé; elle roulait devant Birouste.

— Dix sous en une seule pièce! s'écria-l-il, c'est ça une personne qui sait apprécier le talent! c'est ça une belle âme! Et il s'abattit sur la proie de telle force, que la ferrure de ses bottes tira du pavé une étincelle.

La charité est contagieuse (un écrivain l'a dit; que tous les pauvres ne sont-ils à même de le répéter! ), ce qu'il y avait là de belles âmes se. sentit électrisé par ce trait de rare munificence; jusqu'à cinq sous, en différentes monnaies, furent jetés de différents points. Birouste, demeuré sur ses quatre pattes, bondissait rapace et joyeux dans l'enceinte.

Paillasse, s'il en eût eu la force, eût bondi de rage ; d'autant plus que dans le premier bienfaiteur il avait retrouvé le brillant jeune homme.

— C'est pour faire son fendant vis-à-vis d'elle qu'il a lâché la pièce de dix sous. C'est une manière de dire : Permettez-moi de vous régaler du saut périlleux. 11 lui sert sans façon ma personne. Je suis un singe à qui l'on dit : Saute, ça fera peut-être rire ma particulière.

— Allons, Paillasse, mon ami, à la besogne.

— Satané muscadin, continua à murmurer à part soi Paillasse. Ah! il te faut du saut périlleux pour divertir ta nymphe! Quelle envie j'aurais de te plaquer cette lourde table sur le ventre!

Et il allait placer la table de manière à ce qu'elle portât parfaitement.

— C'est donc à dire que, pour égayer monsieur, il faut, moi, queje risque de me tordre les reins : tu te fais un jeu de mon existence. Si j'osais, comme je te lancerais cette chaise à la tête.

Et au-dessus de la table il plaçait la chaise, que : deux des petits blondins furent chargés de maini tenir.

—■Je ne satS) mais aujourd'hui, je me sens las de


8 LE SALTIMBANQUE.

Combien en voulez-vousî^demanda Birouste, —Page 4, col. 2.

la vie. Je voudrais que mon crâne allât se fracasser sur le pavé.

Et il grimpait au sommet de l'échafaudage formé de la table et de la chaise.

— Ah! tu as payé pour avoir du saut périlleux! Ecarqùille tes gros yeux, bête féroce, en voilà, du saut périlleux.

Alors, se renversant brusquement en arrière, il accomplit coup sur coup et par ricochet, une première cabriole entre la chaise et la table, et une seconde entre la table et le tapis.

Une telle fureur l'animait, il s'était donné une impulsion tellement violente, qu'en arrivant au sol, il ne put, comme à l'ordinaire, retrouver son aplomb. Il chancela, se sentit, comme un homme ivre, entraîné à quelques pas à côté, et de toute sa masse vint rouler sur les pieds du dandy. Sa chevelure rousse, trempée de sueur, toucha le pantalon de coutil blanc, un coutil anglais et d'un lustre admirable.

— Goujat, dit l'homme du monde avec dégoût, en repoussant de sa canne la brute hideuse, veux-tu bien prendre garde !

— Goujat, goujat! hurlèrent les gamins, et la meute sans pitié, encouragée par Birouste, se rua sur Paillasse aux abois : qui le pinçant, qui lui înfligeant une nazarde ou le tirant par les cheveux ; un ' plus espiègle imagina de lui enfoncer une épingle dans le mollet.

La partie grave du public goûta fort ce morceau d'ensemble improvisé. —Fortuné! Fortuné! cria enfin l'un des petits

blondins aux oreilles du malheureux en lui présentant un verre d'eau, bois, ça te remettra.

Le pauvre diable était donc Fortuné, que nous avons vu tout enfant, acheté par le grand Birouste... 11 venait de se donner une entorse.

Pendant que Birouste se prépare à couronnerje spectacle par un magnifique maniement de bâton :

— Ceci est la fin, dit mademoiselle Simonin à Henriette Meneau en la poussant dû coude, il faut songer à partir.

— Mais que va devenir ce malheureux?

A ce mouvement de compassion, vous devinez que Henriette Meneau n'est autre que la jolie fille pour laquelle Paillasse a cru devoir se mettre en frais de coquetterie. Orpheline dès l'enfance, elle travaille chez mademoiselle Simonin, couturière, qui jouit d'une haute réputation dans le quartier.

Toutes deux revenaient de chez une pratique à laquelle elles avaient porté une robe. Mademoiselle Simonin, de moeurs rigides, mais qui cependant aime le spectacle, surtout quand il ne coûte rien, s'est arrêtée devant le tapis. Henriette a donc été forcée de s'arrêter aussi, bien qu'elle éprouve une grande répugnance à regarder tous ces tours de. force." La seule pensée qui se présente à son esprit, c'est combien de coups a dû coûter chacun d'eux au malheureux que ses parents ont condamné tout enfant à ce misérable et périlleux apprentissage.

Paillasse n'était plus le fringant artiste à la tête haute, aux reins souples, aux jarrets fermes, l'artiste épris de la gloire et jaloux de contraindre la


LE SALTIMBANQUE. 9

Bissm-coir/mn.

Fortuné s'en allait mendiant. — Page -13, col- 2.

jolie bouche qu'il avait rencontrée dédaigneuse à un sourire flatteur d'approbation. Le corps plié en deux, la tête basse, l'oeil morne, il se traînait à grand'peine et en boitant vers l'orgue, point de ralliement pour tous les personnages grands et petits de la tribu.

Là est le vestiaire, là sont déposés les habits de ville ; c'est le nom donné à ces carricks d'une couleur indécise, d'une coupe fantastique, avec complication de collets, sous lesquels s'abrite périodiquement, et pour le temps qui sépare deux représentations, la pompe du costume de travail. Là, sont installés aussi la cave et le garde-manger, c'est-à-dire la miche de grossier pain bis, qui, par malheur, se refuse à la multiplication et trahit, hélas! l'appétit, et la bouteille d'eau, qui ne se métamorphose jamais en vin que pour le gosier du maître.

— En vérité, Paillasse, tu me fais l'effet déboîter, mugit la rauque voix de Briouste.

— Oh! que non pas, notre maître, répliqua Paillasse en s'efforçant de se redresser.

— Vous verrez que l'imbécile se sera fait mal.

— Au contraire. Vrai comme vous êtes honnête homme...

Au même instant, la douleur lui arracha un gémissement.

— Comment, canaille, tu t'avises de t'estropier! Tu veux donc me ruiner!...

Paillasse s'arrêta tremblant; l'énormité de sa faute lui apparut. Il n'eût pas eu plus de te?reur s'il lui fût arrivé de blesser une autre jambe que la sienne, une jambe de quelque artiste de la troupe, une jambe

reconnue auss propriété de M. Birouste, ou encore l'une des deux jambes qui supportaient M. Birouste lui-même.

Toutefois, une idée vint à passer par le cerveau du pacha, où d'ordinaire les idées ne faisaient pas foule.

— Ce bon Paillasse ! poursuivit-il, entremêlant ses paroles de soupirs empoisonnés d'odeur de vin, c'est en cherchant à divertir l'honorable assemblée qu'il vient de se blesser, peut-être pour le reste de ses jours. Allons, messieurs, mesdames, avant de terminer la représentation, une quête au bénéfice de Paillasse ! Une quête pour lui tout seul, pour payer ses emplâtres, pour lui faire un avenir. C'est la première gratification que je lui aie accordée, le premier argent qu'il aura jamais touché. Etrennez ce pauvre Paillasse. Pour donner plus d'intérêt et pour varier le spectacle, quoique estropié, il fera la quête luimême : mon bâton lui servira de béquille. Vivement, Paillasse ! montrez à ces messieurs et ces clames que, tout boiteux que vous êtes, vous iriez à cloche-pied de Paris à Rome pour leur plaire et pour continuer à me mériter la faveur dont le public daigne m'honorer depuis quarante ans sur toutes les places de l'Europe.

Paillasse, qui, pour la première fois de sa vie, voyait pointer à l'horizon une gratification là où il n'attendait que tortures, retrouva un reste de force. Il commença à clopiner autour du cercle.

— Pour un grognard blessé à Austerlitz! dit-il en présentant la tasse à un invalide.


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LE SALTIMBANQUE.

Et l'invalide de répondre avec un rire malicieux :

— Passe ton chemin, mon vieux; le militaire est net d'impositions.

— Pour un blessé de Juillet! dit-il à un rentier. Et le rentier, avec une longue moue :

— Pas d'allusions politiques, s'il vous plaît. La tasse restait vide.

— Faut pas oublier de bassiner ce soir votre jambe avec une compresse d'eau de bûttie, dit Une grosse femme avant de lui tourner lé dos.

— Attendez donc que je mette, dit tin gamin on avançant sa main fermée.

Vite Paillasse de tendre la tasse. La main, en s'ouvrant, laissa tomber un caillou.

Un autre gamin pensa faire choir le quêteur on poussant du pied par derrière le'bâton qui lui servait de béquille.

Lorsque Paillasse arriva devant mademoiselle Simonin, il était à peu près découragé.

— Allons, mon excellente dame, pour raccommoder un paillasse disloqué..

— Je ne donne jamais aux saltimbanques-.

— Vous êtes bien dure à ce pauvre garçon, dit Henriette Meneau, et elle déposa un sou dans iâ tasse, le seul argent qu'elle eût dans la poche dé son tablier.

Ses beaux yeux n'exprimaient encore que de la pitié; mais l'orgueil de Paillasse avait subi de dures leçons, et celte fois, combien il s'estimait heureux de posséder un peu de ce modeste bien 1

Lo beau dandy, empressé d'imiter sa jolie .Voisine, portait la main à la poche de son habit paillasse détourna brusquement la tasse. Cette libéralité de son bourreau lui eût été trop amère à recevoir.

— Il m'offrirait une do ses pièces de dix sous, lui, que je me sentirais la force de refuser. Mais ce sou qui me vient d'elle, ce sou-là, je ne le dépenserai de ma vie.

Et'il serrait le sou dans sa main, et son regard était empreint d'un sentiment de reconnaissance si Vif, que Henriette se prit à rougir.

— Partons, dit-elle à. sa maîtresse.

— Folle que vous'etes! Aller donner à ce garçon quand vous avez plus besoin que lui! Voyez-vous, je l'ai louie ma vie entendu répéter, les paillasses, les saltimbanques, comme généralement tout ce qui est acteur, tout ce qui tient au théâtre, ce sont tous gens qui se gobergent ; ça crève de bombance.

.Birouste, dont l'oeil suivait attentivement la quête, exécuta son dernier tour; ensuite il fit son salut au public.

Le cercle se dissipa. La tribu, s'enveloppant dans les carricks, demeura seule, groupée autour de l'orgue : c'ëlail pour elle l'arche sainte.

UN SI BON MAITRE!

— Ah çà ! vous autres, attention ! dit lo suzerain Birouste à ses serfs. Du Paris m'en voilà rassasié, ei pour longtemps. Je veux tàter de nouveau des départements. Vous allez prendre les devants par la barrière de Fontainebleau. La soirée est belle ; vous trotterez à la fraîche, comme des lapins, jusqu'à Villejuif, ou je vous rejoins pour coucher. Demain nous comment;ans un tour de France. L'Eveillé, tu vas t( coiffer le c.ràuc avec la table : vivement! mille ton lierres! vivement!... Gargamelle, empoigne la chaise fourre le tapis entre les quatre bâtons; maintenant fais-loi de tout cela une casquette comme l'Eveillé.. Ah! la trompette, allends que je l'accroche en haut

Il les cymbales, gredin! Il oubliait les cymbales, 'enragé!... A toi, Bistoquette, ma fille, pas de failéantise, la grosse caisse et le panier à la provision... Mon pauvreTurlure, il n'y a pas de rémission, e vais t'appliquer l'orgue en guise de manteau sur es épaules. Quand tu te sentiras fatigué, tu te régaerasd'uneritournelle. Ça rafraîchit le sang, c'est un îàume.

— Mais, notre maître, dit Paillasse, c'est toujours no" qui le porte, l'orgue.

— Un beau clampin, pour qu'on te donne la musi[ue à soigner. D'ailleurs, tu ne vas pas avec eux, oi : j'ai à te parler... En route, enfants de troupe!

EtMoïse ayant communiqué toutes ses instructions, sraël 96 mit en marche.

— Je vous assure que j'aurais bien pu le porter Oui de même, notre maître, reprit l'héroïque Pailàssej chez qui le sentiment du devoir triomphait de à douleur.

— Ne m'appelle plus notre maître : à partir d'auOùrd'hUi) tU fais ton entrée dans le inonde. Tu es ippelé à jouir de tes droits civiques. Tu as cessé l'être Paillasse.

Oh! mon Dieu!

— Tu redeviens Fortuné Guérin, du nom de ton Dèret ni plus ni moins.

— Je suis tout saisi.

— Écoute. Tu te souviens du jour où nous fîmes ;onnàisSânce à Lyort?

— Pas trop ; j'avais sept ans.

.a-~ Tu étais avec ton père ; un rousseau dégueîillé, qui ne trouvait plus rien à te jeter sous la lent.

— Ma bonne mère était morte à la peine.

— Tu étais diantrement gentil clans ce temps-là. Il y a longtemps, quatorze ans. Une petite mine, maigrelette, pâlotte, avec des yeux battus; une de ces figures qui ont toujours l'air de nfourir, une do ces figures moulées tout exprès pour attirer les gros sous dans la tasse. Je pliais le lapis après une représentation sur la place Bellecour, ton bonhomme de père me vendit la propriété de la personne par un acte dont voici le double. Il résultait de ce contrat que je devais te loger, nourrir, vêtir, te former au métier de manière à ce que lu pusses te faire une existence, une belle existence par toi-même, moyennant quoi tu m'appartenais jusqu'à ta majorité

J'eus en outre à payer à ton père une indemnité de vingt-cinq francs.... cinq bonnes roues de carrosse que je lui donnai. L'écrivain et les deux feuilles do papier marqué furent aussi à ma charge. Je ne parle pas de trois litres de vin que nous bûmes en réglant l'affaire. Ton pauvre père voulut que tu en prisses ta part : il L'en fit avaler un verre qu'il accompagna do sa bénédiction. Ce fut encore moi qui payai. Je ne le 'dis pas cela en manière de reproche ; foi do Birouste, je n'en ai .rien regretté.: tu m'avais trop intéressé.

— Excellent monsieur Biroute !

— Après quoi ton pauvre père, qui n'avait plus rien à*faire en ce monde... ou plutôt dont ce monde ne voulait plus rien faire... alla finir ses jours au fond de la rivière. .

Un léger frisson passa dans les veines de Fortuné.

— Mon père est mort .ainsi ! dit-il..

— Oui, mon ami, do misère.... et cela doit te réjouir par la pensée que tu ne te verras jamais exposé à un pareil sort, grâce aux talents que je l'ai donnés. Le ciel et les hommes me sont témoins que je n'ai rien négligé pour te former. Tu peux dire aujour-


LE SALTIMBANQUE.

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d'hui, sans amour-propre, puisque tu me dois tout, puisque tu es ma création, qu'il n'y a peut-être pas sur le pavé du globe entier un artiste qui mieux que loi réunisse dans les reins le moelleux et l'énergique, qui attaque la cabriole avec la même franchise, qui apporte dans l'équilibre autant de précision.

— Il est certain que sans vous....

Et un sourire d'orgueil rayonna sur la figure souffraute du jeune artiste flatté.

— Je n'ai pas omis de meubler ta mémoire de tous les lazzis et quolibets qui, depuis dix générations au moins, sont entrés dans la circulation : ton répertoire est riche et varié. Je t'en ai communiqué quelquesuns que tu n'aurais jamais pu connaître, puisqu'ils sont de mon crû. A toi permis, mon garçon, de continuer à t'en servir ; et même à l'occasion, devant un confrère ou un élève (un homme comme loi se doit de former des élèves), de t'en faire honneur comme de ton bien. Ne crains pas que je réclame; Lu me trouveras là-dessus comme sur le reste, toujours désintéressé, toujours grand, toujours généreux.

— Oh! monsieur Birouste!

— J'ai tenu aussi à l'enseigner quelques airs sur la trompette : c'est un complément d'éducation qui ne gâte rien. J'ai toujours eu pour habitude de répéter à mes élèves favoris : « Ne négligez pas la trompette, elle vous procurera une distraction aimable dans vos instants de mélancolie ; et qui sait? c'est

1 une ressource que vous pourrez être bien aises de retrouver un jour.» Voilà pour les soins moraux. Quant aux soins physiques, après quatorze ans de tutelle, tu es là plus grouillant que jamais. Ce pour.

pour. être mon unique réponse; mais, dis, m'as-tu jamais vu lésiner sur ta portion dans la miche commune? J'excepte les jours où tu t'étais négligé dans le travail. Que veux-tu? le jeûne était un mode de correction qui devait tourner à ton avantage. Lorsque ma conscience de maître m'imposait le devoir de t'envoyer coucher sans souper, que le tonnerre m'écrase si je n'en avais pas toute la nuit le coeur gros ! Il m'en coulait plus qu'à toi. De bonne foi, y penserons-nous encore, maintenant que nous te voyons homme et avec du talent? Ton estomac crispé t'a fait les jarrets souples, remercions-en le ciel. —11 est de fait qu'à bien prendre....

— D'aujourd'hui tes vingt et un ans sont sonnés ; d'aujourd'hui je ne te dois plus rien; j'en appelle à toi-même, à ta raison, à ton équité.

— C'est vrai.

— Mon créateur sait combien j'aurais désiré pouvoir te garder plus longtemps dans ma troupe, parce que, tu comprends bien, on n'est pas né organisé comme une citrouille; on a la bêtise d'avoir un coeur, et ce coeur-là vous saigne quand on en est venu à se séparer d'un élève, d'un ami de quatorze ans, d'un artiste qu'on a vu pas plus haut que ça, et qu'on a

ûngtèmps soulevé à bras tendu, par la seule force du poignet. Foi de Birouste! une affection de celte nature, vois-tU, on ne la rejette pas à volonté à dix pas de soi, comme un vieux bout de cigare qui ne vous tient plus à la bouche.

— De mort" Côté, monsieur Birouste, Vous pouvez être sûrqiie je île vous Oublierai jamais, que j'aurai toujours pour vous les sentiments d'un fils.

Etle pauvre diable, dans l'homme qui venait de le maltraiter si cruellement tout à l'heure, persistait à chérir un ami. L'habitude l'avait attaché à ce bourreau comme le chien au maître qui le bat.

— Mais les temps sont durs, et un gaillard de ton

âge et de ton appétit, c'est une rude charge. Maintenant que j'ai rempli, et j'ose le dire, rempli avec honneur tous mes engagements, maintenant que nous voilà tous les deux dételés de la brouette où le sous-seing nous attachait, et que je t'ai mis en état de récolter loi-même ton pain tout cuit sur la voie publique, je puis te le dire en confidence, je puis te l'avouer sans crainte de manquer à la délicatesse, ton apprentissage m'a ruiné, tu ne m'as pas rapporté le demi-quart du demi-quart de la valeur de tout ce que tu m'as mangé durant ces quatorze années. Pendant les premiers six mois, je ne dis pas, le minois de sept ans faisait son effet. Tu me rendais ma tasse comble de gros sous, et je te nourrissais la journée entière avec deux gâteaux de Nanterre : c'était le bon temps. Mais, mon cher, que je sois le plus infâme scélérat si, depuis, je n'ai pas constamment mis du mien ! A mesure que tu as grandi et que tu as perdu deton intéressant physique, la bourse du public s'estresserrée, et cependant ton ventre s'élargissait: c'est devenu un gouffre. Il y a des jours où tu dévores, au point que ça ressemble à une infirmité.

— Croyez, monsieur Birouste, qu'il n'y a pas de ma faute; je me retiens tant que je peux... ,

— Mon Dieu ! je ne t'en fais pas un crime ; que le ciel y pourvoie ! Je n'ai plus à m'en mêler, comme aussi de ton habillement ni de ta chaussure! En attendant, je t'ai supporté sans reproches quatorze grandes années. Le plaisir d'avoir fait ta connaissance à Lyon me coûte ma fortune, car le moyen d'amasser, quand on jette, comme je l'ai fait, ses espèces à la tête du premier venu, quand on suc, quatorze années durant, sa sueur et son sang pour engraisser l'enfant du prochain !

— Monsieur Birouste, je sais bien que je ne suis qu'un malheureux. Si je parlais de m'acquitter un jour envers vous, ça vous ferait pitié; mais, croyezle bien, si jamais je parviens à gagner le plus petit argent, j'en fais le serment, je le regarderai comme le vôtre ; je remuerai ciel et terre pour vous le faire parvenir. Que je serais fier et heureux si j'arrivais à pouvoir vous rendre quelque chose!

— J'y compte. D'ailleurs^ en supposant que je n'aie obligé qu'un monstre d'ingratitude, comme on en Voit tant de nos jours, personne ne pourra m'enlever la jouissance d'avoir fait une bonne action, et une bonne action qui a duré quatorze ans.

— Je vous promets une vie entière de reconnaissance.

Et ses larmes, longtemps contenues, se faisant passage, coulèrent abondamment sur la main large, grosse et velue qu'il avait saisie et qu'il pressait dans les siennes.

— Allons, allons, pas d'attendrissement indigne de nous, reprit le bienfaiteur délicat; que diable! je ne suis pas encore Dieu le Père pour qu'on me vénère de la sorte. Faisons-nous nos adieux sans faiblesse, en hommes. Entrons chez le marchand de vins. Un demi-litre en deux verres sur le comptoir nous rafraîchira les esprits ; ça servira de préliminaire à quelques dernières instructions que je veux te don ner pour la pratique de notre art.

Outre le préliminaire, le sermon de Birouste eut, comme tous les sermons, les trois points de rigueur, et chaque point découla méthodiquement d'un nouveau demi litre. La jeune victime, atterrée par l'idée de cette séparation si brutalement résolue et annoncée, écoutait avec une résignation morne. A peine trollva-t-elle la force de porter une seule fois son


12

LE SALTIMBANQUE.

verre à ses lèvres, tandis que Birouste, qui avait à réparer des déperditions d'éloquence, vidait et remplissait le sien sans relâche.

Vint le moment de régler le compte : il tira de sa poche une pièce de monnaie.

— Lâchez donc la bride à votre parole I Tu vois cette pièce de trente sous ; eh bien 1 vrai comme il est vrai qu'on n'a qu'une tête et qu'on ne vous la coupe qu'une fois, je l'avais mise de côté pour toi, cette pièce. Je me disais : Ça sera un fonds pour son boursicot, à ce pauvre garçon ; seulement, comme de juste, je voulais prélever le simple demi-litre, les adieux. Brrrrrl Nous avons jasé... la langue se dessèche, le gosier veut être humecté... Nous avons bu, nous avons bu... Dieu sait ce qu'il va t'en rester de la pièce, brigand ! six sous ! rien que six sous à nous rendre! conçois-tu?... Fi donc! Il ne sera pas. dit que j'aurai humilié un ami par le cadeau de six sous... Nous ferons mieux de terminer par un dernier demi-litre... à ta santé, car aujourd'hui c'est toi qui auras payé. Cette fois, c'est le monde renversé, c'est Paillasse qui régale son maître.

La plaisanterie fut accompagnée d'un grognement saccadé, qui avait la prétention d'imiter un rire d'homme. L'amphitryon improvisé, rudement secoué par le bras et arraché à lui-même, essaya de sourire ; ses yeux s'ouvrirent un instant plus grands, puis il retomba dans sa torpeur.

— Le jour baisse; il est temps d'en finir. La dernière quête de ce soir, la quête faite à ton bénéfice, tu l'as soigneusement empochée, n'est-ce pas? Je ne te demande ça que dans ton intérêt; je n'ai rien à y voir, je te l'ai abandonnée en pur don. Tu as un carrick sur le dos, des souliers aux pieds ; avec cela on va loin... pourvu toutefois qu'on y joigne des papiers, et voici les tiens. Surtout n'oublie pas de les tenir en règle, car, dans le doux pays de France, s'il n'esj, pas positivement ordonné d'être Français par le coeur, en revanche, il est diantrement enjoint de l'être par les papiers. Je te livre à toi-même, assuré contre la grosse faim et le gendarme, deux rudes fléaux au prolétaire. A toi, à ton tour, de t'administrer : comme on fait son lit on se couche. Pourquoi ton bonhomme de père n'a-t-il pas vécu ! Comme il jouirait des améliorations survenues de mon fait en sa progéniture ! Pauvre cher père ! il trouverait encore une bénédiction à te donner : à son défaut, tu auras la mienne, in secula seculorum ! Amen.

Si, par hasard, quelqu'un était tenté de juger trop sévèrement la conduite de Birouste, nous prendrions la liberté de lui faire observer qu'en se séparant de son élève au jour de l'échéance du contrat, ledit Birouste agissait dans l'exercice de son droit, La société accorde au père l'exploitation de son fils; Birouste avait exploité une créature mineure par délégation de la puissance paternelle. En saisissant la circonstance de sa majorité atteinte, pour se débarrasser de Fortuné grandi, et qui lui rapportait moins; de Fortuné impotent, à qui une entorse venait d'enlever, pour longtemps peut-être, le reste de sa valeur, Birouste était un chef d'industrie retranchant de sa machine une roue qui fonctionne mal, jetant hors de l'atelier l'ouvrier que l'âge ou l'épuisement a rendu moins habile. Resterait le reproche général de faire objet de curiosité et passe-temps, pour les badauds , d'innocentes créatures, disciplinées par la faim et le bâton, affrontant dix morts par minute, se torturant en poses périlleuses pour accomplir avec leurs membres quelque niaise et dégoûtante combinaison

combinaison statique, éclose dans un cerveau d'ivrogne; mais, de bonne foi, sans le cercle de flâneurs béants, qui ne rougissent pas de s'arrêter devant le tapis des Birouste, les Birouste se rencontreraientils?

LA FAIM ET LA LOI.

Après avoir, aussi longtemps que possible, suivi des yeux le respectable M. Birouste, qui s'éloignait d'un pas rapide et à peu près ferme, cuvant résolument ses cinq demi-litres, et qui poussait le stoïcisme jusqu'à ne pas tourner une seule fois la tête, Fortunéi s'assit ou plutôt s'affaissa dans un des fossés qui bordaient alors le boulevard; il se sentait sur la poitrine un poids à la briser, et cela était accompagné d'une tristesse si amère, qu'il eût voulu mourir,

La nuit survint, sans qu'il songeât à changer de position ; d'ailleurs, à quoi bon ? aucun asile n'était préparé pour lui. Où était le paternel M. Birouste, qui, chaque soir, faisait ouvrir et payer le gîte? Peu à peu cependant, et c'est un privilège de la jeunesse, le sommeil le visita. Il est vrai que ce sommeil fut fiévreux et escorté de songes bizarres et terribles, tels qu'il en peut monter d'un estomac défaillant vers un cerveau inquiet.

Sous l'impression du froid qui précède l'aube naissante, Fortuné se réveilla. Son vêtement était humide de rosée. Un douloureux frisson agitait ses membres. Tout boiteux qu'il était encore, il essaya, pour se réchauffer, de marcher par la ville endormie. Il frottait sa paupière toujours pesante et projetait son regard sur les longues files de fenêtres aux cinq et six étages des innombrables maisons. Pas une de ces fenêtres, pas une de ces lucarnes même ne paraissait prête à s'ouvrir, et, là derrière, [des familles prolongeaient un repos délicieux. Fortuné avisa surtout, perdu presque au sommet d'un toit; à la base d'un conduit de cheminée, une vitre de» la dimension d'une ardoise. Le réduit auquel cette bienheureuse vitre servait d'oeil devait tout juste pouvoir contenir un être humain... Là, comme on devait dormir !

A mesure qu'avança la journée, se présenta, de plus en plus pressante, la question que le cinquième de la population parisienne est condamné à s'adresser à chaque réveil : Trouverai-je à vivre aujourd'hui ? Vous qui me me faites l'honneur de me lire (ce qui certainement suppose du loisir et une existence ornée de quelque superflu), vous n'êtes pas à même de savoir, et je vous souhaite d'ignorer toujours combien de difficulté présente la solution du problème, quelle distance sépare le pain étalé derrière les barreaux d'une boulangerie de la bouche du pauvre diable qui n'a pas un sou dans sa poche.

Et à propos de sou, celui qui composait tout le trésor de Fortuné, ce sou, qui ne devait jamais être dépensé, disparut d'abord. La nécessité triompha du voeu téméraire formé la veille dans un moment d'exaltation : soumis à l'ignoble épreuve du besoin, Fortuné échangea ce précieux souvenir contre un grossier morceau de pain bis.

Hélas ! ce maigre repas ne donna qu'un bien court répit à ses souffrances ! Le reste de la journée et une seconde nuit s'écoulèreut, et l'occasion de le renouveler ne se présenta pas.

Fortuné trouvera-t-il son couvert mis au grand banquet de la vie, comme disent, dans leur style gravement coquet, MM. les économistes ? Sans doute, répondra-t-on ; il est physiquement


LE SALTIMBANQUE.

13

impossible aujourd'hui qu'un homme puisse mourir de faim. Il n'est personne qui ne puisse trouver à vivre... Vous ne savez pas manier la truelle ni gâcher le mortier, il vous reste à charger ou pousser la brouette : le procédé est simple et ne demande pas d'apprentissage. Avec quinze sous par jour, on vit exempt de soucis, d'inquiétude ; on mange sur la borne un pain que l'appétit rend délicieux.

La pelle et la brouette, présentées par les maîtres à des mains qu'ils ne verraient qu'avec terreur inactives, sont, il faut l'avouer, une ressource, bien qu'une ressource mal appropriée à un bon nombre de tempéraments. Parmi les bandes conviées pendant dix heures par jour, et souvent sous un soleil qui darde à plomb, à disposer en terrassement une terre crayeuse et brûlante, ou à épuiser la bourbe d'un marais pestilentiel, ou à retourner le sol noirâtre et fétide des rues d'une cité, d'incessantes épidémies exercent de cruels ravages. C'est une aumône héroïque : elle tue le patient débile et ne veut que des patients d'une robuste trempe pour être restaurés par elle ; en outre, elle découle moins d'un esprit de charité qu'elle n'est une concession arrachée par la peur ; mais enfin, telle qu'elle est, c'est une aumône, et toute aumône mérite approbation. Elle consacre le principe que la société doit du travail à chacun de ses membres. Un jour peut-être les maîtres trouveront plus logique d'aviser aux moyens de prévenir la misère que d'épuiser leur imagination en palliatifs pour la réprimer.

Quoi qu'il en soit, Fortuné ignorait quelle magnifique carrière on tenait à sa disposition. Sous la tutelle Birouste, il avait été initié à fort peu de choses de ce monde, ce qui explique comment l'idée ne lui vint pas d'aller d'abord en grève et de voir qu'en effet son couvert était mis au banquet de la vie.

J'entends maintenant quelqu'un dire : Qui l'empêche de se faire soldat ? c'est un état qui loge et nourrit son homme, et, à la longue, le décore d'un galon et même d'une épaulette. Qu'il se vende comme remplaçant d'un fils de famille, il entrera en jouissance d'un fort joli capital. Vous avez raison, c'est ■ un merveilleux expédient. Je ne doute pas que la loi, en accordant au riche la faculté d'envoyer, moyennant salaire, le pauvre se faire tuer à sa place, n'ait eu principalement en vue les chances de forlune qui en devaient résulter pour ce dernier. Par malheur, Fortuné était inhabile à en profiter. La tutelle Birouste n'avait pas plus développé son corps que son esprit. Appelé, quelques mois auparavant, à satisfaire à la conscription, le sort l'avait désigné pour entrer dans le contingent; mais à peine le chirurgien, à l'oeil de qui toutes les nudités belliqueuses sont exposées tour à tour derrière un paravent, eut-il constaté une peau malsaine, des membres chétifs, une poitrine rachitique, que, détournant la tête avec dédain, il se hâta de prononcer ces mots : Impropre au service.

Voler, mendier furent donc les seuls expédients vers lesquels, pendant ce jeûne prolongé, la faim, perfide conseillère, dirigea les pensées de Fortuné.

Voler était peu de son goût, non pas que son aimable précepteur eût pris le moindre souci d'édifier en ce jeune coeur une noble moralité, basée sur la beauté de la vertu et la difformité du vice. Deux ou trois peccadilles de ce genre, aux dépens du public, avaient été d'abord, sinon inspirées à la lettre, du moins eomplaisamment tolérées par l'indulgent

Birouste, qui, asssuré, dans chacune de ces occasions, de ne pouvoir être lui-même compromis, avai daigné fermer l'oeil et tirer à soi la plus grande part du profit. Un jour, cependant, celte activité naissante, faute d'un autre champ à exploiter, s'était repliée sur le bissac du maître et s'y était accommodée d'un notable morceau de fromage. Une grêle de coups fut la récompense immédiate de cet acte. Birouste, inquiété dans sa propriété, fit un appel à toutes les peines inscrites dans le Code : le carcan, les travaux forcés à perpétuité, la guillotine, et, après chaque définition, la grêle de coups recommençait plus terrible. Fortuné, demeuré longtemps meurlri, avait conservé ce terrible souvenir. H était devenu en moralité de la force du chien de chasse. 11 avait cessé d'estimer le vol, par la seule raison que le vol attire sur son auteur une foule de conséquences fâcheuses.

Mendier avait aussi ses dangers. Birouste, pour qui ses jeunes artistes étaient autant d'outils précieux et qui aurait craint de les voir confisqués par la police, leur avait soigneusement inculqué le précepte que la main ne doit se tendre qu'à la suite d'un exercice; que le don à solliciter du public doit toujours pouvoir être considéré comme la rémunération d'une industrie ; autrement, il y va de la prison. Sans doute, à un homme dans la situation de Fortuné, une prison qui offre pain et abri doit sembler un lieu de délices, et il courra frapper à la porte ; mais, outre que Birouste s'était appliqué, dans son intérêt, à faire du dépôt de mendicité la peinture la plus effrayante, trouvez-moi une créature humaine, à moins qu'elle ne soit usée par les infirmités et les ans, qu'elle n'ait épuisé toutes les amertumes et toutes les déceptions, qu'elle ne soit tombée à ce degré d'abrutissement hypocondriaque où l'on exècre jusqu'à la lumière d'un beau ciel et l'air pur des champs, qui se résigne à accepter une vile pitance en échange d'un labeur sous les verrous ? Fortuné donc haïssait la prison de toute la terreur que Birouste avait su lui en inspirer et de toute la soif de liberté qu'on ressent à son âge, et cependant, la nécessité parlant encore plus haut que la peur, Fortuné s'en allait par les rues mendiant.

Il marmottait une phrase suppliante et avançait furtivement la main chaque fois qu'il passait auprès d'une personne proprement mise, tout en lorgnant du coin de l'oeil chaque objet qui, de loin, rappelait la forme du tricorne du sergent de ville, ou la redingote râpée et le menteur ruban rouge des familiers furets de la police.

— Jusqu'ici, ajouta-t-il en soupirant, on ne m'a encore rien donné, à moi, mais aussi, je suis gêné dans mes moyens de m'y prendre pour demander. Ayez donc de la confiance, quand vous savez que vous n'êtes pas en règle, que vous n'êtes pas un pauvre en litre. Je ne puis pas, comme eux, m'installer commodément aux meilleures places, ni donner en plein toute ma voix pour préparer de loin les âmes charitables et qu'elles aient le ,temps de fouillera leurs bourses. Je n'ai pas le loisir de me faire une figure à la circonstance et de prendre une pose à intéresser. 11 m'est interdit de stationner sur la voie publique ; je dois marcher, marcher sans cesse, et à chaque pas, je sens le sergent de ville sur mes épaules. A peine ai-je commencé une phrase qu'il me faut m'interrompre et vite renfoncer mes deux mains clans mes poches, et puis siffloter pour me donner l'air dégagé d'un flâneur. Est-ce là une manière pro-


1.4

LE SAL'ilMËANÛUË,

ductive de demander l'aumône? Faut-il qu'il y ait ait monde des sergents de ville !

Cependant, l'un de ces justiciers du trottoir avait éventé les manoeuvres de Fortuné. Il les couvait de ce regard de vautour assez fréquent sous les sourcils froncés par la pression d'un tricorne sur le front. Il va sans dire que ce sinistre regard était oblique ; la direction de la prunelle était à angle droit et parfois même à angle obtus à celle que suivait le corps du personnage.

L'échiné se balançait avec un mol abandon et le bras droit plié en deux reposait négligemment sur la hanche, tandis que les doigts de la main gauche, allongés sur le fourreau de la forte épée, lui imprimaient une oscillation aussi régulière que celle du balancier d'une horloge. Vous eussiez juré le plus bénin des fonctionnaires, enveloppé sous cet ennui de plomb qui est le manteau de toute dignité, et se livrant à l'innocente occupation de diviser mentalement en secondes là dernière heure qui lui restât à consumer à son poste. De temps à autre, un perfide bâillement servait de complément à la ruse. Deux fois déjà il s'était cru sur le point de happer son gibier; mais le délit n'avait point acquis une maturité assez flagrante. La pièce de conviction manquait. Ce sergent de ville était artiste en son genre. Il eût rougi d'une besogne mal faite. Une arrestation hasardée, une proie dont la légalité eût été quelque peu contestable, 11 donc! le poignet de ce preux sans reproche n'avait jamais subi la honte de rien relâcher. Enfin, à un coin de carrefour, un mystérieux mouchard se rencontra qu'un signe presque imperceptible appela aussi sur la piste, et dès lors, le limier-militaire et le basset-pékin, différents de,poil et d'allure, mais jumeaux distincts, chassèrent tûus les deux de conserve.

Quelle vigilance peut se soutenir égale ! Fortuné, vaincu par la fatigue, avait abandonné fine à une. toutes les mesures de prudence. Son coup d'oeil perdait de l'application nécessaire; il" mendiait avec toute la témérité de son âge, avec toute l'audace du besoin, sans se clouter qu'il était observé, et que cette première aumône si ardemment souhaitée allait, une fois tombée dans sa main, se transformer en un témoin irrécusable et servirait à sceller derrière lui la porte de la prison qui lui inspirait tant d'effroi.

Deux femmes apparurent, dont la mise n'annonçait pas l'opulence; mais une voix secrète disait à Fortuné que la pitié habite surtout au coeur des femmes, et d'ailleurs le désespoir l'emportait. 11 s'approche d'elles en avançant la main... Oh! bonheur, une main mignonne et Manchette se dirige vers la sienne.

Tout à coup un horrible fracas de lourdes bottes retentit sur le pavé. Fortuné tressaille et tourne la tôle : c'est la moule qui se précipite vers le délinquant. La fuite est impossible. Le cerf aux abois lève les yeux sur les deux femmes et pleure. Il est perdu!...

11 est sauvé! car la blanche main a saisi la sienne et l'attire vivement. Une voix, la voix d'un ange, s'écrie avec une intention marquée: «Eh! bonjour donc! quel plaisir de vous rencontrer! » tandis qu'un bras qui frémit doucement sollicite l'appui de son bras demeuré pendant à son côté. En un instant le mendiant se trouve, à la l'ace de tous les passants, improvisé le chevalier légal d'une jolie fille qu'accompagne une femme âgée d'une apparence tout à fait'respeclable.

Encore un flagrant délit qui se dissipe en fumée!

 cJUatrê |>as, les deux eMploràteu^ s'étaient af f é* tés. lis reprenaient haleine on soufflant et.s'entreregardâient d'un air ébahi.

Après quoi, le sergent, hochant de la tête, recomposa par degrés son allure fallacieuse; le mouchard, brandissant sa grosse canne, raffermit dans leur boutonnière chacun des boulons de sa redingote croisée jusqu'à son menton, et se replongeant dans les ténèbres de l'incognito, il disparut.

UN SUJET.

C'était à Henriette Meneau que Fortuné devait son salut. Cela s'était passé avec la rapidité de l'éclair, et l'inséparable mademoiselle Simonin y avait assisté sans rien comprendre. En présence du- danger couru par le malheureux, Henriette avait suivi l'élan de son coeur et trouvé la force d'accomplir cette vertueuse feinte de le connaître afin de le soustraire à ses persécuteurs. La compassion l'avait fait brave. Le danger passé, la timidité de jeune fille reprit ses droits; elle baissait maintenant la tête en rougissant et cherchait à dégager son bras que cependant Fortuné retenait avec quelque force: outre qu'il voyait dans ce bras son encre de miséricorde, il avait retrouvé la jolie spectatrice par lui remarquée lors de la dernière représeplation, et il commençait à goûter un charme inconnu jusqu'alors en sentant un bras de femme reposer sur le sien.

Quand on se fut expliqué et que mademoiselle Simonin put apprécier le fait 1:

— Certainement, ma chère, dit-elle à Henriette, vous avez perdu la letc. Vit-on jamais rien de semblable? Une. honnêle fille s'aviser en pleine rue de se pendre au bras d'un, mendiant!

Puis s'adressant à Fortuné :

— Quant à vous,-il faut que vous soyez bien vil pour vivre do charité à votre âge.

Le lexlc prêtait: aussi l'austère demoiselle ne se fit-elle pas faule de parler. L'auditoire était autant mieux disposé à ne pas l'interrompre, que tandis qu'elle parlait, on continuait de marcher, et qu'en marchant, on s'éloignait du lieu de la scène. Henri*, ite perdait de sa confusion à mesure qu'elle deve^- nait de plus en plus assurée qu'aucun des nouveaux passants n'avait pu être témoin de son action incon? venante. Fortuné achevait de se remettre de sa peur; et comme on inarchait loujours groupé dans le même ordre, il eut de la sorte fait des lipues et écoulé plu> sieurs sermons.

L'orateur (qui un quart-d'heuro auparavant avait déjeûné d'une excellente tasse de café à la crème) démontra catégoriquement comme quoi il vaut mille fois mieux mourir de faim que mendier. Elle fit voir comment l'homme valide, qui ne rougit pas de der mander l'aumône,! se confesse par-là au-dessous du dernier des hommes. Elle raconta comment elle, mademoiselle Simonin, qui n'avait pas hérité d'un liard de ses parenls, avait travaillé nuit et jour et s'était créé une existence honorable; comment Henriette, avant d'être sortie de l'enfance, avait déjà commencé à se suffire à elle-même. Et lui. homme, lui qui, à son âge, devrait, aves ses bras, nourrir non-seulement sa personne, mais encore une femme et une famille, i| avait la bassesse de demander à une pauvre fille qu'elle s'arrachât de la bouche, pour le lui donner, le morceau de pain gagné à coups d'a'guille ! Elle résuma enfin par cette magnifique


SlLïîMBANQtJË. ib

sentence i on travaille ou l'on meurt; mais mendier, jamais!

Ce morceau d'éloquence, fulminé d'une Voix aigre et furibonde, éveilia dans l'âme de Fortuné plus d'irritation que de repentir ; ce que pressentant, la bonne Henriette hâta d'ajouter :

— Un homme est bien à plaindre de demander son pain : qu'il faut,avoir souffert avant de s'y décider!

Mieux fait douceur que violence. Ces simples paroles, prononcées avec un accent de commisération vraie, opérèrent un miracle. Fortuné, se comparant avec la noble fille comme lui pauvre, mais si courageuse et si charitable dans sa pauvreté, prit honte de lui-même : généreuse honte, en compagnie de laquelle la dignité d'homme se montra bientôt.

Pressant sur sa poitrine le bras de sa libératrice :

— Aujourd'hui, s'écria-t-il, aujourd'hui, je le jure, et c'est à vous que je le jure, j'ai mendié pour la dernière fois de ma vie : je ne veux plus rien demander que du travail. Si l'on m'en refuse, eh bien ! j'irai m'étendre et mourir dans un fossé... Mais à qui demande-t-on du travail? Est-il un travail auquel je sois bon? Vous, madame (s'adress.ant à, mademoiselle Simonin), qui, à force de travailler, êtes devenue riche, voulez-vous me donner du travail, voulez-vous m'indiquer où l'on en trouve?

Mademoiselle Simonin, pour le moment descendue clans son for intérieur, s'y occupait à distribuer quelques louanges aux passages les plus saillants de son dernier discours; cette apostrophe l'en fit remonter . brusquement. Elle fit presque un saut en arrière. Elle eût donné vingt autres discours ; mais donner de son temps pour chercher et procurer du travail ! elle avait assez de ses propres affaires, vraiment ! Son mauvais vouloir, sans s'ingénier à trouver une bonne excuse, se décida effrontément, pour sortir d'embarras, à une invocation un peu tardive, il faut l'avouer, au sentiment des convenances.

— Mais, dit-elle, conçoit-on ce mendiant qui a été si osé.que de nous suivre,.et qui se tient collé à nous comme notre ombre ! Croit-il donc qu'on doive être si flatté de sa société ? Voulez-vous vite quitter le bras de mademoiselle, vilain pauvre, et nous laisser libre de continuer notre chemin?

L'ordre était cruel ; cependant, depuis longtemps, Fortuné devait s'y attendre ; il se résigna à obéir.

—: Quittez-nous, dit Henriette à deifti-voix, mais tenez-vous à distance et ne nous perdez pas de vue.

— Je crois, en vérité, dit mademoiselle Simonin, qu'il s'obstine à rester derrière nous?

— N'allons-nous pas chez M. Gouju? ' .

— Sans doute.

— Eh bien! laissez-le faire.

M. Gouju était le maître d'un petit cabaret, dans le voisinage de la barrière Fontainebleau. Mademoiselle Simonin, qui tenait à lui par un lien de parenté, s'était mise, ce matin même, en route pour lui .faire une visite.

Elle débuta par la question d'usage :

— Eh bien ! cousin Gouju, comment vont les affaires?

Le mot affaire est, pourjloul commerçant gros ou mince, le mot sacramentel...L'homme qui vous vend clans la rue une boîte d'allumettes fait des affaires.

— Ne m'en parlez pas, cousine ; le commerce est mort.

Autre allocution sacramentelle en usage dans les bureaux du banquier millionnaire et de l'échoppe. Assez souvent l'homme qui. répond : « Le commerce

commerce ttôft, s Sourit légèrement, Caf il s'afron* dit. Celui qui vous dit : «On fait de l'or, on ne suffit pas à la vente, » a l'oeil sombre, car il prépare son bilan.

M. Gouju est trapu, courtaud, rougeaud ; sa figure est plate et son oeil sans feu. Sa bouche a seule de l'expression : elle est de travers et fortement serrée. De tous les instincts mis par le Créateur au service de ce bloc de matière, un instinct unique est parvenu à s'allumer en lui : le désir d'acquérir; mais aussi at-il fait merveille.

Petit garçon, Gouju, au lieu de polissonner, s'attelait complaisamment, cheval de volée, à côté des hommes de peine qui tiraient le haquet pour le compte des épiciers-droguistes du quartier des Lombards. Le moindre chiffon de toile à ballot ou de papier, le plus petit brin de ficelle était par lui ramassé dans les balayures du magasin, et du tout il était parvenu à se composer un petit pécule.

Dès que son encolure fut assez forte, il obtint la faveur d'entrer en qualité de limonier dans les brancards du baquet d'une bonne maison en demi-gros. Au lieu de consumer ses loisirs sur la borne de la rue en béates contemplations, il les employait à regarder agir-le commis et à s'initier aux mystères du grand art de vendre. Personne n'avait fait une élude plus approfondie des poids et mesures du magasin. Il pouvait dire au juste quel heureux démenti la pesanteur ou la capacité réelle de tel heeto ou de telle velte donnait au titre officiel, et c'étaient toujours ses favorables instruments qu'il avait soin de tenir à portée lorsqu'un client venait prendre livraison de marchandises. Dans chaque balance, il savait lequel des deux plateaux avait une aimable propension à s'incliner vers le sol. Il savait quel article demande à être présenté dans un savant demi-jour et quel peut braver la lumière; quel gagne à être trituré dans un lieu humide, ou quel s'accommode d'une chaleur extrême. A l'apprenti insouciant et distrait, le maître ■ de la maison avait pris l'habitude d'opposer Gouju, le simple homme de peine Gouju, disait-il, vous donnerait des leçons; Gouju est plus que vous commerçant, Gouju est né avec l'esprit du commerce.

Si Gouju était demeuré insensible aux plaisirs naïfs de l'enfance, les folles joies de la jeunesse ne le trouvèrent pas moins sourd à leur voix. La loi de sa nature le condamnait à amasser, et il cédait à cette loi, il amassait. Il n'avait point de vice, cela eût coûté de l'argent; il n'avait point d'amis, cela eût entraîné une perle de temps. La vue d'une jolie fille ne lui donna jamais la moindre distraction; mais un jour, une laide cuisinière, qui comptait vingt années de plus que lui, lui montra le contrat d'une rente assez ronde, rapinée, Dieu sait dans quelles voies! Gouju calcula que le capital, joint à son pécule, suffirait pour ouvrir au public des barrières un nouveau salon de cent couverts et alimenter des fourneaux où Léonarde brillerait de l'utile éclat du talent, bien préférable à la jeunesse et à la beaulé; en conséquence, il s'empressa de conduire à l'autel cette colombe retardataire. Il y avait un mois que le sacrifice était consommé.

La question de madame Simonin fut suivie d'une conversation assez longue et sans nul doute fort intéressante, puisque celte sage personne en fit à peu près tous les frais. Enfin, au moment où l'on parlait de se séparer, Henriette, qui jusqu'alors avait gardé le silence, préoccupée qu'elle était d'une pensée, fit un effort sur elle-même et jeta timidement au milieu


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LE SALTIMBANQUE.

Voulez-vous quitter le bras de mademoiselle, vilain pauvre. — Page 15,-col. !..

d'un point d'orgue de sa compagne la phrase suivante :

— Vous devez avoir bien du mal, vous et madame Gouju, dans votre établissement. Auriez-vous par hasard besoin d'un garçon ?

— Oh! mon Dieu, ma chère, s'écria mademoiselle Simonin, comme votre voix tremble. Vous prenez le ton de quelqu'un qui sollicite. On dirait que vous avez un protégé à placer.

Pour réponse, Henriette indiqua de l'oeil le malheureux Fortuné, demeuré dans la rue à une distance et dans une attitude respectueuse; mademoiselle Simonin regarda et fit un geste de dégoût.

— Un garçon! dit à son'tour M. Gouju; certainement, j'ai toujours été dans l'intention de prendre un garçon. Quoique les temps soient durs, madame Gouju a bien assez de soigner ses fourneaux, et j'ai peine à suffire seul au service du comptoir et de la salle. Mais où trouver un sujet? Je dis un sujet qui convienne, ce qui s'appelle un sujet. Tout ce qui se présente est détestable, cela a de si mauvaises habitudes, cela s'est gâté dans de si mauvaises maisons I Il y a aujourd'hui tant de baraques!

Pour le commerçant, toute maison qui n'est pas la sienne est une baraque.

— Je ne pense pas que le mien ait le défaut d'avoir été mal formé, dit Henriette, qui reprenait du courage.

— Le vôtre I vous connaissez donc un sujet? dit Goujou avec une négligence affectée.

— Ne faites pas attention, cousin, dit mademoiselle

Simonin, je sais ce que celte petite veut dire. Cela ne peut convenir à une maison comme la vôtre ; cela ne conviendrait pas même dans la plus misérable baraque. Figurez-vous un être à peine velu, le dernier des pauvres diables, un meurt-de-faim.

Ici, -l'éloquente demoiselle se trompa sur l'effet qu'elle pensait produire. Elle avait pris Fortuné en aversion à cause du manque de ' charité dont elle s'était déjà deux fois rendue coupable à son égard. Elle cherchait à déprécier le sujet, à foudroyer son mérite sous une masse d'épithètes dénigrantes, et chacune d'elles était au contraire un nouveau lustre dont elle le rehaussait aux yeux du cupide marchand.

Le dernier des pauvres diables, un meurt-de-faim, pensa-t-il, doit.être un sujet prêt à se donner corps -et âme au premier maître qui daignera l'accepter; excellente affaire !

Le patron avare avait en effet manqué jusqu'ici d'auxiliaire, par la seule raison que le hasard n'avait pas encore amené sous sa coupe une créature dans un dénuement tel qu'elle dût accepter ses dures conditions.

— Peut-on faire un crime à quelqu'un de son malheur ! dit Henriette. Plus il souffre et plus il se recommande.

Gouju approuva par un hum ! hum !

— C'est au point, reprit mademoiselle Simonin, que pas plus tard que tout à l'heure, en pleine rue, à nous-mêmes, il a tendu la main. Sans cette folle...

— Cousine, interrompit d'une voix grave et avec un accent digne d'un philanthrope, Gouju, que ce


LE SAITIMBANQUÉ.

H

dernier trait décida, cousine, un peu de charité! je suis de l'avis de mademoiselle Henriette : plus ça souffre % plus on leur commande. Voyons : quel âge ça.peut-il avoir? ,, :: ,

. .— Un âge tout à fait convenable, répondit Henriette. .' : ..-,-•.' '.-.'■..--

— Ça, avoir un âge! dit mademoiselle Simonin. Tençss,;cousin, mettez-vous a là fenêtre et regardez là, sûr votre droite.-Voilà le sujet. Je parié que ça n'a pas en tout quatre pieds dix pouces de haut. Que dites-vous de celte tête en calebasse, toute renflée par derrière et posée sur ce pauvre petit buste maigrelet, avec deux longs bras en pattes d'araignée? Au corps vous donneriez dçuzj ans et à la tête trente. Je vous recommande ks cheveux en vergette, d'un blond iscariotte; la racine part à deux doigls des sourcils. Et le nez,épaté, aussi large du haut.que du lias! et le mufle en avant, terminé par un menton carré de singe! Conçoit-on qu'un pareil laidronVavec ses grosses, lèvres, fasse constamment la bouche en coeucet qu'il ne .cesse pas de clignoter d'un air tendre avec "ses petits yeux gris! Veux-tu le cacher, horreur! " . • . . .

Le sujet, pensa Gouju, est de taille minime ; il coûtera moins a nourrir, Un soufflet le jetterait par terre ; on s'en fera mieux obéir : madame Gouju elle-même, avec sa cuiller à pot, le conduira' H est laid ; il n'en sei'a que plus rangé et courra moins. D'ailleurs, sur . ce visage, il y a comme une envie de se rendre serviable; vis-à-vis la pratiqué, c'est une admirable qualité.

— On est toujours assez beau, observa Henriette-, pourvu qu'on soit bon.

— Oui, cousine, reprit Gouju, mademoiselle parlé d'or : ce qui est beau n'est jamais bon. Maintenant ça fait-il quelque chose? ça a-t-il une teinture du commerce? \

— Quand je vous dis, cousin, que c'est une peste qui empoisonnerait votre maison. Il n'y "a pas trois, jours que nous l'avons vu dans une troupe de saltimbanques. Ça servait de paillasse ; ça vous avait une langue de" vipère; ça vous disait des choses.qui venaient deje ne sais où, et tous mes badaudsde rire! Le monde est aujourd'hui d'une immoralité... J'étais la seule à hausser les épaules. Ça, déboucher adroitement une bouteille ! ça, rincer proprement un -verre! Ça vous débitera du matin au soir:un las de quolibets, à la bonne heure... mais ça dit des choses •à mettre en fuite une femme qui se respecte, à faire de votre établissement un désert. Sainte Vierge! quand je me rappelle ce que j'ai été exposée à entendre! le rouge m'en monte encore au visage.

Il ne sait rien, pensa Gouju; donc pas un sou de gages à donner en entrant; on imposera un temps d'apprentissage que l'on prolongera avec habileté. Il a le babil réjouissant, il débite la gaudriole; c'est un trésor: on n'est pas prude à la guinguette. Grâce au ciel, mes consommateurs ne sont pas souvent de l'âge ni de la sagesse de la cousine Simonin; ce sujet est capable d'achalahder ma maison, ce sujet fera ma fortune.

— Pauvre garçon ! observa Henriette, est-ce sa

Montmartre. — Imp. PIUOT. »


18

LE SALTIMBANQUE.

faute si, dans son enfance, on lui a meublé la tête de fadaises au lieu de l'envoyer au catéchisme ! D'ailleurs, il suffira'de lui défendre...

— Certainement, s'écria Gouju, qui écoutait souvent assez mal, perdu dans des calculs où il s'exaltait; certainement! on lui défendra de parler catéchisme. Il gs| inutile de demander si ça est probe, fidèle, présenté par vous...

Henriette demeura confuse; elle dut avouer combien peu elle sayaU l'histoire dp son protégé. Toute-. fois, GQUJU considérant qu'un certificat de probité est chose facilei à surprendre et n'offre qu'une garantie presque illusoire ; que le sujet le. pieux recommandé et celui qui l'e.st le mojns nécessitent de tout maître prudent une surveillance à peu pr£s égale ; car le fripon, avant Je. pretnier acte découvert de ses friponiieries,,-ïes§pHd§ fort, à un hQHflltghomme; con* sidérant à'àjljèjrs. qug ggipianquglleplçjnjmandalion, à propos d'une qualité F dilfigjjgii constater et si fragiie,.ne pouvait, être, mis en baignée avec la masse, .des sejfgei'qualités qu'il suffisait l'un, coup d'oejl rt'pour regpnaîtrg danj'jg sjjçt offert, g(i surtout avpc vlà' raison^uissajpe : $ans un sou d,% #<|ps, Qpujtj se ' détermiq^ à çotiriF la ebànce dg triu'ter^ avec Fortuné.; - '/-v

Sur fln signe d'gen*pieit'g1 celuWgj se présenta à la

porter,;y; '-~r' ' -.\ '■.■'.: '

''''■. — Tu-1^ saps piaç§? djt l'homme bienfaisant 5 je

consens a te gi-gndre chez moi. $pu§ causerons des

îcondilîbns.va-noîre aisé, jiemercie. la. cousine, §imQr

giiin;- c'est-sur ce qu'elle m'a tjjt dg loj que je me sui§

"décidé. '■■ ■%■'■ ' / '

Mademoiselle Simonin, furieuse, se raidit dans une dignité maussade et relira sa main, sur laquelle s'in"elinait Fortuné, humble et reconnaissant.

Henriette remercia le charitable marchand du plus doux regard de ses grands yeux bleus. Fortuné bénit en lui un second M. Birouste envoyé par le ciel. ■ ' ■- ..,■■■■■-■■■■■

LES VOLEURS PATENTÉS.

Une quinzaine de jours s'écoulèrent, et cependant le docile Fortuné s'épanouissait sous le souffle vivifiant des époux Gouju, croissait, en gentillesse et en dextérité auprès de là pierre à laver, en connaissances hydrauliques à la cave, en grâces et en ruses commerciales vis-à-vis du public.

—- Allons, allons, répétait à Henriette mademoiselle Simonin chaque fois qu'elle revenait de celte maison, je commence à Croire que le sujet vaut mieux que nous n'avions présumé d'abord, puisque le cousin ne se plaint pas...Je connais le cousin ; c'est, de sa part, le p'us magnifique éloge.

Un jour, il échappa à Gouju de dire en pinçant gaiement l'oreille de son ilote :

-- Hé! hé! mon tout laid, sans la cousine Simonin, lu ne serais peut-être jamais entré ici.

— Décidément, affirma-t-elle, ce doit être un sujet unique.

Elle en vint à prendre à son tour de l'intérêt pour Fortuné, en proportion du bien qu'elle avait, assurait-on, contribué à lui faire.

Par une belle journée du dimanche, mademoiselle Simonin proposa à Henriette d'aller dîner à la nouvelle guinguette.

— Je veux pouvoir dire que j'ai été une fois dans ma vie dîner chez le traiteur. A présent qlte le cousin Gouju est établi, c'est une occasion, et puis nous

jugerons paruous-mêmes des progrès de son garçon, de notre protégé.

En entrant dans la première pièce, qui, clans ces sortes de lieux, est la cuisine :

— Nous venons dîner, cousin, dit-elle, non pas avec vous, mais dans votre établissement. Dieu nous préserve d'être à charge à personne ! Mettez que vous ne nous avez jamais vues avant aujourd'hui : nous ne sommes pas de votre connaissance, nous sommes du public.

Elle s'était approchée dé la longue table où les bruns rôtis et les jaunes salades se succédaient dans un ordre qui réjouissait l'oeil.

=5 Combien, dil-ellg, nous coûtera la moite de ce morceau de veau?

Le cousin délicat commença par balbutier un refus, de vendre son hospitalité % une parente : pour qui •jgjwepil-on? Cependant, la vénérable parente insistant, H voulut bien reconnaître qu'il serait impoli a lui d'insister; mais il exigea en retour qu'on s'engageât à le dédommager un jour... Ces deux dames/viendraient de bonne heure... elles accepteraient sans façon à déjeuner et à dîner.... Madame Gouju feraitja conduite lg soir... L'amphitryon n'oublia rien que de fixer le jour. , Lgssoinsdepolitesse accomplis, Gouju rentra avec "Vivlpité dans l'exercice de sa profession.

fe= Ce joli morceau de veau !

Et il le piqua et le retourna savamment d'une longue fourchette de fer; il s'appliqua à le démontrer blanc et tendre sous une enveloppe rissolée à point et croustillante. •

— Ce joli morceau de Veau, conclut-il; en conscience, ce serait un meurtre de le couper; à vous deux, vous en viendrez facilement à bout... On est ici à la campagne; le grand air vous donnera de l'appétit.

—.Nous ayons déjeuné tard ; la moitié sera encore de trop,

1=-. La ; viande est aujourd'hui hors de prix. Le commerce est tellement mort, que les bouchers rer doutent de tuer. La moitié de ce joli morceau de veau... et,- d'honneur, je ne consentirais à le couper pour personne autre... Une belle moitié de ce morceau de veau, la main sur la conscience, je ne peux pas la donnera moins de trente sous, et j'y perds.

■*- J'en donne quinze, et c'est trop payé.

— Prenez-le de vingt-cinq, parce que c'est vous.

— Pas un liai d avec.

— Vous mettrez vingt; je coupe.

— Eh bien ! qu'est-ce que vous faites donc? Vous me donnez la moitié du côté des os ! Gardez vos os pour quelque imbécile, oui-dà! Les bons comptes font les bons amis et les excellents parents; voila quinze sous.

— J'ai dit vingt; j'ai coupé pour vingt.

— Plaisantez-vous? Pour le même argent, chez moi j'en aurais le double, et du Pontoise, tandis que voti-èveau, c'est du méchant veau de barrière.

— Avec cela il vous faut une jolie salade ?

— Je ne mange pas d'huile hors de chez moi.

— Vous prendrez du fromage? gruyère ou Jérôme?

— Nous en avons apporté dans ce cabas, ainsi que notre pain, '- .-

— Quel vin boivent ces dames? blane ou rouge ? à quinze, à douze ?

— J'ai ma migraine, nous boirons de l'eau.


LE SALTIMBANQUE.

Il

En s'éloignanl de la cuisine pour passer dans lo grand salon i

— Ces traiteurs sont d'insignes fripons ; on ne peut pas faire la plus petite partie chez eux sans être écorché vif.

- — Satanée pratique! Est-elle coriace et anachorète, la vieille cousine!... Où va-t-elle? A la plus belle place, ma foi! Est-ce que, par hasard, elle croit qu'avec son morceau de quinze sous bien sec, je souffrirai qu'elle m'embarrasse ma meilleure table de mon grand salon I Le bel exemple à laisser sous les yeux de mes consommateurs que deiix béguines se mirant clans une carafe! 11 y aurait de quoi vous faire redescendre la soif èl l'appétit jusque dans les talons... Par ici, cousine, par ici-; je veux vous met-; tre dans un endroit tranquille : une jolie petite salle ..

—> Mais je ne veux pas être enfermée ; je suis venue pour voir.

.r- C'est ce que je vous dis; on ne viendra pas vous voir.

Dans la négociation du rôti, mademoiselle Simonin, pourvue d'une double closed'énergie négaliveot de tenace économie, en sa double qualité "de femme et de célibataire majeure, avait fini par l'emporter, même sur l'âpre cupidité de Gouju; mais maintenant .la circonstance permettait à celui-ci de recourir à la force physique, et il triompha. Poussant de table en table les deux frugales et malencontreuses convives, qui n'opposaient qu'une faible résistance, par crainte du scandale, et qu'étourdissait le tapage inaccoutumé d'une cohue de buveurs, il les refoula, dans toute la longueur du grand salon jusqu'au pôle opposé à la' porte d'entrée. Longtemps ballottées et éperdues, la petite salle leur devint un port où elles s'estimèrent heureuses d'aborder enfin.

— Oh ! quelle chaleur ! votre maison est une étuve ; j'y meurs.

■-—- Patientez seulement jusqu'à l'année prochaine; je vous promets un joli jardin, avec du sablejaiine et des dalhias. Je guette six jolies toises de terrain où vous aurez frais comme dans un paradis... pour- peu que le propriétaire entende raison sur le prix.

-La petite salle présentait deux tables longues et étroites, disposées à droite et à gauche, chacune flanquée de deux bancs, dont l'un scellé à la muraille. En face de la porte était une sorte de champ poudreux, où verdoyaient quelques rares et tristes feuillages de pommes de terre.

L'une des tables é:ait, à son bout, voisine de la fenêtre, occupée par un consommateur solitaire. Gravement accoudé, une main étendue près d'un verre, et l'autre sur le gouleau d'une bouleillle, la tête penchée sur sa poitrine et le chapeau sur les yeux, rien ne s'opposait à ce qu'on dût le croire abîmé clans la méditation. Au bruit des deux femmes qui entraient, la tête se redressa un instant pour retomber plus bas, et le chapeau roula sur la table. Etait-ce! l'effet d'une distraction? était-ce un salut? Dans le.doute et à tout hasard, la polie demoiselle Simonin répondit par une révérence; a'près quoi elle s'assit à l'autre table. .

Cependant, à la voix du patron, Fortuné, qui desservait quelques dîneurs dans le grand salon, accourut. En reconnaissant ses bienfaitrices, il éprouva de la joie, à laquelle se mêla une satisfaction d'amour-propre, car il se sentait surpris par elles dans la circonstance la plus'propre à mettre en relief son adresse d'acquisition récente, — L'avanl-bras gauche

gauche sur le sein soutenait, non pas une pile, mais une colonne de plats, d'assiettes et de saladiers, en même temps que trois bouteilles étaient maintenues par la pression du coude, ce qui n'empêchait pas le poing fortement fermé de se terminer par cinq autres bouteilles, tandis que des verres innombrables semblaient agglutinés aux doigts de la main droite. •

•— Conçoit-on qu'une personue'puisse porter tant de choses I dit mademoiselle Simonin:

Cet éloge, qu'Henriette confirmait par un sourire, alla au coeur de Fortuné. Quel prix de son travail et de son application de la quinzaine !

Après qu'il eut reçu communication de ce qu'il y avait à servir à ces dames, il prit le chemin de la cuisine, marchant sous toute cette faïence et toute cette verrerie, léger et superbe, autant qu'un scarabée sous sa brillante carapace.

Quand Fortuné reparut, la petite salle comptait un consommateur de plus; çedernier s'était assis à mi bout de la table,, dont les deux femmes Occupaient Une partie.

Mademoiselle Simonin avait déjà reconnu le nouveau venu, car c'était le dandy rencontré quelques jours auparavant dans le cercle qui formait l'auditoire des saltimbanques. .-.'..

Quoique le beau jeune homme montrât, ce jourlà, beaucoup plus de laisser-aller clans sa mise, sans doute parce que c'était dimanche et qu'il dînait à la guinguette, il conservait toujours les traces de son élégance habituelle.

Sa figure, quoique régulière, n'avait rien de trèsremarquable; l'expression seule en était frappante; sous l'air aimable de la cordialité et du saVoirvivre, la hauteur ironique se laissait voir; la violence intérieure, la volonté despotique transparaissaient par instants. Tout son aspect imposait aux êtres faibles, sans qu'ils se rendissent compte dé cette impression, et répandait une sorte d'intimidation autour de lui ; ses yeux pleins de fluide magnétique, le gonflement • mobile de ses narines, la largeur du bas de son visage dénotaient en lui la force des-penchants sensuels, et cette empreinte dominait complétement-sur ses-traits; :si'son front et son regard révélaient l'intelligence, le courage, la puissance de pensée, on • pouvait juger que ces nobles-facultés, -déchues de leur grandeur, devaient être mises au service des - appétits physiques et amener seulement avec plus de facilité l'assouvissement de leurs désirs..

Bien fait, bien découplé, large de carrure, le-jeune Parisien avait clans tous ses mouvements le gesleducommandement; il tenait son jonc orné de pierres fines en manière de cravache, toujours prêt à frapper la monture rétive qui ne le conduirait pas au but de ses volontés.

Les personnes présentes no faisaient point de telles observati ns, si ce n'était peut-être Henriette, qui ne les formulait pas, mais en recevait la vague impression en regardant tour à tour le -beau monsieuret Fortuné... Fortuné, cette figure certainement assez laide, mais éclairée de tant de bonté ! ce pauvre diable, toujours prêt à tout donner, et demandant si peu pour être heureux !

Pour Fortuné, quel ne fut pas son dépit en retrouvant là son maudit spectateur de la représentation Birouste, celui dont la féroce munificence l'a- : vait forcé à faire le saut périlleux, auquel il avait gagné une entorse encore assez .mal guérie". C'était bien lui..! Il suffisait d'ailleurs,- pour le faire recon-


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LE SALTIMBANQUE,

naître, du feu dont s'allumait sa prunelle quand il se tournait vers la belle Henriette.

Le premier moment fut terrible ! Pour ne poin; laisser échapper le plat qu'il tenait à la main, For tuné dut faire un violent effort sur lui-même. Peu l peu, cependant, se rappelant tout ce que. l'acte qu'i allait accomplir avait de solennel, et que c'étaient ses bienfaitrices, que c'était mademoiselle Henriette qu'i était appelé à l'honneur de servir, le libre usage de ses facultés lui revint. S'inspirant de la situation, i: sut, lorsqu'il déposa sur la table le morceau de veau et la carafe, orner la sévérité de la science de mille grâces que lui fournit son amabilité naturelle.

Au moyen âge, rôti de paon et flacon d'hippoeras étaient présentés en plus grande pompe, mais nor pas avec plus de repect et de modestie, à nobles châtelaines.

Suspendu aux lèvres de mademoiselle Simonin, qui commençait à se remettre en mouvement, il se recueillait pour savourer un second éloge peut-être... Tout à coup part à son oreille et comme l'explosion d'un pistolet, l'apostrophe : Garçon ! Le damné occupant du bout de la table demandait à son tour â être servi.

Le disciple de Gouju chercha son refuge dans l'esprit du commerce, qui donne la force de dévorer les amertumes et d'étouffer les ressentiments. Il apporta le demi-poulet, la salade, le gruyère et le vin à quinze demandés, se montrant courtois autant que l'exigeait le devoir, tout en demeurant digne autant que le dictait la rancune.

Tant de facilité à varier le mode de service, selon qu'il s'adressait à des femmes ou à un homme, acheva de charmer mademoiselle Simonin, qui saisit le premier moment de calme pour rendre à ses lèvres leur activité;

— On est ici servi à merveille, dit-elle haut et de manière à se faire entendre de tous.

Henriette approuva par un léger mouvement de .tête; le beau jeune homme lui-même daigna ajouter : ■

— C'est ma foi vrai ; ce garçon entend son affaire.

Sur quoi la chaleureuse admiratrice, qui se sent renvoyer la balle, se tourne vers le voisin et donne un large développement au panégyrique du protégé.

Le voisin, pour mieux écouter, se rapproche, et le voilà presque touchant du coude sa voisine, en conversation, ou plus exactement, en audition réglée avec el.e, et tout à l'ail en face du joli visage d'Henriette.

Fortuné ne se sentait pas d'aise ; il voyait ses bienfaitrices satisfaites et recevait un témoignage d'estime de l'homme qu'il avait haï ou qu'il avait cru haïr. Il lui pardonna l'entorse et remarqua beaucoup moins l'importunilé de sa présence : le bonheur et l'amour-propre caressés rendent si indulgent.

De la porte ouverte de la petite salle, il avait l'oeil ouvert sur le grand salon, et, chaque fois qu'il était appelé, il courait vaquera son service, puis revenait goûter les douceurs de la conversation. La louange lui portait à la lête et l'avait enhardi; pour mieux faire apprécier tout son mérite et l'étendue de ses progrès dans la profession, il se livra à de singulières confidences.

— Vous êtes parentes, du patron ; c'est comme si vous étiez de la maison, dit-il. Monsieur a l'air discret.,. Quant au particulier de l'autre table, qui n'a

seulement pas ramassé son chapeau, il est hors d'état d'écouler... on peut causer... Voyez-moi servir à diner... remarquez le soin que j'ai tout d'abord de mettre sur la table la bouteille ou les bouteilles demandées, tandis que je fais toujours attendre le manger... Le client, pour goûter le vin, se verse un verre, et il boit... la chaleur de la salle agit... il boit... pour tromper son appétit, il boit... pour passer le temps, il boit... puis il s'enroue à crier : Garçon ! et il boit encore... Pour rafraîchir sa patience, de temps en temps, je lui jette un : Vous êtes à la broche ! ou : L'on vous retourne sur le gril ! o\x: L'on vous met dans la poêle !... Ordinairement, l'allusion le fait rire, et, par gaieté, il boit... Le grand secret est là, dit M. Gouju ; ça ne s'apprend pas... c'est un don de la nature, qui consiste à jauger juste chaque patience contre laquelle on a affaire... Il y a tel client qu'un seul : «Vous êtes à la broche » suffit pour mettre en fureur, et qui sortirait, donnant au diable tout l'établissement, tandis que, sur tel autre, j'en userai sans inconvénient jusqu'à cinq ou six fois... Quand enfin je me décide à arriver avec le plat, il est bien rare que le client ne soit pas obligé de demander une autre bouteille... Cette fois, c'est pour le vin qu'il lui faut languir !... Tout à l'heure, je visais à l'affamer; maintenant, je le condamne à se gorger sans boire, jusqu'à ce que son gosier brûle, que son estomac se gonfle, jusqu'à ce qu'il étouffe !... Au fort de la crise, je me présente avec son liquide... En un instant, le danger est passé... Mais l'estomac est resté lourd... on songe à activer la digestion... Alors, vient le fromage, qui excite à une nouvelle commande et, quelquefois, amène le café et le petit verre...

— Mais vous mettez votre monde à la torture ! observa mademoiselle Simonin.

— Les gens, dit le charmant voisin, n'eutrent-ils pas ici dans l'intention de bien boire et de bien manger?... Les forcer à une division du travail, à n'exercer qu'une de ces deux fonctions à la fois, n'est-ce pas leur fournir le moyen de boire et de manger davantage?... De quoi se plaindraient-ils?

Henriette garda le silence.

Dans ce-moment, le particulier lointain, celui qui avait une altitude de méditateur, donna un signe d'existence. 11 frappa une suite de coups irréguliers sur la table, d'abord de son poing et ensuite de son verre, si bien qu'il le brisa. Fortuné, qui, par malice, avait feint de ne pas entendre et s'était, au premier coup, retiré derrière la porte, jugea à propos, quand le verre fut brisé, de reparaître et de répondre : On y va!

— Je vous ai raconté, dit-il en baissant un peu la voix, comment j'expédie le client dans son état régulier... voici uue occasion de vous montrer ce que j'en fais quand je le tiens sous main hors de sa ligne droite. J'ai été longtemps avant de comprendre l'homme ivre... J'avoue que la manière de traiter avec lui me répugnait... J'ai eu besoin de voir souvent agir le patron lui-même pour agir. Attention !

Il s'approcha du particulier.

— Vous demandez une bouteille?

Le particulier répondit par un grognement sourd.

— 11 est clair que monsieur demande une bouteille, et il se retournait vers son auditoire comme pour le faire complice. Vite! une bouteille à monsieur.

11 apporta une bouteille qu'en passant devant l'aulitoire il montra n'être qu'aux trois quarts pleine,


LE SALTIMBANQUE.

21

avec un verre pour remplacer celui qui était brisé. Il affecta d'avoir beaucoup de peine à déboucher, comme si le liège, enfoncé d'ancienne date, eût vieilli vierge dans ce goulot.

— Je vais verser à monsieur, et il remplit à moitié le verre qu'il avait posé devant l'ivrogne. La vue d'un verre mal rempli faisant horreur à celui-ci, on l'entendit prononcer distinctement : Plein !

Il s'agissait de payer : c'était du vin à douze, plus six sous pour le bris du verre, qui en valait hardiment trois. Après des demandes répétées, l'ivrogne sortit de sa poche, avec un long travail, une poignée de monnaie. Fortuné se paya lui-même. 11 emporta ensuite les éclats du verre et le cadavre de la bouteille remplacée avec tant de loyauté. Or, ce prétendu cadavre recelait encore du liquide en bonne quantité.

— Quand ils en sont à ne plus pouvoir lever le coude, dit à son auditoire le garçon radieux en se retirant, ils ne savent pas même pencher les bouteilles assez pour les vider. — Voyez dans quel état ils nous lés rendent.

— Mais ce monsieur a payé pour une bouteille entière, dit à son voisin mademoiselle Simonin, qui goûta moins cet exploit de son protégé. Ce monsieur n'a pas son compte....

— Hé! grand Dieu! répondit le voisin, quel marchand s'occupe de donner le compte? ou plutôt, quel marchand ne s'occupe pas du moyen de ne pas le donner?... Au cabaret, chez l'épicier, le brigandage s'exerce sur des misérables, il est ignoble ! Il nous le semble moins chez ce gros raffineur, qui ajoute au poids de ses produits le poids d'un lourd papier mélangé de sable et qu'il fait fabriquer exprès, ou chez tout autre riche commerçant. Je ne puis blâmer ce garçon, moi ; ce garçon m'amuse.

Fortuné rentrait. Comme on se lut à son approche, un léger bruissement put attirer son attention du côté de l'ivrogne. Le médiateur, en appuyant trop fortement sa roàin sur le goulot de la nouvelle bouteille, l'avait couchée sur la table, dans une position parfaitement horizontale; le vin s'échappait en cascade de la table au banc et du banc sur le plancher. C'était le démenti le plus positif à cette assertion hasardée qu'un homme ivre est dans l'incapacité de pencher une bouteille de manière à la vider. Un poète classique eût cru voir un dieu fieuve, la main posée sur son urne et suivant d'un calme regard son onde qui s'épanche. Fortuné n'eut point l'indiscrétion de troubler le dieu avant que l'urne fût à sec ; mais alors il se présenta zélé et officieux.

— Allons, allons ! qu'est-ce que nous faisons, nous autres?... Y a-t-il du bon sens à salir ainsHcs meubles et le plancher?

Etil redressa la bouteille : celle-là était défunte.

Une partie du liquide avait coulé sur les vêtements du buveur ; une sensation désagréable de Iroid arriva à sa chair et le tira de sa torpeur un peu mieux que ne l'eût fait la voix seule. Sans toutefois soulever la tête (elle était trop pesante), il éleva les sourcils et s'appliqua à regarder le censeur; en même temps ses lèvres retrouvèrent assez d'énergie pour articuler jusqu'à deux syllabes : Du vin!

— Toujours du même ?

— Hein? fit l'ivrogne de plus en plus affecté de l'humidité de ses vêtements,

— Diable! • .

— Nous en avons du meilleur, Nous en avons à quinze., le plus joli vin !

— Du vin ! articula encore une fois le buveur faisant écho.

Puis, comme épuisé, il retomba dans sa taciturnité stupide. Son regard reprit sa direction paresseuse vers la terre : décidément, cet homme avait le vin ' mélancolique.

— Il est clair que monsieur veut du quinze. Une bouteille à quinze à monsieur ! Et le probe garçon d'apporter de rechef une bouteille aux trois quarts pleine, ayant soin d'avertir les trois dépositaires de ses confidences que ce vin à quinze était identique, on ne peut davantage, avec le vin à douze précédemment consommé.

— Maintenant, ajouta-t-il à voix tout à fait basse, remarquez cette pièce de vingt sous. Le cordon est absent; pas le moindre son.; ça pourrait être de plomb aussi bien que de l'argent. La bonne madame Gouju l'a reçue un soir où elle n'avait pas ses lunettes près d'elle. Elle vient de me la confier, cette pièce, pour que je la passe à notre jobard.

— Ah! monsieur Fortuné, ne put s'empêcher de dire Henriette avec un accent de tristesse.

Celui-ci ne l'entendit point, ardent qu'il était à courir à l'autre table pour remplir sa mission.

— Ceci est vraiment trop fort ! dit mademoiselle Simonin.

— Où voyez-vous du mal? répliqua le voisin, il vole sur la qualité; mais où cela n'est-il pas reçu? Remontez du cabaret jusqu'aux bureaux de l'armateur. Que de bouteilles d'eau claire expédiées pour Uio-Janeiro et autres lieux, sous ladénomination de vin de Champagne! Il passe une pièce de monna'e mauvaise; peccadille! Qu'est-ce à côté du capitaliste qui, sur la nouvelle à lui seul parvenue que telle rente étrangère cesse d'être acquittée, court à la bourse se défaire, en faveur de quelques dupes, de ses coupons de cette rente, désormais de vieux chiffons de papier? Méfiez-vous de votre jugement précipité, ma bonne clame ; je vous le répète, le brigandage ne répugne au cabaret que parce qu'il s'exerce sur des sous et contre des hajllons. Laissez agir ce garçon ; ce garçon fait ma joie.

Beaucoup de choses dans cette réplique échappaient à la compréhension de mademoiselle Simonin. Cependant, sans s'avouer vaincue :

— Mais, monsieur, le malheureux qu'on dépouille là, devant nous, dit-elle, est un agneau qu'on égorge; il n'a pas même sa raison pour se défendre.

— Et a-t-il un grain de plus, le dissipateur imberbe, que des amis, des maîtresses, des marchands à la mode dépouillent de son héritage en excitant ses caprices jusqu'à la passion, jusqu'à l'ivresse? Dans le sac à vin ici présent, l'absence de raison vous frappe davantage : voilà l'unique différence.

— Comment, dit Henriette, peut-on donner du vin à quelqu'un dans cet état, au risque de le. rendre malade t

— Ce sentiment vous fait honneur, mademoiselle ; et pourtant, voulez-vous que le garçon traiteur empiète sur la profession de médecin? Le client a seul le droit d'administrer sa personne à ses risques et périls. Vends ce que dois, se dit le marchand, advienne ce que pourra. Le bottier vous vend la chaussure étroite qui vous estropiera ; la couturière...

— J'ai l'honneur d'être couturière, monsieur, dit mademoiselle Simonin.

— Le tailleur, dis-je, vous vend le corset qui vous donnera des obstruction! ou vous"rendra"phtisique;


Il

LE SALTIMBANQUE.

le maquignon Vous vend la bête vicieuse qui vous [ lancera sur le pavé ou vous brisera la tête contre un mur ; encore une fois, ne troublez pas ce garçon ; ce garçon fait mon bonbeur. Eh ! mais, écoutez donc, écoutez donc ; voici du nouveau !

La scène qui se passait à l'autre table s'était compliquée d'un incident imprévu. Au moment où Fortuné achevait de déboucber la bouteille et se préparait à .la servir,' Une tête de femme se présenta en dehors de la fenêtre et s'avança pour regarder dans la salle, et tliie VOix éclata qui s'adressait à l'ivrogne :

— Ah ! • te voilà, " monstre ! J'étais bien sûr de le trouver caché dans le plus fin. fond d'un cabaret!

La vpix: fit sur le particulier l'effet de la trompette sur le chéVàJ' qdi dort au'bivbuac. Son échine se redressa par.soubr'esàut è't comme obéissant à un ressort. Ses oréiflesot ses yéùx sepoUèrentà la rencontre de la voix. '"' ■■'_;. ' ' "-' ' ;

— Envisage-moi bien avec tes yeux;çte chouette qui clignotent au grand jour. Est-ce que tu ne nie reconnais pas ?

— Hein?

— Tu ne me reconnais pas?

— Moi, bon enfant !

— Tu ne reconnais pas ta femme?

—.Moi, pas de femme, jamais de femme. Zut.

-^ Ma bonne amie, dit Fortuné, qui se rappela la sévère consigne du pairoh pour ioUs les cas de cette nature, monsieur dit que vôUS le prenez pour quelque autre; passez votre chemin,

— Je prends mon homme pour un autre !... eriàitèlle toujours, dé dehors et accrochée à' la fenêtre;

Îûând je vous disque c'est mon'.homme, que c'est ronçhe, étqùe je suis sa femme, Madeleine Tronche, fille Rivet, mariée à la mairie du douzième et à l'église; et que j'en ai tous les papiers dans notre armoire. Je suis son unique légitime. -

— Tout son visage dit qu'elle a souvent l'occasion "dé pleurer, observa le beau jeune homme à ses voisines; elle doit être la légitime. Bon! nous allons Voir du curieux.

— Ce mangeur de tout.bien, poursuivit Madeleine, à touché sa paie hier soir, samedi. Le fainéant fait quatre lundis par semaine ; mais encore, toute mince qu'elle était, cette paie, ça venait à point; car il y a longtemps que le crédit est mort chez le boulanger. Eh bien! figurez-vous que je suis restée toute la nuit pour l'attendre.: pas plus de Tronche...

— Tout cela, interrompit Fortuné, ne nous regarde pas; passez votre cheinin.

— C'est donc à dire que ce scélérat aura employé sa nuit. Dieu sait où, et qu'il se sera gobergé la journée entière, tandis que moi, depuis ce matin, je rôde auprès de Chaque fenêtre, tout autour des cabarets! Et à la maison, il y a trois pauvres petits innocents qui crient, et pas un morceau de pain !

— Nous ne pouvons pas entrer clans' tout cela, répéta Fortuné; passez votre chemin.

— Moi, bon enfant ! répéta l'ivrogne, jamais de femme 1 Zut! du vin!

Le complaisant garçon servit alors la bouteille, dont il demanda le prix.

Ce que voyant, Madeleine fondit .en pleurs, et il devint impossible de recueillir ses plaintes, trop de sanglots les entrecoupaient.

— C'est affreux, dit la Simonin à son voisin, ce Fortuné n'a donc pas d'âme.

— Il prend les intérêts du patron. D'ailleurs, il ne fait que ce qui se fait partout. Le marchand vend des

calèches et des diamants au mari infâme qu'il sait manger en compagnie de danseuses la dot d'une femme négligée. Le vrai marchand a une langue de velours avec des griffes d'acier, et pour coeur un Coffre-fort.

— 11 y a encore d'honnêtes gens dans le commerce.

— D'accord; mais ils sont rares, et il n'en petit être autrement. Le commerce déclare vouer, son adoration au dieu Argent, et ce culte invite à dépouiller le prochain plutôt qu'il n'en détourne.'. ■ •■

— N'y a-t-ii donc que les marchands qui aiment l'argent?

— Dans les autres professions, on a du moins la bienséance de placer à côté quelque autre dieu. L'homme d'Etat, le militaire, l'artiste, se disent épris de la gloiite; le médecin, l'avocat, proclament l'amour de la science et de l'humanité. Tous font parade d'un autres culte plus noble, qui sert de manteau à leur cupidité. Si le. commerce tient à marcher de pair avec les professions libérales, qu'il ait la pudeur d'accommoder à sa taille quelque généreuse ferveur, quelque passion humanitaire, qu'il eesse de s'en ter nir à l'ignoble intérêt privé, avec sa coquille de limaçon pour toute parure... Mais nous percions le temps à discuter. Voyez donc, voyez ce qui se passe.en face. L'époux bambocheur a étalé son trésor sur la table': une belle pièce de deux- francs et trois gros sous. L'unique légitime .les couve d'un oeil triste.

— Ali ! monsieur, dit Henriette, pouvez-vous regarder une telle chose ?

—Vous avez raison, mademoiselle, c'est déchirant; mais, malgré moi, j'aime à voir.

—. Comme moi, dit la Simonin ; et pourtant Dieu sait quel mal ça me fait!

— Le garçon, poursuivit l'intrépide spcetateur, prend la pièce dé deux francs, il l'examine. Elle est bonne, il l'empoche. Il rend la monnaie : deux, quatre, cinq sous et un franc font le compte. C'est la pièce de plomb qu'il a donnée ; il l'a posée tout doucement pour qu'on ne pût juger du mauvais sou. Bravo ! ce garçon a été bien stylé; il fait honneur à son patron... Hé! hé! il n'y a encore rien de ter- ■ miné; Tronche est long à se décider à ramasser sa monnaie... On ne peut pas dire que la pièce de plomb soit passée. ...

— Je ne vois plus Madeleine, observa la Simonin; elle a quitté la fenêtre.

. —Pauvre femme! dit Henrietle.

— Ah! oui, reprit le spectateur; pauvre femme! cela fend l'âme... Remarquez bien que Tronche n'a pas encore ramassé la monnaie... 11 essaie de se verser à boire ; patience. La pièce passera-t-ello ou no passera-t-elle pas? Les paris sont ouverts: Vingt contre un qu'elle passera.

Tout à coup une créature humaine se précipite clans la salle toute échevelée, furieuse. C'est Madeleine qui a fait en dehors lé tour du cabaret et a traversé comme une flèche la cuisiné et le grand salon. Forte de toute Iâ violence du désespoir, ses bras raidis écartent Fortuné et parviennent à la table, où ses doigts crispés enserrent ce qui se trouve d'argent.

— Passée la pièce de ijlomb! s'écrie"le' parieur, elle est passée! Ma's, ma foi, je ne l'entendais pas ainsi.-Pauvre femme légitime, il est écrit, qu'elle sera flouée do toutes les façons !

Cependant* tombe en éclats et avec fracas un carreau de vitre. Tronche, que la revendication énergique de sa douce compagne avait surpris la bon-


LE SALTÏMBANQUE.

M

teille à la main, lui avait conjugalement adressé ce projectile à la tête;-mais, grâce au désaccord entre - la main et l'oeil, le coup avait porté clans une autre direction. A l'instant tout le monde est debout : Tronche lui-même se soulève un quart de seconde sur son banc.

— On a casse un carreau ! crie d'une voix tonnante Gouju, accouru sur la trace de la femme, ou plutôt de l'ombre de feihme qu'il a vue glisser, rapide et furlive, dans toute l'étendue de sa maison. Qui a cassé le carreau?

Au milieu, d'une Confusion horrible, Fortuné explique l'affaire. Le patron tonne de plus belle.

— Et vous avez été assez stupide pour souffrir ce scandale! Vous ne savez pas faire respecter l'ordre de mon établissement ! assurer au consommateur sa tranquillité. Jetez-moi cette femme à la porte.

Sur l'ordre du patron, l'obéissant Fortuné saisissait Madeeine... Un cri d'indignation perceetdomine le tutnulie": c'est la voix de mademoiselle Henriette... L'exécuteur des arrêts de Gouju lâché iâ victime.

— Ah! monsieur Fortuné, ajouta Henriette, qui vous aurait cru si peu de pitié !

"■■ Et elle sortit de la salle en détournant la tête avec -horreur.

— Tirez-moi d'ici, ne me laissez pas assassiner ici! n'avait cessé de crier mademoiselle Simonin, terrifiée depuis la chute du carreau, et qui se suspendait au bras de son voisin.

En passant devant Fortuné, elle l'accabla de son regard le plus terrible e't le plus dédaigneux, et lui jeta pour adieu :.

— Je ne vous aurais jamais cru si peu de principes; toute votre conduite de ce soir est abominable.

Il demeura anéanti.'Il avait suivi en tout point les leçons de son patron et s'était imaginé avoir fait merveille.

LE DÉPART.

Après qu'on eût fait une trentaine de pas hors de la taverne Gouju, la Simonin, qui se jugeaen sûreté, annonça que son agitation commençait à se calmer. Alors Henriette, s'arrêtant :

— Nous ne pouvons retourner chez nous sans avoir vu ce qu'il arrivera de cette malheureuse femme.

— Je vous y prends, mademoiselle, observa l'officieux chevalier accaparé par la Simonin ; avouez-le,

- ce spectacle vous est pénible, et pourtant vous n'avez pas moins de curiosité : voyons donc ce qu'il adviendra de la légitime.

Celle-ci'parut franchissant le seuil de la porte. Derrière elle saillit un instant le bras du terrible câbaretier, incliquant le lieu do la grande route comme lieu de cons lation pour les épouses délaissées, tandis que sa voix puissante fulminait une dernière imprécation. Le vent du soir en apporta les paroles les mieux accentuées et qui n'étaient pas des plus pudiques, si bien que la Simo.iin crut convenable de se signer ; ensuite, la porte se ferma.

Henriette fut'prompte à s'avancer au-devant do la bannie. On put la voir lui adresser la parole et lui prendre lés mains, qu'elle retint un temps assez long dans lés siennes : cependant, la distance et la nuit ne permettaient pas de distinguer parfaitement Survinrent à leur tour la Simonin et son compagnon.

La célibataire majeure se mit en devoir de débiter à la victime de l'hymen une longue tirade contre le

mariage .et contre les maris. Cette tirade était son morceau de prédilection, son épée de combat, que, depuis trenleans et plus, elle se plaisait à tirer de son fourreau à la première occasion.

Le jeune homme subissait mal le morceau d'éloquence. Pour se distraire, il prit machinalement la main de Madeleine, qui .écoutait, absorbée tout entière dahs une attention respectueuse, et atta- haut sur Henriette un regard moins triste qu'on n'eût pu l'attendre; 11 se sentaitxin bizarre caprice de revoir, cette pièce de plomb que^la sagesse de la Providence avait réservée comme récompense à la tentative désespérée de iâ vertueuse légitime.... 11 ouvrit main qu'il tenait et regarda.

— Eh! mais, s'écrià-t-il, que veut dire 6eci? Le franc de plomb s'est changé en Une superbe pièce ~ de deux francs, et cette fois c'est bel et bon ar- * genl. ,

One vive rougeur colora les joues d'Henriette.

—■ Je devine pourquoi mademoiselle â fait àson tour la curiosité et pourquoi elle a voulu être la première à aborder ralfligée.:Honneur à la fée belle et bonne dont les-doigts ont pouvoir de transmuter les métaux! Mes mérites sont bien au-dessous des siens; essayons pourtant 'Si ffies doigts n'auraient pas aussi quelque vertu.

Et prenant la pièce de deux francs, il la remplaça par Une de cinq. -

Madeleine, toute honteuse, refusait d'accepter et retirait sa main.

— Songez à vos enfants, dit Henriette.

— Prenez, prenez,-ma chère, ajouta le donataire; c'est une dette que j'acquitte; votre mari m'a fait rire ce soir pour mon argent. Maintenant, mesdames, j'ai été assez heureux puur vous tirer d'un danger ; en reconnaissance de ce léger service, accordez-moi la faveur d'accepter mon bras jusque chez vous.

Le moyen d'éconduire poliment un cavalier dont, à l'heure critique, on s'était emparé avec si peu de façon et qu'on avait trouvé si serviablé! Mademoiselle Simonin prit une seconde fois le,bras du jeune homme. Henriette prit celui de mademoiselle Simonin.

Au cabaret-, cependant, l'ordre s'était rétabli; mais que le reste de la journée parut, long à Fortuné! Lorsqu'enfin. le grand salon évacué et ies volets fermés, le moment fut venu du bonsoir quotidien, grande fut la surprise dos dignes époux Gouju cle recevoir du pauvre garçon, bougeoir en main, déclaration que, tout en reconnaissant les égards qu'on avait eus pour lui, il était décidé à quitter le service au bout de la huitaine, et qu'on eût à pourvoir à son remplacement.

— Si la barre de la porte n'était pas mise, mauvais drôle, dit le diplomate Gouju, déguisant de son mieux la contrariété que lui causait cette déclaration inattendue, je té prierais de nous débarrasser à l'instant même de ta' chienne de face. Il faut toute mon humanité pour que je ne t'envoie pas coucher cette nuit à la belle étoile; mais, à la pointé dû jour, qu'on soit prêt à plier bagage, canaille f

Bientôt les deux têtes du couple Gouju s'abattirent sur un oreiller que, cette fois, le remords rembourra d'épines, et qui leur refusa le sommeil. Alors sonna pour eux, comme en général pouf bien dés c'ôupiés commerçants ou autres, l'heure des récriminations et des dures vérités'.


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LE SALTIMBANQUE.

Moi, bon enfant! répéta l'ivrogne.—Page 22, col. t*°.

— C'est ta faute, commença l'aigre fausset de la femme.

— C'est la tienne, répliqua la rude voix du mari.

— Ne pas donner un sou de gages, cela allait -sans dire; se faire rendre compte des pourboires, c'était bien juste. En garder pour nous la moitié, c'était convenable; le tiers, à la rigueur, cela pouvait passer; mais tu ne veux lui laisser que le quart, voilà ce qui l'aura blessé. »

— Et loi, lu lui reprends ce quart pour entretenir son linge et ses babits, voilà ce qu'il n'aura pu supporter.

— Les hommes n'ont de mesure en rien.

— Les femmes voudraient tondre sur un oeuf.

— Perdre ce garçon serait cruel.

— Ce serait une calamité.

—11 faut nous décider à un sacrifice. Il entretiendra lui-même son linge et ses habits.

— De sorte que son quart dans les pourboires sera bien net: c'est juste.

A cinq heures du matin, Fortuné était sur pied, prêt à rendre compte, dès que paraîtrait M. Gouju, du tablier et des ustensiles à lui confiés pour l'exercice de ses fonctions. Par extraordinaire, ce furent les quaranto-huit printemps de madame Gouju qui se dérobèrent les" premiers aux chastes voluptés de la couche nuptiale.

La gracieuse nouvelle mariée, achevant d'ajuster le devant de sa camisole d'indienne, s'approcha du jouvenceau. Elle lui frappa doucement sur la joue :

— Mauvais sujet, dit-elle, vous avez donc envie

de courir, d'aller faire le libertin. Eh bien ! je ne veux pas, mci, que vous nous quittiez ; je vous défends de partir. Remettez votre tablier. Je me charge de faire votre paix avec le bourgeois.

Une petite moue folichonne venait en auxiliaire appuyer de son charme chacune de ces douces paroles. La décision votée dans la séance de nuit fut annoncée d'un Ion grave, avec faste, et de manière à en bien faire comprendre toute l'importance.

Fortuné remercia de la faveur accordée et, pendant toute celte journée, Loucha son quart dans les pourboires; mais, le soir, il déclara persister dans sa résolution.

Les époux se dirent :

— Il veut le tiers, c'est une indignité; mais qu'y faire?

Et le lendemain le tiers fut alloué.

Et pendant toute celte journée et les suivantes, l'opiniâtre garçon loucha son tiers. Les époux avaient calculé que dès qu'il viendrait à voir dans ses mains le noyau d'un petit pécule, son ambition tendrait à le grossir et le déciderait à rester. Il n'en fut rien.

Le matin du septième jour, le bourgeois lui-même s'approche, et lui secouant la main :

— Tu es un honnête homme que j'estime; d'aujourd'hui, la moitié des pourboires est à toi.

Fortuné fut attendri, et, pendant toute cette septième et dernière journée, il toucha sa moitié, ce qui ne l'empêcha pas, le lendemain, de faire ses dispositions" pour le départ.

En vain Gouju, plus que jamais prodigue d'hyper-


LE SALTIMBANQUE.

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Est-on heureux de tenir de lajiature deux jambes comme celle-là !—Page 29, col. lre.

boles, s'épuisa en promesses séduisantes. Il montra dans l'avenir, espacés à des intervalles raisonnables, la totalité des pourboires, puis de beaux gages... Et qui savait ce que les années pouvaient amener encore? Peut-être une association, peut-être un mariage avec la fille de la maison, sapropre fille, à lui Gouju, l'héritière de l'établissement, car madame Gouju ne pouvait manquer d'avoir bientôt un enfant, et cet enfant ne pouvait être qu'une fille.

— Ma femme et moi, ajouta-l-il, du moment que nous t'avons vu. nous nous sommes senti pour toi un faible incroyable. Il n'y a pas de soir où nous ne nous disions : Fortuné sera un jour notre bâton de vieillesse; c'est lui qui nous fermera les yeux.

Le garçon fut ému jusqu'aux larmes, mais il n'en persista pas moins dans ses adieux.

Passant alors, par une transition subite, de la sentimentalité exquise à la fureur brutale, le couple accabla d'invectives ce gendre réfraclaire : c'était un fainéant qui n'avait pas seulement gagné la nourriture qu'on lui avait donnée par charité pendant trois semaines; c'était un ingrat à qui ils avaient appris les secrets du métier, et qui main'.enant allait s'offrir dans d'autres maisons, d'où il ne manquerait pas de se faire chasser comme de la leur; c'était un brigand qui les avait ruinés et qu'ils allaient traîner sur le banc de la cour d'assises. Le malheureux ne s'échappa qu'après avoir reçu de sa belle-mère en herbe un bon coup de cuiller à pot, et du b^au-père une volée de coups de manche à balai, le tout sans doute en avance sur la dot.

Demeurés seuls et en présence, les époux recommencèrent l'éternelle complainte : « C'est la fautj.» Par malheur, ce n'était plus a l'heure calme de la nuit, la tête sur l'oreiller. Les deux partis se trouvaient armés, et les mains, qui avaient pu se mettre en goût d'exercice sur le dos d'une victime fugitive, leur démangeaient également. A l'échange de reproches succéda une lutte plus active. La lune de miel était depuis longtemps passée; on entra franchement dans l'état normal du .mariage.

La première démarche de Fortuné fut de courir chez Madeleine Tronche (la demeure du particulier Tronche, bien famée dans tous les cabarets de la barrière était connue). Il rappela à la malheureuse femme combien il s'était montré dur envers elle, combien il avait abusé de l'ivresse du mari au détriment du ménage. Il venait aujourd'hui apporter son repentir et quelques pièces de monnaie prélevées sur le gain de la semaine.

— Eh ! mon pauvre garçon, dit Madeleine touchée, reprenez votre petit trésor. Ce n'est pas vous que j'ai jamais accusé; qui a maître doit le servir. Au surplus, que votre eonscience soit en paix ; ce mal a été pour un bien, puisque je lui ai dû de connaître mademoiselle Henriette Meneau... Voilà une fille charitable I... ou peut dire que celle-là est descendue du ciel sur la terre.

Madeleine devait maintenant à la compassion que lui portait la bienfaisante fille d'être employée par quelques personnes à de menus travaux. Ses en-


m

LE SALTIMBANQUE.

fants, sinon elle, avaient, depuis ce moment, eu du pain tous les jours.

— Quand vous verrez mademoiselle Henriette, dit à son tour Fortuné, assurez-la bien que son dernier adieu m'est demeuré là, et qu'il me pèse comme une montagne. Assurez-la bien qu'il n'a pas tenu à moi de jeli-r le maudit tablier à la minute même. Mais enfin la chose est faite : d'aujourd'hui je ne suis plus garçon marchand de vin.

— Vous avez quitté votre place?

T— Dieu merci 1 Cet adieu, voyez-vous, je n'ai pas cessé -d'y songer, et il m'a rappelé que, pendant le dîner, elle a eu plusieurs fais l'air sérieux et triste. 'Elle si douce! Pour-que sa voix soit devenue si sévère, il faut que tout ce que j'ai fait fût bien mal... Que voulez-voUs? on m'avait enseigné à le faire, et c'était elle:mème qui uïàvail placé là; mais du moment qu'elle perise que c'est inal* c'est qu'en effet c'est mal. Dites-ini bien qu'aVant totit je veux devenir probe et humain comme elle. Dites-lui.bien que je ne serai plus jamais garçon marchand de vifl.

LÈS DEUX AMOUREUX*

Le répétitif de F-oftunê et sa résolution, qui fut blâmée cotîimé (iii acte contraire à la raison, mais où il fallait bien fecô'tihaître quelque noblesse de coeur, lui valurent de HoliVuali la bienveillance d'Henriette, et, Gë qiii était moins facile, lui reconquirent celle de la SiinJniiii li est vrai que, sur l'esprit do celte dernière, agi§§ait eri ouife certaine râneurie gardée contre le cousin Gouju, au sujet de certain morceau de veau.

Un riche locataire de la maison avait à sa disposition, comme dépendance de son appartement, un mauvais trou ménagé sous le faite de la toiture et meublé d'un grabat. Ce riant asile était pour lors dépourvu d'habitant; Henriette, que l'esprit de charité rendait presque intrigante, en obtint la jouissance temporaire et gratuite pour son protégé, jusqu'à ce qu'on fût parvenu à lui trouver quelque condition.

Qu'on juge de la joie du coupable rentré en grâce, devenu le voisin de sa bienfaitrice et la voyant chaque jour, et même plusieurs fois par jour, autant de fois enfin qu'il avait le bonheur dii faire agréer ses services à mademoiselle Simonin! Notez que la moraliste, redoutant pour un jeune cerveau les mauvaises pensées, filles de l'oisiveté, se faisait une loi d'agréer toujours ut même de provoquer ses services, d'autant mieux qu'elle avait une tendance à les considérer-comme dus : le logement fourni par le riche locataire n'élait-il pas une assez belle indemnité? Or, à qui Fortuné avait-il obligation d'une telle faveur? A Henriette ; mais Henriette n'èlàil-elle pas dans sa dépendance à elle? Un acte de l'ouvrière pouvait-il régulièrement avoir son effet sans l'autorisation de la patronne? Mademoiselle Simcnin, à le bien prendre, avait donc logé gratuitement le pauvre diable.

N'oublons pas qu'elle portait dans ses veines du sang des Gouju,.. Hélas! qui de nous, de près où de loin, ne tient pas un peu à cette parenté ?

Quel bonheur fut jamais sans mélange! celui de Fortuné était cruellement empoisonné.

Malemoiselle Simonin, dans sa laborieuse profession de couturière de l'ordre le plus humble, n'était pas appelée à une vie très-mondaine. Sun cercle de visiteurs était assez borné; en revanche, l'un d'eux

se distinguait par une assiduité à toute épreuve, et ce visiteur n'était autre que l'homme à qui elle avait dû son salut darts la terrible aventure du cabaret.' Elle n'avait pu lui refuser la permission de cultiver la connaissance commencée. A une première visite, d'autres avaient succédé, qui s'étaient rapprochées de plus en plus. Il est difficile d'ailleurs de fermer sa porte à un importun on à un indiscret dans un logement de deux chambres, ouvrant sur un corridor, et où l'on à affaire au publics.. Fortuné maudit son étoile, qui lé condamnait à retrouver partout cette figure.

Le personnage qui en était porteur avait dit s'appeler Raymond ; quant à sa profession, après s'être fait un peu presser* il avait déclaré être peintre. La Simonin, qui tirait volontiers parti dos talents et des qualités ses amis, ayant tout d'abord recommandé à sa complaisance la restauration d'une tablelie de cheminée en pierre, qui devait, sous son pinceau, prendre l'apparence du marbre, il avait répondu en riant qu'il faisait mieux que dans le bâtiment. Sur cela, elle lui avait mis un crayon en main, pour qu'il jutât sur le papier sa ressemblance à elle, ou celle d'Henriette, ou tout au moins un bonhomme, un arbre, une maison, le moindre trait. Il s'en était toujours obstinément défendu. On ne vit jamais peintre 'plus modeste, moins pressé de se faire apprécier, parlant moins de ses travaux.

— Je voudrais savoir., disait parfois la Simonin, vivement intriguée par cet air de mystère, si ce monsieur le peintre est iin habile homme.

— Ce n'est pas mon opinion, répondait en toute hâte Fortuné.

Et il ajoutait en branlant la tête :

— Si ce monsieur le peintre était un tant soit peu habile, il serait occupé chez lui du matin au soir. Il ne trouverait pas le temps de flâner chez vous la journée entière.

—^ It y a beaucoup de commerces, ne manquait pas de répondre la sagace industrielle, où le travail ne donne qu'à certains jours de l'année. Nous sommes sans doute dans un mois où son état ne va pas. Au surplus,il n'a^pas l'air malheureux... 11 est poli'et aimable malgré son air fier... il a de l'esprit, quoique, dans ce qu'il dit, il y ait des choses qui ne soient pas toujours claires... Ajoutez que c'est un superbe .homme, ce qui rie gâte rien.

Pour Henriette, on ne savait ce qu'elle en pensait. Mais cet homme ù la langue dorée faisait de constants efforts pour les fasciner tontes deux. Sa conversation était une cascade persévéranle do compliments épanchés sur la célibataire majeure pour retomber ensuite en plus larges nappes sur la jeune

fille. ''-.''',

— Votre aversion pour le mariage, disait-il à la Simonin, doit avoir causé de nombreux désespoirs. Pour être demeurée ce que nous vous voyons à votre automne, à vos trente-deux ans (il aurait pu dire cinquante-deux), il faut que vous ayez été terriblement bien dans votre printemps. Je mettrais ma main au feu qu'à l'âge de mademoiselle Henriette vous étiez,.comme elle,-ce.qu'on peut appeler une beauté parfaite...*Ce n'est pas, ajoutait-il aussitôt, que ses traits aient la moindre ressemblance avec les vôtres; niais n'importe : c'est également la perfection dans deux types différents, je dirai même opposes. Votre nez est un majestueux nez romain (il eût mieux dit une trompette colossale et démesurément prolongée) ; celui de mademoiselle est un nez droit, fin et mignon.


LE SALTIMBANQUE.

tt:

Vos yeux noirs sont d'une coupe mystérieuse, la paupière les voile pudiquement, le tout encore à la romaine (il fallait dire : d'affreux petits yeux bridés,. d'un fauve clair et tirant sur le citron); ceux de mademoiselle sont de grands yeux du bleu le plus pur et ont de la disposition à regarder le ciel comme ceux des saintes. Son front est gracieusement bombé, la tête a de l'élévation ; votre front, à vous, présente une belle plaine unie, toujours à la romaine (en réalité Un front plat et fuyant, un front de slupide bavarde). Le contour de votre menton, mademoiselle Simonin, est d'une noblesse de lignes dont je raffole (c'étaient les lignes et là sécheresse d'un talon de sabot). Votre teint s'anime de ces magnifiques tons chauds des tableaux d'Italie (substituez les tons de pain d'épice). Bien qu'à voir vos lèvres d'orateur, on devine que le miel en découle (elles en conservaient en effet la couleur). Le menton et les joues de mademoiselle Henriette offrent ces trois délicieuses fossettes où les poètes à madrigaux, quand le madrigal florissait, se plaisaient à nicher les amours. Ces mêmes poètes auraient fuit do ses lèvres deux Liges arrondies de corail ; ils auraient, pour'décrire son tein, recouru au duvet velouté et à l'incarnat de. la "pêche..; D'honneur, on ne peut sortir d'ici sans emporter, gfavS là, le souvenir de vos deux figurés! ';-' La Simonin ne jugeait pas intolérable la totalité de : ces coups d'encensoir appliqués sur sa face. Elle ' finissait par se rengorger; seulement, par pudeur, elle avait soin de rire aux éclats de ce qu'elle appelait de beaux discours amphigouriques. Her.rietto, la . tête constamment baissée sur son ouvrage, mais enveloppée par le nuage d'encens, en aspirait bien quelques flots, mais sans jamais y répondre par un sourire encourageant.

L'amabilité du beau, dandy ne trouvait pas grâce devant elle : elle voyait avec chagrin un homme de l'âge de M. Raymond tourner en ridicule une personne de l'âge de mademoiselle Simonin ; la beauté, la fortune insulter aux torts qui ne viennent- pas de nous, à là laideur, à la pauvreté.

— Je crains, se disait-elle, qu'il n'ait pas un bon coeur, et elle se rappelait que, dans le cabaret de Gouju, il s'était montré spectateur'plus curieux que touché des infortunes de Madeleine, il est vrai qu'en sortant il avait donné une belle aumône; oui, mais, dans sa manière de donner même, il y avait eu quelque chose qui devait déplaire, qui devait humilier.

— J'aime mieux, continuait-elle, toujours les yeux sur son ouvrage et pourtant observant alors du coin de l'oeil Fortuné, qui ne s'en doutait pas (les femmes ont un incroyable talent pour voir ainsi), j'aime mieux la manière dont ce garçon a cherché à réparer ses torts.

Un autre grief contre Raymond était la liberté souvent choquente de ses manières. Elle devait sans cesse retirer sa main, que M. Raymond s'obstinait à presser sans façon à toute occasion favorable. Elle devait même défendre sa taille de furlives étreintes, et sa joue d'un rapide baiser, dès que mademoiselle Simonin venait à s'éloigner un instant, et que par hasard Fortuné ne se trouvait pas dans la chambre.

Lorsque celui-ci rentrait:

— Ah ! se disait-elle, ce n'est pas ce garçon qui se conduirait ainsi. Ne l'ai-je pas vu pâlir et devenir tout tremblant, parce qu'un jour sa" main avait effleuré les plis de ma robe? Et cependant lui aussi, il me trouvé belle, j'en suis sûre, quoiqu'il ne m'ait jamais adressé de compliment... Certes, M. Raymond

est bien beau, bien élégant, niais, il n'a pas le coeur de Fortuné!...

Et sa pensée flottait ainsi de l'un à l'autre des deux hommes qu'elle avait l'occasion de voir habituellement dans sa vie retirée.

Un jour, après une visite du dangereux séducteur, visite où il s'était montré plus brillant que jamais, il arriva que Madeleine, qui y avait assisté, se prit à dire :

— Savez-voiis la drôle d'idée.qui m'est survenue en voyant ce bel homme assis à côté de mademoiselle Henriette : c'est que si on les mariait, ça ferait Un fameux couple. ''■"','

Les yeux d'Henriette se levèrent brillants et ràL dieux... Mais elle les rebaissa aussitôt et secoua là tête tristement.

Le temps passait ainsi. ; :; :

Un soir, la jeune ouvrière, après avoir quille l'ouvrage, réiûonlait dans sa chambre, sans lumière : elle sentit une odeur inconnue dans l'air de ce petit réduit. ■ •

La chambre d'Henriette était toujours restée pure d'eau de Cologne et autres parfums de toilette; elle n'avaifjamais reçu que cette douce senteur qu'exalè une fraîche jeune-fille eh aspirant l'air le plus pur dû dehors et le répandant ensuite autour délie; mais ce soir-là-, il y a'vait'une bonne odeur'très-prônoncéé:.

Henriette tira du feu tlé sonbriquot phospllorîque, et regarda de tous côtés; elle vit iin beau'bouquet d'héliotrope tombé près de la fenêtre ouverte.

Elle avait k peine eu le temps d'admirer et de respirer ces fleurs, lorsqu'en tournant la tête, elle aperçut sur une chaise, près de la porte, un petit paquet plié dans du papier blanc et ficelé de rose. En le dépliant, celte enveloppe laissa voir, un beau tablier de gros de naples noir, orné d'une cordelière en soie terminée par des glands.

Ce cadeau avait dû évidemment être glissé par la porte enlr'ouverto, comme l'autre lancé par la fenêtre.

Henriette reconnut la main de ses deux adorateurs... mais auquel fallait-il attribuer l'attention gracieuse, auquel le présent de valeur?

En songeant à l'état respectif de leur bourse, la jeune fille devait juger que le bouquet venait de Fortuné et le tablier de Raymond... Cependant elle réfléchit que le'monsieur étranger n'avait pu pénétrer que dans la cour de la maison et jeter de là son bouquet, tandis que Fortuné, en montant dans son cabinet aérien, avait passé devant la porte près do laquelle s'était trouvé le tablier. Celte induction lui fit changer dans son esprit les auteurs des présents, et bientôt un billet en prose poétique, et de l'écriture de Raymond, qu'elle découvrit au eceurdu. bouquet, la fixa tout à fait à ses dernières conjectures.

En effet, l'élégant jpune homme avait fait un cadeau qui ne lui coûtait rien, et le pauvre garçon avait mis au sien tout le petit pécule amassé dans la maison Gouju. "

Henriette se plaça devant sa glace et eut envie de jouer à la dame. Elle délit le bouquet et en arrangea les fleurs ert groupes dans ses cheveux pour voir comme elle serait belle si elle devenait la femme de monsieur Raymond.

La jeune ouvrière, toujours en bonnet, n'avait jamais joui de là parure de ses beaux cheveux blonds, encore moins les avait-elle vus ornés de fleurs... Elle était on ne peut plus jolie ainsi !... Cependant, sans qu'elle sût pourquoi, son coeur se serra, ses yeux se remplirent de larmes. En se regardant au miroir,


28 LE SALTIMBANQUE.

elle fut si frappée du contraste que présentait la tristesse de son visage sous sa couronne de fleurs, qu'elle se hâta de défaire l'édifice de sa coiffure.

Ce fut au tour du tablier, de ce modeste vêtement attribut de l'ouvrière, qu'elle porterait toujours en devenant la femme d'un pauvre artisan comme elle. Elle le tourna en tout sens, puis l'essaya... Il allait parfaitement, était juste de largeur et de longueur... On voyait que celui qui l'avait choisi avait souvent mesuré du regard la charmante taille à laquelle il devait servir.

Henriette se trouvait fort à son aise et fort gentille avec ce joli accessoire de sa mise ordinaire, et elle eut beaucoup de peine à le quitter pour se mettre au lit.

La tête sur l'oreiller, elle réfléchit sagement que si le cadeau de quelque valeur fût venu de Raymond, elle aurait dû le rendre, mais qu'elle pouvait l'accepter de Fortuné, qui était son égal, et aurait l'occasion de recevoir d'elle quelque autre petite douceur en retour.

Elle ne s'étonna plus de la différence de prix que chacun de ses amoureux avait mis à leurs cadeaux; elle réfléchit que le riche et élégant, ayant tant besoin d'argent pour sa propre personne, doit souvent mettre de la mesquinerie dans ce qu'il donne, tandis que le pauvre n'a jamais besoin de rien, quand il peut donner quelque chose à ce qu'il aime.

Mais cette légère circonstance affermit ses sentiments an sujet de ses deux adorateurs : tandis que les apparences parlaient pour le riche prétendant, toujours de vagues pressentiments et les observations qu'elle avait lieu de faire parlaient en faveur du pauvre déshérité.

Fortuné, cependant,, rêvait aussi dans son grenier; il s'arrêtait à celte*pensée qu'un Raymond ou quelque autre pouvait prétendre à la main de mademoiselle Henriette, tandis qu'à lui, misérable, un tel espoir était interdit; et cette réflexion lui fil toute une nuit de tristesse, tandis qu'à son insu il se préparait une occasion qui devait lui apporter au moins quelques instants d'espérance.

UN BEL ÉTAT.

Le malin, Fortuné, en s'éveillant, vit entrer à la fois, dans son réduit, les rayons naissants du soleil par la vitre de sa lucarne et par la porle la rubiconde face de Tronche, lequel, par extraordinaire, semblait jouir de sa raison à peu près en toute plénitude; l'heure, il est vrai, n'était pas défavorable.

— Ma femme, dit le survenant, m'a fait part, dans le temps, de ton procédé envers elle : c'est superbe, Je ne suis point ingrat; je viens faire ta fortune. Tu as un peu d'argent amassé en faisant des commissions, je viens le remettre à même de le doubler, de le quintupler, d'en tirer des cent et dos mille. J'ai un secret que je tiens de vrais bons enfants dont j'ai eu le bonheur de faire la connaissance. Tu travailleras avec moi ; avant deux heures d'ici, nous serons rentrés dans ton quibus avec un gros bénéfice. Bon pied, bon oeil, et surtout bouche close.

Le secret n'était pas de ceux qui valent les frais d'un brevet d'invention; il brillait par sa simplicité : il s'agissait d'entrer en fraude, dans Paris, de l'esprit devin, vulgairement nommé dans le commerce, du trois-six (1),

(1) Ce nom vient des deux chiffres du nombre trente-six

Fortuné ouvrit de grands yeux et sourit à sa for,une future.

La raison sociale Tronche et compagnie, descendue dans la rue, se mit en mesure de procéder à ses Dpérations industrielles. On acheta d'abord bon nombre de vessies chez un charcutier tout dévoué à rronche, qu'il fournissait d'ordinaire d'un merveilleux fromage d'Italie sans pareil pour ranimer la soif. 3n obtint la permission de les passer à l'eau bouilante, dans l'arrière-boutique, de manière à les dégraisser parfaitement. Le discret charcutier n'eut jarde de demander à quel usage on les destinait; seulement, après que les associés eurent plié leur împlette et l'eurent placée dans leur poche, il se con:enta de dire d'un air confidentiel et malin :

—Voilà de bonnes bouteilles de voyage: là-dedans le liquide va loin et passe partout.

De là on se rendit chez un épicier-liquoriste de Honlrouge. Tronche fit," avant tout, servir sur le :omptoir deux petits verres de liqueur, lesquels descendirent l'un après l'autre dans son gosier, car le sobre Fortuné, après une grimace, ne put se décider i boire le sien.

Cette politesse adroite faite à l'épicier, Tronche lui adressa deux ou trois paroles qui semblaient un argot de convention.L'épicier,petit vieillard au museau pointu de belette et coiffé d'une casquette de peau de loutre, jeta sur les deux consommateurs un regard sévère et scrutateur qui, peu à peu, s'adoucit, et, pur un léger signe de tête, leur indiqua une porte au fond de l'arrière-boutique. Celte porte s'ouvrait sur un magasin très-sombre.

Là se tenait une femme dont la question fut :

— Ces messieurs n'ont pas de cruche?

A quoi Tronche ayant répondu : jamais! elle reprit :

— On en fournira à ces messieurs^ Cruche d'une veite ou d'une demi-velte, demandent ces messieurs?

— Nos fonds sont bas, la cruche de demi-velte suffira.

— Ces messieurs savent que c'est douze sous pour la cruche; mais je vous donnerai l'adresse d'une fruitière, dans le haut Montrouge, chez qui on pourra la porter quand on s'en sera servi... Elle la rachètera pour six...

Le prix d'une demi-velte de trois-six, cruche comprise, lut alors débattu et soldé d'avance. La femme, à l'aide d'une sorte de maillet à long manche, fit sauter, en frappant sur la douve, la bonde d'une énorme pièce de quatre-vingts à cent veltes, introduisit dans la pièce un siphon en fer-blanc et mesura une demi-velte de liqueur. Le degré d'alcool fut constaté par un pèse-liqueur, et l'on versa dans la cruche. Tout cela s'accomplit en silence et dans une régulière précipitation, après quoi elle indiqua, pour sortir, un autre chemin que celui par où l'on était entré. Une longue allée conduisit dans une cour que l'on traversa. La femme ouvrit une petite porte qui donnait sur la campagne, et s'élanl assurée qu'aucun être humain ne paraissait à l'horizon, permit aux deux associés de franchir le seuil.

Ils se trouvaient en plein champ. Tronche avisa, à peu de distance, l'entrée d'une de ces anciennes carrières abandonnées, vastes et sombres cavernes que .

qui indique le degré d'intensité d'alcool auquel celte liqueur doit être élevée par la distillation avant de sortir des fabriques du Languedoc : en, réalité, elle atteint rarçment ce degré et se tient enlre 32 et 34,


LE SALTIMBANQUE.

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Paris tient ouvertes à ses portes pour l'usage des voleurs et bandits de tout genre.

— Ceci nous sera un excellent cabinet de toilette, dit le fraudeur,

Et ils s'y réfugièrent avec leur précieuse denrée.

La liqueur fut transvasée avec soin dans les vessies, que l'on ne remplit qu'à moitié, aux deux tiers au plus, de manière à ce qu'elles présentassent autant de longues et souples bourses prenant facilement toutes les formes et qui pussent se cacher sous les vêtements.

Quel malheur, disait Tronche, d'être gros et

gras! Si je mets celte vessie sous ma ceinture, avec la bedaine que je tiens de nia mère, j'aurai- là une montagne : autant vaut nous dénoncer nous-mêmes. Essayons sur loi, Fortuné... A merveille! je défie le plus subtil commis de l'octroi de rien soupçonner. Ça ne fait tout au plus que te donner de la prestance.

Et le ventre et la poitrine de Fortuné se couvrirent de la plus forte des vessies comme d'une cuirasse.

— Le diable soit de mes mollets! continua Tronche; à eux seuls ils remplissent déjà mon pantalon.: si j'ajoute la moindre chose en cet endroit, nous sommes perdus. Essayons sur loi : attachons ceci à tes jambes. Mais comme ça va, bon Dieu I comme ça va... ça ne te fait qu'un mollet d'homme. Que ce gaillardlà a un beau physique de fraudeur ! Est-on heureux de tenir de la naiure deux jambes comme celles-là! Nous ficellerons les deux dernières vessies le long de tes bras, et l'affaire est faite. Remets la blouse... Maintenant je cours chez la fruitière du haut Montrouge revendre la cruche, qui ne peut plus que nous embarrasser. Il y a six. sous à raltrapper; il ne faut pas que nous les perdions. Allends-moi à cette place.

Puis quand il reparut :

— Une honnête femme que cette fruitière ! elle m'a vraiment compté les six sous. J'en ai profité pour boire, en revenant, quelques petits verres. L'idée que nous louchons au moment d'affronter les commis me donne de l'émotion ; j'éprouvais comme une défaillance, j'ai été obligé de me remettre du coeur au ventre. Tu es heureux de n'avoir jamais le besoin de te restaurer!... Dirigeons-nous sur la barrière. II serait bon de nous séparer. Tu prendras les devants, je me tiendrai à dix pas derrière.

Et lui serrant la main, il ajouta avec effusion :

— Fortuné, mon ami, je ne puis le l'exprimer : du courage! si, en passant devant le damné bureau, tu venais à le sentir un malaise, uie envie de faiblir, pense alors que derrière toi est l'ancien, l'ancien qui le regarde ! qui t'admire ! et qui le veut du bien I

Le commis de faction à la barrière en cet instant, celui qui avait pris mission de regarder sous le nez de chaque personne arrivant à la grille, è.ait un pauvre hère reçu depuis* deux jours dans le respectable corps. Petit boutiquier ruiné de Montrouge, il avait achevé tout récemment de se purger d'une faillite en promettant à ses créanciers cinq pour cent de leur créance. Les moins endurants avaient juré, s'ils le rencontraient, de le faire périr sous le bâton. Appelé dans sa nouvelle profession à monter une garde de vingt-quatre heures pleines et entières au poste de cette barrière qui touchait à ce même Montrouge, pairie des terribles créanciers, et où son visage était généralement connu, il se consumait en des transes mortelles. L officiel inquisiteur était plus occupé du soin de dérober ses traits aux arrivants que de celui d'interroger les leurs. Il avait imaginé à cet effet une petite manoeuvre qui consistait à folâtrer d'un air charmant de négligence avec sa casquette posée au

bout de sa sonde. Il abaissait celte casquette à hauteur du visage, et s'en servait en guise d'écran pour s'abriter derrière aussitôt que paraissait un passant. Arrivé en face du redoutable commis, Fortuné, qui s'attendait à rencontrer une paire d'yeux de lynx braqués sur toute sa personne, "fut étonné de ne voir à leur place, au sommet du frac vert, que le fond gras d'une casquette masquant un visage. Il soupçonna une ruse du genre agressif et non pas une ruse innocente et du genre dèfensif comme elle l'était en réalité. La peur le prit ; instinctivement il fit un temps d'arrêt. Le commis, de son côté, voyant s'arrêter cet homme qu'il n'eût osé regarder au visage, se dit :

— Ce doit être un créancier!...

Et la terreur le porta à exécuter, par le flanc droit, une légère conversion qui, à tout événement, le mît du moins dans la direction du bureau, son refuge.

La situation se prolongea un certain temps : le novice surveillant, le haut du corps tendu vers le bureau et prêt à s'y précipiter au premier horion qui tomberait sur ses épaules ; le novice fraudeur, au contraire, le corps rejeté en arrière et prêt à rebrousser chemin à pleine course au premier bond de l'ennemi. Tous les deux seraient restés immobiles dans cette situation, et l'on les y verrait encore à cette heure, si l'arrivée de Tronche n'eût amené un dénouement.

. Imbu de cette maxime française que les batailles se perdent par manque de décision, jamais par excès d'audace, sans perdre de temps à étudier la situation et à en approfondir les causes, il n'hésite pas à brusquer l'affaire. Placé derrière Fortuné, d'un vigoureux coup de pied habilement appliqué, il envoie son ami, son ami auquel il veut du bien, rouler sur le pavé, à dix pas au-delà du seuil de la grille. Fortuné se relève quelque peu contusionné... et le trois-six est entré dans Paris!

Hors de la vue des familiers de l'octroi, les deux amis se réunirent de nouveau, tendres et le coeur palpitant, comme deux tourtereaux qui se retrouvent après un orage.

— Pauvre petit, dit Tronche, j'ai tremblé pour lui. Je voyais déjà la cargaison confisquée et ce chérubin condamné à la prison et à l'amende ; et moi, je rentrais seul à la maison... En aurais-je eu du désespoir !

Le Iravail le plus difficile était terminé; il ne restait plus qu'à revendre le trois-six entré sans acquitter le droit et ayant par conséquent gagné en valeur. Tronche parla d'un M. Perrot, demeurant dans le quartier des Lombards ; mais ce M. Perrot était un richard qui ne commerçait que tout à fait en gros, et qui croyait au-dessous de sa digni é d'acheter une demi-velte. On ne pouvait porter décemment chez lui qu'au moins trois veltes à la fois. On s'aboucha donc avec d'autres col ègues fraudeurs qui, de leur côté aussi, n'avaient passé que des demi-velles : c'étaient les bons enfants dont Tronche avait fait la connaissance. Les petites sources furent appelées à fournir leur contingent pour emplir les flancs d'un baril de trois veltes, d'une tournure présentable. Le baril agréé dans les magasins de l'aristocrate M. Perrot, le prix en fut partagé entre les propriétaires des petites sources, d'après la quantité de marchandise fournie par chacun.

M. Perrot, payant patente de négociant, lirait chaque année du Languedoc du trois-six et des eauxde-vie de Cognac pour des sommes considérables. Il alimentait les caves des épiciers, limonadiers, liquo-


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LE SALTIMBANQUE.

ristes, parfumeurs, etc. A côté de celte industrie exercée à la face du gouvernement et dans les plaines tantôt brûlantes, tantôt glacées de l'entrepôt du quai Saint-Bernard, industrie qui lui donnait de fort beaux bénéfices, il en avait organisé une autre pour le moins aussi lucrative, mais qui marchait dans des voies moins droites et moins avouées: M:-Perrot vendait en pièces du trois-six hors barrière à certains épiciers de la banlieue. Le trois-six amené de l'entrepôt était par eux vendu en détail à des malheureux qui l'introduisaient en fraude dans l'intérieur de Paris'. La maison de M. Perrot leur était indiquée par l'épicier comme le lieu où ils trouveraient à s'en défaire.

Dans la vente à l'épicier de la banlieue, M. Perrot recueillait son bénéfice légal de négociant sur sa denrée tirée du Languedoc. Dans le rachat auxfrau* deurs, qui devaient vendre., vile et en cachette, il reeueillait un second bénéfice-, équivalant pour l'ordinaire'à la moitié de. la valeur du droit d'entrée. En outre, il avait l'avantage de pouvoir, quand bon lui semblait, jeter dans le commerce parisien du tioissix au-dessous du prix courant, et, par conséquent,- d'augmenter sa clientèle aux dépens dés autres négociants ses rivaux. L'épicier de la banlieue .faisait vis-à-vis les fraudeurs un joli- bénéfice de détail. t

L'unique soin pour lui et M. Perrot était de déror ber à l'attention des observateurs de la régie l'afflnence des fraudeurs, gens en généra! de très-piètre inine, qui fréquentaient leurs maisons. Pour diiiii* riiier eetlè alfluence, M. Perrot avait décrété la préseiicédu frôis-six par baril d'au moins trois veltes, et apporté par un homme seul, lequel n'entrerait qu'à certaines'heures et par cerlaine porte. L'épicier de Montrouge, moins grand seigneur, mais obligé à quelques égards.envers des démocrates qui se réconfortaient de ses liqueurs et de de son raisiné et s'éclairaient de sa chandelle, s'était contenté de faire admettre le principe : que tout demandeur de trois* six, arrivant par la porte de la boutique ou par celle qui donnait sur la campagne, devait se présenter les mains libres et sans porter ni broc, ni cruche , ni vase d'aucune espèce : tout ce qui a figure;dev récipient d'un liquide est tellement espionné de. l'octroi! Cette mesure sage avait aussi le mérite, comme nous venons de le voir, de vivifier dans sa boutique la branche du commerce qui se rattachait à la poterie. •

Du reslc, le seul malheur qui pût menacer l'épicier et M. Perrot. on supposant leurs maisons.signalées à la régie, était de les voir entourées de surveillants el, par suite, les fraudeurs en désapprendre le chemin. Il pouvait arriver que tous deux vissent tarir la source ignoble d'un lucre; mais, dans aucun cas, leur personne et leurs capilauxne couraient aucun risque.

Tons les dangers demeuraient pour le malheureux pressuré entre leurs combinaisons, pour le fraudeur, qui, dans chaque expédition, résigné à laisser la plus belle partie de sa laine sur chacune de ces deux lames de ciseaux, jouait encore sur les chances les plus périlleuses tout son petit capital, fruit de longues, économies, et un autre bien plus précieux encore, sa liberté.

Nos. débutants fraudeurs, alléchés par leur premier succès, ne pouvaient en demeurer là. Comme le joueur à qui la fortune a jeté pour amorce un premier gain revient au tapis fatal avec une ardeur nouvelle, ils retournèrent à la charge avec une ardeur toujours

croissante. Madeleine partagea les travaux < ses vêlements de femme offraient d'admirables ressources,. Le prudent Tronche continuait à gémir sur son embonpoint, qui le condamnait à l'inaction; mais il donnait des conseils sur l'emploi de la journée, l'ilinéraire à suivre, etc., ne manquait pas de retenir un ample salaire pour ses conseils, et; puis s'enfermait jusqu'à la nuit dans quelque cabaret où il puisait, au fond des bouteilles, des inspirations pour, le lendemain. ■■•'•;. ■■ . •

L'industrieiprenait de l'extension, le capital croissait, et l'oni travaillait chaque jour sur une quantité plus forte de trois^six. On commençait à se dire que le procédé de la vessie était trop pénible et insuffisant; on parlait de s'associer à une opération en grand où l'on:se proposait de passer des barils pardessus le mur d'enceinte. On entrevoyait en rêve l'heureux; jour de cette.entreprise, chevaleresque.

Une pensée surtout 'aiguillonnait l'activité de For» tuné: plus iil acquerrait d'argent et d'habileté, plus il. diminuerait la distance qui le séparait de madémoirselle Henriette. Hélas! lui seraiMl jamais donné de s'élever au même niveau qu'elle!... En attendant, il gardait vis-^à-vis de. sa bienfaitrice le silence sur la profession à laquelle il venait de se consacrer, croyant faire: merveille.

— Je ne veux, pensait-il, lui en parler que lorsque je serai tout à fait en prospérité : j'aurai plus de plaisir à jouir de sa. surprise.

t-E Fl|-S DU COMMERÇANT.

Un soir, Fortuné portait dans la maison Perrot un baril de trois veltes passées en fraude. Au moment où, plié sous son lourd fardeau, il touchait la petite porte réservée aux gens de son espèce, un tilbury, rasant de très-près la muraille, manqua le renverser et vint s'arrêter, quelques pas plus loin, à la porte principale; un fasliionable en descendit et entradans la maison. . '

— Je ne me trompe pas, dit le piéton en se remet-' tant du trouble que lui avait causé le danger, c'est; encore ce M. Raymond. Mais comment se fait-il qu'un peintre aille en voiture bourgeoise et qu'il soit si bien mis, lui qui, chez mademoiselle Simonin, vient toujours dans la mê,ne redingole. :

Les commis de la maison avaient pour le moment mieux à l'aire qu'à recevoir le. trois^six de Fortuné.- Attendant leur bonne volonté et redoutant de leur être importun, il revint s'asseoir sur son baril, au fond du: magasin et dans le coin le plus obscur. A peine fut-il établi là, qu'il s'aperçut qu'une mince porte à> vitrage le séparait seul d'une petite salle où se trou-- yait le bure,aude la maison. On "y causait lrès*haut; le discret "g|$çon eut d'abord l'honnête pensée de changer de pTà'ce ; mais bientôt il se décida à rester, - la curiosité l'emportant, lorsque, parmi les voix, il eut reconnu celle de Raymond. ..-■■

— Ronjour, maman ! bonjour, mon père ! disait Celui-ci en ôtant le cigare de sa bouche en guise de salut.

— Son père! dit tout bas Fortuné ; le voilà fils do, M. Perrot, à présent. Ecoulons."

— Ronjour, monsieur, répondit le marchand du ton le plus sec.

— Tu as de l'humeur, reprit M. Raymond en remettant le cigare à ses lèvres.

— Certainement, monsieur; votre conduite ost horrible, car on continue à savoir tout ce que vous


LE SALTIMBANQUE.

M

faites, quoique vous ayez voulu loger hors de la maison paternelle.

— Tu vas prêcher?

— Vos folies...

— Tu m'as répété assez longtemps que j'étais un Jobard, que l'on ne me déniaiserait jamais.

— Vous devriez rougir.

— T'es-tu assez moqué de moi du temps où je rougissais!

— Vos désordres passent toute croyance.

— A mon âge, loi, tu n'allais pas mal. Tu nous as, Dieu inerci! assez de fois conté la jeunesse.

— Vous courez après toutes les grisettes.

— Et toi, as-tu oublié ta première, la grosse Flore? et ta seconde, Eucharis ! et ta troisième, et ta quatrième, car on s'y perd, hein ?

— Vos nuits se passent à la bouillotte.

— Et loi, ton ancienne passion pour l'impériale? Et cetlo nuit de guignon où tu cherchais ton chapeau pour t'aller jeter à la rivière ?

— Pas un de vos jours sans orgie !

— Et toi,.tes fameux paris de vider dix bouteilles, d'expédier un gigot de huit livres.

— Au train que vous menez, je ne vous donne pas deux ans de plus de votre existence. Vous avez déjà l'air vieux, usé... Je vivrai certainement plus long^ temps que vous.

— Tu n'as que des choses désagréables à me dire.

— Rjymondl Raymond! dit madame Perrot, on ne répond pas de fa sorte à son père.

— Srdu moins, reprit le marchand Perrot, mon-? sieur voulait faire comme a fait et n'a pas cessé de faire son .père; si monsieur voulait.travailler. Mais non, monsieur est trop grand seigneur pour prendreun état : il faut que les parenls de monsieur l'entretiennent à fainéantiser. Savez-vous, moi qui vous parle,combien j'ai travaillé dans ma jeunesse?

— Le beau mérite! Grand-papa était un imbécile qui ne l'avait pas laissé un sou de patrimoine... Aurais-lu voulu mourir de faim?

ri— Mais, monsieur, aujourd'hui que ma fortune est faite, je travaille encore. ■7-7 C'est qu'apparemment cela t'amuse.

— Je travaille et j'économise. On pourrait se prélasser dans un tilbury avec plus de raison que monsieur, et cependant on va à pied.

--TT Pour ton plaisir, sans doute.

— On pourrait, comme monsieur,fourrer ses pieds dans des bottes vernies... et cependant je n'ai de ma vie porté que des souliers en peau de veau, avec de grosses chaussettes de fil.

— Pour ta santé, probablement,

— Eh! non, monsieur! c'est qu'on économise... on augmente son avoir... J'aurais honte de vivre dans votre luxe et votre oisiveté... Et si je me prive de tout, si je me tue à force de -fatigue, ingrat, ce n'est plus pour moi, c'est uniquement pour toi, c'est pour qu'après moi lu en trouves davantage.

— Vrai ! eh bien, tu es un bonhomme du père !... Alors, une proposition ; garde ce que tu as amassé jusqu'à ce jour : continue à toucher les revenus des capitaux placés, les rentes sur l'Etat, les loyers de la rue Viv.ienne et de la maison rue de la Ferme; je t'abandonne le tout, je le dispense même d'économiser là-dessus à mon intention. Mais," puisque lu ne travailles plus que pour moi, remets-moi fidëler ment ce que ton commerce te rapporte par année.

Dianlre! dans ce cas-là, c'est devenu une delte d'honneur, .

— Sacripant! on. lui fabriquerait des monts d'or, qu'il trouverait le moyen de les engloutir. Je vois le but de votne visite. Vous êtes venu dans l'espérance de me soutirer quelque somme.

— Je suis trop franc pour dire le contraire; ma bourse est à sec.

— J'ensuis fâché, monsieur mon fils; mais vous remonterez dans votre fringant équipage comme vous en êtes descendu, sans argent.

— Je suis désespéré de le contredire, monsieur mon père; mais je ne sortirai d'ici qu'avec de l'argent.

— Je ne vous en donnerai pas. -* Je t'en volerai.

— Ma caisse ferme bien. —-Je la crochèterai.

— Fils dénaturé !

— Vieux cancre I

— Savez-vous que j'ai assez de bras h mes ordres pour vous jeter dehors?

— Tu le prends sur ce ton? Eh bien ! moi, je mets le feu au magasin.

— Misérable!

— Je brûle les livres de comptes, r- Et lu nous fais banqueroutiers.

— Ça m'est égal... une fois... deux fois.-., je mels le feu...

Un commencement d'exécution suivit la menace. Un broc se trouvait là, à demi plein de trois-six et touchant gu fauteuil de cuir sur lequel M. Perrot était assis. Raymond y jette son cigare allumé que, durant tout le cours de cette insurrection filiale, il n'avajt cessé d'ôter de sa bouche et d'y reporter ; l'alcool prend feu; la salle entière resplendit subitement d'une effrayante lueur... Par bonheur, madame Perrot avait de la présence d'esprit el du sang-froid.. Saisissant une masse énorme de chiffuhs de grosse toile qui avaient servi d'enveloppes, elle en coiffe la tête du broc : la flamme, comprimée et privée d'air, s'éteint en peu d'instants.

Fortuné, tremblant de cette scène,,restait lapi dans son coin en répétant tout bas : Oh ! le mauvais fils, le mauvais fils !

M. Perrot était un homme de taille longue et'fluelle, d'un blond fade, d'une figure molle et blafarde, à profil de moulon et qui s'ornait de lunettes bleues. Il avait une disposition à s'emporter contre sa femme et ses subordonnés, on encore une énergie laquine vis-à-vis les tristes bizets de sa légion, lorsqu'il siégeait au conseil de discipline sous des épauletti s de capitaine de la garde nationale; mais c'était tout. A A cette velléité d'incendie; à ce punch parricide flamboyant le long de sa jambe, peu s'en fallut qu'il ne se trouvât mal.

Le danger passé : *

— Brigand ! s'écria-t-il avec la véhémence'd'un homme qui a eu peur, vous n'aurez pas un centime de ma fortune : je vous déshérite.

— Allons donc, U Code civil est là.

— Je la dénaturerai.

— Elle est placée à trop bon intérêt; lu n'auras garde.

— J'imaginerai des créanciers après ma mort.

— El en attendant, tu leur metlras des titres en main, de ton vivant?... pas si bêle!

— Pour vous faire pièce, je me jette dans la dépensé; je mangerai tout.


32

LE SALTIMBANQUE.

Quand je demande de l'argent, ce n'est pas un sermon.—Page 34, col. -1".

— Tope! je t'aiderai; commençons dès ce soir.": .'— Maudit'soit le jour où vous êtes venu au monde !

' — Jouis du fils que tu t'es fait. Oh! je ne tremble plus devant toi; je ne suis plus un enfant.

— Monsieur Perrot, mon chéri, dit madame Perrot, tu't'échauffes,'tu te feras du mal. Tu sais qu'une fois que Raymond est entré dans un de ses mauvais quarts d'heure, il n'y a rien à gagner avec lui. Tu feras mieux de lui céder la place. Va faire ta petite promenade de tous les soirs... Va-l'en du côté de l'Hôtel de Ville; le journal dit qu'on y a commencé des travaux.

— Tu as raison, ma bonne, je sors, car, je me connais, si je restais une minute de plus en face de ce monstre, je finirais par l'exterminer... Surtout, madame Perrot, je vous le recommande, que dorénavant on ne lui donne plus rien, absolument rien. Il serait à la mort, que j'entends qu'on lui refuse jusqu'à un verre d'eau. Madame Perrot, je vous rends responsable de l'exécution de ma volonté.

— Sois tranquille, mon ami.

— C'est que vous n'avez pas toujours été raisonnable : vous ne faisiez que lui donner, lui donner... Vous me l'avez toujours gâié. C'est vous qui avez voulu qu'il reçût de l'éducation, qu'il allât au collège!... Si on m'avait laissé agir, moi, le jour où il a eu ses dix ans, je l'aurais mis au service du magasin. Je l'aurais élevé, non pour lui, mais pour nous; il n'en aurait pas su plus que son père; il y aurait moyen d'avoir raison contre lui, nous serions les

maîtres, et ça vaudrait mieux pour son bien et pour le nôtre. ••'"■•

Monsieur et madame Perrot s'étaient occupés toute leur vie, comme on le voit, à amasser sou sur sou pour faire une fortune, une grosse fortuneà leur fils unique; mais, pour apporter.quelques bons gèrmès dans sa jeune conscience, pour lui donner les plus simples notions du bien et du mal, ils n'y avaient jamais pensé, les bons parents!...

Le marchand sortit, l'analhème toujours grondant sur les lèvres, mais, à l'intérieur, joyeux autant qu'un homme qui s'échappe d'un piège. Celte retraite dérobait l'autorité paternelle à une humiliation trop flagrante. De plus, elle lui garaniissait dans l'avenir la faculté de protester contre toute capitulation désastreuse qui pourrait suivre son absence, et d'en accuser uniquement la faiblesse de madame Perrot, constituée responsable. Si le fils échappait, la mère du moins restait, sous le poids de la remontrance. Pour un chef de famille, pour un mari qui comprend sa dignité, c'est quelque chose.

— Or ça, maintenant, à nous deux, dit Raymond à sa mère. C'est de l'argent qu'il me faut.;

— Il s'en prend à cette pauvre femme, à présent, disait tout bas Fortuné : oh ! le mauvais coeur I

— Vous avez entendu ce qu'a dit votre père, répondit madame Perrot.

— Mais mon père ne sait ce qu'il dit.

— Il a défendu de vous rien donner.

— Tu es à la tête des affaires... car c'est toi qui travailles et non pas lui, quoiqu'il s'en vante si fort...


LE SALTIMBANQUE.

33

Le misérable plongea" à la fois de l'oeil et de la main dans le Irésor. — Page 34, col. 2.

tu as la signature, tu tiens la caisse ; donne-moi de l'argent!

— Vous avez pu l'entendre aussi bien que moi : formellement défendu.

— Tous les fonds de la maison te passent par les mains; de l'argent!

— Mais, Raymond, vous êtes déjà en avance de deux années sur la pension qu'a fi::ée votre père !

— De l'argent!

— Sans compter que je l'ai doublée en cachette.

— De l'argent !

— Et ce que je paie tous les jours : des mémoires de taiUeur, boîtier, sellier, que saisje?... .

— De l'argent !

— Ecoutez, Raymond, vous avez toujours été un mauvais fils. Dans votre enfance déjà je me consumais à dérober vos fautes aux yeux de votre père. En devenant homme, vos torts ont été plus grands, et mon indulgence a grandi avec eux; j'ai toujours été forcée de réparer vos folies; quelquefois... j'ai honte de le dire, vos bassesses... Quand je pouvais les cacher à tout le monde, j'étais heureuse; quand votre père les découvrait, je souffrais ses reproohes> ses mauvais traitements sans me plaindre... Et maintenant votre conduite est pire que jamais... Voyez, Raymond, quelle existence vous me faites : je passe les journées à excuser vos extravagances du moins mal que je puis; la nuit, je ne dors plus, je pleure et je me fatigue à chercher sans cesse quelque nouveau moyen de regagner l'argent que vous êtes-venu m'enlever.

— Eh ! je sais bien tout cela !

— Quand vous avez obtenu de moi mille francs, j'avoue à Perrot cent francs, et encore il me faut rn'attendre à une scène affreuse. Souvent il s'oublie au point de me frapper. Cela ne lui était jamais arrivé avant que vous eussiez pris votre train de vie; vous avez mis la discorde, l'enfer entre vos parents... Et puis je Irompe sans cesse mon mari, je le trompe sur tout : dès que je trouve ma belle, je vends le trois-six à un prix plus cher que je ne lui dis ; la dépense de la maison, ma toilette, je lui porte tout au double. Ron Perrot! j'agis avec lui comme en agirait une malhonnête femme, et pourtant Dieu m'est témoin que je n'aime rien au monde que mon mari et toi, méchant garçon !

— Ma mère, avez-vous tout dit?

— Je passe pour riche dans le quartier, et je suis plus pauvre que la bonne qui me sert. Tout ce dont j'ai pu me délaire sans que Perrol le remarquât, je l'ai vendu. Mes beLes poires en diamants du jour de l'an de cette année, il ne se doute pas que c'est déjà du strass qui les remplace. Le cachemire qu'il m'a donné à ma fête, il croit bonnement qu'on me l'a volé. S'il lui arrive de dîner en ville, je profite de son absence pour supprimer ici le second plat et le dessert. Les commis et moi, nous ne mangeons que du boeuf, et le pauvre cher homme n'en sait rien. Eh bien ! pour tout ce que j'ai souffert, pour tout ce que'j'ai fait pour toi, m'as-tu jamais dit un seul mot de tendresse?... m'as-tu une fois

Montinartre. — împ. Pilloy. 3


Ltif^T$$A$ÛJJE;,

seqlemerf^embrassée-rdc;. bffjl::SffiiM::?<«ïAli b §S^aï ni;'aiyajj consolée dejout!-:^ -W: îoîuuiof -ao's il \ ■ ;< ElcicsjanneSj^enaient^iiS^les y.eux.de4a pauviiol :feu)n5e,,.;p,.';.,.: ,u?.-, .-.- .v> -::- -" ■;:■•■'.■ ->.j ::w:-::".-z : ... R'ay^9rt|,1iayec spn;pèf,e;i,: noyait été qu'insolent, j raili/jupiî-maiScayee -.s$:MH%* '$■ admirablement: ;boi|nçvi|;|seijsen'a|t méchiflfj mpyais coeur. Hon;- [■: ;teux de. lui-même,,;spn ifj^ffifj Journait contr^jga : merejnl, .s'animait au n]|j ;.jjjj| '$a propre mfei^- l celé ;;,il.se.n;tail(!^ cerveau^ç, ?

y -T^Âxjupi seryent,: tpuje| «g§ gai'dles? djtrilft'iWfi ï -voix..souV^e-quandj,e^ejflfji|fii jjp l'argent,Pfr wM«t •; pas un sermon. A'.'^U':. ■'■*■'■ t 'S. 5

-^..rr-,E,^!biep4m^nl>i8M'*«:>*'^'Dl)ieiî: te/fa^drait-il

donc? "" ' ' ' ■ ' ' ' '."'■' i^': :.'.:'n',\. r:-;::; ;

..-,. —PPfl^fflijUjnfîpC^-i,--,.;: - ; -•■■■/■;.■ j-■'■ ...

'--^ml^é^u.L.^gl;^ |ûinrf|,f^pi;tle.|nf i fir.e.u;(Ë]fe^}iijlf,d|fls;;N È0s|e.) Tjép,- ¥PJJ|.tput : ce que, j^i,fi,,gig.„ %|if,ce; qui m>ppâ^it' et} pr,o- : ;pro d^s Jft^lijfÇiî jJ^que je gardaîis ^r. mes be;sojns J^gi^}|3r|arir;"jr,a trejf |)^1!^ pièfp4'pr, ..q'iiç^ftës^cg^',,^,!--,.,^'.',, . ,'--.-,

::i;R^rn|njj^J^g&é,ré",r# ##3. #'e> Sfr^ha I* ,bpùr;si.aji,'jpa4fls;i et la jeta viplemjpent

isw$.pplj}^ c|flpt: -; -, : -à®Mi êmmêStm®!

■^ Ma^pgfl gjjgg J: §| pjjs prenons celte somme dgnsTla fjai^; |$Mr| p'fêul .-marçpéf dp :§'$$ •apercevoir,;; aujoura?|f| IfllÊ^ IlXuutaii moinj (jue je te les donne peu à pei£.. que je &])$$& # <B§Pf^ amortir le déficit dàrislés comptes'.

— Est-ce que j'ai le temps d'attendre!

— Mais tu veux donp m'exposer à toute la colère. de Ion père ?..'. Aprèslà défense qu'if m'a faite, Usera furieux contre moi !

— La clef de la caisse, allons.

\ — Il est emporté, violent... dans un premier mouvement de fureur, il peut me tuer.

— Çà ne me regardé pas... là clef I"

.: ,TTCAh! BiaUifiureuxl ...... .'.■-■-

. rr-.Là cleL. la clef de la caisse !

...Ir-r Jïli,hien.i.nofl!.dit.-3llfienfin avec forfie, tu ne i!aujasp4.Si..! ... .. ...

; 7—• Àbl je oe l'aurai, pas... ça m'est égal... .■r-< Seigneur ! s'écria madame Perrot en voyant soti fils toucher, dans une espèce d^égarement, autour du -cabinet,: Seigneur! qu'a-t-il donc à s'agiter fioaime un fou?,.. Qu'est-ce qu'ilcherche?!.. Il a déterré la boipià outils de son père... Pourquoi prendil ce marteau, ce ciseau l... Miséricorde I il va 'briser la serrure,.* . .

Elle se jeta devant la caisse.

— Ote-toi delàI cria Raymond. ,"

— Mais ce serait un ypL... un vol infâme !

— Ote-toi!

— Tu né peux te faire voleur...

— Je te dis del'ôter! ':' :

. Une. menace horrible éclatait daps ses yeux et vibrait dans sa voix.

. — Qli! s'écria sa mère, ne me regarde pas ainsi, Raymond 1; tu me fais peur ! ■ —Encore une fois... éloigne-toi. • • — Non. .

- r~ Mais va donc! dit-il en grinçant des dents.

- Il saisit sa mère-par le bras et la repoussa avec tant de violence, que la malheureuse femme alla rouler sur le carreau : sa tête frappa contre le pan-neau.de

pan-neau.de porte, le mouilla de sang, et elle perdit cpnnaissance.

-ciRayuiondjGnp.a enljber}é^en|oùçaile ciseau-dans |i

..i^jointjdeiila, ^is^;|capp9îflipp^j?3^redpublésijiis- : qu^à cpîqjjlil 0<it fait 1 pariiv lasc.kurô,;^ alor^. le-cod- \

l[Vcr.çlp.du;:.pfff.e-f-i)rt sauta de lui-même. Lcciniséim- j: ble^Jengea-à- la loisd©;l!oeil et de la ro:aini;da-n.s'le |i

-If^gîr; il saisit oinp poignéede billets, les serra coh- ! vifiiî^ffiCHt,, lirandissaht.lp poing qui tenait lantd'ar- i

-"fpn|# foi-, oJ.-je!aniie:eri de joie de son affreuse •

jVi^çirèïll^'^J^î^ft^frpUf sor.tii'. - 'I :■■:■:/'

'Maïs jéeoi'psifesamèrese trouvait étendu devant , |ij portef et cetig figure pâle, ensanglantée, lui fer- ; (nàjt encore le ppsagp^ Dans une cruauté, intrépide, i IL avança toujours* foulà.aux pieds ce corps immo- ;

.bile.saÀs-.ie r^gar^er, soflit du cabinet: ethS'élança I jlajis la rue. ■."■ ■■■-, -■■-■:..?.-;;-!.

■',; ForUinéi lo.utl.remblant.de l'effroi de celle scène, |.âjg.,r.é;rn!J; jusqu'aux larmes, .entr'ouvrit- alors la fprïp. de-derrière contre laquelle il était demeuré fôîlé,., |.j lendit d'abord la tête, puis entra douceipeni. dans le cabinet... Il nrit la lampe du comptoir,

.j'apprp'cha du visage de madame Perrot, vit de faible^ tressaillements passer sur ses traits et le sang couler encore de sa plaie... Il chercha un linge, de l'eau, l'ijssit par terre, et, posant la tête de la pauvre femine §ur ses genoux, lava délicatement la fente qui s'étalî jfajte au front, et pressa ensuite cette pau'- y|'è"têts dans ses mains avec une tendre compassion.

•''"' La fraîcheur de l'eau avait un peu ranimé la malheurepe femme. Elle sentit ces mains affectueuses qui la soutenaient, ce coeur qui battait près d'elle, cette larme de pitié quLtombait sur son visage... La pauvre.mère sentit un souffle de tendresse l'envelopper; f... Elle soupira doucement', sa poitrine se dilata, les couleurs revinrent à son visage.

Quand Fortuné la vit près de rouvrir les yeux, îl la souleva, la posa dans un fauteuil, appuya sa fête sur le dossier et s'esquiva à l'instant, retournant se -cacher dans'sçn trou obscur, pdurque madame Pèr1rot ne sût pas qu'elle- devait ces soins à un étranger*. I Un instant après, M.'Perro'trenlra. Tandis que le marchand tempêtait, fulminait devant sa caisse brisée, Fortunée ferlminàit son marche avec lés commis et reprenait le chemin do son logis. '

UN CONGÉ.

- Au sortir de la maison. Perrot, Fortuné courut chez mademoiselle Simonin. Il brûlait de raconter ce que le hasard venait de lui révéler. Sans'se rendre parfaitement compte de tout l'effet que cela devait produire, il entrevoyait que cet effet ne pouvait être que très-défavorable à'M'. Raymond. - ' ' '

Cependantil songea que la bonne madame Periiot mourrait plutôt que dé laisser savoir aux: étrangers le mauvais traitement qu'elle-avait reçu de son fils et le vbl qu'il avait commis; il se dit qu'il serait bien mal d'augmenter encore les chagrins de cettepauvre dame; qu'il ne parlerait donc ni de la brutalité de Raymond envers sa mère, ni de l'effraction de la ^caisse, mais seulement de la mauvaise conduite ;du fils Perrot-, qui devait être connue de beaucoup de monde. •■ ■■ .;

L'intelligence deForliiné et, surtout', son expérience des hommes, n'élaient pas de force à apprécier chaque détail de la scène qu'il avait entendue, et, par conséquent, à les reproduire avec quelque fidélilé, d'autant plus qti'én eh dissimulant une partie il.s'embarrassait encore dans son secret. Cependant, de sa


L#MïMra®usy

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~mo}$êM'iSimpniïï 'que^sp 1 isagaci té:de célibàta lié; Wa-jsure avait été 1 mise, en défaut' par ; un" iiBërtinyt'du-va nt des ■ iii teh tions: ma u yaisps -sans don|.p,' jpnis^ti -i 1 «s'était-introduit sous le voile d'un perfide inc(igiii,l'ô. - Itonriétte;vpyait ayanj, toùt.ùn.te ;i:Bahq(uâjit de-res'pect poûr'Ses parents pt lpiur- causant du, cliag-r-ijiy : : ■v.'■«'-. 'C'est un bromrne.d,apg€reu-xr;..diJ:';fl.ademoisell;e Simonin ; un homme qui m'a jouée ;• pi) homme a qui jpne .dôiS;plus laisser mettre le pied-pliez moi.. - :i- Voilà ce que j'ai pensé, ajouta Fortuné; qui itvbjt peine à contenir sa joie. -o -~ Pour qui ce petit mpnsieur npjis prend-il.dpne? #éas verrez qu'il faudra' que j'élèyetout exprès des jeunesses pour le plaisir de monsieur ! PariCe qu'on <h'S%as le bonheur d'être aussi riche qu'eux, ces %en:s-là s'imaginent qu'on doit.manquer d'honnêteté. Fortuné, vous ne me refuserez pas un service, n'estce pas? Vous demeurerez ici demain à l'heure où il .a l'habitude de venir. Je ne veux pas que l'une de nous,.Henriette ou. moi, soit exposée à lui ouvrir la porte. Pour mon compte, s'il fallait le revoir, je suffoquei'ais décolère. Un homme vaut mieux pour lui répondre- : Nous nous enfermerons dans la seconde chambre'» tandis que vous lui direz qu'il n'y a personne,., qu'il se dispense de revenir... que nous sommes déménagées, tout çe'que vous voudrez.

— Ayez l'esprit en repps... .11 faudra bien qu'il comprenne.,:, ...

■: ■— Un homme qui a des idées semblables! un homme qui nous a jugées comme des créatures 1 tin homme qui se déguise, qlui fait de nous ses dupes! ", -~01i ! si cela-se pouvait, murmurait Fortuné, je dirais bien autre chose..-. Mais non... non... Pauvre madame Perrot, va!...: ■

- —Qu'est-ce qu'il a donc à marmotter, celui-ci? reprit mademoiselle Simonin... Mais n n,. non! tout calculé,, je veux que M. Raymond passe :par mes mains,., j'entrebâillerai : la porte moi-même... Je lui jetterai son fait au :visage ; après quoi, je nie donnerai la satisfaction de la lui fermer sùlr le nez.

' — Vous en tomberez malade, dit à; son tour Henriette. Je penseque vous pourriez vous contenter de lui écrire deux mots : cela serait plus digne..'.' M. For-: tuné demandera son adresse à la maison de son père..

Le conseil fut suivi et la lettre remise à Fortuné, qui promilde la.porter au: domicile de M. Raymond, En recevant cette missive , sa figure s'épanouit radieuse.-

;i.ôrr- Vous nous rendez un vrai service d'ami ! reprit aniadèmoisetlé Simonin, un de cesservices que l'on n'oublie pas... Ainsi done^ajouta-t-elleaprès un moment de.silencej dans la maison de son père, ça vous .•a-.paru cossu? . ...

r^.'i-T:Jfs":ne-pârlen't que par.dès mille francs, des dix Mille francs! des vingt mille francs!... J'en avais peniu{larespiration l - ■': sb^ïÈl il a voilure?

wl ** Uni tilburyI comme ils disent... et pas numéïèl&Jivi'.ï.-'..'-. . '.' i: ■ • . : ;■■:,

&b-fe.Dan.s certains moments, à certaines choses, j'ai deviné qu'il était un homme comme il faut. J'ai tin cbupid'oeil infaillible;.je ne-me suis jamais trompée sur d'air: comme il faut. - :

i —->;Âvant une heure il aura votre lettre.

nMfPorturié se. frottait ; les .mains dans unaeeës de jubilation. , ■■-■■ -^-.Remarquez, Henriette, qu'à vrai dire ilii'a pas

«o%l pWcïsénleïi'tKilbus tromper*je^'eri'aùKâis-dêfiê. \ Il s'est annoncé comme peintre :-' était-ce à dire qu'il : °iië:f;M $as4in; homme comme il faut7.^-Jê-corinais \ certains peintres à qui on ne peut refuser un air ; nourgeoiç;leflont à fait bourgeois V.-.'. Peut-être il s'a- ; •'mùs'ê-à manier le pinceau dans ses moments perdus... ■■ .1]-nous a-tu son nom de famille,•maisll nousà livré ' son'no'm de baptême... Est-ce notre faute si ce nom : de baptême ressemble à un nom de famille?... Les monsieur Raymond et les madame Raymond ne sont ; pas chose rare... Convenez qu'à nôtre place tout le I monde aurait été pris. On nepeut-pas- nousrepro- I cher d'avoir été vraiment dupes. -:::00.''-,-'?'..:: * ' " i -~ Qu'importe! dit Henriette;-vous l'avez congé- : diô; tout est fini. , ... '

— C'est qu'alors il se trouvé un .peu!moins 'coupable.. ,.Qn ne peut pas dire que ce; soit réellement un homme qui se déguise... Peul-ltrè c'est une timidité délicatQ quj l'a empêché de nous avouer tout cpqu'il est... peut-être ses intentions n'onl-.elles pàs:;éié aussi mauvaisesqu'on pourrait croire, car enfin, Henriette,, ni vous ni moi ne ressemblons à ces vilaines coquettes qui tialtent un homme et vont aù-dèvant -de ses espérances .. 11 est impossible qu'il nous ait prises pour des femmes à allures.,. Le hasard lui a - donné occasipn dp causer avec nous et de nous être utile chez le cousin Gouju... Il aura goûte ma conversation... Ce motif seul aura suffi pour l'attirer chez. moi. . .

— Cesser de le voir, reprit Henriette, est le plus prudent. .

—-Qui dit le.contraire? Croyez-vous que je sois femme à.revenir sur une résolution?.,. Il est congédié, et bien congédié... C'est égal, il est flatteur d'avoir eu l'avantage de recevoir pendant un certain temps, dans son. intimité, un homme comme il faut, un homme qui a voiture, et un homme aimable! car, pour ma part, je ne rougis pas de l'avouer, je lui ai dû des heures délicieuses! Il faut la .découvertequ'a faite celui-ci pour... Quand je. songe que ce garçon S'est trouvé justementcolié là contre celle porte pour surprendre la conversation de M. Raymond et de ses parents.... Mais, savez-vôus, monsieur, que c'est très-mal ce que vous avez fait là! mais très-mal !... Qu'est-ce qui s'avise d'écouter aux portes?... Qui me répond, que vous n'avez pas aussi l'habitude d'apporter votre oreille à ma porteI? J ...,-. . — Obi mademoiselle ! s'écria Fortuné, glarmé de la nouvelle direction, que prenait le,courroux^de la maîtresse de la maison, comment pouvez-vous penser?... - '...,.'.

— Et puis, qu'allez-v.ous faire chez M. Perrot? je vous le demande... Vendre de l'eau-de-vie que vous avez entrée en frande! Ne voilà-t-il pas un honorable métier !... Savez-vous, monsieur, que c'est aller contre la loi? que c'est se mettre en rébellion contre la force armée?... Quand je renjrepar une barrière, 'moi, j'ai toujours soin de tenir mon cabas bien ouvert, pour que les commis puissent voir jusqu'au, fond!... Sainte Vierge ! faire de la fraude ! je croirais fouiller dans la poche du gouvernement I., .

— Mademoiselle, se hasarda à répondre Fortuné d'une voix tremblante, tout le monde n'a pa.s vos scrupules!... L'eau-de-vie que j'entre, M, Perrot me • l'achèje... M. Perrot «fait donc aussi de la fraude?

,r- VoyezTVOUs, l'impertinent! §p comparer à •Mi Perrot! un gros négociant richissime, pt dont lp., fttsalyôilnrel.i. M, Perrotne faitpas la frapdp, mon- , sieur !... il en profite... Je vous le répète, vous avez, ï


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.là,un fort vilain métier, unmé!ièr(:qufséh'Plà~'pftson !

^'i<ifF^r|lifil,fçj||rn''^s de nouveâu^se'-Con'iïéttâK'dè':''ie^èt"'"le^1i^eti,xJVers.

nouveâu^se'-Con'iïéttâK'dè':''ie^èt"'"le^1i^eti,xJVers. Hèn'..nette, commp pour ^appeler .a son equite.de la. senl.flénppj^rfïalV âxii'patfonne. '■;■"-" : ' "~. ''".. _;__:c'psf jiiff.ttètiér/dit-èlle, où. je suis fâchée d'ap"' prendre:'Q\i£voùî%ïés "engagé : il me semblé qu'on

fié petit ^faire'qu'une mauvaise fin.

,<., EJ Fortuné vit encore ;dans les yeux d'Henriette

' ; ce *'re.^srà''tn£s(e^ qoï^paraissait à chacune des inno:,

inno:, idbnï j l'se, î*eridai t coupab 1 e. :

: ,',',_. ^ijisquf jer^ii)è'd:èc'idéà un, acte de viguéurj rè-p

rè-p ma de'ipqi'seî fc^ 3 "S ittrP ni p, p e n d a n t que je suis en

ir.aipià'p.bjîré^riâ; s8c^Mfe,;ii lié m'en coûtera pas da. varii%ë"dé%^ Dorénavant, je

no/veùX"flff ,%^f^4^AcT Nombre même.d'un çliar.'.pea^à']hv9wnï^.??(p^p)^.9'.ûé, sans nous avoir rien

dit', sans nous'iàvoif'èn rien consultées, monsieur a

!cpn|mënpeen"sOUrnb'is son joli métier, monsieur ne ' ,pariait pliis ici, qïj'cï sa cpnveriahce, à ses heures, et ', non aulx niienires,^ll.ti'y a plus rien à espérer de

§à icpmplàisànce'r... : Monsieur peut se dispenser de '-nousRapporter'.de!nô'ùveau| son visage. "!':'' _-: Mademoiselle' Siinonin, comptez qu'à l'avenir

je sprai à vp? ordres;,., toutes les fois que vous m'appèilerez...là

m'appèilerez...là

— Non, non... allez à votre fraude!... Je vous défends de remettre les pieds chez moi. Estimezvous heureux que je ne vous fasse pas chasser aussi de votre chambre, dont vous gagnez si malle loyer... J'ai eu là prudence d'interdire ma porte à un homme aimable, dont le seul tort est d'avoir une voilure... j'aurai bien le courage de chasser un méchant fraudeur! un écouteur aux portes!...

Et, dans l'excès de sa sagesse, elle poussa de ses : mains le pauvre diable jusque sur le corridor.

Derrière là porte refermée, Fortuné considéra d?un oeil morne la missive à Raymond, qu'il n'avait cessé de,tëriïr à la main :

— Cèiiaïiiement, se dit-il, il aura la lettre; mais 'je ne hi'àtténdais'pas à payer son congé si cher 1

LES FRAUDEURS.

Après ]a lettre portée, Fortuné s'était retiré dans son grenier, où il s'abreuvait de son chagrin. Madeleine vint lui rappeler que le jour baissait, et que cette nuit était la nuit fixée pour la grande opération projetée depuis longtemps avec de nouveaux associés, et qui consistait à introduire des barils par-desSus le mur d'enceinte de l'octroi. Grand fut l'élonnement de l'active fraudeuse de ne trouver que froideur el refus dans le collègue la veille si zélé. D'où venait ce caprice?

— Elle la dit : « La fraude est un métier où l'on « ne peut faire qu'une mauvaise fin ! »

— Las 1 mon garçon, qui vous a troublé ainsi le cerveau ?

— Elle!

__ — Qui, elle?

" —Elle! mademoiselle Henriette.

— Je vénère mademoiselle Henriette... je lui ai dû souvent le pain de mes enfants... mais elle n'entend rien à la fraude... 11 est facile d'en dire.du.mal, \ quand on a, comme elle, un meilleur état au bout de ses doigts.

— Arrive ce qui pourra : mon parti est pris...je: renonce à un métier qu'elle blâme I '

^"îLésWMsCànèés ^pliisèés, ïMadeietn^ me\ s'attacha ;

"'plWs'-q'u'àvpiquer làf.g'éhérôsîté;£deffoîCûnèi Ellèrre- I présenta la parole donnée aux nouveaux associés, » qui, 'de'é; lofs,'avaient droit de cornploi? sùrlecon- j

; côuWdé son argent; -■:-:--'- :-':- ±'■"■ '■'■ ■?:■& £-1 îhnû } '• ;"-*•"' Chose pïomisev chose due, répondit le -loyal : camarade. Emportez hïén argent et employez-le ; dans l'affaire à votre guise... Si la chance tourne mal, je ne me prendrai de là perle à personne.'Si elle tourne bien, vous me rendrez ma sommé. Je ne prétends rien dans les bénéfices.-..'-.

— Mais vous avez en outre promis votre per- \ sonne... Faute de vos deux bras, l'affaire n'a qu'à manquer... ce ne sera pas votre argent seul qui sera - perdu, ee sera celui de tout le monde.

— Allons donc! vous m'aurez encore pour ce soir... mais, je vous le jure, cette fois est la dernière. - ■'.:.'

Vers l'heure de minuit, les fraudeurs, au nombre de cinq, se trouvaient réunis dans la carrière abandonnée, derrière la maison de l'épicier de Montrouge. Madeleine et Fortuné se présentaient avec candeur dans leur robe d'innocence el sous leur véritable nom (Tronche s'était mis au lit, où-certainement l'inquiétude ne lui permettrait pas de dormir jusqu'à ce que sa femme revînt lui apprendre le succès de l'expédition, succès auquel il avait bu copieusement). Les trois autres, vieux'routiers, dérobaient avec prudence leurs antécédents derrière des noms de guerre. ':■:■■•

Le nom de Bambocheur s'adaptait, par une malicieuse antiphrase, à un visage d'un pied de long, blême et sinistre, à nez à bec de vautour, avec des yeux ronds et jaunes... Un colosse au poitrail de taureau, au col court, à la face ardente et colérique, avait pris nom Hercule. On désignait sous celui de La Poigne un petit monstre à face de hyène, à carrure épaisse, au torse long, aux jambes courtes et-arquées, mais dont les bras musculeux descendaient jusqu'aux genoux et étaient armés de formidables poignets!

Les heures précédentes avaient été employées à remplir les barils de trois-six acheté.cruche à cruche à l'épicier. On les plaça dans deux hottes, en prenant la précaution de les masquer d'une vieille toile. Ces précieux mais lourds fardeaux furent confiés aux puissantes échines d'Hercule et de La Poigne : tous les deux formèrent le corps d'armée. Madeleine, qui, grâce à son sexe, devait le moins éveiller les soupçons, eut l'honneur de marcher à l'avant-garde en éclaireur. Fortuné., chargé d'une sorte de grossière échelle de corde, et Rambocheur, muni de quelques objets qu'il qualifiait de menus accessoires, mar-: -, chaient en queue el assuraient les derrières, c,. ■ .

On avançait rapidement.

— La nuit est belle, dit Hercule; il fait noir comme dans un four!

— Laissez donc, répondit Rambocheur; j'aime, mieux une nuit tianquille, avec sa bonne obscurité, que ces temps chargés de nuages, où il fait bien noir un moment, et où le tonnerre nous éclaire tout.à coUp la face comme la lanterne d'un gabelou. ., ,-•■,

— Le camarade a raison, dit La Poigne; voilà le feu du ciel qui s'allume là-bas, et le tonnerre commence à gronder. : -

Madeleine fit le signe de la croix.

On suivait sans façon, à travers les champs, une diagonale hardie, foulant sans piliè trèfle et luzerne, feuillages de pommes de terre et de betteraves. Ce


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ïcheinin peu légal;; oulr.e qu'ilétait le.,pl:us,;cput;t,pré-i "ïseniùît le moins de:: chances-, de fâcheuse'j'encpn-j , rtF'éi-^n.-.ô' --;;.;trv';:;'- \.-:: ,:r ■ •' "- '•:■-- -•';.-..; .;!;• %<.'>•■] '■■ -f;.:cTout ;à- coup,' cependant, •comme on: filait sans' bruit le long d'une bicoque isolée, don;t la sombre: ::masse:av.ait fourni un point de direction, Madeleine,; ^ qui'achevait à peine de. dépasser l'exlréinilé de la-fa-' çade.j s'arrête.et lance à demi-voix, vers le corps : d'armée, un signal d'alerte, un psitt! prolongé! Le corps d'armée, fait balte et demeure immobile. L.'éclaireur avait dépisté un homme rôdant le long du: mur de côlé. ■:....-.•

;— Psitt ! répète. Madeleine. - , .Ne voilà-t-il pas qu'à son psitt! cet homme est accouru à elle les bras étendus et semble vouloir l'y presser. Sans oser crier à cause du voisinage de la maison, elle recule de quelques pas. L'homme la suit empressé, et tous deux viennent heurter le gigantesque Hercule, dont la nuit double encore les imposantes proportions. Sur le sein de son robuste associé, la fugitive trouve un refuge, tandis que l'ennemi, qui, terrifié, a fait un saut de côté, tombe dans la serre droite du terrible La Poigne et subit l'étreinte de cinq doigts de fer appliqués à sa cravate. Fortuné et, peu après, Bambocheur, achèvent de s'assurer de sa personne.

— Père Conrad, disait d'un ton suppliant le captif en se tournant, autant que ses gardiens lui en laissaient la faculté, vers le groupe du redoutable Hercule el de sa compagne, demeurés à distance; père Conrad, assommez-moi sur place, tuez-moi; le Code civil dira : C'est bien fait ; mais respectez.votre épouse. Devant Dieu et devant les hommes, père Conrad, votre épouse est innocente.

Hercule avait la langue moins prompte à la riposte que le bras. D'ailleurs, tout autre à sa place eût été embarrassé de répondre à cette apostrophe, dont l'application n'était pas facile à saisir. Silencieux, il

_se contentait de soutenir du bras la belle ép.orée, et de l'autre d'exécuter avec un pesant gourdin le plus effrayant moulinet, déterminé, de quelque sorte que fût le danger, à laper dur et à n'abandonner son trois-six qu'avec la vie.

La Poigne, sans daigner écouter, interrogeait vivement de sa main gauche, où reposait son gourdin, la poitrine de sa proie, avec la pensée arrêtée de donner suite au mouvement strangulatoire préparé par la main droite, pour peu qu'il reconnût sur cette poitrine la ligne de boutons de métal et le frac des co.i.misde l'octroi.

"■'■■. Le captif, toutefois, ne cessait toujours de répéter en s'adressant à Hercule :

•■'.::' —Tuez-moi, père Conrad, mais respectez voire épouse. '

Le prudent Bambocheur, qui, à tout événement,

"-aimait a se sentir léger et les mouvements libres, avait d'abord pris soin de se débarrasser des accessoires en les jetant sur le banc de pierre de la mai.son:

mai.son: le fléau de la bande, rassuré enfin par la voix juvénile et l'accent suppliant de

l'inconnu, fut le premier à soupçonner, dans sa sagesse, qu'il y avait quiproquo, mais non sujet de prendre l'alarme.

— Paix donc ! braillard, dit-il à la victime, j'ai l'oreille délicate. Plus bas ! plus bas !

— Mon cher monsieur, reprit le captif en baissant de plus en plus la voix, faites une bonne action,; ôtez-la des mains du père Conrad;, ce. n'est pas elle: qui est la coupable.

I -C— .Et.qU.i,;ÇOUpablp,?, ..,,. ..^i^-. ,.;,.;:v ,„,-,: .:,: J| j

'-- Moi,' moi. ,^_mpn f^ ...suis, un,scélérat,,-. Hèja^î'depyîs,,-^^ytergëâ'japiîl de!

l'an dernier q'.u e j e dem eùre. da ni, icétje .maison, dans j . Ip.marais du père Conrad,, étso^Spjéjnêiné toit quel

madame Conrad... Qui aurait' jamais djt*qyè.Jécqupt,• ..le petit Jacquot, rapprenU'.lmara|çnér^ pensât a de;

telles choses!... AhI. je 's.ii.is'n,i;',s'céi,é^i.DnI;:..niais,!

au nom du ciel, ôtezTla ;des mains Idu père Conrad, j

— Plus bas, pleurard'!\. ^'': '7 ^'"';''..:..!'"'*'.

— Il m'a jeté à la porte en nie donnant dp sa bêche dans.les rein3, parce qù'uh^pdie^xlcâhcan juil ■était revenu sur madame' Conraair^ét:SÛr"|mpi. 'Vieux I -jaloux! j'ai passe la,nuitd;Hiér;ieKpe|è'-,d;âujpurd'hui:

chez mon père à, Viliejuif, nlu lp,,femps nfâ duré, où ; je n'ai pas mangé en toûtVune';d.p^*^.'paiti,/Çê.ina- • _ tin, en buvant, un ami m'a, mis, éïi"tête "cette crâne d'idée de revoir madame Cprirad pbur^iiii: dire com- : bien j'aleudu chagrin. II.aém|:'unè*1ettrèViu'irs'est' chargé de lui donner, une léi.|rp^niâ'ïpi, je demandais qu'elle tînt sa porte ouverte entré minuit et :; une heure, après que le père Conrad serait parti pour aller à la halle vendre ses légumes. Pauvre chère ; madame Conrad ! La lettre disait que j'avais un grand-secret à lui apprendre. Elle l'aura cru; c'est ça qui l'aura décidée à sortir tout à l'heure pour me faire un psitt! pendant que je rôdais autour de la maison. Là-dessus, le brutal père Conrad s'est présenté avec vous tous. Il faut croire qu'il aura eu vent de la chose et qu'il n'aura feinl d'aller à la halle, que pour se cacher et nous surprendre; ça, vous le savez mieux que moi. Je vous ai tout avoué; sauvez madame Conrad! Je l'aime, c'est vrai; mais est-ce ma faute ? Depuis le temps où je n'éiais pas plus haut que ça, je suis habitué à entendre dire que c'est une belle femme... Et une femme qui a tant d'acquit !

— Voyez-vous ce dindonneau ! s'attaquer à une vieille poule coriace! .

— Je l'aime, oh! oui, monsieur,je l'aime; niais je la respecte... un mauvais conseil a causé le mal. J'avais passé toute une année près d'elle sans avoir osé lui demander un-rendez-vous.

— Butor !

— Et c'est moi qui l'ai poussé à sa perte ! Ayez pitié d'une femme que j'ai eu la scélératesse de tromper et qui n'en est pas moins innocente; ôtez-la des mains du père Conrad.

En ce moment, une fenêtre du premier étage s'ouvrit avec fracas ; deux figures d'homme et de femme apparurent. L'homme cria un qui vive? d'une voix qu'il s'efforçait de rendre plus menaçante en la grossissant. Tous les regards se dirigèrent de ce côté ; les mains qui retenaient Jacquot, le relâchèrent, chacun s'occupant de raffermir son fardeau sur ses épaules et s'apprêtant à lever le pied.

— Eh ! mais, ai-je la berlue, dit Jacquot, bien que personne ne songeât plus à l'écouter. Le casaquin blanc à la fenêtre de la chambre à coucher, c'est madame Conrad; mais pourtant la femme qui se trouve dehors, à dix pas de moi, celle qui m'a fait psitt!... ne voilà-t-il pas à présent qu'il y adeuxmadames Conrad ?

. — Passez voire chemin, reprit la.voix". . —Et de père Conrad, au contraire, il n'y en a pas même uni L'homme énorme qui m'a fait tant peur n'est pas le père Conrad; il porte une hotte; j'aurais dû réfléchir que le père Conrad n'est pas un homme à hotte; il a un bourrique!. Le gringalet


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JJÉJBMWÉMtlM

ConijàdieJe-necvoISjJlti^éïpërS'GônfàdyJo aal ailnt

ewi'Jéitiêns'itrtifosi;l:ehargé,-jë vous'én^évië1,fsff passéîi^votreïphén'ïihiiii" ^^ ' "-ïj&n avni'l sario HO

.i!#W;©etté; foispje-récôrinâis la voix* continué Jab-' qUafe|!ïdeét::Ie'petitJ?àueheux, l'apprenti qui est^én-' tré à ma place avant-hier. Que fait-il dans la &lïapî^ b,rfeie!:madamerConradvpendantque-le père Conrad esfoà'fjè iaIIë?;Je>eann'ais,la- règle dé la maison"< l'apprentiiva tous: les soirs coucher dehorst : ■ ; ~

/•r+4) Voéfc «n'êtes pas;décampes? Je vous ai -assezasfteDljs'îiFeùliioR :iiiï:iâUk :.; ;'.., •: ..:; ,->.;.;.;.» vc*

«iUoecoupïdelferf partteLes ëinq associés s'éloigne-' rent dans la direction de Paris avec des degrésinâgaux'-dp vitesse ti'Séldni qu'ils étaient plu si 0:1 moins-. peséra-ménfr/cl'iaPèés^comme une compagnie' de:perdr«au<x.HJaei(ïnofisefp'réeipita à toutés;jambesvers la route de Villejuif, rassuré sur l'avenir de madame; Conrad efcguérl, sinon-Phcôre de son amour,' du moins de ses remords de séducteur. - ; : '

j;L'tf*bSnde %ffàfoiichéé hP tarda pas à se rallier dàrtsi ijfMha'mp. Oh S'âssil-à terré pour prendre ûfir peu de repos. Cependant la pluie tombait à flots et WWge éèlataitv'-. -'0:.-J-^J'.

— Tout calculé, dit 1 La-Poigne, résumant' darisson esprit le pâsse;; j'aurais mieux fait d'étrangler.

i^-U'Eri-provfnéë; répartit Rambocherir; je ne dirais pâ^hôtf-'tn%iâ à-Fàrisj grâce à la dàmriée ■policé y cëvàccidëMF6nt ÏÏèk suites; ' '•-•'- '••' :"Mfc

. — Votre fraude parisienne,-c'est misérable, ça fait pîitïé j*a. cfïaqae pas on se croit tenu dé regarder àylé d'Un homme. Parlez-moi de la frontière. Mon gourdin"è'ri a-t-il endormi de ces gabelous dans les plaines ^iiispht en avant de Vaienciennes! en al-je â'Mlu'dânsiësilës du Rhin,'en face de'Strasbourg ètde Colmar!;. '.— Les;côiei>.',de Bretagne et de Normandie ne leur soïïl pas nbriypitis. Irês-saines.

— On les pourchasse joliment au bord de là

■.i:i.prî;L/',ajC)des^osges.ret'ide la frontière, savoyarde, ggieur.-jysut'rjenw:).;^ ,-.,;,, -; ;.-, . J

— J'en parle moins. J'ai reçu, aux environs -de Kon'tatiIieBp la-balle d'un gabelo.u dans l'épaule; el j'ai eu diurûail^eurà: Ma cour d'assises de Grenoble:. Mais les Pyrénées,\les belles; Pyrénées 1 c'est là qu'il va pjaisir'et fetuncur à travailler. Le contrebandier y -vajfranchemenlt'en plein,jour, le front levé, son fusil en bandoulière, et, dans la poche de côté du, pan? .taJ.0,n,-;spnibon couteau à lame d'un pied. Le gabelou,

■-liUijiSeîfailiîpetit^-.se cache sous une blouse, es-r pionne-etitelnd:des pièges. C'est le monde renversé : leiiconfrebandier attaque, le gabelou se défend! Àh! les Pyrénées ! là frontière! ,

î -Et, après'un.soupir accordé à tant de riants souvenirs, La Poigne," revenant à sa pensée première:! v'':i:- ~--l '.'■■■■;■'■

— Tu as beau dire, ajoula-t-il, j'ai du regret de ne lui avoir' pas serré le cou plus fort.

:;--f Jeïèp&tè qu'à- Paris... '^:rp^irn^^tëv$ién;;!ui'a'pns de n'être pas un.ïàt aëlçâyi^Sans.'cpifl, coûte -que coûte, jeiui .bâclais ion àffiiire;,..Etctiaçuhidenôus y "aurait, mis là.main, 'bm-dà l'^oiis^inon/nouvelami que l'on 'ap.pel.|ê."fjt>r;|&|^Jtrvojùs'rnvi;!cbarmàntp, vous auriez, iniilèipnj'n^i'jr.^,]t,|re'ippe1a doigt dans le,potage, je ypus^rirais'forcës de lui as'sénèi' ûn.jçoup de gourd in, sùï-;la tempe, ou de lui fourrer votre couteau dans là gorge,

it'VôT^ecGrroM feitérat,iémdnnfâiréiciÉi8êPmplïee^ ^estainé manièresdeJtravailleril si yièhuoril iuieo -Fortuné frissorinaseni reconnaissant: dassaqùelless nains ses spéculalions*de fraudeur l'avaient- conduito ifs»livrer; :'.;;<:-Q j£«"'<'i Ilnp HG; d >;...-« oîoo^ii I -Par instant iLaperceVaita cesaitroisMsinisIr-esufigUffi esi.p&étàit à la lueur d*ùn«éetaifc.. :Les brigand's;elùiiétaiént : en ce; moment à-la: lâche, portaient sura eu "s traits hideux; toute,l'expression de leuraffretixb arâpagei, toute -l'assurance! duisuccès;u dir succès julmèné aulbagne;. à réehafaud, à TënfervS^UEtfleS 'èuiduéielonflammait encore ces horribles face-sï-d'uoe .'onge sombre... Fortuné tremblait- et, quandiilaféuits *evenait 1 tout envelopper, il avait plus peur encore 1er ces terribles compagnons qu'il ;séntait f rèsade; lui sansofes voir. . .''.-' ■:r:.:-v::'v:i.n;a:.;-;:rasî ;:«>i©a:ns lès affairés de tous les: jours, reprit- La Ppigney je suis naturellement doux,: je m'en -vânte-i incapable' de donner une : chiquenaude à• uw-èn^ ant; Mais, vive Dieul pour peu que je me■'■SeMf'é'dSi la marchandise sur le dos, voyez-vous, mon' sang: s'allume; pour la débarquer à bon port, j'évenlrerais

non pérë. : ,.-:0''r;c

— Quand M. Perrot, dit Madeleine avec amèr;ume, achète notrt trois-six et qu'il nous chicané 5 sur la bonne mesure, il ne se doute pas" de ce qu'ë: ÏOÙS avoris enduré de mal pour l'entrer. - - ^: ■

— A cette heures il fait son somme, lui ; il n'âpas 3 t>esoïn: d'exposer sa peau. •

^^ Pas- rhêmë un liard de Son avoir; le richard!: reprltîMâdeleine. Et-tandis qu?ïl se dorlèttè, nous," ivèc-nos petites épargnés et noire courage, nouslul bâtissons chaque nuit une fortune.

■'•^SJe suis bien pauvre, disait à son tour Fortuné ; nais maintenant que je connais mieux le inétièr,- je aé sais pâs: vraiment si j'aurais bassesse d'en réîevoir-une pareille. Je ne verrais que larmes ètlsanf lu fond de chaque baril. : •■"* - I : i

— Vous n'y entendez rien, vous tous, dit BamboÈheur; Vous raisonnez comme- met pantoufle. -Une 1 suppôsiïiori : -qil'il cessé-d'y 'avoir ;dp borifaeë gens, Ses gens complaisants- comïne'^M.- Per'rot,'-des-gens qui achètent ànous -autres, t'ést-ée^u'àloi*s' iï(TpéUi exister dés fraudeurs; des*'Cbritrebaridrers? ToW-'Cét argent qiù^ïé'gagrierièVo'iiàî'dénè.jJerdù j'votïsja'r lousez la fortune de M. Perrot, vous êtes des-iiigràts bt des limbêcilesi^MP Perrot- rap'me; siîr nousHune belle part, soitc;! ûiiëcp'arl qui- ne^lui:ajpa's,mêmé'èotité un^soncivc^st^vfM'^fôiït-eù^rénflant'SHr^sbnaoreil^ 1er, il s'engraisse dètnlos? siiéurs et--d&'nôtre sangyià meryPiHè;^^^ mâis^ àû'fonè,i-savez-vousiqiitilL''y'vaï'dë notre intérêt de lè"fairé'riche'et 1 très-riche?'Otfm'a expliqué cela; Quaridios messieursPerrotispni dôve> nus assez 1 gros pour être élëcleurs^eomifte.'îlsi disent, ils travaillent à envoyer à la ebambrey comme j!s disent encore, à l'endroit où-se:-,fubriqHént4es lois, quelque M. Perrpt; ou tout au moiiis<de4eûrs bons amis, i Alors'des enragés;; et il n'en manqupfmalr heureusement pas, SP perméltent-i's de crier- à l'abàisséméritAdU;droit sur une denrée, ce quijruinerà-it à plàtfla contrebande; vite la masse dos M; Perrbt de %d":ré'biffér;,èt de' montrer les dents. Par elle- les droits''Sobtiinâintènùs-â Un toux honorable; un taux qÙinaissèMelà:marge âù-contrébandier pour gagner s'àTpâiïv'rë ViPi^Lâ contrebande rend M.- Perrot'bdR.-à fàïtë'là lbî;,0M; Perrot rend la loi bonne â faire-Ha éorVtfebëtîdbi IlJh'yiàquei,Etatqui perde ;ior,çonirriè | dit M. Perrot, qu'est-ce quei?Elat?-'Personnei.iN«u,s ' poi'Ws^dânsWbDuche'de-MH'PornPt'^esvaWéttes ;


mm&^Èg&ftiu

rptips.îimaismoa pain; ai moi,.:celui-dé Bambocheur,.; celui de l'honnête La Poigne^.notre pain; à fcous:est; assiiFéiAsse^ jaséet-rep.osé, Use fait .tard* relevorîs-no,ns...;^..:;'tei.::;^^ -.■'.'-:•' I:.; ■'; ;^y -I yvk-a 'E3» -J:^'?

Hercule était le seul qui a'éû't point totfrhi! son; motfdans'.ce dialogueîsp'estqlil son.Cerveau;r.éflécliiSsaitv Or, ce cerv.e&iyétéîl.J&$bre>,ttne idée,lui suffisaitàloiigtemps ruminer.;!! éri.était resté a nïéi: difer sur les. circonstances do. M rencontré. ■ , z-~ Avant de nous, remettre pp .r^tiip^ toi qui-sais, tout,: dit-il en s'adressanta.u pttbii.Ciste: Bambopheur,;: explique-moi donc pourquoi ce petit drôle s'obstinait à::m'appelerpère.Conrad? . ::'/. -,..-..'..,,. . . ,.:. ;;.

.OiKarrive enfin au pied du rtttir d'octroi, ce rideau magique derrière lequel on voit comme par encliantement le trois-six croître tout à co'ùp en valeur-.,. ■

Le 11.ornent décisif était venu. Un siiehee profond régnait de tous côtés et assurait que cet endroit était parfaitement désert. Cependant les larges' rayons dé, lumière que répandait l'orage inquiétaient les■ ' malfaiteurs, et Bambocheur répétait sans cesse : = —, Le ciel devrait bien' garder ses éclairs.., feNe qu'on lui demande des feux d'artifice à celui-là:?

On choisit un endroit favorable où le rhur,:èri se repliant, présentait un angle rentrant; Madeleineéùï la mission de faire le guet et occupa sur la ehtfùssëé le point où l'oeil, à travers M nuit sombre, peavaii deviner le plus d'horizon.

La Poigne demanda à Bamb%ehpur la, lasterfiff sourde et des allumettes (cela faisait partie clés" Siscessoires dont celui-ci aimait à se charger de préférence à tout autre fardeau.. Ils n'étaient..pas lourds, c'est vrai, mais ils exigeaient tant de soins!). - =

Bambocheur chercha autour de lui, lâla bien agréablement toute la boue du chemin;.. .

— Diable soit de la lanterne et des aliumeltes! dit-il; je ne sais comment elles se sont perdues... mais je n'en trouve pas l'ombre. ,.;•— Heureusement nous avons moins besoin de lumière ici que. dans le fond de la carrière, où on n'y voyait goutte... On s'en passera... Allons, à l'ouvrage! ■ Les fraudeurs :et les amateurs de gymnastique, les amants favorisés et les .voleurs, en un mot lous les anilha.ux dénature grimpante, apprécient lès facilités que-laisse pour l'escalade,uni angle rentrant d'une muraille,.:: /;:... i':J '.:';-.' ,.■.:'■,:■.' ,v:Éàmb:o.clienr; le .plus agile dp laijâridp;. appuyant sorfcéphineau'joint du mur, pressa, tour à tour chacun deses côtés par: un; mouvement alternatif' des éppui.es, des -cuisses et des talons, à. la manière des çamoneui's qui grimpent dans une cheminée.: Quelq-ues: minutes- lui suffiront: pour s'élever ainsi jusqu'au sommeL II portait;-, en bandoulière l'échelle de cordes armée d'un crampon ; il l'assujettit s.olïdcéïant-à lac'rête'idu mur. . : ii'Pat;cette.échelle, Hercule, le terrible et pesant Hercule,-effectua;.-sôri..ascension et se laissa ensuite .glissér'dei'autré côlé, le long d'une.corde,, jusque itî.r ;ilè' sol parisien",- dont il prit crânement possession, gourdin pp. main, répétant, par-mode d'exer,ej;ce,,. son plus savant moulinet. L.esbâril.s,fiirè;,'f ipur àjtoUr attachés à une -corde. Le vigoureux Là, Poigne les enlevait de terre et lesçonduisait le,.long,de Jgj.muraille jusqu'à la hauteur ou ses longs b,raS;p'o,u;yaietit,.;atieindre; après quoi',.ils étaient: hissas-,pà' .Rambochetu', demeuré achevai,sur la crête, et qii'd.iscfërtde son mieux Fortuné,,,établii -sur l'échelle ;dàn: ïuné^po^itipn-interniédiaire. ,;■ .•;,...■-':-,'...-;■,,'!■,•-' :,-( 'y,'-. -HiBaffiheelieur, toujours fidèle.'; à;; ses?iu«x.imcs'0d(

pijudfinceîaymlcliois.^

; entré les éou^'kon^ii^SwSsrisU^iû^Mlienc,:: |: se;rpseryant ainsi;ia M|ill|ia#déspéndrêiîhë2;i'tine 011 chez l'autre natiôd,! sefâtt quéièrdaligér niénaeev, ;ràit|,sa: droite ou à ig'gflfîé'hec:;ifelà^il pernietlait ; au, baril;, suspendu à éâ ctfde; d'âr;fi'V:pr.:id'.oucement. jusqu'à Hercule. . • :;-' .-^^rî-^ow s- ■-■:■:

—:T|Ji||-c'ela se passait daiis un Silence, complet; oii.B'gtkall. pas dit qfi'My ^ûtâme,qui vive en cet cjtilreît 5 par instant s-ëuiemehtv l'orage,: qui rayaitle c||fcdé:|ès-bandes defeu,;;Courant;aur lesfond d'un Mett.SOrBb'fè, montrait là silhouette noire du brigand à,càl|ÉttfChpn sur le hlùr'cpmmo te; diable:sur: sa ftjtîreiîé. .. no:.; ;-'-;v :■.: -':.■; ;.-.-:

;|i fî'l à pîtis enfin, qu'un baril :à-..faire passer ;. La Po'igftpf triomphant, frappé;de:jôie;, dans ses mains, ayant dé, fe saisir, quand tout k-coap 1 il se sent :Gour aoyé,.» C'est Madeleine.:. - /:;Li;»n:7 ~h ôiuo, ;

^Là-Ms... sur la chaussée..y;dil-elleà>voix.:basse, dès cfteyàux dp gendarmerie.; ,;;;j;c- m? ;'; ■,.-..-.

Là Poigiie fâëîîé un jugement terrible et transmet [S FfPKVellP à ëàiiibocheur, qui la fait redescendre à Beïctfie. ■ ,.,... >:; .,--.::;.;

"Mille tottnerresl disenl-ils, pas d'issue pour éefeatpper l îfous séinmes perdus.! -

•£*liaisMàdéîéiîie, es-tu bien sûre?,; ~; j;;.

•f-feiî pas sbsofumenl... Dans un moment où-le éîël édëtaiif j'ai cru apercevoir au loin, sur la route,, tfiïèïqtti:' chose comme des hommes à cheval... et je stt 3 SÈp^aWêv

.--Atfe:Bièz, réprit La Poigne, s'il y a en effet des. cavaliers sur là chaussée, je suis bien sûr de les entendre... 11 ne faut pas nous sauver comme dos éiourneaux avant de savoir.

■"■ Il colla son oreille sur la terre à la façon des sauvages.

— Oui, reprit-il, je crois entendre comme un piétinement sur la terre mouillée, qui n'est pas de bon augure. . ,

— Ecoute encore"; .-;•■-.;;• •.-. - Le tonnerre se mil alors à gronder si violent etsi

prolongé, qu'il semblait défier le banditi d'entendre aucun autre bruit que le sien, fût-ce; ïè bourdon dé Notre-Dame. -:-..v..'"

'. — Damné'tonnerre! jura La Poighè en:sc' relevant, .ilcrie comme un sourd !... Slais regârdeldonc Bambocheur, toi qui" esla-hant sûr ton, perchoir...':' • —-Que veux-tu que je regarde avec la nuit qu'il, fait? ■ —Des éclairs!... regarde vite..!.Vois-tu des chapeaux à cornes? ' '..■'•'■•■ '

— Morbleu ! oui, j'en vois!... ce n'est pas-un. gen4 darmo, mais tout un piquet de gendarmerie sur route... Et puis une patrouille à pied sur lebà's côté.1.'; rien que cela!... Diantre f les, amis,, c'est plus qita nous ne pouvions espérer !,-.. Défilons....-: '.'-

— Un moment ! s'écrie La Poigne, sont-ils loin ? .—A cent pas. ■ -, .....', ..... ,----'

— Alors, mille diables, le dernier baril passera ou j'y perdrai mon nom... ,.•.•■-..-■■- .>.- ,

Il soulève alors la., toniie d'eau-:de-vie et continue':

— Attention, Bamboclieurj èmpoigiiç-moiicela.... ou si. tu descends trop vite du poste, je.monlCriebaril jusqu'en haut et, foi d'ami, je te 1e:'flaiiq^e's:ur'liaiéj:pr. . À cet ordre, les deux. fràudeurs"èi;Forfonéj4è Biglent'ai manoeuvrer, mais leurs bras trénibient^ïls-'yp'

trénibient^ïls-'yp' de sourds jurements... Le: fonnerrea èêsslë, et les pas ge font entendre distinctement... Quelque

'ardeur qu'on, y mette, lé haji\ n)00te'ieiitpmen^ ;èt Tes pa^'approchent vite..!. ! !.c* . ; c' " !:"':'''.'H";


40

LE SALTIMBANQUE.

Je renonce à un métier qu'elle blâme, — Page;,36,^col. *•

Enfin la tonne a touché terre, et elle est aussitôt placée dans la hotte d'Hercule...

Mais on commence à entendre le cliquetis des sabres des gendarmes.

— Maintenant, s'écrie-t-on, sauve qui peut !

La Poigne, saisissant Fortuné par la jambe, le décroche sans façon de sa position intermédiaire el l'étend à terre sur le nez. Madeleine s'était approchée de l'échelle; d'un revers, il renverse également ce nouvel et faible obstacle, et s'emparant à lui seul de l'unique voix de salut.

— L'ancien passe avant les conscrits, dit-il, c'est ma manière de travailler.

Puis il décampe.

Fortuné s'est relevé le premier ; il pose à son tour les deux pieds sur l'échelle ; mais Madeleine, la pauvre Madeleine, s'attache à ses vêlements et dit d'une voix suppliante :

— Ne m'abandonnez pas. Si je suis prise, si je vais en prison, demain qui nourrira mes enfants?... Mes enfants vont donc mourir!...

Et l'on distinguait, de plus en plus près, les chevaux sur la chaussée,.la vague lueur des baïonnettes sur le bas côté.

— Une femme... des enfants,., c'est juste, répond Fortuné; moi, je suis homme... Madeleine, à vous l'échelle.

Et il descendit pour lui faire place.

— Peut-être, dit-il, ai-je le temps de me cacher derrière un arbre... c'est une triste ressource ; mais enfin...

Madeleine continuait à le retenir.

— Jamais je ne pourrai monter seule... ces cordes vacillent... aidez-moi... ne m'abandonnez pas... Fortuné, sauvez mes enfants !

Le bruit menaçant était alors tout près et se dirigeait droit sur eux.

— Oui, Madeleine, oui, je vous sauverai... du courage! je serai pris... qui sait ce qui m'attend... n'imporle, vos enfants ne pâtiront pas.

Et il l'aidait avec patience et résignation à affermir ses pieds et ses mains sur l'échelle.

En ce moment, La Poigne, parvenu au haut du mur, s'occupa de retirer à lui l'échelle. 11 n'était pas homme à abandonner un instrument de celte valeur, première considération ; avant qu'Hercule et lui eussent eu le temps de replacer sur leurs épaules les deux hottes chargées de barils, cet instrument pouvait livrer passage à l'ennemi, seconde considération ; enfin , considération dernière, il applaudirait volonliers à l'arrestation des deux.camarades sur lesquels il a conquis si héroïquement les devants. Dieu sait à quelle époque ils seraient en état de réclamer leur part dans les bénéfices de celle soirée I Dieu sait même si l'on entendrait jamais parler d'eux! Pour le vagabond Lapoigne et ses amis, sans nom stable, sans domicile fixe, il y avait cent moyens de se dérober aux recherches... Lors donc, La Poigne tira son échelle; il s'étonna quelque peu du poids.'

— Ce criquet de Fortuné, pensa-t-il, aura eu le temps de se relever et de s'y suspendre. Qu'à cela ne tienne, je réglerai ici son compte.


LE SALTIMBANQUE.

il

D'honneur, mademoiselle Simonin, vous rajeunissez tous les jours.— Pageï43£col. 1.

Et les incomparables poignets élevèrent l'échelle et le poids jusqu'au sommet de la muraille.

— Vrai Dieu! se dit-il alors en reconnaissant Madeleine, c'est ce cotillon qui m'arrête? Le godelureau n'avait qu'une femme à abatire, et son poing l'a si mal servi, qu'il n'a pu passer le premier!... Allons, la mère, lâchez mon échelle. C'est donc à dire que vous vous serez fait tirer par moi comme un seau du fond d'un puits... J'en suis harassé. Lâchemoi ça et retourne-t'en d'où tu es venue et par le plus court.

Ce disant, il s'efforçait de la détacher et delà précipiter de l'éèhelle; mais les doigts de la malheureuse serraient si convulsivement les cordes, ses membres étaient en oulre tellement engagés dans les échelons, que le bandit dut renoncer à son sinistre projet de rejeter son associé du côté extérieur, de manière qu'elle retombât morte ou vive, peu importait, aux mains des gendarmes.

— Celte diablesse est donc ficelée à l'échelle? Il faudrait une heure pour démêler l'écheveau. Puis-, que Salan ne veut pas de loi, va donc, méchante grive, passe de ce côté.

Transportant cordes et femme du côté intérieur, il laissa le tout descendre de son propre poids, et surle-champ détacha le crampon qui retenait l'échelle. Il se mit lui-même en mesure d'arriver en bas au moyen de l'angle que présentait la muraille (de ce côté angle saillant) et en s'accrochant des pieds et des mains aux moindres aspérités des pierres. Madeleine, empêtrée dans l'échelle, avait été retenue

retenue quelque distance du sol pendant l'espace d'une seconde; la chute n'avait eu son entier accomplissement que lorsque le crampon s'était détaché du mur : mais ce temps d'arrêt l'avait sauvée d'une mort à peu près certaine; toutefois, en touchant le sol, la douleur lui arracha un cri perçant.

Quant à Bambocheur, il était, aussitôt après le transport du baril, descendu du côté de l'intérieur. Et annonçant à Hercule qu'il allait en avant pour éclairer la route que devait suivre le corps d'armée, il avait filé au large.

Tout cela s'était opéré à peu près simultanément.

Les événements avaient aussi progressé de l'autre côté de la muraille. Los patrouilles à pied et à cheval, qui marchaient évidemment de conserve, étaient arrivées à l'angle dans lequel peu auparavant voyageait la marchandise.

— Fouillez dans ce recoin, avait crié du haut de son chevalet le brigadier de gendarmerie au caporal de ligne, c'est là où j'ai cru entendre frôler quelque chose... Et puis ces recoins sont les endroits où se font tous les mauvais coups. Moi, avec mes hommes, je réponds de ce qui tentera de déboucher sur la chaussée.

— Il m'avait semblé, dit le caporal, voir deux ombres remuer au haut du mur.

— Tâtez partout. Sentez-vous une échelle, une corde ?

— Rien... ah! qu'est-ce que je tiens?

Sa main s'était posée sur la tête de Fortuné, blotti


bmm

dans à'eslr$nje iCGinjrjacQroupi et les<genou\ au menton, tenant enfin le moins de place possible, i ,i| c, jQ'.p^i en egjftoflïe^t que-Jitt «Etendu le ernperçant dejAIadelejneif 0h ollo., o ■ - ' J

T-'ErçlenjleftjWjï <lè, derrière l'autre côte du mur, reput l#f1&ewlar$ie>3îls-iont lelus orgies, ils se moquqn(,,<lp7i3oasi'NPtt^sommcs arméâtrop* taid, la nicbéo appris. s-OTr vol, jousine teriphtfs' que f^eulol

LarpfttjgopUflp'fdie ligne pondttlèU Fortuite au poste dp |aih,iyj>ipr.e laj plus, voisine Ld, à la tueur des qumquets, il fut confionté avec Hfl homme que la patiomllû 4,éhevaJ ayaitj-eapturé et promenait a~\ec elle depuis quelques mstants-, i

Or, cot'homi^i&iaitiJiteqiiotS le séducteur îcpentanfc de madanie^Ckaii'atk >

On se rappeHa-jîeioëtjEtJpi 8e fusil tire d une fenôtie do lai bicoque rsqtekitîJie/pâti ouille de gendai mes à cheval'â^aibitiuiùfe la Ifjtande route poui accourir ati bruiti Le<fugitifrJacqtiot, que la peur et le désespoir amoureux ayeugilaient,f s'était jeîe sur te poitiarl des chevaux ptiavailjet&auôte.

La Uoupe étant arrivée deyaht la bicoque, madame Conrad,-, seule cette fois à ta fenêtre (le petit Fattcbeux salait edipsej, avait répondu à la sommation d'ooNuriauinom de la loi

Jacquoti pduiveviler la prison, avait eu l'idée d'en appeler a,madani&Conrad, son ancienne bourgeoise, quMno'rciuWart pas do repondre de ses bonnes} moeurs - Elle l'avait re'eonnn pour un fort toativals sujej que, sur sa doirtando a elle, Son" man avmt jeté à la poilc deux jours auparavant. Elle rie pouvait s'expliquer sa piésence devant la maison à une pareille heure, puisqu il aurait dû se trou\or chez son pèiîp.ïàlYi.llejùïf,' Jacquot était demeuré étourdi de lan.t)dca,ssura»l.ce,;.àu. point qu'il commençait àdoùter; sirmîjflamej-Cpijrad^n'éla.it-pas toujours vertueuse, si,; eii.'etreti'e.^lâit'ibien v-jj-it-honime. qu'il avait vu précé-. demmeii^B larfenêt-reVcôtc à côte avec elle, et si son; orpipe ^aiferépllèmènt-i'eRonnù la voix du petit FauchpÏJ^fJaequ^tiayâifc'd'admirables dispositions à:de-- Yeffl'riflp^anïfurcto^arfait;':;!,; ; ., : ;:.:.-;.:. ;-.-.■ ; îfcp& §xp;!icQi'iû.pSi taoGp,m.pagn.éeS: dp.fedites sans-; nonj|ren!ïiPi9P,&™B*as:ps;;tpu,ab&pt;es :,de- la part de. ma'l^a.. g^j}nà4r!&iirflPï<prppQs' galants -par .lesquels,: l4s(^.i^^flJï}©S<y{^B^C}aiP^tràyaiept:dùré--fpçt lpn^, t©iîjps.fi^narp.Eiitçppilîe:.d.p,;ligpe, ^attit'ôo aussi par sic 0ij,vpdéîfps!)j;élai.t'.survenue à son tour; et,les interr ripgfttpj^ps,, lp£î;Cpinii,ip.ntaîrés sagaees*; les doléances,- lpimg§fW.t§''ifi|. .aya^ent,recommencé do plus '. belle.-.- Ùnpii;e,ure/e;nfiii,iS;,était écoulée avant que.-.les-deux; p,al(i;pùilles,j emmenant le suspect Jacquot,. se.'fussent rpmisjs;,pn;;uiarche vers le ni.iird'ënceinte, lé long dljqueirie.nrjgadier se proposait d'atteindre les.frauclpîtirs.iiriy: :-p;à-; : ;.:' .. - . , ...|.Etppnez--ypus donc que les barils aient eu. ie-temps dpsyipyagpr par.rdessus les.-murailles! :.--■-•

l'ijpnftn le brigadierj arrivé au poste de la barrières Gpm,topp§a>;;commp nous4e disions-, l'instruction- de l!a,ffaif:e£.[;S'a(ir,essaii,t- ■ à Jacquot et lui 'présentant ' ÇlOiçtuné 5fjfj;)si :;:^!'-i..-L'.j.:'■■•- ■'■ ' ■•---■■ ..-■■,--,-- ;+-jj7Ti.rB,^p:n.BajssiezTyPits1oèltfi-oi;-:demanda-l-ilv-.p6u-r ayplrp Jf,ai t > pa ntip do4a handeqm, à vo:is croire;-, vous 3^rait:.ar-i4|é;et:nip|ps-téj?!:-™; .■■.-. -- :k.>:. ::.v;;6:fv âUrrf LuisT^iP'pslrppssibleinisis il y en avait uncsùft tflftltjiW^rapui,,qui ;irfa- serré. .le.cou.4'n:ft.e-fQrcé.iî.wi. ! fsrr? M^WaéufTOi ;reeonnaissez-,vous celui-ci? t-hiccf ' oJ.tîTOi-Q^WïTC ?"JejM!,:dis, ;pas; njop:.>.. Et puis ihy-ien aSjiiik^^t) S'fiaï'da t -, i?in i s,; ,tV; n PP ■ la i 1 i P ■. • un ; géa n tSi e =io' ..a^J^t.jY!a.u§jjpfl4tinHa4ei

Fortune et lui piéspntant une lanterne sûurdeyunejsi pince,-un crampon, jetés par Bamboeheur ai la pie- , miôre alerte, devant la bicoque,dc madame Conrad,,,, et trouver par les gendarmes, nous dnez-yous ai qui appartiennent ces outils d honnêtob gens' i ,,

Fortttne garda le Siietîee, bien qu il leconnût tout d about la lanterne comnie- celle qui a\ait donne sa lumieie da is la carrière de Monliouge

D'apies ce 1 silence, il fut, comme on peut le ciono, reconnu coupable sur sott îh eu

— Quel malheur, disait le bugadiei aux commis de l'octroi, que le hasard ne m'aiL pas conduit d'abtfid à un- poste- de barrîèie, une patrouille de \ous^ attires vefdetè aurait suivi à pas de loup la muiaille, a l'intérieur par le chemin de i oncle, tandis que nous , la suivions par le boulevard exleneur, eL poui le coup h s ofseattx étaient pris C'est égal un homme arrêté eri pleine course de nuit, à tiaveisles champs,,r un atftre tapis au pied du mur. et, demeio le mm, ttfl cri' . et, sons un banc, toute cette feu aille de mauvais- augure ! \oifà des e^onelllOllts' À M le juge d'instruction à paperasser, maintenant

L'honnête brigadier était content de lui-même II trouvait plus simple de s'en prendre au hasard que de s'avducr son manque d'activité et d intelligence Nous sommes ainsi faits.

^hisi la troupe de ligne et la gendai mono, clans leuV terrible razzia, avaient pris 1 innocent Jacquot et le pamro Fortune

-Tout. deu\ vîieut s'ouvrir pour cu\ la piibon du posté, en attendait qu une occasion se piesentat de lés expédier a la pieficlure de police

?.n;;'h,K';;c::^;:SAitNT-JEAN.BOUCHED'CR. .-. , ,;.;,;-;jji

'Dân'sià ùMiiicè-qui suivit cette nuft:falalé,; Madé'-- 1 leiné,ié-visage îîoir et enflé, le corps meùrtrVûrr bTagéclap'ëVrv-i'nt-ch(«inademois^llè'-Sïmdnin.-râcon-te-F'Asësdoùlêùrs -et dire en - pleuraiit éomiïiènlFoTlifiië'' s'était déYôufipour-e'ltë, éijéûmraenft;sànsîîraldo'ul;é^ï il-clévait avoir été arrêté;- pùisqùllfl^àvâït point-yé*-' pâï.ù;dâns.ta'maison. •-' v- :SÎ:'Js&,;.a ,ei,K; o .-■&•;■ &m>

è- -J e'iui avaisprédi 1/ sVécrïa jaMén'ïwisellepSïntoriitf avec celte satisfaction charitable qug'-dbiiifti âtè'jië'i; tits;esprSts:4%ucô{mpWss'è«e»l;^^ qu'ilsauroitt ton g temps balancié'écsiiitia^fôfe l'ctuipnte chàiff; je leito!i'avai,g:prédàt,.;.a!n'àîqia:s ;E@i;qù»l«méy rite*:;'! ^isr^i-yi ûifi-f-i .3! svp •■■■oiii j-miiËèmsisù

Madeleineïa'OFsiêxfflîfuâSîiuè ie;-;paW\ïe^g.a'rçtfi3p: avait coopéré à cetté'dérhfërci:;exp''éd'ttibn''mâl'g*é;JlW(î simplemefit■ pou-fetenirvune-parDle don'wéé;-o©toquiêflsa rés.oluti'ou étài^ateôléeïi'avance de rèwmeetosi am; métier q-ue'.maclrjmbisélle Henriette désapprciHKaitiEa: T:;Ile:Hriettefut;viveme:Bt ëmue.du: naalhefflj:su«Eeïïui à son protégé. Elle prit sa défense ; avee i-clafteiBil Hiant'ra içe.qtipîsaofau.lic imêmel-avàit ctein^ble^ipttis-' q.i.i'u'n-,,sQ'ntLme.»:t:d.e;-1-loyàffté..I'£wai.ttiseul^:p.e!rilë.àlt8iï point compromettre-ip-aï; son: défaut de préseniGevleiJ. intérêts d'autrui; elle lit ressoi'tir-.tQut"'ce',q:tu3;s;pu aGt&.defléyqû«siit5)0u.r;Macl'eleiine avait de géBérosité pt degraHdpuKfi.ttt. la-jeune,fille-:parvint à.-arrachpflià. l'âme sèche, de sa patronne un mouvement qui, à:,^- rig;upqn,,nGUMaiit .p9Ss.er?pour:,dé:ia Gomimisér.a.tipà,,

:,i,-^,Cîpsij^rà;iï'C]est:vi?ai, ne put s'empêebpr/i^^hjpj r^,y'ip.|iip. a 'tra-y.ers.;s:pn..orgueil de syblile triproplianj^ ff est fàclieii^q)iii'il:sait:en,lpïispn,:6p n^st,pjo);nt;,i,tti m^pJha^tiiB'w.Uit^ il.-:ét3it,,mêm,p. ajaéz sjM-yiialiie.. ïi faisa!ît.'; ji,ps.,pplltç^, commissions;; il,ïm'ap^p(a-it;?mon


LE3SIEEMfâS«Eîa : W

j la|t,(i«o°rfJfali), amPteâisè? fmanipteàB iféuu Ça êm&àib'' à'-B^rlètteil^p'm^^^daseen^-rp^<ct't'.oûwiag^y.;< gdgfialt;^ omsps-fu. «D &)Ï-Z- ■:.: ;;;.;::-: o;; ^s-iois ohoiîf

lAprésïqcré MâdëMn# lffî> partie,: pirifrappâ-denoù-^ veau à la portéMc! 3e;j;.-,:i-..-'.- s,:'.;o .-:.? I;i>^<if:;.-ijiï£MOi

^^Cé'tté'cfôif5,-'id-it' Henriette;, -c'est M. Raymond1:. , Je'feèbnrtlfis^êès 5 déùxcôtips ': tôçvtoc;bien> forlifif ;: frappe toujours èn: maître, .■'■ ■■■■.-•.'■■■ ,..'; •-./ ty^um.aiie'és't'

ty^um.aiie'és't' Après ma-: lettre 1,;., ^s'écria mademoiselle Simonin. Je; vais, moi-même ouvrir., : Il ; fcftit(ïéi(;de;lâ;te-nùev;- ■■■■ <" -'■;■ ,'■■>'-S',-1*''■ ^■>%•■■■ - ;

-Ëïteéiïtr'ouvritlà porteavecune gravité solennelle, ! sé^prôparantp'arùii 'hum! hum! à commencer amef pIrasëLp**oprelà;la circonstance, une phrasé élaborée.; dânS-'lé/Silence-de là' nuit.: Mais.Raymond,; sans lui ; laîàseWIë; temps 1 d'ouvrir la bouche ;

f^-'"D'honneur,-mademoiselle Simonin, vous rajeu- : nisïèz' tous les jours I Dans le.premier moment, j'ai crùqué c'était mademoiselle Henriette qui ouvrait,; .."••

ciuîMôhsièuK.: . '

°—Tenez; éclairée comme vous l'êtes... dans cette dpmi-tcinté..; votre taille et votre visage sont d'un effet prodigieux.

';—- Monsieur, c'est sur le seuil... c'est, dis-je,' sur seuil!...

' Tr.Je ne:çesse de le répéter : rien ne sied.comnle une. sorte de demi-teinte à certains visages, a certaines taillés i

;Jit,la prenant par les deux mains, il lui fit quitter le pas, de.la porte et la reconduisit galamment jusqu'au mïlicu'de la chambre, à la place qu'elle avaitcouliinie. d'occuper; après quoi, avançant uiie chaise, il s'assit comme il le faisait d'ordinaire entre elle et Henriette. Mademoiselle Simonin était confondue de tant d'audace. La phrase préparée commençait par une allusion imposante,à l'entrée de sa demeure,;.M.onsieur, c'est sur, le seuil-, de cette.porte queje dois vous, etc.: Aliusipji'dpiit. J^'effet serail perdu si la phrase se clébi't-aïWdâns'teur position.àc-tuèiie, tops les Lrpis étalilisautour de.la table -à.-,ouvrage. Elle se. trouvait dans' r^ejiibar.ras de ces spadassins qui-n'oni qu'une botte, une belle botte, il.est'vrai, mais enfin: unp seule, et: qpi,..c.eftec:bp|tP[pa.rée, ne.savent plus/, comment rcpiîftneirpilcaitaquer:.: ?■■.,[. 'y-S' \, "':-'-;;;:;;;., ,. . ' __ '

c-,UP tempsi) assez; long s.'éeoula:.peaclaiit'.lequeMîaymondinéscéssa-de. plaisanter ;et;d,e dire mille folios. Iltr'ayaij, jamais été pi Us ; gai-; plus; aimable-.: Sa verve ne tarissait pas, bien que la triste Henriette ne cïo.nnâ.t:iutllevattention ,à .ses jiropos charmants.,. Elle s,âiigÈajt.à la.'capti'vité de:'Fortùné, ;.: . :, : -.

-n;iMaçlemoiselle Simonin se retrancha d'abord dans uae.tâcituraité découragea n te et qui. son tait l'humeur ;^ îiiaisieiifin n/y tenant plus et éclatant; avec la'brusquerie, d'un poltron qui s'étourdit sur le danger, au lieu:deie braver.: ,.. ... ',.. .

-?HÂI11faut; en finir-, monsieur,: dit-elle. Vous, Henriette, iâïssez-nous et passez dans l'antré chambre, Jo'Vêùx m'expliquef avec monsieur.-; - . ::

vLaiPuné fille s'éloigna. -■-'■•<. •-' ■'•'■■'■'"• ;::.;. -■■-^ Vous.:nous prive/- de la Société clé mademoiselle? d'itARàyniond.; mademoiselle- ésfcependant%ohhê a fèir,-. ';.'.'■'• - -'--M '■■}'"■■■ .:'■''-."■'.::-. ■'■;;;■';:-; „

^•Mademoiselle est une. horihêtè -filleirmonsiéuf 1; eTmôr aussi je suis une honnête fille: MàintPhant.qu'e né!ûs';:'sommes seuls....vous $ve$.,i;eçù;lma*;lettré^ inbnsi'cù.r; j'eii ai; la certitude, ptcèpendàuIVi 0 ;f';; 'yjj£ Eiieest dbné clé'vous, cette leïtHè"?v' YraïîfpÔn^ j'avais'beèoih', pour lé croire,- qiië vous mete disiez!?/

pomvote©: .Jnôwpury '■ je-; me'naisaisi i un <nw&mê:ëw » douter. JilÇM^ii x.;-.'.\ .efo .eniorn el jsfiaô sûmes ,fsoJ I -^*Toat:lémoïïdt+;ffl?a 'pàssôB lëSbo'Wfieur a&^ëce- > voir une éducation comme celle de MpoRàynfôécPe perrot.J,-Quevoùlez-vôus? Oh ëèril/^cmimef-'ôft-pput. | Tr-;;Q-iii rparte du.style? fee; styieësff'àdmii'abley :ilJ'; Ressemble à tout ce qui sort dévotisîiJ il-Sstip'arfàit'J'P le stylé;; mais: là pensée- qui 'a -tlicté,la M ebtf ë/-!é'tsèiïli-^i" mèiit''qui domine-dans cespageSjîfiîdorié.iinadénioiSeltà.;.;:Jje l'ai dans ma pochée cette -mâîhéùreûs&i lettre;; examiflCMisJa .'en'sembïé;-•-''-'''•"'■'.: :>t\ \- ^■■■av'.iijz j ^àyanlté d'écrivain s'était!alarmée %ykâ6é â'mmi critique du caractère de l'écriluréiêt dU'.'s'tylêj- eettè.'' vanité^ calmée par la flagprnpnôv>sùpporta:av;eo bien plus de patience une agressidiï"dtrigéeuSeule;meiit';.:: contreia-pensée qui avait dicté/l'oeuvrëû'ia'S'i -t (■■''■■ : « -Monsieur, continua Raymondjèqui: donnait lec-3:; turë.de la'lett/e, vous êtes.mo'nsieui'iRàyBioffd'.Përrotù:et nonfpas. Raymond, tout ..courtptpommejivous avezt::: prétendu.pn avoir l'air; vouâ'-n'ètess-pas^nn peintre;':: puisque votre père est un homme richissime eique'ï vous ayez voiture; vous yoyezqueje sais tout et qu'où ne m'en fait pas accroire. Je suis une:liennêta-filie,:1 monsieur, quoique je ne sois pas, comme .vous; cle;la;. bourgeoisie, et Henriette aussi- est-une honnête'fiileV:: On sait ce qu'on vaut; on se croit l'égale de lou-t'ile monde-; :inais ça n'empêche pas qu'on se tienne ac-sa;; place, -.et on n'est pas pour frayer avec vous. .Restezdans.vos socié.lés,,. et cessez de me connaître etde.:: venir me voir. J'ai l'avantage de vous saluei* siiicè-.E cernent.;-» - -, ■ -- .-■ '•"■'■;• .-::., ^- i

i ■;'-, :■; - ; -, « Angélique SIMONIN..:«;.;;"■'■:■.

\ *~ Eh bien! monsieur, que trouvez-vous là?..;'.(ii: —- J'y trouve l'expression do la vanité la plus■ fé^q , roce. Vous vous -r.econnaiss.ez l'égalede tout lemônde,;- et; vous.a.vpz raison; ce sont aussi-nies principes;: L'égalité ! je donnerais mon sang pou r'l'égal i té.-La.' -Charte dit: « Arl. l«r. Les Français-sont égaux de-- vant la loi. » Mais en ne reconnaiSsânt''-paS;de.-supéi'ieur', vous devez vous résoudre; à ïi^avejir. pas non-, plus d'inférieur. Ainsi, niadenloiselloy dùpv.otfe' Vanité.en.souffrir; je dois dopé nie 6fûîr&-ybTrë égal ;; vous n'êtes pas plus que mon'VËt'.cëp'cn'dan^vôusï vous arrogez: le .droit de me barinir-dè'ivéti'ê fîiffisàn^ vous meirejetez denvolre' société! 'p^ûrc{iM^?;îpoHPi Uunique maison.que.j'ai le mall!ènr;cl;Woir:?un-^c#6-- riche, d'appartenir à ce que vous âppèléz'te&g.Mstf' des bourgeois:. Et moi, ai-je Songé- à;èplà;?;i?^tt''air|'e! roCherphéeii vous?,., un tour d'esprit c-fûimééh&BniêJj une maturité de raison que je:vénèro;;M'e suisse :jâ--' mais informé si vous êtes lichen ou pâuyrér'si'-vbtisl vous appelez Simonin tout court ou Angéiiqae'Siiiib^' ni n? Je ne vous ai demandé que. de mp;soùffMlCj5jM, de vous. En récompense, vous vous êtes lenué'ë'tfr' laréserve^ tandis que j'épenchaismon fimê'lottt-entière; vous m'ayez épié, avec une défiance i-nruiièusèfjusqu'à ce que vous ayez surpris lesècr'ô't déma'ifortune ...misérable fortune qui devient;uà' titré à- vôtrehaine, qui pèse siir moi comme un sceau de -répïd^ ballon à vos yeux 1 Entre nous deux, lequel, j'ô!-vb;âile -demandé, -prétend rompre l'égalité?- C'est?votre médiocrité qui. est vaniteuse'et quKrécIamédè.s1!^^- viléges, puisqu'elle refuse dréndtir:éi;âcôlô;cl'èWiiiâ ricliessequi^--se -tenait modeste: et boiihë'énfaWt;'Vous devriez mourir dp honte! -Ahî mâdémoispilë-&înioîifrii m a d e mot selle Si m oui il, - vo û s> m'a-v'è'z fait Meb: tfci ma 1 ! ;!-Rppoussée sur ce;torMih,;s'éià'tit"VU, ùne;;s'ébcrade fois enlever: l'avantage de 'l'âttâqùë, la 'boiiëe';cleîifo^ Selle, qui d'ailleurs là louange''pèflàit<à-ià'lêtepde-


44 LE SALTIMBANQUE.

meura étourdie de se sentir traitée d'égale par un homme comme il faut, ainsi qu'elle avait coutume de 'dire. Elle battit la campagne et se perdit en considérations vagues. Raymond profita de ce temps d'arrêt pour se faire expliquer par quel hasard mademoiselle Simonin avait eu connaissance du nom de Perrot.

En apprenant que ses violences chez son père avaient eu un témoin, il put à peine dissimuler son dépit. Du remords, les hommes de la trempé de Raymond n'en éprouvent pas ; mais le vice a sa coquetterie; s'il lui plaît parfois de se montrer en déshabillé, il choisit ses heures el n'aime pas à être surpris ; de plus il est des cas où il apprécie l'utilité d'une bonne réputation.

—;Celte bête brute, dit-il, qui espionne aux portes ! H me le paiera, je lui frotterai les oreilles; Il vous aura rapporté mille mensonges, le slupide! Qu'auraitil compris à ce qu'il écoutait? Il m'aura peint à vous comme un mauvais fils, peut-être, et cependant Dieu seul peut savoir à quel point j'idolâtre mes parents; car, voyez-vous, mademoiselle, les parents ! les parents!

A qui le dites-vous?

— Mes chagrins sont de ceux qu'on enferme au fond du coeur.

— Je vous comprends, s'empressa de dire mademoiselle Simonin, enorgueillie pour le moins autant que touchée de cette demi-confidence : pauvre jeune homme I

Comment bannir de sa présence un malheureux qui vient de vous avouer ses peines : mademoiselle Simonin fut d'une faiblesse extrême lorsque, pour ne point manquera un devoir qu'elle s'était imposé, elle ne songea plus qu'à gagner du temps, et parla, non plus d'une rupture complète de toutes relations, mais d'un intervalle plus long à mettre désormais entre les visites.

— Vous devez comprendre, ajouta-t-elle, ce qu'exige ma position. Henriette est une orpheline à qui je sers de mère; je dois veiller à sa garde. C'est jeune, ça n'est pas mal de figure, et les visites d'un beau jeune homme...

— N'achevez pas, mademoiselle. C'est donc à dire que vous avez pu me confondre avec ces misérables pour qui rien n'est sacré, qui se font un jeu de séduire l'innocence!... Ali!... Mais de quoi me plaindrais-je? Vous vous êtes obstinée à fuir le mariage, votre sagesse vous a préservée des éeueils; l'occasion vous a donc manqué d'apprendre à connaître les hommes... Votre paresseuse vertu trouve plus commode de les envelopper dans la même condamnation. Je paie ici pour les êtres vicieux»

Battue encore de ce côté, mais reconnaissante du bon certificat octroyé à sa-moralité, mademoiselle Simonin s'empressa de favoriser d'un certificat semblable son interlocuteur. Cette petite comédie se joue partout, à tous les instants, et toujours avec un égal succès.

— Je vous crois, continua-t-elle, un jeune homme parfaitement rangé : cepeudant, comme on ne-vit pas pour soi seul, je dois compter avec les mauvaises

. langues, je dois prévenir les propos...

— Je vous obéirai, mademoiselle, je m'éloignerai.

Ici Raymond évoqua du fond de sa poitrine le soupir qui lui servait dans les grandes occasions, soupir de l'effet le plus déchirant.

— On n'est jamais, reprit-il, si loin du bonheur qu'au moment où l'on s'était cru le plus près de l'atteindre.

l'atteindre. quelqueiempsy unUMkevun rêvéàién' doux .occupait ma.pensée»:;,!!: n'a'ipasjmanqup.aune seule fois de se présenter pendant, lèdrajefed.es vi^tre maison à la mienne. Dans ce-rêve, je;rechercliaiâ;i'amour d'une jeune fille belle et.sageipawvji'esïshnafe' la vertu ne vaut-elle pas mieux que; la;fortune:?^. Nous coulions tous: les trois dés'joùrsKranquilfes»;..

— Comment, tous les trois? '•■-.■■ .:.■•■• ::;:'..;s,;

— Oui ; elle avait uneamie, moins jeune qu'elle, mais femme de coeur et forte.de /tête..» J'attendais l'heureux jour... et ce jour n'était peut-être pas tellement éloigné, où, fort "du consentement '■••obtenu', de mes parents, je pourrais enfin confier mesprojels à la "mère adoplive de celle que j'aime lAujourcl'llui mon rêve est dissipé, mon avenir est détruit. Volts serez obéi, mademoiselle, je partirai, j'irai loin, bien loin traîner une: existence misérable!... ^ ..: ;

: Et le même soupir déchirant fut poussé une seeor.de

fois. - ■ ::;;;

La Simonin était dans la déroute la plus complète. Un mariage, sinon pour elle, du moins pour une fillo à laquelle elle portait intérêt, un mariage dans lequel elle aurait pu et pouvait vraisemblablement encore jouer-un rôle! Quelle femme, fût-elle célibataire, ne goûte de la joie où quelque satisfaction de vanité à tremper dans un mariage ! En outre, un amant désespéré qui menaçait de se laisser mourir!...' Quelle femme refuse jamais sympathie à celui qui meurt d'amour! La question, du bannissement, celle même des visites plus éloignées, avaient désormais disparu.

— Si ce queje viens d'entendre^ dit-elle, n'est point un jeu, si l'on pouvait se fier à.vous, si l'on pouvait vous croire...

— Eh! mademoiselle, répondit-il avec une brusque indignation, qui songe à réclamer votre confiance! Croyez-moi ou ne me croyez pas, à votre choix. Je vous ai raconté un rêve, et c'est tout.

11 agissait comme on agit dans toute discussion d'un traité. 11 se retirait savamment pour forcer la partie adverse à s'avancer à son tour.

— Pensez-vous qu'on ne comprenne pas à demimot! reprit la demoiselle ; votre rêve est-il si difficile à expliquer? Mais j'ai besoin que vous m'assuriez que vos vues sont honnêtes.

— Je ne réponds plus à vos questions. ; -

— Dites-moi que c'est pour le bon motif que vous recherchez Henriette. *;

— Je vous le jure... Mais proposer à une fille d'entrer de force dans une famille qui n'est pas-encore disposée à l'accepter, ce serait lui faire une cruelle injure... Je n'ai garde de'm'expliquer davantage... Demeurons dans la silualion actuelle,'et^ât tendons ce que le temps amènera. '■'■■>

— Je saisis, je saisis parfaitement, généreux jeune homme. Demeurons dams la situation actuelle, et attendons ce que le temps amènera. ■

Et elle lui serra la main en signe Jde réconciliation. .

— Comme on s'entend vite, reprit-il peu après, quand on agit aussi franchement que nous, quand de part et d'autre on apporte autant de loyauté !

Cinq minutes après le départ de Raymond, le rêve et les quasi-confidences étaient rapportées à Henriette de la manière la plus favorable. Les qualités physiques et morales du jeune homme.eurent un panégyriste plus éloquent que jamais.

Cependant la jeune fille fut peu émue, encore moins éblouie de cette révélation. Elle avait déjà pensé, comme on sait, que M. Raymond ia dèman-


LE SALTIMBANQUE. 45

idéràit'ën mariage,!et s'était souvent occupée de cette a'déeîpounarriver toujours à la repousser dans le ^fand deison coeur» ;r ::-?:: -n'EÉ-éeîmoment, on eût dit qu'Henriette, malgré •Mw ignorance duinoride, pressentait la trahison cachée soiis la 'demande ambiguë qu'on lui communiquait. Elle ne répondit rien ; son visage si épanoui s'attrista tout à coup; ses regards baissés devinrent .fixes, «l mornes. Henriette sentait toujours quand le mal ou le vice approchait, et elle en souffrait : c'était comme un nuage qui lui voilait un instant le soleil ■et répandait une ombre triste sur elle. * A tout ce que mademoiselle Simonin lui disait d'un autre côté pour justifiée le caractère et la conduite du-fils Perrot, elle répondait simplement : :; rr-Ses parents ont peut-être des torts; cependant je n'aime pas qu'un fils soit mal avec ses parents. ;?: En se retrouvant seule, le soir, elle pensa beaucoup au pauvre Fortuné, qu'elle se représenta plongé dans un affreux cachot. Et si le souvenir du riche héritier revint à son esprit, ce fut seulement pour qu'elle se dit à elle-même :

'^— Jo voudrais bien savoir si, à la place de Fortuné, M. Raymond eût été capable d'un si beau Irait, s'il eût sauvé Madeleine aux dépens de sa liberté ?

.-■ ... RÉCEPTION DE FORTUNÉ.

■'-. En attendant ce que le temps devait amener, les gommées se passaient d'une manière fort douce en apparence chez mademoiselle Simonin, où Raymond , revenait maintenant tous les jours et redoublait d'ainabilité et de soins galants.

Raymond, il est temps de le dire, était un de ces : petits messieurs riches, égoïstes et lâches, qui décorent sans gêne, pour leurs propres jouissances, ce qui sauverait tant de familles de la misère, et pensent que l'univers a été créé exprès pour eux. A l'effet de se procurer tout ce qui est plaisant en ce monde, ils" consomment leur patrimoine comme un verre d'absinthe pour se mettre en appétit, et ensuite tout ce qu'ils peuvent voler à leurs amis et aux fournisseurs de toute espèce... Car c'est dûment voler que d'emprunter, d'acheter sans pouvoir rendre ni payer; seulement, c'est un,vol plus lâche que les autres, parce qu'il n'expose à rien.

Toujours paré, lustré, parfumé, Raymond courait -les boulevards dans son tilbury. Parfois en même temps un piéton passait sur le trottoir, sombre et la tète basse. C'était un laborieux fabricant auquel on venait de rapporter force billets de M. Raymond, qui n'avaient point été. acquittés au terme, et dont le paiement lui retombait sur les bras; il était sorti de rchez lui pour cacher ses affreux tourments à sa famille, et, poursuivi par ses pensées, voyaitia ruine devant ses pas. Le brillant équipage rasait alors le „pavé à côté de lui; il reconnaissait M. Raymond plus merveilleux que jamais, et tandis que son coeur se gonflait de rage, le fringant cheval du dandy lui ■rjelail l'écume de son frein doré au visage...

Je suis sûre qu'en lisant ceci, vous avez déjà songé à quelque M. Raymond.de votre connaissance. • - ■ Celui qui se trouvait alors chez mademoiselle Simonin avait essayé de s'introduire dans une société plus élégante que celle où sa naissance l'appelait, et n'avait pas épargné les fiais pour y paraître sous un beau jour. Mais là, il avait eu honte du mauvais effet que produisait dans un salon le nom de son père ;

I il avait fallu aussi baisser pavillon devant d'insolents :. fashiouab.es'qui, à vingt ans, avaient déjà hérité de i père et de mère, tandis que lui voyait se reculer indéfiniment ce que la piété (iiiale appelle des espêI- rances... Ainsi, au milieu de ces immorales el effroyables dépenses, Raymond était encore dévoré d'envie.

Le soir de la représentation Birouste, il avait rencontré Henriette et trouvé beaucoup d'attraits à ce minois frais et gracieux. Cependant, indolent.pacha, il n'avait point songé à aller porter le mouchoir dans un quartier lointain et peut-être à quelque Cinquième étage. Quinze jours plus lard, dans une mise négligée qu'il appelait son incognito (les R..ymond Perrot se figurent qu'ils peuvent parfois prendre l'incognito), il visilait les joyeuses goguettes do la barrière de Fontainebleau; sur la porte du cabaret Gouju, Henriette lui était apparue de nouveau.

Il avait grande foi au hasard, comme tous les hommes qui marchent légers de croyances religieuses et n'aiment pas à se surcharger de règles de morale.

— Puisque le hasard, dit-il, ramène cette jolie enfant devant mes pas, elle doit être à moi.

Au moment où nous le voyons, il croyait toucher au but de ses désirs, et l'argent qu'il avait pris dans la caisse de son père le mettant pour quelques mois dans l'opulence, rien ne manquait à sa belle humeur.

Pendant une de ces soirées que Raymond embellissait de sa présence, Madeleine arriva toute haletante dans le cercle de mademoiselle Simonin.

Elle annonce, en entrant, que le timide Fortuné, rendu à la liberté, sera bien touché si ses protectrices lui permettent de reparaître drvant elles... que la prison l'a encore maigri, s'il est possible, mais lui a donné un air grave et posé qui flattera mademoiseile Simonin... qu'il attend la réponse au bas de l'escalier.

— Le brave garçon, s'écrie Henriette, je serais aise de le revoir!

— Allons, dit la Simonin, qu'il rentre au bercail, j'y consens; mais, Madeleine, avertissez-le bien que, dorénavant, il ne s'avise plus de courir, surtout pour la fraude, et qu'il ne laisse plus passer des matinées entières sans entrer voir si je n'ai pas besoin de lui.

L'habile usurpatrice saisissait l'occasion de corroborer celte fois, par un acte formel de prise de possession, son droit, jusqu'alors douteux, de propriété sur le serf.

Madeleine redescendit on courant apprendre à Fortuné qu'il pouvait se présenter.

— Quant à moi, dit Raymond, je suis ravi de la circonstance; j'ai avec ce drôle .un compte à régler, et parbleu!...

— Ayez pitié du pauvre diable, reprit mademoiselle Simonin; d'ailleurs, en conscience, au lieu de " lui garder rancune au sujet de son rapport, vous devriez l'en remercier, puisque l'explication, loin de vous nuire, a tourné à votre profit.

— Comment peut-on vouloir du mal à M. Forluné ? ajouta Henriette; c'est l'âme la plus noble.

— Vous l'ordonnez, je serai magnanime; mais c'est à vous, mesdames, qu'il doit son pardon. Qu'il entre.

La Simonin fit essuyer à l'amnistié une longue réprimande, suivie d'une exhortation sur ses devoirs à l'avenir, réprimande qui, par bonheur, eut pour dé-


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eu^Poj>tuné) rougà ti Bt'çâtifrien^ètroH.va nt là Raymond ptUl feTioSyaiifi siobïeàï avoir épuisé.;.. .Mais, «émet ^HOnijahl;iiiajbifeU)emporlB>sur tout ie;reste.- r: BoiOp^jadràsa'afaussiiôtjune foule do questions au;prl sonnïcr sur son arrestation et son séjour à la Force, iif;L;e(pa»y«è garç0a>n?avait pas prononcè'qualre pa=pples ïS'uiivieS)diip«tsVles': discours'- qu'il «dressait ai; pnbljosôusiUb.yèste cfcte chapeau de paillasse, '."chapeau avec lequel il semblait: avoir déposé toute'Sor, éloquence'; As8iSjfS§r,-:dé bord de sa-chaise el les 'niaiflS.isur.'sésjgénpsuxpiljéiaitappelè à poser, pominç naïralê.U'(v0!p'MtaU;à^fatetrenibièr età remplir d'orgueil. : ^iii;;>;.. :,; .; MV't '„,;;;,:i.

,iif,fl r.é'piejndifcdutràoins;marqu'il lui fut possible':: ■ • ; rrtrtjApA'èsîèquer.laapalppuitle >m?eut déposé-au: poste ideia kditfiècêjojebpassai? la- fia de la nuit auvioloni 0iilrè;xlciïpelit>d.aeq»t,.dont:Madeleine :vous aura -sansr4oui$: pàlilév-il-se'-lrouvait tin;étudiant-qùete çappnal idLunèlpatcoùiile avait accusé de lui avoir mal Bépbndu,-et-;unitaoiniûeivre.qu'on àvàit-rarmàssédans lenruisseâdji.Noiis «lions.qualrè eniassés'dans ce trou noir, où ,dlair\h'eiïlrait:,que par une -s'Prltf de fente SEBÉf) âgée (dans' làunuraille^ c'èla il dé qu oi ^péri i' étouffés; Jacquot et moi, nous nous- sentîmes défaillir. <Iiîé|U4îâiit.-jura;stèii,pêta ; 4'ivrogue, à:denii 'dégrisé, iiùrlajict tous; deux travaillant des pieds cl despoingfi ébranlèrent, àcqui: mieux mieux 'là .porté ^û^iPloni élflis'lapporte'resta fermée, les soldats né-s'éveille^- re.nl^ppîntj'iout'celà liiil bon.'Quand partit le'jéap, oli Sôëoua i!iyrogrie, qui s'était 'étendu sur- |ê;! carréauVT^a'V'alt achevé déctt-ver son vin : tout transi ètiionteux.iilbâibùlia dés excuses à chacun dés soldats, L'éludîàfrt,. au contraire,-plus furieux que janléis;, se livra à^des-'rei'-rp'ehés et à âeé mënaeés.--" ■'■'■ d->w ©ii"à^-Vïolé ëi'i liiâ; personnéia-liberté în'diyK duellè.iJ'ccrlrdlâuk 1 journaux : on ne se -joue' pas ainsi de!la'viedés';.pilciyëns. :- - •• •'■"■-:'- -': — .- cbLe'chefpdU!postê^tln:gros Limousin avec-des galons dé: sPrgértt,: haussa'lés-'épaûlés ;et- répondit r~ ù'Vr- îci'-'inà ^personne-représente^ lav 1M, • je suis la loi vivante, et cp'qùô' j'brdôrine' esf bien-ordonné.' Gël'Ui*'ci!;'4ijoutÙTt-i-l:-en"désignant l'ïv?ogné, i'eçonnaîtlses,:lbrls:iqu'on, le: moite en liberté. Quant- ai iiionsieurv qui fait le mutin, pour lui enseigner la po- 1 litesse,' qu'on le conduise à la 'prétëctn.rëde police avec, .lés deux'fraùdéurs; il y pérorera tout àson aise] L'éUidianl demanda la '■faveur de prendre'un fiàcre;:on' la lui refusa. Il lui fallut, ma foi ,-:biciî vêtu.qu'il:était, traverser Paris à pied, côte à côte aivecnpus, au milieu de sixfusiliers. Arrivé à la préfetouro, l'étudiant fut ènlin -délivré de noire société. OEbminP il avait le moyen de payer, on le conduisit dçnsune' chambre particulière. Jacquot et moi, nous fûmes jetés dans là prison'commune du dépôt, C'est plus grand,-plus peuplé et encore plus inlee:t que le violon! Nous y restâmes cinq jours cl cinq nuits, ne respirant d'autre'air,que celui de ce lieu horrible, et couchant tout habillés sur les planchés d'uniii de camp. C'était, nous dit le geôlier, une circonstance extraordinaire : on avait arrêté beaucoup de monde;: M; le magistrat ne suffisait pas à expédier les- détenils.v. J'ai appris depuis qu'il arrivait tons les. jours des circonstances extraordinaires* etque laleidés? vtagl-'qualro'heures était une loi pOiir rire»- ;- .->;:; — C'est fâcheux; reprit Raymond;- pour- les,pers sonnes qui ont lé malheur ■ d'être -arrêtées; dans; ces

;ifemems#^inals',a3H^^ prendre qtaytiy îa.îiien:p:tustf vernement à lesoilaissériâttendre ;ïfuélqûesejpiÉiiSsiaii. delà des;v5ngtfqualr,e2liiiupisv'4ansiià'ippison iâe -dépôt, qufà' aiig,inenter3eiiir6i}îfe -tiéswa-gistratsC ;mf>"! -.'•■■ — Nous: eûineS:eriFinîinptf.e;tour:d'être-ifllerrogés, reprit For luné;-et éiPôrdionpliap'l'resMnsfeîit 'daWf'a prison deia; Eôiicè. Nous ,arrivâ;més à "l'iiéureMies prisonniers sô tenaient dans la cour^'Qà'âlJe' joieâb coniméncer; du moins cette sio ù véllé capii vite par de la promenade en plein air! Nous n'.3viïinsrpoint2eni. corë fait-trois |lSls'{:'qùè'pl^')5feufs^^ion1■rh3B8^^à■:'B'giUffi horrible se ruèrent sur nous, et déjà^éommcn'çâî* l'effroyàblê cri : La bienvenue I lu bita.veiiu»J-\i6ë>- quoi me:dit qu'il sô sentait saisld'un trPmblemenïaf/rôtixi Un sauveursôprésenta.Sur.'unbanc depiérf ê\ apifond dp la couri un homme était assis et lisâiWAâ bruit que firent nos persécuteurs; il leva la tête;-ferf ma son livre et s'avança eptre eux ëï nous;.:•: <■ ■ ;■ -i-' ,"'— Respect à ces enfanisl: ditril.: S'ils n.'oni pas d'argent etne peuvent pas 'répondre à là demande de bienvenue, laissez-les en repos... Malheur à qui portera la inain sur eux! ■'■- .". Sa voix grave et ferme sonna doucement à nos oreilles. : Nous nous empressâmes de montrei' que nosopoches étaient vides. ;. ..-■';

—jG'est bien, reprit-il:; maintenant promenonsaisqs tranguillement tous lés trois ^ensemble; Je réponds de vous. Il n'y a personne ici qui ne soit rai.sonnâble,:pfirsônne qui ait.la penspelàche demolesl.eï un .être-plus faible que lui.: : : •-■

Et il laissait tomber sur le cercle: entier un regaïd ,calmèelimposarit, .: ; . ■ ''; •;

•- C'était uri homme dé vingt-cinq à trente ans,- de taille moyenne, chez qui rien ne signalait une'force redoutable de corps ;: mais il était parfaitement vêtp; . d'un visage superbe avecdescheveux blonds*séparés sur un large front et descendant' jusque sur-les épaules, et une belle barbe bien soignée. On.sèntait à la fois comme uiï;velours:et ,eomme une flamme dans ses beaux yeux bleus; et malgré un grand: air dé Jiontëj on .'devinait tout d'abordïqu'il. devait être eouragéux à; texcès:'-e 1! :\:A h-.ï T'y -• /:;vy.y~v-.-: -

Personne ne. fut tenté .de-: lai rëpèndre^, 'et Fon se sépara; sur-lercbamp...';'>': c.:; :>■;;;."<; •:;":;'•':;

Dès le lendeniàin; Jacquot,'qui.ne manquait pas de babil et de gentillesse," ■'s'étâiti lié avec.-tous.",lés prisonniers.!Céïfut :à::qùi lui apprendrait à parler l'argot; à soutiRef. unniouchMta'uiië poche, .à cou* pèr une chaîneSde,montre. On'lûi expliquait comment se crochète une serrure, sur quellepaïtie de là tête s? assène, :un :eoup de; bâton,• .'à quelle : hauteur de la gorge se plonge un couteau. Jacquot riâit-i; répétait la pantomime, de chacun dé: ses actes, et demandait qu'oa.:lui.-raG^oiïtât'leë:pl"tiis 'j-ôlis"yp'I"iiv^ léâ.pli<iëpjbeau^ assassinats. Quant à.moi, Mut d'abord cela m<&Mf: plut ; j'eus peur. Je mé tins .ëons:lamiiieh:t,'prèsi:dé l'homme qui nous 1 avait protégés à fiot're^ arrivéeet qui continua à me donner des ina'rquës ^'intérêt.^Son nom était Marcel, mais on t'appelait ordinairement ïëiDétenu:politique, i '■', : ' :'• : v;K)t

;:Lfe-eia.quième.jpur, on ciiangôa un de nos guiche» tiers. Jùgez4e;ma surpriselorsque je reconnusdàM làyi.oulveliejfigùre pCéièî'a-M Tronche, ce Jiràve; fraudeur; qui sercactoaittoujours.... Je pousse-un-;erî> e,fcme,:lèsé:p:oui; aller à lui', 'ipaîs lui tl ë tounier le dos et de sortir «ans avoir dérangé d'un pli sa -figure Sér; barbative.Depps ùiie heure, je m'àUristaisisur «non bancide'eemauque d'égards, dont je hé pouwaîscdeS


iMimmmmmmm.

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-v.iner,la;càus.e^ làrsque-Jâ-porte;de1la:.c:our:'se.;Eouvr,ife, et-nn-autreguîchetonn'appela-pour alier?jdisaitrii ilansde cabinet;d:u juge.,d'instrùetio:i,; ? ummiïù't -aDans le .corridor, vvoiià;.qué;jo,rencoiî.:tre?ïé}ipr:e l'ami Tronche;: cette:fois;.il;me serra la:maiu»p ,!v,, , .:-7—"Vis-àî-vis les détenus, dit-il,, je ne '.veux!|.a# te p:onnaitre,;;etcela danston. intérêt ;car je pe|^'|^. joursÀ-iu^ëe cher petit. .,.;Tur vois, je; suis ^a^pi 4e Jal.ro>fortupe. ,.;. y-.'.:..'..■■.-y .;; ,:è^im&: ■•■■i'-h Mais: bon. Dieu !, monsieur .T-rpnché.y;-.pp)nnien.t

•êteS-yOUSlà?- .-;"'•■ -.J,: ;\; i.". - ■'.■■};.;■';••.■ ';.<''

ft'i-f-'ïl. ne m'en, a .cgù.lé;que dp dénoncée np§i.afi!çjgifls ânu'sjes..fraudeurs,.!.^ Poigne,:.IÏerpule--et:^|î|t}£)| cheur^jet.yraiv les;ïrois. gredins ne^l'ay^j^tïijiài yolé.-J^al jpinj. par-dessus le marchp.^pjfije^idp Montrouge.et M. Perrot. Les rats depayfi-.epnnaisisent, maintenant les, deux nids; c'est a e,.ux"à ysniv prendre,la séquelle. En récompense, j'ai attrapé ,ep}t,p placé de guichetier.

? — Il y a de bons niarphésl dît Raympnd en riant, une belle place ne coûte parfois g.u%pp. jiplite infamie.

Fortuné continua son récit: , — Tronche me dit a-foff : 4-e viens de causer a: ton sujet-avec quelqu'un deh.au}, parage, tu peux^ussi faire ton chemin, toi. Sais-lu que tuas euun fèsipux instinct de te lier .tout d'abord avec le^ps>Htijue-. -— Monsieur Marcel ! rëp,ondjs-jp; jl'n-î a pas au monde un homme meilleur.

— Tu veux dire un "homme plus épQavpkaMe> " — 11 ne se passe pas dejojjf cju'fl #f 'g.a*iàge: -avec moi son plat.chez.le traiteur.» |iést toujours "à ;nie parler raison comme si c'était un père... N'a-t-il pas commencé à me. montrer à lire !;».-... Il prétend /rue si nous restons un peu de temps ensemble, il parviendra à me donner de l'éducation. .*' •— Tout cela n'empêche pas que ce ne soit un être affreux.... ""-er Que fait-il "donc?' ' •' ■■ -.■'■,■■ -;

•-—Des rêves atroées il espère...- il attend, une

république.

^-Hah ! .. je croyais que ça ne faisait rien du tout au caractère, qu'il en était, de ces idées-là à peu près comme de ia.eptile.ur de nos cheveux,.et que s'il y a d'honnêtes gens parmi les bruns et parmi les blonds, il en. était de même parmi ceux qui onldes .opinions d'une, couleur ou de l'autre, ;.-.,. ■'■ •":- -;• '.; -,- : ---.Tu te-trompes ..fort] mieux vaudrait pour nous avoir yingt forçats de plus sur les brasqu'un homme conpnp M. Marcel. Tiens, vois-tu,:-il. n'y a pas de scélérat plus haïssable. ".' ■' :>- '• --

-, --Vous faites bien de m'avertir. Si j'approche â présent de lui -dp-vingt pas!...; - - ,: -^-Au: contraire; co'la t'assure ton pa'msuria planclie,.qu'il.n'ait pas p'ris de méfiancedè.toi-comme il àfaitde tant cPaulres. Tu -vasl'amadouer, le pousser a-lasconversation',:.l'écouter jaser. On te tracera ta leçon; Tu es appelé à rendre un fier service au-g-où-vernem'ent,-et le gouvernement n'est pas un ingrat. Moiusî.Tu rouleras -sur l'or. <■ --'■:':>•:'

"Tronche nie conduisit dans une chambre eu nous trpuyâmes deux messieurs on ne-peut-mieux-vêtus, habit noir, et tous, deux le-raban rouge'à-là bou« "tonnière», L'uh était assîs, devant. un;bureau '■■ chargé dé papiers, l'autre se proineiiâit-ën .long et eniârge:. •;^- Voie! ié sujet en qctes'tipii,-ditTfonehe>eii-;-me présentant.;. ; - '-. -.'■ ; '■.-<■■■. ■-- -;>;;.y:^i - 'Le monsieur assis au bureau fit signet. Tronche ; de1"sortit:et à moi d'-approclïer-.:il-commença;à-me

regarder: d'unê«ëpMn'fâfli^^ ;s.itite'al!jme-::q.uesBonn^,âtandiB ïpiê ses?ieu#yeux, commc.:'eleuxtvrillës,;;»eh'p®r,ejiienti j,usq«i!aiiifôridade i'àme..,:;Jè dus;- lui^répéter,:' mbJ;pP«il^t',itouti.!èe:>':que ■j'avais, entendu ;■• dire;, â Mi<t Maroeia pendant ipinq jours». Aussitôt que-.monsrëcit'pairàissaii fântérésser, ïf^jsissait sa-plume et elle eoùraitiauB,siî^t.éiqQ'é":ma "jsaëolë..: ■ ', Woheszoribiio&nwi ia>;j.;ou

-.:;Pp;.le»}ps en tempsraatfednoflsipjjg ïiitwr-ômpait #a pipaeiiàde pour :m'é^'.i^e^"V^«'la^^ïi%va' lès éfittj^ eéinme par impàlienèey e-tis'sd-l'essafi^a M? èî^Jffl #vee UH tond^autoiiitéitis li iosjp'ji'aavê v,W':.,, ;uH^@ei.;pjM;:.que. delà feë.spgpginfà. fâiieinÇettè p|%0$;e^'la^

iaflîjisuei) '##ffeés. IlinJpaîpïiëulàilâ(sfe'tièrei4e&deux paragraplvesde réquisitoire. ,;..>• ;

L'ëprjyaîa répondit jd'ûnatonojjujniiltfiiqîiîîl: était mallpireu^^piit, top cpn'n».^tte4.es4ëliettu;@!:poli ti§ujgf;^ia)ent»''<te tp!Uic^..teis@i*^dëiçr|inlBelsl «elle qu^àgMait le fllus.cle malJ-;Lep:rpinàpisu:penîcoiivint, et tous-lés cleiiis; se répandirent;: centime ïp|;r|publiçains en gpn^^Jt contre cet: édieuxiMamël ta particulier, pjîgj^opjs qui me firent,bien voJ:r:qué'Troncbp ne m'arfâlf «en dit queidoyrar.-.'Puisilëfpromen^nr sortit d»R|}ân-i au djable:la:rëputoiiqùè. ;:- '<v->n ■ Resl# sptfi àxoç mpi, lém-vain-prit: un-tonde voix «lipliéux etcsresspj, : ,:.':- r:. îr, ,:,:<ir-ni : ::)'•

' '^T:1Ïiip iient qu% vous, monâmi;: me dit-il, dé yeus créer dans, jeepetjt intérieur de prison une jolie sJjjifsajjpnréTi'mêaié tëmg.s que vous rendrez dés ^services signalés à votre pays et à l'humanité». Votre fîgjji'.er"a". conservé une certaine candeur presque enfantine qui vous-sera d'un excellent produit. Avezvous une bonne mémoire? Vfltrp intérêt m'est garant que vous saurez y joindre de la discrétion.

Alors il m'indiqua une. suite de questions et la manière dont, je devais m'y prendre pour.soutenir les réponses de l'hypocrite Marcel. El je l'écoutai avec toute l'attention possible, afin de justifier:éa confiance et ses bonnes intentions à mon.é'ga'rdiij.v .-;, : ;■ ... ;

(Le pauvre Fortuné ne s'apprçeyait nullement de l'impression que produisaient: se3 paroles .SUE son auditoire, tout occupé qu'il était de se lirer^à -son honneur d'une si longue.narration.) :•■-., :, :;•-,■:.- ; -, — J'ai rendu depuis, continua-tHlj.toninombracle visites au monsieur décoré qui, «haque.,;fois,:.a-. bien voulu me répéter qu'il était .forl>eontefitjde*nioî. Je, lui donne des détails sur tous les. détenus, lès voleurs et autres, aussi bien que sur le politique, et aussi quelquefois sur les guichetiers. La poursuite;dirigée contre moi Pt Jacquot cpnime.fraudeurs est: tombée, faute de preuves. Jacquot est sorti de:sa,-prison:,;et moi je suis-en droit dp jouir dp-ma .liberté .depu.isj.ee matin. .Cependant le monsieur .décoré m'a montréde, si beaux avantages à continuer mon seryiee dans .là prison, où je passerai .toujours pour, détenu, que je n'ai pas hësiié'à m'y engagerpour.quelque temps'du: ,moins,, jusqu'à ce que j'ai amassé un certain capital. J'ai obtenu ^aujourd'hui une sortie -de deux' heures pour nï'égâyer un peu.- Je ine proposais surtout-de venir apprendre à-ces-damés comment je possédé désormais un étatoù je 'suisgrassement payé et qui 'me rattaché" on-'quélque.sorteâugouveriîemëiïtiï-. .■ ' Fortuné s-'était tùiet baissait "les yeuxaveëimaii, assez satisfait de lui-même, s'apprètant à recueillir, lès marques -d'approbation que: gpn -zèle et- soù adresse à seeonder.,les,iBlenti.oas'du monsieur,.déeâBé ne-pouvaient manquer u>iui-yalokï;-. , : :,.'.•'.',--.- :- La figure de mademoiselle Henrietlp (exprimait; le


"*8

. LE SALTIMBANQUE.

Hélas,: monsieur. . j'ahétéun monstre enver's.vdù.sï — : Fage-80, col, 2.

chagrin ; elle, tenait ses regards attachés à terre et rougissaitcomme sielle eût ressenti de la honte pour ellennêniéi Les petits yeux de mademoiselle Simonin pétillaient;d'une expression;qui n'était pas celle de la bienveillance.;Son:indexe grattait son front sans doute pour y réveiller.sa verve, et'sès lèvres.s'entreehoqua.eiit: comme deux terribles nuesdont le combat finira;par enfanter les roulements de la; foudre. Le .beau visage de M. Raymond Perrot mettait endehors plus d'impertinence hautaine et méprisante que jamais. ..;.," <.t ■■.:... t, -.. . ~ Il fût le premier à parler. -,

— Vous avez choisi là, dit-il, uue très-honorable profession. :..... .., , ... .....

', —Vous n'êtes qu'un mouchard, ajouta mademoiselle Simonin, un Judas Iscariote, vous vivez sur le prix du sang.

A son tour, Henriette, levant sur lui ses yeux si pleins de douceur :

— Comment, vous, monsieur Fortuné, dit-elle avec tristesse, vous qui avez un coeur excellent, pouvezvous vous décider à vivre en bonne amitié avec quelqu'un pour aller ensuite le trahir?

Les bonnes âmes ne comprenaient pas cette homéopathie d'un gouvernement qui cherche à guérir le Vice par ses semblables.

— Savez-vous, monsieur, reprit Raymond, la réception qui attend le fonctionnaire de votre espèce, lorsqu'il a le front de se présenter dans une maison? On le prend poliment ainsi.

Là-dessus, quittant sa chaise, il fut droit au chétif, qu'il saisit par les épaules et. contraignit à Se lever. ...-." ■ —On ouvre la porte bien grande. ■

Il l'ouvrit. ,, .....';-,. \ ,,■■,-,-

— Et on l'envoie rouler dans l'escalier.

Il lança Fortuné sur les degrés d'un bras vigoureux. ; - r. J ■ ;

Le malheureux franchit d'un seul trait une vingtaine de marches, pour ne s'arrêter que sur le palier de l'étage inférieur. Le trajet s'était fait en majeure partie sur les reins. Lorsque Fortuné se releva, il éprouva un vif serment de coeur à entendre le bruit de cette porte qui se refermait derrière lui ppUT jamais. Sa première pensée fut de se blottir, dans le coin le plus sombre de l'escalier, d'y attendre la sortie de M. Raymond et de l'assassiner» Mais bientôt, k chaleur de ce premier mouvenient éteinte, la douleur de quelques meurtrissures se révéla et devint cuisante. Il se dit qu'il n'avait point d'arme et que M. Raymond était de taille à en terrasser dix comme lui. La réflexion lui vint même que demeurer plus longtemps dans l'escalier serait une grave imprudence. L'ancien élève de Birousle reprit donc en clopinant le chemin de la Force, maudissant son étoile, qui le jetait constamment danSides professions coupables, où l'on ne pouvait jamais que mal faire, et se demandant de quel droit un monsieur décoré avait abusé de sa supériorité d'intelligence sur lui, pauvre esprit, ignorant des choses de ce monde, pour l'encourager à des actes que les gens honnêtes, comme


LE SALTIMBANQUE.

49

La dentelle et les fleurs de printemps encadrent la figure de mademoiselle Simonin. —Page 33, col. 1".

mademoiselle Henriette, flétrissaient d'un blâme si sévère. '

L'ARTICLE DU JOURNAL. - .

Madeleine avait assisté avec une poignante douleur à l'expulsion de Fortuné. Elle prit chaleureusement sa défense. Le sens moral de Madeleine consistait à aimer et nourrir ses enfants et à obéir au mari qui la battait; à ses yeux, toute industrie qui procurait du pain était suffisamment honorable.

— Vous autres riches, dit-elle à Raymond, vous êtes injustes aux pauvres. Comment osez-vous faire un crime à1 un malheureux d'une action qui lui donne de quoi vivre, et que Tronche ' lui-même lui a conseillée? D'ailleurs, à supposer-qu'il eût refusé la place, on en eût trouvé cent auties .pour la-prendre, oui-dà!.... 11 n'y a de honte qu'a mourir de faim et à voler. Ceux qui ont le courage de blâmer le prochain, je voudrais bien les voir seulement une bonne fois aux prises avec la misère.

— Le pauvre garçon ! ajouta vivement Henriette, il était né avec autant dé pureté et de noblesse d'âme que personne; nous en avons eu plus d'une preuve. Le brutal qui a tiré parti de son enfance a faussé et rapetissé son instinct sous les coups et les" mauvais exemples. Mais n'importe, voyez-vous, l'instinct a conservé du bon, seulement il est incapable de discerner le mal si quelqu'un n'est pas là pour le lui signaler. C'est une riche création qui a avorté. Quel dommage ! on ne peut y songer sans que les larmes

vous viennent aux yeux. J'espère queTle ciel le remettra enfin en bonne voie, et que nous pourrons le voir de nouveau.

Ici mademoiselle Simonin, dont l'éloquence se senlait enfin-prête,.plaça le discours obligé, qui brilla, comme à l'ordinaire, par la sévérité de morale plus que par l'esprit de charité.

Pendant ce temps, Raymond réfléchit sur le singulier intérêt qu'Henriette prenait à pu tel malotru.' Sa susceptibilité vaniteuse s'alarma. Le César, qui, pour échapper à la seconde place dans les salons et dans les coulisses, était veuu bravement réclamer la première dans la mansarde, serait-il donc menacé là aussi dé se la voir disputer ? Et par quel riva! ! . -,-;-, : . - . -

Il eut bien autrement sujet de s'alarmer trois jours après, lorsqu'il vit entrer chez mademoiselle Simonin Madeleine un papier à la main, agitée, presque folle, souriant.et pleurant à la fois.,

— Qu'on vienne encore'me dire du mal de cet innoeenll s'écria-t-elle. Voilà celte fois un hommeI II est couché tout du long sur le journal... Oui, tout du long sur le journal, et pour un superbe trait encore! Je l'ai entendu lire tout à l'heure chez l'épicier. J'ai prié qu'on me prêtât ia feuille pour vous l'apporter. Lisez, lisez-nous ça tout haut, mademoiselle Henriette, avec votre voix de séraphin.

Et elle présentait le journal à Henriette, qui le prit il lut ce que voici : . « Quelques journaux d'hier ont annoncé que des désordres avaient eu lieu à la prison de la Force,

Montmartre. — Imp. PILLOT. 4


60 LE SALTIMBANQUE.

mais sans donner de détails. Nous sommés heureux de pouvoir communiquer à nos lecteurs la luilre suivante que nous adresse de ce lieu un de nos amis, M. Marcel, pour le moment détenu sous la prévention de délit politique.

« Vers midi, nous écrit M. Marcel, tous les détenus étaient réunis dans la grande cour; la plupart se tenaient assis par terre, faisant cercle autour d'un camarade revenu à la prison du malin même, et qui, en ce moment, payait le vin, l'eau-dc-vie, et racontait ses exploits de la veille.

« Celui-ci était un jeune journalier de dix-huit ans, nommé Jacquot, qui, grâce à la méprise d'un brigadier de gendarmerie, a été amené à la Force quelque temps auparavant et était demeuré plusieurs semaines en prévention:

« Pendant son séjour dans celte prison, il avait eu le temps de profiler de l'éducation et des lumières qui s'y répandent. Une fois libre, son premier soin avait été d'aller retrouver des voleurs avec qui ses, nouveaux amis de la Force lui avaient donné inoyen de se thëltre en rapport, et, peu d'heures après, il jouait un rôle dans une tentative de vol avec effraction. La bande surprise en flagrant délit,, le débutant peu alerte était tombé aux mains des agens de la police,

« Il était donc depuis peu revenu soiis lès verrous, et en ce moment amusait lés vieux routiers de la peinture de ses fraîches et naïves impressions, rendues dans le langage cynique du métier qu'il balbutiait à peine encore.

« Le vin, le rire, le soleil qui donnait en plein sur leurs tôles, embrasaient le cerveau des voleurs et précipitaient l'ivresse.

«J'étais'depuis un moment descendu dans cette cour, et de l'ombre d'un mur contre lequel je me tenais appuyé, j'examinais ce groupe de réprouvés et les'diverses nuances de l'empreinte infernale répan^ due sur leurs figures;

« Un gardien, du nom de Tronche , entra alors dans la côur.111 apportait un ordre qu'il lui fut impossible d'articuler, étant pris lui-même d'une ivresse pltis lourde'et plus lente que celle des voleurs. Sa pose chancelante, ses vains efforts pour parler en rnaîlr'e, excitèrent chez les bandils des éclats de rire auxquels il répondit par de grossières injures-, et lira son sabre plutôt pour se décorer de celle arme que pour s'en servir. Mais un forçat en récidive, qui prend ici le titre de président, reriversà Tronche d'un coup de poing et lui arracha son sabre. En même temps, Jacquot enleva aussi au vaincu gisant sur la terre le trousseau de clefs qui pendailli sa ceinture, dans la seule intention, je pense-, de s'en faire une arme défensive lorsque le gardien viendrait à se relever.

« Cependant, en se voyant maîtres de ces clefs, qui représentent pour eux la liberté, les bandils, la tôle à la fois échauffée et truublée par le vin, jetèrent an vent un cri d'espérance, concevant lu pensée de s'évader, puisqu'ils étaient maîtres des portes de la prison, et ne songeant pas aux obstacles qu'il leur restait à surmonter.

« La porte de la cour ayant élé laissée ouverle par Tronche, ils s'élancèrent dans les longs corridors; à l'aide de leurs clefs, ils ouvrirent quelques passages cl gagnèrent le vestibule. Mais là, un signal d'alerte se répandit, un roulement de tambour mit le poste de la prison sous les armes, el vingt baïonnettes barrèrent le passage aux fugitifs.

« Les bandils rugissants refluèrent jusiue dans la cour, où unj ligne de soldats, fusils en joue, les retinrent immobiles.

« Le directeur, arrivant bientôt sur le lieu de la scène, somma les forçats de rentrer dans leurs cabanons. Mais le terrible président, qui tenait encore le sabre conquis sur le gardien, se plaçant en face des siens, menaça de liier de sa main le premier qui se rendrait. Le directeur réitéra son ordre d'un ton plus élevé. Puis, exaspéré de la résistance des bandits, et après avoir tépélé une dernière sommation, qui fut également inutile, il aîlait commander le feu,,.

« Voulant prévenir une catastrophe qui aurait atteint innocents et coupables, je m'approchai du forçat sur lequel j'avais habituellement quelque empire, et hii enjoignit de jeter son sabre à terre... Pour loute réponse, il brandit son arme et m'en asséna un coup violent dans' la poitrine.

«Au même instant, un jeune homme... un enfant... lomuait'bïessè 4sns m°s bras..

« Aussi prompt, que l'éclair, ce sauveur s'était jeté entre moi et le coup qui m'était porté.

« Eu même temps, la troupe fondit sur les prisonniers la baïonnette au poing. Le chef des bandits et l'affreux petil Jacquot tombèrent morts dans la lutte; les autres forçats furent, pieds et poings liés, emmenés dans dus cachots.

« Je restai alors seul dans la cour avec les corps des deux malfaiteurs et le jeune ho urne qui m'avait sauvé la vie, le soutenant toujours dans mes bras.

« Ce brave jeune homme se nomme Fortuné ; il a vingt el un ans, mais à sa figure on lui en donnerait seize. Le voyant depuis quelque temps dans la prison, je l'avais pris en amitié ; mais, pour qu'on puisse comprendre son dévouement pour moi, je dois rappeler les: paroles que nous .avons échangées en ce moment.

« — Ah ! monsieur, me dit d'une voix tremblante Fortuné, pourquoi cet homme ne m'a-t-il,pas tué sur la place, pourquoi n'a-t-il pas fait justice de moi?

« — De vous, mon bon Fortuné l

« — Bon ! hélas! monsieur... j'ai été un monstre envers vous,

« — Enfant I

« — Non... je rapportais tout ce que je vous en-: tendais dire an monsieur décoré du bureau qui me donnait de l'argent pour cela.

«—Vous, espion 1

«— Oh ! sans m'en douter, je vous jure! Je ne savais pourquoi ce monsieur m'interrogeait et àquoi lui servait de connaître nos conversations; je ne savais rien du mal- que je faisais ainsi, quand tout à coup elle m'a ouvert lés yeux...

« — Qui elle?

« — Mademoiselle Henriette... Au regard de reproche qu'elle m'a jeté, â là rougeur dont son front s'est couvert pour moi quand j'ai rapporté devant clle'le service que je remplissais à la prison * j'ai soudain tout compris, et aujourd'hui j'aurais élé bien heureux de mourir pour expier ma faute ehversvous el pour que mademoiselle Henriette me pardonnât.

« — Bon jeune'hbmmeTquel vertû'yaudrait ce repentir!.., ■ '

« Oii vint chercher Fortuné pour panser sa blessure. '

« Je me trouvai entre le cadavre de Jacquot et


LE SALTIMBANÛU$.

«

Fortuné, qu'on plaçait sur que civière pour le porter à- l'Hôlel-Dieu.

' Pauvres enfants, me dis-je, tous deux innocenls, il n'a fallu qu'un moment de hasard qui les amenai dans ce repaire, pour que l'un tombai subitement dans la corruption la plus infâme, pour que l'autre fût.atteint d'une dégradation morale déversée en lui par. une source supérieure, d'où ne devraient découler sur les classes infimes que saintes consolations el nobles enseignements. »

La lecture était achevée.

— Quant à moi, s'écria Madeleine, je ne vais faire qu'un saut d'ici à l'Hôtel-Dieu... Je demanderai à le voir, ce brave garçon.... et j'y retournerai demain, après-demain,'tous les jours, jusqu'à ce qu'il soit guéri...

Henriette s'était levée de sa place après avoir achevé l'article du journal ; une légère pâleur couvrait son visage, qui conservait toujours le môme calme modeste; elle croisait une pointe de linon dans la ceinture de sa robe et mettait à la hâte ses gants de tricot blanc.

-— Mademoiselle, dit-elle à sa maîtresse, je vous demande la permission de sortir un moment... je travaillerai une heure de plus ce soir.

— Et où allez-vous, s'il vous plaît?

— Voir M. Fortuné.

— Voilà une jolie visite pour une demoiselle.

' T- Oh! reprit Madeleine, laissez-la venir seulement une fois, une petite fois, cela lui fera tant de bien à ce bon jeune homme!

— Vous devriez au moins attendre d'être mariée pour faire une démarche aussi hardie que celle d'aller voir un garçon chez lui, objecta mademoiselle Simonin. ''.,..•■

T- Ainsi , dit Raymond avec une expression étrange, vous.pensez que cela sera beaucouo mieux quand mademoiselle se nommera madame Raymond Perrot?

Sa vanité blessée se cacha sons un air de hautaine ironie. Henriette tint fixé sur lui un regard plein de froideur et do mélancolie, se disant à elle-même :

— Comment ce beau visage peul-il en un instant devenir si laid?... Oh! c'est l'âme qui s'y reflète...

Cependant Madeleine criait du pas de la porte :

— Venez! venez!... n,ous lui porterons un litre de vin, avec une miche de pain blanc et une bonne tranche de jambon,: ça le soutiendra... car les médecins vous les affument, ces pauvres malades, que c'est un meurtre... Mon Dieu! pourvu qu'il se guérisse !

Henriette, qui n'avait demandé permission que pour la forme, suivait déjà Madeleine sur l'escalier.

Les deux femmes, arrivées à l'Hôtel-Dieu, furent obligées d'attendre que la visite des médecins se terminât pour pénétrer dans l'intérieur.

En ce moment, Fortuné, sur la sommation d'un infirmier, venait-de présenter son épaule nue au scientifique conciliabule des professeurs de clinique, chirurgiens de service, étudiants de toute classe; il sentait les doigts du professeur, qui donnait une explication, se promener méthodiquement sur les différents points de sa plaie comme sur un clavier; il entendait derrière lui une voix grave énoncer en termes d'autant plus effrayants qu'ils étaient plus techniques, les progrès que pouvait faire ou ne pas faire le mal ; sur quoi, les uns concluaient que la plaie était superbe ; les autres, qu'elle n'annonçait

rien de bon, et qu'avec de tels symptômes, le onzième ou treizième jour était mortel.

Puis le pr. fjsseur termina sa ronde, et tous les habits noirs disparurent par la porte de sortie.

D'abord Fortuné s'était dii avec une résignation - profonde que, puisqu'on le soignait gratis, il ne pouvait apporter trop d'empressement à montrer à tout venant son épaule et sa reconnaissance. Mais, depuis quelques jours, il avait réfléchi tout doucement que, puisque ces messieurs venaient là autant pour recueillir sur son corps endolori la science qui leur serait largement payée dans de grandes maisons, que pour se livrer à l'acte philanthropique de guérir les pauvres, ils étaient donc ses obligés autant qu'il se reconnaissait.le leur, et, parlant, il avait supposé qu'on ne devail pas l'affliger par toutes ces vilaines promesses de souffrance et de mort, mais observer au pied de son lit, théâtre précieux pour l'élude, le même respect pour la douleur qu'au chevel des riches.

— Oh! la Madone ne vient pas! dit un malade italien, qui tenait ordinairement le dé de la conversation dans le cercle des pois de tisane et des bonnets de colon rangés autour du poêle.

— Que dit le pulmonique?

— Je dis qu'on ne guérit pas les malades avec des habits noirs et du latin, mais que si la Madone venait seulement à passer dans cette salle, nous serions bientôt tous aussi frais et dispos que jamais... c'est connu en Italie.

— Eu Italie, la Sainta Vierge fait sa visite à l'hôpital ?

— Eh! certainement. Elle apparaît sous les traits d'une simple femme comme elle était autrefois... et on voit bientôt après tous les pauvres souffreteux se redresser et reverdir comme des buissons après l'hiver. Ce miracle est arrivé vingt fois.

— L'Italien qui croit encore aux miracles!

— Tenez... tenez... c'est comme si j'en avais eu un pressentiment... la Madona! laMadona!

Tous les regards se tournèrent vers le point qu'indiquait le doigt du malade.

Une'femme vêtue de blanc venait lentement du fond de la salle; avec sa carnation de rose blanche, ses grands yeux bleus baissés, dont on voyait pourtant la céleste douceur, el sa figure loute empreinte d'une expression de pitié sainte et universelle, elle avançait entre les files des iils d'une marche légère et contenue par le respect.

Partout, sur son passage, les rideaux se relevaient, des têtes pâles s'avançaient, la regardaient avec admiration, et le nom par lequel elle avait été signalée, sans qu'on, sût pourquoi, passait par la bouche de luiis les malades, qui répétaient à sa vue :

— La MadonaI la Madona !

Henriette, qui,, dans sa précipitation, était sortie télé nue, les cheveux en bandeaux, un simple (ichu croisé sur sa poilrine, n'avait rien en ce moment qui désignât sa condition, et, par sa pure et sereine beauté, ressemblait assez aux images de la Vierge pour faire illusion au crédule Italien.

Elle approchait du poêle autour duquel celui-ci s'entretenait avec les autres malades.

Dans ses démonstrations toujours vives, l'Italien s'inclina devant elle et voulut baiser le bas de sa robe. Elle se retira avec surprise.

— 0 divina Madona! disaii-il, nous vous attendions pour sortir de maladie et de souffrance.

Tous ces moribonds, aux visages hâves et dé-


0*2

LE SALTIMBANQUE.

défaits, se reprenaient à rire, tant les amusait la méprise du pulmonique.

— Revenez souvent ici, disait-il toujours, revenez belle clame du ciel, pour sauver les pauvres malades !

Henriette, ne comprenant qu'à demi ses paroles, crut qu'il l'engageait à se réunir aux saintes femmes qui desservent l'hospice. Elle regarda les soeurs de l'Hôlel-Dieu sous le grand cerceau de toile blanche qui encadre leurs figures placides et onctueuses.

— Pourquoi non ? dit-elle en se parlant à ellemême. Après la miss.on de se vouer au bonheur d'un seul, ce qu'il y a de mieux sur la terre est de se vouer au b mlienr de Ions.

Puis elle continua à s'avancer dans la salle.

Fortuné la regardait venir, les mains jointes, en extase.,

Elle arriva devant le lit du blessé. Madeleine se glissa de l'autre côté.

— Vous avez bien souffert, monsieur Fortuné ! dit Henriette.

— Je ne sais pas, mademoiselle.

— C'est la fièvre qui vous a fait perdre le souvenir.

— Non.., c'est qu'il me semble qu'il n'y a rien eu pour moi dans 1rs jours passés... que je commence seulement à vivre dans ce moment où vous venezme voir, où vous me regardez avec tant de bonté.

— Pauvre jeune homme!

— Je ne suis plus à plaindre; vous m'avez pardonné!

— Vous n'avez été coupable que par ignorance... l'aveugle né peut être blâmé de se tromper de chemin... Et par quel beau dévouement vous avez racheté votre faute involontaire!

— Il me vient une idée, mademoiselle Henriette : si je guéris, si je vis encore, je ne ferai plus rien que ce que vous m'ordonnerez; je ne m'aviserai plus de prendre un état de mon propre chef; cela m'a trop mal réussi ; ce sera vous qui m'indiquerez un travail honnête.

— Et nous en trouverons certainement.

— Vous me prêterez voire espril pour me guider... je serai bien sûr de ne rien faire que de bien.

— El le bien vous sera facile.

— Dans ce travail que vous m'aurez donné,.il y aura quelque chose de vous... Oh! comme je l'aimerai I

— C'est convenu.

— Quel bonheur de manger le pain du travail de la vertu!...

— C'est bon, c'est bon, dit Madeleine ; mais, en attendant, mangez-moi cette miche et ce jambon; vous m'en direz des nouvelles.

— Elle glissa les provisions de bouche sous la couverture, le litre de vin sous l'oreiller.

— Merci, ma bonne Madeleine, dit Fortuné.

Et trouvant quelqu'un à qui s'en prendre dans son bonheur, il lui sauta au cou et l'embrassa vingt fois.

.—Bien, bien, dit la bonne femme, mais ne vous agitez pas ainsi... tenez, ses yeux brillent comme des escarboucles...

— Soignez-vous bien, reprit Henriette.

— Pour sortir promptement d'ici, ajouta Madeleine, car il y a une tristesse qui vous prend au coeup;

; — Vous serez bientôt guéri, n'est-ce pas?

— Quand vous voudrez, mademoiselle.

La jeune fille et Madeleine s'en retournèrent; la même admiration suivit sur son passage la belle Madona. Lorsque Henriette se trouva devant le crucifix de chêne qui surmonte la porte de sortie, elle suspendit sa marche, et, comme si elle eût voulu appuyer en quelque sorte la croyance de l'Italien à son égard, elle leva les yeux sur le Christ avec une indicible expression d'amour et de tristesse. Elle lui disait dans le fond de son âme :

— Mon Dieu ! sauvez le pauvre Fortuné!

Après cette journée, Raymond, qui était loin de s'avouer la jalousie qu'un homme comme lui pouvait éprouver à l'endroij du misérable Forluné, vit cependant qu'il était temps de hâler la séduction trop longtemps ébauchée.

Salan vulgaire, il s'appliquait à démêler et développer dans la jeune fille ce qui, selon lui, devait se trouver de penchants moins purs sous ses belles qualités et pouvait la conduire à sa perte : comme le chasseur qui, en tendant un piège, ne manque pas de faire uri perfide appel à chacun des appétits présumés de sa proie.

Malgré la parcimonie inséparable de l'égoïsrne, il arriva d'abord chez la couturière, les poches pleines de gâieaux el de friandises. Mademoiselle Simonin faisait main basse sur tout ce qui s'appelle baba, biscuit, praline, angéhque, els'en donnait à coeur joie. Si Henriette consentait à en accepter quelques parcelles, elle les serrait dans sa boîte à ouvrage pour les enfants de Madeleine.

Raymond pensa tout simplement qu'elle n'aimait pas le sucre. Il se munit de pâté de foie et de vin de Champagne. La jeune fille n'y loucha point. Mademoiselle Simonin, après avoir dit qu'elle ne voulait point accepter de telles galanteries et finirait par se fâcher (propos de conscience), consommait, par amabilité pure, la part d'Henriette et la sienne.

Fatigué de saturer ainsi en pure perte cet estomac de sorcière, le chasseur mit sous son filet un autre appât. Un livre choisi parmi les plus dangereux arriva entre ses mains, et il demanda la permission d'en lire quelques chapitres à ces daines pour les distraire de leur ouvrage. Aux approches d'un passage assez dévoilé, mademoiselle Simonin se redressait, el d'une voix flûtée :

— Monsieur Raymond, me répondez-vous de ce qui va arriver? Il est de ces choses que des oreilles de femme ne doivent pas entendre.

Raymond répondait :

— Ce n'est pas moi qui ai écrit le livre ; au surplus, dès que la scène vous semblera trop hasardée, vous n'avez qu'à dire : assez, je sauterai un ou deux feuillets.

Là-dessus, il continuait intrépidement. Or, quand le mot assez tombait des lèvres de mademoiselIe'Si-monin (Dieu sait à quelle distraction en attribuer la cause), il se trouvait toujours que le passage était parfaitement terminé. Un jour, qu'en refermant dît' livre de cette espèce, Raymond demandait à Henriette ce qu'elle en pensait :

— Si toutes ces tristes histoires sont véritables, dit-elle, et que l'auleur, après qu'on les lui a confiées, ou qu'il les a surprises, les raconte ainsi à tout le monde, c'est un très-méchant homme. Si ce sont de pures inventions, il emploie mal l'esprit que Dieu lui a donné, et il n'est pas meilleur.

Raymond referma le livre à tout jamais.

— Elle est orgueilleuse, pensât il : c'est leluxe, la parure qu'il lui faut... cela c°ûtera cher, et mes


LE SALTIMBANQUE.

53

fonds baissent... mais n'importe, ce n'est pas pour longtemps.

Là-dessus, il envoya un matin chez la couturière un commissionnaire chargé d'un carton où se trouvait un délicieux bonnet de dentelle et une écharpe de cachemire. Ce présent était couronné d'une loge d'Ambigu pour le soir même.

Le soir, Raymond, le beau Raymond , va s'engouffrer tout vivant dans la salle de l'Ambigu. Il franchit l'escalier qui conduit à la loge. 0 bonheur! à travers le carreau de la porte de celle loge, il a entrevu par derrière le petil bonnet de sa connaissance.

— C'est elle, et elle s'est parée de mon présent 1 elle est à moi.

Un ami de Raymond flânait dans le corridor. Il le prend par le bras et l'entraîne à l'orchestre.

— Je te rencontre à propos, dit-il; tu es connaisseur, je veux ton opinion sur certain visage... Braque ta lorgnette en face, au second rang, la cinquième loge, ce bonnet garni de roses.

L'ami regarde et part d'un grand éclal de rire.

Raymond ne comprend rien et regarde à son lour. Stupéfaction! la dentelle et les fleurs de printemps encadrent la figure de mademoiselle Simonin, laquelle a de plus drapé sa lourde taille de l'écharpe de cachemire. La fantastique Simonin, ainsi couronnée de roses, semble jouer le rôle de la mort convoquée à toutes les bonnes fêtes chez les anciens. Une sibille, non moins effroyable qu'elle, grimace à son côté : c'esl une voisine qui a été appelée à partager la bonne aubaine des billets, au défaut d'Henriette, qui s'est obstinée à n'en vouloir pas profiter. La Simonin a reconnu Raymond àl orchestre; elle lui adresse un salut prolongé el un signe d'appel empreint de familière reconnaissance. Satan, éperdu, n'a d'autre ressource que de prendre la fuite. Tout d'une haleine, il traverse la ville et les faubourgs, et va cacher son humiliation sous le bosquet le plus sombre du jardin de la Chartreuse.

Aussi, il était par trop affreux pour le consommé séducteur d'avoir prodigué ses lectures brûlantes , ses gâteaux, ses parures, pour n'arriver qu'à faire la cour à mademoiselle Simonin.

Un jour, Raymond jura'd'on finir à l'instant avec cette jeune fille. Il ne s'agissait pas d'espérer et d'attendre, il fallait se payer de ses peines, triompher, posséder pour n'y plus revenir. Une circonstance particulière venait donner un singulier'coup d'éperon à la marche de cette affaire.

Arrivé au dernier des billets qu'il avait volés chez son père, Raymond avait vu la détresse à deux pas de lui. 11 voulut jouer ce dernier bille!. C'était un moyen par lequel sa fortune pouvait, comme le phénix, renaître de sa cendre. Il alla se jeter dans un tripot où il ne gagna qu'une querelle avec l'un des joueurs. On assigne le lieu et l'heure d'une rencontre.

En voyanl la mort peut-être si près de lui, Raymond ne songea ni à sa mère, ni à Dieu, ni à l'usage funesle qu'il avait fait de ses jours, ni à cette vie ni à l'autre; il songea à se saturer encore des jouissances que le vice pouvail lui donner, dans ces courts instants, à ne pas laisser inachevée une de ses oeuvres maudites, à ne pas perdre un de ses vols infâmes.

Lesoirmême, il tâcha de voir seule mademoiselle Simonin.

11 annonça, en confidence, qu'une excellente tanle

à lui, madame Delacour... la femme la plus respectable du monde... avait pris en pitié son amour ma\- heureux et promis de le servir auprès de ses père et mère pour obtenir leur consentement au mariage. Seulement, elle voulait auparavant voir Henriette, juger de son esprit, de ses manières, sans que surtout Henrielle se doutât de subir un examen; l'appréciation serait plus facile et plus juste. L'esprit inventif du fils de l'épicier et la haute sagesse de la célibataire majeure décidèrent que, le lendemain jeudi, Henriette se rendrait dans la matinée chez madame Delacour, qui aurait un travail à lui donner, une robe à ajuster et la retiendrait à diner.

— Qu'elle parte de chez vous, dit Raymond, à midi, el n'attendez pas son retour avant neuf ou dix heures du soir. Ma bonne tante en aura le plus grand soin et ('étudiera ainsi tout à son aise.

— C'est convenu. Celle chère petite! la voilà donc enfin sur le grand chemin de devenir madame Perrot. Hé ! hé ! votre bonheur m'aura coûté quelque mal.

— Je ne vous oublierai pas le jour de la noce.

— Me supposez-vous donc intéressée? fi !

— Je veux dire qu'au repas, je prétends raconter en pleine table ce que vous avez fait pour ce mariage ! Mais, au nom du ciel, ne manquez pas demain de l'envoyer chez madame Delacour,

— Voilà un pas de fait, dit Raymond en sortant de chez mademoiselle Simoniu. Affreux singe! je ne verrai plus la face de parchemin... et dem lin, que ji> puisse tenir seulement une heure Henrielle en ma . puissance... Ensuite, s'il faut succomber dans ce duel, je pourrai mourir content.

LE DUEL.

Un vendredi malin qu'il faisait un temps délicieux, l'administration de l'Hôlel-Dieu redemanda à Fortuné, à peu près guéri, la sonquenille grise et le bonnet do coton qui représentent ses soins bienfaisants et lui intima poliment l'ordre de céder la place à un autre.

Fortuné remercia de tout son coeur les excellentes soeurs de charité, dunt les paroles douces et consolantes sont un baume pour les souffrances; il remercia les infirmiers qu'il avait toujours trouvés polis et humains, et, dépouillant toute rancune, il alla tirer un salut aux chirurgiens el aux élèves de service, qui l'avaient guéri un peu rudement, mais auxquels il devait, en fin de compte, la restauration de son épaule. Fortuné ne se refusait jamais à la reconnaissance.

Heureux jour! Fortuné avait repris la clef des champs, tout l'espace était à lui. Ses jambes, quoique faibles, pouvaient le porter au bout de ses désirs; il s'achemina vers le boulevard de l'Hôpital. 11 voulait revoir la place où il avait accompli la dernière évolution parmi les artistes de Birousle : c'était là qu'il avait rencontré Henriette et reçu d'elle le premier bienfait. Il revit aussi l'endroit où elle l'avait sauvé des sergents de ville lorsqu'il mendiait.

Francbissanlla barrière, il se dirigea vers le village de Genlilly par un petit sentier à travers les champs. Depuis si longtemps il n'avait vu un large espace de ciel et quelques brins de verdure !... Il en jouit longtemps. La nature, pour Fortuné, n'avait pas ces beau- j tés sublimes que l'intelligence y découvre; mais le >


u

LE SALTÏMBANQIOE.

soleil est beau, les plantes bienfaisantes : c'était pour Fortuné quelque chose à aimer.

Quand la marche commença à fatiguer le convalescent, une haute et forte haie se présenta devant lui. 11 s'étendit au pied, sur les maigres touffes d'herbe qu'elle ombrageait, et s'abandonna au sommeil, rêvant, selon son usage, beaucoup de mademoiselle Henriette, un peu du terrible Raymond; ces deux êtres étaient, pour le simple garçon, le bon et -le mauvais génie qui, à eux deux, remplissent l'univers.

Un certain temps s'était écoulé, lorsque, de l'autre côté de la haie, retentit un bruit de voix encore lointaines. Le dormeur cependant tressaillit et s'éveilla en sursaut, car une de ces voix sonnait bien douloureusement à son oreille.

Il se leva, et à travers les branchages il vit venir dans le champ labouré deux hommes suivis de loin par deux autres. L'un de ceux qui marchaient les premiers était M. Raymond en persoune. •

C'était le jour fixé pour le duel. Raymond avait juré que, quand ce jour où il fallait s'exposer à la morl serait venu, Jsa longue passion pour Henriette aurait enfin obtenu un dénouement favorable. Il ■ comptait rencontrer la jeune ouvrière la veille chez madame Delacour. Mais le séducteur n'avait pas songé que ce jeudi-là était la fête de l'Assomption; et lorsqu'il attendait avec une impatience insupportable la belle jeune fille, elle élait à vêpres ; il n'avait donc vu venir qu'un billet de mademoiselle Simonin, lui disant qu'un jour de grande fête il était impossible d'envoyer Henriette chez madame Delacour, sous prétexte de chercher de l'ouvrage, et que ce serait pour le lendemain. La vieille couturière ne pensait pas que ce fût chose si pressée, et que, dans dans ce jour de retard, un coup d'épée pût renvoyer à une autre vie les projets de Raymond.

Celui-ci n'avait donc plus l'espoir de posséder Henriette que s'il élait enoo.e de ce monde après midi.

Fortuné, blotti- derrière son buisson, regarda et écouta attentivement ce qui allait se passer de l'autre côté de la haie.

— Voici une excellente place pour s'entrecouper la gorgé, dit Raymond.

—Oui, répondit son témoin. Ce champ est encaissé, el la haie servira de barrière du seul côté d'où l'on pourrait nous découvrir.

— Fais signe à ces messieurs d'avancer... Ils regardent ailleurs. Appelle! appelle le beau jeune comte par son litre... Appelle Monsieur le comte! puisque monsieur le comte il y a. Je n'ai jamais pu supporter les litres... Dans un instant, avec uaparez tierce et dégagez quarte, j'aurai réglé votre compte, monsieur le comte. Tant pis pour votre dynastie, mais ce ne sera pas vous qui nous infesterez de nouveaux petits comtes.

En parlant ainsi, il déposait les épées à terre dans leur fourreau et s'asseyait à côté.

— As-tu observé, recommença Raymond, que le jeune comte a pris soin d'amener pour témoin un vieux marquis? C'est dans l'intention de nous humilier, nous autres roturiers; les as-tu écoutés se parlant entre eux : J'ai peine à croire, comte... Je puis vous affirmer, marquis. Cela est révoltant, cela m'agace à un point que je ne puis dire.

— Allons! allons! ne t'anime pas. Tu vas te battre; lu as besoin de tout ton sang-froid. Sais-tu que tu m'imposes là un triste quart d'heure à passer ?

Regarder une pointe d'épée Menacer la poitrine d'un ami. Je préférerais que cotte poinle fût sur la mienne. Maudite querelle... Tu es trop mauvaise tête.

— Ce n'est pas ma faute... faut-il lé répéter enbore?... Je venais de perdre avec ce petit monsieurfa... oh! bien peu de chose... un billet dé mille francs... mais ce-billet était le dernier que je possédais!... le dernier de ceux!... Enfin, je traversais le jardin du Palais-Royâl par une pluie battante pour îie rencontrer personne, quand mon adversaire vint se pavaner à côté de riioi... Pourquoi passait-il là? pourquoi ne pas suivre les galeries comme tout le monde? de plus, il eut l'insolence de me saluer... Moi, j'ôtai poliment... mon cigare, et lui envoyai au visage une bouffée de fumée.

— 11 riposta par le revers de sa canne.

— Heureusement, parbleu! bien heureusement; tea"r je prétends que ce coup serve à, me constituer l'offensé-et me livre le choix des armes. Je veux l'épée. Tu vas régler cela.avec son témoin, le vieux marquis. Pas de concession : l'épée I

— J'agirai de mon mieux; cependant...

— Tu sais que je ne crains aucune arme; quand on est sorti de doux affaires en tuant son homme, on est au-dessus du soupçon. Ma balle ne manque pas la pièce en l'air, c'est connu; mais enfin, au pistolet, j'aurais contre moi plus de hasnrd qu'à l'épée. J'ai six ans de salle, et je n'ai rencontré à Paris que deux prévôts en étal de me toucher. A l'épée, je ne cours donc aucun danger; je veux l'épée.

Cependant le comte el le marquis étaient arrivés près de la haie. Le comte s'assit non loin d3 Raymond, et déposa à terre une longue boîte qui, ouverte, laissa voir deux pistolets et les instruments accessoires.

Les deux témoins se retirèrent un peu à l'écart pour régler la marche du duel.

Fortuné avait cru comprendre qu'il s'agissait d'un combat, et que les combattants seraient le jeune comte et Raymond. Cependant, à les voir assis à cinq pas l'un de l'autre, le comte caresser avec nonchalance une motte de terre du bout de sa canne, le fougueux Raymond suivre do l'oeil et faire le geste de coucher en joue chaque oiseau qui venait à voler devant lui, et entre ces deux hommes deux épées oisives et deux pistolets dormant dans le velours rouge de la boîte, la pensée du spectateur que voilait le feuillage, se refusait à reconnaître deux ennemis accourus pour s'arracher la vie. Bientôt il entendit la conversation s'établir entre eux dans les termes d'une bienveillante politesse. Aimable France, pays de la sociabilité, deux de tes fils auraient-ils pu avoir dix minutes à perdre ensemble sans aussitôt deviser!

— Vous paraissez aimer la chasse, monsieur? commença le comte.

Le visage de Raymond se colora vivement, el il répondit avec quelque effort:

— C'est chez moi une passion. —i C'est aussi la mienne.

Un court silence succéda, après quoi ce fut Raymond qui reprit à son lour :

—, Une mauvaise journée pour les chasseurs!

Et cette fois ses traits offraient la même placfdité . légèrement enjouée, qui, sur ceux du comte, n'avait pas cessé un instant de se mêler à un air de haute distinction.

— Dans deux heures, la chaleur ne sera pas supportable, reprit celui-ci... Votre cheval m'a paru un joli trotteur.


LE SALTIMBANQUE.

55

— Je ferai aussi l'éloge du vôtre. Votre tilbury doit être anglais, vos ressorts sont mieux entendus que les miens.

— Les vôtres m'ont paru très-bien, je vous assure. Quant aux miens, je les ai ramenés de Londres, c'est tout dire.

El il entama l'histoire du remarquable véhicule, en échange de laquelle Raymond narra la biographie de son recommandable trotteur. Un commerce quasi fraternelVélablit de renseignements précieux, de notions confidentielles sur d'admirables selliers, de bottiers incomparables, de divins tailleurs, etc., etc.

— Je n'en reviens pas, pensa Fortuné ; j'ai mal entendu, je me suis grossièrement trompé. Les deux qui doivent se battre sont certainement les deux làbas qui sont restés debout et qui gesticulent si fort. Mais alors pourquoi n'ont-ils pas emporté Jes armes? Peut-être ils veulent commencer par s'essayer aux coups de poing? Quant aux deux qui sont ici, je suis rassuré sur leurs intentions. Le comte a dit que demain son valet de chambre tiendrait à la disposition du groom de M. Raymond une certaine adresse; M. Raymond a promis que d'ici à trois jours il se serait procuré tel renseignement que le groom tiendrait à la disposition du valet de chambre. 11 est clair qu'aucun des deux ne se propose d'égorger l'autre ; j'aurais pourtant vu sans chagrin ce monsieur si gentil tuer M. Raymond.

Le barbare de la rue ignorait que dans une affaire d'honneur, après l'insulte conslalée et le rendez-vous pris, tout homme qui a reçu une teinte de civilisation craint de n'apporter jamais assez de courloisie et de formes exquises clans les préliminaires qui doivent le conduire à la noble action de tuer son semblable.

A la grande surprise de Fortuné, les deux gesticulateurs revinrent sans s'être porté la moindre gourmade, et il entendit l'ami de Raymond lui annoncer :

— J'ai oblenu l'épée. Vous vous battrez à l'épée. . Aces paroles belliqueuses, sans prendre le temps

d'achever une phrase polie qu'il avait commencée, Raymond sembla bondir et fut à l'instant sur pied. Il secoua la main de son témoin avec'une effusion bizarre; ses traits exprimeront une exultation étrange de reconnaissance, à laquelle succéda l'emportement d'une fureur brutale; ses yeux roulaient dans leur orbite et tous les muscles du visage entraient dans une agitation effroyable.

— Ces messieurs, demanda-t-il à son ami d'une voix bruyante et saccadée, et entrecoupant sa phrase par un ricanement moqueur, ont-ils amené avec eux un chirurgien?

— Oui, répondit l'ami, à voix basse, il est resté dans le fiacre qui a conduit le marquis. Sois tranquille, tout est prévu.

— Pour peu qu'il ait do dévotion, reprit Raymond en élevanl la voix davantage, M. le comte aurait mieux fait d'amener un prêtre... un prêtre lui serait plus utile. ,

Puis il saisit une épée, en fit ployer plusieurs fois la lame avec de grands gesies, décrivit en l'air nombre de cercles rapides, et.courul se placer en garde. . — A moi, monsieur le comte, cria-t-il alors de toute la vigueur de ses poumons, a. moi, mon petit comte. Voici une excellente lame qui va travailler au profit de vos héritiers.

Le témoin du comte haussa les épaules comme par un sentiment de dégoût.

— Cet homme, dit-il à son jeune ami, éprouve-t-il

donc le besoin du bruit pour se donner du coeur? _

A quoi il ajouta bientôt :

•<— Cependant il manie son arme avec une aisance et une dextérité incroyables. Ses mouvements annoncent un poignet et un jarret herculéens; c'est un spadassin consommé. Je reviens sur la concession que l'on m'a arrachée ;■ c'est lui qui vous a adressé la première insulte. C'est vous, comte, et non lui qui êtes l'offensé. Je reprends le choix des armes ; certainement je ne souffrirai pas que vous vous battiez à l'épée conlre un pareil drôle.

Et il marchait vers Raymond.

— Y pensez-vous? répondit le trop généreux adversaire en le retenant, remettre en question une chose arrêtée ; une esclandre... ce que vous avez rég'é est au mieux... Comme je vous l'ai dit avant de ven;r, le choix de l'arme m'est parfaitement indifférent. Pour un paresseux, le pistolet est commode, mais l'épée est la véritable arme des gens de coeur. Le sang-froid et le courage luttent contre la vigueur et la science avec moins de désavantage qu'on ne l'imagine. Me voici prêt. Mon bon, mon vieil ami, songez à ce que vous m'avez promis... Songez à ma mère.

Lorsqu'il prononça ce dernier mot, le timbre de sa voix fut plus grave, el bien que ses traits n'eussent rien perdu de leur calme, ses joues pâlirent légèrement. Il reçut l'épée que lui présenta le marquis, et échangea avec lui un rapide serrement de main. Ensuite, s'avançant sur Raymond :

— Monsieur, je suis à vos ordres.

Tous deux sourirent avec amertume tandis que leurs yeux se remplirent d'un feu sombre.

Mais voyez donc, pensa Fortuné, comme ces messieurs bien élevés déposent et reprennent leur colère à volonté, absolument comme leur habit, qu'ils viennent de dépouiller, je ne devine pas pourquoi, à moins que ce ne soit pour, aller plus vite.

Le combat s'engagea. Raymond poussait de vigoureuses bottes -dont chacune était précédée de cet ignoble cri, prolongé sur une gamme aiguë et sauvage, si familier aux batteurs des salles d'armes : Ha ! ha ! ah ! ah ! C'est le cri de guerre do ces modernes preux, c'est leur : Montjoie et Saint-Denis! à . la recoussel Devant celte aitaquu furieuse, le comte n'avait pas trop de sa présence d'esprit el de son calme courage pour parer. 11 commençait même à perdre du terrain. Tout à coup,'à la suite d'une botte terrible, l'épée de Raymond se brisa, et pour détourner la riposte imminente, sa main demeura mal armée d'un inoffensif tronçon : la poin:e avait rencontré une boucle de bretelle. Celle fois le cri de guerre du vaillant s'éteignit dans une brusque dissonance; lout son corps, replié en arrière, présenta non plus le flanc, mais presque le dos à l'épée adverse, que ses deux mains étendues firent le geste de repousser. Sa tôle s'était penchée et tournait vers le sol une face blême, des yeux hagards, des lèvres frémissaules. .

— Je crois avoir senti votre épée se briser, s'était hàlé de demander Je loyal adversaire avec une sollicitude chevaleresque; en même temps, il avait dirigé la pointe de la sienne vers la terre, et il attendait une réponse.

— Oui, oh ! oui, certainement, répondit-enfin Raymond livide et tremblant, comme s il -eût élé soudain saisi d'un froid intense, tandis qu'on pouvait voir la sueur couler à grosses, gouttes de son. front. ■

Les témoins avancèrent entre les combattants.


56

LE SALTIMBANQUE.

Il osa prendre une blanche main deàs les siennes,—Page 61, col. 1".

— Allons, dil le marquis, en voilà assez. L'affaire est terminée.

— Ces messieurs, ajouta l'autre témoin, se sont -conduits en hommes d'honneur; ils doivent être satisfaits.

— 'Maudite lame! reprit Raymond s'adressant au ..marquis avec un sourire qui ne brillait pas par le

naturel, après qu'elle s'est brisée, j'ai voulu rompre, njQft. pied gauche a tourné, j'ai pensé me laisser eboir... Je suis sûr que j'aurai fait une singulière figure.

Sa parole était presque bégayante, sa respiration haute et embarrassée.

— Qui peut répondre de chacun de ses mouvements? dit son ami. Tout s'est fort bien passé.

— Vous comprenez : mon pied se pose ainsi à faux, alors le poids de mon corps venant à se porter brusquement sur celte jambe, plus d'équilibre... Je pouvais tomber de mon long... vous, monsieur, qui nous regardiez à distance, vous n'auriez su qu'imaginer.

— Mon Dieu, monsieur, dit le marquis d'un ton de légère imnatience. vous avez rompu un peu précipitamment, et puis c'est tout.

— C'est qiie, voyez-vous, je serais désespéré que l'on pût concevoir la moindre pensée d'attribuer à quelque autre cause un mouvement assez extraordinaire, maïs qui s'explique si bien.

— Eh I mon ami, lui dit son lémoin, nous sommes tous parfaitement convaincus de ta vaillante attitude... Viens vite l'habiller.

i— Partons, dit le marquis.

Le comte n'avait point cessé de garder le silence.

Raymond, résistant à son ami, parut un certain temps pensif. E:fin, jetant violemment à terre le débris d'arme, et de l'autre main rejetant en arrière les touffes de ses cheveux en désordre :

— Non ! s'écria-t-il d'une voix tonnante, et ce non fut escorté d'un juron épouvantable, cela ne peul pas finir ainsi. Cours aux voitures, nous avons là du monde; envoie chercher une autre épée. Nous allons recommencer, monsieur le comte.

— Autant qu'il vous plaira, monsieur, s'empressa de répondre celui-ci.

— Une épéel une épée! continuait à vociférer Raymond, et la couleur pourpre remontait par degrés à ses joues, et le globe plus saillant de ses yeux s'injectait de sang.

Alors le vieillard, qui contenait mal son indignation, prenant la parole :

— Si le combat recommence, ce ne sera pas à l'épée.

— C'est l'arme que j'ai choisie et qui a été acceptée. Je ne ma bats qu'à l'épée.

— Et moi j'affirme que si ce gentilhomme qui vient de vous faire grâce de la vie est assez fou pour compromettre de nouveau son nom et sa personne, ce ne sera qu'avec des chances moins inégales. Il ne se livrera pas, moi présent, au fer d'un spadassin.

— La loi du combat le veut, monsieur.

— Prenez garde, cette persistance à prétendre


LE SALTIMBANQUE.

57

Au même instant, fortune plongea sa lame u epoe dans la gorge ue .Raymond. —rage bv, col. a.

abuser de votre infernale supériorité pourrait donner à penser sur votre courage.

—Sur mon courage!... Vous me croiriez donc!... Eh bien !... monsieur, soit! va pour le pistolet. Cela m'est égal. Je vous jure que cela m'est égal. Mon ami est là qui peut vous l'affirmer.

Pendant le temps que les témoins employèrent à charger les armes, Raymond manifesta un invincible besoin d'exercice. Il se promena à grands pas, revint plusieurs fois à l'épée remise en place par le comte, et, en jouant à plusieurs reprises, il la lira à moitié du fourreau et l'y renfonça. Son front élait sombre, sourcilleux, et il fredonnait un air de vaudeville; au milieu de la pâleur de ses traits, sa bouche riait ironiquement.

Son témoin mesura trente pas sur le terrain ; ensuite revenant au marquis :

— Peste soit des importuns! Voyez-vous là-bas, au bout de la pièce de luzerne, poindre ces trois ou quatre chapeaux... Nous risquons d'avoir des spectateurs.

— Allons, dépêchons, répondit le comte.

— Nous plaçons ces messieurs à la distance.

— Bien.

— Vous donnez le signal par le mot : Marche.

— Très-bien.

— Ils avanceront l'un sur l'autre et tireront à volonté.

— C'est pour le mieux... Je vous laisse faire, car je n'entends rien à vos combats au pistolet...

Et l'on put reconnaître, à la voix émue du vieillard

vieillard au tremblement nerveux qui agitait toute sa personne, un trouble extrême où il entrait de la colère el de l'angoisse.

Au signal convenu, les adversaires se mirent en mouvement. Raymond marchait ou plutôt glissait à petits pas, très-lentement el très-cauteleusement, tout le corps effacé avec soin, exposant le moins possible de surface et abriLanl en partie sa tête derrière son pistolet tenu dans une position verticale. Le comte fil quelques pas, de sa marche accoutumée, abaissa son arme, ajusta un inslant, et le coup partit.

Raymond ne fut pas atteint. Dès lnrs, son allure prenant de la franchise, il cessa de s'effacer. Il se porta en avant, d'un pas souple et régulièrement cadencé, maintenant le haut du corps sans oscillation, afin que son bras demi plo\é et son pistolet abaissé se préparassent bien à saisir la ligne droite, et que sa main et son oeil ne perdissent rien de leur fermeté et de leur aptitude. Une grande partie était déjà franchie qu'il ne s'était pas encore décidé à tirer.

Les témoins s'alarmèrent. Le vieillard, les bras raidis sur sa canne, le cou tendu, les joues creuses, les lèvres entrouvertes, l'oeil fixé sur Raymond, portant sur ses traits la blancheur et l'immobilité du marbre, semblait avoir perdu le sentiment de sa propre existence. Cependant l'excès de l'anxiété croissante réveilla un reste de facultés :

— Tirez donc, monsieur, tirez! cria-t-il d'une voix forte et du ton du commandement.

—Et la limite! s'écria tout à coup l'autre témoin en


:*8

LE SALTIMBANQUE,

se frappant le front de la main avec violence... Nous n'avons pas marqué de limite entre eux... L'apparition des chapeaux m'a fait perdre l'esprit. Nous avons oublié de régler à quelle distance chacun sera tenu des'arrêler. Et il se précipita vers Raymond.

— Malheureux I veux-tu donc te déshonorer? Celui-ci élait arrivé à deux pas du comte. Son oeil

' s'était enfin incliné sur l'arme el couvait à la fois le ; point de mire et la. victime. \ ' En face de la mort, qui gagnait à chaque seconde ; du terrain, Je brave jeune homme était là immobile, \ sans avoir ùh moment sourcillé, ses bras croisés sur \ sa poitrine, son oeil lançant l'éclair et sa lèvre le ; mépris. ,......•'.'

\ — Grâce!... ne tirez pas!... H a ùrië mère! \ C'était la voix du vi illàrij, dont 'l'accent déchirant ! eût amolli le coeur d'un tigré.

— C'est vous qui avez exigé lé pistolet, lui jeta \ froidement pour réponse Je monstre saris détourner \ la tôle. '.,

\ Et son doigt pressa la détente.

\ Les bras de la victime s'ouvrirent, la lête se penj

penj puis le corps, él il tomba la fàeê contre terre.

\ Le meurtrier fui; forcé de reculer pour que ce corps

! ne vînt pas heurter contré lui dans sa chute.

j Quand le témoin de Raymond arriva à portée dé:

! lui saisir le bras,' l'acte infâme était consommé, :

\ — Qu'as-lil fait? Il avait une fois épargné ta

\ Vje< ^ ,'■'■■ ■■"-■ '.'-.'"'. " :

• — Va-t'eri au diable! Qn'avait-il besoin d'être

■ comte et de me faire grâce, encore?

A peine il achevait le dernier mot que sur sa lête

, s'appesantit la lourde canne du marquis. Etourdi par la violence du coup, et déjà épuisé par les émotions de deux combats, ses jambes fléchirent, il tomba à genoux, tout à côté de ce corps gisanl, sur lequel

' ses mains implorant un appui se posèrent, et d'où

; elles se retirèrent tachées de sang.

i : — C'est un guet-apens, balbutia-t-il d'une voix presque éteinte... un assassinat.

■', . —Misérable! s'écria le spontané justicier, c'est toiqui es ,'assassin ; moi, je suis le bourreau.

— Vous me rendrez raison... toutvolre sang...

— Avec loi un diiel ! poursuivit le vieillard, que ; l'ami de Raymond contenait el empêchait de redou; bler 'son attaque. Va demander aux bagnes un ad, versaire digne de toi. Prie l'enfer de ne jamais l'envoyer devant moi quand j'aurai entre les mains une armo plus sûre; car, je le le jure, je te tuerai

■ sans te laisser le temps de te mettre en défense; je te tuerai par derrière, comme on écrase un serpent. •

Et. se penchant sur le corps de la victime, il sou■

sou■ celle gracieuse tête, maintenant souillée de terre et do sang, et sa main cherchait à surprendre

. un dernier battement du noble coeur qui avait animé cette triste dépo; ille. -

— Raymond, disait l'ami, laisse là ce vieillard, sa douleur extravague.

— Plus tard...

— Eh.bien!'-'oui, plus tard; mais maintenant, viens... Les coups de feu ont attiré du monde... Songe à ta sûreté, à la mienne. Diantre! la cour d'assises ne plaisante pas en matière de duels... Monsieur, je vous envoie vite le chirurgien.

Et tous les deux.disparurent.

Le chirurgien constata que la balle avait_perforé

le crâne, à un doigt au-dessus de l'arcade sourcilière gauche et s'était logée dans le cerveau.

— Cet h'imme est mort, dit-il.

— Mais, docteur, placez votre main sur le coeur; il me semble qu'il bat, la poitrine se soulève.

. — La vie de sensation, et de volonté est éteinte, ajouta le docteur en secouant la tête.

>-rN'est:il donc plus aucune ressource? Ne voyezvous rien à tenter ?

— Je puis pratiquer une saignée.

— Ma forlûnèi si vous le sauvez.

Un sourire presque imperceptible erra sur les lèvres du docteur, sans toutefois que la bienveillante gravité dé sa figuré en fût compromise. Non plus animé par là fol en la science, mais soutenu unique-, ment par cet esprit de charité patiente qui place quelquefois les'nommes de son art si haut dans l'éehèlleide l'humanité, il prodigua ses soins à cet abjet où il ne voyait plus qu'un cadavre, mais en :iùi la douleur d'un autre homme ne pouvait se résigner à ne plus retrouver un ami.

Le domestique du comte et trois où quatre curieux survenus suebessivoment l'entouraient, regardaient et aidaient du moins mal possible. Tout en remplissant soft pieux office, qui nécessita plus d'une paùsèi le chirurgien hasardait une question sûr les circonstances du combat. Le vieillard comconirnënçait une phrase de récit qu'il interrompait par des cris dé'cliiran.tSj suivis de lamentations touÉlanles et d'analhètiièi contre l'assassin; et puis il revenait au rTJ'éit jî'oiir l'interrompre de nouveau par une soudaine et folle exclamation de joie échappée à son ardente et naïve espérance.

— Mais, docteur, je vous assure que la poitrine vient de se soulever très-fort. Sentez donc, sentez donc comme le coeur bat bien mieux.

Comme il disait cela, le coeur, après avoir fait, il est vrai, encore un mouvement ^'s'arrêta pour jamais. • , — Transportez le mort dans la voilure, dit tristement le docteur.

Le vieillard perdit connaissance. Les deux amis furent emportés l'un près de l'autre.

Lorsque tous deux eurent été placés dans le fiacre et que lès curieux furent restés seuls sur le terrain : •

— Un beau jeune homme! dit l'un d'eux. Qu'estce que çà pouvait avoir d'âge? vingt aiis.

— Tout.au plus.

— Savez-vous son nom ? ' <

— Je l'ai entendu dire au domestique ; le comte de Lavernay.

— Je croyais qu'entre bourgeois ils ne se battaient qu'au bois de Boulogne. -

— J'en ai vu aussi à Vincenhes, à Meudon.

— Depuis que pour un duel on va en justice, ajouta un troisième mieux informé, ils préfèrent un champ écarté. Les bois sont trop surveillés.

— C'est égal, ils ont là de singulières manières de se battre. La vie d'un homme peut dépendre d'un témoin bien ou mal choisi. C'est un grand malheur quand on a pour témoin un étourdi ou un imbécile.

— Quant aux. duellistes, comme ce monsieur qui vient d'assassiner l'autre, lorsqu'il en passe un dans la rue, on devrait crier au. loup enragé et faire contre lui une battue. Pour les exterminer, ondevraitse

ever en masse.


LE SALTIMBANQUE.

En attendant, c'est à qui ne s'y frottera pas le premier, et ils tuent tout le monde en détail.

LE TRONÇON D'ÉPÉE.

La scène qui venait de se passer n'était pas de nature à calmer les sentiments de haine que Fortuné entretenait contre Raymond. Lors du châtiment infligé par la main, hélas! impuissante du vieillard, il avait applaudi par un cri d'encouragement. Demeuré le dernier sur le terrain du combat : . — 11 n'y a, se dit-il, qu'une voix sur son compte. Quelqu'un a dit le vrai mot: un loup enragé; Celui qui en délivrera la société fera une action superbe. Ainsi donc, qui a été insulté, lue, c'est l'usage. Et cependant, moi, je me suis laissé traiter de la manière la plus outrageante, et devant elle! et sans avoir même essayé d'en tirer la moindre vengeance. 11 vit ! elle doit me croire le plus lâche des hommes !

Son pied heurta quelque chose à terre, l'un des tronçons do l'épée brisée, celui de la pointe. 11 le ramassa et l'examina avec soin : le tronçon était d'une bonne, longueur, la poinle aiguë et forte; en tout, un poignard très-convenable. Sans se rendre compte de l'enchaînement de ses idées, pout-êlre uniquement par celte disposition, naturelle aux gens du peuple, à découvrir dMis le plus insignifiant débris une valeur et un profil à recueillir, il plaça sa trouvaille sous son vêtement. Depuis qu'il avait reconnu que le terrible M. Raymond lui-même pouvait avoir ses moments de peur, le timide élève de Birouste avait appris à prendre quelque confiance dans son propre courage.

11 se rendit ensuite chez Madeleine, dont les visites régulières à l'Hôtel-Dieu lui avaient été si douces et les furlifs cadeaux de comestibles si agréables. Il lui exprima longuement sa reconnaissance. L'excel'ente Madeleine était la seule créature avec qui il eût pu prendre l'habitude de causer à l'aise.

La conversation amicale suivait donc son cours à côlé d'une soupe aux choux, d'un suave parfum, qui murmurait sur un réchaud, et à travers la criaillerie de quatre marmots qui s'agitaient par la chambre, lorsque la clef, qui. dans ces humbles logements, quille rarement le dehors de la porte, vint à tourner dans la serrure, el les vieux gonds à gémir, et les sabots des petits enfants à courir.

— Voulez-vous bien vous taire, démons! cria Madeleine.

— J'ai frappé deux fois, dit une voix, sans que l'on m'ait répondu.

Fortuné tournait le dos à la porle... cependant il avait pâli : c'était la voix d'Henriette.

C'était, comme on le sait, le vendredi, vers midi, que la jeune ouvrière devait être envoyée par mademoiselle Simonin chez la soi-disant tante de Raymond Perrot. Henriette entrait chez Made'eine en se rendant chez madame Delacour.

— Arrivez! arrivez! dit Madeleine. Vous voyez notre malade guéri. L'administration l'a mis enfin à la porte. Je n'en savais-rien moi-même; le chirurgien en chef ne nous avait promis sa sortie que dans deux jours... Vous veniez me demander de ses nouvelles? c'est lui qui vous en donnera... Mais entrez donc. On dirail vraiment qu'elle eiva peur. Est-ce parce que c'est un revenant ?

Fortuné ne trouvait pas la force de se lever. Henriette avait beaucoup rougi et cachait de son mieux

son joli visage en embrassant les marmots qui. se suspendaient à sa robe.

— C'est que, voyez-vous, Fortuné, continua l'indiscrète amie, quand, par hasard, le temps m'avait manqué de porter de vos nouvelles à mademoiselle Henriette, j'étais bien sûre de la voir accourir ici. Vous n'imaginez pas quelle part elle.a prise à votre accident !

Henriette rougit davantage et se pencha de plus belle vers les enfants.

— Voulez-vous laisser mademoiselle en paix, méchants sujets?

— Point! point! ils ne m'incommodent nullement, ils sont si gentils !

Et après un moment de silence :

— Il est bien naturel, ajonla-t-elle, de concevoir de l'inquiétude pour quelqu'un qu'on sait malade... eu danger... surtout quand il souffre pour une si noble cause, quand il a exposé sa vie pour sauver celle d'un autre... C'est une action admirable.

Cependant Fortuné s'était enfin soulevé à demi. Sa bouche s'entr'ouvrit.

— Oh! dit-il avec la bêtise admirable de la passion, c'était pour vous, mademoiselle Henriette!

Et ses forces parurent l'abandonner.

— Eh! mon doux Jésus! dit Madeleine, est-ce qu'il va se trouver mal?

— Non, non. Je me sens bien, très-bien.

— Ne voilà-t-il pas qu'il pleure! Et de. grosses larmes, encore! Mon pauvre ami, ni mademoiselle ni moi n'avons envie de vous causer du chagrin. Rassurez-le doue, mademoiselle.

Henriette oubliait Je répondre. Elle contemplait, pensive, ce visage pile, inondé de larmes. Elle n'avait pas vu Fortuné depuis sa visite à l'Hôtel-Dieu.

— Quelle expression ! se dit-elle, quand il a prononcé le mot Henriette, son visage s'est transformé : il y arvait de la force et de la candeur à la fois, un regard illuminé, une certaine beauté nouvelle en lui que le coeur admire et qu'on ne saurait définir... Il pleure... personne plus que moi ne s'afflige de voir souffrir, eh bien ! ce que j'éprouve à le regarder n'est pas de la compassion... C'est bien mal, j'ai honte à me l'avouer, mais c'est plutôt une certaine joie.

A la justification d'Henriette, hâtons-nous de dire que l'émotion à laquelle avait cédé Fortuné n'avait rien d'alarmant. Bientôt il fut le premier à plaisanter sur'cet instant de faiblesse.

— Croyez bien que c'est la première fois, dit-il, que pareille chose m'arrive.

Henriette accepla de se reposer chez Madeleine. Celle-ci, qui voulait conserver beaucoup d'espace libre, afin de pouvoir vaquer aux travaux du ménage et aussi dans l'intérêt de ses moutards vagabonds, plaça ses deux hôtes dans l'embrasure d'une fenêtre, leurs deux chaises en regard, et très-rapprochées par les exigences du lieu. Madeleine venait fournir son contingent dans le dialogue et puis courait à son réchaud ou vers un marmot en détresse. C'était presque un lêle-à-tête ; Fortuné ne s'était pas encore senti aussi heureux.

— Voulez-vous savoir, mademoiselle, dit Madeleine, le souci qui n'a pas cessé de trotter dans cette bonne tête pendant toute sa maladie? Est-ce que mademoiselle Henriette va se marier? demandait-il.

Henriette répondit d'un ton très-grave : —Je ne pense pas avoir confié à personne que je sois dans une telle intention.


60

LE SALTIMBANQUE.

— J'avoue, poursuivit Madeleine, que, dans les commencements, j'ai été pour le beau monsieur qui a voiture ; mais depuis... un établissement magnifique, c'est vrai... cependant...

— Madeleine! Madeleine! reprit Henriette. Et sa voix suppliait.

— Suffit; on se tait : ce qui n'empêche pas d'avoir deviné ce qu'on a deviné.

Après un court silence, Henriette eut l'air de regarder dans la rue. Son attention parut tout entière absorbée à suivre de l'oeil le chapeau des passants, ce qui ne l'empêcha pas de jeter, avec une négligence rapide et sans détourner la tête, ces quelques mots à Fortuné :

— Cela vous causerait donc bien du plaisir de me voir mariée?

— Si c'était pour voire bonheur!... répondit Fortuné, qui sympathisait à ce bonheur-là avec une tristesse à fendre l'âme.

— Le bonheur-! reprit la coquette d'un ton léger, et reportant son regard dans la chambre : qui peut se flatter de rencontrer le bonheur en ménage?

En ménage, dit Madeleine, qui s'était rapprochée, on rencontre les maux de toutes sortes el la misère.

La douce Henriette répondit par une ondulation du col et un port de tête gracieux et fier. Elle semblait dire qu'il était telles femmes au-dessus de ces craintes vulgaires et qui n'auraient que des peines morales à redouter.

On discuta sur le séduisant, mais périlleux sacrement du mariage, vénérable hochet de tant d'interminables discussions, qui a traversé les siècles toujours nou veau et propre à faire jouer les esprits. On fit dans la mansarde de la métaphysique amoureuse sans s'en douter, sinon clans les mêmes termes, du moins avec autant de plaisir que dans les salons.

Lors d'une fluctuation assez prolongée 'de Madeleine autour de son réchaud :

— Quant à moi, dit Henriette, résumant ses opinions, je suis Irès-exigeanle, je prétends me savoir vraiment aimée. Si un jour je me marie, c'est que j'aurai rencontré quelqu'un qui m'aimera bienI... Je ne trouverai jamais que l'on m'aime assez... C'est si beau, mais sidifiicile de bien aimer!

Le ton de fol enjouement sur lequel la phrase avait été commencée se fondit graduellement dans une émotion presque solennelle.

— Qui pourra vous aimer autant que vous le méritez? dit tout bas Fortuné.

Et il s'aventura à lever sur la jeune fille un timide et brûlant regard. Madeleine revenait. ,.

— De mon côté, s'empressa de poursuivre Henriette, oh ! j'apporterai à mon mari une belle dot en amour.

— Vous pensez donc toujours au beau monsieur? dit Madeleine... Enfin, il vous fera riche, el c'est là le grand point.

— En vérité, Madeleine, vous êles insupportable, dit Henriette, piquée sérieusement. Je vous le répèle, épargnez-moi vos insoutenables suppositions- Je n'ai pour le moment l'inlenlion d'épouser personne, et, grâce à Dieu, je n'ai pas le coeur vil. Je n'aimerai jamais un homme parce qu'il sera riche... Je la déteste, votre richesse, retenez-le bien. Je me sens au contraire un faible pour les gens pauvres... Je veux un mari pauvre... je veux pouvoir me dire que je

suis sûre de l'aimer pour lui-même, et non pour son argent.

— Mon Dieu, mademoiselle, ne vous fâchez pas; ce que j'en ai dit...

— Et vous, monsieur Fortuné, dit Henriette en reprenant son sourire, qu'est-ce que vous chercherez en ménage? l'argent?

Fortuné ne pouvait répondre, abîmé dans une indicible joie d'avoir appris de la bouche d'Henriette que, pour le moment, elle ne songeait nullement au mariage.

— Si une belle madame venait tout d'un coup à se prendre d'amour pour vous... hein t et qu'elle vous demandât de l'épouser, qu'est-ce que vous répondriez? ajouta Henriette.

— Il dirait oui, cent fois oui, assura Madeleine.

— Laissez-le donc répondre lui-même.

— Je vous garantis qu'il dirait oui... Pourraiton, sans être fou, manquer l'occasion de faire forlune? .

La question avait atteint l'oreille de Fortuné, mais était demeurée insaisissable à son intelligence. Une belle dame riche et de l'amour pour lui ! c'étaient deux points perdus dans des espaces imaginaires et à un tel écartement, que sa chétive raison avait trébuché tout d'abord à construire el prolonger l'angle qui pût les rassembler. Il avait ouvert de grands veux inquiets et les tenait attachés sur les yeux d'Henriette.

Un nouvel incident éloigna Madeleine. Henriette, baissant.un peu la voix et regardant de nouveau dans la rue :

— Vous avez esquivé de nous dire si vous recherchiez la fortune dans un établissement, oui ou non. C'est égal, nous saurons votre opinion le jour où vous vous marierez.

Comme il crut remarquer dans sa voix.un accent étrange et un certain trouble, Fortuné, qui craignit de l'avoir offensée, se décida à répondre :

— Je dois l'avouer, je n'avais pas bien entendu votre question.

— N'importe. Nous verrons plus tard. Je vous attends au jour où nous apprendrons la nouvelle de votre mariage.

— De mon mariage ! répéta avec stupeur le pauvre garçon, qui ne croyait pas compter parmi les humains pour quelque chose d'aussi grave.

— Est-ce que vivre ainsi, toujours seul, ne vous semble pas bien triste?

— Je vous ai toujours connue bonne; c'est la première fois que vous raillez.

— Je ne raille pas, reprit-elle de sa voix la plus augélique : Le moment viendra où vous songerez à cela.

— Jamais.

— Oh! on répond ainsi jusqu'au jour où on se marie.

— Moi, mademoiselle! moi, sans parents, sans amis, dans la misère la plus profonde.

— Raison de plus ; trouvez-vous donc la pauvreté un fardeau si léger qu'on soit assez d'un pour le porter ?

— Souhaiter une femme pour m'y aider serait une lâcheté.

— Mais si elle s'en trouvait heureuse?

— Impossible.

— Vous vous trompez. Moi, par exemple, je pense lue, dans ce monde, il faut payer son tribut au malleur... Et si j'étais dans la gêne, dans le besoin


LE SALTIMBANQUE.

61

près d'un homme que j'aimerais, je me prendrais, je crois, à bénir cette douleur, pensant qu'elle m'en épargne d'autres plus amères.

— Mon Dieu! mademoiselle, dit Fortuné, tremblant de tout son corps, pourquoi me dites-vous' des choses semblables?...

— D'ailleurs, reprit Henriette d'un air capable, on peut trouver une jeune ouvrière qui ait été laborieuse et possède quelques épargnes. Hélas! trèspeu de chose, mais enfin de quoi parer à un accident, de quoi subvenir aux frais d'une maladie, si, par malheur, l'un des deux tombait naïade... Pour peu que le mari soit actif, intelligent (et vous êtes tout cela, je n'en doute pas), quelque pauvre qu'on se trouve en entrant en ménage, le moment ne peut manquer de venir où le diable se lasse d'habiter la maison... En attendant, on met l'un et l'autre sa confiance en Dieu I... Un homme de votre âge a devant soi tant de belles années! Lorsque vous rentrez le soir, épuisé de fatigue, vous trouvez un repas préparé, un feu qui vous rit, une compagne qui vous fait accueil. Avez-vous un chagrin ? vous le lui confiez. Une bonne eau erie avec elle vous remet du baume dans l'esprit et de la joie au coeur. Le lendemain, vous reparlez pour voire tâche avec une ardeur nouvelle.

En parlant ainsi, elle avait tenu son visage dirigé vers la rue, de manière à ne livrer aux regards de Fortuné que les lignes de son gracieux profil.

Celui-ci écoutait comme plongé entre la veille et le sommeil. Celte sorte d'ivresse lui donna une audace inouïe : il osa prendre une blanche main dans les siennes et l'y presser doucement, en même temps que de sa bouche s'échappa ce nom qui lui élait si cher, ce nom, qu'il avait si souvent répété dans ses songes :

— Henriette !

La jeune fille ne parut poinl blessée de cette familiarité. Sa tête se retourna lentement, parmi mouvement souple et lent. Sous les longs cils de ses beaux yeux, que les paupières voilaient à demi, son regard glissa furlif et tendre et vint confondre sa flamme humide dans la flamme qui débordait à longs traits des yeux de Fortuné.

Madeleine se rapprochait; la jeune fille reporta vivement ses regards vers la fenêlre.

— Qu'avez-vous donc, dit la bonne femme, à tenir toujours vos beaux yeux de Sainte Vierge fixés làhaut?... On dirait que vous regardez les étoiles.

— Les étoiles à midi I balbutia Fortuné, pour se donner une conlenance.

Henriette sourit avec une douceur ineffable.

— Pourquoi non ? dit-elle en appuyant son regard sur Fortuné; on aperçoit souvent avec les yeux de l'âme de beaux et purs rayons du ciel, quoiqu'ils restent cachés sous le plus épais voile.

Fortuné fut près de tomber à genoux.

— A la bonne heure, dit Madeleine, qui ne comprenait rien du toul; où en sommes-nous de la discussion?... il me semble qu'elle vous a animés tous deux.

— Moi... non... je suis calme... très-calme, dit Fortuné, qui tremblait comme une feuille.

Henriette se hâta de chercher son mouchoir par terre, où il n'était pas, pour cacher son visage à Madeleine.

— On m'attend pour me donner de l'ouvrage, ditelle : je devrais déjà être loin d'ici.

Puis, quand elle eut senti la rougeur brûlante de

ses joues se dissiper, elle reprit avec plus d'assurance :

— Voilà, Madeleine, un incrédule que je vous recommande... 11 faut le convertir au mariage.

— Quant à ça, répondit Madeleine, c'est vrai. Le mariage n'est pas une si mauvaise chose qu'on pourrait croire. Je vous assure, Fortuné, que le mariage a du bon. Tenez, moi-même, par exemple, quand il arrive, par hasard, que Tronche n'a pas trop bu, quand les coups ne pleuvent pas et que je me sais dans l'armoire tout un pain de huit livres pour les mioches, il me prend comme une envie d'être gaie, el je m'avoue que j'aurais eu du chagrin de mourir fille... Et puis, regardez-moi ça... Et elle embrassait les enfants. — Quand ça veut bien n'être pas méchant, quand ça aime sa pauvre mère, est-ce qu'il n'y a pas là une assez bonne raison pour pardonner au mariage!... Vous partez seule, mademoiselle; ce garçon se fera un plaisir de vous accompagner.

— Non, non, vraiment. Ses jambes de convalescent ont besoin de repos... Et puis, ajouta-t-elle en riant avec malice, je redoute la société des égoïstes qui délestent le mariage. Et elle s'enfuit.

— Fortuné, dit Madeleine en pesant d'un ton important ses paroles, voulez-vous savoir une idée qui me vient? C'est qu'elle n'a pas du tout l'intention . d'épouser le beau monsieur.

— Mais cela est positif. Elle a dit qu'elle détestait la richesse! qu'elle ne prendrait jamais un mari riche !... 11 me semble bien qu'elle l'a dit. N'est-il pas vrai que vous avez enlendu qu'elle l'a dit?...

— Voulez-vous savoir aussi une autre idée?.Mais pour celle-ci, n'en abusez pas... Gardez-moi le secret... C'est qu'elle est loin d'avoir pour vous do l'aversion.

—Vous aussi, vous me. témoignez de l'amitié.Vous non plus, ne me haïssez pas, dit Fortuné en soupirant. Qu'est-ce que cela prouve?

— Vous faites semblant de ne pas m'entendre. Elle prend à vous de l'intérêt.

— Vous voulez me forcer à compter votre or avec vous, ou bien vous jouez l'innocent. Allons donc ! soyez content. Je dis qu'elle vous aime, qu'elle vous accepterait pour mari... là donc!

— Aimé ! aimé d'elle ! Vous pensez qu'elle puisse jamais m'aimer! Je ne sors donc point d'un rêve? c'est une réalité: aimé d'elle! Ah! d'aujourd'hui je respire... je vis! j'aurai de la force, du courage. J'aurai de l'intelligence; tout me réussira. Le hasard, les bonnes chances maintenant, tout est pour moi... Madeleine! aimé d'elle !... aimé d'elle!...

En disant cela, il sortit comme un insensé et se mit à courir dans la rue.

Sa tête était en feu ; il n'avait aucune idée distincte, mais la passion l'entraînait sur les pasj d'Henriette; il voulait, autant que sa raison troublée pouvait vouloir quelque chose, rejoindre Henriette et lui demander s'il était bien vrai qu'elle l'aimât! .. D'abord son instinct le servit parfaitement : en allant au hasard, il prit justement la rue que suivait la jeune fille; et, après avoir longé quelques maisons, il 1 aperçu ta peude distance devant lui... Mais le génie de Fortuné n'alla pas plus loin : s'approcher d'Henriette, trouver des paroles qui pussent rendre ce qui se passait en lui, élait bien au-dessus de ses forces... A cette seule pensée, le pauvre garçon se sentait . mourir de timidité... 11 sentait d'ailleurs que ce jour était déjà trop beau, qu'il ne fallait rien demander de plus à Dieu pour ce jour...


92

LE SALTÏMBANQUE.

'En effet, Fortuné, lui aussi, malgré l'influence de sa triste étoile, avait un moment de bonheur dans son:existencé... un moment! juste ce qu'il faut pour regretter la vie!; \

Nous savons que Henriette, confiante en la parole de mademoiselle'Simonin, se rendait en ce moment chézmadallie Delacour, de la meilleure foi du monde, pour y; prendre de l'ouvrage.

Fortune 1 la suivait de loin, pressant son pas quand quelque obstacle le séparait d'elle, ralentissait sa marche quand la distance 1 ne lui paraissait plus convenable. ''.'"' " ' .'"

Ils s'enfoncèrent ainsi dans le quartier qui avoisine le Palais-Rôyàl, là l'industrie mercantile et le vice, les fleurs et la vermine d'une capitale brillent et pullulent pêle-mêle avec le plus d'éclat et d'effronterie.

Au coin d'une' rue, Fortuné remarqua un tilbury vidé sous ta garde d'un groom. 11 reconnut le cheval et le domestique de Raymond; sans 1 doute le maître n'était pas loin. Cette pensée lui fut amère. Elle fut, dans le ciel radieux dé sort imagination, ce qu'est, par un beau jour, cfélé, sous l'immense Coupole d'aziir, le point noir-qui va s'étendre et devenir bientôt la/nuit et forage. /

UNE MAISON BIEN TRANQUILLE,

Dans la rue la.plus gombre du quartier des halles, élait un petit Miel garni nommé, d'après son ensek gne, le Soleil de Provence, e,t que, dans le voisinage, on appelait par abréviation le Soleil.

Cette maison était tenue par madame Delacour.

Par vertu ou par spéculation, cette dame avait apporté les plus grands soins à ce que'son hôtel conservât une réputation, intègre. Bien qu'on y reçût grand nombre de ecnnniis et déjeunes, ouvrières tropnovices pour être encore dans leurs meubles, la surveillance, était si grande ej, le choix des locataires si parfait que nul scandale ne s'y élail jamais montré.

Si l'hôtel était pauvre, ^zardé, meublé de vieilleries,, du moins l'ordre et la, sé.curité y régnaicn.t. On ne pouyajt louer à;moins d'un mois ; on ne fumait ni dans la cour ni sur l'escalier; on ne devait plus jouer delà fiûle ou du violon passé dix heures du soir; il élait absolument défendu,aux messieurs locataires de recevoir dans leur qhambre autre personne, que leurs amis/La porte était fermée à minuit.

Ce fut dans celle maison que Henriette pénétra. Une longue allée noire s'offrit à elle; après l'avoir traversée, elle se trouva devant la loge du concierge.

Le couple de portiers était composé d'un gros chien et d'une vieille femme, tous deux blottis dans un bouge sombre, tout tapissé de clefs et de flambeaux. Le chien, revenu de ses commissions, dormait dans les cendres; la vieille ayant terminé ses ménages, promenait ses doigts sur un jeu de cartes étalées en poursuivant les chances d'une réussite.

Dès que madame Camarde, la portière, eut aperçu Henriette à la gracieuse et digne prestance, elle sortit de sa loge de l'air le plus engageant.

— Mademoiselle veut une chambre, dit-elle, on va lui montrer cela... la maison la plus tranquille!., une demoiselle rangée ne saurait mieux se loger!... Précisément la chambre verte est à. louer. . C'est heureux, vraiment 1 car on n'a pas toujours de place au Soleil\ mais, quand on y est, on n'en veutplus quitter; c'est propre, décent, bien tenu, allez! on ne jure que par notre hôtel dans tout le quartier; c'est le Soleil qui fait le jour et la nuit.

Henrielle l'interrompit pour lui dire qu'elle désir-; rait seulement parler à madame Delacour, la maî-; tresse de la maison, laquelle, l'avait fait demander pour lui donner de l'ouvrage.

La portière, d'un air un peu moins aimable, con- - duisit Henriette au salon où se tenait la dame du , lieu.

Madame Delacour avait une figure toute bénévole et patriarcale. L'embonpoint et la fraîcheur rubiconde de ses cinquante ans étaient simplement ornés d'une: robe de salin vert, d'une écharpe coquelicot et d'un , bonnet'à fanfreluches orange. Elle reçut la jeune ouvrière avec beaucoup d'urbanité et lui dit qu'elle: allait 1 la conduire chez la dame qui désirait lui donner des robes à faire.

Il est difficile de comprendre comment madame Delacour avait pu entrer clans les projets de Raymond, elle, qui avait des principes si austères, elle qui, malgré sa rotondité"et son teint fleuri, disait chaque jour qu'elle se tuait le corps et l'âme à maintenir les bonnes moeurs dans sa maison.

Le fils de l'épicier, amoureux d'une certaine demoiselle Mélanie, qui logeait au Soleil de Provence, avait autrefois loué une chambre dans ce même hôtel pour la voir avec plus de facilité ; il était donc ancien el généreux locataire de la maison el fort bien venu délamailresse et delà portière. Comme son intrigue avec Mélanie n'avait été connue que de cinq ou six amies intimes de la demoiselle, et-sans jamais se manifester d'une manière paenle, madame Delacour avait pu fermer les yeux là-dessus,'et Raymond demeurait pour elle un homme comme il faut, très-riche, très prodigue, et qui d'ailleurs lui imposait par son expression hautaine, par ce regard magnétique et puissant, pourvu d'une force d'intimidation extrême sur les êtres vulgaires. • .

Peu de jours auparavant, il était venu dire à madame Delacour qu'éperdCiment épris d'une jeune fille de vertu irréprochable, et, sur- le point de l'épouser, il'avait besoin de lui parler un inslànten particulier pour la décision d'affaires importantes; niais que là sagesse de la belle Henriette'se refusant à toute espèce de rendez-vous, il avait pensé à là voir dans' cel hôtel, et pour l'y attirer's'était permis de métlrè en avant une dame de la maison qui aurait demandé • la jeune couturière pour lui donner de l'ouvrage.

Il avait mis dans cette explication la simplicité et l'aisance qui ne semblent pouvoir cacher aucune mauvaise intention, le regard ouvert qui éloigne toute idée de mensonge, et le ton-seigneurial qui ne suppose pas de refus. - La digne madame Delacour ne se défia point de ses paroles. Cependant, ne trouvant pas convenable qu'une jeune personne entrât dans la chambre de M. Raymond, quelque fût le respect dont celui-ci devait user envers elle, elle avait seulement exigé que l'enlrevue eût lieu dans la chambre verte, vacante en ce moment, et s'était engagée à y conduire la demoiselle, que son futur époux viendrait ensuite entretenir de ces graves affaires qui l'occupaient.

Cette chambre verte était située au Iroisième étage, au fond d'un long couloir percé de plusieurs portes numérotées. Madame Delacour, après y avoir introduit Henriette, la fit asseoir sur un canapé el se retira en disant,'avec un sourire, qu'elle ne; pouvait tenir compagnie à Henriette, mais que la personne qui désirait la voir se trouverait bientôt là...

Henriette, bien éloignée de concevoir aucun soupçon, avait d'ailleurs accompli cette démarche relative


LE SALÏÎfflAH'QUI,

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à son état de couturière avec une complète distraction. .

Assise sur ce canapé, sans regarder autour d'elle, elle tenait la main appuyée sur son coeur. H y avait sur ses traits une empreinte de tendresse indicible elde noble courage. Encore sous l'impression de la, scène d'amour qui venait de se passer chez Made* leine, elle sentait avec, celle conviction si pleine d'enivrant bonheur qu'elle aimait de toute son âme. Mais surtout elle était fiôre d'avoir dédaigné, dans son choix, les avantages extérieurs, les superficiels attraits de la figure, d'avoir été chercher, sous une enveloppe dépouillée de charme, cette âme admirable pour s'unir à elle; elle était fière de déployer dans son amour une généreuse puissance, de rendre tout le -bonheur qu'il méritait à ce pauvre être condamné par la nature et le monde à une éternelle misère.

Le bruit de la porte qui s'ouvrait tira Henriette de sa rêverie. ,

Elle vit entrer madame Camarde, tenant sous le bras des serviettes, des assiettes, de l'argenterie, et qui se mit à arranger le tout sur une table dressée au milieu de la chambre.

Sur les pas de la portière arriva le gros chien, tenant, lui, un panier où se trouvaient des pelits pains et des bouteilles cachetées.

Puis tous deux redescendirent. »

A un second voyage, madame Camarde apporta un pâté, des perdrix rouges, du saumon; et le chien, dans son panier tenu en équilibre, un fromage glacé et deux vases de fleurs.

Ils placèrent le tout sur la table dans la plus parfaite symétrie, el après avoir accompli leur service en silence, les deux portiers sortirent définitivement.

Henriette pensa que c'était l'heure du dîner pour la dame qui. allait rentrer, et cet incident ramena ses idées vers le lieu.où elle se trouvait.

Elle remarqua alors que rien dans celle pièce n'annonçait la présence habituelle d'une femme ; aucun objet de toilette, aucun ouvrage d'aiguille, La jeune fille commença à s'étonner; elle voulut regarder l'heure, la pendule élait arrêtée. Promenant ses regards autour, d'elle,, elle vit que le lil n'était point garni, qu!une armoire entr'ouverte était entièrement vide.. ......

Cette chambre, certainement inhabitée, avec ce galant-dîner tout servi, avait un air de mystèreet d'intrigue-que l'innocente Henriette ne s'expliquait pas, mais dont elle éprouvait la plus pénible impression. Son coeur se serra* 'et elle- se sentit près de pleurer comme un enfant qui a peur d'être seul. .

En ce moment elle entendit des accents plaintifs, puis des cris étouffés et déchirants partir de la chamJ3re voisine, séparée de celle-là par une mince cloison.

Elle palpita-de terreur.,. Quel que fût le sujet de ces cris, eile ne voulait plus que s'éloigner bien vile de celte suspecte maison. Elle s'élançait déjà pour, sortir, lorsque Raymond entra et referma la porte à clef derrière lui. -

Sans que Henriette sût pourquoi, la vue de Raymond en ce moment, l'expression impérieuse de son visage, son regard plus hardi qu'elle ne l'avait jamais vu, là glacèrent de crainte; elle retomba pâle et sans force sur le canapé.

Nous devons laisser un moment Henriette au milieu de son effroi instinctif, mais encore inexplicable,

inexplicable, rapporter ce qui se passait en même temps dans une autre partie de la,maison.

Fortuné, en voyant Henriette entrer dans un hôtel garni qu'évidemment elle ne connaissait point, puisqu'elle en avait longtemps cherché le numéro, en voyant le tilbury de Raymond collé à la muraille à l'egirée de cette même rue, éprouva des soupçons vagues, quoique déjà cruellement pénibles... Il s'était retire SQUS une pjrte-oochère en face de l'hôtel garni, lorsqu'au bout de quelque temps, il vit Raymond lui-même faire quelques allées et venues dans la r-qe, puis entrer- par cette même allée par laquelle Henriette avait dispaju.

— 0 démon ! s'écria Fortuné, j'étais sûr de te re- voir bientôt, dusses-tu sortir de dessous le pavé pour

te trouver sur mon chemin.

Tout le bonheur de quelques instants bénis élait déjà évanoui. 11 était visible qu'un rendez-vous existait entre Henriette et le démon... Et Henriette s'y rendait au moment même où elle enchantait l'âme caudide de Fortuné par la perspective d'un amoir auquel il n'aurait jamais songé à atteindre ! Ces douces paroles d'espérance, c'était donc une cruelle ironie ! Celait un passe-temps pour attendre l'heure où elle devait rejoindre son amant I...

Cependant Fortuné dit seulement, dans son humilité naïve, dans son abnégation profonde, sans bornes :

— Elle ne pouvait pas m'aimer, moi, cliétif ; que suis-je auprès de ce beau Raymond?... J'ai eu tort d'espérer... Ce que je souffre est de ma faute...

En ce moment, pressant ses mains sûr sa poitrine qui se brisait de sanglots, il sentit le fragment de lame d'épée ramassé sur le théâtre du duel.

— Quel avertissement ! dit-il en frissonnant... . Oui, c'est moi qui dois mourir; moi, né dans le malheur et pour le malheur; moi, qui n'ai jamais reçu sur cette terre un signe d'affection, un mot de tendresse ; qui ne laisserai pas deririère mon cercueil un seul être qui le suive, un seul regard qui l'accompagne dans,le sentier voilé du cimetière... Oui, j'irai devant mademoiselle Henriette, je saurai être calme... lui sourire... je lui dirai : Vous êtes heureuse, il suffit; je vous ai adorée sans rien demân- . der, et je meurs sans me plaindre... Et puis j'enfoncerai cette lame dans mon coeur.

Fortuné, pâle comme la mort, mais fort de sa résolution, traversa la sombre allée de l'hôtel. Il "ne savait dans quel endroit de la maison retrouver Henriette. Ne rencontrant personne, il traversa au hasard une cour intérieure et se trouva au pied d'un étroit escalier de desserte.

Dans cet endroit profondément sombre, Fortuné fut arrêté par un bruit et une apparition bizarres. Deux formes vagues, deux espèces de fantômes s'agitaient en jetant des exclamations d'impatience et de colère, mêlées de gémissements. Peu à peu Fortuné distingua ces paroles •

— Je te dis que Raymond me trompe 1...

— Viens, Mélanie, viens, il faut que tu sortes un. moment.

r— J'ai vu une femme dans la chambre verte... à côté de la mienne.

— Eh bien!

'— Un instant après, Raymond est venu du fond de la rue...j'étais à ma fenêtre... je l'ai vu.

— Après.

-r- Oh! je me suis mise à pleurer.

— Et à crier et jurer, c'est bien sûr.


64

LE SALTIMBANQUE.

Qu'il est laid! dit-elle. —Page 69, col. 2.

— Il va rejoindre cette femme !... -r-Tu nous fais là une scène ridicule...

——Laisse-moi, Flore.

. — Madame s'apercevra de tes folies... tu te feras chasser,'de,la'maison.-

— Je veux remonter... le voir, le confondre...

— Certainement..'. un pareil scandale... ici!

— Oh ! je 'souffre... c'est comme un serpent qui vous ronge le coeur!

— Mélanie, tu me fais perdre la têle avec tes stupides jalousies.

Les yeux de Fortuné s'étaient faits à l'obscurité; il distinguait alors les deux personnes qui parlaient ainsi : doux grandes jeunes filles, grisettes de bas étage, aux cheveux rudes, aux mains noires, à la taille épaisse, libre de tout corset, et flottant dans des robes de tissu clair et de .couleurs voyantes; bonnes grosses filles du peuple, déguisées en demoiselles, avec des oripeaux, de rubans et de dentelles.

Mélanie se lut une minute... Le visage empourpré et le souffle haletant, elle étouffait de jalousie.

Son amie profita de ce moment pour lui adresser les plus frappantes remontrances sur la vanité des amours humaines, et fit force de bras el d'éloquence pour l'entraîner au dehors en répétant toujours que le grand air lui ferait du bien.

La pauvre insensée sortit de son silence par une explosion violente :

— Dire qu'il est là... près de sa maîtresse, et que je ne puis me venger !

A cette pensée, elle se frappa la tête conlrela muraille.

muraille. large blessure s'ouvrit'à son front, et elle tomba sur les premières marches de l'escalier.

— Là;l s'écria Flore, voilà ce que j'aime! se martyriser; ainsi pour un ingrat. ■; -;

Puis, apercevant alors Fortuné, qui s'éiait élancé pour soutenir la pauvre fille : . <,

— Tiens I un monsieur que je n'avais pas vu... c'est égal... Vous allez m'aidera la relever... Voyons, mets-tui debout, Mélauie... Elle ne répond rien...ça l'a abasourdie.

— Laissez-la un moment reprendre ses sens, dit Fortuné... Vous tâcherez ensuite de l'éloigner d'ici.

— Ah ! monsieur, ne prenez pas mauvaise opinion de Mélanie à cause de ce' que vous venez d'entendre... Mélanie est une honnête fille... on pourrait dire la vertu même, si elle ne prenait comme cela des passions terribles pour l'un ou pour l'autre... Maintenant elle,est coiflèe de ce Raymond... Moi, j'ai bien vu qu'il ne s'en souciait plus guère de cette passion-là, et j'ai tout fait pour distraire celte pauvre amie... Je lui ai fait prendre orgeat, limonade, glace, enfin tout ce qu'elfe aime... Je lui ai fait des contes à mourir de rire... Mien... Toujours ce Raymond en têle... Laisse-le donc là, ton damné Raymond, puisqu'il veut changer d'amour... Que t'en reviendra-t-il, quand tu te seras fait mourir pour lui ? Pauvre mignonne... Ah I voyez, monsieur, je l'aime, moi, cette chère Mélanie... Cela me perce le coeur de la voir se mettre dans des états semblables pour un homme... Je ne comprends pas qu'on ait un amou-


LE SALTIMBANQUE.

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L'active langue du lecteur Ire "touillait, bredouillait. —Page 77, col. i"

reux, moi, et je crois que pour un peu je tuerais le mien.

— Le sang coule encore un peu de sa blessure; mais elle est plus tranquille.

— Je vais la remettre sur ses jambes et lui refaire un peu de morale.

— Je crois qu'il vaudrait mieux transporter mademoiselle sur sur son lit.

— C'est encore vrai... la voilà à demi endormie... elle ne criera plus... Je vais appeler la mère Camarde pour nous aider à la porter... Holà! holà! mère Camarde !

Fortuné se trouvait par ces paroles enrôlé dans les services qu'il fallait rendre à mademoiselle Mélanie. 11 avait'bien assez cependant de ses peines à porter, et, dans ce moment, accablé d'un désespoir silencieux, résigné, mais dont il senlait instinctivement qu'il fandrait mourir, c'était un sublime effort pour lui de s'occuper de cette amoureuse désolée de Raymond; mais il n'était pas d'effort auquel la bonté de son coeur ne pût atteindre.

La porlière arriva en clopinant et en disant du plus loin que l'on put l'entendre : •

— Vous faites bien du bruit au pied de cet escalier, mesdemoiselles.., madame est au salon, et gare qu'elle ne descende !

— Hélas ! ma bonne la Canjarde, reprit Flore, c'estMélanie qui est dans ses maux de nerfs... Cette pauvre'colombe, ça la fait courir comme une furie... Aide-moi à la remettre sur son lit sans que madame se doute de rien... lu n'en seras pas fâchée, vrai!

— Vous avez la langue plus dorée que la main; vous me devez encore une pièce de dix sous de la dernière fois que je vous ai tiré le cordon après minuit.

— Mélanie est en argent, elle paiera pour nous deux.

— Allons, dit la portière en soulevant la pauvre blessée, qu'est-ce donc que nous avons? Toujours ce grand Raymond qui nous fait du chagrin!... C'est rien du tout, pouevu que madame ne s'en aperçoive pas.

- Ce ne fut pas trop de trois personnes pour porter la grande et forte Mélanie sur un escalier grimpant et obscur jusqu'au troisième étage, tandis que la pauvre fille murmurait encore :.

— Je vous dis qu'il est avec'cette femme I... dans la chambre verte... tout à côté de la mienne !

Ce fut ainsi que Fortuné apprit l'endroit de la maison où Raymond et Henriette étaient réunis dans un clandestin tête-à-tête.

Lorsque Mélanie fut arrangée du mieux possible sur son lit, Flore et la portière, la voyant assoupie, sortirent de sa chambre.

— Monsieur demande sûrement madame Delacour? dit la portière.... Il ne faut pas que monsieur se donne la peine de repasser de ce côté; il va suivre le corridor tout du long et descendre le grand escalier; le salon est au premier.

— Là, dit Flore ; à présent, je vais prendre quelque chose pour me remettre.

— Moi, dit la portière, je retourne âmes cartes...

Montmartre.,—Imp.Piu.QY.

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16

LE'gALTIMBANQUE.

, J'avais commencé la plus belle patience. Voyons si je pourrai bien la finir cette fois.

Là-dessus, la Camarde el mademoiselle Flore reprirent le casse-cou, laissant Fortuné/dans le,, sombre couloir du troisième, qui, outre la chambre verte et , celle do Mélanie, ne desservait guère que des pièces de débarras. .

Le malheureux, était là, devant la porte, d,§ cette chambre p.ù Henriette élait venue volontairement rejoindre ifiaymojttl. Là, sj près d'eux! C'étaient J§s, , derniers instants de s'a vie», Et il devali-Sespasseï . dans, de telles angoisses. !

C$ qu'il souffrit dans cette situation est imposa

; sible $ rendre, Fortuné, en toute çircons^ftcg, sen-=

t tait d'autant plus vivement que, la pensée. £tgiit fui,

Lie et lpcuj,te chez lui, tauje si vie s'épsîsali à sen,

tir. Avec, j'àme si ainian^que la nalure'jtjt avait

donnée, avec la foi pieuse^^piljviiit.toujéttps e.ye/ég

la pureté d'Henriette et lafiévëlàvèn âffpejge, ajH/v&

nail do. lui montrer sa fyÛê e/reilN il n'éiajl pas de

tourment qui. ne passât eu tttij pa§ |e plçujr* de rage.

. ou do détresse qui ne fussent afi'aghél de. sp

yeux. , . .- :;-;./'/:// ,". ,

H.éeôttlS â'ateii I setteii^tjê close, & yenteneHt qu'un murmure inintelligbe^ïl marcha | grands, ps, dans lé'-'^H49P-','isS;'ir@(QUil|a^ ses Jarra.es 4808 m yeux brûlante en pre^àBt de S-§ maJns, sen. coeur-la* céré. Cent Mg; U, e^l^Jft pensée d'enfQaoer ©elle , porte, de se môntrejvaj mainj deysthl eus pour tcçu™ j bler leur odieux bonheur... Mi|% b¥6?B§6tPWy | Henriette était trop enraciné dans soa âipev il <|e» ; vait y rester jusqu'à la mort.. Une seule idée "soutenait encore son courage : ii touchait le fragment d'épée qui reposait sous son habit et se disait : — Ce sera bientôt fini. '

Puis, n'ayant plus la force do se soutenir, il revint s'appuyer sur le mur du corridor, en face de la chambré verte. C'était trop de souffrance!.;. Le vertige'S'empara de son cerveau, ses pensées se succédèrent comme des vagues qui roulent en désordre et dont l'une offaee l'autre.

- - Son oeil; pour se reposer du poids- des -ténèbres qui régnaient dans le corridor, alla s'attacher à un lôihtàiiï.reflètTOugeâtre qu'un rayon-de soleil renv0ya.it-iuMît muraille à l'endroit où le corridor s'ouvrait surlé'grând escalier. Cette clarté variait selon la • mobilité des nuages qui troublaient ou échaneraienl la place lumineuse. Dans la fièvre, qui agrandlïêl idéalise; tout objet, ces dessins d'ombre et de lumière prenaient aux yeux de Fortuné des formes fantastiques; il lui semblait revoir la figure effrayante de tous les êtres affreux qui avaient torturé et Souillé sa'vie: le terrible Birousle brandissant son bâton meurtrier, le sergent do ville, le mouchard tapi sous sa longue capote à perfide ruban rouge, le sombre La Poigne aux instincts féroces, 1e fougeux forçat de'la prison... Chacun de ces fantômes grandissait, se çïétachàit de la muraille, s'approchait de lui... il fermait les yeux, se sentant défaillir; puis son regard retrouvait dans le lointain une autre affreuse vision-. '

Ce temps, si long pour Fortuné, qui le mesurait par ses douleurs, avait élé cependant de courte durée. Une heure ne s'était pas-écoulée depuis que Raymond était entrée dans la chambre verte.

Henriette, après un premier moment de surprise et de crainte inexplicable, s'était ditrapidement que, puisque la dame chez laquelle mademoiselle Simonin l'envoyait élait de la connaissance de M. Perrot,

Perrot, élait tout simple de le voir venir chez elle, et qu'en l'absence de celle dame, il voulait sans doute l'atlendre comme elle le faisait elle-même.

Elle s'élail doncrassurée el demeurait assez calme, tandis que Raymond lui tenait des discours tendres et animés ; elle, ne conçut même aucun ombrage lorsqu'il passa des allusions gajantesà l'expression positive de son ardent amour. Raymond ramena souvînt alors la perspective lulélaire du mariage; mais observant la froideur d'Henriette à ses protestation, ù/lui demanda si elle avaii jamais doulédesa foi, !•-.--..

--r Je n'ai point cherché,, dit-elle, à éolaircir la vérité de vos intentions à mon égard ; j'aimais mieux, POUV votre honneur et pour le mien, les erpire.sincères, et, du reste, ce poinl ni'élait peu important, car je sentais m fond de l'âme, qu'il n'était pas dans ma destinée de devenir la femme de M. Raymond et grande dame.

Le séducteur, déconcerté, regarda avec surprise IJenrielte, qui continuait :

, —"Je suis même satisfaite, monsieur Raymond, que l'occasion se présente de vous parler ouvertement à ce sujet. La cour assidue qu'il vous a plu de m'adresser depuis quelque temps et vos visites mêmes doivent cesser. Vrais ou non, le? propos d'amour ne sont plus de saison entre TIOUS, car aujourd'hui j'ai pris un grand engagement envers moi-même et choisi l'homme avec lequel il me. convient de partager ma vie.

La jeuine, ouvrière n'avait aucune connaissance des ehosés ni dés hommes; nature exceptionnelle dans sa sphère, elle avait passé toute son existence, qui étail bien nouvelle encore, enfermée avec le travail qui là faisait vivre, penchée sur son ouvrage, n'en détournant les yeux que pour les porter un instant sur une misère à soulager ou une fleur à admirer; tout le reste dû monde-élait pour elle pays inconnu.,Elle n'avait aucune idée du prix qu'on y atlache aux di» vers degrés de fortune, de l'avidité violenleqne soulèvent les biens matériels; elle n'avait jamais observé non plus los susceptibilités- de l'amour-propre et ne savail guère à quel poiut était inconvenante la déclaration qu'elle venait de faire. En relevant son regard sur Raymond, elle fut- profondément étonnée de la décomposition de ses traits et de la colère qui s'y peignait. - •■ . ■ :.

— Ainsi, mademoiselle, dit-il en éclatant de rire, vous venez me déclarer que vous ne voulez pas dé moi, et comptez épouser un manant. -

— Un manant, si vous voulez.., l'orgueil insolent a seul pu faire que le nom d'une classe entière devînt une injure.

— Et il vous plaît, à ce qu'il semble, d'aller erôupir dans les derniers rangs du peuple?

'— Plus la condition sera basse, plu$ le borihéur sera à ma portée.

— Votre projet est bien sincère?

— Sans doute, puisque je le dis,

Raymnnd se versa un verre de. vin de Champagne qu'il but d'un air, dégagé—

dégagé— il n'est plus temps de fejndre, et je peux rire de bon coeur de vous voir refuser ma main.

— Pourquoi?

■ — Parce que je n'ai jamais pensé à vous l'offrir... Vraiment, les contes de fée que je débitais à propos le ce mariage ne pouvaient tromper qu'une vieille toile comme voire maîtresse et une innocenle comme


LE SALTIMBANQUE.

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vous... J'avais honte moi-même du peu d'esprit de ce manège.

— Alors, monsieur, que faisons-nous ici? Etant si bien d'accord, nous n'avons plus rien à nous dire.

Elle se leva et fit quelques pas pour sortir; heureuse et légère, en s'éloignant de cet homme qui, depuis un instant,'la faisaii trembler.

La première partie de l'entretien avait eu lieu sur le canapé, au fond de la chambre ; ce qui suit fut dit à voix plus élevée el devant la porte :

— Un moment ! s'écria Raymond en saisissant violemment la jeune fillepar le bras... Quand depuis deux mois je passe mon temps dans voire mansarde et que je me soumets au rôle de votre chevalier errant, vous devez bien penser que ce n'était pas en pure perte, et que si je ne songeais, pas à vous épouser, j'avais au moins d'autres espérances.

Henriette, pâle et frémissante, se rejeta en arrière; Raymond retint avec plus, de force son bras, qu'il meurtrissait par une étreinte de fer,

Dans la ragé, l'humiliation qui le dévoraient, Raymond avait jeté le masque de séducteur; il n'en avait plus besoin; Henriette était en sa puissance,,. De la main qu'il avait de libre, il se versait encore des verres devin qu'il buvait coup sur coup..

—r Sans doute, continua-t-il, je voulais que votre jeune beauté fût pour moi l'aliment de quelques jours de plaisir... je le veux encore... je dépensais du temps et de l'argenl pour vous avoir, comme je l'aurais fait pour acheter les diamants qui flattaient ma vue ou les vins exquis qui devaient m'enivrer.

— Vous croyez m'abaisser, dit Henriette en le regardant avec une fiertéamère... Oh! c'est yous qui vous faites bien misérable!

— Oui, poursuivit Raymond sans l'entendre, j'ai commenoé ainsi ; mais en considérant trop souvent cet objet qui devait m'apparlenir, j'ai senti d'avance les délices de sa possession ; le feu de l'impatience a-pénélré en moi, et maintenant, Henriette, je te désire avec fureur. ,

—?Ehl que m'importe! s'écria la jeune fille; je vous déteste, laissez-moi.

— Ah ! dit Raymond, ardent de colère autant que de passion, je ne suis pas accoutumé aux refus... il faut que j'aie le prix de mes peines... Après, avoir été ma maîtresse, tu auras bien encore assez de prix pour être la femme de l'homme du peuple qui t'attend. . ■ .'.

— Mon Dieu 1 s'écria Henriette, éperdue de ter? reur, en a-t-il donc le droit, le pouvoir?

— Dieu merci, j'en ai le pouvoir; cette chambre est; à moi; je t'ai fail venir ici par un mensonge. Aucune femme ne t'a demandée pour le donner de l'ouvrage.., J'ai trompé la Simonin, j'ai trompé la maitresse de cette maison, tout cet étage est dé? sert... Henriette, tu es là pour moi seul, la pour as? souyir mon amour.

Le mot d'amour prononcé ainsi est horrible; Je regard était plus affreux encore... Henriette, faible jeune tige, toujours tenue à l'abri du vent, en était à ce moment à la première terreur, au premier des? espoir de sa vie... Echevolée, baignée de larmes, palpitante, elle se lorda.t comme un serpent entre les bras de Raymond, qui enlaçait sa taille ; elle appelait Dieu à son secours.

Raymond,-qui l'avait entraînée jusqu'au canapé, appuya ses lèvres sur la bouche décolorée de la paus vre enfant.

Cet odieux baiser était pire que la poison, le pois

gnard ; Henriette jeta un cri déchirant et tomba évanouie sur le cauapé.

Au même instant, Fortuné, qui avait, forcé la, porte, plongea sa lame d'épée dans la gorge de Raymond.

Le misérable chancela, alla frapper contre la fenêtre, que le poids de son corps brisa, puis rebondit en arrière et roula sur le carreau.

Fortuné, résigné dans son malheur quand il croyait souffrir seul, avait connu tout à coup, par les mots prononcés vers (a porte et parvenant à son oreille, qu'Henriette, toujours innocente, avait été trompée et allait devenir, là victime de Raymond.

Alors cet'êire si doux„si essentiellement bon, n'avait plus élé qu'un tigre avide de sang. Silencieux, sûr de sa force, pressant la porte sans bruit, la bri? sant sous ses poings, il était venu frapper Raymond, lui enfoncer sa lame dans la chair au gré de son désir.

Mais au premier jet de sang qui sortit de la blessure, il jeta un cri sourd, frissonna de tout son corps et s élança au dehors.

Henriette s'était évanouie avant ce moment.

Elle élait étendue sur le canapé, blanche, froide, sans mouvement, et Raymond, sur ie carreau, se tordant dans les convulsions de l'agonie.

Il porta là main'au fer qui était encore enfoncé dans sa gorge, sans avoir la force de l'arracher.

Dans ce moment lucide qui précède la mort, sa main tqucha le tronçon d'épée avec attention..,.Le regard effaré, il cherchait à rassembler ses pensées :

— Oui, dit-il d'une voix haletante... C'est là mon épée rompue... Je me souviens... l'argent volé à mon père... Oh! cet argent était maudit, je l'ai joué.., il a amené le duel où, j'ai tué ce jeune •homme.., où j'ai laissé celte lame qui m'arrache la vie...

• Raymond tourna encore son oeil vitreux*ers Henriette,

Son visage, déjà décomposé par la mort, devint hideux de regret et-de fureur... Le chien, en mourant, a un regard plein de douceur pour eontem? pler encore le maître et la chaumière qu'il aime.: Raymond n'eût que, la rage dans les yeux et sur le front en rendant le dernier soupir.

•Déjà un bruit sourd et tumultueux s'élevait dans la rue au-dessous de la fenêtre dont les carreaux avaient été brisés. On entendait un mouvement agité aux étages inférieurs de la maison et au pied de l'escalier.

Mais, venant de plus près, une femme s'avançait pas à pas dans le corridor de la chambre verte. C'était Mélanie, qui s'était éveillée en sursaut au bri§ de la fenêtre et qui venait, avec curiosité- etjalou? sie, vers celte chambre où elle savait Raymond eu-, fermé avec une autre femme : marchant pourtant à petit bruit, la tête tendue en avant, car elle connais-, sait de science certaine la correction brulale dont Raymond ne manquerait pas de payer sou indisçré? tion, quand elle viendrait ainsi le troubler dans ses amçurs. •

Mais à la mie du corps gisant et ensanglanté, son amapt, celte fille de passion impétueuse, sau? vage, se précipite sur lui en s'arrachant les cheveu^ et en jetant des cris perçants, . Eu, mêmeUnps, le bruit, le mouvement augmen? talent sous la fenêtre, dans la maison. On crie au commissaire ! % la garde!... Et tous les voisins, de


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LE SALTIMBANQUE.

mettre le nez à la fenêtre, tous les passants de s'as? sembler, tous les chiens d'aboyer.

La chambre se remplit de monde; les soldats dû., poste montent l'escalier; le commissaire de police arrive un peu en arrière.

Toute la foule parle, s'écrie à la fois; des récits, des propos circulent avec la rapidité de l'éclair du bas en haut, et du troisième étage reviennent dans la rue.

— Mais, seigneur Dieu, que se passe-t-il donc làhaut? dit-on dans le groupe pressé soûsla fenêtre. Que se passe-t-il? répète-t-on avec plus d'ardeur en happant un individu qui descend à l'instant même de la chambre verte. /'

En pénétrant dans cette chambre, d'où Fortuné avait disparu, oh n'avait trouvé qu'Henriette évanouie et Mélanie penchée sur Raymond. L'ae-.: cusation d'assassinat devait donc tomber sur cette dernière. -

Aussi, aux questions qu'on lui adresse, le survenant répond en toute assurance :

— Une fille qui a assassiné un homme!

— Oh! et pourquoi?

— Parce qu'il voulait aller avec une aulre.

— Oh! oh!

— Elle vous lui a plongé un couteau, un carrelet, je ne sais quoi, dans la gorge. Zig! L'homme, en se débattant, est tombé dans une fenêtre, juste au-dessus de votre tête. Patatras! toutes les vitres de dégringoler. Pif! paf! On est accouru, on est entré dans la maison. — Quoi ? qu'est-ce ? A la garde ! Bernique 1 Le pauvre diable était déjà fricassé, ni, ni, fini.

— Diantre/quelle luronne! Je voudrais bien la voir.

— Ça doit être dur de mourir quand on n'avait, comme ce monsieur, rien à faire qu'à s'amuser. Un homme superbe : cinq pieds huit pouces. Du linge comme de là dentelle, des diamants à la chemise, tout ce qu'il y a de comme il faut!... Le tilbury qui est là, au coin de la rue, est à lui. On dit que le père est foncé dans les richards, le plus gros banquier de la capitale.

.— Oh ! mon Dieu ! quel malheur !... Est-ce que le corps est toujours là?... le voit-on ?

— Est-il bien mort ?

— Tout ce qu'il y a de plus mort ! ça fait peur ! Et la foule de se presser vers la porte et de refluer dans la rue.

Cependant M. le commissaire de police, décoré de son écharpe, assisté de son secrétaire, d'un inspecteur de police et de quelques agents, verbalise dans la chambre verte sur le plus épouvantable des assassinats (chaque assassinat est le plus épouvantable), qui vient de se commettre à l'hôtel du Soleil. •

Henriette a repris ses sens ; ses joues pâles se raniment d'une légère nuance de vie ; mais elle ne comprend rien au spectacle affreux qui se présente. De temps en temps, les représentants du pouvoir protecteur de la Cité s'approchent d'elle et lui adressent quelques questions d'un ton paternel ; elle ouvre de grands yeux, dont l'éclat ne s'est point encore rallumé; elle presse son front de ses mains et cherche à rappeler ses souvenirs... Mais ensuite elle ne répond que par un signe négatif à tout ce qu'on lui demande, à tout ce qu'elle se demande à ellemême.

Mélanie est assise par terre, les épaules appuyées

contre le bas d'une commode, peu occupée de savoir si le négligé avec lequel elle est sortie du lit suffit à la draper ; sa tête reste baissée sur sa poitrine ; elle se tait, mais ses traits sont agités d'un tressaillement convulsif par ses sanglots qui ne peuvent éclater; elle tient encore à la main l'arme qu'elle a retirée de la gorge de Raymond. Flore, penchée près d'elle et tâchant de la tirer de cet état de stupeur, lui fait de la morale à voix basse.

Madame Delacour fait de grands gestes de désespoir, assistée en cela par la mère Camarde.

Le domestique de Raymond, appelé en témoignage, reconnaît parfaitement son maître.

Le cadavre est au milieu du cercle.

Attentivement penché sur le corps, un chirurgien constate que la blessure, qui traverse de part en parti; a été la cause certaine et incontestable de la mort. L'autopsie démontrera à quel point le larynx est affecté, et si la mort a été soudaine et silencieuse, ou si la victime a pu pousser un cri. La blessure provient, évidemment d'un instrument aigu à arêtes tranchantes, qui doit être le tronçon d'épée dont suit la ' description, le susdit tronçon s'adaptant parfaite-- ment à la susdite blessure.

Cependant, le commissaire se promène avec tous les symptômes d'une attention profonde, de ce corps sans vie au guéridon où s'inscrit le plumitif; il balance sa tête imposante en articulant des hum I hum ! plus ou moins riches en inflexiions.

Après les premières instructions recueillies de là bouche des divers assistants, il fut consigné sur le plumitif que Mélanie Paquis, locataire à l'hôtel du Soleil de Provence, était inculpée de l'assassinat commis en cette maison sur la personne de Raymond Perrot. Toutes les compagnes de la demoiselle Mélanie avaient avoué sa violente jalousie, et même les menaces sorties de sa bouche contre Raymond ; on l'avait trouvée penchée sur le corps de la victime au moment où elle expirait; on lui avait entendu prononcer en ce moment : Raymond... la mort... Le tronçon d'épée qui avait causé la blessure était encore dans ses mains; son vêtement plein de sang; on avait trouvé sur elle, enfin, la clef de la chambre verte, où s'était commis le meurtre.

L'accusée ne répond pas un mot et ne semble pas même entendre.

La pauvre Flore jure ses grands dieux que Mélanie est innocente; elle en mettrait sa main au feu. On impose silence à la panégyriste.

Les clameurs de madame Delacour parviennent seules à dominer les voix des agents de police.

— C'est un malheur affreux ! s'écrie-t-elle, un malheur affreux pour moi! Je donnerais une année d'impositions, avec une année de patente, pour que cela ne fût pas arrivé... ou fût arrivé ailleurs... Ah ! le Soleil est perdu de réputation!... Une maison si tranquille ! La garde vient ici pour la première fois ; tout le monde peut le certifier, on ne voit jamais les mouchards au So.eil... Cela me sera compté, n'estce pas, monsieur le commissaire? cela me vaudra des égards... On ne peut pas me ruiner pour cela, on ne peut pas supprimer le Soleil l

Le commissaire n'entendait rien de ce pathétique discours.

— Puisque le mort, dit-il, est reconnu pour être Raymond Perrot, possédant un domicile, le mort n'ira point à la Morgue, on le fera enlever avec les formalités voulues... Je vais diriger la prévenue Mélanie Paquis vers la préfecture de policé, ainsi que la


LE SALTIMBANQUE.

69

demoiselle Henriette Meneau, complice ou témoin du crime, et les personnes desquelles il y a des dépositions à recueillir.... Faites venir un fiacre.

Pendant ce temps, Flore, la bonne fille, à la chevelure noire et abondante, au nez large, à la bouche bien fendue, s'est approchée du secrétaire du commissaire et lui parle à demi-voix :

— Dites-moi donc, mon beau monsieur, car vous êtes le seul qui n'ayez pas une figure d'ours parmi toute cette police, vous me répondez que dans la paperasse vous n'avez rien oublié de ma déclaration ni de celle de la Camarde, n'est-ce pas ?.'..' Nous avons rencontré un homme, au pied du petïï escalier, et qui avait l'air tout chose... né manquez pas de mettre ça': l'air tout chose... il est monté avec nous jusqu'à l'entrée du corridor. Et quand est venu le tintamarre des vitres brisées, la Camarde a vu quelqu'un qui sortait du corridor et qui a passé vite devant sa loge, et elle a entendu les pas d'Un homme qui descendait en courant.

M. le commissaire a reboutonné son habit de manière à couvrir son écharpe ; grâce à ce simple procédé, redescendu dans la vie privée, il se prépare à descendre dans la rue.

On fait monter en voiture l'inconsolable Henriette et l'impassible Mélanie; l'inspecteur et un agent se placent à côté d'elles; les autres gens de police font écarter les flots épais des badauds, et le fiacre commence sa marche au pas.

La bonne Flore ne peut se décider à se séparer de l'accusée; et tant que les chevaux marchent lentement, elle s'attache à la portière, en prodiguant ses consolations à sa chère biehette de Mélanie, qui n'en entend pas un mot.

Le fiacre a tourné la rue et va plus vite; Flore ne le suit plus que des yeux et bientôt a perdu de vue la voiture qui emmène son amie.

— Pauvre diablesse!... dit-elle en essuyant une grosse larme. Il y a encore sur sa commode une bouteille de bière et des échaudés que je vas prendre pour me remettre.

A l'instant, son regard tombe par hasard dans l'enfoncement obscur d'une porte d'allée : elle voit là un homme dont l'aspect la frappe singulièrement quoiqu'elle voie à peine son visage... Il a l'air profondément accablé, et ses yeux sombres sont encore dirigés vers le point où le fiacre a disparu.

L'homme, cependant, tourne la-tête... juste du côté de Flore... leurs regards se rencontrent... Il pâlit et elle frissonne. Mais en même temps la brave fille se cramponne à la cravalte de l'homme en criant de toute sa force : A l'assassin!... à l'assassin I c'est lui, je le reconnais; c'est lui qui est monté avec nous, lui qui est resté à la porte de la chambre verte, lui qui a commis le meurtre, lui qui s'est sauvé!...

— A l'assassin ! crie-t-on de tous côtés.

— Je le tiens, reprend Flore. Chez le commissaire! chez le commissaire !

La foule répète à l'unisson: Chez le commissaire! (car elle ne hait pas les arrestations, la foule ! ) Et vraiment, dans le cas présent, les traits bouleversés de l'inculpé, le tremblement de ses nerfs, l'étrangeté de sa parole brisée par le claquement de ses dents, plaident mal en sa faveur.

On aide Flore à livrer sa proie aux agents de police, qui n'ont pas eu le temps de s'éloigner beaucoup.

Le commissaire, du haut de son prétoire, ou du moins de son fauteuil de cuir, écoute et interroge.

Le plumitif, portant pour titre Mélanie Paquis el Henriette Meneau, s'enrichit de dix à douze pages d'informations, intitulées du nom de Fortuné Guérin.

Bientôt l'inculpé est dirigé à son tour vers la préfecture, les menottes aux mains et entre deux agents chargés de lui donner le bras. -

Flore triomphante rentre à la maison, répétant à qui veut l'entendre que c'est elle qui a trouvé le véritable assassin, et que la cour d'assises lui donnera raison sur tous ces beaux messieurs.

En ce moment, la chambre verte était profondément solitaire.

Le cadavre demeurait à la même place, dans la même attitude où il avait expiré; la fenêtre brisée répandait sur lui un jour vif et nu; dans cette enceinte vide, au milieu de ce silence, il ressortait dans toute son horreur.

Une seule personne était demeurée près du grand Raymond : c'était la portière.

.Madame Camarde se hasarda à; regarder de près cette figure marbrée de noir, à la bouche ouverte, aux grands yeux blancs et éteints.

— Qu'il 'est laid ! dit-elle. J'en ai bien peur. Cependant, comme la vénérable personne n'était

pas sans connaître le respect qu'on doit aux morts, elle pensa qu'on ne pouvait pas abandonner un chrétien à lui-même, que tout au moins il fallait lui couvrir le visage... Employer à cet usage un drap ou une serviette de la maison, elle n'osait; madame se fâcherait, criant qu'on perdait ses effets. Il lui vint en mémoire que le jupon qu'elle portait, son unique jupon, pouvait se dire à peu près blanc. Elle le détacha pieusement, s'inclina, prit soin de tenir les yeux fermés, se recommanda à son bon ange, puis étendit le chaud linceul sur la tête et la poitrine du'mort. Un cierge était de rigueur : elle choisit parmi les bouts de chandelle qui se trouvaient là le plus recommandable et l'alluma.

Elle soupira en songeant que, pour le moment, pas une personne de la maison n'avait l'ombre de religion, et qu'il n'était nul espoir de trouver une croix et de l'eau bénite chez l'une d'elles.

— Si ces demoiselles, en jouant, n'avaient pas cassé mon beau petit bon Dieu, dit-elle, et perdu mon rameau béni, pauvre âme, je te les apporterais !

Elle chercha dans tous les coins de sa mémoire une bribe de prière ; elle en avait su jadis, mais il y avait si longtemps!... le signe de croix seul lui était resté d'un usage tant soit peu familier. Elle dut donc s'en tenir aux inspirations de sa douleur et parla ainsi :

— Brave homme, tu m'as valu de ton vivant passablement de monnaie et quelquefois même des pièces blanches. Je t'ai dû longtemps mon tabac et mes petites lampées. Dieu te le rende!...

Mais elle changea tout à coup d'expression et de visage ; au lieu de rester à genoux, les mains jointes, elle s'assit sur ses talons et croisa les bras.

— Pourtant, ajouta-t-elle d'un autre ton, tu seras peut-être cause qu'on fermera la maison, et que je retomberai à mon âge sur le pavé... Tu conviendras qu'alors ça se gâte... et que Madame a bien raison... tu en as mal agi. Que le diable te torde le cou!

Cela dit, elle tira son jeu de cartes de son tablier et reprit le chemin de sa loge, méditant certaine réussite qui lui apprendrait infailliblement si la maison serait fermée ou non, si le grand Raymond irait en paradis ou en enfer.


70

LE SALTiMBÀNQUE.

LA (JOUR ET LES ACCUSÉS.

Six mois se sont écoulés depuis le meurtre commis à l'hôtel dû Soleil et les arrestations qui en furent la suite.

C'est le jour de l'ouverture des assises.

Là cour n'est pas encore entrée eu séance; le président procède, dans la éhambre; au tirage du jury, et aux récusations que les deux accusés peuvent avoir à exercer.

En attendant, les jeunes avocats stagiaires se pavanent sous des robes de louage dans l'enceinte du tri^ banal; les témoins et les personnes munies de billets prennent place sur les bancs qui leur sont réservés.

Au premier rang des témoins, voici Henriette Meneau. La jeune fille a élé reconnue innocente el mise hors de cause dès le premier interrogatoire, mais'elle est appelée aujourd'hui à renouveler ses dépositions.

Le visage pâli et altéré par la douleur, parles privations et les souffrances de la pauvreté, Henriette est presque méconnaissable. A sa sortie de la con-^ ciergerie, mademoiselle Simonin n'a point voulu la recevoir, frémissant de laisser passer le seuil de sa demeure à'une fille qui avait manqué d'être accusée de complicité dans un meurtre. Henriette est maintenant iogée dans un coin de grenier; travaillant à son compte et trouvant peu tl'ouvrage. Mais les poignantes inquiétudes que lui inspire le sort de Fortuné l'accablent bien plus que la misère du sien.

Cependant elle est calme comme celle qui, ayant toujours compté sur les rigueurs de la vie, ne s'étonne pas de les supporter. Sa souffrance d'ailleurs n'a rien d'amer; les circonstances fatales ne sont pas venues, dû moins, lui défendre d'aimer Fortuné. Ou ce jeune homme est innocent du crime) ou il l'a commis pour la défendre, pour la sauver du déshonneur : ainsi, il n'est maintenant que plus digne d'elle, soit par un malheur injustement souffert, soit par un glorieux courage.

Sur ce banc des témoins trône la maîtresse de l'hôtel où la scène du meurtre s'est, passée. Madame Delacour, qui représente le Soleil, a couvert sa coiffure de brimborions d'or ; mais si elle prétend annoncer le luxe de sa maison par sa belle tenue, elle offre aussi, par sa physionomie raide el sévère, l'austérité de moeurs qu'elle a toujours prétendu y conserver.

Mademoiselle Simonin figure aussi parmi les personnes appelées à déposer.

Les avocats dos deux accusés pénètrenl dans l'enceinte.

M. Destournelles, avocat d'ancienne roche, et l'une des colonnes du Palais, sur la demande dès cama* rades de Mélanie, qui ont payé deux cents francs l'éloquence à livrer ce jour-là, s'est chargé de la défense de la fille de Paquis.

11 à l'air imposant, affairé; il s'arrête majestueusement à la porte, et se retournant vers la salle des Pas-Perdus à la manière d'un acteur qui parle à la cantonnadé ;

— Mon cher, à demain, chez moi... mais de grand matin, car je suis accablé de monde... surchargé d'affaires... je n'ai pas une minute à perdre.

Chacun ouvre de grands yeux pour voir cet avocat qui a trop de causes, et se promet bien de lui porter la sienne, si jamais il éh a une à faire défendre.

A côté de l'homme dérobe recommandable, arrive M. Napoléon Bouleau, fils de quincaillier, entré au barreau de par la fortune et la'vaniié do son père; il

a'a point encore plaidé et vient d'être nommé d'office pour défendre Fortuné.

L'avocat dô fraîche date entre dahs cette allure Drusque et précipitée qui sert souvent de contenance Ï la timidité..11 brille de tout le lustre d'une robe :ieuvè, d'un bonnet neuf, d'un rabat blanc et neuf. L'un de ses bras soutient un portefeuille de maroquin /ert; tout neuf aussi; son autre main balance un 'ouleâu de beau papier noué d'une faveur rose, et qui sent le plaidoyer élaboré à la lampe du novice. Il se lirige vers le banc des avocats en relevant la tête lour braver les rires sournois de ses rivaux les jeutes stagnâires.

Parmi les spectateurs les mieux placés, on peut 'ëmàrqûer M:'et madame Bouleau, qui sont venus foir débuter leur fils, et ont amené des parents, des imis, des connaissances, entre autres une riche hériière qui sera sûrement séduite par le talent que va léployer le défenseur de la veuve et de l'orphelin.

Madame Bouleau voudrait bien, malgré la distance, stablir une sorte de Conversaliôû avec son fils; mais a dignité de M. Napoléon l'empêche de remarquer iès signes, et l'huissier seulement, en voyant la dame ,e démener ainsi, lui demande si elle a quelque chose i communiquer à maître Bouleau.

— Oh! rien... C'est que c'est mon fils) dit-elle en ougissaiit d'orgueil et de bonheur, et je lui faisais in simple psi! d'amitié pour lui bien marquer que tous le voyons.

L'huissier salue et vire vers le fils.

— Qu'est-ce que je dis donc? rien, reprend la nère. Monsieur l'huissier! Monsieur l'huissier! au»; iez-vous l'extrême complaisance de lui porter cette loîie dp jujubes.... J'ai songé que sa poitrine risquait leaucoupde s'échauffer en plaidante. Ce cher enfant, l'est sa première cause.

Nouveau salut de l'huissier; qui recommence à irer vers 1e fils.

— Monsieur l'huissier, Mon'sieur'1'buissier! je suis solée de vous donner cette peine... recommandez-lui ncore de prendre bien attention à- né pas se trouver; aal't je connais Napoléon, la moindre ëmbtîoh lui rapp'e lès nerfs. Dès qu'il se sentira la têteun peu faile, qu'il respiré vite de, mon vinaigré des Quatre?oleurs. C'est souverain. Je lui ai donné mon flacon a partant-. Il l'a dans la pocli'é dé son gilet, adroite... Lyez l'extrême obligeance de le lui rappeler;

Et l'huissier -de rôtôûrtlèr à M. Nàpôléoft; : M. le substitut1)-drapant sa riche taillé dans dixeuf aunes de Soie noire-, monte au parquet d'ùil pas jrme et léger. Il â Salué gracieusement dé là hiain; rois ou quatre personnages importants pour qui des ibourels ont été disposés derrière les sièges encore. idës de la cour. Tous les yeux de femme sepor3iit à l'instant sur lui.

— Mais voyez donc la belle figure sous ce bonnet .'galon'd'argent!

— Avec quelle aisance il porte cette robe! quelle elle tournureI él combien de dignité!

Les jurés montent à leurs bancs-, l'un pincé dans n frac, l'autre enveloppé dans un paletot. Leurs ouze figurés alignées soiit les plus sérieuses de fasemblée. Est-ce profondeur de réflexion ? Leur es-^ rit se recueille-t-il pour bien se pénétrer de l'ini'-; ortance de leurs fonctions? Est-ce simplement Coït-/ rariôté boudeuse? Leur esprit rëpassé-t-il une affaire u'ils ont dû laisser en suspens à leur domicile) OU onnent-itsiiitérieuremënt au diâblè accusés et trinal? -.- ^ i' ■ '-.' :.' .r '■


LE SALTIMBANQUE.

n

Un huissier annonce l'arrivée delà cour. Les têtes se découvrent et le sile.ice tend à s'établir. M. le président et MM. les Conseillers entrent d'un pas nonchalant. Leur parole achève de s'épancher dans un en tretien qui semble aimable. Ils s'asseyent, et dès lors leur maintien tourne à une complète gravité, à une gravité Cependant molle, assouplie par la longue habitude', et que l'observateur Superficiel confondrait avec la somnolence. Les accusés sont introduits. -

Le cri monotone des huissiers : Sïfôftèé, SnéS* sieurs I demeure pour quelque temps iffipùissâïit à maintenir l'ordre. On Chuchote, on parle à pleine voix, on se lève) on se dresse sur ,Iâ pointe des pieds; les plus hardis se grandissent dé toute la hauteur d'un banc pour mieux voir. ChaéUn s'efforce de découvrir sur la figure hâve et tihafouiho de For'- tunéet sur la plate et large face de Mélanie quelque trace du sceau de réprobatioû qi|ï> depuis Câïn, hélas ! n'a pas élé très-régûlièrèment marqué sur le front des assassins, Leur paupière,, qui s'est èngôuf* die sous-le jour sombre de la prison, est douloureusement blessée par là vive lumière; le brouhaha de l'assemblée les assourdit; cette curiosité-, hostile dans tous ces regards auxquels ils se,sentent livrés, leur pèse, les àlterrë. lis portent la lête basse» sont gênés dans leur.posé, et plus d'une voix dans le public de dire : ...

— Cela semble une figuré ordinaire ! Gommé les grands scélérats savent se donner un air humain 1 Mais on reconnaît toujôu/rs àii fond de leurs traits quelque Chpidéta^Phéétd'àtrôeé.

Nous savons: que; Fortuné, à l'excellente nàtûfe, aux admirables instincts, était eh mémo temps en proie à une faiblesse, à une timidité extrême qui le livraient pieds el poings liés à tous ceux qui l'approcha eut. Le sentiment de sa petitesse grandissait tous les hommes à ses yeux; la conscience de son infériorité lui faisait considérer tout ce qu'il voyait comme modèleà suivre; il était toujours prêt, comme un miroir, à réfléchir la figure qui se trouvait devantlui, mettant son -mérite dans l'exactitude du ce reflet.

_Son moral ne s'était donc point amélioré pendant une,captivité de six mois. Il avait recueilli en prison de singulières théories sur le repentir et sur l'aveu du crime ; il s'était instruit auprès des criminels de profession, dans l'art de se retrancher avec aplomb cl sang-froid derrière les mensongers alibis et les dénégations impuJcnles. En ce moment, il s'applaudissait n/ivement du concours de circonstances qui. balançait l'accusation entre deux têtes et lui donnait une.chance sur deux pour que sa vie lût épargnée.

L'amour, si, beau et si pur dans'Fortuné, aidait pourtant aussi à ces mauvaises dispositions. Aimé d'Henriette, Fortuné s'attachait avec passion, avec iyresse, à l'existence; il voulait vivre à tout prix et aurait laissé couper la tète à tout l'univers pour garder la sienne et avoir-le temps de jouir de son bonheur,- . . ' .

• Il y a doncen ce moment sur la figure du pauvre diable une teinte de fausseté, d'hypocrisie, d'assu? rance cruelle, bien étrangère à sa douce physionomie) efqui. le rend plus laid que jamais. : L'accusée Mélanie pffre peu d'aliment à la curiosité. Elle est plongée dans un accablement apa bi«- que.;. Dans le commencement de son arrestation, cette ardente et étrange créature a été plus occupée à gé?

mir sur la mort de son grand Raymond que sur sa propre situation ; maintenant, les souffrances du cachot, en tuant sa passion, font tuéo elle-même, et ce n'est plus qu'une masse froide et inerte.

La curiosité du public apaisée» l'ordre renaît, le silènCe règne ; le greffier fait lecture de l'acte d'accusation,, et chacun prête une oreille àftèftlivë,

Ensuite le président demande à Fortuné ce qu'il prétend opposer à la déposition de tel ou tel témoin ; à quoi le pauvre garçon, tremblant Sôùs son assurance factice, répond toujours :

— Je n'ai rien à dire. / , ; ■ ; -^Prêtiez garde, votre silence vous accusé».;. Dans

Votre intérêt, je vous engage à répondre,

— Vous voulez que je parie pourqUê je m'embarrasse, pour que je me coupe, pauvre ignorant que je suis, et que je vous fournisse dès preuves contre moi... FautMl donc que je prenne votre placé et que je condamne moi même? .

;— Accusé, dit le subslïtut3 vous manquez à la éôùr.

-- Messieurs du ministère public, j'ai Téchâfaud devant moi) vous avez une existence douce et longue, fie nie chicanez pas pour quelques paroles qui vous déplaisent; ce u'est qu'un grain de sable de plus dans là balancé.

— Vous vous faites lof t avec ce laiagâge) reprend le président -, et vous vous nuisez dâna l'esprit de MM. les jurés.

<**■ Je ne puis me les rendre plus défavorables qu'ils ne le sont d'avance.

— Auriez-vous quelques-uns d'eux à récuser?

= Je les récuse tous. Ils sont douze rangés sur ce banc"; y en a-t-il un seul qui soit de ma çla-se. qui ait vécu de ma vie? Tous bourgeois et payant en une année d'impositions ee que je n'amasserai pas en cenl ans d'épargnes, y en a-l-il un qui connaisse la la vie du prolétaire; et comment juger ce qu'on ne connaît pas? .,,-..

Le président, ne pouvant rien obtenir, passé àl'in? terrogaloire des témoins.,.

Henriette Meneau est appelée à déposer,

A la question qu'on lui adresse : « Connaissezvous l'accusé? » elle répond Oui d'une voix forte,'et, tournant la tète vers Fortuné, elle lui jette un regard de tendresse et de pitié profondes.:

— Est-il votre parent, votre allié? -

—C'est un honnête et digne jeunèjhomme; quelles • que soient les apparences contraires, et même les faits accomplis, il ne peut être coupable d'un crime, • j'en prends Dieu à témoin.

Fortuné lient sou regard baissé vers là terre, mais,/ uns larme se forme dans ses yeux. • ■.;,' :; ; ]

Henriette, sur la réquisition duprésiàent, raconté; tous les faits qui-ont rapport à elle.avec une scru* puleuse exactitude et une fermeté modeste.

— Ainsi, à vous entendre, dit le président fésu? . mant la déposition, il n'y aurait pas eu de rendezvous donné enlré Ùaymond et vous. Célhommeai** rail abusé de votre innocence pour vous attirer dans un guet-apens. Cela est difficile h croire de la part d'un fils de famille, jeune, beau, riche et séduisant, ;

— J'ai dit la vérité. •_■■•.,-■., M. le substitut, dans le langage peu poli'du palais,

prie MM. les jurés de remarquer qu'en ce point ja déposition de-la/»Me Henriette Meneau se trouve formellement contredite par celle do la femme Delacour, à qui Raymoud avait-annoncé attendre quelqu'un dans sa maison ; plus formellement contredit^


LE SALTIMBANQUE.

Il mit son nom au bas du pourvoi.—Page 82, col. tr«.

encore par la déposition de la fille Simonin, qui affirmait avoir ignoré l'événement, jusqu'au nom de la femme Delacour, et, par conséquent, n'avoir pu songer à envoyer dans l'hôtel garni sa jeune ouvrière.

Mademoiselle Simonin est appelée à son tour.

Dès les premiers interrogatoires, un courage puisé dans l'orgueil et l'effroi lui a fait dénier toute participation à la démarche d'Henriette chez madame delacour.

Depuis six mois que sa conscience ne la laisse pas toujours sommeiller tranquille, elle a travaillé, pour se mettre l'esprit en repos, à justifier à ses propres yeux sa conduite envers sa victime. Elle a pressuré chacune des circonstances du passé pour en extraire de quoi autoriser un soupçon rétroactif, el de ces soupçons, elle a vite conclu à autant de fautes commises. A force d'éprouver le besoin de croire que la verlu d'Henriette doit être une vertu jouée, elle en est arrivée à se le persuader à peu près à ellemême.

A la demande qui lui est aussi adressée : « Connaissez-vous Henriette Meneau? » elle répond précipitamment Non, par une faiblesse semblable à celle qui porta saint Pierre à renier le dieu accusé.

— Comment?...

— Quand je dis non.,, c'est-à-diré oui... c'est selon...

— Elle a été arrêtée le jour du meurtre, dans la chambre où le crime a été commis.

— Je ne la connais pas.

— Elle prétend que c'est vous qui l'avez envoyée chez madame Delacour.

— Mais c'est infâme... Non, trois fois non, je ne la connais pas... Combien elle m'a trompée !,..

Cependant la malheureuse Henriette écoutait mademoiselle Simonin et la contemplait avec stupeur. A tant de lâcheté elle se sentait rougir, non pour elle-même, la noble fille 1 mais pour son ancienne maîtresse qu'elle avait été si longtemps accoutumée à chérir et à vénérer.

— Mademoiselle Simonin, mademoiselle Simonin, lui dit-elle en pleurant, je ne l'aurais jamais cru de vous. Que Dieu ■ vous pardonne ce que vous venez de dire, car cela vous sera d'un grand poids à votre lit de mort I

— La sagacité de MM. les jurés, conclut M. le substitut d'une voix ronflante et avec un accent qui eût fait honneur à l'austère Caton, saura choisir, pour former les éléments d'une saine conviction, entre la déposition d'une femme respectable que recommandent sa position sociale et une moralité constatée, et la déposition d'une fille sans aveu, ramassée par la police sur le théâtre du crime. Elle veut sans doute aujourd'hui dérober aux investigations de la justice, par quelques tortueux sentiers perfidement semés de fleurs, son adroit manège, qui conduisait au désordre, entraînait vers le vice l'infortuné Raymond Perrot, jeune homme sans expérience, doué, pour son malheur, d'une complexion ardente, d'un coeur aimant et généreux ; elle tente de se retrancher ha-


LE SALTIMBANQUE

73

C'est de vous que parlait la Gazelle des Tribunaux. —Page SM, col. \'

bilement derrière une candeur factice et de surprendre votre sensibilité, messieurs les jurés, par le récit invraisemblable, la fable absurde du piège tendu à son innocence, ne rougissant pas de charger d'une accusation aussi odieuse la mémoire d'une intéressante victime qui, glacée par le froid de la mort, ne peut, hélas! secouer son linceul pour venir se défendre, ne frémissant pas (et c'est une circonstance qui n'échappera pas à l'observation impartiale de messieurs les jurés) de violer ainsi le respect qu'on doit à la tombe.

A cette homélie, M. le président, prompt à saisir la balle au bond, ajoute d'une voix non moins imposante : »

— Fille Henriette Meneau, le déplorable silence de nos lois, dénoncé dans cetlte enceinte, avec autant de talent que de courage, par le nouvel organe du ministère public, dans l'intérêt de la morale, ne nous permet malheureusement pas de nous appesantir sur le degré d'influence que votre séduction coupable a pu exercer parmi les motifs qui ont déterminé la perpétralion du crime affreux dont nous recherchons aujourd'hui les auteurs. Un intéressant jeune homme est enlevé a la famille la plus honorable, une famille dont il promettait de devenir l'orgueil, une famille dont il emporte avec lui dans la tombe toute la joie et toute l'espérance. Son unique tort paraît avoir été de s'être épris follement. Il a payé de la vie un instant de faiblesse. Combien de Ce sang doit-il retomber sur voire tête, fille Henriette Meneau? C'est un secret qui restera entre

Dieu et vous. La cour avoue son impuissance à le pénétrer; mais son oeil demeure ouvert sur votre conduite future dans l'intérêt de la vérité. Elle vous livre à vos remords. Retournez à votre place.

Henriette se sent comme frappée de la foudre; ses bras se détachent languissants, ses genoux fléchissent, un nuage s'étend sur ses yeux; pâle, mourante, elle cherche en vain à trouver place sur le banc des témoins.

La grosse et bonne Flore a écouté, les yeux grands ouverts, les magnifiques paroles du président et s'est écriée en forme de péroraison :

— Satané farceur, va!

Mais en voyant tous les assistants s'activer à occuper sur les bancs le plus d'espace possible, pour refuser accueil à la pécheresse dont le saint courroux des magistrats vient de flétrir les iniquités, elle s'indigne de ce manque de charité chrétienne. De ses coudes et de ses agiles hanches, elle ébranle rudement tout son voisinage, ouvre à côté d'elle une longue brèche, et prenant Henriette par la main :

—Tiens, pauvre chère poule, mets-loi là, dit-elle; je ne suis pas bégueule, moi; nous ferons bon ménage ensemble.

Henrielle se laisse tomber sur le banc à demi mourante et cache.en frémissant son visage inondé de larmes dans le sein de sa prolectrice.

Stimulé par le succès dont les splendides orateurs, si généreux vengeurs de la morale, ont vu couronner leur éloquence, M. Napoléon Bouleau prétend aussi cueillir sa petite palme derrière eux.


74

LE SALTIMBANQUE.

— Puisque l'accusé m'a confié... non, non, je me trompe, je fais excuse à-la cour... Puisque, dis-je, je suis appelé à défendre la cour... Ce fi'est point cela encore», .Enfin) puisque là cour, m'a aujourd'hui désigné Commedêfenseuh.i Or, le ministère et là cour ont blâmé.àcbon:droit là dejioSition.de la fille Henriette Menéau/ii/Jësuis du même .avis-, comme aussi sur le, précédent témoin eh particulier.., Messieurs les jurés.,,soyons de bonne foi, je le dépose dans vos consciences.,. On nous accuse d'avoir assassiné par jalousie:,,., parce que.nous aurions èlé-éprhVët le rival de l'intéressante victime.,. Je considère qu'il est absurde dé supposer qu'un homme puisse être jaloux d'une femme assez légère) assez impudente, lâchons le mot) assez/.,:■]■;.<■■■ .,;;• ■;■:■-/,'

Le mot interrompu se têfmina par une sorte de |*é? missement,;co.nimé si le malencontreux orateur eut été empoigné an -gosier.!.;-. Et; tout à coup i'atftple robe noire dispâi?ut:derrière lé bureau) de là ifajjôh brusque, dont; chez Séraphin une ombré gëstîMlânte plougè.séusle,lumineux horiÈOhs

C'était;lâ?mà)ni de Fortuné,qui; saisissant pèr/de?* rière le, éollet de monsieur soft,âvoéat, l'àVâit ât» tiré avec violence.et avait l'ait perdre l'équilibré $ là marionnette,; ■.,.,.. .-....■•'■/-'. ...-.•:."

•—ll.olà,!. inonsieûri dit tout bas Fortuné, pàlpitafi't et courroucé» je n'entends pas, s'il vous plaît-; qu'an me défende âilSÎvJsskHeHriéttê) la vertu même!.» rinsultë^î âè1itëï/;d'!^ l'on ihn#èhée, après qu'elle a parlé de sa voix si !fiôblë et M, pure,,, mais quel coeur avéz-vôus donc? ■..■.-■'.

Ces paroles arrivent jusqu'à la jôunê filiê et pénètrent dans son à trié comme un baume bienfeiBant.,. Elle se lève doucement pour mieux voir Fortuné, pour mieux l'entendre.

— Oh ! dit-elle, il n'a jamais douté de moi, lui... il m'aime bien 1

Cependant'les débats se poursuivent malgré l'éclipse de.Me Napoléon, et leur direction devient décidément favorable à Fortuné. Au'mépris de l'acte d'accusation ressort déplus en plus de certitude qu'aucune Connivence n'a existé entre les deux accusés, qu'ils ne se connaissaient point au jour du crime, et ne peuvent plusavoir été complices. C'est sur la seule. Mélanie que décidément les charges demeurent accumulées'. Les habitués de la cour d'assises, ceux qui ont à se créer ou à conserver une réputation de sagacité, jaloux, de s'assurer la gloire d'avoir deviné à l'avance le verdict que rendra ie jury, se mettent déjà en règle et chuchotent d'un ton important à leurs voisins-:

-r- La,femme, sera déclarée coupable, mais l'homme sera acquitté. C'est évident.

Henriette a repris des forces nouvelles; déjà elle oublie ses propres souffrances, et l'injuste semoncedes magistrats, elles regards outrageants du public... Elle s'abandonne tout entière à-une pensée unique/à l'innocence de Fortuné,à sonacqui.leme.nlassuré!..; Elle est joyeuse et fière; elle se prend à pardonner; à tous eux qui l'ont si cruellement maltraitée; elle se prend à bénir tout ce monde, de ce qu'il veut, bien partager son espoir, lillê contemple avec un bonheur ineffable Fortuné, qui lui sera rendu.

Mais en ce moment, le visage de Fortuné, loin de revêtir l'espérance et la joie, est plus sombre qu'à l'ouverture de la séance. Le malheureux Fortuné, a dépouillé cette assurance cynique empruntée aux moeurs dô la prison... c'est que la voix d'Henriette,. de la magicienne Henriette, s'estfait entendre et a

ramené dans le sein du jeune homme la douce charité, les sentiments d'honneur, de loyauté.

Cette pauvre Mélanie, impuissante à se défendre, cette femme que l'accusation enveloppe, pressé, torture sur. le banc d'ignominie, qu'un arrêt va jeter aux maiiis dû. bfturreau, Fortuné sait qu'elle n'est point coupable;;. Maintenant il se déleste, il se fait horreur à lui'ttiêmê d'avoir supporté si longtemps qu'une créature humaine â|Ônisât sous ses yeux dans de telles angoiises, ti-âyëir spéculé pour son propre salut sur la Chlîte dé èêttê lêté;w Et cependant qu'elle tombe cette- tête sur laquelle nû'le affectionne repose, et ses jours à lui-sÔùl réservés.; il est rendu à. l'amour d'Henriette.; ûnê vie ftôhhe\r les attend !.*.

La seufê flehïoiéeilè f Itjfè continue à charger Fortuné aveB ttftè éonsl|tûèé.hêrôïiîUé;! Elle a persisté à lereoéftnâHrl^pëUr rhémme renCOfllré .au pied du petit ésÔâlilPj l'itohîme <jui'lui,à prêté secours pour prier 181 Mélanie dans sa ehâhibre, l'homiSè qu'elle à laissé il4entrée «lu Corridor ijûi conduit à la fatale chambre verte. / -",. : ; /.'■■

Mais sa déposition eët affaiblie et à peu. près anfiulëë par celle madame Gâmârdë) qui n'a garde d"ë reconnaître."ithibeînmefêçùô, fhôtol du Soleil dàfts Uh' malotra VespèûS dé tfôrtUné; Ce serait <Gbnres§er une" néglifiri'ee Iftipàtlâoottable, avouer qu'elle à manqué a-pus sëitiëyoirë, de. gaidiènne, gU'iêlié â cômprouiîs i'tehheUr. de la niàison en y iàiêlâtit pénétrer un individu mai couvert el dont i lie îpii^ftlili'fiBm, Ce serait .se livrer à iâ; juste indipsMéiÉ|:4e-:mâflame-.èt'ie.taîrê'jëter.;daas'Tâ-rûB.

ffittël !§s tleUM) rappelées une dëfhièré fuis par ie président) échangent dés injures et de ntuluêls démentis sans que du choc jaillisse une étincelle resplendissante de vérité. Enfin, mademoiselle Flore perd;patience et prend un parti extrême.

Elle se précipite vers le banc des accusés, et, croisant ses bras, se pose droite et ferme devant For- ' tuné. .... ....

— A nous deux, mon petit, dit-elle.. Règardez-npoi une fois en face, là, bîëh, Su face, si cela vous "est possible, avec vos yeux de chàt-huant. Osërez-veus.- ré,éter que cô n'est pas vô'Us? '.. " . ,'". \,

L'âcCusè, qui semble sortir d'une-méditation douloureuse, d'un pénible accablehient, -balbutié d'une voix mal articulée :

— .Celte femme.est folle. -, .. „_,

— 11 ne s'agit pas de cela, mon mignçji). On vous demandé oui ou non. OsVz.doMrép'é'ter horç?.,. Vous voyez, monsieur le président, il n'a pas lé front de répéter non. , ■

Sur l'interpellation du président, l'accusé se décide pourtant à.prononcer le monosyllabe exigé;-mais colle fois sa voix a U'èinblé. . ■ /,./,/•/,.' . .-,

— Ah! poltron! poltron! rëprérid la "vëhéiïîèntè Flore, toujours a travers, les représentations de "monsieur le président qui.là. rappelle à.là modération,'II faut que vous soyez un fameux sauvage, Un. mangeur, de chair humaine! Vous,, qui. savez Ce qui. en est,, laisser tranquillement charger la- Mélanie, une innocenté, une si-bonne Créature, à qui tout un chacun s'intéresse! Il n'y à personne qui puisse s'empêcher Je l'adorer. .PouMui acheter un avocat, nous nous, sommes toutes cotisées, quoi L'en .une matinée j'ai ramassé plus de deux cents, francs, oui, vrainient,, alus dé deux cents francs.. S'il faut, qu'ils me la, fas? sent mourir, mabiehette, voyez-vous, c'est à voua ïuo je m'en prends ; de mes deux .mains je vous ârra?, i 3he.le coeur du ventre. .Mais non, inon^ vous né serez,


LE SALTIMBANQUE.

n

pas sans pitié, vous allez parler, n'est-ce pas? Je ne suis qu'une pauvre fille, niais si j'avais eu le malheur (qui peut répondre qu'il n'aura pas une fois de sa vie la main un peu prompte)? de dentier de mon couteau dans la gorge d'un homme ou d'une femme, et qu'à côlé de moi la justice eu accusât quelque autre, jour de Dieu I la parole me partirait malgré moi; je dirais : Vous n'êtes qu'un tas d'imbéciles. C'est moi qui ai fait le coup. Et voilà !

•Fortuné, toujours debout, garde encore un triste silence. Le sang afflue à son visage, la sueur coule de son front. Son regard s'est porté sur Mélanie; mais cette fois son regard a une expression étrange d'humilité et de noble orgueil : il demande grâce et resplendit en môme temps d'une exaltation surhumaine.

De son côlé, Mélanie, dont l'esprit accablé a succombé jusque-là à l'horreur de sa position, et qui, dans tout le cours des débats, a trouvé à peine la force de bégayer quelques courtes réponses dépourvues de sens; vient de sortir de sa torpeur à la vuix de son amie. Elle soulève sa paupière, son regard déchirant monte au-devant de celui dj Fortuné.

— Que vous ai-je fait, dit-elle avec l'accent du désespoir, pourquoi voulez-vous m'envoyerà la guillotine à voire place?

La ligure de Fortune s'illumina d'un éclat surnaturel, il répondit d'une voix ferme :

— Vous vivrez.

Puis, fixant son regard sur Henriette :

— J'aurais pu, dit-il, me revoir.libre et aimé d'elle; mais vivre bourlé de remords qu'il m'eût fallu cacher à ses yeUx, vivre lâche et assassin, mieux vaut mourir généreux, mieux vaut mourir sans être devenu indigne d'elle... Messieurs les jures, Mélanie est innocente; c'est moi qui ai commis le crime.

Un gémissement douloureux lui répond au loin, parli du banc des témoins : c'est Henriette qui s'est évanouie. Une impression profonde se manifeste dans l'assemblée; il circule de toute part des murmures élevés, des exclamations de surprise, des mouvements tumultueux que la voix des huissiers ne peut réprimer.

L'audience est un moment suspendue.

Le public se livre sans contrainte à l'émotion produite par le noble mouvement de Fortuné. Des conversations bruyantes et animées s'entament où cette action est appréciée et commentée de différentes manières.

— C'est beau, c!est superbej dit une belle dame; mais qui aurait attendu cela d'un homme de cette olassè ?

— C'est beau, dit un gros et flegmatique bourgeois; mais remarquez que c'est un célibataire. Ça coûte beaucoup moins quand on ne laisse derrière soi qu'une maîtresse.

— C'est beau, dit un liti, mais c'est bote. Quoi qu'il en dise, à la longue il se serait aécoulumé à Vivre sans la lêtè de l'autre.

Quelques jurés au coeur chaleureux admirent franchement, tandis que d'autres au paresseux intellect conservent rancune à l'accusé d'avoir tardé si longtemps a parler. 11 leur aurait épargné tant de travail d'attention, tant de labeur de conscience dépensé pour se former une opinion contre la fille Mélanie. MM. les conseillers et M. le président, vieux routiers toujours en garde contre une sensibilité dangereuse, ne sont point sonis de leur prudente réserve; cet aveu a peut-être un bi t perfide qu'ils n'entrevoient pas encore^ M. le substitut se gratte le front de sa

plume et rêve, car voilà une circonstance qui néces" site un bouleversement dans le système de l'accusation.

Mais, dans toute l'assemblée, le personnage le plus éiiiu, c'est sans contredit M. Napoléon Bouleau. D'abord il frémii en verdi de l'intérêt que sa profesf sion veut qu'il porle à son client, surtout à son premier client, le plus difficile à tous de rencontrer. En^ suite ce plaidoyer, élaboré avec tant de soin et appris par coeur avec tant de fatigue; ce plaidoyer qui a tiré des larmes à père, mère, oncles, tantes, cousins, cousines, le voilà donc maintenant perdu! Il n'arrivera point jusqu'aux oreilles du publie; il a été écrit dans l'hypothèse de l'innocence du client, et le stupide client s'avise de s'avouer coupable ! 11 va falloir improviser un autre système de défense, et M. Napoléon n'a.pas l'improvisation à ses ordres. Avec du temps et un travail de plume, il parviendrait à extraire de l'oraison écrite et à classer et recoudre dans un nouvel ordre certains morceaux de prix qui composeraient déjà un joli fonds pour l'oraison improvisée; il y joindrait quelques notes rédigées ici sur le bureau même, et celte plaidoirie mi-partie lue, mipartie récitée, aurait encore une caïtàihe valeur; mais dans quelques instants l'audience sera reprisé. Que faire? Il confie son embarras à son collègue, M. Dèstournelles.

— Vous aurez, répond celui-ci, quelques instants à vous pendant que le ministère public parlera.

— Trop-peu, trop peu... Que faire?

— Si vous aviez une heure?

— Je me croirais sauvé. -

— Je vous en fais gagner deiix et petit-être davantage. J'en connais le moyen... Me consultêz-vôus?

— Voyons ce moyen.

— C'est vingt francs pour la consultation verbale.

— Votre moyen? Oh! mon Dieu! le président â repris son fauteuil. Votre moyen ?

— GonsuUez-vûus?

■— Eh ! sans doute, je consulte.

— Alors vous savez l'usagé?

— Quel usage ?

— C'est singulier... Il veut exercer là profession, - et il ne sait pas l'usage-... Vous êtes vraiment'ëtem 41 nant. • !'""r'

M. Napoléon comprend enfin, à l'air et au geste, qu'une consultation dé M. Destourneles se paie d'avance. Les vingt francs empoches, M. Deslôùi"- nelles reprend gravement : . >

— Réclamez du président qu'en vertu de son pouvoir discrétionnaire, il fasse appeler tels ou tels témoins qui sont prêts a déposer de la moralité de votre client. Priez Dieu pour que vos nouveaux témoins demeurent loin, bien loin du Palais, ou soient absents de leur domicile, car alors il est à espérer que leùr-âudilion sera renvoyée à demain. Dans la chance la plus défavorable, celle où l'huissier expé3ié à leur recherche Ls ramènerait, vous comprenez que vos deux heures et au-delà vous sont assurées.

M. Bouleau s'empressa d'user de cette ressource.

Fortuné n'eutà indiquer à son avocat, pour rëpoh^ :lanls de sa moralité, que deux personnes : Madeleine 3t le jeune républicain Marcel, qu'il avait connu à là Force.

Or, le républicain devait lui-même être jugé le lendemain et se trouvait habiter pour l'heure la prison de la Conciergerie, dépendante du Palais ; il suffisait de dix minutes pour qu'il pût comparaître. En attendant, on put procéder sur-lé-chàmp à l'interro .


76

LE SALTIMBANQUE.

gatoire de Madeleine ; car Madeleine assistait à l'audience, non pas au banc des témoins, où son secours aurait été si utile à Henriette, mais perdue dans h foule des simples spectateurs, d'où elle s'empressE de signaler sa présence à l'huissier qui se mettait er route pour la chercher à son domicile.

M. Napoléon, en échange de ses vingt francs, gagna en tout vingt minutes; mais ce retard dans les plaidoiries fut on ne peut plus fatal à Fortuné. L'heureuse impression produite par son aveu sur la masse du public, et sur certains jurés, eut le temps de s'effacer; d'autres impressions succédèrent donI le ministère public sut tirer un grand parti au profil de l'accusation.

Quand monsieur le substitut entendit Madeleine raconter comment, au péril de la prison, Fortuné l'avait, dans une expédition de contrebande, préservée de la patrouille, monsieur le substitut sourit ; mais quand il eut ouï le républicain raconter comment, au milieu d'une révolte de prisonniers, le même Fortuné lui avait fait si courageusement un rempart de son corps, bh ! alors, la figure de monsieur le substitul rayonna.

L'accusé lié avec une contrebandière,, avec un républicain barbu, quel heureux appendice pour son réquisitoire! Pendant la suspension de l'audience, il songeait aux moyens de rattacher proprement à l'affaire une profession de foi en faveur du gouvernement, et aussi la tirade obligée contre l'anarchie. La Providence, sous les traits du cupide M. Destournelles, en suscitant les deux témoins supplémentaires, l'avait servi a souhait. Après avoir affermi avec grâce sur sa tête son bonnet à galons d'argent, il débita un pompeux réquisitoire qui se termina à peu près ainsi ;

— Votre sagacité, messieurs les jurés, a saisi, je ne vous ferai pas l'injure d'en douter, quels terribles enseignements découlent de l'affaire dont la décision vous est soumise aujourd'hui. Que la jeunesse contemple ces choses en frémissant et puise ici l'horreui du vice ! Elle apprendra comment il suffit d'un pas, d'un seul pas de déviation hors de l'étroit sentier de la morale, d'une première infraction à l'ordre, poui se trouver lancé sur la pente irrésistible qui aboutit fatalement à l'abîme de la perversité. Un homme dans la fleur de la jeunesse, devant qui le monde s'ouvrail riant et fleuri, un jeune homme qui, avec de l'ordre et de l'économie, pouvait devenir bon époux, bon père, citoyen honorable, à l'ombre de nos institutions tutélaires, de nos institutions sages, grâce auxquelles tous sont désormais également appelés à tout, s'ennuie de demander au travail une existence régulière et doucement progressive. La soif de jouissances immorales et d'une fortune prématurée allume son sang. L'or, qui devient nécessaire au dissipateur pour le prodiguer aux fantaisies de la courtisane, ce n'esl plus le travail honnête que pourra le lui procurer ; SE cupidité aura recours aux spéculations illicites de le contrebande. Et maintenant, messieurs les jurés, veuillez me prêter toute votre impartiale attention Considérez avec quelle rapidité effrayante il va franchir les derniers degrés de la corruption. Il est jeu en prison, et voilà qu'aussitôt, dans cette même prison, s'introduisent avec lui l'insubordination e la révolte; car il y a apporté tous ses vices, sa turbulence farouche et son indomptable énergie. Dans ce triste séjour, avec qui le trouverons-nous er liaison? Avec ces hommes imbus des plus abominables doctrines, ces incorrigibles fauteurs de l'anarchie, qui d'une main brandissent la torche et d<

l'autre le poignard, qui invoquent sans pudeur l'indigne loi agraire et l'abolition du saint droit de l'hérédité, qui voudraient jeter chaque propriété privée, chaque fortune individuelle, dans une immense fournaise d'où sortirait le colossal Baal, l'absurde veau d'or dé ces zélateurs insensés, la fantastique communauté des biens, à l'aide de laquelle, selon eux, tous ceux qui possèdent seraient ruinés, tous ceux qui n'ont rien, enrichis. La fatale progression n'estelle pas évidente, manifeste, lucide, au-dessus de toute dénégation, messieurs les jurés? Le libertin se fait contrebandier, bientôt après républicain, et, au sortir de cette effroyable école, il court mettre à l'essai ses théories et pratiquer l'assassinat. Votre courageuse mais juste,* sévérité saura l'arrêter dans le cours de ses forfaits^ Votre voix sera la voix om- ' nipotehte qui dit à l'Océan destructeur : « Tu n'iras pas plus loin. » En frappant l'assassin anarchiste, messieurs les jurés, vous vengerez la morale et les lois outragées, vous rendrez la sécurité aux familles alarmées, vous affermirez pour jamais notre nouvel état social sur la base de granit indestructible, que lès factieux tentent en vain de ruiner. Vous servirez votre pays en vous souvenant de cette sainte devise de nos bannières : Ordre public et liberté! , M. Napoléon prend à son tour la parole d'une voix qui rappelle les notes; d'une clarinette rustique.

Comme Petit-Jean, ce qu'il sait le mieux, c'est son commencement, car. son exorde fait partie des morceaux à conserver de l'oraison écrite.

Le débutant y déclare, selon l'usage, qu'il ne se présente qu'en tremblant dans l'auguste enceinte, mais la sainteté de la mission qu'il est appelé à remplir soutiendra son courage. Il réclame la bienveillante indulgence de la cour pour son humble talent, etc., etc.

La science du geste, surtout sous le grotesque harnais d'avocat, n'est pas de celles qui s'acquièrent en un jour. M. Napoléon est fort embarrassé de toute sa personne, et notamment de ses deux bras. Pour se*donner du maintien, il a d'abord recours à une boule de papier qu'il chiffonne ; puis il prend négligemment ses gants de tricot déposés sur le bureau et y fourre ses gros doigts par distraction.

Il avait cheminé de la sorte sans accident dans toute l'étendue de son exorde et atteignait certaine phrase à effet qui couronnerait son premier paragraphe.

— Assuré donc de votre bienveillance, j'oserai...

— Maître Napoléon, dit tout à coup M. le président, la cour voit avec une pénible surprise que vous vous permettez de parler ganté devant elle. Elle veut bien reconnaître dans cet oubli des convenantes une simple inattention qui s'explique par votre inexpérience, et non par une prétention que l'ordre auquel vous avez l'honneur d'appartenir essaierait à tort d'élever. C'est dans votre intérêt et pour.éclairer votre jeunesse que je vous ai interrompu. Vous pouvez continuer.

M. Napoléon rougit jusqu'aux oreilles, et il se démène pour dépouiller le gant qui adhère à la peau.

Lorsque son émotion fut un peu apaisée, il tenta de redemander à sa mémoire la fameuse phrase à effet; la mémoire, effarouchée par ce premier contretemps, se tint coi et ne renvoya rien. La situation était critique, M. Napoléon n'entrevit que.deux moyens


LE SALTIMBANQUE.

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d'en sortir. L'un consistait à faire le sacrifice complet des morceaux de prix de l'oraison écrite, à s'en tenir aux notes prises dans le courant de l'audience, se contentant de développer ces notes de la façon la plus simple et la plus naturelle, sans prétention aux considérations générales ni à l'éclat du style, et en marchant terre à terre dans les. humbles limites de cette cause plébéienne. C'était ce que réclamait surtout l'intérêt de l'accusé : un loyal défenseur ne pouvait agir autrement. Un instinct de probité juvénile, que le frottement des affaires n'avait point encore usé, le disait tout bas à M. Napoléon. L'autre moyen était de débiter le beau plaidoyer quand même, sacrifiant tout net le client et conservant toute sa gloire à l'avocat. La vanité d'écrivain penchait pour ce parti : elle disait que l'accusé n'était pas tellement digne d'intérêt qu'on dût lui immoler ce morceau d'éloquence ; que d'ailleurs cet accusé s'étant perdu par son aveu, tout ce qu'on essaierait de présenter maintenant pour sa défense serait en pure perte.

— Je ne sauverai pas cet imbécile, s'écrie Me Napoléon en lui-même, sauvons du moins mon plaidoyer ! Agissons rondement : lisons, et puisque le sort en est jeté, lisons, ma foi, sans rien omettre.

Alors Me Napoléon chevauche effrontément sur le manuscrit. Il lit d'abord une tirade contre les déplorables effets de ce\s préventions dont les bribes d'actes d'accusation (que publient les journaux empressés de courir au-devant de la curiosité de leurs abonnés) déposent le germe fatal dans l'opinion publique. Le vertueux Fortuné était représenté comme atterré sous le poids de ces préventions injustes. L'opinion delà France entière, faussée par les organes de la presse, s'était déjà accoutumée à ne voir en lui qu'un exécrable assassin, bien avant qu'ait pu luire le jour de la justice. Mais ce jour se levait enfin. M. Napoléon, qui était descendu dans la prison pour y consoler l'innocence, remontait dans le sanctuaire des lois pour lui prêter l'appui de son saint ministère. Il se faisait fort de démontrer victorieusement, et sans laisser matière à la moindre réplique, que le susdit Fortuné était complètement étrangerà la perpétration, comme aussi à toute complicité dans la perpétration du susdit crime, et que le susdit acte d'accusation péchait par la base et était de tous points inadmissible...

— Maître Napoléon, dit le président, dans l'intérêt de votre client, je crois utile de vous interrompre. Vous semblez avoir oublié que la. culpabilité de l'accusé a été établie par son aveu.

L'admonition contrarie le lecteur. Il barbote dans une longe discussion des faits, où, par malheur, tous sont expliqués dans le sens propre à démontrer l'innocence.

— Dans l'intérêt de votre client... etc., répétait l'implacable président à chaque commentaire entamé d'un nouveau fait.

— Je serai bref, répondait le lecteur d'un ton suppliant.

Et il redoublait de vitesse, et il sautait douloureusement des paragraphes entiers...

— Dans l'intérêt de votre client, je dois...

— Cinq secondes au plus, monsieur le président.

L'active langue du lecteur bredouillait, bredouillait, et Me Napoléon sautait encore des pages.

Il parvint, suant à grosses gouttes, à certain passage riche en certaines considérations de haute morale, sur lequel il comptait particulièrement. Aussi,

reprenant haleine, enfonça-t-il avec véhémence son bonnet carré jusqu'à ses arcades sourcilières et rejeta-t-il en arrière, par une forte secousse de ses deux poignets, les larges manches de sa robe, qui les avaient disgracieusement enveloppés.

— Et maintenant, Accusation, je te saisis corps à corps ! réponds-moi, Accusation ! Je veux bien consentir, pour un instant, à admettre avec toi, Accusation , que mon client aurait pu participer au crime...

— Il entre enfin dans la cause, dit le président à demi-voix; ce n'est pas malheureux, dans l'intérêt de l'auditoire.

— Mais alors, Accusation, oublies-tu donc que.ce malheureux siècle, où la Providence nous a appelés à vivre, n'est qu'une funeste époque de transition? Ne tiendrais-tu nul compte, Accusation, des défectuosités que tous nos grands penseurs s'accordent à signaler dans notre état social. Le prolétaire est méprisé, repoussé... Oui, messieurs les jurés, j'en appelle à'vos consciences, le prolétaire est considéré comme zéro. Le fardeau des contributions, le lourd milliard du budget, par une combinaison machiavélique, retombe tout entier sur mon malheureux client; le nieras-tu, Accusation? Quoi de surprenant, alors, si de temps en temps les masses ressentent la velléité de se relever, de secouer le joug! Et l'on oserait plaindre les Raymond Perrot, gorgés dé la sueur du pauvre, et l'on oserait plaindre les riches !... Accusation, je te...

— Dans l'intérêt de la propriété, s'écrie le président,-je ne souffrirai pas l'émission d'une telle doctrine .

Cette fois, Me Napoléon grommelle, et il poursuit sans sauter de paragraphe; le passage est vraiment si beau!...

— Oui, messieurs les jurés, je m'adresse à vous en pleine confiance, parce que vous êtes des hommes, et des hommes doués d'un esprit impartial, de véritables citoyens, et que les Français qui sont bien Français sont nés pour se comprendre. Il n'y a que les révolutions pour donner du mouvement, de la vie à une nation. Et, pour le prouver, je vous citerai ce mot si profond de l'illustre Marat : « Voulez-vous faire une vraie révolution, prenez-moi trois cents gaillards, armez-les d'un bâton... »

— Dans l'intérêt de la société, interrompt encore le magistrat, je ne souffrirai pas dans cette enceinte un appel aux passions anarchiques. Me Napoléon, je suis forcé...

— Mais je suis ici pour parler, Dieu me damne !

— Dans l'intérêt de la religion, je vous ordonne le silence.

—Ah! c'est comme ça; eh bien! vous n'aurez pas une syllabe de plus de mon ploidoyer.

Et il retrousse à pleine main sa robe jusqu'à la ceinture, afin d'enfourner l'immense manuscrit dans l'une des poches de derrière de son habit.

— Condamnez ou ne condamnez pas, dit-il entre ses dents, je m'en moque... J'aime mieux jeter ma langue aux chiens... Je vais rejoindre maman. Bonsoir.

— Dans l'intérêt de cette noble robe que vous portez, je vous somme de ne pas quitter votre place, lui dit le président, qui le voii plier bagage. Abandonner à ses propres moyens de défense' un accusé dont la tutelle vous a été confiée par la cour, lui refuser l'appui de votre saint ministère ! vous n'y son-


m

.'LE SALTIMBANQUE.

j gez pas,, maître Napoléon ;- dans l'intérêt de votre j honneur, rentrez en vous-même. i A son tcmr, M. le substitut, dans l'intérêt de la dignité de. la Gour, s'empare de l'incident et requiert la punition du scandale donné par Me Napoléon Bouleau. M. Je président et MM. les conseillers se lèvent ei, viennent se pelotonner derrière le fauteuil présidentiel. Us délibèrent; leurs cinq vénérables tètes hochent à,plusieurs reprises, après quoi ils reprennent leurs sièges, et M. le président prononce :

•^Ma|tre,Nap,oléopt.dans l'intérêt de votre aver nir, la cour veut bien n'attribuer le scandale dont VQUS vous, êtes ren,d.u coupable qu'à la fougue irréfléchie, do votre i)ie^péri(nen[ée jeunesse. Elle se borne à vous .infliger une paternelle réprimande, datis ..l'intérêt, des jeunes stagiaires présents à l'au^ dien.ce; nous souhaitons que la leçon leur profite aussi, L.a parole est à maître Dcstôurnelles. .-Me Pestournelles, avocat de la fille Mélanie, se lève avec lenteur, et après, avoir expectoré assez longuement- pour bien dérouiller sa voix. :

*-r- Messieurs les jurés, dit-il, l'innocence de ma cliente, s'est manifestée devant vous avec trop d'éclat pour- que je me permette d'abuser de vos précieux; instants; nous attendons l'heure où votre dé^ cla.ration no,qs, rendra à la liberté. ; J£t il "se rassied en «tant son bonnet, dont il avait prjs soii.4 (jQ.se. eoiffer pour débiter ce mince plak doyer.

■^îTautea pour nos deux cents francs I dit Flore assez haut pour être entendue d'une bonne partie du publie. Excusez! et c'est moi qui, en réalité, ai fait iQute la. besogne de cet animal-là, en forçant le vrai oriminel àayoueç... comme j'avaisdéjà fait, il y.a six mois, l'ouvrage des agents de police, en,arrêtant l'assassin, dans la rue... Ah-I jobards! je m'y entends, mieux que vous.

Le jury s_e composait tout entier de fougueux en-, nemis des doctrines anai-chiques et ne comptait pas un seul p%rlisan des circonstances.attéuuances et de l'abolition, delà peine, dé mort. De. plus, la nuit COUH mençait à. tomber,- eU;'iwe du dîner était perdue. Ces différentes raisons se trouvaient on ne peut plus défavorables à l'accusé.

Le chef du jury déclara d'une voix émue, comme c'est l'ordinaire, que Fortuné Guérin était coupable d'assassinat avçç préméditation,

LEI condamnation à mort l'ut prononcée,

L'arrêt pouvait être certain d'avance,- l'auditoire était fatigué, et d'ailleurs avait senti peu d'intérêt p.our l'accusé, qui était .très-laid Les paroles solennelles qui tomberont de la bouche du président répandirent donc peu d'impression : chacun, en les (intendant, tournait déjà la tête vers la porte, où l'encombrement de la foule menaçait de faire rencontrer beaucoup de difficultés pour sortir.

Henriette, depuis l'aveu que Fortuné avait fait de son crime, était tombée sans connaissance..

Pour Fortuné, il entendit son arrêt de mort sans changer de visage, sans faire, un mouvement. Depuis quelques instants, en proie à des émotions si violentes, ses sens brisés avaient perdu la force nécessaire pour embrasser lhorreur d'une telle situation ; l'annonce de la mort était comme un nuage froid qui lui dérobait la lumière... Quelques minutes se passeront ainsi... Et, en ce moment, Siins qu'il y eût aucune cause pour cela, Fo/lun^se mita penser à sa mère. 11 revit Jeanne à Sjes derniers imstafl^g;,

ce tableau de son enfance reparut avec une lucidité extraordinaire.

T-: Elle m'avait recommandé, dit-ril, de demander l'aumône à la porte de son cimetière... et de porter à la fin de la journée une fleur d©s .champs sur- sa place... Elle n'a jamais eu cette fleur ni dans sa vie ni après sa mort;.. Pauvre mère! je serai comme elle!...

Cependant M. le président, MM. les conseillers, ainsi que les spectateurs de distinction, s'approchèrent de M. le substitut et le complimentèrent sur son immense succès.

Me Napoléon, confus et humilié, se réfugia sous l'aile de sa mère. 11 eut même la douleur d'obser? ver que les yeux de l'héritière regardaient avec une extrême complaisance M. le substitut. Avant de sor* tir de la salle, elle répéta plus de dix fois :

rr- Ce monsieur a parlé deux grandes heures durant sans lire aucun papier, et avec cela c'est un bien bel homme !

Napoléon, dont le coeur s'ulcérait de plus en plus, dit bas à sa mère :

— Maman, je. t'assure que ce n'est pas ma faute. Vrai 1

A quoi celle-ci répondit tout haut et avec amertume :

— Ce président, que j'aurais juré un monsieur si poli, couper ainsi la parole à quelqu'un qui est reçu avocat, c'est criant. Ou ne m'ôtera pas dé l'idée qu'il cherchait à te démoraliser pour niieux faire valoir.ee monsieur substitut (qui n'est rien moins que beaUj quoi qu'on dise). C'est égal, tu seras plus heureux un autre jour, et, en définitive, ils ne pourront ja-> mais l'ôter d'avoir été reçu avocat, comme M. Des* touriielles.

■ La salle se vide. Le gardien agite son trousseau de clefs et se prépare à fermer la porte, après qu'un sien ami, garde municipal, qui veut bien ■•l'aider dans ses soins de ménage; aura éteint le dernier quinqueL Un léger frémissement, dans un ooin oh-. scur, signale la présence de quelque retardataire : c'est Henriette qui a continué d'assister à la dernière, partie de l'audience, mais sans avoir la force de rien entendre, anéantie et pétrifiée.

• Le municipal s'approche d'elle, et la secouant ea* valièrement : ..

-T: Allons, allons, qu'on s'éveille. Vous dormirez mieux dans voire lit. : :

La pauvre fille semble sortir d'un rêve.

— Il est perdu ! murmura-l-elle, il est perdu !

-= Qui ! votre Azor ? il vous aura attendu dans la rue; nous allons le siffler.

— Les jurés le tueront! ils le tueront!

— Ah! le criminel? 11 y a beau temps que c'est fini : condamné! "

-r^Oh! mon Dieu! mon Dieu!

— A mortv. Maintenant, allons à la soupe.

Henriette,'à ces mots, retomba dans une défaillance dont les soins un peu brusques mais compas tissants des deux hommes la firent enfin sortir. ■

Quand elle fut en état de quitter ce lipu fatal, le municipal dit à son ami :

T^T Ces enragés de criminels, j'ai toujours vu que quelqu'un s'intéressait à eux, tandis qu'à nous, au contraire... Ce n'est ppuriant pas juste. Je voudrais bien qu'un savait m'e&pliquât pourquoi,


• LE, SALTIMBANQUE^

79

> M. BOULEAU.

. Henriette, en rentrant dans sa mansarde, ne trouva ni pain, ni argent, ni ouvrage pour en gagner. Elle sourit à sa misère. Tandis que Fortuné passait ses derniers jours dans un affreux cachot,..elle se serait reproché un peu d'air pur et de liberté' dont elle, an? rait pu jouir; quand le supplice attendait Fortuné dans si peu de jours, elle poiivail.comptey aussi ce que la faim lui laissait d'heures ksivre... C'était encore une sorte d'unicm avec, l'honime qu'elle aimait... Elle avait rêvé de partager rg-Siêtence avec lui : c'était ainsi que. le sort HltWpétgit :jon rêve !.,.

On était alors au Qo?uy.àftî'hiveW;iï descendait du ciel plombé'un jour funèbre «ne p! urne du nord qui ensevelissait la jeune fllle, gtiua, une couche de glace. Elle s'étendit sur son lit tans quitter ses vêtements...

Henriette avait cependant un luxe inaccoutumé, dans ces jours de détresse : le. tablier de soie noire, que Fortuné, si pauvRê, avait trouve moyen de lui clonner, et qu'au commencement elle ne portail que le dimanche, quand il faisait bgau, était toujours maintenant à sa ceinture. Êl'.e enveloppa ses pieds engourdis dans le bas do sa robej, pressa §ou tablier dans ses mains croisées sur sa poitrine et demeura ainsi immobile et résignée jusqu'^ la mort,

A chaque frisson douloureux qui traversait son, sein, elle répéiait doucement :

— Ils n'auront pas le temps de le faire mourir avant moi... Je serai sauvée du malheur de lui sur* vivre.

Le soir du second jour la retrouva dans la même attitude, initiée par la fièvre, mais calme, pieuse, mettant son sjrt aux mains de Dieu, dans l'abandon où la laissait le monde, le priant de l'appjler à lui eu même temps que Fortuné et de prendre pitié de

. leurs âmes.

' A celte heure-là, des coups de canne frappés contre la porte, et qui bientôt redoublèrent d'intensité,

- la tirèrent de son assoupissement léthargique : elle écouta :

' — Mais ouvrez donc, mademoiselle Henriette I disait une voix qui ne lui était pas entièrement étrarigère. 11 n'y a que deux cas reconnus dans lesquels on soit dispensé d'ouvrir sa porte, continuait la voix, • à savoir : quand on n'y est-pas, et quand on est en compagnie ; or, vous y êtes, car je vous vois à travers la l'ente, et vous êtes seule. Je conclus à ce que vous ayez à m'ouvrir. ." ' " '

Henriette parvint avec effort à se lever et à atteindre la porte de la mansardé.

M. Napoléon Bouleau entra et se jeta sans façon sur l'unique chaise du logis.

— Bon ! dit-il en regardant insolemment la jeune

- fille, voici maintenant qu'elle a l'air de ne pas me reconnaître... C'est moi, ma charmante... une vieille connaissance.;, d'avant-hior... ;

Il fut frappé alors de la pâleur et de l'altération de cet angélique visage.

':—> Vous avez été malade, à ce qu'il paraît, repritil; mais, sur l'honneur, je vous trouve encore plus adorable ainsi, quoiqu'à l'audience vous m'ayez déjà '< paru bien séduisante... Mes yeux ont dû vous le

dire..-.

En ce moment; l'air digne et modeste d'Henriette lui donna un léger frisson.

J—> Certainement mes yeux ont dû vous dire... comme ils sont encore prêts à vous jurer... à vous

jurer que sur mon âme... je suis enchaîné à vos pieds...

La phjsjonomie de la jeune fille prenail une expression plus; glacée, et M. Napoléon s'embrouillait presque autant qu'à l'audience. . Voulant à tout prix surmonter sa faiblesse, il hagards quelques-unes dos galanteries les moins voilées de son réperlgire.

Une larme, d'intjignation se forma dans les yeux d'Henriette,; elle regarda autour d'elle avec une tristesse déchirante,

. Napoléon, suivant ce. .regard, promena ses yeux 4ada le grenier, dont H vit Ta profonde misère, elles ramena sur Henriette. L'intimidation qui, au maintien réservé de la jeune fille, lui avait si fort embarrassé la langue, fit place à la pitié, au respect, si bien que son discours, commencé si cavalièrement, se termina par ces mots prononcés avec une bonté franche ;

= Au nom du eiel, mademoiselle Henriette, ditesmoi si je puis ypus être utile à quelque chose?

r~. Qu'est-ce qui vous amène ici, monsieur; que voulez vous?

Le jeune homme, en descendant dans sa conscience, ne pouvait guère répondre d'une manière vraie à cotte question ; il chercha donc partout un prétexte à donner à sa brutale invasion.

— Ce qui m'amène ? dit-il. Mais c'est très-simple... Eh bien ! donc, quelle chose m'amène?... Vous allez voir que je l'aurai oubliée.

Mais soudain la figure de Napoléon exprima la satisfaction la plus vive,

— M'y voici, reprit-il en ramassant par la chambre un papier sur l quel ses yeux venaient de s'arrêler, et qui n'était autre que l'assignation envoyée à Henriette pour qu'elle eût à paraître comme témoin dans l'affaire de Fortuné. Je me présente en ma qualité d'avocat; j'accomplis un acte de mon saint ministère. Vous avez déposé favorablement pour mon client; j'ai cru de mon devoir de veiller à vos propres intérêts, et me suis dit : Il faut que je m'assure par moi-même si elle a touché exactement son; indemnité de témoin. Quelquefois ces choses-là s'oublient.

Henriette ne paraissait pas comprendre. ■ — Oui, reprit-il, il vous revient quelque chose au palais. Vous avez déposé deux fois chez le juge d'instruction, ci, deux journées. Ajoutons l'audience, ci, une autre journée; en tout, trois journées, à quarante sous, au moins, ça fait six francs net. Avez-vous Louché?

— Ah! oui, dit-elle d'un air égaré, c'est cela... J'ai aidé dans ce procès ou on l'a condamné à mort... 11 me faut le prix de ma peine, le prix de son sang... ■ -

— Allez toucher, mon enfant, balbutia encore l'a-- vocal. . • '

Henriette, qui tenait la fatale assignation, la dé^ chira lentement. :

Napoléon courba la'tête et gagna la porte en marchant sur la pointe du pied et en répétanl :

— Pardon, mademoiselle, je vous fais mille ex.r cu^es... On peut se tromper.

Il atteignait le seuil, lorsque Henriette se précis pita devant lui, les yeux,élincdapts, le souffle brisé par une terreur affreuse.

,—<• Monsieur, s'éuria-t-elle, -une.question, une seule question ; Vit-jl encore?


80

LE SALTIMBANQUE.

Laissez approcher cette .jeune fille. —- Impossible ! retirez-vous.-—Page 87, col

-. Napoléon recule d'u'n.pas ; c'està son tour à nepâs; comprendre: ■ i> ■.' v '.< t • '-:: ' i •.; ';;". \ '. O"'J CT;;

— Ils'l'ont déjà tué,"reprend-elle.; avouez-le, ne me ménagez pas. ■ i y :■•'■-■ :.r ?,- ■ -.:.:. - Napoléon se frappé le front de l'index,:car:il a saisi. Il explique longuement en termes du palais, à la jeune fille ignorante, comment la loi accorde '.au condamné un délai de trois jours pour se pourvoir contre. l'arrêt de la cour d'assises ; ce que' c'est que la cour de cassation; comment une con-* damation n'est exécutoire qu'après que ce tribunal suprême a confirmé l'arrêt rendu par les premiers juges. '.

..— Un pourvoi, ajoute-t-il, aurait encore assuré six semaines d'exislence à'mon-malheureux client; c'est pourtant encore assez beau, six. semai nés... mais je défie de trouver un plus grand entêté ; il a refusé absolument de se pourvoir.

— Est-il possible ? .

— Nous marchons en plein vers le troisième jour du délai, et demain, bonsoir, plus de cassation.

— Béni soit le ciel qui vous a envoyé ici, mon cher monsieur. Un avocal peut tout. Vous allez me conduire dans la prison ; il faut que je lui parle. Nous le forcerons bien à se pourvoir. ,

Elle s'enveloppa d'un châle et entraîna Napoléon sur l'escalier.

Subjugué par l'ascendant de la jeune fille qu'animait une passion vraie* Napoléon ne se contenta plus d'être compatissant, vertueux, il devint héroïque. Il offrit son bras à Henriette et la guida dans toutes les

démarches nécessaires ^pour lui, obtenir,i;entrée de la.-prison.';Les;bureaucrates et les-guichetiers soù-: riaient malicieusement au galant avocat. Napoléon, sublime de générosité, tout entier à sa belle oeuvre, n!en tint nul compte et négligeaces séduisantes .occasions d'établir sa réputation, de conquérant de sa jolie compagne. Celle-ci marchait, alerte comme l'oiseau,'répétant sans cesse : .

, —Le pourvoi peut le sauver, n'est-ce pas? vous avez bon espoir dans ce pourvoi.,,

, Là-dessus, Napoléon;mettait'en dehors, non sans complaisance, tout son savoir de légiste,_.entassait des articles du Code, les corroborait des opinions de tel et tel jurisconsulte; et cimentait.le tout de la sienne propre.-A chaque fois qu'il reprenait haleine, Henriette s'efforçait de puiser dans"cet obscur fatras ce qui lui donnait le plus d'espoir.et disait en tournant sa charmante têle avec un air d'admiration naïve :

— Oh! le pourvoi, monsieur, c'est une chose divine!

Ils pénétrèrent jusque dans l'horrible cellule servant de tombeau anticipé au coupable que la justice a marqué pour le glaive. Le génie des geôliers s'est épuisé en combinaisons pour enlever à l'habitant de ce funeste lieu toute facilité d'un suicide qui ne frustrerait que le bourreau. Un inamovible gardien, posté à une grille pratiquée dans la cloison, couve de l'oeil le sombre cachot; une sentinelle armée,: marchant le long du corridor, surveille à la fois prisonnier et gardien.


LE SALTIMBANQUE.

81

Elle demeurai», tout entière à ses espérances. —Page 91, col. \".

Le condamné, revêtu de la' camisole de force, qui comprime chacun de ses membres, et maintenu sur son grabat dans l'impossibilité d'accomplir le moindre mouvement, ne laisse pas de tenir en émoi M. le directeur et lout le personnel de la prison.

Fortuné n'avait pas prononcé une parole depuis sa condamnation et s'était refusé à prendre la moindre nourriture.

On se disait que, s'il parvenait à mourir de faim, ce serait une grande honte pour l'établissement. De temps en temps le gardien, le nez celle àsagrillede cloison, entonnait le thème conservateur:

— Vous serez raisonnable, mon cher, n'est-ce pas ? Vous vous pourvoirez, tout le monde se pourvoit, quoique ça ne serve pas à grand'chose. Vous n'avez plus que la fin de la journée.

Et puis il ajoutait :

— Croyez-moi, mon cher, mangez, mangez ferme, dans votre position, ça soutient. Ce n'est plus ici le cas de l'ancien ordinaire, voyez-vous, le pain noir et la soupe de gélatine; non, on a des égards pour votre position. Voulez-vous un bon beefteack, une bonne soupe aux choux, un bon verre-de bordeaux du café, de la liqueur? Mais, saperïotte ! mangez, mangez'donc, ne vous laissez pas ainsi aller à la débine.

De son côté, la senlinelle aux pas comptés appuyait de son mieux ces excitantes paroles :

— Nom d'une pipe ! à sa place je ne me ferais pas tant prier I Parbleu! je me confectionnerais une fière bosse aux" dépens de l'Etat. En Alger, j'ai chargé.

moi cinquième, plus de cinquante Arabes, et cela, pas une fois, mais cent fois, tous les jours; ça valait bien une condamnation à mort, il me semble ; eh bien, le gouvernement n'a jamais eu la politesse de m'offrir seulement le petit verre de dur auparavant.

Quand la porte s'ouvrit pour les deux visiteurs, Fortuné tenait son visage caché contre la muraille et ne donnait aucun signe d'existence. Napoléon courut droit à lui, et secouant brusquement la couverture :

—.Allons, allons, récalcitrant, j'amène du renfort pour vous faire violence... Ah ! vous me résistez toujours.

Henriette s'avança.

— Et à moi, dit-elle, me résisterez-vous?

Le moribond se retourna, son visage était effrayant d'épuisement et de pâleur; en même temps, à la vue d'Henriette, une joie immense, radieuse, telle que n'en pourraient montrer les heureux du monde, respleudit sur ses traits.

La jeune fille n'avait plus la force de proférer une seule parole.

M. Napoléon dit à sa place :

— Vous nous mettrez au désespoir, mon cher, en refsant avec tant d'obstination d'avoir recours au

pourvoi.

— On ne m'avait pas dit que mademoiselle Henriette le voulût, répondit Fortuné.

— Et quand cela ne serait pas, reprit l'avocat, mes conseils ne devaient-ils donc pas suffire?

— Pourquoi m'ont-ils condamné à mort?

— Pourquoi?... Diable!... Vous enfilez un homme

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îlontnnfire. — Imp. PIUOT. <•


88 LE! SALTIMBANQUE.

comme une mouche et venez vous en vanter en plein tribunal.

— Raymond Perrot avait bien tuéie comte d'e'Lavernay... personne ne songeait à lui en faire un reproche.-,:'. On emménaitie mort d'un côté, le meurtrier revenait-dé" l'autre,- en tilbury, au milieu du monde, pWWlièàu chemin plein de soleil.

— 11 l'a tué eh duel. •

— 11 l'avait tuériniiôôent... moi j'ai tué Raymond qùand-il îàïlâit 'commetlre'le plus lâche des crimes... Je devais- bien éfôiifé que c'était justice; ■-'•■'■

—Ce n'est pas de cela- qu'il s'agit, mais de préparer le pourvoi»^, ,.■■■■jji^ïïi-^v::; ;.- -..■•■■■■ •>,■ •■/■:- -.;; , -^ Oui,dit enfin Henriette, oui, mon ami... je mé laissais:aller;ffiu dééàfBfgêmenl; comme vous, je.vous lais mourir,.qaand'itpufl âfl'heure votre généreux dé-i fenseuF;est:aceQuru.qirès:de moi ; il in!a appris que tout n'était pas perdu... qye vous n'aviez qu'à sigîier un éçrit.pQur ■ qu'on <revît la cause, pour qu'on vous acquiltàtysv.ijeul-êlreis- ; :-,.;. . .->...:

— Oh ! pourquoi:? dit Fortuné en la regardant avec extase,^ J^ai étési heureu3Ê;,'aujourd'hui... laissez-moi mburir.dëmàih. ! - '

— Vos jours ne vous appartiennent plus... Songez à'la chamM'^de Maidelejnè.''

1 >- Ne,mé parlez pas ainsi... je regretterais trop.la' vie..;" '■-:

—-Il consent, interrompît vivement Henriette.^ Vite, viré,,.monsieur l'avocat, préparez le papier... Monsieur lé geôlier, venez, je vous en supplie, détacher ses mains... il faut bien qu'il puisse signer.

Henriette aida à défaire les chaînes qui meurtrissaient les bras du prisonnier; puis elle mit le pourvoi sons sa main, la plume entre ses doigts; et apportant ses lèvres tout près du front de Fortuné, lui fit comprendre, s'il voulait signer, qu'elle serait la récompense. Fortuné, à ce prix, eût signé un pacte avec l'enfer. 11 mit son'nom au bas du pourvoi.

'■ Hënrietie lui donna un lohg et chaste baiser. Les yeux du prisonnier se voilèrent d'un nuage; tout son être frémit d'une volupté indicible ; un pouvoir surhumain avait tout à coup effacé le cachot autour de lui'et lé berçait dans une sphère d'ineffables délices. L- ..-.-■ ■

11 était encore plongé dans cette ivresse sans nom, quand depuis longtemps la porte de la prison s'était refermée'sur Henriette et son conducteur.

Henriette voulait vivre maintenant et veiller au salut de Fortuné. Elle se dirigea vers la demeure do Madeleine pour la faire jouir de ses espérances," et partager' avec la botïne femme le repas du soir.

Il faut dire, en l'honneur de M0 Napoléon, qu'il emporta en s'éloignaut une satisfaction extrême.

—r Voilà une soirée bien remplie, dit-il à part lui; en fin de compte, j'aurai peut-être sauvé mon client., mon premier client... etj'ai assurément fait'une bonne oeuvre... Je ne dirai pas cependant que je sois tout à fait sorli dans cette intention...

LA PAUVRE FEMME COUSUE D'OB.

Le lendemain matin, Henrielle avait repris une petite toilette fraîche et soignée, et, après avoir vaqué à ce premier besoin de l'existence pour une nature délicate, elle songeait aux moyens de travailler et de vivre pendant six semaines. En ce moment, un bruit insolite se fit entendre sur l'escalier de la maison, avec le nom d'Henriette Meneau, prononcé par

une voix inconnue et répété à toutes lesporles ouvrant sur les degrés. "■" -

Là jeune fille se présenta sûr,le: palier, ë't vît venir à elle' lin supcrbe'châsseûr.: un frac veii,t''rièlit;mcnt galonné, un chapeau surchargé de plumes,'et,"'coinme mérite intrinsèque :: de fiiidividji,'''Uê''riiag'nifiqiies moustaches. Le "chasseur avait demandé à toutes les portes mademoiselle '.Henriette' Meneau, ouvrière en coulure,'pour l'avertir "qu'elle' eût; à', venir S,l'instant travailler chez madame Mûïfiing, la femmefdû riche banquier de ce nom. Le serviteur de grande 1 maison avança la tête dans le triste logis de l'ouvrière, et se hâta?de la retirer avec une grimace de'majestueux dédàfh/ -"; '

'—^ Vous êtes bien,, dit-il, mademoiselle Henriette Meneau? Veuillez venir'tout de suite près de madame, car elle n'aime-pas attendre: 1 Faubourg'SaintH6iioréy;id21 f Vous démanderez là femme;de charge, madame Philippine. - "•'■' :ih: ■[

Henriette se rendit aussitôt à cet ordre: Elle fut très-ëëchement reçue par la femme de clïargei - '-' —Est-Ce bien vous, dit celle-ci;'qui vous nommez Henriette Menea-U? .'■■'-'>

^—Oui,-madame. ■ ■'..:•-'

'■- —-Vous avez quelqu'un qui vous protège ici?

— Non. Il y a une heure, je ne connaissaisi pas le nom de vôtre maîtresse. . :: ~ .

'^-.C'est étrange ! madame elle-même a envoyé le chasseur vous demander ; elle a écrit votre adresse de sa main et a déjà sonné deux fois pour savoir si vous étiez:arrivée. .

- Ici, un nouveau coup de sonnette interrompit ma-, dame Philippine. La femme de charge, après avoir élé prendre l'ordre de sa maîtresse, introduisit Henriette au salon.

Madame était une femme de vingt-quatre ans à peu près, aux poses pleines de langueur, aux mouvements empreints de nonchalance el de mollesse, (elles qu'on voit souvent les jeunes femmes de la riche bourgeoisie, où s'est réfugiée avec-t'oisivelé d'esprit la tradition des maux de nerfs. Sur son visage dénué de fraîcheur, l'ennui, ce mal des heureux de la terre, et peut-être la fatigue des corvées que-le monde appelle plaisirs, avaient imprimé une légère altération; mais on voyait en-même temps que l'orage dès. passions n'avait point passé par là. ■ •

Dans un salon, ombreux, sous ses triples rideaux de mousseline et de< soie, la jeune femme, eiivelop^-- pée d'une nuée de voiles et d'écharpes, reposaitaù fond d'une causeuse, dans un affaissement empreint de souffrance ; car l'ennui chez elle- avail les symptômes d'une -maladie mortelle..::-

A la vue d'Henriette, elle laissa lentement tomber ces mois; .:....: •.,/•.

— Philippine, établissez mademoiselle ici, à.côlé, dans le boudoir. Elle" y sera bien pour travailler... Donnez-lui ma robe de velours bleu... Pourquoi baissez-vous cette portière?..: relevez-la davantage au contraire. Bon. Mademoiselle, veuillez commencer par découdre la laille : vous, Philippine, laissez-nous,-.: vous.avez à faire; ne revenez pas que je ne sonne,: >'"

La femme de charge était à peine sortie que madame; secouant vivement son entourage de dentelles et de coussins, s'élança dans le petit salon où Ira-: vaillait déjà l'ouvrière. Elle s'avança ensuite pas à pas et vint se placer en face d'Henriette. Celle-ci; la:tête inclinée sur son ouvrage, décousait point' à point la couture condamnée de la-robe qu'elle avait posée sur un fauteuil devant elle. ,- : ;


LE SALTIMBANQUE.

83

Madame s'était accoudée avec, une grâce câline et engageante sur le dos de ce même fauteuil.

— Vous paraissez habile, dit-elle, mademoiselle Meneau, car vous, êtes bien mademoiselle Henriette Mèneàu, n'est-il pas vrai?

-—Oui, madame, répondit Henriette. Elle ajouta eh elle-même : cependant, à les entendre tous, je suis prêté à en douter moi-même.

— C'est de vous que parlait la Gazette des tribunaux d'avant-hier, à propos d'une affaire à la cour d'assises?

Henriette trembla... On allait sans doute la congédier encore.

— Madame, s'écria-t-elle, par pitié, gardez-moi... Oh ! j'en ai tant besoin... polir lui, autant que pour moi... ne me renvoyez pas... si vous saviez!

El des larmes troublèrent sa vue.

— Vous renvoyer!... Au contraire... au contraire. Madame baissa la voix.

— Ah I. ça, dites-moi, il vous aimait donc bien, puisqu'il aélé jusqu'à tuer un homme à cause de vous!

Les larmes d'Henriette continuaient à couler et elle ne songeait point à répondre. La jeune femme repoussant la robe de côté, s'assit sur le fauteuil, prit avec chaleur les deux mains de l'ouvrière, et d'une voix mielleuse et insinuante :

— Calmez-vous, mon enfant... J'ai rappelé un douloureux souvenir... Croyez-le bien, ma curiosité n'a rien d'offensant pour vous... Mais voyons... il faut qu'il ail ressenti une passion bien vioenle... Devenir jaloux jusqu'à perdre la raison, jusqu'à commeltre un meurtre! Quand j'ai lu toute celte affaire, je brûlais de le voir... J'ai regretté vivement de ne pas avoir assisté à l'audience... ;

mais je vous liens enfin, vous m'allez tout compter. Séduite par des manières affables et qui simulaient presque l'affection, Henriette raconta son histoire à madame Mûffling, et tout naturellement saisit cette occasion de,replacer sa conduite dans son vrai jour-, de prouver combien la remontrance de monsieur le président avait été-cruellement injuste. Cependant, à mesure qu'elle parlait d'elle, madame devenait froide et. distraite, tandis qu'on la voyait animée et palpitante quand le cours du récit rappelait les soins galants de Raymond et surtout les assiduités mélancoliques et tendres de Fortuné, de ce fanatique amoureux (comme disait madame), à l'âme aimante et timide, qui rappelait le fidèle ramier, aux farouches instincts appartenant au tigre amoureux. Elle faisait mille questions, recueillait les détails, provo. quâit les confidences.

— Est-il beau? Est-ce-ce qu'il est brun ou blond ? Dépeighez-le-moi bien... Se peut-il que j'ai manqué cette belle audience, la seuieoccasion pour le voir!... Il est assez heureux encore que le journal mentionne quelquefois l'adresse des témoins... Quelle bonne idée j'ai eue d'envoyer chez vous... C'est qu'en vérité elle raconte tout cela à merveille !

11 s'écoula ainsi plus de deux grandes heures, et le visage de madame ne.présentait plus aucune trace d'ennui ni de fatigue. L'animation avait succédé à la langueur. De temps en temps, elle se levait avec une certaine brusquerie, courait légère par la chambre, tout en poursuivant l'intéressante conversation, s'arrêtait, pour se regarder dans une glace, souriait d'orgueil à son image... Et pourtant, lorsque ensuite elle reprenait sa marche, elle laissait échapper un soupir ; ses yeux, dont tout l'éclat s'était rallumé, erraient vaguement des fleurs qui couronnaient une jardinière '

aux mille futilités qui encombraient une riche étagère ; le mouvement précipité de son sein trahissait une vive agitation intérieure, et ses lèvres contractées un secret dépit.

Tout à coup on entendit le bruit d'une porte qui s'ouvrait dans le salon, et ces mots prononcés par une voix rude, à l'accent germanique, ou flamand, ou hollandais :

.—Où tongue êtes-fous... matame;

Et vite madame de s'enfuir du boudoir en disant : — C'est mon mari! et elle baissa prestement la portière.

Henriette, sans voir le personnage, put ouïr une de ces aimables scènes comme en sait faire un mari, et un mari l'un des: plus épais héros de la finance. Monsieur. Mûffling tempêtait à propos d'un arriéré de dot qu'il ne pouvait parvenir à arracher dès mains du beau-père.

— On croit mettre une fortune dans la maison à soi... pas di tout... on met seulement une femme qui mange la fôtre... qui mange tout.

Il partit delà pour maudire tous les beaux-pères, tous les mariages et toutes les femmes.

Le grain passé et le loyal épouseur retourné vers sa caisse, l'ouvrière vit rentrer au petit salon madame, qui avait le coeur gros, la respiration pénible, les yeux rouges, et l'ouvrière se senlit prise de compassion pour madame. Celle-ci, attachant sur Henriette un élrange regard où se confondaient la soif ardente de sympathie, l'humiliation et la colère :

—Plaignez-vous, dit-elle, vous autres jeunes filles pauvres, plaignez-vous, cela vous sied bien. En voici une, par exemple, qui a fait tourner des têtes... Il s'est rencontré un homme qui savait aimer d'un amour pur, d'un amour vrai, et c'est elle qu'il a aimée... aimée pour elle, et non pas pour sa position dans le monde, et non pas pour son argent!... Que . ne puis-je changer mon sort pour le-sien !.... Mon mariage, à moi, a été un marché; mon mari m'a' épousée pour ma fortune... Et quelque beau, bien fat, bien égoïste, daignera me courtiser un jour parla raison que je suis une femme mariée, que j'ai une bonne.maison, que j'ai de l'argent. Mais de l'amour!. de l'amour I je n'en rencontrerai jamais !

Peu à peu le mouvement fébrile s'apaisa : madame fut à son secrétaire, en tira une pièce d'or, l'enveloppa dans un morceau de papier et la remit aux mains de l'ouvrière en disant :

—Vous emporterez de moi une singulière opinion, mademoiselle ; mais il y a des moments où le chagrin déborde. Vous avez travaillé, vous pouvez retourner chez vous. - '

Henriette sortit de l'hôtel. En déroulant la papillote, elle y trouva une .pièce de quarante francs ; elle éprouva à la vue de cet or un sentiment qui tenait de la joie et de la honte. Jamais il ne lui était arrivé d'accepter plus que son salaire ; mais cet or venait àpropos pour lui assurer quelques jours d'existence ; il lui permettrait de visiter souvent Fortuné, de lui porter ce dont il devait manquer dans son horrible prison; aussi, malgré l'inspiration de sa délicate fierté, elle ne put se décider à le reporter.

— Celle madame bahquière, pensa-l-elle, me tire d'une grande peine. Cependant, je trouve difficilement un sentiment de reconnaissance envers elle, tant elle a mis de sécheresse à ce don.

L'excellente fille ignorait combien le besoin d'amour_ non assouvi rend de jeunes femmes froides,


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LE SALTIMBANQUE.

égoïstes et insensibles à tout ce qui ne tient pas à /oejmaihçu-K.u/io oL ;,.-.-; ,-: ,:-.rs-. ;.o ...îy-wi- ii -IMIUI*

Grâce à la papillote de madaiiiè'iMfiifnin'gIJ,ét au •^éti'^otïvrageïfû'ellé trouva; à ■,fôirfej"Hiêtl-i?iétte,|pbu^Mt-'^rSJitindaMlessix'sémainë'sôù^ô^oft dé Forluné était) «Go^é indécis: Après ea temps-là;sOu-elle ^etVotWêraft^Fbrtunéj'ôt'la misère:à eux déiïx serait MMeW'âouê'é? ©fh'ïiiM'nn ni l'autre n'auràieiit-plùs be^ ^biriïiërîeW* ^ -••' r': "-"■-■' "■'-'' i- ■.'•--:■■'■:■■■>

Chaque jour, Henriette allait prendre Madeleine ^orf'-ie-'Jï'ëhdPSwâVJgc elle à la prison: et passait le •Vês1feiy#ïffii^^*^^g:^e''-'1à-toon'në>'fônimgi-^iaMB -eét^ïKnîëu^oMô'urè-et'dépoUillée,-'-mais où-lès*rires et le frais éclat de beaux enfants se répandaient ifl^lSfolnë-l'ebiism^fdieigiiîâyons.de printempsn.suS la terre attristée. , ■• -?n4

^•fïIièt^je-H-d*u81l8ij'tteUTÈ»-;>au-ssi -un-'séeour-s-ïinësnéré fàns'^M®<èiaisdft.,3qflKJ -i) .:-; .-.. ■:. y;- ::::èv :5'3 6;

,€fi"éiUé!ittd'itèaihàïiteï1vehait souvent apporter'ai Mà8elein'ê(/ nônu'oêl l'argent, que son mari aurait trouvé moyeji de lui prendre, mais des bdnsipour dû pà'nVtléi fâ>api!ânde;; dès cotrets ; elle amenait" aussi dalïs's'oW ttel^quipâge dés petites robes de laine, des chaussons, des sabots pour les bambins, et raccommôMPStlê^mèmeiavec du vulnéraire les têtes et les brasJ'sî ïgwivènt endommagés aux premiers pas ides

èhfaàtS^'i'Oft'! SO ■:•.> V.'.i •'■■ .,:-•: V ':;. ',

j"CètatPlaîcamtess&'de.Lavernay,: dont le fils uniqUê'âvaït .pért'«itnialhèureusement six mois auparavân'PdËiis;son"'druel' avec Raymond Perrot. Cette;da* ftè'i* alôïs^âgée de cinquante ans, avait.toute sa;vie cÙerrShë.'à>'satisfaïre.les .besoins de sensations,.d'actir; vite, de puissance dans l'exercice des oeuvres: de bienfaisance, seul plaisir des grands, qui.ne les trompe jamais. Depuis le coup qui était venu la frapper, ;elte redoublait de zèle pour les pauvres, ne ti'buvantde Consolation que dans cette fusion intime de prière-ët d'action dont est faite la charilé.

Elle avait appris avec un intérêt extrême la trisle: histoire; WHeririelte, iet il s'était établi un lien étroit, une éntehtèipàrlaite'de sentiments entre la grande dame et l'ôùV-tiére* elles se rencontraient dans leur a"rdéhte sollicitude pour Fortuné; amant passionné d'-Hëhfîgtfa!"'it%àit'! aussi pour-madame de Lavernay un ïnàihèùrôûx a-sauver; et en même temps le vengeur dûh;'fils; tant-regretté. ;

Lé dernier*de'ëesjourscomptés avec de si vives angoisses arriva. Henriette ne savait rien sur le sort dû'éôndamné;'éïleavaitles mêmes craintes, les mêmes espérances qu'au commencement du pourvoi, et ii'ëp'rôiivàlt;d''ëtnôtions plus poignantes que parce que le moment décisif approchait. >'Elfe'sè-rendil/ce jour-là, de meilleure heure chez Madeleine et la trouva sur l'escalier avec madame de Lav'érnây."'--Toùtes deux étaient tristement agitées, et, s'éloignant un peu d'Henriette, terminèrent leur entretien par-ces mots échangés à voix basse : ■ -* Hélas I madame la comtesse, il n'y a clone plus d'esperàftce ?

W.'Dné seule encore... mais bien fragile.

:Henrïettèèt Madeleinese rendirent pour la dernière foisîià la prison.:'

' - .■■■•■ ■;'..•"<•.-•'''•' AÎI CACHOT. '.V. '"/.";;

Chaque jour. Fortuné attendait avec une délicieuse impatience les visites d'Henriette. Il en connaissait l'heure à la direction de l'ombre' projetée pàf ' les barreaux dé lucarne, à )a sentinelle qu'on rélevait

rélevait le couloir, et cependant il ejemandait vingt«fois-aù-gardien ;qtii■ liàiïlàftuerriëi^îà!'elôîsQn -^rïtfêej ^siiltf/thtftftiëpvàvliiïçâi't'."' Et ■iiiUàiï-d^i'eÉèlatfssâft -sur lès-ÏÏallëgcTiï^orïipr lépasilëù'rtf d'â^ôliër1/et derrières-ce pas,'qûP fofrhaitLlâ''bagéë"i une WiricBe legèréïaùx^.sons^hàrfà^

i«h"-baïtteméritde-éoeur' jiréêîpjfé'-s^mparaien fidëlielëusenïerit'd'ë Fortuné et'le rfendèient'lïeurisîax-Hyai'it l'instant 1 marqueteur lé nonhéur. Enfin;;iësrtrois -vérroïts -glMaiëmyia -porte!ïerréë1'tô;whaït* siïr #'è gonds, lës.'s^breïmû-rsiffèiffic'ellùy's^iilAim.ïp'aiyi eï&'êgayâient^^àpparitiôn le la]'jëtinevpîlé?/;,~

Le prisonnier était alorsassïs0'sùr'soniît^ï'ë'pàiilë comme-Un-priflcë-sûr1'son: tïôrië; 1 :dënnnant:}(ïelôut l'intérêt'répâradu;-suirlùi lès-p'ërsonhàgë^'-'-quii'fpfr maient sa cour. ' -!

Henriette, placée sur un petit ëscâbëàiii, :s'ë pëndhâil *ers lacoiichë du'prisoniiiëfV Madeleine était blôlti-epàiP terré à1 deux pag;- le gaMiôtf a^puyéconr trê"lé ëhambranle de la porte qui venait kfe s'Ouvrir'; 16 soldat de garde passant à tëmpV égaux dér vant l'entrée de la cellule. Là lueur d'une làmpé régnait "dans cette étroite retrâile, cachée, silencieuse, enfoncée dans les entrailles de la terre. "

? Jamais* l'amour ne se montra ici-bas plus' puissant; plus admirable que dans cette sphère de' malheur où il savait embellir un cachot, où il," répand ait le même rayon d'ineffable joie sur la pâle êtëhëtive tête de: Fortuné et sur le"beau front d'Henriette'; ; et Ayant-passé de l'excès du découragement à l-ës^' pê.ranee; folle ; lé condamné rapportait chaque jour S Ses amis iun nouveau projet d'avenir qu'il avait éta-- bore; pendant.la nuit et se créait les plus belles années ..en; perspective. Cette confiance faisait frémir Henriette, qui savait combien un arrêt favorable dé la:cour de cassation était douteux. Elle s'efforçait cependant de-sourire et laissait Fortuné plongé dans ses illusions, dans cette ivresse de l'espérance qut lui épargnait au moins des :appréhensions horribles, et grâce à laquelle il arriverait aujour, fatale sans subir les tortures de la veille. . ... ,, ,-■';-_;■

— Je vais bientôt sortir du cachot, disait ce jourlà Fortuné. Je serai transféré dans une chambre haute, tandis qu'on,reprendra Tihstrocljpn ,de mon procès.'..'Et epsuitô'çët à^ Vous file Tavjbz di.t,"mademoiselle! Henriette." ■ :', '."..". • -— Certainement, et .jë.'v'pus'lé..âis,ëncoré.... i. ,".'.'.'-'

"' — Vous-.'ne ppiïyèiz'vdïis Ifompér^ .On à^toujours vu là sagesse,et Ici vérité parlëriiipàri,xotrîë''^puçJieI,v N'ës^cep^Sj/Madelèinè? ,v,iiô -H'•'•*"■ .'"'"' ' "■'."•

:-'^"On'!'''m'àdë'môis'ëfré^H'éririeUe-est'uh'l'nge^ eër,-' tifiait la bonne femme. -.-■_--

'■•£■ Oùi,rirëpriÉ 'Fortuné;' j'ai souvent'pense.'..; C'est, peut-êtr^ une superstition, mais n'importe ;"ît faut que je le(disé... J'ai souvent pensé que le bon:Diëu avait été une fois fâché;d'avoir fait; le''monde''sf*iiié^ chant et si laid, et qu'il àvaifënVoyé mademoiselle' Henriette pbur réparer un peu le mal par la "pt'ë-J sence d'une bonne et belle créture toute'fàite à;;;son

image'.'; ï;î '' 'l,i\-' : .-■■.;... :■ = ■-. . .,1-- ->, •'.-

Fô.rthiié renfermait, tout l'univers dans le cercle étroit 'qu'il avait embrassé. Là, en effet, il n'avait^ trouvé que d'ignobles etcruels.ennemis... puis Henriette seule,,à la parole suave, au regard angélique : il était: devenu idolâtre:

—.Vous Aies fou, .dit là jeune fille; àû lieu de.toulés"ces''peivfêctiôns^ je ne prétends avoir, tout juste que ce qii'il faut de mérite pour faire le bonheur d'un mariVJ ":" \':."?'''.J , '.".''. '.'"''...''■ '.'."' .-'""^ .',. .-


,L£M)MMMUL

4ÎO

,;'^—t.0h) ,çela...vovusiera bien faeJle,y,diti;Ëprtun;éîeti \ s'fin.o'rgueillis^'ant. (Avec. voujsi,?jnm$ém0Jselie,viïfcnr!- j ."rjé'tt.e^,ftyeç, YQt^.,}ét- un; travaiUhonnêleBBpuT; 'gâr i gnêr-sa~'^''nip^,..p^u,;.q^e;vï'q^-,sera:it h§ui?ewç'fcii, \ Mais^n^jtas^vqus.hj sayez^^quand j:'ai::s,uiYJ';nwin j sentimehf,.,ij^ ;

jamais-i|uiln)ë.rep.eh.tirï qp'ên;,,rencontrant-.votre.;rô- ' gârdj^qui jiéyë'nait .si, triste' à:chacune, dermesjfMT |esJ,'eiis,ft')iiTè'st'içww-ë:rparîoi-s de^bien,agir, ;oe;-nîfttait; qu'en,tâçKant-de,rëg3gn©v\yo'trejestime: .^nca

— Moji: avis'est qu'iby adu bon dans la femmeiïdhsaitdan's^soiucoinje.gardiçug :,v;.. .:;;,;,;yyy:,;y oJ i',—'.Aussi,, continua -le prisonnier j;c'est:;yo:,ys?<':tfui devez, désormais régler ma conduiteet me; çboisirâ'n état. ' . """ ..'■• ,OJ ?:.-, :yyy.mi

,,—Qlest.entendu.-.-.: ■'■■ •;.- ...:: •■'■-'•■i-l

;,1-—Seulement, reprit Fortuné en souie.vaiH.ses bras meurtris .d'un çereie ,noir, seulement je ne yeux; pas forger.des.chaînes'pour.les prisonniers : c'est .trop cruel....Je. ne veux pas non plus être juge pour vondamnerles hommes à... ' ; .-...;.-■

Un frisson parcourut-son corps et décolora son visage. ,.ii.::.A):

. —,Oh.!. non, conlinua-t-il; il me semble: que .si j'étais maître du monde, je ne voudrais pas seulement couper la lête à un arbre. ."■,.- V.i-:Païx! ■-.'.. ..._.'.- '. "; ,-,.,-, -;..- -.:■:■. :.-.;

— Mais tout le reste me sera bon...: surtout:si mon travail était utile aux hommes et me faisailbien venir d'eux... Par exemple, j'aimerais à êlre ma-raî? cher et apporter au marché commun les biens de la terre... J'aimerais à êlre un. de ces braves pompiers qui courent à toutes jambes où il arrive-malheur;: etf se jetlenl dans le feu pour sauver la fortune et'la vie du inonde... j'aimerais à faire le bien : pour; ressembler à mademoiselle Henriette... pour être digne d'elle.". -:

.: ■+-. Mou Dieu;!, murmurait Henriette,' ce coeur est un.trésor-de bonté. " '■'"'■ : '

Madeleine détournait la tête ou la cachait dans son tablier^? ",;; :;: " '•'"';.. :' : " ■

'"— Travailler'et vivre près de vous.! poursuivait le pauvre rêveur.'.. rien .qû'ed'y penser, j'en pleure de joie; que sera-ce donc, bon. Dieu ! quand,ce bonheur m'appartiendra!... Oh! souvent alors, quand nous.serons' bientranquilles,;bien'heureux dans noire ménagé, nous nous rappellerons la prison ..de la Roquette,: le cachot hoir, et nous dirons'; .C'était bien, affreux, niais il.y avait encore,des momenls de' bon;.. "-'''■' ;"' ' '■'"" "' ....-...'.'- ^Fortuné, s'arrêta tout à coup, et reprit avec une naïyet.é déchirante :,., ;

i— Mais est-il. bien sûr que je serai sauvé?... Tenei?,isi!qn voulait seulement .nie donner, une année d'existence... .une année, c'est tout ce;que je demanderais.,;. Oh ! bonté du ciel!... voir une fois les champs,reverdir en allant m'y promener avec elle!,,, passer avec elle ces longues journées d'été si belles, si généreuses, .où on a tant d'heures à jouir... habiter une demeure où l'hiver m'enfermerait bien prè.s d'elle...'.Et puis, voir une fois sûr là terre la fêle d'Héïirietlé !■■"-' '/'/;, ;'.::-, .";' ;.?,'..,. Le malheureux joignait les 'mains en ëxtàsôidevarit sa chimèreàmesure.qu'iflàdëroûlait.', ./',,.,,■ Henriette, l'âme élevée vers Je ciê'l,''se,laissait ,ak , lér'à espé/er aussi;. ' ' ','" ,'*. '.,'-."."'.. N ^V, '■■<■-,'»':■ ■ '■— Môiï bïeu, répéta Fortuné eh regardant de toute i part autour de lui, ne peul-on donc m'assurer une

année à vivre!... ce serait si peu de chose; paurieux jj

jGli pOUrrlPJir^QiS/L,..:^ ■;.';, i>.i<\)u,-c/' r.i 4 'tfïûy

-,ucl^t;-Ré/itiwnxëntï:Oh enjentlit (rapper^vrrJa,ochMIP)la

jjrpps^)(ie,,i^sil;;4e M sentinel.lee^^^ '■ :Sans,jSa voit pourquoi,, fr.émjrfeftfcài o.eobnuit-ki.'s ù-yy

;;,:Cê: fl'était?rien.;cependan:t:,ofl«!vit5sjButemei't:.ie i

.sotdajt;de.|a:garde-(celuiqui, en\A}ge);s,) avajiloÇ.hargé '

tant d'Arabes) passer le revers de sa niajn-iSUjr.seis i

yen*;',,'v; <:; ^ ■ .'.'.■., }yh'vfh «.m,\ oijvsiii \

.',; L'heure s'écoulait,, et-, poiyralarjpje.miët'Oofo^olc -

.:gajtdieft,-?.8e.a'elâehanl.nn-'.pe.U';.^isa)ippj6ign%fn^y§it ;

paS:;enëore, en le cwu^t^i^\Mm^mië%W^k^r ;

fantSJ:;:';7:}: ■ ' ;,-:.:.-:.: y.iH-.id ob ithb aiîï'Û f)î.% ;-.-y< i

.3LE^rj,u»é--poursuivait.;e.ft'{baiss9nfefiSSi^§Ka^.pn.b- I brie : .sèJsnJte v-v.-f

; ;ST;Je u'ai.pourtant qm3;:vingtiet/uni^ns,Ji.WSïQuand . je n'ai vécu que si peu de temps,,.et;>^Bf;tt^aîfîàn.t<les J>^r§-i,dft:mis.ère...^.oa^■.diraif>quMte*j9^b^Jfl^arBC- ' .cordé des;années que pourquë jeffusse. b@a;-S.#ter ; au -suppliée! ':■■:■■':■•?, lui ôï; novf-ra V'<\ ;X

: ;.—fiAllons ! dit-Henriette, ne.iyousiMisséz pas,aller à ces idées noires, mon ami.;, Vous savez; bien .qiiç c'est me désobéir. y :.:-.■-J; yyr: ,:,■ ■.::,--.:y y

—rOh 1 pardon, je ne-me plains;-pas;>;;VQifè avez^ctt pitié de moi!... D'ailleurs, j'ai;déjà étédaps.matvie plus malheureux que je ne suis en ce moment.;-:,eî j'ai bien su me résigner, j'ai bien;su 1 me; taire devant le monde et ne pleurer que dans la nuit... Et maintenant que vous venez me voir, mademoiselle.Henriette, que vous me plaignez, que vous désirez/mon salut... ah! je me trouve encore bien heureux,; altezli. .. ... , ; .;■ , .

-—Hélas! dit Henriette, cola du mçinsine.vous manquera jamais... -, ;..

:: "Aussi, quoi qu'il arrive, je vous rendraLgrâ.qe;... car mourir même ne serait pas trop affreux, en pensant que vous m'aimez et que vous pleurez sur moi... - - ■" -, . ■:.-.. >■

— Assez causé pour celte fois... interrompit;lg gardien... Le père Rabat-Joie vient dans le corridor... Il faut déguerpir, mes petites- dames.; :;> ;■.■-,:,

A cet instant, Henriette entendit sonner .quatre heures à l'horloge de la prison, :; c'était l'heure à laquelle elle devait se rendre chez madame-dp Lavernay pour apprendre si le pourvoi était rejeté. -; -, ,

La jeune fille sentit qu'elle avait besoin de tout-soh ; courage pour quitter en ce moment Fortuné^ avec la pensée de ne le revoir peut-être qu'au jour.du supplice. Elle se leva dans un vif mouvement, serra avec une émotion passionnée la main du prisonnier,; et sortit précipitamment.

Mais elle laissa derrière elle, dans,la cellule, la confiance, l'espoir, le bien-être et la.Iibertéde;l'ânie: doux parfums que la jeune fille semait sur sa tràçe et qu'aspirait longtemps le condamné. ..,:,,./;. -,;,..,

Le soir de ce même jour, madame de Lavernay,. dans son antique et modeste salon rehaussé seulement de quelque belle peinture de piété, causait au coin du feu avec le vieux général Lagardière,. '.

— Quel temps affreux! disait le général en secouant vers le foyer des flocons de neige amassés sur les degrés du perron'...' Et vous êtes sortie toute : lai journée?... ..-■:-■• /:.;,; ::! • . .

; __ Que voulez-vous? lepouryoi de mon pauvre. ^condamné a été. rejeté.^. Je l'ai, appris ce matin... plus tôt que je ne pensais... Il ne restait plus que la ; demande en grâce, j'ai imaginé de la rédiger moi-


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mêhië tant bien que mal pour que ce fût plus tôt fait. Mais ensuite* iîa fallu courir chez le président, chez les conseillers, chez le procureur du roi, chez chacun dés jurés..1 . —- Mon Dieu I -

— J'ai prié, conjuré, flatté tant qu'on a voulu; je leur ai arraché à tous leur signature, avec une apostille plus,ou moins explicite... Maintenant, ajoula-t-' elle ën'-appuyant son menton sur sa main, il faut trouver le moyen de présenter la supplique au roi.

; ;-^_ Vous vous tuez avec votre fureur de faire le bien, et-cela du matin jusqu'au soir.,. N'avez-vous pas été tous les jours de la semaine passée courir à l'a- prison de la Roquette avec cette jeune fille que vous avez déterrée je ne sais où, pour la plaindre et la consoler? : — Pauvre enfant!

— Et là, auUieu' de vous plaindre du froid, de l'humidité, dé l'infection de la prison, vous étiez capable d'offrir tout cela très-gaiement à Dieu, et de vous occuper encore de la petite fille plus que de vousmême..'. Je parie que vous lui avez donné votre manteau. :

'-'•<— Elle grelottait si fort. ••■•'—Nous'y voilà... je le savais bien... vous êtes ca■ pable de tout... Mais si cette rage de charité qui vous possède va jusqu'à vous faire tomber malade par voire faute, je finirai par vous prendre en haine. ■\— Je ne m'effraie pas de votre menace. Elle date de trente ans, mon ami. Mais parlons un peu de là demande en grâce...

— Si vous ne donniez que votre temps, vos peines encore... mais toute votre fortune y passe... Oh! je vous connais : je vous ai vue tout enfant donner vos souliers et vos. jouets aux petits Savoyards... Et ensuite, ces folles dispositions n'ont fait que croître et embellir.-- Votre mari les réprimait tant soit peu; mais depuis que vous êtes veuve, et surtout depuis qu'un malheur affreux vous a.enlevé votre fils, il n'y a-plus dé frein... Vous vous ruinerez... je vous le dis tous les jours... vous donnerez tant que faire se pourra... Le dernier pauvre qui viendra à votre porte vous laissera sur la paille.

— Mais la grâce I. ia grâce ! répondez-moi donc, comment la présenter au roi?

;_ Voyons : votre protégé a-t-ilune mère, une soeur?

— Pourquoi?

— Pour qu'elle pût arriver jusqu'au roi, se jeter à ses pieds"-..'cela fait toujours bien, un appel immédiat'à la sensibilité, au bon coeur du roi... Ça lui force la main.., le roi signe la grâce.

— Alors, on pourrait demander audience ?

— Oui, mais elle serait accordée dans un certain nombre de jours, et votre condamné n'a pas deux fois vingt-quatre heures à vivre.

— C'est affreux ; cette jeune Henriette, qui n'est ni sa parente ni sa'femme, mais qui l'aime de toute son âme, est venue aujourd'hui à quatre heures apprendre là décision de la cour, et elle est sortie dans un désespoir qui fendait le coeur... Ce serait tuer ces deux pauvres enfants à la fois.

— Que voulez-vous que je vous dise?

— Mais j'y songe... c'est demain l'ouverture des chambres?

— A quoi rêvez-vous?... encore quelque extravagance!

— Le roi sortira vers midi, n'est-ce pas?

— Vous me faites trembler avec vos questions.

— Il traverse le Carrousel? . n: cru

— Sans doute, mais la force armée eHa;pùlice?ehs>E combrent les avenues... :'•■■'■:■:

— On peut aller là de bonne heure;;;' se tenir an premier rang. , :, ■ ,-,-.,.;,'.:'■;,-oi.-

— Ne voudriez-vous pas ?... Allons donc* c:est impossible !

— Puisqu'il n'y a pas d'autre espoir.

— Je vous jure qu'on ne peut approcher.

— La Providence m'inspirera un moyen.

— Je vous dénonce au préfet de police..; je vous fais garder à vue demain toute la journée... et cela dans votre, intérêt.

— Je pense... oui... peut-être bien. ' -

— Sa tête travaille... elle ne m'écoute seulement pas... Pour le dernier des pauvres elle remuerait ciel et terre, sans savoir ce qu'il en coûterait.

— Mon cher général, dit la comtesse en riant, faisons le bien sans trop regarder autour de nous ; car c'est Dieu qui nous envoie les bonnes pensées, et il en sait plus que nous sur son oeuvre.

— Encore...

— Je suis bien fatiguée... Adieu.

— Vous me laissez?

— Maintenant, je tiens mon idée et n'ai plus besoin de'vous. Adieu. :

Madame de Lavernay serra la main de son vieil ami et se retira dans sa chambre à coucher.

— Allons, dit le général, elle va faire sa prière et s'endormir là-dessus... ou plutôt songer à son beau projet de demain... Et elle arrivera à ses fins, j'en suis sûr... Si l'ambition donne l'esprit d'intrigue, là charité en donne le génie.

Le vieux militaire regarda un portrait de la comtesse de Lavernay, suspendu aux antiques lambris du salon.

— C'est encore, dit-il, une de ces femmes de l'ancienne noblesse française : le plus pur, le meilleur parfum et le dernier à s'exhaler de ce vieil arbre moussu qui se dessèche et meurt. Une telle exagération de l'esprit de charité ne se rencontre que là ou à l'autre extrémité de l'échelle, parmi les femmes du peuple. Elle accuse une culture trop raffinée du coeur ou un manque de développement de. l'intelligence. Nous autres de la bourgeoisie, nous sommes élevés dans la modération convenable des sentiments, et en même temps initiés aux calculs de la prudence humaine, et c'est fort heureux. '

Il regarda encore le portrait. :1

— Centintriganles de cette force, dit-il, suffiraient à bouleverser l'ordre du monde... La lune s'est levée, j'aurai bead temps pour m'en aller.

LA PLACE DU CARROUSEL.

La cour du Carrousel s'emplit de troupes, do voitures et de brillants cavaliers; le cortège se réunit pour accompagner le roi à la séance de l'ouverture des chambres.

Dans la foule, nous revoyons le général Lagardjère, ce héros en retraite qui trouve grande joie à revêtir encore trois ou quatre fois son .uniforme solennel ot à recevoir au château un dîner assaisonné d'un mot agréable du roi ou de la reine.

Un homme revêtu d'une redingote de livrée trèssimple suit M. Lagardière et semble son domestique. Au bas' du grand escalier, le général descend de cheval, tire à- lui la bride et cherche de; l'oeil quelqu'un à qui confier sa monture. A-t-il donc oublié


LE SALTIMBANQUEmi

SALTIMBANQUEmi

l'homme en livrée dont 'il;: est suivi.?" Mais celui-ci aaeoiuHïefcsaisit avec:empressement la bride.:Le général lui adresse un petit mouv,emen.t.:de tête-,:comme, ferait;.uo! g3)iilteman:"pour:d'enteEcier;:un!Jîom.me-du peuple qui l'aurait tiré d'un léger embarras;.et bienfcôit-ilidêspacaltldansï. l'escalier qui conduit à la;salle des maréchaux. . . ..,-;. i..,.,

C'est que le.porteurcdeiivrée n'est pointledomestique du général, mais:bien;le.républicain Marcelle commençai;:l'instituteur;l'ami.'de F:ortuné:à la:prison dénia'Force. Depuis plusieurs: années, quantité de oàprici.euso&::arrestaiions; ; de : captivités... injustes : et froidement prolongées sont tombées surdui. Main ter. nanl, il a été rejetédespmonsdans.la ville,, l'existence iferdue, la. san.té^détruite,.l'âme brisée; Dans-ce jour .qui.:est;j].iie:.so.le.iinité; politique,- il vaut, voir aie; près ce pouvoir.qui l'a persécuté : car la haine, a ses attractions.comme l'amour. .

Logé dans la même maison qu'un loueur de chet, vaux, souvent il a vu le. vieux.et assez pauvre général Lagardiôre venir chercher là une monture, quand la fantaisie lui prenait de se mêlera quelque cortège. Le général n'était jamais accompagné; Marcel a imaginé d'endosser une redingote de; livrée et 4e chevaucher tranquillement à dix pas derrière l'illustre vétéran. Les sentinelles l'ont laissé -pénétrer .ainsi dans la cour du Carrousel. L'intelligence des sergents de ville et autres agents est également;demeurée en défaut,-Assez,-occupés à flairer les piétons, de mise suspecle.et .d'allure, équivoque, ils n'ont point.songé à dépister un républicain sous la forme, d'un .domestique à cheval derrière son maître. Ajoutons que Marcel a coupé sa redoutable barbe .et-une partie de sa-longue chevelure blonde : l'ennemi s'est;donc introduit jusqu'au coeur de la place. Posté tout près de l'endroit où le roi doit monter en voilure, .l'oeil fixé sur l'escalier par où il doit arriver, Marcel sent ses ■artères battre avec violence, son âme s'exalter, sa pensée devenir, plus forte : comme dans ces moments •de--.transformation, morale où :tout noire ètre;s.emb.le se développer pour recevoir une initiation nouvelle.. /•siGepèndaul, dans; cel escalier, où Marcel darde.so.n ardent et sombre regard, apparaît un groupe de femmes...La reine s'avance avec la jeune .princesse sa fille. Notre, régime.de charte, en interdisant à t-Hifluence-de l'amour et.de la beauté tout accès dans les^aiïaïros'd'.Éta.t.-a du..moins placé,les femmes dans un sanctuaire à l'abri des haines politiques et, de la fureur des partis. Les-femmes y. ont gagné encore ,q;.u.e; .leurs, grâces natives, ne .risquent..plus i de se fausser.et de.se perdre a l'ignoble' labeur,de. voiler d'un vernis de coquetterie des passions cupides.et dos projets sanguinaires.

A travers cesdeuxvissges de Majesté et d'Altesse, accoutumé à ne refléter que les émotions affectueuses de la-vie de famille et d'une, piété douce et charitable, .on. pourrait Ure aussi facilement qu'à.travers le cristal d'une source,; et on .distinguerait deux âmes pures et belles, mais livrées à une tristesse anière. Leur; sourire^ récompensait avec uneégalité-charmantei'bomima'ge- offert sous le frac brodé, les.honneurs.rendus par une sentinelle et le salut recueilli du .vieux domicsliqtie dévoué..Mais ce sourire ressemblait à la lueur qui parfois glisse, phosphorescente.et fugitive, au-dessus d'un abîme sans parvenir à l'illuminer. ,- A.ces deux femmes, sans.doute la soienniié'deoe .jour est pénible, et il leur tarde qu'elle soit/acçpmj.plie ; tan.t de.pépibles; souvenirs; doivent se,- d;resser .sdans-Ieurrespr.il, tant de,dangers eo,uru,s en..;dê§:<Mr

constances s.eniblablesont.dù si bien-leur apprendreà; trembler, pour la vie de celui qui leur eslehcr!. Du mar.cli,orpieâ:.deJa,;.voi,ture,;,la mère adresse.un; regard à toute la foule bruissante au dehors du eMteau. Ce, regard, bien qu'il brille sous des sourcils de reine, tient:de celui que l'humble femme, deimatelot adresse au ..capricieux.Océan sur lequel ;.va..së àasarder son;

mari.-..., ..:.-....,'.:' <■ ' ■■;■.-.;,-:.■.,:.; j;c .,;,• ;■ -.

Les Marcels sont de la nature, du: lion, prompts à la piti.énbn moins qu'à la colère. A vrai dire même, la colère; chez eux, n'est que de la pitié déloujimée de;son.principe et: viciée dans sa.routé. Instruments qu'ils se croient de lajustice/divine, et; purs; de-tout sentiment;bas, ils n'étaient ; point,.nés] pourrhanv, ce qu'ils;saventisurtout, c'est.plaindr.edi'infêrtune,- s'indigner et punir. Aux gémissements de la-misère,-aux cris de détresse du peuple qui demande du - pain à des chartes stériles, leur âme sympathique, s'attendrit et s'échauffe. Dans, leur, généreuse; impatience d&tarir.la-source du mal, leur,zèle, fervent,;mais trop peu réfléchi, rattache, et matéria.lise;jdès,,causes innombrables., et funestes sous une enveloppe de.chair el d'os, et, comme aux temps bibliques, va. désigner pour mission le salut de toute, une nation^.dans,un seul .être à faire disparaître. Marcel n'avait jamais songé qu'au roi; il voyait maintenant l'homme devant ia.'noble et candide souffrance de deux femmes qui l'aimaient. Le jeune homme céda involontairement, et sans songer à se défendre, à une émotion respectueuse. Peu à peu sa fureur sauvage se délendit comme la corde d'un aie sous une invisible bruine.

En ce moment, l'étàt-major et.Jes premiers membres du cortège, débouchant par lé-grand escalier, firent refluer la foule des officiers inférieurs el des hommes de service-au milieu delà cour du chàleau. Marcel, arrivé là, se trouvait pourtant toujours au premier rang de la ligne devant laquelle devait passer le roi. ' ....

Une minute à peine s'était écoulée.,.lorsqu'un.mouvement tumultueux s'éleva sur la place.. - ; ; —".-.;

— On n'entre ,pas ici! criaient plusieurs;, voix. Commentées deux femmes sont-elles dans la .cour du cbâleau? . . ■ .- i ......

— Place ! place ! messieurs, je vous en supplie,;dfe sait en même temps une dame de hanté apparence, donl la figure noble et touchante était profondément pâlie par l'émolion et la crainte du moment.. . - - ,

Une jeune fille humblement velue la suivait - -

i Marcel s'avança de ce côté.

. —En arrière, madame, disait à celle qui tâchait

toujours d'avancer un des personnages à grosses

épaulettes; ..:.---

— Au nom du ciel ! reprend-elle^ -laissez approcher cette jeune fille! ..... .■".:'.'.-■.

— Impossible! retirez-vous... ' - - -;

— C'est pour une grâce, monsieur; pour.'unè grâce, entendez-vous; c'est sacré! ... i'.:,": ~

— Ce n'est ni le lieu ni le temps'de la. demander. ' . . '.'.'"

— Mais, mon Dieu,'les instants sont ..comptés.,. . . ''"".; ';■' i :""A' "'

Les officiers municipaux; les agents' de police, les

hommes de cour s'amassent. ".'."■

.. , — Ces femmes sont.suspectes, disentrils en choeur ; .mais nous veillons à la sûreté du.roi! nous en répondons ;sur nos.:têtes!... . .-,-,, ,,';..

EipUisà part :^;....;.;„;:;...;.: ;, .•--_.-.- ' ;;


88

LE SALTIMBANQUE.

Alors, pourquoi donc est-ce qu'on va me tuer, moi? — page 92, col. 2.

— Il me semble que je connais cette grande dame-là !

— Voyons, répètent plus haut les personnages à dévouement. 11 faut arrêter ces deux femmes... Qu'on les arrête.

La noble dame pâlit davantage, mais elle avance toujours.

— Venez! venez! mon enfant, nous passerons, dit-elle avec le courage du coeur qui ne recule pas devant l'humiliation,

Le cri : Arrétes-les ! se répète de tous côtés ; la vaillante femme presse toujours et fend la foule.

Un agent de police la saisit par sa pelisse.

Autrefois l'hermine qui borde ce vêtement l'eût protégée; maintenant les nobles attributs sont effacés, et la tradition en est perdue.

Mais, à défaut du respect, c'est une main vigoureuse qui retient le sergent de ville. Marcel l'a saisi au collet et lui a fait lâcher le tissu serré entre ses doigts.

— Madame la comtesse de Lavernay! prononce Marcel à très-haute voix !

Il a vu souvent madame de Lavernay dans la maison de la Force, où elle venait apporter des secours aux prisonniers, et devant lui, dût-il y perdre la vie, nul n'insultera la noble dame !

En même temps, Marcel, qui a senti trop souvent sur lui la main des agents de police, n'est pas fâché de prendre sa revanche : il se prévaut de l'occasion pour serrer la gorge à celui-ci et le secouer un peu plus fort que de raison.

Le sergent fait déjà une horrible grimace, lorsqu'il est rudement rejeté dans la foule par le bras de Marcel.

Mais le nom de Lavernay, connu de tous les familiers du château, et le vêtement de domestique de Marcel, qui fait supposer un maître important à quelques pas de lui, imposent plus de réserve ; les clameurs se taisent peu à peu, le rassemblement se dissipe et laisse un espace vide autour des deux femmes et de leur libérateur.

Marcel voit alors un papier sur le sable : c'est la pétition tombée à l'instant des mains'd'Henriette; il la relève pour la rendre à la jeune fille, et la feuille étant ouverte, il lit à la première ligne le nom de Fortuné Guérin.

— Ah ! c'est popr lui que vous venez demander grâce! s'écria l'ancien compagnon de captivité de Fortuné; pour lui, brave jeune homme, enfant par l'esprit et grand par le coeur, pauvre diable qui vaut mieux que tant de demi-dieux, noble espion qui ne sait ce qu'il fait et se jette au-devant de la mort pour sauver celui qu'il a dénoncé.:.

Henriette frémit de bonheur à entendre parler ainsi de Fortuné. .

— Il est digne de vous, madame, ajouta Marcel en s'adressant à la comtesse, de prendre la défense de ce malheureux. Je connais les détails de cet événement tragique ; le meurtrier n'a frappé que par un élan de justice et de généreux courage.. Vous, pouvez obtenir grâce pour lui... Suivez-moi, madame... et vous, pauvre Henriette... Je vais vous frayer le


LE SALTIMBANQUE. 89

Fortuné souffrit ces horribles apprêts avec une immobilité désespérée. 6— Page 93, col. i"

passage, et je vous jure que vous approcherez d roi!

Quel que fût l'habit que portait Marcel en ce moment, l'empreinte de supériorité et de noblesse répandue sur ses traits suffisait pour que la comtesse prît confiance en sa protection. Il sépara la foule devant les pas des deux solliciteuses, et, à force d'énergie et d'adresse, parvint à les placer au premier rang de la haie décrite sur le passage du cortège.

Madame de Lavernay remercia l'inconnu qui lui était venu si heureusement en aide.

— Oh! madame, dit celui-ci, Fortuné s'est jeté devant moi pour me défendre des coups d'un meurtrier... Il a été blessé à ma place... Que je puisse au moins lui rendre quelque chose aujourd'hui dans la personne de sa douce et belle Henriette...

Marcel s'interrompt alors subitement ; on entend retentir ce mot : LE BOI! et la troupe se range sous les armes.

Le républicain attache son regard avide de ce côté : le frémissement froid que rend l'acier dès baïonnettes semble se répandre dans ses veines; son coeur bat avec violence; son sang se glace, ses lèvres se dessèchent; quoique sous la voûte du ciel, l'air manque à sa poitrine.

Ayant plus vécu en province qu'à Paris, Marcel ne connaissait pas la figure du chef de l'Etat, ou plutôt il la méconnaissait, d'après l'effigie officielle adaptée à la monnaie, et où l'artiste, abusant de la classique couronne de feuillage consacrée par

l'usage absurde de chercher la poésie en dehors du siècle où l'on vit, semble s'être donné pour tâche de reproduire quelqu'une des médailles bysanlines , oubliant ce qu'il pouvait y avoir de malencontreux à rappeler à la pensée d'un peuple affranchi et brave un souvenir de ces inglorieux despoles du Bas-Empire. Dans la contemplation d'une telle oeuvre, l'ennemi des princes aurait-if pu apprendre à puiser des senliments de vénération pour ce personnage que le calomnieux exergue prélend lui avoir servi de modèle? Marcel, il est vrai, avait, depuis, cherché l'occasion" de rectifier ses idées d'après les splendidès portraits en pied, à qui sont dévolus annuellement au Musée les honneurs du grand salon. Or, la plupart de ces images ne lui avaient guère moins menti par la forfanterie de leur pose, la raideur de leur taille, la dignité factice de leur front. Ces portraits avaient étalé un idéal des héros d'Homère ou des paladins du Tasse. Marcel, dupé par des pinceaux courtisans, avait transporté ce type dans ses rêves : c'était lui que son oeil s'était appris à mesurer d'en haut, que son coeur avait appris à haïr.

Lorsqu'au lieu du formidable adversaire qu'il imaginait, il vit s'avancer un" homme simple et grave, à la démarche lénle, portant sur son visage les sillous imprimés par la fatigue d'incessants travaux et par les soucis de la royauté, son premier mouvement fut là surprise et le dépit. Le roi n'affectait ni faste éblouissant sur sa personne, ni superbe dédain dans ses manières : son regard fin, insinuant, caressait volontiers; son geste semblait révéler l'habituel be-


m

LEciSALïfflBANQUE;

soinideiprovoquerlasympathie etla confîanee/Ainsi,-; dans-ee"monieht;-en traversantià place pourmionter' 1' en.!Viqiturë;Ue.'>prince:s'entretéiiaitiavec'uni;pefEspn:J.r: nàgeh^u^igpKalturéiiHsPùçiantffi^à/i'éciâirt'ranc'etiii passionné dfesâ prunelle; surtout; à sa physionomie :• enjouéèfmpoeatelilieùjil- était-faoilendé reconnaître'; pour un de ces hommes qui ont voué leur vieàd'exèr- - cice!dôuoea>rfrilI]g)r(iHjportait:de:temps à autre la. main sur l'avantebraS de-son inlerlocuteur, comnie pour-, mieux captiver-J son i attention; Tous d eux s'a.rrêfè-i rent.pomméfd'e!ico-h'eert;.;le prince était tourné vers rahtique;;etirégplïër;:Carrpusel;ison doigtindiqùait^à-i l'ârtiste'la'lignefinaohévée de l'aile du château qui-: promet derfèrihepilejcàdre de la plkca;i sa ..parole;i;- sans-'idouteiipreMàit plaisir! à"dérouler; quelque -plan'; favorL.uetedohti.d'ëmentio,n:'j:l"iii.: tenait Vivement: àu^ coeur. Son bras, qui se développai£;::en traçant;; sur-8 l'azur duQèiehJiiméïsuite; de- lignes: imaginaires-,'Lie sourire dsorespéran.Cëtqui,.venaiti,s'ëpaneuir sut-; sies'i lèv-r.es;Vito,uiliilânn©nçàit;;lîenthousiasme du fondateurs expliquàilt lleffetod'taï; monument qui va naître.; -..:■

j Jlil;Î6sensa|ianS.!vi0l'ëntes:se- heurtent, seebmbafe: tent dans l'âme dé Marcel : sa haine cherchait le; souvjerâin-jfétiiLestîfëreé de voir -l'homme; le père'de fa.miiiè?(i.-0.h! ;siie;priii;cô,;.dans' ce; moment dange-: reuxi;oàil<a naguère rencontré; d'audacieux ennemis, montrai t:;ùa front hautain, et irrité, ou si du moins- sa.-; face-hagard- 8 irahissaities angoisses d'une làche^ërre re.ur,;lë. p.ïtië'p6u-rrait:se. taire à rencontre d'unereo-f 1ère, ;.elle:. disparaîtrait,, sous l'excès" du mépris»».3-,Le's cbasseur^rôuvé le même plaisir à. envoyer sa.b.alle au,sanglier, qui fait fièrement tête et au loùpi qui se; tapit sous la feùillée. Mais cet homme est là immo^. biiè et calme ; son visage impassible ne décelé nulle, émotion, nulle crainte. Le républicain ne sait plus où puiser la colère et l'anathème. ;

Cependant madame de Lavernay et Henriette, la pieuse femme,retirée du monde et la jeune fille qui ne L'ayaitjaniais,connu, éblouies, effrayées de tout ce fracfts,.de: çayaiiers,.de, drapeaux, de dorures, d'armesidéployées,, de. lainbours battant aux champs, oyaient iôjUtës.^ieuxJà-tête perdue. - sn|i.elfrQitl.éJ1aifcintense, l'atmosphère livide ; un vent Ipr^;,faisait tourbillonner sur la place une poussière

de glace...,-.,,,,: ;r.

-Henriette, Jransje,;. et palpitante, avait peine, à se spjtenir.;,'4e,s flots de poudre qui s'élevaient devant soyeux.; etile troublp qui lps voilait -l'empêchaient de,,distinguer,les- objets. Et, eJla savait que le roi .ét9iLlà,;.dans:ce;nuage| .qu'il approchait! Un effroi niQr.tei.la ;pép,pti'ait jusqu'à l'âme... tremblante de tout,,son. être,,.et près de se briser, elle n'avait d'autre appui, que le. sein de madame de Lavernay.., ;■', Pe.ile.-ci i'.avajt, enveloppée dans, un pan de sa p.èr lisse et la serrajtdaps ses bras pour la ranimer.. ,r.Marcel,fixa- un, long regard sur elles. Ondoyait

sous celte enveloppe d'h.crmino ces, deux têtes, expressives :: -l'une, âgée-et; si touchante de bont.é, do ,bien.rajsa.nc.e;, l'autre, jeune et. embellie .de l'ëxal talion'du coeur; il se trouvait là ce qu'il,y a de. plus divin dans la femme, la piété et l'amour. . . :

— Oh ! que le roi donne, la .grâce que ;yi,enn.ent demander ces. ,dsii-x.,/enimes,,,dit Ma.rcej dans un moment d'exaUaAbfl, suprême, qu'il donne.celte.grâee... ^Ètjfloi, jp .lui pardonne !.„ . ',.,...,.,..,

' Ainsi un pacte, se trouvait,sec.rëlepiept.engagè,e.pire.leprjflçe,et,,1e républicain. ...... -,

L chef de.l'Etat s^ayan.çaitj entouré.par..le.cercle .brillant de,,ses, officiers, et aitjés, de, camp, '.',,,. .."'"'

: La comtesse presse, vivement--lebras 'dïHelwietle

endisailt •:.--.••; -y yy'-y :"-; .•;■- yyyyy yyy^binq y.ï ,; -'r^Lo. roi.!, :; ;; ■; yyyyyy, -,</.'•..- r.-■..;' .-.:7v'j.h<v> oi OOVOT

;; ;Eperdùe, hors'd'étabdeiironûn^iiîunespaeoieï.jlfta |eune fille se jette à^enQU!4,'au;niHieûrdu-'ciiétnin:,^ên;j jiélëyantws te; cieJ,-vers)le!roiv;;la;;fejiil.lealevpprêr qui tremble, :dans';sâ" roâinoagitéevetisous-sleryehta d'hiver, et qui semble exprimer:.la.; crainte'paipitii tante*:: . -v:y-y-yy-y ]-,:■•■ y,: y? ■sJr-'o'-'-' \yyy- — : ;;Le;prinçe.:est frappésdéi-ia; beffuté descelle lenfant; :. ; de cette; expression; de visag'e.,.3qui-p:eint;;;si:pu.issa.m-':. iment l'âme élancée vers u;ubien;SuprÔme^îexaUée-; ;jusqn|au déiire.: c---vi-' -vy ■:.:■■ yyyyy"^ yiniyly, y y,ryy ; .lîrs'arrêteet donne.la pétition àparcppjr à;qn de, :Se;aideS;de:ea;mP.: y.. .-.;. -yy.y ïyyy y:yy

On lui dit qu'il s'agit d'iin jeune condamné -à"

■ mortel! ^commis .un-meurtre sans préméditation; :en; prenant) spar-ampur et générosité jla défense d;iine; ;femiiie;,outragée.. On demande- sa; grâce..auiSpuyet;

' raiDi yr :■■:■, y y ';

r:T- S'il est-ainsij dit le prince,en abaissant un.re-;.;

::gard,,dft. bonté vers Henriette, venez demain matin;.

chercher cetle grâce, et on vous la rendra signée'rde.;

;.: ma/main;. v< -, .- "y\-;y.■.:;■■■;;.: y',

Henriette-pousse un. cri de ravissement et ;se jette;

■ dans-.les,,bras,de la comtesse. _,-._ ...

■■ aMaroei,ne haïssait plusle roi.. ,'.-, -.;•. ;:;r:T,/-« ;-, j: Le prince s'éloigne, enveloppé et.idérobé aux ref-j ; gajd«par;,le:.lbuïbillpn de satellites dorésjpe let.emps ? d3arr|t,de,.i'qs.trê -à,désorientés, et q.Liis'einpressent: I de,régulariser-leur gravitation dans le hpuyel,;or-> , bijté._;,..,, ".. , .,..-, ,-■-.- - - ;-.;-,; _:.".- i-,.; • -.-.!

; Lèivieux: et débonnaire, général qui, .sans-..le- savoir.a servi d'introducteur dans la cour royale à unfieffé révolutionnaire, vent monter à cheval en toute .bâte. pour.prendre rang dans le cortège.-. Il cherche : de l'oeil le,domestique obligeant qui s'est,chargé degarder sa monture. Il avise'enfin la livrée. C'est bien •l'homme;., mais à sa main point dé bride, près de lui point de cheval. Il accourt et secoue rudement leirê-" veur.: - - : ;; ; ;

,—Monejieyall.oùest mon cheval ? ic

Le rêveur le regarde fixement sans répondre.: '.'..-r. Qu'aviez-yous,besoin.de,quitter votre place? N'avez-vous donc jamais vu le roi? Sortez-vous de votre village?... Je vous demande mon cheval... Mon cheval? imbécileû " , -, , -.

.":•'•—Allez au-diable! s'éciie Marcel, -qui a parfaitei ruent oublié.e,t le cheval ct-,s,o;n-rô!e,rtoùt-absoi-bë dans les pensées saisissantès,q-ui viennent de,pénétrer en, lui, ; :.-,.. ;; '.; ,.. .,. .: ,;, 'I;-''.V: ■; -WV -- ;

., Le, général a mieux, à faire qu'à perdre je tenips à- châtier un: manant.; Il çonlinune; à s'activer dans ses: recherches^ La mémoire,-qui-peu,à, peureyientà Marcel, et un instinct confus'du danger desa.siluai tion, le portent à suivre le général, et, plus hqiir.e.ux que sage, il découvre lés coursiers.; . . . .',,..:' , ;""' Bien qu'arrivés sous deux cavaliers d'opinions^iQlitique.s, fort.cpnlraires, les deux chevaux, çouimërûsaux de,la,mêine écurie, ont promptement renoué -ï& bon, accord qui les distingué. Philosophes et-djiur meur simple, dès. l'instant où l'amant de la jibeïtë leur, avait, abandonné labride sur le cou,-ilsa.vaieni cessé,de se mêler aux chevaux courtisans et,s'é,taieht-',reti;rês à l'écart. A celle heure encore; rappro,cbant amicalement leurs deux têtes que la. rêverie in,ç)ïns?..ils.'.étud-'ieflt de l'oeil et du naseau les,"var(iètés ,dêr'jHi;id'ei,pàyé',,étcombien trompeur et. jto.ù.t -aussi ^t^|ë.ësUe^nii|ce:filèt;de lerre,qui,les,sépa"r§, ,^7


LE SALTIMBANQUE.

g*

Legénéral est .en'.selle--et prend le galop.

La prudence exige que l'homme en livrée accompagne le cortège jusqu'au moment où il pourra s'en séparer sans éveiller de •soupçons; Marcel, chemine, toujours plongé dans son absorption profonde./ -

•Il traverse lé: pont Royal et tourne la tête pourvoir s!éloigner le vieux château des Tuileries, mais sans lui jeter d'anathême. ..•...-■-,

— Nous, disciples de la foi démocratique, dit-il, nous qui attendons la suprême-délivrance, nç,nous enchaînons pas dans les liens étroits de la rivalité, delà haine, des mesquines colères. Ne voyons que l'oeuvre à édifier, n'ayons pour arme, comme les héroïques apôtres, que l'esprit de persuasion. L'homme élevé peut avoir des ennemis, il ne doit l'être de personne.

En même temps, la voiture de madame de Lavernay s'éloignait dans une autre direction. La dame de charité et la jeune fille, oppressées dans leur joie, et au fond encore saisies de craintes vagues, s'en allaient bercées par le moelleux - équipage, dans un silence ému, et où-coulaient seulement quelques larmes.

La comtesse déposa Henriette à la porto de Madeleine. Elle lui dit adieu en la baisant au front.

— Allez vous reposer, mon enfant... dormez bien... et demain, de grand matin, nous irons ensemble chercher la grâce.

Henriette, cependant, ne monta point chez Made-, leine. Dès que la voilure de madame de Lavernay se fut éloignée, la jeune fille reprit son chemindans les rues. Elle acheta un petit pain sur son passage, l'emporta avec elle et alla s'installer sur le quai des Tuileries, à l'endroit d'où elle voyait le mieux le château.

Blottie contre le parapet, les mains enveloppées dans son tablier, clic demeura là tout entière à ses espérances, ne répondant rien aux regards interrogatifs des passants, qui s'étonnaient de la voir, avec sa jeune beauté et sa mise soignée, dans celle attitude de la misère.

Les heures s'écoulèrent,' le cortège revint de la Chambre, la nuit tomba, le mouvement s'affaissa dans la ville, èt: Henriette demeura toujours % sa place. - - •

Elle voulait être la, le plus près possible de celui qui devait signer la grâce de Fortuné. Sans savoir quel temps s'écoulait entre le rejel du pourvoi-et l'exécution du condamné, elle sentait que ces heures devaient êlre bien précieuses et qu'on les mesurait sans doute d'une main avare. Il hu eût été impossible de s'éloigner de l'enceinte des Tuileries ; dans la fièvre de l'inquiétude et do l'attente, elle voulait garder ces murs de l'oeil ; elle avait une cerlaine crainte que le vieux, château lie vînt à s'en aller... à se perdre!... •

La nuit, devenant plus profonde el solitaire, Henriette était là dans une étrange position. Mais le hasard protégea la pauvre enfant de l'amour et de la pitié; nul passant ivre ne vint l'effrayer, nulle patrouille grise ou bleue ne passa dans cet endroit, ou du moins ne remarqua sa présence.

Après minuit, un silence complet régnait dans l'étendue do la ville. Henriette n'entendait que le bruit de la rivière qui coulait à pleins bords. La tête appuyée contre la pierre du parapet, elle percevait les modulations de la voix du fleuve avec une lucidité que nous n'avons jamais eue: C'était un son continu et interminable comme le temps qui en mesurait

le cours : .chaque yague, ;em. s'éloignant, était ; uriei minute, qui passait.- Henriette trouvaitdà.l'expression qui pouvait le mieux aller à son coeur en lui; rappelant la: marche des heures; la seule .voix-qui. se: faisait, entendre, était en harmonie aveeses: désirs.-eti'pbur.: la première fois la nature semblait comprendre la. souffrance humaine, et lui, répondre.,;.- y-.,■„■ y.< ,y-.

Le coeur ferme et vaillant de la jeune-fille ne voulait pas faiblir et céder sous les maux,- du-corps-: une: grâce providentielle sembla les diminuer. ■* y -- y

Henrietle, couverte de simples vêtements;-et-ayant pris très-peu de nourriture, ne -souffrit, pas; trop erueir" lenient du froid ni de la fatigue dans cette -nuit, étrange ; elle s'endormit même. un. instant sur- la.; pierre de la rue; Le.brouillard ;de décembre!.-avec sa: nature âpre et rude, protégea pourtant la.jeune fille; sous son aile sombre. > ■; .::.:.

Dès les premières heures du matin, Henrietle avait l'oeil lixé'sur les fenêtres du château, Le jour venait-: si lard que quelques vitres sous les -combles- s'éclai^ rèrent. d'abord de lumières intérieures.: C'était le: réveil de la demeure royale, c'était l'espérance ipoùr Henrietle.

Mais, eu même temps, les faibles clartés du jour= qui blanchissaient la brume lui faisaient peur. Elle savait que depuis quelques années les cxeeulionSavaient lieu de grand matin ; et sans, qu'elle eût de craintes précises pour l'un des jours qui se levaient, le malin était depuis quelque temps une heure effrayante pour elle et bien douloureuse à passer. -

Peu à peu le mouvement se répandit dans le château. Henriette s'élança sur la place au moment ou la grande porte s'ouvrit. La comtesse de, Lavernay y arrivait en même temps.

LE RÉVEIL.

Ce matin-là, Fortuné s'éveillait dans sa prison calme et souriant comme il était depuis'longtemps.' Il n'avait pas vu Henrietle la veille : c'était là sa'seûle tristesse; mais ce nuage n'allait pas jusqu'à ''troubler la sérénité de l'attente où il était d'une visite-d'Henriette dans le jour qui allait naître. Il trouva ihênie une excellente idée : ce fut de se rendormir douée*- ment pour faire passer plus vite les heures.- ;! " :

Son sommeil paraissait profond; le gardien en profita pour fermer l'oeil de son côté. L'élève doBirouste ne savait point lire et encore moins corapjer; souvent, à la vérité, il avait entendu dire à ses camarades de la Force qu'entre la demandé en pourvoi et l'arrêt de la cour de cassation il s'écoulait une quarantaine de jours; mais comme le temps avait passé vite pour lui depuis qu'il voyait Henriette chaque jour, il pensait qu'il y en avait très-peu d'écoulés et ne songeait point à en faire le calcul. Ses. pensées habituelles et ses rêves de ce moment élaient donc bien loin de la justice et des tribunaux.

Tout à coup la porte du cachot s'ouvrit rudement.; le geôlier enlra avec de la lumière et secoua Fortuné par le-bras en lui disant seulement :

— Habillez-vous. .

— Fait-il bientôt jour?

— Cinq heures viennent do sonner. .

— Pourquoi donc me lever si malin ? reprit lé prisonnier en passant ses vêtements. Est-ce qu'on m'apporte ma liberté ? Est-ce que je vais sortir?...

Le geôlier resta muet, mais les deux coins de sa bouche se relevèrent d'une manière étrange. Ma question le fait sourire, pensa Fortuné r c'est


92

LE SALTIMBANQUE.

bon signe... Je ne croyais pas cependant qu'on sortît de la prison si matin... mais la liberté est bien venue à loute heure.

Le directeur se présenta et introduisit un monsieur vêtu en noir, et trois autres geôliers qui servaient de comparses.

Le monsieur noir lit, lit, tourne le feuillet et lit encore.'

Fortuné, à demi appuyé sur son grabat, écoute bouche béante, lândis que tous les yeux attachés sur sa personne et les bras à demi étendus, guettent le moindre de ses mouvements. Le monsieur noir a fini; alors Fortuné s'adressant poliment au directeur :

— Monsieur, pour quelle heure est ma sortie?

— Il vous reste trois heures pour vos dispositions dernières.

— Quelles dispositions?

— N'avez-vous pas entendu? On vous a signifié le rejet du pourvoi; on vous a lu que la sentence allait recevoir son exécution. M. l'aumônier est là qui vous apporte les secours de la religion.

Fortuné, que la terreur glace à mesure que ces paroles sonnent à son oreille, soulève péniblement ses mains pour les porter à ses yeux et frotter ses paupières; car tout ceci ne peut être qu'un épouvantable rêve. On interprèle ce mouvement comme une tentative de suicide.

— Au poison! veillez au'poison? La camisole! il a tenté de s'empoisonner.

On applique la camisole. Le monsieur noir, le directeur el les comparses se retirent, laissant le prêtre qui vient d'entrer enfermé avec le suppliciable.

Le pauvre Fortuné n'éprouvait pas encore le désespoir et l'épouvante de sa situation : accoutumé à tout souffrir des hommes, la mort qu'on lui annonçait n'était qu'un traitement un peu plus cruel que ceux de maître Birouste ; mais il pleurait à chaudes larmes de ne plus revoir Henriette.

Il y avait là, près de lui, un prêtre jeune et novice encore.

Le ministre s'approcha, s'assit, commença à parler et poursuivit longtemps inutilement. Enfin, les coups répétés de sa parole forte et régulière parvinrent jusqu'aux sens du prisonnier.

Celui-ci, sans avoir la force de tourner la tête, dirigea vers l'orateur sa prunelle décolorée.

— Qui êtes-vous? demanda-t-il.

— Ne le voyez-vous pas ?

— Non.

— Je suis prêtre.

— Que me voulez-vous?

— Je viens vous consoler. Fortuné se leva à demi.

— Alors, mon bon monsieur le prêtre, dit-il avec un accent d'une tendresse et d'une douleur déchirante, alors faites que je voie encore une fois mademoiselle Henriette.

— Malheureux ! à quoi songez-Vous dans un lel moment! quand il faut ramener toutes vos pensées à Dieu?

Les barbares avaient des dieux, les sauvages ont des dieux, mais le paria de Paris, celui qui naît dans les derniers rangs de la populace, de parents plus ou moins voleurs el assassins, n'a jamais entendu parler sérieusement de l'Etre Suprême. Fortuné avail reçu une éducation à peu près semblable : aussi sa naïveté était bien sincère lorsqu'il demanda :

-Qui, Dieu?"';"?i Mo ,..fra[st;ov si.c9iiuan3

— Songez, dit le;prêtre,;'qUër-voûsl%fiêKipli,'èYiro devant lui ! lui le maître.'suprême,-'''-lërWlM&l'^naui vous attend pour vous juger! .sfiai

— Ah ! dit Fortuné en hâùssa'nt"rësfépàulës,ûévhcrore un jugement ! encoreunecondâinnâliènl-î s"' '"-iC!

— Et celle-là est pour l'éteftii.të;;i JSIIë'Vôus'lFV-rerait aux tourrnents^de;l'autre;mon'cle^ . des hommes ne sont rien comparés àèéuxdè-JWfër:

— Souffrir encore!... soûfrjr plus- que^'jë'-fië'iPa'î' fait ici-bas, dit ie'pris9'hniè§'ëh'''secôjuln1t-lprtef^je n'en crois rien... Sâyez-^ydus'Cé 'que"j^r/'ëhdùrèT vous ? Savez-vous quelle ' est la vlëc du^àiïvrë-f Trembler à chaque instant de mourir de faim, tomber d'épuisement et ne pouvoir s'abandonner àù':sommeil, ramper devant tous les hommes,' èèmpriniér sans cesse sa voix, son'visage, être ëohslàmnient torturé, enchaîné, renversé à terre par Je besoin'dé pain !... Et ces deux condamnations! ces âê'ùx coups de massue qui sont tombés sur moi, :qiii-on{ brisé mon être! -';"•' ■ ■ '■ J '■''■■'

— Ces souffrances, interrompit le prêtre, vÔiïsfu-' rent envoyées d'en haut pour vous disposer au repentir ; ne vous repentez-vous pas? - ;

— A vrai dire, je crois bien voir quelquefois• -ïo( speclre de Raymond revenir dans mon cachot.

— Et si votre ennemi était là, lui tendriez-vOus'Ia main? •-: -:-:'-'^ ;"■'.■;'.:

— Je le tuerais. :;::::.-:;:: :;.:■::,;

— Oh ! perversité ! ; -s

— Oui, en dépit de son spectre, en-dépit de lëiin; guillotine, en dépit de votre enfer, je lé poignarderais' 1 encore.

— Pécheurendurci, malheur, malheur à vous! ;

— J'ai tué qui m'avait nui, j'ai tué plus méchant que moi. -> ; ■'■

— Dieu a dit : Pardonnez à qui vbus a offensé: Dieu a dit : Tu ne tueras pas.

— Alors pourquoi donc est-ce qu'on va'më tuer; moi?... C'est violer la lofde Dieu, monsieur le prêtre, empêchez-les de me tuer.

Je ne suis qu'une faible créature... ,; - ,,; j

— Appelez Dieu à mon secours; que Dieu des*; cende.entre eux et moi. ... :-;

— Insensé! quelle idée vous faites-vous de lui?

— D'aujourd'hui j'en entends parler. ; ; - ' ■; --

— Que n'êles-vous'venu à ses'ministres?,; '.';';'

— Que ne sont-ils venus à moi? , ■ ,,,..;.-;.,,-.^.l,J, •— L'esprit du siècle s'y oppose.i ■,: . {',',', [ ".',','.;■'.

— Mais aujourd'hui, vous ne devez pas souffrir qu'on outrage Dieu par ma mort... ce serait de votre part trahir Dieu... Parlez apx juges, écartez les geôliers, repoussez le bourreau;., menacez-lesi de la vengeance de Dieu... de l'enfer... Vous ne pouvez pas; me laisser assassiner sous vos:yeux...,P|eùrez, sup-, pliez, embrassez leurs genoux... obtenez que je.ne meure pas encore... qu'ils m'accordent du temps,,, par grâce, un peu de temps ! ,

— Le royaume de Dieu n'est pas de ce monde,..;

— Mon cher monsieur le prêtre, approchez-vous encore... tout près... parlons bien bas... ce coin est: sombre... la lampe ne jette que fumée... le gardien ne peut vous distinguer... Déiiez mes mains... dé* faites adroitement votre capote... je me glisserai dedans.., vous; occuperez ma place sur le lit... Quandjei geôlier viendra, je me jetterai sur lui... je désarmerai;' la sentinelle... je; m'échapperai-up ;instant.;.v-jj'icài revoir mademoiselle Henriette... lui dire adieu... Et


LE SALTIMBANQUE.

03

ensuile, je vous jure... oh! je vous jure de revenir... JfiiyêHlSi'JSSfijde-.tmonrir sans me plaindre... jij,-r-iL'heuP'KSonne;;.;.songez à votre âme immortelle."

ds-,rr;!V30,u.s,:nei pouvez rien pour me défendre, rien ponr me consoler... laissez-moi... allez-vous-en. .sLe;mJnis^e SB résigna et sortit de la cellule. Il répondit aux; regards qui l'interrogeaient sur les dispositions ;du condamné à faire une fin exemplaire, en feeouant-tristement la tête,. ...■Onyitalors entrer,dans la cour de la prison une VÔ-ûu're,d'une forme particulière, dont la destination était révélée par les facéties des hommes qui .l'amenaient,.; ' ,-,; ■■■ ;y ; ■■_V:..

.L'ancien fraudeur Tronche est toujours de service dans ces occasions ;: pour le récompenser dignement de sa trahison,.on l'a mis au nombre des machines à tuer. .-•:-.

Les aides de l'exécuteur des hautes-oeuvres entrèrent dans le cachot et s'empressèrent autour du suppliciable, que leurs mains habiles préparèrent à paraître sur l'échafaud.

Fortuné souffrit ces horribles apprêts avec une immobilité désespérée mais inerte, mélange de faiblesse et de croyance en la fatalité qui pesait sur lui.

Une certaine fierté l'empêchait aussi de montrer son épouvante. Il ne proféra aucune plainte, si ce n'est lorsque l'exécuteur lui prit la tête pour couper ses cheveux sur le cou. La mère de Fortuné, la pauvre Jeanne, trouvait du bonheur à passer les mains dans les cheveux roux de son bien-aimé garçon; jamais, depuis ce temps de l'enfance, aucune main n'avait effleuré sa chevelure : à ce contact du bourreau, qui lui rappelait d'une manière si cruelle la tendre Jeanne, le malheureux éclata en sanglots et appela plusieurs fois sa mère.

Huit heures sonnaient à l'horloge dé'la prison : le moment du départ était venu.

LE DOUBLE VOYAGE.

Nous avons laissé la" comtesse de Lavernay et Henriette pénétrant au point du jour dans le bureau qui leur avait été indiqué. Elles y trouvèrent le précieux écrit du roi qui comblait leurs espérances. Le souverain , fidèle au mouvement de miséricorde qui avaii si facilement,' la. veille, trouvé place en lui, défendaifd'ab'ôrd de remettre le condamné aux mains de l'exécuteur; plus tard,'la peine serait commuée dans une forme régulière: en attendant, le souverain-, usant de'son droit de grâce', rendait la vie sauvé.; ' ■

Mais le ministre n'avait pas encore mis son contré-seing au bas dé l'ordonnance ; la nécessité de l'attendre fit perdre du temps, d'autres formalités à remplir se présentèrent ensuite ; ce ne fut qu'un peu après huit heures que Henriette put sortir du château des Tuileries.

Madame de Lavernay pensa d'abord à conduire la jeune tille à la prison dans sa voiture. Mais si bien des fois elle avait accompagné Henriette dans ses visites au prisonnier quand jl y avait des consolations à-porter, elle pensa que, ce jour-là, il valait mieux laisser ces deux enfants seuls avec leur bonheur.

Henriette s'achemina le long des quais, tenant le précieux papier entre ses deux mains croisées sur sa poitrine, ï D'abord l'ineffable douceur de ses impressions, le

calme qui succédait à des anxiétés poignantes, allanguirent sa marche. Elle s'arrêtait par instant, et sa main appuyée sur son coeur, ses yeux levés au ciel, la pose de sa tête radieuse exprimaient la situation de son âme, le repos dans la joie.

Rien ne pressait d'ailleurs d'arriver, à ce que pensait Henriette : on était encore loin de l'heure à laquelle sa permission lui donnait accès dans l'intérieur de la prison.

A la place de Grève, la jeune fille quitta le quai pour les rues qui abrégeaient son chemin. Elle marcha quelque temps dans cette direction. A se sentir si forte et si légère, elle ne croyait plus avoir passé la journée de la veille sans manger, la nuit, sur le froid de la pierre; un moment avait réparé toutes ces privations, tant la joie et la tranquillité de coeur sont douce nourriture et bienfaisant sommeil.

Comme Henriette venait de dépasser l'église do Sainl-Gervais, elle rencontra une mendiante courbée en deux et la chaufferette à la main, qui allait s'installer sur les marches du péristyle. Elle connaissait la vieille à la chaufferette : c'était une habitu.':e du seuil de la prison, à qui elle avail fait souvent l'aumône avec sa bonne grâce ordinaire. La jeune fille, qui avait le coeur si épanoui en ce moment, n'eût manqué pour rien au inonde de répandre sur sa vieille connaissance une parcelle de son bonheur. Elle s'approcha de la pauvresse et lui mit une belle pièce dans la main.

La vieille fit la révérence, et, relevant avec effort sa tête, dès longtemps ronillée dans une position horizontale, regarda Henrietle d'une manière étrange.

Comme-la jeune fille s'éloignait, la mendiante la retint vivement par sa robe.

— Ah! ma chère demoiselle, dit-elle, est-ce que vous allez à la Roquette ce matin?

— J'y cours de ce pas, ma bonne femme.

— N'en faites rien ! c'est trop triste...

— Comment?

— Oui, ça vous fendrait le coeur; moi-même je n'ai pu y tenir... Et, malgré le froid, je m'en suis venue jusqu'à Saint-Gervais.

— Mais pourquoi donc ?

— Parce que ça me désolait pour ce petit prisonnier qui est dans la maison depuis si longtemps, et pour vous surtout, ma brave demoiselle, si bonne, si charitable, si... /

— Mon Dieu ! parlez... Que voulez-vous dire?

— Vous ne savez donc pas que c'est pour ce matin... ce pauvre jeune homme, à qui vous vous intéressez...

— C'est!... quoiI... Ah! je comprends... La vieille rabaissa tristement sa tête.

— Dieu du ciel! s'écria Henriette, on le mène au supplice.

Et pâle, éperdue, pressant son front de ses mains, elle s'élance comme une flèche, glisse entre tout ce qui s'oppose à son passage... Elle court, court encore plus vile sans reprendre haleine.

Cependant des rues plus humides se présentent ; le pavé gras, glissant, inégal, rend sa course moins facile; l'agitation même de sa marche la trouble et l'arrête. Elle est là comme dans un de ces rêves où on se presse, où on palpite sur un terrain factice qui tourne et fuit sous les pas...

Elle entend sonner l'heure! les horloges se répètent de l'une à l'autre cet avertissement paisible de la marche du temps, et, pour Hepriette,.celte heure


%, I^OSAMMBANQUE,

qu'elle ne confiaU pas, qu'elle iië.jiëut compter, est peut-êbçp."(ïe' .coup mortel:.. Elle s.'arrête; cependant pour r.égardel* entre sësjnaiiisda (grâce du roi, pour, s^ssurër,qu'elle la"lientencore,,et.reprend sa course plus hâtive, plus éperdiie; ',:. : ',, ;i >

La nécessité decliercher ses pas sur le pavé difficile, avait,tenu,ses yeux baissés; TouLài coup elle p'arjÇQurldni regard .la rue où elle se trouve.;t Elle ne lalconhaît pas. Lés maisons, les façades,.spacieuses oii;çhéti,ves,-les-,halconsi les grandes, portes-côohèr'ës, les allées,,,les boutiques festonnées de longues bâpdÇS ^étoffes,-cliargées.d'objeis divers;; tourbillonnent; autour 4'el,ie, .étrien ne frappe sa .mémoire, rien ne .lui rappelle.le chemin qu'elle a parcouru tant

de , fois.,, .i',. ■';■,. ii-:';;.!:.,^ :•••' . . •- - .''i'v'-i;

.•■.'.JEÎfe.i^-)iït'ï'irt ;,'J;j.j.; .;-.<■ ;,-,:.

]"— jé.jne ^'e^,,.y-J'arriverai troptard! ,; ...

: ;Ét-cette .pensée-'lâ.rend folle de terreur. ■ : : ■..

Ses viêtépïents-,:'humides du brouillard et de iâ sueur qui IMnonde, sont collés à son corps délié et fiexlble^snjsqqilîiireis'est détachée dans sa course, et; ses #fee.uX;dérangés offusquent encore- ses regards,;,,elle, arrache, son peigne et le jette à ses pieds. Ainsi ;e(le se montre belle de toute la grâce éJègaPteide sa taille,' de toute la richesse de sa chevejflre;gpdi!euse et brijlante. HDans sacdrurse.i Henriette se trouve jetée au milieu d'un: carrefour; diverses rues s'offrent devant sesyeux... Elles se croisent, s'enlacent, flottent et se balancent dans un mouvement continuel causé par rétourdissemenl, que le flux de la population, le bruit des voitures redoublent à chaque instant.

Henriette pense à demander son chemin.,Mais distinguer quelqu'un dans cette foule, attendre la répbWsè ^ërait'trop long.

Elle voudrait'apercevoir la place de la Bastille, précéda"ht:dé* peu de distance la prison, et qui serait un point -certain" pour"diriger sa route. Mais toutes les rues qui se présentent ont la môme perspective ; elle ne sait laquelle choisir. Alors elle s'élance'dans chaciihetd'éHes|fend Ses trottoirs encombrés de monde, interrogé ses "profondeurs, où des points noirs's'agitent dans la brume. Elle force son regard et cherche ■l'extrémité qui- s'élargira sur une placé... Elle n'aperçoit :rij'n et revient sur ses pas pour s'élancer ehèoré sûr une autre voie.

"Envoyant cette jeune fille, les cheveux dénoués, pâle comme la mort, dans une course qui devrait empourprer Son teint, emportée par l'exaltation au point qu'elle ne semble pas sentir la fatigue de la marche, et que son sein n'en est pas soulevé, se montrant si avide d'arriver et prenant cependant dès rues diverses pour revenir sur son chemin, faisant àvèé tant de précipitation et d'ardeur des marches qui ne l'avancent vers aucun point, tous les' pas'sàhls-s'arïêterit; tournant la lêle sur sa trace et la suivent du regard.

' Quelques bersonnes murmurèrent : Elle est folle! Celte assertion passe-vite de bouche en bouche! Des gamins, pour quiHenriette est devenue un objet de, curiosité, la suivent en courant comme elle; de braves ouvriers, craignant qu'il n'arrive malheur à la pauvre enfant, se mettent aussi sur ses traces; des jeunes ftdes, des femmes, émues d'un sentiment de compassion, veulent également la rejoindre. Un de ces rassemblements qu'il faut si peu dé chose potir former dans les quartiers populeux de Paris se trouve bientôt amassé sur les pas d'Henriette.

Mais, eût-on des ailes, on ne pourrait-atteindre,,;]*, courageuse fille : elle vient enfin de découvrir là place de la Bastille; son chemin est sûr maintenant : elle palpite d'espérance ; l'élan de la joie a remplacé la course égarée de l'inquiétude ; ellebrûle le pavé sous ses pas; les maisons glissent à ses côtés comme des nuages emportés par le vpnt. 7

C'est le moment où l'on construit le piédestal sur lequel va s'élever la colonne de Juillet : du ciment, des pierres de taille, des pavés sont amoncelés en chaos... Henriette, arrivée sur la place, la coupe dans: sa largeur... La rue de: la Roquette se mbntrelà, tout près à gauche ; elle- arrivera dans peu d'in-. stants! Elle respire enfin a. l'aise, elle jette un cri dé: joie,, elle remercie le ciel... A cet instant même, son pied heurte une pierre de la bâtisse; elle chancelle el tombe rudement sur les matériaux amassés...Elle se: relève et veut reprendre sa route... mais un de ses genoux s'est brisé à l'ongle de la pierre, et c'est la douleur maintenant qui la rejette éperdue et désolée sur la terre.

La troupe d'enfants, de gens du peuple, que la curiosité, l'inquiétude ont amassée sur les pas d'Henriette, la rejoint en ce inomenl. On l'entoure, on se presse vers elle. Ici, la blouse, la casquette; là, le grand chapeau campagnard; de Ce côté, la mar-» motte,:et auprès,.le bonnet 'savoyard; mais partout l'intérêt; la franche et bonne pitié,-toute prêle à fouiller dans sa poche, à mettre ses robustes bras au service du malheur.

On se penche vers la jeune fille; tout le monde l'interroge à la fois. .

Elleest si belle ! Elle paraît tant souffrir !...

Henriette se relève à demi, se tient suppliante sur ses genoux ensanglantés, et, prenant un papier sur son sein, l'élève vers ce peuple.

— C'est une giâce à porter à un condamné, ditelle... Je ne puis me soutenir : an nom du ciel... allez le sauver! ' '

— Une grâce... une grâce à un condamné!... Ah! voilà... c'est pourquoi elle courait, tant, la pauvre petite! Ah!- Dieu... aller au secours de ceux qu'on aime, rien ne donne des jambes comme ça !

— Mes amis, reprend Henriette en joignant les mains,il est là! à la prison de là Roquette;., mais on doit... ce matin même... Une minute de retard peut le perdre. Oh ! je vous en supplie... a genoux... portez ce papier! -

— Oui... oui... à l'instant même. ;

— C'est tin brave jeune homme que vous sauverez, un.vrai fils du peuple,, digne et bon comme vous.

— Oh ! vite... vite la grâce!

— Elle est signée du roi.

— Vive le roi ! Et vive le condamné ! Cependant on ne veut pas abandonner la jeiiriê

fille gisante sur la terre humide.

— Laissez-moi ! s'écrie-t-elle, laissez-moi mourir, s'il le faut... Mais allez... courez... sauvez-le!...

Mais les bons coeurs palpitent sous i.a btrre, les. larmes coulent sur les visages bronzés... Sur cette place qui va être consacrée par la colonne de Juillet, au milieu des matériaux qui vont dresser un monument au peuple héroïque, ce peuple a retrouvé une étincelle de ses beaux enthousiasmes, un élan de sa générosité d'âme.

— Non ! non ! s'écrient les braves gens en regardant Henriette; il faut qu'elle en ait le bonheur! , Nous allons l'emporter dans nos bras, elle et sa


LE SALTIMBANQUE.

m

grâcëïétnousn'ârrïyèrônspas moins vite pour cela.

siEn.'? effets deux jëuriëseuvriers forment un:brâh'-; câl'tf;aë!;!lëtjfs b:ràs/'ëhlâcés'ëPyfplacent lu délicate! ëhfahiisïns"qd>ëjië 1 leiir'pëJë^lus ;'qtt]un; oiseau. a là; br&n;c1ie^;pnlfils^^

prii'ôhfWiifvi^dë toute la foule joyeuse. - ';' .-' *"■■■'" Au moment'Où le sihgùlièr'cortégevàentrer dans la:ruéidë3te-RoquettevHeni'iette tressaille -et cbmmandieiivivéïîièulà- ses porteurs de s'arrêter. Elle: vient3d'"a;pèrcevoir le- soldat du poste delà prison qu'elle:^'vu souvent monter la" garde devant' lécâ-'- .cl.ret-de:FtirtiHiè/'Elledeaïande qu'on la- rapproche ducet humilie; el, dès qu'elle est à sa portée, elle' siécrie en joignantes: mains devant'lui'■: '■■■■■■: i'i':^'-i

'.— Monsieur le soldat dtÀlger, aVèz-vous été coi matin à. la prison? Est-il temps de sauver fie-condamné ?.;..-Voyez, j'apporte la grâce.

; ^La grâce!-répète le soldat eu ouvrant de grands yeux. . - ■ ;

; -^;:Oh 1- je vous en supplie , répondez , est-il temps?

— Non et oui, cependant... voiià l'affaire... On préparait tout-ce matin, et on s'arrangeait pour que ce fût.bientôt fini... Mais comme je descendais la garde, que j'avais uionlée.de sept à huit heures, on est venu dire de la barrière Saint-Jacques qu'il y avait-quelque chose de détraqué dans la machine, qu'il fallait planter des clous, et que cela durerait bien une heure... 11 y a donc eu une heure de relard... sans cela la chose serait faite maintenant..; Vous: avez joliment du bonheur !

— Nous le sauverons! dit Henriette en tournant vers ceux qui l'entouraient ses beaux yeux brillants

■ de.larmes de joie.

— Vrai, reprend le soldat, j'en suisbien aise... Je m'étais attaché à ce petit bonhomme, moi; il n'avait pas voulu se pourvoir; ce malin encore, il a envoyé

, promener le confesseur'..,. Eu voilà un qui adu.coeur!

— Merci, monsieur le soldat, dil Henriette.,.

— Je vous ai .vue souvent-venir, dans, le, cachot pleurer avec lui i Vous êtes sa.femme ou sa.bonne ainié (c'esttout un). Eh bien! vrai, vous auriez perdu là une fière trempe d'homme.

.L'escorté reprend sa marche et monte légèrement

,' le'pav.éâi'du de |a Roquette., C'est une'marche liiom,

liiom, dévoûment passionné d'une jeune fille

qui va'recevoir sa récompensé', c'est un groupe du

: peuple dans un de ses actes de chaleureuse et sainte

■ bonté.

Enfin la sombre prison se'montre à droite ; on re: double de-clameurs, de vivats; on-porte Henriette : jusque sur le seuil, où elle va rendréà un jeune et brave garçon la vie et la liberté.

La jeune fille s'élance à terre; elle a retrouvé toutes ses forces. .. :.

Mais la porte de la prison est ouverte, l'entrée solitaire, la cour vide et moine.

Le convoi funèbre est'parti.'La voiture cellulaire ■a emmené le condamné el le prêtre; les municipaux, ; les gardes, les exécuteurs ont suivi; ils ont iaissè -derrière eux celle'cruelle -solitude, plus affreuse encore que leur présence. '

Le uépart du condamné est annoncé à Henriette 'par la concierge, assise sur te banc de la cour.

La malheureuse fille se frappe le front et laisse éclater son désespoir. .. ,i

; Depuis combien de temps sont-ils partis ?....Quelle |;est-l'heure, l'instant où la voilure s'est mise euïnar.iche? Est-elle-loin?... peut-on la rejoindre?...'

A toutes'ces. questions,'la concierge répond en se-' coùant la tête. Elle ne sait pas; elle n'y a pas fait attention; cela ne l'intéressait pas..'. Elle avait son lait--à veiller sur le feu... Ils sont peut-être encore près d'ici... Ils sont peut-être à là barrière SaintJacqùèsj

Henriette est devenue font à coup calmeël forme, car elle a encore besoin de ses forces,: il faut dompter/celle douleur qui la tue. '-■-':-"■'■'■■ -''-A -;s";<iCe

-;s";<iCe attriste- et refroidit ,1a:; foule.; Ce-serait une folie de courir après une..vbiture^ des chevaux,, partis sans doute depuis un certain temps,- puisqu'on 'n'en aperçoit plus de tràçë dans; la directiôrt;qu'ils dnl prise : chacun commence, à songer à ses affaires, qui restent déjà en souffrance depuis un moment. On se disperse, o:i se relire séparétiierit,-et , au bout de quelques minutes dé màïclie^ceux qui ont trouvé la concierge si insehsiblëdëJn'âvoir pas remarqué l'instant du départ penserit;déjk;.à autre Chose.;.- ■ ''y:.-.;. .;.>;!, .-.;,;! \ y y .;.;-;■

Le courage d'Henriette la soutiehdi-a-ïusqti'ah'dernier instant. Elle se fait expliquer le chemin de labarrière Saint-Jacques; elle écoule attentivement, car elle ne*veut plus se tromper celle fois." '*

Elle presse sa main sur son front pour recueillir' . ce qu'elle vient d'entendre; puis, malgré sa blessure, dans un de ces moments d'exaltation où on ne vit , plus en soi-même, elle se lance encourant sur le chemin qui conduit au lieu du supplice. :

LA PLACE SAINT-JACQUES.

Après l'heure de retard qui, en effet, avait eu lieu, le char funèbre, les gardes municipaux qui en formaient la suite, s'élaîent mis en marche. .

Le convoi, ayant déjà parcouru le bord du canal, le pont dAusterlilz, la limite du. Jardin des Plantes, monte par lés rues du.Cerisier et de Lourclne.à- la barrière-Saint-Jacques.' .'..',

Fortuné, anéanti, laisse aller son corps a tous les cahots.de cette voiture fermée de ferrures et degrih les qui l'emportent au lieu du supplice... Fortuné n'a pas encore vingt-deux ans, et on va |e retrancher de la vie... C'est un de ces êtres dont le.langage ■ populaire explique le sort en disant : Il avait du-malheur; il était, né sous une -mauvaise étoile, et devait finir ainsi. Sans doute, comme les agneaux qui viennent au monde dans lel mois de l'année sont marqués pour le couteau.

Et dans quel dénûment le malheureux passe ces instants suprêmes! Il est.seul dans cette voiture, premier,cercueil du condamné; il parcourt celte lonT gue file de rues sans y voir une demeure à qui jeter un regard d'adieu à travers les barreaux du char ; dans le ciel, dans la ville, dans toutes ces. façades, dans toul ce peuple, rien ne laisse tomber, sur lui un regret, rien ne lui envoie une consolation; le. cliariot.funèbre imprime la trace de ses roues sur la terre, laisse derrière lui un. sillon de douleur et d'angoisse; et nul parent, nul ami : ne. vient pleurer sur celle trace... Au dedans, la pauvreté est. aussi, profonde'; Fortuné n'a pas une pensée forte. d,'où jaillisse le cour rage, pas, un .souvenir.béni sur. lequel, appuyer son coeur.. 11 est seul avec le .prêtre et le-.crucifix,..qui lui sont étrangers,, car.jamais une pensée religieuse n'a été déposée en lui; la misère, qui, planaitsur .toute son existence lui avait refusé d'avance le pain de la dernière heure...


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LE SALTIMBANQUE.

Esi-cc que vous allez à la Rop:ctle, ce matin?.— Page 9'3, icol. 2.

Qui eût pu voir Fortuné dans ce char mortuaire, l'eût aimé pour l'excès de son malheur. .

Le conv.oi arriva sur la petite place demi-circulaire de la porle Saint-Jàcqués. On transporta le condamné, inerte et demi-mort, au pied de l'estrade où s'élevait la guillotine; ■>■<■■■■

— Ce sera-t-il..: bientôt fini?... balbutia le malheureux. ...........

— Vous avez encore un bon moment à attendre, répondit le bourreau, tandis que les apprêts de l'exécution commençaient.

Ce ne fut point un supplice bruyant, animé, palpitant d'inlérêt, que celui de Fortuné. L'obscurité et l'abandon de sa vie le suivirent jusqu'à ce moment. On avait à peine connu el déjà oublié son procès, rien n'avait annoncé le jour de l'exécution, el personne ne s'y trouvait. C'était une marche funèbre, morne, silencieuse, mélancolique : c'était le convoi du pauvre. -

Le brouillard, devenu plus intense, dérobait le ciel et l'horizon ; sur une terre détrempée et uniformément noire, régnait une atmosphère pesante, glacée, et bornant de toute part la vue.

A droite de la barrière, le boulevard Saint-Jacques, à gauche celui d'Enfer, étendaient leurs rangs d'arbres dépouillés, aux longues voûtes de branches noires, semblables à de profonds cachots ; les maigres tilleuls qui-montent autour de la place étaient revêtus d'une brume congelée, formant une tenture de la plus triste teinte grise.

Les chétifs cabarets semés ail bord de ce terrain

étaient déserts et silencieux : dans ces jours de la morte saison où ils ne voient venir personne, ils tenaient toutes leurs fenêtres fermées. .. '"'•' ; Il se trouvait très-peu de mondé sur la place.

Les habitants du quartier^ les abonnés au spectacle de la barrière Saint-Jacques, étaient bien venus prendre leur place aux premiers coups de marteau qui annonçaient l'érection du théâtre; mais la réparation éventuelle de la machine retardant le commencement de la représentation, les assistants, après avoir inutilement frappé du pied et de la canne, s'étaient retirés sous l'impression du froid qui les sollicitait de rentrer au logis.

Le peu de gens qui se trouvaient là étaient des spectateurs de hasard, des charretiers en voyage qui profitaient de l'occasion pour laisser reposer leurs chevaux, des laitières chargées de cruches, qui allaient rejoindre leurs vaches à Montroùge et à Gentilly, des militaires impotents du Val-dé-Gracè, accoutumés à de plus belles armes, à de pins belles morts, et regardant avec dédain le couperet emmanché de bois rouge et. celui qui allait succomber sous ce coup sans défense.

Ces groupes, rares et disséminés, de loin en loin, laissaient à la place son aspect de nudité et ^solitude.

Et même, ce peu d'assistants restaient engourdis et silencieux.' Ces gens, arrivés là fortuitement, ne% s'étaient point monté l'imagination à la joie de voir% tombor une tête ; ils ne pensaient point à lancer contre le criminel cette nuée de pierres et d'injures, glo»


LE SALTIMBANQUE.

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Elle s'arrréta subitement, pâle, froirte, en disant d'une voix sourde ■ Trop tard ! — Page 98, col. -)rc.

riéùx couronnement de la justice humaine; le condamné leur était inconnu, et ils n'avaient pas non plus de marques de compassion pour lui. Tandis qu'on disposait l'appareil de planches et de cordages, le3 spectateurs demeuraient donc froids et béants. Il était.dans la destinée de Fortuné, et comme devant compléter le néant de sa vie, de ne trouver à son supplice que l'indifférence.

L'intérêt se concentrait d'autant moins du côté de l'échafaud, qu'un autre spectacle partageait l'attention.

■ A gauche de la place, à l'entrée du boulevard qui, dans sa prolongation, va rejoindre celui de l'Hôpital, Un cercle de badauds recrutés dans la populace était formé.

On ne pouvait distinguer à travers cette ellipse de blouses, de capotes grises, de bonnets de laine, les objets de curiosité, qui, sans doute, placés dans le centre, attiraient les regards.

Mais bientôt il s'éleva du milieu de cet orbe un roulement de tambour enroué et de trompette criarde; des chiens, venant de toute part se placer derrière les spectateurs, firent entendre de longs et aigres aboiements.

Puis on vit sur une table, dressée au centre, s'élever des chaises, et sur ces chaises apparurent des figures hâves, ornées de perruques rousses, vêtues de tuniques fripées et parsemées de dorures rougej et de ternes paillettes.;

La trompette se tut.

Alors il sortit de cet espace une voix rauque et grondante qui fit retentir ces mots :

—Vous voyez en moi, messieurs, le célèbre Birousle, grand bàtoniste-équilibriste de France, qui a eu, l'honneur, etc.

Maître Birousle, revenu à Paris, commençait sa journée; il s'installait aux barrières à l'heure où la ville ne donnait pas encore; il exhibait sa troupe; et, dans ses jeux éternels, il faisait, comme toujours, paraître au premier rang les pauvres enfants, qu'il rejetait ensuite dans le monde nus, faibles, brisés, ignorants, pour qu'ils allassent s'égarer dans la vie.

Cette voix fit tressaillir Fortuné... L'accent qui pénétrait jusqu'au fond de ses entrailles éveilla le malheureux de sa torpeur. II fit un mouvement convulsif sur la planche où on venait de le lier, et porta un regard terne au milieu de la tribu errante.

De l'échafaud où il était monté, sou oeil pouvait plonger dans le milieu du cercle; mais son oeil était voilé, son esprit plus voilé encore, le brouillard remplissait l'atmosphère; Fortuné vit à travers ces nuages le choeur des saltimbanques comme un de ces tableaux d'enfance qui reparaissent à l'heure de la mort.

Il considéra un instant son ancien maître Birousle, et ramenant son regard sur l'estrade fatale, il vit ce que ce maître donné par la misère avait fait d6 lui.

Sa pensée se ranima un instant avant de s'éteindre pour toujours; ses yeux s'embrasèrent d'un feu sombre. 1.1 parcourut l'horizon du regard. D'un côté, il voyait son mauvais génie lui apparaître sous une

Montmartre. — Imp. PILLOÏ. 7


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LE SALTIMBANQUE.

foame gigantesque... Un seul point dans l'éloignement perçait le brouillard, c'était la toiture rouge du cabaret Gouju... à côté de lui, l'homme qui iui liait les mains de rudes/cordes était Tronche, le chef des fraudeuir3;£quitl'avait livré... Il embrassa d'un coup d'oeil lucide sa triste et rapide existence-; ïl-yit comme au milieu d'une onde trouble et agitée ëes êëiieils où il était allé se briser.

Puis la pensée de Fortuné s'Obscurcit de hou veau... le brouillard se rabaissa devant ses yëtix... il n'aperçut, plus le groupe des saltimbaiiqûès et la toiture rouge que comme une vision' iiërJulëusë.

Une oscillation se fit sentir dâtis bldbche' sur laquelle il était garrotté... Il leva lés yëtix an ciel et prononça le nom d'Henriette.

Le vacillement de la machine fëdëlibià... tin frlëson courut dans les veines dd paiiëfit;.. diàis if lié sentit pas le frisson s'achever. Lé glaive était tblhiiê sur lui.

Le corps demeura sur l'échafatid, la tête rbliia sur le sable noir... Elle élit lit! trësëàiiiehlè'fil ëôtivliisif;- et les yeux se fermèrent.

Un des spectateurs dit à hà'titë voix eh liOëhahl td tête:

— Le pauvre diable ! ,.

Ce mot fut rèpitaphë de Fdrtbiié; elle ri'uliapàssë graver sur une ibtiibë; filais r'ëslà dans l'ait 3, ëFràHlë autour dé sa méhïoir'ë.

Les ëxéciliëiir's âiJMWetit iâbiëfë ël se ihlfëiil ëli devoir d'y déposé? lés ('estes tlli Éiip'pïiCié.

Ce fut en ce hlbhlëtit qVflïr'ÎVa Henriette.

Dans sa course impétueuse, effrénée, iiaiéian'lc d'espoir et de terreur, ses yeux étaient ardents, son visage égaré; elle jetait des cris aigus; elle avait fendu le rassemblement qui lui barrait le passage, el s'était élancée au pied de l'échafaud... Mais là, elle s'arrêta subitement, pâle, froide, en disant d'une voix sourde ;

— Trop tard I

A peine ce mot fut-il prononcé, qu'un changement profond s'opéra en elle. Elle jeta de côté le papier qui contenait la grâce, prit entre ses deux mains la tôle de Fortuné et s'affaissa sur la lerre avec cette tête posée sur ses genoux.

Alors tout ce qu'il y a de résignation dans Ces âmes détachées qui se sentent faites pour autre chose que ce inonde, qui ont un pardon continuel pour la

puissance qui les frappe et regardent les épreuves de la vie avec une patience qui ressemble à la tendresse, tout qu'il y a de calriië.ët de force envoyés par Dieu dans les situations extrêmes sembla se répandre dans le sein* et sur lëë traits d'Henriette.

Elle regarda à longs traits të visage de celui qu'elle àvÉlt aimé, comme si elle eût voulu puiser assez de cette contemplation' polir en garder toute sa , vie ëh soil âme.

Il y avait tant de grandeur piëbse dans l'expression de celle sublimé ërifâht, que les exécuteurs, saisis à leur ihSii de pitié et de respëët, ne s'étaient pas bfibbsês k soh iiibdvëhie'nt.

Henriette vil dji'ils étendaient lé corps dans la bière sans lincëdL Eijp détàëhà son tablier de soie iibirë, ëe labliëf â.u"ë" Fortuné airàlt acheté pour elle dd sëuj argent qu'il eût jàhiàis possédé, et qu'il avait àfjjiôHé furlivëmeiitsouS sa (liaiH sarts espoir d'être jàrhais remercié ; ëlië eti ëiiv'êidppâ là lête du thorl, et; avec le plus touchant regard tjuë ses grands jf eux btëù's eussent jamais' élevé, elië supplia les ëxécuiëiirs Ûë dëpësër cette tête ainsi ensevelie, dans le ëër'ëliëii.

QUëfid ëilë ëiit vu Son Voeu acëbmpiiji fiëifrieite, Iëijjbijfs ëàlhiëi reprit stib chemin par là rue du Fâtltidiit'g-SâihtJacqub'ë. Lêsm'àihs jointes, les yeux jëvês â-ti ëiëlj ëiië passa côniffië iiiië bfiihr'ë Eu miîièli des fidtS Inbùvàiiis de là 'popuiatiô'H et fie s'arrêta tjdli i^ôïëi-Diëb.

Lâ5 elle pria lëg soeïîr's' d'abriter §Sri ffljht dli voile biërië et de (iii do-Htiër Wè piàëë dans' i:03ttvre de ëiîârïtë; ,

Il n'y a plus de nos jours de ces populaires légendes dont les personnages, modestement célèbres, vivent dans la mémoire des simples d'esprit comme ils l'étaient eux-mêmes. Cependant, Madeleine a souvent raconté à ses amies, en pleurant encore, l'histoire de Fortuné et d'Henriette; elle a dit comment ces jeunes êtres s'aimèrent si profondément sans jamais se parler d'amour, furent étroitement liés l'un, à l'autre, et ne consacrèrent jamais celte union par le sceau divin d'un premier baiser; comment, tandis que les autres recueillent les ineffables joies de l'amour, ces timides enfants n'en prirent que les larmes. Et dans les longues veillées d'hiver, parmi lés pauvres et laborieuses femmes que la gêne réunit autour du même foyer, on- parle encore souvent des amants du faubourg Saint-Mareeaii.

FIN DU SALTIMBANQUE


LE SALTIMBANQUE.

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(1590) ' PAR TH. LABOUR]EU.

LE RENDEZ-VOUS DE LA MEUNIÈRE.

: Le 15 septembre i§90, les iueurs d'un soleil couchant montraient, des hauteurs de Montmartre, le désolant tableau d'une capitale ruinée par l'étranger, saccagée par la guerre civile, et veuve de ses rois.

Les rayons du crépuscule faisaient encore jaillir de la brtune la vieille cathédrale; on aurait dit qu'elle eût voulu toujours protéger, à l'ombre de ses tours et de ses longs bras de pierre, la capitale affamée et détruite! Les eaux de la Seine, qui s'élançaient de la porte de Neslo en reflétant des nuages de feu, semblaient rouler les flots de sang versés à Ivry.

L'enceinte démantelée de Paris, où se pressaient des toits effondrés, des murs ébréchés, des clochers sans faîte, avait, dans les vapeurs bleuâtres du soir, un aspect de plus en plus sinistre; Montmartre luimême ne reproduisait que la sombre image de ces vastes ruines.

Le grand pan de mur de son abbaye, qui se voyait de toute l'Ile-de-France, était crevassé, enlr'ouvert et béant; suspendu dans l'espace, il ressemblait à un fantôme prêt à étreindre la Cilé de ses deux bras levés sur l'horizon. Les rares chaumières qui s'échelonnaient du versant de la butté, depuis les prairies de Clignancourt jusqu'aux marais de la Bastelière, laissaient partout des traces d'incendie, de lutte ou de pillage.

L'Ile-de-France, sans roi, sans alliés puissants, ne paraissait plus avoir pour souveraine que la mort* dont la famine était déjà l'implacable auxiliaire !

Des feux de pâtres éclairaient alors de dislance en distance les montneuses prairies de Clignancourt, et le sommet de la butte, d'où serpontaient ces traînées lumineuses, recevait avec Paris les dernières flammes du crépuscule.

La lumière du ciel, en dorant le faîte de Montmartre entre les crénelures brisées de sa vieille terrasse, et les nombreuses ailes de ses moulins, formait un gulier contraste avec les langues de feu qui, plus bas, déchiraient la pénombre; dans ces clartés diverses, à travers leurs teintes fantastiques, on distinguait encore les habitants de la butte qui, à cette heure, regagnaient pour la plupart leurs logis; c'étaient des pâtres à peine vêtus, des paysans en haillons ou des bouvières se traînant à peine et conduisant devant elles de maigres troupeaux.

Ces femmes étaient remarquables par leur longue et blanche robe, dont la forme monacale jurait avec la singulière profession qu'elles exerçaient. Il était aisé de voir, à leurs vêlements usés, maculés ou troués, que la misère avait chassé ces nonnes de leur couvent, el que, trop pauvres pour avoir des pâtres, elles en remplissaient les fonctions.

Ces bouvières appartenaient à l'abbaye des Capucines,.

Trois moulins, placés au plus haut de la butte, faisaient ressortir ce sinistre tableau ; seuls ils retentissaient

retentissaient leurs joyeux tics-lacs parmi les autres mou* lins, silencieux comme le vaste panorama qui les enveloppait.

Quelques bouvières, également vêtues de robes blanches, venaient alors de se grouper autour d'une vieille religieuse qui, en montrant-du bas de la terrasse les trois moulins, leur disait :

— Patience, mes soeurs! le roi de Navarre, malgré le nouvel approvisionnement qu'il promet à ses troupes, peut bien, ce soir, ne plus compter sur ses espions; ce malin, il lui a fallu déjà quiitcr notre abbaye, et vous savez le divin proverbe : A Montmartre, tout huguenot se ruine ou se convertit.

' — Je ne savais pas le proverbe, répondait à la vieille capucine une jeune nonne, à la figure quelque peu mondaine; mais ce que je sais aujourd'hui, c'est que le roi de Navarre possède, à lui seul, plus de farine que Mayenne et ses Espagnols, tandis que notre pauvre abbaye est à la veille de ne plus avoir un seul muidde blé !

— Vous avez toujours été un tant soit peu impie, ma chère soeur, reprenait la vieille religieuse sur un ton aigre-doux, certaine déjà de l'approbation des autres capucines; eh bien! voulez-vous savoir pourquoi notre abbesse.la révérée mademoiselle de Beauvilliers, a élé frappée, ainsi que nous, de la colère du ciel ? C'est parce qu'elle a eu l'imprudence de donner asile à un ennemi de l'Eglise ! c'est parce que nous conservons dans notre enceinte le fruit du sacrilège et de l'impunité, cette Gabrielle enfin, là favorite d'un huguenot.

La jeune nonne, en dépit des encouragements que ses soeurs donnaient à la vieille religieuse, répondit de nouveau :

— Je partage votre indignation ; mais il fallait prouver celle sainte colère avant d'accepter du roi de Navarre une reconnaissance de six mille livres ; avant de donner asile, pour ce prix, à madame d'Esirée?

A ces dernières paroles, la plupart des capucines se reculèrent de leur soeur en lui jetant des regards flamboyants; d'autres, pleines de contrition, se Contentèrent de lever les bras au ciel pour le prendre à témoin des blasphèmes de leur compagne ; mais toutes s'arrêtèrent dans leurs religieux élans ô la voix d'un homme qui s'écria tout à coup derrière elles :

— Par la mort-Dieu ! voilà une digne réplique ; je suis sûr que la bouche qui l'a prononcée ne marchandera pas à l'ami d'Henriot un bon gros baiser !

A ce nouveau blasphème, les nonnes restèrent un moment interdites , immobiles comme la slalhe de sol de la femme de Loth; quelques-unes, dans leur stupeur, crurent voir dans l'inconnu qui s'avançait maître Satanas en personne.

Cependant cel homme, ce meunier, — car ce n'était qu'un meunier, — n'offrait en lui rien de terrible ; il avait le visage ouvert, le front calme et les lèvres souriantes; une maligne causticité, jointe à


JÔO

LÉ SALTIMBANQUE.

une insoucianlc audace, était empreinte sur toute sa physionomie; cet homme pouvait compter trenlcsix ans. Sans paraître d'abord s'inquiéter de l'indignation ou de l'effroi des nonnes, il s'avançait toujours en étendant de plus en plus les bras vers la plus jeune des capucines; celle-ci, qui, implicitement, avait pris la défense du calviniste, ne semblait partager en aucune façon l'horreur instinctive de ses compagnes : c'est qu'elle avait surpris chez l'inconnu une certaine aisance chevaleresque qui rehaussait avec mystère la rusticité de son costume.

Los saintes nonnes, plus furieuses encore de l'air paterne de leur compagne en face de l'étranger, crurent de leur devoir de manifester pour elle une ostensible horreur; par un instinct de fanatique vertu, qui, en celte occasion, pouvait bien être de la jalousie féminine, elles s'élancèrent contre le meunier; celui-ci fit quelques pas en arrière; mais, au monicnt où, prompt comme l'éclair, il s'apprêtait à esquiver la poursuite des nonnes, son pied trébuchant, il perdit l'équilibre. Aussitôi les religieuses, qui le cernèrent de tous côtés, s'écrièrent :

— Garrottons-le! garrottons-le!

Lo.meunier voulut d'abord se débattre, mais il se contint ; c'étaient des femmes, des nonnesl il n'osa se montrer ni discourtois ni impie; traqué comme un renard dans sa propre tannière, il n'en maugréa pas inoins; et, en présence de l'ardeur des religieuses, qui détachaient à l'envi les cordes de leur longue robe pour en ceindre l'étranger, celui-ci s'écria :

— Mes soeurs, mes bonnes soeurs!... lâchez-moi... je vous demande pardon.

- —Non! non! reprirent à l'unisson les religieuses, enivrées de leur triomphe; nonl tu as offensé la religion, lu as insulté les filles de Dieu... pas de pardon pour toi!

— Oh ! reprit tout bas le meunier, qui, celte fois, en se sentant si bien garrotté, essaya, mais trop lard, de se délivrer de ses liens. Oh ! moi, qui n'ai jamais été pris par des hommes! faut-il que des femmes, des nonnes, des mendiantes me tiennent aujourd'hui.cn leur pouvoir !

— Allons, emmenez le huguenot, mes soeurs, s'écria la vieille religieuse, qui, à la tête du groupe, fit signe à la plupart des nonnes d'emporter ce meunier garrotté.

— Faut-il me découvrir? pensa celui-ci. Non, repril-il, ce serait trop dangereux! Que faire... pourtant? que faire?

La victime, en se parlant ainsi, se débattait toujours ; elle n'était pas moins emportée comme une plume par le groupe nombreux et serré des religieuses; ce fut alors que la cloche fêlée de l'abbaye, la seule qui restait au faîte démantelé do la chapelle, retentit dans l'air; elle fit arrêter subitement la fureur des nonnes; toutes tombèrent à genoux; el l'inconnu se sentit aussitôt déposé sur la terre; puis, un instant après, la bande des religieuses, en prières, emportée par le devoir monacal, se releva, s'apprêta à. suivre la roule de l'abbayé, sans paraître songer au prisonnier.

Seulement, le meunier entendit, non sans une vive anxiété, la dernière des nonnes qui disait à une de ses compagnes :

— Mais notre huguenot?... Qu'en faisons-nous?

— Ma foi, ma soeur, reprenait l'autre, je crois que celle qui nous a conseillé de le prendre se repent de ce beau conseill En condamnant ce jeune suppôt de l'enfer, nous n'aurions pas le courage de le laisser mourir de faim; il voleraR donc, par notre indulgence, la part de nourriture qui n'est que trop mince aujourd'hui pour les bonnes catholiques!

Le.prisonnier sut gré à la famine d'être, en ce moment, lacausj de sn délivrance; alors, aune certaine distança djj nonnes, il chercha à rendre sa liberté plus complète; doses bras, de ses muscles d'acier, il voulut rompre ses liens; ce fut impossible.

— Corne du diable ! se dit l'étranger, dont la mauvaise humeur ne savait tenir devant une situation critique, voilà des nonnes qui s'entendent à garrotter un prisonnier, et à. faire l'office de sergents d'armes? C'est grand dommage, pour Mayenne, qu'il n'ait pas à son service plusieurs régiments de celte espèce encapuchonnée!

— Peut-être, ajouta tout à coup une voix douce et d'un accent quelque peu railleur, car, vous le savez, dans chaque régiment il y a des traîtres ?

Le meunier, en essayant de lever la tôle, reconnut la nonne qui avait été le sujet de la fureur deses compagnes contre lui; la religieuse, après avoir contemplé avec une certaine pitié perfide l'étranger étendu sur le sol, se pencha enfin vers lui ; puis, en le délivrant de ses corde, elle ajouta :

— Vous voyez que toutes les nonnes ne sont pas aussi fidèles à Mayenne?

— Ah ! par ma foi ! dit le meunier, qui, en se sentant maître de ses mouvements, reprenait toute sa gaielé, je vois que tu liens à mériter la récompense ; ce baiser que je t'ai promis et que je n'ai pu le donner.

— Vous vous trompez, car si je vous rends à la liberté, c'est à la condition que vous ne m'embrasserez pas. ■'■■'..-

— Est-ce possible?

— Sans aucun doute, et je vous ai reconnu, moi ; si je n'ai rien dit, c'est que mes soeurs sont trop mal disposées pourvous; allons, parlez! et ne vous aventurez plus si près de l'abbaye des Capucines!

L'étranger, fort intrigué des dernières paroles de la nonne, ne s'arrêta pas néanmoins à son élonnement; oubliant jusqu'à la gravité dé sa position, il se leva de terre, s'avança vers sa libératrice et lui dit : - — Eh bien, vertu-Dieu ! je veux te prouver, malgré loi, ma reconnaissance.

— Prouvez-la... si vous le pouvez, mon faux meunier, reprit la jeune nonne.

< Alors elle gagna en courant la bande déjà éloignée de ses soeurs et se confondit aussitôt avee les dernières religieuses, qui s'étaient déjà retournées aux voix de l'étranger et de la capucine.

Le meunier avait fait à peine quelques pas vers la jeune femme, qu'il comprit la portée de son défi; au moment où il voulut courir vers elle, il se sentit retenu par un bout de corde qui lui serrait encore les deux mains; la rusée religieuse, en délivrant le prisonnier, avait oublié à dessein de le dégager cnliè- . remènt, sans doute pour le dispenser d'une reconnaissance qu'elle redoutait en présence de ses charitables soeurs !

Le meunier, en voyant la religieuse regagner le groupe des autres nonnes, en les perdant toutes de vue dans les accidents de terrain, ne songea plus qu'à briser son dernier lien ; dès qu'il fut bien sûr de tous ses mouvements, il regarda autour de lui; il vit à sa gauche une une fontaine gothique au fronton noirci par le temps, rongé par les rayons de la lune ; sentinelle de pierre qui semblait éternellement veiller au bas de la dernière estrade de la vieille terrasse ; puis, à droilc, du côté opposé à la fontaine, il aperçut l'obstacle qui l'avait l'ail tout a , l'heure trébucher si malencontreusement ; ses pieds se heurtèrent encore dans des casques, des tronçons d'épée, jonchant le sol; débris de quelques guerriers de Henri, enterrés la veille à celle place, après le siège de Paris.

L'étranger, en sentant résonner sous ses pas le bruit de ses trophées inconnus, contint son hilarité ; il devint pensif; puis, regardant la fontaine dont le fronion on ogive était surmonté d'une statue portant la lête dans ses mains, il s'écria :

— Parbleu I je connais plus d'un catholique qui voudrait voir le roi de Navarre dans la positioji de saint Denis, et, certes, il se garderait bien de crier au miracle I

Le meunier, qui ne songeait déjà plus à sa mes-


LE SALTIMBANQUE.

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eventurc, chez qui la mélancolie semblait incompatible avec son air de vivacité et d'enjouement, se frappa le front; il reprit un instant après :

—Mais, parla barbe du diable! c'est à la fontaine Saint-Denis que j'ai donné rendez-vous à Manon?

Il n'avait pas achevé ces paroles, qu'une jeune fille, un pied sur la dernière marche de l'estrade de ■ la terrasse, s'avançait vers le meunier; c'était une enfant de dix-sept ans, au visage rond, coloré, aux yeux noirs, dont les longs cils tempéraient l'éclat, aux lèvres purpurines toujours souriantes, et aux dents de perles.

- Cette jeune fille, dont les formes replètes, un peu ramassées, n'excluaient point cependant la gracieuse cambrure de la faille, c'était Manon; c'était la propriétaire des trois moulins dont les ailes tournaient au vent; on eût dit que le crépuscule, inondant les boucles des noirs cheveu:: de Manon, les plis de sa blanche collerette, où se perdaient d'éblouissants contours, voulût, avant de s'éteindre ou mourir, déposer sur la jeune fille.sa dernière caresse !

Le meunier, qui se connaissait en beauté, ne put s'empêcher, à la vue de Manon, de sourire benoîtement, de détirer ses moustaches, de faire briller ses élineelantes prunelles, comme l'aurait fait un chat en faced'unc souris, trottant menu et se fourvoyant sous sa griffe.

— Monsieur le meunier, dit la jeune fille, qui resta sur la dernière marche de la terrasse, et en s'aecoudant sur sa balustrade, en plein crépuscule, monsieur le meunier, j'espère que vous allez me dire pourquoi vous avez exigé' de moi ce rendez-vous? pourquoi vous m'avez prise à part en traitant d'affaires avec mon cousin Jacques? Je vous engage à être bref dans voire explication, car j'ai ouï dire par mes parents, par tout le village, que vous | assez, mon beau commandeur de farines, pour l'espion du roi huguenot ! Et croyez bien que je ne serais venue à votre rendez-vous, si je n'avais appris que vous couriez de grands dangers, si je n'avais pensé qu'il était de mon devoir de vous prévenir, sinon do vous sauver ! .

L'étranger, qui n'avait cessé de,contempler Manon, lui répondit : — Il m'est bien doux, même de me savoir endanger, lorsque c'est aussi une jolie meunière qui m'en avise; cela me force davantage, ma mie, à vous demander un service que je n'osais d'abord réclamer de votre indulgence.

— Un service, mon maître? pariez, dit-la jeune meunière sans quitter les marches de la vieille terrasse.

— Approchez-vous, belle Manon, car ce que j'attends de vous est tout aussi compromettant pour votre personne que pour moi; je le jure, jamais beauté ne fut moins digne de me rendre un pareil service? • .

—Voilà un singulierdèbutl... Allons, parlez... parlez vite, mon maître; qu'exigez-vous?

— Que vous portiez à une maîtresse adorée un gage de tendresse donl vous, belle Manon, pourriez revendiquer tout l'honneur.

— Ah! reprit la jeune fille avec un ton de dépit qu'elle chercha à dissimuler sous un sourire, c'est pour une autre femme que vous m'avez demandé un rendez-vous ?

. —J'appartiens au roi de Navarre, ma mie, et je ne parle ici qu'en son nom; ne pouvant, comme vous l'assurez vous-même, éveiller davantage les soupçons de nos ennemis, je vous chai'ge de remplir à ma place ma mission. C'est donc au nom du roi que je vous prie de porter cette lettre à l'abbaye des Capucines... lettre très-importante, car elfe est adressée à madame Gabrielle, dont la liberté, la vie même ne sont plus en sûreté, dit-on, au prieuré de Montmartre!

^ —Vraiment, mon compagnon I Et c'est pour une si noble mission que j'ai failli me compromettre en me rendant à vos désirs? G'esl pour un vert-galant,

vert-galant, débauché, un ennemi de Rome; c'est surtout pour une Gabrielle, une femme qui a quitté son mari, qui chevauche d'aventure avec un roi sans couronne, que vous m'avez contrainte à vous entendre? Ah! vous croyez que je porterai celle lettre?... Nanni ! mon gentil huguenot ; je suis trop bonne catholique pour cola!... Gabrielle et le roi, votre maître, sont aussi mes ennemis; c'est bien assez déjà de leur prêter mes moulins, écus comptants, sans servir gratuitement leurs amours! Ainsi, rentrez votre lettre dans votre sac; cherchez ailleurs une autre messagère! Servir une Gabrielle! moi Manon? me faire sa complice!.... Mais c'est la honte démon sexe quevous me proposez ! Dieu merci l'on connaît Manon ! et il n'y a que vous, dans tout Montmartre, mon beau meunier, qui eût osé me croire capable d'une pareille bassesse!

La meunière, en disant ces paroles, s'était avancée vers l'inconnu, les yeux flamboyants, une main contre sa poitrine; son geste d'indignation trahissait bien mieux encore que ses paroles, toute l'expression de sa jalousie féminine à l'égard de la maîtresse du roi.

Le meunier qui, sans doute, voulait bénéficier de la colère de Manon, tirait toujours d'un sac pendu à son sarreau de toile la lettre du roi; puis, sur un geile négatif de la meunière, il rejeta lentement derrière lui le sac qui. paraissait assez pourvu; il montra d'une main la lettre, el de l'autre, une bague qui scintilla aux derniers feux du soleil.

Manon répondit, aux gestes du meunier, en haussant les épaules; elle reprit :

— Allons donc, me payer une trahison!... D'ailleurs, je suis peut-être plus riche en ce moment que votre maître; n'a-t-ilpas fui de Montmartre sans payer son hospitalité au couvent des Capucines ?

— Peut-être vous faut-il une autre monnaie... ma mie?

L'étranger, enivré de plus en plus des charmes de la jeune fille, et que n'avaient fait que mieux valoir ses vives démonstrations, se penchait déjà sur le cou de satin de Manon; mais la meunière, qui avait deviné le geste du rusé galant, s'était reculé tout à coup par un prompt détour; bientôt elle obliqua de côté et d'autre; le meunier la suivait sans défiance, quand elle revint brusquement vers lui pour appliquer vigoureusement sa main rebondie sur la joue de l'audacieux compagnon.

— Tu Dieu! la belle, s'écria-t-il en riant encore de la vigoureuse défense de la jeune fille; il faut avouer que le roi de Navarre et moi nous jouons do malheur dans nos ambassades!

— Oui, beau meunier, ajouta Manon, un peu repentante pourtant d'avoir frappé si fort... et pardonnez-moi ce soufflet, en raison du voeu que j'ai formé.

— Est-ce celui de souffleter tous les galants qui oseront vous trouver jolie?

— Non, ce voeu.... et que j'ai accompli un peu rudement sur votre personne, j'en conviens; ce voeu, fait par moi devant saint Denis, ici présent, c'est celui de ne jamais me laisser embrasser... que par mon mari.

— Et,jesuisfrcnc... il est impossible quejele devienne.

— Ou par le roi de France... ce qui pour vous, mon beau meunier, esl tout aussi impossible... n'est, ce pas?

— Ah! par la tête de ma mère! le baiser que lu m'as si fermement refusé... me revient alors ; car, n'en déplaise à la ligue, le roi de France... c'est moil

— Vous?... reprit Manon interdite et suffoquée à cette brusque révélation.... Vous!... un vendeur de farine ?

— Regardez, sous cet habit ; ne suis-je pas en effet le roi de France?

En disant ces paroles le faux meunier avait ouvert, sous son sarreau de toile, son justaucorps de buffle;


102

LE SALTIMBANQUE.

et la jeune fille vit élinceler sur la poilrine de Henri sa croix blanche, retenue par le cordon de l'ordre royal.

La belle meunière n'osa plus jeler que des regards furtifs sur le roi, au front duquel elle crut voir rayonner lout à coup la couronne de France ; Manon", les yeux baissés, les traits empourprés, essaya d'abord d'articuler quelques paroles, mais la pensée du soufflet lui paralysait la langue. Elle allait se jeter aux pieds dû roi, lorsque, profitant de son trouble, il déposa sur sa joue un baiser qui le vengea celte fois du vigoureux soufflet.

Manon, a ce baiser qui la brûla, reprit une partie de spn assurance ; elle dit à Henri, mais avec une pressante sollicitude, qui contrastait singulièrement avec l'ironie de son premier langage:

— Comment, sire, vous exposez-vous ainsi au milieu de vos ennemis ?

— C'est parce que je sens toute la gravité de ma position que je viens chercher un asile dans ta maison.

— Plût au ciel que vous alliez vous jeter dans les bras du roi d'Espagne! Vous né savez donc pas que je suis au pouvoir de trois cousins qui ont juré votre perte!

— Eh bien! tant mieux, ventre-saint-gris!... je veux au moins que les trois cousins donnent raison, ce soir même, à leur haine contre moi ! L'amour, ainsi que la politique, y trouveront leur compte.

— Mais madame Gabrielle, qui attend voire lettre, y trouvera-t-elie le sien?

— Manon! tu es impitoyable... et pour te punir de ta cruaulé je vais aller à la rencontre de les trois cousins.

— Oh! n'y allez pas, sire!... par grâce! n'y allez pasi

Et elle manifesta un geste d'effroi, qui fit sourire Henri d'un air d'orgueilleuse satisfaction ; il reprit :

— Mais je te croyais aussi mon ennemie?.,.. Tu me l'as dil du moins.

— Ce n'est pas une raison, sire, pour vouloir voire mort ; cap vous ne connaissez encore que le moins a craindre de mes trois amoureux, Jacques Mauduit, un pauvre idiot, un rêveur plein de dissimulation, dont la pensée est une énigme même pour moi qu'il aime! Dieu vous garde, sire, de ;connaître aujourd'hui Georges Daubray, un fanatique, dévoué au parti de Philippe II, un fou plus dangereux que Jacques, un homme qui jeûne, prie, se masère, el rêvé contre vous le régicide I Que le ciel vous pré^ serve aussi de Louis Daubray, serviteur de Mayenne, plus par intérêt que par religion, qui serait capable de vendre son roi pour posséder ma main et les trois moulins qui en dépendent", oh! jô vous en supplie, majesté, éloignez-vous I partez au plus vite, ne revenez pas, même pourfinir le marché que vous avei conciliée malin entre Jacques et moi.

— C'est impossible, Manon; je tiens trop à ce marché. N'est-il donc aucun moyen de le terminer i l'insu de tes cousins.... Voyons.... dans l'un de tes trois moulins, par exemple?

— Ah! sire, si madame Gabrielle |e savait?

— Encore... Eh bien! pour lever tes scrupules,j( m'en vais appeler moi-même les Mauduit el les Daubray !

— Non ! sire... je vous en supplie I... Puisque vou: l'exigez, je vo:is attendrai... ,

Saile? *

— Seule... à mon moulin!... C'est au moins poui vous sauver que je me compromets ainsi.

— Mais com i.ent saurai-je distinguer ton moulin dans la nuit, belle Manon ?

— A ma voix, sire; tenez, je chanterai la r.o; manceque, moi-même, j'ai retenu de madame Ga brielle, au couvent des Capucines; on dit quec'es vous qui la lui avez apprise... Elle commence ainsi je crois:

Notre-Dame du bout du pont, Annels et colliers je te jure..

Et le roi reprit :

Si tu bailles vaillant garçon A la fille qui t'en conjure.

Il était nuit quand le roi termina eecouplel; et l'intrépidité que la pauvre Mibon avait montré au commencement de celte rencontre semblait avoir disparu avec les dernières lueurs du jour;' la haiv diesse du roi semblait au contraire augmenter à mesure que la sienne diminuait; il est probable qu'elle aurait eu la plus grande peine à échapper à ses étreintes amoureuses, si, ence moment, un bruit de pas n'eût retenti derrière la fontaine, et si un jet de lumière ne fût pas venu éclairer nos deux amoureux. Manon se détacha brusquement du bras de Henri.qui, se retournant vers le porienr d'une lanterne, sentit une lourde main peser sur son épaule.

— Mon cousin! s'écria la meunière d'une voix étranglée.

Henri, qui se plaça tout à coup en face du malencontreux cousin, reconnut, au visage flegmatique de Jacques, l'homme qu'il avait entrevu le matin au sujet des sacs de blés.

Le roi, malgré son don d'intuition, qui devinait la pensée la plus secrète sur le visage le plus dissimulé, ne put rien lire celte fois sur la figure enfarinée de Jacques Mauduit; celui-ci se plaçant brusquement entre Mannon el Henri, sa lanterne à là hauteur de la barbe du faux meunier, dit résolument:

— Eh bien ! mon compère, vous venez chercher les sacs commandés par le roi de Navarre.;- verluDieu! c'est du courage par le temps qui courte votre maître doit payer cher votre mission ; niais ce n'est pas une raison pour vouloir traiter avec la meunière d'une affaire qui ne regarde que ses trois cousins.

Manon ne savait plus quelle contenance tenir; elle tournait et retournait dans ses mains les rubans de sa ceinture, en baissant instinctivement ses beaux yeux; Henri, par des signes d'impatience, témoignait déjà de l'irritation que lui causait le ton que prenait Jacques; il allait, malgré sa présence, se délivrer de toiile contrainte, lorsque Jacques l'arrêta:

— Eh bien ! mon compère, où allez-vous donc ? Le roi, en effet, prenait le chemin opposé aux

moulins, et Manon, dans son (rouble, s'apprêtait à le suivre.—Où allez-vous? reprit Jacques. Vous repentiriez-vous de votre marché de ce malin ? Je comprends qu'il est plus agréable de traiter avec la meunière; est-ce que par hasard vous voudriez, à votre profit, faire mentir la légende de cette fontaine : « Jeune fi.le qui a bu de l'eau de Saint-Denis reste « fidèle à son mari. »

— Ha! fil le roi d'un air de parfait étonnement, j'avoue que je ne connaissais pas la légende, et il n'entre nullement dans ma p.msée de faire mentir Saint-Denis; sans être un Lombard, Henri, mon maître, est trop pauvre pour que je ne cherche à lui épargner le plusd'écus comptants; je pensais que la meunière eût été plus propre que vous à comprendre les intérêts du roi de Navarre, votre ennemi, voilà tout?

—C'est une opinion qui ne manque pas de juslesse, mais que, dans mon intérêt, |ajoula le meunier en souriant, sans laisser deviner la portée de son sourire, je d us faire partager à mes cousins, afin de savoir s'ils sont aussi d'un avis contraire.

Manon avait profité de ce colloque pour s'éloigner des deux meuniers; la jeune fille, en montant alors les marches de la vieille terrasse, tournait souvent' la tête du côté de Henri. Rassurée par l'air calme, presque ironique des deux fariniers, Manon indiquait d'une façon mystérieuse au roi, avec des gestes à demi significatifs, la direction qu'elle prenait, ainsi que la place du moulin où il devait l'attendre. La rusée coquette fredonnait encore dans le vent du soir ce refrain du faux meunier :


LE SALTIMBANQUE.

10:1

Notre dame du bout du pont, Annels et colliers je te jure , Si tu bailles vaillant garçon A la fille qui.t'en conjure.

UNE INVASION DE MEUNIERS.

Le refrain de Manon élait à peine achevé que h roi, tout à la chanson de la meunière, se'ret'ourpi brusquement du côté de Jacques. Henri surprit d'abord, aux lueurs de la lanterne du meunier, un soup cillemenl. subit qui assombrit le visage dp son riva) néanmoins, celui-ci se contint, et, un pied sur j; première marche de l'estrade, il dit à HenH :

— Eles-vous dans l'intention d'acppirjpljr jpsqu'ai bout les instructions de votre maître?

— Toujours! reprit hardiment le roi, qui suivai du regard la silhouette confuse de Manon, placée audessus de sa (pie, ep(re les nombreux moulins qu'élit avait dépassés sans s'être encore arrê:é3.

— Eh pieql venez donc!... ajouta d'une yoixspmr bre Jacques, qui observait, non sans colère, le visage rayonnant de Henri; car celui-ci, publiant son gujde,

'ses propres périls, Gabrielle elle-même, ne yp'yail plus que la jeune fille qui s'arrêtait au dernier des moulins, à l'angle de la terrasse et à l'opposé des pans de mur de l'abbaye.

Mais Henrj, qui, dans ses actes les plus inconsidérés d'amour ou de courage, conservait toujoijps la conscience de leurs dangers, avait bientôt reppné son attention sur son nouveau guide. Jacques, coinnip s'il eût deviné le regard investigateur dp faux meunier, ne lui opposa tout à CQHpqu'nn visage calme et souriant; il ren(r,ajna ajpi's vers lés perchesçje la terrasse; il monta, le premier, les gradins de pierre à demi scellés ou brisés, et, élevant sa lanterne audessus de sa tète pour aider Henri à franchir avec lui l'espace qui le séparait du plateau el des moulins, il lui dit:

— Il faut avouer, mon maître, que votre audace est grande! C'est au moment où Mayenne a reçu du renfort du duc de Parme, où Montmartre, si dévoué au Huguenot, se tourne tout à coup contre lui, que vous venez ici servir le roi fuyard?... yoilà du dé vouement qui lient un peu de la foiie!

— Et c'est avec de pareilles folies de notre part, reprit le faux meunier, parvenu sur la terrasse, que le roi de Navarre peut vaincre tous ses ennemis. Eli bien I vous vous arrêtez?... Conduisez-moi donc à votre logis?...

Jacques, en effet, ne bougeait plus; seul avec Henri sur le plateau, il n'était plus cependant qu'à vingt pas d'une chaumière dont la porte, grande ouverte, laissait arriver jusqu'à eux l'es lueurs d'un ardent foyer; déjà la lumière d'une lampe de fer accrochée an manteau d'une vaste cheminée, montrait à Henri et à Jacques les ombres de deux hom lies passant et repassant à travers tous ces feux.

Jacques, par un brusque mouvement, revint vers Henri; celle fois, avec une expression de physionomie où se peignait la terreur; d'un accent de voix émue, il s'écria : -.

— Non, n'entrez pas !... atfnom du ciel, mes cousins sont là... n'entrez pas!

—,Àllpns-donc!..On voit bien que vous n'avez pas ce diable au corps dont on fait tant de crime aux calvinistes!...

Henri poussait le meunier; mais celui-ci le retint brusquernent.de ses larges mains au moment où il s'élançait.vers le seuil de la chaumière; Jacques ré• pondit à voix basse à Henri stupéfait : ' —Écoutez, et franchissez après le seuil dp cette chambre, si vous l'osez encore.

Le rpi ne savait plus que penser de la conduite si étrange, si contradictoire de son guide; d'un autre côté, fort résolu à ne perdre aucun des bénéfices que lui prpmeltail son rendez-vous avec la'rn'eiinièrè. il se rendit aux conseils de Ja.'.ques; tout en s'uvançant

s'uvançant quelques pas vers lu porle, il se blottit derrière son compagnon; il observa^ à l'un des angles de l'entrée, les personnages qu'il avait alors en face (je lui ; et, aux lueurs rougeàlres de la cheminée, qui mettaient en relief les physionomies des deux cousins, Jjonri put deviner, d'un coup d'o3il,$ quels pnhemis il devait bientôt s'en prendre.

Ces rieux jiqmmes, assis aux. bputs d'jjne longue table, formaient entre eux une opppsjljon typique et de formes et d'auprès; celui qui éta/f "plus rapproché de Henri était d'un embonpoint déftiesuré, faisant détendiv de partout ses vêtements enfarinés; il ressemblailà un 'tonneau au-dessus duquel serait passée iine figure boursoufflée, haute en couleur, sans lignes bien arrêtées; cependant, vu de profil, ce visage, ai] front fuyant, au nez pronpncé, aux yeux cachés sp'us la cjia'ir, aux lèvres grosses el au menton problématique, §vait un caractère d'avidité bestiale qui le rapprochait du vautour. Le second personnage, qui faisait face à cette niasse charnue, était aussi sec, aussi PlPflie, aussi osseux que ce dernier p(ait rpplet et rqpjcpnd ; son visage, démesurément pblong, aux yepx paves, au nez pincé, auxièvresde ■parcheminj faisait froid au coeur; elle donnait un àyàntTgoûl du sépulcre !

Hepi-i, après, avoir contemplé pendant quelque temps ces (jeux iridjvidqs, np put s'empêcher de les gpmparer au troisième coussin ; celte comparaison tourna tout & l'avantage de Jacques; le roi observa alors avec plus d'aUepliqn le visage régulier de son cicérone, qui accusait une certaine droiture,une certaine générosité de caractère , mais que celui-ci cherchait pourtant à rendre impénétrables sons un flegme étudié; dès lors Henri eut pleine confiance ep son guide; il comprit ses récentes hésitations; ijans l'image'de Manon, qu'il ne pouvait chasser de son esprit, peul-êlrpeût-il rendu générosité pour générosité à son tacite rival; du reste, il fut arrêté dans son bon mouvemenl par lavoix du maigre cousin, qui dit au gros meunier :

— Comment se fait-il, Louis, qu'un saint jour du vendredi, à l'heure du Benedicite, Jacques et Manon iio-sojenl pas de retour?

— M'est avis, mon cousin Georges, reprenait le gros meunier d'une voix ronflante comme celle d'un tambour, m'est avis que la religion est ici moins en cause que ton amour; tu crains que Jacques et Manon ne travaillent en ce moment à nous l'aire tort dés trois moulins de no Ire oncle! sois.franc, Georges?

— Le ciel m'est témoin', reprit celui-ci avec des regards béats, en ces temps de. misère, dont souffre l'Eglise, du peu d'attachement que j'apporte aux biens terrestres! Tu •nié calomnies, Louis!.., Du reste, Manon a trop d'orgueil pour vouloir jamais épouser Jacques., lui, dont tepère.n'avail pas, comme les nôtres, un droit de redevance sur les iniulinsde la meunière; lui, un mendiant, un pauvre hère, qui ne peut p:iyer à noire cousine une cornette pu un ruban aux*fêtes de Pâques ! Cependant, je ne te le cache pas, l'absence de Manon el de Jacques m'in- : quiète; depuis l'arrivée de .l'espion maudit, de ce calviniste damné, qui a commandé les farines, j'ai peur que Manon et Jacques n'aient été lenlés jiar ce fils de Belzôbuih !

— Eh! mon cousin, ajouta Louis en haussant lés épaules, laissons là ces scrupules d'ermite et songeons un peu mieux à nos propres affaires... ù nos' amours I . . . .

— Eli bien! alors, va toi-même chercher Manon.

— Vraiment..'mon pieux cousin, pour que tout à l'heure, seul avec ma cousine, tu profites de mou absence?

— Louis, la rivalité l'égaré; je vois bien que, dans toute la conduite, la foi n'a jamais été ton guide.'

— Alors, si lu liens si peu aux intérêts d'ici-bas... que né nie cèdes-tu do plein gré la belle cousine?

— Je laisse au ciel, Louis, le soin de disposer do son coeur; peut-être est-ce parce que je suis, moi.


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LE SALTIMBANQUE.

Il montra d'uno main lalodre, et de l'autre une baguo. — Page 101, col. 2.

un franc ligueur, détaché des biens corporels, qu'il m aidera en sa grâce pour triompher de l'inhumaine Manon ?

— Oh I le doux apôtre ! fit le gros meunier en frappant du poing sur la table, exaspéré de plus en plus par la_ rivalité opiniâtre, mêlée de fanatisme, de Georges , le doux apôlre ! qui mène de front les intérêts du ciel et ceux de son coeur! Cornes de buffle ! je sius tout aussi bon ligueur que toi, et ce n'est pas une raison pour tout sacrifier à l'Eglise? M. de Mayenne ne nous en voudra pas si, tout en songeant a repousser le calviniste, nous songeons aussi à nos affaires ! Je te le répète; voyons?... as-tu vu l'envoyé de Henriot? viendra-t-il bientôt enlever nos farines?

— Je n'ai rien vu, Louis, et je suis sûr, pour le plus grand triomphe de notre sainte cause, que l'espion du roi se gardera bien de revenir k Montmartre.

— Jésus Dieu ! mais alors nous sommes ruinés ! s ecna d'un air stupéfait le gros Louis.

— Eh bien ! mon cousin, reprit Georges d'un ton flegmatique, ces farines ne nous restent-elles pas? N es-tu pas capable, triple avare, de les vendre au peuple le plus cher possible? Et les habitants de Paris, en ce temps de disette, ne rempliront-ils pas aussitôt de pièces d'or ces muids de ble, que pourtant tu leur distribueras sans frais ? .

—Sans doute... sans doute... ajouta le gros Louis, dont le visage, à cette pensée, s'illumina d'un éclair dejoie subite. Puis ses traits se rembrunirent au même instant, el il reprit : — Mais les deux mille mendiants, infirmes ou vagabonds, qui entourent les murs de la capitale; ces malandrins, refoulés par Mayenne, dans nos faubourgs, laisseront-ils jamais passer ces muids de blé? La faim est une mauvaise conseillère, surtout pour des gen6 de sac et de

corde; si l'espion de Henriot ne vient pas, nous en serons pour nos fatigues; les muids de blé nous seront disputés par cette bande d'affamés qui erre' maintenant aux alentours de Montmartre; ah! si tu. avais vu comme moi, ce malin, avec quel air d'envie ces bohémiens regardaient tourner les ailes de nos trois moulins), lu ne parlerais pas ainsi? Qui sait même si nous ne porlerons pas la peine de la commandedu huguenot ; si nous ne serons pas pillés à notre tour par ces vagabonds qui en veulent déjà à notre triste fortune ?

— Mon cousin, reprit Georges d'un air sentencieux, si l'on m'avait écouté, ce matin, tu n'aurais pas toutes ces craintes... ces sacs de blé ne seraient pas eutrésdans nos moulins au profit du roi impie! N'est-il pas honteux, au moment où l'Eglise a fondu tous ses ornements pour payer, de ses deniers, l'armée du duc de Parme, que nous travaillions, nous, au compte du huguenot ? Plût à Dieu que les victimes de la guerre pillent notre maison ! Fasse le ciel qu'ils s'emparent de nos farines plutôt qu'elles ne tournent à l'avantage d'un hérétique que Satan protège !

— Par l'enfer ! hurla le gros meunier d'une voix formidable, le visage pourpre, ruisselant de sueur, aux paroles du fanatique, tu en parles bien à ton aise!.. Je veux que ce rosaire t'étrangle plutôt que de voir arriver ta prophétie de malheur !

— La résignation, mon cousin, est la roule la plus sûre pour arriver au paradis !... Mais il se fait tard ; puisque Jacques et Manon ne sont pas encore venus, prions Dieu de leur pardonner d'avoir oublié l'heure du Benedicite ; j'espère au moins q«e Manon, par ce saint jour de la mort du Seigneur, n'aura pas oublié de nous faire observer le jeûne?

— Il me semble que la famine se charge assez' de


LE SALTIMBANQUE

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Voilà, il me semble, pour un dévot, une croix d'un nouveau genre, — Page -103, col. 2.

ce soin! reprit l'épais meunier d'un ton bourru. Puis il ajouta en grossissant sa voix, en se tournant vers le foyer de la cheminée : —Allons, Pierre!... allons,fainéant!... deboutl... sus au souper tel que nous l.inflige noire aîné, le pieux Georges !

Alors Henri, toujours caché dans l'embrasure de la porte, toujours masqué derrière Jacques, aperçut se lever, sous le manleau de la cheminée, un grand gaillard de vingt ans ; celui-ci, aux larges épaules, revêtu d'une peau de moulon, n'avait pas bougé, en travers du foyer, durant l'entretien des deux cousins. Il se leva en détirant ses longs bras, en se frottant les yeux, en passant une de ses mains sur sa bouche démesurément ouverte, comme si la voix formidable de Louis l'eût arraché d'un profond sommeil.

Le gros meunier contempla en rechignant ce gars, au visage cramoisi, à la bouche fendue jusqu'aux oreilles, aux dents formidables; Louis ne put s'emI êcher de s'écrier en face de ce grand garçon :

— Je ne sais vraiment où ce mendiant de Jacques a eu la tête de nous donner pour serviteur un pareil goinfre; il est capable, en ce temps de disette, de dévorer en un jour toutes nos provisions de la semaine; allons, malandrin, vile à la cuisine, el sersnous notre pieux repas.

Au moment où celui-ci, sur l'injonction de Louis, sortait de la salle, le bruit d'une lame tombant sur le sol retentit aux oreilles du gros meunier et des discrets témoins de celte scène ; ce bruit était parti du côté de Georges; mais lui, les mains jointes, les lèvres balbutiantes, les yeux baissés, tout absorbé dans sa prière, avait paru étrangère ce bruit. Louis, qui s'était baissé jusqu'aux pieds de Georges, ramassa sous la table un poignard qui, sans aucun

doute, venait de glisser du sarreau de toile du saint personnage.

— Eh ! mon cousin , dil Louis d'un ton goguenard, sans paraître se soucier de la pieuse attitude de Georges, voilà, il me semble, pour un dévot, une croix d'un nouveau genre?...

Louis montrait alors le poignard; Georges, en s'en emparant, lui répondit :

— Pourquoi donc? si celle croix, plus puissante aujourd'hui sur notre misérable humanité que la croix de l'Eglise, vise mieux et plus vite au but que la religion se propose; si demain peut-être, d'un seul coup, elle fait finir ia cause do nos guerres civiles ; si elle tarit la source de nos misères; si, enfin, du sang impur d'un ennemi de Dieu, elle venge tout le sang versé dans les rangs des pieux soldais de l'armée catholique?

— Je ne te comprends pas, dit d'un air étonné le gros meunier, dont l'attitude hébétée contrastait déjà avec l'air d'exaltation fébrile du maigre farinier.

— Tu ne me comprends pas, c'est juste! fit le fanatique avec un horrible sourire. Homme grossier, âme abjecte, tout absorbée dans la matière, jamais aucune révélation d'en-haut n'a pu traverser ton épaisse enveloppe! Aussi ce n'esl pas à toi que le ciel aurait conseillé d'aller hier au couvent des Capucines, pour soulever conlre la maîtresse du roi les coupables hôlessses de cette fille du démon? Ce n'est pas à loi que le ciel dira jamais dans tes rêves, comme il me le dit chaque nuit, de courir jusqu'à la tente d'un roi maudit, d'un proscrit de l'Eglise d'un second Nabuchodonosor, pour continuer l'oeuvre de Clément, le glorieux et sublime martyr de la sainte ligue de Dieu !

Le fanatique, en disant ces paroles, était arrivé au


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LE SALTIMBANQUE.

l paroxysme de l'exaltation ; d'une main frémissante, [■ il s'était armé de son poignard, il le brandissait avec i menace cjevanl le gros cousin, qui le regardait d'un airépahj;Dlein de sa pensée de meurtre, Georges entrevoyait déjà le roi de Navarre sous la symhôji? que im^ge de Satan; ,il se voyait lui-même clans Ta positon de saint Michel tenanl le démon sous ses pieij§!

Jacqiigs, toujours derrière la porte avec le roj, s'élait ajprs tourné vers Henri ; mais le roi, lc?s regard^ enflammés, les traits contractés par l'horrible menfjee du fanalique, était déjfi (pin du meunier. Avpt qqe Jacques eût pu Je §u|yre, p'en.rj s'é(§jt plage, q'pn bond, sur le sepil dp IR chaumière, et au gràpcj élpunemenl des deux cousins.

Jàcqpps avait à peine rèjoinl l'imprudent Henri, quecpIni-Pi comprit sa fajjté; ppiir ne pas conjurer enqppg |es jj3flf§f§ Qu'il avait provoques, le roi prit un yisage cajjp, §p. cpjijposa un sourire hienveiilanf; |cj rpiji sup'sà sjcçoche, il d.it à ses hôtes, surpris, {je ga puisque érigée :

-=r pp la barbe de §ajrif Qer|is, je vpjs que vous ne coinri(jez p^s, mes fj(j§iès ligueurs, sur l'arrivée du coni|ri9ndet]r (lé. farines ; il manqué ici un eppyeyt ? le fqièfi"; pp, ppur pg pas ypiis illettré jm alepénsè.. voipj ip| pqrt dé festin ; les yivrès sqhl rarps... pa.|v lagôf fjVep i)ioi. .. ' • '

IJpnil tii'^it en même temps de sa callebas.se. un énfpine mopceau d/e porp, aux (ranches rqsées, pont la yug fit épanoqjr le visage rpbicond du grog nieuniej! ; pelpi-èi, épdepit du saint jour du vendredi, ne M\ 'î'çmpôcji'B'r de se froltep J'es maips, dé pqpter ins||rifi|,f,¥pinenl | ses lèvres un dps. revers de stj maq'r che.. Ilfjjs à Éjnl t& !i(F(j tatpB-kil <tas^gssjejte dujfiaigre meunier, qtié m déplier- fit un' |jpr|(l cotjime s'il venait d'être mordu pariihevïpô,u|,ét ses

• yeujfj injectés de sang, s'abaissèrent tout à coup sur Henri.'

Le roi, par un brusque mouvement aussi prompt

• que le geste du meunier, se recula de trois pas ; au même instant, le fanalique se senlit arrêté par Jae'

Jae' qui, en un clin d'oeil, lui arracha des mains son poignard; alors Georges, la bouche écumanle, le front'inorne, les yeux hagards, à la suite de son exaltation farouche, ne put que prononcer ces mots d'une voix haletante el épuisée :

— Un saint jour dé jeûne I... un vendredi!... Un ennemi de l'Eglise... nous braver ainsi... à notre table!

Puis il ajouta, en jetant un regard sinistre sur Jac^- ques, qui le pressait dé ses bras musculeux, sur Louis, qui était resté impassible devant toute cefte. scène:

— Et c'est vous c'est vous qui protégez ce

Judas I

Le roi, par une contradiction extraordinaire de sa nature héroïque, subissait déjà le pouvoir du fanatique; Henri, qui trop souvent jouait avec la mort, afin de laisser croire que, tant qu'il ne serait pas toi de France,elle n'avait aucune prise sur lui, Henri avait eu peur devant le poignard du meunier ! Cette peur, dont il ne comprenait pas la signification, dont il avait honte lui-même, était-elle une révélation de son avenir, brisé plus lard par Ravaillac? Henri ne retrouva son audace qu'au bruit qui se fit soudain autour de lui et qui remplit toute la salle; mais alors, comme s'il fût encore le jouet d'un rêve, un étrange spectacle le confondit de nouveau.

Dix hommes, vêtus pour la plupart en meuniers, venaient brusquement d'entrer dans la chambrp ; les uns étaient déjà groupés sur le seuil de la porte, les autres descendaient d'une fenêtre, qu'ils venaient de briser pour pénétrer plus vite dans l'intérieur- de la chaumière : tous ces gens vinrent entourer le roi. Celui-ci, soupçonnant une trahison de la part de ses ■ hôtes, rappelait à lui lotit son courage; il s'apprêtait à prendre des mains de Jacques le poignard du fanalique, à vendre chèrement ses jours, lorsque ses

regards ne rencontrèrent partout que des visages amis et qui lui étaient familiers depuis longtemps.

Henri crut d'abord être le jouet d'une folle halucinatipp; comment était-il possible, en effet, que ce fpt Snjly qui, vêtu en nrieiinier, tenait en respect le fanaliqqep comment Bàssompierre, Vilry, Crillon, pouverls des mômes habits d'emprunt, étajent-iis là, près dp lui, l'entourant de leurs corps, leprotégeanl d'pn air de menace contre les Irois cousins de Manpn, tout aussi atlérés que le roi à l'arrivée si subite, si brutale de ces singuliers auxiliaires?

Le j'oj.'fjppès s'être bien convaincu de la réaljlédu rgnfqrt do ses capitaines, ne songea plus qu'à bénéficier du nouveau prodige de son constant bonheur; conseillé par la prudence, il laissa agir les nouveaux venus, m ijs, celle fois, après s'être convaincu par |a figppp puritaine et quelque peu hargneuse de Sully, par là rude physionomie de Crillon, par l'air de franchise batailleuse de Vilry, par les allures hardies et déga'gées de Bàssompierre, qu'il était bien entouré de ses plus braves, de ses plus dévoués serviteurs.

Ce fut Bàssompierre qui, pins près du roi, en s'adressent a d'aqlres fariniers d'emprunt, ses valets, djt jiijjj'tppji cousins :

r-i'ijjjf'jtjien.l.... ces sacs de farine sonl-ils prêts? çst-4! ténips, moi et mes gens, d'aider notre compère ?

Hpnn, se débarrassant, pour ainsi dire, çfune preleçtibn qui devenait Irop menaçante, ne voulant pas éveiller les soupçons des vrais meuniers, reprit aussitôt :

—r: Pas encore... mes amis, car nous n'en sommes enqgpç! avec ces braves gens qu'aux pourparlers; en ypjla iip surtout, ajouta le roi en montrant Georges, serpg de près par Sully, en voilà un plus rebelle que les adirés; mais j'espère maintenant qu'il ne se refusera plus à servir le roi de Navarre. .

Henri, en disant ces paroles, vint familièrement poser sa main sur réf.aule'du fanatique; celui-ci se recula d'un.air eff ré, comme s'il eût voulu échapper, à la griffe fourchue du démon ; le roi ne put alors s'empêcher de rire en face de la terreur superstitieuse de Georges; ce qui valul au roi, de la part de Sully, un regard de sourd mécontentement.. Sans égard pour la mauvaise humeur de son sévère compagnon, le roi reprit, en désignant Georges à toute là bande:

•—Figurez-vous, mes amis, que ce farouche meu-. nier refuse de saluer la belle Gabrielle, de lui porter celte lettre de Sa Majesté, qu'elle attend pourlant ce soir au couvent des Capucines.

Henri tirait de sa callebasse la lettre marquée au sceau royal, et qu'il avait, avec intention, oublié de remettre à la meunière.

Sully, à cette dernière phrase du roi, ne put cqntenir un mouvement de dédain, tandis que le reste do la bande riait, comme Henri, de l'altitude effarouchée du fanatique à la vue duseeau royal.

— Moi!... moi! s'écria celui-ci, toujours retenu par Sully, me charger d'une lettre écrite à l'Eslher le cet A'ssuèrus?... Que la famine me dessèche plutôt que de faire un pas à l'abbaye muudile !

A ces derniers mots du fanalique, les capitaines, leurs valets allaient changer de ton, lorsque Henri es contint.

Geoi-ges, qui ne se sentait soutenu par aucun des siens, qui voyait le gros Louis se blottir au fond de a pièce, tout occupé de son salut, qui.devinait sur' es traits de Jacques sa tacite complicité avec les 'aux meuniers, reprit résolument :

— Eh bien... soit! Donnez-moi cette lettre; par ^otre-Dame, je jure de la remettre à madame d'forces; et, si vous l'exigez, je vous rapporterai la réwnse delà maîtresse du huguenot! '

Le fanatique s'empara à l'instanl.de la lettre; mais 1 lança au roi ù-: si perfides regards, que celui-ci se. ■epenlil dp l'avoir chargé d'une mission qui, de nouveau, le mettait à In merci -de ce fou dangereux.


M SALTIMBANQUE.

107

UN BIVAl, COMPLAISANT.

Georges allait disparaître lprsque Manon entra; à la vue soudaine de la jolie meunière, qui s'arrêta sur le seuil de la porte, tous firent divers mouvements qui témoignaient du secret hommage rendu à sa beauté; la meunière, malgré l'air impérieux qn'avait pris son visage devant ses cousins, ne pul s'empêeherde laisser glisser sur ses lèvres un sourire de triomphe; mais ce sourire s'adressait aux capitaines déguisés et surtout au roi; la jeune fille vpulut néanmoins profiter du silence imposé par son arrivée si subite dans la pièce des trois meuniers, aussi dit-.-Ile à ces derniers, avec un ton de coquetterie hautaine : '

— Que se passe-t-il donc, mes cousins? J'attends depuis une heure, au moulin, que ce meunier (elle montra le roi) prenne sa commande de farine.... Oui, je le vois, vous êtes rebelles aux ordres de l'envoyé du prétendant; et il faut que ce soit des compagnons de ce farinier qui se disposent à faire votre besogne. Par ma foi ! vous êtes de fameux marchands!

— Je trouve plaisant, reprit d'un ton acerbe le fanatique en allant vers Manon, sans se soucier de l'atlilude menaçante des faux meuniers, je trouve plaisant que ce soit notre parente, une catholique, qui se tourne contre nous pour défendre un impie 1 Sommes-nous donc forcés d'obéir aux ordres d'un hérétique, de livrer nos grains à nos ennemis quand les fils de l'Eglise meurent de faim?.

Les capitaines d'Henri, saris le geste du roi, allaient se ruer contre l'insulteur, lorsque.Manon aussi les arrêta, et dit à Georges :

— Mon cousin, êles-vous prédicateur ou meunier?

— Manon I... se hasarda de répondre le gros Louis, tandis que la troupe du roi observait cette scène avec un nouvel intérêt... prenez garde! vous êtes trop prévenue en faveur du calviniste, prenez garde que je donne raison au fanatisme de mon cousin Georges !

— Etl'opinion'de Louis était-elle aussi celle de Jacques? ajouta Manon, sans daigner répondre à son gros amoureux, mais cependant d'un air de distraclion trop étudié pour la circonstance.

— Peut-êlre, reprit celui-ci en fixant sur la belle meunière des regards qui la firent frissonner; à moins que Manon ne se décide à dire à l'instant lequel de ses trois cousins elle préfère I

— Le temps est mal choisi, mes chers parents, pour me forcer, séance tenante, à aimer l'un de vous I car, cette fois, je ne suis pas seule à défier votre odieuse tyrannie;., et c'est à ce compagnon (la meunière fit un pas vers Henri), c'est à lui que je demande protection et justice contre une persistance qui, de votre part, devient une infernale cruaulé.

Manon, en ajoutant ces paroles, se reculait de plus en plus vers le groupe des capitaines ; le roi, par un manège contraire, s'était avancé vers la jolie meunière.

Sully, par des gestes d'impatience, accusait la mauvaise humeur que lui causait ce nouvel incident; alors Manon qui, à part elle, redoutait les représailles des rneur.iers, jeta ces paroles à Henri, en s'enfuyant derrière le groupe des capitaines :

— Sire, ne tardez pas davantage, ou c'en est fait de vous !

Georges et Louis, en voyant disparaître Manon derrière le groupe des capitaines, voulurent s'avancer vers elle, comme pour demander compte au roi de la fuite de leur cousine. Henri, entouré anssitôl de ses hommes d'armes, dit alors au fanatique :

— Ne pars-lu pas au couvent des Capucines?

— A l'instant, maître, reprit Georges en se ravisant.

Georges avait enfin disparu vers la porte du fond. Le gros Louis se disposait, en se glissant le long du. mur, à suivre le fanatique, lorsque'le roi lui barra le passage; Louis tressaillit, surtout à la vue de son cousin Jacques, dont le sourire lui révéla la satisfaction

satisfaction éprouvait à voir ses deux cousins (raqués dans leur propre demeure; le gros Louis, guidé par ses instincts d'avare, devina que la joie secrète de Jacques provenait de ses espérances sur Manon, sur la possession tant convoilée de ses trois moulins; Louis voulut, à l'aidedesa force athlétique, se débarrasser de l'étreinte du roi, mais il fut assilôt cerné par cinq gaillards qui lui coupèrent toute retraite; Henri, en retenant par son sarreau le gros meunier, lui dit :

— Un mot, mon fidèle meunier... Tu t'es si bien tenu à l'écart, durant notre lutte, que je tiens à le rendre agréable auprès de mon maître.

— C'est bien de l'honneur pour moi... fit le gros cousin, en lançant toujours des regards inquiets du côlé de la porte... Mais, sans vouloir offenser ni vous, ni les vôtres... j'appartiens à la ligue : bonne et fidèle monture nesutjamais mangera deux râteliers ; vous le savez, mes maîtres !

— Bah! répondit le roi, si la paille manque à l'un des râteliers... Voyons, ne soit pas si rétif, et fixe toi-même le prix que lu mets à tes services.

— Où est Manon? pensa le gros meunier, sans songer d'abord à répondre au roi.

— Eh bien ! tu te tais ? dit Henri d'un ton sévère, en se tournant d'un air de menace vers les capitaines!

— C'est pour aller loin? se décida à répondre le gros farinier.

— A unjqnarl de lieue, ajouta le roi ; et pour annoncer à tous les pauvres, à tous les vieillards que Mayenne a chassés de leur ville, qu'il y a désormais à Montmartre du pain pour eux !.. Pour leur dire, honnête ligueur, que le roi de France, mon maître! n'entend pas régner un jour sur un cimetière; qu'il veut dès maintenant nourrir jusqu'à ses ennemis, pour mieux les vaincre à force de bienfaits!... Sauras-tu au moins retenir ces paroles, si je les fixe à... cent écus?

— Cent écus! cent écus! répéta le gros meunier on écarquillant ses petits yeux, qui brillèrent comme des escarbouch 'S ; puis if reprit tout bas, en se consultant : Oui, mais Manon, où est-elle? El Jacques est de connivence, j'en suis sûre, avec cet abominable mangeur de porcs?

— Voyons, deux cents écus !... Voilà, j'espère un fort beau denier pour une si belle mission. Maintenant, j'ai fixé mon prix, il faut obéir.

Louis, placé entre sa cupidité et sa jalousie, ne savait plus à quelle décision s'arrêter; pourtant, lorsque ie roi sortit de sa poche un sac dé cuir d'où résonnait le son métallique des pistoles, les traits du gros meunier se dilatèrent spontanément; Louis, au bruit argentin que le roi de Navarre provoqua' en secouant le sac, n'y tint plus, et se jetant sur la bourse de cuir, qu'il arracha des mains d'Henri, il sortit en crianl: — Dans une heure, je vous le jure tous les affamés de Paris seront ici. '

Henri, dont le but secret élait de se débarrasser des trois cousins, voulut à son tour inlerpeler Jacques; mais ce dernier, plus agile, plus heureux que Louis, n'était plus là; profitantdu manège du roi pour décider l'avare à entrer dans son complot, il s'était adroitement fait oublier; masqué derrière l'excessive corpulence de Louis, il avait pu gagner la porte du fond de la chaumière. Quand le roi voulut se tourner du côté où il l'avait laissé, il ne vil plus, à ses côtés que le groupe de ses capitaines; il s'aperçut que Sully, tenant la clef de la porte, la tête penchée sur la serrure, écoulait le bruit des pas des meuniers; Sully, en se redressant dès qu'il n'entendit plus rien, dit au roi d'un Ion bref: —Votre Majesté n'a plus un.instant .à perdre; il faut qu'elle nous suive qu'elle rejoigne son armée, campée à Clichy: car elle ne doute pas des rigoureux devoirs que nous a imposés notre zèle pour la suivre malgré elle, sous ce déguisement, jusque dans ce bourg ennemi'.

Sully, en disant ces paroles, ne quittait pas la porte; il restait aux aguets, faisant signe à quelques


108

LE SALTIMBANQUE.

gens de sa suile de gagner la porte opposée, et d'entraîner le roi par leur exemple.

Henri parut hésiter à se rendre aux conseils de son rigide ami; il savail trouver en Bàssompierre un flatteur de bon conseil, prêt à caresser ses penchants; il se tourna donc vers celui-ci, et lui dit :

— Eh bien! mon capitaine des aventures, tu ne me réponds rien? Est-ce que sérieusement Sully a raison? Le péril est-il aussi grand qu'il le lui paraît dans son humeur de moraliste? le fou s'entend-il contre moi avec le sage?

— Puisque le sage, Majesté, nous a forcés ce soir, en nous affublant de ces habils.à rentrer clans notre rôle de fou, il faut bien que nous soyons de son avis.

Et Bàssompierre, en disant ces paroles, regarda d'un air narquois Sully, fort étonné de l'approbation du courtisan.

— Mais, quel danger me menace donc? Parlez!... parlez! reprit vivement le roi en se rapprochant de Crillon et de "Vilry, toujours silencieux.

Bàssompierre, pourtant, n'avait été de l'opinion de Sully que pour le jeter dans une nouvelle défaveur, et il ajoula:

— Rosny, qui, pour le salut de Votre Majesté, place autant d'espions autour devons qu'il en met dans les camps ennemis, vient de nous apprendre, sire, que le duc de Parme est à lvry, prêt à entrer dans Paris pour secourir Mayenne.

— Ah ! la belle nouvelle! fit le roi, puisque c'est gràco à ce malencontreux allié que, ce malin, nous avons fui do céans! . ■

— Enfin, ajouta'Bassompierre, monseigneur craint d'un instant à l'autre que Mayenne ne sorte avec ses Espagnols pour .envelopper votre armée; pour profiter petit-être de notre entreprise nocturne, dont madame Gabrielle est le prétexte. :

— Rosny sait pourtant que Mayenne, tant que nous serons près des murs de Paris, n'osera jamais sortir de la capitale ! •

— Voilà pourlant la cause de notre déguisement, et de l'assaut de cette caverne! Tant il est vrai, sire, qu'il n'y a rien comme un sage ami pour faire commettre aux plus fous des extravagances dans le goût de celles dont vous venez d'être témoin !

— Extravagances!... extravagances! reprit Sully avec impatience, qui pourlant ont sauvé Sa Majesté du poignard d'un obscur assassin!

— Allons donc, mon brave Sully, reprit Henri, est-ce qu'il y a jamais eu d'exemple qu'un roi de France soit mort'dans une chaumière?

— Pourtant, sans Crillon, sans Vitry, sans Bàssompierre lui-même, Votre Majesté risquait fort de jouer sa couronne au fond de cette misérable bicoque! D'un instant à l'autre, un traître de papiste peut nous reconnaître et nous dénoncer ! Sommesnous en force pour vous défendre? Je vous le répèle, sire.il faut partir; chaque minute de relard est un nouveau danger pour vous.

Sully s'adressait en même temps à Crillon et à Vitrv; ceux-ci, subjugés par l'air de pressante sollicitation du conseiller, se joignaient à lui pour entraîner le roi; mais Henri, se rappelant le double but de ses mystérieuses démarches, s'écria d'un accent plus désespéré que résolu :

— Et Gabriejle !... et Ma.... Il n'acheva pas, honteux déjà de la première syllabe qu'il venait de prononcer devant Sully; et, regardant Bàssompierre, il chercha dans ses encouragements un dernier espoir de lutte ou de tentative contre la sagesse de Bosny.

Bosny, poussé à bout, exaspéré des hésitations de son maitre, reprit vivement :

— Quand vous lasserez-vous donc, sire, d'affliger vos amis, en compromettant, par l'éclat de vos galanteries, le triomphe de vos armes, la bonne cause de votre droit ?

Henri était presque décidéà suivre Sully, convaincu bien plus par sa raison que par son autorité ; mais, blessé dans sa fierté par la dernière et brutale allocution

allocution son conseiller, il s'arrêta et se redressa tout à coup; son front se plissa, ses yeux s'illuminèrent; Crillon, Vitry, Bàssompierre ne virent plus alors un roi faible, irrésolu en face d'un courtisan, maitre de sa volonté ; mais le héros invincible, le récent vainqueur d'Ivry, qui répondit à Sully, déjà honteux de sa boutade :

— Maître Bosny, vous devriez savoir qu'il y a des hommes qui n'onl point assez de grandes qualités pour n'être pas obligés de cacher leurs faiblesses.

Sully, dans son zèle, dans son attachement trop excessifs pour son roi, avait tué lui-même son autorité en la faisant peser sans ménagement sur Henri ! C'était là où l'attendait le cauteleux Bàssompierre; aussi ce dernier n'oublia-t-il pas de faire remarquer à Vilry et à Crillon la confusion de Sully devant la prompte colère du roi; mais Henri, guidé par sa bonté native, mesura son emportement à la confusion de son conseiller; il ajouta en lui tendant la main:

— Allons, mon brave Rosny, pardonne-moi!... Ce n'est pas ta faute si tu ignores que le plus grand tort d'un roi qui veut être populaire, c'est de s'aliéner le coeur des femmes !... Mais parbleu I j'y pense, repritil aussitôt en se tournant vers Basscfmpierre, el avec ce sourire benoîtement expressif qui savait lui gagner les coeurs, il y a un moyen de vous mettre tous d'accord sur les chances de ma fortune.... c'est d'en décider, à l'exemple de nos pères, au jugement de Dieu!... Voyons, Bàssompierre, puisque tu as l'air do soutenir mes projets contre Sully, oseras-tu le mesurer, avec lui pour me fixer enfin dans mes irrésolutions? ,

— Je sais que Votre Majesté donne toujours raison à la folie, s'écria Sully ; mais, enfin, il faut bien finir par lui complaire !

Alors le conseiller s'avança au milieu de la chambre où se tenait Bàssompierre; guidé par cette représaille, qu'il cherchait depuis longtemps à exercer contre le complaisant de son maître, Sully étendit précipitamment ses bras vers son rival ; prêt à enlacer son antagoniste, il lui dit :

— Je vais prouver à Bàssompierre qu'il est encore un fou de lutter avec moi.

Mais celui-ci, pour l'éviter, avait prestement dévié de quelques pas ; puis, revenant avec vigueur contre lui, le dominant de toute la hauteur de sa grande taille, il saisit, enlaça de ses bras maigres et nerveux le corps trapu du conseiller; le- cercle des capitaines, des valets s'était formé autour des deux champions ; Bàssompierre, en dépit dès efforts désespérés de Sully, le coucha sur la terre aux grands ébatlements'du roi. des capitaines et des valets ; puis le vainqueur lendit courtoisement la main au vaincu, en lui répondant :

— Dieu a prononcé; Sa Majesté est libre, et c'est le sage qui a eu tort de se mesurer contre le fou !

— Oui, dit Sully, honteux de s'être laissé surprendre dans cette lutte inégale ; mais, pour ne faire repentir personne de nos billevesées, ne quittons pas Sa Majesté; restons avec elle puisque nous ne pouvons pas l'enmener, et, à la moindre alerte, souvenons-nous que nous avons tous été des imprudents de jouer ainsi avec la fortune de la France I

Sully, en secouant la poussière de ses habits, gagnait déjà la porte en plaçant à chaque coin de la chambre ses propres valets ; Henri, devant le nouvel acte dé Sully, resta stupéfait; Bàssompierre lui-même, qui ne savait pas heurter de front l'inébranlable entêtement du conseiller, paraissait aussi interdit que le roi; ce dernier lui dit, d'un ton assez impérieux :

— Si cependant, Rosny, j'ordonnai à toi et aux tiens de sortir, de me laisser seul?

— Nous aurions la douleur, moi et les miens, de vous désobéir, Majesté, reprit cette fois, d'un ion de profond respect et d'un air de grand sang-froid, l'impitoyable Sully.

Henri était dans un mortel embarras; il avait tout tenté pour être libre, rien ne lui avait réussi, et il connaissait trop son conseiller pour savoir que ses


LE SALTIMBANQUE.

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dernières paroles n'étaient pas, de sa part, de vaines fanfaronnades; Henri traduisait déjà sa mauvaise humeur, son embarras, par des signes d'impatience qui stupéfiaient tous les capitaines, mais non Bosny. Ce fut en ce moment que la porte du fond de la chaumière s'ouvrit de nouveau, et que Jacques parut sur le seuil.

— Eh bien ! mon compagnon, s'écria le meunier en s'adressanl directement à Henri, ne voulez-vous donc pas finir avec moi le marché de ce malin; les sacs et les moulins attendent, venez !

Les capitaines, sur un signe de Sully, voulurent encore accompagner le roi ; Henri les arrêta.

— Mes amis, attendez-moi dans cette salle; ce marché me regarde; quant à toi, Sully, reprit-il de ce ton ferme qui ne souffrait pas de réplique, — je t'ordonne aussi de rester.

Henri, sur ces dernières paroles, avait vivement, et par prudence, refermé la porte; il montait déjà l'escalier, conduisant à une pièce supérieure, lorsque Jacques, resté au bas des premières marches, dit au roi :

— Montez dans cette chambre, vous trouverez la croisée ouverte; au bas de la croisée, une corde pour vous aider à-fuir tout importun; et dès que vous serez libre, venez me rejoindre aux moulins.

Henri s'arrêta, fort étonné du conseil de Jacques ; c'est qu'il était, à la fin, anéanti des bons offices de plus en plus problématiques de son guide étrange ; néanmoins, il se décida à monter seul l'escalier, et le roi ne put s'empêcher de se dire, en entrant dans la chambre, avec cette insouciance gasconne qui lui était familière : — Pàque-Dieu ! voilà, si je ne me trompe, un rival bien complaisant; il ne me fait rien oublier! jusqu'à la corde nécessaire pour aller rejoindre sa fiancée. 11 se dirigea vers la fenêtre, où appendait en effet jusqu'à terre une corde solide, blanche de farine. Henri, avant de s'élancer dans l'espace, chercha dans la nuit à découvrir la place du moulin où l'attendait Manon ; un rayon lumineux partit tout à coup du faîte du moulin lant cherché par lui ; il éclaira, comme par enchantement, lebâliment ailé, caché d'abord dans la pénombre : Manon avait-elle deviné la pensée d'Henri ? avait-elle vu, de sa petite fenêtre, le visage du roi encadré par les rayons intérieurs de la chambre?

Henri allait s'échapper par le seul chemin qui lui était offert, lorsqu'il vit passer le groupe de ses capitaines; il reconnut la voix de Sully, qui disait à Bàssompierre :

— Monseigneur, ne perdons pas une minute ; je vous dis que le roi a profilé de son enlrevue avec ce meunier pour rejoindre sa Gabrielle ; rendons-nous à l'abbaye des Capucines. Puis, après un instant de silence, il entendit Crillon, qui lui répondait :

— Plus bas !... plus bas, monseigneur; ne voyezvous pas ces espions qui nous observent?

Henri, en effet, après la fuite de ses capitaines, allait se pendre aux noeuds de la corde, lorsque deux voix connues le retinrent encore à la fenêtre : ces voix étaient celles de Jacques et de son valet, tant bafoué, tout à l'heure, parle gros cousin.

— Ainsi, disait Jacques au valet, de la croisée — où tu étais placé, tuas tout vu, tout entendu?

—Oui, maître ! et, sur mon honneur, c'est la vérité !

— C'est bien ; cours d'abord à l'abbaye des Capucines, et ne t'y arrête que le lemps nécessaire pour ne pas perdre de vue mon cousin à. la Baslelière.

— C'est chose faite!.... maître!

COMMENT UN BOI P;UT N'ÊTRE QU'UN MAUVAIS HEU.MER.

Henri, étrangement étonné des paroles de ces deux hommes, s'était peu à peu retiré de la fenêtre; l'oreille collée contre les pierres de son embrasure, il attendit, tout en écoulant, pour se remettre à la croisée, que Jacques et son valet se fussent séparés ;

le roi, en face de la lumière obstinée du moulin, excilé de plus en plus dans sa passion par les événements qui pour ainsi dire, gravitaient aulour de lui, sauta sur la corde; en un instant il toucha la terre; mais à peine fut-il à quelques pas de la maison, qu'il se rencontra avec Jacques.

— Vous?... encore vous? s'écria le roi, désagréablement surpris.

— Sans doute, mon compère... reprit Jacques d'un air impassible; puisque vous êtes seul, que vos amis vous ont quitté, ne vous faut-il pas quelqu'un pour vous aider à sortir les sacs des moulins ? Eh bien I me voilà... moi, prêt à vous servir.

— C'est pousser trop loin la complaisance! ajouta le roi sur le même ton, en se dirigeant vers le bâtiment éclairé par le falot de Manon. '

Mais Jacques l'arrêta :

— Où allez-vous donc, mon compère?

— A ce troisième moulin que vous voyez là-bas... et qui est éclairé.

— Pourquoi faire?... puisqu'il est vide? Venez avec moi.

Et Jacques, en entraînant Henri, ralluma sa lanterne à la lampe pendue à la cheminée de la chaumière; puis il dirigea les rayons de son falot vers le monlin de Manon; le roi le vit en effet entouré de sacs nombreux amoncelés à sa base.

— Malédiction ! s'écria le roi avec dépit. Bientôt il se contint et suivit Jacques, tout en ne perdant de vue aucun de ses gestes; arrivés tous deux au bâtiment opposé à celui de la meunière, Henri s'arrêta; il se demanda si Jacques, dans toute cette comédie, n'était pas, depuis longtemps, le mystificateur de sa passion ? Alors le meunier, déjà au haut de l'échelle du moulin, dit à Henri :

— Eh bien! à quoi songez-vous donc? Le roi, ce me semble, n'est pas pour si longtemps à Clichy que vous perdiez ainsi votre temps? Le duc de Parme va, dit-on, faire user au huguenolplus d'une paire de chausses de Paris à Pau I... Allons... allons ! dépêchons-nous.

— Vraiment? reprit le roi, qui ne pouvait s'empêcher de sourire à cette boutade de Jacques, qui augmentait encore ses soupçons. Tout en montant à son tour sur l'échelle, il répondit au meunier : — Vous détestez donc bien le prétendant, mon maître?

—Moi? reprit Jacques, en ayantsoin de laisser passer le faux meunier le premier dans le soubassement du moulin,— moi détester le roi? Jésus 1... Mais je suis un trop pauvre sire pour détester un homme d'une aussi haute lignée ! D'ailleurs, le prétendant est un assez bon homme; à mes yeux, il n'a qu'un tort.

— Ha!... et quel est ce grand tort, à votre idée?

— Celui de croire trop à sa fortune et de ne pas se défier assez du poignard de ses ennemis.

— Bahl... fit le roi en prenant machinalement un sac que Jacques lui faisait signe de lui charger sur les épaules ; mais si mou maître agit ainsi, c'est que, probablement, il ne vent pas rendre sa vie pire que la mort?

Henri, en disant ces paroles, tout à ses remarques sur Jacques, qui confirmait, par ses réponses, ses récents soupçons, avait laissé tomber le sac que lui avait assigné le meunier; celui-ci, en voyant le sac rouler par lerre, jusqu'à ses pieds, s'écria en ne ménageant pas la dignité de son illustre rival :

— Par la mort-Dieu ! voilà un singulier meunier ! Est-ce ainsi qu'on prend dans ta province un sac de farine pour le charger sur les épaules d'un compagnon? Tiens, regarde, ajouta Jacques en déposant sa lanterne sur un'des rangs des nombreuses poches de blé, voilà comme on charge un sac !

Le farinier prit alors aux deux extrémités la toile pleine de farines, qu'il leva tout à coup comme une plume sur le dos, alors courbé du roi. Celui-ci, qui, avec une inLention hostile, regardait depuis quelques secondes les lanternes de son compagnon, fit brusquement un demi-tour pour esquiver le-fardeau,


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LE SALTIMBANQUE.

car Henri sentit, malgré son incognito, que son rôle prenait une tournure par trop compromettante, au point dé Vue de sa dignité; aussi, par la prestesse et la circonvolution du roi, Jacques et son sac allèrent-ils fouler, l'un portant l'autre, sur le plancher, el se pèrdifeni-ils sous un nuage de farine, dont Henri profila pour renverser la lanterne, glisser comme un reptile jusqu'au bas de l'échelle, laissant Jacques maugréer, tempêter dans les ténèbres.

—• Maladroit I triple maladroit! criait-ii; viens donc au indins à mon aide.

Mais, de l'extrémité opposée de de moulin, brillait un rayoti dé lumière échappée de la fenêtre de Manon; "aussi le roi fut-il sourd aux malédictions de Jacques ; tout à ce rayon tentateur, Henri se guida vers le moulin de là tendre mei nière, qui, impatiente, sans doute, dans son ambitieux amour, répétait encore ces quatre vers de Gabrielle :

Notre-Dame dit BoUt-du-Pont,

Annels et colliers, je te jure, - , Si tu bailles vaillant .garçon

A la fille qui't'en conjure.

Le roi,'le coeur gros d'espérance, doublement heureux d'avoir échappé à tant d'entraves, se dirigeait avec une prudence excessive vers le moulin de Manon, Craintif si près d'un bonheur qu'un nouvel incident pouvait faire évanouir.

Henri, après des détours inouïs poUf mieux se déguiser dans l'ombre, n'était plus qu'à dix pas de l'échelle du moulin de la meunière; déjà il s'avançait pour placer un pied discret sur l'échelle du moulin, lorsqu'il se heurta contre un nouvel obstacle ; il leva les yeux; chose, incroyable! il vit encore Jacques! l'infernal Jacques, qui, deboul contre l'échelle, d'un air froid et résolu, lui barra de nouveau le passage.

Henri' se crut alors le jouet d'un rêvé mdqueui'j d'une hallucination menteuse; il se frotta lés yeux ; mais, aux lueurs vacillantes de la lanterne, il reconnut la figure impassible du meurtier :

— Toi! encore loi? s'écria le roi avec ragé.

— 11 me semble que vous m'avez donné assez d'avance sur vous, pour que, malgré ma chute , je ptiissè vous rejoindre sans trop îirië presser? reprit Jacques les bras croisés, sans bouger de l'échelle.

Uli! cette fois, misérable meunier, tu lassés ma patieriéè!... cria Henri, ivre de fureur.

— Vdtis avez raison , sire! — ajouta vivement le meunier d'un air digne et solennel, et qui aperçut le roi se reculer tôiit a coup, plus surpris que furieux, en se voyant ainsi découvert! —Oui, vous avez raison de vous emporter contre un obscur paysan qui ne sait, lui !... que défendre l'honneur de sa fiancée, car ce que j'ose, moi, pauvre hère, contre un. roi comme vous, plus d'un grand seigneur de votre suite ne l'a pas osôl... C'est, en effet, bien de l'audace, de ma part,, sire, de me mesurer avec un roi qui prouva à M. do Liaiicoùrl, lé mari de Gabrielle, qu'il n'avait ni le droit ni le pouvoir d'aimer sa légitime amante? Que voulez-vous? je ne suis, moi, qu'un pauvre paysan, ignorant jusqu'aux droits de son état, lie consultant que les lois delà nature pour défendre son amour et son bien!... Du reste, vos gentilshommes trouvent sans douté dans votre libéralité des Compensations en vous livrant leurs femmes; moi, sire, je n'en trouverais pas en vous livrant Manon 1

Henri était atterré; il se sentit humilié devant l'énergie ëL le grand sens des paroles dû meunier; le roi de Navarre, malgré l'avanLage qu'avait sur lui un obscur paysan, sut gré cependant à celui-ci d'avoir tout entrepris, dans ses manèges d'amoureux, avant do forcer son auguste rival à jeter son masque !

— Ainsi, balbutia Henri per.danl que Jacques, à son tour, prenait le pied de l'échelle,-— ainsi tu m'avais reconnu... tu savais tout?

— Oui, Majesté, dit Jacques en dissimulant un sourire, et, pour le repos de madame Gabrielle, dont je défends aussi les intérêts.

— Si... pourtant; je montais malgré toi à ce moulin, si j'osais...

— Je sais que vous pouvez vous débarrasser de moi; je sais que, d'un mot, vos hommes d'armes, déguises en meuniers, m'entoureront,- me bàiiionnerb'ht, me tueront... si vous l'ordonnez! je sais enfin que Vous avez le pouvoir de marcher sur mou cadavre... Mais je connais aussi voire coeur, sire; il est incapable d'une traîtrise; l'honneur pour vous est nioiiis placé dans votre droit que dans voire force! Et, tenez... faites-nioi mentir, si vous ,1'osez... tenez, je vous laisse cette fois le passage libre !. .

Jacques, eh.effet, se relirait dé i'ëcheliej et il montrait du doigt à,Henri la fenêtre éclairée de Manon. Le roi fut stupéfait, étourdi par tant de délicatesse, qui visait si juste, si habilement au but où. voulait atteindre le meunier;'Henri se recula donc de nouveau, mais non sans jeter Un regard dé regret vers ie falot sùspeiidU à la fenêtre'de la; meunière !

— Tu. as ëdraison, véntre-sainl-gris! repritenfin le roi, de féiré appel à ma générosité; c'était peut-être là Seule chance que tu eusses contre ma passion pour ta jolie fiancée.

— Oh! j'eii avais une autre, fit Jacques, déjà sur l'échelle, en profilant ainsi des paroles et des actions du roi.,

— Vraiment? s'Ôcfja celui-ci, qui poussail. alors la complaisance jusqu'à tenir lés étais vermoulus de l'échelon pouf aider Jacques dans son trajet*

— Ah ! tii tenais oiicôre en réserve un autre moyen de me faire quillof là place f

— Oui, sire, et ce moyen, ajouta le meunier on se retournant, un pied sur,l'extrémité de l'échelle, tandis qUe l'autre poussait porte du moulin^ et ce moyen eût été pour moi une représâiile de plus, si vous n'aviez pas voulu que je vous remplaçasse à ce rendez-vous; apprenez, maintenant, que pendant que vous conspiriez contre l'honneur de ma fiancée, pendant qu'on attentait, malgré moi, à vos jours, un autre crime se méditait ici.

— t|n autre crime?... dit le roi en se relevant brusquement.

, — Qui; sire, un autre crime, car, en Ce moment; Georges Daubray fait parvenir à la supérieure dès Capucines, mademoiselle d'Aubefvillëfs, un poisdn qui, en lui donnant la mort, livre aussitôt madame Gabrielle au pouvoir de l'Espagne.

—Tu mens I... tu mens!..-, fit le roi en s'avançant de nouveau contre Jacques, en escaladant les étais vermoulus de l'échelle.

Lé meurnief-, qui, aux lueurs du falot, aperçut les traits bouleversés du roi, qui lut sa profonde anxiété écrite sur sa mâle figure, le meunier hésita à lui répondre, il eut piliê d'Henri; mais se rappelant à son tour les angoissés qu'il lui avait fait subir, Jacques lui dit avec Un sourire amer : — N'est-ce pas, sire, que c'est un ingénieux meyen do s'attaquer à votre fortune? Puisqu'on ne peut vous terrasser par les armes, on vent du moins, à l'exemple dû chef des Philistins^ vous vaincre par l'amour !

— Encore une fois, lu mens...'tu mens !... s'écria le foi avec une telle violence, que, cette fois, Jacques eut pilié du foi.

— Sire, il en est lemps encore, courez vite, courez jusqu'à l'abbaye ; mais vous n'avez pas une minute à perdre si vous hë voulez que l'abbôsêe des Capucines ne soit punie par Georges le fanatique de son hospitalité à l'égard de madame Gabrielle.

Le roi, d'abord au comblé du désespoir, se contint tout à coup; il se rappela les. paroles du meunier à son valet; ces paroles incohérentes que tous deux avaient échangées, près de la maison du cousin, eurent pour lui un sens révélateur; Henri.se dit que son rival, sans doute, avait prévu un danger que sa présence pouvait prévenir à tout jamais. Pendant que le roi se faisait cette réflexion, qui éclaira sa pensée, Jacques entrait au moulin;-le meu-


LE SALTIMBANQUE.

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nier resta un moment comme perdu dans une obscurité complète.

— Est-ce vous, sire ? dit bientôt une voix douce et tremblante, qui sortit du milieu de la nuit, et le coeur de Jacques bondit dans sa poitrine au son argentin et harmonieux de la voix de Manon; l'heureux rival du roi s'empressa de se guider vers le côté où il venait d'entendre la peureuse coquette ; il s'écria en contrefaisant le mieux qu'il put l'accent béarnais : . . -

— Oui, belle Manon, c'est moi ! En même temps la main de Jacques rencontra le bras replet, la main soyeuse de la jolie meunière; alors l'obscurité lui sembla tout rempli de rayons; un frisson de volupté courut dans tout son être ; et, en sentant si près de lui sa fiancée abusée, il n'eut plus de paroles, plus d'arrièrc-pcnsôes; celle-ci, honteuse, presque repentante même en se croyant au pouvoir du roi, résolut de lutter contre les étreintes du farinier; mais ce dernier ménageait avec d'autant moins de façon sa tendresse, que, "sans s'en rendre compte, il se vengeait à la l'ois de Henri et des anciens dédains de sa cousine; Manon, en se dirigeant vers le faîte du moulin, lui dit avec celte étrange signification d'une amante eu émoi :

— Ah ! sire, vous me récompensez bien mal de mes services; vous abusez singulièrement de vos avantages... Mais si je suis descendue do nia chambre, c'est que mon-anxiété pour vous redoublait encore par les lenteurs de votre retour!. . Ah ! sire! que pensez-vous donc de moi ?

Jacques, en homme prudent, ne souffla mot, lorsqu'un bruit formidable de voix éclata sur mille tons différents el ébranla en même Lemps toutes les charpentes du moulin. Ces voix, ces clameurs, ces cris, d'enthousiasme se résumaient par ces mots : — « Vive le roi! vive le hou Henri! vive notre sauveur! » Manon, qui déjà était sur l'escalier conduisant à sa chambre, pour mieux se défendre, a la lumière, contre le hardi ravisseur, s'arrêta tout à coup; d'une voix pleine d'épouvante, étranglée par la stupeur, elle dit à Jacques, qui ouvrait, devant elle la porte de celte chambre :

— Mais vous n'êtes dope pas le roi, vous?

— Non, Manon, reprit résolument le meunier sans déguiser cette fois c-on organe ; mais, désormais, vous m'appartenez,plus qu'au roi.

Alors on entendit'du dehors les nouveaux cris de la foule, qui répétait toujours : — «Vive Henri ! vive le vainqueur des traîtres! le sauveur des bons Français ! »

Manon, restée sur le seuil de la porte, ne savait plus quelle contenance tenir; ses doigts seulement tourmentaient avec colère les plis de son corsage I et Jacques, debout devant sa jolie cousine, semblait jouir impitoyablement de son embarras.

La meunière, remise bientôt de sa stupeur, lança de son ardente prunelle un terrible regard sur Jacques; mais à l'air de crainte, de tendre supplication dont se .couvrirent subitement les traits du meunier, Manon s'apaisa; elle peiisa que Jacques était le seul témoin de sa mystification ; elle lui abandonna sa main et lui dit :

— Jacques!... c'est un tour infernal ! mais je vous le pardonne.

— Oh! merci, Manon... merci, ma femme ! s'écria Jacques en entraînant la meunière vers une fenêtre. Si vous tenez à voir le roi, il est en ce moment bien près de nous, béni par tous les pauvres de Paris, qui se jettent à l'envi sur nos sacs de farine.

— Oh ! non! non ! s'écria Manon, confuse, en se reculant avec épouvante jusqu'à l'extrémité de lachambre.

— A votre aise, ma charmante cousine, ajouta le meunier, dont tous les desseins n'étaient pas encore accomplis; prenant alors la lanterne placée d'abord en dehors de la fenêtre, qui avait servi de signal au roi, il se pencha sur la croisée; il couvrit des feux de

son falot l'étrange spectacle qui se déroulait à ses pieds; durant ce manège, Manon s'était échappée de la chambre et descendait avec mystère de l'escalier du moulin.

Jacques, tenant toujours sa lanterne suspendue dans l'air, à califourchon sur le febord éiroit de la fenêtre, aperçut tout à coup une cohue de haillons, de membres étiques, de figures hâves et caves qui couvraient une partie de la butte ; cette multitude fantastique, qui grouillait jusque dans les limbes de la nuit, pressait, enlaçait avec ardeur Henri, pâle, suppliant: cette fourmilière de têtes hétéroclites se massaient, pour ainsi dire, autour du roi, qui, éclairé par la lanterne de Jacques, laissait lire à celui-ci toute son anxiété, car, en aucune façon, le visage de Henri n'était le reflet de l'épanouissement de cette foule de mendiants, d'affamés, qui pourtant paraissaient accoulumés à insulter qu'à bénir !

— Mes amis! s'écriait le roi, puisque vous m'avez reconnu, ne perdez pas un temps, si précieux pour vous; par grâce, je vous en prie, imitez vos frères, emparez-vous de ces sacs... ils sont à vous!... C'est assez de reconnaissance... laissez-moi sur-le-champ me rendre au couvent des Capucines; laissez-moi déjouer la trahison de mes ennemis ; laissez-moi passer, mes amis, au nom de cette vive affection que vous me témoignez ?

Mais plus le roi parlait du danger dont le menaçaient ses ennemis, plus la cohorte des mendiants se resserrait encore; mille bras étiques l'entouraient, mille mains décharnées s'accrochaient à ses habits-; le roi, malgré lui, en dépit de tous ses efforts, ne pouvait faire un pas devant cette muraille humaine.

Jacques vit un grand vieillard enlacer de ses bras noueux le corps d'Henri; il l'entendit s'écrier à la foule:

—. Non !... non I... nous ne quitterons pas ainsi notre père!... Au moment où il nous rend la vie, nous devops la lui consacrer pour protéger, pour défendre notre roi... N'est-ce pas, mes amis?

— Oui!... oui! s'écria la fouie, accrue encore de nouveaux arrivants qui, des autres moulins, venaient de se partager les sacs de farine.

— Oh ! Gabrielle, ma tendre Gabrielle ! reprit le roi les mains jointes, pressé de partout, et d'une voix lamentable que, seul, Jacques entendit, — c'est moi ! c'est moi qui vous ai perdue !

— Oui, tenons-le bien, ajouta à Son totir un paralytique qui, en dehors de la foulé, se joignit au vieillard pour cerner le malheureux Henri, car nous ne pouvons pas laisser aller à la mort notfe bienfaiteur, notre véritable, notre seul roi... à nous 1... Et voyez-vous ce traître? (Alors Jacques aperçut, derrière le visage de parchemin du paralytique; la figure rougeaude de son cousin, se dissimulant de plus en plus sous son sarreau blanchi.) Eh bien ! ce traître, ajouta le mendiant, ne voulait-il pas nous l'aire accroire que c'était Mayenne qui nous payait ses vivres, lui, l'affameur dès Parisiens! le gourmand de taxes et d'impôts ! lui qui, au contraire, nous a rejetés loin des murs de noire ville, le digne allié des Espagnols ?

— A mort!... à mort le traître!., hurla la foule. Henri se remit tout à coup de sa vive anxiété, car,

aux lueurs de la lanterne, il aperçut un groupe de bénédictines descendre enfin d'un tertre de la butte et s'avancer vers lui; et, au milieu de ce groupe solennel, silencieux, il vit se détacher une ligure séraphique, empreinte d'une majestueuse sérénité; c'était le jeune Jet charmant visage de Gabrielle, qui rayonna aussitôt comme une auréole divine jusqu'au coeur du roi; à cô:é de ce visage, Henri reconnut les traits plus austères de l'abbesse des Capucines, et, derrière les nonnes qui entouraient ces deux femmes, les capitaines déguisés.

— Oh! elle est sauvée! s'écria le roi, qui, après avoir levé ses mains au ciel, les laissa retomber celte fois sur les lèvres des mendiants, groupés à l'envi autour de lui.


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LE SALTIMBANQUE.

Jacques, toujours grâce à sa lanterne, aperçutencore dans le groupe, des capitaines Georges le fanatique, Georges, garrotté, dont les yeux flamboyants cherchaient encore le poignard qu'on lui avait arraché.

; L'abbessc d'Aubervillers quitta la main de madame d'Estrées, et elle se fit un passage à travers tous les mendiants qui se signèrent devant elle en disant : -

— Sire, ce misérable... et elle montra Georges garrotté au milieu des faux meuniers, ce misérable, après avoir fait tourner mon troupeau contre moi, voulait-attenter à ma vie; mais Dieu, qui bénit vos armes, n'a pas permis cet odieux attentat ! Je vous rends donc madame d'Estrées, Majesté, puisque le fanatisme de vos ennemis ne la met plus en sûreté même chez des catholiques ; de loin comme de près, je prierai Dieu pour vous,'sire, ainsi que pour l'homme, pour l'inconnu qui nous a fait avertir des dangers qui nous menaçaient !

Le roi,'en s'inclinant vers l'abbessc, s'était mis presque à genoux devant elle; les mendiants ne< gardaient contre Henri qu'une rancune, celle que" -leur avait inspirée la ligue contre l'hérétique prétendant; aussi ne purent-ils s'empêcher de faire éclater leur enthousiasme à la vue de l'adroit huguenot, agenouillé devant une abbesse.

- —"-Vive le roi ! cria d'une même et formidable voix la foule, et dont les échos durent retentir jusqu'au delà des murs de Paris. -• : ; — Mais qui donc m'a trahi? hurla avec rage le fa■natique, après ces cris, toujours tenu en respect par -deux meuniers, qui n'étaient autre que Sully et Bàssompierre;.— qui donc m'a trahi ? ,: —Moi! mon doux cousin!.;, s'écria Jacques, en balançant sa lanterne sur les mille 1 fêlc'à.qui se le'vè■rcril fout à coup, fort intriguées à l'aspect du farinier à la luéarne de son moulin.

— Toi ?... dit Georges en cherchant à rompre ses liens pour s'élancer vers Jacques; mais celui-ci, aux grands ébaslemenlsde la foule, se contentait de répondre à la fureur de Georges en faisant miroiter sur son visage fiévreux lés rayons obliques de sa lanterne.

— Oui,moi!... reprit Jacques,-moi, le pauvre hère qui n'avait pas de quoi payer à Manon une cornette, un ruban aux fêtes de Pâques ; moi à qui l'on ne refusera plus la main de notre cousine, ni les trois moulins qui appartiennent à son mari.

— C'est faux!... c'est faux!... hurla le gros Louis qui,'étant parvenu à se débarrasser de ses cordes, menaça Jacques'du-poing.

Le cousin se contenta de se moquer, avec les mendiants, de la fureur de ses deux rivaux.

Le roi et Gabrielle s'étaient alors rapprochés l'un de l'autre. Etrangers à cette discussion des trois cousins qui semblait si fort amuser la populace, ils se livraient à la joie de la reconnaissance et de l'amour; mais bientôt une voix timide et caressante vint frapper les oreilles des deux amants. Gabrielle el Henri se retournèrent ; ils virent en face d'eux, devant les capitaines déguisés, devant l'abbesse et ses nonnes, la tendre et confuse Manon qui venait do s'échapper de sa volontaire prison ; elle se jeta aux pieds d'Henri, d'un air si confus, que la tendre Gabrielle en eut pitié; aussi Manon, qui lut celle

pitié sur les traits de celle dont elle avairvoulu faire sa rivale, se cacha-t-elle la tête dans ses mains.

—-Sire, dit Manon qui (entait de se réhabiliter aux yeuxdu roi,— mon plus grand désir, en effet,est d'épouser l'homme qui, dans la personne de Sa Majesté, a ce soir sauvé la France.

— Et qui a sauvé aussi la belle Manon... n'est-ce pas? ajouta le roi en souriant; puis l'abbesse des capucines, en tendant la main à Manon, en regardant d'un air rien moins qu'évangélique les deux paysans garrottés, reprit aussitôt :

— El en raison des services que Jacques nous a rendus, nous renonçons aux redevances que nous payait Manon lous les ans; ce sera son cadeau de noce.

Jacques, à son tour, était descendu de sa retraite aérienne. Manon, en sentant auprès d'elle son fiancé, osa enfin regarder Gabrielle; l'éclat angélique de douce majesté, qui brillait sur son visage souriant, fit comprendre à la meunière qu'elle avait eu tértril'âvoir voulu lutierun moment avec la maîtresse du'roi. Henri, prenant enfin la main de Gabrielle, donna, à son cortège, grosslde la foule des mendiants, le signal du départ.

— Sire, dit alors le vieillard, à la'lê'e des pauvres, pour la plupart blancs de farine, couverts de sacs de blé, sire, nous permeltez-vous de vous faire l'escorte, avec nos prisonniers, jusqu'à Clichy, jusqu'à votre armée; car nous tenons à prouver que si vous partez de Paris, son peuple, du moins, est avec vous contre l'étranger qui l'y chasse I

Sur un signe affifmalif du roi, des éclairs de joie, de reconnaissance élincelèrent dans lous les yeux. Le cortège du prélendanNuyard, suivi de lous les mendiants de Paris, descendit alors de la butte aux cris réitéfés'de « Vive le père du peuple ! vive le roi de Frartce! » ■ ' -

- — Eh bien, $J#nç-n, disait Jacques qui, avec l'abbesse et ses nonnes, suivait le chemin opposé du côté du prieuré dès Capucines, — eh bien, vous le voyez, vous l'enlendez, Dieu n'abandonne'pas tout à faj|t, en dépit de nosdeux cousins, les partisans du roi hérétique? . . "

Manon se contenta de répondre à ces'paroles par un regard d'indéfinissable tendresse. Une femme sait être reconnaissante à l'amant qui oubie de lui rappeler, pour mieux lui plaire, ce qui fait auprès d'elle son pouvoir et §â force !

Le roi, toujours en marche, éclairé par les torches des faux meuniers, ses capitaines, suivi de mille mendiants, disait à,Sully, en lui montrant la foule déguenillée qui composait lé plus gros de son escorte :

—Sully, j'ai remporté aujourd'hui une plus grande victoire que celle d'Ivry, et pour quelques sacs de farine, je me suis attiré. tous les coeurs des bons Parisiens.

Bàssompierre, se penchant à l'oreille de Sully pour ne pas être entendu de Gabrielle, murmura : — Je sais qui a plus gagné aujourd'hui que le roi à cette belle victoire.

— Qui donc? répéta à deux fois le vertueux Sully, qui n'avait rien deviné dès intrigues du roi, — qui donc? •

. — Mais madame Gabr^JIfr^TPEstréçs !... ventresaint-gris I dit plus bas eiîaoiè^raÔrftU^ssompierre au grave Sully. A\v- %? '<A

FIN.