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Titre : La Revue hebdomadaire : romans, histoire, voyages

Éditeur : E. Plon, Nourrit et Cie (Paris)

Éditeur : Librairie PlonLibrairie Plon (Paris)

Date d'édition : 1915-03-06

Contributeur : Laudet, Fernand (1860-1933). Directeur de publication

Contributeur : Le Grix, François (1881-1966). Éditeur scientifique

Contributeur : Moulin, René (1880-1945). Directeur de publication

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34350607j

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34350607j/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Description : 06 mars 1915

Description : 1915/03/06 (A24,T3,N10).

Description : Collection numérique : Arts de la marionnette

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5735186x

Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, 8-Z-13581

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 01/12/2010

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N° 10 Prix : 60 cent. 6 Mars 1915

La Revue

hebdomadaire

BT

SUN SUPPLÉMENT ILLUSTRÉ

PARAISSANT LE SAMEDI

' VINGT-QUATRIÈME ANNÉE

SOMMAIRE

LES VILLES UAftrrRBS l

ANDRÉ MICHEL I. La Guerre aux momConservateur

momConservateur Musée du Louvre. mentS : Reims 5

JULES BOIS L'Espagne et la guerre... 22

FERDINAND BAC. La Côte d'Aïur pendant

la guerre 44

GROT1US Les Facteurs inconnus de

la guerre européenne.. 54 FBRNAND LAUDET Rome etles Églises de Belgique et de France 64

REN* MOULIN L'Opinion à l'étranger... 78

Général HUMBEL Les Événements militaires

de la semaine 90

Les Faits et Us idées au jour li jour. Dessins.

LA REVUE HEBDOMADAIRE ne publie que de FinédH

LIBRAIRIE PLON, 8, rue Garancière (8-) — PARIS

!

Les manuscrits non inséré* TELEPHONE : FLEURUS U-53

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Le nombre des bons annuels représentant une somme de 26 francs, nos lecteurs pourront ainsi, dans l'année, se rembourser et au delà du prix d'achat de la Revue

Quand nous aurons dit que notre Catalogue spécial de primes comprend des ouvrages de MM. Jules Claretie, E. Daudet, Henry Gréville, P. Marguéritte, J.-H. Rosny, Albert Vandal, vicomte de Vogué, etc., nos lecteurs comprendront que ces bons constituent pour eux le meilleur moyen de se rembourser du prix d'achat de la Revue hebdomadaire.

(1) Détacher cas deux bons, qui se trouvent plus loin.


La Revue

hebdomadaire

ET SON SUPPLÉMENT ILLUSTRÉ " L'INSTANTANÉ "

Fondée en i8gi

Par PLON-NOURRIT et O, Editeurs

DIRECTEUR FERNAND L_ A U D E T

RÉDACTEUR EN CHEF RENÉ MOULIN

LA REVUE HEBDOMADAIRE traite de toutes les actualités littéraires, historiques, artistiques, sociales et scientifiques. — Romans et Nouvelles.

Voir au verso les conditions d'abonnement et les PRIMES offertes par la Revue hebdomadaire à ses abonnés et lecteurs.

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Pour tout ce qui concerne la Rédaction, à M. FBHNAND XJATJDI&T, directeur de la Revue hebdomadaire, 8, rue Garancière, Paris ;

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19, boulevard du Montparnasse 11, rue Servandoni

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Téléphone; Saxe S8-9C Téléphona : Saxe «O-at



SOCIÉTÉ DES CONFÉRENCES

1915 ... . , „ . , . .les HERCuEI'IS et VENDREDIS

DIX-NEUVIÈME ANNÉE *«♦.*«""• Samt-Germain à 2 h 1/2

L'ESPÉRANCE FRANÇAISE - LES VILLES MARTYRES

Mercredi lOjévrier

M. FERNAND LAUDET

Directeur de la Revue hebdomadaire

Les Responsabilités de la Guerre

Vendredi 12 février

Mgr MARBEAU

Évêque de Meaux

Souvenirs de Meaux : Avant et après la bataille de la Marne

Mercredi ly février

Pas de conférence

**>

Vendredi ig février

M. ANDRÉ MICHEL Conservateur au Musée du Louvre

La Guerre aux monuments : Reims

(avec projections)

Mercredi 24 février

M. ALFRED CAPUS

de l'Académie française

La Presse pendant la guerre

Vendredi 26 février

M. ANDRÉ MICHEL

Conservateur du Musée du Louvre

La Guerre aux monuments : Senlis, Soissons, Arras (avec projections)

<^=

Mercredi 3 mars

M. GASTON DESCHAMPS

Le Retour à la culture française

Vendredi 5 mars

Mgr BAUDRILLART

Recteur de l'Institut Catholique de Paris

Louvain <§»

Mercredi 10 mars

M. CAMILLE BELLAIGUE

La Musique héroïque

(avec exemples au piano)

Vendredi 12 mars

M. GABRIEL HANOTAUX

de l'Académie française

Les Falaises de l'Aisne

Mercredi 17 mars

M. ANDRÉ BEAUNIER

Une France nouvelle

«*»

Samedi 20 mars

M. MAURICE DONNAY

de l'Académie française

[,a Parisienne, hier et aujourd'hui

Mercredi 24 mars

MARQUIS DE SÉGUR

de l'Académie française

je Père du militarisme allemand : Frédéric-Guillaume I"

Vendredi 26 mars

M. JEAN RICHEPIN

de l'Académie française

Paris pendant la guerre

On trouve des carter d'abonnement NUMÉROTÉES et des cartes d'entrte pour un» séance, 184. boulevard Saint~Germain.

Le bénéfice net sera intégralement versé aux OEuvres de Secours militaire et d'Assistance sociale.


L'Allemagne poursuit, avec une opiniâtreté et une perfidie que rien ne 1 sa campagne de mensonges à travers le monde. Elle inonde les pays neutr d'écrits de toutes sortes et de tous formats, qui vont, dans la langue de chaq pays, répandre à profusion la calomnie. Nous croyons volontiers que, not-e eau étant celle du droit, pour en faire éclater la justice à tous les yeux, il suffit de propre splendeur. C'est une illusion contre laquelle j'entendais récemment M. Poi caré mettre en garde ses confrères de l'Académie en leur demandant à tO d'être, par la parole et par la plume, eux aussi, des combattants.

Des commissions officielles ont été instituées. Elles ont réuni contre la pré ditation allemande, contre les atrocités allemandes, des preuves accablantes, pense que leurs rapports ont été traduits ou vont l'être, et que le nécessaire se fait pour qu'ils parviennent là où il importe surtout qu'ils soient connus : hors France.

Mais le gouvernement ne peut pas tout faire. Il faut qu'il soit secondé par 1" tiative privée. Je tiens donc à signaler, à titre d'exemple, l'effort que tentent, ce moment, quelques écrivains français pour organiser une large propagande l'étranger.

Ils avaient entre les mains un instrument tout prêt : la Société des Conféren Cette Société est assez connue : c'est sous ses auspices qu'ont été donnés 1 cours fameux de F. Brunetière, de Jules Lemaître, d'Emile Faguet, de Mauri Donnay, les « grands cours » de ce temps-ci. Elle a pour orateurs des homm dont le nom seul est déjà une recommandation et une force vis-à-vis de l'étrange Je citerai des académiciens comme MM. Gabriel Hanotaux, Frédéric Masson, marquis de Ségur, Jean Richepin, Maurice Donnay, Alfred Capus, des diplomate des journalistes, des savants, comme Fernand Laudet, André Beaunier, André chel, Camille Bellaigue, auxquels se sont joints l'abbé Wetterlé, Mgr Marbea l'héroïque évêque de Meaux, et Mgr Baudrillart, l'éminent recteur de l'Instit catholique de Paris.

Cette année, en deux séries de conférences, dont l'une porte ce beau no l'Espérance française et l'autre ce nom tragique les Villes Martyres, ils diro l'âme fidèle de l'Alsace-Lorraine et l'âme fière de Paris, le patriotisme de presse et le noble idéal de la culture française; ils dénonceront la fourberie l'agression allemande et la barbarie de la guerre aux chefs-d'oeuvre de l'art. Ain ils porteront témoignage pour leur pays. Ils exprimeront — ce qu'on igno totalement à l'étranger — l'opinion, la pensée française.

Que ces causeries, simplement éloquentes, viennent réchauffer nos coeurs, c'e bien. Mais il y a mieux à faire. Cette année, il ne suffit pas de parler pour nou il faut parler pour ceux qui, hors de chez nous, ont besoin d'être renseignés p nous. Il faut que la parole française parvienne partout où il y a une conscience éclairer.

Ce sera fait.

La Société des Conférences, grâce au concours de la Revue hebdomadaire, a pr ses dispositions pour faire traduire en onze langues toutes ses conférences, do chacune deviendra une sorte de petit tract. Elle s'est assuré des correspondan qui les répandront par milliers d'exemplaires en Italie, Espagne, Portugal, Rou nie, Bulgarie, Grèce, Hollande, Suède, Norvège, Danemark et aux r-tats-Unis.

A l'heure où, dans les cercles diplomatiques et aux Chambres de commer pour ne pas parler du commandement militaire, on se montre si préoccupé <| cette question de la propagande française à l'étranger, je crois utile de signala une organisation qui entre en exercice et dont l'avenir dira quels développ ments elle peut prendre et quels services elle est appelée à rendre au pays.

RENÉ DOUMIC, il VAcadémie français*.


LA REVUE

HEBDOMADAIRE


TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.


La Revue

hebdomadaire

VINGT-QUATRIÈME ANNÉE

TOME III. — MARS 1915

PARIS

8, RUE GARANCIÈRE — 6e



LES VILLES MARTYRES

REIMS"'

MESDAMES, MESSIEURS,

Quand les artilleurs de von Werder furent parvenus à décapiter la flèche de Strasbourg et à renverser la croix qui la couronnait, quand ils eurent mis le feu aux combles de la cathédrale, éventré les vitraux, brûlé le temple neuf, incendié la bibliothèque et le Musée, anéanti un incomparable instrument de travail et de civilisation, tout un trésor d'art et de science, les plus précieux manuscrits, comme 1 'Hortus deh'czarumd'Herrade de Lansberg, l'Université de Frigbourg-en-Brisgau, fameuse par ses théologiens, fut transportée d'un incoercible enthousiasme et décerna solennellement au chef des incendiaires le diplôme de docteur en philosophie, honoris causa.

Nous avions trop oublié ce petit incident de la guerre de 1870, — celle que les hommes de ma génération, dont elle avait mis en deuil l'adolescence, appelaient, d'un seul mot : la guerre — et qui ne sera plus désor(0

désor(0 prononcée à la Société des Conférences, le 19 février, par M. André Michel, conservateur au Musée du Louvre.

Ces conférences sont traduites en onze langues et expédiées dans tous les pays neutres.


6 LES VILLES MARTYRES

mais que la campagne de 1870-1871. C'était pourtant une date mémorable de la « Kultur » germanique. C'était la première fois, je crois, qu'un diplôme universitaire honorifique servait à récompenser une oeuvre de destruction, de barbarie et de mort, à consacrer, par le suffrage d'illustres docteurs en théologie, l'apologie de la violence supérieure au droit, créatrice d'un droit germanique, monstrueux au regard de notre conscience.

Il serait facile de montrer, dans l'état d'esprit qui inspira cette démarche des intellectuels de 1870, le germe, la première ébauche de la doctrine aujourd'hui cyniquement exposée et cruellement appliquée de la terreur contre les non-combattants.

Si nous nous étions rappelé ce simple fait, nous n'aurions pas éprouvé moins d'horreur, certes, mais nous aurions eu moins de surprise, de stupeur, en présence de tout ce que nous avons eu, depuis la violation et la dévastation de la Belgique, l'humiliation et la douleur de voir, et qui semble inventé par des sadiques déchaînés pour justifier le vers du plus pessimiste de nos poètes sur

la honte de penser et l'horreur d'être un homme.

Mais nous restions optimistes et confiants. N'avionsnous pas lu, dans les dernières lignes d'un article sur les sculptures des cathédrales de Chartres et de Reims, dont le tirage à part nous était dédicacé quelques jours avant la déclaration de guerre : mit vielen Empfehlungen, ganz ergebenst, par l'auteur (qui n'a pas signé, je dois le dire, le manifeste des 93), une profession de touchante admiration et presque de piété pour les chefs-d'oeuvre de l'art français que les siècles et « les vents du large et la pluie du ciel rongent làhaut jour à jour » ! Nous nous rappelions qu'un sculpteur allemand, Eberlein, dans un appel aux artistes et savants d'Allemagne et de France, écrivait: « Les mo-


REIMS 7

numents dus au génie humain doivent être considérés comme sacrés et comme appartenant à toute l'humanité; leur destruction est d'ailleurs sans aucune influence sur l'issue générale d'une guerre. De même que la convention de Genève a supprimé les inutiles cruautés de la guerre chez les nations civilisées, une nouvelle convention doit interdire les attentats contre les oeuvres de la science et des arts. Dans cette catégorie, il faut comprendre les monuments et constructions artistiques, les musées, les bibliothèques, les instituts scientifiques... » Et c'est en effet ce qui avait été établi en 1899, pour l'honneur de notre temps, par l'article 27 de la Conférence de la Paix à la Haye, revisé et élargi dans ses dispositions protectrices en 1907. C'était un progrès dont nous nous étions naïvement réjouis. 11 y aura donc, si des conflits sanglants doivent encore se déchaîner sur la pauvre humanité, au-dessus de la mêlée; comme des îlots réservés, des asiles sacrés, protégés par la Croix, par les plus purs souvenirs comme par les espérances les plus hautes de l'âme humaine. Ce qui n'était encore qu'aspiration, désir, devenait désormais une réalité, un accord international, un contrat où s'engageait, avec leur signature, l'honneur de tous les peuples...

Nous savons aujourd'hui, par la voix du représentant le plus qualifié de l'Empire, par le chancelier lui-même, porte-parole de l'empereur, qu'en allemand, contrat, honneur, serment, parole engagée, tout cela signifie et se dit : « Chiffon de papier! » et tout cela se viole sans doute, après.avoir invoqué, dans une de ces prières monstrueuses — dont chacune doit faire plus d'athées que toute une bibliothèque de philosophie matérialiste — le bon vieux Dieu complice qu'ils ont façonné à la mesure de leur orgueil et de leur haine ! C'est sous son regard qu'ils ont imaginé cette théorie de la guerre-épouvante, ce système de la terreur,


8 LES VILLES MARTYRES

méthodiquement et scientifiquement appliquée, dont, trois semaines à peine après la déclaration de guerre, je recevais l'explication. Un Alsacien, surpris par les événements en Allemagne et qui, au cours de longs arrêts forcés dans les gares, en pleine mobilisation, avait entendu les conversations de centaines d'officiers allemands, m'en appportait directement la révélation bien avant que tous les effets s'en fussent manifestés. « Nous les aurons par la terreur », tel était le mot d'ordre, noté à l'instant même par mon interlocuteur, témoin fidèle et indigné.

Nous savons à présent comment ils s'y sont pris : prêtres, vieillards, femmes, enfants, tout leur a |été matière à intimidation par le carnage et moyen de terreur. Les monuments s'offraient comme otages bénévoles; ils ont voulu frapper en eux, mutiler en eux le visage même de notre Patrie. Ah! Messieurs, quelle leçon! Nous tous qui, par libre choix, avons voué notre vie à l'étude de nos vieilles pierres, nous savions, certes, mais nous ne savions pas assez qu'elles ne sont pas, quoi qu'on ait pu dire, l'objet d'une délectation égoïste, d'une manie inoffensive; elles sont restées les témoins fidèles, les vraies confidentes de l'âme nationale à toutes les grandes époques créatrices de notre histoire. Aussi bien que dans nos paysages, nos vallées, nos rivières et notre ciel, nous retrouvons en elles la ressemblance, le signalement moral de notre France. Et ceux même qui, mal éclairés encore, trop oublieux ou aveuglés par quelques préjugés, restaient indifférents à leur grave et tendre appel, ont tout à coup compris. Ils ont frémi à la nouvelle de l'attentat comme si, devant eux, on attaquait leur mère.

Aussi, malgré les objections et les hésitations intimes que j'avais tant de raisons d'éprouver, il m'a semblé que je devais répondre à l'invitation de la Société des Conférences qui me demandait de vous parler aujour-


REIMS 9

d'hui de quelques-uns de nos monuments martyrisés. Il m'a semblé qu'à l'heure présente, c'est notre devoir à nous qui avons l'humiliation d'être les non-combattants, de ne rien négliger de ce qui peut, en rendant plus vivace et plus conscient au fond des coeurs l'amour de la patrie insultée et violentée, rendre aussi plus efficace la volonté de la défendre jusqu'à la mort... En contemplant les plus belles oeuvres du génie national, en analysant leurs beautés propres et spécifiquement françaises, rendons plus évidentes à l'esprit et au coeur quelques-unes des raisons que nous avons d'aimer la terre qui les porta et le peuple qui les créa. Vousmêmes qui m'écoutez, vous n'êtes pas venus en dilettantes et en curieux; nous sommes ici entre Français pour communier dans une fervente dévotion patriotique. Ce n'est pas une sèche leçon d'archéologie que vous me demandez. Il me semble que nous allons faire ensemble un pèlerinage aux sources mêmes de la nationalité française. Et puisque vous voulez bien m'accepter comme guide, au moment de nous mettre en route, mettons en commun tout ce que nous avons dans nos coeurs de plus fervent; descendons dans ces régions profondes de la conscience où s'élaborent les résolutions et où se consentent les sacrifices suprêmes; envoyons à ceux qui combattent là-bas le bon combat une pensée de gratitude, d'encouragement et d'admiration; à ceux qui, comme notre ami Max Doumic, sont héroïquement tombés au champ d'honneur, et qui reposent à présent, en vue de Reims ou de Soissons, dans la terre sacrée qu'ils ont couverte de leurs corps et arrosée de leur sang généreux, un hommage et une invocation. Que leurs chères âmes nous entendent et m'assistent !

Dirigeons-nous vers Reims. Ce sera aujourd'hui le but unique et suprême de notre pèlerinage. Dans huit jours, nous reviendrons sur nos pas et nous verrons


IO LES VII.LES MARTYRES

comment, dans les pays foulés par l'ennemi, dans l'Ilede-France et le Soissonnais, naquit et se développa l'architecture, dont il faudrait bien nous décider enfin à abolir le nom injurieux de gothique pour lui restituer celui de français, opus francigenum, que toute l'Europe du moyen âge lui avait donné. J'essaierai de vous y montrer en action l'oeuvre même de l'esprit proprement français, dans une de ses premières et plus fécondes manifestations. Qu'il me suffise de vous rappeler aujourd'hui qu'au moment où l'on réédifia la cathédrale de Reims, le système nouveau, le système français, avait pris conscience de toutes les ressources, de toutes les audaces possibles contenues dans ses principes. Pendant un demi-siècle, des maçons de village l'avaient jour à jour essayé, timidement ébauché; le jour de la consécration de l'église abbatiale et royale de Saint-Denis en France, le 11 juin 1144, par le grand abbé Suger, il avait, si l'on peut dire, fait ses preuves devant l'Europe chrétienne, et, de là, de ce seuil royal, il s'était avec une singulière rapidité répandu en France et, par delà les frontières, clans toute l'Europe du Nord. Les architectes français allaient bientôt être appelés en Angleterre, en Suède, en Hongrie, comme en Allemagne; les ordres religieux, les cisterciens surtout, fils de saint Bernard, allaient l'exporter à mesure qu'ils essaimaient au loin. Et quand s'élèveront en Allemagne, par exemple à Wimpfen, de grandes églises construites d'après la méthode nouvelle, opère francigeno, ce sera d'abord sous la direction d'un architecte venu ex partibus franciae, villa parisiensi... Et je sais bien qu'un critique d'Outre-Rhin a accompagné ce texte très clair de cette glose imprévue : « Ce devait être un Allemand qui avait voyagé en France », mais tout de même, scripta marient!

L'architecte de Reims, Jean d'Orbais, un de ces humbles hommes de génie comme les corporations de


REIMS II

nos maçons et tailleurs de pierre en comptaient alors par douzaines, mit à profit, dans la conception et le commencement d'exécution du plan admirable que ses continuateurs devaient mener à terme, toutes les tentatives, toute l'expérience de ses prédécesseurs. Noyon, Senlis, Laon, Paris, étaient sinon complètement achevées, du moins très avancées. S'inspirant assez directement des deux abbatiales d'Orbais, sa ville natale, et de Saint-Rémi de Reims, supprimant toutefois les profondes tribunes qui, dans l'église du sacre, auraient pourtant été si utiles à loger la foule des spectateurs, mais qui gênaient l'essor de l'édifice, contrariaient cette force ascensionnelle, cet instinct essentiel d'aspiration et d'élan qui était dans la logique profonde de ses principes et de son organisme, il commença par le chevet, en 1212, la basilique nouvelle dont je vous montre ici le développement septentrional, contemplé du côté de la place Royale ( 1 ).

Et voici maintenant, après le passage des Allemands, l'aspect de la même cathédrale. Les bombes incendiaires ont dévoré tous les combles; le campanile et ses cariatides, construits au quinzième siècle après l'incendie de 1481, l'admirable charpente pour laquelle Charles d'Orléans avait donné cent vingt pièces de bois« à faire chevron » prises dans ses forêts d'Épernay, tandis que l'Abbaye de Saint-Denis fournissait les chevaux pour tous les charrois, sont tout entiers anéantis, comme vous le montre cette photographie, que je dois à l'obligeance d'un architecte en chef des monuments historiques, M. Deneux, qui en ses jeunes années, dessina pièce en pièce ce chef-d'oeuvre de claire raison et de logique constructive, et conserve dans ses cartons tous les éléments d'une très belle monographie.

(1) Des projections commentées par le conférencier illustraient toute la suite de la conférence.


12 LES VILLES MARTYRES

Vous voyez les reins dénudés de la voûte. Exposés à toutes les intempéries, ils ne résisteraient pas, si on les laissait à découvert, aux neiges et aux pluies de plusieurs hivers, mais ils ont vaillamment résisté jusqu'à présent à l'assaut des obus et témoigné héroïquement de la science de leurs constructeurs. Je dis jusqu'à présent, car, périodiquement, le bombardement continue de faire rage et j'apprenais il y a quelques jours à la Commission des Monuments historiques, qu'à la dernière rafale, un obus de plus de 50 kilogrammes et contenant, au dire de nos officiers d'artillerie, une grosse charge de mélinite, s'est abattu sur les voûtes du transept. Grâce à Dieu, il n'a pas explosé. Mais ce n'est pas aux bombardeurs que doit aller notre reconnaissance, comme les avocats allemands voudraient nous le persuader.

Et il me faut ici faire au moins allusion, non pas pour le discuter encore, mais pour le dénoncer, à un opuscule qui vient d'être abondamment répandu en Europe, document entre mille autres de la propagande acharnée menée par les Allemands devant l'opinion qui les flétrit. C'est un rapport officiel accompagné d'un article publié dans le Monatsschri/t de décembre. L'auteur, M. Paul Clémen, inspecteur général des monuments historiques pour les provinces rhénanes, est présentement chargé — comment le dire sans un frémissement de colère! — de l'administration des monuments de Belgique et du nord de la France. Il tend à prouver : que tout ce qui est arrivé est imputable aux Belges et aux Français qui ont lâchement attaqué les pauvres Allemands et transformé les églises en forteresses!... Je vous montrerai, dans notre prochain entretien, ne fût-ce que par quelques citations, les sophismes et les « erreurs » de fait dont est tissé ce document, destiné à tromper l'Europe.

Aujourd'hui voyons ce qu'ils ont fait de Reims. Oui,


REIMS 13

grâce à Dieu, les oeuvres vives de la cathédrale n'ont pas encore été atteintes, mais que de pertes irréparables ! Le grand palais archiépiscopal est à jamais démoli; sa délicieuse chapelle est éventrée; et si les mages agenouillés au seuil, devant l'Enfant, dans un délicieux bas-relief du tympan, ont été providentiellement préservés, tout le musée archéologique qui avait été transporté dans les bâtiments de l'archevêché est détruit; entre autres pièces d'un prix inestimable, le pied du fameux candélabre pascal de Saint-Rémi — qui eût été unique au monde, si celui de Milan n'existait pas encore, — a été fondu dans la rage de l'incendie. Sous les blessures que je vous montrais tout à l'heure, les voûtes de la grande nef sont restées intactes et les voici telles qu'elles se comportent encore. C'est que le système des admirables arcs-boutants qui les épaulent au dehors, en dépit de quelques éraflures, n'a pas été sérieusement entamé par les obus. Oh! vous voyez par les exemples que je mets sous vos yeux, qu'ils l'ont . échappé belle, comme on dit, et qui sait, hélas! ce que demain leur réserve. Faudra-t-il remercier les Allemands de ne les avoir que blessés, ayant tout fait pour les détruire? C'est la prétention de M. Paul Clémen !

Et à l'intérieur de l'église, dans ce sanctuaire trois fois saint, dans cette nef où Jeanne d'Arc s'agenouilla, où depuis Louis VIII furent sacrés les rois de France, que retrouverons-nous des vitraux? A peu près rien,, hélas ! Des admirables sculptures du revêtement intérieur de la façade occidentale, une partie est gravement compromise, quelques figures même complètement perdues. Il y avait là une incomparable parure dont aucune autre cathédrale ne pouvait offrir l'équivalent. Dans une quadruple série de niches étagées et ciselées comme des châsses, dont la flore ornementale qui s'épanouit aux chapiteaux de la nef, venait fleurir les bords, un peuple de statues célébrait les mystères des


14 LES VILLES MARTYRES ~

prophéties et l'accomplissement de la loi nouvelle par la venue du Christ. Les voici avant, les voici après les Allemands. Ruinée aussi la grande rose, ruinées les délicates sertissures du triforium, ruinées (avec les délicieux tambours du temps de Louis XV) toutes les sculptures intérieures des deux portes latérales. Mes projections me dispensent de tout commentaire.

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-XEt faisons ensemble le tour de la cathédrale. Interrogeons quelques-uns des témoins de pierre qui y veillent, rêvent ou prient, qui sont comme les porte-voix de son âme intérieure, les dépositaires et les hérauts de la grande histoire et de la grande pensée qui la remplit. Vous avez remarqué sur les contreforts, sur les piliers robustes où les arcs-boutants viennent prendre leur point d'appui, des statues d'anges aux ailes éployées.

C'est là une des particularités magnifiques de la cathédrale de Reims. Toute une armée d'anges veille autour de l'église, monte la garde entre ciel et terre et fait un cortège d'honneur à Notre-Dame, mère du Christ, sous l'invocation de laquelle l'église fut placée. Je voudrais pouvoir vous montrer tous ces anges, un à un, depuis ceux du chevet sculptés à mi-relief au-dessus des fenêtres de l'abside jusqu'à ceux qui, au gable de la porte centrale de la façade occidentale, assistent, ravis d'extase, au sacre de Marie, ou à celui, aujourd'hui décapité pur les boulets allemands, qui souriait à saint Nicaise martyrisé. Toutes les nuances du sourire, toutes les grâces et les tendresses de l'âme française sont épanouies sur leurs lèvres de pierre. Chacun a sa physionomie propre, son expression, son intention. Dans le modelé le plus sobre, dans le style le plus monumental, l'imagier — ouplutôt les imagiers inconnus


. REIMS 15

à qui nous devons cette exquise cohorte, — ont su introduire toutes les finesses, toutes les modulations de cette « petite ligne de la bouche » dont SullyPrudhomme a dit qu'elle « fait les grands amours ». Jugez-en. Depuis le plus suave jusqu'au plus malicieux, tout semble avoir été senti, cueilli à même la grâce vivante et la beauté des femmes françaises. Est-ce que, si le dix-septième siècle avait su regarder de pareils témoins, notre Racine n'aurait pas dû reconnaître là ses lointains ancêtres? Est-ce que ce n'est pas pour eux que le Champenois La Fontaine, leur compatriote, a écrit ce vers délicieux :

Le bon sens est chez nous compagnon du bon coeur.

Rien qu'à vous les montrer et à les commenter un à un, je pourrais consacrer bien des heures et il me faut, hélas! en sacrifier beaucoup. Voici ceux de la Création, ceux du Jugement dernier, ceux de saint Nicaise que le canon allemand a réduits en poussière...

Il n'entre pas dans le plan et le caractère de cette conférence de m'attarder à rechercher avec vous pour quoi le programme iconographique — commun à toutes nos cathédrales —- est à Reims plus morcelé et en apparence moins systématiquement ordonné qu'à Chartres, à Paris ou à Amiens. Il faudrait, si l'on voulait le retrouver et le suivre dans son développement logique, depuis la Création jusqu'au Jugement dernier et des prophéties ou « figures » du Christ jusqu'aux saints du diocèse, passer successivement de la façade occidentale aux portails du transept septentrional. Et de même, de l'ébrasement de droite de la porte sud de la façade occidentale, il faudrait courir au portail de Saint-Sixte et du Jugement, si l'on voulait étudier dans l'ordre chronologique les divers ateliers de sculpteurs qui, au cours du treizième siècle, illustrèrent cette innombrable iconographie.


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Mais il est bien entendu, n'est-ce pas,'que nous ne sommes pas venus ici pour faire de l'archéologie ni même de l'histoire. Peut-être, pourrais-je, moi aussi, en m'appliquant un peu, distinguer ces différents ateliers, les classer, grouper et sous-grouper, tantôt autour du « Maître de la reine de Saba » ou de saint Nicaise, ou de saint Pierre et saint Paul, ou des « compagnons » de ces maîtres, ou de leurs cousins, et embrouiller les questions aussi bien qu'un hypercritique — sans parler des cuistres — d'outre-Rhin, ne fût-ce qu'en attribuant à un atelier inédit du treizième siècle quelques-unes des nombreuses réfections du dix-huitième! Mais ces jeux, moins difficiles et beaucoup plus stériles qu'on ne pense, ne nous tentent pas aujourd'hui. Nous venons demander à ces statues, engagées en de si graves ou tendres dialogues, ce qu'elles ont de meilleur et de plus français.

Nous voici devant le transept septentrional. Audessus d'une petite porte aveuglée, sous une arcature animée de charmantes figurines d'anges psychopompes conduisant à sa destination céleste la petite âme dont ils avaient la charge, siège une Madone avec l'Enfant, presque romane encore, mais déjà plus humainement maternelle que les Vierges immobiles et solennelles des tympans de Chartres et de Paris. Deux grandes portes voisines ont reçu la belle statuaire, destinée d'abord à la façade occidentale et qui trouva ici, vaille que vaille, un asile tardif. Saint Sixte, le mandataire apostolique, le messager légendaire de saint Pierre dans le diocèse de Reims, saint Rémi qui baptisa Clovis, saint Nicaise, Belge de nation, martyrisé par les Vandales (nous sommes, vous le voyez, en pleine actualité) y occupent les places d'honneur au trumeau et sur le soubassement décoré de fleurettes. Au tympan, se déroulent en une série de petites scènes anecdotiques, spirituellement contées, quelques faits de l'histoire des deux saints.


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Ah! que je voudrais, mesdames et messieurs, ici encore pouvoir m'attarder à ces charmants bas-reliefs où se joue avec tant de bonne grâce, de naturel et de simplicité, le clair esprit de nos chers imagiers ! Voici le supplice de saint Nicaise et la généreuse colère de sa soeur qui, sans penser au danger, en bonne femme franco-belge, gifle d'abord les barbares, bourreaux de son frère. Voici le baptême de Clovis, et pour n'en pas citer d'autres, à côté de la guérison du vieux Montan par son fils dont vin ange était venu lui annoncer la naissance inespérée, voici le bon saint Rémi qui, doucement, d'un geste presque paternel, met à la porte de la cité les démons qui y avaient allumé l'incendie. Ici encore, les rapprochements avec le drame d'aujourd'hui s'imposent à l'esprit. Il ne manque qu'un ,casque à pointe à ces figures grimaçantes... Que Monsieur Saint-Remi fasse toujours bonne garde !

La porte voisine — avec son « beau Dieu », un peu alourdi par des retouches des dix-septième et dix-huitième siècles, les apôtres parmi lesquels saint Pierre et saint Paul, d'une beauté si originale, si individuelle, l'un et l'autre si moralement « ressemblants », d'une spiritualité si haute et si diverse, — offre au tympan, dans une disposition très particulière, la scène du Jugement. Ici encore, que de détails charmants, où l'on aime à saisir, dans l'interprétation d'un thème traditionnel et imposé, les nuances de l'invention propre de l'artiste et comme son plaisir à rêver et à imaginer en marge du texte sacré : salutations des anges qui apportent à Abraham les petites âmes qui leur sont confiées, grimaces des démons, résignation ou consternation des damnés, béatitude des élus, attitudes si diversement et tragiquement expressives des morts réveillés par la t>uccine du dies iras, contraction des visages, des fronts et des sourcils des anges qui soufflent dans ces instruments redoutables, expressions si vraies en leur


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simplicité, si touchantes, d'une psychologie si délicate, des vierges sages et des vierges folles... Et si vous voulez mieux comprendre comment et pourquoi tout cela est proprement français, comparez-le aux sculptures allemandes un peu postérieures que des imagiers, dont plusieurs connaissaient incontestablement Reims, exécutèrent à Bamberg, à Minden ou à Magdebourg. Au lieu de l'indication délicate et mesurée, déjà «racinienne», du sentiment, c'est tout à coup une insistance trop ap puyée, une intention trop soulignée, je ne sais quel pédantisme du coeur. Les vierges sages sourient, béate ment, comme les fiancées allemandes aux tables des brasseries; les vierges folles sanglotent bruyamment, s'essuient les yeux aux pans de leurs manteaux; les élus ouvrent largement leurs bouches trop grandes et leur joie céleste devient l'extase niaise d'un buveur de bière saturé. Le père Abraham reçoit les âmes dans son sein, à la manière d'un bon marchand de choucroute empilant sa marchandise. Le sourire français, en passant la frontière, est devenu grimace ; la fleur s'est figée dans l'herbier germanique. Et cela vous sera plus sensible encore si vous comparez la Synagogue et Y Eglise de Reims, à leurs soeurs de Bamberg. Il y a ici vraiment rapport de copie à modèle ; voyez comme le rythme des draperies se lige et se complique, les formes se disloquent, l'insaisissable beauté s'enlise et se noie dans l'intention pesante... ils diraient peut-être plus « profonde ».Oh! les profondeurs où l'on se noie! le galimatias de Gribouille, von Gribouille, Excellenz Gribouille à Pathmos!

La synagogue nous a introduit, près de la rose du transept méridional, dans ces parties hautes de l'église de Reims pendant longtemps inexplorées et où, depuis vingt-cinq ans, nous avons découvert tant de chefsd'oeuvre inconnus. Cette audace croissante des sculpteurs, dont parlait à la fin du treizième siècle, avec quelque inquiétude, unévêque de Mende (qui, d'ailleurs,


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citait avec bonne grâce Horace pour les excuser) y éclate en toute liberté. Figures de rois, de docteurs, têtes décoratives d'une exécution si large et si franche, d'une expression tour à tour si mystérieuse et si hardiment réaliste, qu'on a pu y pressentir, tantôt les figures de Vinci et tantôt les portraits des deux Coquelins! Je pourrais vous montrer un docteur chauve, ricanant et subtil, à côté duquel les fameux prophètes du Campanile Florentin, que Donatelle sculpta dans le premier quart du quinzième siècle, seraient à peine une nouveauté. L'art français ouvrait ici la voie aux temps modernes. Au sortir du sanctuaire où il avait prié, il s'emparait audacieusement de la vie et de la réalité tout entières.

Toutes les sculptures des parties latérales de la cathédrale semblent jusqu'à présent être restées indemnes et encore, aux dernières nouvelles, le bruit m'arrive que quelques figures des parties hautes du

transept septentrional auraient été atteintes Mais,

hélas ! chaque semaine nous apporte quelque nouveau désastre à la façade occidentale.

Cette façade, illustre entre toutes, qui ne la connaît aujourd'hui? Le maître de l'oeuvre v triompha de la difficulté suprême : maintenir dans un ensemble surabondant de détails, tout grouillant d'épisodes, de reliefs et de vie, l'unité, l'ordre et l'harmonie; — dans la masse monumentale animée d'une prodigieuse force ascensionnelle et mêlant dans ses parties hautes les profils de sa pierre ajourée à la couleur du ciel, faire sentir le rythme; — par les jeux ménagés d'ombres et de lumières, tour à tour modeler, agrandir, approfondir, transfigurer l'immense construction où, dans un peuple innombrable de statues et de statuettes, retentissent, resplendissent la pensée et l'âme des siècles disparus.

' Prophètesdel' Ancien Testament, «figures duChrist » saints particulièrement vénérés dans le diocèse, font


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un cortège d'honneur à la Vierge debout au trumeau de la porte centrale. C'est ici une grande dame souriant de ce sourire un peu précieux qu'un poète anglais, voyageant chez nous, avait observé sur les lèvres des. princesses et nobles dames de la cour de France, à la fin du treizième siècle, et qui était aussi à la mode à la cour raffinée des comtes de Champagne, centre de poésie courtoise, et de fine élégance. Autour d'elle, l'histoire de sa mission providentielle, depuis l'annonciation jusqu'à son couronnement, et toute l'histoire de la vie humaine et du salut jusqu'à la Passion du Christ, depuis les fleuves du Paradis jusqu'aux apparitions du Maître à ses disciples après la Résurrection, sont groupés et représentés en figures sublimes,, tour à tour gracieuses et augustes, charmantes et solennelles. Chacune a sa physionomie, son expression, sa beauté propres. Qui donc a parlé de monotonie? Travaux des mois, arts libéraux, anges partout attentifs à entretenir l'adoration, à faire monter jusqu'au trône céleste, l'hosanna de la tendresse humaine et de la beauté; vertus et vices, cavaliers de l'Apocalypse, héros de l'ancienne Alliance et témoins de la loi nouvelle; toutes les réalités de l'histoire, tous les enseignements de la vie et toutes les promesses du ciel ont été ici réunies — et la pierre sous la main des imagiers est devenue vivante; elle s'est chargée d'esprit et d'âme en même temps qu'elle revêtait, avec une inépuisable variété d'expressions et de nuances, la forme de la figure humaine. Ah! que je voudrais ici encore, mesdames et messieurs, pouvoir vous retenir devant chacune de ces images, épuiser ,avec vous la série des reproductions que je pourrais en faire passer sous vos yeux !... Mais des heures'et des heures n'y suffiraient pas, et d'ailleurs ce n'est pas à vous qu'il est encore besoin de révéler ce vivant musée de la sculpture française où le génie de nos ' tailleurs de pierre-


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multiplia, avec un art tour à tour robuste et subtil, les plus surprenantes divinations plastiques, embrassant — de la sérénité antique à la moderne inquiétude —■ tous les aspects de la beauté pensive.

Quand le monde apprit que les bombes allemandes avaient décapité quelques-uns de ces chefs-d'oeuvre, arraché, saccagé les pans des nobles draperies, que l'incendie allumé par elles avait désagrégé les pierres à jamais consacrées où reste inscrite, comme en autant de strophes, l'inspiration d'une autre « divine comédie » déjà fixée dans la pierre, au moment où « l'altissimo poeta » de la latinité commençait à l'écrire sur le parchemin, — un cri d'indignation et de malédiction s'est élevé de tous les points de l'horizon. Les « neutres » les plus indécis, les plus endoctrinés de germanisme, se sont associés aux protestations des alliés, et devant l'unanimité de cette clameur et de cette flétrissure, l'orgueil allemand — car il n'est pas question ici de conscience — a commencé à s'émouvoir. Un avocat officiel a été nommé parle gouvernement allemand pour plaider devant le monde les circonstances atténuantes; je vous indiquerai vendredi prochain, aussi rapidement et exactement que je pourrai, son argument et ses sophismes ; puis je reprendrai à travers les villes martyrisées de la douce France notre pèlerinage ; — nous y assisterons en même temps qu'à la fureur dévastatrice de nos ennemis, à l'éclosion, au premier épanouissement de l'art français dont nous avons aujourd'hui contemplé l'apogée. Et ce nous sera une bienfaisante et réconfortante manière de mieux sentir son génie et de répéter au fond de nos coeurs, résolus à lutter jusqu'au bout, le cri sublime du héros de la chanson de Roland :

Ne plaise Dieu, ni ses saints, ni ses anges Que jà pour moi perde sa valeur France 1

ANDRÉ MICHEL.


L'ESPAGNE ET LA GUERRE

Avant même de rentrer à Paris, dès que j'ai eu atteint Hendaye, au retour de Madrid et d'une promenade à Burgos, Valladolid, Salamanque, Avila, Tolède, Cordoue, Séville et Grenade, on m'a demandé de tous côtés : l'Espagne est-elle avec nous ou contre nous?

N'ayant aucune raison pour travestir la vérité, et n'en ayant d'ailleurs nulle envie, j'ai répondu qu'en Espagne il y avait, comme dans les autres pays neutres, des courants peu sympathiques à notre égard, mais que le fond de la population, quelle que fût son orientation politique, nous était acquis. Nous y avons même une majorité de partisans véhéments et dévoués parmi l'élite du sang et de l'intelligence. Ma réponse a causé un étonnement profond qui m'a encore plus étonné moi-même ; car les renseignements qu'on m'opposait étaient généralement puisés dans les potins mondains de Pau et de Biarritz. Cette méconnaissance des réels sentiments espagnols provient d'un courant d'opinions, établi à Paris et dans la province, et dont le point de départ est assez obscur. Nous aurons l'occasion de l'éclaircir un peu au cours de cette étude.

Comme on se prête beaucoup plus d'importance en affectant, au retour d'un voyage, de grands airs pessimistes et entendus, comme, d'autre part, ce sont les journaux de là-bas, aux nouvelles tendancieuses inspirées par Berlin, qui nous parviennent le plus fréquem-


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ment, les Français, restés en France, assaillis par des racontars de conversations cosmopolites et par les perfidies de certains articles plus intéressés qu'intéressants, ont des doutes sur les sentiments amicaux de la soeur latine occidentale; on va même jusqu'à la suspecter d'une jalousie hostile, sans se douter que l'on fait ainsi beaucoup plus le jeu de l'Allemagne que le nôtre. Celle-ci n'a dépensé tant d'argent et d'intrigues que pour essayer de nous brouiller, par quelque malentendu, avec notre voisine ; car elle n'a pu trouver aucune raison sérieuse de mésentente, — à peine quelques préjugés réciproques à envenimer et à exploiter.

Ainsi opérait Iago entre Othello et Desdémone. Tous deux s'aimaient, mais le mensonge est bien puissant. « Calomniez, il en restera toujours quelque chose, » disait Voltaire. Ce procédé, qui date sans doute du premier traître qui a voulu, dans le monde, séparer les deux premiers amis, l'Allemagne l'a employé avec tout le raffinement que lui permet sa « kultur ». Les Teutons ont considéré la frontière de l'Espagne comme un autre « front » ; et, loin de le négliger, depuis quarante-cinq ans ils l'ont fortifié; car ils avaient préparé la mobilisation des intelligences aussi bien que l'autre. Chaque jour, tout citoyen notable de Barcelone ou de Madrid ne reçoit pas seulement des prospectus commerciaux de compatriotes aux noms tudesques, son courrier s'alourdit de journaux écrits en castillan ou en catalan selon la province, et d'un périodique illustré, rédigé, phototypé et imprimé avec le plus grand soin. Tout cela est originaire de Hambourg, où est installé un bureau de propagande germano-espagnol.

Selon la province, ces distillateurs d'inquiétude excitent les antipathies soit contre l'Angleterre soit contre la France. Au nord, dans les milieux catholiques, on nous fait passer pour des monstres d'immoralité et de scepticisme; chez les nationalistes, on dénonce les


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victoires françaises comme devant conduire la Péninsule à n'être plus qu'une vassale. En Andalousie, — cette Andalousie que les pédants d'outre-Rhin prétendent de nationalité germaine à cause des Vandales, les ancêtres des Prussiens, qui lui auraient légué leur nom (Vandal-andalou?), — c'est sur l'Angleterre que cherchent à mordre les reptiles. Elle qui ne s'est décidée pourtant à déclarer la guerre à l'Allemagne — et alors avec la ferme volonté d'aller jusqu'au bout — qu'après avoir épuisé toutes les mesures de conciliation et seulement lorsque fut violé le territoire belge, elle n'en passe pas moins, aux yeux de maints Espagnols sincères et trompés, pour la responsable de la guerre et pour ne la faire, cette guerre, qu'en se servant des Russes, des Belges et des Français.

Dans une de ces feuilles hambourgeoises, qui n'ont d'espagnol que la façade, la bonne Allemagne pacifique questionne la méchante Albion : « Quand la guerre finira-t-elle? » Et l'Angleterre répond : « Quand il n'y aura plus de soldats alliés. » Pour atténuer l'horreur qu'ils suscitent chez tous les peuples civilisés par leurs crimes, leurs exactions et leurs massacres, les o Boches » sentent qu'ils doivent travestir la vérité sur leur propre compte autant qu'ils l'ont fait à propos de leurs adversaires. Les voilà donc, à Séville du moins, — ô comble d'hypocrisie ! — pacifiques et victimes d'une agression préméditée longtemps! En vérité, leur mensonger livre blanc est admirablement traduit et distribué, alors que notre livre jaune est presque introuvable. N'importe, sous la toison de l'agneau, le loup réapparaît vite. En vain ils affectent d'être mielleux et bénisseurs; tout à coup leur brutalité éclate. A Madrid, un consul allemand a maltraité, dans la rue, une pauvre femme qui, son enfant dans ses bras, vendait aux passants des journaux annonçant en manchette la défaite de la Marne. Il voulut aussi boxer la


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police; mais, cette fois, ayant affaire à des hommes, il eut vite le dessous et il cuva sous les verrous sa grossière pétulance.

Un Français se fait difficilement une idée des inventions machiavéliques en apparence et saugrenues dans le fond, qui servent d'armes aux agents tudesques, secrets ou officiels. Tantôt on raconte que l'Angleterre a offert la Galicie au Portugal, tantôt on cherche à réveiller les aspirations d'un monoïdéisme ibérique démodé, en proposant la conquête de Lisbonne. Où ces semeurs de discordes semblent avoir moins échoué, c'est à propos de Gibraltar. L'ambassadeur de Wilhem II avait voulu surexciter les esprits en affirmant de la part de son gouvernement que « l'Allemagne, victorieuse, rendrait Gibraltar à l'Espagne ». Cette suggestion a produit sur des âmes simplistes une impression qui n'est pas encore effacée ; la quiétude de plusieurs hauts personnages en a été même troublée un moment. Il fallut l'intervention d'un diplomate éminent pour ramener l'affaire à ses proportions de bluff et de promesse fallacieuse. Les hommes d'État espagnols se rendirent compte, après discussion et réflexion, qu'un peuple, aussi avide de suprématie, si par impossible il triomphait, ne prendrait pas seulement pour lui Gibraltar, mais aussi Tanger, les Baléares et occuperait au plus tôt la zone espagnole au Maroc.

Ce danger allemand n'est pas pour l'Espagne une supposition arbitraire. Il n'est pas nécessaire d'être très documenté en histoire contemporaine pour se rappeler l'attentat de Bismarck contre les îles Carolines. En juillet 1885, une canonnière tudesque, Iltis, débarqua des troupes dans cet archipel et hissa le drapeau du kaiser. Il y eut à Madrid une telle colère contre ce coup de banditisme que l'Allemagne n'osa pas aller jusqu'au bout. Bismarck remit aux mains de Léon XIII l'arbitrage entre le roi Alphonse XII et lui. Le grand


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pape donna raison aux Espagnols et reconnut leur souveraineté entière sur les Carolines.

Ces procédés de surprise et de violence, renouvelés à Agadir et avec férocité en Belgique, ont éclairé depuis longtemps le peuple espagnol sur la mauvaise foi et l'infatuation d'une diplomatie qui ne respecte depuis longtemps ni le droit des peuples ni la parole donnée.

•» -x- *

Cependant, de l'autre côté des Pyrénées, nous n'avons pas trouvé en notre faveur l'unanimité, à laquelle nous nous attendions, au moment où les barbares se ruaient presque jusqu'aux portes de Paris.

Nous devons examiner cette situation avec sangfroid, avant déjuger sévèrement ou témérairement nos voisins.

Nous avons vécu, depuis les premiers jours de la guerre, dans un état d'exaltation grandiose et de susceptibilité nécessaire, qui nous a permis d'éliminer toutes les tentations de découragement. Ce fut une période héroïque et qui, certes, est bien loin d'être terminée. Mais il serait illogique d'exiger que ceux qui ne sont pas dans la bataille aient la même tension nerveuse, la même confiance, le même enthousiasme. L'Espagne est aux extrémités de l'Europe; elle est séparée de l'Allemagne par toute l'étendue de la France. Comment demander à un peuple, qui fut au début mal renseigné et qui a bien le droit d'avoir son opinion personnelle, de juger les événements d'un point de ' vue exclusivement français et comme s'il était intéressé directement à l'action? Des assertions, qui seraient sacrilèges, formulées par l'un d'entre nous, deviennent beaucoup moins condamnables quand elles sont exprimées par un étranger.

Je dois dire, cependant, — le dire et l'affirmer — (car


L'ESPAGXE ET LA GUERRE 27d'une

27d'une j'ai pu le vérifier, et, de l'autre, publier cette impression, c'est faire de l'excellente propagande antiallemande), je dois dire que, là où j'ai affronté l'opinion espagnole, et surtout la plus consciente et la plus nuancée, comme à l'Institut de Madrid, à l'Athénée, j'ai entendu la pulsation d'un coeur qui battait en synchronisme avec le nôtre.

Parlant en langue française devant, il est vrai, une élite espagnole, non seulement, à aucun moment, ma pensée n'a été abandonnée par l'auditoire, mais encore le rythme de mes sentiments a été suivi, — suivi et approuvé. Pourtant, il n'y avait pas là un public préparé, choisi exclusivement parmi les francophiles, mais aussi des hésitants, des partisans de l'Allemagne et, je le crains, quelques Allemands qui s'étaient faufilés là, comme ils savent le faire un peu partout. Eh bien, cet élément antagoniste a été en quelque sorte annihilé par la sympathie de la majorité, assez forte pour supporter ce mélange, sans en être troublée.

Le sort si glorieusement infortuné de la Belgique, l'héroïsme allègre de nos soldats, notre foi patriotique, l'inlassable vaillance des alliés, la solidarité des peuples latins... on sentait que cet auditoire de grands d'Espagne, d'érudits, de savants, d'artistes, d'hommes politiques et de diplomates, vibrait à ces grandeurs douloureuses, j'allais dire autant qu'une foule française, tellement notre cause, dans ses profondeurs actuelles et dans sa portée lointaine, est bien la cause de la meilleure humanité ; et, en quelque sorte, l'intérêt même et le but de l'humanité de demain.

* * *

Mais, insinuera un critique outrancier et pointilleux, pourquoi l'Espagne qui est, prétendez-vous, notre soeur latine du sud-ouest, reste-t-elle neutre à notre égard?


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La pensée d'intervenir est venue en même temps à beaucoup d'Espagnols; or l'Allemagne avait prévu depuis longtemps cette éventualité. Elle y a paré en utilisant tous les moyens, alors que nous restions, nous, passifs et indifférents.

Au cours d'une conversation amicale dans son palais de la Castillane, le comte de Romafiones, leader du parti libéral, ancien président du Conseil et peutêtre l'homme d'Etat le plus important de la Péninsule, m'a raconté qu'après un article retentissant intitulé : « La Neutralité qui tue », des pierres furent lancées contre son hôtel : « Pourtant, ajouta-t-il, lors de la visite de M. Poincaré, le pays tout entier, journalistes et politiciens compris, nous paraissait gagné à la France. Comment expliquer ce brusque changement aux alentours de la déclaration de guerre? Un travail secret a sapé nos efforts. Je vous assure que, même pour moi, c'est, encore aujourd'hui, un mystère. Cependant, le revirement s'accentue, surtout depuis la victoire de la Marne quia révélé l'énergie intarissable de la race. Peu à peu, dans tous les esprits, le mensonge s'écroule et la vérité se fait jour. »

Quant à nous, ne soyons pas trop exigeants; au point de vue français nous n'avons pas à demander à l'Espagne autre chose qu'une neutralité cordiale.

11 nous suffit qu'elle ne cherche à nous créer aucune difficulté ni sur les Pyrénées ni au Maroc. Sa vaillante armée, en partie occupée à pacifier les nouveaux territoires africains, n'est pas assez nombreuse pour se risquer dans ce conflit colossal. Devenu, avec les épreuves, de plus en plus sage et réfléchi, ce jjays comprend qu'il a à se réorganiser tout entier. Enfin nous devons reconnaître que strictement, dans les engagements pris envers l'Angleterre et la France, aucune clause n'implique l'intervention de l'Espagne, du moins pour le cas actuel.


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Le marquis del Muni, qui fut ambassadeur à Paris, a formulé et signé dans le journal VEspagne, dirigé par le jeune' et brillant essayiste Gomez Carrillo, son opinion sur ce point; elle est d'autant plus décisive qu'il apposa sa signature aux traités de 1904 et de 1907, M. Maura, conservateur, étant président du Conseil.

La même orientation se dégage du traité de 1912, négocié, cette fois, par le cabinet libéral, que présidait le comte de Romanones. Cette politique, nettement favorable à la Triple Entente, ne prend pas le caractère d'une alliance offensive ni défensive.

Cependant, — insiste le contradicteur que je supposais tout à l'heure, — si l'Espagne était vraiment notre amie, elle se serait indignée de l'injuste agression dont nous étions victimes. Il n'y a pas de traités indécis qui tiennent, quand le coeur s'en mêle; car celui-ci a d'irrésistibles élans.

Il n'empêche que se précipiter dans une pareille guerre sans y être obligé apparaîtrait au plus grand nombre un acte des plus téméraires, quoique généreux. Et puis, il y a la loi de réciprocité... Nous touchons ici à une rancoeur secrète qui ne s'est pas encore apaisée. Les Espagnols restés isolés en Europe, en partie par leur faute, se trouvèrent en face des États-Unis victorieux sans secours à attendre du dehors. Ils en conservèrent une tristesse, un désenchantement, manifestes aujourd'hui encore.

Le marquis del Muni rappelle à ce propos que l'Europe, elle aussi, est demeurée neutre en 1898 : « Aucune puissance n'est accourue à notre défense, dit-il, pendant cette guerre entre l'Espagne et les EtatsUnis ; personne non plus n'est intervenu au moment de la signature du traité, puisque nul n'était expressément obligé d'intervenir en notre faveur. C'est pour cette raison que nous n'avons eu aucun droit de nous plain-


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dre et que nous supportâmes en silence notre solitude, sans un allié, presque sans un ami. »

Dans ses constatations, le marquis del Muni ne met aucune amertume, du moins à notre égard, car il ajoute : « Nous n'oublierons jamais qu'à cette heure si douloureuse de notre histoire, nous avions pour nous l'amicale sympathie de la France. »

En retour, nous ne pouvons donc compter, nous Français, dans les circonstances actuelles, que sur « l'amicale sympathie » de l'Espagne. Pour l'instant, du moins ; car on ne sait ce que nous réserve l'avenir. Il peut se faire que tous les peuples soient à un moment donné obligés à prendre parti. En ce cas, le fait même que l'Espagne se soit liée de préférence avec l'Angleterre et la France, et qu'elle ait, en somme, dans la période la plus difficile de nos tractations à propos du Maroc, décliné l'invite de l'Allemagne, est une preuve suffisante de bonne volonté, malgré quelques tiraillements intérieurs et la survivance de certaines forces rétrogrades appartenant exclusivement au passé. La politique suivie actuellement par les alliés, politique de libération pour les peuples, de loyauté et de justice internationales, est celle qu'a déjà adoptée notre soeur latine du sud-ouest, sous l'impulsion de son roi et de son peuple.

Il n'empêche qu'une partie de l'Espagne est effectivement contre nous ou croit être avec l'Allemagne.

Et qui donc? Quelques intellectuels, les carlistes, un fragment important du parti conservateur, la majorité du corps d'officiers, une minorité infime de la presse, les éléments de la cour qui se groupent autour de la reine mère.

Quelques intellectuels, d'abord; je ne leur apprendrai


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rien en leur disant qu'ils jonglent avec le paradoxe et qu'il est difficile de prendre au sérieux leur déguisement de Latins en Teutons. Eux, individualistes et peu disciplinés, ils tirent du moins de ces savoureux défauts une initiative et uh talent que détruiraient vite une méthode et une organisation, peu accordées à leur tempérament. D'ailleurs cette « kultur » n'est, le plus souvent, que la mise en pratique, l'utilisation, l'avilissement des idées originales des autres peuples.

Avant de leur en vouloir, nous devons faire nousmêmes notre mea culpa. Est-ce qu'avant 1870, Michelet, Quinet et Renan ne célébraient pas sur un ton quasi lyrique le génie d'outre-Rhin? Il y a quelques mois à peine, chez nous, la science allemande était considérée comme la première du monde. Pour dissiper nos illusions, il a fallu la guerre, cette maîtresse d'énergie qui enseigne aussi la vérité à la lumière des champs de bataille... Un Azcàrate, un Blasco Ibanez, un Vicenti, un Araquistain élevé en Allemagne et qui n'a que mieux a perçu les tares et les lacunes de ce pays, un Zozaya, un Alberto Insua, un Gomez Carrillo, un Juan Gonzalès Olmedilla, un Rafaël Cancinos, bien d'autres encore, sont francophiles et pour ainsi dire Français d'inspiration et de mentalité, tout en gardant la meilleure tradition espagnole.

Détail assez piquant : un certain nationalisme ibérique a conduit au germanisme. Le marquis di Dos Fuentes, parfait gentilhomme, et qui a reconstitué chez lui l'ameublement et l'ordonnance des anciennes maisons espagnoles, croit nécessaire de réagir contre les usages français et nos moeurs qui, dit-il, ne conviennent ni au climat, ni au caractère de sa patrie. Dès lors, il se déclare germanophile par réaction contre la gallomanie. N'empêche qu'il parle le français comme un Parisien, suit notre littérature, nos conférences, nos pièces de théâtre; je le soupçonne même de n'être pas


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allé en Allemagne et de connaître très peu l'allemand. Son cas est typique, car il démontre qu'un homme de goût et d'esprit, formé à la culture latine et dont le raffinement hérité et acquis n'a aucun contact avec la barbarie indigeste d'outre-Rhin, peut s'imaginer être opposé à notre influence, simplement parce qu'il a de nos intentions une opinion erronée. La France d'aujourd'hui ne ressemble pas à la France des siècles passés C'est l'Allemagne qui aspire à l'hégémonie sur les autres nations, tandis que nous nous voulons vivre avec elles en accord et en sympathie, en respectant et en encourageant même le développement des qualités qui leur sont propres.

C'est l'abus et peut-être la perversion de l'intelliger.ce qui a rendu germanophiles la plupart de ces Latins égarés. La mentalité des autres dissidents que nous aurons à examiner, le plus souvent honnêtes et loyaux aussi, manque surtout de la lumière véritable, celle qui vient de l'avenir.

Je ne crois pas que les carlistes, par exemple, certainement pleins de conviction, appartiennent à ce qu'on peut appeler l'Espagne nouvelle, ni même plus simplement l'Espagne actuelle. Ils vivent en marge de notre époque, embouteillés, si j'ose dire, dans une rade d'inextricables préjugés, d'où ils ne sortent guère. Se doutentils du tragique duel d'idées que représente le choc de la France et de l'Allemagne, ou même savent-ils bien exactement quels sont les moeurs et le caractère de ces deux pays? On assure qu'ils sont surtout avec l'Autriche. Mais qu'est-ce que peut représenter l'Autriche, particulièrement pour les carlistes qui sont surtout des Pyrénéens? Ils ont reçu un mot d'ordre et ils y croient. On leur a dit : les Français sont des anarchistes, des incroyants, des débauchés, un peuple sans religion ni principes; sans foi ni loi. Et on a ajouté : l'Allemagne, au contraire, aime l'ordre, elle est morale, croyante,


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respectueuse de la .hiérarchie, fidèle aux traditions. Et les carlistes, qui sont de bons catholiques et de braves gens, marchent en masse compacte pour les Prussiens hétérodoxes, hypocrites, ne respectant aucune loi morale ou écrite, n'ayant aucun sentiment de l'honneur, fusillant les prêtres et bombardant les cathédrales.

Les carlistes se trompent parce qu'ils sont trompés. Sur leurs mauvais bergers retombera la responsabilité de l'égarement du troupeau. Cependant, il faut faire exception du prétendant, Don Jaime, qui, se rappelant ses origines françaises et vivant hors de l'atmosphère confinée de son parti, s'est déclaré pour nous et a reconnu que notre cause était celle du droit et de la raison. C'est d'ailleurs une des caractéristiques du « germanophilisme » (pardonnez-moi ce barbarisme pour parler des partisans des barbares) qu'il est pareil à ces monstres de l'époque préhistorique qui n'avaient que des bras et pas de tête.

La plupart des conservateurs seraient, pour des erreurs similaires, du côté de l'Allemagne; mais leur chef incontesté, M. Maura, s'est déclaré pour la France en plusieurs circonstances et spécialement dans une lettre adressée à M. Barthou.

Si l'armée, d'ailleurs brillamment entraînée, a eu, jusqu'ici, les yeux tournés vers la Sprée, c'est pour des motifs divers et complexes et surtout des raisons de métier qui ne touchent guère au fond même du conflit actuel.

Je connais maints généraux qui nous sont favorables ; mais les gradés les plus jeunes, peut-être à cause du Maroc où nos troupes, mieux adaptées au pays, ont obtenu des succès plus étendus et plus rapides, conservent, dit-on, une certaine irritation contre notre étatmajor. Ils ont étudié la stratégie dans les livres allemands; ainsi ils subissent la suggestion de tacticiens qui leur ont transmis leur foi outrecuidante dans la

R.H. 1915. — III, 1. 2


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suprématie des armes et du génie militaire allemands. De plus, l'Espagne moderne étant une nation essentiellement pacifique et même pacifiste, les jeunes lieutenants envient le prestige que confère, en Prusse, l'uniforme. De Berlin, ils attendent une recrudescence du militarisme dans le monde entier et dans leur pays.

Néanmoins, la situation pénible où se trouvent, malgré les communiqués de l'agence Wolff, les contingents de nos ennemis, commence déjà à leur dessiller les yeux.

A la cour, toute discussion, dit-on, serait suspendue à propos de la guerre; car la reine mère est très proche parente du généralissime autrichien, tandis que la jeune reine, Anglaise de naissance, a perdu son frère dans un combat du côté de notre « front ».

Le bruit a couru qu'Alphonse XIII aurait dit à ses familiers : « Il n'y a que la canaille et moi qui soyons pour la France. » Le mot est amusant, mais à coup sûr il est inventé et il demeure invraisemblable; car le roi, dont l'affection bien connue pour la France ne saurait être suspectée, est au courant des dispositions de ses sujets; il sait bien que les plus intelligents — et certes un grand nombre d'aristocrates sont de ceux-là—vont à nous. Dans le monde et à l'Athénée, où ils voulurent bien m'écouter, hidalgos et grands d'Espagne ont témoigné de leurs excellents sentiments à notre égard. Plusieurs même ont leurs intérêts dans notre pays; l'exploitation ou la destruction de nos mines du Nord par les envahisseurs fournissent, contre ceux-ci, de solides motifs de colère et de rancune.

Les journaux qui jouent, en Espagne comme partout ailleurs, un rôle important dans la création ou la modification d'une opinion publique, méritent d'être attentivement examinés afin d'éviter des confusions regrettables et pour ne pas décourager de précieuses bonnes volontés.


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La presse n'est pas, comme on pourrait le croire, divisée ostensiblement en germanophiles et francophiles. S'ils existent, ils sont bien rares les journalistes qui se-déclarent ouvertement contre nous. Nos amis, au contraire, mettent leur point d'honneur à ne pas cacher leurs sentiments ; mais les autres — et ils sont la très petite exception — affectent une impartialité, qui n'est qu'un prétexte pour servir les intérêts allemands. Comme on a répandu le bruit que la presse espagnole, et particulièrement la madrilène, nous était contraire, on m'excusera d'entrer en des précisions qui, peu connues mais contrôlées, nous édifieront mieux que des opinions personnelles pompeusement exprimées.

Sous la direction éclairée de M. Roberto Castrovido, le Païs est un ardent propagateur des doctrines et des exploits de notre patrie. Le Libéral organise un banquet monstre pour le jour de la libération complète du territoire français (1). UEspana Nueva, on le sait, prépare une sorte de pèlerinage à la ville natale du général Joffre qui est Basque d'origine. C'est au Radical qu'on s'inscrit pour protester en faveur de la Belgique et de la France ; la Manaita combat avec ferveur pour le drapeau des Alliés; le Diario Universal qui reçoit, dit-on, l'influence du comte de Romafiones, ne nous ménage pas ses sympathies. Le Heraldo de Madrid, un des journaux les plus importants de la Péninsule, tout en gardant une attitude assez réservée, reste étroitement uni à la pensée d'au delà des Pyrénées; la Correspondencia de Espana, dont le directeur, M. Romeo, appartient à la rédaction du Temps et du Daily Mail, nous fait une propagande active dans un public étendu. \JImpartial, fidèle à son titre et qui, très patriote, mena, au moment des diffi(1)

diffi(1) Libéral a publié dans sa totalité le rapport officiel sur les atrocités allemandes.


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cultes marocaines, une campagne des plus vives contre nous, a scellé loyalement sa paix avec la France depuis l'accord signé par les deux pays.

Quant au président de l'Association de la presse, M. Moya, l'une des personnalités les plus honorables et les plus influentes de Madrid, je ne saurais douter de ses sympathies à notre égard, car il nous en donne des preuves incessantes.

Une reste que deux quotidiens dont la vente vaille la peine d'être considérée, et qui nous sont nettement hostiles; encore leur prétention avouée est-elle de renseigner leur public sans arrière-pensée et de parler objectivement... Il s'agit du Correo Espahol, organe carliste, et d'un autre journal, l'A B C qui, si évidemment, s'inféodait à l'Allemagne, que ses assertions prirent un caractère fantasque et fantastique. Grâce à lui, nous apprenions, non sans étonnement, que Paris meurt de froid à cause de la disette de charbon, que Paris a reçu la visite des zeppelins, lesquels ont causé des dommages qui (naturellement) ne sauraient être encore appréciés; que nous sommes plongés dans un découragement irréparable parce que nous ne croyons plus en l'efficacité de l'armée russe..., etc., etc. Ces nouvelles qu'accueille à Madrid une certaine incrédulité, même dans les milieux les plus « hambourgeoisés », ne méritent que le sourire ; mais elles ont fait beaucoup de mal à l'Espagne dans l'opinion française.

Là encore donc, les pessimistes se trompent quand ils veulent voir des ennemis dans cette presse trop fine et trop indépendante pour être la dupe de l'Allemagne. Tout au contraire, elle est allée spontanément à notre cause parce que son patriotisme lui a montré les liens profonds, séculaires, qui rattachent les deux peuples et qui, en cette circonstance dramatique, deviennent encore plus sacrés. Les deux exceptions que j'ai signalées, s'expliquent l'une à cause de la défiance du parti


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carliste à notre égard, l'autre pour des raisons que je ne saurais préciser.

* * *

On peut déjà se rendre compte, à l'inspection des journaux, quels sont les partis qui nous sont les plus attachés. Sans oublier un certain nombre de conservateurs dynastiques, attirés à notre cause, et en tète leurs chefs, MM. Mauraet Dato (celui-ci, l'actuel président du Conseil, nous témoigne une neutralité bienveillante), les républicains, les libéraux, les réformistes défendent notre drapeau avec une ferveur qui, chez plusieurs, rappelle l'enthousiasme de nos meilleurs patriotes. Les plus fougueux ont fait rendre à la formule heureuse du comte de Romafiones : « La neutralité qui tue », son sens intégral. J'ai déjà dit qu'avait été réclamée par eux l'intervention armée de l'Espagne et cela dès le commencement des hostilités. Le docteur Simarro, que l'on appelle le Charcot de Madrid, et qui est un des leaders du parti réformiste, a insisté dans cette direction; non pas qu'il fût certain de réussir, mais afin d'arrêter par ce voeu les agressions de l'extrêmedroite carliste. « Depuis l'ouvrier jusqu'au grand seigneur » — telles sont lçs expressions du marquis del Muni, — les partisans des Alliés composent la « majorité » et « ils se recrutent dans toutes les classes de la société ». Les femmes, elles aussi, se groupent autour de notre idéal, aussi bien les silencieuses que les mondaines et les intellectuelles. Parmi celles-ci, presque chaque jour, Mme Consuelo Alvarès combat, de sa plume sagace et intrépide, les abus de la force allemande et dénonce leurs intrigues et leurs calomnies. Ces articles, signés du pseudonyme modeste et parfumé de Violeta, font appel à l'union de tous les frères latins contre la barbarie tudesque.


L'ESPAGNE ET LA GUERRE

■X# *-

Après avoir cherché à comprendre l'état d'âme de nos voisins, non pas d'après des suppositions mais selon les faits, il ne serait pas inutile de faire, de notre côté, notre examen de conscience. Ne serions-nous pas pour quelque chose dans ces embryons de mésentente, dont la propagande allemande a voulu faire, à l'exemple du Wagner de Faust, des homunCules vivants et agissants? Nous accusons d'indolence les Espagnols, mais, nous aussi, n'avons-nous pas été indolents? Nous comptons trop sur notre bon droit et sur les chances imprévues. Nous oublions le proverbe : « Aide-toi, le ciel t'aidera. » Le ciel et les circonstances. Trop souvent nous avons, pendant cette longue période de paix, négligé l'opinion des peuples voués à être neutres pendant la guerre et qui cependant seront appelés au règlement des comptes à dire leur mot. Nous ne voulions pas comprendre que déprécier notre armée et prendre des attitudes détachées ou agressives envers les manifestations normales d'une foi à laquelle à l'heure du danger tant de héros ont eu recours, c'était nous diminuer à l'extérieur comme prestige et comme puissance. Quand nous étions les plus forts, nous avons parfois pratiqué la politique des coups d'épingle, au lieu de dominer par notre fermeté ou de séduire par notre bonne grâce. Et nous nous étonnerions que pendant un moment des sympathies aient hésité et que le doute ait assailli des âmes qui, dans leur fond, ne demandaient qu'à se rallier à notre panache — pourvu que ce panache, nous-mêmes, nous voulussions bien l'arborer...

Je n'ignore pas que ces faiblesses n'étaient que superficielles... Nous, Français, dénués d'hypocrisie et de morgue, nous préférons réserver pour le temps des crises la subite révélation d'énergies méconnues


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et cachées. Revenant d'un pèlerinage à ces admirables villes espagnoles où des siècles de ferveur mystique ont entassé des chefs-d'oeuvre, j'ai tenu .à convaincre mon auditoire madrilène, dont je devinais les secrètes objections, que la France, elle aussi, était, est toujours un pays de foi. « Le patriotisme, leur ai-je dit, le patriotisme dont nos concitoyens font preuve jusque dans la mort, et, ce qui est plus méritoire, jusque dans la patience de souffrir en attendant la mort ou la victoire, le patriotisme qui n'est plus seulement une parole mais un acte quotidien, n'est-il pas une grande foi? La France n'est pas, comme on l'imagine, divisée entre croyants et incrédules. Nous sommes, en majorité, tous des croyants; mais nos méthodes ne sont pas les mêmes, nos rituels diffèrent. Les uns ont la foi traditionnelle, la foi religieuse. Les autres ont des convictions laïques. Les uns croient d'après le Verbe révélé, les autres n'écoutent que la voix de leur conscience. Les uns vivaient, et aujourd'hui ils meurent, les yeux fixés vers le ciel, que leur ouvre une sublime piété; les autres vivaient et aujourd'hui ils meurent aussi, les yeux éblouis à la lumière du devoir humain. Quel crime d'avoir voulu créer un antagonisme entre des concitoyens pour des différences de formules! L'action les mêle et les unit jusqu'à les confondre ! Le sang qui coule est le même sang. Et le mystérieux Destin', qui met sur leurs tombes le laurier immortel, ne les sépare pas dans sa miséricorde infinie. Ce sont tous des Français et ce sont tous des hommes ! « Ces deux croyances ne devront pas plus s'opposer dans la vie que dans la mort. Le champ de bataille, qui rapproche les coeurs, dessille aussi les yeux. Ceux qui se sont appréciés et jugés clans le combat et l'agonie, ceux-là pourront se comprendre dans la paix et se faire plus tard des concessions réciproques qui nous permettront de n'être plus qu'un seul peuple, un


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peuple uni, parce qu'il aura souffert ensemble, parce qu'il aura constaté la sincérité de ses opinions les plus diverses et reconnu que l'Idéal était unique sous des formes multiples qu'explique la variété des tempéraments, des éducations, des sensibilités. De la sorte, la guerre aura fait faire un progrès nouveau au monde ; et nous pourrons allier désormais la religion de la liberté avec la liberté des religions. »

Tous, quel que fût leur credo, ont salué cette vision de la France héroïque, idéaliste et tolérante, d'un assentiment ému de retrouver notre pays tel qu'il est vraiment tel que les calomnies et quelques erreurs empêchaient de croire qu'il était. D'ailleurs l'Espagne moderne, qu'une ignorance malveillante déclare fanatique et obscurantiste, se montre au contraire une terre de liberté, de discussions ouvertes, de pénétration entre les partis. A l'Athénée, les opinions les plus diverses ont le droit de s'exprimer si le public les tolère. Il est vrai qu'à la même tribune, où j'ai eu l'honneur de rappeler la fraternité séculaire de l'Espagne et de la France, un germanophile n'a pu se faire écouter et a dû quitter la place sans terminer sa conférence; mais quelle intelligence loyale pourrait supporter la réhabilitation des crimes perpétrés en Belgique et dans le nord de la France, surtout si l'on applaudit un autre orateur flétrissant l'envahisseur et montrant le glorieux courage des victimes? Cette année, l'Athénée a pour président un républicain, Don Rafaël Maria de Labra; celui-ci a mis son point d'honneur à faire accepter cette impartialité généreuse à ce centre scientifique, politique et artistique dont le vice-président est un conservateur, le M1'de Figueroa, écrivain délicat, député aux Cortès et ancien ministre, qui lui-même m'a convié à porter la parole dans cet Institut hospitalier. Libéraux et traditionalistes religieux ont réuni leurs apjjlaudissements quand j'ai été amené à dire que le coeur bien vivant de


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l'Espagne actuelle était pareil à celui de la « divine Thérèse », sa sainte la plus populaire et la plus idéale, qui, même après sa mort, n'avait pu supporter de contrainte et qui avait brisé les vases de cristal où on avait voulu le contenir, tant il continue à vouloir l'air et la lumière pour mieux respirer et mieux aimer!

Il convenait encore de fixer nos voisins sur nos intentions à l'égard des neutres. Les Allemands qui, on le sait, ne craignent pas de se démentir, ont essayé de leur faire croire d'abord que notre retraite était le témoignage d'un incurable affaiblissement physique et moral, puis, quand nous avons été vainqueurs, que nos victoires étaient des menaces pour leur indépendance et leur autonomie. Il suffisait, pour répondre à ces calomnies bilatérales et contradictoires, d'exposer notre vérité qui est la vérité; car, nous, nous n'avons jamais eu besoin de la modifier selon les circonstances : « L'heure est grave, avons-nous dit, l'Espagne a à choisir sa voie nouvelle dans la direction d'un nouvel idéal.

« Deux paroles s'élèvent, dominant la rumeur des ■■ canons; l'une autoritaire et sournoise, l'autre ferme et loyale.

« La première proclame : « Je veux l'hégémonie « d'une seule nation par l'asservissement des autres « peuples; j'établirai ainsi l'exclusivité du système « intellectuel et économique d'une race, la suprématie « de sa langue, de ses aspirations, de ses instincts. A cet « effet, je fais appel à la concentration de toutes les « forces obscures qui appartiennent non pas à la tra« dition vivante, mais au passé mort. La récompense « de ceux qui m'auront obéi consistera à s'adjoindre à « mon empire, comme des satellites dociles gravitent a autour d'un soleil noir. »

« Mais l'autre parole réplique : « Je propose la coopé« ration de tous les peuples dans leur réciproque indé-


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« pendance et dans la liberté des citoyens. Cette « coopération n'exige aucune subordination, mais au « contraire l'égalité, la sympathie, le respect de l'auto« nomie individuelle et de la personnalité des peuples. « Cette coopération répudie toute tyrannie extérieure « ou intérieure, elle s'appuie sur la bonne volonté et le « droit et non sur les seules obligations de la force. « C'est l'idée démocratique, ou plutôt, comme l'a écrit « Lamartine, c'est le principe « démophile » appliqué « dans les nations et aux nations elles-mêmes. »

« Cette seconde voix, — est-il utile de préciser? — vous l'avez deviné, c'est la voix de la France. Votre approbation démontre que vous l'avez bien compris ainsi et que votre choix est déjà fait. Oui, vous vous êtes déjà décidés spontanément à la lumière solaire de cette inspiration latine qui éclaire les riverains de la Méditerranée. Vous avez adopté la route du progrès, de la liberté et delà justice. Et vous savez pourquoi. C'est qu'après le triomphe de ces idées, instauré par nos armées, lorsque la paix sera durablement constituée, vous en tirerez, vous aussi, honneur et profit. Alors l'Espagne aura sa place au soleil des grandes nations comme une grande nation elle-même. Ses forces renouvelées, et que n'entraveront plus d'égoïstes menaces, lui permettront d'ajouter de nouvelles gloires aux inoubliables exploits de son passé. »

•x* -XDonc,

-XDonc, optimisme vis-à-vis de l'Espagne est justifié; ce n'est pas un optimisme de dupes. Nous n'avons même pas le droit de dire toute notre pensée sur sa neutralité. Comme l'a écrit le Temps, c'est une « neutralité expectante ». Nous ne pouvons préjuger de l'avenir; car nous ne savons pas jusqu'où nos voisins seront entraînés par leurs devoirs internationaux, par


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leur patriotisme et par leur intérêt personnel, lorsque d'autres interventions seront imminentes ou effectives. La brutalité des procédés allemands envers les neutres n'accroîtra ni le nombre des hésitants ni les quelques sympathies acquises avec tant de peine par une campagne coûteuse et outrancièrement falsificatrice de la vérité. Le mensonge n'a qu'un temps; la calomnie et l'hypocrisie ne triomphent jamais au dernier acte de la pièce. Et Tartufe, même avec un casque à pointe, finit par être dénoncé, bafoué et chassé...

JULES BOIS.


LA COTE D'AZUR

PENDANT LA GUERRE

( )n dit avec raison que des lieux consacrés au plaisir et à la joie de vivre redoublent de tristesse lorsque, pour une raison d'ordre public ou privé, ils échappent à leur destination naturelle. Une double mission incombait depuis plus d'un demi-siècle à nos pays de soleil : mission de la nature qui devait donner à l'humanité, accablée par les frimas du Nord, l'illusion d'un printemps éternel, missions de la cité qui devait lui offrir, pour le retenir longtemps, tous les présents de la jouissance qu'une époque comme la nôtre pouvait, avec ses ressources infinies, procurer aux plus difficiles.

Ces dernières années pourtant, si le luxe avait redoublé, si les distractions, les fêtes toujours plus somptueuses avaient jeté l'éclat de leur bruit et de leur chatoiement dans la vie balnéaire de la Côte, un malaise agrandissant avait fait place à la franche insouciance des années passées. C'était l'intrusion de l'élément allemand qui nulle part ailleurs et aussi nulle part avec plus d'ostensible outrecuidance, avait fait acte de conquérant pacifique. Menton était devenu une ville allemande au point que, dans la rue, on était étonné d'entendre parler français. A Nice, devant la Jetée-promenade, une nuée de camelots berlinois se tenaient comme en une place inexpugnable. Ils remplissaient: de leurs clameurs, de l'annonce gutturale de leurs gazettes, la promenade qui par dérision s'appelait encore « des


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Anglais », bien que ceux-ci eussent depuis longtemps déserté cette « colonie germanique ». Tout le long de la mer une foule dense accaparait le milieu du trottoir, gros hommes vulgaires à la tête rasée, femmes au verbe haut, étalant la douteuse richesse de leurs bijoux trop abondants et trop étalés pour ces heures matinales. Sur les bancs ils se vautraient, affichant un mépris pour la plus élémentaire urbanité, dans l'oubli complet de la tolérance consentie, de l'hospitalité incomparable dont ils jouissaient de la part de tous.

Quelle était donc cette société si particulièrement déplaisante qui avait ainsi inondé le pays latin de sa laideur innombrable? Un élément parvenu par l'expansion industrielle et commerciale, venu de très bas et qui se croyait appelé à toutes les jouissances matérielles. Dans le déchaînement de ces appétits grossiers et de l'instinct si symptomatique de hâte avec laquelle ces gens semblaient pressentir une catastrophe, ils ne discernaient point ce qui, dans ce pays exceptionnel, parle à des âmes sensibles : la chatoyante beauté des rives et l'âpre grandeur des montagnes. C'est pour les satisfactions accessibles au premier venu, le jeu, le carnaval, la polissonnerie, ouverte ou clandestine, dont ils avaient eux-mêmes amené à la fois la marchandise et la clientèle, qu'ils accouraient en masses serrées. Point d'économie. On était pressé de jouir et on dépensait largement. Avec eux les mercanti, les spéculateurs de terrain et de locations avaient fait leur entrée. Ils avaient accaparé le commerce des fleurs, celui des hôtels, des comestibles, des antiquités. C'était ainsi une nation entière en marche'qui chaque année descendait du Nord pour acheter et pour vendre, pour trafiquer le bon et le pire, pour se faufiler, s'étaler, s'incruster dans la terre promise. Ils en avaient peu à peu chassé le charme pourtant puissant, ils étaient parvenus à en éloigner une élite qui depuis un demi-


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siècle y avait élu domicile ! Ce qui aggravait la situation, c'était la qualité encore plus que la nationalité elle-même qui avait fini par rendre odieuses des villes autrefois si aimables. Si comme jadis une sélection de société comme celle de l'Angleterre et de la Russie s'était contentée de participer aux réjouissances habituelles d'une caste privilégiée, à ses réunions de choix et à ses plaisirs luxueux, l'atteinte portée à la Côte d'Azur par l'immigration allemande n'eût pas dépassé celle faite aux autres stations. Mais cette sourde violence qui était faite à ces villes, cette conquête inquiétante par l'infiltration multiple dans tous les intérêts locaux, cet étalage au grand jour de la laideur et de la vulgarité jouisseuse, furent un danger chaque jour plus menaçant que la guerre arrêta brusquement.

Aussi quel changement lorsqu'on revoit les mêmes horizons désormais purifiés et déblayés ! Certes le vide des rues et des promenades, les événements les accentueraient péniblement si le soulagement ne l'emportait pas parfois sur la tristesse de l'heure. On sent que cette divine Provence est rendue à elle-même, que cette France ensoleillée est rendue au Français et c'est d'un bien-être dont, tout d'abord, s'imprègne la première impression. Mais, hélas! ce bonheur d'un vide, fait par l'absence de l'ennemi, ne fait pas moins sentir péniblement la cruauté des jours, la vie morne, les boutiques fermées des artères, naguère si animées qu'elles rappelaient Paris pendant la saison du printemps. Les amis sont absents, toute cette virile jeunesse est partie si loin des bastides pour la défense de la patrie !

Et pourtant, de mémoire d'homme, on ne vit davantage de soldats sur le Littoral! Marseille, avec ses continuels passages de troupes indigènes, ses campements de Hindous, semble quelque port d'Orient où une conflagration universelle eût jeté les peuples de la Tour de Babel. C'est le campement des mercenaires romains


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dans une confusion incroyable de races et de langues. Quant à la ville de Cannes, elle aussi ne connut jamais tant de soldats, sinon à l'occasion de quelque mariage princier, célébré à Notre-Dame du Bon-Voyage ou à l'inauguration du monument d'Edouard VII où la présence des escadres et des officiers étrangers avait amené sur la Croisette des visions de parades.

Lorsque, venant de Tarbes, j'arrivai à Cannes, la ville avait l'aspect le plus singulier. Tout le long des boulevards toujours sillonnés, en temps ordinaire, d'automobiles et de tramways, les voies étaient désertes et silencieuses, barrées seulement et comme striées de rouge. Jusqu'au Cannet, à travers les avenues, recrues et territoriaux, assemblés sous l'oeil paterne d'un sergent instructeur, font l'exercice dans les tenues les plus pittoresques du provisoire. Braves gens arrachés à leurs vergers d'oliviers, ils sont encore dépaysés dans ce métier des armes, mais décidés et remplis de cette gravité de l'heure qui a fait appel à leur vaillance. Les gamins voisinent avec les grands-pères aux cheveux blancs, aux barbes de fleuve, aux ventres débonnaires en rupture du comptoir. Le vent, autour d'eux, fait tourbillonner en une danse échevelée les feuilles mortes des platanes; les palmiers rachitiques, en un lent et mélancolique va-et-vient, secouent leurs balais jaunis sous la bise de décembre.

Sur le seuil de presque tous les hôtels, c'est un drapeau de Genève arboré, un corps de garde improvisé, un va-et-vient de médecins, d'infirmières, de nurses anglaises et sud-africaines. C'est qu'une immense activité discrète et constante règne dans la ville depuis de longs mois. En quelques jours, par le concours privé le plus généreux des habitants et des hivernants, la femme du maire, Mme Capron, en tête, ces immenses caravansérails, ces palace-hôtels aux cinq cents lits, se transformèrent en hôpitaux. On arracha les rideaux,


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décloua les tapis tout neufs à peine posés. Dans les salles splendides, entre les colonnades où les grands de la terre prenaient le thé et où le soir les belles dames parées étalaient le scintillement de leurs bijoux, où l'on soupait, flirtait, riait, jouait, on installa les dortoirs; dans les salles de concert et de lecture, l"s salles d'opération !

Dans les bars américains où les autres années on avait vu les fêtards cosmopolites s'ingurgiter des boissons glacées et pimentées en compagnie de femmes auxquelles il sera beaucoup pardonné, dans ces lieux d'intempérance et de propos lestes où l'on se confiait les fluctuations de veine et de guigne au baccara, des autels se dressent à présent! Des chapelles improvisées s'y sont élevées de la plus touchante manière, remplies de fleurs naïves et de fruste beauté. C'est là, aux pieds de la Vierge, que l'on apporte sur les brancards les blessés et les malades, c'est là que les soldats béquillards, aux têtes bandées, aux poumons perforés, aux mâchoires fracassées, viennent entendre la messe et saluer le Dieu miséricordieux qui leur est apparu — souvent pour la première fois — sur les champs de bataille, parmi les fracas des obus et dans la misère putride des tranchées.

Les offices sont si fréquentés que les salles ne peuvent contenir la foule des hommes qui s'y pressent. Ils prient avec ferveur, ils chantent, ils se réchauffent à cette flamme éternelle de la Foi qui, pareille à une gerbe de feu, a parcouru la France le jour de son réveil magnifique! Quel retour des choses!

Au Casino municipal, c'est le même tableau. A travers les grandes vitres de la salle de jeu et du restaurant, les soldats peuvent voir la magie des couchants qui s'illuminent derrière la grosse tour carrée du Suquet. Le paysage lui-même semble changé, plus vaste, plus solennel.


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Sous les platanes de l'hôtel de ville un bataillon s'aligne. Une assemblée de pêcheurs, foule simple du peuple marinier qui en temps ordinaire disparaît derrière la foule dense des étrangers, attend qu'on décore un capitaine retour du front et à peine rétabli d'une blessure. Ah! ce n'est pas un défilé triomphant de musique que celui qui va rendre les honneurs à ce brave. Quelques vieux tambours qui peinent sur la peau d'âne longtemps délaissée, quelques clairons essoufflés, mais si consciencieux et si fiers ! Dans un groupe d'officiers des femmes se tiennent, une soeur, une maman. Elle assiste à cette minute suprême : la remise de la croix, épinglée sur la poitrine du fils ! La foule bientôt se précipite sur eux, on les étouffe, on les porte, on les sépare du monde, lui de ses camarades d'armes, elle de ses amis, mais on ne sépare point la mère de son fils! Elle se cramponne à lui, le serre dans ses bras. C'est son enfant qu'à présent elle dispute au peuple, ce peuple qui tend mille mains calleuses à celui qui revient de la guerre !

Le couple marche ainsi avec peine, fêté, bousculé, modeste et heureux, jusqu'au moment où enfin la police sépare les enthousiastes et fraye un -étroit passage au nouveau chevalier. Un vieux fiacre s'avance au bord du trottoir. La mère et le fils montent, seuls enfin, délivrés de la popularité ! En face, juchés sur les grilles du Casino, les convalescents, parqués dans le petit jardinet qui entoure le palais, applaudissent. Un vieux, les larmes aux yeux, crie : « Vive la France! » Vision rare dans ce cadre de luxe et d'indifférence, créé pour le plaisir et le jeu des oiseaux de passage !

L'aspect de la Croisette n'est pas moins singulier. Des raz de marée d'une exceptionnelle vigueur ont enlevé une partie de la célèbre promenade. Entaillée, fouillée à présent jusque sur la chaussée, ses soubassements de pierre s'effritent et s'effondrent. Par endroits


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des pans de mur, des arcades elemeurent debout dans l'eau. En face du Carlton un édicule municipal, arraché avec ses fondations du trottoir bitumé, est emporté dans la mer et se tient à demi renversé avec le gros bloc adhérent de sa maçonnerie. On dirait l'effet d'un tremblement de terre ou d'un bombardement ele la côte. Les voitures d'ambulance passent presque seules sur cette voie fameuse, rapides et affairées. Un douanier, le fusil chargé sur l'épaule, arrête au petit bonheur les rares automobiles qui débouchent du bout ele la Croisette, ce lieu nostalgique où les bateaux se reposent sur la grève rempli de varech.

Derrière la tour de garde en ruine, c'est l'école des clairons et des tambours. Mais le clairon est son propre chef et son subalterne en même temps. Le tambour n'a point de maître. Il est là, appliqué à bien servir sa patrie dans sa fonction improvisée, en face des montagnes couvertes de neige, des jardins paradisiaques si tristes et si déserts, en face de la mer d'améthyste que sillonnent les voiles latines, taches d'or et de cuivre sur la nappe scintillante ele soleil. Le tambour a ôté sa veste. Il fait chaud contre ce vieux mur. Il a accroché le tambour à un anneau rouillé et, un gros mouchoir à carreau jaune et bleu sur le crâne ruisselant, il frappe, infatigable, sur son instrument, bat l'assaut et bat la générale!...

En face, somnolent les îles de Lérins. Sainte-Marguerite est couchée dans le soir qui tombe, éblouissante et sombre à la fois dans sa robe de forêts de pins. Le rocher luit, le rocher d'où le maréchal Bazaine s'était laissé glisser une nuit au fond de la barque qui devait l'emporter en Espagne... Un vapeur siffle au loin, chargé de monde. 11 porte des internés civils qu'on change de résidence et qui aujourd'hui peuplent l'île après l'homme de Metz. La villégiature forcée de ces prisonniers s'embellit de ce ciel doux et l'on songe à nos sol-


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dats qui, dans le Nord âpre et meurtrier, se battent pour le salut de la patrie envahie et non encore libérée !

Antibes est sonore d'appels belliqueux. Les remparts se réveillent et parfois on a des visions de certains tableaux de Meissonier : les Joueurs de boules, silhouettes de vieux soldats se profilant sur un fond de montagnes aux sommets neigeux.

Nice est une grande ville endormie de Provence. L'indigène anime presque seul l'avenue de la gare avec les longues théories de soldats, allant et venant. J'ai visité la caserne des Sénégalais. Ils sont les panthères noires de la cité. Grands, souples, le corps mince, les jambes maigres, tout en muscles, ils font l'exercice, déambulent de leurs longs pas élastiques. Presque tous sourient en saluant. Fiers d'être Français et de s'être battus déjà dès le début de la guerre, ils attendent ici une saison plus clémente pour se lancer à nouveau contre le Teuton avec la furie de leur sang. Un sergent de l'infanterie de marine se montre plein d'admiration pour eux. Il me dit que dans les circonstances les plus tragiques, jamais ils n'abandonnent leurs supérieurs. Ils demeurent près d'eux en place ou les sauvent sous la grêle des balles quand ils sont blessés, mais ils se feraient hacher jusqu'au dernier plutôt que de lâcher les leurs. Quelques-uns grelottent de fièvre, roulés dans des couvertures ; d'autres font la cuisine accroupis sous des hangars et surveillent le riz qui bouillonne sur de la braise. Au fond d'une cour d'autres encore jouent aux cartes par terre; les longues mains osseuses, chargées de bagues, s'avancent dans le cercle et se disputent le gain de la manille.

Tout le long des rives du Pajo, si italien d'aspect, les blanchisseuses lavent le linge des blessés. Sur les ponts les mulets des alpins passent, chargés de fusils et de tentes-abris. Devant les journaux une foule recueillie déchiffre les grosses lettres des communiqués


52 LA COTE D'AZUR PENDANT LA GUERRE

inscrites à la craie sur des tableaux noirs. Les terrasses des cafés sont vides; dans les cabarets naguère fameux les officiers sont attablés et chacun raconte l'aventure de sa vie depuis les journées d'août.

Parfois un concert au profit des blessés s'organise. Les pauvres musiciens, pareils à des moineaux dispersés par l'orage, se retrouvent, clairsemés, orchestres de fortune groupés pour quelques heures par un chef de passage. L'autre jour, à Cannes, dans un sous-sol, loge d'artiste pauvre d'un défunt café-concert, le chef d'orchestre de Monte-Carlo, l'excellent Jehin, me conte entre deux morceaux l'extraordinaire odyssée de sa fuite de Belgique où il fut retenu, surveillé, affamé pendant des mois depuis le jour où à Spa les uhlans galopaient clans la ville ! Le voici dirigeant un orchestre dans un petit music-hall, à demi éventré par des réparations que la guerre arrêta. La salle est vibrante et grave. Bien des gens entendent pour la première fois depuis la mobilisation un son de musique. Une harpiste jette un instant dans le frémissement patriotique ses délicieuses notes menues, si sensibles mais si lointaines, si insouciantes aussi qu'un brusque réveil se fait en nous. Oui, c'était du temps où la paix régnait, temps fabuleux et si proches et déjà oubliés dans la rafale! C'est comme un fantôme d'autrefois qui vous entraîne dans le pays des Sourires et de la quiétude, ces pays auxquels on ne croit plus. Car on ne croit plus qu'à une chose : à la lutte impitoyable, à la victoire, à l'extermination de l'ennemi ! Voici la Marseillaise qui fait trembler le frêle édifice. Tout le monde est debout. Au premier rang, dans ce lieu naguère si frivole, un vieux prêtre ému, des vieillards, de braves gens de la vieille France qui attend, qui ne veut pas mourir et qui veut relever bien haut son noble étendard. On pleure, on se serre les uns contre les autres, on lève les mains, on applaudit avec une ardeur de tempête.


LA COTE D'AZUR PENDANT LA GUERRE 53

Tout en haut, au paradis, c'est une étrange garniture de têtes penchées, de képis sur l'oreille, de fronts bandés. Aux accents immortels de l'hymne national, des béquilles se dressent en l'air, ces faces rudes de soldats ayant vu la bataille s'animent, des lueurs passent dans leurs noires prunelles. « Mort aux Boches! », crie un blessé.-Une immense clameur s'élève de l'amphithéâtre, cri de guerre, cri joyeux, cri d'espérance ! Voilà la Côte d'Azur de la guerre.

FERDINAND BAC.


LES

FACTEURS INCONNUS

DE LA GUERRE EUROPÉENNE

Depuis le début de la guerre européenne, la presse des États belligérants cherche à persuader les combattants et les neutres que la victoire est assurée au groupement des puissances qu'elle défend.

Les journaux allemands ou austro-hongrois proclament le triomphe certain de leur cause.

Les journaux des Alliés annoncent la défaite fatale des États germaniques.

Si ces affirmations contradictoires et tranchantes s'expliquent par le besoin de maintenir l'état moral des peuples, elles déroutent évidemment les neutres que leur désintéressement rend plus soucieux de faits précis que de déclamations sans preuves.

Qu'il soit donc permis à un neutre, appliquant la fameuse méthode objective allemande et s'inspirant de la « Real Politik » chère aux docteurs du pangermanisme, d'exposer, en toute impartialité, les causes réfléchies et vérifiables de son jugement sur l'issue de la lutte gigantesque qui ébranle l'Europe.

Il faut, dans cet esprit objectif, écarter les pures et vaines exagérations où se complaisent, à tort d'ailleurs, certains journaux des pays alliés.

L'Allemagne et ses satellites ne sont pas encore


FACTEURS INCONNUS DE LA GUERRE EUROPÉENNE 55

réduits à la disette. La famine ne les menace pas et ne les menacera pas de longtemps et on ne saurait considérer les précautions prudentes prises par les Allemands comme la preuve d'un état économique désespéré. Annoncer que le manque d'or ou de cuivre se fait déjà sentir en Allemagne est également une affirmation tendancieuse. Nier la bravoure ou la résistance des troupes allemandes, les représenter comme se rendant pour un morceau de pain, constitue enfin une erreur grossière et dangereuse à propager.

On né saurait davantage, en examinant avec le soin nécessaire la situation actuelle des belligérants, escompter comme une cause de victoire pour les Alliés des interventions nouvelles. Nul ne peut prévoir le résultat de l'entrée en scène de nouveaux États. Si la Roumanie, l'Italie, le Japon, et d'autres encore, jugent conforme à leurs intérêts nationaux de collaborer à l'indispensable destruction du militarisme prussien ou de secouer l'hégémonie pesante des races germaniques pour réaliser les destinées et l'unité de leurs peuples, leur concours sera certes précieux s'il n'est pas trop tardif ou apporté après la victoire décisive.

Mais la situation des belligérants doit être examinée en elle-même, telle qu'elle est. Les constatations qui s'en dégagent suffisent pour justifier amplement la confiance des Alliés.

A l'heure présente l'équilibre s'est établi entre les forces opposées.

Quels facteurs inconnus feront pencher la balance?

L'ALLEMAGNE a commencé la guerre au moment qu'elle a choisi. Une campagne d'hiver ne l'eût pas effrayée : elle a préféré une campagne d'été pour des causes économiques. Tout était prêt chez elle, armée, finances, approvisionnements. Ses armements étaient achevés, ses magasins pleins de munitions, ses caisses remplies d'or. Une préparation méthodique avait été


56 LES FACTEURS INCONNUS

faite, depuis des années, en vue d'une lutte sur deux fronts. Des réseaux de chemins de fer, facilitant une rapide concentration de troupes et donnant aux armées une extrême mobilité, avaient été minutieusement établis. Le plan de campagne, soigneusement élaboré, négligeait les contingences, les chiffons de papier, droits des neutres, traités de garantie, etc.. Il a été ponctuellement exécuté tel qu'il avait été conçu par un étatmajor dégagé de tout scrupule.

Quels ont été les résultats obtenus jusqu'ici par ce formidable effort de méthode et de volonté?

A l'Ouest : l'envahissement du Luxembourg, incapable de se défendre; l'invasion et l'occupation de la Belgique, presque entière, dont la petite armée, confiante dans le respect de sa neutralité, n'avait guère envisagé que l'éventualité d'une violation accidentelle de frontière; une marche foudroyante sur Paris, brusquement maîtrisée et arrêtée, suivie d'une retraite précipitée; une guerre de tranchées et d'usure de la mer du Nord à Thann ;

A l'Est : après une marche rapide en Pologne et dans les provinces baltiques russes, un recul, puis une nouvelle offensive brisée à 40 kilomètres environ de Varsovie.

Ajoutons à ces résultats plutôt négatifs des pertes, officiellement a vouées, dépassant deux millions d'hommes, des croiseurs détruits dans des combats sans gloire, quelques navires de commerce anglais coulés, des Zeppelins abattus après des raids sans efficacité militaire. Qu'il plaise au peuple allemand, abusé par des nouvelles mensongères, de se déclarer vainqueur, d'ores et déjà, de la coalition qui l'enserre. A son aise. Mais il est indéniable, pour des esprits impartiaux, que de nouveaux efforts doivent être accomplis pour fixer la victoire, faire couronner de laurier le César germain ou simplement pour résister à la lente poussée des Alliés.


DE LA GUERRE EUROPEENNE 57

Quels facteurs inconnus peuvent assurer ces résultats à l'Allemagne?

Est-ce une amélioration dans le haut commandement allemand? Non, car ce commandement, qui a fait ses preuves, a répondu aux espérances fondées sur lui et s'est montré, à tout prendre, remarquable.

Est-ce une fabrication en masse d'arnies et de munitions, jusqu'ici insuffisantes comme qualité ou nombre? Non, car tout était au point, tout avait été prévu même pour une guerre de longue durée et le mieux qui puisse être fait est de conserver l'avance prise sur les adversaires.

Est-ce l'entrée en ligne de nouveaux contingents? L'Allemagne dispose encore, dit-elle, de trois millions de soldats. Cet accroissement de forces étant admis comme possible, faut-il le considérer comme le facteur inconnu décisif pour la victoire germanique?

On ne saurait le prétendre sérieusement ni le croire. L'Allemagne, malgré son admirable esprit d'organisation, n'a pu, en effet, ne peut et ne pourra instruire ses nouveaux soldats comme ceux qu'elle a lancés, depuis six mois, contre ses ennemis. Le soldat allemand est d'une éducation difficile et lente. Pour qu'il soit au point, apte aux attaques en masses si déprimantes, des mois d'assouplissement physique, de discipline de fer, de régime de terreur, sont nécessaires. En outre, les meilleurs instructeurs, ces Feldwebel brutaux et fidèles, ont disparu en grand nombre ou sont occupés sur le front à maintenir la cohésion des troupes.

Quelle que soit l'importance qu'il faille y attacher, le facteur inconnu allemand, les réserves en hommes, ne doit dès lors pas suffire pour fixer la victoire aux drapeaux impériaux.

D'autre part, l'équipement, l'armement et l'approvisionnement en munitions et en vivres de nouvelles


58 LES FACTEURS INCONNUS

armées dont la constitution entraîne des charges financières considérables, ne s'effectuent pas sans de sérieuses difficultés dans un pays soumis à un blocus chaque jour plus rigoureux. Les réserves, quelque immenses qu'elles aient été, en minerais variés, en laine, en coton, ne se reconstituent pas automatiquement et la complicité coûteuse d'intermédiaires est indispensable.

Cette complication rend moins précieuses les réserves en hommes de l'Empire allemand et diminue sensiblement la valeur du facteur inconnu germanique.

L'AUTRICHE-HONGRIE possède-t-elle chez elle des facteurs inconnus? Aucun.

Son armée, médiocre dès le début des hostilités, est aujourd'hui sensiblement affaiblie et désorganisée. Battue en Galicie, dans les Carpathes, en Bukovine, elle a connu la déroute en Serbie. Approvisionnements, armements, commandement, tout devrait être reconstitué et ne pourra l'être faute d'argent. Le secours allemand est indispensable pour préparer une nouvelle invasion de la Serbie, défendre la Transylvanie et la Hongrie. L'empereur François-Joseph, presque à la fin de sa vie misérable, l'archiduc héritier, sans autorité, ne constituent pas des chefs. Les races, de la double monarchie divisées, hostiles les unes aux autres, ne sont animées d'aucun esprit national.

La seule espérance que puisse concevoir 1 Allemagne du fait de son « brillant second » est la prolongation momentanée d'une existence menacée, ne lui imposant pas l'obligation d'une extension nouvelle de son front oriental.

Quant à la TURQUIE, dont l'intervention a pu être envisagée, tout au début, comme une diversion fâcheuse pour la Russie et l'Angleterre, elle s'écroule. Ruinée, ses forces militaires, désorganisées par la guerre balkanique, sont désagrégées par la politique des Jeunes-


DE LA GUERRE EUROPEENNE 59

Turcs et de leurs protecteurs germaniques. Les troupes ottomanes ne comptent plus. L'expédition contre l'Egypte, vouée à un échec certain, faute de soldats, de munitions et de ravitaillements, consommera l'irrémédiable déchéance de l'Empire ottoman que le démembrement supprimera de la carte du monde.

Ainsi des trois puissances complices de tant d'attentats contre le droit et l'humanité, l'Allemagne seule peut, dans quelque mesure, réserver une surprise.

Quelle est maintenant la situation du bloc antigermanique : Belgique, Serbie, Monténégro, Russie, Grande-Bretagne et France?

La BELGIQUE est sans doute presque complètement envahie. Mais il reste une armée belge enflammée du désir de venger sa patrie et les horreurs qui y sont commises. Le haut commandement vient d'en être réorganisé, l'armement refait : l'appel sous les drapeaux des Belges réfugiés en France et en Angleterre a permis la constitution de nouveaux régiments actuellement en pleine instruction. La pacifique armée de la Belgique neutre fait insensiblement place à une armée moderne de choc. Du côté belge, un facteur inconnu : une armée.

La SERBIE et le MONTÉNÉGRO, si durement éprouvés, ont néanmoins vaillamment résisté aux assauts de forces supérieures en nombre. Par un prodige d'héroïsme et d'abnégation, les troupes serbes ont chassé l'envahisseur austro-hongrois qui appelle l'allemand à son secours.

De nouveaux combats âpres et rudes sont à prévoir. Puisse, la constance serbo-monténégrine être récompensée comme elle le mérite !

La RUSSIE est une énigme. L'immensité de son territoire affaiblit la force résultant d'une population de plus de 100 millions d'hommes. L'absence de voies ferrées a pesé jusqu'ici lourdement sur les opérations


6o LES FACTEURS INCONNUS

russes. Obligée de résister à des attaques sur un front considérable, de lutter en Prusse orientale, en Pologne, en Galicie, en Bukovine, au Caucase, la Russie a déjà remporté des victoires et d'appréciables succès. Nul n'ignore cependant que l'armée n'avait pas encore atteint le plus haut degré de préparation lorsque l'Allemagne a déclaré la guerre au tsar Nicolas. Le dernier mot n'est donc pas encore dit. Malgré la lenteur des concentrations, la difficulté des communications et le traditionnel nitchevo, la Russie dispose, comme l'Allemagne et plus que l'Allemagne, de réserves en hommes presque infinies. Dès qu'elle aura pu les grouper, les encadrer et les armer, leur poids pèsera lourdement sur les opérations austro-allemandes.

En résumé, du côté russe, un facteur inconnu: l'utilisation de forces illimitées.

La GRANDE-BRETAGNE n'était considérée, jusqu'ici, que comme le plus grand des États maritimes. Sa flotte aux navires innombrables, qui lui assurait la maîtrise des mers, lui suffisait. Une armée de métier fournissait les contingents utiles de relève pour les Indes et l'Egypte, et lui donnait toute sécurité contre une tentative de débarquement. La guerre européenne l'a surprise et la violation de la neutralité belge l'a amenée sur le continent où ses troupes n'avaient pas combattu depuis la guerre de Crimée. Envoyant son armée de métier à l'aide des Belges et des Français, elle n'a pas considéré que sa tâche fût remplie. A l'appel du roi Georges et de lord Kitchener, une armée nationale s'est constituée qu'il a fallu instruire, équiper, armer et préparer à cette guerre scientifique moderne où l'endurance physique et l'héroïsme individuel ne suffisent plus à donner le succès. Les colonies, Indes, Canada, Australie, réserves d'énergies et de valeurs, n'ont pas voulu rester indifférentes à la croisade du droit. Leurs troupes arrivent qui, comme la nouvelle armée de lord


DE LA GUERRE EUROPÉENNE 6l

Kitchenèr, n'ont pas encore eu l'occasion d'agir.

L'Angleterre, lente à se préparer parce que son effort méthodique ne laisse rien au hasard, s'ébranle. Et ses avant-gardes ont montré, depuis six mois, assez de bravoure pour qu'on puisse tout attendre des troupes actuellement préparées par lord Kitchenèr.

Le facteur inconnu anglais se découvre peu à peu. Il se résume en une courte formule : une force neuve mise au service du droit,.

Reste la FRANCE qui. a, jusqu'ici, supporté la plus grosse partie du choc sur le front occidental.

Ce pays a été incontestablement aussi surpris que l'Angleterre et la Russie par la guerre. Accoutumé, depuis dix ans surtout, aux alertes que provoquait la politique capricante et brutale de l'Allemagne et de son alliée (en 1904-1905 : affaires du Maroc et Algésiras; en 1908 : affaire des déserteurs allemands de Casablanca et annexion de la Bosnie-Herzégovine; en 1911 : coup d'Agadir; en 1912 : double guerre des Balkans), il s'était habitué au danger de guerre, en parlait souvent, mais n'y croyait plus! La France s'endormait dans la fausse sécurité que donne la volonté de n'être jamais, et en aucun cas, l'agresseur. Les affaires y étaient prospères, l'ère héroïque semblait close. La politique intérieure absorbait les citoyens et la lutte âpre dfes partis détournait trop les regards des événements extérieurs. Les armements intensifs de l'Allemagne, au début de 1913, sorte de branle-bas précurseur de prochains combats, réussirent à peine à retenir l'attention et le projet de loi rétablissant le service de trois ans, déposé parle Cabinet Barthou, apparut presque à certains comme une menace de coup d'État militaire... Le développement des lois sociales, les dépenses qui en résultaient depuis quelques années, grevaient lourdement le budget et ne laissaient guère la possibilité d'accroître les dépenses militaires. On


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admirait certes armée, on l'acclamait aux revues annuelles, et on lui marchandait les moyens de se préparer à son rôle : la défense de la patrie.

Encouragée par des apparences qu'elle prit pour des réalités, l'Allemagne estima l'occasion favorable pour écraser la France, le i" août 1914. Elle se jugeait sûre d'un succès rapide par sa puissance et grâce aux appuis et concours que sa politique et son réseau d'espionnage lui avaient par avance ménagés. Paris était une proie tentante. Elle crut en être maîtresse en trois semaines. Mais sur l'heure, réveillée, par le canon, de son rêve de paix universelle et perpétuelle, la France frémissante fut debout. De la poussière des partis hostiles, un bloc se forma et se souda. La mobilisation fut achevée quand nos ennemis la croyaient sabotée. Un souffle patriotique purifia l'atmosphère des miasmes délétères que la politique y avait répandus. L'union sacrée s'affirma et elle s'est maintenue.

Hélas! si le danger fait aisément un héros de chaque Français, il n'improvise pas ce que l'on n'a pas su préparer! Après des succès éphémères et brillants en Lorraine et en Alsace, la défaite de Charleroi ouvrit le chemin aux envahisseurs. Les erreurs commises dans le passé apparurent lamentables et brutales, mais événement étrange, inattendu par l'ennemi, la France se révéla avec un caractère nouveau. Elle sut se taire, dominer et discipliner ses nerfs, et sa fermeté déconcerta ses adversaires qui escomptaient une défaillance, sinon même une révolution. Résolument elle se mit au travail tandis que ses « poilus », dignes descendants des « grognards » et des « Marie-Louise » de l'épopée impériale, arrêtaient, repoussaient, puis contenaient les Allemands.

Les lacunes d'une insuffisante préparation à la guerre se comblent peu à peu : une artillerie lourde, émule du fameux canon de 75, prend de plus en plus sous son


DE LA ÔUËRRË EUROPEENNE 63

feu les énormes obusiers germaniquqs. L'infanterie, hostile d'abord à la vie des taupes, s'est adaptée à une guerre de tranchées si contraire pourtant aux qualités offensives de la race française. Un homme enfin a su personnifier les nouvelles qualités de la France de 1914, la maîtrise de soi-même, la ténacité confiante, la prudente énergie, c'est le général Joffre.

Sous l'impulsion vigoureuse et soucieuse du détail qu'a su donner ce chef, l'armée française, sans perdre son « mordant » ni sa gaîté, a perfectionné ses méthodes de combat. Après avoir dû céder, elle a tenu; demain, elle dominera.

Quand un peuple a prouvé de telles qualités, il peut avoir confiance. Les surprises qu'il a causées ne sont rien auprès de celles qu'il ménage. Son facteur inconnu est redoutable pour ses ennemis : ce sont les ressources du génie français.

Une armée, l'utilisation de forces illimitées, une force neuve mise au service du droit, les ressources du génie français, tels sont les facteurs inconnus qui assureront la victoire des Alliés,.

Que pèseront, dès lors, dans la balance, les trois millions de recrues allemandes, en y ajoutant même, si l'on est généreux, la complicité du vieux Dieu allemand?

Messieurs les neutres, on nous méconnaît en comptant sur notre complaisance pour faire la tare dans le plateau trop léger du germanisme.

Nous refusons de nous prêter à ce jeu dangereux.

GROTIUS.


ROME

ET LES ÉGLISES DE BELGIQUE ET DE FRANCE

En ces jours troublés, jamais les yeux ne se sont plus tournés vers l'Église, jamais la force morale représentée à Rome par le chef de la catholicité ne connut plus magnifique hommage. Les peuples qui s'entredéchirent en appellent au représentant de la paix de leur bon droit; c'est à qui veut l'avoir dans son camp, car on perçoit bien que sa bénédiction sera une puissance et que la sympathie des neutres sera acquise au groupement vers lequel pencherait la sienne.

Il est assiégé par les ambassadeurs d'une alliance, il est visité par ceux-là même qu'il ne dirige pas, et, chose curieuse, ceux qu'apeuré encore la pensée de lui envoyer un messager sont les plus âpres à lui reprocher de ne pas leur réserver sa faveur.

Et lui, homme de Dieu, vicaire du Christ, planant au-dessus des horreurs de la guerre, il fait une prière pour la Paix, et on la lui reproche.

Il y aurait bien des choses à dire et à connaître sur ce grave sujet. La fumée des champs de bataille met un nuage entre les nations et Rome, et voilà pourquoi nous vibrons surtout à la voix des pasteurs placés à la tète des pays éprouvés, la voix de l'Église de Belgique et la voix de l'Église de France. >•


ROME ET LES ÉGLISES DE BELGIQUE ET DE FRANCE 65

* * *

C'est de Malines que nous est arrivé le premier écho de l'émotion ressentie par un évêque citoyen dont le pays n'est plus qu'une plaie.

On a beaucoup parlé de son admirable lettre pastorale, on n'a peut-être pas assez médité cette charte de la doctrine du patriotisme chrétien.

Le 20 août, le cardinal Mercier partait pour Rome où l'appelait le conclave.

C'est là qu'il apprit les crimes de Louvain, les incendies, les fusillades, les tortures infligées à des femmes, à des enfants, à des hommes sans défense; c'est là que le télégraphe lui annonça le bombardement de son église métropolitaine, de son palais épiscopal et de quartiers considérables de sa chère cité malinoise.

Loin de son diocèse, sans nouvelles, sans amis, torturé par la pensée du martyre de sa patrie et de la victoire insolente de la Force sur le Droit, 'il s'écria : « Seigneur, nous avez-vous donc abandonnés? » Mais l'Évangile lui répondit : « Il ne faut pas que le serviteur soit mieux traité que son maître », et, méditant sur la loi providentielle de la souffrance, il reprit confiance en revenant à la source de sa Foi ; puis se tournant vers ses frères, il leur dit : « Patriotisme et endurance. »

* * *

Patriotisme! Pour parler comme il convenait de la Patrie, il n'eut qu'à regarder la sienne à son retour dans sa terre désolée. Il parcourut Malines, Louvain et Anvers, mais son premier cri de compassion fut pour ceux qui « portaient dans leur tissu une balle ou au front une blessure », et l'Éminence, s'inclinant vers les plus humbles défenseurs de sa chère Belgique, leur

R. H. 1915. — III, 1. 3


66 ROME

dit : « J'ai besoin de vous exprimer mon respect. » Puis il ajouta : « Une première fois vous avez sauvé la France à Liège et une seconde fois en Flandre l'Angleterre... » « Jamais je ne me suis senti aussi fier d'être Belge! » Enfin, il acheva de donner l'expression de sa gratitude patriotique en se tournant vers son Roi, « parvenu au sommet de l'échelle morale ».

Que tout cela est beau, noble et simple!

Après s'être penché sur les brebis, le pasteur regarde avec des larmes le bercail ravagé par les loups. Il fait le triste inventaire, il précise, il énumère. J'insiste sur ce point, parce qu'il paraît qu'à Rome, il y a des personnages qui demandent des précisions. Il paraît que ni le rapport officiel de M. Georges Payelle, ni les documents allemands publiés par M. Bédier, ni l'émouvant récit de M. Pierre Nothomb, ni tant d'autres preuves de l'inhumanité allemande qui s'accumulent chaque jour ne sont suffisants! Le défilé même des enfants mutilés n'émouverait pas ces arbitres impassibles! On réclame l'original authentique des ordres donnés par le haut commandement! La minute du jugement de Pilate !

Quoi qu'il en soit, la lettre pastorale du Prince de l'Église sera pour beaucoup pleine de suggestions! Rien n'y est omis, ni les ruines des cités, ni la disparition des villages, ni les églises, asiles, hôpitaux, couvents mis hors d'usage. L'auteur donne des chiffres et il dit des noms. Nous savons, pour donner un exemple, que « sur le territoire de la ville et des communes suburbaines Kessel-Loo, Herent et Heverlé réunies, il y a un total de 1823 immeubles incendiés ». Ainsi s'accomplit sur la Belgique le rêve de Guillaume II qui voulait rendre l'Alsace et la Lorraine « chaoses » ! « A Louvain, dit le cardinal Mercier, en considérant tant de richesses intellectuelles et artistiques détruites, c'est le fruit de cinq siècles de labeur anéanti ! »


ET LES ÉGLISES DE BELGIQUE ET DE FRANCE 67

Oh rebâtira les édifices, mais on ne rendra pas la vie à tant d'innocents fusillés ou brûlés. Il y en eut 91 à Aerschot, 176 dans l'agglomération de Louvain, et naturellement le nécrologe n'est pas complet. Dans le seul diocèse de Malines 13 prêtres ou religieux ont été mis à mort. Leurs noms sont donnés. Y en a-t-il assez pour émouvoir les grands justiciers? Les civils torturés physiquement et moralement font un cortège de 3100 personnes. Ce cortège est-il assez long? Que de douleurs, que d'angoisses! Les ouailles regardent leur pasteur et lui disent : « A quand la fin? » Et il leur répond, sans plus : « C'est le secret de Dieu. »

Devant Celui qui fait la lumière et les ténèbres, l'évèque s'incline, et en ces jours d'obscurité où triomphe encore Hérode et où les innocents sont massacrés, il dit magnifiquement de son maître suprême : « Nous ne voyons pas encore dans tout son éclat la révélation de sa sagesse, mais notre foi lui fait crédit. »

Puis, si le Pontife croit devoir éveiller la pensée de ■ses fidèles sur leurs torts et sur la loi fatale de l'expiation, avec quelle douce fermeté, avec quelle délicatesse le fait-il ! Il verse le baume de l'espoir sur les blessures des reproches. Empruntant sa poésie au cantique de Moïse il dit : « Je blesse et je guéris, Percutiam et ego sanabo, «jusqu'à ce que son coeur éclate et qu'il s'écrie : « Dieu sauvera la Belgique, mes Frères, vous n'en pouvez point douter. »

Il la sauve déjà en lui donnant plus vivement le sentiment de la patrie, alors que tant de citoyens, comme ailleurs, « usaient leurs forces et gaspillaient leur temps en querelles stériles ». La Patrie, dit excellemment le cardinal Mercier, « c'est une association d'âmes, au service d'une organisation sociale, qu'il faut, à tout prix, fut-ce au prix de son sang, sauvegarder et défendre, sous la direction de celui ou de ceux qui président à ses destinées. » Déjà la raison païenne, par


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l'élite des penseurs de la Grèce et de la Rome antique, avait fait, du désintéressement au service de la cité, un idéal terrestre ; la religion du Christ « a surélevé cet idéal et l'a précisé en faisant voir qu'il ne se réalise que dans l'absolu ».

Ah ! que voilà bien la question du pouvoir placée à son vrai point, bien au delà du Dieu-Moloch des Allemands et du Dieu-État des socialistes L'ancien maître de philosophie de Louvain rappelle à cette occasion les grands principes dont l'ignorance fait s'égarer tant d'hommes politiques et tant de sociologues. Il n'admet pas que l'État vaille essentiellement mieux que l'individu et la famille, et que son pouvoir discrétionnaire puisse créer le Droit; il proteste contre le militarisme moderne, et il dit bien haut « que la guerre pour la guerre est un crime ».

Quelle leçon à méditer pour tous, chez tous les peuples, et dans tous les partis!

« Le Droit, c'est la Paix, c'est-à-dire l'ordre intérieur de la nation bâti sur la Justice. Or, la Justice elle-même n'est absolue que parce qu'elle est l'expression des rapports essentiels des hommes avec Dieu et entre eux. »

C'est dans la défense de ce Droit* que le patriotisme peut revêtir un caractère religieux.

A la lumière de cette doctrine, nous comprenons comment les prêtres peuvent se battre, non seulement comme de loyaux citoyens, mais aussi comme des disciples du Christ qui donnent leur vie pour la protection de leurs autels et de leurs foyers et pour l'amour de leurs frères, — animam ponant pro amicis.

Et finalement, avec cette grandeur qui est le cachet du catholicisme et qui a une autre universalité que le piétisme prussien, le cardinal ajoute que ces principes s'appliquent à toutes les armées belligérantes, et « que tous ceux qui obéissent de bonne foi à la discipline de


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leurs chefs, pour servir une cause qu'ils croient juste, peuvent bénéficier de la vertu morale de leur sacrifice ».

* * *

C'est cette lettre dont le gouvernement allemand a défendu la lecture dans le pays qu'il occupe momentanément. C'est pour empêcher la divulgation de ces fières paroles que des soldats ont été placés au pied des chaires et devant le portail du palais épiscopal, baïonnette au canon, et que des presbytères ont été perquisitionnes; enfin c'est pour punir celui qui avait rappelé les imprescriptibles droits de la Justice —pro justicia agonizare — qu'on l'a retenu prisonnier dans son palais, ou, si l'on préfère, qu'on l'a mis aux arrêts comme un sous-lieutenant, et dans 1 impossibilité de communiquer avec son diocèse et avec le Saint-Siège. C'est ce que le général de Bissing a appelé : « les mesures policières que comportait la situation ».

Mais, dira-t-on, cette lettre ne contenait-elle pas des réserves? La réponse que Ion peut faire à cette objection surprendra tous ceux qui n'ont pas lu ce document. Allant aussi loin que lui permettait la doctrine et que lui conseillait le souci de la préservation de ses diocésains, le cardinal Mercier disait : « La partie occupée du pays est dans une situation de fait qu'elle doit loyalement subir... Les particuliers doivent s'abstenir d'actes d'hostilité envers l'armée ennemie... Respectons les règlements aussi longtemps qu'ils ne portent atteinte ni à la liberté de nos consciences chrétiennes, ni à notre foi patriotique. Ne faisons pas consister le courage dans la bravade, ni la bravoure dans l'agitation .. » Et s'adressant à ses clercs : « Vous en particulier, mes bien chers confrères dans le sacerdoce, soyez à la fois et les meilleurs gardiens du patriotisme et les soutiens de l'ordre public. »


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Mais alors pourquoi cette émotion chez le gouvernement allemand, cette mainmise sacrilège sur un prince de l'Église? C'est parce que dans quelques mots seulement il a proclamé les lois de la morale et du Décalogue, et comme les saint Ambroise,les saint Boniface, et les saint Aignan, s'est levé droit devant l'envahisseur.

Il ne faut pas oublier que si la Belgique est décimée, c'est parce qu'elle est victime d'un parjure. Elle a gardé la foi des traités, l'Allemagne l'a violée. Cela est inoubliable. En Italie, d'éminents personnages avaient dit au cardinal Mercier : « Pourquoi la Belgique s'estelle exposée à ces malheurs, une protestation ne suffisait-elle pas! » D'un geste, le grand Belge les arrêta; n'avait-il pas lu dans l'Écriture : Qui non accepit in vano animam suam nec juravit in dolo proximo suo.

La parole vengeresse que ne lui pardonna pas l'Allemagne et qui lui valut la persécution de l'ennemi et la reconnaissance éternelle de son pays, est celle-ci : « Le Pouvoir qui a envahi votre sol et qui, momentanément en occupe la majeure partie, n'est pas une autorité légitime. Et dès lors, dans l'intime de votre âme, vous ne lui devez ni estime, ni attachement, ni obéissance.

« L'unique pouvoir, légitime en Belgique est celui qui appartient à notre Roi, à son gouvernement, aux représentants de la nation. Lui seul est pour nous l'autorité. Lui seul a droit à l'affection de nos coeurs, à notre soumission. »

Ces mots seront sûrement gravés dans l'avenir sur le piédestal de la statue qui sera élevée au grand cardinal, et nous pouvons dire, dès maintenant, que la page que lui consacrera l'Histoire sera plus enviable que celle réservée à Guillaume IL II est peu probable que les Berlinois de l'avenir feront figurer le kaiser à cheval, sous l'ombre des Linden, à côté de Frédéric II,


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et il devra peut-être se contenter d'un buste dans la demeure de ses aînés, à Sigmaringen.

* * *

A la lecture de ce mandement, la France, qui depuis le 3 août n'avait cessé de vibrer avec la Belgique, s'émut fraternellement, et, le premier, le cardinal archevêque de Paris revendiqua pour les Français éprouvés comme les Belges l'honneur de s'associer à de si hauts sentiments. Comme évêque et comme membre du sacré collège, il protesta contre l'atteinte portée à la liberté du ministère épiscopal et à la dignité du prince de l'Église, contre un attentat « qui s'ajoutait à tant de crimes sacrilèges commis par les armées allemandes ».

Puis ce fut le tour du cardinal de Montpellier. Il exprima son admiration pour cet acte de « virile beauté » qui remit devant ses yeux l'image de saint Augustin assiégé dans Hippone par les Vandales, et il compara la sérénité de sa lumineuse intelligence et de son tranquille courage à la majestueuse résistance de l'archevêque de Malines devant la force. Comme membre du sacré collège,' lui aussi, au nom de l'illustre assemblée à laquelle il appartient, il proteste contre l'atteinte portée à la dignité et à la liberté de la charge d'un prince de l'Église.

Après lui le primat de Normandie associa la fierté française à la fierté belge en rappelant la réponse de Bossuet aux exigences de Pontchartrain : « J'y mettrai ma tète!... » « Au milieu des horreurs dont nous sommes témoins, dit-il, soyez bénie, Éminence, d'avoir fait revivre à nos yeux, dans une vraie splendeur de beauté morale, la figure des saints évêques défenseurs de, la cité, champions intrépides de l'indépendance de l'Église. Votre exemple fortifiera tous les courages, vos


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leçons feront germer partout les vertus qui honorent et sauvent les peuples, et le siècle dont les jeunes années sont remplies de guerre, de larmes et de sang, trouvera bientôt la paix dans la victoire de la civilisation et dans le règne de la justice. »

Au nom ele la province lyonnaise, le primat des Gaules devait naturellement aussi faire entendre sa voix. Il ne manqua pas à ce glorieux devoir, et il proclama que la lettre de Malines avait remué des millions d'âmes heureuses et fières d'entendre cette protestation du Droit contre la Force, cet enseignement du « droit chrétien de la guerre ». Comme le montre très bien MgrSevin, si, contre la sainteté des serments, l'héritage devait aller au plus fort, « ce serait la doctrine de la guer.e éternelle ».

Il n'appartient qu'au paganisme d'encenser la Force. Combien plus auguste est la victime vers laquelle s'élève l'encens du christianisme; c'est l'agneau, c'est la Paix, c'est la douceur qui vaincra le monde. On est fier de voir les chefs de notre épiscopat rappeler avec ceux de la Belgique la loi chrétienne à l'Univers. Peu à peu ils ont été suivis par les autres évêques de France, et les provinces d'Albi, de Sens, de Besançon, d'Aix et ele Tours ont voulu prendre place dans le cortège qui marche avec le cardinal Mercier au-devant ele la barbarie. Les quelques diocèses qui n'ont pas encore parlé ont sans doute considéré que la protestation collective des cardinaux français du 30 janvier interprétait leurs sentiments.

En effet, réunis en corps, nos cardinaux ont voulu témoigner qu'ils ne se laissaient pas intimider par les dénégations allemandes et ils ont solennellement pris part à la douleur causée au coeur de l'évêque par l'injuste invasion de son pacifique pays,... par les sévices et les meurtres dont la population civile et le clergé de la catholique Belgique ont été victimes.


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Il ne faut pas craindre de se répéter en signalant dans leur variété comme dans leur unité ces éclatantes protestations des dignitaires de notre Eglise de France, elles sont autant à l'honneur de ceux qui les formulent que de celui auquel elles sont adressées, et, à cette heure, tout Français qui tient une plume doit s'en servir pour transcrire les grandes choses qui se passent, pour ne laisser inaperçus aucune marque de courage, aucun sacrifice en face des hypocrisies, des mensonges et des félonies de notre ennemi.

*

-x- *

L'Église de Belgique et l'Église de France avaient parlé, le roi Albert avait transmis au Pape l'expression de sa douleur et de son indignation et l'on attendait la réponse du Saint-Siège.

Le Pape parla.

Il fit appel au sentiment d'humanité de ceux qui avaient franchi les frontières des nations adverses et les conjura « de ne pas blesser sans une réelle nécessité les habitants en ce qu'ils ont de plus cher, comme les temples sacrés, les ministres de Dieu, les droits de la Religion et de la Foi ».

Il proclama « qu'il n'est jamais permis à personne, pour quelque motif que ce soit, de léser la justice », et, sans vouloir s'engager plus dans le litige des belligérants, il rappela qu'en tant que vicaire de JésusChrist mort pour tous les hommes, il devait embrasser dans un même sentiment tous les combattants, mais que sa pensée, comme il était naturel, se tournait du côté où se manifeste avec le plus de vivacité l'attachement respectueux à l'égard du Père commun des fidèles, et cela concernait particulièrement « notre bien-aimé peuple belge ». Il paraît que ce discours mérita au Saint-Père les protestations du gouvernement allemand


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et que même la manière forte fut employée ; la menace de schisme fut insinuée. Nous n'en doutons point, le pays de Luther s'y connaît dans ce genre d'arguments.

La catholique Belgique, dont la souffrance escomptait plus de véhémence, s'émut aussi un peu, il serait puéril de le nier, et ce ne fut pas, l'on pense, le nonce à Bruxelles qui put l'apaiser, mais bien plutôt le sentiment de respectueuse déférence qu'elle a pour le SaintSiège. Son gouvernement chargea son ambassadeur de témoigner au Saint-Père « qu'il appréciait hautement l'allocution réprouvant la violation du droit et de la justice et exprimant par une mention spéciale la bienveillance de Sa Sainteté pour la Belgique ».

La France, si intimement associée à la Belgique par les douleurs communes de l'envahissement, laissa un peu plus paraître, au moins dans l'opinion, puisqu'elle n'a pas d'autre représentant, la nervosité de son tempérament, surtout à la lecture du passage relatif à ceux qui sont soumis au joug étranger et qui ne devraient pas, « par leur désir ardent de recouvrer leur indépendance, entraver le maintien de l'ordre public et aggraver par suite beaucoup leur position ».

Aujourd'hui l'émotion est calmée; on sent bien que c'est le seul souci d'empêcher une aggravation de malheur qui dicte les conseils du chef de la catholicité et non certes son désir de favoriser un groupement à l'exclusion d'un autre. Le Pape est l'évêque de tous, il ne faut pas l'oublier, et c'est pour cela qu'il peut parler moins librement que les évêques d'une nation déterminée. Ce n'est pas un paradoxe de dire qu'à chaque échelon que l'on gravit dans la hiérarchie sociale, on perd une liberté relative, parce qu'on a une plus grande somme de devoirs à concilier.

Ceci du reste n'empêche certes pas les sympathies particulières, et nous pouvons assurer, sans crainte de nous tromper, que Benoît XV aime la France. Il


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l'aime parce qu'il la connaît. Pendant de longues années il a beaucoup travaillé pour notre pays sous d'augustes chefs qui attendaient beaucoup de la France. Si, officiellement, elle n'a certes pas répondu à leurs espérances, ce ne fut là que l'effet des tristes jeux de la politique, mais la politique, on le voit bien dans ces jours où la vérité éclate à la lueur tragique des événements, ne 'met sur les âmes qu'une légère poussière qui s'évanouit au feu des purifications. La race se retrouve, elle est ardente, généreuse, religieuse. Je n'hésite pas à écrire ce dernier mot; on le verra au lendemain de la guerre, les vivants seront changés et les morts parleront.

Ce n'est donc pas à cette heure que le Pape pourrait considérer la France comme une quantité négligeable, elle restera sans doute un pays de liberté, d'initiatives et de discussions où le catholicisme n'aura jamais l'allure de parade que certains envient à l'AutricheHongrie, mais elle n'en demeurera pas moins, comme le disait Lacoirdaire, le meilleur asile contre la captivité des âmes, et surtout un merveilleux champ de propagande. Et pour donner un exemple qui nous fasse passer du domaine des mots dans celui des faits, je citerai le nécrologe des missions de 1913 qui accuse 152 Français morts sur les terres lointaines pour la défense de la Foi et un Autrichien.

Benoît XV ne l'ignore pas. Il connaît la vitalité de nos oeuvres et la gloire de nos sanctuaires, et si le souvenir de la Séparation peut attrister sa mémoire, il est largement compensé par celui du désintéressement et de l'obéissance du clergé français, qui, sur un seul mot de Pie X, a renoncé avec l'assentiment des catholiques, et sans la défection d'un seul, à tous les biens que les pouvoirs lui laissaient. Voilà ce qui classe les nations catholiques beaucoup plus que les chevaux prêtés par la Cour aux chars d'honneur qui traînent les légats.


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Enfin, puisque la prière ordonnée, ces jours derniers, par le Saint-Siège, s'adresse au Sacré-Coeur, qu'il se souvienne de la basilique qui domine notre capitale, et en face de laquelle s'élèvera, au lendemain de la victoire, celle que Paris édifiera à Jeanne d'Arc. C'est un fond de décor qu'on est sûr de ne jamais voir au-dessus des casernes de Berlin.

Cette prière du Pape à laquelle nous faisons allusion est très belle.

Elle met à genoux tous les chrétiens du monde afin qu'ils sollicitent du Roi pacifique la cessation de l'épouvantable fléau. Elle demande à l'amour divin de bouleverser le coeur des hommes et d'éteindre en eux la haine qui crée le carnage. Un cri de pitié est jeté pour les mères et les orphelins, et une invocation spéciale est adressée au Très-Haut, afin qu'il inspire les gouvernements et les peuples et qu'ils se redonnent le baiser de paix. Enfin celui qui gouverne la barque de l'Eglise se souvient de celle qui, un soir, voguait périlleusement sur les eaux de Judée, et revenant à cet évangile populaire, lu chaque dimanche, au moins en France, dans les processions champêtres, comme l'apôtre Pierre dont il tient la place, il supplie le Maître de calmer la tempête : « Sauvez-nous, Seigneur, nous périssons! »

Il paraît que cette prière a ému quelques sous-préfets. On a crié au scandale ; on a prétendu même, en quelques endroits, empêcher les prêtres de la réciter. Vraiment la situation des curés serait devenue bien difficile, car, au début des hostilités, on les accusait d'avoir voulu la guerre, et voici qu'aujourd'hui on leur reprocherait de travailler pour la paix. Heureusement cjue nous ne sommes pas en Allemagne et que la sagesse des pouvoirs publics à mis bon ordre à ce zèle. Dans toutes les églises de France, la prière à été récitée, et, suivant la belle expression de M. Lavisse, on a


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pensé pieusement à la Patrie. Nul n'a cru que l'on pût souhaiter une paix lâche et honteuse, mais seulement celle que, par sa mystérieuse grâce, Celui qui règne au plus haut des cieux peut accorder aux hommes de bonne volonté.

FERNAND LAUDET.


L'OPINION A L'ETRANGER

Ce n'est pas d'hier que la jjropagande allemande sévit sur l'Espagne. Déjà, avant la guerre, l'ambassadeur de Guillaume à Madrid s'était donné pour tâche de développer et d'aggraver les défiances hostiles que les conservateurs et les carlistes professaient à l'égard de notre pays, tandis qu'il s'efforçait de gagner les milieux militaires en répandant sur notre armée, son organisation et ses chefs, les plus invraisemblables calomnies.

Lorsque le conflit éclata, la propagande prit toute son ampleur. Des tracts, des feuilles créées pour les besoins de la cause, des brochures distribuées à profusion, vantèrent la courageuse Germanie, luttant seule contre la barbarie slave, exaltèrent les vertus militaires de l'Allemagne invincible (i). On essaya même de plus perfides manoeuvres. Par les soins de l'ambassade d'Allemagne, représentée par une bande d'émissaires et d'informateurs, venus on ne sait d'où, pour on sait trop quelles besognes, le bruit se répandit que si la France était victorieuse, elle exigerait l'évacuation de la zone que les traités ont reconnue à l'Espagne au Maroc. Quant à l'Angleterre, elle ne nourrissait pas contre l'Espagne de moins noirs desseins : n'avait-elle pas promis au Portugal, en échange de sa participation au conflit, des agrandissements territoriaux dont l'Espagne ferait les frais? Invariablement, ces sombres perspectives étaient suivies des plus riantes promesses.

(i) M. de Monzie, qui revient d'Espagne, a donné récemment dans le Petit Journal de bien curieux détails sur cette campagne.


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Si la victoire couronne l'effort allemand, l'Empereur donnera à la Péninsule, Tanger et une large part du gâteau marocain. Bien plus : il imposera à l'Angleterre la rétrocession de Gibraltar. Gibraltar espagnol! Quelle offre! Et quelle tentation!

Encore que le gouvernement d'Alphonse XIII ne se soit, à aucun moment, départi d'une neutralité impeccable, il serait puéril de nier, qu'au début surtout, cette campagne de grossiers mensonges ou d'ingénieux sophismes n'ait détourné de nous une certaine partie de l'opinion espagnole. Pas pour longtemps. Les scènes abominables dont la Belgique et nos départements envahis ont été le théâtre, les massacres, les assassinats, les incendies et les viols, par quoi s'est manifestée l'excellence de la « kultur » allemande, ont secoué d'indignation ce pays vaillant et chevaleresque. Des sympathies qui s'étaient momentanément fourvoyées nous sont revenues plus vives et plus ardentes.

D'autre part, la propagande allemande, à force de vouloir s'imposer, a lassé ceux-là même qu'elle avait les premiers conquis. Dé tous côtés, des protestations se sont élevées : les plus grands noms de l'Espagne littéraire, artistique ou savante, n'ont pas hésité à flétrir, en termes indignés, les atrocités des barbares, les raffinements de sadisme et de cruauté des tortionnaires et des bourreaux. Faut-il citer Vicente BlascoIbanez, Jacinto Octavio Picone, Azorin, Perez de Ayala, Armando Palacio Valdes, Joaquim Dicenta, José Francès, Antonio Zozaya, Zuloaga, Unamuno, Gomez Carillo (1), tant d'autres encore, non moins convaincus et non moins illustres, qui ont tenu à nous exprimer, de façon souvent touchante, la foi qu'ils

(1) Actuellement sur le front, Gomez Carillo envoie au Libéral, d'intéressantes correspondances, vives, colorées.et pittoresques. A ïignaler notamment : « L'âme indomptable de la Lorraine » (7 février) et a le Bombardement de Pont-à-Mousson » (11 février).


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gardaient dans les destinées de la France immortelle, et leur confiance inébranlable dans la victoire finale de nos armes.

N'exagérons rien cependant. Parce que le Roi reste notre ami le plus sûr et le plus fidèle, parce que le chef éminent du parti libéral, le comte Romanonès nous conserve une sympathie dont nous mesurons le prix aux assauts qui sont dirigés contre elle, parce que l'élite du sang et du cerveau, à de rares exceptions près, se range spontanément à nos côtés, parce que la propagande allemande, maladroite et brutale, a blessé les uns et éveillé les défiances des autres, parce que enfin le peuple espagnol semble se détourner de plus en plus d'un pays qu'il admirait naguère pour sa force, sa discipline, ses qualités robustes et puissantes, n'en concluons pas trop vite que l'Espagne tout entière est avec nous. Rien ne serait moins exact. Pour les raisons que vous devinez, le clergé nous est hostile. Et aussi l'armée qui a gardé pour l'Allemagne, une admiration que les jeunes officiers, un peu jaloux peut-être de nos succès marocains, ne cherchent pas à dissimuler. Les conservateurs — ou plus exactement l'extrême droite du parti, ceux qui suivent M. Maurâ — ainsi que les carlistes demeurent également irréductiblement attachés, par tendance, par affinités, par tradition à nos adversaires. Ceux-là, quoique nous fassions, quelles que soient nos victoires, nous ne les convaincrons jamais. L'Allemagne a la première armée du monde. Ses soldats sont incomparables, et son organisation matérielle est sans rivale. Les qualités professionnelles des généraux allemands sont très supérieures à celles des chefs que les Français peuvent leur opposer. Joffre, Foch, de Maud'huy, Castelnau, ne sont que des apprentis. Parlez-nous au contraire de von Klûck, de Hindenburg et de Bùlow. Ne leur racontez pas surtout qu'il y a eu une certaine bataille de la


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Marne où les armées françaises, après une retraite méthodique et patiente de quinze jours, ont arrêté tout net le terrible raz de marée qui s'avançait foudroyant sur la capitale. Ne leur dites pas non plus que cette victoire de la Marne, qui a brisé l'élan des meilleurs soldats du kaiser, et marqué la faillite du plan allemand, a été remportée, non pas seulement par le courage héroïque et indomptable de nos troupes, mais aussi par la science de ceux qui les commandaient, par leur habileté, leur sang-froid, leur caractère. Ils vous répondraient immédiatement que la retraite allemande n'a été qu'une simple opération stratégique, volontairement décidée par le grand état-major, un repliement sur des positions meilleures, en attendant l'heure où une offensive irrésistible percera nos lignes et consacrera notre défaite (i). Nous avions déjà lu tout cela dans les communiqués allemands.

Mais que des neutres acceptent d'avaliser de telles absurdités, voici qui pourrait nous paraître invraisemblable si nous ne connaissions pas de longue date l'admiration que le parti de M. Maura a toujours témoignée à l'égard de la méthode, de la science, de la « kultur » allemandes. A la force allemande il a voué un culte exclusif, aveugle, forcené. Même aujourd'hui, après les massacres de Louvain, de Malines, de Dinant, après les tueries, les incendies, les viols et les rapines, « mauristes » et carlistes n'ont pas vu fléchir les sentiments qui les animaient envers la « kolossale », la grandiose Allemagne. Ils ont tout excusé, tout

(i) Dans un entretien que le correspondant à Madrid du Berliner Tageblatt a eu au mois de Janvier dernier, avec M. Vasquez de Mell'a, le chef de la fraction carliste aux Cortès a déclaré : « Aujourd'hui, après plus de cinq mois de guerre, les succès des armées allemandes sont indiscutables. Mon point de vue est qu'aujourd'hi:i plus que jamais, l'Espagne doit chercher à se ranger du côté ce l'Allemagne. »


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absous, tout pardonné. Des prêtres ont été fusillés, des enfants mutilés, des officiers, belges et français, ont été écartelés vivants et suppliciés ; des civils, traînés comme otages en Allemagne, ont été parqués dans des camps de concentration, au mépris de toutes les conventions et de toutes les lois : les mauristes ont gardé leurs lèvres closes. Des églises ont été incendiées et souillées; la cathédrale de Reims, joyau prestigieux, a été sans motif, sans justification et sans but, bombardée avec cette frénésie sadique qui pousse les assassins à s'acharner sur leur victime, après l'avoir étranglée : et les carlistes se sont tus. Contre tous ces crimes, tous ces attentats qui ont fait sursauter d'horreur et de dégoût les nations civilisées, pas un mot, pas un geste, pas une protestation ne sont venus de ceux-là même qui paraissaient les plus qualifiés pour agir. Si, je me trompe : ils ont balbutié des mots d'excuse, esquissé des gestes d'assentiment. « Voyez-vous, me disait l'autre jour, Blasco-ilbanez (i), ces gens-là sont incorrigibles. Incorrigibles parce que fanatiques. Leur culte exclusif et souverain, c'est la force brutale, sans frein ni règle, la force « kolossale », quelque abominables et odieuses que soient ses manifestations. L'idole, c'est l'empereur Guillaume II, personnage merveilleusement représentatif de cette Allemagne félonne et barbare, pour laquelle il n'y a ni traité, ni engagement, ni promesses. Oui, Guillaume II représente pour eux, et à ravir, cette Allemagne monstrueuse, bardée de fer, cuirassée d'acier, qui, de sa botte pesante et lourde, écrase, au nom de sa « kul« tur », les peuples qui ont tenté de résister à sa loi.

« La Belgique, pays neutre, nation douce et fière, a osé désobéir : on a tenté de l'exterminer. Le glaive de l'Allemagne est rouge du sang de ses victimes. Le

(i) Un entretien avec Blasco-Ibaiîez. Petit Journal, 20 février.


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Droit, pantelant, chancelle et menace de s'abattre. Qu'importe! 'En avant et toujours en avant! Place, place à la Force ! »

Pour avoir parlé avec tant de franchise et de chaleur, Blasco-lbanez a été quelque peu houspillé par la Tribuna de Madrid. Il se consolera en pensant que la Revue hebdomadaire, qui avait organisé, voici trois semaines à la Sorbonne, cette belle fête de la Latinité, dont le retentissement, dans ce pays, et hors de France, a été si considérable, n'a guère été [mieux traitée. La Tribuna, qui véritablement nous paraît d'humeur atrabilaire, n'y va pas par quatre chemins. Qu'on en juge par ce morceau dont le titre seul est assez savoureux :

CULTURE ET CIVILISATION

Les divagations de la Sorbonne.

Les lieux communs, la vulgarité, les misérables clichés de pacotille qui ont été exprimés à la Sorbonne, puis les articles au moyen desquels ceux qui sympathisaient avec la cause qu'il s'agissait de défendre, les ont éclairés et commentés, suffiraient pour discréditer n'importe quelle Maison du Peuple et encore bien plus cet ancien « Centre d'enseignement théologique ».

Ayant dit, la Tribuna, un peu calmée, s'efforce de s'élever à des considérations générales :

« 11 ne s'agit plus d'affirmer, il faut prouver, et nous ne sommes plus au temps où, avec quatre généralités des plus faciles à établir, pour quiconque a seulement lu l'Histoire dans un traité élémentaire, on pouvait arriver aux conclusions les plus contradictoires, suivant la convenance de l'orateur.

« Non, il n'y a pas de civilisation latine restreinte à tel ou tel peuple; pas de barbarie germanique, répandue dans telle ou telle région; il n'y a qu'une civilisation européenne sans


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distinction d'Etats, sans distinction de gouvernements, et quelles que soient les lots ou les coutumes qui'lesgouvernent.

» Il n'y a pas d'esprit individualiste latin, pas d'étatisme germanique, pas de s'avisme autocrate ; et pas plus chez les Teutons que chez les Latins ou les Slaves, il n'y a de philosophie de la force. Tous ont abusé de la force pour dominer et tyranniser les peuples, lorsque c'était leur propre intérêt...

[Ici l'auteur cite pêle-mêle les conquêtes de l'Inde, de l'Algérie, Tunis, Madagascar, le Tonkin, toutes réalisées moyennant des procédés inouïs de cruauté et de barbarie.]

« On a cité souvent l'individualité du peuple anglais, mais sa langue, son histoire", son type physique lie prouvent-ils pas bien clairement son origine : qu'étaient-ce que les AngloSaxons, sinon des Germains?

ii Y a-t-il un peuple plus étatiste que le peuple français? Que les Français se vantent de tout, nous l'admettons, hormis d'être un peuple libre.

« L'Etat germanique est un empire, oui, mais un empire fédéral, qui comprend jusqu'à des républiques; de fait, il en contient rien moins que trois. Comment les Français comprendraient-il cet État, alors qu'ils ont étouffé toute liberté et toute autonomie personnelles, collectives ou locales dans leur propre pays?

« N'est-il pas ridicule d'entendre nommer Paris le berceau de la latinité? Paris, qui commença à avoir de l'importance sous les Francs mérovingiens, c'est à-dire les Germains qui la conquirent au cinquième siècle, en même temps que la Gaule Belgique. Du reste, toutes les contrées au-dessus de la Loire ne sont-elles pas plus germaniques que romaines?

« La civilisation européenne n'est qu'une suite de dépôts séculaires apportés par une foule de nations et de races parmi lesquelles la teutonne tient une place très importante.

« Que resterait-il de cette civilisation, si l'on en retranchait l'apport des Allemands, des Flamands, des Scandinaves, des Anglais et des autres peuples de race teutonne?

ci 11 ferait beau de troquer tout ce que l'on doit à la civilisation et à la culture germaines contre cette fameuse latinité que Blasco-Ibanez préconise. »


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Nos lecteurs comprendront que nous ne nous attardions pas à relever les « erreurs », plus ou moins grossières, embusquées à chaque ligne de cet article. Nous ne nous soucions nullement d'engager ici une polémique avec la Tribuna. Simplement, nous avons voulu, par cet exemple, illustrer un état d'esprit que nous préférons nous abstenir de juger par égard pour nos amis espagnols.

Surtout, qu'on ne nous accuse pas d'avoir choisi parmi les articles de la Tribuna, les plus hostiles ou les plus malveillants. Six jours avant « les divagations de la Sorbonne », le même journal, sous la signature de Canovas Cervantes, déclarait : a La France chauvine voulait détruire VAllemagne travailleuse et cultivée; et pour cela, elle n'a pas hésité à mettre au service de la tyrannie l'argent de la République et de la Liberté... Cependant, la France n'avait jamais rencontré, de la part de l'Allemagne, le moindre obstacle à ses plans d'agrandissement intérieur et extérieur... Ce n'est que depuis la guerre de iSjo que la France était arrivée à l'apogée de sa richesse économique et à un développement colonial inconnu jusque-là dans son histoire... »

Ainsi, si nous nous sommes développés, agrandis, enrichis, c'est à l'Allemagne que nous le devons, à l'Allemagne victorieuse de 1870. Sans elle, où en serionsnous? Quand on pense que nous attribuions, sans penser à mal, le relèvement de notre pays, sa prospérité, l'élargissement de son domaine colonial à l'incomparable ressort de notre activité nationale, à notre énergie indéfectible, à notre vaillance laborieuse, à notre volonté obstinée de reprendre la place que nous avions perdue! Et qu'il a fallu quarante-quatre ans d'ingratitude, la guerre, et la Tribuna pour nous faire découvrir cette vérité historique : la puissance actuelle de la France, c'est à l'Allemagne qu'elle la doit. Mais, j'y


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songe, pourvu que la défaite que nous nous préparons à infliger aux Allemands n'aille pas leur attribuer, à eux aussi, tous les avantages que la victoire de 1870 avait, paraît-il, procurés à leurs adversaires malheureux !

On le voit, la Tribuna ne déteste pas le paradoxe. Oserons-nous lui confier que c'est une arme infiniment délicate qui demande à être maniée avec mesure et discrétion. Et l'excellente Tribuna nous semble avoir les doigts un peu gourds. Affirmer, par exemple, comme elle l'a fait récemment, que la maîtrise des mers était, pour les adversaires de l'Allemagne, un avantage plus apparent que réel, qui ne gênait en rien les Allemands parce qu'ils avaient pris, à l'avance, leurs précautions; soutenir, en outre, que cet avantage illusoire était plutôt dangereux pour les alliés, ce n'est pas faire de la fantaisie; c'est même plus qu'énoncer une sottise, c'est nier audacieusement — et bien inutilement — la matérialité des faits (1).

Au bref, la campagne de la Tribuna apparaît fort maladroite. Plus habile est celle que mène, avec une ardeur appliquée et consciencieuse, rehaussée par le talent littéraire de ses rédacteurs, le Correo espanol et VA. B. C. Encore, pour être juste, faut-il ajouter que ce dernier journal manifeste depuis quelque temps une germanophilie plus apaisée. Il ouvre parfois ses colonnes à des collaborateurs qui témoignent pour la cause que nous défendons une sympathie que nous apprécions à son prix. Les articles signés « Azorin » (on sait que ce pseudonyme cache le député J.-M. Ruiz) et ceux de M. Henri Bernard se font remarquer par la chaleur et la vivacité de leurs sentiments français.

Ces sentiments amicaux à l'égard de notre pays, dont nous avons plaisir à relever chaque jour l'expres(1)

l'expres(1) des mers. La Tribuna, u février.


L'OPINION A L'ÉTRANGER 87

sion dans des journaux comme El Pais, El Radical, la Maiiana, le Libéral, quelquefois même Y Impartial, combien nous voudrions les voir se propager, se fortifier et s'étendre! Non pas que nous songions un seul instant à demander à l'Espagne de se départir des devoirs que lui commande la plus rigoureuse neutralité. Mais il nous est particulièrement pénible de penser, qu'à l'heure de l'épreuve, aux prises avec un ennemi qui foule cyniquement aux pieds toutes les lois de la guerre, il y a, dans cette fière nation latine, éprise pourtant du plus noble idéal chevaleresque, dans cette nation à laquelle nous lient le voisinage, la parenté, les affinités électives, les traditions communes, des hommes qui, ouvertement, souhaitent le triomphe de nos adversaires, et font des voeux pour notre écrasement.

* *

En Italie, la polémique que j'avais signalée, la semaine dernière, entre partisans et adversaires de la neutralité, se poursuit avec des alternatives diverses. Les tranchées « neutralistes » sont occupées par la Tribuna, la Stampa, YOsservatore Romano, Il Popolo Romano, vaillamment secondés par un certain nombre de feuilles allemandes : la Vita, la Perseveranza, la Lombardia, la Vittoria, la Sera. Les tranchées « interventionnistes », par le Secolo, le Messaggero, le Corriere délia Sera, le Giornale d'Italia, le Popolo d'Italia, YIdea Nazionale, \eLavoro, pour ne citer que les chefs de file.

Vous connaissez les combattants, et vous savez les raisons du combat. « Jamais, disent les neutralistes, l'Autriche, si sollicitée qu'elle soit par l'Allemagne, ne nous cédera sans guerre tous les territoires que nous revendiquons. » « Vous verrez, proclame JVL Giolitti, qui se défend d'avoir reçu la moindre confidence de


88 L OPINION A L'ETRANGER

M. de Bùlow, tout en agissant, coïncidence étrange, comme s'il en était le premier truchement, vous verrez que nous obtiendrons, par l'action diplomatique, des bénéfices appréciables. »

Que l'Autriche puisse souscrire, sans y être contrainte par la force, aux revendications italiennes et s'ouvre le ventre avec le poignard que M. Giolitti lui tend, avec une si affectueuse et si corJiale insistance, c'est ce qui semblait inimaginable à quelquesuns. Tout de même, l'ancien dictateur paraissait si sûr de son fait, il énonçait sa certitude avec une si tranquille assurance que l'hypothèse d'un harakiri autrichien commençait à gagner du terrain. Déjà les neutralistes triomphaient; déjà, ses amis voyaient M. Giolitti renverser d'une pichenette le ministère Salandra, quand soudain survint la Neue Freie Press. Avant même que M. Giolitti' ait eu le temps de descendre du ring, le champion neutraliste « encaissait », en plein visage, un direct, lancé à toute vitesse par cet adversaire inattendu, mais résolu, dont le nom, on ne sait par quel oubli, n'avait pas été porté au programme. Oubli incompréhensible. A force de parler de la mort de l'Autriche ou de sa mutilation nécessaire, il était certain que Vienne voudrait dire son mot. Et il était énergique. « Jamais, tant que nous aurons un souffle d'existence, l'Autriche ne cédera un pouce de son territoire. »

Avouons-le, le coup était rude. Mais on ne prend pas M. Giolitti sans vert. Un instant étourdi, il se relevait avant les dix secondes fatales. Et remis d'aplomb, l'aplomb lui revenait : Bien sûr que l'Autriche ne se résignerait pas de gaieté de coeur à céder tout son littoral adriatique, mais ce que nous demandons, c'est un abandon modéré. Que veut avant tout l'Italie, sinon une politique transactionnelle, satisfaisant ses aspirations nationales, tout en sauvegardant en même temps les intérêts de l'Autriche.


L'OPINION A L'ÉTRANGER 89

Que dites-vous de cette singulière combinazzione ? Et que penser d'un gentleman qui, après avoir allégé son voisin d'une partie de son portefeuille, l'assure de sa sympathie dévouée, et de l'intérêt très vif qu'il porte à la conservation de ce qu'il a bien voulu lui laisser. Décidément, M. Giolitti est un prodigieux pincesans-rire. Malheureusement les interventionnistes ne sont pas, en ce moment, d'humeur à plaisanter : « La Neue Freie Press, écrit le Giornale d'Italia, a pourtant parlé très clairement, d'un ton qui ne laissait aucun doute, n'autorisant en rien les illusions qu'avait réveillées la lettre de M. Giolitti. Mais la Tribuna (organe de M. Giolitti) ne juge pas à propos d'attribuer une importance exagérée aux fameuses conclusions de l'article viennois... Nous ne nous attarderons pas aux subtilités de ses raisonnements... » — « Nous n'avons pas voulu la guerre, répète le Corriere délia Sera. Nous avons, de toute notre bonne volonté, cherché à l'éviter. Mais puisque la guerre est un fait, notre devoir est de défendre notre nationalité et de déterminer les conditions qui en rendent la défense moins difficile à l'avenir. »

\JIdea Nazionale n'est pas moins nette ni moins expressive : « La Neue Freie Press a déclaré que l'Autriche ne pouvait rien accorder. Pourquoi donc la Tribuna s'ingénie-t-elle à vouloir, en termes timides, démontrer le contraire? La Tribuna ne veut pas la mort du pécheur, mais bien sa conversion. Or, le pê cheur a déclaré qu'il préférait la mort. »

Et maintenant, attendons la réponse que jugera peut-être bon de faire la Neue Freie Press aux invites pressantes — et jusqu'ici dédaignées — de M. Giolitti.

A quand le second « round » ?

RENÉ MOULIN.


Les faits et les idées au jour le jour

LES ÉVÉNEMENTS MILITAIRES DE LA SEMAINE du 21 au 28 février.

i" Sur le théâtre occidental.

Sur le front, depuis la mer jusqu'à Reims, les événements se bornent, à peu de chose près, à des canonnades au cours desquelles notre artillerie continue à affirmer sa supériorité.

Entre Reims et l'Argonne, notre progression est sérieuse et la lutte des plus opiniâtres. Nous sommes parvenus, au prix d'attaques réitérées, à occuper, au nord de Perthes et de Mesnil-les-Hurlus, la crête que parcourt le chemin qui, de Perthes, va à Cernay-en-Dormois, en passant parla butte de Mesnil (cote 199) et la ferme dite Maisons-de-Champagne (cote 185). De là, nous dominons le vallon parcouru par la Dormoise et nous tenons sous notre feu, à 6 kilomètres, la voie ferrée de Challerange (ligne de Sainte-Menehould à Vouziers) à Bazancourt (ligne de Reims à Mézières), ligne qui joue un rôle dans les communications latérales intérieures des divers corps allemands de la région. Reims et sa cathédrale ont, par contre-coup des échecs de nos adversaires, été rebombardées à outrance.

En Argonne, nous avons, dans les environs du Four-deParis, à Marie-Thérèse et sur le ruisseau des Meurissons, livré quelques combats heureux.

Entre Argonne et Meuse, nous avons progressé dans le bois deCheppy, à l'est de Vauquois. Outre-Meuse, nous avons démoli les défenses des Jumelles d'Ornes. Ce sont deux hauteurs contiguës cotées 307 et 310 au nord-est d'Ornes, à 1 2 kilomètres d'Etain et 17 de Spincourt, d'où l'on domine toute la contrée environnante d'environ 80 mètres.

L'obstination impuissante qu'ont mise les Allemands à essayer de nous reprendre Combres et les Éparges indique


LES FAITS ET LES IDÉES AU JOUR LE JOUR 91

l'importance qu'ils attachent à la possession de ces points de l'extrême lisière est des Hauts-de-Meuse, d'où l'on surveille et commande deux des routes qui, d'Étain et de Metz, conduisent, par Hattonchâtel, à Saint-Mihiel. Au sud-est de cette ville, nous avançons dans le Bois-Brûlé, c'est-à-dire dans la partie est de la forêt d'Apremont qui touche à la route de Thiaucourt à Saint-Mihiel par Bouconville.

D'après les dernières nouvelles de la Haute-Alsace, les Allemands, dans la vallée de la Fecht, à l'ouest de Munster, sur la route de la Schlucht, sont au contact avec nous dans le village de Stosswihr, et sur le Sattel, promontoire coté 782, entre les deux vallées du Kleinthal (Stosswihr) et du GrOssthal (f.uttenbach), ou Fecht proprement dite.

2° Sur le théâtre oriental.

' En Prusse orientale, l'opération dirigée par le maréchal Von Hindenbourg paraît avoir eu pour but de dégager la province de Prusse de l'étreinte russe, et, tout en menaçant la voie ferrée de Petrograd à Varsovie, derrière le Niémen, au nord de Grodno, d'exécuter contre Varsovie, par le front de la Narew, un mouvement tournant par le nord en pivotant autour de Novo-Georgiewsk.

Au nord de Grodno, sur la portion du cours du Niémen qui, entre cette ville et Kovno, est orientée sud-nord, les Allemands avaient réussi à aborder la rive gauche du fleuve, et même à jeter, sur la rive droite, un détachement qui a, du reste, été rejeté par les Russes de l'autre côté. Les débris du 20" corps qui, après avoir perdu le contact avec le reste de la 10e armée, s'étaient jetés dans la forêt d'Augustowo où les Allemands avaient tenté de les cerner, sont parvenus, après une lutte opiniâtre, à forcer le cercle de fer qui les étreignait et à rejoindre le gros de l'armée.

Au nord de Grodno, part du Niémen un canal qui rejoint à Ossoviec-Gonionds, le Bobr, affluent de la Narew, qui ellemême est tributaire de la Vistule.

Les Allemands paraissent avoir réussi à amener de l'artillerie de siège devant la forteresse d'Ossoviec. Mais leur effort principal s'est porté plus au sud, sur la Narew, qu'ils ont essayé de passer d'abord, mais sans succès, un peu en


92 LES FAITS ET LES IDÉES AU JOUR LE JOUR

aval de Lomja, à 50 kilomètres du confluent du Bobr, à Novogrod, et surtout, ensuite, à l'ouest d'Ostroleka, sur la ligne Kroenosielc-Prazsnisz, où ils viennent d'éprouver un sanglant échec.

Cette région est la seule dont la nature non marécageuse permette des opérations de quelque envergure. En supposant, du reste, que l'armée allemande eût réussi à franchir la Narew, comme elle paraissait le vouloir, entre Ostroleka et Pultusk, elle eût encore trouvé, sur le chemin de Varsovie, l'obstacle du Bug, puis celui de trois autres affluents de gauche moins importants de la Narew.

L'échec de Prazsnisz semble devoir mettre fin à cette aventure. Le long de la Bzura et de la Rawka, les Allemands ont jugé utile de tenir leurs adversaires en éve'l par des attaques destinées à les empêcher de dégarnir ce front. Elles se sont toutes résolues à leur confusion.

Du côté des Carpathes, les Russes continuent, à leur droite, à contenir sur la Donajec, où d'importants combats se sont déroulés à leur avantage dans les régions de NeuSandec et de Tarnow, les Autrichiens qui, sur l'aile opposée, se sont glissés en Galicie orientale, le long de trois affluents du Dniester, la Siwka, la Lomnica et la Bistrzyka, jusqu'à Dolina, Kaluzs et Stanislau. Pendant ce temps, les colonnes russes combittent sur les deux versants des Carpathes; sur le versant nord, en face du col de Doukla, à Lupkow (à l'entrée du double passage, route et voie ferrée qui conduisent dans la vallée du Laborc), et en face du col deTuchla, où ils viennent de remporter deux avantages, l'un à l'ouest de la fameuse position de Koziowa, dans la petite vallée de la Zawadka, l'autre au sud de Tuchla, dans la vallée de la Rosanka, affluent de l'Opor; au sud des montagnes, deux colonnes qui opéraient, l'une dans la vallée de l'Ung (district d'Ungvar, l'autre dans la vallée de la Tizsa supérieure (district de Maramaros) ont fait leur jonction dans le district intermédiaire ou comitat de Bereg, dans les environs immédiats de Munkacz, chef lieu du comitat.

En Bukowine, les Autrichiens se sont arrêtés sur le Pruth, et les Russes reprennent l'offensive.

Au Caucase, nos al'iés progressent dans la région au sud du Tchorok.


LES FAITS ET LES IDÉES AU JOUR LE JOUR 93

3° Sur mer.

A signaler, sur mer, un sous-marin allemand coulé par un de nos contre-torpilleurs près de nos côtes du Nord, et un torpilleur français coulé par une mine dans l'Adriatique, en escortant un convoi à destination du Monténégro.

Le gros événement actuel est l'attaque des Dardanelles par la flotte anglo-française. L'entreprise est hardie, téméraire même, à cause des difficultés de toute nature dont elle est hérissée. On paraît, du reste, procéder méthodiquement. A mesure que la flotte anéantit les défenses de la côte, des drague-mines déblaient le passage. Nous sommes parvenus à détruire les forts de l'entrée, Sed-el-Bahr, près du cap Elles, sur la rive européenne, et Kum-Kalesi sur la rive asiatique, ainsi que le fort d'Erenkoï ou Orcanié situé à 10 kilomètres de l'entrée, sur la rive anatolienne, au milieu du bassin large de 6 à 7 kilomètres qui précède le point où la passe se rétrécit à I 500 mètres en faisant un coude accentué. Le fort Dardanos, à 15 kilomètres de l'entrée, également sur la rive anatolienne, a aussi été pris à partie. Il convient de ne pas oublier que le canal a 64 kilomètres de long et que la position où nous avons travaillé jusqu'ici est celle où nos navires se trouvent le plus à l'aise, et pour le tir et pour leurs évolutions. Il est à souhaiter que nous soyons assez heureux pour arriver jusque devant Constantinople. Il nous faudra, auparavant, jeter quelques troupes à terre, ne fut-ce que pour s'opposer à l'organisation d'une défense mobile autrement dangereuse que les ouvrages permanents.

Notre arrivée à Constantinople, outre qu'elle ouvrirait au blé et au pétrole de Russie le passage des détroits, aurait une influence décisive sur les attitudes énigmatiques ou hésitantes des puissances balkaniques, et par contre-coup de l'Italie.

Sur la foi de renseignements inexacts, j'avais cité, comme faisant partie de la flotte des Dardanelles, nos trois cuirassés Suffren, Gaulois et Bouvet. Il convient, à ce dernier nom, de substituer celui de Charlemagne.

Général HUMBEL.


94 LES FAITS ET LES IDÉES AU JOUR LE JOUR

LES BATAILLES DE LA PRUSSE ORIENTALE D'APRÈS LES CRITIQUES MILITAIRES

L'importance des batailles russo-allemandes du Niémen à la Vistule est considérable. La Revue hibdomadaire donne ici, à titre documentaire, l'appréciation des critiques militaires du Temps et des Débats sur ces opérations.

Des récits de la bataille des Lacs ont été publiés par les deux partis, et l'on peut, dès maintenant, en établir sommairement les concordances (i).

Il semble que les Russes aient su de bonne heure que les Allemands se renforçaient en Prusse orientale. Dès le 8 février, le correspondant du Times à Petrograd écrivait : « On pense dans les milieux compétents que la récente accalmie sur la Bzoura peut être due à un retrait d'une partie des troupes allemandes pour renforcer les armées de Prusse orientale et des Carpalhes. » Le même jour, le communiqué russe annonçait les premiers engagements à la gauche du front, dans la direction de Johannisburg.

Les armées russes étaient alors engagées à fond tout le long de l'obstacle des lacs et de l'Angerap, sur un front qui, de Johannisburg à Tilsitt, mesure en ligne droite 170 kilomètres. Elle était divisée en un certain nombre de fractions, engagées aux différents points de passage qu'elles essayaient de forcer. 11 y avait un de ces groupes à Loetzen, au point où une voie ferrée passe entre les lacs ; il y en avait un autre plus au Nord, sur l'Angerap, à Darkehmen, où il avait réussi à forcer la tête de pont, un troisième vers Gumbinnen, d'autres, toujours en continuant vers le Nord, entre Malwiscken et I.asdehnen, Enfin, au delà encore, l'extrême droite russe opérait sur le bas Niémen un vaste mouvement tournant sur la gauche allemande. S'il est vrai, comme on l'a dit, que les forces russes comptaient onze divisions, on arrive pour le total

(1) Journal des Débats. «Situation militaire. 11 ■


LES FAITS ET LES IDEES AU JOUR LE JOUR 95

de ce front à la densité d'un homme par mètre courant (1).

Il n'y a ni doute ni contestation sur la manoeuvre allemande. Une colonne perçant par Vladyslavov a coupé derrière les Russes la grande ligne de Gumbinnen à Kovno, celle qui suit le Nord-Express. Un récit allemand nous donne quelques détails sur cette opération. Les positions russes s'étendaient devant Pillkallen par la forêt de Schorellen, et de là se poursuivaient au Nord, presque jusqu'à la frontière.

La terre était couverte de neige, et un vent glacé amenait de nouvelles tempêtes. La circulation sur les routes et sur les voies ferrées était très difficile, l'usage de l'automobile impossible; mais des milliers de traîneaux avaient été préparés. Les troupes allemandes attaquèrent le 8 ; le 10 elles avaient atteint Pillkallen par leur droite, Vladyslavov, c'est-à-dire la frontière, par-leur gauche. Elles se rabattaient alors au SudEst, en faisant tête de colonne à droite, et atteignaient, le 11, la voie Gumbinnen-Kovno. Le lendemain elles la dépassaient et occupaient au Sud Wizajny et Kalwaria, à une forte journée de marche, au sud-est de Mariampol.

Le récit russe nous apprend ce qui s'était passé. Un corps russe, cédant à des forces supérieures, s'était replié vers Kovno, mais son recul avait découvert le flanc droit du corps voisin, placé à la hauteur deGoldap, qui sa trouva extrêmement compromis. Ceci coïncide avec le récit allemand qui parle de deux divisions russes presque détruites et d'une troisième très éprouvée. Les deux premières, 83' et 56", sont cellesdu corps enfoncé à Pillkallen ; la troisième, 27e, dans le récit allemand, 29", dans le récit russe (mais c'est là sans doute une inexactitude de transmission), est celle qui a été presque enveloppée entre Goldap et Suvalki. Elle appartenait au 208 corps. La route de l'Est étant coupéa, ce corps dut se replier, par le Sud, sur la forêt d'Augustovo.

En même temps, le recul gagna toute la ligne russe; les forces qui étaient à Lotzen se replièrent, poursuivies par les corps allemands qui, depuis le mois d'octobre, les contenaient de front.

Restait plus au Sud, à la gauche, un groupe de forces

(1) Voir la carte publiée dans le supplément illustré de la Revue hebdomadaire.


96 LES FAITS ET LES IDÉES AU JOUR LE JOUR

russes qui tenait à Lyck. C'étaient des troupes sibériennes, très vigoureuses et très braves. En prolongeant leur défense elles donnaient au centre et à la droite le temps de s'écouler vers Augustovo. Elles servaient de pivot à la retraite. Elles occupaient une position très forte entre le lac Lazmiaden au Nord et le lac de Lyck au Sud, les ailes appuyées et le centre établi au village de Woszezellen. Ce village fut enlevé le 13 au soir; le 14, la ville de Lyck fut emportée; le 15, les troupes russes avaient évacué la Prusse orientale.

# * *

Voilà donc les Russes en retraite sur un front LyckAugustovo. Attaqués de front et pressés sur leur flanc droit par un ennemi qui s'étend à l'est de Suvalki jusqu'à Sejny. Le communiqué russe du 2 1 nous dit que cette retraite s'est faite pas à pas, en combattant énergiquement et en infligeant de graves pertes à l'ennemi.

En même temps des troupes de secours venaient recueillir les corps en retraite. Ces troupes de secours paraissent être venues de divers points. De Grodno, elles se sont portées vers le Nord-Ouest, évidemment pour faire échelon derrière l'extrême droite des colonnes en retraite et protéger ainsi leur flanc Est contre un nouvel enveloppement. Actuellement les troupes en retraite paraissent avoir atteint le Bobr dans la région de Soukha Volia, et y avoir fait tête, tandis que les troupes venues de Grodno s'avançaient sur Lipsk, menaçant le flanc gauche des Allemands.

D'autres troupes se portaient enavantd'Ossowietz. D'autres encore, plus à gauche, s'avançaient de Lomza sur Kolno. Enfin, d'Ostrolenka, à dix lieues à l'ouest de Lomza, une colonne marchait sur Kazidlo.

Plus à gauche encore, au nord de la Vistule, on se rappelle qu'une bataille, assez vive, était engagée depuis l'est de Mlava jusqu'à ce fleuve vers Plotzk. Cette bataille forme maintenant l'aile gauche de la bataille générale. Les Aile-" mands, dès que leur succès en Prusse orientale a été affirmé, ont pris l'offensive dans le secteur de la Vistule, avançant au nord du fleuve de Siepre sur Razionsk (15 février), et le long du fleuve de Plotzk et jusqu'à mi-chemin du confluent de la


LES FAITS ET LES IDÉES AU JOUR LE JOUR 97

Bzoura. — Enfin, depuis quelques jours, des combats sont signalés dans le secteur de Mlava, vers Prasnysz à droite et Plonsk à gauche, de sorte que la bataille est générale sur tout le front.

Ainsi, les événements de Prusse orientale comprennent jusqu'ici trois épisodes.

1° Les Allemands percent la ligne russe en avant de Pillkallen et coupent la route de Kovno (5-/ o février);

2° Les Russes opèrent leur retraite par un mouvement de conversion, leur gauche servant de pivot et tenant à Lyck jusqu'au 14, tandis que l'aile droite marchante se retire en combattant dans une région difficile, avec une menace d'enveloppement sur son flanc droit. D'après les communiqués de Petrograd, cette retraite a été complètement terminée vers le 19;

3° La dernière phase s'est accomplie sous la protection d'une contre-attaque russe, partie de plusieurs points de la ligne des forteresses, et qui s'est progressivement transformée en une grande bataille, engagée sur 300 kilomètres de longueur, depuis Grodno jusqu'à Plotzk. Aucune décision n'apparaît encore en ce moment. Il semble cependant que les Allemands soient arrêtés sur tous les points.

La bataille de la Prusse jugée par « le Temps ».

La presse allemande a beaucoup dénaturé les événements des dix derniers jours. Sur le front russe nord, elle va jusqu'à dire que la victoire des Allemands leur donnera, pour fin mars, un front allant en ligne droite du nord au sud, depuis les bords du Niémen jusqu'à ceux de Sereth. En Russie, si les critiques militaires ne s'accordent pas sur le but que se proposait l'ennemi, tous s'accordent pour démontrer que ce but, quel qu'il fût, ne fut pas atteint. Le critique de la Rietch dit que le but des Allemands était d'enlever la ligne de défense russe sur,le Niémen par une subite attaque, sans que les forteresses de cette ligne aient le temps de recevoir l'aidé d'une armée suffisamment forte. D'aprèslui, malgré

R. H. 191s. — III, 1. 4


98 LES FAITS ET LES IDÉES AU JOUR LE JOUR

les déceptions nombreuses de l'ennemi, ce but n'est pas abandonné et les opérations actuelles en sont la preuve.

Au mois de septembre, les Allemands qui se trouvaient devant Ossovietz furent attaqués sur leurs derrières par les Russes venant de Chtchoutchin et obligés de fuir pour éviter que cela ne se reproduisît. Cette fois encore, écrit la Rietch, les Allemands marchèrent sur Ossovietz en trois groupes, par Chtchoutchin, Radzilof et Kolno, triangle qui renferme le village de Jedvabno. Occuper ce triangle, c'était s'assurer définitivement un chemin libre vers Ossovietz sans aucun danger derrière soi. Voilà ce qui explique ces combats acharnés pour l'occupation de Jedvabno, qui est le centre de gravité de ce triangle stratégique. Jedvabno, nous disent les nouvelles officielles, fut occupé par les Russes le 20 février, disputé pendant toute la journée du 21 et surtout pendant la nuit du 21 au 22, mais toujours en vain. Tant que ce triangle stratégique Chtchoutchin-Radzilof-Kolno ne sera pas aux mains de l'ennemi, il restera impossible aux Allemands d'aborder directement l'attaque d'Ossovietz.

De son côté, l'Invalide russe, répondant aux considérations de la presse allemande, dit que les opérations sur le Niémen ont relativement réussi aux Allemands, grâce seulement au transport rapide de leurs troupes par la voie ferrée vers la Vistule inférieure, Memel-Turogen, ligne que naturellement les éclaireurs russes ne pouvaient pas aller couper. D'après lui, cette opération avait seulement un but démonstratif pour attirer les forces russes vers l'est et dégager Varsovie. Mais le résultat contraire a permis aux Russes d'attaquer le flanc droit ennemi au nord de Varsovie, vers les voies ferrées de la Vistule inférieure. En effet, dit le journal russe, après avoir repoussé le flanc gauche de l'ennemi dans la direction de Grodno-Lipsk, nos troupes attaquent, maintenant, le front allemand de Plonsk-Ratsionj, qui couvre directement les communications allemandes de la Prusse orientale.

Ce critique pense que les forces nouvelles allemandes ne. sont véritablement que des remaniements compliqués de troupes déjà utilisées. L'ennemi fait tout pour éparpiller les forces russes sur un front très étendu avec de nombreux points de contact, cela pour éviter la grande bataille où


LES FAITS ET LES IDÉES AU JOUR LE JOUR 99

entreraient les deux tiers de leurs effectifs. Cependant, il est probable que l'ensemble de tous ces petits combats coûte autant de pertes aux Allemands qu'une grande bataille. Enfin, dans la Gazette de la Bourse, le colonel Choumsky résume les opérations du 12 au 20 février en montrant comment l'avance foudroyante de l'aile gauche allemande sur le Niémen fut déviée vers Augustof, au sud, par le recul de la dixième armée russe vers Kovno, et comment elle se transforma enfin en défensive de l'aile droite ennemie contre les attaques russes à Sierpetz et Plonsk, dirigées vers les lacs mazuriens avec Novo-Georgievsk comme base. Cette forte offensive de l'aile gauche russe est due à la résistance, à Augustof, de la division de l'extrême gauche de la dixième armée russe contre le gros des effectifs ennemis. Cette résistance héroïque fait que le mouvement allemand est réduit maintenant à la défensive non protégée, ou à l'offensive impuissante devant la formidable barrière formée par le Niémen, la Bobr et la Naref.

Ainsi les opérations du maréchal Hindenburg ont remplacé la ligne Bzoura, Rawka et Pilitza par cette nouvelle position très difficile. De plus, l'armée allemande est éloignée de toutes communications rapides avec le centre de l'Allemagne, et le total des effectifs ennemis, qui progressait de 6 corps à 26, passe successivement par 9, 13 et 19. Cette masse, immobilisée maintenant en Russie, est autant de moins sur le front français. — C. R.

La situation stratégique (1).

Dans leur nouvelle marche sur le Niémen, où ils ont pu enregistrer quelques succès, grâce à leurs facilités de déplacement, les Allemands, renonçant à leur manière d'attaquer sur un grand front, avaient, cette fois, à cause de la fonte des neiges et de l'absence d'un riche réseau ferré, et par suite également du terrain marécageux et boisé, procédé par groupes séparés. Le premier groupe marchait sur l'aile droite de la dixième armée russe vers Kovno, en s'appuyantsur la voie ferrée Eydtkuhnen-Kovno. Le second groupe, sans doute le

(1) Le Temps.


IOo LES FAITS ET LES IDÉES AU JOUR LE JOUR

plus considérable, avançait sur Grodno par les forêts d'Augustof et par le village de Lypsk, situé à quarante kilomètres à l'ouest de Grodno, au confluent de la Bobr et de son affluent la Gantcha-Noire. Le troisième groupe avait Ossovietz pour but sur la voie ferrée Lyck-Bielostok. Le quatrième groupe arrivait de Johannesburg par la vallée de la Pissa et le village de Jedvabno, au nord-est de Lomza. Le cinquième groupe venait de Soldau, sur la Mlawa et Prasnych. Enfin les troupes opérant précédemment à Sierpetz formèrent encore un détachement marchant sur Plonsk, pour se rapprocher de la forteresse de Novo-Georgievsk. Tous ces groupes suivaient les lignes de chemins de fer ennemies, prévoyant le mauvais état des routes et craignant des difficultés pour s'approvisionner. Des détachements nombreux de cavalerie, signalés par l'état-major russe, notamment à Volita et à Radzilof, entre Mychynetz et Ostrolenka, reliaient ces forces entre elles. Comme on le voit, l'ennemi n'avançait qu'avec de grandes précautions.

L'armée russe dut prendre des mesures énergiques et rapides pour reculer le moment où le combat deviendrait inévitable, jusqu'à ce que les conditions fussent plus favorables pour elle. Pour cela, il fallait, surtout, tirer parti des conditions topographiques rendues encore plus impraticables sur les voies de communication suivies par l'ennemi après le recul de nos alliés. C'est ce que firent les Russes au cours de leur habile retraite.

Pour le moment, le mouvement en avant de l'ennemi est complètement enrayé. Le second groupe ennemi fut rencontré, comme le disaient les communiqués officiels, à l'ouest de Grodno, près de Lipsk. Le troisième groupe s'est buté à la forteresse d'Ossovietz, dont l'artillerie défend non seulement la forteresse, mais prend part, également, aux combats dans les environs. Nos alliés ont surtout progressé contre le groupe opérant devant Lomza. Ils ont repoussé l'ennemi après avoir occupé Jedvabno. Les renseignements de l'étatmajor nous apprennent que les Allemands résistent plus difficilement aux forces supérieures en nombre dans le rayon de Prasnysch, à l'est de Lomza, où ils ont en vue la forteresse de Novo-Georgievsk. Cependant, étant donné le développement des combats sur le front Prasnysch-Plonsk, où l'aile


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gauche russe progresse chaque jour, il faudra que l'ennemi abandonne ce but pour ne pas risquer l'enveloppement de son aile droite. Le fait que les Russes ont mené l'offensive vers Lomza et Plonsk a complètement détourné les Allemands de leur objectif primitif, qui était le Niémen. C'est une réelle supériorité que de forcer l'ennemi à accepter le combat, non pas où il le voulait, mais là où on l'amène. Grâce à leur tactique, nos alliés ont transformé l'offensive générale allemande vers le Niémen en défensive générale des voies de communication menant aux lacs mazuriens. C'est une défensive réalisée par des mouvements offensifs. Le collaborateur militaire de la Rietch écrit à ce propos : « La situation se résume en ce que l'avance allemande est arrêtée de telle façon que les forces russes ont pu reprendre l'offensive sur tout un front derrière lequel les forces initiales peuvent être réorganisées et réparties d'une nouvelle manière. Le centre allemand s'est transporté aussi du Niémen à la Vistule, ce qui pourrait même porter à croire qu'une fois de plus l'action allemande n'avait qu'un but démonstratif pour nous détourner de Varsovie. — C. R.

LES COMMENTAIRES DE POLYBE

Sous ce titre, la librairie Fasquelle, bibliothèque Charpentier, publie un volume de M. Joseph Reinach, ancien vice-président de la Commission de l'armée. L'auteur dédie ce livre à la mémoire de son gendre, Pierre Goujon. Nous en reproduisons la préface :

On a réuni dans ce volume les Commentaires que j'ai donnés au jour le jour dans le Figaro sur les principaux faits de la guerre (4 août-31 décembre 1914). L'étude intitulée « La loi des effectifs », publiée dans la Renaissance du 27 juin, cinq semaines avant l'agression de l'Allemagne, leur sert logiquement de préface.


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La loi des effectifs, c'est la loi du 7 août 1913, dite « loi de trois ans ».

L'un des promoteurs et l'un des auteurs de la loi,, la part que j'y avais prise me fit échouer aux élections générales de mai 1914. J'avais écrit dans un article du 1" mars 1913 sur « le projet du maréchal Niel » : « Je ne serai pas un député de 1867. » Je ne l'ai pas été.

La durée du service militaire n'est qu'une conséquence; l'objet direct, primordial, de la loi de 1913, c'est l'effectif, permanent, fixe, assez nombreux pour assurer contre toutes les surprises la couverture.

Le sort n'a pas été favorable à notre offensive dans le Luxembourg belge. Mais notre couverture n'avait été crevée en aucun point ; la mobilisation s'était faite, à l'abri de la couverture, avec un ordre et une méthode admirables.

Nous n'avons connu des événements'militaires que la partie qui en a été relatée par les communiqués du ministère de la Guerre, par les dépêches des agences et par de rares correspondances, soumises les unes et les autres à la censure, et par les quelques journaux étrangers, anglais surtout, qui nous parvenaient. Les résumés que le Grand Quartier Général a fait paraître, depuis le mois de décembre, dans le Bulletin des Armées, groupent les faits, en indiquent le sens, mais n'en disent pas beaucoup plus que les communiqués quotidiens du ministère de la Guerre. La grande véracité en a été reconnue par les Allemands eux-mêmes. Un intérêt militaire de premier ordre a commandé cette publicité restreinte. L'historien de demain ne recueillera donc dans les pages où je commente ces informations, s'il prend la peine de les lire, que des indications sur l'aspect des événements au moment où ils se sont produits. Essayer de comprendre les événements, et de les faire comprendre, et d'en tirer quelques enseignements, m'a paru une tâche déjà difficile. Je ne me suis donné à aucun moment l'extrême ridicule de jouer au stratège. On a bien voulu me dire que mes articles ont eu, quelquefois, une action réconfortante. J'ai été très sensible au compliment; je le décline. J'ai été seulement un de ceux


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qui ont tenu devant l'âme française le miroir, non brisé, où elle se reflétait.

Il y a plus d'une erreur dans ces Commentaires. J'aurais pu corriger celles dont je me suis aperçu ; je les ai indiquées en note. Des rérérences, que j'ajoute à cette réédition, renvoient, notamment, aux résumés du Bulletin des Années; ces extraits confirmsnt, ou rectifient, mes récits.

Réintégré, le 16 août, dans mon grade de capitaine d'étatmajor et attaché, en cette qualité, au Gouvernement Militaire de Paris, il m'a paru préférable de ne pas faire usage, pour des articles quotidiens sur les événements militaires, du droit nouveau que le décret du 25 août 1913 confie aux officiers de publier des écrits sous leur signature et sans autorisation préalable, mais, b'en entendu, sous leur responsabilité. Je m'excuse de ce que le pseudonyme de « Polybe •« a de trop ambitieux. J'ai toujours eu un très grand goût pour cet historien qui s'est appliqué à montrer que, dans la politique comme à la guerre, et si large qu'on fa=se sa part à l'influence de la fortune, la suite dans les conseils et la persévérance dans les résolutions y comptent bien pour quelque chose et « produisent de plus beaux effets que la témérité et le hasard ». Ainsi s'exprimait, en 1847, l'un des meilleurs traducteurs de Polybe, M. Félix Bouchot. On dira qu'il pressentait J offre.

JOSEPH REINACH.

LES TOMBES DE NOS SOLDATS

Nous avons reçu la lettre suivante :

Paris, le 9 février 1915.

MONSIEUR LE DIRECTEUR,

Des circonstances particulières m'ayant amené à parcourir les champs de bataille de la Marne, j'ai été frappé par le


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nombre de petites croix n'ayant plus d'inscriptions; les noms de nos soldats tombés au champ d'honneur avaient disparu ; certaines croix portaient encore quelques indications écrites au crayon, mais la plupart ne gardaient qu'un bout de carton ou de papier, sur lequel une main amie avait tracé nom, grade, matricule, date de lajmort; les intempéries avaient tout effacé ou à peu près.

Comment les pauvres parents pourront-ils retrouver après la guerre, sinon le corps, du moins les tombes où reposent leurs chers enfants tombés pour la France?

Rentré à Paris, je fis part à plusieurs personnes de mes justes préoccupations au sujet des tombes de nos soldats; aucune solution n'ayant été encore trouvée, j'ai pensé que l'OEuvre du Foyer, si connue par les services qu'elle a rendus aux combattants depuis le début de la guerre, pourrait combler une lacune, sinon par elle-même, du moins en lançant dans la Revue hebdomadaire l'idée que d'autres perfectionneraient.

Permettez-moi, monsieur le Directeur, de vous faire part du système qui me semblerait le plus pratique, le plus économique et le plus rapide.

Que MM. les Maires et Curés des contrées où se sont livrés et où se livrent les combats soient avertis par les journaux qu'en nous faisant parvenir les noms relevés sur les tombes, nous leur expédierions aussitôt de petites fiches en métal sur lesquelles nous aurions fait estamper en relief les indications qui nous parviendraient.

Ces fiches, attachées aux croix et portant des indications que les intempéries ne pourraient effacer, permettraient plus tard aux parents de retrouver avec certitude ceux qu'ils pleurent.

Je crois qu'il serait possible d'avoir ces fiches pour o fr. 25 tout compris; comme il en faudrait par milliers, ce serait évidemment une dépense assez forte, mais j'ai la conviction que les ressources ne feraient pas défaut.

Ce serait, par le fait même, une source précieuse de renseignements puisque les familles pourraient être averties de l'endroit où se trouvent les tombes; en tout cas elles auraient la consolation de penser qu'après la guerre elles pourraient retrouver la place où reposent leurs chers disparus, puisqu'une


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plaque en indiquerait l'emplacement bien mieux qu'une feuille de papier que le vent emporte et dont la pluie efface ce qui y est inscrit.

Veuillez agréer, monsieur, l'hommage de mon profond respect.

G. MARCHAND.

UN DOCUMENT SUR L'ALSACE-LORRAINE

L'Écho de Paris publiait, il y a quelques jours, un article dans lequel M. Maurice Barrés étudiait le sort des Alsaciens-Lorrains, de catégories diverses, qui sont actuellement en France, les uns, réfugiés, les autres, internés comme prisonniers ou suspects.

Pour les premiers, qui ont fui la persécution prussienne, il est clair qu'ils doivent être l'objet de notre profonde sympathie, qu'il convient de les traiter comme les réfugiés de nos provinces envahies et même mieux encore. Si nous voulons, comme le dit si bien l'éminent académicien, nous attacher les populations d'entre-Vosges-et-Rhin, cimenter à nouveau l'union séculaire entre elles et la France, il faut, c'est évident, leur témoigner l'affection que nous désirons leur voir éprouver pour la patrie commune. Il faut, tout en prenant les précautions voulues pour démasquer les traîtres qui pourraient se glisser parmi eux, éviter de nous montrer défiants à l'égard de ces loyaux amis de la France, victimes de nos ennemis. — Par leur énergie et par leur admirable fidélité, ils ont conservé, sur cette terre qui nous avait été arrachée par la force, les traditions de l'âme française. Il y a eu, de leur part, plus de courage à rester là où ils étaient nés, là où leurs ancêtres avaient vécu, à y maintenir notre esprit national, notre langue et, en quelque sorte, à ne pas laisser s'éteindre le foyer de la patrie.

Aucun doute à cet égard et assurément l'appel à notre charité, fait par M. Barrés en faveur de ses compatriotes,


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sera entendu. Mais il a, d'autre part, traité une question plus délicate et fait, non plus à notre charité, mais à notre justice, un autre et très légitime appel, sur lequel je voudrais revenir.

II a attiré notre attention sur les nombreux petits fonctionnaires d'Alsace, issus de vieilles souches du terroir, que les circonstances avaient condamnés à devenir, pour gagner leur vie, de modestes employés des administrations locales. Quelques uns d'entre eux déjà ont été, au fur et à mesure de nos progrès dans le sud de l'Alsace, emmenés en France et internés avec d'autres suspects. Eh bien! comme le demande M. Barrés, il faut absolument éviter de les confondre, dans une même et aveugle réprobation, avec les fonctionnaires allemands qui étaient, dans les provinces annexées, des instruments de domination.

A l'appui de cette thèse et de la distinction à établir entre des hommes qui mériteraient de notre part un traitement non pas seulement différent, mais véritablement opposé, permettez-moi d'apporter le souvenir d'un petit incident qui me semble typique.

Il y a quelques années, faisant un rapide voyage, je dirai, un rapide pèlerinage en Alsace, j'arrivai à Strasbourg en pleine effervescence. La veille, à propos d'un fait (i) qui avait donné aux autorités allemandes l'occasion de se heurter à une manifestation du vieux patriotisme alsacien et français, toujours vivant, l'Empereur s'était laissé aller à une de ces phrases à effet, dont souvent il ne mesurait pas la portée. De passage dans la ville, il avait, dans un toast, prononcé des paroles par lesquelles il semblait menacer les Alsaciens de les mettre à la raison s'ils persistaient à résister.

Devant l'explosion de révolte provoquée par cette attitude agressive, le tout-puissant empereur avait dû faire démentir par le maire l'interprétation donnée à son langage. Partout dans les rues, on distribuait la lettre du chef de la municipalité, qui n'était autre qu'une reculade impériale : tous se dis(1)

dis(1) différend s'était élevé entre la Société alsacienne de Constructions mécaniques et le gouvernement d'Alsace-Lorraine, qui prétendait exiger l'éloignement du directeur de l'usine de Grafenstaden, voisine de Strasbourg.


i

Comment le monde p Dr ter a le casque.

(Le Rire, dessin d'Abel Kaivre.)

3

La dernière chanson de Poincarè.

(Lustige Blaetter.)

2

LE PRÉSIDENT WILSON. — Que vous diraije de plus, messieurs ? La rupture de la neutralité en faveur de l'Angleterre est le seul aote d'indépendance que l'Angleterre nous permette. Nous ne pouvons, dans ces conditions, y renoncer...

(Simpiicissimus Munich.)


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putaient ce témoignage de la vitalité alsacienne et les coeurs vibraient à l'unisson.

Eh bien! savez-vous ce qu'il me fut donné d'entendre le lendemain matin de la bouche d'un agent des postes? — J'étais entré dans un bureau pour télégraphier. L'employé me dit que, par Suite d'un orage, les fils avaient été coupés et que, pour expédier ma dépêche, j'étais forcé d'aller à la poste centrale. En raison de cette interruption de service, les clients manquaient". Me voyant seul avec lui et devinant ma nationalité par mon ruban de la Légion d'honneur, tout à coup ce fonctionnaire, revêtu de son uniforme, me dit : Eh bien'! votre armée est-elle prête! Allez-vous bientôt venir les chasser d'ici et les renvoyer à Berlin! Un tel langage, dans la bouche d'un agent à son poste, n'est-il pas symptomatique d'un état d'âme chez ceux qui gagnaient ainsi le pain de leur famille sans rien sacrifier de leurs sentiments intimes?

N'est-il pas frappant de voir cet homme ne pas craindre de manifester sa pensée presque en public? Sont-ce de tels Alsaciens qu'il faut traiter comme des Teutons?

Veuillez agréer, monsieur le Directeur...

Commandant !.. T.

Le Directeur-Gérant : Fernand LAUDET.

PARIS. TYP. PLON-NOURRIT ET C'«, 8, RUE GARANCIÈRE. —2IO58.