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Titre : Du commerce des peuples de l'Afrique septentrionale dans l'antiquité, le moyen âge et les temps modernes, comparé au commerce des Arabes de nos jours : ouvrage faisant suite à la "Question d'Alger en 1844" / par M. Mauroy,...

Auteur : Mauroy, P. Auteur du texte

Éditeur : au Comptoir des imprimeur unis (Paris)

Date d'édition : 1845

Sujet : Commerce -- Afrique du Nord -- Histoire

Sujet : Algérie -- 1830-1962

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb30912658k

Type : monographie imprimée

Langue : français

Format : 1 vol. (XI-199 p.) ; in-8

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Description : Contient une table des matières

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k57885626

Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 8-LK8-369

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 26/04/2010

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DES PEUPLES

DE

L'AFRIQUE SEPTENTRIONALE


IMPRIMERIE D'E. DUVERGEH,

RUE DE VERNEUIL ., N° 4.


DES PEUPLES

DE

DANS L'ANTIQUITÉ, LE MOYEN-AGE ET LES TEMPS MODERNES

COMPARÉ

AU COMMERCE DES ARABES DE NOS JOURS

OUVRAGE FAISANT SUITE

"A LA QUESTION D'ALGER EN 1844"

PAR M. MAUROY

MEMBRE DES SOCIÉTÉS GÉOGRAPHIQUE ET ETHNOLOGIQUE.

« Le trafic donna naissance à Cartbage, le trafic

« lui donna l'accroissement, et la rendit si puis«

puis« qu'elle disputa longtemps à Rome l'empire « du monde, »

HUET, évêque d'évranehtt.

PARIS

AU COMPTOIR DES IMPRIMEURS-UNIS

QUAI MALAQUAIS, N° 15

1er Dec. 1845.



TABLE DES MATIERES.

Pages.

AVERTISSEMENT................................... VII

AVANT-PROPOS........................................ IX

CHAPITRE Ier, Du commerce des Carthaginois avec l'Afrique en

général............................ 1

§ Ier. Du Commerce de terre des Carthaginois avec l'intérieur de l'Afrique............................ 7

§ II. Du commerce maritime des Carthaginois avec les

côtes de l'Afrique occidentale...................... 16

CHAP. II. Du commerce des Romains, des Vandales et des Grecs

de Constantinople avec l'intérieur de l'Afrique..................................... 25

CHAP. III. Du commerce des peuples du moyen-âge avec le

nord et l'intérieur de l'Afrique............................. 36

CHAP. IV. Du commerce de l'Afrique septentrionale dans les

temps modernes................................ 51

CHAP. V. Du commerce des Arabes de nos jours avec l'Afrique

septentrionale et centrale................................... 61

CHAP. VI. Conclusion............................. 74

NOTES.

NOTE A. Des voyages maritimes des Phéniciens. .......................... 85

NOTE B. Des mines de Carthage............................ 88

NOTE C. Du lac Tritonide.......................... 97

NOTE D. Des caravanes carthaginoises. ........................... 102


VI TABLE.

pages.

NOTE E. Du périple d'Hannon........................ 112

NOTE F. Du traité de 1270 avec Tunis.......................... 121

NOTE G. Des navigations portugaises autour de l'Afrique............................ 128

NOTE H. Des voyages de Léon l'Africain........................... 132

NOTE I. De l'administration espagnole en Afrique............................ 139

NOTE J. Des pirates barbaresques.................................. 144

NOTE K. DU sahara algérien............................. 149

NOTE L. Des voleurs du Désert........................... 156

NOTE M. Des principaux objets d'échange................................ 174

APPENDICE. Lettre de Ghadamès......................................... 183

ERRATA.

Pages 17 et 18, passim, au lieu de Renell, lises : Ronnel. 23, note 1, au lieu de Edimburg, lisez : Edinburgh. 67, ait lieu de SALLUSTE, Guerre de Jugurlha, parag. 78, lisez parag.

parag. 198 et 199, au lieu de JAMES ROBINSON, lisez : JAMES RICHARDSON.


15 novembre, 1845

Cet ouvrage est lé résumé de beaucoup d'autres : j'ai essayé de faciliter des recherches qu'on ne peut faire qu'en consultant un grand nombre de livres. J'ai donc recueilli dans tous les anciens et dans presque tous les modernes ce qui regardait le commerce de l'Afrique septentrionale ; j'ai terminé mon travail en consultant les documents précieux que vient de fournir l'exploration scientifique de l'Algérie 1, et je livre au public un véritable MANUEL clans lequel il trouvera l'en51).

l'en51). I, II et III, publiés par ordre du gouvernement; Paris, 1844.


vin AVERTISSEMENT.

semble de tout ce qui a été écrit sur un sujet qui l'intéresse. J'aurais pu certainement mettre au jour un gros volume; je ne l'ai pas voulu, préférant me rendre utile. Puissé-je avoir réussi 1 !

(I) Quelques personnes ont bien voulu me communiquer plusieurs documents entièrement inédits sur l'administration espagnole en Afrique, et tirés soit des archives particulières du cabinet de Madrid, soit des bibliothèques des couvents espagnols : je les prie de recevoir ici l'expression de toute ma reconnaissance.


J'ai raconté, dans un précédent écrit *, combien il avait fallu d'efforts, de patience et de temps aux Romains pour parvenir à l'empire de l'Afrique septentrionale. Rapprochant les époques et les événements, j'ai démontré que deux siècles s'étaient écoulés avant qu'ils eussent conquis le pays, que le pays même une fois conquis ne leur avait offert qu'une possession souvent troublée, tandis qu'en moins de quinze ans la France avait presque atteint les limites extrêmes de leur puissance; puis, jetant un coup d'oeil sur les relations commerciales de cette contrée avec le reste de l'Afrique, j'ai dit quelques mots de ce qu'elles avaient été dans l'antiquité, de ce qu'elles étaient de nos jours, et de ce qu'elles pouvaient être dans l'avenir.

(1) Question d'Alger en 1844.


X AVANT-PROPOS

Je viens compléter ce premier travail. Depuis dix-huit mois, la domination française s'est encore agrandie en Afrique. Les importations de l'intérieur ont suivi leur marche ascendante, et ce qu'il fallait demander à l'étranger, on commence à le demander à l'Algérie elle-même. C'est donc le moment de rechercher quel a pu être le commerce africain dans les temps antiques; d'examiner sur quelles bases il reposait à cette époque; quels peuples lui servaient d'intermédiaires, et si, les mêmes causes ou des causes semblables renaissant aujourd'hui, on peut raisonnablement espérer les mêmes résultats *.

(!) Ce passage et tout le reste de l'ouvrage étaient écrits lorsqu'on a reçu, au mois d'octobre dernier, la nouvelle des tristes événements de la province d'Oran. Comme ces événements ne changent rien à mes convictions bien arrêtées sur l'établissement nécessaire et définitif de la domination française en Algérie, j'ai cru ne devoir rien changer non plus à mon travail.

De pareils revers d'ailleurs, isolés et partiels, sont inévitables sur une aussi vaste étendue de territoire, et ne surprennent pas quand on connaît l'histoire. Est-ce que l'Afrique n'était pas soumise depuis longtemps aux Romains ; est-ce que Cartilage n'était pas détruite depuis près de deux siècles, lorsque Tacfarinas leva, en Numidie, l'étendard de la révolte? Est-ce que la Gaule n'était point pacifiée, lorsqu'une insurrection générale, dirigée par Vercingetorix, y rappela bientôt César et faillit lui faire perdre tout le fruit de ses victoires? La Germanie des bords du Rhin ne paraissait-elle pas également conquise et tranquille, lorsqu' elle courut aux armes,


AVANT-PROPOS XI

sous Auguste? Ne vit-on pas alors un otage élevé a Rome, instruit dans l'art militaire et la civilisation des Romains, Arminius, se mettre a la tête des révoltés, et triompher de trois légions? Enfin, sous Néron, n'eut-on pas les troubles de l'Arménie? Ce pays, a qui Rome envoyait des rois, se donna tout a coup aux Partnes. Un grand général, Corbulon, le soumit de nouveau; il poursuivit impitoyablement ceux qui l'avaient lâchement trahi, et n'hésita pas à faire incendier les cavernes où ils se tenaient cachés *.Ces rébellions soudaines, qui effraient au premier abord, n'ont donc rien qui doive réellement étonner. La France fera comme Rome : elle les apaisera tôt ou tard.

( * ) Igitur dux romanus diversis artibus, misericordiâ adversùs supplices, celerilate adversùs profugos, immitis iis qui latebras insederant, ora et exitus specuum, sarmentis virgultisque completos, igni exurit. (TACITE, Annales, liv. XIV, parag. 23.)



DE

CHAPITRE PREMIER.

DU COMMERCE DES CARTHAGINOIS AVEC L'AFRIQUEEN GENERAL.

Les Phéniciens, en fondant Carthage, suivirent le système qu'ils avaient adopté depuis plusieurs siècles : c'était de réunir dans leurs mains tout le commerce de l'Occident et de l'Orient. D'un côté,.leurs caravanes, traversant Palmyre, trafiquaient avec Babylone, le golfe Persique, et peut-être les bords de l'Indus; de l'autre, leurs vaisseaux sillonnant la

Méditerranée visitaient la Sicile, la Gaule, l'Espagne

1


2 COMMERCE

où ils possédaient Gadès et Tartessus, et rapportaient en Asie les trésors d'un monde lointain. L'industrie de leurs manufactures était déjà renommée du temps d'Homère; le grand poète cite avec éloge « les ou« vrages des femmes sidoniennes, leurs meubles « précieux, leurs parfums et la vive pourpre de Phé«

Phé« 1. »

Carthage sut imiter l'exemple qui lui était donné. Obligée, en commençant, de reconnaître la suprématie de Tyr et de payer tribut aux Libyens du voisinage , elle s'affranchit peu à peu de cette double marque de dépendance; puis on la vit s'emparer successivement des grandes îles de la Méditerranée, de l'Espagne presque tout entière après la première guerre punique, et, dans l'Afrique continentale, de l'immense région qui s'étendait depuis la métropole jusqu'à la Cyrénaïque. On peut ajouter qu'elle plaça des comptoirs auprès des colonnes d'Hercule, et qu'elle occupa même vers les flots de l'Océan les rivages mystérieux où se trouve aujourd'hui l'empire du Maroc : Carthage commerçait et combattait.

Une armée carthaginoise devait présenter un singulier spectacle. Ici c'étaient les Numides avec leurs coursiers sans selle et une peau de lion pour vête(1)

vête(1) la note supplémentaire A.


DES CARTHAGINOIS. 3

ment; là les soldats des Baléares avec leurs frondes chargées de pierres, aussi redoutables que des balles de plomb. A côté d'eux, le Libyen pesamment armé, l'Espagnol habillé de blanc, le Gaulois à moitié nu ; et de nombreux éléphants amenés du désert par des cornacs éthiopiens « couvraient le front de bataille « comme une chaîne de forteresses mobiles. »

La flotte avait un aspect non moins étrange. C'étaient des escadres de deux et trois cents galères portant plus de cent mille combattants, embarqués sur tous les points de l'Afrique et de l'Europe encore sauvage. L'image des dieux, protecteurs de Carthage, brillait à la poupe des vaisseaux manoeuvres par des rameurs esclaves. Carthage avait des navires de trois rangs, de cinq rangs, de sept rangs de rames ; les quinquérèmes contenaient cent vingt soldats et trois cents marins 1. Ces marins, comme je viens de

(1) Les premiers navires de guerre n'avaient que vingt rameurs ou un peu plus, et portaient depuis cinquante jusqu'à cent vingt combattants ( Odyssée , ch. I ; Iliade, ch. I et II ). On construisit ensuite des pentécontores ou vaisseaux à cinquante rameurs et non pontés. Plus tard , les Corinthiens inventèrent les trirèmes, bien qu'a la bataille de Salamine les Athéniens furent obligés d'employer encore un grand nombre de pentécontores (THUCYD., liv. I). Sous les successeurs d'Alexandre, l'art naval ayant fait de grands progrès , on imagina les quinquérèmes et jusqu'à des vaisseaux à sept rangs de rames et au delà. Mais les Carthaginois paraissent


1COMMERCE

le dire, étaient presque tous esclaves, blancs, basanés, nègres ; et Asdrubal, en un seul jour, lors de la seconde guerre punique, en acheta cinq mille. Enfin, après avoir perdu près de six cents vaisseaux dans sa première guerre contre Rouie, Carthage put encore venir au secours de Gadès (Cadix), et envoyer Amilcar à la conquête de l'Espagne.

La ville était populeuse et pleine de magnificence. Lorsqu'elle fut prise par Scipion, elle comptait diton, sept cent mille habitants 1. On citait son forum, ses quais,ses temples d'Astarté, d'Esculape et de Saturne; ses profondes citernes, ses thermes, son amphithéâtre. Le port militaire renfermait deux cent vingt vaisseaux, avec de vastes magasins, ton l bordés

n'en avoir eu qu'un seul de cette classe, et qui môme était une prise faite sur Pyrrhus. Il tomba a son tour au pouvoir des Romains pendant le combat de Myla, l'an 260 avant l'ère chrétienne *.

(1) Ce chiffre de Strabon est contesté ; il ne résulte pas moins de tous les documents que la population de Carthage était considérable ( Carthage, IIe partie, par Jean YANOSKI, Paris, 1844 ).

(*) Démétrius Poliorcète, si l'on en croit Plutarque, avait des vaisseaux de quinze et seize rangs de rames, remarquables par leur grandeur et leur vitesse. Ptoléméo Philopator fit construire un navire de quarante rangs, chargé de quatre mille rameurs, de quatre cents matelots et de trois mille soldats. Il est inutile d'ajouter qu'on pouvait à peine le mouvoir (Histoire du commerce des anciens, par HUET, évoque d'avranChes, chap. XVIII; Paris, 1763).


DES CARTHAGINOIS. 5

de colonnes, et formait ainsi un portique superbe. La citadelle (Byrsa) avait vingt-deux stades de tour, et était défendue par des murailles hautes de quatre-vingts pieds. On y remarquait des écuries pour trois cents éléphants, pour quatre mille chevaux, et des casernes pour vingt-quatre mille fantassins. Splendidement assise au fond d'un large golfe, ayant Tunis à sa droite et Utique à sa gauche, entourée des richesses de l'Afrique et du monde alors connu, Carthage était réellement la reine de l'Occident, et l'on ne s'étonne plus, en lisant Appien, que la destruction de cette grande ville ait arraché des larmes à son vainqueur 4.

Il est évident que pour entretenir de pareilles armées et de pareilles flottes, presque entièrement composées de mercenaires, le gouvernement carthaginois devait s'imposer d'énormes dépenses. Or l'Espagne, qui lui procura de si utiles ressources, ne fut soumise que tardivement, c'est-à-dire plus de six cents ans après la fondation de Carthage, et lorsque

(I) APPIEN, liv. des Guerres puniques. —POLYBE , liv. I des .Histoires. — HEEREN , Politique et commerce des peuples de l'antiquité, t. IV, passim. —Jean YANOSKI, loco citato. —Recherches sur la topographie de Carthage , par DDREAU DE LA MALLE ; Paris, 1 855. — Carthage , par le même ; Paris, \ 844.


ti COMMERCE

déjà la Sicile et la Sardaigne lui avaient été enlevées. Mais la Sicile, qui offrait sans doute un grand commerce avec les Grecs, n'avait pas de mines importantes, et si la Sardaigne produisait de l'argent et des pierres précieuses, elle ne suffisait certainement pas pour alimenter une caisse publique qu'il fallait toujours remplir. D'un autre côté, l'Espagne elle-même ne fut célèbre que par ses mines d'argent. L'or y était peu commun, et cependant il est notoire que l'or circulait à Carthage aussi bien que l'argent, et était employé, comme l'argent, dans toutes les transactions 1.

De quel pays venait l'or?

On peut répondre que l'or venait de l'Asie , apporté sur des vaisseaux nationaux et phéniciens, ou sur des vaisseaux grecs 2. Mais on trouvait à Carthage autre chose que de l'or. On y trouvait toutes les productions de l'Afrique septentrionale et centrale ; on y achetait des plumes d'autruche, des pierreries, de l'ivoire, des nègres fort recherchés comme

(1) Voir la note supplémentaire 13.

(2) L'or, par exemple , était si commun en Arabie, qu'il y valait beaucoup moins que l'argent. Les Phéniciens le changeaient contre ce dernier métal et faisaient par conséquent un double bénéfice ( HEEREN, t. II , ch. III).


DES CARTHAGINOIS. 7

esclaves en Grèce, en Italie, en Sicile; et à cette époque comme aujourd'hui, la véritable populationnoire ne se rencontrait que vers les bords du Niger, ou sur ceux du Nil méridional 1. Les caravanes carthaginoises pénétraient donc jusque-là, à travers les sables enflammés de la Libye, ou du moins communiquaient journellement avec des peuples qui visitaient les rives de ces grands fleuves.

Il y avait enfin le commerce maritime avec l'Afrique occidentale. Les Carthaginois découvrirent de ce côté, le littoral du Sénégal et de la Gambie. Là, s'établit un commerce important d'échanges, et les vaisseaux de Carthage en rapportaient des peaux de bêtes féroces, des dents d'éléphants et de la poudre d'or 2.

§1. Du commerce de terre des Carthaginois avec l'intérieur., de l'Afrique.

Carthage n'a pas eu d'historien. Ceux qui ont parlé d'elle étaient des Grecs ou des Romains, et ne l'ont fait qu'après sa chute.

(1) « Vous m'avez dit que vous désiriez une petite esclave élhio« pienne : — N'ai-je pas tout laissé pour vous en chercher une ? « (L'Eunuque de TÉRENCE , acte IeR, scène II). »

(2) Voir plus loin.


8 COMMERCE

Si on songe quelle fut cette chute, ou plutôt cette ruine, combien elle fut terrible et grande; si on se rappelle que tout fut renversé, brûlé, pillé; que, pendant six jours et six nuits, l'armée romaine ne prit pas un instant de repos, tout occupée qu'elle était à démolir, à saper, à ramasser les morts de dessous les décombres pour les jeter aux gémonies; que les livres et les bibliothèques durent disparaître dans cette dévastation, et que ce qui en resta fut abandonné aux rois numides, alliés de Rome, on comprendra mieux le silence qui pèse sur les origines, les développements et le commerce de Carthage 1.

Cependant on a pu recueillir quelques débris de documents, et en consultant avec attention ce que

(H ) Les archives secrètes de Carthage devaient contenir une foule de renseignements curieux relatifs aux usages, aux coutumes et au commerce des autres peuples. Il n'y eut que l'ouvrage de Magon sur l'agriculture pour lequel les vainqueurs parurent avoir quelque estime, et dont Silanus donna une traduction en vingt-huit livres qui sont perdus.

Du reste, ce fut presque toujours l'habitude des Romains de détruire ce qui pouvait exister des civilisations antérieures. C'est ainsi qu'ils ne laissèrent rien en Italie des vieilles nationalités osque, sabine, étrusque, et cela peut servir à expliquer pourquoi Tite-Live en cite si peu souvent les historiens (Des Journaux chez les Romains, par Victor LECLERC, ; Paris, 1838 ).


DES CARTHAGINOIS. 9

Rome, pour le soin de sa propre gloire, nous a fait connaître de sa rivale, on parvient peu à peu à reconstruire l'édifice d'une grandeur qui apparut et brilla seule en Occident pendant plus de six siècles.

Le territoire de Carthage s'avançait surtout à l'est. Au midi, c'étaient les terres labourables jusqu'au lac Tritonide; au delà les sables, et cette bande étroite de verdure qui, s'étendant le long de la mer, touche à la Cyrénaïque. Jusqu'au lac Tritonide l'on rencontrait les Libyens, ou comme Polybe les appelle, les Liby-Phéniciens, sujets de Carthage; sur le rivage, les villes commerçantes de la contrée des Emporia; plus loin, les trois ports de la région syrtique, parmi lesquels la grande Leptis, colonie de Sidon; autour, les populations nomades, telles que les Lotophages, les Nasamons, etc. Quant à l'ouest, le territoire proprement dit de Carthage n'allait pas au delà d'HypoRegius (Rone), et l'intérieur du pays qu'habitaient les Numides et les Mauritaniens était resté indépendant. Néanmoins, sur toute la côte et jusque sur l'Océan, on trouvait des établissements et des comptoirs de Carthage 1.

Ce n'est certainement pas le lieu de parler des au(I)

au(I) la note supplémentaire C.


10 COMMERCE

très provinces, ni de la Sardaigne, ni de la Corse, ni des Baléares ; ni de la Sicile où Carthage avait les beaux ports de Lilybée, de Panorme (Païenne), et le tiers du pays ; ni de l'Espagne dont elle exploita si avidement les richesses. Mais quels devaient être le commerce et les .revenus d'un empire qui gardait ainsi toutes les issues de l'Afrique septentrionale, et qui n'en laissait rien passer en Europe qu'avec son assentiment ou par son intermédiaire 1?

Sans cela, quel eût été l'intérêt de Carthage à la possession de la région syrtique? quel intérêt à l'occupation d'une province généralement aride, comme celle de la Tripolitaine? Mais c'était là que se trouvaient les Nomades, tous ces peuples voyageurs et courtiers, qui parcouraient la Libye, et au moyen desquels elle parvenait soit à importer ses produits dans l'intérieur de l'Afrique, soit à en exporter ceux dont elle manquait 2.

(1) Il n'est pas non plus question de Cyrène, colonie grecque , dont le commerce, bien qu'étendu, l'était cependant moins que celui de Carthage. Cyrène exportait de l'huile, du blé, du miel, de la cire , et surtout du silphion, de l'essence de rose et du bois de genévrier, si estimé a Athènes, sous le nom de thyon; à Rome, sous celui de citrus (L'Afrique ancienne par D'AVEZAC, Irepartie; Paris, 1844 ).

(2) C'étaient les Nomades qui fournissaient aux habitants de l'in-


DES CARTHAGINOIS. 11

Les historiens sont unanimes sur ce point. Ils rapportent que les commerçants carthaginois pénétraient jusqu'à des contrées inconnues. Des caravanes arrivaient à Carthage du fond de l'Arabie, en traversant l'Oasis d'Ammon et la grande Leptis 1. D'autres caravanes partant de l'Egypte, s'arrêtaient également à cette Oasis d'Ammon, à celle d'Augiles (Audjelah), descendaient chez les Atarantes et les Atlantes,à qui elles portaient du sel et des dattes,et revenant ensuite chez les Lotophages, c'est-à-dire chez les premières tribus nomades soumises aux Carthaginois, y ramenaient des esclaves, des pierres fines, de l'ivoire et de la poudre d'or.

Hérodote nous a retracé la marche d'une de ces caravanes d'Egypte, et comme il parle dans le même endroit de la contrée des Lotophages, d'où il fallait trente jours pour se rendre dans le pays, « où les « boeufs paissent à reculons,» il n'est pas douteux que des caravanes carthaginoises venaient également dès cette époque, vers le sud, et employaient ainsi trente

térieur le blé de la Numidie, les armes que l'on fabriquait à Carthage, les tissus et les fines étoffes de Melita (Malte), dont les manufactures étaient célèbres ( DIODORE, liv. V, parag. -12, récension de Dindorf; Paris,1842 ). (!) Carthage, IIe partie, par Jean YANOSKI.


12 COMMERCE

jours pour faire le voyage. Qu'on me permette de donner un extrait de ce passage d'Hérodote, bien des fois cité et commenté 1.

La caravane part de Thèbes, et se rend chez les Ammoniens où l'on trouve du sel en gros quartiers; on visite en passant le temple d'Ammon et la fontaine du Soleil, froide à midi, bouillante à minuit.

De l'Oasis des Ammoniens, la caravane gagne en dix jours le canton d'Augiles ; elle y prend du sel et des dattes. A dix jours d'Augiles, on aperçoit une autre colline de sel, et une grande quantité de palmiers; on est alors chez les Garamantes, « qui font « la chasse aux Troglodytes-Ethiopiens. » Cette dernière nation parle une langue bizarre qui ressemble « au cri des chauves-souris. »

A dix journées des Garamantes, on trouve les Atarantes, « dont les individus n'ont point de noms qui « les distinguent les uns des autres. » A dix journées des Atarantes, la caravane rencontre les Atlantes et une autre contrée remplie de sel et d'eau. Là, est le mont Atlas, « mais si haut, qu'on n'en peut voir « le sommet, à cause des nuages qui le couvrent l'été « comme l'hiver. » La caravane ne va pas plus loin.

(I) HÉROD. , liv. IV, parag. 181-184 ; traduct. de Larcher.


DES CARTHAGINOIS. 13

Voilà le récit d'Hérodote, récit considéré pendant longtemps comme fabuleux, regardé maintenant comme vrai, et confirmé par toutes les découvertes modernes. Dans la première édition de son ouvrage qui parut à la fin du siècle dernier, Heeren avoue qu'il ne peut pas contrôler les assertions d'Hérodote, et que pourtant il y ajoute foi. Quelle a du être la satisfaction de ce grand érudit, en voyant plus tard que l'exactitude d'Hérodote était démontrée dans l'ensemble de son récit, et que la route suivie encore aujourd'hui par les caravanes du Caire jusqu'aux frontières du Bournou, était celle-là même que l'on suivait à partir de Thèbes, du temps de l'historien grec !

On a retrouvé, en effet, l'Oasis d'Ammon (Syouah) avec son temple de Jupiter Thébéen, ses champs de sel et sa fameuse source du Soleil. On a retrouvé le canton d'Augiles (Audjelah), avec ses jardins de palmiers ; les Garamantes dans le Fezzan actuel, et Garama, leur principale station, dans Germa, aujourd'hui ruinée. On a retrouvé les Troglodytes, c'est-à(I)

c'est-à(I) Idées sur l'Afrique, traduction française de l'an VIII, t. I, p. 185 et 186 ; le même , Politique et commerce des peuples de l'antiquité, traduction de M. Suckau, en 1832, t. IV, ch. V1.


14 COMMERCE

dire les nègres Tibbos, habitant des rochers stériles, et fuyant devant les Tuariks (Touâreg), comme ils fuyaient autrefois devant les Garamantes. Enfin, on a reconnu leur singulier langage, qui est pareil, suivant Hornemann, « au gazouillement des oiseaux 1 » ; on a reconnu les Atarantes dans les tribus de Tegerry, ou tout au moins dans ces tribus voisines, «qui n'ont point de noms propres»; et l'Atlas, dans la région montagneuse de Bilma, dont les pics noirâtres s'élèvent et se perdent, en quelque sorte, au milieu du ciel. Remarquons que toutes ces contrées sont couvertes de sel, que le sel est ici le principal élément du commerce avec les peuples du Sud qui n'en ont pas, et que c'est encore à Bilma que se réunissent tous les ans les caravanes de la Nigritie, pour en rapporter le sel qu'elles y ont acheté, en échange des productions de leur pays 3. On objectera peut-être que la description qui précède ne s'applique qu'à une caravane d'Egypte. Je répondrai qu'Hérodote nous fait connaître également la caravane carthaginoise. Il est vrai qu'à cet égard il ne dit qu'un mot, mais ce mot est digne d'atten(1)

d'atten(1) de F. HORNEMANN.... depuis le Caire jusqu'à Mourzouk..., ch. III; Paris, 1 805.

(2) Voir la note supplémentaire D.


DES CARTHAGINOIS. 15

tion : « Du pays des Lotophages, on a trente journées « de chemin jusqu'à celui où l'on voit ces boeufs qui « paissent à reculons, parce qu'ils ont les cornes ra« battues en devant 1. » Heeren ne connaît pas cette sorte de boeufs ; il suppose que les cornes rabattues étaient artificielles, ainsi que chez les boeufs de la Cafrerie, avant qu'on y eût accoutumé les éléphants à la guerre. Et comme Hérodote observe de suite que ces animaux « ont le cuir plus épais que celui des autres boeufs, » observation confirmée pour les boeufs du Fezzan par plusieurs explorateurs modernes, Heeren soutient avec beaucoup de raison, que le récit d'Hérodote nous conduit de la frontière carthaginoise dans le Fezzan même, et il cite à l'appui le voyage de Lyon qui employa exactement trente jours pour venir de Mourzouk à la côte de Tripoli, entre Lebida (l'ancienne grande Leptis) et Mesurata, dans le pays des Lotophages 2.

La supposition d'Heeren n'a d'ailleurs rien d'arbitraire. L'ancienne Leptis conserve des restes magnifiques de sa splendeur éclipsée ; on admire les

(1) HÉROD., liv. IV, parag. 1 85.

(2) HEEREN, t. IV, ch. VI; —A narrative of travels in northern Africa.... by captain LYON... ch. IX ; London , 1821. Le capitaine Lyon, parti de Mourzouk le 9 février 1820, attei-


l6 COMMERCE

ruines de ses murailles, de ses aqueducs, de son amphithéâtre. L'empereur Septime Sévère était de Leptis, et, sous les Romains, Leptis passait encore pour l'une des plus importantes cités d'Afrique. D'où venait donc une telle importance, si ce n'est des relations commerciales de Leptis, relations qui s'étendaient d'une part, on l'a vu, jusqu'en Arabie, de l'autre jusque dans l'intérieur du désert, et qui la mettaient en rapport direct avec Carthage?

§11. Du commerce maritime des Carthaginois avec les côtes de l'Afrique occidentale.

Cinq cents ans environ avant l'ère chrétienne, les Carthaginois entreprirent deux expéditions maritimes. L'une, commandée par Himilcon, se dirigea, en longeant le littoral de l'Espagne et de la Gaule, vers le nord de l'Europe; l'autre commandée par Hannon, l'un de leurs suffètes, descendit l'Océan vers le sud, et parcourut les rivages du Maroc.

Nous n'avons presque point de détails sur ces deux expéditions. La première n'est signalée que par quelques mots d'anciens auteurs, et quelques vers de

guit la Méditerranée le 18 mars, après s'être reposé six jours en route.


DES CARTHAGINOIS. 17

Festus Avienus, écrivain de la fin du quatrième siècle. Avienus nous apprend que les Carthaginois, conduits par Himilcon, allèrent acheter de l'étain dans les îles Oestrymnides, situées près d'Albion, « et peu distantes de l'île Sacrée où habite le peuple des Hiberniens 1. »

Le périple d'Hannon est mieux connu. Ce navigateur en écrivit lui-même la relation en phénicien, et la déposa dans le temple de Kronos à Carthage ; traduite par quelque voyageur grec, elle est parvenue jusqu'à nous.

Suivi de soixante vaisseaux portant trente mille Liby-Phéniciens, Hannon partit de Carthage. Après avoir franchi les colonnes d'Hercule, il tourna à gauche et il fonda six villes sur les bords de l'Atlantique. L'expédition s'arrêta à une petite île qui fut appelée Cerné, et que l'on place ou près de SantaCruz, ou même bien au delà du cap Boyador 2.

(1) Le poëte veut sans doute parler des îles Cassitérides ( Sorlingues ), célèbres par leurs mines d'étain : « Elles s'étendent bien « loin et sont riches en métaux d'étain et de plomb. On met deux « jours pour aller de la en bateau jusqu'à l'île Sacrée , comme on « l'appelait jadis , qui occupe un grand espace dans la mer et qui « sert de demeure au peuple des Hiberniens. L'île des Albions se « trouve à côté.... « (FESTI AVIENI Ora maritima, vers 94 à III, édition de Lemaire; Paris, 1825).

(2) Ce dernier système est celui de Renell qui s'appuie sur le


18 COMMERCE

De Cerné on fit un second voyage, et les explorateurs s'avancèrent jusqu'à un fleuve rempli de crocodiles et d'hippopotames. Revenus à Cerné, ils firent un troisième voyage, et cette fois s'avancèrent encore plus loin. Ils longèrent tout le pays brûlant de Thymiamata, et ne s'arrêtèrent qu'au golfe de la Corne du Sud.

Il est presque impossible, après tant de siècles, et quand les colonies carthaginoises ont disparu depuis si longtemps, de fixer la position de toutes ces villes fondées par Hannon ; les plus illustres érudits diffèrent complètement d'opinion à cet égard 1. Quant à moi, je prends le périple tel qu'il est, et sans vouloir fatiguer le lecteur par une discussion inutile, j'espère que l'on m'accordera assez facilement que le fleuve rempli de crocodiles et d'hippopotames est le Sénégal ; le pays brûlant de Thymiamata, la Sénégambie; et la Corne du Sud; la côte de la Gambie ou quelque côte voisine.

texte d'Hannon : « Ou mit autant de temps pour le trajet de Carthage aux Colonnes que de celles-ci à Cerné. » D'après cette opinion et en tenant compte des courants, l'île de Cerné ne serait pas éloignée du cap Iilanc méridional, et serait située par le 20° 412 de latitude nord (Geographical System of Herodotus, section XXVI; London, 1800).

(I) RENELL , GOSSELIN, BONCAINVILIE , D'AVEZAC.


DES CARTHAGINOIS. 19

Hannon dit encore que : « La contrée de Thymia« mata était pleine de torrents de feu qui se jetaient « dans la mer.» Là-dessus on s'est récrié, et comme il n'y a ni torrents de feu ni volcans dans la Sénégambie, on a prétendu que le récit d'Hannon était

mensonger.

Je pourrais très bien répondre que les premières relations des navigateurs du quinzième siècle font aussi mention de fleuves de feu, et que l'on a expliqué très plausiblement par la phosphorescence des flots celte apparence embrasée que présentent, pendant la nuit, la mer et le rivage ; mais on ne verra peut-être pas sans étonnement que les voyageurs modernes emploient absolument un pareil langage pour représenter l'état de l'atmosphère, même pendant le jour... « Les nuits seules sont belles « au Sénégal : le phosphore illumine les flots et « fait courir de pâles lueurs dans les ténèbres... Le « ciel, pendant le jour, ressemble au cratère en« flammé d'un volcan, dont le regard ne peut sou« tenir l'ardeur 1. »

(I) Le Sénégal.... par Charles COTTU , lieutenant de vaisseau; Paris, 1 845.

« De larges nappes de fluide lumineux tranchaient, la nuit, « sur la teinte sombre des flots. Des jets de lumière apparaissaient


20 COMMERCE

Maintenant pourquoi les Carthaginois se rendaient-ils sur cette terre inhospitalière? Ils y allaient pour trafiquer. Ils apportaient avec eux des objets de toilette pour les femmes, de grands vases de terre, du vin des îles de la Grèce et du lin d'Egypte, qu'ils échangeaient contre des dents d'éléphants et des peaux d'animaux féroces i; ils y allaient enfin pour chercher de l'or, et voici ce qu'Hérodote raconte à ce sujet :

« Les Carthaginois disent qu'au delà des colonnes « d'Hercule, il y a un pays habité où ils vont faire « le commerce. Quand ils y sont arrivés, ils tirent

« en tous sens a la surface de la mer et filaient le long du bord « sous la forme de globules enflammés : c'était la phosphores« cence » (DUMONT D'URVILLE, Voyage autour du monde, t. I; Paris, 1839).

Vers le milieu du dix-huitième siècle, Adanson s'exprimait de la même manière : « Dès que le soleil, en se plongeant sous l'horizon, « avait ramené les ténèbres, la mer nous prêtait aussitôt sa lu« mière. La proue du navire, en faisant bouillonner ses eaux, « semblait les mettre en feu. Nous voguions ainsi dans un cercle « lumineux qui nous environnait comme une gloire d'une grande « largeur, d'où s'échappait dans le sillage un long irait de lumière « qui nous suivit jusqu'à l'île de Corée » ( Voyage, au Sénégal pendant les années 1749-1755 ).

Voir la note supplémentaire E.

(I) SCYLACIS CARYANDENSIS periplus apud Geographioe veteris scriptores groeci minores, par Hndson, vol. I; Oxoniae, 1698.


DES CARTHAGINOIS. 21

« leurs marchandises de leurs vaisseaux, et les « rangent le long du rivage ; ils remontent ensuite « sur leurs bâtiments où ils font beaucoup de fumée. « Les naturels du pays, apercevant cette fumée, « viennent sur le bord de la mer, et après y avoir « mis de l'or pour le prix de leurs marchandises, « ils s'éloignent. Les Carthaginois sortent alors de « leurs vaisseaux, examinent la quantité d'or qu'on « a apportée, et si elle paraît répondre au prix de « leurs marchandises, ils l'emportent et s'en vont. « Mais s'il n'y en a pas pour leur valeur, ils s'en « retournent sur leurs vaisseaux où ils restent « tranquilles. Les autres reviennent ensuite , et « ajoutent quelque chose, jusqu'à ce que les Cartha« ginois soient contents. Ils ne se font jamais tort « les uns aux autres. Les Carthaginois ne touchent « point à l'or, à moins qu'il n'y en ait pour la valeur « de leurs marchandises, et ceux du pays n'em« portent point les marchandises avant que les « Carthaginois n'aient enlevé l'or l. »

Ce passage est important pour deux motifs : il indique d'abord quel était le principal commerce des Carthaginois sur la cote occidentale d'Afrique;

(1) HÉRODOTE, liv. IV , parag. 196.


22 COMMERCE

il semble établir ensuite que les Carthaginois devaient dépasser le Sénégal pour le trafic de l'or, car ce n'est qu'au delà de ce fleuve que commencent les contrées aurifères, et il faut même pénétrer jusqu'au golfe de Guinée pour trouver l'or en abondance. C'est là qu'on rencontre des rois nègres, dont presque tous les ustensiles sont en or; c'est là qu'à la cour des Achantis Bowdich fut en quelque sorte ébloui et fasciné par l'éclat de l'or qu'il avait sous les yeux '.

On aura remarqué l'habitude singulière de ces naturels qui, après avoir mis leur or auprès des marchandises, attendaient tranquillement que les Carthaginois le laissassent ou l'emportassent. Cet usage, retrouvé au quatorzième siècle de notre ère par un géographe mahométan (Bakui), était encore le même au commencement du dix-neuvième. Lyon rapporte que dans le Soudan on parle d'un peuple invisible qui ne se livre au commerce que la nuit. Ceux qui, en échange de son or, veulent trafiquer avec lui, placent leurs marchandises en petits monceaux, après quoi ils se retirent ; le lendemain ils trouvent une certaine quantité de poudre d'or au(1)

au(1) from cape Coast-Castle to Ashantee... by T. EDWARD BOWDICH , ch. II ; London , 1819.


DES CARTHAGINOIS. 23

près des marchandises et la prennent à la place, si elle leur paraît suffisante ; sinon, ils n'y touchent pas et attendent que les indigènes en aient mis davantage 1.

Heeren ajoute : « Les différences de détail tien« nent seulement aux différences des localités. Mais « il reste démontré que Carthage eut des relations « intimes avec ces contrées riches en or, et probable« ment plus importantes et plus lucratives que ne le « fait présumer le passage d'Hérodote. Rechercher et « cacher les pays fertiles en métaux, c'était là toute

(1) MORRAY'S historical accounts of discoveries in Africa, vol. II; Edimburg, 4 81 8.—Narrative of travels in northern Africa by captain LYON , chap. ni ; London, 1821.

Le Vénitien Cadamosto, qui naviguait dans le quinzième siècle, rapporte la même chose pour la vente du sel. « Tous ceux a qui « appartient le sel en font des montagnes dont chacun marque la « sienne; puis tous ceux de la caravane se retirent arrière une demi« journée pour donner lieu à une autre génération des Noirs qui « ne se veulent laisser voir ni parler, et, ayant vu le sel, mettent » une quantité d'or à l'encontre de chacune montagne, se retirant « et laissant l'or et le sel ; puis, étant partis, les autres retournent, 44 prenant l'or si la quantité est raisonnable, et en cette sorte tro« quent (le sel) les uns avec les autres, sans se voir ni parler, « par une longue et ancienne coutume » ( Navigations D'ALOUYS DE CADEMOSTE, ch. sur Tegasa; traduction de Jean Temporal, 1556).


21 COMMERCE DES CARTHAGINOIS.

« la politique phénicienne. Plus le pays était riche, « plus ils avaient à craindre la concurrence, et plus « ils s'efforçaient de le soustraire à l'attention des « autres peuples 1. »

1) HEEREN, t. IV , ch. IV.


CHAPITRE II.

DU COMMERCE DES ROMAINS, DES VANDALES ET DES GRECS DE CONSTANTINOPLE AVEC L'INTÉRIEUR DE L' AFRIQUE.

Rome, en succédant à Carthage, succéda à son commerce. Si les relations qui unissaient cette dernière avec l'intérieur de l'Afrique durent être interrompues par sa chute, il n'est pas douteux qu'elles furent rétablies et même étendues dans la suite.

J'ai déjà raconté quelle était la richesse de l'Afrique sous les Romains 1. J'ai dit comment, malgré un état d'agitation presque perpétuel, on avait vu s'élever ou s'agrandir successivement Cirta, Julia Caesarea, Lamboesa, Sitifis ; comment toutes ces villes s'étaient décorées à l'envi de palais, de basiliques, d'arcs de triomphe. Carthage

(1) Question d'Alger en 1844 , ch. in.


26 COMMERCE

elle-même avait été repeuplée par Gracchus, restaurée par César, embellie par les empereurs. On admirait de nouveau l'activité de son port, la régularité de ses rues, l'affluence de sa population ; on vantait ses aqueducs, ses écoles, son cirque, ses temples, et plus tard ses églises. Carthage n'était surpassée que par Rome et n'avait d'autre rivale qu'Alexandrie 1.

Ce n'est pas tout. Ainsi que l'Egypte, l'Afrique septentrionale était devenue le grenier de l'Italie. Le peuple-roi tremblait quand le vent du midi ne soufflait pas et que les flottes de Carthage, chargées de grains, étaient retenues dans le port 2. L'Afrique envoyait encore à Rome ses bêtes sauvages, son ivoire, son or, ses bois précieux. Comment donc tant de trésors auraient-ils pu être accumulés dans un seul pays ; comment tant de splendeurs et de magnificences, comment tant de routes, tant de voies de communication, si le commerce intérieur ne se fût pas pariout accru et multiplié ?

Les expéditions militaires contribuèrent à ce

(1) « In africano orbe quasi Romam... » ( SALVIANUS , De gubernatione

gubernatione lib. VII ).

(2) TACITE, Annales, liv. III, parag. 54 ; Histoires, liv. IV, parag. 58.


DES ROMAINS. 27

développement. On compte, entre autres, l'expédition de Cornelius Balbus, qui s'avança jusqu'à Garama, en Phazanie, le Fezzan actuel; celle de Suetonius Paulinus, qui atteignit dans l'ouest le fleuve Ger ; celle de Julius Maternus, qui se rendit de Leptis à Garama, et de là vers le midi dans la contrée d'Agysimba, « au pays du rhinocéros ; » celle enfin de Seplimius Flaccus, qui pénétra chez les Ethiopiens à trois mois de route au delà même de Garama. Malheureusement l'histoire ne fait pas connaître le détail de ces diverses expéditions; les fastes capitolins nous révèlent seuls les succès des armées romaines et le nom des généraux qui les commandaient 1.

On possède néanmoins quelques renseignements sur l'expédition de Balbus, et c'est à Pline qu'on les doit : « Vers ces solitudes africaines, nommées dé« sert, au-dessus de la petite Syrte, s'étend la « Phazanie, dont nous avons subjugué les habitants « avec leurs villes d'Alèle et de Cillaba, ainsi que « Cydamus, dans la région voisine de Sabrata. En« suite se prolongent du levant au couchant, sur « un vaste espace, des montagnes que les nôtres

(1) L'Afrique ancienne , par D'AVEZAC, IIe partie.


28 COMMERCE

« ont appelées noires, à cause de leur aspect brûlé « ou noirci par la réverbération du soleil. Au « delà se trouve Matelges, ville des Garamantes, « ainsi que Débris, arrosée par une source dont « l'eau est bouillante de midi à minuit, et glaciale de « minuit à midi ; puis la fameuse ville de Garama, « capitale des Garamantes. Tout cela a été subju« gué par les armes romaines et a valu le triomphe « à Cornélius Balbus. Nos auteurs ont constaté qu'il « avait pris les villes ci-dessus, et que lui-même, « lors de son triomphe, avait dans son cort2ge, en « outre de Cydamus et de Garama, les noms et les « images de toutes les autres villes ou peuplades « qui défilèrent dans cet ordre ( suit une liste de « localités aujourd'hui inconnues ); enfin les mon« lagnes de Gyri, avec une inscription portant qu'on « y trouvait des pierres précieuses. »

Nous connaissons les deux points principaux de cette expédition de Balbus, qui eut lieu sous Auguste: d'une part, Cydamus, la moderne Ghadainès; de l'autre, Garama, aujourd'hui Germah. Ghadamès est à quatre-vingts lieues de Tripoli ; Germah est beaucoup plus loin, toutes les deux au milieu des sables. Il y avait donc à cette époque, entre les

(I) PLISE, Histoire naturelle , liv. V, ch. v.


DES ROMAINS. 29

Tripolitains et Garama, des communications fréquentes, puisque Balbus osa mener ses soldats jusqu'à cette dernière ville. Les Romains pénétrèrent même bien plus avant; car on voit que Septimius Flaccus les conduisit jusqu'à trois mois de Garama, chez les Troglodites-Ethiopiens, c'est-à-dire dans la contrée de Bilma, et peut-être sur les frontières du Bournou 1.

Je dois signaler cette phrase de Pline : « L'image « des montagnes de Gyri se voyait dans le cortège « avec une inscription portant qu'on y trouvait des « pierres précieuses. » C'est, en effet, dans la région des Garamantes que les Carthaginois allaient chercher, avant les Romains, ces pierres qu'on appelait calcédoine ou carchédoine du nom grec de Carthage 2. On assignait à la calcédoine le premier rang parmi les onyx ; on l'employait pour en

(4) On trouve encore à Bonjem, petite ville septentrionale du Fezzan, les ruines d'une grande forteresse romaine; elle a quatre portes, etscs murailles flanquées de tours renferment des bâtiments qui sont presque ensevelis sous les sables. Une inscription surmontée d'un aigle apprend quccelte forteressea été construite par ordre de l'empereur Septime Sévère (Narrative of travels.... bycaptain LYON , ch. II ; London, 4 824 ).

(2) « Quô carchedonios optas ignés lapideos» (PETRONE, Satyr., pag. 24 6; édit. de 4 705).

Je crois qu'il s'agit plutôt de rubis et de grenats; mais l'examen


30 COMMERCE

faire des vases et des coupes. Heeren observe que toutes celles qui sont parvenues jusqu'à nous, paraissent appartenir à l'état romain, d'où il faudrait conclure qu'elles ne sont venues en Europe qu'au temps des Romains, et qu'il y avait par conséquent à cette époque des relations nombreuses et en quelque sorte journalières entre l'Afrique romaine et l'intérieur du pays 1.

Ce vaste courant commercial exista près de cinq

de cette question me conduirait beaucoup trop loin PLINE, Histoire naturelle , liv. V, ch. v ; liv. XXXVII, ch. vu ).

(1) HEEREN, t. IV, ch. VI.

Quelles étaient, à cette époque, les villes de Cydamus cl de Garama? Quelle était l'existence des Romains dans ces localités lointaines et perdues dans le désert? On n'en sait rien ; mais elle devait être assez étrange, si on eu juge par ce qu'est encore de nos jours l'ancienne Cydamus.

« Les environs de R'damès (Ghadamès) sont plantés de jardins « potagers et fruitiers où l'on cultive un peu d'orge. Une forêt de « dattiers qui lui fait face au nord, l'embrasse à l'est et à l'ouest; « mais rien ne la protège au sud contre l'envahissement des sables « qui, chassés par les vents du désert, s'amoncèlenl en vagues so« lides sur ce côté de ses murailles.

» La zone brûlante sous laquelle R'damès est située, la nécessité « de se garantir et des vents du désert et des rayous incandescents « du soleil, expliquent le caractère particulier de construction qui « distingue cette ville. Les maisons, couvertes en terrasses, sont « toutes réunies à leur sommet, et forment ainsi une voûte conti« nue, à travers laquelle, de distance en distance, sont ménagées


DES VANDALES. 31

cents ans ; il dura depuis Auguste jusqu'à l'invasion des Vandales. Malgré ses troubles intérieurs et ses guerres civiles, l'Afrique éprouvait faiblement les commotions de l'empire, et les grands chocs qui renversaient les Césars arrivaient peu jusqu'à elle ; la possession du monde se disputait ailleurs 1. Les Vandales parurent en 429. Ce fut pendant près d'un demi-siècle un immense boule«

boule« ouvertures pour donner de l'air et de la lumière aux rues « intérieures ; ces rues ne sont que de véritables corridors où ne « pénètre jamais le soleil... C'est par les toits, et d'une terrasse à « l'autre, que les femmes se visitent le soir sur cette immense « plate-forme, sans qu'il leur soit permis de descendre dans les « rues, spécialement affectées aux hommes, aux esclaves et aux « négresses. Après trois heures du soir, on ne peut plus y marcher « sans lanterne » (Le Sahara algérien.... par M. le lieutenant-co« lonel DAUMAS, art. R'damès; Paris, 1 845).

(1) On lit dans la Notice des dignités, qu'il y avait en Afrique trois procurateurs des ateliers publics, savoir : le procurateur du gynecée de Carthage, atelier de femmes pour la fabrication des étoffes, et deux procurateurs des teintureries ; l'un pour le seul atelier de l'île de Girba (Dgerbi) dans la Tripolitaine, et son collègue pour tous les autres ateliers de teinture disséminés en Afrique (L'Afrique ancienne, par D'AVEZAC, IIe partie).

La Notice des dignités ne fut publiée qu'après la chute de Stilicon en 408, à une époque, par conséquent, où tout l'Occident était ébranlé par l'invasion des Barbares, et où le commerce général avait reçu un coup funeste. Le passage ci-dessus prouve l'importance qu'avait encore celui de l'Afrique.


32 COMMERCE

versement; le pays entier fut ravagé, incendié. Il le fut au nom de la politique, car les Vandales détestaient l'empire; il le fut au nom de la religion, car les Vandales étaient ariens. Hippone soutint un siége affreux, pendant lequel mourut saint Augustin ; Carthage succomba à son tour, et tandis que les pirates de Genséric pillaient la Sardaigne, la Sicile et Rome elle-même, ses cavaliers parcouraient l'Afrique depuis Tanger jusqu'à la Cyrénaïque, et cinquante mille Germains « aux cheveux blonds» y régnaient par la terreur. Cependant en 475, Genséric fit la paix avec l'empereur d'Orient, Zénon, et le roi barbare venait à peine d'expirer que déjà les Vandales s'amollissaient dans les joies de la conquête. Quand ils avaient quitté l'Espagne, c'étaient bien les hommes du nord, à la casaque de buffle, à la longue épée et à la forte lance ; mais sous les successeurs de Genséric on ne les reconnaissait plus : livrés au seul plaisir de la chasse, ils aimaient à passer leur vie au milieu des danseurs ou des musiciennes, et à se revêtir de longues robes médiques tissues d'or et de soie 1.

C'est là certainement un fait bien remarquable. Les Vandales s'étaient d'abord enrichis parla guerre ;

(1) PROCOPE, guerre des Vand., liv. II, ch. VI.


DES VANDALES. 33

mais sous les successeurs de Genséric ils ne la faisaient plus ; la victoire les avait énervés. S'il faut en croire des témoignages précis, l'Afrique vandale offrait, dans les derniers temps, une apparence de luxe et de prospérité qui étonna les soldats de Bélisaire. En s'avançant du lieu de leur débarquement jusqu'à Carthage, ils étaient tout surpris devoir de fertiles campagnes et de beaux parcs avec leurs arbres chargés de fruits. On trouva dans le port de Carthage des vaisseaux venus de l'Espagne, de la Grèce et de l'Orient. Les Vandales allaient chercher l'ambre jusqu'aux limites de la Germanie; des caravanes leur apportaient à travers l'Egypte les parfums de l'Inde, et les marchands indigènes, pénétrant comme les Carthaginois et les Romains jusqu'à la contréedes Noirs, leur en ramenaient des esclaves, de la poudre d'or et des pierres fines. La vieille industrie punique n'était pas même complétement éteinte. On parle de leurs armes habilement travaillées, de leurs tapis de pourpre, de leurs étoffes teintes de plusieurs couleurs, qu'ils fabriquaient non-seulement pour eux, mais qu'ils vendaient à la Grèce et à l'Italie 1.

(1) J. YANOSKI , Histoire.... des Vandales en Afrique; Paris,

1844. — PROCOPE, Guerre des Vand.. liv. I, ch. VVII.

3


34 COMMERCE

Il y eut donc en Afrique, dans les plus mauvais jours des Barbares, un commerce encore considérable. L'invasion des Grecs de Byzance en vint suspendre un moment le cours (533); mais la guerre qui accompagna l'invasion dura peu. Les Vandales furent chassés de l'Afrique, et au bout de quelques mois leur roi captif suivait le cortége du triomphateur à Constantinople. Les Maures seuls continuèrent à combattre; un grand capitaine, JeanTroglita, mit un terme à leurs attaques, et rendit la paix au pays (550). Alors sans doute le commerce intérieur reprit un nouvel essor, et Justinien, qui ne mourut qu'en 564, lit achever tes grands édifices dont il voulait doter l'Afrique. De tous côtés, les villes ruinées furent rebâties; les murs abattus, relevés; les églises, les thermes, les ports reconstruits. Il est évident qu'une telle impulsion douuée aux arts dut se communiquer au commerce, et que les anciennes relations des Carthaginois, des Romains et des Vandales durent se continuer sons les Grecs1.

PROCORE, Des difers de l'empereur Justunien, liv . VI.

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DES GRECS DE BYZANCE. 35

Quant aux fameuses colonies puniques fondées par Hannon, il n'en était plus question depuis longtemps. Bien que les Romains aient occupé la Tingitane, rien n'annonce qu'ils se soient jamais aventurés au loin, comme les Carthaginois, sur la mer du Sud. Il faut même dire que, malgré la restauration de Rélisaire, les deux dernières Mauritanies, sauf Césarée et Seplum (Cherchell et Ceuta), demeurèrent au pouvoir des indigènes. On peut donc croire que les colonies d'Hannon n'eurent pas une longue existence et qu'elles disparurent silencieusement dans le grand naufrage de Carthage 1.

que septentrionale, ordonnée par Justinieu, atteste nécessairement une certaine impulsion donnée à l'activité nationale ainsi qu'à tout le commerce indigène.

(4) Quelques savants, s'autorisant d'un passage de Pline (Histoire naturelle, liv. II, ch. LXVII), semblent ne pas douter que les Romains commerçaient, comme les Carthaginois, avec l'Afrique occidentale. Pline rapporte, en effet, sur la foi de Coelius Antipater, historien qui vivait du temps des Gracques, que des vaisseaux espagnols, partis de Cadix, allaient trafiquer en Ethiopie. Mais ce passage paraît bien vague, et tout porte à supposer que les Romains préférèrent le commerce de l'intérieur de l'Afrique a celui des côtes de l'Océan. Pline lui-même observe ailleurs qu'il ne restait plus aucun vestige des anciennes colonies carthaginoises : « Qua« rum nec memoria ulla, nec vestigium exstat «(Histoire naturelle, liv. V, ch. 1).


CHAPITRE III.

DE COMMERCE DES PEUPLES DU MOYEN-AGE AVEC LE NORD ET L'INTÉRIEUR DE L'ARFRIQUE.

L'Afrique se reposait à peine de sa lutte avec les Vandales et les Maures lorsque les Sarrasins fondirent sur elle. Maîtres de l'Arabie, ils s'emparent de l'Egypte, envahissent la Libye, et en 697 ils sont aux portes de Carthage, qu'ils prennent et rasent. Grecs et indigènes, chrétiens et païens, tous s'inclinent devant le sabre musulman, tous subissent le joug de la conquête. Ce ne fut pas précisément une persécution, car moyennant le tribut les cultes étaient tolérés 1; mais ce fut une révolution terrible : suerre d'abord entre les vaincus et les vainqueurs, guerre plus tard entre les races victo(1)

victo(1) d'Alger en 1844, p. 52.


COMMERCE DU MOYEN-AGE. 37

rieuses, guerre atroce et sans pitié avec toutes ses vengeances et tous ses désastres.

Cependant cette tempête se calma. Après plusieurs siècles de vicissitudes, un peu d'ordre surgit de la tourmente; et lu science, qui brillait d'un vif éclat à Ragdad et à Cordoue, put pénétrer dans une région d'où elle était bannie depuis tant d'années.

Ce furent, en eifet, au moyen-âge, des géographes mahométans qui les premiers tirent connaître à l'Europe les mystères et les profondeurs de l'Afrique 1. Ils lui apprirent qu'au delà de ces déserts qu'on regardait comme infranchissables, il y avait des villes, des peuples, des royaumes que visitaient les caravanes musulmanes, et d'où elles rapportaient de précieux trésors ; ils lui racontèrent qu'un grand fleuve qu'ils nommaient le Nil, et que depuis on a nommé le Niger, arrosait de vastes pays, habités par des nations noires soumises à l'islamisme, et que la plus puissante d'entre elles payait tribut aux Abbassides; ils lui dirent enfin que toutes ces contrées étaient populeuses, remplies d'animaux sau(1)

sau(1) de Bagdad , Livre des Roules et des Royaumes (dixième siècle).—BEKRY de Cordoue, Livre des Routes et des Royaumes (onzième siècle). — Géographie d'EDRICY (douzième siècle).


38 COMMERCE

vages, de lions, de tigres, d'éléphants, et que l'or s'y trouvait en telle abondance qu'il ne fallait, pour se le procurer, que le séparer du sable où il était contenu 1. Du côté de l'ouest, vers les rivages du Sénégal,

(1) « Le roi de Gbanah (Kâno?) possède un bloc d'or du poids de « trente livres et d'une seule pièce. Il a, en outre, sur les bords du « Nil (Niger), un château solidement construit, bien fortifié, et dont « l'intérieur est orné de diverses sculptures, peintures et fenêtres « vitrées » (Géographie d'Edricy (Edrisy), traduction de M. haubert, t.1; Paris, 1836).

Qui avait fait ces sculptures, ces peintures, ces croisées en glaces, si ce n'est des artistes arabes, ou peut-être même des artistes espagnols? II est bien remarquable que la plupart des constructions qui furent élevées dans le Maroc sous les Àlmoravides et les Âlmohades le furent par des artistes andaloux. On leur attribue tous les grands monuments des villes de Maroc, de Fez, de Rabat, de Mausouriah dans les onzième et douzième siècles, et au treizième nous les retrouvons à Tunis où, suivant un écrivain contemporain, ils dirigeaient seuls les embellissements des palais, des vignobles et des jardins du sultan (Histoire de l'art monumental, par BATISSIER, p. 425; Paris,\ 845).

Clapperton, pénétrant en pleine Nigritie (1825) avec le major Denham et le docteur Oudney, voit sur les bords de l'Yeou, et a peu de distance du lac Tsad, les ruines de l'ancienne ville de Birnies. Le palais du roi avait été bâti en briques rouges, et les murailles de la ville, également en briques, étaient hautes de trente pieds et larges de douze. Plus loin, dans l'empire des Fellatahs, gouverné par le sultan Bello, il observe que les maisons des mahométans ont des toits en terrasses, et sont construites d'après les règles de


DES PEUPLES DU MOYEN-AGE. 39

la géographie sarrasiue n'avait que peu d'informations. Elle savait seulement qu'après avoir passé le détroit de Gibraltar,on rencontrait les îles Éternelles, que les uns ont prises pour les Açores, les autres pour les Canaries. Au delà, on apercevait une mer immense, inconnue, appelée la mer des Ténèbres.

Parmi les érudils de ce temps, je dois citer Edricy, né à Ceuta. Issu d'une grande famille mahométane, mais obligé de quitter Ceuta, Edricy se réfugia dans la Sicile où dominaient encore les Arabes, et dont s'empara bientôt le roi Roger. L'illustre chérif fut parfaitement accueilli par le souverain normand, et il publia quelques années après, sous les auspices du prince, son fameux traité de géographie, le plus beau monument scientifique du douzième siècle. Comme la langue arabe était fort cultivée à cette époque, l'ouvrage d'Edricy eut beaucoup de succès, et contribua singulièrement à fixer sur l'Afrique septentrionale l'attention des nations européennes 1.

Le premier établissement chrétien fut essayé par

l'architecture mauresque. L'intérieur du palais du sultan, à Sakkatou, offrait une élégance a laquelle il était loin de s'attendre. (Narrative.... of discoveries.... by major DENHAM, captain CLAPPERTON...1822, 1825 et 1824; London, 1826).

(I ) Dans sa préface, Edricy fait un pompeux éloge de Roger : « Ce « grand roi, dit-il, que le ciel a comblé de gloire et de puissance.


10 [COMMERCE

Roger lui-même. L'émir H'acen régnait alors dans cette partie de la Barbarie qui renfermait les villes de Tripoliet de Tunis.Roger se rendit maître,en 1135, de l'île de Gerba (Djerbi), en 1146 de Tripoli, et en 1147 de Tunis. Il prit de plus les villes de Mehadia (Africa), de Zouila, de Sfakès, de Souça et même de Capsa dans l'intérieur, de sorte que les Siciliens occupèrent réellement presque toute la principauté de H'acen. Mais l'oeuvre que Roger avait entreprise périt avec lui; Guillaume, qui lui succéda, se laissa enlever par les Arabes toutes les conquêtes de son père, et fit la paix .

Cependant les relations entre l'Afrique et la Si«

Si« de la religion du Christ, est le plus célèbre et le meil« leurd'entre les monarques... L'étude approfondie qu'il a faite des « sciences, l'a conduitaux découvertes les plus extraordinaires.... »

Edricy annonce, en outre, que Roger, ayant voulu apprendre la statistique du monde connu, fit préparer une planche h dessiner sur laquelle on traça, un à un, les points indiqués dans douze ouvrages de géographie (dont dix arabes) qu'il avait consultés, et commanda qu'on coulât, en argent pur, un planisphère du poids de 450 livres romaines. Le savant arabe composa alors l'ouvrage explicatif du planisphère auquel il donna le titre de : Délassements de l'homme désireux de connaître à fond les diverses contrées du monde.

(1) E. PELLISSIER, Mémoires historiques sur l'Algérie, IIIe Mémoire; Paris, 1844.

Il est certain, bien qu'on n'ait aucun détail a cet égard, que,


DES PEUPLES DU MOYEN-AGE. il

cile continuèrent à être fréquentes. Lorsque Roger prit le port de Mehadia, il y rencontra un assez grand nombre de chrétiens qui étaient restés, pour leur commerce, sous la domination sarrasine. Tunis vendait à la Sicile des cuirs, de l'ivoire, des laines, des plumes d'autruche, du corail, de la poudre d'or; et Bougie, où l'on trouve les Pisans établis dès le milieu du douzième siècle, passait également pour une ville très commerçante : « Les vaisseaux y abordent, « dit Edricy, et les caravanes y viennent; les mar« chands de celle ville sont en rapport avec ceux de « l'Afrique occidentale, ainsi qu'avec ceux du Sahara, « et de l'Orient 1. »

Aux Pisans il conviendrait d'ajouter les Catalans qui leur disputaient la pêche du corail, et qui se rendaient souvent, au douzième siècle, de Barcelone à Bougie; les Vénitiens, qui avaient des comptoirs sur toute la côte; les Français, qui, par Arles, Narbonne et Agde, faisaient avec Tunis, avec Oran, avec Tlemcen, avec Fez, des échanges nombreux et suivis.

dans le siècle suivant, l'empereur Frédéric II, roi de Sicile, imposa aux Arabes de Tunis un tribut dont ils s'affranchirent a sa mort. Le tribut fut rétabli par les croisés en 1270. Voir plus loin.

(I) L. DE MAS-LATRIE, Aperçu des relations commerciales de l'Italie septentrionale avec les états musulmans.... Paris, 1845.


42 COMMERCE

Marseille envoyait des consuls à Bougie et à Ceuta; nommés tantôt par le viguier, tantôt par la communauté marchande, et confirmés ensuite par le roi ou le comte de Provence, ils jouissaient des privilèges accordés dès lors en Afrique à tous les gouvernements chrétiens qui voulaient se faire représenter auprès de ceux de Barbarie 1.

Dans le treizième siècle, les républiques italiennes signèrent des conventions avec Tunis : en 1230, les Pisans; en 1236, les Génois; en 1251, les Vénitiens; en 1252, les Florentins 2. Le traité de 1230 paraît avoir été la base du droit public, au moyenâge, entre le nord de l'Afrique et les états maritimes de l'Italie. On est tout surpris d'y trouver, de la part des contractants, un esprit de liberté et de tolérance qu'on chercherait en vain plus tard. Ainsi les Pisans ont la faculté d'avoir dans tout le royaume de Tunis, y compris celui de Bougie qui en dépendait alors, des fondouks (magasins), des maisons, des bains, des cimetières et des églises. Ils ont le droit d'y entretenir des consuls avec juri(1)

juri(1) des principaux traités de commerce conclus par la France avec les Régences barbaresques.... Paris, 1841.

(2) Un traité semblable a celui de \ 250 avait été également conclu par les Pisans avec le Maroc, mais on n'en connaît pas le texte.


DES PEUPLES DU MOYEN-AGE. 43

diction sur leurs nationaux, et le privilège d'être admis une fois par mois à l'audience du prince; ils peuvent vendre des vaisseaux, en payant seulement une taxe de 10 pour 0/0; enfin, le droit d'aubaine, droit odieux qu'à la honte des peuples chrétiens on a vu exister si longtemps en Europe, est formellement écarté. « Il était déjà de règle, re« marque un écrivain moderne, dans tous les traités « de commerce entre chrétiens et musulmans, que « les objets provenant d'un naufrage restaient la « propriété de ceux à qui ils appartenaient avant le « sinistre, et que les hommes employés au sauvetage « n'avaient droit qu'à un salaire raisonnable1.» C'est ainsi que les nécessités du commerce avaient rapproché des religions contraires, et que, malgré la fureur des croisades qui ensanglantaient l'Orient, on voyait des prêtres chrétiens exercer paisiblement leur ministère dans les royaumes de Barbarie, et un prince mahométan du Maghreb, prendre à sa solde plus de huit cents chevaliers 2.

Nous voici à l'année 1270. Louis IX venait de

(1) E. PELLISSIER, IIe Mémoire.

D'après d'autres documents, ce ne serait qu'en 1250, et par un nouveau traité avec les Génois, que le droit d'aubaine aurait été aboli. (2) M. De Mas-Latrie indique un bref inédit du pape Nicolas IV


44 COMMERCE

quitter la France pour la seconde fois et se dirigeait vers la Palestine. Arrivée en vue de Cagliari, la flolie des croisés s'arrêta plusieurs jours, et dans un grand conseil présidé par le roi il fut décidé qu'on attaquerait Tunis avant que d'aborder en Terre-Sainte; Tunis, en effet, devait être un bon point d'appui pour la guerre avec le Soudan d'Egypte, ainsi qu'un lieu de ravitaillement pour la Hotte. On connaît l'issue malheureuse de l'entreprise; une chaleur dévorante vint accabler l'armée chrétienne, débarquée le 17 juillet; le vent du sud, soufflant avec violence, apporta avec lui la dyssenterie. Bientôt les chefs furent atteints, et l'on vit périr successivement les plus fidèles serviteurs de la couronne; puis, le fils bien-aimé du roi, Tristan, comte de Nevers, tomba malade et mourut ; le saint roi mourut lui-même le 25 août.

Sur ces entrefaites arriva le roi de Sicile, Charles, frère de Louis IX. Le nouveau roi de France , Philippe-le-Hardi, souffrait dangereusement de la fièvre, et l'armée était découragée. Les musulmans, de

(1290), d'où il résulte qu'il y avait habituellement des hommes d'armes et même des seigneurs chrétiens au service des rois de Tunis, de Maroc et de Tlemcen.


DES PEUPLES DU MOYEN-AGE. 45

leur côté, ne se trouvaient pas dans une meilleure situation. L'émir de Tunis, Abou-Abd-Allah, proposa la paix; elle fut acceptée après de courts débats, Il fut convenu que Tunis acquitterait tous les frais de la guerre et doublerait l'ancien tribut qu'elle avait payé au roi de Sicile. C'étaient encore d'heureuses conditions, car les frais de la guerre montaient à 210,000 onces d'or, et le tribut doublé à 24,000.

Par le traité de 1270, protection et sûreté étaient accordées aux musulmans des états du roi de Tunis qui se rendraient dans ceux des princes croisés; même protection était accordée aux chrétiens qui se rendraient en Afrique. Si un vaisseau musulman faisait naufrage sur les côtes des pays chrétiens, on devait mettre à part tout ce qui échapperait au naufrage et le rendre en totalité au propriétaire; le roi de Tunis s'engageait à suivre la même règle à l'égard des vaisseaux chrétiens. II était libre aux moines et aux prêtres de s'établir dans les états du roi de Tunis. On leur accordait un lieu où ils pourraient bâtir des maisons, construire des chapelles et enterrer les morts; il leur était permis de prêcher dans l'intérieur des églises, de réciter à haute voix leurs prières ; en un mot, de servir Dieu conformé-


46 COMMERCE

ment à leur rite, et de faire tout ce qu'ils feraient dans leur pays 4.

Le traité de 1270 est un exemple remarquable de tolérance réciproque; et ici l'observation trouve d'autant mieux sa place que les chrétiens étaient loin encore d'admettre entre eux les mêmes principes. La flotte des croisés ayant été accueillie à son retour par la tempête, dix-huit vaisseaux furent perdus et quatre mille hommes noyés près de Trépani. Le roi de Sicile n'eut pas honte d'appliquer à ses compagnons d'armes le prétendu droit de naufrage et de bris, et s'appropria sans scrupule tout ce que la mer ne garda pas pour elle.

Les Vénitiens et les Génois renouvelèrent leurs conventions en 1271 et en 1272. Abou-Abd-Allah régnait sur les pays de Tunis, de Bougie, de Bone et d'Alger; c'était l'un des plus puissants souverains de la côte septentrionale. Tous ces traités se ressemblent; ils démontrent quelle extension le commerce avec l'Afrique avait dû prendre vers la fin du treizième siècle. A l'ouest des possessions d'AbdAllah s'était formé le royaume de Tlemcen. Longtemps soumise, comme Tunis, à l'empire des AI(1

AI(1 Voir la note supplémentaire F.


DES PEUPLES DU MOYEN-AGE. 47

mohades, Tlemcen avait également brisé le joug, et celte ville, dans laquelle se trouvait une colonie de chrétiens catalans, faisait un commerce fort étendu par les ports d'Oran et de Mers-el-Kébir. Les Provençaux, les Aragonais, les Portugais, fréquentaient ses principaux marchés ; les Vénitiens y versaient des quantités considérables d'acier, de verroteries, d'étoffes légères. Ils en exportaient, les uns et les autres, de la poudre d'or, de l'ivoire, du musc, de la civette, de l'indigo et des esclaves, « branche de commerce dont il y avait un grand « trafic sur la Méditerranée 1. »

L'impulsion continue et s'accroît pendant les

(1) L. DE MAS-LATRIE.

Les Génois achetaient encore de l'alun, de l'huile à savon, des pelleteries, des maroquins, des écorces tanniques, de la cire, des fruits secs et des laines qu'ils trouvaient plus Ones et à meilleur marché qu'en Europe. Ils vendaient des navires, des agrès, de l'or et de l'argent monnayés, des vins, des liqueurs, des draps, des étoffes de soie, des drogues et des bonnets de laine teints en rouge, article dont Gênes expédie encore annuellement 15,000 douzaines en Afrique et dans le Levant*.

(*) Les mahométans ne buvant ni vin ni liqueurs, il est clair que les chrétiens devaient être nombreux en Afrique, soit comme indigènes, soit, du moins, comme y ayant une résidence momentanée. Au commencement du quatorzième siècle, les droits imposés sur le vin à Tunis donnaient un revenu- assez fort pou r que le roi en affermât la perception au prix de 34,000 besants par an.


48 COMMERCE

quatorzième et quinzième siècles. Des navigateurs maghrébins, partis chaque année de Tunis, de Bougie, d'Alger, venaient apporter leurs cargaisons dans les ports de France, d'Espagne et d'Italie, d'où ils rapportaient des toiles de Reims, des futaines , des draps, de la quincaillerie, et une foule d'autres objets de fabrique européenne. Presque tous ces voyages avaient lieu sur bâtiments chrétiens, la marine arabe n'ayant que peu d'importance. D'un autre côté, les chrétiens obtinrent encore le droit de se joindre aux caravanes. Ils parcouraient le désert avec les mahométans, rencontraient sur leur chemin les pèlerins de la Mecque et faisaient des échanges avec eux 1. Venise particulièrement semblait être devenue la commissionnaire de l'Afrique. C'était elle qui allait chercher en Orient tout ce dont les musulmans du Maghreb avaient besoin; puis elle leur vendait, au retour,le cuivre et le sucre de l'île de Chypre, les gommes et les parfums de l'Arabie, les épices de l'Inde, les

tissus variés d'Alep et de la Perse Venise ne

comptait pas moins de 25,000 matelots 2.

(1) Traités des Pisans et des Vénitiens avec Tunis et le Maroc, 1317-1558.

(2) Après avoir été continuellement en guerre avec Gênes, la ré-


DES PEUPLES DU MOYEN-AGE. 49

Tel fut, pendant le moyen-âge, le commerce de l'Afrique septentrionale; tels furent les liens puissants qui unissaient les chrétiens et les Arabes. Il n'y a plus lieu de s'étonner si une bienveillance mutuelle semblait présidera toutes leurs transactions; s'ils avaient proscrit, d'un commun accord, le pillage et la piraterie; si des croisières mixtes et composées de marins des deux cultes protégeaient le commerce ; si des chrétiens étaient même quelquefois choisis comme plénipotentiaires et négociateurs 1. On

publique de Pise, déjà affaiblie par la perte de la bataille de la Meloria, la prise de l'île d'Elbe (1284) et celle de la Sardaigue (1 325), avait été obligée, dans les premières années du quinzième siècle (1406-1421), d'accepter la domination de Florence qui lui avait enlevé le peu d'iufluence qu'elle possédait encore dans la Méditerranée. Gênes, qui avait longtemps combattu contre l'agrandissement de Venise, qui avait lutté contre elle avec succès dans l'Archipel, dans le Bosphore et dans la mer Noire, avait reculé à son tour devant cette république, de sorte qu'a la fin du quinzième siècle la supériorité de Venise était réellement incontestable.

(I) Divers traités conclus par les rois de Tunis et d'Aragon furent négociés par des marchands chrétiens, au nom des Arabes (L. DE MAS-LATRIE).

La piraterie existait cependant sans aucun doute: ce que je

soutiens, c'est qu'elle n'existait pas du consentement et par le fait

des gouvernements, comme cela arriva plus tard. Exceptons le

Maroc qui se montrait moins favorable aux nations européennes

que les autres Élats musulmans.'

4


50 COMMERCE DU MOYEN-AGE.

pouvait certainement espérer à la longue, sinon une fusion, du moins des rapports constamment meilleurs, lorsque cette prospérité fut interrompue brusquement, et la politique de l'Europe jetée tout à coup dans des voies inattendues.


CHAPITRE IV.

DU COMMERCE DE L1 AFRIQUE SEPTENTRIONALE DANS LES TEMPS MODERNES.

Deux grands événements terminent le quinzième siècle : Colomb trouve un monde nouveau, Vasco de Gama trace une roule nouvelle pour arriver aux Indes 1. Le jour où l'on apprit à Lisbonne la découverte de Gama dut être un jour glorieux, car un petit royaume devenait le rival de l'Espagne, et le sceptre de la mer passait sur l'Océan.

Venise en fut accablée. Elle qui couvrait la Méditerranée de ses navires et qui avait des comptoirs sur tous ses rivages; qui occupait la Crète, Chypre, une partie des Cyclades; elle qui avait vu s'éteindre la splendeur de Pise et pâlir celle de Gênes ; Venise,

(1) 1492 et 1497.


52 COMMERCE

à son tour, voyait tous ses travaux renversés et comme engloutis dans un seul instant.

Jusqu'à ce jour le commerce avec l'Orient s'était fait par la Méditerranée. Les marchandises de l'Inde, amenées sur des vaisseaux arabes ou sur des vaisseaux indigènes, arrivaient à Suez ou à Ormuz; elles étaient conduites de là par des caravanes, soit à Alexandrie, soit dans les ports de la Syrie et de la mer Noire, où les négociants italiens les allaient prendre pour les apporter en Europe. L'admiration publique, réveillée par les hardis voyages des douzième et treizième siècles dans les contrées intérieures de l'Asie 1, était continuellement tenue en haleine par le spectacle merveilleux que présentaient les vastes entrepôts maritimes dont il est question. II y régnait, disait-on, une opulence que les cités les plus favorisées de l'Europe étaient loin d'égaler. Ormuz principalement, bâtie sur un rocher stérile, mais située à l'entrée du golfe Persique d'où elle dominait la mer d'Arabie, Ormuz, tout entourée de sa ceinture de perles, étalait des richesses que l'imagination grossissait encore, et qui devaient

(4) Voyages de BENJAMIN de Tudela en 1160 ; de Plano Carpini en 1240; de Guillaume de RIIBRUQUIS en 1255; de MARCO POLO (Paulo) en 1269.


DES TEMPS MODERNES. 53

convier, comme à une proie, l'ambition insatiable des navigateurs chrétiens. Aussi Vasco de Gama s'était à peine montré dans l'Inde, et il était déjà suivi des deux Almeïda, qui fondaient les établissements de Quiloa, de Cananor, de Cochin. Un peu plus tard , Alphonse d'Albuquerque s'emparait de Ceylan, de Malacca, de Goa, d'Ormuz , ou se faisait le protecteur des rois qu'il ne subjuguait pas 1. De leur côté, les Espagnols, se précipitant sur le nouveau monde, couraient à la quête de ses trésors. Venise n'avait donc plus rien à espérer pour elle, et la reine de l'Adriatique n'avait plus qu'à mourir 2.

Dans ce moment, un célèbre géographe arabe venait de parcourir l'Afrique. Fait prisonnier par un vaisseau chrétien et conduit à Rome, il avait été présenté à Léon X, s'était converti, et avait publié en arabe et en italien la relation de ses voyages. Je veux parler de Léon l'Africain.

Al-Haçan, surnommé Léon l'Africain, était né à

(1) Les rois de Siam et de Sumatra; 1505-1515.

(2) A l'instigation des Vénitiens, le soudan d'Egypte, qui voyait décroître chaque jour le transit de Suez a Alexandrie, déclara la guerre aux Portugais, et les attaqua sur la mer des Indes ; mais les Turcs furent battus dans toutes les rencontres, et l'un des fils de Gama dévasta les bords de la mer Rouge.

Voir la note supplémentaire G.


54 COMMERCE

Grenade. Ayant quitté cette ville quand elle fut prise par Ferdinand, il s'enfuit au Maroc. Tourmenté de l'amour des voyages, Léon visita presque toute l'Afrique centrale, confirma les renseignements de ceux qui l'avaient précédé, et en ajouta de nouveaux. Il vit deux fois la ville fameuse de Ten-Boktoue ( Tombouctou) , admira les richesses de ses habitants et la puissance de son roi. Là où l'ignorance plaçait des solitudes inhabitées, il trouva un pays fertile, abondant en grains, en bestiaux et en coton. Le souverain de ce pays, qui avait embrassé l'islamisme, ne paraissait en public qu'entouré d'une cour brillante, et portait des ornements d'or d'un poids énorme. Son palais, bâti en pierres, avait été construit par un architecte de Grenade ; sa cavalerie comptait trois mille chevaux venus de Barbarie, et il faisait venir également de la côte septentrionale des manuscrits arabes. Le peuple, qui était doux et tranquille, ne manquait de rien, excepté de sel. Des caravanes, comme au temps d'Hérodote, allaient chercher le sel dans le désert et le rapportaient à Tombouctou. On y trouvait, ainsi que chez les autres peuples noirs, beaucoup d'objets de fabrique européenne 1,

(4) Voir la note supplémentaire H.


DES TEMPS MODERNES. 55

Le livre de Léon produisit une vive impression : il démontra de nouveau qu'il y avait dans l'intérieur de l'Afrique une infinie variété de transactions et d'échanges; il fit mieux comprendre de quelles contrées arrivait sur toute la côte cette source inépuisable de produits, et jusqu'où pouvait pénétrer à son tour l'activité méditerranéenne. Malheureusement le commerce changeait de route ; il allait en Amérique ou aux Indes. Un autre événement lui porta un coup non moins funeste et l'exila pour longtemps de l'Afrique septentrionale.

Ferdinand le Catholique poursuivait les Maures au delà du détroit ; conseillé par Ximénès, il dirigea de ce côté plusieurs expéditions maritimes. De l'année 1505 à l'année 1510,) les Espagnols s'emparent de Mers-el-Kébir, d'Oran, de Bougie, et telle est la crainte qu'ils inspirent, que les rois de Tunis et de Tlemcen s'empressent de leur payer tribut. Tripoli, n'ayant point fait de soumission, est emportée d'assaut; cinq mille habitants périssent (1510). Cependant la politique de Ximénès, qui veut restituer aux puissances chrétiennes le bassin occidental de la Méditerranée, produit un résultat contraire; elle amène les Turcs en Barbarie. Vers l'année 1515, l'émir d'Alger, les ayant appelés à son secours, est


56 COMMERCE

assassiné par Barberousse. Le corsaire prend la place de l'émir et s'installe dans Alger.

Dès ce moment les Turcs régnèrent en Barbarie. Jusqu'à présent c'avait été de Constantinople ou des îles de l'Archipel qu'étaient parties leurs escadres pour ravager l'Europe ; maintenant ils s'établissaient en face de la chrétienté et la menaçaient insolemment. En 1516, année de la mort de Ferdinand, Barberousse marche sur Tlemcen dont il chasse le roi, allié des Espagnols ; Tlemcen est reprise et Barberousse tué (1519). Les Turcs d'Alger proclament aussitôt pour chef son frère Kheir-ed-Din, que le sultan honore du titre de pacha. Kheir-ed-Din fait la paix avec les Kabyles des montagnes, soumet Collo, et oblige Constanline à reconnaître son autorité. En 1533, nommé capitan-pacha par Soliman, il s'empare de Tunis; Charles-Quint reprend Tunis qu'il rend au roi dépossédé l. En 1541, l'empereur

(1) 1555. Le sac de Tunis fut horrible ; les vainqueurs y massacrèrent, dit-on, soixante et dix mille personnes, et s'égorgèrent ensuite entre eux pour se dépouiller. Ce qu'on peut réellement louer, ce fut le courage que les Espagnols déployèrent dans l'attaque et le traité de paix qui suivit la prise de Tunis. Charles-Quint, en rendant Tunis à son roi indigène (Moulcï-H'accn), exigea la délivrance des esclaves chrétiens; vingt-deux mille fuient remis en liberté ( Copie inédite du traité du 6 août 1555, conclu cuire l'empereur et le roi de Tunis).


DES TEMPS MODERNES. 57

assiège Alger. La tempête brise ses vaisseaux, le siége avorte, et les Espagnols se retirent après des pertes énormes. En 1551, Tlemcen est réunie à la régence d'Alger; en 1552, Tripoli tombe au pouvoir des Turcs. Charles-Quint abandonne le port d'Africa dans l'État de Tunis (1553); deux ans plus tard , il perd Bougie (1555). L'année suivante, les Turcs assiégent Oran, et en 1570 ils redeviennent les maîtres de Tunis, que leur dispute inutilement le héros futur de Lépante.

La fin du seizième siècle et toute la durée du dixseptième n'offrent que peu d'importance. Découragé par la perte de Tunis, Philippe II ne voulut plus tenter aucun établissement en Barbarie. Le dixseptième siècle se passe en excursions maritimes de la part des Espagnols, en attaques infructueuses dirigées contre Oran par les Turcs. Dans le dixhuitième (1708), Oran capitule; mais les Espagnols y rentrent sous Philippe V (1732). Charles III l'ait canonner Alger (1775). La flotte se composait de près de quatre cents voiles; l'armée de terre comptait plus de vingt-deux mille hommes et cent pièces d'artillerie. Débarqués le 8 juillet, les Espagnols se rembarquent le 9 ; leur déroute avait été complète. En 1783 et 1784, nouveaux bombardements. Enfin la


58 COMMERCE

paix est signée (1785) ; le dey d'Alger reçoit quatorze millions, et les Espagnols évacuent Oran (1791).

Peut-être serait-ce ici le lieu de dire quelques mots des expéditions portugaises dans le Maroc : comme celles des Espagnols, elles se terminèrent par la défaite et l'abandon. Au commencement du seizième siècle, les Portugais possédaient sur la côte Ceuta, Tanger, Arzilla, Mazagran, Azemmour, Sali, SantaCruz ; c'étaient les premiers anneaux de cette grande chaîne dont ils enveloppaient l'Afrique et qu'ils avaient su étendre jusqu'aux Indes. Mais au bout de cinquante ans, l'influence naissante de la famille des chérifs leur avait repris presque toutes ces places. En 1574, le roi Dom Sébastien descend en Afrique près d' Arzilla ; il perd la couronne avec la vie à la bataille d'Alcazar. En 1580, Ceuta passe avec le Portugal entre les mains de Philippe II ; Tanger est cédé à l'Angleterre (1662) qui en fait sauter les fortifications (1683), et Mazagran capitule en 1769. A partir de ce jour, il ne reste plus rien aux Portugais dans le Maroc.

Je n'ai pas voulu interrompre le cours de l'histoire, afin qu'on en saisît facilement l'ensemble. On voit, par le simple exposé qui précède, que l'invasion des Turcs en Barbarie fut une immense calamité. A un état de choses relativement paisible, succédèrent la


DES TEMPS MODERNES. 59

violence, le pillage et le meurtre ; l'usurpation chassa les dynasties indigènes , et des populations industrieuses furent changées en un peuple de forbans. La piraterie n'était plus un fait isolé; elle devenait l'oeuvre et le moyen de vivre des gouvernements barbaresques. A leur tour, les chevaliers établis à Malte (1530) se firent corsaires. On avait peine à retrouver en eux les défenseurs de Rhodes, de sorte que la guerre dégénéra et se rapetissa ; ce ne fut plus qu'une longue suite de déprédations sans caractère et sans but.

L'Europe tenta d'inutiles efforts pour arrêter le brigandage. Venise et Gênes, sur leur déclin, armèrent leurs vaisseaux; Malle équipa ses galères ; la France envoya Duquesne contre Alger, et d'Estrées contre Tripoli ; ce fut en vain. On sait les désastres de l'Espagne. La piraterie ne discontinua pas l

Nous arrivons en 1816. A cette époque toutes les puissances avaient à se plaindre des Barbaresques. Profitant de la grande lutte qui agitait le monde, les trois Régences avaient écume la mer, et une foule de chrétiens gémissaient dans l'esclavage. Lord Exmouth obtint d'abord quelques réparations; mais il

(1) Voir la note supplémentaire 1..


60 COMMERCE DES TEMPS MODERNES.

s'était à peine éloigné que les Algériens se soulevèrent. Le consul d'Angleterre fut jeté en prison; des Européens furent massacrés; et les habitants d'un village de Sardaigne, surpris tout à coup par les corsaires, furent traînés en captivité 1.

De tels outrages méritaient un prompt châtiment. Le 27 août, lord Exmouth, suivi du vice-amiral des Pays-Bas, Van-Capellen, paraît devant Alger et canonne la ville. Presque toutes les batteries des Turcs sont démontées et leurs navires incendiés. Le 28, le dey signe la paix. Il rend sans rançon les captifs, déclare l'esclavage des chrétiens pour jamais aboli, et fait des excuses publiques au consul anglais 2.

Quinze ans ne s'étaient pas écoulés, et la France subissait de nouvelles insultes. Elle pensa alors qu'un pareil peuple était incorrigible et qu'il fallait détruire ce nid de pirates. En 1830 elle prit Alger 3.

(4) La Hollande, lePortugal, Naples, la Sardaigne, la Suède,etc., payaient tribut aux Algériens. Jusqu'en 1815, les États-Unis leur payèrent également un tribut de 12,000 sequins (22,000 dollars) par année, et ce qu'il y avait de plus humiliant, c'est qu'ils étaient forcés d'acquitter ce tribut en munitions de guerre que les Algériens employaient à la continuation de la piraterie (W. SIIALER, Esquisse del'Etat d'Alger ch. v; Paris, 1850).

(2) Lettre officielle de lord EXMOUTH, dans la Gazette de Londres, du 1 5 septembre 1 816. — E. PELLISSIER, IIIe Mémoire.

(3) Voir la note supplémentaire J.


CHAPITRE V.

DU COMMERCE DES ARABES DE NOS JOURS AVEC L'AFRIQUE SEPTENTRIONALE ET CENTRALE.

Malgré l'arbitraire le plus odieux et l'instabilité la plus déplorable dans l'administration et les affaires, les besoins inévitables de la population avaient ramené un peu de commerce sur la côte d'Afrique, et des négociants européens s'étaient établis dans les trois Régences. En 1561, deux Marseillais élèvent le bastion de France pour la pêche du corail*. En 1661, Richelieu signe un traité avec le Maroc; il

(1 ) Le bastion situé non loin de Bone n'était pas une forteresse, comme on pourrait le croire; c'était une maison plate qui n'avait rien de défensif. Un siècle après, la dépense pour l'établissement, les redevances pour le gouvernement algérien, et les cadeaux d'usage, s'élevaient à 155,000 livres. On y comptait trois àquatre cents individus; les femmes n'y étaient pas admises.


62 COMMERCE

nomme des consuls à Salé, à Safi, à Santa-Cruz. En 1632, le bastion de France, Lacalle et un petit poste au cap Rose, formaient ce qu'on appelait alors les concessions d'Afrique. Plus lard (1694), une compagnie s'organise pour exploiter l'est de la régence d'Alger 1; elle est dissoute en 1802; mais en 1817 un traité rend à la France la pêche du corail et le privilège du commerce. Quelques maisons d'agence fondées, en outre, à Tunis, à Bone et à Alger, font avec Livourne, avec Marseille et Londres des échanges assez considérables 2.

Le commerce intérieur continua, du reste, sous les Turcs. Des caravanes, parties de plusieurs points de la côte, pénétraient comme autrefois dans l'Afrique centrale; d'autres caravanes, traversant le

(1) Moyennant une redevance annuelle aux Algériens, une autre redevance à la milice de Roue, et des présents aux chciks arabes. La compagnie tirait du pays 20,000 cuirs, 5 ou 400 quintaux de cire, autant de laines surges et un grand nombre de paniers en jonc, dit sparterie.

En 4779, le bey de Tunis nous accorda aussi la pêche du corail dans l'île de Tabarka où les Génois s'étaient maintenus si longtemps. La compagnie devait lui payer 200,000 fr. par an.

(2) E. PELLISSIER, IIIe Mémoire.

Constantine tirait de Livourne des tissus de coton, des soieries, des draps, des marbres, des denrées coloniales, des drogueries, etc. Ce commerce s'élevait, par an, à un million de livres.


DE NOS JOURS. 63

désert, se rendaient du Maroc jusqu'en Arabie. Les marchands d'Alger revenaient à Constantine, à Mascara, Médéa ; ceux de Constantine, se fractionnant à leur tour, visitaient Tunis, où ils vendaient des dattes, de la laine, des peaux ouvrées ou préparées, des plumes d'autruche, des gommes, de la pou - dre d'or, et d'où ils rapportaient des étoffes brodées, des châles pour turbans, des essences et des armes de luxe 1.

Ainsi, au milieu de. mille difficultés et de mille entraves, le commerce avec l'Europe put encore végéter sur une terre maudite ; et le commerce intérieur, un instant suspendu par l'invasion des Turcs, reprit promptement sa marche. Aujourd'hui que l'Afrique du nord a recouvré, en partie du moins, la sécurité qui lui était nécessaire; aujourd'hui que l'influence française règne à Alger et domine dans les États Barbaresques, il importe d'étudier avec soin les relations actuelles du pays. On a vu ce qu'elles étaient; il faut voir ce qu'elles sont et ce qu'elles peuvent être; il faut rechercher sérieuse(1)

sérieuse(1) Province de Constantine, par MM. URBAIN et VARMER; Paris, 1844.

Ce commerce pouvait être de \ 00,000 piastres fortes par mois, ou 500,000 fr. environ,


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ment s'il ne serait pas possible de rouvrir leurs anciens débouchés, et de faire couler une seconde fois vers l'Europe ce grand et large fleuve qui se perd maintenant dans les sables 1.

L'Algérie, comme Tunis et le Maroc, a deux divisions bien distinctes : le Tell et le Sahara. Le Tell comprend la région du labourage et des moissons ; le Sahara renferme la région des pâturages et des fruits. Les habitants du Tell sont surtout agriculteurs, les habitants du Sahara sont surtout pasteurs

(1) Bien que ces expressions «sécurité et influence » paraissent hasardées en présence des événements du mois d'octobre dernier, je les maintiens. Quand on veut juger une grande question, il faut l'examiner de haut, et négliger un peu les détails; si notre influence a momentanément diminué dans la province d'Oran, elle a grandi et s'est fortifiée ailleurs.

Ainsi, en fait, il est constant que l'immigration européenne a continué de s'accroître a Alger. La population colonisatrice qui n'atteignait pas 29,000 individus en 1840, qui était de 75,000 à la fin de 1844, s'élevait a 85,000 au 54 juin 1845, et le chiffre pourra dépasser 1 00,000 en janvier prochain. Le mouvement général du commerce (importation et exportation), qui en 1845 était de 86 millions, est monté, en 1844, après de 91 millions, et il aura augmenté très probablement en 1 845, dans la proportion d'un tiers. Les importations de tissus français qui avaient été de 7 millions et demi en 1845, de 17 millions en 1844, seront encore plus considérables a la fin de cette année. L'impôt arabe a également augmenté. La province de Biskra qui avait payé a grand'peine, en


DE NOS JOURS. 65

et jardiniers. Dans le Tell croissent les céréales; dans le Sahara, les palmiers : voilà le principel.

Du nord au sud, le Tell s'étend jusqu'aux derniers rameaux de l'Atlas. Le Sahara commence à ses derniers rameaux, et s'arrête au Désert proprement dit. De l'ouest à l'est, ils ont, l'un et l'autre, pour limites l'empire du Maroc et la régence de Tunis. Il résulte de là que la population du Tell est principalement fixe; que celle du Sahara est princi1

princi1 une contribution de guerre de 50,000 fr., a versé, dans le courant de 1845, une contribution presque double, sans qu'il se soit élevé la moindre plainte. Le fermage des terres de l'Etat, dans la province de Constantine, s'est fait à des conditions beaucoup plus favorables qu'autrefois, et l'on calcule que les locations de 1845 rapporteront 100,000 fr. de plus qu'en 1 845. Un Français enfin, le sieur Michel, établi dans la petite ville de Biskra, vient d'arriver à Constantine, après avoir visité Tougourt. Notre voyageur n'avait pour escorte qu'un seul Arabe, et portait sur lui 6,000 fr. en or. Il a été partout parfaitement accueilli; son habit de Français valait pour lui le meilleur firman (L'Algérie du 22 octobre 4845).

(1) E. CARETTE, Recherches sur la géographie et le commerce de l'Algérie méridionale, 1re partie, liv. I ; Paris, 1844.—Le Sahara algérien, par M. le colonel DAUMAS, 1 845.

Il y a des parties intermédiaires où la datte et l'épi mûrissent également bien ; il en est d'autres qui ne produisent ni la datte ni l'épi. Ces zones semblent appartenir alors aux deux régions ou n'appartenir à aucune; cela d'ailleurs ne fait rien contre le principe.


66 COMMERCE

paiement nomade. La population du Tell cultive; celle du Sahara voyage 1.

Au delà du Sahara, au delà des contrées d'Ouarégla et de l'Ouad-Mzâb qui bornent l'Algérie méridionale, paraît le véritable Désert, immense, aride et nu. Dans cet océan desséché, plus de palmiers, plus de rivières, plus de sources. Çà et là des buissons rabougris, des flaques d'eau saumàtre, des puits qui tarissent en été ; à de longues distances, de rares oasis. La chaleur y est si grande qu'il faut creuser la terre et s'y coucher pour se rafraîchir 2.

Quelquefois le vent souffle du midi : il soulève le sable en tourbillons; il emporte et déplace comme des vagues les collines flottantes. La route que l'on connaissait disparaît, le voyageur s'égare, et les oiseaux tombent étouffés. Malheur à la caravane qui rencontre cet ouragan... On ne pourrait pas dire le lendemain qu'elle a passé par là 5.

(4) Userait plus exact de dire que la population est double partout; il y a des nomades dans le Tell et des citadins dans le Sahara. On a besoin, en effet, d'une population sédentaire pour cultiver les fruits et le palmier, pour garder en dépôt les marchandises de l'intérieur, etc.

Consulter la note supplémentaire K. (2) E. CAUETTE , IIe partie, liv. II.

(3) « Régna videt pauper Nasamon crranlia vento. »

Conf. ce qu'Hérodote raconte de l'année de Cambyse qui péril


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D'autres fois encore un point surgit à l'horizon : il approche, précédé d'un nuage de poussière. Qu'estce donc? Le vent du midi ne souffle pas. Ce sont les Touareg (Touariks), les pirates du désert. Montés sur de rapides mehâra *, le visage couvert d'un masque de coton bleu foncé, les Touareg accourent du fond des steppes infinis. Il sont hauts de taille, vigoureux, terribles. Leur sabre est droit et à double tranchant, leur lance est longue et acérée, leurs flèches ne manquent jamais le but. A leur aspect, la caravane fuilen désordre; mais ils l'atteignent et vont vendre la proie qu'ils ont saisie sur les marchés de R' at ou d'Agades 2.

Tel est cependant l'attrait du commerce, tel est

tout entière en se rendant il l'oasis d'Ammon (liv. III, parag. 26) ; et dans le môme historien (liv. IV, parag. 475), la légende relative aux Psylles qui, étant allés faire la guerre au vent du midi, furent ensevelis sous des monceaux de sable. Voir également dans Sal lu sic ( Guerre de Jugurtha, parag. 78), dans Lucain (Pharsale, liv. IX), dans Léon l'Africain (liv. VI), la description des déserts de la Libye, et dans presque tous les voyageurs modernes celle du redoutable simoun.

(1) Dromadaires.

(2) E. CARETTE, liv. I.

D'autres pillards de caravanes, lés AL-BEN-ALI, habitent le Sahara algérien.

Consulter, sur les uns et les autres, la note supplémentaire L.


68 COMMERCE

le besoin de communication entre les races humaines, que l'homme a osé affronter ces périls. Chaque année des voyageurs, partant du Maroc, de Tripoli, de Tunis ou des frontières de l'Algérie, se réunissent au Touât, et se rendent du Touât au pays des Noirs. L'espace qui sépare les deux contrées est affreux. Pendant une semaine, c'est une terre-salée, rouge à la vue, dans laquelle on ne trouve ni pierre, ni plante, ni eau. Plus loin, quelques puits, mais toujours la solitude et le soleil brûlant. Il faut marcher ainsi vingt-cinq jours pour arriver à Tombouctou. Quand les caravanes sont surprises dans ce désert par le vent du sud, elles épuisent leur provision d'eau et meurent 1.

Le voyage dure cinq ou six mois, pour l'aller et le retour; on parcourt des distances de mille lieues 2. Pendant ce temps, l'Arabe doit lutter contre toutes les misères : c'est la faim, c'est la soif, c'est la

(1) E. CARETTE, liv. II. —E. RENOU, Notice géographique sur l'Afrique septentrionale, môme volume.

En 1805, une caravane de deux mille hommes et de dix-huit cents chameaux, allant de Tombouctou à Tafilet, périt faute d'eau (HEEREN, t. IV, ch. VI).

(2) Il y a 500 lieues de R'hadâmes (Ghadames) a Tombouctou; autant pour le retour. La distance est bien plus longue pour le voyageur qui part de Tunis ou d'Alger.


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maladie, c'est le voleur qui l'attend et le guette. Et pourtant l'Arabe se met en route. Il dit adieu à ses vieux parents et à sa famille; il charge tranquillement le chameau qui porte sa fortune et confie son navire, comme il l'appelle, à la bonté de Dieu.

Souvent encore il entreprend un plus lointain voyage; il fait avec la caravane sacrée le pèlerinage de la Mecque. Il a dès lors àbraver bien des dangers, à franchir bien des déserts, à essuyer bien des tempêtes. Son absence sera longue, éternelle peut-être. Mais aussi quelle joie s'il parvient en Arabie, s'il peut visiter les saints lieux, s'il lui est donné d'entrer dans la maison d'Abraham et de s'incliner devant le tombeau du Prophète! Quel honneur surtout au retour, lorsqu'il aura mérité le titre envié de H'adji (pèlerin); qu'il sera pour tous un objet d'admiration et de respect, et qu'assis sous la tente ou au foyer domestique il racontera tant de fatigues heureusement terminées !

La caravane, d'ailleurs, reste fidèle à son institution; partout elle vend, elle achète, elle échange. Réunie d'abord à Fez, dans l'ancienne capitale du Maroc, elle longe la lisière méridionale de l'Algérie, pénètre dans la Régence par El'-Arouat (Laghouat)


70 COMMERCE

et Sidi-Obka, se ramifie ensuite sur Tunis, où elle recueille les nombreux pèlerins qui veulent se joindre à elle, descend vers Kairwan (Kairouan), arrive à Tripoli et à Mesurata, s'aventure, en contournant la grande Syrte, dans d'horribles solitudes, touche à Renghazi et à Derne, traverse la Marmarique, se repose à Alexandrie, s'arrête au Caire pour y finir le ramadan et arrive à la Mecque. Chemin faisant, le pieux musulman a vendu ses draps , ses feutres et ses sandales de maroquin ; il s'est procuré les riches soieries d'Alger, les manteaux de laine des nomades, les bonnets rouges et les essences de Tunis, les brillants tissus de la Perse et de Cachemire, l'ivoire, l'ébène, les pierres fines, l'or et les esclaves noirs de la Nubie, les épices de l'Inde, le café de Moka, même celui de notre île Rourbon, qui lui arrive par la mer Arabique. La caravane n'altère donc pas sa nature; elle est toujours essentiellement trafiquante. Ici seulement elle a un mobile de plus, la religion, qui la protége et qui la garde. C'est une ville sainte qui marche.

Voilà, de nos jours, quel est l'ensemble des relations commerciales de l'Afrique septentrionale, depuis le Maroc jusqu'à l'Egypte, et depuis le littoral jusqu'au Niger. Je vais examiner maintenant corn-


DE NOS JOURS. 71

ment la France en peut profiter, et contribuer, pour sa part, à ce grand mouvement 1.

(1 ) Les bonnets rouges en feutre de Tunis, dont l'usage est devenu général dans l'empire du Maroc, se fabriquent aussi pour les Ottomans , les Grecs, les Arméniens et les Juifs, et se livrent à ces différents acheteurs qui portent le costume oriental et se rasent la tête. Ces produits sont d'ailleurs si bien confectionnés que Marseille ni Livourne n'ont jamais pu en égaler le travail, malgré les procédés les plus ingénieux.

La supériorité de cette main-d'oeuvre est due à l'excellente organisation des corps d'arts et métiers de la Régence, corporations analogues à celles de notre moyen-âge et conservées des Maures d'Espagne qui les portèrent avec eux en Afrique. Plus complètes toutefois et plus libres que les associations de même nature réfugiées dans le Maroc ou l'Algérie, celles de Tunis sont toujours restées soumises à une juridiction semblable à celles de nos prud'hommes, et il en est de môme parmi la population si laborieuse de l'île de Djerbi *. Chaque branche de commerce y est dirigée par un certain nombre de commissaires pris dans la profession même et appliquésa concilier lesavantages de la libre concurrence avec ceux de l'association. Le chef de ces hommes d'élite juge tous les différends qui peuvent s'élever entre les marchands du corps qu'il préside , et ses décisions sont en dernier ressort, a moins que les parties

(*). La Notice des dignités, qui fut publiée au commencement du cinquième siècle de notre ère, a déjà fait connaître (hic, p. 31) ce qu'étaient à cette époque les établissements industriels de l'île de Girba (Djerbi) : un procurateur des ateliers publics était chargé de veiller sur ses riches teintureries. Dans le moyen-âge, les chrétiens de Sicile et d'Italie firent souvent irruption sur cette île, soit pour ruiner ses manufactures, soit pour s'y installer eux-mêmes. Aujourd'hui les bernous de l'île de Djerbi sont encore recherchés dans toute l'Afrique pour leur qualité et la perfection du travail.


72 COMMERCE

n'en appellent directement au bey lui-môme. La sagesse de cette organisation étonne en pareil pays, et pourrait honorer en Europe toute nation manufacturière. Bien d'autres produits en laine, les couvertures, les tuniques blanches, les châles teints de vives couleurs ne présentent pas un travail moins parfait. C'est ce qui fait de Tunis une puissance industrielle qui n'est point à dédaigner, et il faudra en tenir compte en cherchant a la supplanter, particulièrement dans la province de Constantine, où s'écoulaient autrefois grand nombre de ses produits. Inutile d'insister d'ailleurs sur le besoin de nous unir avec une contrée qui a porté Carthage, dont le climat est toujours un des plus beaux comme le sol un des plus fertiles du monde, et dont la capitale compte encore 200,000 habitants....

Le Caire était jadis le grand caravansérail de toutes les races africaines, alors que les caravanes de Syrie et celles qui revenaient plus tard de la Mecque y conduisaient, de leur côté , les populations et les marchandises de l'Asie. Telle est encore, 'a beaucoup d'égards, l'activité de ce foyer commercial. Aussi quand les pèlerins les plus exaltés par le fanatisme franchissent le dernier passage du désert, s'embarquent sur la mer Rouge, et, chantant sur leurs chapelets les perfections d'Allah , se tiennent souvent a moitié nus par vénération pour la terre sacrée qui va les recevoir, beaucoup de marchands , purs spéculateurs, s'arrêtent-ils au Caire , se contentent pour leurs prières des quatre cents mosquées qu'ils y trouvent, et s'occupent a y reconnaître leurs affaires au milieu des intérêts les plus divers d'une innombrable population.

Parmi les productions alimentaires, les légumes et les fruits secs constituent la portion essentielle de la nourriture du peuple. En matière première d'étoffes et de tissus, on compte le coton, la laine, le chanvre, le lin et la soie; en substances tinctoriales, la noix de galle, l'indigo, le hennèh; en substances médicales, le seué, l'opium, le romarin, etc.; en substances aromatiques, les essences, l'eau de rose, l'ambre, l'encens, l'aloès, la myrrhe; en


DE NOS JOURS. 73

épiceries et drogueries, le girolle , l'anis, la gomme, le safran; puis de l'orfèvrerie et des bijoux fabriqués par les chrétiens, et toutes espèces d'ouvrages en cuirs; des peaux de chèvre pour faire le maroquin, des outres de chameau et la prodigieuse quantité d'objets de sellerie nécessaires à des populations qui ne voyagent qu'en monture.

Les étoffes et les tissus y viennent en grand nombre par les caravanes de l'Orient. Ce sont les châles de Cachemire ; les toiles et les soieries de l'Inde et de la Mecque, de Syrie et de Perse ; de la soie en écheveaux pour les manufacturiers de Tunis et de Fez, qui les prennent en échange des draps écarlates et autres tissus de laine de Barbarie. Ensuite les produits les plus riches et les plus variés, plumes d'autruche, dents d'éléphant, ébène, corail, perles, pierres fines et l'or en poudre ou en grain dont l'Egypte, dans le dixseptième siècle, recevait encore mille a douze cents quintaux par la seule caravane de l'Abyssinie; enfin, cl malheureusement c'est toujours l'un des objets les plus considérables du commerce africain, les esclaves des deux sexes enlevés dans l'intérieur et conduits de tous côtés au Caire où ils se vendent dans le caravansérail des Gellabeh.... (Le Maroc et ses caravanes, par R. THOMASSV, Introduction ; Paris, 1 845 ).


CHAPITRE VI.

CONCLUSION.

On a vu, dans le cours de cet écrit, de quelle importance avait été de tout temps le commerce de l'Afrique septentrionale, et ce qui est plus remarquable, on a vu que ce commerce n'avait pas changé. Ce qui s'achetait sous les Carthaginois et les Romains s'achète encore aujourd'hui et de la même manière; ce sont toujours des esclaves, des plumes d'autruche, des pierres fines, des gommes, de l'ivoire, de l'or. Les Carthaginois et les Romains vendaient à leur tour des armes, des tissus d'Europe, des étoffes teintes de diverses couleurs; leurs caravanes portaient à l'intérieur le sel dont les populations avaient besoin. Au moyen-âge, les ports de Rarbarie sont remplis de chrétiens ; vous les trouvez à Tunis, à Rougie, à Alger, à Oran. Qu'y viennent-


CONCLUSION. 75

ils chercher? Des esclaves, de la poudre d'or, de l'ivoire, des cuirs, des laines, du corail. Qu'y vendent-ils? Des draps, des toiles, des bonnets de laine, des verroteries, des épices, etc. Au quinzième siècle, Léon parcourt l'Afrique; il s'avance jusque dans la région des peuples noirs. Qu'y voit-il? Le sel, que les caravanes arabes y apportent, la coutellerie d'Europe, les draps de Venise. Aujourd'hui enfin, lorsque l'invasion des Turcs en Rarbarie est devenue fatale à toute cette côte, que voyons-nous? Les marchan-, dises européennes qui pénètrent dans le pays par Tripoli, par Tunis, par Alger, par Mogador; et sur les bords du Niger, des armes anglaises, des épées de Malte, et des fusils français fabriqués à Saint-Etienne *.

(I) Note sur le commerce du Soudan avec le nord de l'Afrique, par M. JOXES DE LASTEYRIE ; Paris , 4 844.

En 1825, le major Denham fit partie d'une razzia dirigée par le cheikh du Bournou contre les Fellatahs; les chefs arabes qui commandaient les troupes indigènes avaient des armes a feu. Denham parle encore d'une escorte qui lui fut donnée et qui était toute composée de cavaliers ayant des fusils ; il cite même une bataille où les gens du Bournou se servirent de deux mauvaises pièces de canon qu'ils chargeaient avec des cartouches a balles (Narrative of.... discoveries....; London, 1826). A son second voyage en 1825, Clapperton vit au siège de Kounia , capitale du Gouber, plusieurs soldats du sultan Bello, armés de mousquets (Journal of a second expédition...., by the late commander CLAPPERTON ; London, 1829).


76 CONCLUSION.

Nous ne possédons pas le Maroc, ni Tunis, ni Tripoli ; mais la France occupe Alger, Rone, Rougie, Oran. Ces ports, au moyen-âge, faisaient un commerce très étendu avec l'Europe ; ils lui demandaient une foule de produits qu'ils écoulaient ensuite dans le Désert. Pourquoi ces produits n'y reviendraientils point? pourquoi ne prendraient-ils pas encore la même voie? C'est là toute la question.

Quand on jette les yeux sur les cartes les plus récentes, quand on consulte les savants travaux que le gouvernement vient de publier, on est bien étonné à l'aspect de toutes ces villes, de tous ces k's'our (villages), de toutes ces tribus dont les noms se révèlent à nous pour la première fois et qui composent l'ancienne régence d'Alger. Il y a quinze ans, on connaissait quelques grandes villes du Tell; mais desautres localités, mais du Sahara au delà de l'Atlas, que savait-on? Rien, ou presque rien. Aujourd'hui le Sahara recule à mesure qu'on s'y enfonce.

Ici c'est Lagouath (El-Ar'ouât), c'est Aïn-Mady, c'est Gardaia (R'ardeia); là c'est Ouârgla (Ouârégla), Temacin, Tougourt (Tuggurt), Biskra *.

(1 ) Tougourt fut sans doute une ville romaine ; on croit que c'est le Turaphilum de Ptoléméc. Des pierres carrées bien taillées forment les murs de la Kasbah.

Cette ville est fort riche, parce qu'elle est le centre d'un marché


CONCLUSION. 77

Partout vous verrez des mosquées, des tolba (lettrés), des écoles. Défendues et bien gardées, ces villes peuvent soutenir facilement un siège contre des Arabes. Elles ont d'assez hautes murailles; Gardaia est presque aussi grande qu'Alger, et Ouârgla est couronnée de plusieurs forts à deux étages. Tout autour, de beaux jardins, constamment arrosés, produisent le raisin, l'abricot, la pêche, la figue, et principalement la datte qui fait la richesse du Sahara. Le seul district d'Ouârgla compte soixante mille palmiers.

A côté des villes et des villages habités par la population sédentaire, vit la population nomade. Aux citadins dont elle se sert et qu'elle méprise, les métiers de l'industrie; à eux d'être forgerons, tailleurs, selliers, jardiniers; mais à elle les troupeaux, l'espace et le soleil 1. Aussi, dès que l'été

considérable; elle fut frappée, dit-on, il y a quarante ans, par le bey de Constantine, d'une contribution d'un million de francs. Le sultan de Tougourt ne sort jamais qu'entouré de sa garde nègre. Le jour de la fête du prophete, des cavaliers le précèdent, des fantassins le suivent, et des esclaves conduisent devant lui des chevaux magnifiquement caparaçonnés, couverts de selles brodées d'or, avec des boucles d'or aux oreilles et des anneaux d'or aux pieds. Il nous a payé l'impôt et a reçu le bernous d'investiture.

(1) L'Arabe de la tente croirait déchoir s'il donnait sa fille en ma-


78 CONCLUSION.

est revenu, dès que l'herbe se sèche dans les immenses vallées et que les sources commencent à tarir, le nomade quitte le Sahara et va dans le Tell. Il y achète des grains que le Sahara ne lui donne pas suffisamment, l'huile qu'il trouve à Rou-Sâda, les épiceries, la soie, les aciers, la coutellerie, les bijoux qui lui sont envoyés de Constantine ou d'Alger. En échange, le nomade apporte du beurre, des laines, des manteaux tissés par ses femmes, des tentes en poil de chameau, des dattes, des moutons, des chevaux, etc. De retour chez lui, vers l'automne, il dépose ses marchandises dans les villes et dans les k's'our dont il est l'ami, et où il est certain de les retrouver quand il en aura besoin.

Toutes les villes du Sahara algérien, toutes les tribus qui couvrent ce vaste territoire, ne s'approvisionnent pas encore dans le Tell; cela est vrai. Les oasis de l'Ouâd-Mzâb, d'Ouârgla, de Tougourt, de l'Ouâd-Souf, trafiquent encore avec Tunis ou le Maroc. Cependant elles commercent déjà avec Alger. Leurs négociants y arrivent peu à peu et y font des

riageau plus riche habitant des k's'our. Quelques nomades des environs de Tougourt disaient a M. le duc d'Aumale : « Nos pères « n'ont jamais touché la terre, nous ferons comme eux. »


CONCLUSION. 79

emplettes; ils trouvent que la route est plus sûre et qu'ils n'y sont pas rançonnés. Les grandes tribus des Arba , des Ouled-Naïl, des A'mour, sont entièrement soumises ; celles des Sidi-Cheikh et des H'amian le seront bientôt. Leurs chefs, si fiers de leur origine et de leur beauté, ces hommes privilégiés et saints de père en fils, qui ont des meutes de lévriers et des faucons pour la chasse, acceptent l'autorité de la France ou redoutent le poids de son épée. En contact, à leur tour, avec des tribus plus méridionales, ils reçoivent les produits du Désert qu'ils échangent contre les nôtres, et c'est ainsi que, malgré la distance, les denrées du Soudan pénètrent journellement dans le Tell 1.

Il existe une nomenclature assez détaillée des différents objets de fabrique européenne qui se vendent à Tunis. J'ai remarqué parmi ces objets :

Des rouenneries;

Des draps français communs;

(1) Les Ouled-N'aïl campent dans l'est du Sahara algérien; les Arba et les A'mour dans le centre; les Ouled-Sidi-Cheikh et les H'amian dans l'ouest.

On ne se bat réellement que du côté de l'ouest : le reste de l'Algérie est demeuré tranquille, et l'on rencontre souvent à Alger des gens de Lagouath qui ont traversé tout le Sahara et le DjebelA'mour, sans être aucunement inquiétés (novembre 1845).


80 CONCLUSION.

Des soies teintes de Lyon ;

Du coton filé de France;

Du sucre et du café de nos colonies, etc., etc.

Or, je ne demande qu'une chose : pourquoi tous ces objets qui sortent de France ne se vendraient-ils pas aussi bien à Alger qu'à Tunis? Pourquoi les vaisseaux de Marseille qui abordent à Tunis n'aborderaient-ils pas aussi bien à Alger où ils trouveraient du moins leurs nationaux?

Autrefois les Algériens fournissaient beaucoup de marchandises au Touât, et par conséquent au pays des Noirs; ils y expédiaient de la soie, du cuivre et des cotonnades. A la faveur de la guerre, les Anglais ont accaparé ce commerce qu'ils font par Soueïra (Mogador), Tétouan ou Tanger. Maintenant que l'état de l'Algérie s'est amélioré sur beaucoup de points, que nos relations avec l'intérieur se rétablissent, je demanderai pourquoi les négociants algériens ne s'efforceraient pas de ressaisir l'influence que l'ancienne Régence a perdue. Il y a mieux : qu'est-ce que l'Angleterre envoie dans le Soudan? Une foule d'objets que nous pourrions y envoyer nous-mêmes. Comment alors la France ne concourrait-elle point avec l'Angleterre, non pas aujourd'hui, je le conçois, mais plus lard, mais


CONCLUSION. 81

dans l'avenir; pourquoi n'expédierions-nous pas en Nigritie, aussi bien que l'Angleterre, des tissus, du cuivre, du fer et des draps 1?

On fait à cela deux objections : voici la première. Les Français ne sont pas musulmans, et les Arabes préféreront le commerce des Marocains ou des Tunisiens à celui des chrétiens. D'abord, les Anglais ne sont pas plus musulmans que nous ; ce qui n'empêche point les Arabes de trafiquer avec eux. Mais, au moyen-âge, l'Afrique septentrionale et les chrétiens trafiquaient. C'était pourtant la grande époque des croisades! L'Europe entière se ruait contre l'islamisme pour lui arracher le saint sépulcre. Les deux races se détestaient, les deux religions se proscrivaient; et néanmoins on commerçait! Nous avons vu quelle tolérance de la part des indigènes, quelle liberté pour notre culte, quelle réciprocité

(1) Clapperton a constaté tous ces faits. A Sakkatou, la vaisselle d'étain que lui avait envoyée le sultan Bello portait l'estampille de Londres. Le marché de Niffé (Nouffi), autre grande ville plus au sud sur le Niger, était bien fourni de marchandises européennes, telles que draps, cotonnades, vaisselle d'étain et de cuivre, verroteries, grains d'ambre, couteaux, poudre à tirer, rhum, etc.; il en était de même au Bournou.

On a vu plus haut que Clapperton avait signalé, ainsi que Denham, l'existence des armes à feu dans l'Afrique centrale.

6*


82 CONCLUSION.

bienveillante dans toutes les transactions! Pourquoi donc aujourd'hui ces sentiments seraient-ils éteints, et, s'ils sont éteints, pourquoi ne pourraient-ils pas se ranimer ?

La deuxième objection est celle-ci : Abd-el-Rader n'est pas soumis. En veut-on conclure que nous n'avons point fait de progrès depuis quelques années, progrès suspendus en ce moment, mais qui recommenceront demain ? L'émir a été comparé à Jugurtha. Cette comparaison n'est pas juste, car Jugurtha régnait en Numidie; il y possédait de grandes villes ; il y avait Cirta pour capitale. Où sont les villes d'Abd-el-Kader ? Il règne dans les montagnes ou dans les solitudes du Sahara. Un autre Numide, Tacfarinas, lui ressemble bien mieux. Ce sont les mêmes ruses, la même manière d'éparpiller la guerre, suivant l'expression de Tacite, la même promptitude dans l'attaque et dans la fuite : « Vagis primùm populationi«

populationi« et ob pernicitatem inultis.... spargit bellum1. »

Tacfarinas aussi semait de fausses rumeurs : « L'em« pire était déchiré par la discorde; Rome était agi« tée, les autres peuples soulevés. » Obligé d'abandonner le voisinage des colonies romaines, le Nu(1)

Nu(1) Annales, liv. III, parag. 20 et 21


CONCLUSION. 83

mide s'enfonçait dans le Désert, et plusieurs mois se passaient souvent sans qu'on pût savoir où il campait; puis , reparaissant tout à coup, il se signalait par de nouveaux pillages et de nouvelles terreurs. Mais tout cela ne pouvait durer. Un jour, Tacfarinas fut surpris, et tué en combattant 1.

Il en sera de même d'Abd-el-Rader. Tôt ou tard l'émir devra succomber, parce qu'un homme, si fort qu'il soit, ne l'est jamais autant qu'un empire; parce qu'un homme seul ne peut pas éternellement lutter comme un grand peuple. La soumission complète de l'Algérie n'est donc qu'une affaire de temps. A un moment donné, elle aura lieu nécessairement, infailliblement, et le commerce qui a été chassé de l'Afrique par la guerre y rentrera par la paix. Maîtres du Tell, nous le sommes du Sahara ; maîtres du Sahara, nous sommes aux portes du Désert. Un peu de patience, elles s'ouvriront 2.

(1 ) TACITE, Annales, liv. II, III et IV. (2) Voir la note supplémentaire M.



NOTE A.

DES VOYAGES MARITIMES DES PHÉNICIENS.

« Hécube descend dans un cabinet parfumé de « toutes sortes d'odeurs les plus exquises, où elle « avait quantité de meubles précieux qui étaient tous « ouvrages des femmes sidoniennes que Paris avait « amenées de Sidon sur la vaste mer, dans le fatal « voyage de l'enlèvement d'Hélène *.

Ailleurs Homère parle du Troyen Dolops, dont l'aigrette avait été teinte dans « la plus vive pourpre

(1) Iliade, ch. I, traduct. de M,nB Dacier.


86 NOTE A.—VOYAGES MARITIMES

« de Sidon 1; » et il raconte l'histoire de marchands phéniciens qui vendaient des esclaves en Libye 2, ainsi que des colliers d'or entrelacés de grains d'ambre 3. On sait que l'ambre jaune venait du nord de l'Europe 4; les Phéniciens allaient donc l'y chercher à travers l'Océan.

Il y avait, en outre, les voyages de l'Ethiopie et de l'Inde, que les Phéniciens entreprenaient par le golfe Arabique et par le golfe Persique. Par le premier, leurs vaisseaux, partant d'Elath et d'Asiongaber, s'arrêtaient aux différents ports de l'Arabie heureuse pour y acheter de l'encens et de l'or; ils naviguaient ensuite jusqu'à Ophir, dont le nom paraît devoir s'appliquer à toute région riche et lointaine. Par l'autre golfe, ils échangeaient leurs beaux tissus de diverses couleurs contre les perles de Tylus et d'Aradus(les îles Raharein?), et pénétraient jusqu'à l'Inde, d'où ils rapportaient les pierres fines de la presqu'île en deçà du Gange et le cinnamone (cannelle) de la Taprobane. « L'ivoire indien couvrait « les bancs de tes rameurs... ceux de Damas t'ont

(1) Iliade, ch. xv. (2) Odyss., ch. xiv.

(3) Id., ch. xv.

(4) HÉRODOTE, liv. III.


DES PHÉNICIENS. 87

« procuré du vin excellent et des laines d'une cou« leur éclatante. Les Syriens ont exposé dans tes « marchés des émeraudes, de la pourpre, des ou« vrages en broderie, du fin lin et de la soie... L'A« rabie t'amenait ses troupeaux... les marchands « Sabéens leurs épices et leur or... et les enfants de « Dédan (une des îles de la mer Erythrée?) t'ont « donné du bois d'ébène 1. »

(1) EZÉCIIIEL , Prophétie contre Tyr, XXVII, 6-24, traduct. de la Vulgate ; Histoire du commerce.... des anciens, par HUET, évêque d'Avranches, ch. LI ; Paris, 1765.


NOTE B.

DES MINES DE CARTHAGE.

Il existait de belles mines d'or en Espagne, suivant Strabon, mais elles y étaient beaucoup moins nombreuses que les mines d'argent. Tous les historiens parlent de l'abondance des mines d'argent, et l'on peut affirmer avec Heeren que l'Espagne fut le Mexique et le Pérou de cette époque : « L'Ibérie fit « le commerce avec toi, à cause de tes grandes ri« chesses; elle paya tes denrées avec de l'argent1.»

Lorsque les Phéniciens abordèrent en Espagne, on assure qu'ils y trouvèrent le minerai presque à fleur de terre, et qu'ils en revinrent avec des ancres d'argent. Ce qui paraît certain, c'est que les indi(

indi( ) EZÉCHIEL , Prophétie contre Tyr, ch. XXVII , 12, traduct. allemande.


NOTE 13. — MINES DE CARTHAGE. 89

gènes fabriquaient avec de l'argent les ustensiles les plus ordinaires. Des colonies florissantes furent bientôt établies sur les bords du Boetis (Guadalquivir), et dans la Sierra-Segura,près de Castalon,pour l'exploitation des mines nouvellement découvertes. Les Carthaginois,succédant aux Phéniciens, étendirent le cercle de leurs entreprises, et firent creuser les mines de Carthagène. Ces mines, sous les Romains, si l'on en croit Polybe, rapportaient vingtcinq mille drachmes par jour, ou environ neuf millions par an, et occupaient quarante mille esclaves.

Aujourd'hui c'est vers le nord qu'il faut tourner les yeux pour voir s'y renouveler l'étonnant spectacle qui dut frapper les Phéniciens à leur arrivée en Espagne. C'est là qu'on trouve une contrée qui, avant la fin de ce siècle, produira plus d'or et d'argent que le monde entier. Peu de personnes imagineront que je veux parler de la Sibérie asiatique.

Hérodote écrivait, il y a longtemps,que le nord de l'Europe abondait en or 1, et on l'accusait de mensonge. Les mines d'or de l'Oural ont fait justice de cette accusation; mais ce qui était peu connu jusqu'à présent, c'est que la Sibérie, asiatique recèle

(1) HÉROD., liv. 111, parag. 106,


90 NOTE B. — MINES

des mines beaucoup plus abondantes que celles de l'Oural, et qu'elles sont exploitées sur une grande échelle par le gouvernement russe. On doit les détails qui vont suivre au voyage récent de M. de Tchihatcheff dans l'Altaï oriental, et j'ai pensé que l'on me pardonnerait quelque digression à ce sujet 1.

La Sibérie contient d'admirables richesses. « Il « semble, dit une revue périodique, que la nature « s'est plu à réunir dans cette contrée les trésors « qu'elle a disséminés dans le reste du monde. Tous « les métaux usuels, et en particulier le fer et le cui« vre, s'y rencontrent à côté de l'argent,de l'or, du « platine, et de vastes amas de houille sont là tout « prêts à remplacer le bois quand les forêts seront « épuisées2.»

M. de Tchihatcheff a visité treize mines d'argent qui sont, en général, peu profondes. L'usine de Sa(1)

Sa(1) scientifique dans l'Altaï oriental, par Pierre de TCHIHATCHEFF; Paris, 1845.

M. de Tchihatcheff, qui fit partie de l'expédition russe contre Khiva, a visité plusieurs des immenses bassins où les grands fleuves de la Sibérie prennent naissance et a atteint les frontières de la Chine. Dans son magnifique ouvrage de l'Asie centrale, M. de llumboldt parle avec éloge de cette savante exploration.

(2) Revue des deux mondes , du \ 5 juillet 1845 ; compte rendu par M. A. DE QUATREFAGES du voyage de M. de Tchihatcheff.


DE CARTHAGE. 91

laïr, entre autres, doit être organisée bientôt de manière à pouvoir fournir tous les ans 1,500 à 1,800 kilog. d'argent pur 1.

Quant à l'exploitation de l'or, elle est encore plus facile que celle de l'argent. On trouve presque toujours l'or à la surface du sol, et il suffit, pour l'extraire, de laver le sable qui le contient. La ville de Krasnoyarsk, sur les bords du Yenisseï, est l'un des chefs-lieux de cette industrie. En 1842, les seuls districts de Kaïnsk et de Yeniseisk avaient fourni près de 6,150 kilog. d'or pur, et un bénéfice de 800 pour 100 est regardé par les orpailleurs comme tout à fait ordinaire. On cite un orpailleur qui a gagné net, pour le seul été de 1842, 1,920,000 fr.

Ces renseignements ont quelque chose de fabuleux, et cependant ils surprendront moins quand on saura que l'industrie du lavage des sables aurifères a marché en Sibérie avec une rapidité sans exemple. Dans l'espace de quatorze ans, les produits de ce pays se sont accrus de 1 à 1200, et tandis que l'Amérique équatoriale ne fournit plus que 64 millions d'or, la Sibérie (qui n'en rapportait pas 4 millions avant

(1 ) L'usine de Salaïr produit également du fer. On en tire annuellement, ainsi que de celle de Tomsk, plus de 500,000 kilogrammes.


92 NOTE B. — MINES

1830), en fournit aujourd'hui plus de 62 millions. Il est impossible de prévoir les gigantesques développements de ce véritable fleuve d'or, et j'avais raison d'avancer, au commencement de cette note, qu'avant la fin du siècle la Sibérie russe produirait plus d'or, à elle seule, que le monde entier. Mais si on considère qu'un des plus grands obstacles que la Russie a rencontrés jusqu'à présent, pour mettre en marche ses nombreuses armées, a été l'exiguïté de ses revenus, et que tout à coup une nouvelle source d'inépuisables richesses vient de s'offrir à elle, on comprendra facilement qu'il doit y avoir là un grave sujet de méditation pour les économistes et les hommes d'État.

Maintenant revenons à Carthage, dont cette digression nous a fort éloignés.

J'ai dit que l'or circulait à Carthage aussi bien que l'argent, et était employé, comme l'argent, dans toutes les transactions. On fait à ceci une objection : comment l'or aurait-il pu circuler à Carthage, puisqu'on ne trouve aucune pièce d'or carthaginoise?

L'objection aurait quelque valeur s'il existait de la monnaie d'argent frappée à Carthage; mais les numismates n'en connaissent pas plus que de monnaie d'or. Pré tendra- t-on alors que Carthage


DE CARTHAGE. 93

n'employait l'argent de ses mines qu'en lingots?... Il faut plutôt conclure ou qu'on ne trouve plus de monnaie réellement carthaginoise, ou que les Carthaginois se contentaient de faire frapper leurs pièces d'or et d'argent en Sicile. Il existe en effet un assez grand nombre de pièces de cette nature, frappées en Sicile, et qui portent une inscription punique 1.

Ainsi, plus d'objection sérieuse à l'égard de la monnaie d'or qui, je le répète, circulait très probablement à Carthage aussi bien que celle d'argent ; mais ce qui est bien digne de remarque, c'est qu'outre la monnaie ordinaire, il y avait encore une sorte de monnaie fictive ou de convention dont les Romains ne paraissent pas avoir jamais eu l'usage.

« Les Carthaginois, dit Heeren, ne connurent pas le papier-monnaie ni les billets de banque; mais ils possédèrent une institution qui découle de la même source et exista dans quelques villes commerçantes de la Grèce et dans quelques États modernes, savoir, des signes de monnaies.

(1) On assure qu'il y a quelques monnaies autonomes de Carthage, mais on convient en même temps qu'elles sont excessivement rares (Recherches sur la topographie de Carthage, par DuREAO DE LA MALLE ; Paris, 1855).


94 NOTE B. — MINES

« Il en est fait mention plusieurs fois comme d'une monnaies cuir, mais nulle part elle n'est mieux décrite que dans le discours sur les richesses attribué à Eschine, disciple de Socrate :

« Il faut, dit Socrate, considérer aussi la nature « de l'argent. C'est ainsi que les Carthaginois se « servent de la monnaie suivante : dans un petit « morceau de cuir, ils enveloppent quelque chose « de la grosseur d'une pièce de quatre drachmes « (4 fr. environ); mais ce que c'est que la chose « enveloppée, voilà ce que savent seulement ceux « qui l'ont confectionnée. Puis, cachetée, on la met « en circulation, et celui qui en possède le plus « est regardé comme ayant le plus d'argent et étant « le plus riche. Mais quelle que fût la quantité qu'en « posséderait un homme chez nous, il n'en serait « pas plus riche que s'il avait autant de cailloux. »

« Il résulte naturellement de cette description, ajoute Heeren, que cette monnaie, appelée à tort par quelques écrivains argent de cuir, ne se composait pas de cuivre ni de bronze, et qu'elle n'était pas taxée d'après sa valeur intrinsèque, mais plutôt que c'étaient des signes de monnaies auxquels on attribuait une valeur fictive, et qui par conséquent ne pouvaient avoir cours hors de Carthage. Il s'ensuit


DE CARTHAGE. 95

en outre, ce qui me parait du reste incontestable, que cet argent n'était frappé et mis en circulation que sous l'autorité de l'État. Le cachet appliqué dessus est sans doute un signe que l'État y faisait mettre, s'il ne désignait même la valeur qu'il devait avoir dans le cours... Si c'était, comme il faut le supposer, une composition de métaux, leur fabrication resta un secret 1. »

En adoptant entièrement l'interprétation de Heeren, je pense toutefois qu'il va trop loin quand il suppose que la monnaie dont il s'agit était une monnaie d'argent, ou du moins une composition particulière de métaux. Socrate dit seulement que les Carthaginois enveloppaient dans un pelitmorceau de cuir « quelque chose de la grosseur d'une pièce « de quatre drachmes ; » et il ajoute : « Quelle que « fût d'ailleurs la quantité qu'en posséderait un « homme chez nous, il n'en serait pas plus riche « que s'il avait autant de cailloux. » A coup sûr, Socrate ne se serait pas exprimé de la sorte s'il eût été question d'argent ou d'une composition particulière de métaux. Je crois donc que ce quelque chose n'était pas de l'argent, mais un objet quelconque

(1) HEEREN, t. IV, ch. iv.


96 NOTE B. — MINES DE CARTHAGE.

d'une nature tout à fait inconnue, et qui n'avait de valeur que celle qu'on lui donnait. Il n'en est pas moins très intéressant de voir déjà nos signes de monnaies imaginés et adoptés par les Carthaginois ; seulement je n'en tire pas, comme Heeren, la conséquence que l'or et l'argent devaient être rares sur la place de Carthage avant la conquête de l'Espagne. Il n'y a point de pays d'Europe où l'or soit plus commun aujourd'hui qu'en Angleterre; il n'y en a pas où l'on se serve davantage de bank-notes, en d'autres termes, de papier-monnaie 1.

(1) Consulter, sur le rapport des métaux entre eux dans l'antiquité, DUREAU DE LA MALLE, Economie politique des Romains. liv. I, chap. vi ; Paris, 1840.


NOTE C.

DU LAC THITONIDE.

Le lac Triltonide est aujourd'hui la Sebka-el-Aoudièh,

Sebka-el-Aoudièh, la Sebka-Melr'ir (ce qui revient an même),

grand marais salé au sud de l'Algérie et de la régence

de Tunis. Divers auteurs, entre autres Solin, l'ont

placé beaucoup plus loin, auprès de la grande Syrie.

C'est évidemment une erreur, provenant de ce qu'on

a mal lu ou mal interprété le passage d'Hérodote.

Voici le passage : « Les Machlyes s'étendent jusqu'au

« Triton, fleuve considérable qui se jette dans un

« grand lac nommé Tritonide, où l'on voit l'île de

« Phla. » Et plus loin : « Quand Jason fut arrivé au

« cap Malée (promontoire méridional du Pélopo«

Pélopo« il s'éleva un vent du nord qui le jeta en Libye,

« et il se trouva dans les bas-fonds du lac Tritonide 1.

On a d'abord recherché le fleuve considérable qui

(1) (ÉROD., liv. IV, parag. 178 et 179.


98 NOTE C —DU LAC

doit se jeter dans le lac Tritonide ; puis la communication de ce lac avec la mer; et comme on n'a retrouvé ni l'un ni l'autre, on en a conclu un peu légèrement que rien de tout cela n'avait existé autrefois, et que le renseignement d'Hérodote était faux.

Un savant géographe moderne propose une explication fort ingénieuse. Suivant lui, le lac Tritonide serait le golfe même de la petite Syrie, et l'île de Phla ne serait autre chose que Gerbeh (Djerbi). Mais il supprime, dans ce système, le grand fleuve Triton. Il pense que l'épithèie que lui donne Hérodote est une de ces libéralités métaphoriques dont l'histoire est si prodigue, et le met au nombre des petites rivières qui débouchent au voisinage de Gâbès, l'ancienne Tacapa 1.

Je propose avec réserve une autre explication qui me paraît lever toute difficulté. Ne pourrait-on pas d'abord soutenir que la constitution physique des localités a dû changer depuis Hérodote ? N'est-il pas très possible que les sables amoncelés par les flots ou par les vents aient entièrement séparé le lac d'avec la mer 2? Homère raconte qu'il fallait un jour

(1) L'Afrique ancienne, par D'AYEZAC, IIe partie; Paris, 1844.

(2) ... « In tempestate vadosa »(SALLUSTE; Guerre de Jugurthu, parag, 78).


TRITONIDE. 99

pour qu'un vaisseau qui avait le vent en poupe arrivât de l'île de Phare au rivage de l'Egypte. Aujourd'hui l'île de Phare tient, en quelque sorte, au port d'Alexandrie. Ne peut-on donc pas très bien supposer que le lac Tritonide ne communique plus aujourd'hui avec la mer, parce que les sables l'ont comblé en partie, car Hérodote nous apprend que ce lac avait très peu de profondeur? « Jason, « dit-il, se trouva au milieu des bas-fonds du lac Tri« tonide; » et Apollonius, dans son voyage des Argonautes, appelle la Syrie elle-même un marais 2. Enfin, je lis une phrase d'Heeren, qui vient parfaitement à l'appui de ce que j'avance : « Le banc de sable « s'est élevé depuis; ce qui a fait naître la séparation « du lac et du golfe 3. »

Ceci une fois admis, je vais plus loin, et je crois avoir retrouvé le grand fleuve Triton; je l'ai retouvé dans le Zabus, aujourd'hui l'Ouad-el-Djedi. Il est vrai que d'après les cartes en usage, l'Ouad-el-Djedi ne débouche pas dans la Sebka-el-Aoudièh. Il défi)

défi) ,liv. IV.

(2) APOLLONIUS, Expédition des Argonautes, ch. iv. Il est vrai que plusieurs géographes pensent qu'il est ici question de la grande Syrte et non de la petite.

(5) T. IV, eu. I.


100 NOTE C — DU LAC

bouche dans la Sebka-Melgigh, qui en est tout près 1. Cependant je demanderai pourquoi les sables n'auraient pas rempli également l'étroit espace qui sépare ces deux marécages, de manière que le Zabus (Ouad-el-Djedi), qui se rendait autrefois dans le lac Tritonide, se rende maintenant dans un lac plus rapproché? Cette hypothèse paraît d'autant mieux fondée que c'est une croyance généralement répandue en Algérie (croyance dont je ne recherche pas l'origine), que les rivières y étaient autrefois beaucoup plus importantes qu'aujourd'hui. Elles ont diminué depuis la domination des Romains, et là où coulaient de larges fleuves, on ne voit plus que des lits de torrents desséchés 2.

Mais si on s'en rapporte à des caries tout à fait récentes, l'objection n'existe même pas. La Sebkael-Aoudièh a complètement disparu pour faire place à un immense marais qu'on appelle le lac Melr'ir (Melgigh). C'est dans ce marais salé, qui devient l'ancien lac Tritonide, que se perd l'Ouad-el-Djedi, le Zâbus, ou l'ancien fleuve Triton, fleuve encore

(1) Cartes de la Numidie, par DANVILLE, en 1742; de BRUÉ, en 1850 ; de LAPIE , en 1858 , et du Dépôt de la guerre, en 1 845.

(2) E. CAREÏTE, Recherches sur la géographie.... de l'Algérie.... Liv. II, ch, v, vi et suiv.; Paris, 1844.


TRITONIDE. toi

considérable à l'époque des pluies ou des orages, et qui forme en Algérie la grande division de la région des céréales et de la région des sables 1.

(1) Cartes de MM. CAUETTE et RENOU. La Sebka-el-Aoudièh a tellement disparu de ces cuites qu'on eu chercherait vainement le nom, auquel celui de la Sebka-Melr'ir, marais plus vaste, a été substitué, et qui est indiqué, du reste, au même endroit. — Vioggio da Tripoli... aile frontiere.... dclï Egitlo, fatto noHSI", dal Dre P. DELLA-CELLA. lettera VI ; Milauo, 1826.


NOTE D.

DES CARAVANES CARTHAGINOISES.

« Tels sont, dit Hérodote 1, les peuples nomades « qui habitent les côtes maritimes de la Libye. Au« dessus, en avançant dans le milieu des terres, on « rencontre la Libye remplie de bêtes féroces, au « delà de laquelle est une élévation sablonneuse, « qui s'étend depuis Thèbes en Egypte jusqu'aux « colonnes d'Hercule. On trouve dans ce pays sa« blonneux, environ de dix journées en dix jour« nées, de gros quartiers de sel sur des collines. Du « haut de chacune on voit jaillir, au milieu du sel, « une eau fraîche et douce. Autour de cette eau, on « trouve des habitants qui sont les derniers des défi)

défi) IV, parag. 181 -184.


D. — CARAVANES CARTHAGINOISES. 102

» serts er au-dessus de la Libye sauvage. Les pre« miers qu'on y rencontre, en venant de Thèbes, sont « les Amnioniens, à dix journées de cette ville. Ils « ont un temple avec des rites qu'ils ont empruntés « de celui de Jupiter Thébéen. Entre autres fon« taines, ils en ont une dont l'eau est tiède au point « du jour, fraîche à l'heure du marché, et extrême« ment froide à midi ; aussi ont-ils soin, à cette « heure, d'arroser leurs jardins. A mesure que le jour « baisse, elle devient moins froide jusqu'au coucher « du soleil qu'elle est tiède. Elle s'échauffe ensuite « de plus en plus jusqu'à ce qu'on approche du mi« lieu de la nuit : alors elle bout à gros bouillons. « Lorsque le milieu de la nuit est passé, elle se re« froidil jusqu'au lever de l'aurore : on l'appelle la «fontaine du soleil 1.

(1) Au sud du temple, à la distance d'une demi-lieue environ, s'élance, d'un bois de dattiers, la source du soleil. On lui donne six toises de profondeur; mais son eau est si claire, qu'on en voit sortir une foule d'ébullilions connue d'une marmite bouillante. La température de l'eau change : elle est la nuit plus chaude que le jour, et fume d'ordinaire un peu de grand matin.

Tout le temple était couvert, en dedans et en dehors, de sculptures et d'hiéroglyphes; les sculptures, semblables à celles de Thèbes, montrent les traces du culte d'Ammon, sans oublier la procession et la nef sacrée.

Les habitants de Syouah racontent que, dans les bonnes années,


101 NOTE D. — CARAVANES

« A dix autres journées du chemin après les Am« moniens, on trouve sur celte élévation de sable « une autre colline de sel, semblable à celle qu'on « voit chez les Ammoniens, avec une source d'eau. « Ce canton est habité : il s'appelle Augiles. C'est là « que les Nasamons vont, en automne, recueillir « des dattes 1.

« A dix journées du territoire d'Augiles, on ren« contre une autre colline de sel avec de l'eau et « une grande quantité de palmiers portant du fruit, « comme dans les autres endroits dont on vient de « parler. Les Garamantes, nation fort nombreuse , « habitent ce pays... et font la chasse aux Trogloloute

Trogloloute place est remplie de dattes; ils obtiennent tous les ans de cinq a neuf mille charges de chameau , comptée chacune a trois quintaux. A côté de l'oasis ( qui n'a que trois lieues de longueur, nulle part plus d'une lieue de largeur), la nature a établi un grand magasin de sel. Il y a des endroits qui, dans l'espace d'une demilieue, sont tellement couverts de sel qu'ils ressemblent a un champ de glace, et au milieu de ces couches salsugineuses jaillissent quelquefois des sources d'eau douce (Voyage de MINUTOLI.... en 1820 et 1821, ch. V et suiv.; Berlin, 1824).

(1) Augiles (Audjelah) offre encore au voyageur du sel et de l'eau ; les Arabes de Bengasi y vont recueillir des dattes chaque année , comme autrefois les Nasamons. La distance à l'oasis de Syouah est de dix journées (Relation d'un voyage dans la Marmarique.... par PACHO, ch. XIX et XX ; Paris, \ 827 ). :


CARTHAGINOISES. 105

« dytes-Elhiopiens... Ces Troglodytes vivent de « serpents, de lézards et autres reptiles ; ils parlent « une langue qui n'a rien de commun avec celles « des autres nations : on croit entendre le cri des « chauves-souris 1.

(1 ) La caravane d'Hérodote descend vers le sud et arrive au Fezzan actuel, vaste oasis dont la longueur est de plus de trois ceuts milles anglais, et la largeur de deux cents. Les caravanes modernes se reposent 'a Zuila, station peu éloignée de l'ancienne Garama, et près de laquelle on trouve à la fois de l'eau douce et un champ de sel de sept lieues. Quant a la chasse des Troglodytes, elle se fait toujours. Le sultan du Fezzan envoie chaque année des cavaliers a la poursuite des tribus voisines et vend Ions les prisonniers, hommes, femmes et enfants. On lit dans Hornemann (ch. III, section 6 , que « les Augiléens, en parlant de ces tribus, disent que leur lan« gage ressemble a celui des oiseaux ; » et la même chose fut affirmée a M. Hodgson, consul général des Etats-Unis a Alger, avant 1850. Léon l'Africain les a vus vivant de dubbs (lézards), comme Hérodote raconte encore que les Nasamons vivaient de sauterelles ( HÉRODOTE, Iiv. IV, parag. 172). Ce dernier fait, qui a été mis en doute ainsi que le premier, n'a plus rien de surprenant depuis que cette année même à Alger on a vu les indigènes se nourrir avec avidité des sauterelles qui y étaient venues du Désert ( L'Algérie du 26 juillet 1845 ). On fait sécher les sauterelles au soleil ou on les mange bouillies, et leur apparition , qui est regardée comme un fléau pour le Tell, est souvent un bienfait pour le Sahara *.

(*) «Le dubb est un animal ressemblant au lézard, étant de la lon« gueur d'une coudée et large de quatre doigts... Quand on en veut . « manger, il faut le faire rotir et puis dépouiller de sa peau ; car étant


106 NOTE D.—CARAVANES

« A dix journées pareillement des Garamantes « on trouve une autre colline de sel, avec une fon« taine et des hommes à l'entour: ils s'appellent « Atarantes... mais les individus n'ont point de noms « qui les distinguent les uns des autres '.

« A dix autres journées de chemin, on rencontre

(1) En suivant toujours au sud la route du Fezzan au Bournou, on atteint Tegerry, ville frontière méridionale du premier pays. Il faut a peu près dix journées pour arriver en ce lieu où l'on trouve de l'eau,du sel, mais où cesse la culture du dattier. Hérodote dit que les habitants de celle contrée n'ont poiut de noms propres. Deux mille ans après lui, Léon l'Africain faisait la même remarque. Un marchand venu de l'empire de Bournou, après y avoir vécu longtemps, lui raconta qu'il n'y avait chez ces peuples aucun nom propre. Tous étaient désignés par leur grandeur, leur grosseur, ou autres qualités accidentelles, et n'avaient que des surnoms ; ceux de haute stature étant appelés hauts ; les petits , petits; les louches, louches, etc., observation fort curieuse et qui est tout-à-fait confirmée par M. Hodgson. Ce savant cite, en effet, toute une liste de surnoms d'hommes et de femmes ainsi traduits : la lumière de Soleil, la lumière de Lune, l'Abeille, la Perdrix, et Lyon parle d'une des femmes noires du sultan du Fezzan qui n'était connue que sous le nom d'Olivier, probablement à cause de l'élégance de sa taille (LÉON L'AFRICAIN, liv. VII. — HEEUEN , t. IV, passim).

« ainsi accoutré, c'est une viande assez délicate, du goût de la grenouille « et de même saveur. Il est aussi soudain que le lézard, et s'il se vient « à cacher dans un trou, encore que quelque partie de la queue reste « dehors, il n'y a force qui lui puisse faire quitter ce lieu...» (Description de l'Afrique, par LÉON L'AFRICAIN, liv. IX).


CARTHAGINOISES. 107

« une autre colline de sel, avec de l'eau et des ha« bitants aux environs. Le mont Atlas touche à cette « colline. Il est étroit et rond de tous côtés ; mais « si haut, qu'il est, dit-on, impossible d'en voir le « sommet, à cause des nuages.dont il est toujours « couvert l'été comme l'hiver 1. »

Ici s'arrête le récit d'Hérodote. La caravane égyptienne ne va pas plus loin, parce que, plus loin sans doute, elle ne trouvait point de sel à échanger. C'est à Bilina, en effet, que se tient le plus grand marché de sel pour la Nigritie, et au delà on n'en trouve plus. Celte circonstance, dit Heeren, n'expliquera it-el le pas parfaitement pourquoi la caravane d'Hérodote ne dépassait point Bilma, terme obligé de son voyage ?

(1) La caravane est parvenue dans la contrée de Bilma. Cette contrée est très montagneuse; quelques rochers noirs s'y élèvent presque il pic , et, comme disent proverbialement les Arabes : «Que « celui qui lève les yeux pour les regarder prenne garde de laisser « tomber son bonnet. » C'est dans le creux de ces montagnes qu'habitent les nègres Tibbos pour éviter les attaques des Touariks (Touâreg). Ces Tibbos sont appelés encore Tibbos des rochers, parce que, semblables aux Troglodytes d'Hérodote, ils demeurent dans des grottes presque inaccessibles (HEEREN, t. IV, eh. vi.— HORNEMANN, ch. III).


108 NOTE D. — CARAVANES

Cependant Hérodote donne encore quelques renseignements sur l'intérieur de la Libye, et c'est ici le lieu de les faire connaître : « De dix journées en « dix journées, dit-il, on y rencontre des mines de « sel et des habitants. Les maisons de tous ces peu« pies sont bâties de quartiers de sel. Il ne pleut, « en effet, jamais dans celte partie de la Libye. Au« trement les murailles des maisons étant de sel, «tomberaient bientôt en ruines. On tire de ces « mines deux sortes de sel, l'un blanc et l'autre cou« leur de pourpre 1. »

Heeren croit avoir retrouvé ces renseignements dans la description que fait Léon l'Africain des mines de Tegaza. Selon ce dernier, elles sont situées sur la frontière sud-est du désert de Zanzaga, entre Maroc et Tombouctou, et des hommes envoyés exprès pour les exploiter habitent des cabanes à l'entrée des mines. Il y en a souvent qui meurent de faim ou qui sont étouffés par la chaleur. C'est de ces mines de sel blanc et coloré que la partie occidentale de l'empire de Tombouctou est approvisionnée.

(I) HÉROD., liv. IV, parag. 85.


CARTHAGINOISES. 109

Sans repousser l'interprétation d'Heeren, je ne la trouve pas complétement satisfaisante, et j'aime mieux m'en rapporter simplement au texte même d'Hérodote. Je ne vois pas pourquoi il n'y aurait pas dans le grand désert de Libye des maisons bâties de quartiers de sel 1. On peut lire dans le voyage d'Elphinston au Caboul la description d'une route taillée dans le sel, entre des rochers de plus de cent pieds de hauteur, particularité qui n'est certes pas moins extraordinaire que celle dont parle l'écrivain d'Halicarnasse 9.

(1) « Domos sale montibus suis exciso, ceu lapide, construunt » (PLINE, Histoire naturelle, liv. V, ch. v).

(2)«Calla-Baugh, où nous quittâmes la plaine, mérite une men« tion particulière : l'Indus y est resserré par les montagnes en un « lit profond, qui n'a guère que 550 mètres de large. Plus loin, la « route avait été pratiquée dans un roc de sel au pied des falaises « de ce minéral, qui avaient ça et là plus de cent pieds d'élévation , « au-dessus du niveau du fleuve. Le sel est dur, presque pur et « ressemblerait a du cristal s'il n'était pas en partie veiné et nuancé « de rouge; sur plusieurs points, des sources salées sortent du ro« cher et déposent sur le sol une croûte d'une éclatante blancheur. « La terre, surtout aux environs de la ville, est d'un rouge de sang. « Qu'on se figure l'étrange et imposant effet de ces roches de sel, « l'Indus qui roule ses eaux profondes et limpides entre de hautes « montagnes, l'aspect pittoresque de Calla-Baugh, et l'on aura une « idée du spectacle merveilleux qui s'offrait à nos regards... » (Relation de l'ambassade de lord ELPHISTON au Caboul, en 1808).

Dans le Sahara algérien près de. Rassoul, l'expédition du colonel


110 NOTE D. — CARAVANES

Du reste, en faisant la part du temps où il vivait, et de sa crédulité naturelle, on ne saurait trop admirer l'exactitude des documents qu'Hérodote a su recueillir, et j'en trouve une preuve à cet endroit même. Il ajoute que « vers le midi et l'intérieur de « la Libye, on ne voit qu'une affreuse solitude, « où il n'y a ni eau, ni bois, ni bêtes sauvages... » N'est-ce pas là le grand Sahara tel qu'il s'offre aux yeux du voyageur ? et remarquez ce mot : « On n'y « voit pas de bêtes sauvages. » Eh bien ! ce dernier renseignement, qui exclut désormais de l'imagination le lion et le tigre du Désert, est tout à fait en rapport avec des relations récentes : « Le lion du « Désert est un mythe ; cet animal ne sort pas de la « montagne où il trouve de quoi se loger, s'abreuver

«et se nourrir1.»

Ainsi chaque jour et chaque découverte viennent, en quelque sorte, à l'appui de la bonne foi d'HéroGéry

d'HéroGéry trouvé, cette année (1845), une montagne de sel de 120 mètres d'élévation. Tout le pays environnant venait s'y approvisionner.

(I) E. CARETTE, Recherches sur la géographie.... de l'Algérie.... liv. II, ch I. « Assurément il existe en Afrique un grand nombre de «lions; presque toutes les montagnes boisées en sont infestées, « mais ils ne descendent jamais dans la plaine.»


CARTHAGINOISES. III

dote, et je puis finir par cette observation d'Heeren : « De mauvais critiques ont insulté à la mémoire de « ce grand historien, mais le Désert est demeuré, « avec une immobilité redoutable, le témoin éternel « de sa véracité 1. »

(1) HEEREN, t. IV, ch. VI.


NOTE E.

DU PÉRIPLE D' HANNON.

Relation d'Hannan, roi des Carthaginois, sur les pays de la Libye, au delà des colonnes d'Hercule, déposée par lui dans le temple de Saturne .

« Les Carthaginois résolurent qu'Hannon naviguerait au delà des Colonnes, et qu'il fonderait des colonies avec les Liby-Phéniciens. Il partit, emmenant avec lui une flotte de soixante vaisseaux, une quantité d'hommes et de femmes au nombre de trente mille, des provisions et toutes les choses nécessaires.

« Après nous être embarqués et après avoir passé les colonnes, nous naviguâmes deux jours, et fondâmes

(I) Version de Heeren, revue sur le lexte gte 1 et les traductions latines de Hudson et de Gail.


NOTE E. — PÉRIPLE D'HANNON. 113

une ville du nom de Thymiaterium. Il y avait à côté d'elle une grande plaine. De là nous fîmes voile à l'ouest, vers le cap libyen de Soloës, garni d'arbres de toutes parts. Après y avoir élevé un temple à Neptune, nous nous dirigeâmes a l'est, jusqu'au moment de toucher à un marais voisin de la mer et rempli de joncs. Il s'y trouvait des éléphants et beaucoup d'animaux qui paissaient. Nous longeâmes le marais pendant une journée et nous construisîmes des villes sur la mer, que nous appelâmes CariconTeïchos, Gylte, Acra, Melissa et Arambys 1.

(I) Ces cinq colonies paraissent avoir été fondées dans la contrée de Saly.

Les éléphants qui ont disparu du nord de l'Afrique y étaienteomniuns alors; ce passage le prouve. Solin, géographe du troisième siècle, fait mention des éléphants de l'Atlas; Isidore de Séville, qui écrivait au septième, raconte qu'autrefois la Mauritanie abondait en éléphants, mais que de son temps il n'en existait plus.

Les lions se montraient primitivement en Grèce, en Thessalie et en Macédoine;

Les crocodiles du Nil étaient renommés pour leur nombre et leur férocité;

L'aurochs vivait dans les forêts de la Gaule ;

Les loups infestaient la Grande-Bretagne...

Aujourd'hui le lion a abandonné l'Europe; il faut remonter presque en Nubie pour rencontrer le crocodile; l'aurochs est relégué dans les forêts du Nord, et le loup ne se trouve plus en Angleterre (Histoire militaire des éléphants, par P. ARMANDI, ancien colonel d'artillerie; Taris, I843).


114 NOTE E. — PÉRIPLE

« En partant de ces lieux, nous arrivâmes au grand fleuve Lixus qui descend de la Libye. Le long de ses rivages demeure un peuple nomade, les Lixites, qui faisaient paître leurs troupeaux ; nous y restâmes quelque temps en contractant avec eux alliance. Au-dessus vivaient des Éthiopiens sauvages, occupant un pays plein de bêtes fauves et entrecoupé de hautes montagnes, où le Lixus prend naissance. Les montagnes étaient habitées par des hommes d'une figure étrange, des Troglodytes, que les Lixites dépeignaient comme plus agiles à la course que des chevaux.

« Nous prîmes des interprètes parmi les Lixites et nous passâmes près d'une côte déserte pendant deux jours. Nous nous portâmes de là à une journée vers l'est : ici nous rencontrâmes au fond d'un golfe une petite île ayant cinq stades de circuit ; nous y établîmes des colons en lui donnant le nom de Cerné. Selon notre calcul..., on mit autant de temps pour le trajet de Carthage aux colonnes que de celles-ci à Cerné 1. Nous traversâmes ensuite un grand fleuve nommé Chrèmètes, et nous arrivâmes à une lagune qui ren(1)

ren(1) d'après ces termes du périple que Renuel a cru pouvoir placer l'île de Cerné près du cap Blanc méridional. Il la prend, ainsi que Bougainville, pour l'île d'Arguin.


D'HANNON. 115

fermait trois îles plus grandes que Cerné; à partir de ces îles, il nous fallut une journée pour atteindre la fin du marais.

«Au-dessus de ce marais on voyait de très hautes montagnes, couvertes d'hommes féroces, revêtus de peaux d'animaux, qui nous lancèrent des pierres et nous empêchèrent d'aborder. En continuant notre route, nous parvînmes à un large fleuve rempli de crocodiles et d'hippopotames. Nous rebroussâmes chemin, et nous allâmes retrouver Cerné *.

« De cet endroit nous nous embarquâmes vers le sud, et nous longeâmes les côtes pendant douze jours. Toute la contrée était habitée par des Éthiopiens qui, en nous voyant arriver, prirent la fui te. Ils parlaient un langage inintelligible, même pour les Lixites qui nous accompagnaient. Le dernier jour, nous abordâmes près de quelques montagnes

(1 ) Tout porte à croire qu'il est question ici du grand fleuve, !e Sénégal, où vivent le crocodile et l'hippopotame. «Au-dessus des ro « seaux, le crocodile fait saillir son dos osseux et écaillé; il e « traîne aux rayons du soleil ; il attend, assoupi à moitié, qu'u.i a » homme, qu'une gazelle viennent se désaltérer aux eaux du Séné - « gal... Vers l'île de Kouma stationnent quelques hippopotames., « gigantesques pachydermes qui, de temps à autre, élèvent a fle « d'eau leur monstrueuse tête, et hennissent comme le cheval » (r )uMONT D'URVILLE, Voyage autour du Monde, t.I,ch. v; Paris, 1831 9).


116 NOTE E.—PÉRIPLE

élevées et garnies de différentes espèces de bois odoriférant. Nous naviguâmes deux journées plus loin, et nous entrâmes dans un immense golfe, terminé par une vaste plaine sur laquelle nous vîmes partout, la nuit, des feux qui brûlaient par intervalles, et à une élévation plus ou moins grande. Nous y fîmes de l'eau, et nous côtoyâmes le rivage pendant cinq jours ; au bout de ce temps, nous vîmes devant nous un grand golfe auquel nos interprètes donnèrent le nom de la Corne d'Ouest. Il y avait dans ce golfe une grande île, et dans cette île se trouvait un lac d'eau salée qui, à son tour, renfermait une autre île.

« Nous abordâmes en ce lieu, où nous ne vîmes, le jour, que des forêts, mais la nuit, beaucoup de feux; et, nous entendîmes le son des flûtes, des cymbales, ries tambourins et des milliers de cris 1. La terreur s'empara de nous et nos devins nous ordonnèrent de quitter l'île. Mettant aussitôt à la voile, nous passâmes près de la contrée brûlante des Parfums (Thimiamata). Elle était pleine de torrents de feu qui se jetaient dans la mer, et sa grande chaleur empêchait

( 1) C'est ce que l'ont encore a présent les nègres, se reposant le jour r, s'amusant la nuit.


D'HANNON. 117

qu'on n'y posât les pieds. La crainte nous fit encore quitter promptement ces parages 1.

« Pendant quatre jours en mer nous aperçûmes, la nuit, les côtes couvertes de feux 2. Nous vîmes, au milieu de ce pays, un feu plus considérable qui semblait toucher aux étoiles; le jour, nous y distinguâmes une montagne très élevée que l'on appelait le Char des dieux. Durant trois jours nous passâmes près des torrents de feu, et nous approchâmes d'un golfe nommé la Corne du Sud. Dans le fond de ce golfe, il y avait une île pareille à celle dont nous

(1) Voir ici, page 19, l'explication naturelle de ces torrents de feu.

(2) N'oublions pas que ce feu, d'une toute autre nature que celui des torrents, apparaissait la nuit. Ne serait-ce pas le phénomène de la phosphorescence?

On a supposé aussi que ces feux de nuit provenaient des hautes herbes incendiées par les naturels. Cela ne serait pas impossible et servirait a établir qu'Hannou se trouvait en face des côtes de la Sénégambie ou même de la Guinée. Mungo-Park fut témoin d'un spectacle semblable chez les Mandingues : « Cette scène était alors « d'une étonnante grandeur. Pendant la nuit, la plaine et les mon« tagnes paraissaient couvertes de feux qu'un ciel ardent reflétait « au loin. Pendant le jour, d'énormes colonnes de fumée s'élevaient « sans interruption, et tout autour voltigeaient les oiseaux de proie, « prêts a s'élancer sur les reptiles qui fuyaient l'incendie, » ( MunRAY'S historical accounlsof discoveries.., in Africa, t. I; Edinburgh, 1818).


118 NOTE E. — PÉRIPLE

avons parlé, ayant, comme elle, un lac ; celui-ci renfermait une autre île, habitée par des sauvages ; la plupart étaient des femmes aux corps velus, que nos interprètes appelaient Gorilles. Nous ne pûmes pas attraper les hommes; ils s'enfuirent dans les montagnes et se défendirent avec des pierres. Quant aux femmes, nous en prîmes trois, qui mordirent et égratignèrent leurs conducteurs et ne voulurent pas les suivre *. Nous les tuâmes et nous leur ôtâmes la peau que nous apportâmes à Carthage; car nous ne pûmes aller plus loin, faute de provisions 2. »

Suivant quelques anciens auteurs, la mer était tellement pleine de beaux poissons, dans le voisinage de l'île de Cerné, qu'on les pêchait pour les saler et les porter à Carthage; elle était également tellement couverte d'herbes marines que, selon Scylax, on ne pouvait avancer au delà 3. Tous ces faits, qui paraissent singuliers, ont été confirmés par les relations modernes : « A mesure que nous appro(1)

appro(1) s'agit très probablement de singes d'une grande espèce.

(2) HANNONIS periplus, apud Hudson, vol. I. — Idem, apud J.-F. Gail, vol. I; Parisiis, 1826.

(3) SCYLACIS CABYANDENSIS periplus, apud Hudson, vol. I. — Idem., apud J.-F. Gail, vol. I.


D'HANNON. 119

« chions des côtes d'Afrique, dit Dumont d'Urville, « la mer devenait plus poissonneuse, et nos lignes « à la traîne nous ramenaient de brillantes bonites, « au dos bleuâtre et au ventre argenté '. »

On lit dans le même voyageur : « Le lendemain, « la mer était verdoyante ; on eût dit que le navire « fendait une immense cressonnière. Des couches « épaisses de varecs, ou sargasses, d'un vert sombre « passant au jaune, occupaient toute la surface des « eaux... A la première vue de ces prairies flottantes, « la crainte d'un bas-fond a dû saisir les navigateurs. « Même en 1492, quand Christophe Colomb les tra« versa, ses équipages ne purent se défendre d'un

(I) DUMONT D'URVILLE, Voyage autour du Monde, t. I, ch. v; Paris, 1839.

« En toute cette côte, écrivait au quinzième siècle le Vénitien « Cadamosto, se trouve grande pêcherie et incomparable de divers « et bons poissons, semblables aux nôtres que nous avons à Venise » (Les Navigations D'ALOITYS DE CADAMOSTE, traduites par Jean Temporal; Lyon, 1556).

Un travail récent de M. Berthelot, qui a passé dix ans aux Canaries, fait connaître les résultats prodigieux de la pêche des naturels. Tandis que le pêcheur Terre-Neuvien prend en moyenne 400 kilogr. de poisson par année, un Canarien en pêche en moyenne 11 ,000 ; en d'autres termes, le marin des îles retire plus de 5,000 poissons, quand celui de Terre-Neuve n'en prend que 200,


120 NOTE E. — PERIPLE

« sentiment d'effroi, et appelèrent cette portion de « l'Atlantique Mar de Sargasso 1. »

Je ferai, du reste, une observation qui justifie assez bien le système de Rennel, et qui semble avoir échappé aux principaux commentateurs d'Hannon. Il paraîtrait que c'est à partir surtout du cap Blanc que l'on rencontre ces herbes marines qui embarrassent la marche du navire, et Scylax, de son côté, dit qu'on ne peut dépasser, à cause des herbes, l'île de Cerné. Cette île était donc située auprès du cap Blanc. Or, le cap Blanc n'étant pas loin du Sénégal, il en résulte que l'île de Cerné est beaucoup plus rapprochée du Sénégal qu'on ne le suppose; il en résulte, par cela même, que les Carthaginois devaient trafiquer avec la contrée de la Sénégantbic,

(1) DUMONT D'URVILLE, Voyage autour du Monde, t. I, eh.

On conçoit, d'après cette description, comment Scylax prétend qu'on ne peut pas avancer au delà de Cerné. Les Carthaginois, qui voulaient écarter toute concurrence, avaient évidemment répandu ce bruit. Ils' soutenaient la même chose de l'Océan du nord, pour empêcher que d'autres qu'eux y allassent chercher l'étain des OEstrymnides : «Aucun vent ne conduisait ici le vais« seau; les flots de la mer y sont impassibles et paresseux, et sa «surface est couverte de joncs qui retiennent le cours du navire, « qu'entourent des monstres marins» (I'ESTI AVIENI... Ora maritima, vers 120-150).


D'HANNON. 121

et purent même pousser leurs reconnaissances jusqu'à la côte de Sierra-Leone, comme le veut Rennel .

(1) RENNEL, geographical System of Herodotus, section xxvi. — BOUGAINVILLE, Mémoires de l' Académie, t. XXVI. — GOSSELIN, Recherches sur la géographie... des anciens. — HUDSON, Geographioe veteris scriptores groeci minores, vol. I. — GAIL, Geographi groeci minores, vol. I, etc.

M. d'Avezac ne croit pas que les Carthaginois se soient avancés aussi loin que le pensent Bougainville et Rennel. Il y a lieu de regretter que le docte géographe n'ait pas donné plus de développement h son opinion qui est toujours si grave dans les matières scientifiques (Iles de l'Afrique, par D'AVEZAC , IIe partie ; Paris, 1 845)


NOTE F.

DU TRAITE DE 1270 AVEC TUNIS.

Traité entre le prince illustre PHILIPPE, par la grâce de Dieu, roi de France; le prince illustre CHAULES, par la grâce de Dieu, roi de Sicile; le prince illustre THIBAUT, roi de Navarre, d'une part; et, de l'autre part, le khalife, l'Iman, commandeur des Croyants, ABOU-'ABD-ALLAH-MOH'AMMED '.

« ARTICLE 1er. Protection et sûreté sont accordées à tous les musulmans des États du commandeur des Croyants, ou des pays de sa dépen(1)

dépen(1) de la famille des Abi-Hafs qui s'étaient rendus indépendants des Almohades, avait la prétention de descendre d'Omar, l'un des quatre premiers khalifes auxquels les musulmans Sunnites donnent la qualilication d'émirs légitimes.


NOTE F. — TRAITÉ DE 1270 AVEC TUNIS. 123

dance 1, qui se rendront dans les États des princes susdits, dans ceux de leurs vassaux et de leurs barons. Aucun d'eux ne pourra être inquiété, ni dans sa personne, ni dans ses biens, grands et petits. De plus, les princes susdits veilleront à ce qu'aucun de leurs sujets, ni de ceux qui reconnaissent leur autorité et qui courent la mer, ne cause le moindre dommage dans les États du commandeur des Croyants; que s'il arrivait qu'un des sujets du commandeur des Croyants fût lésé dans sa personne ou dans ses biens, les princes susdits s'engagent à lui donner satisfaction. Ils s'engagent encore à ne protéger qui que ce soit qui manifesterait des mauvaises intentions contre les sujets du commandeur des Croyants 2.

(1) Le royaume de Tunis, outre le pays de ce nom, se prolongeait alors sur la côte occidentale jusqu'au delà d'Alger et de Cherche! I.

(2) Dans le traité de 1271 fait avec Venise, la république promit que tous les sujets d'Abou-'Abd-Allah, venant commercer à Venise ou dans ses autres possessions, y trouveraient liberté et protection ; elle s'engagea de plus a venger les torts que pourraient leur occasionner ses nationaux, et à les indemniser des dommages qu'ils auraient soufferts. En retour de ces avantages, l'émir garantit la juridiction des consuls vénitiens établis en Afrique, et l'irresponsabilité de la nation pour les crimes et les délits des particuliers (L. DE MAS-LATRIE).


124 NOTE F. — TRAITÉ DE 1270

«ART. 2. Si un vaisseau musulman, ou un vaisseau chrétien dans lequel se trouveraient des musulmans, vient à faire naufrage sur les côtes des princes susdits, ils mettront à part ce qui aura échappé au naufrage, corps et biens, et ils le rendront en totalité au propriétaire. La même règle sera suivie par le commandeur des Croyants envers les sujets des princes susdits. Sûreté entière sera accordée aux marchands chrétiens, sujets des princes susdits, dans leurs personnes et dans leurs biens, soit qu'ils séjournent dans les États du commandeur des Croyants, ou qu'ils ne fassent qu'aller et venir. En un mot, on les traitera sur le même pied que seront traités les musulmans dans les États des princes susdits.

« ART. 3. Il sera libre aux moines et aux prêtres chrétiens de s'établir dans les États du commandeur des Croyants. On leur accordera un lieu où ils pourront bâtir des maisons, construire des chapelles et enterrer les morts. Il sera permis aux moines et aux prêtres de prêcher dans l'intérieur des églises, de réciter à haute voix leurs prières, en un mot, de servir Dieu conformément à leur rite et de faire tout ce qu'ils feraient dans leur pays 1.

(I) L'article 5 s'applique aux moines comme aux prêtres; il en


AVEC TUNIS. 125

« ART. 4. Les marchands chrétiens qui sont sous l'autorité des princes susdits et qui se trouvaient dans les États du commandeur des Croyants lorsque l'expédition a eu lieu, rentreront dans tous leurs droits, comme par le passé ; si on leur a pris quelque chose, on le leur rendra; ce qui leur est dû leur sera payé. De plus, le commandeur des Croyants s'engage à ne pas souffrir dans ses États les transfuges, ni ceux qui auraient levé l'étendard de la révolte contre les princes susdits. De leur côté, les princes susdits promettent de ne donner asile à aucun musulman qui aurait pris les armes contre le commandeur des Croyants. Ils retireront leur protection à quiconque aurait annoncé le dessein de lui nuire.

« ART. 5. De part et d'autre les prisonniers seront rendus.

« ART. 6. Les princes susdits, ainsi que tous ceux qui reconnaissent leur autorité, ou qui sont venus à leur suite, évacueront sur le champ les États du

faut conclure qu'il existait des monastères dans les pays musulmans. On cite, en effet, plusieurs bulles pontificales adressées aux religieux des royaumes de Tunis, de Bougie, de Tlemcen et de Maroc ; ces religieux étaient des frères cordeliers et des frères dominicains ou prêcheurs.


126 NOTE F, —TRAITÉ DE 1270

commandeur des Croyants. Il en sera de même de ceux qui viendraient après la conclusion du traité, tels que le prince Edouard d'Angleterre et autres. Il ne restera ici que ceux qui ne pourront trouver place sur la flotte, ou qui seraient retenus par quelque affaire ; encore ne pourront-ils pas sortir du quartier que le commandeur des Croyants leur aura assigné, et ils mettront à la voile le plus tôtque faire sepourra. En attendant, lecommandeur des Croyants promet de veiller à leur sûreté, et si quelqu'un de ses sujets venait à les léser dans leurs personnes ou dans leurs biens, il s'engage à leur donner satisfaction i.

« ART. 7. La durée de ce traité sera de quinze années solaires, à partir du mois de novembre prochain.

« ART. 8. Il sera payé, pour frais de guerre, aux princes susdits, 210,000 onces d'or, équivalant chacune à cinquante de leurs pièces d'argent, pour le poids et pour le titre; la moitié de cette somme sera

(1) L'émir veilla avec tant de soin à la sûreté de ces derniers, que, craignant quelque collision entre eux et les Arabes au moment de l'embarquement, il envoya , pour les protéger, un corps régulier de musulmans et de chrétiens; ce qui prouverait, pour le dire en passant, qu'il y avait des chrétiens indigènes dans ses Étals (E.PELLISSIER... IIIeMémoire).


AVEC TUNIS. 127

payée sur-le-champ ; l'autre moitié le sera en deux paiements : l'un d'ici à un an, et l'autre à la fin de l'année suivante. Pour cette seconde moitié, lé commandeur des Croyants donnera des gages sur les marchands établis dans les États des princes susdits 1. « De plus, le commandeur des Croyants se soumet de nouveau au tribut que les rois de Tunis étaient dans l'usage de payer aux rois de Sicile : il comptera au roi Charles les arrérages des cinq dernières années, et il s'engagera à payer désormais le double de ce qu'il payait autrefois. »

(1) D'après ce passage, il y avait des musulmans à demeure fixe chez les peuples chrétiens.


NOTE G.

DES NAVIGATIONS PORTUGAISES AUTOUR DE I. AFRIQUE.

On doit reconnaître que la découverte si extraordinaire de l'Inde par Vasco de Gama avait été préparée depuis plus de quatre-vingts ans.

Dès le commencement du quinzième siècle, les armateurs européens cherchèrent le passage aux Indes, encouragés qu'ils étaient par les efforts et le génie de l'infant dom Henri de Portugal. Ayant autour de lui les plus savants hommes de son temps, et l'un des plus savants lui-même, l'infant dom Henri vint fixer sa résidence à la pointe de Sagres, près du cap Saint-Vincent ; c'est de ce petit coin de terre que, les yeux constamment fixés sur les flots, le prince lança les Portugais dans le vaste champ de l'Atlantique. Il eut du moins la satisfaction d'ap-


NOTE G. - NAVIGATIONS PORTUGAISES. 129

prendre avant sa mort (1460) que ses espérances tarderaient peu à se réaliser.

Les Portugais franchirent d'abord le cap Noun (1415), terme obligé jusque-là des voyages maritimes, le long de la côte occidentale de l'Afrique; puis on dépassa le cap Boyador (1434), puis le Sénégal (1446); les îles du cap Vert, les rivages de la Guinée, le Congo, furent ensuite reconnus (1455-1473); et en 1483 Barthélémy Diaz atteignit le cap des Tempêtes, que le roi Jean appela le cap de Bonne-Espérance. Cependant Madère et les Açores avaient été découvertes, tandis que Pedro de Covillam, pénétrant dans l'Inde par l'Egypte et la mer Rouge, en revenait avec l'assurance qu'il était possible d'y arriver également en contournant l'Afrique.

Une question qui offre beaucoup d'intérêt au point de vue de la vanité nationale est celle de savoir à qui appartient la priorité des découvertes au delà du cap Boyador. Les Portugais la revendiquent pour eux-mêmes, bien que l'on puisse soutenir avec quelque vraisemblance que des navigateurs français les avaient précédés. Dès l'année 1364, des marchands de Dieppe, s'il faut en croire certains documents, se seraient avancés jusqu'au delà de Sierra-Leone ; l'année suivante, ils auraient poussé

9


130 NOTE G.-NAVIGATIONS PORTUGAISES

leurs explorations jusqu'à la côte d'Or, et ultérieurement échelonné leurs établissements depuis le cap Vert jusqu'à la Mine où ils auraient bâti une église en 1383. On ne peut nier non plus qu'un gentilhomme normand, le baron de Bethencourt, s'installa en 1402 aux îles Canaries, et fit des excursions à la rivière d'El Oro sur la côte d'Afrique, c'est-à-dire bien au delà du cap Boyador. Je citerai un portulan de 1375, qui existe à la Bibliothèque de Paris, ainsi qu'une carte des frères Pizigani, conservée à Parme, carte qui date de 1367, sur lesquels se trouve figurée la rivière d'El Oro, au sud du cap Boyador. Madère, Porto Santo, les Canaries sont également tracées en détail sur des portulans plus anciens, et dès le treizième siècle les pilotes génois avaient conduit leurs navires jusqu'à ces îles.

Il résulterait bien évidemment de toutes ces particularités que le cap Boyador et plusieurs des contrées au sud de ce cap auraient été explorées, avant les Portugais, soit par des marins français, soit par des Espagnols, soit par des Génois; mais cela ne doit rien diminuer de la gloire du prince Henri. Il restera à ce grand homme l'éternel honneur d'avoir pressenti la découverte des Indes, d'avoir dirigé toute sa pensée, pendant cinquante ans, vers ce noble, but, et


AUTOUR DE L'AFRIQUE. 151

fondé l'école fameuse de navigateurs d'où sortit bientôt Christophe Colomb 1.

(1 ) Notices statistiques sur les colonies françaises, publiées par le ministère de la marine,t.III.— Histoire de la première découverte.... des Canaries, dès l'an 1402, par messire Jean DE BETHENCOURT ; Paris, 1630.—Esquisse générale de l'Afrique, par D'AVEZAC; Paris, I844. —Le Sénégal, par Ch. COTTU; Paris, \ 845.— Indice chronologico das novegacoès dos Portuguezes, par le cardinal PATRIARCHE de Lisbonne ; 1841. — Recherches sur la priorité de la découverte des pays situés sur la côte occidentale d'Afrique, au delà du cap Boyador.... par le vicomte DE SANTAREM; Paris, 1 843, etc.


NOTE H.

DES VOYAGES DE LÉON L'AFRICAIN.

Entre Edricy qui vivait au douzième siècle et Léon l'Africain qui écrivait au seizième, il faut indiquer plusieurs géographes arabes, tels que Ebn-el-Ouârdy, dans le treizième; Abou-el-Fedâ, et Ebn-Batouthah de Tanger dans le quatorzième; ce dernier voyagea pendant trente années consécutives, et se rendit à Tombouctou en 1353. Mais aucun d'eux ne donne des renseignements aussi circonstanciés que Léon l'Africain sur les contrées qu'ils connaissaient ou qu'ils avaient parcourues. Léon décrit avec détail les royaumes de Maroc, de Fez, de Tlemcen, de Bougie, de Tunis, etc. ; il traverse les déserts de la Libye, descend dans le pays des Noirs, dont il visite quinze royaumes, et s'avance par la Nubie jusqu'en Egypte.


NOTE H. — VOYAGES DE LEON L'AFRICAIN. 133

Les derniers chapitres de son ouvrage traitent des fleurs, des animaux, des arbres et des plantes.

Voici quels étaient à cette époque les principaux royaumes de la Nigritie ; il sera facile de reconnaître quelques noms modernes sous les désignations du moyen-âge. « La terre Noire est divisée en plusieurs «royaumes; néanmoins aucuns d'iceux nous sont « inconnus et loin des lieux où nous trafiquons ; par « quoi j'entends seulement parler de ceux auxquels «je me suis acheminé, et là où j'ai longuement « pratiqué... et veux bien qu'on sache comme j'ai « été en quinze royaumes de terre Noire, et j'en ai « laissé trois fois davantage, là où je ne mis jamais « le pied, étant encore chacun d'iceux assez proche « des lieux auxquels je me trouvais. Les noms de « ces royaumes qui prennent leur commencement « à l'occident et suivent vers l'orient et du côté du « midi sont tels : Gualata (Oualâta), Ghinea (Djennè), « Melli, Tombut (Tombouctou), Gago (idem), Gu« ber (Gouber), Agadez (idem),Cano (idem,Ghânah), « Casena (Cassina, Kâtchna), Zegzeg (idem), Zanfara « (Zamfra), Guangara (Wangara),Burno (Bournou), « Gaoga et Nube (Nubie). Ceux-ci sont les quinze « royaumes dont la plus grande partie est assise « sur le fleuve Niger, et c'est le chemin par lequel


134 NOTE H. —VOYAGES

« passent les marchands qui partent de Gualata pour « s'acheminer au Caire...Il est besoin aussi d'entendre « comme un chacun royaume, à part soi, était gou« verné par un seigneur particulier; mais de notre « temps ils se sont tous quinze soumis à la puissance « de trois rois; c'est à savoir de Tombut, lequel en « tient et possède la plus grande partie; du roi de « Borno qui en tient la moindre ; et l'autre partie « est entre les mains du roi de Gaoga; mais, outre « ceux-ci, le seigneur de Ducale en tenait une petite « portion. »

Ce qui surprend notre voyageur, et ce qui nous étonne aujourd'hui plus que lui, c'est la communication en quelque sorte journalière qui existait alors entre l'Afrique septentrionale et ces contrées éloignées; c'est la grande quantité de marchandises européennes qu'il trouve partout, et qui y étaient apportées par les caravanes. Dans le royaume de Ghinée, les habitants vendent leurs toiles de coton aux marchands de Barbarie «qui, à rencontre, leur vendent « et délivrent plusieurs draps d'Europe, cuir, lai— « ton, armes et autres choses semblables ; » au Tom(1)

Tom(1) description d'Afrique, par LÉON L'AFRICAIN, liv. I, traduction de Jean Temporal; Lyon, 1 556.


DE LÉON L'AFRICAIN. 135

but, les marchands de Barbarie transportent des draps d'Europe qu'ils vendent très bien, ainsi que des livres (arabes) écrits à la main, parce que le roi « lient en grand honneur ceux qui font profession « des lettres; » à Gago, « il arrive une infinité de « Noirs qui apportent de l'or en grande quantité, « pour acheter et enlever ce qui vient de l'Europe « et Barbarie... L'aune du plus bas drap d'Europe « s'y vend quatre ducats, quinze le moyen, et celui « de Venise, fin comme est l'écarlate, le bleu ou « violet, ne se laisse à moins de trente ducats. Une « épée, la plus imparfaite qu'on saurait trouver, s'y « vendrait trois et quatre ducats. » Le roi de Goaga troquait des esclaves contre les chevaux qu'il faisait venir de l'Egypte, et s'étant concilié l'affection du Soudan du Caire, il en recevait des draps et des armes. Léon cite à ce sujet le fait suivant dont il fut témoin : « Un noble homme de Damiette lui présenta « un cheval de très belle taille et maniable, un ci« meterre turquesque, une cotte de mailles, un pis« tolet à feu, avec quelques beaux miroirs, peignes, « chapelets de corail, et aucuns couteaux, dont le « tout pouvait monter à la somme de cent cinquante « ducats... en récompense de quoi le roi lui donna « cinq esclaves, cinq chevaux, cinq cents ducats, et


136 NOTE H. —VOYAGES

« outre ce, cent dents d'éléphants de merveilleuse « grosseur 1. »

Ces contrées paraissaient généralement fertiles ; il y croissait beaucoup de riz, de millet et autres grains. Le sel seul y était rare. A Tombut, où il fallait le faire venir de Tégaza, distant de cinq cents milles», Léon vit vendre la charge d'un chameau quatre-vingts ducats, et en Ethiopie la livre de sel valait un demi-ducat : « au moyen de quoi les habi« tants ne le placent dans des salières aux repas; « mais en mangeant leur pain tiennent une pièce de « sel en leur main, et à chacun morceau qu'ils met« tent dans leur bouche, ils passent la langue par« dessus, et ne font cela pour autre respect qu'afin « de l'épargner et user peu 3. »

(1) Liv. VII.

En 1825, le principal cheikh du Bournou elle sultan de l'empire des Fellatahs passaient, comme le roi de Tombut dont parle Léon, pour être très versés dans l'étude du Coran et des livres arabes. Le sultan Bello, surtout, était un homme instruit: il avait souvent entendu parler des nations européennes ; il prenait un vif intérêt a la guerre que les Turcs faisaient alors aux Grecs, et connaissait sur un globe céleste toutes les figures du zodiaque. Il fit présent a Clapperton d'une carte particulière du Soudan (Narrativeof... discoveries.... London, 1826).

(2) Ce sont des milles romains, dont deux et demi font communément une lieue de France.

(5) Liv. VII et IX.


DE LEON L'AFRICAIN. 137

L'or était très abondant dans tous ces pays des Noirs; il me semble inutile d'insister là-dessus. On a déjà parlé, dans le texte, des ornements d'or du roi de Tombut, nommé Izchia, qui, à cette époque, avait conquis une grande partie de la Nigritie et rendu tributaires les rois de Gualata, Ghinée, Melli, Guber, Cassena, Cano, etc. Le souverain de Borno n'était pas moins riche : a J'ai vu, dit Léon, tout le har« nais de ses chevaux, comme les estafes, éperons, «brides et mors, tout d'or, et de même matière « est toute sa vaisselle, les lesses et chaînes de ses « chiens 1. »

La population n'avait donc pas lieu d'être malheureuse; mais elle était gouvernée despotiquement; et la traite des Noirs, qu'Hérodote signalait comme étant déjà de son temps un objet de. commerce, se continuait de la même manière au temps de Léon. Les villes qu'il traversait avaient leurs marchés d'esclaves : « Une fille de quinze ans s'achetait au prix « de six ducats, et autant un garçon ; » les palais des rois étaient remplis « de concubines esclaves et d'eu« nuques commis à leur garde. Le roi de Borno don(1)

don(1) VII.


138 NOTE H.—VOYAGES DE LÉON L'AFRICAIN.

« nait par cheval de Barbarie quinze ou vingt es« claves et faisait la course tous les ans 1.

L'Afrique n'a pas changé depuis Hérodote et depuis Léon.C'est toujours le pays des grandes richesses et des grandes misères.

(1) Liv. VII.


NOTE I.

DE L'ADMINISTRATION ESPAGNOLE EN AFRIQUE.

Il eût été difficile à l'Espagne de pouvoir se maintenir en Barbarie avec l'incurie déplorable de son administration. Ces tristes faits ressortent non-seulement de l'histoi re, mais des correspondances secrètes des rois espagnols et des officiers généraux qui commandaient dans les différentes villes d'Afrique. On a bien voulu me communiquer plusieurs documents de cette époque, tous inédits, et qui ne laissent aucun doute à cet égard. Ainsi, dès l'année 1510, Ferdinand le Catholique écrivait à son capitaine général dom Pedro de Navarro que « les Espagnols « devaient s'arranger pour se soutenir désormais en


140 NOTE I. — ADMINISTRATION ESPAGNOLE

« Afrique avec les ressources du pays 1; » ce qui forçait nécessairement le soldat mal payé à recourir au pillage et à la violence. En 1534, le commandant de la ville d'Onè (place maritime fort importante, située à quelque distance d'Oran, mais dont la position est aujourd'hui incertaine), disait à CharlesQuint : « Les troupes sont criblées de dettes, pauvres « d'argent et dénuées des choses nécessaires à la « vie; il est dû dix-huit mois de solde aux gens à « cheval 2. » En 1535, le commandant de Bougie faisait connaître que « la place manquait de vivres, « d'avoine et d'argent; on devaitaux soldais dix-huit « mois de paie 3. » Dans la même année, le commandant de Bone se plaignait du pitoyable état des troupes qui, n'ayant point de discipline, volaient ce qu'elles pouvaient trouver dans la campagne où elles étaient ensuite massacrées par les Arabes 4. Jusqu'à la fin du dix-huitième siècle, ce fut la

(1) Lettre du roi FERDINAND LE CATHOLIQUE, en date du mois de mai 1 510, adressée a dom Pedro de Navarro.

(2) Deux lettres des \ 5 mars et 26 avril 1554.

(5) Compte rendu à l'empereur de la lettre écrite à S. M. par PERAFAS de Ribera , commandant de Bougie, on date du 4 juin 1535.

(5) Lettre de dom ALVAR GOMEZ de Horosco, commandant de Bone, en date du 13 septembre 1535. adressée à Charles Quint.


EN AFRIQUE. 141

même incurie. Presque toutes les lettres des officiers qui assistèrent à la malheureuse expédition de 1775 font entendre les plus vifs reproches sur les désordres et l'indiscipline des soldats. En 1790, lorsque Oran était bouleversé par un affreux tremblement de terre, lorsque les habitants et la garnison, ensevelis sous les décombres, avaient encore à repousser les attaques du bey de Mascara, le comte de Cumbre Hermosa, gouverneur de la place, écrivait au ministère espagnol que les troupes manquaient de tout, que les voleurs et les scélérats, échappés des prisons écroulées, avaient fait irruption dans la ville, et qu'ils y signalaient à chaque instant leur présence par le meurtre et l'incendie *.... Du reste, il ne pouvait guère en être autrement. L'attention de l'Espagne, lorsqu'elle n'était pas distraite par des intrigues d'antichambre et de palais, avait toujours été absorbée par les affaires de l'Europe; la question d'Afrique lui paraissait secondaire. De là l'isolement et l'abandon dans lequel on laissait les garnisons de cette côte, et qui avait même commencé sous Charles-Quint. Presque en(1)

en(1) du comte CUMBRE HERMOSA, depuis le 9 octobre 1790, jusqu'au 21 août 1791


142 NOTE I. —ADMINISTRATION ESPAGNOLE

tièrement occupé de ses guerres d'Allemagne et d'Italie, ce prince ne jetait qu'à de longs intervalles un regard fatigué sur l'Afrique; et quoique doué d'une certaine grandeur personnelle, il n'avait pas rougi de descendre à des moyens de succès que repoussent tous les coeurs honnêtes. On ignore généralement que l'empereur avait consenti à l'assassinat du second Barberousse, et que, si ce crime eût été commis, l'expédition de Tunis n'aurait pas eu lieu très probablement.

Dans les documents inédits dont j'ai parlé au commencement de cet article, on trouve , en effet, un mémoire fort intéressant adressé à Charles-Quint par un sieur Luys Presenda. Cet agent espagnol avait été envoyé secrètement par l'empereur auprès de l'ancien roi de Tunis, Mulei-Hacen, ainsi qu'auprès des chefs arabes qui n'avaient pas voulu reconnaître l'autorité des Turcs. Luys Presenda demande dans une note de sa dépêche : « Quelle « somme en argent comptant ou en rente, si on « l'exige, Sa Majesté veut-elle que l'on promette au « More, au Turc, ou au Renégat qui voudra se dé« terminer à tuer le corsaire Barberousse ?» Et voici la réponse de l'empereur écrite en regard de celte question :


EN AFRIQUE. 143

« La chose ayant lieu, on pourra promettre jusqu'à « quatre mille ou cinq mille ducats en argent, une « fois payés, et mille ducats en rente 1. »

(I) Mémoire et Notes de LUYS PRESENDA envoyé en mission secrète a Tunis, en date du 7 novembre 1534.


NOTE J.

DES PIIRATES BARBARESQUES.

Le premier traité entre la France et la Porte ottomane fut conclu par François Ier et Soliman. Ce traité de 1536 déclare que la navigation est libre, que nos consuls sont inviolables, que les esclaves seront remis en liberté, et qu'il n'y aura plus à l'avenir que des prisonniers de guerre ; il nous accorde de plus le privilége de la pêche du corail sur une partie des côtes d'Afrique. Mais les Barbaresques ne se croyaient pas liés par les conventions du sultan, tout redoutable qu'il fût alors, et sous Henri IV leurs nombreux corsaires infestaient le littoral de la Provence *. De Brèves, ambassadeur du

(1) La ville de Marseille ayant pris parti pour la Ligue, le sultan


PIRATES BARBARESQUES. 145

roi auprès de la Porte, signe le traité de 1604. Aux termes de ce traité : « Si les corsaires barbaresques « causent le moindre dommage aux Français, les « pachas en sont responsables. La France se réserve « le droit de châtier les Barbaresques, sans que la « force dont elle croira devoir faire usage puisse « être une cause de rupture avec la Porte... » Cependant, en 1616, les Barbaresques pillent encore les vaisseaux de Marseille, et lui font éprouver une perte de deux millions. En 1617, une escadre, commandée par plusieurs officiers français, surprend la ville de Bone d'où elle emmène dix-huit cents captifs. En 1619, les Algériens demandent la paix, et envoient un ambassadeur à la cour de France. Mais, au moment où elle allait se conclure, on apprend que l'équipage d'un vaisseau de Marseille a été massacré par les corsaires ; le peuple marseillais se précipite sur l'ambassadeur, et le met en pièces avec quarante-cinq personnes de sa suite.

Richelieu poursuit les Barbaresques avec vigueur. Excité par les remontrances du parlement d'Aix, il envoie des escadres sur les côtes d'Afrique, fait netAmurath

netAmurath écrivit aux Marseillais qu'il ruinerait complétement leur commerce, s'ils ne se hâtaient de se soumettre a Henri IV, leur légitime souverain et son ami (E. PELLISSIER, IIIe Mémoire),

10


146 NOTE J. — PIRATES

toyer la mer, et donne les ordres les plus précis pour la destruction des pirates 4. Mazarin continue l'oeuvre de Richelieu. Il songe même un moment à la conquête du nord de l'Afrique, et Duquesne propose à Louis XIV de faire creuser le port de Djidjel. Une expédition brillante, commandée par le duc de Beaufort, s'empare de cette petite ville qu'on est bientôt forcé d'abandonner (1663). En 1682, Duquesne bombarde Alger; il brûle encore Alger l'année suivante 2. La paix est faite en 1684, et un

(1) Les pirates étaient devenus tellement hardis que les malheureux habitants de la Provence avaient été obligés de convertir leurs demeures en places fortes ; ils entretenaient des gardes a leurs frais, et des signaux de feu leur annonçaient l'approche de ces voleurs de mer.

Ce qu'il y avait de plus pénible à penser, c'est que des marchands chrétiens établis a Alger n'avaient pas honte d'acheter les effets volés a leurs compatriotes ; ils allaient ensuite les vendre en Toscane, où le grand-duc favorisait cet infâme commerce. Ce prince avait autorisé les Barbaresques a établir un bague a Livourne où ils déposaient les esclaves qui voulaient traiter de leur rançon. D'autres chrétiens faisaient eux-mêmes la course pour leur compte ; il y en avait plusieurs, anglais et flamands, surtout a Tunis. N'oublions pas non plus les renégats, qui étaient les plus habiles et les plus impitoyables; leur nombre en 1 640 s'élevait, dans Alger seulement, a plus de trois mille (E. PELLISSIER, passim).

(2) Ce fut pendant ce second siège que les Algériens firent périr le père Levacher, notre consul, en l'attachant à la bouche d'un canon.


BARBARESQUES. 147

ambassadeur vient à Paris demander pardon à Louis XIV de l'insulte commise envers son pavillon. Cependant dès 1688 le pavillon français est de nouveau insulté ; des navires nationaux sont pris, et le maréchal d'Estrées jette dix mille bombes dans Alger. Il fallut traiter de la même façon Tunis et Tripoli. Les Barbaresques se tinrent assez tranquilles vers la fin du règne de Louis XIV. Néanmoins, plusieurs vaisseaux de notre commerce furent encore pillés, et la navigation ne fut jamais complètement rassurée. On les coulait bas, on incendiait leurs villes, on exigeait d'eux la restitution des esclaves, et on leur imposait d'énormes indemnités l. Quelques moments après, ils recommençaient. Ils agirent ainsi plus ou moins sous Louis XV, sous Louis XVI, sous la République. Intimidés un instant par Napoléon, ils reprirent leurs courses dans les derniers jours de l'Empire, et ne disparurent qu'avec la prise d'Alger 2.

(1) En 1685, Tripoli fut frappée d'une indemnité de 500,000 livres; la môme année, Tunis paya tous les frais de la guerre. En 1 729, la France imposa à Tripoli une indemnité de 200,000 piastres; Tunis paya 800,000 écus.

(2) Des traités de paix ont été signés le 8 août 1830, par M. Les-


148 NOTE J. — PIRATES BARBARESQUES.

seps, avec le hey de Tunis, et le 1 1 du même mois, par M. le contreamiral de Rosamel, avec le bey de Tripoli.

Les principales clauses sont communes aux deux conventions. Ainsi les gouvernemens de Tunis et de Tripoli se sont interdit chacun d'autoriser la course contre les bâtiments français; ils ont aboli pour jamais, dans leurs Etats, l'esclavage des chrétiens, do quelque nation qu'ils soient. Ils se sont obligés a faire participer la France a tous les avantages qui sont ou qui seront accordés a une nation étrangère.

Par l'article 2, le bey de Tripoli s'est interdit d'augmenter ses forces navales ; en vertu de l'article 7, il a payé une somme de 800,000 fr. pour indemniser les négociants qui avaient des réclamations a faire valoir contre le gouvernement tripolilain.

Par un article additionnel au traité du 8 août, le bey de Tunis a cédé au roi des Français un emplacement près des ruines de Cartilage pour y ériger un monument religieux en l'honneur de saint Louis. Ce monument, terminé depuis longtemps, a été visité cette année par M. le duc de Montpensier, qui a reçu du bey de Tunis l'accueil le plus magnifique.


NOTE K.

DE SAHARA AUGÉRIEN.

Le sahara algérien est un diminutif du sahara de Libye. Si on y rencontre un grand nombre de villes et de villages, on y voit aussi de vastes solitudes, des campagnes où il ne croît que du jonc, et des routes sans eau. A l'ouest principalement, aussitôt qu'on a quitté les dernières stations du Tell, ce sont de hauts plateaux, froids, humides, où le thermomètre au matin descend au-dessous du degré de congélation , où la neige pendant la nuit couvre quelquefois la terre, où le soleil dévore et brûle pendant le jour. Quand on veut conduire une expédition de ce côté, quand on veut atteindre, comme l'a fait cette année le colonel Géry, les k'sour de Stitten ou de Brizina, il faut s'aventurer au sud, franchir les Chotts, grands marais salés peu pro-


150 NOTE K.—SAHARA

fonds, mais vaseux, gluants, et traversés par des gués qu'un orage fait disparaître; il faut se diriger ensuite vers des sources ou des puits épars, et marcher ainsi jusqu'au petit village de Rassoul. Là on rencontre une montagne de set, haute de cent vingt mètres, et on entre dans la plaine d'El-Arouia. Cette plaine, que l'on croirait bouleversée par un cataclysme, est remplie de grosses masses de pierres. Ces masses, ou plutôt ces dalles, sont à leur tour couvertes d'une couche de fer, sur laquelle le métal semble appliqué par fusion. Lorsque le soleil les échauffe, la chaleur redouble et devient accablante. A l'extrémité de la plaine, deux blocs de marbre, gigantesques et presque à pic, s'élèvent comme une porte : les Arabes les appellent Bab-elSahara (la porte du Sahara) ; et en effet, quand on les a dépassés, on a devant soi un désert de sables. Bientôt on aperçoit Brizina. A la vue de ce triste k'sar, composé de cent cinquante maisons, le voyageur presse sa marche. Il est sûr, du moins, d'y trouver un peu de repos, de l'ombre et des palmiers 1. Le sahara de l'est présente également des soli(1)

soli(1) environs de Brizina contiennent 5,000 dattiers, et on y cultive toutes sortes de fruits.


ALGÉRIEN. 151

tudes et des sables. On y trouve de grands lacs ou plutôt des bas-fonds salés et marécageux, tels que la sebkah Melr'ir, la sebkah de Saïda, où vont mourir une foule de petites rivières qui tarissent en été. Néanmoins les cours d'eau y sont plus abondants que dans le sahara occidental. Je citerai entre autres l'ouad-el-Arab, l'ouad-el-Abied (Abigas), et l'ouad-Biskra, qui descendent des cimes élevées de l'Aurès (Aurasius), et se jettent tous dans l'ouadel-Djedi, le Zabus de l'ancienne Numidie. L'ouadel-Arab est quelquefois aussi considérable que le bras gauche de la Seine à Paris, et l'ouad-el-Djedi, souvent à sec en été, devient en hiver un torrent fougueux 1.

Les bords de presque toutes ces rivières sont

(1) A Berriân, dans l'ouad-M'zâb (oasis algérienne plus méridionale que celle des Zibân), l'arrivée des pluies produit un phénomène bien extraordinaire. Le torrent débordé inonde soudainement les plantations et déracine les arbres. Aussi lorsque, vers le nord, le ciel s'assombrit, des cavaliers partent en toute hâte dans cette direction qui est celle du cours supérieur des eaux, et vont s'échelonner de distance en distance sur les points culminants de la berge. Si le torrent se montre, le plus avancé de ces éclaireurs tire un coup de fusil ; répété de sommet en sommet par tous les autres, ce signal télégraphique parvient a la ville en quelques minutes. A l'instant, on court aux jardins, on éveille tous les hommes qui s'y seraient endormis, on enlève tous les objets qui pourraient devenir la proie des eaux. Bientôt un bruit horrible annonce l'irruption du


152 NOTE K. — SAHARA

couverts de ruines romaines ; on en compte quatorze dans le seul bassin de l'ouad-el-Djcdi. La culture de la datte et l'affluence des sources v avaient sans doute attiré la population; il suffit de fouiller légèrement le terrain pour en voir sortir l'eau. Dans les oasis de l'ouad-R'ir, d'Ouargla. et de Témacin, elle s'élance de véritables puits artésiens, creusés par les habitants au moyen des procédés ordinaires, etrevêtus à l'intérieur de planches de palmier 1. Aussi croient-ils tous à l'existence d'une mer souterraine, et prétendent-ils, dans certains lieux, entendre bouillonner l'eau quand ils approchent l'oreille à la surface du sol. Les fleuves du sahara oriental auraient-ils été plus considérables autrefois? Les eaux y auraient-elles été plus abondantes? Toutorrent;

Toutorrent; sol du jardin disparaît sous les flots, et la cité saharienne se voit transportée, comme par magie, au bord d'un fleuve large et rapide d'où sortent, pareilles a de petites îles de verdure, les innombrables têtes de palmiers; décoration éphémère qui en quelques jours se sera évanouie (E. CARETTE, Iiv. II, ch. v).

(I) On assure qu'il existe des puits dont la construction en pierres de taille annonce l'origine romaine, et qui, depuis deux mille ans, donnent sans discontinuation do l'eau jaillissante (E. CARETTE, liv. II, ch. vu).

Une décision du ministre de la guerre, en date du 8 septembre dernier, autorise l'ouverture d'un puits artésien à Biskra par la méthode du forage. On va commencer ainsi l'essai du gigantesque système de M. Fournel.


ALGÉRIEN. 153

tes ces ruines romaines qu'on rencontre à chaque pas feraient-elles croire que le pays a dû être encore plus fertile et mieux arrosé ? Ce sont là des questions que je livre à la sagacité des géologues.

Maintenant, dans son ensemble, le Sahara présente sur un fond de sable, ici des montagnes, là des ravins ; ici des marais, là des collines; ici des villes, là des nomades ; ici des terres incultes, là des terres cultivées. Chaque grande oasis a sa ville principale, autour de laquelle rayonnent les k'sour de sa dépendance et les tentes des tribus ses alliées ; errantes au printemps pour faire paître leurs troupeaux; émigrant pendant l'été, pour aller acheter des grains dans le Tell ; toujours de retour en novembre pour les emmagasiner, pour cueillir les dattes et passer l'hiver en famille.

« Une observation frappe tout d'abord, dit M. le lieutenant-colonel Daumas : comment trouvonsnous dans le Sahara tant de populations sédentaires? Pourquoi les hommes s'y sont-ils pour la plupart groupés dans des enceintes? Pourquoi tous n'y sontils pas nomades ? »

Voici la réponse :

«Premièrement, c'est que les soins incessants à donner aux palmiers ont dû grouper la population


154 NOTE K. — SAHARA

autour de l'arbre qui les nourrit. Il est remarquable ensuite que celles-ci ne sont pas de race arabe. Leurs pères vivaient autrefois sur le littoral, dans des villes et des villages : chassés par les invasions successives , refoulés dans l'intérieur, ils y ont porté leurs instincts sédentaires, et se sont établis où nous retrouvons leurs enfants, là seulement où la vie leur devenait possible. Après ces premiers occupants, sont arrivés les Arabes, apportant, eux aussi, leurs instincts éminemment vagabonds, comme ceux de tous les peuples pasteurs, auxquels se prêtait merveilleusement la configuration du sol qui pour eux allait devenir une patrie nouvelle.... Toutefois, forcés de vivre côte à côte, et d'une vie qui se complète par l'association, il est arrivé de leurs relations habituelles que les uns et les autres sont devenus propriétaires sur le même sol, dans la même enceinte. Mais le nomade qui possède ne cultive pas ; il est seigneur, le citadin est son fermier ; par contre, celui-ci s'est donné des troupeaux qu'il a confiés aux bergers de la tribu. Pendant que le nomade les conduira dans les pâturages, l'habitant de la ville ou du k'sar cultivera les palmiers 1. »

(1) Le sahara algérien (aperçu général), par M. le lieutenantcolonel DAUMAS ; Paris, 1 845.


ALGÉRIEN. 155

Observons encore, ce qui du reste a déjà été signalé, que le Sahara manque presque absolument de céréales, et que c'est encore le nomade qui va les chercher dans le Tell. Il s'ensuit que le Tell est réellement le grenier du Sahara, et que le maître du Tell l'est nécessairement du Sahara : « Celui-là «est notre père, disent les Sahariens, qui est le « maître de notre mère, et notre mère est le Tell 1. » Cette phrase significative se trouve souvent accompagnée de celle-ci, qui ne l'est pas moins: « Nous « ne pouvons être ni musulmans, ni juifs, ni chré« tiens ; nous sommes forcément les amis de notre « ventre.»

(I) Question d'Alger en 1844, p. 56.


NOTE L.

DES VOLEURS DU DÉSERT.

Je citerai, en l'abrégeant, l'ouvrage même de M. le lieutenant-colonel Daumas :

La vie exceptionnelle que mènent les Touareg échappe à toute appréciation géographique un peu certaine; nous les retrouvons partout dans cet immense périmètre cerclé par une ligne qui, du Tidikelt dans le Touât, descend à Timbektou (Tenboktoue, Tombouctou), longe le Niger de l'ouest à l'est, et remonte par le Fezzan jusqu'à R'damès (Ghadames), le point extrême de la province de Tripoli. C'est là le véritable désert, l'océan de sables dont les Touareg se sont fait les pirates.

Un grand archipel montagneux, égaré dans le centre à peu près de cette immensité et qu'on


NOTE L. —VOLEURS DU DÉSERT. 157

nomme le Djebel-Hoggar, est le nid, le refuge habituel des véritables Touareg, des Touareg H'arar ou de race, comme on les appelle. Cependant quelques fractions de leur grande tribu ont fait élection de domicile plus près de notre sahara.

Si nous gagnons le sud, nous les trouvons campés en avant de Timbeklou, et tenant cette ville en état de blocus perpétuel. Jalonnés dans le désert, les uns au nord, les autres au centre, d'autres au sud, ils gardent les portes du Sahara et celles du Soudan, prélevant sur les caravanes un droit d'entrée, un droit de passage, un droit de sortie; et si quelqu'une lâche de voyager en contrebande, elle est impitoyablement pillée.

Quelle est l'origine de ce peuple singulier, morcelé ainsi en tant de bandes si distantes les unes des autres, et qui toutes, dans le nord au moins, révèlent par leurs traits, par leurs moeurs, par leur langage, une race commune?...

Les Touareg prétendent descendre des Turcs; nous croyons inutile de discuter cette opinion accréditée sans clou te par leur amour-propre, car ils affectent de mépriser les Arabes qu'ils traitent en peuple vaincu. Quoi qu'il en soit, ils sont grands, forts, minces et de couleur blanche, même ceux qui campent sous


158 NOTE L. — VOLEURS

Timbektou. Cependant les fractions que l'on retrouve autour des villes du Soudan sont de sang mêlé : leurs yeux sont généralement très beaux, leurs dents très belles ; ils portent de grandes moustaches à la manière des Turcs, et sur le sommet de la tête, dont ils rasent le tour, une touffe de cheveux qu'ils ne coupent jamais, et qui, chez certains d'entre eux, devien tsi longue qu'ils sont obligés de la tresser '. Tous ont des boucles d'oreilles. Leur costume consiste en une grande robe qu'ils nomment djeba; elle est très large, très ample, faite de bandes réunies d'une étoffe noire étroite, appelée sai, et qui vient du Soudan. Sous la djeba, ils portent un pantalon qui a quelques rapports avec celui des Européens, mais qui se soutient sur les hanches à l'aide d'un cordon passé dans une coulisse; une ceinture en laine leur presse la taille. Pour coiffure ils ont une chachïa (calotte) très élevée, fixée à leur tête par une pièce d'étoffe roulée en façon de turban, et dont un des bouts, passé dans toute sa largeur sur leur figure, n'en laisse voir que les yeux; « car, disent-ils,

(1) «Les Maces (voisins des Garamantes) se coupent les cheveux « de manière qu'il leur en reste une touffe. Ils y parviennent en les « laissant croître sur le milieu de la tête, et en se rasant de très près « les deux côtés (HÉRODOTE, liv. IV, parag. 1 75).


DU DÉSERT. 159

« des gens nobles ne doivent pas se montrer » Leurs armes sont : une lance très longue dont le large fer est taillé en losange ; un sabre large et long à deux tranchants ; un couteau fourré dans une gaine en cuir; un grand bouclier en morceaux de peau d'éléphant, consolidés par des clous, dont ils se servent avec beaucoup d'adresse, et qui complète cet arsenal portatif. Les chefs et les plus riches seulement ont des fusils dont quelques-uns sont à deux coups. Très sobres au besoin, ils resteront deux ou trois jours sans boire ni manger plutôt que de manquer un coup de main; mais très gloutons à l'occasion, ils se dédommagent largement après la razzia.

Leur nourriture habituelle est le lait, les dattes, la viande de mouton et de chameau, et, par exception, des galettes de farine ou du kouskoussou; car ils n'ont que peu ou point de blé, et celui seulement qu'ils pillent. Ils sont riches en troupeaux de chameaux et d'une espèce de moutons qui n'ont point de laine, mais un poil très court, et qui se distinguent par une queue énorme 2.

(1) Il y a une autre raison qui me paraît meilleure; c'est qu'ils évitent ainsi l'action du sable et du vent, augmentée par la vitesse de leurs dromadaires.

(2) Les habitants de Temymoun, dans le Touât, possèdent des


160 NOTE L. — VOLEURS

Les femmes vont la figure découverte; elles sont très belles et très blanches : « blanches comme des « chrétiennes. » Quelques-unes ont les yeux bleus, et c'est dans la tribu un genre de beauté fort admiré. Les plus riches se chargent de bijoux; les autres n'ont pour tout ornement que des bracelets en corne aux avant-bras. Hommes et femmes portent au cou des colliers de talismans; ils parlent un dialecte que l'on croit dérivé du berbère 1.

Leur religion est la musulmane; mais ils prient peu, ne jeûnent point, ne font point les ablutions ordonnées. Aux jours des grandes fêtes de l'islamisme, au lieu de faire des prières, ils se réjouissent par des combats simulés, par des essais de petite guerre qu'ils mettent en pratique à la première occasion. Ils n'ont, en un mot, de musulman que le titre, et il serait difficile qu'il en fût autrement au milieu de la vie sans cesse agitée qu'ils mènent. Ce

troupeaux de moutons noirs qui ont «des poils semblables à ceux « des chèvres » (Itinéraire d'Ebn-el-Dyn, publié par D'AVEZAC ; Paris, 1856).

(1) C'est une langue dure, saccadée, emphatique; les Arabes lui trouvent de l'analogie avec l'allemand. Lorsque les gens de MetliH entendaient parler a Alger les soldats allemands de la légion étrangère, ils croyaient assister, disaient-ils, aux conversations des Touareg (E, CARETTE, Impartie, liv. I, parag. v).


DU DÉSERT. 161

mépris du Koran, et la terreur qu'ils inspirent, n'ont pas peu contribué à exagérer leur détestable réputation 1.

L'immense montagne appelée Djebel-Hoggar, le

(I) N'y eût-il que la différence de langage et de costume, cela suffirait pour les faire soupçonner d'hérésie; mais un autre motif contribue 'a justifier et a propager ces soupcons. Les Touâreg paraissent affecter, dans la forme de leurs armes et dans le dessin de leurs ornements, une singulière prédilection pour le principal emblème de la foi chrétienne ; la poignée du sabre, le devant de la selle sont façonnés en croix; les broderies du saï dessinent des croix. Cette insistance à reproduire une image réprouvée par l'islamisme blesse la sévérité des croyances musulmanes, et c'est sans doute pour flétrir toutes ces dérogations aux habitudes de la vie orthodoxe que les Sahariens ont surnommé les Touareg chrétiens du Désert 1.

J'émettrai à cet égard une opinion qui est, je crois, nouvelle , ou du moins peu répandue. Ces musulmans chrétiens, ces cavaliers a la peau si blanche et aux yeux bleus, ne seraient-ils pas mélangés de quelques anciens Vandales du temps de Procope, et beau coup mieux certainement que les montagnards de l'Aurès indiqués par Shaw et Bruce? Voici le passage de Procope : «Je tiens de la « bouche d'un chef maure (qui habitait a l'ouest de l'Aurasius) qu'au « delà de son pays s'étend un vaste désert inhabité, et que les peuples « voisins de ces solitudes ne sont pas basanés comme les Maures, « mais sont blancs de teint et blonds de cheveux2.» Shaw et Bruce ont cru que ce passage s'appliquait à certains montagnards de l'Aurès dont le teint est clair, dont les cheveux sont d'un jaune foncé,

(1) E. CARETTE, IIe partie, liv. I.

(2) PROCOPE, Guerre des Vandales, liv. H, chap. vu.

11


162 NOTE L.—VOLEURS

refuge principal des Touareg du nord, forme une espèce de quadrilatère. Presque tous ses pics sont boisés de grands arbres ; ses ravins tourmentés et rocailleux sont autant de torrents à la saison des

et qui seraient, suivant eux, les restes des Vandales. Mais Procope ne parle aucunement de montagnards ; l'écrivain grec signale, au contraire, a l'ouest de l'Aurasius un vaste désert, dans le voisinage duquel vivent des peuples dont le teint est blanc. Or. c'est précisément au milieu du grand Désert que se trouvent les Touareg), race d'hommes extrêmement belle, et dont la peau est si blanche, au rapport du capitaine Lyon, qu'il serait difficile de les distinguer des Européens, quand ils ne sont pas brûlés par le soleil '.

Il y a, du reste, bien d'autres points de similitude entre les Touareg et les Vandales. Le principal vêtement des Touareg est une large blouse composée d'une étoffe qu'ils appellent saï ; personne n'ignore que l'un des principaux vêtements des Germains était une espèce de surtout auquel on donnait le nom de saie*. Le saï des Touareg est rayé de plusieurs couleurs ; la saie des Germains était bariolée de diverses nuances 3. Les Touareg portent un pantalon qui a la forme du pantalon européen ; il est ample et descend sur le pied ; notre pantalon vient des peuples du Nord, et

(1) LYON'S Narrative..., ch. n.

(2) « Cécina était vêtu à la gauloise ; il portait des braies et des sayons « à longues manches...» (PLUTARQUE, Vie d'Othon). Si l'on peut objecter que le saï des Touâreg couvre tout le corps et a les manches courtes, il restera toujours singulier que les deux vêtements aient le même nom. On rencontre d'ailleurs des Touâreg qui portent une casaque courte, comme était la saie gauloise ou germaine ; une des gravures du Voyage du capitaine Lyon représente deux Touâreg habillés de cette manière.

(3) «Quòd versicolori sagulo braccas, barbarum tegimen, indutus « togatos alloqueretur » (TACITE, Histoires, liv. II, parag. 20).


DU DÉSERT. 163

pluies; il y fait alors un froid humide contre lequel ces frileux habitants du Désert luttent de précautions en s'enveloppant de vêtements de laine, espèce de bernous doublés en peau de chèvre. Ils vivent alors en famille sous leurs tentes circulaires, faites en peaux tannées qui leur viennent du pays des Nègres. Leur seule distraction est la pipe dont abusent les hommes et dont usent largement les femmes.

Au printemps ils reprennent le Désert.

C'est également au printemps que les caravanes se mettent en mouvement. Elles savent d'avance que les Touareg les guetteront au passage; aussi les chefs des plus prudentes s'entendent-ils avec le chef le plus voisin des bandes errantes qui lui donnera

l'on peut voir a Paris, dans le Musée des Antiques, n° 7, deux prisonniers barbares dont le pantalon ressemble parfaitement à celui des Touâreg. Qu'on ajoute que les Vandales étaient chrétiens et révéraient par conséquent l'emblème du christianisme ; qu'ils parlaient la langue teutonique, ce qui explique de suite comment l'accent des soldats allemands ne paraît pas différer de celui des Touâreg 1 ; qu'on observe enfin qu'un grand nombre d'entre eux purent très bien s'enfoncer dans le Désert et s'y mêler avec d'autres peuples, soit comme conquérants, soit pour éviter les atteintes de l'invasion byzantine; et l'on pensera peut-être que mon hypothèse n'est pas dé nuée de fondement.

(1) Je dis l'accent, et non la langue, qui est berbère.


164 NOTE L. —VOLEURS

quelques cavaliers, sons la sauvegarde desquels la caravane continuera sa route, changeant de protecteurs d'espace en espace, et payant à tous, jusqu'à destination et selon l'importance de ses marchandises, un impôt forcé que l'amour-propre des Arabes déguise sous le nom de cadeau en échange d'une protection. Les plus grandes caravanes passent cependant sans contributions, fortes de leur nombre; mais alors le Targui se fait brigand ou voleur, et les met encore à contribution.

Dès que les espions ont éventé l'immense convoi, ils le suivent à la piste de loin, prudemment, en se cachant dans les plis des vagues de sable, pendant que d'autres sont allés donner l'éveil à leur bande commune. Elle arrive sur ses rapides mehâra, se disperse dans l'espace, et quand la nuit sera venue, quand la caravane se reposera, sur la foi de ses sentinelles, des fatigues de la journée, les voleurs s'en rapprocheront, chacun laissant son chameau à la garde d'un complice et à quelque distance. Les plus adroits s'avancent en rampant, lentement, sans bruit ; et le lendemain, dix, quinze, vingt chameaux, plus ou moins, mais toujours les plus chargés, manqueront au départ de la caravane.

Les grandes expéditions, soit sur le pays des


DU DÉSERT. 165

Nègres, soit sur le Tidikelt ou sur les Chambas, ou sur une caravane qu'on sait être en marche, sont décidées dans un conseil tenu par les chefs 1.

Tous ceux qui doivent partager les dangers et les bénéfices de l'entreprise partent quelquefois au nombre de quinze cents ou deux mille hommes, montés sur leurs mehâra. La selle d'expédition est placée entre la bosse de l'animal et son garrot ; la palette de derrière en est large et très élevée, beaucoup plus que le pommeau de devant, et souvent ornée de franges en soie de diverses couleurs. Le cavalier y est comme dans un fauteuil, les jambes croisées, armé de sa lance, de son sabre et de son bouclier; il guide son chameau avec une seule rêne attachée sur le nez de l'animal, et parcourt ainsi

(1) Les Chambas campent aux environs de Metlili, d'Ouargla et de Guélea (Goléa) ; les deux premières villes appartiennent au sahara algérien, la dernière au grand ashara. Ils transportent euxmêmes les marchandises ou louent des chameaux pour les transporter : ce sont de véritables commissionnaires.

Goléa fut peut-être une station romaine. Ce qui paraît certain, c'est qu'elle est construite tout entière de pierres taillées que les indigènes assurent être les débris d'une ville romaine. Une énorme pierre taillée, que vingt hommes ne pourraient pas remuer, gît auprès de la porte qui semble être celle de l'ancienne ville. On y trouve aussi un puits immense, d'une grande profondeur, et bien bâti ; mais on ne sait pas encore s'il y existe quelques inscriptions.


166 NOTE L. — VOLEURS

des distances effrayantes, vingt-cinq à trente lieues par jour, sans se fatiguer 4.

Chacun ayant sa provision d'eau et de dattes, la bande entière se met en marche à jour convenu, ou plutôt à nuit convenue, car pour éviter les chaleurs du soleil et l'éclat des sables, elle ne voyage que de nuit en se guidant sur les étoiles. A quatre ou cinq lieues du coup à faire, tous mettent pied à terre, font coucher leurs chameaux qu'ils laissent à la garde des plus fatigués d'entre eux et des malades. Si c'est une caravane qu'ils veulent attaquer, et qu'elle ne soit pas trop forte, ils se jettent sur elle en hurlant un effroyable cri de guerre; ils entrent dé(1)

dé(1) plus. Un Arabe des environs d'Ouârgla était possesseur d'un mehâri qu'il n'avait jamais eu l'occasion de mettre a l'épreuve. Un jour il fut chargé par le cheikh de sa tribu de porter une lettre au cheikh de Tougourt; la distance entre cette ville et Ouârgla est de 170 kilomètres (40 lieues au moins) en ligne droite. Il partit donc un matin, et le lendemain, au coucher du soleil, il était revenu près d'Ouârgla, ayant fait ainsi plus de 80 lieues en deux jours.

Une fois, les Chambas dirigèrent une razzia contre les Touâreg; ils marchèrent au retour huit jours de suite, et le neuvième, rassurés par la distance, ils s'arrêtèrent pour procéder au partage du butin. Ils se livraient tranquillement a cette opération, lorsque les Touâreg, montés sur leurs dromadaires, apparurent tout a coup, comme un ouragan, et, avant que les Chambas eussent eu le temps


DU DÉSERT. 167

dans à coups de sabres et de lances; non point qu'ils frappent au hasard, l'expérience leur a appris à frapper leurs ennemis aux jambes; chaque coup de leur large sabre met un homme à bas. Quand le carnage est fini, le pillage commence: à chacun sa part désignée par les chefs. Les vaincus, morts ou blessés, ils les laissent là sans les mutiler, sans leur couper la tête, mais dans l'agonie du désespoir, au milieu du Désert!

Si la caravane est trop forte, ils la suivent à quelques lieues, s'arrêtant quand elle s'arrête et faisant épier ses mouvements par des espions ; quand la discipline s'y relâchera; quand, sur le point d'arriver à

de se reconnaître, reprirent tout ce qu'ils avaient perdu (E. CARETTE.... note B).

Léon l'Africain décrit évidemment les mehâra dans le passage suivant : « Les chameaux de la tierce espèce sont appelés el Ragua« hil, qui sont de petite stature et corpulence, n'étant bons sinon a « la selle; au reste fort agiles, de sorte qu'il s'en trouve plusieurs « qui feront en un jour cent milles de chemin et plus, toujours « suivant la route du désert, par l'espace de huit et dix journées, « avec peu de vivres... Et le roi de Tombut, voulant faire signifier « quelque chose d'importance aux marchands de Numidie en dili« gence, expédie un courrier sur un de ces chameaux, lequel va « de Tombut à Darrha ou SegelmessE (villes du Maroc), en terme « de sept ou huit journées qui sont environ neuf cent milles...» (Description du l'Afrique, liv. IX).


168 NOTE L. —VOLEURS

sa destination, elle se croira quitte de toute surprise et se gardera moins bien, ils tomberont sur elle.

Ce qui semble incroyable, c'est que ces brigands redoutés, et si généralement détestés, fréquentent ouvertement et souvent isolément les marchés du Touât et de R'damès (Ghadamès), où ils apportent, du pays des Nègres, des esclaves, de la poudre d'or, des défenses d'éléphants, des peaux tannées pour faire des tentes, des espadrilles dont les semelles sont inusables, des saies, du poivre rouge, des dépouilles d'autruches, une espèce de fruit que l'on appelle daoudaoua, produit par un arbre du même nom, que l'on pétrit en galette et qui, séché au soleil, a, dit-on, goût de viande.

Les Touareg du sud font, sur la lisière du pays des Nègres, le même métier à peu près que leurs frères du nord sur la lisière du Sahara. On les appelle Sergou à Timbek'tou, et Kilouan dans les royaumes noirs de Bournou et de H'aouça. Ces derniers sont de sang très mêlé, ainsi que nous l'avons dit. Le pays qu'ils habitent leur fournit du millet; leurs troupeaux leur donnent du lait, du beurre, du fromage ; leurs arbres, beaucoup de fruits. Aucune caravane n'entre dans le Soudan sans leur avoir payé un droit de passage, ou sans s'exposer


DU DÉSERT. 109

à être ravagée. Les Sergou et les Kilouan combattent avec le sabre et avec des flèches, qu'ils portent dans un carquois pendu à leur ceinture ; elles sont empoisonnées : le seul remède à leur blessure est d'enlever la partie lésée.

On a remarqué plus haut qu'ils tenaient les villes du Soudan, et particulièrement Timbek'tou en état de blocus perpétuel; campés à quelques lieues dans les terres, sous leurs tentes en peaux, et toujours en grand nombre, ils dominent le pays, et font la chasse aux Nègres sur les bords du Niger, dans les champs, dans les jardins, jusqu'aux portes des villes, les enlèvent et les vendent aux caravanes. Us font, au reste, un commère régulier sur tous les marchés du Soudan, où ils portent les produits de leurs chasses, des peaux, de la poudre d'or, etc., et où ils s'approvisionnent d'une infinité d'objets qu'ils revendent aux caravanes 1.

A côté de ce tableau si curieux de la vie des Touareg au milieu du grand sahara, il ne sera pas sans intérêt de placer celui des Hal-Ben-Ali, autre espèce de voleurs nomades qui habitent le territoire des Zibân, dans le sahara algérien.

(1) Le sahara algérien, par le lieutenant-colonel DAUMAS, art. Touâreg; Paris, 1845.


170 NOTE L. —VOLEURS

La tribu des Hal-Ben-AH, tribu vraiment aristocratique, très orgueilleuse de son antique noblesse, a conservé sa race dans toute sa pureté ; ses familles ne s'allient qu'entre elles; il n'est permis aux jeunes gens de déroger à celte règle qu'en faveur des belles filles de la tribu des Abd-el-Nour.

Cette tribu est du nombre de celles où se recrutent ces audacieux aventuriers qui courent le Désert pour piller les voyageurs. Des espions disséminés dans toutes les oasis informent exactement leurs bandes de l'arrivée d'une caravane, de la nature et de l'importance de son chargement, du nombre de cavaliers qui l'accompagnent, de la direction qu'elle doit prendre.

De leur côté, les chameliers étudient le terrain ; ils ont, eux aussi, leurs espions, hommes spéciaux, roués au métier d'éventer la marche des flibustiers du Sahara. C'est par eux que la caravane sait où croisentla bande Doudène, celles de Maraf, de Nami, et surtout celle de Refèze, la plus redoutée de l'est. Si le péril est imminent, si la caravane est trop faible, elle attendra, dans l'oasis où elle est campée, pendant trois, quatre, six mois au besoin, que d'autres voyageurs viennent la renforcer, ou que les pillards fatigués soient allés chercher fortune ail-


DU DÉSERT. 171

leurs ; mais quand ils ont flairé la proie, quand ils savent qu'elle est là sous les palmiers, à l'horizon, sous les murs de cette ville, protégée par une tribu amie, et qu'il faudra bien enfin qu'elle reprenne la route, ils luttent avec elle de patience : feignant une retraite, ils la provoquent à la confiance, et ce sont alors des marches et des contre-marches dans tous les sens. Au jour, ils décampent à grand bruit, et s'enfoncent à l'est si la caravane voyage à l'ouest, au sud si elle est au nord ; mais ils laissent en partant un espion, couché dans le sable comme un chacal au guet, ou recouvert de branches comme un buisson, gardant jusqu'à la nuit l'immobilité la plus complète. Ils reviendront alors, au grand galop de leurs chevaux, au bivouac de la veille, interroger leur vedette. Ces hommes de fer manoeuvrent ainsi pendant des mois entiers sous le soleil ardent, mangeant un peu de farine délayée et roulée en boulettes dans le creux de la main, buvant un peu d'eau saumâtre ; et si enfin les chameliers abusés ont plié leurs tentes et se sont remis en voyage, « alors, « disait Refèze, dont nous citons textuellement les « paroles, il se fait dans l'air un changement que je « ne puis définir; mais la solitude du Désert est trou« blée, et quoique toute une journée de marche


172 NOTÉ L.—VOLEURS

« nous sépare de la caravane, un bruit impercep« tible m'apprend que le moment d'agir est arrivé, « Légers comme la gazelle, nous nous élançons dans « une direction qui n'est jamais la mauvaise, et nous «découvrons bientôt à l'horizon le bienheureux « nuage de sable qui achève de nous orienter.

Une de ces expéditions fut entreprise, il y a deux ans, par cinquante cavaliers. Ils avaient été avertis du prochain passage d'une riche caravane sur la route du Djerid à Souf : le quatrième jour au matin, la caravane était en vue; à midi elle était pillée.

Refèze, chef de la bande à laquelle il a donné son nom, est un homme vraiment extraordinaire : c'est une célébrité. On dit de lui qu'il a une si grande habitude du Désert qu'il lui suffit de flairer le sable pour reconnaître, sans jamais se tromper et quelle que soit d'ailleurs l'obscurité de la nuit, le lieu où il se trouve. La teinte plus ou moins foncée du terrain lui révèle où gît un filet d'eau et à quelle profondeur 1.

(1) Le Sahara algérien, par le lieutenant-colonel DAUMAS, art. Hal-Ben-Ali. — Voir, dans Edricy, l'histoire d'un Berbère qui, faisant partie d'une caravane près de mourir de soif, prit une poignée de sable, la flaira et dit : «L'eau est avec nous» (Géogr., 1er climat, 3e section).

Celle étonnante perspicacité de Reféze est attribuée également a


DU DÉSERT. 173

Il me serait facile de citer encore plusieurs autres tribus nomades qui font métier de piller les voyageurs dans le grand sahara, ou dans le sahara algérien; c'est même, par occasion, le métier de toutes. J'ai pensé cependant qu'il suffisait de décrire les deux principales pour qu'on pût apprécier aisément la vie de celles que je ne nomme pas,

beaucoup d'habitants de l'ouad-Souf. Ils se reconnaissent tous, disent-ils, à la trace de leurs pieds sur le sable, et quand un étranger traverse leur territoire, ils le suivent a la piste; car pas une tribu, selon eux, ne marche comme une autre ; une femme ne laisse pas la même empreinte qu'une jeune fille...

Sans ajouter foi à ces récits merveilleux, il faut pourtant se rappeler ce que tous les voyageurs rapportent de la finesse des sens chez les Indiens de l'Amérique ; et il y a une telle unanimité dans la relation des Arabes, qu'il est bien difficile de révoquer complétement en doute ce qu'ils racontent.


NOTE M.

DES PRINCIPAUX OBJETS D'ÉCHANGE.

Les principaux marchés de l'Algérie se tiennent dans le Tell. C'est là que les populations nomades apportent soit des objets de leur industrie, soit ceux qu'elles se sont procurés dans l'Afrique intérieure; elles y achètent en échange les produits du Tell et de l'Europe. Le marché de l'ouest est celui de Loha, le marché du centre est celui des Rbéia, le marché de l'est est la foire annuelle de l'Atmânïa, à neuf lieues ouest-sud-ouest de Constantine 1. Je n'indique

(1 ) Le véritable marché du centre est la ville de Bou-Sada, située à dix-sept lieues ouest-sud-ouest de Msîlâ, et qui appartient au sahara algérien; mais sa position la rapproche assez du Tell pour qu'elle soit avec lui en rapport direct et constant. Cette ville, qui peut lever un millier de fusils, fait un commerce considérable ; on y compte quarante fabriques de savon, dix boutiques de forgerons et d'armu-


NOTE M. — PRINCIPAUX OBJETS D'ÉCHANGE. 175

que les marchés les plus importants. Quant aux villes d'Alger, de Constantine, d'Oran, etc., on peut dire d'elles que ce sont des bazars toujours ouverts et continuellement visités par les Nomades ou par leurs commissionnaires répandus dans l'Algérie.

Les Nomades apportent : Des dattes,

De l'huile de Biskra ou des pentes méridionales

de l'Aurès, Des chevaux, Des chameaux, Des moutons, Des boeufs, De la laine brute, Du beurre, Du fromage, Des tentes, De longs tapis rayés,

Des sacs de charge pour les chameaux,

Des couvertures pour les chevaux,

Du sel,

Du henna, pour teindre en jaune,

riers, quatre maisons de teinturiers. Il n'est pas rare d'y voir arriver cinq ou six cents chameaux à la fois.


176 NOTE M. — PRINCIPAUX OBJETS

Des terfas (espèce de truffes),

Des fruits secs,

De la garance,

De la poudre d'or,

Des plumes d'autruche,

Des nègres,

De l'ivoire,

Des bernous,

Des haïck,

Des gandoura,

Du tabac de l'ouad-Souf,

De la poudre à fusil,

Du lagmi (el-aguêmi),

Du h'achisch, etc. 1

(1) Le haïck est une longue pièce de laine dont les hommes s'euveloppent la tête et se drapent le corps, et qui sert de voile aux femmes.

Le gandoura est une espèce de blouse qui descend jusqu'aux pieds.

Le tabac de l'ouad-Souf a beaucoup de réputation, bien qu'il soit si fort qu'il faille le mélanger avec d'autres plantes. Il se vend 20 boudjous d'Alger, 50 francs à peu près le quintal.

La poudre à fusil se fait en grande quantité dans le sahara algérien. Les nombreuses ruines romaines fournissent le salpêtre; le bois de laurier-rose donne le charbon ; le soufre vient de l'Europe.

Le lagmi est une boisson tirée du palmier, et qui ressemble


D'ÉCHANGE. 177

Les Nomades exportent :

Des céréales que le Sahara produit peu ou point;

De l'huile de la Kabylie, moins fine que celle de Biskra, et que l'on emploie dans le Soudan à la toilette des femmes.

au cidre. On fait encore avec les dattes de très bonne eau-de-vie 1.

Le h'achisch, qui ressemble au chanvre d'Europe, produit, comme l'opium, des hallucinations extraordinaires. Il croît dans les environs de Tougourt; on le retrouve également dans l'Inde, en Arabie et en Egypte, où il était connu dès la plus haute antiquité; c'est de lui, sans doute, qu'Homère a dit : «Hélène mêle au vin une potion « qui assoupit la douleur, calme la colère, et fait oublier tous les « maux. Celui qui en a pris dans sa boisson ne verse pas une seule « larme pendant tout le jour, quand même son père et sa mère se« raient morts, quand même on aurait tué en sa présence son frère « ou son fils bien-aimé. Telle était la vertu de cette préparation que « lui avait enseignée l'Egyptienne Polydamna, épouse de Thonis » (Odyss., ch. IV). Homère ne désigne pas le nom de la plante ; mais les effets produits par le h'achisch sont ceux indiqués par le poète ; c'est une sorte de folie, de fantasia, pendant laquelle on oublie tous ses chagrins, pour n'éprouver, aux dépens de l'organisation, qu'une suite de sensations déréglées et indéfinissables.

L'illustre de Sacy a parfaitement établi que les fameux Assassins du Vieux de la Montagne, dans le moyen-âge, n'étaient pas autre chose que des buveurs de h'achisch (Hachischin). Les princes du

(1) «Les Lotophages ne vivent que du fruit du lotos (espèce de juju« bier ; ce fruit est à peu près de la grosseur du lentisque et d'une dou« ceur pareille à celle des dattes. Les Lotophages en font aussi du vin» (HÉRODOTE, liv. IV, parag. 177).

12


178 NOTE M.-PRINCIPAUX OBJETS

Des épices, Du sucre, Du café, Du soufre,

De la mercerie et de la quincaillerie,

Du fil,

Des aiguilles,

Des armes,

Des articles de toilette,

Des objets de teinturerie,

Du safran,

De l'alun,

Du papier,

De la soie en fil ou fabriquée,

Du tabac du Levant,

Liban possédaient seuls alors, très probablement, le secret des vertus de cette plante ; ils faisaient faire pour leurs adeptes un breuvage qui leur enlevait la raison, et les entraînaient aveuglément à l'exécution de leurs ordres.

L'électuaire le plus généralement employé est celui que les Arabes appellent dawomesc; c'est un extrait gras qui s'obtient en faisant bouillir les feuilles et les fleurs de la plante avec de l'eau, a laquelle on ajoute une certaine quantité de beurre frais. Les feuilles du h'achisch se fument encore avec le tabac ; sous le gouvernement du dey, il y avait à Alger un café réservé aux fumeurs du h'achisch. On commence à l'employer comme remède en médecine {Du h'achisch et de l'aliénation mentale... par J. MOREAU; Paris, 1845).


D'ÉCHANGE. 179

Des parfumeries,

Des calottes rouges de Tunis,

Des cuirs du Maroc, etc.

Maintenant si de l'Algérie on passe aux grands marchés de Tunis, du Maroc et du Soudan, si on veut rechercher quels sont les objets qui s'y vendent de préférence, on s'assurera que les produits de l'étranger, et surtout de l'Europe, y ont un facile débit. Ainsi les caravanes de l'Afrique intérieure achètent à Tunis :

Des calicots de toute qualité 1,

Des étoffes du genre de celles que nous appelons rouenneries,

Des chachïa (calottes) dont beaucoup sont fabriquées à Marseille,

Des draps français communs.

Des mousselines françaises et anglaises,

Des foulards simples ou dorés, Des soies teintes, Des ceinturesd'homme en laine ou en soie,

Venant de Lyon.

Du coton, Du chanvre,

Filés en France.

(1) Je suis forcé de répéter une partie de la liste indiquée dans le texte.


180 NOTE M. — PRINCIPAUX OBJETS

Du corail de toute qualité pour chapelets et colliers de femmes, De la verroterie de Trieste, Du papier à écrire de, Gênes et de Marseille, De l'antimoine de Marseille pour teindre les yeux

et les sourcils, Du sucre et du café, Des teintures anglaises, Du soufre de Marseille, Du bleu de Prusse, Du safran pour teinture,

De l'alun de Marseille et de Londres,

Des épiceries anglaises,

Des lunettes,

De la coutellerie française,

Des fils de fer pour cardes, Des clous et des pointes, Des fils de laiton,

Des feuilles de cuivre et de fer-blanc, Des aciers, mais qui ne sortent qu'en

contrebande, Des fers de Suède et d'Angleterre, Des armes,

Des carabines d'un calibre énorme pour chasser les éléphants,


D'ECHANGE. 181

Du thé de l'Inde apporté par les Anglais (les Noirs ne buvant pas de café),

Des ciseaux, Des couteaux, Des miroirs, Du papier,

Venant d'Angleterre, et vendus ensuite dans l'Afrique centrale.

Des douros d'Espagne que l'on échange contre leur poids en or, et dont les femmes se font des colliers, etc., etc.

Les différentes listes ci-dessus sont nécessairement incomplètes. On a dû omettre une foule de menus objets qui ont leur importance et leur valeur; mais elles donnent une idée suffisante de l'étendue du commerce dans l'Afrique septentrionale; elles font connaître également ce qu'est celui de l'Afrique centrale entre les mains des Anglais. Il paraît évident, d'un côté, que les marchandises françaises qui vont à Tunis reprendront peu à peu la route d'Alger ; de l'autre, que nous pouvons approvisionner par


182 NOTE M. — PRINCIPAUX OBJETS D'ÉCHANGE.

le sahara algérien, aussi bien que les Anglais par le Maroc, tout l'intérieur de l'Afrique. Il faut seulement que nous sachions fabriquer, comme eux, à bon marché, et surtout attendre patiemment, comme eux, les résultats de l'expérience et du temps.


LETTRE DE GHADAMÈS.

On veut bien me communiquer à l'instant une lettre de Ghadamès, écrite le 13 septembre dernier, par M. James Richardson, le seul Européen qui depuis longtemps ait visité cette ville. M. Richardson, agent de la société anglaise pour l'abolition de l'esclavage, se trouvait à Tripoli au mois d'août de cette année, lorsqu'il conçut le projet de se rendre lui-même a Ghadamès en accompagnant une caravane arabe. Il s'est mis en route n'ayant d'autre sauvegarde que son titre d'Européen et celui de vice-consul. Jusqu'à présent le voyage de M. Richardson s'est fait heureusement ; on ignore s'il doit s'avancer plus loin dans le Désert, ou s'il ne reviendra pas de Ghadamès à Tripoli.

Voici cette lettre que je publie presque intégralement dans sa simplicité, et dont j'ai dû conserver l'orthographe anglaise quant aux noms des populations et des localités.

Ghadames, 13 septembre l845.

« Ghadames a des fables dans son origine aussi


184 APPENDICE.

bien que des contrées plus étendues et plus remarquables. D'après ses habitants les plus instruits, des Arabes vinrent de l'Yemen, au temps d'Abraham et de Nemrod, et commencèrent l'établissement de cette ville. Les habitants montrent quelques murailles en ruines, près du cimetière, comme des antiquités des derniers temps des chrétiens, qui ont, dit-on, possédé cette ville avant les musulmans. J'ai examiné ces ruines, et je ne les crois pas très anciennes : elles paraissent d'origine mauresque. J'ai cependant en ma possession une inscription romaine copiée, à ce qu'on prétend, sur la pierre d'un ancien tombeau, mais si mal faite que je ne puis la déchiffrer; elle a été trouvée dans l'enceinte de Ghadamès. Sans aucun doute, Ghadamès est une très antique cité, qui a été florissante pendant des siècles, et s'est peu ressentie des diverses révolutions de la côte 1.

(l)On a vu (p. 27 et suiv.) que les Romains, sous Auguste, avaient occupé Ghadamès; sous Justinien, les Ghadamitains se firent chrétiens. « La Tripolitaine, voisine des Syrtes, dit Procope, a pour habi« tants des Maures barbares, d'origine phénicienne. L'a est aussi la «ville de Kydamé(Cydamus, Ghadamès), peuplée de Maures depuis « longtemps alliés des Romains, et qui se sont aisément laissé per« suader d'embrasser le christianisme... M (PROCOPE, des Edifices de l'empereur Juslinien, liv. VI).


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« Quelle que puisse être, d'ailleurs, l'origine de Ghadames, il est certain que son existence actuelle est due à une source chaude qui est assez abondante pour suffire aux besoins des habitants, et fournirait assez d'eau pour l'irrigation des terres cultivées et des jardins d'une oasis beaucoup plus étendue. Cette eau a des propriétés très purgatives, et est beaucoup plus chaude en hiver qu'en été : les habitants la laissent ordinairement refroidir de douze à vingtquatre heures avant de la boire. La source est située au centre de l'oasis et au nord-est de la ville. Elle court d'abord dans un grand bassin entouré circulairement de murs, où le peuple va la chercher et où quelquefois on prend des bains, et l'on se lave dans de petits bains qui sont tout près. De là elle coule par de petits canaux et des conduits de. pierre dans les jardins d'alentour, donnant la vie et l'animation à la végétation de cette région brûlante et desséchée. Quelques jardins sont arrosés chaque jour, d'autres une fois tous les sept ou dix jours. Le peuple paie au gouvernement, pour l'arrosement des jardins, suivant la quantité d'eau qu'il emploie, mais il ne paie pas l'eau à boire ou destinée aux usages domestiques : cet impôt a été levé depuis l'arrivée des Turcs. C'est l'occupation des femmes es-


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claves d'aller chercher, soir et matin, de l'eau dans de grandes jarres de terre.

« Outre celte source, il y a deux grands puits dont les eaux, plus ou moins chaudes, sont beaucoup plus abondantes dans l'hiver que dans l'été, étant gonflées par les pluies. La qualité de l'eau de l'un de ces puits est reconnue supérieure à celle de la source chaude. Les eaux de la source chaude et des puits n'ont pas manqué depuis mille ans !

« Je n'ai décrit ces sources avec autant de détails que parce que l'existence de Ghadamès leur est due ; et le mystère de la naissance de cette belle oasis, au milieu d'un immense désert de pierres et de sables, dans des plaines horribles et des montagnes inaccessibles, est par là pleinement résolu.

« Ghadames est au sud-ouest de Tripoli, à une distance d'environ neuf journées, c'est-à-dire en voyageant continuellement avec de bons chameaux et à un bon pas; mais les caravanes emploient ordinairement de quinze à vingt ou vingt-cinq jours, même quand elles prennent la route la plus courte, celle de Gebel et du village de Seenawan. Une bonne marche de chameau est de quatorze heures par jour, et le chameau fait habituellement trois milles par heure; cela fait, pour la distance de Tripoli à Gha-


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dames, 380 milles environ 1. Ghadamès est située, selon les géographes français, vers le 6e degré de longitude est de Paris, et le 27e degré de latitude nord 2. Mais je pense qu'elle doit être plus à l'ouest, car notre route, à partir de Tripoli, fut la plupart du temps vers le sud-ouest. Le climat de Ghadamès est sec et chaud; il y tombe rarement de la pluie; on peut dire que le pays est généralement sain, parce qu'il n'y avait pas d'eaux stagnantes près de là.

« Les Arabes comptent trois routes de Tripoli à Ghadamès ; une par Gharian, et deux par Gebel, noms différents de la même ramification de l'Atlas. Celle qui passe par Gharian est plus longue de deux ou trois jours, mais habituellement plus sûre que les deux autres. La première exige vingt jours, et la secende quinze, selon le dire habituel des marchands. Les distances de ces deux dernières routes sont distribuées ainsi : trois jours, de Tripoli aux montagnes ; trois ou six, des montagnes à Seenawan et à Derg, et deux ou trois, de ces villages à Ghadames. Le reste des jours est employé à faire reposer les hommes et les chameaux. Comme les habitants des

(1) 126 lieues de France. On avait cru jusqu'à présent que la distance de Tripoli a Ghadamès n'était que de 80 ou 90 lieues. (2)Erreur: Les bonnescartes placent Ghadamès vers le 50e degré.


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montagnes cultivent des oliviers qui leur donnent de l'huile, et qu'ils ont des bestiaux, du grain et des outres pour de l'eau, les marchands de Ghadames font ordinairement chez eux quelques petits achats. Il n'y a pas d'eau pendant trois, quatre et quelquefois cinq jours dans les districts du Sahara, entre les montagnes et les villages de Derget deSeenawan. Chacun doit, par conséquent, avoir une outre pour soi pendant ce temps : les outres sont presque toutes en peau de chèvre.

« Les villages de Derg et de Seenawan sont de simples places verdoyantes, dispersées sur la surface sauvage du désert, avec un peu d'eau courante et quelques palmiers ou dattiers; ils peuvent ensemble contenir 200 habitants vivant dans la misère et le besoin. Ces villages sont sous la juridiction du gouvernement de Ghadames. Quand une route est infestée par les voleurs, on en prend une autre, car on trouve rarement les voleurs sur deux routes en même temps.

«Les puits ne peuvent être mentionnés ici ; mais j'ajouterai que le gouvernement a adopté un excellent moyen en faisant stationner des troupes près de quelques-uns d'eux, pour empêcher les bandits de s'y rassembler. C'est ce qui a lieu au puits d'Em-


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jezzem, à huit ou dix heures de Ghadames; on y bâtit en ce moment une sorte de baraque pour les troupes. Pendant la saison sèche il sera impossible aux brigands de tenir les champs dans ce district. « L'oasis de Ghadames est entourée de murailles occupant un circuit de quatre à cinq milles ; pour en faire le tour il faut à peu près une heure et demie, à un pas modéré. Cette circonférence renferme la totalité de la ville, des jardins et des terres cultivées. Les murailles varient de douze à quinze et vingt pieds de haut, et ont à peu près deux pieds d'épaisseur, avec une tour qui les surmonte quelquefois ; mais à l'exception d'une partie qui est nouvelle et a été bâtie par quelques propriétaires de jardins, ces murailles sont entièrement en ruines. Il y a, en outre, beaucoup de constructions qui autrefois ornaient les jardins et les faubourgs, et qui ne sont maintenant qu'un monceau de décombres ; évidemment la ville a été beaucoup plus florissante, beaucoup plus considérable et plus peuplée qu'à présent. Les murailles sont en plusieurs endroits entourées de buttes de sable amoncelées près d'elles par le vent du désert ; dans d'autres parties il n'y a que pierres écroulées et débris des anciens temps. La ville avait, il y a peu d'années, quatre portes, savoir : Bab-el-


190 APPENDICE.

Menderah, Bab-el-Mishrâ, Bab-el-Shidaz et Bab-elBurr, qui toutes, excepté la dernière, ont été fermées par le gouverneur actuel pour deux raisons : la première, pour maintenir une meilleure police; la seconde, pour faciliter la recette du revenu local. La porte Bab-el-Burr, au sud-ouest, est ainsi nommée parce qu'elle ouvre du côté du Sahara ou de la terre plus les autres. La ville n'est pas située au centre des jardins, comme les marchands de Ghadames me la représentaient quand j'étais à Tripoli, mais au sud-est de l'oasis.

« Les maisons varient de hauteur, depuis un étage jusqu'à quatre; l'étage supérieur est spacieux et bâti en terrasse. Elles sont bien construites, mais petites, et les chambres ne sont pas très commodes ; des marches de pierre conduisent de l'une à l'autre, et habituellement elles n'ont point de portes; les fenêtres sont petites et sans vitres. Quelques logements ont de grandes chambres dans lesquelles on engraisse du bétail.

« L'étage inférieur est généralement habité par les hommes qui s'occupent de vente et d'échanges ; le second par les femmes blanches, ainsi que par beaucoup de femmes de couleur, qui ne descendent jamais dans les rues, et ne quittent pas leurs mai-


LETTRE DE GHADAMÈS. 191

sons, mais se promènent seulement, de temps à autre, dans les jardins. Les maisons, aussi bien que les murailles de la ville, sont, en général, construites en pierres, avec une terre rouge pour mortier, et sont d'une architecture mauresque ordinaire. Tout le bois employé pour la construction des maisons est du dattier, bois très dur et très fort, et qui subsiste pendant des siècles. Les rues de la ville sont toutes couvertes en haut et sont très sombres; elles ont çà et là une étroite ouverture pour laisser passage à la lumière : elles sont petites, étroites, tortueuses et en petit nombre, sep t seulement. Quatre d'entre elles, il n'y a pas longtemps, étaient occupées par la faction des Ben-Weled, et trois par celle des Ben-Wezeed ; mais maintenant les habitants vivent en commun. La rue principale est au centre de la ville. Cette rue, ainsi que les autres, est garnie de bancs de pierre pour s'asseoir. On trouve deux petites places : l'une est un marché ; l'autre, qui sert ordinairement de promenade, est entourée avec goût de bancs de pierre couverts par des arcades ; dans le milieu, on voit une source d'eau bouillonnante, pendant qu'un gracieux palmier étend ses branches élevées dans toutes les directions. Il y a aussi un faubourg habité particulièrement par des Arabes


192 APPENDICE.

de Derget de Seenawan, et quelquefois par des marchands touaricks du Sahara .Le faubourg peut con tenir cinq cents habitants. La totalité des maisons occupe environ le quart de l'oasis. Les maisons et les rues sont admirablement adaptées au climat; les unes et les autres protègent les habitants contre les feux dévorants du soleil d'été, et contre le souffle aigu du vent d'hiver. Autant, en effet, le Sahara est une fournaise ardente en été, autant c'est une froide solitude où l'ouragan mugit pendant l'hiver. Vous êtes brûlé à une époque ; vous êtes glacé à une autre.

« La population de Ghadames, qui varie fréquemment à cause de l'absence habituelle des marchands, ne s'élève pas à trois mille individus : elle peut être distribuée ainsi :

« Hommes de Ghadames 500

« Femmes de Ghadames, un tiers de plusenviron 1 670

« Enfants, chaque homme en ayant deux ou trois 1,250

A reporter 2,420

(1) La plupart des hommes ont deux femmes, sans compter les femmes esclaves et les servantes.


LETTRE DE GHADAMES. 193

Report 2,420

«Esclaves et étrangers; ces derniers Arabes et Touaricks 300

TOTAL 2,720.

« Tous sont musulmans ; je suis ici le seul chrétien, et les juifs n'y résident point. Les esclaves païens capturés deviennent immédiatement mahométans. Le gouverneur est le seul Turc; les soldats sont Arabes. Les gens de Ghadames se sont fort mélangés avec la race nègre, et les deux tiers en sont des rejetons d'une teinte plus ou moins foncée. Ceci provient des marchands du Soudan, qui de temps immémorial font le trafic des esclaves, et épousent leurs négresses favorites, au lieu que les Touaricks du Sahara peuvent passer comparativement pour une race d'Arabes pure et sans mélange. Quelques femmes touaricks sont, en effet, tout à fait belles, tant pour la peau que pour les traits. Cette population est peu nombreuse ; sans aucun doute, elle a été beaucoup plus considérable autrefois. Beaucoup d'habitants de Ghadames ont émigré vers Tunis et vers l'est ; d'autres se sont établis d'une manière permanente au Bournou, dans le Soudan, ou à Tombouctou.

« Il n'y a point de manufactures qui soient par13

par13


191 APPENDICE.

ticulières à cette ville, à moins que le tissage des baracans de laine, des bournous et des jubahs, au quel s'adonnent les femmes, ne soit considéré comme fabrication particulière; mais c'est là l'occupation de toutes les femmes dans l'État de Tripoli. On trouve bien à Ghadames des gens employés à tous les métiers ordinaires aux villes mauresques ; cependant, à l'exception de souliers richement brodés, je n'ai rien remarqué qui fût spécial à la localité. Le peuple porte le coton grossier du Soudan, en bleu et autres couleurs; ce qui le distingue aisément du reste des habitants de la régence.

« Le commerce est la pierre fondamentale de la célébrité de Ghadames, dont les marchands ont été connus, pendant des siècles, dans toute l'étendue de l'Afrique. Kanou, située à environ quinze journées de Sakkatou, à autant duNiger et à trente journées de Bournou, est le principal rendez-vous de leurs caravanes. Ces marchands aujourd'hui vont rarement à Tombouctou, à cause du déclin du commerce de l'intérieur, excepté quands ils se joignent aux caravanes du Maroc; ce qui provient des dangers de la route, des dispositions hostiles des Touaricks et des pertes fréquentes que leur font essuyer ces bandits du Sahara. Néanmoins il y a toujours deux à trois


LETTRE DE GHADAMÈS. 195

caravanes très considérables entre Ghadames et Kanou, capitale du Soudan, dans le courant de l'année. Les objets de commerce, ainsi que ceux des caravanes plus petites qui se rendent en d'autres lieux, sont pour la plupart les suivants :

EXPORTATIONS.

« Poterie de diverses couleurs, la plupart bleue; une espèce de calicot grossier appelé Samia, du nom du calicot même qui est fait à Kanou et à Noufi, sur le Niger; des dents d'éléphant; de la cire; de l'encens; des plumes d'autruche; des peaux de jeunes taureaux sauvages appelés Klabou; d'autres peaux principalement rouges; de la poudre d'or; des lingots et des ornements d'or, principalement pour les femmes; du séné; de l'indigo; des noix de ghour; des perroquets; des moutons, etc.

IMPORTATIONS.

« Soieries ; brocards ; draps, d'une espèce ordinaire et de couleurs éclatantes, tels que draps rouges, jaunes et verts; du papier de toute sorte;


196 APPENDICE.

des perles de verre de toute grosseur et des ornements de verre; des aiguilles, quelques-unes grandes avec la marque : « Porco» ; de petits miroirs de Bohême; des coutelas, etc. Les toiles de Hollande sont fort estimées dans le Soudan.

« Tous ces objets n'occupent pas les caravanes du Soudan; mais les marchands de Ghadames les importent et les exportent vers diverses parties de l'intérieur. A Damergou, on vend une volaille pour une aiguille.

« Il y a ensuite le commerce des esclaves. Les caravanes, soit des Touaricks, soit des gens de Ghadames, amènentdes esclaves de Tombouclou, du Sou. dan et du Bournou, mais principalement de ces deux derniers lieux. Les esclaves arri venta Ghadames deu x et trois fois pendant l'année. De Ghadames, ils sont exportés dans diverses parties de Tripoli, et autrefois ils l'étaient à Tunis et à Alger ; mais la guerre dans un de ces pays, et l'abolition de la traite dans l'autre, ont détruit ce commerce dans cette direction. Un bon esclave adulte se vend à Ghadames 30 mahhbouls ou environ 7 livres sterlings; la plupart se vendent de 15 à 20 mahhbouts 1.

(1) Le mahhboul vaut à peu près un dollar ordinaire (5 francs).


LETTRE DE GHADAMES. 197

« Les Touaricks du Sahara font quelquefois le commerce d'esclaves, et ces derniers sont fort mal traités. Dans tous les cas, excepté les très jeunes enfants, les nègres sont obligés de faire un voyage de quatre mois à travers le Désert pour arriver à Tripoli. Bien des milliers de ces pauvres créatures, victimes de la cupidité sordide et des moeurs désordonnées de leurs maîtres, périssent en route 1.

« On attend une grande caravane de Noirs du Soudan dans deux ou trois mois; je pense néanmoins que ce commerce diminuera de plus en plus. Il n'y a pas à Ghadames une demi-douzaine d'esclaves, excepté les esclaves sédentaires qui sont attachés à diverses familles. Quelques personnes prétendent que le nouveau traité entre la France et l'Angleterre aura pour effet de repousser le commerce des Noirs de l'autre côté du Désert; je ne le crois pas.

« Quant à la manière dont on se procure les esclaves, c'est tout simplement en les volant (din, vol, ainsi qu'on dit en langage nègre). Si l'on veut mettre réellement un terme à la traite, il est à la fois nécessaire de fermer le marché de Tripoli et de négocier

(1) Il y a à peine quelques nègres assez forts pour supporter un tel voyage.


198 APPENDICE.

une sorte de convention avec les chefs, soit du Bournou, soit du Soudan, pour l'abolition du trafic de l'homme. Par-dessus tout, il faut que notre gouvernement, ou un autre, cherche à ouvrir un commerce légitime de troc et d'échange entre les produits de l'Europe et ceux de l'Afrique.

« Les caravanes sont conduites par les Touaricks, qu'on emploie comme guides et comme soldats; ils accompagnent habituellement les marchands jusqu'au Soudan 1 : quelques-uns même sont associés à des commerçants de Ghadames. La route de Ghadames à Kanou est directement sud. Les caravanes passent par les oasis de Ghat, d'Aheer et Aghadez jusqu'à ce qu'elles entrent dans le Damergou, qui est de ce côté le premier pays des Noirs, et se trouve placé sous la juridiction du sultan du Bournou. De la contrée de Damergou, elles traversent une série de régions cultivées jusqu'à Kanou, but de leur voyage. Près d'Aheer, on entre dans des districts montagneux où l'on marche pendant vingt jours.

«Ghat est une petite ville entourée de murailles, au milieu d'une grande contrée touarick; les deux autres oasis touaricks, Aheer et Aghadez, ne sont

(1 ) Quand ils ne les pillent pas eux-mêmes. Voir ce que dit plus haut M. J. Robinson, et ma note sur les VOLEURS nu DÉSERT.


LETTRE DE GHADAMES. 199

qu'un assemblage de huttes et de tentes. La roule des marchands est assez bien fournie d'eau ; les provisions abondent dans les districts touaricks et la population y est très nombreuse. Toute la vaste région du Sahara est couverte de tribus de Touaricks, montant à quelques centaines de mille. Partout où il y a un puits, vous êtes sûr d'y trouver une cabane ou une tente. Le voyage entier de Ghadames à Kanou se fait ordinairement en trois mois, en y comprenant nécessairement les jours de repos 1.

« Les marchands de Ghadames demeurent établis quelquefois quinze et vingt ans dans l'intérieur du Soudan. Après y avoir amassé une fortune considérable, ils reviennent à leur habitation du Désert, la belle oasis de Ghadames, et coulent le reste de leurs jours dans la tranquillité, la prière et les plaisirs domestiques...

« Vous aurez bientôt encore de mes nouvelles si une occasion favorable se présente pour vous écrire.

«JAMES ROBINSON.»

(1) Hic, p. 66, 67 et 68.

FIN DES NOTES.