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Notice complète:

Titre : Les Annales politiques et littéraires : revue populaire paraissant le dimanche / dir. Adolphe Brisson

Éditeur : [s.n.] (Paris)

Date d'édition : 1912-09-29

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34429261z

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34429261z/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 42932

Description : 29 septembre 1912

Description : 1912/09/29 (A30,T59,N1527).

Description : Collection numérique : Arts de la marionnette

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5747918r

Source : Bibliothèque nationale de France, département Collections numérisées, 2009-34518

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 01/12/2010

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30e ANNEE (2me SEMESTRE).

TEXTE

Notes de la Semaine:

Le Gai Misanthrope ... LE BONHOMME CHRYSALE La Vie d'un Virtuose : Mémoires Inédits. ..... ANTOINE RUBINSTEIN

Les Échos de Paris. .... SERGINES

Revue des Livres: Le Roman JULES BOIS

Bulletin Théâtral J. T.

Le Livre du Jour : A Mme

Adolphe Brisson. RENÉ BOYLESVE — Madeleine Jeune

Femme RENÉ BOYLESVE

Pages Oubliées : L'Idée d'un

Oncle LÉON GANDILLOT

Le Centenaire de Théodore Rousseau : Rousseau

et Millet. .... RENÉ BAZIN - L'Ami de la Forêt. GEORGES GRAPPE

Sommaire du N° 1527.

Une Poétesse Japonaise : Mme

Akico Yossano. . LÉON FARAUT

— Premières Impressions

sur la France . . AKICO YOSSANO Le Général Nogi Poète. . . Général NOGI Chanson : Les Sapins. . . . PIERRE DUPONT Histoire de la Semaine. . . JACQUES LARDY Mouvement Scientifique :

Physique ; Physiologie ;

Variétés MAX DE NANSOUTY

Les Lettres de la Cousine :

Autre Idéal YVONNE SARCEY

Les Conférences de L'Université des Annales . . .

Roman : La Flûte du Chevalier Pébre (suite) .... TANCRÈDE MARTEL Revue Financière de la Semaine

29 SEPTEMBRE 1912.

LES JEUX ET LES RIS Le LQUP H. FONLUPT DU VERDIER

ILLUSTRATIONS

Tableaux de Théodore Rousseau. — Croquis parisiens de M. Yeutchi Shuncho. — Dessins de Markov et de jal. — Portraits et photographies d'actualité.

MUSIQUE Les Sapins ...... PIERRE DUPONT

Notes de la Semaine

Le Gai Misanthrope

AVEC Léon Gandillot, fauché en pleine maturité, disparaît une des figures originales du théâtre contemporain. L'histoire de sa vocation et de ses débuts me fut contée jadis, à la table du plus populaire de nos critiques. M, Georges Mitchell y faisait allusion hier, et je ne résiste pas au plaisir mélancolique de la transcrire. Donc, Léon Gandillot achevait ses études à Centrale; il y occupait une place distinguée et donnait de beaux espoirs à ses maîtres. Au moment des épreuves dernières de fin d'armée, le tuteur qui veillait sur son éducation s'aperçut avec chagrin que l'élève Gandillot désertait l'Ecole. Il lui fit subir un rigoureux interrogatoire. Gandillot, qui fut toujours, très sincère, ne déguisa pas la vérité:

— je ne vais plus à l'Ecole, parce que, si j'y retourne, j'y passerai de bons examens, que j'en sortirai dans les premiers rangs et que vous m'obligerez à être ingénieur. Or, il me répugne d'être ingénieur. Et je veux être auteur dramalique.

Un manuscrit émergeait de sa poche. Le tuteur s'en empara. Il en lut le titre — Les Femmes Collantes — et poussa un douloureux soupir. Peut-être eût-il pardonné à Gandillot une tragédie; mais un vaudeville, et un vaudeville qui s'intitulait Les Femmes Collantes! Il gémit. Il s'indigna. Léon Gandillot se montra de roc. Il était déjà fort entêté. Il consentit seulement à soumettre, son chef-d'oeuvre à Quelques juges compétents: Hector Crémieux, Victor Koning, Philippe Gille; s'assemblèrent au château de Boispréaux, chez Jouvin, gendre de Villemessant. L'aréopage, consulté, déclara que la pièce était innouable et que l'auteur, éminemment

doué pour les sciences mathématiques, ne possédait pas le don du théâtre. Gandillot s'en alla, plus que jamais résolu à suivre sa vocation. On le menaça de le réduire par la force et la famine. La Providence, qui apparemment le protégeait, lui procura à cet instant même un héritage de dixneuf mille francs. Cette fortune qui tombait du ciel le rendait indépendant. Il fit le tour des directeurs de théâtres. Partout, il fut éconduit, sauf par le directeur de Déjazet, qui lui annonça que six ou sept mille écus versés dans sa caisse le mettraient en disposition dé protéger la jeune littérature.

— Mais, si je vous donne mes dix-neuf mille francs, demanda naïvement Gandillot, comment vivrai-je?

— Je vous nomme secrétaire général, avec trois cents francs par mois..., sans compter les droits d'auteur des Femmes Collantes.

L'affaire fut ainsi conclue. La pièce, rebutée, ou plutôt ignorée par la critique quotidienne, se traînait languissamment. On allait la retirer de l'affiche, quand Sarcey vola à son secours. Douze oolonnes de feuilleton, ruisselantes, ronflantes, exhilarantes, secouèrent l'inertie de la foule. Elles s'achevaient par ces mots, où frémissaient les dernières convulsions d'une rate épanouie:

« Il était temps que la pièce finît. Nous n'en pouvions plus de rire! »

Les recettes sautèrent de cinq cents à deux mille francs. Gandillot était sauvé, sa carrière affermie et son génie proclamé. Enfin, il reçut du directeur de Déjazet, qui était honnête homme, le remboursement des dix-neuf mille francs. Il avait toutes les chances.

Cette succession de bonheurs accumulés aurait dû colorer d'optimisme et de bienveillance son talent. Au contraire, on y discernait un penchant à l'amertume et

c'est ce qui lui communiquait une saveur si particulière.

Dans Les Femmes Collantes, dans Ferdinand le Noceur, on relevait, mêlés à l'énorme bouffonnerie et à la fantaisie des situations, les traits d'une observation morose et acerbe. On eût dit qu'il y avait en Gandillot deux Gandillot : un satiriste, un faiseur de vaudevilles. Et d'abord, ces deux Gandillot restèrent, pour notre plaisir, étroitement unis. C'est a eux que nous devons — outre les deux pièces du début — De Fil en Aiguille, La Tortue et une demi-douzaine de petits chefs-d'oeuvre; puis, par la suite, ils divorcèrent; chacun tira de son côté. Le satiriste, poussant au noir son humeur caustique, produisit Le Pardon, L'Amorceur et deux ou trois comédies sévères. Le vaudevilliste émancipé nous donna Le Sous-Préfet de Château-Buzard. Mais jamais Gandillot ne sut trouver l'équilibre qui lui eût donné, avec la fortune, une complète sérénité. Il continua d'osciller entre des voies opposées, ne pouvant se résoudre à en choisir une et à y persévérer. Sa production s'en ressentit; elle devint hésitante, inquiète, inégale; elle s'espaça. L'homme, en même temps, s'assombrit. Le triomphe de Vers l'Amour, drame sentimental qui émût le public par son extrême sincérité, lui procura une dernière joie. Puis, ce fût fini. Ce compagnon à la figure enjouée, au ventre rondelet et indulgent, cet écrivain dont la verve avait réjoui plusieurs générations, tomba dans oui abîme de tristesse. Il se renfrogna, s'aigrit, fuyant le monde, lui opposant la barrière d'une farouche misanthropie. Il se croyait persécuté; il voyait àvec un chagrin secret l'ascension de jeunes renommées qui éclipsaient sa réputation; vieillie. Il eut le malheur de se survivre. Il se rappelait au souvenir de ses contemporains, non par des oeuvres, hélas! mais par des explosions de


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LES ANNALES

N° 1527

violence, semblables aux fureurs d'Alceste. Il engagea des procès contre la Société des Auteurs dramatiques, contre des directeurs

de théâtres; finalement, il s'en prit à son propriétaire et adhéra bruyamment à la Ligue de M. Cochon.

Sous cette intransigeance hérissée et bougonne, se dissimulaient une grande générosité d'âme, une bonté délicate. Gandillot, c'était la châtaigne à la rugueuse enveloppe et au coeur tendre. Quand on le connaissait, on l'aimait, mais, d'abord, on se piquait les doigts aux rudes aiguillons de son écorce.... Plaignons-le. Il s'éteint, désespéré, après une existence sans soleil. Et ceci prouve que le bonheur ne réside pas dans la possession d'un beau talent, mais dans l'emploi qu'on en fait, et que la gloire ne remplace pas la philosophie.

LE BOWHOMME CHRYSALE.

LA VIE

d'un Virtuose

Mémoires inédits, traduits et annotés spécialement pour Les Annales, par MICHEL DEUNES

Depuis longtemps, nous avions promis à nos lecteurs la révélation des Mémoires inédits de Rubinstein. Nous leur offrons, aujourd'hui, ces pages, où le grand musicien s'épanche avec une si touchante sincérité :

I

MA NAISSANCE.— MA MÈRE, MON PÈRE ET MON PREMIER PROFESSEUR DE MUSIQUE. — MON PREMIER CONCERT. — ENFANT PRODIOE.

Je suis né le 16 novembre 1829, à Vikhvatinetz, petit village sur la frontière de la Podolie et de la Bessarabie, sur les bords du Dniester.

Je suis resté très longtemps sans savoir exactement le jour ni même l'année où je suis né. La faute en est à ma très chère vieille mère, qui a oublié le moment de ma naissance.

Pourtant, d'après mes dernières recherches, il est hors de doute que c'est le 16 novembre 1829 que j'ai vu pour la première fois le jour; mais comme, toute ma (vie, on 3 fêté mon anniversaire le 18 novembre, maintenant que je commence à

dépasser la soixantaine, je ne veux pas en changer la date. Soit donc pour le 18 novembre (1).

Ma mère, Kaléria Christophbrovna, née Levenstein, était originaire de la Silésie prussienne. Elle avait reçu une excellente instruction surtout en ce qui concerne la musique, ce qui lui permit, plus tard, de donner à ses enfants leurs premières leçons de. piano.

Je lui dois beaucoup, car elle fut mon premier professeur de musique.

Mon père, Grigori Romanovitch Rubinstein, était sujet russe (2), né à Berditchef. Il affermait un lot de terrain dans le village de Wikhvatinetz.

Nous étions plusieurs enfants : quatre frères et deux soeurs.

Les moyens d'existence de mon père consistaient dans les maigres revenus que lui assurait un fermage qu'il exploitait avec l'aide de son frère et de son beaufrère, avec qui il était associé.

Mes plus lointains souvenirs se rattachent à la migration de nos trois familles réunies, celles de mon père, de son frère et de son beau-frère, avec tous leurs enfants et leurs domestiques, tout un clan, entassés dans un énorme char recouvert, et en route pour Moscou.

Je me rappelle encore comment nous sommes entrés dans cette ville et comment nous avons passé le pont Pokroivski, puis, au delà de la rivière Yaoussa, nous avons loué une grande maison à une certaine dame Posniakov. Il y avait là un

étang entouré d'arbres. Ceci se passait en 1834 ou 1835.

Les premiers temps, nous vécûmes tant bien que mal, ayant quelques ressources. Les trois familles demeuraient et travaillaient ensemble. Mais, peu après, mon père se sépara du reste de la famille et alla

habiter le quartier de l'Ordynka, où il établit une assez grande fabrique de crayons et d'épingles.

Bien que notre ameublement fût très modeste, nous possédions un instrument de musique, pas trop mauvais pour l'époque, un piano carré, en forme de table, comme on les faisait alors.

Lorsque j'entrai dans ma sixième année, ma mère commença à m'enseigner la musique. Elle donnait aussi des leçons à mes autres frères, mais s'occupait davantage de moi, peut-être parce qu'elle avait remarqué que j'avais un penchant décidé pour cet art et une grande facilité de compréhension et d'assimilation musicales.

Elle me faisait travailler sérieusement et me traitant avec sévérité, comme c'était l'usage alors, mais, comme elle me l'a dit plus tard, dans aucune visée pour l'avenir. Elle m'apprenait la musique, parce qu'elle était musicienne.

Notre répertoire était Hummel, Hertz, Moscheless, Kalkbrenner, Cerny, Diabeli, Clementi et d'autres sommités musicales de ce temps. Je commençai à les étudier quand j'étais encore un petit enfant.

Sur ces entrefaites vint à Moscou une amie de notre famille, Mme Grunberg, la femme d'un médecin, dont la fillette de dix ans, Julie, était si forte pianiste, qu'elle donnait déjà des concerts. Les succès de cette jeune artiste frappèrent ma mère et l'incitèrent à soigner encore plus mon éducation musicale. Cependant, elle ne se sentait

sentait de force à la pousser plus loin et à me donner une instruction à la hauteur de laquelle elle estimait mes capacités.

Elle se renseigna pour savoir quel était le meilleur professeur de piano de Moscou; Mme Grunberg lui indiqua Villoing, qui était réputé tel. Il avait connu notre famille dans le temps et, sur l'invitation de ma mère, vint nous voir, me fit jouer devant lui, et m'écouta attentivement.

Ma mère lui déclara aussitôt qu'elle avait grande envie de l'avoir pour professeur de son fils, mais que, malheureusement, ses moyens étaient très restreints et qu'elle ne pouvait pas payer cher ses leçons. Villoing s'empressa de répondre qu'il n'avait pas besoin d'argent et qu'il se chargerait gratuitement de m'instruire.

Il vint, dès lors, régulièrement chez nous me donner des leçons. Il a été mon unique professeur; je n'en ai jamais eu d'autres, sauf pour la théorie de la musique, comme on lé verra plus loin.

J'avais huit ans, lorsque Villoing s'occupa de moi. A l'âge de treize ans, mon instruction de pianiste était achevée.

(1) Je me rappelle, en effet, que l'éditeur bien connu M. Heugel, m'ayant confie la traduction d'un ouvrage de Rubinstein: La Musique et ses Représentants, le maître m'invita à venir le trouver, le 18 novembre 1890, à l'hôtel du Helder, pour revoir ensemble les épreuves.

Bien qu'il eût rigoureusement consigné sa porte, je ne fus pas peu surpris de la voir s'ouvrir coup sur coup pour livrer passage à un alerte télégraphiste porteur d'un télégramme ou d'un petit bleu. Rubinstein, absorbé dans notre travail, relevait lentement sa belle crinière de lion et disait brièvement: « Mettez-les là », en désignant

désignant plateau qui disparut bientôt sous une montagne de dépêchés.

A la fin, je marquai un certain étonnement de voir durer cette procession.

« C'est aujourd'hui le jour de ma naissance, me dit le maître; j'ai le temps de les lire, le travail avant le plaisir. "

(Note, du traducteur.) (2) Dans ses Pensées et Aphorismes, qui renferment, sous un déguisement, beaucoup d'aveux personnels, Rubinstein caractérise en ces termes ses origines: « Pour les juifs, je suis chrétien; pour les chrétiens, je suis juif; Russe, pour les Allemands; Allemand, pour les Russes; classique, pour les avancés; musicien de l'avenir pour les rétrogrades. Donc, je ne suis ni chair, ni poisson, un piteux individu. »

M. D.

Léon Gandillot.

(Phot. Henri Manuel.)

Rubinstein à l'âge de onze ans, d'après les dessins du professeur Markov.


N"

LES ANNALES

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Je le répète, je n'ai pas eu d'autre maître que Villoing. Avant tout, il s'est donné beaucoup de peine, et non sans succès, pour mon doigté; c'était, avec la qualité du son, ce qui le préoccupait le plus. Sa méthode est très connue ; il était, c'est incontestable, un des meilleurs, si ce n'est le meilleur professeur de son temps, mais lui-même jouait fort peu.

C'est à lui, et à lui seul, que je dois ce fondement solide de connaissances musicales que rien ne pouvait plus m'enlever. D'ailleurs, dans la suite, je n'ai jamais trouvé un meilleur guide. Pourtant, à la fin de sa vie, Villoing exagéra sa méthode, la poussa jusqu'au ridicule; mais, du temps où je prenais mes leçons, il était le meilleur des maîtres.

Patient, bien que sévère dans ses exigences, ce qui n'est pas mauvais, il me prit bientôt en si grande affection, qu'il devint pour moi plus qu'un maître, un ami et un second père. II venait, chaque jour, chez nous et se montrait infatigable, Les leçons qu'il me donnait étaient évidemment pour lui un repos et un plaisir.

Le 11 juillet 1839, à l'âge de neuf ans, j'ai donné, sur le conseil de Villoing, mon premier concert public. C'était à Moscou, dans le parc Petrowski (1).

Après trois années consécutives, à l'âge de dix, onze et douze ans, j'ai fait le tour de l'Europe avec mon professeur...

Les affaires de mon père allaient très mal, mais je ne me rappelle pas qu'il en ait paru préoccupé. D'ailleurs, nous, les enfants, nous n'étions pas au courant de ces choses et n'y prêtions pas grande attention.

Quant à ma mère, elle suivait avec grande attention les leçons que me donnait Villoing et, en son absence, me faisait répéter et travailler mon piano. J'ai déjà dit qu'à cette époque l'enseignement était donné avec sévérité, ponctué de coups de règle sur les doigts, de pinçons et même de soufflets. On n'a nulle idée actuellement de la rigueur de l'enseignement public et privé d'alors.

Je ne dirai pas que, personnellement, je l'approuve, mais je suis ennemi du laisser aller. Il faut une discipline de la volonté. Eh bien! autrefois, il y avait une discipline de la volonté. Maintenant, il y en a fort peu et même point du tout.

Absorbé totalement par la musique, je ne me rappelle pas comment, ni quand j'ai appris à lire et à écrire. Dans ma onzième année, je faisais déjà une tournée en Europe. Je montais sur l'estrade, partout, sans la moindre timidité. Les concerts étaient pour moi un jeu, un amusement, je les considérais en enfant, que j'étais.

C'est, d'ailleurs, ainsi que m'envisageaient mes auditeurs.

je me rappelle, comme si, c'était aujourd'hui, comment je fus, en 1843, après une tournée avec Villoing à l'étranger, ramené par lui à Saint-Pétersbourg. A la fin d'un concert de bienfaisance, l'impératrice Alexandra Féodorovna me fit beaucoup de caresses et demanda qu'on me plaçât sur une table, pour me faire voir à tout le monde.

Mon voyage à l'étranger, en décembre 1840, à ce qu'il me semble, s'est accompli de la manière suivante: ma mère, dominée de plus en plus par l'ambition de faire de moi un pianiste aussi parfait que possible, exprima à Villoing son désir de me voir élève du Conservatoire de Paris. Villoing approuva ce plan et proposa de me conduire lui-même eu France.

Nous partîmes de Moscou en diligence, en passant par Saint-Pétersbourg.

Cependant, je ne fus pas admis au Conservatoire de Paris. On me trouva tantôt trop jeune, tantôt trop avancé dans l'art musical; mais je pense que Villoing, qui me considérait comme sa propre création, ne voulait pas se séparer de moi, ni céder la direction de mon instruction musicale à qui que ce soit, fût-ce au Conservatoire de Paris. Quoi qu'il en soit, je n'y fus pas admis.

Il faut remarquer qu'il régnait à ce montent en Europe un véritable engouement pour les enfants prodiges des deux sexes. On les exhibait partout et l'on admirait leur jeu, qu'on disait phénoménal.

Moi aussi, on m'exhibait et on m'admirait. Je suis resté à Paris toute une année, mais je n'ai pas eu d'autres leçons de musique que celles de Villoing. Mon professeur me gardait jalousement: « A celuilà, que personne ne touche. »

J'ai donné plusieurs concerts dans les salles de facteurs de pianos célèbres, Erard et d'autres. A l'un assistaient Liszt, Chopin, Léopold von Mayer et d'autres célébrités musicales. Ce concert a eu lieu vers la fin de l'année 1841, devant un public nombreux et non dans une intention de bienfaisance, mais à mon profit.

Je n'étais pas le seul exécutant, il y avait d'autres artistes. A cette époque, je jouais déjà avec Vieux temps. Je ne me rappelle pas quel était le programme.

Villoing fut très content de mes succès. Quant à moi, je le répète, je considérais tout cela comme un jeu et un amusement Je dois avouer qu'en dépit de la sévérité de mon maître, j'étais un terrible espiègle, un vrai polisson...

Que de gens j'ai vus alors et que de personnalités remarquables ! J'ai fait une masse de connaissances, on m'invitait de famille en famille; mais, à cause de mon trop jeune âge, beaucoup de choses se sont effacées de ma mémoire. Pourtant, je me souviens très nettement de ma première visite à Chopin. Je l'ai racontée il n'y a pas longtemps dans mes Leçons Historiques ; neuf ans après, Chopin mourut.

Cette année, à Paris, passa pour moi comme un éclair, mais ne m'apporta rien pour mon développement musical.

La Gour hollandaise fut la première à laquelle je me suis fait entendre. La reine néerlandaise, Anna Pavlovna, — elle n'était pas encore sourde, — aimait la musique et s'y connaissait. C'est sur son invitation que j'ai joué dans son palais. Mon concert a eu lieu justement à l'époque

l'époque elle avait en visite chez elle son neveu, le grand-duc Constantin Nicolaevitch, qui, tout jeune, âgé de treize ans, faisait son premier voyage en Europe. Son Altesse fut très aimable et prévenante pour moi.

Cependant, Liszt Conseilla à Villoing de me conduire en Allemagne. Il était alors à l'apogée de sa gloire et de sa grandeur Dans le domaine de la musique, il était un roi, un dieu. Ses jugements et ses conseils étaient sacrés et sans appel. C'est lui qui dit à Villoing de m'emmener en Allemagne pour achever mon instruction musicale.

Nous nous y rendîmes en passant d'abord par la Hollande, l'Angleterre, la Norvège et la Suède. Et dans toutes les villes où nous nous arrêtâmes, j'ai donné des concerts.

Comme je l'ai déjà dit, la mode était aux: enfants virtuoses, qui abondaient à cette époque. Je me souviens, entre autres, de Sophie Borer, dont la vie a été non seulement romanesque, mais même tragique. J'ignore si elle est encore de ce monde.

Il y avait encore un garçonnet pianiste du nom de Filch, un petit Anglais, Palmer, deux soeurs violonistes, Thérèse et Marie Mjlanolo, et encore bien d'autres.

Le succès de ces petits prodiges était favorisé par la manie du public qui, à cette: date jusqu'à 1848, ne goûtait que la virtuosité. Liszt donnait le ton. On ne voulait rien d'autre que la virtuosité, rien qu'une exécution pleine de brio et d'éclat.

(A suivre.) ANTOINE RUBINSTEIN.

LES ECHOS DE PARIS

Notre excellent confrère Jules-Viers Lafforgue nous envoie ces intéressants détails sur les belles fêtes régionalistes qui viennent d'avoir lieu à Turenne et à Martel :

« Ces fêtes, présidées par Mlle Marguerite Priolo, la jeune et gracieuse reine du félibrige limousin, ont eu un grand succès. Les félibres et les fervents du régionalisme étaient venus des provinces voisines. Le Limousin et le Quercy y recevaient, tour à tour, l'Auvergne, le Périgord, le Berry. La plupart des représentants de ces provinces étaient vêtus d'anciens costumes de leur pays : le pierrot quercynois y voisinait avec le barbichet limousin, et le bonnet périgourdin avec le chapeau berrichon. Les reines du Périgord : Mmes Berton, Garrogou, Basset, assistaient Mlle Priolo.

» A Turenne, berceau de l'illustre et puissante maison de Turenne, au pied même de l'imposante tour qui domine au loin tout le pays, fut jouée, devant un public attentif, élégant et enthousiaste, qui était venu à l'appel de la dévouée Mme Sage, une émouvante' pièce de Mmes Genès et de Peyre. De beaux vers lurent dits ensuite. Et l'on applaudit fort les excellents interprètes : Mlles Priolo, Raynal, Roche, Margerit; MM. Margerit, Priolo, etc.

» A Martel, on eut de beaux discours de Charles Brun, le grand et ardent orateur! du régionalisme ; du duc de la Salle de Rochemaure, de Benoît, le « jasmin » de Périgueux; de Plantadis, de Bourdaries, de Baffier et de nombreuses personnalités du mouvement régionaliste.

» De belles pièces et de beaux vers en

(1) Nos lecteurs seront certainement curieux de connaître le programme de ce premier concert. Nous pouvons le reconstituer d'après le compte rendu du journal Galatée.

a) Allegro du Concerto de Hummel, avec accompagnement d'orchestre.

b) Amiante, de Thalberg.

c) De petites pièces de Field, Liszt et Haendel.

Voici le compte rendu du premier concert de Rubinstein:

« Parlons encore d'un monstre musical (que Dieu nous

donne beaucoup de monstres semblables), qui est né non pas sous le ciel d'Italie, mais dans les neiges de notre chère petite mère, Moscou aux blancnes murailles. Ce remarquable talent, connu seulement dans quelques rares maisons, où on ne se lasse pas de l'entendre, est an enfant de neuf ans, fils de M. Rubinstein, le fabricant... Quelques amateurs ont demandé aux parents que ce gentil minuscule artiste donne encore au moins un concert. Mais les parents, trop modestes, ont

repoussé cette requête flatteuse. Bien que nous le regrettions beaucoup, nous ne sommes pas des égoïstes, car la modestie de ses parents est favorable à ce jeune artiste. Qu'il développe son talent dans l'ombre, la salle lui est toujours ouverte et il ne se fera pas longtemps

attendre. " M. D.


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LES ANNALES

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langue française et eu langue d'oc, célébrant les beautés et les gloires de la terre natale, y furent entendus aussi, dans quoi se firent acclamer Mlles Priolo, Raynal, Bouyssonie; MM. Roger Hugues, du Salon des Poètes; Branchet, l'abbé Jeoffre, etc.

» Le Baiser de la Source, jolie pièce de A. de Lachapelle, fut exquisement interprétée par Mlle Priolo et M. Tasseau, et Lou Jarvézi, comédie de M. E. Bombai, très bien jouée aussi, obtint un vif succès.

» Si nous signalons ainsi les fêtes régionalistes de Turenne et de Martel, c'est parce que leur intérêt dépasse encore celui de la plupart des réunions que nous avons eues, cette saison, dans les diverses provinces.

» Les fêtes de Martel étaient organisées, en effet, pour préparer l'érection d'un monument aux derniers défenseurs de l'indépendance gauloise qui, à Uxellodunum, résistèrent à César. C'est le sculpteur Baffier qui est chargé de faire le monument. Beaucoup de Sociétés savantes s'intéressent à cette oeuvre et, dans toutes les provinces voisines, les bonnes volontés et les enthousiasmes sont nombreux. »

Le succès est assuré parce que l'idée est bien venue à son heure, au moment où partout, en France et à l'étranger, les Cettes descendants d'une des plus nobles civilisations se groupent pour ressusciter l'âme de la race antique, vaillante et généreuse, qui, longtemps avant Rome, conquit le monde. Tous les Celtes de France et du monde doivent s'intéresser et s'intéresseront à cette commémoration. Et nous les verrons sous peu, pour fêter par un marbre immortel l'immortel courage de leurs ancêtres, se réunir sur ce sol même du Quercy, justement fier d'avoir été le dernier rempart de leur race.

Nous ne pouvons refuser l'insertion de cette lettre et nous la publions avec plaisir :

Cher monsieur Adolphe Brisson, J'arrive à Lyon et tombe, à la descente du train, dans les bras de deux compatriotes et amis fidèles: A. Condamin et Ch. Perréal, poètes de coeur, d'esprit et de talent.

— Eh bien! tu en laisses dire de belles à Paris, s'écrient-ils, après les souhaits de bienvenue et les accolades fraternelles, sur le compte de notre Pierre.

— De quel Pierre?

— De Dupont, parbleu! Tu n'as donc pas lu l'article des Annales?...

— Mais si. J'ai lu, avec le plus vif plaisir, le bel article qu'Henry Roujon a consacré à notre maître, et je n'y ai rien trouvé d'anormal.

— Il ne s'agit pas de l'étude d'Henry Roujon, mais des chansons dont elle est suivie.

— Et alors!

— Tiens, lis!

Et mes vieux camarades me mettent sous les yeux ce gai refrain:

« Buvons, buvons, buvons à l'indépendance du monde! »

— Mes chers amis, leur dis-je, si nous attendons l'indépendance du monde pour nous désaltérer, nous risquons fort d'avoir la pépie jusqu'à la fin de nos jours. Buvons donc tout de suite à la santé de la chanson et de ses poètes.

Assis enfin devant des verres pleins « de ce vin couleur de feu qu'ils n'ont pas en Angleterre », nous nous expliquons.

— Les Annales du 15 septembre, dit Perréal, reproduisent Les Boeufs avec cette mention: « Paroles de Pierre Dupont; musique de Victor Parizot. » Non, non et non. Tu sais, comme moi, que la musique des Boeufs est bien de Dupont. En voici la preuve: dans le tome premier de Chants et Chansons, page 189, chapitre Notes, on lit ceci: « ... C'est toujours à la demande de l'auteur que la musique a été confiée à d'autres compositeurs, dont les noms sont toujours indiqués; toute la musique sans indication de noms est de Pierre Dupont. » Or, la chanson Les Boeufs, qui se trouve en tête du tome premier, n'a aucune autre indication.

— D'autre part, l'origine des Boeufs, paroles et musique, ajoute Condamin, est contée tout au long dans un fascicule des Contemporains, d'Eugène de Mirecourt. Gounod en a noté la musique. Reyer, de. son côté, a noté la plus grande partie des chansons de Pierre Dupont. Victor Parizot en a noté quelques-unes, d'après Mirecourt: La Fête du Village, Le Braconnier, Les Louis d'Or, La Musette Neuve et Le Chien de Berger, pour le recueil portant ce titre: Les Paysans.

— La paternité de la musique des Boeufs, reprend Parréal, appartient, sans contredit, à notre Pierre, et vous avez qualité, mon cher ami, pour prier vos aimables confrères des Annales de rectifier l'erreur commise. Les Lyonnais vous seront reconnaissants de faire rendre à notre cher et illustre chansonnier ce qui lui appartient.

Et voilà pourquoi, cher monsieur Brisson, je vous adresse cette longue épître.

Rendes donc à César ce qui est bien à César, surtout quand cet imperator est celui de la Chanson.

Ce faisant, vous rendrez heureux mes compatriotes les Lyonnais et mes confrères les chansonniers.

A vous en bien dévouée gratitude.

XAVIER PRIVAS.

L'ombre de Pierre Dupont sera sensible à la sollicitude de son petit-neveu, le « prince des chansonniers ».

A TABLE!

D'obligeants et innombrables collaborateurs s'ingénient à enrichir d'une précieuse matière le prochain Noël. Artistes et littérateurs s'improvisent cuisiniers pour flatter la gourmandise de nos lecteurs...

Ajoutons les noms suivants à ceux que nous avons déjà cités :

Mmes Juliette Adam, Sarah Bernhardt, Jean Bertheroy, Claude Ferval, Caristie Martel, de Flandreysy; MM. Jean Aicard, Frédéric Masson, Henry Roujon, Adrien Hébrard, Théodore Dubois, Cormon, Poilpot, Henri Cain, Eugène Lintilhac, Augé de Lassus, Octave Uzanne, François de Nion, J.-H. Rosny aîné, Henry Kistemaeckers, Théodore Botrel, Edmond Stoullig, Georges Ohnet, L. Brémont, Odilon Redon, Georges Boyer, Ernest Daudet, Georges Montorgueil, André Lichtenberger, Guy de Cassagnac, François Fabié, A. de La Gandara, Saint-Arroman, Tancrèda Martel, Jean Cocteau, Paul-Hyacinthe Loyson, Paul Gavault, Camille Le Senne, Berr de Turique, Georges Beaume, Gustave Guiches, Max et Alex Fischer, Pierre Wolff, Léon Bailby, Emile Berr, Henry Bordeaux, Emile Blémont, Georges Daudet, Léonce de Joncières, Dagnan-Bouveret, René Vallery-Radot, Théodore Henry, Georges Rivollet, Paul Bonhomme, Ernest La Jeunesse, Alfred Edwards, Jules Mcy, Laurent Tailhade, Fernand Gregh, G. Lenôtre, Duquesnel, Paul Bilhaud, SaintGeorges de Bouhélier, Edouard Bourdet, Maurice Ordonneau, Polin, Georges Vicaire, F. de Rcdays, Edmond Haraucourt, Chodarnes Mcreau, Guillot de Saix, Louis Schneider.

Maintenant, la liste est close. Car nous n'avons que le temps de procéder à la fabrication matérielle de l'ouvrage.

Ce numéro original contiendra une surprise à l'adresse de nos lectrices et qu'elles apprécieront... Mais je ne veux rien leur dire encore.

La petite ville des Saintes-Maries-de-la-Mer va-t-elle enfin être défendue? Sa plage, son port, disparaîtront sous l'envahissement des flots, si des mesures urgentes ne sont prises. On les promet toujours. Et, toujours, on les ajourne. La population, le maire, le curé, protestent contre cette coupable et scandaleuse) inertie... Nous espérons en l'initiative de M.: Bérard, le plus spirituel, le plus éloquent, le plus zélé des surintendants aux Beaux-Arts.

L'Institut cemmémoire le centenaire de l'admirable découverte de Charnpollion... C'était une délicieuse figure que celle de ce savant Des lettres que l'on me communique révèlent tout ce qu'il y avait en lui de grâce et de bonhomie. L'une d'elles décrit naïvement ce qui se passait au lycée de Grenoble sous Napoléon Ier :

« Il s'est passé beaucoup de choses ici. Hier, M. le censeur a cassé la musique et rangé ses compagnies; il donnait des coups de canne et de poing, à tort et à traversa

Mlle Marguerite Priolo, reine des Félibres du Limousin, en barbichets, portant des fleurs au puy d'Issolu, à la mémoire des derniers défenseurs de l'indépendance gauloise.

(Cliché P. Martin, Brive.)


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Nous avons digéré cela patiemment. Les musiciens ont refusé' de quitter leurs plumets; enfin, le censeur les leur voulait arracher, ils les ont mis en pièces, et ont pris des vestes salies et déchirées. Le soir, à la maison de campagne, tout le monde a pris de petits bâtons. Quand on a retourné au lycée, on s'est arrêté sur les remparts et on a rempli ses poches de pierres. On est allé souper et on a fait un train d'enfer. Le censeur, craignant une révolte, nous est allé faire faire notre prière dans les salles d'étude et nous a menés coucher. A neuf heures et demie, on a lancé des pierres aux votres des dortoirs après avoir éteint les lumières : on a cassé toutes les vitres. Le censeur est venu et a fait un discours qui n'a servi qu'à animer de plus en plus. Quand il s'est retiré, on a cassé encore des vitres et les pots de chambre, que l'on lançait contre les croisées. Le censeur ne savait que faire; il a été à la garnison et placé des soldats dans le dortoir, la baïonnette au bout du fusil, pour embrocher le premier qui aurait bougé. On n'a plus brisé, mais on criait à rompre la tête. On n'a dormi de toute la nuit. Je ne sais à quelle extrémité en se portera; mais je ne m'en suis pas mêlé. »

Voici le budget d'un étudiant à Paris, en 1817 :

« Mes données à peu près, d'abord quatrevingt-treize francs pour ma chambre et ma nourriture, neuf à dix francs de blanchissage ou autres menus détails, sort cent trois francs; deux bains à trente-six sols, trois francs douze sols, soit cent six francs ; le reste, pour la chandelle, l'huile, les lettres, et pour faire le garçon économiquement; à bien prendre, le tout ne passera guère cent vingt francs ; le nec plus ultra sera cent quarante francs. Cependant, quand il y aura souliers, bottes, façon d'habits, etc., tu seras assez raisonnable pour les déduire. »

Les dernières lettres intimes de Champollion racontent ses rapports avec la Cour de Rome, alors que quelques catholiques redoutaient les résultats de sa découverte, pensaient que la lecture des hiéroglyphes égyptiens contrarierait peut-être les données chronologiques et historiques de la Bible. Les entretiens do Champollion avec le pape Léon XII et les dignitaires de sa Cour furent très rassurants pour l'orthodoxie de la science nouvelle.

Vous vous rappelez les jolis cadres en bols sculpté qu'un de nos abonnés d'Alsace, M. Burghard, avait eu la bonne grâce d'offrir à la direction des Annales comme souvenir. Une lettre charmante accompagnait cet envoi. M. Burghard ne fait pas commerce de son précieux talent, mais il nous écrit qu'il le mettrai volontiers à la disposition de nos lecteurs.

« Quand il s'agit d'un cousin ou d'une cousine, nous écrit-il, il est naturel que, pour leur faire plaisir, je ferai un petit coup d'effort supplémentaire, car ce sport n'est pas facile. Les matériaux ne s'achètent à aucun prix; il faut circuler soi-même des journées entières pour tomber sur une trouvaille, pauvres débris abandonnés, mais précieuses reliques pour moi qui leur donne l'éclat de leurs beaux jours. »

Voici l'adresse de notre aimable correspondant : Fischerstada, 4, Strasbourg.

Le courrier de notre Oncle :

Vous accueillez avec tant d'amabilité les questions de grammaire et de langage que vous soumettent les lecteurs des Annales — et mon

Dieu! pardonnez-leur, car ils savent ce qu'ils font! — que j'ose, aujourd'hui, vous demander un conseil, dont ils profiteront euxmêmes, sur l'emploi du mot « épatant ». Il c'est pas de vocable plus à la mode, plus chéri. Il exprime l'admiration, la surprise, la stupéfaction, la douleur soudaine, etc... Acquerra-t-il bientôt droit de cité? Bien plus, ne l'a-t-il pas déjà acquis? Il est permis de le penser, ce me semble, car de bons auteurs, comme Maupassant, ne l'ont pas dédaigné. Mais aussi, que faut-il attendre d'un mot d'une si grande étendue et d'une si petite compréhension? Ne porte-t-il pas sa caducité, dans son exubérante jeunesse?

P. THIÉBAUD.

« Je crois que épatant a été réservé comme acceptable par. la commission du Dictionnaire à l'Académie. J'en suis partisan. Il est entré dans les moeurs. Il n'est pas si élastique que le dit mon correspondant, Il signifie stupéfiant, rien de plus.

» E. F. »

Je vous serais fort reconnaissant de vouloir bien me dire par Les Annales si la locution « rien moins que » est affirmative ou négative. J'en vois souvent l'emploi dans les deux sens, ainsi qu'il est d'usage pour le mot hôte.

B. B.

« Rien moins que est négatif; il veut dire pas du tout : Il n'est rien moins qu'intelligent (il est stupide). Rien de moins que est positif : Il n'a rien de moins qu'une fluxion de poitrine; il n'est rien de moins que roi de Styrie. (Il a très nettement une fluxion de poitrine. Il est bien vraiment roi de Styrie.)

» E. F. »

J'ai l'honneur de vous demander s'il faut dire un homme, un savant méritoire ou méritant; si les deux adjectifs peuvent indifféremment se remplacer l'un et l'autre dans le cas susindiqué, et si les deux adjectifs ont une significatien différente?

Docteur G. ZOHRAB.

« Un homme est méritant, un acte est méritoire et il ne faut jamais dire un homme méritoire ni un acte méritant.

» E. P. »

Votre savoir étant inépuisable comme votre complaisance, je me permets de recourir, à mon tour, à l'un et à l'autre. Je vous demanderais de vouloir bien être assez aimable pour me donner, par l'intermédiaire des Annales, l'explication des quatre locutions suivantes':

1° Je m'en moque comme de l'an quarante;

2° C'est un sauteur de cordes;

3° Parler français comme une vache espagnole;

4° Monter un bateau à quelqu'un.

« 1° Je ne sais pas;

» 2° On dit plutôt un danseur de corde, et cela signifie, pris au moral, un homme léger et frivole;

» 3° Je ne sais pas;

» 4° Je ne sais pas.

» E. F. "

Je prends la liberté d'avoir recours à votre obligeance pour me renseigner sur ce point:

Pourquoi est-ce une semaine (de sept jours) huit jours, et deux semaines (quatorze jours), une auinzame?

A.-E. WROTH.

« Quinzaine ne veut pas dire deux semaines; il veut dire la moitié du mois et il est donc d'une exactitude relative suffisante.

» E. F. »

Malgré mes recherches, je ne trouve nulle part l'étymologie du mot facteur en tant que agent des postes' chargé de distribuer la correspondance. Je vous serais très obligé de vouloir bien me renseigner à ce sujet.

R. SOREAU.

« Un facteur, est l'agent d'un marchand pour l'achat ou la vente (de là, factorerie). Il est donc assez naturel qu'un agent de l'administration pour la distribution des lettres et des paquets ait été appelé facteur.

» E. F. »

Au bord de l'eau.

— Eh bien! prenez-vous du poisson, voisin ?

— Ça dépend du meunier. Quand on empêche, on n'en pêche pas, et quand on n'empêche pas, on en pêche!

SERGINES.

REVUE DES LIVRES

Le Roman

L'Oncle Mansi, par M. JEAN PAYOUD. - La Cité des Lampes, par M. CLAUDE SILVE. — Pélerinage Passionné, par M. E. GOMEZ-CARRILLO. — Les Blés mûrissent, par M. HENRI BORDIER. — A l'Ombre du Clocher, par M. LÉOPOLD GROS.

— La Meilleure Part, par M. EMILE POITEAU,

— La Graine au Vent, par M. JEAN NESMY. — Frissons de Vie, par M. GEORGES RENCY. — L'Amour aux Bas Bleus, par M. PIERRE DE TREVIERES (1).

Province, Province, tu reprends, aux yeux des artistes, des gens de lettres, des philosophes, le prestige qui t'est dû et que Paris avait inutilement accaparé. L'Oncle Mansi, de M. Jean Payoud, a pour décor une vieille et pittoresque cité de Provence. L'intrigue est assez fluette. Ce qui donne de la valeur à ce roman, qui n'est pas, malgré ses étrangetés, très romanesque, c'est d'être d'un terroir. Nous y goûtons l'étude fouillée de caractères formés sous l'influence d'une « certaine petite ville, bien cachée dans son coin de province, où l'originalité lutte désespérément contre l'assaut de l'assimilation ». Il s'agit d'Aix-en-Provence, qu'aujourd'hui encore, on peut comparer à « une gravure jaunie du dix-huitième siècle, aux couleurs un peu éteintes, mais aux traits fins, aux détails exquis ».

Dans une de ses premières oeuvres, La Conquête de Plassans, Emile Zola, avec son ordinaire puissance, avait déjà évoqué Aix, vieille cité parlementaire et aristocratique, qui abrite, dans ses palais ruinés rappelant ceux d'Italie, des physionomies insolites, des destinées orgueilleuses et obscures. M. Jean Payoud, qui a écrit le roman de l'enfant assisté sous ce titre : Le Petit de l'Hospice, nous initie, cette fois, aux mystères d'une existence délicate et belle qui se sacrifie. L'auteur est en progrès pour la composition et pour le style. Le Petit de l'Hospice n'était presque qu'une thèse; L'Oncle Mansi est une peinture vigoureuse et, sut bien des points, exacte.

Mansi, autoritaire et misanthrope, accapare les soins de ses deux nièces Cathe(1)

Cathe(1) volume, 3 fr. 50.


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rine et Charlotte, recueillies autrefois à la mort de leurs parents. En vain, Charlotte est demandée en mariage par Pierre de Barrandon, professeur libre et troubadour... Ce brave garçon l'aime et est aimé d'elle. L'oncle Mansi, qui hait le mariage, l'amour, empêche, par égoïsme, leur bonheur. Charlotte, pourtant, voudrait secouer le joug. Mais le vieux tyran a de tels accès de colère qu'il est conduit aux portes du tombeau. Charlotte s'épouvante.

L'oncle Mansi en profite habilement pour lui suggérer le sacrifice de son être entier. Répétant sans cesse la phrase lue dans un vieux bouquin de médecine: « On ne se tire de la troisième attaque qu'à moins d'un miracle», il exige de Charlotte qu'elle prenne le voile et que, par ce renoncement à la vie mondaine, elle attendrisse Dieu et lui arrache un délai...

A peine un bref essai de révolte... Charlotte cède. Elle entre au couvent. L'oncle Mansi meurt peu après; mais Pierre, vainement, tente de reconquérir la bien-aimée. Il est trop tard. Charlotte a subi le charme doux et mystique. Elle prend l'habit, volontairement cette fois, avec un tendre et pur souvenir pour Pierre. Elle le formule en ces termes à une parente désireuse de réunir ceux qui furent des fiancés : « Donnez ces pauvres fleurs à M. Pierre; je garde au fond du coeur une autre fleur qui ne se flétrira jamais... Adieu! »

Cette existence au couvent, que M. Jean Payoud, sainement, nous montre très élevée de sentiments, mais, par la charité, très humaine, comme elle nous apparaît embrumée de mysticisme nordique dans le miroir charmeur, mais quelque peu décevant, que nous tend Claude Silve, avec La Cité des Lampes! Il est vrai que nous y lisons des citations de Ruysbroech « l'admirable », tirées de la traduction de Maeterlinck et qu'il est toujours mal commode aux laïques, même aux plus avisés, de nous renseigner sur les extases qu'une Thérèse a pu fixer selon son expérience et son inspiration, avec génie.

La Cité des Lampes m'a fait songer à la petite chapelle souterraine de Bethléem, toute illuminée les soirs de fêtes, et à l'église du Saint-Sépulcre, à Jérusalem, magnifiquement criolée de flammes par les cierges aux mains des croyants. Pour mieux ressusciter ces émotions inoubliables, demeurées au fond de ma mémoire et de mon coeur, j'ai ouvert le dernier volume de M. E. Gomez-Carrillo : Pèlerinage Passionné.

Ce jeune écrivain errant, qui, à Athènes comme à Tokio, comme à Jérusalem, note, le soir, dans sa chambre d'hôtel, ses impressions de la journée, nous a laissé de ses voyages dès volumes poétiques et pittoresques, dont la fraîcheur ne se flétrit pas, quand on les relit.

La Grèce Eternelle, L'Ame Japonaise, Terres Lointaines, demeureront non seulement dans nos bibliothèques, mais dans nos sensibilités pour tel trait heureux, telle évocation érudite ou familière. C'est nonchalant et averti. On badine, on réfléchit, puis on rêve; ce n'est pas tant un guide qu'un confident et un ami qui fait le voyage avec vous.

— Il est parti, disait de lui Moréas, le sourire aux lèvres et le coeur plein de ferveur.

Il est revenu, les yeux plus lourds, de tous ces paysages entrevus, avec cette

cargaison d'aromates, de pierres précieuses et de mystiques jouets que sont tes visions d'Orient au grenier du souvenir.

Cette fois, les notations sont aussi intéressantes, mais plus austères. Nous gravissons, avec M. Gomez-Carrillo, les pentes du Liban aux cèdres illustres ; à Damas, nous rencontrons les pèlerins de La Mecque, exaltés par le fanatisme du désert. Puis, c'est le doux lac de Tibériade, Jérusalem enfin, que, pour ma part, je considère encore, telle qu'elle est aujourd'hui, comme la plus extraordinaire des villes, d'abord pour les traces divines qu'elle a conservées, ensuite par la fermentation religieuse qui s'y perpétue, autour du Saint-Sépulcre et de la Mosquée d'Omar...

Mais revenons à notre province française, à la Bourgogne, avec M. Henri Bordier. Son gracieux et bref roman : Les Blés mûrissent, nous apporte de la vie rurale une conception qui mérite d'être encouragée. Des paysans, peu à peu, se perfectionnent et redonnent à leur vilage une activité intéressante. Une jeune fille, attachée à la glèbe, malgré, l'étroite dépendance que la terre exige, « malgré les travaux vulgaires, les humbles tâches et les rudes besognes », finit par reconquérir son fiancé qui, détourné d'abord de l'existence aux champs, mesquine et dure, revient, après avoir traversé la caserne, à sa profession et à son amour.

— Je le sais, maintenant, dit-il, et surtout grâce à toi. Je ne doute plus et j'ai compris qu'avant tout, nous devons agir et montrer, en vivant devant les autres, la valeur de nos idées. Nos efforts ne seront pas perdus si nous réussissons seulement à continuer le bon travail que nous avons commencé sur nous-mêmes.

Jeanne ferma un instant les yeux et reprit en montrant les épis qui frémissaient en longues ondulations sous la brise du soir :

— Hier, c'était l'hiver. La neige couvrait tout comme un, linceul qu'on étend sur la face des (morts. Et puis, le soleil d'en haut

et la terre d'en bas ont agi pendant des mois, silencieusement. Maintenant..., les blés mûrissent.

C'est encore une femme, une jeune fille, qui ramène, A l'Ombre du Clocher (tel est le titre du livre de M. Léopold Gros), celui qu'elle aime et qu'elle épousera. Ce roman ingénu, mais qui, du moins, a été écrit d'après des observations prises sur nature, se filie humblement à La Terre qui meurt, de M. René Bazin. Un souffle religieux y passe comme dans Les Blés mûrissent (ah! que nous sommes loin des paysans de Zola !), et on pourrait inscrire en exergue, sur la couverture du volume, cette phrase du Père Didon (on dirait d'un Tolstoï français) : « J'aime mieux une larme versée sur les douleurs d'autrui ou sur nos misères que toutes les extases d'une sensibilité raffinée. »

Ces intrigues qui, à la vérité, se ressemblent, sans l'avoir cherché, c'est-à-dire par une imitation directe de la vie, attribuent à la femme cette influence rédemptrice et le goût de la petite patrie allié au sens des traditions. Qu'il commence à n'être plus à la mode, chez les jeunes provinciales, de singer, assez maladroitement d'ailleurs, les Parisiennes par le chapeau et les allures, voilà, certes, un progrès... Et, si elles savent faire aimer' à qui les aimera l'horizon natal et le labeur fécond, sans mauvaise fièvre, elles seront

vraiment le bien le plus précieux, le trésor qui dure parce qu'il enrichit l'âme en l'apaisant.

M. Emile Poiteau, l'auteur de Vers la Lumière, nous donne de cette épouse modèle une définition. Ce n'est pas la moins jolie page de son nouveau romans La Meilleure Part, dédié « à tous ceux qui sont au printemps de la vie et cherchent le bonheur » :

Tout à l'heure, père m'a dit, en causant mariage :

— Souviens-toi que la source du vrai bonheur est dans le coeur bien plus que dans le coffre fort... Pars bona, mulier bona.

— Qu'est-ce que cela veut dire? questionnai Suzanne.

Jacques releva la tête, l'oeil en feu :

— Cela veut dire, ma mignonne, que la meilleure part de l'homme, c'est la bonne! épouse...

Voyant que Suzanne souriait, il ajouta, en l'enveloppant de ses bras et en la considérant avec un amour infini :

— Et c'est bien vrai...

A la première page de La Meilleure. Part, M. Emile Poiteau m'a écrit de sa main deux strophes. J'ai plaisir à les citer parce qu'elles formulent le projet régénérateur des nouveaux romanciers, provins ciaux:

Je suis le semeur de bons grains Qui donne à tous son héritage Et qui dit à ceux de son âge : « Ces vieux grains-là sont souverains. »

Je suis le semeur qu'on harcèle, Qu'on hait, qu'on aime ou dont on rit, Qui chante et sème sans répit, Et qui sait sa graine éternelle...

Certes, elle est éternelle, cette graine, invisible parfois, qui tombe dans les guérets pour y renaître; c'est La Graine au Vent, comme l'explique M. Jean Nesmy, dans la préface d'un livre qui réunit des légendes,, des comtes, des impressions, où se révèle l'âme limousine. Si, comme quelqu'un l'a suggéré, ces proses poétiques se filient aux oeuvres de Pouvillon et de Ferdinand Fabre, il y a là, surtout, le témoignage d'un courant d'esprit et d'un état de la sensibilité vraiment actuels. Nous les avons enregistrés à propos de précédents volumes.

Oui, quelle que soit la province, c'est toujours, semble-t-il, la double influence du terroir et d'une sorte de christianisme social. Les deux idées, ou plutôt les deux tendances, ne sont pas disjointes. M. Jean Nesmy en a tiré, d'ailleurs, des inspirations délicates, d'une simplicité touchante. Lisez Les Trois Vieilles Filles, Les Noëls, Monsieur Jésus au Ciel (en France), Celui qui pleurait, etc., et vous, savourerez un renouveau de fraîcheur religieuse et de naïveté rustique. Florianisme sincère ou plutôt retour à la nature, selon le goût d'un Jean-Jacques Rousseau, qui, au lieu d'avoir écrit La Confession du Vicaire Savoyard, serait tout simplement devenu catholique.

Le rythme allègre de la phrase de M. Jean Nesmy m'a rappelé le français de Mistral (celui-ci est encore pour la langue d'oil un grand écrivain) aéré par le vent des plaines et parfumé par tous les germes du soleil.

Cependant, l'école plus amère de Maupassant a ses continuateurs ; et Frissons


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de Vie, de M. Georges Rency, se présente comme le type modernisé d'un genre qui trouva ses premiers mâitres en Stendhal et Mérimée. La sensibilité n'y est pas moins profonde, mais elle s'objective. L'auteur m'apparaît plus; ses personnages vivent et souffrent pour lui. Cette littérature ne moralise pas, elle ne cherche point à lénifier l'âme ni à la consoler. Elle veut être fidèle à l'existence, telle qu'elle s'offre à nous et qui, sous ses dehors cruels et parfois injustes, nous apporte souvent d'utiles leçons.

En tout cas, autant et plus que les autres écrivains provinciaux, M. Georges Rency est simple. C'en est heureusement fini pour les générations nouvelles du style tarabiscoté, qui s'ornait de tournures et d'épithètes excentriques comme les sauvages se parent de verroteries. L'auteur de Frissons

Frissons Vie a le sens dramatique dans le roman; il n'adopte pas de sujets extraordinaires; mais en « creusant », si l'on peut dire, les situations et les émotions qu'il rencontre autour de lui, il en fait jaillir des nouveautés qui impressionnent. Premier Amour, L'Homme et la Bête, Rose d'Octobre, Les Deux Pères, peuvent prendre rang dans une anthologie des conteurs français, parmi les oeuvres, les plus sobres jet les plus fortes de ces dernières années.

Et Paris? Que devient Paris au milieu de tout cela? Paris a, décidément, une mauvaise presse chez les jeunes. J'ouvre L'Amour aux Bas Bleus, de M. Pierre de Trévières, qui, je crois bien, en est à ses débuts et doit nous apporter des sensations de la dernière heure. Ce roman archiparisien est une complainte ou une satire. Ah ! les poètes et les prosateurs, idoles des cénacles, ou jouets des salons, sur l'une et l'autre rives! Ah! les « princes » de demain (on dit les « princes », aujourd'hui, comme on disait, autrefois, les « lions »), comme ils étalent leurs bizarreries morbides, leur vacuité prétentieuse, leur bohème jalouse et incurable! Les mondaines, autour desquelles évoluent ces lucioles, parfois venimeuses, sont, pour la plupart, des névrosées et des curieuses d'imprévu. Elles ne sont gênées, d'après M. Pierre de Trévières, ni par le sentiment, ni par la vertu. On peut dire qu'elles sont les principales victimes, les premières intoxiquées des serres chaudes où elles étiolent. Le héros du livre, René de Gesvre, qui manque un peu trop de décision, a le dégoût de ces artifices, mais n'a pas le Courage de s'en arracher...

Je retiens un joli mot, situé plutôt au début de l'ouvrage, et qui pourrait lui servir de conclusion. René affirme à la baronne Genay qu'il déteste Paris, parce qu'il le trouve « hostile et dur ».

Elle soupira et, pour excuser ses préférences, elle déclara :

— Paris est la seule ville du monde où l'on puisse se passer d'être heureux.

Il est vrai qu'il y a Paris et Paris; bien loin des snobimes, des modes, des oisivetés fiévreuses, des querelles de cénacle ou de boutique, que de sérieux labeur, de dévouements éclatants ou obscurs à l'art, à la science, au progrès! Il y aurait un beau livre (que dis-je!), une bibliotheque entière à consacrer à ce Paris-là. Mais M. Pierre de Trévières a eu raison de railler l'autre, - que les étrangers vienment surtout visiter, et qu'on pourrait bien leur laisser...

JULES BOIS.

Bulletin Théâtral

REPRISES

Quelques théâtres ont rouvert leurs portes, mais la saison n'est pas commencée et ils n'offrent au public que des reprises. C'est ainsi que l'Ambigu a jugé à propos de remonter le drame de Nana, tiré par William Busnach du roman de Zola. La pièce date de 1881. Ces trente années n'ont pas impunément passé sur elle et elle n'excite plus guère qu'une curiosité rétrospective. Les vieux Parisiens ont pris plaisir à évoquer leurs sensations

sensations Ils ont applaudi la belle et majestueuse Mlle Paule Andral dans le rôle qu'avait créé la jolie Massin.

Autre résurrection : Château Historique, cette charmante comédie qui fit, naguère, la fortune de l'Odéon et qui obtient, au Gymnase, un regain de succès. Le regretté Alexandre Bisson y a versé la verve comique à laquelle on doit Les Surprises du Divorce; son collaborateur Berr de Turique y a mis la fleur de son esprit délicat, L'histoire des bons bourgeois installés dans ce castel qu'illumine la gloire de Jean-Jacques Rousseau et des mésaventures qui leur arrivent continue de divertir le public. Et cette oeuvre si gaie n'a rien d'offensant. Elle excite le rire sans outrager la morale. Elle constitue, par excellence, un spectacle de famille. Ajoutons

qu'elle est allégrement enlevée par une troupe jeune et pleine d'entrain.

J. T.

LE LIVRE DU JOUR

Madeleine Jeune Femme

Nous détachons, aujourd'hui, un fragment du roman si vivant et si original que M. René Boylesve vient d'écrire : Madeleine Jeune Femme, et qui est la suite d'un autre ouvrage qui obtint, lui aussi, un succès retentissant : Une Jeune Fille Bien Elevée. Dans une de ses dernières Lettres, notre cousine Yvonne Sarcey a dit tout l'intérêt que présentait le caractère de cette jeune femme, idéaliste scrupuleuse, fruit charmant d'une éducation surannée. L'auteur lui a répondu, à ce propos, une lettre tout à fait curieuse et spirituelle, dont elle veut bien nous communiquer les principaux passages... Nos lecteurs connaîtront ainsi la pensée de l'auteur et n'en goûteront que mieux l'extrait que nous leur offrons du livre :

A Madame Yvonne Sarcey.

Chère madame, Ah! que c'était un livre difficile à faire, et, surtout, à faire faire par Madeleine! « Vertu! » dites-vous. Mais, fichtre! mon héroïne n'est guère vertueuse : je l'ai montrée courant à l'amour avec plus d'audace ingénue que ne l'eût fait une femme aguerrie, et je crois avoir montré que sa vertu a tenu non pas à elle-même, mais à des circonstances provoquées par son éducation et par son hérédité, et qu'encore ces circonstances avaient bien failli la trahir. II y a des femmes qui sont faîtes pour être honnêtes, mais il faut avoir grande pitié pour ces femmes-là quand elles ne peuvent pas aimer leur mari. Or, les jeunes filles du tempe de Madeleine ne choisissaient pas leur mari. C'est cet état de moeurs que j'ai voulu rendre avec ses rudesses et ses compensations. En effet, les femmes élevées comme Madeleine, quand elles étaient malheureuses, trouvaient des

ressources profondes, des consolations extraordinaires dans l'intensité même de leur infortune. Voila ce que ne trouveront sans doute pas en elles les jeunes femmes nouvelles lorsque, par hasard, elles seront très malheureuses; mais celles-ci sauront sortir de leur situation fâcheuse et s'en créer une autre, parce que, pour elles, on ne vit qu'une vie. Puisse ce système leur réussir!... Entre les femmes nouvelles et celles que j'ai peintes, il y a un abîme. Celles d'aujourd'hui ne le franchissent pas plus que celles d'hier par compassion pour leurs soeurs dissemblables, je le vois a l'exaspération que cause à votre « toute jeune femme » le portrait non flatté de Madeleine ! Je vois, hélas ! que la nouvelles génération sera aussi intransigeante que les précédentes envers tout ce qui n'est pas conforme à ce qu'elle conçoit: la nouvelle génération, comme vous me le prouvez, ne va même pas jusqu'à comprendre qu'une malheureuse femme privée d'amour puisse s'aigrir et faire un peu de misanthropie. C'est sans doute que, pour elle, on n'est jamais privé d'amour! Tudieu! quelle génération privilégiée!... Qui n'en connaît, pourtant, des femmes d'aujourd'hui, dépourvues de préjugés, et qui sont plus privées de ce bonheur que les femmes d'autrefois, parce qu'on parle beaucoup plus d'amour autour d'elles et parce que, s'il leur passe sous le nez, elles; n'ont rien qui les puisse consoler de sa perte?

Tout cela n'est rien; mais, avec toute votre autorité, chère madame, n'enseignerez-vous pas à vos cousines innombrables et à vos jeunes femmes qu'il existe une littérature qui ne propose pas ses personnages, même principaux, en exemples? J'ai écrit un bout de préface pour en' avertir mon lecteur. Je ne proposais pas la jeune fille bien élevée comme un modèle d'éducation irréprochable; pas davantage Madeleine jeune femme ne doit passer pour un type idéal de femme. Elle personnifie pour moi un état de moeurs qui entre en conflit avec un autre état de moeurs; elle apporte en ce choc toutes ses forces avec ses faiblesses. Elle fait partie d'une génération douloureuse qui ne possède déjà plus les vertus des grand'mères et qui, cependant, ne peut pas s'acclimater au régime nouveau; elle a la figure un peu ingrate du personnage de transition que sa position critique sur la frontière oblige à réfléchir sur ce qui est de ce côté-ci et sur ce qui est de ce côté-là. Comme c'est Madeleine qui s'analyse, elle ne dit que ce qu'une « femme comme elle » eût pu penser.

Entre parenthèses, le fameux « une femme comme moi », qui vous paraît faire de Madeleine un monstre d'orgueil, n'est jamais qu'une citation faite par elle de ce qu'on pense ou dit d'elle; elle emploie l'expression avec une certaine ironie et elle est la première à la trouver, un jour, dérisoire... Elle est aussi la première à déclarer que son éducation développait l'orgueil, — lequel n'est pas qu'un défaut; — elle est la première à déclarer ses propres limites d'esprit, son manque d'indulgence pour les innocents plaisirs, etc., et même à déclarer sa prédilection pour Pipette!.... Je souhaite que la nouvelle génération, qui m'intéresse infiniment, vous n'en doutez pas, se juge avec la même impartialité:

Et, en attendant, je vous sais infiniment gré, chère madame, d'avoir com-


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plaisamment présenté mon livre à vos lecteurs et je vous prie d'agréer, avec mes hommages, mes bien sympathiques sentiments.

RENE BOYLESVES.

Voici l'épisode détaché du roman de M. Boylesve :

UNE SOIRÉE AU CONCERT

LA joie des Voulasne était si bonne à contempler que j'en oubliai, un instant, l'inquiétante faiblesse de

mon mari à leur égard et le servage qu'elle nous promettait.

Ce n'étaient, en tout cas, pas de méchantes gens; c'étaient des gens pour qui la vie se réduisait à des jeux, à de continuelles parties de plaisir; et ils avaient, peut-être, toute l'inconscience et toute la bonhomie égoïste et cruelle des enfants dont ils pratiquaient les passe-temps.

Les Voulasne ne savaient plus, cette fois, comment me manifester leur gratitude. Ce n'était pas assez, aujourd'hui, de me promettre, comme la dernière fois, qu'on ne me demanderait jamais chez eux de jouer du Wagner; ils se concertèrent un moment avec leur ami Chauffin, puis ils parlèrent à mon mari avec des mines de confidence. Je vis mon mari froncer les sourcils, esquisser une grimace curieuse qui ne voulait pas être une grimace et qui, assurément, en était une ; il dit à mi-voix :

— ... C'est peut-être un peu tôt encore...

Mais Henriette, n'attendant pas la réponse, s'était déjà précipitée vers moi, disant :

— Cette chère petite, il faut bien lui faire connaître les agréments de Paris!

N'est-ce pas, Madeleine, que vous voulez bien nous accompagner, ce soir, au Concert-Parisien?...

Concert-Parisien?... écoutez, mon cher

cousin, dit-elle, comment voulez-vous que votre femme goûte notre revue, si elle n'a pas vu la grosse Dédé que j'imite dans « Moi, j' casse des noisettes »?...

L'argument n'admettait pas de réplique. Moi, d'ailleurs, j'ignorais totalement ce que c'était que le Concert-Parisien. Pourquoi mon mari avait-il fait la grimace?... En tout cas, et à cause même de la reputation que j'avais, je voulais ne pas passer pour bégueule. Je me contentai de répondre :

— Mais cela dépend de mon mari; s'il y consent, moi je suis toute disposée...

— Cette petite femme est un ange ! s'écria Henriette, tenant la chose pour convenue sans consulter de nouveau mon mari.

Mon mari n'était pas plus content de me mener au Concert-Parisien que de figurer au programme de la revue des Voulasne, fût-ce sous le nom de Trois Astériques; il n'était pas content de lui-même; il avait ce genre de tristesse morne, que j'ai tant connu depuis lors, pour mon propre compte, et qui provient d'avoir cédé à des gens qui n'eussent jamais compris pourquoi on ne leur a pas cédé. Tous les quatre, et M. Chauffin, les jeunes filles étant abandonnées, au grand désespoir

de Pipette, nous occupâmes, ce soir-là, une loge au Concert-Parisien.

Je n'avais de ma vie pénétré dans une salle de spectacle. Malgré le préjugé de ma famille, et peut-être même à cause de leurs préventions austères, j'imaginais tout spectacle, et particulièrement de Paris, comme un miraculeux enchantement propre à ravir l'esprit, l'imagination et les sens. Le Concert-Parisien ne me donna

absolument rien qui pût correspondre à mes illusions. Mon mari, d'une façon trop apparente, s'inquiétait de ce que je pusse être choquée outre mesure par les termes orduriers ou obscènes dont les chansons étaient, comme on dit, « émailléés ». Ce n'était pas cela qui me faisait mal, mais c'était un mélange de doucereux et d'ignoble, de chuchotements sournois, d'airs de valses suaves, de dégoûtants hoquets: la lune, l'amour, la douleur, la mort..., la crapule brochant sur le tout... Toutes les choses reconnues belles étaient, pour le ragoût du contraste, traînées dans le bourbier. Je crois sincèrement n'avoir jamais eu en moi rien de prude, malgré mon éducation qui le fut beaucoup; j'étais pleine de complaisance pour toutes les nouveautés, préparée aux plus déconcertantes; mais l'avilissement soutenu et de parti pris me paraissait la plus pénible entreprise qui se pût voir. L'abject était ce qui faisait infailliblement sourire ; ce qui me semblait être le plus platement niais était ce qui déchaînait les applaudissements.

Je ne disais rien; je me tenais très bien; je sentais malgré moi les coins de ma bouche descendre, mais personne ne s'apercevait de cela; mon mari était derrière moi; Henriette, Gustave et M. Chauffin n'étaient là que pour s'imprégner des gestes, du ton, de l'attitude, enfin de toutes les finesses de leurs modèles, car si Mme Voulasne devait chanter comme la grosse Dédé, Voulasne, qui affectionnait décidément les travestissements, devait paraître non seulement en kangourou, mais en femme, et sous les apparences d'une grande bringue véritablement endiablée, alors, en vogue et dont le nom est à présent perdu. M. Chauffin ne trouvait pas ici son type, lui, et l'on nous promettait une autre soirée destinée à l'étudier dans un établissement de Montmartre. M. Chauffin traitait de l'art de ces infortunés diseurs d'ordures avec un sérieux doctoral. Je n'ai, depuis cette soirée, entendu personne, chez les Voulasne, prendrer une question à coeur comme le faisait M. Chauffin pour les couplets de music-hall. Et les Voulasne, l'un comme l'autre, buvaient ses paroles; et mon mari ne sourcillait pas. Enfin, il n'y avait pas jusqu'à cette atmosphère luxueuse des fauteuils et des loges, jusqu'à certaines chansons à allure, justitière ou vengeresse, et jusqu'à des sortes d'hymnes patriotiques vociférés sur un mode auguste, singeant la cantate officielle et touchant les plus hauts gradins des sentiments sacrés, qui ne contribuassent à donner une apparence de cérémonial à tout ce qui s'accomplissait dans cette réunion, qui ne confirmât l'attitude de M. Chauffin, la foi des deux Voulasne, et qui ne signalât à mes yeux naïfs le caractère de divertissement national qu'accordait tout ce monde-là aux moindres pitreries exécutées dans un cadre à la mode.

C'était peut-être très bien, ce qu'on nous donnait à ce concert! C'était très probablement dit et chanté par des artistes excellents et dont le mérite n'échappait qu'à moi, nouvelle venue, imbue de préjugés ; je ne voudrais pas insinuer le contraire; niais je déclare ce qui m'a frappée, moi qui tombais de la lune, et ce dont je ne pouvais absolument pas m'empêcher d'être incommodée, ou tout au moins étrangement stupéfaite, à savoir l'état d'esprit où devaient s'énlizer tant de gens et de si divers, pour prendre plaisir à

mêler, fût-ce avec tout l'art possible, quelques-uns des sentiments les plus élevés à une sélection de motifs pris exclusivement parmi ceux qui nous ravalent au plus bas degré de l'échelle des êtres. Tant pis si j'emploie de grands mots! Mais, vingt ans après cette singulière expérience, je me soulage de mort dégoût inexprimé suri l'heure.

Dans la bousculade de la sortie, j'entendis qu'Henriette disait à mon mari:

— Mes compliments ! elle n'a pas bronEt,

bronEt, effet, je ne bronchai jamais. Et l'on me tint pour quelqu'un le jour où j'eus accompli, sans broncher, la « tournée » des cafés-concérts, cabarets, tavernes! et « bouis-bouis », etc., dont la connaissance me mettait en état, selon l'expression de ma cousine Voulasne, « de pouvoir causer avec n'importe qui ». J'acceptai cette! épreuve un peu comme une brimade ; mais! autour de moi on la traitait comme une initiation, faute de quoi il semblait que je n'eusse pas été tout à fait femme.

RENE BOYLESVE

PAGES OUBLIÉES

En dehors de son théâtre, Léon Gandillot a produit des oeuvres charmantes et demeurées inconnues, car il ne les publia pas en librairie. Voici un petit conte où l'on retrouve les grains de son esprit et son invention de dramaturge. Rien ne serait plus aisé que de tirer une comédie de ce récit:

L'IDÉE D'UN ONGLE A Monsieur Henry Chesneux, à Ismaïlia (Egypte). Mon cher Henry,

Tu m'as souventes fois répété que jamais je ne tiendrais ma promesse de venir un de ces mastins te demander à déjeuner dans ton patelin, plutôt éloigné du boulevard. Eh bien ! rougis d'avoir douté de ton ami: je suis en train de boucler mes! malles, cette lettre ne me précède que d'un courrier. J'arrive.

Il a fallu, penseras-tu, quelque chose de pas ordinaire pour me décider. Voilà: tu connais l'oncle que j'ai, mon oncle! Adolphe, le type de l'oncle de comédie. Adolphe est le meilleur des hommes; mais, étant demeuré pour sa part un célibataire impénitent, il tient de toutes, ses! forces à marier son coquin de neveu. Ceci est dans l'ordre.

Or, moi, je ne sais pas si j'arriverai jamais au degré de maturité nécessaire, mais je ne me sens pas mûr encore, mais là pas du tout, pour le mariage.. D'où, conflit.

Nombreuses sont déjà les jeunes filles vers lesquelles ce bon Adolphe avait voulu guider mes inclinations. Mais, jusqu'ici, ça s'était passé sans trop d'arias. A chaque tentative manquée, mon oncle se contentait de dire:

— Cette jeune personne ne fait pas ton affaire, mon garçon, eh bien !. n'en parlons plus. Je t'en trouverai une autre.

Et, cette fois, Adolphe semble avoir déniché l'autre définitive, à laquelle il s'agit croche avec une insistane qui m'est fort désobligeante. Il a retrouvé chez des amis communs la veuve d'un vieux camarade à lui . Cette dame, fort distinguée et d'une grande mélancolie, est nantie d'une fille


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pas autrement mal tournée, mais qui est bien la plus insignifiante petite demoiselle à laquelle j'aie jamais eu l'honneur d'être présenté. Et voilà la perle qu mon digne oncle s'est mis dans la tête de me faire épouser, mordicus.

Je témoigne trop de déférence à Adolphe pour le heurter de front. J'ai pensé que la meilleure tactique était de me défiler et de ne reparaître que lorsque l'engouement de mon digne oncle pour sa dernière protégée aura eu le temps de se dissiper. La fuite, une petite fuite en Egypte, alliait le pittoresque à l'ingéniosité et me donnera l'occasion de passer quelques bonnes journées avec toi, mon vieux; donc, à très bientôt.

Ton

JACQUES.

A Monsieur Jacques Durand, aux bons soins de Monsieur Chesneux, à Ismaïlia (Egypte).

Mon cher garçon, Tu as cru malin de t'échapper par la tangente: tu en apprécieras les conséquences. Je t'avais adjuré de te créer un foyer, parce que je sais par expérience qu'il n'y a pas de sort plus sot et plus lamentable que celui de vieux garçon. Mais aucun raisonnement n'a pris sur ta tête carrée d'âne rouge.

Je m'étais pourtant bien juré de te marier. Tu m'as forcé de renoncer à mon Serment, soit; mais cette petite famille que je voulais te voir fonder et qu'en bon égoïste j'aurais considérée comme la mienne, je me suis décidé alors à chercher à me la constituer de mes propres moyens, pendant qu'il en était peut-être encore temps.

Qui va à la chasse perd sa place, mon

&mi. Tu as dédaigné la main de la plus

exquise des jeunes filles: cette main, je

l'ai sollicitée et obtenue pour moi-même.

La présente est pour avoir l'honneur

de t'annoncer que, le 8 de ce mois, j'ai

épousé Mlle Marguerite Lambert.

Ton oncle affectionné,

ADOLPHE BOURRETTE.

A Monsieur Chesneux, à Ismaïlia.

Deux mots à la hâte, mon bon vieux, pour te dire que j'ai heureusement réintégré la mère patrei et que je suis , en ce moment, en villégiature chez mon oncle, qui a loué une propriété en Normandie pour la saison d'été.

Je m'attendais à trouver M. Adolphe

Bourrette un peu penaud. Dame, après

un coup de tête comme celui-là! A son

âge, épouser une jeunesse pareille! Pas

du tout, il est ravi de sa belle action, et il se pavane dans sa fierté et sa joie de jeune époux d'une façon qui' est touchante... et un tantinet ridicule.

A défaut d'embarras, je pensais qu'il

me manifesterait quelque froideur ; et il se serait montré d'humeur légèrement jalouse que ce n'aurait eu rien que de très naturel, car sais-tu que sa femme, ma petite tante, est tout bonnement délicieuse? Qu'avais-je donc sur les yeux quand je l'ai rencontrée, l'hiver dernier? Ou faut-il que le mariage, même le moins destiné à exalter leur imagination, transforme ainsi les femmes !

Mais c'est que mon oncle, loin de se montrer jaloux, fait preuve d'une confiance et d'un abandon qui me surprennent presque.

presque. d'un original comme lui... C'est, à tout bout de champ, des:

— Embrasse ta tante; allons, mon garçon, embrasse ta tante.

Je ne m'en plains pas: elle a des joues joliment appétissantes, ma petite tante, si appétissantes qu'on ne peut s'empêcher d'observer qu'elle a des lèvres qui le sont encore davantage. Ah! mon oncle, mon cher oncle, il ne faudrait cependant pas trop vous amuser à me faire jouer avec le feu..., car, malgré tout le respect que je vous dois...

Mais, voici le facteur... Ce n'est pas de la blague. Vite, à toi.

JACQUES.

Au même.

Mon cher ami, tu avais raison de t'inquiéter de moi, malgré le ton de persiflage de ma lettre. Que de chemin parcouru en trois, semaines! Cette situation de vaudeville transformée en un drame poignant..., atroce..., oui, atroce, car je suis fou de cette femme, entends-tu, j'en suis fou. Et, malgré la froideur glaciale avec laquelle elle me traite, je sens qu'elle m'aime. Oui, elle m'aime... Ce n'est pas de la fatuité... On n'est pas fat quand on souffre comme je souffre.

Plus je la vois et moins je puis résister au charme qui m'ensorcelle. Oh! la prendre dans mes bras et l'emporter!...

Et mon oncle, qui ne s'aperçoit de rien, qui nous couvre de son éternel sourire en multipliant les imprudences!

Cet homme si bon, si généreux, qui s'est montré pour moi, toute ma vie, plus affectueux que le plus tendre des pères... Vais-je trahir cette confiance si admirablement absurde qu'il nous témoigne?... Ah! si j'avais su! si j'avais su!...

JACQUES.

Sans suscription.

Lisez ces lignes, je vous en supplie. Ne déchirez pas ce billet sans vouloir les connaître, dans le mépris et l'indignation que je vous inspire. Je ne viens pas vous répéter les paroles qui m'ont échappé hier en un instant de fièvre. Oubliez cet aveu, que j'ai eu la lâcheté de ne pas tenir renfermé au fond de mon coeur. Pardonnez à un malheureux dont la raison s'est égarée à voir qu'il avait entre ses mains le bonheur de sa vie et qu'il l'a irrémédiablement perdu...

Je quitte cette maison. Vous ne me reverrez que lorsque je serai guéri, si je guéris jamais.

Laissez-moi l'espoir que j'emporte votre pardon et votre pitié.

IACQUES.

A Me Cherbenoit, notaire. Mon cher tabellion,

Ça y est. Mon truc a parfaitement réussi. J'ai gagné la partie que vous jugiez bien aventureuse et pour laquelle j'avais besoin d'un concours que ces dames Lambert ne m'ont pas accordé sans résistance. Encore, de la mère ai-je eu assez facilement raison relativement, car vous aviez su la convaincre de ma sincérité à vouloir assurer le bonheur de sa fille. Mais ce que cette petite Marguerite m'aura donné de tablature! Ce n'était pas le tout de décider ces dames à venir . s'installer avec moi à Gonniville, pour se prêter à la comédie de ce prétendu mariage. Ça, à été le diable et son train pour

obtenir de mademoiselle ma pseudofemme qu'elle continue à jouer le jeu le temps moral nécessaire.

Notez que je savais pertinemment que cette petite masque s'était amourachée à première présentation, à en perdre la tête, de mon sacripant de neveu. Mais elle m'avait déclaré ne consentir à jouer cette comédie que pour me faire plaisir et parce qu'elle était convaincue que Jacques ne prêterait pas plus d'attention à elle qu'auparavant. Aussitôt que mon drôle de se montrer un peu. sensible taux charmies de sa personne, voilà que la petite, effarouchée, vient pousser de grands cris dans mon gilet:

— Je ne veux plus! Je ne veux plus!

Ah! ces coeurs de fillettes!

Ma diplomatie a eu pourtant le dessus.

Du côté de Jacques, parbleu, ça a marché sur des roulettes, comme j'en étais bien persuadé. Avec un gaillard de sa trempe, l'attrait du fruit défendu devait être irrésistible. Il ne manquait à cette adorable Marguerite que d'être à ses yeux la femme d'un autre pour qu'il en tombât éperdument amoureux.

Aussi, ça a chauffé ferme.

Ce matin, j'ai cueilli mon bonhomme au moment où il secouait la poussière de ses sandales sur le seuil avunculaire, prêt à s'exiler sans retour, et je vous l'ai, incontinent, jeté dans les bras de sa jolie . petite soi-disant tante, qui n'en! pouvait mais. Parlez-moi d'un gaillard éberlué.

Vos deux mains.

ADOLPHE BOURRETTE.

Chesneux, Ismaïlia. Fou de joie. Je l'épouse. Lettre suit.

JACQUES. LÉON GANDILLOT.

Les Ouvrages de la

Librairie des « Annales »

Au moment de la rentrée des classes, nous rappelons à nos lecteurs qu'ils trouveront à la Librairie des Annales quelques ouvrages qui sont devenus classiques et rendront à tous les jeunes gens les plus grands services :

L'Art de la Prose, dans lequel M. G. Lanson, l'éminent professeur à la Sorbonne, étudie la langue, les procédés de nos plus grands écrivains, et en déduit les règles propres à former le style (un volume, 3 fr. 50).

L'Art des Vers, de M. A. Dorchain, qui est le meilleur traité de versification actuel, le seul vraiment complet et moderne (un volume, 3 fr. 50).

La Littérature Féminine d'Aujourd'hui, du jeune et distingué critique Jules Bertaut. est une pénétrante étude des écrivains féminins qui sont si nombreux à notre époque (un volume, 3 fr. 50).

Les Poèmes à Dire, de M. Ernest Gaubert. Ce nouveau livre, qui a tant de succès auprès de nos lecteurs, fait connaître aux jeunes gens, à côté des plus beaux poèmes classés et connus, de charmantes pièces d'auteurs moins illustres, mais dont plusieurs sont de véritables chefs-d'oeuvre (un volume, 3 fr. 50).

Enfin, nous signalons à nouveau à nos lecteurs l'intérêt capital de L'Anthologie de tous les Auteurs Français des Origines jusqu'à nos Jours, publiée en deux volumes, sous la direction de M. Emile Faguet, de l'Académie française. Ces deux volumes (de 600 pages chacun) constituent pour tout élève, pour tout étudiant, un ouvrage sérieux dans lequel ils pourront, en un instant, se faire une idée du talent, de la vie, de la production d'un auteur, poète ou prosateur. Poésie, brochée, 4 francs ; cartonnée, 4 fr. 50. — Prose, brochée, 4 fr. 50; cartonnée, 5 fr.

Le succès de ces Anthologies a conduit la Librairie des Annales à en publier de nouvelles, qui complètent, dans d'autres données, ces anthologies générales Nous en reparlerons bientôt à nos lecteurs.


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Le Centenaire

de Théodore Rousseau

ROUSSEAU ET MILLET

Le peintre Théodore Rousseau, que Millet, très prudent, eut bien des mois pour voisin avant de l'avoir pour ami, était un homme vigoureux et barbu comme lui, et comme lui fréquemment « absorbé dans ses réflexions et attentif aux fumées de sa pipe ». Les deux visages, réunis par le sculpteur Chapu dans le même médaillon de bronze, ont un air de parenté. Cependant, les origines immédiates étaient bien différentes. Rousseau est Un bourgeois de Paris admis par privilège, et grâce à une fantaisie, dans l'intimité de la nature rustique. Encore n'est-il pas permis de dire qu'il comprit les hommes de la campagne); il suffit à sa gloire qu'il en ait compris les arbres. II était né à Paris, dix-huit mois avant Millet, le 13 avril 1812, d'un tailleur venu du Jura dans la capitale, et qui avait réussi. La mère, Parisienne, très fine et jolie, aurait pu dire :

— Nous sommes de famille artiste.

Son grand-père maternel avait été doreur des équipages du roi. Et ces Rousseau devaient être réputés pour leur loyauté, car, au moment des Cent-Jours, le prince de Talleyrand, partant pour Oand, avait fait remettre en dépôt, chez le tailleur, des papiers importants

importants une liasse volumineuse de titres de rente. Au retour des Bourbons, quand le prince revit le dépositaire, qui avait été scrupuleusement fidèle, il lui demanda ce qu'il pourrait faire pour lui. Croiriez-vous qu'on ignore la réponse et que peut-être il n'y en eut pas, car j'ai connu des gens qui étaient capables de ce silence.

Et ceci se passait dans des temps très anciens,

comme dit Hugo.

Je crois que le sang de l'ancien doreur des équipages du roi travaillait les veines du petit Théodore. Car ce gamin achetait en cachette des couleurs et des pinceaux, et il mettait à dessiner toute chose une ténacité extraordinaire. Il avait la vocation], mais elle l'eût conduit à la peinture d'histoire, ou de genre, à la célébrité, à l'Institut, partout, excepté dans le mystère des forêts, si, vers la douzième année, ce fils d'un marchand de la rue d'Aboukir n'avait eu l'incroyable, l'invraisemblable chance, d'être emmené dans les forêts de la Franche-Comté, par un statuaire qui voulait faire une belle opération commerciale en exploitant des coupes, et qui s'y ruina. Mais une année de séjour dans les bois avait donné à la France le plus grand de nos peintres forestiers. Rousseau, à la différence de Millet, voyagea beaucoup en France; à dix-huit ans, il parcourait le Cantal; à dix-neuf ans, en 1831, il visitait la Normandie. L'année suivante, il partait peur la forêt de Fontainebleau, s'arrêtait à Chailly, et devenait pensionnaire. de la mère Lemoine, à quarante sous par jour. En revenant de là, il racontait à son ami Sensier ses émotions de jeune peintre tout seul parmi les futaies.

— J'entendais les voix des arbres, disait-ilSans

disait-ilSans jamais eu connaissance du mot, Millet écrivait, un peu plus tard :

« Je ne sais pas ce que ces gueux d'arbres se disent entre eux, mais ils se disent quelque chose que nous n'entendons pas. Je crois, pourtant, qu'ils ne font pas de calembours. »

Rousseau étudiait avec une passion d'analyste cette nature où Millet apercevait plutôt les plans et les ensembles. Toute l'observation de Rousseau, toute sa méditation, et l'habileté grandissante de sa main, tendaient à faire le portrait de la forêt, tantôt de la lisière, qui s'ouvre comme la gueule d'une caverne, et, entre ses piliers, laisse voir, montre, embellit la plaine toute blanche du givre du matin ; tantôt la forêt broussailleuse, composée d'étages successifs, comme les architectures des hommes, étage de l'herbe, étage de la fougère, étage des jeunes rejetons d'ormes, de charmes, de noisetiers, étage des arbres de haut vol, qui forment les voâtes et les verrières de là-haut, ciel bleu, nuages blanc», nuages gris, nuages d'or dans le plomb mouvant des feuilles vertes; tantôt la forêt qui fait cercle autour de quelques très vieux arbres, et se tient à distance, respectueuse en apparence, écartée en réalité par les racines colossales qui rendent inhabitable la motte où vivent les géants. Il peindra toutes les essences de la forêt, même les toutes légères, et nous aurons de lui des études de bouleaux, comme On vit Corneille écrire Les Stances à la Marquise. Mais ses préférences étaient pour le chêne, et les tableaux de Rousseau ont surtout glorifié cet arbre qui n'est pas toujours élégant, qui est toujours robuste et de forte personnalité. C'est parmi les chênes que le caractère individuel est le plus fréquent. Chênes de montagne, chênes de roche, chênes de plaine, jeune chêne de futaie, protégé par tout le peuple voisin, vieux solitaire attaqué par cinq cents ans d'orage, et s'obstinant à porter encore une petite couronne verte entre ses bras paralysés, comme le fait le chêne légendaire du Dormoir de Barbizoti, qui s'appelle « Le Rageur » : Rousseau a dessiné toutes ces physionomies autoritaires. Il a aimé les chênes à toutes les saisons de l'année, mais surtout dans leur vêtement d'automne. Il a été le prince des tons fauves dans la campagne boisée. Il a voulu opposer leur rudesse, leurs corps violents, leur longévité, à l'éphémère douceur des heures par lui choisies, à des lueurs matinales, à des vapeurs du soir qui fleurissent un moment. Ces contrastes sont un des secrets de son art. Il aurait voulu que toute l'histoire, tout le roman

Le Matin.

DEUX CHEFS-D'OEUVRE DE THÉODORE ROUSSEAU

Le Soir.

(Collection de la baronne Nathaniel de Rothschild.)

Entrée de l'atelier

de

Théodore Rousseau.

Médaillon de Rousseau et Millet

sculpté sur une roche de la forêt de Fontainebleau.

La maison de Millet, à Barbizon.


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de l'arbre apparût à nos yeux, et, travailleur acharné, songeur que désespérait la vie complexe de la forêt, il cherchait à dépasser la limite assignée à la puissance de l'artiste. Quelques-unes de ses toiles sont trop chargées d'intentions.

— Il vous semble, disait-il à un ami qui le regardait peindre, que je me borne à caresser ma toile, à n'y déposer que des gestes magnétiques? Je cherche à procéder, comme le travail de la nature, par des alluvions qui, réunies ou amoncelées, deviennent des forces, des transparences, au milieu desquelles j'agis ensuite avec des accents définitifs.

Le miroitement de certains troncs d'arbres, l'exagération de certains reliefs, certaines silhouettes de branches et de feuilles qu'on dirait tracées à la pointe de feu au milieu d'une nature tendre et humide, sont des erreurs de scrupule et des faillites devant l'impossible. Rousseau, ai-je dit, est le plus grand de nos peintres forestiers; mais son domaine est inhabité. L'homme n'y est qu'un passant. Les animaux sauvages ou les troupeaux de vaches n'y sont que des taches heureuses répandues sur le sol, et pour la gloire des paysages.

Millet est un génie humain, au contraire!, un homme qui voit vivre les hommes dans la campagne, qui tes voit travailler, qui les voit souffrir, et qui nous le dit. Entre lui et Rousseau, il y a tout un monde, il y a toute la tendresse pour le prochain.

RENE BAZIN.

Je l'Académie française.

L'AMI DE LA FORÊT

Par une ironie curieuse de la destinée, le grand peintre du plein air au dix-neuvième siècle, le maître par excellence du paysage forestier, l'incomparable poète qui consacra sa vie à célébrer les plaines et les bois, Théodore Rousseau est né dans une boutique obscure de la rue d'Aboukir, à Paris.

Dès l'adolescence, Théodore Rousseau ne pensait qu'à manier les pinceaux. Mais, sur l'arbre de Jessé, les générations montent de plus en plus vers la lumière. Ce n'était plus

la décoration des voitures princières qui le tentait; il rêvait d'être un peintre, lui aussi, de représenter à son tour des scènes comme celles qu'encadrait parfois la dorure atavique aux traîneaux ou aux chaises à porteurs des favorites. Il dessinait tout ce qu'il voyait autour de lui. Il achetait des boîtes de couleurs avec les pièces blanches qu'on lui donnait. Sa vocation s'affirma et se précisa au cours d'un voyage qu'il eut l'occasion de faire dans son comté ancestral ; il revint de cette longue excursion pédestre, enivré des beautés naturelles que gardent les vieilles forêts séculaires de la France.

En 1831, il s'installait à Chailly, dans la forêt de Fontainebleau. Jusqu'à sa mort, qui survint le 21 décembre 1867, il ne devait plus guère quitter l'émouvant décor: les fées de la forêt l'avaient ensorcelé.

Il y a dans ses toiles, si consciencieusement composées et peintes, une sérénité qui réconforte, une puissance devant laquelle on s'incline, un charme qui retient. Certaines de ses oeuvres, par l'accent, font penser à des symphonies : tout un drame sobrement traité se déroule sous nos yeux, lorsque nous les contemplons. Cette peinture, qui est faite si simplement, avec tant de sérénité, révèle une âme admirable et nous prend au coeur.

Comme son grand ami Jean-François Millet, cet autre sauvage de génie qui vivait avec lui dans l'ombre de la forêt, il a eu le sens de la grandeur des scènes naturelles.

« Dès les premières toiles, lui écrivait l'auteur de La Fileuse, vous montrez une fraîcheur de vision qui ne laisse pas de doute sur le plaisir que vous aviez à voir la nature et on voit qu'elle vous parlait bien directement et que vous voyiez bien par vos yeux. C'est de vous et non de l'aultruy, comme dit Montaigne. N'allez pas croire que je vais vous suivre morceau à morceau jusqu'à maintenant. Je veux seulement mentionner le point de départ, qui est l'important, puisqu'il montre qu'un homme est de la race. Vous étiez, dès en commençant, le petit chêne qui devait devenir un grand chêne. »

Je ne sais pas, pour ma part, de phrases plus émouvantes pour caractériser l'oeuvre de

ce grand peintre, qui est un grand poète de l'âme française :

« C'est de vous et non de l'aultruy... Vous étiez, dès en commençant, le petit chêne qui devait devenir un grand chêne. »

Oui, vraiment, c'est le grand chêne, et son ombre n'a cessé de s'allonger sur l'art français...

Malheureusement, Rousseau n'était pas riche et il était, trop souvent à son gré, obligé de revenir à Paris pour vendre ses tableaux. Alors, il venait retrouver son ami Thoré, le critique d'art, qui habitait une mansarde voisine de la sienne, sous les toits. Tous deux s'encourageaient, se remontaient, retournaient visiter les musées.

« Te rappelles-tu, écrivait plus tard Thoré, nos rares promenades aux bois de Meudon ou sur les bords de la Seine, quand, en fouillant dans tous les tiroirs, nous pouvions réunir à nous deux une pièce de cinquante sous? Alors, c'était une fête presque folle au départ. On mettait ses plus gros souliers, comme s'il s'agissait de partir pour un voyage à pied autour du monde, car nous avions toujours l'idée de ne plus revenir. Mais la misère tenait le bout du cordon de nos souliers et nous rattirait de force vers la mansarde, condamnés à ne voir dehors qu'un seul tour de soleil. Notre bourse ne durait guère. L'air de la Seine était bien vif et il faisait faim, sous les bois. »

La vie s'adoucit un peu pour lui, et, bientôt, il put s'installer à demeure dans sa chère forêt. Non pas que sa peinture atteignît les grands prix : il connaissait encore des moments de lourde gêne, car il ne consentait pas à produire pour les marchands; il ne voulait pas « faire son repos aux dépens de son coeur ». Toute sa joie était de voir les jours s'écouler ainsi, dans la campagne ; il était de ceux qui bornent leur horizon à « cultiver leur jardin »; mais, dans ce cadre qu'il avait choisi, il sut fixer des scènes de nature qui dureront autant que la peinture française.

GEORGES GRAPPE.

Théodore Rousseau (1812-1867).

Le Marais dans les Landes, par Théodore Rousseau (tableau acheté 129,000 francs, pour le Musée du Louvre).


282.

LES ANNALES

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Une Poétesse Japonaise

Mme Akico Yossano, une poé fesse japonaise illustre dans son pays, et actuellement en résidence à Paris, nous a fait l'honneur de Venir nous voir, avec son mari, littérateur également distingué. Celte visite nous a si vivement intéressé, que nous avons demandé à Mme Akico Yossano de résumer dans un article les impressions recueillies par elle sur la France, et plus spécialement sur la femme française. Voici cette étude, que notre confrère Léon Faraut a bien voulu traduire pour nos lecteurs, en y joignant quelques éclaircissements et notes biographiques. Un jeune peintre japonais de grand talent, M. Yeutchi Shuncho, nous a remis, d'autre part, des croquis, pris à Montmartre, et qui illustrent, de la façon la plus originale, le texte de son éminente compatriote :

Mme AKICO YOSSANO

Le jeune littérateur japonais qui avait appris la présence à Paris de Mme Akico Yossano, la célèbre poétesse, s'était empressé de monter à l'atelier montmartrois de son compatriote, le peintre Yeutchi Shuncho, au beau talent à la fois personnel et multiple. On lui avait dit que M. Yeutchi connaissait

la poétesse, et je l'entendais qui suppliait l'artiste :

« Puisqu'elle vient chez vous quelquefois, permettez-moi de revenir... Je voudrais tant la voir... J'admire ses oeuvres depuis que je les connais... L'être qui a écrit de pareils vers doit être quelque chose de plus qu'un humain. Pour moi, Mme Yossano est une nouvelle Kwannon. »

L'écrivain employait pour exprimer son admiration une image toute orientale et païenne, mais combien significative de son enthousiasme et du culte qu'il avait voué à celle qu'il n'hésitait pas à confondre avec la déesse bouddhiste de la Beauté, de l'Amour, de la Compassion, de la Clarté et de la Pureté.

De l'avis des critiques littéraires les plus éminents de son pays, — MM. Bin-Oueda, professeur à la Faculté des Lettres de dans et Ogaï-Mori, médecin inspecteur des armées et poète des plus réputés, pour ne citer que les principaux, — Mme Yossano est la poétesse la plus fameuse que le Japon ait produite à ce jour.

Et ce n'est pas là un mince mérite.

Depuis que le Japon existe, c'est-à-dire depuis plus de deux mille ans, la poésie y a toujours été en honneur. Tout le monde s'y adonne plus ou moins. L'impératrice actuelle cultive cet art avec ferveur, de même que son impérial époux. Meiji Tennô, c'est-à-dire feu Mutsu-Hito, composait en moyenne trente tankas par jour; certaines fois, il poussait iusqu'à la cinquantaine. Quel est le Japonais

qui ignore les poésies du général Nogi ? J'entends, celles que le glorieux vainqueur de Port-Arthur, dont le sublime sacrifier est venu à propos rappeler toute la force et la vitalité des vieilles moeurs nippones, composa pour célébrer la mort de ses deux fils, tombés en Mandchourie pour la gloire du mikado.

Sur Les Quarante-Sept Chevaliers Errants dont les aventures héroïques nous furent contées avec gravité par Tamenaga Shounsi (1848), quarante-six écrivaient le vers spontanément.

Les Japonais, naturellement poètes, vouent un culte particulier à ceux qui se distinguent dans cet art. C'est ainsi que le nom de la princesse Noukata, dont le talent éclaira le septième siècle d'un lustre tout particulier; ceux de trois dames de la Cour, WononoKomachi (1), Mourasaki-Skibou, Seï-Slonagon, gloires poétiques du dixième siècle, ont été dévotement recueillis dans l'histoire littéraire du Japon.

Si l'on s'en rapporte aux écrivains dont j'ai cité les noms plus haut, — et véritablement, nous sommes bien obligé de le faire, — le mérite de toutes ces illustres poétesses compte pour bien peu à côté de celui de Mme Yossano. La gloire de cette dernière est de beaucoup plus lumineuse, plus éclatante.

La vocation lyrique de cette jeune femme de trente-trois ans, toute menue et gracieuse dans son kimono de soie bleue orné de fleurs blanches, tient du roman et du prodige à la fois.

C'est l'amour qui éveilla en elle la fibre poétique.

L'aventure est touchante. Elle n'a pas de précédent dans les annales artistiques de l'Empire du Soleil Levant. S'est-elle trouvée facilitée par les conditions de modernisation et d'européanisation adoptées par le Japon? C'est fort possible. Il n'y a pas très longtemps encore,' en effet, les jeunes filles nippones étaient astreintes à une discipline familiale rigoureuse qui n'eût guère permis le geste de Mlle Akico Ohotori. Et c'eût été grand dommage pour la poésie.

Akico avait quinze ans quand elle quitta l'école primaire de Sakaï, antique cité voisine d'Osaka. Devant l'ardeur qu'elle manifestait à étudier pour parfaire son instruction, ses parents, commerçants notables, n'osaient pas la presser de se marier, bien que leur plus cher désir eût été de lui voir faire un choix au plus vite entre ces nombreux jeunes hommes qui briguaient sa main. Tout entière à la lecture des romans, des drames et des poésies classiques des époques de Heian (794-1179)

et de Edo (1605-1867), elle feignait de ne rien voir.

Une revue poétique de Tokio, L'Etoile du Matin, qui lui était tombée sous les yeux, allait décider de sa destinée. Entre tous les poèmes que cette revue publiait, il se trouva que ceux de M. H. Yossano, qu'elle avait particulièrement remarqués, l'incitèrent à penser. La jeune fille se mit à noter graphiquement les réflexions qu'ils lui suggérèrent, et ses écrits ravirent d'admiration sa bonne grand'- mère, éprise de poésie ancienne. Akico avait composé des tankas d'une forme parfaite et d'un charme philosophique infini. L'aïeule crut n'avoir jamais rien vu d'aussi beau et, pourtant, elle était lettrée. L'amour profond qu'elle avait voué à l'enfant ne faussait-il point son jugement? Elle voulut en avoir le coeur net et prit sur elle d'envoyer les essais à L'Etoile du Matin.

La grand'mère ne s'était point trompée sur la valeur des vers. Elle en eut la preuve bientôt en voyant imprimés dans le journal, et à la place d'honneur, les poésies de sa petite-fille.

Jamais encore, le directeur de la revue, M. H. Yossano, poète distingué considéré comme un chef d'Ecole, n'avait éprouvé, en lisant des vers, émotion comparable à celle qu'il ressentit devant les essais de la jeune fille. M. Yossano venait de reconnaître la marque d'un rare, d'un unique génie, et son appréciation, ratifiée bientôt par les lettrés qui placèrent la jeune fille à la tête des écrivains féminins du pays, devait, plus tard,

(11 M. et Mme Yossano, ainsi que nombre de Japonais lettrés que je connais, ne sont pas d'accord avec le Dictionnaire Universel de P, Larousse, qui fait vivre cette poétesse au septième siècle, et dit d'elle : « Elle se voua a la poésie comme à un culte religieux, resta vierge et composa des vers jusqu'à son extrême vieillesse. » Les Japonais déclarent qu'elle vivait au dixième siècle. Quant à sa pureté, ils la comparent volontiers à cello d'Elisabeth d' Angleterre, la reine-vierge.

M. Yossano. Mme Akico Yossano. M. Yeutchi Shuncho.


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provoquer, de la part des critiques, le jugement que j'ai mentionné.

Mlle Akico Ohotori admirait les vers de

M. Yossano. Insensiblement, cette prédilection

littéraire se mua en un ardent amour pour le

poète. Très audacieusement, très innocemment

innocemment la fille des commerçants de Sakaï

avouait dans ses poésies les sentiments que

lui inspirait son héros;

Quelle doit être ta solitude, 0 toi qui prêches la morale Et" qui ignores tout De la nudité féminine?...

Ces poésies provoquèrent, par tout le pays, une (admiration unanime. Elles n'étaient, pourtant,

pourtant, épiques, ni héroïques, comme celles qui avaient jusque-là chanté les vertus guerrières et civiles de la race et célébré les

actions d'éclat des braves; elles étaient simplement

simplement réalistes et psychologiques. Remarquables de perfection dans leur forme toute nouvelle, elles recelaient des trésors de délicatesse sentimentale et de pensées.

Les vers de cette idylle, imprimés dans la revue, au fur et à mesure de leur production, furent réunis en un-recueil, Cheveux Flottants, en 1899, quand Mlle Akico épousa M. Yossano.

Le mariage n'alla point aussi facilement qu'on le pourrait penser. Le projet n'était pas précisément du goût des commerçants de Sakaï. Et comment eût-il pu en être autrement? Ainsi que tous les bourgeois de leur classe, M. et Mme Ohotori n'avaient qu'une bien piètre estime pour les artistes, qu'ils fussent acteurs ou écrivains, peintres ou versificateurs. Ils finirent, néanmoins, par consentir à l'union des deux poètes.

Mlle Akico avait alors vingt ans.

Les treize années qui se sont écoulées depuis ont été magnifiquement remplies et par î'épduse, qui a été sept fois mère, et par la poétesse, qui a publié une dizaine de volumes de vers. Les lettrés s'accordent pour reconnaître que Mme Yossano est, maintenant, dans toute la force et toute la maturité de son beau talent. Ses dernières oeuvres témoignent d'une maîtrise et d'Iune perfection jusque-là inconnues.

'Quel est le genre poétique de Mme Yossano?

La chose n'est point aisée à expliquer. Les vers japonais — ceux qui ont eu la chance de suivre les intéressantes conférences de M. Edme Archambeau, à l'Association francojaponaise, le savent — ressemblent vraiment peu à ceux d'un Victor Hugo ou d'un Verlaine.

Le tanka, genre que pratiqua tout d'abord Mme Yossano, se compose de cinq vers formant un total de trente et une syllabes : 5, 7, 5, 7, 76

L'origine du tanka se perd un peu dans la nuit des temps. D'aucuns affirment qu'on le pratiquait il y a deux mille ans. Quoi qu'il en soit, le prestigieux talent de Mme Yossano donna à cette forme un relief, un éclat qu'elle n'avait jamais connus.

La Revue Littéraire, de Tokio, que dirige M. Hasegawa, organisait, l'an dernier, un référendum, parmi ses lecteurs. A l'unanimité, Mme Yossano fut proclamée la première pour le tanka. Pour le sintaïsi, autre forme poétique ne comptant que vingt ans d'existence, et présentant une certaine analogie avec notre sonnet, les voix se trouvèrent divisées. La majorité désigna M. Kitahara. La deuxième place échut, au mari de, la poétesse. M. Yossano avait été pourtant le maître de M. Kitahara.

Mme Yossano a composé, à ce jour, trente mille tankas, environ. Elle s'est adonnée aussi au sintaïsi et y a brillamment réussi.

La célèbre poétesse a eu, ces temps derniers, une initiative qui lui a valu l'approbation du pays tout entier. Elle a entrepris de composer des vers dans le langage du peuple, qui est loin, on s'en doute, de ressembler à l'expression littéraire. Mme Yossano a adroitement assujetti l'idiome populaire à des régles fixes.

L'auteur des Cheveux Flottants est assez au courant dès choses de la littérature française.

L'influence des poètes anglais, qui avait été grande au Japon jusqu'à ces quinze dernières années, a cédé le pas à celle de nos parnassiens et de nos symbolistes. La poétesse nous dit goûter particulièrement Mallarmé, Baudelaire, Verlaine dont les oeuvres ont été traduites en japonais, de même que celles d'Albert Samain, Henri de Régnier, qu'elle affectionne aussi. Mme Yossano a voué une grande estime à Mme de Noailles. à qui elle a été comparée.

Lafcadio Hearn, cet Anglais qui mourut japonais, un des rares ayant pénétré le japon moderne, a appelé les poésies japonaises des pcèmec-tableaux.

Ce sont, en effet, de véritables petits tableaux, ces tankas de Mme Yossano, que MM. Osoumi et Matsouoka, deux écrivains, japonais connaissant parfaitement notre langue, ont traduits pour nous en français.

Ils sont frais et charmants comme te jeunesse qu'ils évoquent, ces deux tankas cueillis dans Les Herbes Vénéneuses:

Quel sentiment agréable! Une chanson de jeune fille s'élève... C'est comme le vent qui passe Sur le champ au mois de juillet.

0 visage que j'aime! 0 Bilocyana-Boeddha!

Tu vois jusqu'au fond de moi-même

Dans ce petit bois que verdit le jeune feuillage.

D'iun tout autre caractère et d'une profonde mélancolie, ces tankas des Boues de Printemps. Chacun d'eux constitue l'analys d'un état d'âme:

Quel sera donc mon avenir? Sera-t-il empli par mes devoirs familiaux, Ou le souci de rester jeune et jolie Toujours l'occupera-t-il entièrement?

Cet autre:

Pourquoi donc suis-je tentée de revenir je ne Je me sens dans l'isolement du voyage [sais où?... Bien que je sois dans ma maison...

Ce troisième :

Pourquoi la tristesse me pousse-t-eile [fleuve?... A pleurer quand je contemple. le cours du Oui, peut-être bien, la source de mes larmes Est pareille à la source du fleuve...

Ce dernier, — hymne chaleureux et douloureux aussi à la jeunesse:

Je voudrais vivre des journées printanières Jusqu'à mon trépas... Oui, je voudrais mourir comme les Plumes d'or et d'émeraude du paon.

Dans le Transsibérien qui ramenait en Europe, Mme Yossano a composé des poèmes charmants. En voici un, de forme nouvelle. — un sintaïsi:

Le commencement de l'été est venu. C'est un adolescent bien peigné, Aux joues roses, gentiment vêtu De "bleu et de blanc.

Le commencement de l'été est venu. C'est comme l'esprit de la mer du Sud


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Qui agite la flamme bleue et tient entre Ses mignonnes dents la flûte de paille De ris de laquelle sortent des airs ardents...

Le commencement de l'été est venu [cots.

En courant. Sur son passage, orangers, coquéliEt pêchers chargés de fruits verts, ont frissonné.

Le commencement de l'été est venu En fredonnant des refrains d'amour... Vers la fenêtre où s'accoude la femme, Son ombré, comme une fleur de lis, Monte et dit: « Songez! »

Un aéroplane, qu'elle a vu survoler Montmartre, la Seine, sur les berges de laquelle ses méditations la conduisent fréquemment, lui ont suggéré de touchantes strophes:

Oh! là-bas les larmes de rubis qui se fondent... Et les lanternes sur les bateaux et les rivages... Oh! la Seine... N'est-ce pas que tu pleures, Toi qui as le coeur féminin?

Mme Yossano a écrit aussi des romans et des drames qui sont connus des lettrés et du peuple.

Les revendications féministes ont trouvé en elle un champion résolu. La condition de la femme s'est bien transformée au Japon en ces vingt dernières années, mais il reste beaucoup à faire encore. D'un Coin, le livre dans lequel Mme Yossano a émis ses idées sur ce sujet, est lu à la fois par les femmes et par les jeunes filles.

Aime Yossano a voulu se rendre compte de visu des conditions sociales de la femme européenne. L'article ci-dessous, qu'elle a bien voulu écrire pour Les Annales, et dans lequel elle note ses premières impressions sur notre pays, contient des naïvetés et aussi des erreurs,— la poétesse ignore notre langue et n'est en France que depuis peu de temps, — mais, dans son ensemble, il constitue un document d'un réel intérêt, — c'est un peu comme un cliché qui n'aurait subi aucune retouche.

M. Yeutchi Shuncho, véritable Steinlen japonais; nous montre, par ses adroits et suggestifs croquis, quelques-unes de ces femmes du peuple dont parle Mme Yossano. L'artiste est allé choisir ses modèles au square SaintPierre, — au coeur de Montmartre.

LÉON FARAUT.

PREMIÈRES IMPRESSIONS

SUR LA FRANCE

Je ne suis en France que depuis peu de temps et je n'ai pas eu encore l'occasion de vivre au milieu d'une famille bourgeoise. Dès lors, pourrai-je répondre de manière satisfaisante aux questions que M. et Mme Adolphe Brisson m'ont fait l'honneur de me poser et formuler, sur ce qu'il m'a été donné de voir dans ce beau pays, des opinions qui ne feront point sourire? J'en doute, mais, tout de même, je me risque...

C'est tout à fait par hasard que j'ai établi ma résidence près de la place Pigalle. J'ignorais alors que Montmartre était fréquenté, la nuit, par un peuple de « fêtards ». Je n'appris cela que trois jours après mon installation.

Le hasard qui m'a conduite sur la Butte m'a permis de « voir » la femme d'une certaine classe, celle qui ne s'intéresse qu'aux choses de la toilette et aux frivolités il va sans dire que je ne considère pas ces « anges du mensonge » comme de vraies Françaises. Et je veux croire que, de même qu'au Japon, on n'a pas ici une grande estime pour les hommes qui se lient avec ces personnes.

J'ai pu constater, non sans étonnement, que ce sont surtout des Américainset des Anglais-

Anglais- les recherchent principalement. La richesse et la malsaine curiosité de ces étrangers seraient-elles donc la cause de la déchéance de ces femmes? Pourquoi donc les classes élevées de la société française, se désintéressent-elles de cette situation et ne se préoccupent-elles pas de diminuer le nombre de ces malheureuses ?

La France à bien d'autres attraits à offrir aux étrangers. Je veux parler de ses riches musées, de ses artistes, de ses admirables philosophes,de ses'' savants, de ses littérateurs et aussi de ses jolis et pittoresques paysages.

(Au dehors de: votre pays/ et même chez nous, au Japon, beaucoup se complaisent à vanter la liberté qui règne en France. Vous devriez avoir souci qu'on ne puisse jamais confondre cette liberté avec la licence. Les familles de la haute société française emploient dans l'éducation, des enfants les méthodes stoïques qui furent en honneur il y a des siècles. Elles s'efforcent de soustraire la jeunesse à la vision de ce milieu. C'est une faute. « En se bouchant les oreilles, on vole des sonnettes », dit le proverbe japonais; j'entends par là qu'il est impossible que les jeunes gens demeurent longtemps ignorants sur ce sujet.

Pour éviter le danger de ces révélations, faites d'un seul coup, brutalement', il serait bon que, dès l'âge de treize ans, les enfants fussent progressivement instruits de tout.

Les jeunes gens sont considérés, en France, comme les membres d'une société future; ils devraient plutôt être admis dans la société actuelle. Placés sous une égide intelligente, ils soustrairaient- de façon normale et certaine en écoutant et en regardant autour d'eux. Ils apprendraient où réside le danger et sauraient l'éviter

J'ai observé de mon mieux quelques femmes du peuple : des commerçantes, des ouvrières, des paysannes. Et j'ai constate combien elles sont fidèles, probes, appliquées, soumises à leurs parents et combien, aussi, elles sont prêtes à se sacrifier à leurs maris.

Leur instruction, peu étendue, leur fait parfois commettre le péché. Mais, en général, elles sont comme les fleurs sauvages des plaines. je les vois dociles, patientes et très fidèles à leurs devoirs, ainsi que les Japonaises.

Des femmes pareillement vertueuses s'assureront un glorieux avenir et donneront le bonheur aux Français.

Ces femmes-là possèdent les dons naturels qui font les vraies grandes dames. Qu'on se donne seulement la peine de développer leur instruction et l'on verra comment elles sauront faire valoir leurs qualités de coeur.;

Au Japon, durant ces vingt dernières années, par le seul fait de l'instruction et de l'éducation largement dispensées par tout le pays, de très nombreuses: femmes de basse extraction ont su s'élever aux premiers rangs. Je ne m'avance pas en affirmant que ce sont elles qui ouvrent, actuellement, les voies aux progrès que la société doit réaliser.

Les femmes du peuple, en France, ont ces mêmes qualités; c'est pour cela que je vois beaucoup de lumière dans leur avenir comme dans l'avenir des Japonaises.

Dans quelques mois, je serai sans doute en mesure de parler des choses de la France de façon plus précise et plus équitable.

Qu'on me permette, pourtant, cette remarque:

Il m'a semblé que les Françaises sont en reCroquis

reCroquis à Paris, par le peintre japonais M. Yeutchi Shuncho.


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tard,sur les Anglaises en ce qui concerne les revendications relatives à leurs droits. C'est, très probablement, parce qu'elles se trouvent heureuses dans leurs familles.

J'ai dit souvent, au Japon, que le fait de considérer la docilité de la femme comme la principale vertu implique chez les hommes une mentalité encore rudimentaire et témoigne d'une civilisation imparfaite.

Pourquoi donc les femmes ne peuvent-elles pas être regardées sur un pied d'égalité? Estce parce que les hommes cherchent toujours à les dominer? Est-ce parce que les femmes elles-mêmes se contentent d'appartenir aux hommes ?

Il me semble qu'en France, comme en Orient, les hommes sont toujours tentés de traiter les femmes en subalternes. Si cela était, il conviendrait qu'ils eussent pour compagnes, non des femmes modernes, mais des créatures en tout semblables aux arrière grand'mères d'il y a quelques siècles.

Pourquoi la masse des Françaises ne veutelle point développer son instruction à l'égal des hommes?

J'estime que nous devons revendiquer pour le bonheur de nos maris, de nos enfants et de la société.

On m'a assuré que l'instruction des jeunes filles de la petite et de la moyenne bourgeoisie était depuis longtemps stationnaire en France. Cela m'attriste fort; mais je ne voudrais pas que mes réflexions incitassent les Françaises à des gestes révolutionnaires comme en ont les Anglaises. Non! je ne saurais approuver ces violences. Nos chères Françaises doivent aviser à d'autres moyens moins turbulents et plus efficaces pour faire valoir leurs droits.

Quel est, au juste, le cahier des revendications des Françaises? Je veux m'en instruire.

Il me semble que, tout comme le Japonais, le français veut toujours voir sa femme dans le petit cadre familial, constamment occupée aux mêmes travaux domestiques, et pas autrement.

Est-ce vrai?

La vieille superstition qui voulait que la société de l'antiquité fût uniquement régie par des hommes ne serait-elle point morte encore?

Qu'on me cite donc un héros qui ne soit pas sorti des entrailles de la femme?

Si l'on pensait que le travail de toutes les femmes du peuple est pour beaucoup dans la richesse actuelle de la France, on comprendrait combien est peu important le rôle de celles qui demeurent emprisonnées dans le petit cadre familial.

Je ne puis admettre que les femmes soient toujours considérées comme les aides obligées des hommes. Les hommes aussi devraient aider les femmes d'une manière un peu plus effective.

Depuis l'antiquité, les femmes font toujours l'impossible pour se rendre utiles à leurs maris, mais les hommes, qu'ils sont ingrats!...

C'est mon idéal de voir les hommes et les femmes collaborer ensemble à la constitution de la société future. Oui, il faut absolument que notre instruction soit égaie à celle des hommes. Il faut reconnaître aux femmes les mêmes droits qu'aux hommes, et, partant, les astreindre aux mêmes obligations sociales.

Une réserve, pourtant, sur ce dernier point. Il est évident qu'une différence doit être faite entre les devoirs des femmes et ceux des hommes, en raison des dissemblances physique et sentimentale des deux êtres.

D'une manière générale, les hommes se Sont fort injustement comportés jusqu'ici envers les femmes. Et celles-ci, sans raison véritable,

véritable, cru devoir se montrer leurs inférieures.

J'aime la famille et j'ai pour elle le plus profond respect. Au Japon, et aussi en France, je constate que la famille demeure trop à l'écart de la société.

La famille devrait être l'image de la société. II faudrait que l'enseignement donné par les parents servît de base à l'instruction sociale des jeunes gens.

Le père et la mère s'employant à faire régner autour d'eux l'honnêteté et la probité, éduquant leurs enfants dans le sentiment de leurs devoirs et de leurs responsabilités, ce serait, par des moyens simples, s'assurer une société exemplaire.

Je suis depuis longtemps convaincue que les travaux domestiques auxquels les femmes s'adonnent doivent être réduits dans de sérieuses proportions. C'est du temps perdu que de passer de longues heures à de menues occupations ménagères. On risque ainsi de ne pouvoir jamais goûter au bonheur de la vie. Si j'ai éprouvé satisfaction aussi grande dans 1 mes occupations domestiques que dans mon cabinet de travail, c'est parce que je n'ai accordé aux premières qu'un laps de temps déterminé. Se trop confiner dans des besognes ménagères, c'est aller à la rencontre de quelque inéluctable. désagrément. N'y consacrer que juste les instants nécessaires, c'est éprouver une joie comparable à celle que, seules, les spéculations intellectuelles sont susceptibles de donner.

Je dois dire aussi que je n'ai jamais éprouvé beaucoup d'estime pour les dames qui abandonnent complètement les affaires domestiques aux soins des serviteurs; je les tiens pour des paresseuses.

En France, pourtant, les femmes peuvent avoir sur ce sujet d'autres opinions que j'aimerais connaître.

J'admire sans me lasser la beauté imposante, calme et lumineuse du pays de France.

Où cette féerie naturelle m'a surtout enthousiasmée, c'est en revenant de Fontainebleau par la route, et au retour de Saint-Cloud, sur la Seine, à l'heure adorable du crépuscule.

Maintenant que j'ai vu ces merveilles, j'ai peine à comprendre les éloges dithyrambiques que Pierre Loti a consacrés à la nature de l'Extrême-Orient, et je cherche quand même à 'me les expliquer.

Est-ce l'effet de l'étonnement qu'il ressentit devant des sites pour lui exotiques? Estce à cause de Mme Chrysanthème ?

Mais, dans les jolies provinces françaises, on doit trouver sans mal des jeunes filles aussi aimables et plus réellement innocentes que Mme Chrysanthème.

Je ne me sens pas encore en état de faire une oeuvre qui traduira exactement les impressions d'admiration profonde que je ressens devant là nature de France.

Je suis dans la situation d'une poule couveuse qui s'efforce de faire éclore ses poussins dans les meilleures conditions.

AKICO YOSSANO.

Il nous paraît intéressant de rapprocher des études qu'on vient de lire quelques morceaux inédits, qui seront, pour nos lecteurs, une véritable révélation, car leur auteur n'est autre que

le fameux général Nogi, dont le suicide reten tissant vient de produire au Japon une si grande émotion.

LE GÉNÉRAL NOGI POÈTE

Ce n'est pas par ambition littéraire que' le général Nogi cultivait la poésie. Car il faisait des vers et ne se souciait nullement de les réunir en recueil.

Tout comme ses ancêtres, les samouraïs des époques héroïques, le général versifiait pour célébrer les vertus guerrières et civiques de

la race. Il composait des tankas, parce qu'il était un fervent de Bushidô et qu'il entendait que ces vieux préceptes de morale, d'abnégation, de sacrifice au seigneur, à l'empereur, restassent l'âme du Japon.

M. Peri, un ancien marianiste remarquablement documenté sur les choses du Japon, faisant en 1905, à Yokohama, sous les auspices de l'Alliance Française, une conférence sur la poésie japonaise, citait le tanka que le général Nogi avait écrit pendant la guerre, en apprenant la mort de ses deux fils:

No ni yama ni Uchi juni naseshi Masurao no, Ato natoukashiki Nadeshiko no hano 1

Dans la plaine et sur la montagne.

Vestiges aimés des héros

Qui tombèrent frappés à mort,

Voici que s'épanouissent

Des fleurs d'oeillets!

La grâce de cette vision printanière après les horreurs de la tempête et l'émotion spéciale que portent toujours avec elles des fleurs nées dans un cimetière, ont déjà attiré l'attention et ont été notées par d'autres. Malheureusement, constate M. Peri, ils se sont arrêtés là, et il faut pousser plus avant.

Grâce aux jeux de mots poétiques que permet la structure un peu lâche de la phrase japonaise, une seconde lecture de ces vers nous y montrera le triste ato na (shi), ce dont rien ne reste, et dans la fleur d'oeillet, nadeshiko, nous trouverons les enfants qu'on a comblés de caresses, ces deux fils oui dorment leur dernier sommeil dans la plaine de Liaotong (1).

Dans la plaine et sur la montagne, ils sont

(I) Les deux fils du général trouveront la mort : l'un, à Nanchan (montagne du Sud) ; l'autre, à Port-Arthur.

Signature

autographe de Mme

Akico Yossano.

Le général Nogi.


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tombés en héros; et rien ne reste plus de ces douces fleurs, mes enfants bien-aimés! Alors, cette plainte d'un coeur de père, voilée, pour ainsi dire, sous l'évocation des fleurs d'oeillet, devient poignante. Et n'y a-t-il pas dans cette courte poésie comme un de ces sourires si étranges pour nous, naissant sur des lèvres tremblantes, dans un raidissement' de tout l'être contre la douleur, suprême effort d'un coeur japonais?

Au moment d'ordonner l'assaut à une montagne que les Russes avaient mise en état de défense, le général Nogi, pour exalter le courage de ses soldats, écrivait:

Nirésan ken ani yofikatakaran ; Danshi kohômio kohôtoukon ouvkis; Tekketsou yamokô koutsoukhayeshi sankei arha

tamari; Banjin hitoshikhou aotigou niresan.

Voici la traduction, ligne par ligne:

Bien que le mont semble inaccessible, on

doit le gravir; Devant l'ambition de l'homme, la difficulté

disparaît; Le sang et le fer renverseront ce mont,

transformeront sa forme; Des millions d'hommes l'admireront alors...

Le colonel Watanabé, l'actuel attaché militaire du Japon en France, conserve religieusement ces vers. Le distingué officier était à Port-Arthur, lui aussi, aux côtés du général Nogi. Il participa à l'assaut du mont et fut chargé d'installer à son sommet la batterie qui détruisit la flotte russe mouillée sur rade. Le colonel Watanabé garde non moins précieusement cette autre poésie, que le général Nogi a écrite devant Port-Arthur:

Siari scïnasi nansô kamashimoni aran Senen Koutiso khio ôchouhi Kolwroôgoun jouoman. tareka eïketsou ? lohohôdorokasno kohômio korekonotoki.

Ne regrettons jamais de perdre la vie.

Le monument en l'honneur des fidèles est éternel."

Parmi les millions de soldats de l'armée impériale, qui sera un héros?

La gloire qu'il obtiendra en ce jour lui vaudra l'admiration Universelle.

Pour ne point employer la manière de Napoléon, le général japonais ne savait pas moins toucher le coeur de ses soldats. De ses régiments, il fit une armée de héros. Comment s'étonner, dès lors, des miracles que les petits soldats jaunes accomplirent?

Après la prise de Port-Arthur, le général Nogi traçait, sur la photographie qui le représentait monté sur le cheval blanc que lui avait donné le général Stoessel, les vers suivants:

3L'Est et l'Ouest, le Nord et le Sud, mes yeux les ont vus.

De nombreuses montagnes, des rivières rapides, mes yeux les ont vues.

Le printemps glorieux, le splendide été, feuilles tombantes d'automne et neiges d'hiver : tout cela mes yeux l'ont vit.

Une année de bataille, des hommes et des

chevaux usés, mais mon esprit reste jeune.

Mes souvenirs de foyer sont des souvenirs bannis.

Ma patrie et mon empereur sont tout pour

moi.

Général NOGI.

PAGES OUBLIÉES

A propos de la récente fête commémorative en l'honneur de Pierre Dupont, plusieurs de nos lecteurs nous ont demandé de reproduire dans nos colonnes une de ses plus célèbres chansons : Les Sapins. Nous nous empressons de déférer à leur désir :

LES SAPINS

Paroles et Musique de PIERRE DUPONT

Le sapin brave et l'hiver et l'orage, Chaque printemps lui fait un éventail, Droite est sa flèche et vibrant, son feuillage, L'art grec s'y mêlé au gothique travail. Ses blancs piliers, un souffle les balance, Sans- plus d'efforts que les simples roseaux, Choeur végétal, symphonie, orgue immense Qui darde au ciel d'innombrables tuyaux. Dieu d'harmonie, ect.

Les .bûcherons dont la hache est sonore, Sapin géant. coupent tes bois légers Qui porteront, du couchant à l'aurore,

Hommes bestiaux et prpduits échangés.

De ta résine on enduira tes planches, ... Tu doubleras les caps sombres sans peur, Tantôt voguant au gré des voiles blanches, Tantôt poussé par l'ardente vapeur. Dieu d'harmonie, etc.

L'archet de Dieu règle votre cadence, Musiciens rythmés par l'aquilon, Un jour des bals vous mènerez la danse De l'orme agreste au splendide salon. Vous traduirez des accents dont la flamme Cherche des coeurs l'invisible chemin, Aux violons vous donnerez une âme Et vibrerez sous un archet humain. Dieu d'harmonie, etc.

Heureux sapin, vos solives légères Font les chalets, construisent les hameaux; Dans vos taillis, se cachent les bergères Et les buveurs dorment sous vos rameaux. L'humanité, par vos soins, est servie, Bois familiers dans sa joie et son deuil, Dans un berceau vous accueilles sa vie Et vous clouez ses morts dans je cercueil. Dieu d'harmonie, etc.

Arbres divins, respectés des tempêtes, ■Vous inspirez le calme et ces douceurs Qu'aime la foule aux vers de ses poètes Et qu'Apollon enseignait aux neuf soeurs. Quand, au hasard, la sagesse infinie Eclaire un front, c'est à l'ombre des bois; Reviens,. Orphée, y rêver J'harmonie! Viens, ô Lycurgue! y medier des lois. Dieu d'harmonie, etc.

PIERRE DUPONT (1).

Histoire

de la Semaine

ETRANGER

La Paix Italo-Turque

Alors que la Turquie et la Bulgarie se menacent, se gourment à propos des massacres de Kotchana, que les Serbes se fusillent avec leurs voisins ottomans, la paix italo-turque, esquissée en Suisse (à Ouchy) par des mandataires officieux, occupe sérieusement le tapis diplomatique.

Bien que le « divan » ait fait mine de repousser les propositions de l'Italie, qui ne veut ni du régime autonome qu'il préconise en Libye, ni d'un khédive comme en Egypte, on espère que la Porte entamera bientôt des négociations officielles.

Les pourparlers des deux puissances coïncident, d'ailleurs, avec une très rigoureuse reprise des hostilités. A une violente et sanglante attaque des troupes turco-arabes à Derna, les Italiens ont répondu par l'occupation de l'oasis de Zanzour.

Les Conférences de Balmoral

Les entrevues politiques se multiplient. Après celle du comte Berchtold avec les divers tenants de la Triplice, après les conversations franco-russes de Saint-Pétersbourg et de Péterhof,

Péterhof, le ministre des affaires étrangères de Russie qui vient d'avoir à Balmoral, avec le roi George V et les membres' du gouvernement britannique, de longues conférences. Il ne s'agissait rien moins que de reviser

les bases de l'entente anglo-russe, et surtout de régler la question persane, si difficile, si embrouillée. On sait quelle est la situation

(1) La chanson avec accompagnement de piano se trouve chez Henry Lemoine et Cie éditeurs, à Paris.


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LES ANNALES

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de l'Angleterre et de la Russie dans un pays sans argent, en proie aux dissensions intestines et au brigandage. Par traité, elles ont réparti leur zone d'influence respective et laissé entre elles une large bande neutre. Mais, à la suite d'imprudences du conseiller financier persan, les troupes russes ont esquissé sur Téhéran une marche qu'un rien eût rendue définitive. Et, après cette question, que d'autres à régler encore! celle de l'accession de la Russie au golfe Persique; celle aussi, et surtout, des chemins de fer. Les Russes n'ont que deux années pour construire une voie ferrée qui relierait Téhéran à la frontière persane, dès que le réseau allemand de Bagdad sera terminé. Ils rêvent, d'autre part, de relier leur réseau avec le réseau hindou, et tout cela est subordonné à une entente. Et après cela, après l'affaire du Thibet, que de choses les deux puissances n'avaient-elles pas à examiner encore!

Espagne et France

Notre situation au Maroc s'améliore rapidement. L'occupation de Marrakech a ruiné pour longtemps l'influence du « sultan bleu », qui s'est enfui bien au delà de Taroudant.

D'autre part, l'Espagne, si éprouvée par la mort de la soeur du roi Alphonse XIII, a fait faire un grand pas vers un accord définitif avec elle, en donnant à ses consuls des instructions catégoriques en vue de s'abstenir de toute ingérence politique dans la zone réservée à la France et de se renfermer dans l'esprit de loyale amitié qui anime les deux gouvernements, toutes choses que MM. de Sostoa et Villas avaient trop oubliées, puisque, dès l'apparition du rogui El Heiba, ils avaient mené la campagne en sa faveur contre nous et le nouveau sultan Moulaï-Youssef.

Borodino et Waterloo

Tandis qu'à Borodino, Français et Russes commémoraient pieusement, et la main dans la main, leur grande épopée de 1812, et que le tsar venait signer le procès-verbal d'inauguration du monument élevé à nos morts, que mille voix françaises poussaient, comme les vainqueurs de la grande redoute, le cri célèbre de « Vive l'empereur! », à Waterloo, non loin de la Belle-Alliance et presque en face de L'Aigle Blessé, de Gérome, on jetait la première pierre d'un mausolée destiné à glorifier les grands artistes et les poètes : Victor Hugo, Béranger, Raffet, Charlet, dont la plume et le pinceau ont célébré la grande épopée, et au sommet duquel claironnera l'alerte Coq Gaulois du grand maître Auguste Cain. A la ferme Caillou, qui fut le quartier général de Napoléon, on s'y inclinait devant la grande fosse commune où tous les ossements misérables et glorieux que la charrue et la pioche ont fait jaillir du sol depuis un siècle ont été réunis.

Deuil Diplomatique

L'Allemagne perd en là personne du baron Marshall de Bieberstein, que la mort est allée trouver aux eaux de Badenweiller, son plus habile diplomate. Cette habileté, qui s'appliqua surtout à conquérir moralement la Turquie à l'Allemagne, ne fut pas toujours heureuse, d'ailleurs; et à cette ambassade de Londres, où le kaiser l'avait tout justement envoyé pour modifier l'orientation des relations allemandes avec l'Angleterre, il n'avait pu que voir se nouer davantage les liens de la Triple Entente.

FRANCE

La Revue de Malzéville

Nancy vient de revivre la splendide et réconfortante journée ou, voilà vingt ans, le

grand-duc Constantin de Russie renouvela au président Carnot l'engagement de Cronstadt Après la grande manoeuvre du Poitou, le grand-duc Nicolas est venu pisser en revue celui de nos corps d'armée que les soldats appellent si justement la « division de fer ». Le général Goetschy fit défiler devant lui près de vingt mille hommes, et ce fut, sur le large plateau de Malzéville, la plus émouvante des parades militaires. Bien que fantassins et cavaliers fussent revenus depuis trois jours à peine du camp ou de la manoeuvre, leur entrain, leur allure martiale, firent l'admiration de nos hôtes russes. Certes, la journée n'eut rien de politique; mais l'attitude de l'oncle du tsar, celle de la grande-duchesse Anastasie, déjà si enthousiaste à l'attaque des ponts de la Vienne, leur désir de se mêler intimement à la foule qui les couvrit d'ovations, valent les plus éloquentes paroles. JACQUES LARDY.

Mouvement

Scientifique

PHYSIQUE

Règles de l'Harmonie

des Couleurs

Partant de la théorie classique d'Young sur « les trois couleurs fondamentales », M. A. Rosenstiehl a fait, dans Le Bulletin de la Société Indust ielle de Mulhouse, une étude corroborante instructive des règles de « l'harmonie des couleurs ».

Il part, naturellement, de ce principe que la « sensation du blanc » résulte de l'excitation égale des sensations produites par les trois radiations fondamentales : c'est dans cette égalité que résident les conditions d'harmonie des couleurs.

Dans sa belle découverte, en physique, de la théorie des interlérences, Young a montré que deux faisceaux lumineux, partis d'un même point, et auxquels on fait suivre des chemins légèrement différents, se neutra isent en partie à leur nouveau point de croisement, lorsque la dilférence des longueurs des chemins parcourus est une quantité convenable : suivant la grandeur de cette différence, l'éclipsement a lieu, tantôt pour une des couleurs du prisme, tantôt pour une autre.

Or, ainsi que le montre M. Rosenstiehl, les lumières colorées ne forment pas leur foyer au même point. Il en résulte que, pour voir nettement des surfaces colorées qui se touchent, l'oeil est obligé de s'accommoder simultanément à des distances di férentes. La différence de réfrangibilité des divers rayons colorés est la cause du phénomène des couleurs fuyantes et des couleurs saillantes.

La couleur rouge est la couleur fuyante par excellence : un objet rouge paraît toujours plus éloigné qu'un objet bleu vu sous le même éclairage et placé dans le même plan. Donc, dans la composition des coloris, il importe d'éviter à l'oeil, pour réaliser l'harmonie, la nécessité de cette accommodation qui lui est pénible.

On arrive à corriger ce défaut des; couleurs en évitant de juxtaposer deux couleurs complémentaires, franches, et en les séparant par une couleur neutre, ou bien en intercalant entre elles des couleurs de réfrangibilité voisine, ou, enfin, en ajoutant du blanc tout au moins à l'une des couleurs franches. C'est ce dernier moyen que recommande particulierement M. Rosenstiehl,

PHYSIOLOGIE

°lp L''Acclimatation des Plantes

L'acclimatation des plantes est une chose des plus intéressantes pour les amis de la nature et souvent une chose très profitable. Encore faut-il bien s'entendre sur le terme « acclimatation ». Le savant Polovtsev, qui a étudié et analysé la question, a établi qu'il n'y a réellement acclimatation d'une plante que lorsqu'il y a adaptation complète de cette plante à des conditions nouvelles amenées par des changements correspondants de son organisation. En outre, il faut que la plante introduite soit capable de fournir tout le «cycle de son développement». Il ne faut pas seulement qu'elle puisse se maintenir en existence; il est nécessaire qu'elle puisse se multiplier et produire une progéniture viable et vigoureuse.

Il convient de remarquer que cette condition est très rarement remplie, même par les plantes qui semblent le mieux acclimatées. Ainsi, le concombre, la pastèque, le melon, qui sent depuis longtemps cultivés en Europe, n'y mûrissent et n'y reproduisent qu'avec le secours de l'homme. Abandonnés à euxmêmes, en effet, ces légumes périssent et disparaissent entièrement. On peut dire qu'en réalité, l'acclimatation artificielle véritable est chose extrêmement rare.

VARIÉTÉS

Destruction des Puces du Chat

Le chat, ce gracieux hôte de nos logis, a l'inconvénient de recéler dans sa fourrure de nombreuses puces dont il se débarrasse volontiers au profit .— si l'on peut s'exprimer ainsi — des anus qui le caressent et le soignent. La méthode classique de recherche de ces puces dans la fourrure est longue à pratiquer et constitue un véritable exercice de! patience. Pour abréger les choses, voici ce que recommande un recueil d'entomologie] américain. Le remède est original; mais qui veut la fin veut les moyens, suivant le vieux proverbe. |

On découpe un carré de toile suffisamment grand en surface pour qu'il puisse envelopper! le chat; sur ce carré de toile, on appliqué Une feuille de ouate découpée de la mêmes dimension. On pose alors le chat sur la ouate, le dos en l'air; rapidement, avec un pulvérisateur, en maintenant l'animal, on injecte dans la fourrure une petite pluie d'alcool camphré; puis, on ramène les coins de la toile ouatée autour du cou du chat et on les y maintient serrés avec un ruban. Les puces, qui ont horreur du camphre, se réfugient suit la tête du chat. On les attend là. Une main leste, armée d'un peigne fin, les enlève et les plonge dans l'eau bouillante d'un bol préparé à cet effet : la récolte est importante, mais elle n'est pas totale. Un certain nombre des fâcheux insectes abandonnent, éperdus, le pelage du chat pour se réfugier dans la ouate; leurs pattes s'y embarrassent et elles y demeurent prisonnières. Quand les puces cessent d'arriver sur la tête du chat, on peut juger que son corps en est débarrassé: on enlève alors la couverture de toile et ouate et on la (brûle immédiatement avec sa garnison d'insectes. Le chat conserve, pendant quelque temps, l'odeur du camphre, qui agit comme préventif et empêche la nouvelle invasion, inévitable, d'ailleurs. Cette méthode est également applicable aux petits chiens d'appartement à longs poils.

MAX DE NANSOUTY.


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LES ANNALES.

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Les Lettres de la Cousine

Autre Idéal

Ma chère cousine, Vous venez de lire la lettre que M. René

Boylesve m'a fait l'honneur de m'écrire et dans laquelle il précise si joliment le sens

du livre dont nous avons parlé dernièrement : Madeleine jeune femme... Vous savez

je plaisir extrême que j'ai pris à la lecture de ce roman ; il renferme, à mon avis, la documentation la plus pénétrante et la plus spirituelle qu'un écrivain puisse donner d'une âme attardée, s'étonnant à ne point reconnaître « ses soeurs » dans le monde nouveau où la Destinée la conduit... Madeleine, avec ses qualités, ses défauts, son extraordinaire mélange d'honnêteté atavique et d'humeur

passionnée, restera un type dans notre littérature moderne, entre Ursule Mirouet, Eugénie Grandet et Mme Bovary, — mais une Mme Bovary à rebours, puisque, quoi qu'en pense l'auteur, sa Madeleine est parfaitement vertueuse...

Ce qui rend ce livre si attachant c'est qu'il marque la vérité d'une époque, comme certaines estampes fixent la mode d'un temps... On dit, en les regardant : « La drôle de coiffure!... L'amour de petit brodequin!... Les étonnantes manches!... Quelle fine taille!... » Puis, considérant l'ensemble du portrait, on songe: «C'était tout de même harmonieux et joli. » Ce qui n'empêche point qu'on croirait se travestir en arborant pareils costumes, Car chaque génération a son caractère

très marqué, comme elle a ses façons particulières de se vêtir, de sentir, d'aimer et de s'exprimer. Cela ne veut pas forcément

prouver qu'une génération vaille mieux que la précédente ni qu'elle marque un goût plus sûr. Elle est autre, voilà tout, et c'est ce qui fait son originalité et son charme.

" Les jeunes filles du temps de Madeleine ne choisissaient pas leur mari », dit l'auteur ; et c'est bien là la clé du roman.

On peut affirmer que toute l'évolution féminine de ces dernières années vient de ce petit fait tout simple, qu'un jour les jeunes filles ne permirent plus qu'on les mariât sans leur consentement, ni qu'on les laissât se dessécher dans l'attente d'un époux problématique... Elles voulurent, ou choisir elles-mêmes leur fiancé, — pu conquérir le droit de s'en passer. Elles se révoltèrent à tout jamais contre le système des « présentations », qui leur semblait un rite humiliant, quelque chose comme un étalage honteux de leur beauté, de leurs grâces, ou des intimités de leur âme. Elles prétendirent, en toute liberté, à travers le monde, le reconnaître..., lui, l'ami, l'élu, le mari..., celui dont elles prendraient, un jour, volontairement, le nom et à qui elles offriraient en échange, dans un grand élan d'amour, leur vie.

L'idée qu'une amie obligeant*» ou qu'un notaire bien intentionné se mêlât de leurs affaires de coeur leur parut, tout d'un coup, comique, ridicule, indiscrète, offensante..., et, bravement, elles se mirent en état d'arranger la seconde étape de leur existence: le mariage; sans déranger personne. Avec ou sans dot, elles prétendirent rester maîtresses du

oui qui devait, traditionnellement, leur ouvrir la porte du bonheur. Très respectueuses de la volonté des parents jusqu'au mariage, elles pensèrent que, dans cette dernière question, il était juste qu'elles eussent aussi leur avis personnel, et c'est pourquoi, depuis un quart de siècle, elles se mirent, avec une ardeur charmante, en état de mériter cette indépendance.

Celles que la fortune n'avait pourvues que d'une petite dot..., comme Madeleine... cherchèrent à se créer une situation..., à gagner leur vie..., et elles eussent préféré cent fois mourir vieilles filles que d'épouser sans goût un M. Serpe, dont le principal attrait était de tirer du célibat une enfant maigrement dotée. Et, d'ailleurs, cette épithète de « vieille fille » qui, jadis, marquait une sorte de déshonneur et semblait indiquer un rebut, un « laissé-pourcompte » de messieurs les épouseurs, aujourd'hui est à peu près sans signification... On n'est plus une vieille fille, mais une fille qui n'a point désiré se marier... Entre nous, ce n'est pas toujours exact, mais la nuance n'en subsiste pas moins. En effet, de nos jours, une femme de vingt à trente ans trouve mille éléments à son activité... Elle peut occuper un emploi sans déchoir, — le préjugé de la femme amoindrie par le travail n'existe plus..., — elle peut consacrer du temps aux innombrabl es oeuvres sociales qui sont l'honneur de notre temps..., elle peut cultiver les arts, les lettres..., elle peut orienter sa vie vers quelque but généreux ou utilitaire..., elle n'est plus la petite demoiselle déçue, qui se morfond dans l'espoir d'un sauveur à barbe, qui n'apparaît point à l'horizon...

Vous souvenez-vous du temps où les mères s'agitaient à la pensée de « caser » leurs filles? Rien que ce mot « caser » évoque toute une gamme de sentiments que nous ne soupçonnons plus. Oui, on « casait », tant bien que mal, les jeunes filles, avec un zèle touchant, des efforts héroïques, et le concours d'amis dévoués.

— Juliette ne se marie pas..., observait une mère vigilante. Voilà qui est fâcheux, très fâcheux... Demain, je rendrai visite à Mme C..., qui a de si puissantes relations...

En effet, le lendemain, la dame se rendait chez son amie...

— Je suis bien ennuyée, lui confiait-elle dans un soupir... Juliette ne se marie pas... Vous concevez mon tourment. Cette petite est pourtant agréable de physionomie et de caractère, un peu timide peut-être, mais si douce... Et sa dot est suffisante: cinquante, mille francs et des espérances. Vous qui connaissez tant de monde, ne voyez-vous pas quelque honnête garçon, gagnant une dizaine de mille francs, qui puisse lui convenir?

L'amie fouillait sa mémoire, creusait sa cervelle, pour faire surgir l'image d'un jeune homme de bonne composition, susceptible de convoler avec Juliette. Il y avait bien M. Roger, ingénieur aux mines... Mais se contenterait-il de cinquante mille, même avec « les espérances »? Il y avait encore M. André, officier d'artillerie. Hélas! sa mère était ambitieuse et visait le gros sac. Il y avait encore; M. Jacques, M. Pierre, M. Tartempion... Et l'on passait au crible tous les partis convenables, ....

Un jour, la mère disait à Juliette, avec une petite émotion dans la voix :

— Mets ton chapeau à plumes, ta robe

de taffetas et tes gants neufs... Nous allons faire une visite à Mme C... Et, surtout, montretoi aimable, empressée, gracieuse...

Ces mots révélateurs suffisaient à ce que Juliette perdît la tête... A la pensée du jeune homme qu'elle trouverait irrémédiablement dans le salon de Mme C..., elle se sentait rougir jusqu'aux oreilles et, d'avance, prévoyait qu'elle ferait la plus sotte contenance du monde, ce qui ne manquait point d'arriver.

La présentation donnait ce qu'elle pouvait : le succès ou l'échec..., un mari ou le célibat...; en tout cas, elle offrait l'espoir d'une délivrance..., et la présentation marquait pour toutes les Juliettes de ce temps-là une étape bénie dans ce long calvaire de l'attente. Plaire à un inconnu, c'était leur rêve le plus doux.

Voilà, justement, ce que les jeunes filles de la nouvelle génération ne tolèrent plus, voilà- ce qui froisse leur dignité et blesse leur pudeur... C'est lui, c'est l'inconnu qui doit tâchera leur plaire. Prendre les airs de solliciter son agrément leur semble une déchéance, car elles sont fières comme des amazones — et c'est la raison qui leur fait juger Madeleine avec sévérité :

— Pourquoi a-t-elle épousé M. Serpe, si elle ne l'aimait pas ?... Et, si elle l'a épousé, pourquoi se consume-t-elle en regrets stériles? Elle n'avait qu'à dire non... Ayant prononcé le oui, elle devait à M. Serpe de le rendre heureux.

Ainsi raisonnent, sans subtilité, mais avec crânerie, les jeunes filles d'à présent..., et j'avoue que cet état d'esprit ne me déplaît pas. J'ai du goût pour ce courage moral qui met au-dessus de toutes choses le respect de l'amour... L'amour est la grande raison de la vie..., l'idéal que toute femme a le droit de mettre dans son coeur..., et cela est infiniment beau de penser que la jeunesse d'aujourd'hui se fait studieuse, ardente, libre, pour avoir le droit de dire un jour:

— C'est celui-là que j'aime... Celui-là sera mon maître, ou plutôt mon ami, parce que je l'ai choisi... et que nous, nous plaisons...

Ces mariages d'amour seront-ils sûrement plus heureux?... Cela, c'est une autre question... Il y a, dans toute union d'inclination ou de raison, une part de fatalité que Dieu seul peut débrouiller; mais je suis touchée jusqu'à l'âme de l'effort vraiment méritoire qui porte nos filles à s'élever au mariage par les voies désintéressées de l'amour.

Le rôle des mamans s'en trouve tout changé. Il n'est plus à cette heure de combiner, vers la vingtième année, une suite de « présentations » plus ou moins honorables, mais d'entourer leurs filles, de bonne, heure, de garçons honnêtes, bien portants, travailleurs, dignes un jour d'allumer, dans le coeur d'une enfant saine, droite et brave, l'étincelle divine..., l'étincelle d'amour...

J'ai pour la jeune génération, malgré ses défauts, Un culte... Et c'est dans vingt ans, quand un Boylesve écrira le roman de la « Nouvelle Madeleine, jeune fille » et de la " Nouvelle Madeleine, jeune femme », qu'on comprendra (si l'on en excepte les quelques folles, toujours les mêmes, qui font parler d'elles) ce que vaut la vraie jeune fille de notre temps.

YVONNE SARCEY.


N° 1527

LES ANNALES

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LES CONFERENCES

DE

L'UNIVERSITÉ DES ANNALES

(7° Année Scolaire)

Nous avons donné dans nos deux derniers numéros le beau programme de la série des conférences sur la

LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE

Shakespeare, Cervantès, Le Tasse, L'Arioste

conférences faites par M. Jean Richepin principalement (qui professera une manière de cours en douze leçons), et par MM. Henry Roujon, Henri-Robert, Edouard Herriot.

Nous avons également dit ce que serait cette magnifique série

LES ACTEURS & LEURS OEUVRES

La femme dans l'OEuvre des Contemporains

série dont les conférences seront faites par MM. Frédéric Masson, Eugène Brieux, Emile Faguet, Marcel Prévost, Jules Lemaître, Adolphe Brisson, Paul Ginisty, le marquis de Ségur, Maurice Donnay, Jean Richepin, Mme Rostand.

Aujourd'hui, nous livrons le programme de la série de

LITTÉRATURE FRANÇAISE

Les Thèmes Éternels

de la Poésie

série à la gloire des poètes et de la poésie et qui permettra de faire entendre aux jeunes Universitaires les plus beaux chefs-d'oeuvre de la langue française. Forcément, dans cette série, la partie auditions sera fort importante, car, pour bien analyser les morceaux admirables qui devraient être dans toutes les mémoires et parler du poète qui les a conçus, il est nécessaire d'abord de faire entendre ces oeuvres géniales. Les conférenciers de cette série sont presque tous des poètes, — et parmi les plus illustres, — et chaque séance se terminera par l'audition de pièces de vers du conférencier, c'est-à-dire de l'auteur lui-même. Cette série littéraire, étant toujours particulièrement suivie, sera doublée; elle aura lieu le mardi, à 5 heures, et sera répétée le lundi suivant, à 2 heures. Nous ne donnons qu'un simple aperçu des auditions qui seront offertes : les Universitaires savent que le programme est toujours dépassé, et qu'elles entendent régulièrement chaque année plus d'artistes que le programme n'en comportait. Ce sont donc de véritables fêtes littéraires auxquelles L'Université les convie.

19 nov. — La Patrie

La Patrie chantée par les poètes, de Corneille à Victor Hugo.

Conf. par M. Emile FAGUET,

de l'Académie française.

Scène d'Horace, par MM. Mounet-Sully et Paul Mounet.

26 nov. — La Nature

Le Sentiment de la Nature dans Lamartine.

Conf. par M. Jules LEMAITRE,

de l'Académie française.

Mme Bartet dira des vers de Lamartine et de Jules Lemaître.

3 déc — L'Amour

Comment l'Amour fut chanté par les Poètes au Temps des Valois, au Temps des Précieuses, au Temps Classique et de nos Jours.

Conf. par M. Auguste BORCHAIN

M. Albert Lambert et Mme Piérat diront des Poésies de Ronsard, Marceline DesbordesValmore, Musset, Samain, Dorchain, etc.

10 déc. — La Jeunesse

La Jeunesse et les Poètes, la Lettre de Lamartine sur la Jeunesse, la Réponse de Musset, etc.

Conf. par M. Gaston RAGEOT

Mlle Marie Leconte et M. Brunot diront des vers d'André Chénier, Musset, Gabriel Vicaire, Mme de Noailles.

17 déc. — Le Souvenir

Souvenirs tendres, Souvenirs héroïques, Souvenirs poétiques.

Conf. par M. Marc VARENNE

M. Galipaux, M. Paul Mounet et Mlle Ducos diront des poésies de Desbordes-Valmore, de Leconte de Lisle, d'Hugo et de poètes modernes.

7 janv. — Les Jardins

Le Poème de la Rose et de l'Aubépine, les Jeux Rustiques, les Jardins de Victor Hugo, Verlaine, Rostand, Mme de Noailles.

Conf. par M. Edouard HERRIOT

Mlle Géniat dira des vers de Verlaine, Rostand, etc.

14 janv. — Les Saisons et les Heures

Conf. par M. Fernand GREGH

Mlle Vera Sereine dira des vers de Villon, Charles d'Orléans, Ronsard, Victor Hugo, Théophile Gautier et Fernand Gregh.

21 janv. — L'Héroïsme Antique

Conf. par M. Abel BONNARD

Mlle Madeleine Poch et M. Joubé diront L'Aveugle, de Chénier, des poésies de Théodore de Banville, Théophile Gautier, et les poèmes d'Hercule, d'Abel Bonnard.

28 janv. — La Terre et le Foyer

Conf. par M. Gabriel NIGOND

Mme Suzanne Desprès et M. Desjardins diront des Fables de La Fontaine ; L'Hymne à la Gerbe; Le Labourage, de George Sand, et l'Auteur dira: Tout dret, L'Homme de la Terre à George Sand.

11 fév. — La Mer

Conf. par M. Jean RICHEPIN,

de l'Académie française.

L'Auteur dira lui-même de ses vers et des vers de Victor Hugo.

18 fév. — L'Amitié dans la Poésie

et au Théâtre

Conf. par M. Jules TRUFFIER

Mlle Marie Lconte dira des poésies.

2 scènes, l'une, des Caprices de Marianne, et l'autre, d'André del Sarte, seront jouées par Ml e Briey et M. Georges Leroy.

25 fév. — La Table

Vers Gourmands, Vers à Boire.

Conf. par M. Adolphe BRISSON

Les poésies seront dites par M. Brunot et

Mlle Bovy. Mlle Pavart chantera des Vers à Boire.

4 mars. — Le Bonheur

La Philosophie des-Poètes, Les Vers de Sully Prudhomme, etc.

Conf. par Mme Daniel LESUEUR

Mme Segond-Weber et M. Brémont diront des vers d'Alfred de Vigny, de Samain, de Sully Prudhomme, etc

11 mars. - L'Orient

Le Fatalisme et les Légendes.

Conf. par Mlle Hélène VACARESCO

Poésies de Hugo, Chénier, Th. Gautier, etc.,

dites par M. de Max et l'Auteur, Musiques roumaines par M. G. Enesco.

18 mars. — La Douleur

Conf. par M. Laurent TAILHABE

M. Leitner dira les Stances à Dupérier et les

vers à Villequier. Chants par M. Delmas et Mme Laurent

Tailhade.

LA FLUTE

du

Chevalier Pèbre

DEUXIÈME PARTIE

.... Si vous n'aviez pas perdu tous vos moutons du bon pays d'Eldorado, vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des pistaches. — Cela est bien dit, répondit Candide; mais il faut cultiver notre jardin.

VOLTAIRE. L'AUDIENCE DE LA MARQUISE ... Avant de se glisser dans les draps éblouissants de blancheur, que la gouvernante de Dagé, dame Thibaude, venait de mettre au lit d'ami, le chevalier Pèbre avait déjà raconté à son hôte les points capitaux de son existence: l'aïeul flûtiste de deux rois, le major Anaclet, les cousines Eléonore et Hortense, la mort de l'épagneul Brimborion, l'amitié du curé de Fresquières, les fiançailles avec Babel Brunache, la rencontre de Lucile et, brochant sur le tout, sa perpétuelle ambition d'être protégé par Mme de Pompadour... Dagé pria le chevalier de l'éclairer sur certaines portions obscures de cette odyssée, et comprit à quel but suprême aspirait en définitive Timoléon: un emploi en Provence, que la favorite demanderait pour lui à Louis XV, un emploi de « tout repos », ce qui lui permettrait d'épouser Babet. « Margot-mon-Coeur » n'était, dans tout cela, qu'un accessoire.

— A ce que j'entends et devine, mon cher ami, les dieux ne vous ont point favorisé, comme disent ces messieurs du Mercure ; cela tient à ce que vous n'avez jamais fermement embrassé aucune carrière. Militaire, avocat ou coiffeur, vous seriez arrivé à tout, tandis que... Toutefois, chevalier, je ne vous abandonnerai point, dussé-je y perdre une douzaine de peignes et mécontenter la marquise. Si mon coffre est encore de ce monde, c'est à vous que je le dois. Vous m'avez sauvé!

— N'en parlons plus, fit Timoléon.

— Parlons-en, au contraire... A neuf heures, j'irai aux Filles Saint-Thomas accommoder la présidente de Berchères; de là, je servirai, à Chaillot, la protégée d'un officier général, puis, rue Saint-Dominique, l'épouse de ce même guerrier, Un quart d heure après, je coifferai la plus illustre de mes pratiques. Grâce à mes deux chevaux, car je roule carrosse, je vous reprendrai ici, et nous irons nous sustenter ailleurs qu'aux Porcherons. J'éclaircirai mieux votre affaire entre les radis et les côtelettes à la Villeroy... Quant au gant que vous avez trouvé chez Ramponaux, gardez-le jusqu'à nouvel avis. Je vais réfléchir au parti que nous pourrons en tirer. II appartient, sans doute, à une noble dame qui doit être furieuse de l'avoir perdu au « Tambour ». Les maris sont parfois curieux.

Contre son attente, Dagé fut honoré du sourire et du remerciement de la Pompadour, dès qu'il fut seul avec elle en son cabinet de toilette de l'Hôtel d'Evreux deux fois plus vaste que celui de Trianon. Le coiffeur craignait quelques aigres épigrammes sur son peu d'aplomb sous les

La série des 15 Conférences : 35 francs.

(1) Voir Les Annale depuis le 11 août 1912.


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LES ANNALES

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pouilles. Mais la marquise se déclara enchantée du service rendu, la veille, et ne par la même point du gant perdu ou volé.

- C'est amusant jusqu'-au délice! c'est d'une canaillerie, d'une insolence vraiment infernales! A tout prendre, cela m'a distraite

distraite je ne regrette rien

- Ai-je bien joué mon rôle? demanda Dagé tout en « boudinant », d'un doigt suprêmement léger, la tête de sa despotique cliente.

— Vous étiez parfait, vous sentiez à plein nez la rue du Petit-Lion... A demain, Dagé... Sa Majesté passera encore quelques jours à Font-inesleau; vous me' coifferez ici jusqu'à d'autres ordres... A propos, sachez, monsieur, que le marquis de Marigny n'était nullement au « Tambour ». Ce Lantara, cette espèce de vagabond qui mangeait des harengs à notre table, en compagnie d'un petit cadet de famille à moustache et épée, s'est grossièrement trompé. M. de Marigny se trouvé à Fontainebleau, auprès du roi, pour l'affaire de la statue. La Ville de Paris se décide enfin à ériger ce monument sur la place Louis-XV. Rien de fâcheux, ne vous survint après mon départ n'est-il point vrai, Dagé? — Absolument... rien..., madame la marquise, répondit piteusement le gros perruquier.

— Le rapport du lieutenant de police affirme, entre autres méfaits... nocturnes (Dieu !. comme Paris devient difficile à gouverner!), que trois tire-laine ont tenté d'assommer un bourgeois, dans : la ruelle des Mathurins. Ils ont.avoué; et Sartine va les envoyer aux galères. En attendant ils sont au Grand Châtelet... Gomme vous avez dû passer tout près de là, un instant j'ai tremblé...

— Madame la marquise est trop bonne.

- ...D'avoir à vous remplacer par Legros, ou par Frison.

— Mille grâces. Vous le voyez, je suis plus vivant que jamais, fit Dagé en brandissant son peigne.

- Allez, monsieur, et soyez muet...

Là favorite avait une peur atroce de la mort. A la date du 15 novembre 1757, elle déposait son testament chez un notaire, le confirmait même par un codicille daté du 30 mars 1761, où elle léguait à son frère, Poisson de Marigny, ce splendide Hôtel d'Evreux qui abritait rarement, par boutades, ses grâces nonchalantes et accablées d'hommages. El e allait donc dire à l'artiste » : « muet comme la tombe », quand, se ravisant, sa petite voix pointue et sèche gazouilla: « Soyez muet comme jeanneton », comparaison qui représentait pour Jeanne Poisson à la fois la vie, la jeunesse et le comble de la discrétion... Dagé sortit, d'un pied presque léger.

Il éxistait, au coin des rues Mauconseil et Comtesse-d'Artois, tout près de la Comedie-Italienne, — laquelle avait remplacé ce vénérable Hôtel de, Bourgogne, où l'on joua les tragédies de Corneille et de Racine, - un pimpant et réputé cabaret à l'enseigne de "l'Escargot ". C'est là que Dagé, grand amateur de bonne chère, comme tous les vieux garçons, conduisit le chevalier Timoléon Pèbre. Les deux amis s'enfermèrent dans un cabinet, y firent un plantureux repas, arrosé de vieux beaune et de champagne. En dehors de sa reconnaissance pour Timoléon, le roi des perruquiers était ravi de traiterun noble d'épée; aussi honorait-il fréquemment son sauveur, du titre de chevalier.

j'ai trouvé ma cliente d'excellente humeur, et. je compte bientôt vous annoncer un rendez-vous qui décidera de tout... Elle a dit adieu à la danse, dont Guibaudet lui donna longtemps des leçons; quarante ans sont quarante ans! - mais elle a gardé pour la musique. J'espère, un de ces matins, pendant le séjour du Bien-Aimé à Fontainebleau, vous faire exécuter un agréable solo devant; elle. Jusque-là, conservez: le gant... Ce gant vous ouvrira bien des portes, peutêtre.

Dieu vous entende! s'écria Timoléon. Mais de. quelle utilité peut m'être le gant d'une inconnue auprès de la marquise?

Dagé, stupéfait de cette logique, resta court, se contentant de sourire... Huit jours passèrent sans que le jeune Pèbre reçût aucune missive du coiffeur. En, revanche, il eut deux lettres de Babet, dont une pleine dé reproches:

« Tu oublies le serment que tu me fis, » à ton départ, de me donner fréquem» ment de tes nouvelles... Le bon abbé » tremble que tu ne suives le premier » chien coiffé venu; il craint que les Pari» sienne, après les Aixoises, ne t'aient » pris en leurs diaboliques filets... Ecris au » citer vieillard, qui t'aime tant et se ré» jouit à la pensée d'avoir à célébrer » bientôt notre mariage au maître-autel » de Saint-Victor de Fresquières, et donne» moi vite des nouvelles de mon Timo» léon! Ton silence nous fait tous mourir » de peur... Maître Sacoman, l'organiste, » convaincu que tu diriges les concerts de » Mme de Pompadour, te recommande de » soutenir les sons, me chargeant de te » rappeler qu'il faut, en flûtant, éviter les » grands morceaux en clé de fa... Songe » bien aussi, mon tendre ami, que, si mes » lettres restent sans réponse, je n'hésiterai » pas à prendre le coche, moi, Babet Bru» nache, ta promise, pour aller retirer mon » mari, mon cher petit homme, de cet en» fer qu'on nomme Paris»... »

Timoléon couvrit cette missive de baisers. Tout de suite, il riposta par une lettre de quatre grandes pages. Il rassurait Babet, embrassait tout le monde, et donnait à entendre" qu'il était « au mieux avec la marquise de Pompadour ». Cette dernière affirmation plongea Bâbet dans un sombre tourment, huit jours après, quand elle reçut l'épître. Le coeur gros d'inquiétude, elle alla consulter M. de Lagirelle. — Il prétend, monsieur le, curé, être au mieux avec la favorite. N'est-ce pas ainsi, qu'on nomme l'amie du roi? dit la jeune paysanne en rougissant Timoléon a une si charmante figure! et j'ai peur... - Rassure-toi... D'où est datée sa lettre?

—De l'Hôtel Saint-Quentin, rue des Cordiers.

- C'est à merveille! Si ton fiancé avait donné dans le coeur et dans l'oeil de Mme

de Pompadour, sa lettre serait écrite de la Bastille, N'oublie pas,: en la prochaine

lettre, d'informer le chevalier que la

charge, non, l'office, royal de contrôleur

des forêts du bailliage est en ce moment vacant. Je le sais; de certaine science, et j'ai déjà, pour ton fiancé, l'agrément de

l'intendant et l'appu de Sa Grandeur l'archevêque

l'archevêque

- Dieu vous entende, monsieur le curé!

— Il m'entendra. C'est son métier d'écouter les humbles...

Un peu épouvanté de la pensée par trop familière et janséniste qu'il venait d'émettre,

d'émettre, prêtre éprouva te besoin, de la commenter: - Je veux dire, non son métier, — ce qui serait par trop irrespectueux sur les lèvres d'un chrétien, - mais « son attribut ». Un des attributs de la divinité est d'exaucer les souhaits du pauvre. Retiens cela, petite.

Sur quoi, il fit cadeau d'un missel tout neuf à Babet et s'en alla visiter ses mouches à miel.

... Dagé continuait à garder le silence. Un peu mquiet, Timoléon lui fit une visite. La gouvernante apprit au chevalier que le roi, ayant prié la favorite de se rendre à Fontainebleau pour y remplir ses fonctions officielles de dame du palais de la reine, le grand coiffeur avait du suivre sa cliente.

— Au reste, ajouta dame Thibaude, M. Dagé m'annonce déjà que la marquise rentre en. son Hôtel d'Evreux, après-demain mardi. Vous verrez bientôt mon maître, monsieur le chevalier. Il vous aime! il vous porte aux nues! Il ne cesse de me parler de votre héroïque dévouement, car j'ai fini par tout savoir: « Ma bonne Thibaude, si tu avais vu M. le chevalier Pèbre fondre sûr ces coquins, l'épée à la main! C'était sublime! Et, quand je pense que ces blasphémateurs de L'Encyclopédie, la clique à Voltaire, mettent en doute l'utilité de la noblesse, mon sang ne fait qu'un tour! »

— M. Dagé est bien bon, riposta Timoléon.

Mais la gouvernante était trop du peuple pour ne point suivre son idée. Elle continua donc, répétant les paroles mêmes du reconnaissant perruquier:

— La noblesse? à quoi elle sert, MM. les grimauds? Elle sert au lustre de la monarchie, à protéger les grands artistes, ceux qui complètent l'oeuvre de Dieu en ajoutant aux charmes, aux grâces du beau sexe! La noblesse de France, on la trouvé partout: elle à fait les Croisades, en Terre Sainte, et c'est elle qui a sauvé la vie

au coiffeur de Mme de Pompadour dans la ruelle des Mathurins!

Timoléon ne put s'empêcher de rire. De quoi la Thibaude ne se scandalisa nullement.

— Je ne manquerai pas d'informer M. Dagé de la visite de monsieur le chevalier.

Timoléon se disposait à sortir, à retrouver dans la rue le faisceau des soucis et des espoirs, quand la gouvernante lui mit aux mains une corbeille, fermée d'une faveur bleue, — couleur chère aux perruquiers de France.

— j'oubliais le cadeau que vous fait mon maître: deux flacons d'eau de Cologne, deux « reine de Hongrie » et deux « parfum de Chypre ». Mme la marquise de Pompadour n'use point d'autres...

— Vraiment, je suis confus de tant de bonne grâce.

Timoléon s'en retourna par la rue Richelieu. Comme il n'avait point d'épée (il ne la portait plus que le soir), avec sa corbeille à la main, il ressemblait à un clerc de procureur au Châtelet qui vient de faire des emplettes pour Madame. Et les grisettes, comme d'habitude, ne se faisaient point faute de lui jeter de tendres oeillades. Mais le jeune homme n'avait au coeur que Babet et Lucile...

Toutefois, sa curiosité commençait' à s'éveiller en ce qui concernait la marquise de Pompadour... Etre le rival d'un roi, quel rêve!...


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LES ANNALES

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— Elle doit être belle, splendide, éblouissante encore, se disait Timoléon, repris par les coquecigrues. Quarante ans ne sont rien pour la favorite d'un monarque; c'est, au contraire, l'âge de la pleine faveur, de l'ensorcellement... Aurai-je le calme, le sang-froid, le courage nécessaires pour jouer de la flûte devant l'astre de Trianon et de l'Hôtel d'Evreux, celle que la vieille Camargo appelle une coquine et qui est peut-être un ange? Eh Oui! ce courage, je l'aurai... La protection de'l'incomparable marquise, la faveur du roi, un bon office en Provence, revoir Lucile et épouser Babet, tels sont mes voeux!

Tout en rêvant, il arrivait devant le Pont-Neuf. Sa distraction lui fit prendre, à main gauche, le long et bruyant quai de la Ferraille.

Sur les premières maisons étaient placardées des affiches, non loin desquelles rôdaient, dialoguaient et s'interpellaient un certain nombre de bas-officiers, — hommes pour la plupart de taille et d'allure magnifiques, de joyeuse et engageante figure, tout resplendissants de leurs uniformes de grande tenue. La France se battait avec l'Angleterre, selon une vieille habitude; aussi, de temps à autre, quelque Colin à face blême allait-il boire à la santé du roi, gratis, mais en la société de deux ou trois militaires... Timoléon s'approcha machinalement et lut le contenu d'un immense papier blanc collé sur le mur:

« AVIS A LA BELLE JEUNESSE. — » CAVALERIE DE FRANCE. — Régiment d'Or» lêans-dragons. — Compagnie de Gué» menée.

» De par le Roy:

» Ceux qui voudront prendre party dans » la Cavalerie de France, régiment d'Or» léans-dragons, compagnie de Guémé» née, sont avertis que le régiment est » celui des Parisiens. L'on y danse trois » foys par semaine, on y joue aux bat» toirs deux foys, et le reste est employé » aux quilles, aux barres, à faire des ar» mes et du cheval. Les plaisirs y régnent; » tous les cavaliers et brigadiers ont la » haute paye, bien récompensés de places » de portiers-consigne, de maîtres de ma» nège, d'officiers de fortune à soixante » livres d'appointements.

» Il faut s'adresser à M. le comte de » Guéménée, en son hôtel de Guéménée, » place Roïale. Il récompensera ceux qui » lui amèneront de beaux hommes... »

Un superbe luron, en casque et grandes bottes, mousqueton au poing et sabre au côté, peint de couleurs criardes, se détachait en tête de cette affiche. Venaient ensuite celles des quatre plus vieux régiments de l'armée: Picardie, Champagne, Navarre et Piémont, des chevau-légers, carabiniers, 'hussards, gardes-françaises et bombardiers. Comme il allait reprendre son chemin, non sans avoir donné un souvenir à son père, le héros de Fontenoy, Timoléon s'entendit joyeusement interpeller:

— Enfin, le voilà! voilà notre lapin! Vous arrivez tard au rendez-vous, mon gentilhomme. Mais le four est toujours chaud. Sufficit!

Deux maréchaux des logis d'Orléansdragons venaient à lui, astiqués, pomponnés, poudrés à neuf, en faisant bruire sur le pavé leurs bottes éperonnées et leurs sabres. Ils saluèrent le chevalier d'ung

main portée à la hauteur du casque. Puis, à un coup de coude de son camarade:

— Vous avez bien raison, jeune homme, de prendre parti dans notre corps, le premier, le plus beau des armées du roi! dit un des bas-officiers. Le colonel est un homme charmant, son épouse la plus jolie femme de France; et si vous avez du goût pour le métier, comme Sans-Quartier et Francoeur, ici présents à l'appel, vous décrocherez les galons et le noeud d'épaule.

— Entrons là, dit l'autre dragon en montrant un cabaret à Timoléon. L'argenteuil et le clairet y sont excellents, n'estce pas, Sans-Quartier?

— Tu as raison, Francoeur, mon agneau. Ce jeune homme est trop bon Français pour ne pas porter avec nous la santé du monarque.

Le chevalier Pèbre, stupéfait, se souvint alors que les « Instructions » de l'abbé de Lagirelle lui interdisaient formellement le quai de la Ferraille. Il venait de donner en plein dans les racoleurs et sergents recruteurs, perpétuellement occupés, sur ce quai, à faire tomber les jeunes hommes — fils de famille brouillés avec papa et maman, clercs mécontents de leur patron, artisans et ouvriers sans ouvrage,

miséreux, paysans et provinciaux à tête chaude échappés du clocher natal — dans le panneau de l'enrôlement volontaire.

— Je vous remercie, messieurs, répliqua-t-il poliment. Nul plus que moi n'aime Sa Majesté le roi Louis XV, mais j'ai mes raisons pour n'être point soldat. Je vais me marier.

— Cela n'empêche pas, dit philosophiquement Sans-Quartier. Et si votre épouse est aussi belle femme que vous êtes bel homme, Orléans-dragons aura en elle une délicieuse vivandière.

— Venez signer votre affaire, ajouta Francoeur. II n'y a que le premier pas qui coûte, et je vous ferai passer dans mon peloton. Notre chef de bri gade, M. le vicomte d'Argeyrolles, est bien en Cour. Vous monterez peut-être la g-arde à Versailles.

Cependant, cette discussion avait attiré d'autres recruteurs appartenant à différentes armes. Timoléon entendait retentir à ses oreilles, prononcés par de grands et beaux diables à moustaches supérieurement cirées et pommadées, les propos les plus captieux, insinueux et « engageants » :

— Le bel homme! Cinq pieds six pouces, la taille d'un carabinier. L'affaire est faite. Le colonel sera ravi.

— Venez dans La Fère-artillerie, le métier y est agréable. Faut de la canon dans une armée... Cinq sous par jour et du tabac à discrétion.

— C'est possible, cria un cavalier en habit rouge, agrémenté de brandebourgs blancs; mais dans Lauzun-hussards la paie est plus forte.

— Le plus crâne régiment du roi, c'est Auvergne-infanterie! En voilà un qui a rincé les Prussiens à Clostercamp, sous Castries, il y a deux ans!

— Et Champagne, mon petit, que faistu de Champagne?

— Champagne est peut-être le plus beau; mais la fleur des pois, le régiment des braves, c'est les chevau-légers d'Enghien-Condé! Et quel joli uniforme! Regardez-moi, jeune homme, et voyez comme je suis ficelé. Vous n'aurez pas mieux dans le civil.

— Messieurs, je m'incline devant votre bravoure, et j'ai bien l'honneur de vous saluer, fit Timoléon en souriant, mais non sans ressentir une vague inquiétude.

Louis XV.

Plaisirs champêtres en Provence.


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'LES ANNALES

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— Tonnerre! vociféra un géant en bonnet à poil, habit blanc à revers bleus, buffleterie blanche, plaque de ceinturon ornée de la triple fleur de lys, quand on a cinq pieds six pouces, comme vous, monsieur, c'est aux grenadiers de Picardie qu'on s'enrôle... Voyons, entre nous, jeune homme, avouez que vous avez un peu mangé votre légitime et la grenouille du patron, ce vieux grigou de tabellion ou d'écrivain public; vous serez enchante,

-ce soir, de coucher au quartier, en la chambrée de La Clé-des-Coeurs, ici présent... Allons, jeune homme, en route! La caserne est à deux pas, vers l'Ave Maria, et je me charge de votre baluchon.

Le géant, disant cela, cherchait amicalement à débarrasser Timoléon de sa corbeille.

— Faites-moi place, messieurs, vous dis-je, et finissons-en!

— De la fierté! de la morgue! et ça n'a peut-être pas le sol en poche.

— La canon lui fait peur! Poule mouillée! s'exclama un sergent de bombardiers.

Les groupes de racoleurs, toujours gesticulant et tâchant de transformer au plus tôt Timoléon en recrue, furent obligés, à ce moment, de se ranger sur le trottoir pour faire place à un carrosse. Par la portière regardait une jeune femme, jolie, mais aussi intriguée à plaisir... Soudain, la dame cria au cocher:

— Arrête ici, Brin-de-Muguet. Un instant!

Elle s'échappa de la voiture, tapota et fit bouffer ses jupes, puis, en maniant son Éventail, courut droit à Timoléon:

— C'est toi, chevalier, c'est toi!

Le flûtiste bénit d'autant plus son inattendue intervention, qu'il venait de reconnaître, en cette charmante créature, l'opulente et fugitive Lucile de Gramatria.

— il a des relations dans la haute! dit un bas-officier des dragons de la Reine.

Lucile comprit tout de suite dans quel guêpier venait de se fourrer son candide « fripon de chevalier ».

— J'en suis désolée, messieurs les militaires, fit-elle en saluant ironiquement la multicolore bande de colosces recruteurs; j'en suis on ne saurait plus chagrinée pour vous; mais M. le chevalier Pèbre est mon fiancé, et je l'emmène... Monte dans le carrosse, ajouta-t-elle en poussant son ami vers le marchepied.

— La belle créature! prodama SansQuartier.

— D'honneur, mam'selle, vous feriez Une crâne vivandière pour Chartres-carabiniers!

Cette dernière exclamation, quoique flatteuse, Lucile ne l'entendit point. Elle avait rejoint Timoléon dans la voiture, donné ordre au cocher d'aller « où il savait », et s'empressait de témoigner au chevalier la joie qu'elle éprouvait de le revoir.

— Comme on se rencontre! Deux fois en quinze jours! Il y a un dieu pour les femmes sensibles; je ne m'en plains pas,

mon bijou. Es-tu fou d'aller donner dans la bande des racoleurs! II est vrai que je t'eusse fait relâcher tout de suite. Mon admirateur est un homme qui parle au roi...

Elle s'arrêta, craignant d'en avoir trop dit sans' doute, pour répartir, sur un autre ton : — Quelle est cette corbeilleEst-ce un présent destiné à la bonne Babet?

— Ce sont des parfums dont me fait cadeau Dagé...

— Mon coiffeur?

— Celui de la Pompadour... Tu es belle, Lucile; et je suis aux anges de te retrouver avec tous les signes du bonheur en toi et autour de toi. Toutefois, je crains que ma présence ne te soit bientôt une gêne.

Elle lui ferma la bouche d'un petit geste mutin ; mais, une minute après, tous deux: bavardaient comme des pies...

— Le vicomte est parti, disait Lucile, et cela malgré lui, car on l'envoie à l'armée gagner le grade de major. Saint-Ardent a, d'ailleurs, été charmant pour moi... Comme la destinée est capricieuse, chevalier! j'ai maintenant à mes pieds un des plus riches personnages de la Cour. Un vicomte chasse l'autre.

— Mais, riposta non sans surprise Timoléon, que devient dans tout cela ton mari, le capitaine romain, ce pauvre comte de Gramatria...?

Lucile partit d'un adorable éclat de rire.

— Gramatria, hé! hé! Gramatria, hi! hi!... Dieu! qu'il est naïf, le pauvre cher enfant! Gramatria, le palais Ortolani, Avignon, rien de tout cela n'existe, en réalité, pour ta Lucile... Chevalier, à quoi bon t'intriguer davantage? Je suis Parisienne, enfant du chariot de Thespis, Lucile Truchon, née rue,des Ménétriers, veuve à vingt ans de l'épicier du « Coing d'Or », qui m'avait épousée pour mes beaux yeux. J'ai aussi perdu père et mère depuis longtemps. Quant à l'épicier... Mon Dieu, l'épicier s'était rainé pour moi, aussi n'ai-je pas attendu son trépas pour remonter sur les planches. Bon sang ne peut mentir. Cette année même, je jouais la comédie en Avignon, où Carlo de Gramatria m'a fait une cour si peu sérieuse que je l'ai quitté pour écouter, au château de Salon, Un aimable garçon, le marquis de Pélissanne. A Salon, le soir où j'eus le bonheur de te rencontrer, nous venions de nous séparer bons, amis, mais sans espoir de retour, puisque le marquis devait épouser, a épousé depuis, une dame de la noblesse d Aix... Au reste, que sert de remuer tout cela? Songeons plutôt au bonheur de passer quelques heures ensemble... Chevalier, je t'enlève, tu es mon prisonnier pour aujourd'hui. Lucile t'offre à souper chez elle, en sa petite maison de Chaillot.

L'ancienne seigneurie de Chaillot, donnée par Louis XI à Philippe de Comines, en 1472, était maintenant considérée comme un faubourg de Paris, tout en conservant l'aspect d'un hameau plutôt que d'un village. Au milieu de jardins, de bouquets de bois, dans des vignes, on y rencontrait quantité de vide-bouteilles, de maisons des champs, où la noblesse et la grande bourgeoisie venaient se délasser des soucis dorés de la ville et de la Cour. Les Grâces trônaient en ces maisons. Celle de la belle Gramatria se trouvait au coin de la rue Brunette et de la rue des Batailles, précédée d'épais et verdoyants ormeaux, qui la cachaient aux promeneurs. En touchant à la grille, Brinde-Muguet ne manqua pas de faire claquer son fouet. Vite, deux grands escogriffes de laquais poudrés, en livrée et bas de soie, vinrent ouvrir la portière... On traversa un élégant et frais vestibule; on monta un superbe escalier, au sommet duquel Lucile donna ses. ordres à une avenante cameriste, nommée Nanette. La maîtresse changea de toilette, reparut en

« chenille », c'est-à-dire en négligé d'intérieur, de la nuance «faveur nuée », mais avec bracelets de perles, étoiles de diamants au front. Elle et le chevalier, servis par le plus grave des maîtres d'hôtel, firent un exquis souper, dans une salle à manger dorée à plaisir, pleine de tableaux dus au galant et pastoral pinceau de Lancret, de Natoire et de l'éternel Boucher. La corbeille aux parfums fut, sur l'ordre formel de Timoléon, emportée par Nanette dans le boudoir de s'a maîtresse.

Le flûtiste croyait vivre en plein rêveMais le lendemain, à l'Hôtel Saint-Quentin, la réalité le saisit de nouveau. En un billet de quelques lignes, Dagé l'avertit qu'il serait reçu, dans trois jours, par Mme de Pompadour, à l'Hôtel d'Evreux:

« Je vous ai ménagé une entrevue particulière avec mon illustre cliente. Venez vite déjeuner chez moi, et je vous donnerai mes instructions préparatoires... Ou je me trompe fort, chevalier, ou votre fortune est faite... »

— Enfin! soupira l'ami du prince des coiffeurs.

(A suivre.) TANCREDE MARTEL.

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Le Journal de l'Université des Annales

(N° 19. —15 septembre 1912) (Numéro consacré au Pèlerinage d'Art de " L'Université " à Bruxelles

Comment il faut voir le Musée d'Art Ancien,

PAUL LAMBOTTE L'Exposition des Miniatures,

Comte ALLARD DU CHOLLET

Les Serres Royales de Laehen,

Comtesse VAN DEN STEEN DE JEHAY

Le Palais Communal de Bruxelles,

MARGUERITE VAN DE WIELE

La Légende du Manneken-Pis,

Vicomtesse DE SOUSBERGHE

L'Exposition des Miniatures, PAUL LAMBOTTE

Le Palais d'Arenberg, ED. LALOIRE

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Waterloo : le Poète rêve, ALBERT DU BOIS

Le Manoir Tudor, M. BARY

Le Château Tudor, HEKKI CHARRIAUX

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de l''Académie française. 96 pages — 102 gravures

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