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Titre : La Vie des sciences

Auteur : Académie des sciences (France). Auteur du texte

Éditeur : Gauthier-Villars (Paris)

Éditeur : Diffusion centrale des revues (Montrouge)

Date d'édition : 1993

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb343924404

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb343924404/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

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Description : 1993

Description : 1993 (T10,N1).

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5737043f

Source : Bibliothèque nationale de France, département Collections numérisées, 2008-99652

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 19/01/2011

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LA VIE DES SCIENCES

L'encéphalopathie spongiforme bovine :

la maladie constitue-t-elle un danger

potentiel pour l'homme?

Charles PILET

Correspondant de l'Académie,

Institut d'Immunologie Animale et Comparée

et Service de Microbiologie et d'Immunologie,

École Nationale Vétérinaire d'Alfort

Mk. Muxxôer F. GHOTBI

Institut d'Immunologie Animale et Comparée

et Service de Microbiologie cl d'Immunologie,

École Nationale Vétérinaire d'Alfort

Jeanne BRUGERE-PICOUX

Service de Pathologie Médicale du Bétail

et des Animaux de Basse-Cour

École Nationale Vétérinaire d'Alfort

Dominique DORMONT

Laboratoire de Neuropathologie expérimentale

et de Neurovirologie,

SSA-CEA Fontenay-aux-Roses

L'encéphalopathie spongiforme bovine, encore appelée maladie des vaches folles, appartient au groupe des encéphalopathies spongiformes dont le chef de file est la tremblante du mouton et auquel appartiennent plusieurs maladies humaines.

En dehors des pertes économiques consécutives à l'évolution de cette maladie, on est en droit de s'interroger sur les éventuelles conséquences sur la santé de l'homme. Les auteurs évoquent les différents arguments favorables et défavorables à la transmission de cette maladie à l'homme. La très longue durée de l'incubation oblige pour le moment à adopter une attitude prudente.

La Vie des Sciences, Comptes rendus, série générale, tome 10, 1993, n° 1, p. 1-20


Ch. Pilet et al.

Les encéphalopathies spongiformes chez l'homme et chez l'animal

L'apparition en 1986 en Grande-Bretagne d'une nouvelle maladie bovine à tropisme nerveux et l'extension rapide de cette maladie à un grand nombre d'élevages ont suscité d'importantes conséquences économiques, lesquelles ont engendré, au sein de la Communauté économique européenne, des difficultés d'ordre politique. Il en est résulté une campagne médiatique sans précédent pour une maladie animale, qui, en raison de la symptomatologie observée, fut rapidement baptisée « maladie des vaches folles ».

Les aspects cliniques et histopathologiques de cette maladie, ont permis de la ranger dans le groupe des encéphalopathies spongiformes subaiguës transmissibles, dont les caractères essentiels sont constitués par une longue période d'incubation, des troubles nerveux sensitifs et moteurs évoluant sans fièvre, sans rémission, vers une issue toujours mortelle, des lésions dégénératives du système nerveux central, une absence de réponse immunitaire et une absence de réaction inflammatoire classique du type de celles observées dans les encéphalites.

L'encéphalopathie spongiforme transmissible la plus anciennement connue est la tremblante du mouton, décrite depuis 1732. C'est en 1936 que les deux vétérinaires français Cuille et Chelle ont découvert le caractère transmissible et la longueur exceptionnelle de la période d'incubation de cette maladie (Cuille, 1936).

D'autre« encéphalopathies spongiformes sont connues chez l'homme et chez l'animal.

Chez l'homme :

La maladie de Creutzfeldt-Jakob (1920). Il s'agit d'une démence présénile (55-75 ans) d'évolution courte (4 à 7 mois). Il existe des formes familiales dans 10 à 15 % des cas.

Le syndrome de Gerstmann-Straussler-Scheinker mis en évidence en 1936. Il présente toujours un caractère familial. La durée d'évolution de cette affection est plus longue (4 à 7 ans) et les symptômes observés sont ceux d'une démence associée à une ataxie en fin d'évolution.

Le Kuru, dont l'étude épidémiologique a valu à Gadjusek le prix Nobel de Médecine en 1976, est apparu dans une peuplade de Nouvelle Guinée (Fore), vers 1900 (Gajdusek, 1988). Cette maladie est caractérisée par une dégénérescence spinocérébelleuse et une période d'incubation qui peut être très longue (30 ans). Le vétérinaire Hadlow (1959) fut le premier à remarquer les analogies existant entre le Kuru et la tremblante. Dès 1959 dans une lettre publiée dans « The Lancet », il suggère de tenter la transmission du Kuru aux primates.

La maladie d'Alpers, observée chez des enfants, correspond à une encéphalopathie chronique progressive. Elle est très rare.

L'insomnie familiale fatale, pourrait peut-être également être rattachée à ce groupe de maladies.


L'encéphalopathie spongiforme bovine

Chez l'animal :

Le tableau I résume les maladies actuellement connues.

Outre la tremblante du mouton et de la chèvre déjà citée, il convient de mentionner l'encéphalopathie spongiforme du vison. Cette maladie est connue sous une forme sporadique aux États-Unis et en Europe, chez les visons d'élevage alimentés avec des abats de moutons atteints de tremblante.

TABLEAU I. — Les encéphalopathies spongiformes iransmi.ssibles animales.

^. Espèces affectées

Dénomination ,, , ,. . . ,

(dans les conditions spontanées)

Tremblante (1732) Ovins, Caprins

Encéphalopathie sp. du Vison (1947) Vison

Maladie du dépérisement chronique (1980) Ruminants sauvages

(Chronic Wasling Disease)

Encéphalopathie spongiforme bovine (1986) Bovins

Encéphalopathie spongiforme du chat (1990) .... Chats

La maladie du dépérissement chronique est une autre encéphalopathie décrite chez les ruminants sauvages en liberté ou en captivité (chevreuil, daim, élan, antilope...)

Depuis 1990, plusieurs cas d'encéphalopathie spongiforme du chat ont été décrits au Royaume-Uni (Wyatte, 1990).

Enfin, la description récente d'un cas d'encéphalopathie spongiforme chez une autruche (Struthio camelus) dans un zoo du nord-ouest de l'Allemagne semblerait indiquer, si le caractère transmissible de cette encéphalopathie était démontré, que d'autres espèces peuvent rejoindre, dans les conditions naturelles, ce groupe des encépalopathies spongiformes. Un cas d'encéphalopathie spongiforme chez un guépard a encore été observé à Perth en Australie en 1992.

L'encéphalopathie spongiforme bovine (ESB)

Constituant un véritable fléau pour l'élevage britannique, cette maladie avait atteint en mars 1993, en Grande-Bretagne, 89 102 bovins répartis dans 24 362 troupeaux. Une moyenne de 900 nouveaux cas était déclarée chaque semaine (jusqu'en mars 1993). Le sud de l'Angleterre (où l'on trouve surtout des élevages laitiers) est plus particulièrement atteint.

Quelle est l'origine de la maladie ?

Plusieurs hypothèses ont été émises pour expliquer l'origine de la maladie : contamination iatrogène (utilisation de vaccins ou de médicaments contaminés), importation de bovins contaminés, importation d'aliments contaminés, contamination à partir de moutons atteints de tremblante. En fait, le seul dénominateur commun à ce jour, chez les


Ch. Pilet et al.

Fig. 1. - Vacuolisation d'un neurone. La présence de vacuoles au sein du tissu nerveux donne au cerveau un aspect spongieux d'où l'appellation d'encéphalopathie spongiforme (cliché : Fontaine, Alfort).

bovins atteints d'encéphalopathies spongiformes, a été l'administration d'un aliment comportant des farines de viandes et d'os. Il s'avère qu'une modification avait été apportée aux environs de 1980 dans le mode de fabrication de ces farines; le nouveau mode de préparation ne comportant plus de chauffage terminal comme c'était le cas auparavant. Cette modification a permis à nos confrères britanniques d'estimer que les jeunes bovins avaient pu être infectés à partir de 1981.

Les symptômes de la maladie apparaissent après une longue période d'incubation (2 à 8 ans). Ils sont dominés par l'apparition de troubles nerveux sensitifs et moteurs, évoluant lentement et inexorablement vers la mort. L'attention est appelée en premier lieu par une modification du comportement de l'animal. Celui-ci est nerveux, craintif, refuse d'entrer dans la salle de traite et peut réagir violemment par des coups de pieds lors d'une manipulation. Au pâturage, il reste à l'écart du troupeau. L'animal gratte le sol en se léchant continuellement le mufle. Des troubles locomoteurs, en particulier une ataxie du train postérieur, sont fréquemment observés. La démarche est hésitante, incertaine, accompagnée de trébuchements. Les chutes sont fréquentes, le relèvement est difficile. L'état général se détériore. L'animal maigrit et on remarque une diminution de la production laitière. La durée de la maladie est variable. L'évolution jusqu'à la mort varie de 7 jours à plusieurs mois.

Les lésions histologiques caractéristiques se trouvent dans le système nerveux central dont le prélèvement reste indispensable au diagnostic. Les lésions de nature dégénérative


L'encéphalopathie spongiforme bovine

et non inflammatoire (au sens des encéphalites), bilatérales et symétriques sont caractérisées par une basophilie (teinte bleue après coloration) et une vacuolisation des neurones donnant à la substance grise un aspect spongieux. Cet aspect spongiforme est ici plus marqué que dans la tremblante du mouton. On peut également observer, mais de façon inconstante l'atteinte des astrocytes (') et la formation de plaques amyloïdes (2). Ni l'augmentation du nombre des astrocytes ni les vacuolisations de la substance cérébrale ne sont isolément pathognomoniques des encéphalopathies spongiformes transmissibles, mais leur présence simultanée dans le système nerveux central suggère fortement une affection de ce type, surtout lorsque ces lésions sont associées à l'absence de démyélinisation, à l'absence d'infiltration lymphocytaire ou macrophagique et à l'absence de manchons péri-vasculaires et d'oedème cérébral.

Le microscope électronique permet d'observer à partir d'homogénats de cerveau, des structures fibrillaires (Scott, 1989) identiques à celles déjà décrites dans la tremblante, et connues sous l'appellation de scrapie associated fibrils (SAF).

Au plan expérimental, l'étude des lésions anatomopathologiques montre que celles-ci apparaissent, dans tous les modèles, avant le début des signes cliniques (20 à 30 jours au moins chez la souris). L'augmentation du nombre des astrocytes s'accompagne d'une hyperproduction de la protéine gliofibrillaire acide (glial fibrillary acid protein). Ce marqueur spécifique des astrocytes est produit en grande quantité avant l'installation des lésions anatomopathologiques.

Quelles sont les moyens de diagnostic de l'ESB?

La suspicion clinique, lorsque des cas existent déjà dans un pays, repose sur les données épidémiologiques et sur les signes cliniques des animaux adultes (troubles du comportement avec perte de l'instinct grégaire, incoordination locomotrice, tremblements musculaires, etc. et évolution lente de la maladie...). Les animaux atteints sont des adultes (22 mois à 10 ans, le plus souvent âgés de 3 à 6 ans) présentant les signes neurologiques évoqués précédemment.

Quelles sont les autres maladies à différencier de l'ESB?

Le diagnostic différentiel des autres maladies est important à considérer lors de l'apparition d'un premier cas dans un troupeau de bovins. Ce diagnostic concerne des maladies métaboliques comme la tétanie d'herbage (hypomagnésémie), la forme nerveuse de l'acétose (hypoglycémie, augmentation de corps cétoniques) ou la carence en cuivre, mais aussi des maladies infectieuses : c'est le cas de la rage, de la maladie Aujeszky (méningo-encéphalite due au virus Herpès), de la listériose et du coryza gangreneux. Certaines intoxications pourraient également dans certains cas, poser problème sur le plan du diagnostic différentiel (saturnisme).


Ch. Pilet et al.

Comment confirmer la suspicion clinique ?

Le diagnostic de l'ESB est actuellement histologique et post-mortem.

Le prélèvement portera soit sur l'encéphale entier (y compris le tronc cérébral et la totalité du bulbe rachidien) soit sur le tronc cérébral (la protubérance annulaire doit impérativement être présente) et le bulbe en une seule pièce. On peut observer des lésions bilatérales et symétriques qui sont essentiellement caractérisées par l'aspect spongiforme de la substance grise (Bradley, 1990). L'astrocytose peut s'observer mais la formation de plaques amyloïdes n'est pas obligatoire.

La mise en évidence en microscopie électronique de l'existence de fibrilles « SAF » sur des broyats traités de tissus cérébral, devrait représenter également une aide au diagnostic, mais cette technique n'est pas actuellement utilisée pour le diagnostic de routine de l'encéphalopathie spongiforme bovine. Les modalités officielles de prélèvement (formol) ne le permettent du reste pas. Pas plus qu'elles ne permettent l'identification de la protéine amyloïde modifiée, utilisée dans le diagnostic des encéphalopathies spongiformes humaines comme indiqué dans le chapitre du diagnostic ante-mortem, par la technique du Western Blot (3). Il serait donc souhaitable de modifier la procédure officielle des prélèvements chez les bovins. La procédure actuelle, prévoyant de placer les prélèvements effectués dans le formol, limite en effet considérablement les possibilités de diagnostic.

Quelles sont les tentatives de diagnostic ante-mortem des encéphalopathies spongiformes ?

Du fait de l'absence de réponse immunitaire, il n'existe pas de méthodes sérologiques utilisables pour mettre indirectement en évidence l'agent de la maladie. C'est la raison pour laquelle la recherche de marqueurs biochimiques associés aux encéphalopathies spongiformes transmissibles est très active actuellement.

La sérotonine s'est révélée être un marqueur intéressant chez les moutons atteints de tremblante avec l'observation d'une hyposérotoninémie. Cette étude n'a pas été pratiquée dans le cas de l'encéphalopathie spongiforme bovine.

Une méthode électrochimique a permis récemment de noter la présence dans l'urine de moutons atteints de tremblante, d'un composé encore non identifié, en quantité beaucoup plus importante que chez les moutons normaux (Brugère et coll., 1991). Des études sont en cours actuellement sur des effectifs de bovins anglais suspects d'ESB pour vérifier si ce paramètre urinaire non spécifique peut permettre de réaliser un test de diagnostic, du vivant de l'animal (Brugère, communication personnelle). Un composé de même caractéristique migratoire a été trouvé par les mêmes auteurs chez les patients atteints de maladie d'Alzheimer. Les auteurs de ce travail émettent l'hypothèse que dans ces affections dégénératives du système nerveux central, un même produit, soit un neurotransmetteur, soit un de ses métabolites, ou encore un produit du métabolisme du tissu nerveux, se trouve éliminé en plus grande quantité par voie urinaire.

Les travaux réalisés dans les encéphalopathies expérimentales en vue de rechercher un marqueur neurochimique fiable ont abouti à la démonstration de modifications intéressant les chaînes métaboliques de neuromédiateurs et/ou de leurs récepteurs spécifiques. Les résultats publiés démontrent plusieurs types d'anomalies : la diminution de la « Vasoactive


L'encéphalopathie spongiforme bovine

Fig. 2. — Cette vache atteinte d'encéphalopathie spongiforme manifeste un prurit intense. Le prurit constitue l'un des troubles nerveux dont peuvent souffrir les animaux atteints de cette maladie (cliché : Fontaine, Alfort).

intestinal protein » (VIP), l'altération du métabolisme de l'acide gamma-aminobutyrique (GABA) (Dormont, 1983), la modification du taux de sérotonine, de la dopamine, ainsi que des variations globales du métabolisme énergétique du système nerveux (Kimberlin, 1976).

Ikegami et coll. (1991) ont montré qu'il était possible de diagnostiquer la tremblante chez des moutons apparemment sains en pratiquant une biopsie de ganglions lymphatiques explorables pour mettre en évidence la présence de la protéine modifiée supportant le caractère transmissible de la maladie.

Chez l'homme, les biopsies du cerveau sont actuellement utilisées pour le diagnostic de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, par Dormont et coll., en vue de la recherche de la maladie par mise en évidence de la protéine modifiée. Cette recherche s'effectue par Western Blot avant et après traitement par la protéinase K. La protéine modifiée résiste à cette enzyme, ce qui n'est pas le cas pour la protéine normale.

La mise en évidence de la protéine gliofibrillaire acide (GFAP), évoquée précédemment, dont on sait qu'elle est produite en grande quantité très précocement et en tout cas avant l'apparition de lésions histologiques chez l'homme, mériterait également d'être recherchée chez les bovins. Si tous les aspects de cette maladie ne peuvent être étudiés dans le cadre de cet article, deux points méritent une particulière attention : celui de l'éventualité d'une transmission à l'homme et celui de l'origine exacte de la maladie.


Ch. Pilet et al.

Une transmission à l'homme est-elle possible ?

Il n'a pas été prouvé pour le moment que les agents des encéphalopathies spongiformes animales pouvaient être transmissibles à l'homme, mais aucune certitude n'existe quant à leur innocuité pour l'espèce humaine. Dans l'état actuel de nos connaissances, nous ne pouvons que faire le bilan des arguments favorables ou défavorables à l'éventualité d'une telle transmission.

Les arguments défavorables

Absence de liens épidémiologiques connus entre la tremblante et la maladie de CreutzfeldtJakob :

En France Châtelain et coll. (1981) ont montré qu'il n'y avait pas de corrélation épidémiologique entre les cas de tremblante du mouton et les cas de maladie de Creutzfeldt-Jakob. Seule une publication fait état d'une augmentation du nombre de cas de Creutzfeldt-Iakob dans la région d'Orava en Tchécoslovaquie où l'on rencontre aussi des moutons atteints de tremblante.

Absence de relation entre la consommation de viande de moutons et l'apparition de maladie Creutzfeldt-Jakob :

Les études conduites en Angleterre, en Israël et au Japon ont montré qu'il n'y avait pas de relation apparente entre la consommation de viande de mouton et l'apparition de maladie de Creutzfeldt-Jakob. Cependant, la maladie de Creutzfeldt-Jakob est 30 fois plus fréquente dans une population méditerranéenne (juifs libyens vivant en Israël) (Alter, 1974). S'agit-il d'une prédisposition d'origine génétique ou de la conséquence d'habitudes alimentaires (consommation de cervelle peu cuite et d'yeux de mouton?) (Alter, 1977).

Les éléments d'incertitude

L'encéphalopathie spongiforme bovine est transmissible expérimentalement à d'autres espèces

Outre l'espèce bovine, l'ESB a pu être transmise notamment à la souris par la voie orale et au porc par la voie intracérébrale (voie pour laquelle la durée d'inoculation est la plus courte) et plus récemment au ouistiti. L'observation récente d'un cas de malades de Creutzfeldt-Jakob chez un fermier ayant eu un troupeau atteint d'ESB, n'est pas significatif.

La tremblante de mouton est transmissible à d'autres espèces

Il avait été déjà démontré que l'agent de la tremblante pouvait être transmis à de nombreuses espèces. Après les expériences de Chelle montrant la possibilité d'une transmission du mouton à la chèvre, plusieurs auteurs ont démontré que l'agent de la tremblante du mouton est transmissible au vison, à la vache, au singe écureuil et au singe Cynomolgus, à la souris, au rat, au hamster {golden). La transmission horizontale de la tremblante a été démontrée par Pattison et coll. (1972) qui précisent que, dans les

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L'encéphalopathie spongiforme bovine

conditions naturelles, cette contamination devait être liée à l'ingestion de membranes placentaires.

La maladie de Creutzfeldt-Jakob est, dans certains cas, transmissible à l'homme et aux animaux

La transmission horizontale de la maladie de Creutzfeldt-Jakob a été observée par voie iatrogène, par exemple : transmission par neurochirurgie, transplantation de cornée, greffes de duremère, injection d'hormone de croissance d'origine humaine, et récemment par transfusion de sang prélevé chez des donneurs atteints de maladie de CreutzfeldtJakob. Ces observations, pour rares qu'elles soient, n'en constituent pas moins des exemples de transmission horizontale interhumaine. En ce qui concerne la transmission de la maladie de Creutzfeldt-Jakob chez les animaux de laboratoire, Chandler a démontré la sensibilité de la souris et du rat par inoculation intracérébrale. Certaines espèces de singes se sont également révélées sensibles. L'inoculation par voie orale a été également observée chez la souris, le hamster et le vison. La maladie Creutzfeldt-Jakob ou le Kuru ont pu être transmis par voie intra-cérébrale à la chèvre et à diverses espèces de primates comme, par exemple, le chimpanzé. Des cas de Kuru ont été transmis par diverses voies à des singes capucins et au chimpanzé. Il a été possible également de démontrer la possibilité d'une transmission par voie orale chez le singe écureuil. La possibilité de transmettre une encéphalopathie d'origine animale ou humaine à une autre espèce par ingestion de tissus infectés confirme les résultats obtenus par Pattisson et coll. (1972) avec l'agent de la tremblante, et suggère l'éventualité d'une transmission par voie orale de la maladie, dans les conditions naturelles.

Transmission du Kuru par voie orale

Le Kuru ayant pratiquement disparu avec le cannibalisme et les rites funéraires associés, il est probable que la contamination de l'homme s'effectuait par voie orale, ou par voie cutanée, par blessure lors de la préparation des repas. Toute extrapolation à l'encéphalopathie spongiforme bovine serait évidemment sans fondement dans l'état actuel de nos connaissances.

Avenir de l'épidémiologie de l'ESB

Actuellement, nous n'avons aucune certitude quant à l'avenir de l'épidémiologie de l'ESB. En cas d'absence de transmission verticale et/ou horizontale, l'extinction de la maladie peut être envisagée dans les prochaines années. En cas de transmission verticale (ou périnatale) de la vache au veau, l'extinction de la maladie serait retardée de façon importante. Dans le cas le plus pessimiste (transmission horizontale), il serait bien difficile de prévoir l'extinction de la maladie. Il est clair que dans ce cas, les pressions de contamination seraient considérablement augmentées, dans la mesure, bien entendu, où la maladie serait transmissible à l'homme.

Organes infectés et consommation humaine

Si la protéine modifiée supporte seule le caractère transmissible de la maladie, seuls les tissus nerveux et les tissus lymphoïdes hébergeant cette protéine représentent donc un danger potentiel. Il s'agit principalement des abats : cervelle, thymus, rate, ganglions lymphatiques et autres viscères contenant des éléments lymphoïdes.


Ch. Pilet et al.

Fig. 3. - La tremblante du mouton est l'encéphalopathie spongiforme la plus anciennement connue. Après une longue incubation, la maladie s'exprime par divers symptômes nerveux. Le prurit est très fréquemment observé. Toutes les races du mouton ne sont pas également sensibles (cliché : Brugère-Picoux, Alfort).

Dans le doute où nous sommes actuellement, il conviendrait en toute logique d'éviter la consommation de cervelles et autres abats susceptibles de contenir la protéine modifiée. Quant à la consommation de viande, les doses nécessaires pour la transmission expérimentale par voie orale (105 fois plus par cette voie que par voie intracérébrale) rassureront les optimistes. Les pessimistes, quant à eux, continueront à s'interroger sur le mode de transmission de la maladie chez les bovins de Grande-Bretagne.

Effet barrière d'espèce

On peut souhaiter que la barrière d'espèce soit aussi efficace pour la protection de l'homme vis-à-vis de l'ESB que vis-à-vis de la tremblante. Rappelons que, malgré la présence depuis plus de deux siècles de cette dernière maladie en Europe, on ne connaît pas un seul cas déclaré de transmission à l'espèce humaine. Il y a lieu cependant de rappeler que de nombreuses espèces animales se sont révélées, dans les conditions expérimentales, sensibles à différents encéphalopathies spongiformes animales et/ou humaines. L'espèce humaine se trouve-t-elle parmi les espèces sensibles ou parmi celles qui ne le sont pas ?

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L'encéphalopathie spongiforme bovine

Utilisation de produits d'origine bovine en pharmacie et cosmétologie

De nombreuses préparations à usage thérapeutique ou cosmétique sont obtenues à partir de tissus bovins, généralement à partir du cinquième quartier, ce qui justifie de s'interroger sur les risques encourus par leur emploi. Ce risque, s'il existe, dépend à l'évidence de tissus utilisés comme matière première, des technologies de fabrication qui leur sont appliquées et de la voie d'administration correspondant à leur utilisation. Cela conduit les industriels à redoubler de prudence. Les pouvoirs publics ont d'ores et déjà interdit l'emploi de certains médicaments à usage humain préparé à partir de tissus nerveux d'origine bovine.

Modification du pouvoir pathogène par passages

La virologie classique nous a appris que le passage d'un agent virulent sur un nouvel hôte peut considérablement modifier sa virulence, sans compter avec les dangers représentés par les éventuelles mutations. Dans la mesure où l'étiologie de l'ESB serait due au même agent transmissible que la tremblante, il est trop tôt aujourd'hui pour savoir si cet agent a acquis par passage sur les bovins une virulence particulière pour l'homme.

Le deuxième élément à prendre en compte, est la variabilité de mieux en mieux connue actuellement des souches de tremblante. Cette variabilité n'est-elle pas inquiétante pour une éventuelle adaptation à l'homme?

En raison de l'ignorance de la nature exacte de l'agent causal, il est bien difficile d'évaluer actuellement le risque de transmission à l'homme. Il est également difficile de savoir quand ce risque pourra être évalué. L'expérience des cas d'origine iatrogène et la durée de l'incubation lors des essais de transmission aux animaux de laboratoire, suggèrent qu'il s'écoulera de nombreuses années avant de pouvoir déterminer avec certitude si l'Encéphalopathie Spongiforme Bovine représente ou non un risque pour l'homme.

Les précautions à prendre

L'incertitude dans laquelle nous sommes nous oblige à prendre un certain nombre de précautions pour la santé animale mais aussi avant tout pour la santé humaine (voir page suivante).

Quelle est l'origine des encéphalopathies spongiformes ?

L'étiologie exacte de l'Encéphalopathie Spongiforme Bovine et des autres encéphalopathies spongiformes transmissibles est actuellement inconnue. Cette étiologie semble néanmoins être dominée par deux composantes : l'une est de nature génétique, l'autre se rapporte au caractère transmissible pour ne pas dire « infectieux » de la maladie.

La composante génétique

L'existence d'une composante génétique dans l'étiologie des encéphalopathies spongiformes s'appuie à la fois sur des faits d'observation et sur des résultats expérimentaux.

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Ch. Pilet et al.

Mesures préventives

Mesures prises par la Communauté économique européenne

Les importations de bovins vivants et de viandes bovines en provenance du Royaume-Uni sont limitées aux présentations suivantes depuis le 21 juin 1990 :

— veaux de moins de six mois non issus de vaches suspectes ou atteintes d'ESB, porteurs d'une marque indélébile (tatouage UK à l'oreille) et destinés à être abattus avant l'âge de six mois.

— viandes fraîches en carcasses issues de bovins provenant de cheptels où l'ESB n'a pas été diagnostiquée depuis deux ans.

— viandes désossées, découpées, dénervées dont on a retiré les noeuds lymphatiques (nouvelle dénomination des ganglions lymphatiques).

Mesures prises au plan national

— Inscription de l'ESB à la nomenclature des maladies réputées légalement contagieuses.

— Interdiction de la distribution aux bovins et de l'incorporation dans les aliments qui leur sont destinés, de farines de viandes produites à partir des cadavres ou d'abats de ruminants.

— Renforcement des contrôles et du suivi sur le territoire français des veaux importés en France, en provenance du Royaume-Uni.

— Mise en place d'un réseau national d'épidémiosurveillance de l'ESB.

Mesures conservatoires

Ces dispositions sont les suivantes :

— Marquage, interdiction de déplacement, élimination des animaux malades, suspects ou susceptibles d'être contaminés.

— Éradication de la maladie dans les foyers par élimination totale immédiate ou différée des bovins, des exploitations concernées.

— Possibilité d'acquisition d'animaux suspects ou atteints, par le Centre national d'études vétérinaires et alimentaires, pour satisfaire les besoins de la recherche.

— Enfin, plusieurs dispositions financières ont été prévues pour une participation de l'État aux mesures prises (arrêté ministériel du 4 décembre 1990).

Les faits d'observation

Chez l'homme,

L'épidémiologie des encéphalopathies spongiformes humaines plaide à elle seule pour une composante génétique. La majorité des cas de syndrome de Gerstmann-StrausslerScheinker et 10 % environ des cas de maladie de Creutzfeldt-Jakob sont familiaux. En ce qui concerne les cas familiaux de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, il a été démontré qu'un seul gène contrôle l'expression clinique de la maladie. Les données épidémiologiques du Kuru montrent l'existence d'un facteur de prédisposition génétique à la maladie chez la peuplade des « Foré » : en effet, lorsqu'ils avaient participé aux rites funéraires en usage dans cette région, seuls les membres de cette peuplade développaient le Kuru. Des enfants en provenance d'autres peuplades environnantes participant aux mêmes rites ne

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L'encéphalopathie spongiforme bovine

développaient pas cette maladie. La dimension génétique joue donc dans ce cas un rôle déterminant dans la sensibilité à un éventuel agent « transmissible ».

En médecine animale on connaît depuis longtemps l'importance des facteurs héréditaires dans la prédisposition des moutons à la tremblante, certaines races de mouton étant beaucoup plus sensibles que d'autres à cette maladie.

Les résultats expérimentaux

Chez l'animal

Les études génétiques chez le mouton ont permis de démontrer l'importance de facteurs génétiques dans la sensibilité des moutons à l'agent de la tremblante. Ces expériences ont abouti à la définition d'un gène Sip (« Scrapie incubation period »), chez le mouton de race Cheviot. Les gènes intervenant dans le contrôle de la période d'incubation de cette maladie ont été aussi définis chez les moutons de race Swaledale et de race Suffolks.

Chez la souris, plusieurs gènes ont été décrits initialement comme contrôlant la période d'incubation de la maladie expérimentale. Le gène Sine (« Scrapie Incubation ») semble le gène le plus important. La substitution d'un seul allèle peut doubler la période d'incubation (de 200 jours à 550 jours Dickinson, 1988).

Plusieurs autres gènes qui ont des effets mineurs sur la période d'incubation ont été décrits.

L'étude du gène codant pour la protéine PrP (4), associée avec le pouvoir infectieux, constitue une autre approche de la question. Cette protéine PrP est sous contrôle d'un gène de l'hôte. Comme nous le verrons plus loin, deux formes de cette protéine ont été identifiées. Une protéine cellulaire normale nommé PrPc et une protéine pathologique appelée PrPsc. Ces deux formes : PrPc (cellulaire) et PrPs (Scrapie) sont codées par un seul gène appelé Prp (pour : Prion Protein gène). Ce gène est situé sur le chromosome 2 de la souris. Chez l'homme, ce gène est assigné au chromosome 20. L'association étroite du gène codant pour cette protéine majeure et le gène contrôlant la durée d'incubation de la maladie a été bien démontrée.

Chez les moutons des races Romanov et Ile-de-France atteints de tremblante une mutation sur le codon 136 a été mise en évidence (Laplanche, 1992).

Les travaux sur des souris transgéniques ont mis en évidence l'importance de ces gènes dans la transmission expérimentale de la maladie (Hsiao, 1990; Scotte, 1989). L'obtention chez l'animal d'une maladie neurodégénérative transmissible, par transgenèse d'un mutant homologue de celui qui provoque une maladie humaine, constitue un modèle remarquable. Elle représente également un argument important pour penser qu'une protéine mutée peut suffire à déclencher l'ensemble des symptômes d'une maladie. Mais elle n'apporte pas la preuve que la protéine elle-même est un agent infectieux.

Chez l'homme

Les études des cas familiaux de la maladie de Creutzfeldt-Jakob ont montré le rôle d'un gène dominant dans la prédisposition et dans l'expression clinique de la maladie. Les travaux récents sur le gène PrP chez l'homme, aux fins de trouver une association entre le génotype et l'expression clinique de la maladie ont apporté des informations complémentaires sur l'aspect génétique des encéphalopathies spongiformes. Plusieurs anomalies génétiques de type insertion ou de simples mutations ponctuelles au niveau

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Ch. Pilet et al.

du gène PrP ont été détectées au cours des formes familiales de maladie de CreutzfeldtJakob et dans les syndromes de Gerstmann-Straussler-Scheinker (Brown, 1991).

En ce qui concerne les syndromes de Gerstmann-Straussler-Scheinker, plusieurs anomalies moléculaires ont été découvertes sur le gène PrP. Depuis très longtemps une transmission verticale de façon autosomale dominante a été soupçonnée. Récemment Hsiao et coll. (1989) ont découvert une mutation sur le codon 102 substituant une leucine à une proline dans une famille atteinte de ce syndrome. La même mutation était trouvée en Allemagne, en France, aux USA, au Japon (Brown, 1991) et une mutation sur le codon 117 substituant la valine à l'alanine.

D'autres mutations ont été décrites dans des familles atteintes de syndrome de Gerstmann-Straussler-Scheinker ou de la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Il apparaît maintenant une certaine correspondance entre mutations spécifiques et formes cliniques de la maladie. Ainsi la substitution d'une alanine par une valine au codon 117 est associée à la forme démentielle du syndrome de Gerstmann-Straussler-Scheinker plutôt qu'au syndrome cérébelleux retrouvé de façon prédominante chez les patients porteurs de la mutation 102.

Indiscutablement, la génétique semble donc jouer un rôle important dans l'étiologie des encéphalopathies spongiformes. Mais sans doute n'est-elle pas seule en cause. A cet égard plusieurs faits méritent, notamment, d'être relevés :

a) pour une même maladie, les mutations ne sont pas toujours les mêmes.

b) pour certaines familles atteintes du syndrome de Gerstmann-Straussler-Scheinker ou de la maladie de Creutzfeldt-Jakob aucune mutation n'a pu être identifiée (Brown, 1991).

L'ensemble de ces constatations semble indiquer, qu'outre la composante génétique d'autres facteurs interviennent.

La composante infectieuse

De nombreuses spéculations ont été développées pour mettre en évidence l'origine infectieuse des encéphalopathies'spongiformes transmissibles.

Hypothèse du virus

A l'époque de leur découverte (1936) Cuille et Chelle avaient évoqué, pour la tremblante, l'hypothèse étiologique d'un « ultra virus filtrable » sans pouvoir, bien évidemment, l'isoler. On s'est aperçu par la suite que l'agent responsable de la transmission de la maladie se distinguait nettement des virus, notamment, par son extrême résistance aux procédés classiques d'inactivation. Cet agent peut, en effet, résister à un pH de 2 à 10, au formol à 10 % pendant 28 mois, à 100°C pendant 30 mn, aux ultra-violets, aux radiations ionisantes et à la protéinase K. L'absence de toute réponse immunitaire à l'infection constitue une autre différence importante par rapport aux infections virales. Enfin, il n'a pas été possible, jusqu'à présent, de mettre en évidence de façon reproductible dans les préparations infectantes, un acide nucléique responsable de la réplication de l'agent transmissible. Malgré ces différentes constatations, Czub et Diringer (1988) évoquent néanmoins l'intervention d'un virus. L'hypothèse virale s'appuie notamment sur l'existence entre les filaments de SAF, évoquée précédemment, d'un espace qui pourrait

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L'encéphalopathie spongiforme bovine

héberger un acide nucléique. Cet acide nucléique situé au milieu de l'enroulement hélicoïdal protéique disparaîtrait après traitement par une nucléase. En 1988, J. Narang met en évidence dans le cerveau de hamsters infectés un ADN monocaténaire. Cet ADN est détruit par l'action conjuguée de la DNAase et d'une protéinase alors qu'il résiste à la DNAase utilisée seule. Tout se passe, donc, comme si cet ADN monocaténaire était protégé par une couche de protéine. La présence de ces acides nucléiques est controversée. Selon cette hypothèse l'agent serait un virus conventionnel, dont le génome resterait silencieux et ne s'exprimerait que dans certains cas, (prédisposition génétique ou action d'un facteur exogène par exemple).

Hypothèse des viroïdes

En 1974, Diener avait suggéré que l'agent de la tremblante pouvait avoir une structure semblable à celle des viroïdes des plantes, petites molécules de ARN monocaténaire dépourvues de capside et d'enveloppe. Mais toutes les autres tentatives visant à isoler un acide nucléique se soldèrent par un échec.

Hypothèse du « virino »

Pour Dickinson et son école (Dickinson, 1989) les agents transmissibles non conventionnels seraient assimilables à des « virinos », particules infectieuses constituées d'une information génétique propre, mais entourées de molécules protéiques appartenant à l'hôte, ce qui permettrait d'expliquer leur échappement à toute réaction immunitaire.

La principale objection à cette hypothèse est constituée par l'impossibilité à ce jour de la mise en évidence réelle et reproductible d'un acide nucléique dans les préparations infectantes. Mais elle possède l'avantage de rendre compte de la variabilité des souches et de la capacité de mutations in vivo dans un système expérimental donné.

Hypothèse du prion

A la fin des années soixante-dix, Prusiner et son équipe ont montré dans les fractions de cerveau infecté, l'accumulation d'une protéine associée au pouvoir infectieux. Cette petite particule infectieuse a été désignée sous le nom de « Prion » (Proteinaceous infectious particules) (Prusiner, 1982). Un Prion est une petite particule infectieuse, de nature protéique qui résiste aux procédures inactivant les acides nucléiques, et dont le composant indispensable au pouvoir transmissible est une protéine (Prusiner, 1989). Cette protéine de Prion a été appelée « Prion Protein » ou PrP par Prusiner et son équipe. Très rapidement, ces mêmes auteurs ont montré que cette protéine était présente dans les cerveaux non infectés, aboutissant ainsi à la description de deux isoformes : une isoforme cellulaire, la PrPc, composant normal des cellules et notamment du système nerveux central, et une isoforme anormale, la PrPsc présente en grande quantité dans le système nerveux des individus et des animaux infectés naturellement, ou expérimentalement, par les agents transmissibles non conventionnels. Les propriétés de la PrPc et de la PrPsc sont rassemblées dans le tableau II. Le fait que la PrPsc soit retrouvée dans le système nerveux central en plus grande quantité que dans les autres tissus et en quantité proportionnelle au titre infectieux a fait considérer cette protéine par Prusiner et son équipe comme responsable du caractère transmissible de la tremblante du mouton. Semblables par certains de leurs caractères, ces deux isoformes se distinguent par plusieurs critères, parmi lesquels nous noterons notamment :

La demi-vie de la protéine. — Les travaux sur la culture de neuroblastome murin infecté par des prions de tremblante ou de la maladie de Creutzfeldt-Jakob ont démontré

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Ch. Pilet et al.

TABLRAU II. - Propriétés des Prions cellulaires et des Prions « tremblante ».

PrPc PrPsc

Cellules normales ~l-5 ug/g -

Cellules infectées ~ 1-5 ug/g ~ 10-20 ug/g

Prions/infections — +

Résistance protéase — +

Particules amyloïdes — +

Localisation cellulaire Surface cellule Intracellulaire

Extraits de membrane + —

Synthèse (M/2) « 2 h ~ 15 h

Turnover (/ 1/2) ~5 h > 24 h

que la PrPc est rapidement synthétisée et aussi rapidement dégradée tandis que la PrPsc est lentement synthétisée et se dégrade peu.

La localisation dans les neurones. - Chez le sujet sain, la protéine PrPc se trouve principalement à la périphérie de la cellule. Elle est notamment accolée à la membrane cellulaire alors que chez le sujet malade, la protéine PrPsc est localisée préférentiellement à l'intérieur de la cellule, probablement dans l'appareil de Golgi.

L'action de la protéinase K. - Alors que la PrPc est complètement détruite par la protéinase K, la PrPsc résiste au moins partiellement. Son poids moléculaire de 3335 kDa passe à 27-30 kDa (d'où l'appellation PrP également pour protéinase résistant protein). A noter que le traitement par la protéinase K diminue également le titre infectieux de la PrPsc. Il restait à démontrer que ces agents contenaient des fractions protéiques et non des acides nucléiques comme les virus. Plusieurs arguments biophysiques et biochimiques ont été avancés parmi lesquels on peut retenir notamment : l'inactivation par le SDS* (sodium dedocyl sulfate) dont on connaît les effets dénaturants sur les protéines, la décroissance du titre infectieux lors du traitement à la protéinase K et l'absence de modification du titre infectieux lors du traitement par les procédés inactivant les acides nucléiques.

Les techniques de la biologie moléculaire ont permis de préciser les points suivants.

D'une part, l'information génétique codant pour la PrP est identique chez les animaux infectés et chez les animaux sains. La même séquence du gène Prp a été retrouvée chez le hamster, le rat, le mouton, la drosophile, certains nématodes et même la levure. La conservation du gène au cours de l'évolution, l'homologie de la séquence en acides aminés, supérieure à 90 % entre la PrPc de l'homme et celle de la souris et du hamster, suggèrent que cette protéine pourrait jouer un rôle physiologique essentiel.

D'autre part, les ARN messagers codant pour la PrP sont les mêmes pour les deux isoformes PrPc et PrPsc. L'accumulation de l'isoforme PrPsc principalement au niveau du cerveau des hôtes atteint d'encéphalopathie spongiforme, où elle s'accumule jusqu'à être présente en quantité neuf fois supérieure à celle de la PrPc, ne s'accompagne pas d'une augmentation d'ARNm correspondants. La quantité et la qualité des RNAm est la même dans les deux situations. Ces constatations ont tout naturellement conduit Prusiner et son équipe à proposer l'hypothèse d'une maladie post-traductionnelle. Les encéphalopathies spongiformes transmissibles ne seraient donc pas, selon cette hypothèse,

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L'encéphalopathie spongiforme bovine

strictement infectieuses au sens pasteurien du terme, mais seraient liées à un désordre de l'ingiénerie de la synthèse protéique, conduisant à l'accumulation d'une protéine normale sous une forme biochimique pathologique dans le système nerveux central et cela sans modification de la quantité ou de la qualité des ARN messagers en gouvernant la synthèse.

Si le mécanisme est séduisant, il n'en est pas moins encore du domaine de l'hypothèse et la nature du facteur déclenchant cette anomalie post-traductionnelle reste à préciser.

Dans un travail récent, M. Pocchiari a montré que le traitement à l'amphotèricine B d'hamsters infectés induisait une dissociation significative entre la courbe de l'accumulation de la PrP et l'évolution du titre infectieux. Cette observation suggère que la PrPsc est un produit neuropathologique réactionnel à l'infection par les agents lents non conventionnels. Néanmoins, ces résultats ne concernent qu'un modèle et qu'une souche; leur caractère universel et leur reproductibilité doivent être confirmés avant d'en tirer des conséquences physiopathologiques.

Hypothèse de la molécule « germe »

Pour expliquer l'apparition de cette protéine anormale qui co-purifie avec l'infection, Gajdusek et coll. (1988) ont émis l'hypothèse d'une molécule « germe » qui fonctionnerait comme un agent nucléant dans un processus de cristallisation.

Cette idée a été reprise et développée très récemment par Brown, Goldfarb et Gajdusek (1991). Pour ces auteurs, tout se passerait comme si de nombreuses molécules précurseurs de la protéine normale seraient proches de la structure-seuil requise pour constituer une plaque amyloïde. Exceptionnellement, l'une de ces molécules pourrait dépasser ce seuil et servir alors de modèle à d'autres molécules de la protéine précurseur normale, produite en continu dans la cellule. Cette circonstance rare peut arriver spontanément ou être déclenchée par une molécule non organique présente dans les cellules à l'état de trace (silicium, aluminium) induisant la protéine par nucléation.

Ces auteurs supposent que ces conversions spontanées n'arriveraient pas plus souvent qu'une fois sur un million, ce qui correspond au taux de fréquence de la maladie de Creutzfeldt-Jakob sporadique.

Mais une telle hypothèse permet difficilement d'expliquer les cas de transmission iatrogène dans la maladie de Creutzfeldt-Jakob et, sans doute, encore moins l'endémie que connaît la Grande-Bretagne, en matière d'ESB, même si Brown, Goldfarb et Gajdusek proposent l'hypothèse que de telles transmissions existent en raison de l'introduction, dans l'organisme, d'une molécule protéique « germe » déjà altérée qui, alors, amorcerait le mécanisme d'auto-reproduction chez l'hôte nouvellement infecté.

Hypothèse des molécules « chaperonnes »

Une nouvelle hypothèse a été récemment proposé par Liautard (1992) qui est fondée sur l'étude du repliement des protéines. Selon cette hypothèse les prions pourraient être des molécules chaperonnes incorrectement repliées.

Les molécules chaperonnes sont des protéines qui participent au repliement d'autres protéines. La notion de molécules chaperonnes est apparue en 1978 avec les travaux de R. Laskey. Cet auteur, étudiant l'assemblage ADN/Protéines dans la formation des chromosomes, a constaté qu'une protéine qu'on ne retrouvait pas dans le produit final était cependant indispensable à son élaboration. L'absence de cette protéine - la

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Ch. Pilet et al.

nucléoplasmine — entraînait des erreurs de séquence voir une précipitation des protéines. La nucléoplasmine fut ainsi la première molécule chaperonne connue. D'autres molécules chaperonnes ont été identifiées : elles contrôlent la conformation de leurs protégées et assurent leur transport dans la cellule. Les molécules chaperonnes vont réduire les effets de l'agression (stress-chaleur) en se multipliant pour éviter la dénaturation des protéines qu'elles assistent.

Selon la théorie thermocinétique, le repliement des protéines est fonction de la vitesse d'interaction entre les acides aminés. La généralisation du repliement, catalysée par une molécule chaperonne, selon cette hypothèse, est immédiate. Quand une molécule chaperonne incorrectement repliée catalyse la réaction, la molécule nouvellement synthétisée adoptera la mauvaise conformation. En conséquence, selon cette théorie, l'apparition d'une structure incorrecte peut être assimilée à une mutation structurale qui va se propager dans l'organisme. Cette hypothèse permet d'expliquer à la fois l'infection par une protéine, l'origine génétique de la susceptibilité et l'apparition sporadique dans certains cas, de la maladie.

Si on fait l'analyse de chacune des hypothèses avancées par différents auteurs (virus, viroïde, virinos, prion, « molécule germe », « molécule chaperonne »), on constate qu'aucune d'entre elles n'emporte actuellement la conviction. Nous sommes en fait en face de maladies qui présentent des caractéristiques bien troublantes. Si la composante génétique ne fait pas de doute, pour toutes les expressions familiales des maladies humaines (la maladie de Creutzfeldt-Jakob et le syndrome de Gerstmann-Straussler-Scheinker) ainsi que pour les cas sporadiques de la tremblante du mouton, l'épidémiologie d'autres encéphalopthies spongiformes (notamment l'ESB) répond, en revanche, au moins dans certains cas, au classique modèle infectieux transmissible. La présence de lésions communes à chacune de ces maladies, l'hyperproduction dans les cellules nerveuses des individus et animaux malades, d'une même protéine, la transmission expérimentale inter-espèces, même si elle est limitée à certaines d'entre elles, sont autant de constatations qui conduisent à la notion d'un groupe de maladies présentant des caractéristiques communes dont l'étiologie demeure, à ce jour, méconnue.

Tout se passe, en fait, comme si ces maladies connaissaient une étiologie multifactorielle dont les deux grandes composantes seraient, d'une part, un facteur génétique et, d'autre part, un facteur déclenchant (pour ne pas dire infectieux) méconnu à ce jour, le prion ou la protéine amyloïde n'étant que la conséquence de l'action de ce facteur déclenchant et non ce facteur lui-même.

Il convient d'observer que cette hypothèse ne s'appuie pas sur des arguments expérimentaux mais sur l'observation de faits qui ne peuvent être expliqués par les différentes théories avancées jusqu'à présent.

Une maladie encore largement mystérieuse

Un certain nombre de précautions étant désormais prises, il convient de ne pas céder à la folie médiatique des prions. Il est bon de reconnaître cependant que les médias ont, sans doute sans le savoir, fortement contribué au déblocage d'importants crédits de recherche dans plusieurs pays. Les conséquences économiques de l'encéphalopathie spongiforme bovine et les difficiles débats interministériels que les retombées économiques de

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L'encéphalopathie spongiforme bovine

cette maladie ont provoqué au sein de la CEE, ont également servi la cause de la recherche scientifique, sans doute de façon beaucoup plus efficace que les meilleures communications scientifiques.

Il convient cependant de ne pas sous-estimer les risques potentiels, ceux-ci demeurent difficilement quantifiables pour les raisons énoncées précédemment.

La méconnaissance où nous sommes de l'étiologie précise de ces maladies et de leurs modes de diagnostic ante mortem, de leur prophylaxie et de leur traitement, doit nous inciter à beaucoup de modestie mais également à redoubler d'efforts en matière de recherche multidisciplinaire. Le croisement d'informations venues de disciplines diverses permettra, à terme, d'éclairer ce qu'il faut bien appeler actuellement l'« énigme » des encéphalopathies transmissibles.

Seule l'accumulation des faits pourra remplacer l'actuelle abondance de spéculations.

NOTES

(') Astrocyte : Cellule de forme étoilée présente dans le système nerveux central.

( 2) Plaques amyloïdes : Dépôt de substance extracellulaire solide, translucide, insoluble dans l'eau, résistante aux enzymes protéolytiques. infiltre les organes sans les déformer.

( 3) Western Blot est une méthode électrophorétique sensible qui permet de déterminer la taille et les caractéristiques structurales d'une molécule protéique. La méthode consiste à réaliser une électrophorèse sur gel de polyacrylamide (PAGE) en présence d'un dénaturant (SDS = Sodium Dodécyl Sulfate) (SDS-PAGE). Dans le deuxième temps on transfère la protéine sur un support solide (membrane nitrocellulose) et finalement on visualise la protéine à l'aide d'un anticorps spécifique conjugué à un marqueur.

( 4) PrP : « Protéinase Résistant Protein » ou « Prion-Protein », désigne également le gène qui code pour la synthèse de cette protéine.

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LA VIE DES SCIENCES féBk\

L'ingénierie des protéines

Henri HESLOT

Institut National Agronomique Service de Génétique moléculaire

Au mois de septembre 1991, le CADAS (Comité des Applications de l'Académie des Sciences) a publié un rapport intitulé « L'ingénierie des protéines : place de la France dans la compétition internationale », fruit des travaux d'un groupe de quinze personnes assisté par douze conseillers. Ce rapport définit les méthodes et objectifs de l'ingénierie des protéines, met en évidence les enjeux scientifiques et industriels et traite de quelques applications. Il analyse la situation en France et dans les principaux pays industrialisés (États-Unis, Japon, Grande-Bretagne, Allemagne) et des recherches conduites dans le cadre des programmes BAP et BRIDGE de la Commission des Communautés Européennes. Le rapport formule également des recommandations.

L'article qui suit illustre, à l'aide d'exemples variés, les principaux aspects scientifiques de ce domcdne très nouveau, aux confins de la biologie et de l'industrie: relations structure-fonction, anticorps, vaccins recombinants ou vivants, protéines fibreuses artificielles.

(Le rapport original peut être envoyé sur demande au Secrétariat de l'Académie des Sciences.)

De la recherche fondamentale à l'industrie

Les protéines sont les plus abondants des constituants cellulaires. Elles comportent des espèces de fonctions très diverses: enzymes, régulateurs, récepteurs, hormones, anticorps, transporteurs, éléments de structure. Sans elles, il n'y aurait pas de vie sur la Terre car elles jouent un rôle essentiel dans tous les processus biologiques. Elles sont codées par l'information génétique contenue dans les chromosomes sous forme d'ADN. Elles jouent un rôle-clef dans le maintien de l'intégrité de cette information.

La Vie des Sciences, Comptes rendus, série générale, tome 10, 1993, n° 1, p. 21-44


H. Heslot

Le terme d'ingénierie des protéines s'applique à toute modification volontaire de la structure d'une protéine entraînant un changement de ses propriétés fonctionnelles. Dans la majorité des cas cette modification intervient, non pas au niveau de la protéine ellemême, mais en altérant la séquence d'ADN contenant l'information génétique codant pour la protéine recherchée. L'ingénierie des protéines est l'un des projets scientifiques les plus prometteurs par les nouveaux concepts qu'il crée et par les perspectives d'applications qu'il ouvre dans de nombreux domaines. Ainsi, la recherche pharmaceutique va pouvoir mettre au point des médicaments doués d'une efficacité et d'une sélectivité sans précédent. Nous serons ainsi dotés de nouveaux moyens d'attaque contre les maladies restées jusqu'aujourd'hui sans réponse thérapeutique satisfaisante. De même, l'ingénierie des protéines aura d'importantes conséquences sur des secteurs comme l'agriculture, les industries agro-alimentaires, l'agrochimie, les biomatériaux ou les enzymes industrielles. Ces perspectives suscitent dans le monde entier de nombreux et puissants courants de recherche fondamentale, de mieux en mieux relayés par l'industrie comme le montre la croissance du nombre de brevets déposés dans ce domaine.

Dans cet article, nous commencerons par décrire les méthodes utilisées et la façon dont on les met en oeuvre. Les domaines d'application de l'ingénierie des protéines étant nombreux, il ne nous sera pas possible de les passer tous en revue. Nous avons donc choisi quelques exemples caractéristiques : les relations structure-fonction, les anticorps et certains de leurs dérivés, les vaccins recombinants et, enfin, les protéines fibreuses artificielles utilisables comme biomatériaux.

Méthodes et mises en oeuvre de l'ingénierie des protéines

Les quatre structures des protéines

Les protéines sont constituées d'une ou de plusieurs chaînes polypeptidiques, enchaînements linéaires de vingt sortes différentes d'acides aminés(i). On donne le nom de structure primaire à cette séquence. On peut la déterminer par des méthodes chimiques, mais les progrès du génie génétique rendent plus facile et plus rapide d'isoler le segment d'ADN qui code pour la protéine, et de le séquencer. Des programmes informatiques permettent alors d'en déduire la structure primaire à partir du code génétique.

La chaîne polypeptidique est en général repliée de façon complexe; on parle alors d'une structure secondaire. Les configurations les plus notables sont l'hélice Alpha et le feuillet Béta. Dans le premier cas, les acides aminés se disposent en hélice dont la stabilité est assurée par des liaisons hydrogène (2). Dans le deuxième cas, il s'agit de chaînes plus ou moins parallèles, stabilisées aussi par des liaisons hydrogène.

La configuration tridimensionnelle d'une chaîne polypeptidique porte le nom de structure tertiaire. Il peut arriver que plusieurs chaînes s'associent pour constituer une protéine fonctionnelle. Dans ce cas, on parle de structure quaternaire. C'est la situation rencontrée pour l'hémoglobine a2 P2 (2 chaînes Alpha et 2 chaînes Béta). Bien entendu, la structure quaternaire n'est pas l'apanage de toutes les protéines, mais toutes possèdent une structure

22 :


L'ingénierie des protéines

STRUCTURE PRIMAIRE

STRUCTURE SECONDAIRE

STRUCTURE TERTIAIRE

STRUCTURE O.UATERNAIRE

Fig. 1. - Hiérarchie des structures protéique.i. Dans l'hélice Alpha et le feuillet Bêta, les liaisons hydrogènes sont indiquées par des traits pointillés. Modifié d'après Zubay. Biochcmistry (McMillan Publish. Co, 1988).

primaire, secondaire et tertiaire (fig. 1). Toutefois, des chaînes courtes d'acides aminés (peptides) peuvent ne pas avoir de structure secondaire et tertiaire bien définie.

Comment procéder pour déterminer ces structures?

Il existe plusieurs méthodes de détermination des structures tridimensionnelles (en abrégé: 3 D).

La résonance magnétique nucléaire (RMN) permet de déterminer la structure de protéines en solution. Cette technique utilise la propriété qu'ont certains noyaux atomiques tels que 'H, 13C, 15N de posséder un moment magnétique (spin). La RMN consiste à placer la protéine dans un champ magnétique fort dans lequel les spins s'orientent. On émet alors des impulsions d'ondes radioélectriques qui font passer les noyaux dans un état excité. Quand ils reviennent à l'équilibre, ces noyaux émettent une onde radio de fréquence mesurable dont la valeur dépend de leur environnement moléculaire. On obtient ainsi des informations sur les distances entre atomes, ce qui permet d'établir la structure tridimensionnelle de la protéine. D'abord limitée à de petites protéines, la RMN fait des


H. Heslot

progrès constants et s'applique maintenant à des protéines de plus en plus grosses (Guittet, Bouaziz, van Heijenoort, 1991). Ainsi, un groupe du National Institute of Health a pu établir la structure de l'interleukine 1 (3 (153 acides aminés). On espère pouvoir s'attaquer avec succès à des protéines de 300 acides aminés (Chazin 1991; Kay, Clore, Bax et Gronenborn 1990; Clore et Gronenborn 1991).

La diffraction des rayons X est actuellement la méthode la plus puissante d'étude des structures 3D. Elle suppose toutefois l'obtention de cristaux, ce qui constitue le premier goulot d'étranglement de la cristallographie biologique (Giege, Mikol, 1989), car les techniques utilisées restent en partie empiriques. Une fois les cristaux obtenus, on les soumet à un faisceau de rayons X (Janin, 1986) et on enregistre leur diagramme de diffraction (fig. 2). Cette étape a progressé de manière très spectaculaire, en raison de la mise au point du matériel et du logiciel de détecteurs bidimensionnels (électroniques ou à plaque photo-sensible), qui permettent la mesure simultanée d'un grand nombre de taches de diffraction. Tout aussi importants ont été les progrès des sources de rayons X. Les générateurs à anticathode tournante se sont répandus dans les laboratoires et le rayonnement synchrotron, obtenu à partir d'installations comme l'ESRF (3), est devenu un outil indispensable. Les sources synchrotron ont deux propriétés utiles en cristallographie biologique : d'une part, elles sont très brillantes, ce qui permet d'enregistrer rapidement des données de diffraction plus précises et souvent à plus haute résolution, et d'utiliser éventuellement des cristaux plus petits; d'autre part, leur émission est polychromatique. Cette dernière propriété est mise à profit dans la méthode de Laue, qui permet de réduire les durées totales d'exposition à des temps de l'ordre de la seconde et ouvre la possibilité d'études cinétiques (Moffat 1989; Roth 1991).

Avec la cristallogenèse, le second goulot d'étranglement de la cristallographie est constitué par l'interprétation du diagramme de diffraction (ce que les cristallographes appellent le problème des phases). En effet, un seul diagramme ne suffit pas pour la structure tridimensionnelle. La méthode classique consiste à fixer des atomes lourds en des points définis de la protéine, par exemple des atomes de mercure sur le soufre de l'acide aminé cystéine. Il faut cependant que cette fixation ne modifie pas la structure de la protéine. En fait, l'obtention de plusieurs dérivés à atomes lourds de bonne qualité est aléatoire.

Une autre technique prometteuse, dite de «dispersion anomale», consiste à étudier la variation du pouvoir diffusant d'un atome lourd (mercure, platine) ou de sélénium avec la longueur d'onde du rayonnement X (Smith, 1991). De cette façon, avec un seul cristal étudié à plusieurs longueurs d'onde, on réalise l'équivalent d'autant de dérivés à atomes lourds distincts. Notons que l'incorporation de sélérium peut se faire par voie biologique. Le gène codant pour la protéine est exprimé dans un microorganisme incapable de synthétiser la méthionine. La séléno-méthionine, ajoutée au milieu de culture, remplacera la méthionine dans la protéine étudiée.

Les progrès de l'informatique — qu'il s'agisse des supercalculateurs ou des miniordinateurs de laboratoires — continuent de jouer un rôle essentiel pour aborder des problèmes structuraux de plus en plus complexes ou de faire face aux nombreuses déterminations de structures voisines requises dans les projets d'ingénierie des protéines. La figure 3 montre deux représentations de la structure 3D d'une enzyme, la RNAse S. Des systèmes informatiques perfectionnés permettent de visualiser la molécule sur un écran (postes de graphisme moléculaire). On peut faire tourner le modèle, mesurer des

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L'ingénierie des protéines

Fig. 2. — Méthodes biophysiques pour déterminer la structure des protéines, (a) Méthodes de cristallisation. 1 : Cristallogenèse par diffusion de solvant en phase gazeuse. Le solvant s'échange lentement entre le récipient et la goutte pendante qui contient la protéine. 2 : Cristallogenèse par dialyse, (b) Principe de la chambre à rotation. Le cristal est monté dans un capillaire de verre placé dans le faisceau incident de rayons X. Il est porté par un axe qui tourne lentement. Chaque réflexion de Bragg apparaît pour une valeur donnée de l'angle de rotation, et elle est enregistrée sur le film où elle donne une tache, (c) Un cristal de protéine et son diagramme de diffraction. D'après Biofutur (nov. 1987).

distances, en agrandir des parties, procéder à des substitutions d'acides aminés pour juger de leur effet probable, positionner un substrat dans le site catalytique d'une enzyme, etc.

Prévision de la structure tridimensionnelle

Du fait que la chaîne protéine est repliée sur elle-même, des acides aminés linéairement éloignés l'un de l'autre dans la structure primaire peuvent se retrouver proches dans


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Fig. 3. — Structure de la RNA.se S selon deux modes de représentation. Les acides aminés Histidine 12 (His 12). Lysine 41 (Lys 41) et Histidine 119 (His 119) constituent le site catalytique de l'enzyme. Modifié d'après G. Zubay. Biochemistry. (McMillan Publish. Co 1988).

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L'ingénierie des protéines

l'espace. Lorsqu'il s'agit de protéines enzymatiques, leur site catalytique est constitué de plusieurs acides aminés que l'on peut identifier, dans le cas les plus favorables, en obtenant des images de diffraction aux rayons X d'une enzyme qui a fixé un pseudosubstrat (molécule analogue ne pouvant être attaquée par l'enzyme). Dans l'immédiat, il n'existe aucune méthode qui, partant de la structure primaire, permette de prévoir comment cette chaîne va se replier pour former une structure tridimensionnelle. Une même structure 3D peut correspondre à des structures primaires très différentes.

En l'absence de cristaux et de diagrammes de diffraction, on utilise les banques de données relatives aux quelques centaines de protéines dont la structure a été établie avec précision. On catalogue les différents motifs et, par analogie avec ces protéines, on est en mesure de prédire si un motif particulier (une séquence d'acides aminés) a quelques chances de se replier sous la forme, par exemple, d'une hélice Alpha. On dispose de plusieurs algorithmes, utiles pour ce type de prédiction (Swindels et Thornton 1991).

Cependant, on se trouve dans des conditions plus favorables lorsqu'il s'agit d'une famille de protéines apparentées, provenant d'organismes différents, mais dont la structure 3D est déjà connue pour certaines d'entre elles. Ceci demande un alignement correct des séquences pour identifier les parties communes. Plusieurs logiciels sont disponibles pour réaliser ce travail. On est parvenu ainsi à modéliser la protéase du virus du Sida à une résolution de 2,1 Â et la structure prédite a été ensuite confirmée par des études de diffraction aux rayons X.

Les banques de données

Les développements rapides de la biologie moléculaire et des biotechnologies durant la dernière décennie se sont traduits par une croissance quasi-exponentielle de la quantité d'information génétique contenue dans les séquences d'acides nucléiques. Cette situation a entraîné la création et le développement de banques de séquences de biomolécules, acides nucléiques et protéines, qui comportent de l'ordre de 108 nucléotides et 107 résidus d'acides aminés, respectivement.

Ces banques de données de séquences s'accroissent de façon très rapide (doublement tous les quinze mois). En France, la création d'un serveur national (programme BISANCE au CITI 2) qui maintient à jour les banques dont il est dépositaire, a permis à une très large communauté de biologistes d'accéder aux informations les plus récentes et par là-même d'assurer leur compétitivité dans leur domaine.

Ces banques ont pour vocation d'aider à l'analyse de nouvelles séquences. Elles permettent de faire des comparaisons et de mettre en évidence des motifs structuraux conservés, supports de fonctions communes. Elles donnent aussi matière à de nouveaux développements d'outils d'analyse (logiciels d'interrogation ou de recherche).

La détermination des structures 3D de protéines étant loin d'être aussi rapide que celle des séquences d'ADN (100 structures 3D par an), les banques de données structurales (Protein Data Bank) ont un contenu qui s'accroît moins vite. L'utilisation de ces données est en général faite localement par des équipes de cristallographie ou de modélisation sur des stations de travail dotées d'équipements graphiques performants. Notons que la diffusion des structures 3D souffre d'une rétention liée à leur caractère «stratégique». Ainsi, au moins 40 % des structures 3D de protéines annoncées ne sont pas mises à

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la disposition de la communauté scientifique (coordonnées non fournies). Une action «psychologique» internationale tente de faire pression pour corriger cet état de fait.

L'essor de l'ingénierie des protéines passe obligatoirement par une meilleure utilisation de l'ensemble de ces données, incluant un accès aux banques de séquences et à la visualisation graphique des données structurales.

Modification des protéines par mutagénèse dirigée

A condition que le gène codant pour la protéine ait été isolé et séquence, il est possible de modifier un ou plusieurs codons dans l'ADN, et donc d'aboutir à une protéine nouvelle dans laquelle un ou plusieurs acides aminés auront été remplacés par d'autres.

Il s'agit d'une opération de mutagénèse dirigée (Zoller 1991) qui utilise des séquences d'ADN préparées à la demande par des synthétiseurs automatiques dont l'usage s'est beaucoup répandu ces dernières années.

Encore faut-il savoir quel(s) acide(s) aminé(s) il serait souhaitable de remplacer pour obtenir un effet précis sur les caractéristiques de la protéine. Dans la plupart des cas, on est encore loin de pouvoir répondre à cette question. Cependant, la connaissance de la structure 3D apporte une aide considérable à la décision.

Les relations structure-fonction

La mutagénèse dirigée est un outil très puissant pour analyser les relations entre la structure d'une protéine et sa fonction. Nous en donnerons quelques exemples choisis parmi beaucoup d'autres.

Modification de la spécificité enzymatique

L'ingénierie des protéines permet de modifier la spécificité enzymatique des systèmes les mieux connus. Ainsi, la lactate déshydrogénase (LDH) de la bactérie Bacillus stearothermophilus catalyse la réaction:

mais est peu active sur des substrats où R a un encombrement supérieur à R = CH3 —. Il se trouve que le site catalytique de la LDH est constitué d'une cavité bordée par les acides aminés Ala 235 et Ala 236 et fermée par une boucle mobile constituée de Gin 102, Lys 103 et Pro 105. A vide la boucle est levée comme un couvercle, mais elle se referme sur un substrat de taille et charge adéquates (Dunn et al. 1991). En procédant à cinq substitutions d'acides aminés, à savoir: Gin 102 Met (4), Lys 103 Val, Pro 105 Ser (dans la boucle) et Ala 235 Gly, Ala 236 Gly (dans la cavité) on a obtenu une LDH d'activité considérablement accrue sur des substrats de plus grande taille tels que l'ot-cétoisocaproate (Wilks et al. 1990):


L'ingénierie des protéines

Comme nous venons de le voir, la LDH de B. thermophilus nécessite la présence du cofacteur NADH. Certaines autres déshydrogénases ont besoin de NADPH, qui ne diffère de NADH que par la présence d'un groupe phosphate additionnel (qui porte une charge négative). La mutagénèse dirigée permet de modifier cette situation. La LDH dont nous parlons possède de l'acide aspartique (charge négative) à la position 52. Cet acide aminé est très proche du site qui serait occupé par le groupe phosphate du NADPH. En procédant à la substitution Asp 52 Ser, on évite l'existence de charges négatives qui se repoussent et l'enzyme mutée devient capable d'utiliser NADPH (Feeney, Clarke, et Holbrook 1990).

Accroissement de la stabilité thermique

La mutagénèse dirigée a également permis d'étudier les bases moléculaires de la stabilité thermique. C'est une caractérisique importante, car l'instabilité des enzymes constitue un frein à leur utilisation industrielle (Fontana 1991).

Le lysozyme du bactériophage T4, enzyme qui digère les parois de la bactérie infectée et permet la libération des particules de bactériophage dans le milieu ambiant, a fait l'objet d'études intensives (Bell et al. 1991). La structure tridimensionnelle de cette protéine étant connue à haute résolution (fig. 4), il a été possible de remplacer l'acide aminé en position 3 (isoleucine) par une cystéine. Cette cystéine-3 est suffisamment proche de la cystéine-97 pour qu'un pont disulfure puisse se former entre les groupements — SH de ces acides aminés. Ils réagissent selon la réaction

L'enzyme accuse alors un accroissement notable de sa stabilité thermique. De même, on a pu introduire des ponts disulfure entre les acides aminés 21-142 et 9-164. Ces modifications ont des effets cumulatifs et le triple mutant montre un Tm (température à laquelle la protéine est dénaturée et perd ses propriétés catalytiques) accru de 23,4°C par rapport à l'enzyme de départ (Matsumura, Signor et Matthews 1989).

Anticorps et dérivés

Genèse et structure des anticorps

Les vertébrés possèdent un système très sophistiqué de défense contre les virus, les microorganismes pathogènes et certaines cellules cancéreuses. Lorsque ces éléments étrangers, qualifiés d'antigènes, pénètrent dans l'organisme, ils déclenchent une réponse immunitaire. En particulier, des cellules spécialisées, les lymphocytes B, sécrètent des anticorps qui se lient à l'antigène, première étape d'un processus d'élimination.

Les anticorps sont des protéines constituées de quatre chaînes polypeptidiques (fig. 5) : deux chaînes légères identiques d'environ 220 acides aminés, et deux chaînes lourdes identiques d'environ 440 acides aminés. La cohésion de l'ensemble est assurée par des ponts disulfure. Les molécules d'anticorps ont donc une forme en Y, avec deux sites de

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Fig. 4. - Structure 1D du lysozyme du bactériophage T4. Modifié d'après M. Matsumura et al.. Nature, 342 (1989), 291-293.

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L'ingénierie des protéines

Fig. 5. — Structure d'un anticorps. La cohésion de l'ensemble est assurée par des ponts disulfure.

reconnaissance identiques — situés à l'extrémité des bras — capables de se fixer sur un antigène.

Une chaîne légère ou une chaîne lourde possèdent une région variable (V) et une région constante (C). La variabilité n'est pas distribuée de façon uniforme dans les régions V, mais localisée dans trois segments qui forment des boucles. A l'extrémité d'un bras, les 2x3 boucles de la chaîne légère et de la chaîne lourde constituent une cavité dans laquelle se fixe l'antigène. Selon la séquence précise des acides aminés dans les 2 x 3 boucles, un anticorps reconnaîtra un antigène différent. Un lymphocyte B ne produit qu'une seule sorte d'anticorps.

La diffraction des rayons X a permis d'établir la structure 3D des anticorps et de constater la présence d'un module constitué d'un « sandwich » de deux couches de feuillets Bêta (Schiffer et al. 1970). Une chaîne légère possède deux modules (fig. 6), une chaîne lourde quatre. Dans la région variable, les feuillets Bêta maintiennent les trois boucles variables en position adéquate pour la reconnaissance de l'antigène.

La région constante (Fc) constituant la base de l'Y d'un anticorps a d'importantes fonctions effectrices. Cette région interagit avec des cellules capables d'ingérer et d'éliminer le complexe anticorps-antigène; elle interagit aussi avec une série d'enzymes (complément) dont la fonction est de détruire l'antigène.


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Domaine variable

Domaine constant

Fig. 6. - Structure tridimensionnelle de la chaîne légère d'un anticorps. Elle comporte deux «sandwiches» de feuillets Bêta. D'après M. Schiffer et al, Biochemistry, 12, (1970), 460.

Certains cancers (myélomes) correspondent à la multiplication illimitée de cellules productrices d'anticorps. Chaque cancer, issu d'une seule de ces cellules, ne produit qu'une seule sorte d'anticorps, mais on ignore quel(s) antigène(s) il reconnaît. On peut néanmoins obtenir des anticorps monoclonaux reconnaissant un antigène quelconque spécifié à l'avance. Il suffit de fusionner une population de lymphocytes B, extraits d'une souris immunisée par un antigène déterminé, avec des cellules d'un myélome ayant - à la suite d'une mutation - cessé de produire son anticorps. Les produits de fusion, qualifiés d'hybridomes, ont l'immortalité du myélome et produisent chacun un anticorps spécifique. Notons que la production d'hybridomes, facile chez la souris et le rat, se heurte pour l'instant à d'importantes difficultés techniques dans l'espèce humaine.

La structure modulaire de la molécule d'anticorps la rend particulièrement apte à des opérations d'ingénierie des protéines (Winter et Milstein 1991; Lewis et Hilvert 1991). La figure 7 représente de façon schématique quelques unes des opérations qui ont pu être réalisées en manipulant les gènes.

On peut exprimer séparément les régions variables pour obtenir soit le fragment Fab, soit le fragment Fv (ne contenant que VL et VH). Comme cette dernière association est instable, on a relié VL et VH par une chaîne polypeptidique d'une quinzaine d'acides aminés (se Fv = fragment Fv à chaîne unique). Lorsque la région variable d'un anticorps est obtenue séparément, elle conserve en général la même affinité pour l'antigène que l'anticorps intact.

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L'ingénierie des protéines

Fig. 7. — Ingénierie des anticorps. D Séquences d'origine souris, ■ séquences d'origine humaine. Chaîne légère: Modules VL et CL, chaîne lourde: modules VH, CHj, CH2, CH3. Chacun des 12 modules d'un anticorps correspond à un «sandwich» de deux feuillets Bêta (cî.ftg. 6). Modifié d'après'G. Winter et C. Milstein, Nature, 349 (1991), 293-299.

On peut aussi préparer des anticorps hybrides en transférant, par exemple, les régions variables d'un anticorps de souris dans un anticorps humain. Une opération plus élaborée consiste à obtenir un anticorps humanisé où seules les 2x3 boucles qui contrôlent la spécificité de l'anticorps de souris ont été transférées.

Passons en revue certaines de ces opérations.

Anticorps humanisés

Chez les animaux de laboratoire aisés à manipuler tels que la souris et le rat, il est possible d'obtenir des anticorps monoclonaux dirigés contre des cibles spécifiques comme un antigène présent à la surface de lymphocytes humains. Grâce à leurs fonctions effectrices, de tels anticorps sont capables de tuer les lymphocytes et constituent donc une arme efficace dans la lutte contre les leucémies.

Ces anticorps monoclonaux ont néanmoins un inconvénient majeur au plan de la thérapeutique; l'organisme humain les reconnaît comme des molécules étrangères et des réactions allergiques se développent. Des chercheurs britanniques ont trouvé une solution à cette difficulté. Partant d'un anticorps monoclonal de rat anti-lymphocyte, ils ont - par manipulation de l'ADN — introduit les régions responsables de la reconnaissance des lymphocytes dans des anticorps humains IgG (Riechman, Clark, Waldmann et Winter 1988).

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Le premier hybride obtenu d'«anticorps humanisé» n'avait qu'une faible affinité pour l'antigène de départ. Les raisons stériques de cette faible efficacité furent étudiées avec l'aide du graphisme moléculaire et des mutations furent introduites pour résoudre ce problème. Les résultats furent spectaculaires : deux malades leucémiques en phase terminale furent traités par ces anticorps humanisés et toutes les cellules leucémiques que contenait leur organsime furent tuées. Des essais précédents avaient montré que des malades leucémiques ne pouvaient être traités plus d'une semaine avec des anticorps de rat, en raison de réactions allergiques. C'est là une période insuffisante pour obtenir une guérison.

Immunotoxines

Certaines toxines bactériennes ou végétales agissent en bloquant irréversiblement la synthèse des protéines dans les cellules encaryotes. Tel est le cas de l'exotoxine (PE) de la bactérie Pseudomonas, de la toxine diphtérique (DT) et de la ricine (Pastan, Fitzgerald et 1991). Ces toxines se fixent sur des récepteurs à la surface des cellules, puis pénètrent par invagination de la membrane (endocytose). Elles sont ensuite libérées de la vésicule cytoplasmique dans laquelle elles se trouvent et rejoignent leur site d'action.

La toxine PE a été cristallisée, ce qui a permis d'obtenir sa structure tridimensionnelle. C'est une chaîne polypeptidique unique qui comporte quatre domaines, dont trois ont des fonctions connues : le domaine I a (acides aminés 1 à 252) est responsable de la fixation sur la cellule cible, le domaine II (acides aminés 253 à 364) est nécessaire pour que la toxine sorte de sa vésicule d'endocytose; le domaine III (acides aminés 400 à 613) est responsable du blocage de la synthèse protéique et de la mort de la cellule-cible.

Une immunotoxine est une molécule hybride comportant un anticorps lié à une toxine. L'anticorps reconnaît une protéine à la surface d'une cellule cancéreuse, est supposé s'y fixer et permettre à la toxine de pénétrer. Pour fabriquer une immunotoxine efficace, il faut bien entendu supprimer (ou masquer) le domaine qui interagit avec les récepteurs cellulaires habituels. Dans le cas de la toxine PE de Pseudomonas, il faudra supprimer (ou masquer) le domaine I a. Dès lors, la pénétration de la toxine s'effectuera avec l'acide de l'anticorps spécifique qui ne se fixe que sur des cellules cancéreuses particulières.

Deux méthodes peuvent être mises en oeuvre pour réaliser le couplage anticorps-toxine (fig. 8): (i) la mise en place d'une liaison chimique, soit avec le domaine I de la toxine intacte, soit avec une toxine dont le domaine I a été supprimé; (ii) la voie du génie génétique, qui permet d'exprimer chez le colibacille une immunotoxine composée d'un anticorps à chaîne unique lié aux domaines II et III de PE. On a, par exemple, choisi un anticorps qui reconnaît la sous-unité p. 55 du récepteur de l'interleukine II humaine. Ce récepteur est présent en abondance à la surface de certaines cellules cancéreuses.

Les vaccins

Les vaccins sont des protéines susceptibles d'induire la production, par l'organisme à protéger, d'anticorps spécifiques capables de se fixer sur des motifs protéiques (épitopes, déterminants antigéniques) localisés à la surface d'un virus ou d'un organisme pathogène,

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L'ingénierie des protéines

Fig. 8. — Préparation d'une immunotoxine.

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Hépatite B

L'hépatite B est une sérieuse maladie qui affecte 170 millions de personnes dans le monde. Le virus responsable, présent dans le sang des malades, a un diamètre de 40 à 50 nm. La protéine majeure des particules virales est l'antigène de surface S. En fait, cette protéine est multiforme (fig. 9) car codée par un gène comportant plusieurs codons d'initiation ATG (ATG code pour la méthionine qui joue très souvent le rôle de premier acide aminé d'une protéine). Selon le point de départ, on obtient trois protéines :

S : 226 acides aminés (protéine majeure)

pré S2 + S: 281 acides aminés (protéine moyenne)

pré S^pré S2 + S: 389 acides aminés (grande protéine).

Certaines personnes, infectées par le virus de l'hépatite B, deviennent des porteurs chroniques. On peut isoler de leur plasma une particule non-infectieuse de 22 nm qui est composée de l'antigène de surface S. Une fois purifiées, ces particules constituent un vaccin très efficace.

Si l'on exprime le gène S dans la levure, sous le contrôle d'un promoteur approprié, on obtient des particules vides très comparables, fortement immunogènes, et utilisables comme vaccin (Heslot et Gaillardin, 1992). On peut de même produire les protéines moyenne et grande dans la levure. Elles s'assemblent aussi en particules immunogènes. Conserver les régions pré S: et pré S2 présente de l'intérêt dans la mesure où l'une et l'autre possèdent des déterminants antigéniques additionnels (peptides 21-47 et 120-145) conférant à des chimpanzés la protection contre le virus de l'hépatite B.

D'autres raisons, qu'il serait trop long de détailler ici, conduisent à éliminer une partie des régions pré St et pré S2. On obtient ainsi un vaccin de deuxième génération qui devrait être plus efficace.

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et de programmer leur élimination. L'examen des 600 brevets mondiaux relatifs aux vaccins, déposés dans la période 1987-1990, révèle que plus de la moitié d'entre eux font intervenir des techniques d'ingénierie des protéines.

Nous nous limiterons à quelques examples relatifs à l'hépatite B, au système Ty de la levure et aux vaccins vivants dérivés du virus de la vaccine et de souches de bactéries du groupe des Salmonelles.

Système Ty de la levure

Une particule pseudo-virale (VLP = virus-like particle) de la levure semble offrir des possibilités pour la mise au point de nombreux vaccins (Heslot et Gaillardin, 1992; Butler, 1991).

Ces VLP sont des rétrovirus non infectieux, codés par plusieurs séquences Ty présentes dans les chromosomes de la levure de boulangerie Saccharomyces cerevisiae. Le gène TYA, pour sa part, code pour une protéine /?! qui se retrouve en copies multiples à la surface des particules virales. Si le gène TYA est exprimé seul, sous le contrôle d'un

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L'ingénierie des protéines

Fig. 9. — Vaccins contre l'hépatite B (sous formé de particules): c> sens de transcription/ traduction, ss: séquence signal clivée lors de la sécrétion. Dans le vaccin de deuxième génération, on a conservé la totalité de la protéine S, mais seulement les acides aminés 12 à 52 de pré-Si et 133 à 145 de pré-S2.

promoteur de levure, la protéine p1 conserve sa capacité à s'assembler en particules virales vides. De même, si l'on fusionne une fraction de la protéine TYA avec une protéine étrangère, cette dernière est exprimée à la surface des particules (fig. 10). D'un diamètre de l'ordre de 60 nm, ces particules sont aisées à séparer des autres protéines cellulaires.


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Fig. 10. — Construction de particules T, hybrides contenant l'épitope vaccinant X. Modifié d'après D. Butler, Biofutur, 104 (1991), 58-68.

Ce système a été utilisé pour exprimer des antigènes de surface du virus de l'hépatite B et du virus du Sida. Ces particules renferment environ 100 exemplaires de la protéine de fusion et stimulent la production d'anticorps antiviraux quand on les injecte à un animal.

Un projet Eurêka, financé au niveau de 90 millions d'ECU (environ 700 millions de F), réunit British Biotechnology (GB), Farmitalia Carlo Erba (Italie) et Antibioticos Pharma (Espagne) pour développer cette technologie. Il est prévu de déterminer la structure 3 D de la protéine /?1; et des particules résultant de son assemblage. Cela devrait permettre d'améliorer la présentation des épitopes à leur surface (Butler 1991).


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Virus recombinant de la vaccine

Le virus de la vaccine a été utilisé avec un succès remarquable pour lutter contre la variole. A la suite du programme d'éradication lancé en 1967 par l'Organisation Mondiale de la Santé, la variole a complètement disparu et la vaccination antivariolique a cessé d'être pratiquée (Moss 1991).

Le virus de la vaccine a une structure complexe et renferme une molécule linéaire d'ADN de 200000 paires de bases. Il est possible d'y introduire sous le contrôle d'un promoteur de vaccine, jusqu'à 25 000 paires de bases d'ADN étranger, ce qui correspond à une douzaine de gènes de taille moyenne. Dans la mesure où l'insertion a eu lieu dans une région non-essentielle, le virus recombiné reste capable de se multiplier.

Des essais pratiqués sur des singes montrent que les virus recombinants sont utilisables comme vaccins vivants multivalents pour protéger en une seule étape contre plusieurs maladies telles que l'hépatite B, la poliomyélite,... Chez des adultes ayant subi dans le passé une vaccination antivariolique, la présence d'anticorps est susceptible d'empêcher la multiplication du virus et l'expression des protéines recombinantes. Toutefois, cela ne concerne pas les enfants dans la mesure où cette vaccination ne se fait plus depuis longtemps.

Pour le moment, aucun virus recombinant de la vaccine n'a reçu l'autorisation de mise sur le marché, que ce soit pour usage humain ou vétérinaire. Cependant, un vaccin contre la rage a été expérimenté en Europe et aux États-Unis. En Europe occidentale, les renards sauvages sont les vecteurs principaux de la rage. Des essais ont été conduits dans un territoire peu peuplé de 2 200 km 2 situé dans le sud de la Belgique. Un virus recombinant de la vaccine, exprimant un épitope de la rage, a servi à contaminer des appâts pour renards: 26 000 appâts ont été distribués par hélicoptère. Ce traitement, poursuivi de 1985 à 1991, s'est accompagné d'une diminution impressionnante des cas de rage chez les moutons et le bétail dans la zone considérée (Brochier et al. 1991).

Par ailleurs, des essais sont en cours sur des volontaires humains, vaccinés avec un virus recombinant de la vaccine exprimant la protéine d'enveloppe du virus HIV-1 responsable du Sida.

Il n'est pas douteux que les virus recombinants de la vaccine ont un potentiel considérable, mais qu'il est nécessaire de diminuer encore les risques d'accidents secondaires. A l'époque de la vaccination antivariolique, on estimait la fréquence des accidents à 1 sur 50000. C'était acceptable en raison de la gravité d'une affection variolique. De nos jours, on s'efforce de modifier génétiquement le virus de la vaccine pour diminuer encore ce type de risque.

Vaccins bactériens vivants

Des travaux sont conduits à l'Institut Pasteur pour mettre au point des vaccins bactériens vivants. On utilise la protéine Lam B qui est localisée dans la membrane externe du colibacille. Cette protéine intervient dans le transport d'un sucre (le maltose) et comme récepteur du bactériophage Lambda.

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La structure de Lam B est complexe (la chaîne polypeptidique passe plusieurs fois à travers la membrane), mais les segments extérieurs ont été identifiés. On peut y insérer, par génie génétique, des peptides hétérologues ayant des fonctions d'épitopes vaccinants (hépatite B, poliomyélite, Sida, etc.). On obtient ainsi un vaccin vivant administrable par voie orale (Szmelcman et al. 1991).

Il s'agit pour l'instant d'un modèle de laboratoire, dans la mesure où les souches de colibacille utilisées sont incapables de se maintenir dans l'organisme. Il faudra selon toute vraisemblance, employer d'autres espèces de bactéries, telles des souches atténuées de Salmonelles dont la persistance est plus grande et qui sont capables de traverser la barrière intestinale.

Biomatériaux

Les propriétés spécifiques de protéines fibreuses naturelles telles que les soies, les collagènes, les élastines et les bioadhésifs, leur sont conférées par des séquences répétitives d'acides aminés. Ainsi, la fibroïne, composante majeure de la soie sécrétée par la chenille du ver à soie, possède la séquence (Gly-Ala-Gly-Ala-Gly-Ser) qui est répétée de nombreuses fois en formant des fibres. De même, dans l'élastine, la séquence répétée la plus courante est un pentapeptide (Val-Pro-Gly-Val-Gly). L'élasticité de la peau, des poumons, et des artères tient à la présence locale d'élastine.

Certaines de ces protéines fibreuses ont des caractéristiques d'un grand intérêt. Ainsi, l'araignée Nephila Clavipes produit un fil d'une soie particulière qui lui sert à descendre de sa toile. Cette soie est sécrétée par une glande différente de celle que l'araignée utilise pour fabriquer sa toile (Xu et Lewis 1990). Cette soie peut s'allonger d'environ 35 % et sa résistance à la traction est du même ordre que celle des fibres de graphite. Elle est 7 fois supérieure à celle de la soie et 20 fois à celle du nylon. Quant à l'élongation maximale, elle n'est que 16 % pour la soie et 1,6 % pour la fibre de graphite.

Le gène codant pour cette protéine a été clone et séquence. La région répétée comporte trois segments (fig. 11, cf. aussi fig. 1, 3, 6). Le segment de 13 acides aminés a une structure amorphe, mais forme une hélice Alpha lors de la traction; le segment de 15 acides aminés est structuré en feuillets Bêta inextensibles. Les fibres de cette soie ne sont solubles que dans certains solvants organiques, mais lorsqu'on force la solution à passer dans une aiguille creuse, la fibre se reforme avec un diamètre qui peut être fixé à l'avance.

Dans la plupart des protéines fibreuses naturelles, les séquences répétées ne sont pas parfaites et il existe des substitutions d'acides aminés de place en place. Par contre, l'expérimentateur est libre de fabriquer une molécule dont les séquences répétées sont strictement identiques. Pour ce faire, il synthétisera un gène de séquence appropriée et l'exprimera dans le colibacille (ou dans la levure). La protéine pourra ensuite être extraite et purifiée. Notons que cette méthode permet aussi d'obtenir des molécules de longueur prédéterminée.

L'utilisation de ces protéines fibreuses exige de pouvoir créer des matériaux dont les propriétés physiques et chimiques soient parfaitement définies. Dans l'immédiat, on en est au stade de l'expérimentation. Cappello et son groupe ont obtenu des protéines ressemblant à la soie et qui possèdent le motif répété (Gly-Ala-Gly-Ala-Gly-Ser). Ces

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L'ingénierie des protéines

Séquence répétée

— AGRGGL GGQGAGAAAAAAA GGAGQGGYGGLGNQG —

6 aa 13 aa 15 aa

Séquence Séquence Séquence

peu très conservée très conservée

conservée Responsable Forme une structure

de l'élasticité cristalline inextensible

de la fibre en feuillet Bêta

Fig. 11. - Structure de la séquence répétée d'une soie sécrétée par l'araignée Nephila Clavipes. A : Alanine, G : Glycine, L : Leucine, N : Asparagine, Q : Glutamine, R : Arginine, Y : Tyrosine.

polymères ont une structure cristalline inextensible, en raison de la formation de feuillets Bêta par cette séquence d'acides aminés (Cappello et al. 1990). Les propriétés de ces polymères sont modifiées si on y insère de place en place des pentapeptides (Val-ProGly-Val-Gly), séquence rencontrée dans l'élastine. On a de même intégré dans la structure des séquences de 10 acides aminés contenant la triade (Arg-Gly-Asp) qui confère à la fïbronectine humaine la capacité à se fixer sur les cellules (Cappello et al. 1990). Les fibronectines sont capables de s'assembler en fibrilles sur lesquelles se fixent les cellules possédant les récepteurs appropriés, capable de reconnaître la séquence (Arg-Gly-Asp). Cette propriété est importante pour des applications médicales telles que la cicatrisation des plaies, l'obtention de peau artificielle et de prothèses biocompatibles. Ces polymères hybrides résistent à l'autoclavage et peuvent être préparés sous forme de fibres ou de membranes.

La moule commune Mytilus edulis sécrète une protéine adhésive qui lui permet de s'attacher sur son support sous-marin. Le gène a été clone et séquence par la Compagnie Genex (Strausberg et Link 1990). Le décapeptide Ala-Lys-Pro (Hyp)-Ser-Tyr (Dopa)- Hyp-Hyp-Tyr-Dopa-Lys est fréquemment rencontré dans la protéine. On note la présence de molécules inhabituelles telles que l'hydroxyproline (Hyp) et la dihydroxyphénylalanine (Dopa), dérivés respectivement de l'alanine et de la tyrosine.

Le gène a été exprimé dans la levure, mais la protéine obtenue renferme de la proline (au lieu de Hyp) et de la tyrosine (au lieu de Dopa). Il est néanmoins possible de transformer in vitro la tyrosine en Dopa par un traitement enzymatique. Ceci est fort important, car les propriétés adhésives de la protéine requièrent la présence de Dopa. Ces colles, efficaces en milieu aqueux, sont susceptibles d'avoir des applications dans le domaine dentaire.

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H. Heslot

Une recherche pluridisciplinaire pour de multiples applications

L'ingénierie des protéines est une activité pluridisciplinaire mettant en oeuvre de nombreuses sciences et techniques telles que la RMN, la diffraction des rayons X, l'informatique, les banques de données, la biologie moléculaire, la génétique,... Elle exige, pour être efficacement mise en oeuvre, une collaboration entre spécialistes de ces divers domaines.

L'ingénierie des protéines joue un rôle capital pour élucider les relations structurefonction. Ses domaines d'application sont très étendus et concernent la santé (anticorps et leurs dérivés, agents thrombolytiques, vaccins, nouvelles insulines, substituts du sang...), les enzymes industrielles et les anticorps catalytiques, les biomatériaux, l'agro-alimentaire (protéines sucrées, protéines de meilleure valeur nutritionnelle) et — pour partie — les plantes et les animaux transgéniques. Son apport à l'élucidation de la structure 3D des enzymes, des canaux ioniques et des récepteurs ouvrira la voie à de nouveaux types de médicaments, beaucoup plus spécifiques.

Compte tenu de ses brillantes promesses d'avenir, les pays industrialisés font un effort considérable pour développer l'ingénierie des protéines. Avec la mise en place d'une politique nationale, la France paraît raisonnablement bien placée dans la compétition internationale.

NOTES

R

(') Ces vingt acides aminés, dont la formule générale est NH2-CH-COOH, ont reçu des abréviations à 3 lettres ou à I lettre qui sont les suivantes :

Alanine (Ala, A), Arginine (Arg, R), Asparagine (Asn, N), Acide aspartique (Asp, D), Cystéine (Cys, C), Acide Glutamique (Glu, E), Glutamine (Gin, Q), Glycine (Gly, G), Histidine (His, H), Isoleucine (Ile, I), Leucine (Leu, L), Lysine (Lys, K), Méthionine (Met, M), Phénylalanine (Phe, F), Proline (Pro, P), Serine (Ser, S), Thréonine (Thr, T), Tryptophane (Trp, W), Tyrosine (Tyr, Y), Valine (Val, V).

Comme son nom l'indique, un acide aminé possède à la fois une fonction aminé ( —NH2) et une fonction acide ( —COOH). Dans une chaîne polypeptidique, les acides aminés sont liés les uns aux autres par réaction du —COOH d'un acide aminé avec le — NH2 du suivant, formant une liaison peptidique — CO —NH —, avec élimination de H20.

Une chaîne polypeptidique possède une fonction — NH2 libre à l'une de ses extrémités et une fonction -COOH libre à l'autre. Par convention, les acides aminés sont numérotés à partir de l'extrémité -NH2.

( 2) Il s'agit d'une attraction électrostatique faible entre un atome d'hydrogène (lié par exemple à de l'azote) et un autre atome (lié par exemple à de l'oxygène) :

( 3) L'installation européenne de rayonnement synchrotron (ESRF) est en cours de construction à Grenoble, suite à l'accord intervenu, en 1988, entre 11 pays européens. Elle couvrira une gamme très large de longueurs d'onde de rayons X. Il y aura 30 lignes de lumière dont certaines pourront être utilisées pour l'établissement de la structure 3D des protéines. Le coût de l'ESRF est de 2,6 milliards de francs, dont 34% financés par la France.

(*) Cette notation signifie que l'acide aminé Gin 102 (glutamine) a été remplacé par Met (Méthionine), Lys 103 (Lysine) par Val (Valine), etc.

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L'ingénierie des protéines

RÉFÉRENCES

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Annexe

Composition du groupe de travail

M. HESLOT Animateur du groupe

Chaire de Génétique Moléculaire et Cellulaire Institut National Agronomique Paris-Grignon

M. BEDOUELLE Institut Pasteur-Paris

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H. Heslot

M. BLANQUET Ecole Polytechnique-Palaiseau

M. BOST Rhône-Poulenc Santé-Antony

M. BOURAT Organibio-Paris

M. DESSEN Ecole Polytechnique-Palaiseau

M. FOURME Université Paris Xi-Orsay

M. FROMAGEOT Centre d'Études Nucléaires-Saclay

M. GARNIER INRA-Jouy en Josas

M. GAUDRY CNRS-Paris

M. JANIN Université Paris Xl-Orsay

M. LUNEL Rhône-Poulenc-La Défense

M. MOREAU Roussel Uclaf-Romainville

M. MORNON Université P. et M. Curie-Paris

M. ROCHAT Université d'Aix-Marseille 2

M. SICARD Établissement Roquette Frères-Lestrem

Conseillers:

M. FILLET Délégué Général du CAD AS

Pr J. COLLINS Département de Génétique-GBF-Braunschweig-Allemagne

Pr. A. GOFFEAU Laboratoire d'Enzymologie-Louvain-La-Neuve-Belgique

Dr NIEUWENHUIS Commission des Communautés Européennes

M. QUILLIEN Conseiller Scientifique-Ambassade de France aux États-Unis

M. MAGNAVAL Attaché Scientifique-Ambassade de France en Grande-Bretagne

M. JAEGLE Conseiller Scientifique-Ambassade de France en Allemagne

M. CAVERT VSNA-Ambassade de France en Allemagne

M. VAN DER REST CNRS-Lyon

M. JOUANNE Rhône-Poulenc- Vitry Sur Seine

M. VALENTIN Pasteur Mérieux-Marcy l'Étoile

M. MAINGUY BSN Gervais Danone-Paris

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LA VIE DES SCIENCES

De l'information scientifique : entre la recherche et la culture

Yves COPPENS

Membre de l'Académie

Lors de la séance solennelle des cinq Académies, tenue sous la Coupole le 22 octobre 1991, six discours furent prononcés sur le thème de l'information. Tour à tour, les représentants des Académies et le Président de l'Institut prirent la parole : ce concept fut évidemment pris au sens le plus actuel par la plupart des orateurs ; avec un recul historique par le représentant de VAcadémie des Inscriptions et Belles lettres ; et bien sûr, avec un recul immense, allant jusqu'à l'évocation même de son origine, par l'auteur, préhistorien, représentant l'Académie des Sciences.

Il était une fois, il y a quinze milliards d'années, un tout petit endroit, mais d'une densité et d'une chaleur telles que son existence ne put qu'être éphémère. Et savez-vous ce qui arriva; le tout petit endroit éclata ! Dans toutes les directions de l'espace, devenu plus grand, la matière répandue s'organisa; galaxies et soleils, planètes et météores, se formèrent, peuplant les nues d'une infinité de mondes, dépendants, dans un univers qui ne cessait de grandir et de se compliquer.

Il était une fois, il y a cinq milliards d'années, dans ce grand univers, une toute petite planète, mais d'une densité et d'une température telles que son eau y demeura liquide et son air, volatile. Et savez-vous ce qui arriva : la vie bientôt s'y installa. Et ainsi, tout au long des quatre derniers milliards d'années, se construisirent des millions d'espèces, toutes parentes, toutes différentes, et de plus en plus compliquées.

Il était une fois, il y a trois millions d'années, au bout d'une des branches de cette grande généalogie, une toute modeste espèce, mais d'une activité et d'une curiosité telles qu'elle ne put rester longtemps naturelle. Et savez-vous ce qui arriva : la réflexion soudain l'enveloppa.

La Vie des Sciences, Comptes rendus, série générale, tome 10, 1993, n° 1, p. 45-49


Y. Coppens

« Quand, pour la première fois dans un vivant, l'instinct s'est aperçu au miroir de luimême, c'est le monde tout entier qui a fait un pas. L'Homme est entré sans bruit » écrit Pierre Teilhard de Chardin. Après ces milliards d'années d'histoire cosmique, géologique, biologique, cette histoire que l'on appelle naturelle, il est en effet impressionnant de voir, lentement, grossir le cerveau et, un beau jour, au travers de quelques pierres maladroitement mais délibérémement éclatées, poindre la conscience.

La Science est certainement aussi ancienne que la conscience; elle est née le jour où l'Homme, pour la première fois, a accordé un instant d'attention à une goutte d'eau, de lait, de sang, à un morceau de pierre, de fruit, de peau, et où il s'est posé à leur propos une question. Et puis, dès que ce même Homme a confié son interrogation à un autre, en la simplifiant pour la rendre plus claire, il a créé l'information : réflexion et transmission ont ainsi constitué la culture, tandis que celui qui avait écouté ce qui venait de lui être dit et qui l'avait retenu, devenait le premier l'Homme cultivé. Et cette fièvre de l'exploration du monde n'a plus quitté l'Homme; il a dû établir sans délai des classements d'animaux, de plantes, de roches, se construire des cartes de géographie, de géologie, d'écologie, reconstituer les règles de succession des jours et des lunes, d'enchaînement des saisons, d'occurrence des pluies et des brumes, des coups de vents et de beaux temps, ne serait-ce que pour des raisons de stratégie alimentaire ou utilitaire, et il a dû transmettre ses connaissances et ses observations - en faisant en effet des efforts de synthèse - aux membres de son groupe. Des expérimentations ont dû se réaliser, des comptabilités s'établir, des spécialités se mettre en place et tout ceci a dû s'enseigner par imitations, informations, apprentissages.

Mais l'on comprend aisément que, la pensée ne se fossilisant pas, le concept de science, alors confondu avec celui de culture, ne peut s'appliquer que lorsqu'apparaît son premier témoignage palpable conservé, l'outil manufacturé. Et cet outil, fabriqué avec un autre outil, a un peu plus de trois millions d'années. C'est à Shungura, sur la rive droite du fleuve Omo, dans le sud-ouest de l'Ethiopie, qu'ont été recueillis les plus anciens outils aménagés du monde : ils ont, en effet, entre trois millions et trois millions cinq cent mille ans. Ce sont de petits éclats, exceptionnellement retouchés, la plupart en quartz mais certains en jaspe, en calcédoine, en quartzite, réunis sur des sols jusqu'à atteindre des concentrations de plus de 100 pièces au mètre carré, sols qui devaient représenter des haltes de cueilleurs : les arêtes coupantes de ces outils se révèlent en effet, au microscope optique, être porteurs des stigmates que laissent sur la pierre son utilisation dans la découpe des fruits durs ou l'épluchage des tubercules couverts de sable. Il y a trois millions d'années donc, où un peu plus, alors que ses mains ne sont pas encore complètement libérées de leur rôle locomoteur, l'Hominidé, redressé, qui n'est peut-être pas encore tout à fait l'Homme, s'est semble-t-il pour la première fois saisi d'une pierre, puis d'une autre, a frappé l'une avec l'autre et est parvenu à donner à la première la forme qu'il recherchait pour l'employer à la place de son corps. Bien que l'essentiel de son comportement fut alors encore instinctif, une part de lui-même disposait donc déjà de son libre arbitre et c'est évidemment cette part consciente, grandissante, qui va s'employer à observer, explorer et apprendre, essayer, inventer et créer, montrer, raconter et transmettre.

A Lascaux, à Rouffignac, on trouve, à côté des grandes compositions picturales, vieilles de quinze à dix-sept mille ans, les mêmes sujets exécutés avec beaucoup moins de maîtrise, « comme si, écrit André Leroi-Gourhan, des individus qui n'étaient pas forcément très

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De l'information scientifique : entre la recherche et la culture

doués, avaient superposé, sur la seule surface disponible, à proximité des grandes oeuvres, les reproductions du thème central ».

A Pincevent, près de Fontainebleau, sur un sol de douze mille ans, un ensemble de lames de silex remarquablement éclatées et le rognon dont elles provenaient réduit à l'état de ce que l'on appelle un nucleus, étaient entourés de plusieurs petits tas de lames de silex, de taille de qualités très inégales, associées chaque fois à leur nucleus; le fouilleur a eu alors véritablement l'impression, mais il ne pourra sans doute jamais le prouver ni d'ailleurs par suite l'exprimer, qu'il se trouvait en présence d'une classe, le maître au centre représenté par cette taille exemplaire, un cercle d'élèves autour de lui, tentant tant bien que mal de l'imiter, l'ensemble des matériaux ayant servi à la leçon ayant été, très négligemment, laissé sur place !

Mais que sont donc devenus ces trois termes — science, information, culture — que nous venons de rencontrer si liés à leur origine, au point d'avoir eu alors quelque peine à les dissocier?

Les sociétés ont grandi et se sont compliquées. Le savoir et le savoir-faire ne se sont plus partagés de la même manière; l'information s'est faite sélective et pendant bien des millénaires et dans bien des sociétés, la connaissance en général et ce qui existait de la connaissance scientifique en particulier, sont devenus l'affaire de quelques-uns. Ce n'est que depuis deux siècles que les choses ont changé : la science a circonscrit son territoire. Elle s'est, peu à peu, armée de la raison, chargée de raconter comment était fait le monde. Riche de l'élégance de sa démarche et de l'extravagance de ses applications, elle est devenue ainsi source intarissable d'étonnement. Mais la science est difficile, très difficile parce que le monde est compliqué, très compliqué. Sa recherche est exigeante, ingrate, obscure; elle nécessite une initiation de plus en plus longue, l'acquisition d'outils de plus en plus complexes, la maîtrise de langages de plus en plus élaborés et la découverte, qui est souvent la seule information qui chemine jusqu'à la culture, ne survient la plupart du temps qu'au terme d'un immense travail, d'une incroyable patience, d'une infinie persévérance qui demeurent totalement cachés.

Cinquante-deux ossements d'un squelette de préhumain de trois millions cinq cent mille ans, récoltés dans la dépression de l'Afar, dans l'est de l'Ethiopie en 1974, ont fait par exemple l'objet de dix thèses en quinze ans, ce qui représente, à raison de trois années en moyenne par thèse, trente années de recherches! Un étonnant portrait en est certes résulté : il s'agit d'un petit personnage, d'une vingtaine d'années, de sexe probablement féminin, bipède, d'un peu plus d'un mètre et de vingt-cinq kilos, végétarien, friand de fruits, de légumes et de jeunes pousses, au cerveau modeste mais bien fait, grimpant agilement aux arbres et marchant en roulant des épaules et des hanches au point de faire parfois se croiser ses pas. Mais les savantes analyses anatomiques, fonctionnelles, biomécaniques, mathématiques, mises en oeuvre pour y parvenir, allant même jusqu'à faire appel parfois aux méthodes de l'ingénierie, ont complètement disparu de l'information.

La culture, quant à elle, a pris deux sens. Dans l'immense perspective dans laquelle nous venons de nous placer, elle apparaît en effet soudain comme d'une autre nature que la nature elle-même, et ce sera là son premier sens. D'abord anecdotique, on la voit se développer lentement, très lentement, puis de manière exponentielle au point d'agir en retour sur la biologie dont elle ralentit puis arrête l'évolution. La connaissance, répondant en effet de plus en plus et de mieux en mieux à la place du corps aux sollicitations du

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Y: Coppens

milieu naturel, dégage l'Homme de la vie instinctive. Le milieu culturel - l'apprentissage, l'instruction, l'accroissement du savoir et sa transmission — va ainsi, en grossissant comme boule de neige, lui donner ni plus ni moins sa liberté et sa responsabilité, en un mot sa dignité. Dans ce premier sens, est donc culturel tout ce qui n'est pas naturel.

Mais à cette conception-là de la culture, englobant toute la vie consciente avec son acquis, ses traditions et ses pratiques, s'ajoute, sans s'y opposer, une notion de culture plus sélective, plus restrictive, goût esthétique, connaissance de certaines valeurs et de leur sens, qui conduit à celle d'homme cultivé, ce dernier terme traduisant l'étendue des connaissances de la personne ainsi qualifiée, ses connaissances scientifiques comprises.

L'information se situe évidemment entre science et culture, ce dernier concept pris dans sa seconde acception, et elle se pratique toujours de la science vers la culture. On pourrait la définir comme l'expression simplifiée de la première pour le bénéfice de la seconde, tout en sachant parfaitement qu'il y a autant de niveaux d'informations et par suite de degrés de simplification qu'il y a de types d'interlocuteurs. Le langage scientifique, chargé de toute sa technicité et de ses multiples réserves, n'est finalement utilisé que de manière exceptionnelle, de l'expert à ses pairs; mais dès que l'audience s'élargit, dès qu'un impur se glisse dans le sérail, le langage se nettoie et s'allège, ne serait-ce que pour remplir son rôle de communication et ainsi de suite, si je puis dire, au fur et à mesure de l'accroissement, parmi les récepteurs, du pourcentage de ceux qui ne savent pas. Le danger est évidemment de voir le propos peu à peu se dépouiller au point d'en devenir méconnaissable. Il n'est malheureusement pas de règle situant le seuil de simplification au-delà duquel il ne convient plus de porter l'information sous peine de la rendre totalement fausse, étant bien entendu que toute simplification, presque par définition, l'est un petit peu. La tâche est donc difficile, mais elle est heureusement possible et parfaitement souhaitable à quelque niveau que ce soit.

L'information scientifique est en effet pour tout le monde. Nous venons de voir que c'était le savoir qui avait démarqué l'homme de la vie animale, et l'accroissement de ce savoir qui lui avait peu à peu offert la réflexion et le choix; le progrès de l'humanité passera donc aussi par l'instruction, l'éducation, l'information. Chacun a droit à toute la connaissance du monde et quiconque en détient une parcelle a le devoir de la faire connaître. Les moyens de communication et de transmission se multipliant de façon extraordinaire, il sera de plus en plus facile de faire savoir ce que l'on sait et on peut souhaiter que ces moyens soient aussi utilisés à cela.

Il se pose bien sûr, outre la question de l'accessibilité au message, celle de la langue de communication; est-il besoin de dire ici ce que tout le monde sait mais que beaucoup oublient: on ne communique toutes les nuances que permet la pensée que dans sa propre langue.

La palette des moyens, médias, dit-on, mis à la disposition de l'information est d'une extrême richesse et peut encore s'accroître au gré de l'imagination du scientifique qui la pratique : l'enseignement et ses variantes — conférences, applications, démonstrations - viennent immédiatement à l'esprit, comme exemples de transmissions directes et traditionnelles, suivis des diffusions plus larges, avec ou sans images - radios, télévisions, cassettes, disques - ou de présentations plus longues, avec ou sans sons - musées, collections, parcs, expositions -, mais n'oublions pas les habillages plus indirects - essais, romans, cinémas, théâtre -, ou plus insolites - timbres, flammes, médailles,

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De l'information scientifique : entre la recherche et la culture

monnaies -, et tellement d'autres encore. Le moyen doit évidemment s'adapter au public auquel il est destiné et la forme du message au moyen qu'il doit emprunter, le contenu n'en étant, bien sûr, jamais affecté.

Le prénom que nous avons ainsi donné au petit personnage éthiopien de trois millions cinq cent mille ans par exemple, sa féminité, sa gracilité, son ancienneté et sa place dans notre filiation ont fait de ce squelette incomplet une sorte de symbole illustrant merveilleusement l'origine animale, lointaine, unique, africaine, de l'Homme et le message scientifique et philosophique, important et sévère, s'est en quelque sorte nourri lui-même de l'imagination de ses destinataires : des reconstitutions ont été réalisées, des fictions écrites; on les a portées à la scène, à l'écran, et il n'est plus un ouvrage universitaire ou scolaire qui n'utilise ce fossile pour retenir l'attention et raconter l'évolution.

La science a envahi notre vie quotidienne et professionnelle, nos loisirs, nos déplacements, notre santé, notre pensée et l'information scientifique est devenue nécessité et nous nous en réjouissons, nécessité intéressée d'expliquer la science aux hommes qui décident mais nécessité morale aussi d'offrir une culture scientifique à tous les hommes de la Terre. Tous les hommes de la Terre précisément, ceux de partout et ceux de tous les temps, viennent de leur côté de nous offrir, grâce aux enquêtes de l'ethnologie et de la sociologie et à celles de la préhistoire, de l'archéologie et de l'histoire, toutes les cultures, au sens premier, et par suite toute la connaissance de toutes les acquisitions scientifiques et techniques auxquelles ils étaient parvenus en trois millions d'années de travail, de recherche, de réflexion et d'information. Nous sommes ainsi, en cette fin de millénaire, certainement pour la première fois dans l'histoire du monde, en possession de la plus grande partie du savoir thésaurisé par les cent milliards d'hommes qui nous ont précédés. Par cette exceptionnelle moisson, les possibilités électroniques dont on dispose pour l'engranger, la puissance des médias que l'on maîtrise pour la faire connaître, l'époque que nous avons la chance de vivre est extraordinaire. Jamais aucun épisode de notre passé n'a ainsi reçu un tel flot d'informations, jamais aucune civilisation, et celle-ci est mondiale, n'a été nourrie d'un tel humanisme. Ainsi l'Homme cultivé doit désormais apprendre beaucoup, mais apprendre aussi le merveilleux de la science et de la magie de son usage et l'Homme de science doit apprendre à faire connaître partout son savoir, à le faire aimer et à se faire aimer lui-même.

Il était une fois, trois millions d'années après Jésus-Christ, éparpillée dans la plus grande partie de l'Univers, une société surhumaine, nourrie d'une connaissance et d'une ambition universelle, mais d'une dispersion telle qu'elle faillit en périr. Et savez-vous ce qui arriva : l'information la sauva !

Lucy, Australopithèque de trois millions cinq cent mille ans, découverte en Ethiopie en 1974, telle que les élèves de la classe de CM1 de l'école JulesFerry de Reims la voyaient en 1989.



LA VIE DES SCIENCES

La culture dans l'évolution humaine

Fiorenzo FACCHINI

Istituto d'Anthropologia Dell' Université, via Selmi, 1, Bologna, Italie

On peut dire que l'homme fait la culture, mais aussi que la culture fait l'homme. La culture est essentielle pour la définition de l'homme et pour connaître son apparition sur la Terre, et elle représente un facteur fort important pour le développement, la vie et la survivance de l'homme. Il est certain que les expressions culturelles sont très différentes d'une époque à l'autre et d'un endroit à l'autre. L'économie, la technologie, l'organisation sociale, le sens religieux du Paléolithique sont différents de ceux du Néolithique ou de l'âge moderne, tout comme il y a actuellement des différences entre la culture des nations industrialisées et celle des peuples qui ne pratiquent qu'une économie de subsistance.

Il y a cependant un noyau essentiel, une attitude commune de fond qui, même par des modalités fort différentes, caractérise l'espèce humaine sur le plan du comportement : la culture.

Il s'agit d'une activité créative et symbolique qu'on peut reconnaître durant la préhistoire à partir des premiers hommes. Dans l'histoire évolutive, la culture apparaît comme une nouveauté dans l'adaptation au milieu et dans son caractère de transcendance par rapport à la sphère purement biologique.

Homo habilis

Certains auteurs ne reconnaissent la présence de l'homme qu'en face de certaines manifestations de spiritualité, comme par exemple le culte des morts chez les Néandertaliens; d'autres parlent d'une humanité-enfant aux époques lointaines de la préhistoire, en comparant le développement de l'humanité (phylogenèse) à celui de chaque individu (ontogenèse). Le modèle proposé par Piaget, où l'on peut distinguer trois stades successifs (période sensorio-motrice, période pré-opérationnelle, période opérationnelle) pour le

La Vie des Sciences, Comptes rendus, série générale, tome 10, 1993, n° 1, p. 51-66


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développement cognitif de l'homme, a été appliqué à l'étude de la phylogenèse. C'est-àdire qu'on a cherché à établir les correspondances des différents stades de développement du langage et de l'intelligence chez les anciens Hominidés avec les phases cognitives qu'on observe durant l'âge évolutif.

En particulier, avec Homo habilis on serait entré, selon l'analyse fait par Wynn (1981), sur la base des caractéristiques morphologiques d'objets lithiques, dans une phase d'intelligence pré-opérationnelle, tandis que Parker et Gibson (1979) sont d'avis que Homo habilis avait réalisé toute la gamme de l'intelligence pré-opérationnelle et atteint le seuil de l'intelligence opérationnelle.

Ces interprétations, qui se basent sur la théorie discutable selon laquelle l'ontogenèse récapitule la phylogenèse, ont été critiquées par plusieurs auteurs. Il faudrait les vérifier, mais cette opération présente de nombreuses difficultés. Tobias (1983), tout en appréciant l'essai d'analyse de l'évolution de la capacité cognitive humaine, est cependant d'avis qu'il faut tenir compte tant des outils que les modèles de comportement qui peuvent être déduits des terrains d'habitation. Il reconnaît dans la culture de VHomo habilis un degré de complexité et un niveau d'intelligence tels qu'ils exigent la communication et la transformation par le langage.

La plupart des auteurs, parmi lesquels Yves Coppens, Jean Piveteau, Henri De Lumley et beaucoup d'autres, reconnaissent dans Homo habilis la plus ancienne présence de l'homme, à cause de son organisation cérébrale et de la culture dont il est l'artisan.

Nous voudrions ajouter que les formes de culture technologique et d'organisation sociale des débuts de l'humanité révèlent des capacités qui ne peuvent être assimilées à celles d'un petit enfant. Chaque phase de l'humanité doit être considérée et jugée pour ce qu'elle est, non sur la base de ce que l'homme pourra développer à l'avenir. Autrement, comment pourrions-nous juger la culture d'il y a quelques milliers d'années, comme celle de la période néolithique, en rapport avec la culture technologique d'aujourd'hui ?

Les expressions culturelles des Ikung ou des Mélanésiens ne sont pas une culture enfantine dans l'attente d'une évolution, même si on n'y retrouve pas la culture de l'homme industriel.

Le concept de culture

Le vrai problème, c'est de définir le noyau essentiel de la culture comme activité typique de l'homme. Fréquemment, spécialement dans le domaine de l'éthologie, le mot culture est employé pour indiquer n'importe quelle activité apprise, c'est-à-dire non déterminée génétiquement. Cavalli Sforza et Feldmann (1981) donnent la définition suivante de la culture : « les comportements appris à travers tout ce qui n'est pas déterminé génétiquement, qu'il s'agisse d'imprinting ou de conditionnements, d'observations, d'imitation ou du résultat d'un enseignement direct ». C'est là une acceptation très ample, qui pourrait être étendue à un grand nombre d'espèces animales, mais que nous ne pouvons toutefois pas accepter, parce qu'elle ne correspond pas à l'attitude d'autoconscience et au psychisme réfléchi, propres à l'homme et essentiels pour une vraie culture. D'autres auteurs relient l'idée de culture en prévalence ou exclusivement à la capacité d'adaptation au milieu (fonctionnalisme) sans tenir compte correctement de la capacité de symbolisme et de relation interpersonnelle qui caractérise l'homme. D'autres

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encore ne reconnaissent de vraie culture que lorsqu'on se trouve en présence de manifestations au contenu symbolique certain, comme la religion et l'art.

On peut toutefois remarquer que la généralité d'un outil, obtenu au moyen d'une technique réfléchie, suppose une intelligence capable d'abstraction. Pour notre part, nous entendons par culture le mode par lequel l'homme se rapporte intentionnellement à son milieu et exprime son monde intérieur par des formes de communication symbolique ou des modèles de comportement collectif qui sont transmis dans l'espace et dans le temps.

Le rapport conscient avec son milieu conduit l'homme à le modifier de façon projectuelle par différentes technologies, tandis que l'expression de son intériorité caractérise ses réponses aux exigences d'ordre biologique (nutrition, reproduction etc.) et met l'homme en relation avec ses semblables à travers différentes formes de communication symbolique (langage, art etc.) et par l'organisation sociale. On pourrait ainsi affirmer que la technologie projectuelle, l'élaboration subjective de réponses à des exigences d'ordre biologique (dans le sens d'un enrichissement par des contenus d'un ordre différent), la communication symbolique par le langage ainsi que par l'organisation sociale, la transmission extraparentale de modèles de comportement collectif représentent les éléments distinctifs de la culture de l'homme.

La culture comme activité créative et symbolique durant la Préhistoire

La culture, considérée comme attitude particulière de l'homme face à la nature et à ses semblables, caractérisée par la projectualité et par la symbolisation, est une constante de l'homme de toutes les époques dès l'aube de l'humanité. Comme l'a affirmé Sahlins (1972), « l'homme commence comme homme, en se distinguant des autres animaux justement parce qu'il fait l'expérience du monde de façon symbolique ».

Actuellement, comme nous l'avons déjà rappelé, les origines lointaines de l'homme sont situées à il y a environ deux millions d'années, avec les formes attribuées à Homo habilis, un hominidé capable de tailler le silex de façon non stéréotypée, d'organiser son territoire, de s'exprimer par un langage articulé. Ces capacités augmentèrent avec le temps, et les manifestations que nous a laissées Homo erectus (à partir d'il y a 1 600 000 ans) et Homo sapiens (à partir d'il y a 100000 ans) témoignent un développement constant de ces capacités.

Nous allons maintenant considérer quelques expressions culturelles et leur signification créative et symbolique.

Les technologies lithiques et les stratégies territoriales

De la technologie de l'industrie du silex, pratiquée par Homo habilis et ensuite par Homo erectus, on passa aux bifaces et aux industries sur éclats. La fabrication des outils, quand elle ne se

Fig. 1. - Biface lancéolé de la fin de l'Acheuléen (Paléolithique inférieur), trouvé à Ozzano dell'Emilia, Bologne.


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Fig. 2. - Chopper olduvaien (Gomboré I, Melka Kunturé, Ethiopie) datant de 1,6 à 1,8 milion d'années. Le tranchant est obtenu par un ou deux enlèvements sur un seul côté.

Fig. 3. - Éclat avec talon à facettes. Technique Levallois de la fin de l'Acheuléen, Ozzano dell'Emilia, Bologne.

présente pas de façon répétitive et stéréotypée, mais est au contraire le résultat d'un projet capable d'évolution, requiert des opérations et des gestes finalisés et implique une activité abstractive. Il y a une attitude créative dans les différents types d'outils, dans les variétés des industries lithiques fabriquées par l'homme préhistorique à partir de l'Olduvaien ancien. Comme G. Martelet et d'autres auteurs l'ont observé, beaucoup d'outils, y compris l'industrie des galets, présentent une certaine indétermination ou universalité de l'outil, c'est-à-dire qu'il pouvait servir non à un seul usage, mais à plusieurs. Cela nous fait comprendre que l'intelligence n'est pas, pour ainsi dire, incorporée à l'ouvrage, mais se trouve en amont de l'ouvrage, dans la tête même de celui qui l'a créé, comme pour obtenir une troisième main. On peut déjà retrouver, dans l'outil qui répond à un projet et qui dépasse l'utilité immédiate, la marque d'une universalité de l'esprit qui l'a pensé, et dans la variété typologique des industries on peut reconnaître un comportement qui n'est pas déterministe, mais libre. « L'homme a la capacité intellectuelle d'apprendre des rapports entre les phénomènes et d'apprendre des rapports de rapports. Cette capacité s'exprime dans l'outil et la fabrication d'outils pour faire des outils » (Goustard, 1991). Récemment Piveteau (1991) a mis en évidence le rôle de la main dans la genèse de la pensée réfléchie : « la réflexion, qui caractérise l'homme, peut se définir comme conscience d'action différée ou d'action retardée », ce qu'on retrouve dans le dialogue de la main et du cerveau pour la fabrication d'outils.

Le rapport avec le milieu a également connu un développement : de l'organisation du territoire par des cabanes soit pour le partage de la nourriture, soit pour l'habitation et la fabrication d'outils (par exemple à Olduvai, en Tanzanie, il y a 1,8 million d'années ou à Melka Kunturé en Ethiopie, il y a 1,4 million d'années), on passera à de véritables camps de base pour la chasse et ensuite, dans les régions à climat tempéré, aux organisations des espaces dans les grottes. On passera de la chasse de petits animaux à celle des grands mammifères comme l'hippopotame, le rhinocéros ou l'éléphant, en utilisant des stratégies qui exigent une certaine organisation sociale. Ensuite, dans la période néolithique, on trouvera l'agriculture, l'élevage et la formation des premiers villages.

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Dans la vie sociale, documentée par l'organisation du territoire, par la chasse et aussi par les ateliers lithiques, on peut reconnaître indirectement des capacités d'abstraction et de symbole.

Le traitement des crânes

Dans quelques stations préhistoriques on a signalé les restes d'un culte des crânes et des traces d'anthropophagie. Les témoignages les plus anciens de conservation de calottes crâniennes, souvent avec des signes de fracture de la base (par exemple chez les Pithécanthropes), peuvent se rapporter selon un grand nombre d'auteurs, à des traitements intentionnels dont on cherche à expliquer la valeur en les comparant avec des pratiques analogues encore en vigueur chez quelques groupes humains actuels considérés comme primitifs. Toutefois, qu'il s'agisse d'antropophagie rituelle ou de moeurs particulières à caractère tafonomique, il est difficile de nier le caractère symbolique de la conservation des calottes crâniennes quels que puissent avoir été leur traitement et le but de cette pratique.

Quoi qu'il ne manque pas d'auteurs modernes qui s'efforcent de démolir cette interprétation, on ne peut dénier un caractère intentionnel et symbolique au traitement des restes de crânes dans différents dépôts du Paléolitique inférieur (par exemple Pithécanthrope, Sinanthrope). On a d'ailleurs reconnu très clairement des formes de cannibalisme dans certains restes néandertaliens (Krapina) du Paléolithique moyen. On a également observé que « le cannibalisme peut être considéré comme un cas spécial de manipulation du cadavre pratiquée pendant la période paléolithique, mais on n'en possède les preuves évidentes que pour quelques localités. La séparation de la chair et des os et le démembrement du cadavre furent plus fréquents. Nous ne connaissons pas les motifs de cette manipulation, mais nous pouvons supposer qu'ils sont étroitement liés à des rites funéraires » (Ulrich, 1982).

Les sépultures

La capacité d'abstraction et le caractère symbolique, même religieux, sont encore plus évidents pour les sépultures à partir des Néandertaliens, et encore avant chez les hommes de Qafzeh et de Skhul (Palestine) d'il y a 90 000 ans.

Les soins du défunt, le type d'inhumation, le fréquent équipement funéraire ne laissent pas de doutes, même si quelques auteurs modernes soutiennent — à notre avis sans arguments convaincants — qu'avant l'humanité moderne du Paléolithique supérieur on ne possède pas d'indications de comportement symbolique. Ils soulèvent des doutes sur le caractère intentionnel de certaines sépultures et des éléments que l'on interprète comme des équipements funéraires (Chase et Dibble, 1987; Lindly et Clark, 1990). Mais chez les Néandertaliens aussi on doit admettre la pratique-de la sépulture (Bar Yoseph, 1989; Vandermeersch, 1991 etc.). Par cette pratique l'homme révèle que la mort a changé de sens pour lui.

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Fig. 4. — Détail d'une grande peinture rupestre dans la grotte de Niaux, en Ariège (il y a 15000 années). L'association bison-cheval est un très bel exemple de l'art paléolithique avec un probable symbolisme sexuel d'après Leroi-Gourhan.

Les représentations artistiques et le sens esthétique

Selon nous, on ne doit pas reconnaître la capacité symbolique seulement dans l'art mobilier et pariétal du Paléolithique supérieur. Il est toutefois certain que dans ces images le symbolisme atteint un haut degré d'expression. Qu'il s'agissent de représentations purement artistiques (l'art pour l'art), comme a été récemment reproposé par Halverson (1987), ou d'images qui ressortissent de la sphère magique et religieuse, selon l'interprétation classique (Breuil, Graziosi, Anati), ou qu'elles se réfèrent surtout à la vie sexuelle et à la fertilité (Leroi-Gourhan, 1970) ou à la vie et à l'organisation sociale (LamingEmperaire, 1970), les images préférées de certains animaux (bison, cheval) et des signes plus ou moins obscurs avaient certainement des contenus d'ordre idéologique et spirituel.

Mais la Préhistoire nous offre aussi d'autres manifestations d'activité humaine aux contenus de caractère symbolique. Je me réfère ici au sens esthétique qui émerge souvent dans la variété des produits d'artisanat fabriqués par l'homme, certains d'entre eux présentent un travail qui ne répond pas seulement à la fonctionnalité de l'objet, mais plutôt à un canon de la beauté. Dans un grand nombre de bifaces (particulièrement chez les acheuléens et les micoquiens), on peut saisir une symétrie de taille qui dépasse l'aspect fonctionnel et révèle une intention esthétique ou, du moins, une référence plus ou moins

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Fig. 5. — Vénus en argile cuite de Dolni Vestonice, Tchécoslovaquie (11 cm de haut). Elle remonte à 24000 ans environ.

Fig. 6. — Biface en silex de VAcheuléen découvert à West Tofts, Norfolk (Angleterre). Il contient au centre une coquille de mollusque bivalve fossilisée du Crétacé Supérieur (Spohdylus spinosus) qui a été préservée soigneusement par le créateur de l'outil.

explicite à la propriété d'un grand nombre d'êtres vivants, la symétrie des parties.

Parfois l'aspect esthétique des produits litliiques est même plus évident encore. À Swanscombe, en Angleterre, avec de l'industrie acheuléenne (Paléolithique inférieur), on a trouvé des bifaces contenant des bivalves et des échinoïdes fossiles inclus dans la pierre : ils ont donc été respectés par celui qui a fabriqué ces bifaces (Oakley, 1981).

Le sens esthétique qui délivre l'outil de sa simple fonction de coupe, de raclure ou d'incision est donc beaucoup plus ancien que les représentations artistiques du Paléolithique supérieur d'Altamira, de Lascaux et de Niâux; il exprime déjà des capacités d'abstraction et permet à l'instrument d'acquérir également un sens artistique. Au sens esthétique s'ajoute donc la capacité de représentation symbolique à partir de ce qui entre dans l'horizon cognitif de l'homme.

En ce qui concerne le symbolisme, certains signes retrouvés sur des objets préhistoriques fort anciens présentent un intérêt particulier, tout en restant difficiles à interpréter. Ainsi à Pech-de-1'Azé, à un niveau acheuléen (Paléolitique inférieur, d'époque rissienne), on a trouvé " un fragment de côte de Bovidé qui porte des incisions que l'on suppose intentionnelles. On peut dire la même chose de certaines incisions à zig-zag sur un fragment osseux retrouvé à Bacho-Kiro (en Bulgarie) avec des produits d'industrie moustérienne.

Nous ne connaissons pas la signification de ces incisions, mais leur caractère symbolique est hors de discussion. Il faut aussi signaler dans le gisement de Tata (Hongrie) un objet d'époque moustérienne, coloré à l'ocre rouge, tiré d'une lamelle de molaire de mammouth. Ou encorerappeler les collections d'objets curieux (fossiles, minéraux) qui ont été trouvés à différents niveaux du Paléolithique moyen et qui ne sont pas liés à des besoins vitaux : ils démontrent la curiosité naturelle des hommes néandertaliens.

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Fig. 7. — Un fragment de côte de Bovidé du niveau acheuléen qui porte des incisions probablement intentionnelles (de F. Bordes). .'.'"■_

L emploi de l'ocre

Un autre élément qui se réfère à des contenus de caractère symbolique est la couleur * en particulier l'emploi de l'ocre. Elle est connue dans beaucoup de dépôts moustériens et a été employée pour les sépultures du Paléolithique supérieur, sur le;terrain ou sur le cadavre, outre l'emploi pour les peinture pariétales. Mais son usage est beaucoup plus

"ancien. L'ocre rouge a été retrouvée dans de très anciens dépôts anthropiques de l'Ethiopie, remontant à un million et demi d'années, et aussi dans la seconde couche d'Olduvai en Tanzanie, sans parler d'autres dépôts d'époques plus récentes. Nous ne:savons pas à quoi elle pouvait servir^ mais il est probable, d'après Oakley (1981).et ;d'aujtres-;auteurs, qu'elle a pu être employée pour réaliser des signes à caractère symbolique pu déSoratif qui ne nous sont pas parvenus : oii pourrait donc voir dans l'emploi de l'oère une très; antique expression de symbolisme et d'art; ;:

Fig. 8. — En haut : fragments d'os avec incisions de La Ferrassie et Bacho-Kirô (époque moustérienne) (de Peyrony) et de Bacho Kiro (dé A. Marshack). Au centre : lamelle d'ivoire (Çhuningia) colorée d'ocre rouge dans le gisement de Tata (Hongrie) (époque moustérienne) (de L, Bertes).


La culture dans l'évolution humaine

La domestication du feu

Un autre élément qui soutient la capacité symbolique de l'homme préhistorique est la domestication du feu, documentée de manière certaine à partir d'il y a un demi-million d'années (Terra Amata, Verteszôllôs, Torralba, Petralona, Chou-Kou-Tien etc.), mais qui, d'après quelques auteurs, aurait déjà été présente depuis plus d'un milion d'années en Afrique. Comme moyen de défense contre les animaux et de protection du froid, nécessaire pour cuisiner la nourriture, le feu représenta probablement aussi un élément de suggestion et de cohésion tant pour la famille que pour le groupe humain.

Le langage

Mais de toutes les activités à caractère symbolique spécifiques à l'homme, le langage est certainement la plus riche et la plus significative. Malheureusement, le langage ne se fossilise pas. Plusieurs auteurs n'attribuent cette capacité qu'aux formes humaines récentes (Homo sapiens) et contestent la possibilité du langage déjà chez les Néandertaliens. Il y a cependant des arguments qui témoignent en faveur d'un langage articulé et symbolique, aussi antique que l'homme. Du point de vue anatomique, les observations de Falk (1980, 1983) et de Tobias (1983, 1987) sur le moulage endocrânien de Homo habilis suggèrent un certain développement des aires de Broca et de Wernicke, relatives au langage articulé. En particulier, le développement de l'aire de Wernicke, assignée à la compréhension du langage, serait exclusif de la forme humaine, tandis que l'aire de Broca pour les muscles moteurs semble révéler un certain développement aussi chez A. africanus. À tout cela on peut ajouter les observations de Laitman (1985), selon lequel on aurait des preuves

Fig. 9. - Hémisphère gauche du cerveau humain où sont indiquées les aires corticalles du langage articulé : aire de Broca, aire de Wernicke, aire supplémentaire du langage. Les nombres indiquent les aires de Broadman. (F.R. = fissure de Rolando; F.S. = fissure de Sylvius; FA = fascicule arcué; PM = écorce premoteur primaire; M = écorce moteur) (d'après Penfield W., Roberts L„ Speech and bruin mechanism, Princeton, N. J., Princeton University Press, 1959, modifié par J. Eccles, 1989 cit., et par l'auteur).

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Fig. 10. - Organes de la phonation chez le chimpanzé (à gauche) et chez l'homme. Chez le premier, l'espace entre l'épiglotte et le palais mou est très réduit. Chez l'homme, avec le déplacement du larynx vers le bas, cet espace s'agrandit et augmente la caisse de résonance pour les sons produits par les cordes vocales. La plupart des sons produits par l'homme se forment en effet par l'émission d'air à travers la bouche.

remontant à un million et demi d'années sur l'abaissement du larynx, nécessaire pour la phonation de l'homme. Il est possible de reconnaître cet abaissement par la conformation de la base du crâne qui, il y a un million et demi d'années, passe de l'aplatissement à une légère flexion chez Homo erectus, pour atteindre la ressemblance complète avec l'homme actuel il y a environ 300 ou 400000 ans. Il n'a pas encore été possible de tirer des conclusions de ce genre pour Homo habilis, car la base du crâne des restes dont nous disposons manque ou dont la reconstruction est discutable.

Les caractéristiques anatomiques dénotent donc la possibilité du langage articulé déjà chez les expressions les plus anciennes de l'humanité. Si on y ajoute les signes d'activité culturelle de caractère projectuel dont nous avons parlé plus haut et qui concernent autant Homo habilis que Homo erectus, c'est-à-dire l'activité technologique et l'organisation du territoire, la supposition que l'homme ait été très vite capable d'utiliser un langage articulé symbolique semble fondée. Le caractère intentionnel des activités attribuées à l'homme dès la phase la plus antique de YHomo habilis révèle en effet une capacité de représentation typique de l'activité symbolique. Et la rapide diffusion de la culture lithique peut s'expliquer par une transmission due non tant à l'imitation qu'au langage, le moyen le plus apte à la communication et à la transmission rapide d'expériences et de techniques de travail (Tobias, Piveteau). Il y aurait, comme a remarqué Holloway, une

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certaine corrélation entre le développement cérébral, le langage et les technologies lithiques. Le développement de la technologie et de la vie sociale, ainsi que la transmission de la culture, ont été rendues possibles sur la base du langage articulé et de la communication symbolique dès les phases les plus antiques de l'humanité.

L'évolution culturelle

La culture, comme attitude consciente et créative en face du milieu et de la nature, caractérise tous les hommes et toutes les époques, mais les expressions culturelles se modifient dans le temps parce que le milieu, comme la façon de s'y rapporter, peut changer, de même que la perception que l'homme a de soi-même et du monde dans la symbolisation et la vie sociale.

Comme les manifestations de la culture s'accroissent de plus en plus rapidement, on représente fréquemment l'évolution culturelle par une courbe exponentielle. Selon moi, cette représentation ne met pas en évidence l'attitude de fond, qui est constante, et les discontinuités qu'on peut reconnaître. Ces discontinuités sont admises par tous les auteurs pour les manifestations religieuses et artistiques chez les Néandertaliens et les hommes Sapiens sapiens. En ce qui concerne l'industrie lithique, Balout (1973) et Leroi-Gourhan (1983) soutiennent la continuité de l'Olduvaien au Paléolithique supérieur. Nous pensons que, tant dans la culture lithique que dans d'autres manifestations culturelles, on peut reconnaître des discontinuités à l'intérieur d'une continuité de fond. Nous proposons de représenter le développement de la culture par des segments de droite qui se suivent dans le temps, décalés tout en maintenant la même pente. Dans la représentation, la pente exprime la même attitude de fond, consciente et créative, constante dans le temps, tandis que les variations de distance de l'axe de l'abscisse indiquent les discontinuités qu'on peut observer durant l'évolution culturelle. Par hypothèse, on pourrait identifier quelques moments de discontinuité : dans la technique levalloisienne et la domestication du feu (il y a 0,5 million d'années), dans les sépultures (il y a 90 000 ans), dans la technique lamellaire et l'art du Paléolithique supérieur (il y a 35 000 ans), dans l'agriculture et l'élevage et la formation des premiers villages (il y a 8 000 ans).

La nouveauté de la culture dans l'histoire évolutive

Les différents aspects de la culture, à partir de la technologie jusqu'à la communication sociale, accompagnent l'histoire de l'homme sur la Terre depuis son apparition et offrent l'explication réelle de son succès évolutif. Comme l'a remarqué Coppens (1988), c'est justement la capacité de culture lithique qui a permis à Y Homo habilis d'entrer en compétition avec un milieu devenu plus difficile, comme la savane et les prairies de l'Afrique orientale, tandis que l'Australopithèque, auquel ces capacités manquaient, a dû succomber.

La culture n'est pas une attitude facultative, mais elle est essentielle pour l'espèce humaine, pour sa survivance dans la compétition avec le milieu. La réalisation de la culture exige des capacités de réflexion. Sa transmission a lieu non par voie génétique ou parentale, mais à travers la communication interpersonnelle qui se réalise par le langage et conduit à l'augmentation et au cumul des informations, même en absence des objets

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Fig. 11. - Hypothèse de représentation graphique du développement de la culture.

auxquels ces informations se rapportent. La mémorisation, qui s'est effectuée pendant longtemps par voie orale et seulement depuis peu de milliers d'années par l'écriture, a été essentielle pour le développement de la culture.

Un grand nombre d'auteurs ont souligné l'importance des différents facteurs culturels pour l'évolution de l'homme, non seulement pour affronter les défis du milieu, mais aussi pour le développement cérébral. La culture aurait représenté un facteur de catalyse, au sens où l'évolution aurait favorisé les individus qui possédaient, par une mutation génétique, des aptitudes majeures à la communication symbolique et à la taille du silex (Lancaster, 1967; Blurton-Jones, 1980; Tobias, 1983; Lovejoy, 1981; Blumenberg, 1983 etc.). Des facteurs génétiques et environnementaux sont certainement intervenus, mais il faut reconnaître l'importance du comportement culturel de l'homme, ainsi que de l'organisation sociale et du langage symbolique, qui peuvent avoir favorisé une augmentation du cerveau, spécialement en ce qui concerne sa capacité de rapport avec le milieu, capacité à laquelle, selon Jerison (1973), seraient destinés essentiellement les extraneurones.

Il pourrait y avoir eu une fécondité différenciée pour les individus à plus grandes potentialités de connexions interneuroniques ou de neurones chargés de la communication sociale et à l'interaction avec le milieu (Falek, 1972; Jerison, 1976 etc.).

Mon intention vise toutefois essentiellement à souligner dans la culture deux aspects d'ordre plus général qui me semblent inséparables et qui représentent les deux grandes

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nouveautés de l'évolution des vivants : le premier est la culture comme adaptation au milieu, le second est la culture comme transcendance évolutive.

La culture comme adaptation au milieu

Le milieu représente certainement le facteur le plus puissant de pression sélective qui agit dans le monde animal (Mayr, 1973). L'histoire de l'espèce est étroitement liée aux modifications du milieu, ce qui veut dire que l'espèce se maintient par sa capacité d'adaptation au milieu à travers les variantes présentes dans le pool génique. C'est ainsi qu'on peut retrouver dans l'histoire des vivants tant la dimension conservative que la dimension évolutive en réponse à un milieu qui peut rester stable ou bien subir des changements. Ceci est vrai pour tous les vivants, mais dans le cas de l'homme, l'aspect génétique doit être complété par la dimension culturelle, c'est-à-dire que la culture représente la dimension adaptative de l'homme (Montagu, 1968). Il s'agit d'une dimension qui n'exclut certainement pas la dimension génétique, mais qui est en mesure de la dépasser, en réalisant souvent une adaptation non seulement biologique, mais aussi culturelle ou bioculturelle.

À travers les conquêtes de la culture, spécialement dans le domaine de la technologie, l'homme a été en mesure de réaliser une indépendance toujours plus ample des conditions extérieues et aussi de résister, en partie du moins, aux forces de la sélection naturelle. En outre, l'extension de la communication, la mobilité des populations, le flux génique qui en dérive portent à empêcher l'isolement génétique nécessaire aux processus de spéciation et ceci même durant les longues périodes de la préhistoire.

On a souligné la difficulté de délimiter les espèces que la taxinomie reconnaît au cours de l'évolution humaine (Homo habilis, Homo erectus, Homo sapiens), dont la portée, comme l'a observé Ferembach (1986), serait dans tous les cas, celle d'espèces allochroniques ou chronoespèces (selon Mayr, 1949-1963), c'est-à-dire d'espèces qui se seraient formées par évolution graduelle le long d'une même ligne, en accumulant cependant des différences telles que ces espèces n'auraient pas pu être interfécondes. Selon certains auteurs toutefois, de tels niveaux évolutifs assument la valeur de stades morphologiques plutôt que de véritables espèces (Jelinek, 1981; Coppens, 1988).

La variabilité morphologique qu'on peut observer en sens diachronique et qui répond essentiellement au processus de cérébralisation et aux modifications de certains caractères cranio-faciaux (peut-être en corrélation avec le climat et l'alimentation) ne devrait pas être emphatisée au point d'être interprété comme correspondant à des différences entre espèces. A ce propos, nous avons supposé que la culture, en favorisant la communication entre les différents groupes et un meilleur contrôle et une meilleure adaptation aux différents milieux, peut avoir bloqué le processus de spéciation d'une évolution qui s'est produite selon le modèle du gradualisme de YHomo habilis à Y Homo sapiens. L'idée de sous-espèces qui se suivent au cours du temps s'adapte mieux à cette hypothèse (Facchini, 1988).

C'est à la lumière de ces considérations qu'on peut expliquer la diffusion extraordinaire de l'homme sur la Terre et l'unicité de l'espèce humaine qui la peuple, malgré toutes les différences d'habitat.

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La culture comme transcendance évolutive

C'est une idée exprimée par Dobzhansky et Ayala (1977), qui se relie à Teilhard de Chardin et a été reprise plus amplement par Dobzhansky et Boesiger (1983). Selon cette conception, on peut isoler au cours de l'évolution des vivants deux moments où l'évolution « se dépasse », dans le sens où de nouveaux être se produisent qui ont des propriétés et suivent des lois complètement neuves par rapport à celles qui les ont précédées. Il y aurait eu une première transcendance au moment du passage de la nature inorganique aux vivants, qui suivent des lois nouvelles comme les lois biologiques (par exemple celles de Mendel), sans toutefois contredire les lois de la physique et de la chimie. De façon analogue, il y aurait eu un second moment de dépassement de l'organique à l'évolution humaine, où les lois du monde biologique ne sont pas abrogées, mais où l'on trouve des lois différentes, celles des sociétés humaines qu'on ne peut pas reconduire au monde des animaux et des plantes (Dobzhansky et Boesiger, 1983). Il faut remarquer que le terme de transcendance est employé par les auteurs abstraction faite de toute implication de caractère philosophique ou mystique.

Je suis d'avis qu'on peut parler de transcendance dans le sens plein du terme, parce que c'est au moyen de la culture que l'homme s'affirme et se rapporte à son milieu non de façon stéréotypée ou réglée exclusivement et totalement par la sélection darwinienne. La culture humaine ne peut se ramener à un processus d'adaptation au milieu, de même que le comportement humain n'est pas réglé par la sélection darwinienne, comme il arrive pour les caractères physiques de l'homme. L'homme développe son rapport avec le milieu à travers une organisation sociale qui ne s'adapte pas aux schémas de la biologie. On a relevé des analogies entre la biologie évolutive des populations et le développement des cultures (Cavalli Sforza et Feldman, 1981, etc.), mais les différences sont très remarquables. La culture se développe très rapidement et efficacement parce qu'elle n'est pas liée à des structures génétiques, mais à l'apprentissage (Stebbins, 1982; Eccles, 1989). Les changements purement adaptifs, fondés sur des gènes ou des complexes géniques favorables à un milieu déterminé, peuvent être dépassés ou freinés au moyen de la culture, qui réussit à faire survivre des individus porteurs d'une tare génétique à travers la correction de ses expressions phénotypiques (il suffit de penser aux défauts de la vue, corrigés par des verres, ou à certaines formes de diabète sur lesquelles on intervient par l'administration d'insuline).

Dans un sens plus général, la transcendance évolutive réalisée par la culture peut être considérée non seulement dans la technologie, qui consent une relative autonomie du milieu, mais surtout dans la communication symbolique qui caractérise le langage et l'organisation sociale, dans toutes les activités qui n'entrent pas dans des schémas prédéterminés, tout en se référant à des exigences fondamentales, comme la nourriture, l'éducation de la progéniture, la vie familiale et sociale. La variété des modèles de comportement dans les différentes cultures qui se sont développées dans le temps et dans l'espace expriment des réponses, souvent fort différentes, aux nécessités essentielles de la vie humaine. Ces cultures ne sont pas préfixées biologiquement, mais ont été élaborées par l'homme et enrichies par son expérience.

L'étude des cultures met en relief le fait que certaines valeurs de fond (famille, socialité, coopération) se retrouvent dans chaque culture, probablement parce qu'elles répondent

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La culture dans l'évolution humaine

à des exigences et à des nécessités fondamentales pour la survivance de l'espèce; mais les façons par lesquelles elles s'expriment peuvent être fort différentes.

Il s'agit de comportements qui, de quelque manière, contiennent ou correspondent à des valeurs se référant parfois à des nécessités fondamentale de la vie humaine (besoin de nourriture, protection, communication, crainte de forces supérieures), mais avec une intérieurisation qui exprime une transcendance au-delà du besoin d'ordre individuel et social.

Les réponses culturelles aux besoins d'ordre physique prennent souvent des significations qui dépassent la nécessité spécifique et immédiate.

La maison n'est pas seulement un lieu de refuge, mais le symbole de la cohésion de la famille; le vêtement ne répond pas seulement à des exigences de protection, mais aussi d'esthétique, de pudeur, de distinction sociale; la sexualité se transforme en amour; le repas devient table où non seulement on prend de la nourriture, mais où l'on a le plaisir d'être ensemble, et ainsi de suite. À ces activités s'ajoutent d'autres expressions de la culture, qu'on observe sur une échelle généralisée et qui mettent plus fortement en relief une capacité de transcendance. L'art et le sens éthique et religieux révèlent des aptitudes qui vont au-delà des besoins vitaux de l'être animal et dépassent la dimension purement biologique. Ils sont l'expression d'un monde intérieur représenté au moyen de symboles et correspondent à des intérêts qui ne sont plus d'ordre biologique ou physique. Parfois ils peuvent même aller contre les tendances naturelles, comme dans le cas de la gratuité poussée jusqu'à l'oubli total de soi.

Certaines personnes parlent d'universaux de la nature humaine, d'autres d'universaux de la culture ou de valeurs transculturelles, car elles se retrouvent dans les différentes cultures.

Voilà donc les grandes nouveautés introduites par la culture dans l'histoire de l'humanité : son extraordinaire capacité d'adaptation au milieu et sa capacité de dépassement de la sphère physique et biologique.

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