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Notice complète:

Titre : La Revue hebdomadaire : romans, histoire, voyages

Éditeur : E. Plon, Nourrit et Cie (Paris)

Éditeur : Librairie PlonLibrairie Plon (Paris)

Date d'édition : 1907-07-13

Contributeur : Laudet, Fernand (1860-1933). Directeur de publication

Contributeur : Le Grix, François (1881-1966). Éditeur scientifique

Contributeur : Moulin, René (1880-1945). Directeur de publication

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34350607j

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34350607j/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Description : 13 juillet 1907

Description : 1907/07/13 (A16,N28,T7).

Description : Collection numérique : Arts de la marionnette

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k57339810

Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, 8-Z-13581

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 01/12/2010

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N° 08 PRIX! 50 CENT. 13 Juillet 1907

La Revue

hebdomadaire

ET

SON SUPPLÉMENT ILLUSTRÉ

PARAISSANT LE SAMEDI

SEIZIÈME ANNÉE

SOMMAIRE

GABRIEL HANOTAUX L'Organisation de la paix. 141

de l'Académie française.

FRANTZ FUNCK-BRENTANO.. Après la prise de la Bastille.—La Grande peur, 152

EMILE RI PERT Une Petite Fille roumaine.

— La Comtesse Mathieu

de Noailles 178

GEORGES D'ESPARBÈS Roman .- Le Briseur de

chaînes (XII) 196

ANTONINE COULL.ET Poésies 233

JULES BERTAUT Les Livres .... 237

ANTONIN MU LÉ Nouvelle : Le P'tiot de la

mère Coutard 248

La Revue des revues françaises. — La Vie mondaine. La Vie sportive.

La REVUE HEBDOMADAIRE ne publie que de l'inédit

LIBRAIRIE PLON, 8, rue Garancière (6«) — PARIS

Les manuscrits non insérés * />fe sont pas rendus.

TÉLÉPHONE : 824-OI


LES PLAQUÉS Et PAPIERS

JOUOLA

SONT LES MEILLEURS

Chemins de fer de Paris-Lyon-Méditerranée

VOYAGES CIRCULAIRES EN ITALIE

La Compagnie délivre toute l'année à la gare de Paris P.-L.-M., ainsi que dans les principales gares situées sur les itinéraires, des billets de voyages circulaires à itinéraires fixes très variés,- permettant -de visiter les parties les plus intéressantes de l'Italie. La nomenclature complète de ces voyages figure dans le Livret-Guide-Horaire P.-L.-M., vendu 50 centimes dans toutes les. gares du réseau..

Ci-après, à titre d'exemple, l'indication d'un voyage circulaire au départ de Paris :

Itinéraire Sl-A 2 : Paris, Dijon, Lyon, Tarascon (ou MontargisClermont-Ferrand), Cette, Nîmes, Tarascon (ou Cette, le Cailar, SaintGilles), Marseille, Vintimille, San-Remo, Gènes, Nov i, Alexandrie, Mortara (ou Voghera, Pavie), Milan, Turin, Modane, Culoz, Bourg (ou Lyon), Màcon, Dijon, Paris. .

Ce voyage peut être effectué dans le sens inverse.

Prix : 1" classe, 191 fr. 50; 2" classe, 139 fr. 85.

Validité : 60 jours: Arrêts facultatifs sur tout le parcours.


L'Instantané

SUPPLÉMENT ILLUSTRÉ DE LA REVUE HEBDOMADAIRE

N"« Série (3* Année). N« 28

13 Juillet 1907

AMBASSADE EXTRAORDINAIRE

Ambassadeur persan. M. Mollard.

1598. Arrivée à l'Elysée de l'ambassade extraordinaire persane,

chargée de notifier aux puissances l'avènement du chah.

Le 6 juillet, l'envoyé extraordinaire du chah a été reçu à l'Elysée. M. Mollard, introducteur des ambassadeurs, accompagnait le représentant du chah de Perse.


[FÊTE NATIONALE ITALIENNE

1599. — Au pied du monument de Garibaldi

L'Italie vient de célébrer le 4 juillet, par une fête décrétée nationale, l'anniversaire de la naissance de Garibaldi.


FETE NATIONALE ITALIENNE

1600. — La foule, devant le monument de Garibaldi, pendant les discours.


L'HÉRITIER DU TRONE DESPAGNE

1601. — L'héritier du trône d'Espagne dans les bras de sa tante.


LE GRAND PRIX DE L'AUTOMOBILE CLUB

1602. — L'arrivée de Szisz sur Renault (pneus et jantes amovibles Michelin) devant les tribunes.

1603. — Remplacement d'un pneu par la jante amovible Michelin


ACTUALITÉ

1605. — Plaquette en or offerte à M. Noblemalre, ancien directeur de la Compagnie P.-L.-M.


1604. — 1. Avant le départ, devant la tribune. — 2. Comment les voitures se ravitaillaient en essence. Barras sur Brasier (pneus et jantes amovibles Michelin). — 3. Le tableau des temps.— 4. En course : Szisz sur Renault, à un virage dangereux (pneus et jantes amovibles Michelin). — 5. En course : Nazarro sur Fiat (pneus et jantes amovibles Michelin), à Londinières. — 6. Gabriel sur Lorraine-Diètrich, au virage de Londinières (pneus et jantes amovibles Michelin). — 7. Une tribune improvisée. — 8. Dutemple à la passerelle d'Eu (pneus et jantes amovibles Michelin). — 9. L*armêe et ses campements.

LesGrand Prix de l'Automobile Club de France a été couru, le 2 juillet, sur le circuit de la Seine-Inférieure : Dieppe-Londinières-Eu. Le vainqueur, Nazarro, sur Fiat, a fait une moyenne de

(113 kilomètres ooo à l'heure, battant a^nsi l'ancien record qui était de 105 kilomètres 900,


LE CONCOURS DU CONSERVATOIRE i

1609. — Prix de tragédie et de comédie

I. M. Gerbault, Ier prix de tragédie. 3, M. de Féraudy et M. Leroy, i«« prix de comédie.


LES EXPÉDITIONS VERS LE POLE NORD

1610. — L'explorateur Peary

L'explorateur Peary va de nouveau partir au Pôle Nord. Encouragé dans ses projets par MM. Roosevelt, Carnegie et Rockfeller, il a pu doter son expédition de tous les perfectionnements de la scie.ice (aréostation, canots automobiles).

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LE BALLON DIRIGEABLE A PARIS

1606. — Le ballon militaire Patrie, évoluant au-dessus de Paris, le 8 juillet

(Vue prise de la Tour Eiffel)


ACTUALITÉ

1607. — Twain, le célèbre écrivain américain.

La Chambre de Commerce américaine de Paris a célébré, le 4 juillet, son treizième anniversaire. Le célèbre écrivain américain Mark Twain devait y prononcer un discours.

1608. — Le caïd Mac Lean, instructeur des troupes du sultan, qui vient d'être capturé par Raisouli.

I.e caïd Mac Lean était allé négocier le pardon d'Erraissouli.


La RevuQsr

hebdomadaire^^

ET SON SUPPLÉMENT ILLUSTRÉ " L'INSTANTANÉ "

Fondée en I8ÇI

Par PLON-NOURRIT, Éditeurs

DIRECTEUR

FERNAND L. A U D E T

RÉDACTEUR EN CHEF

RENÉ MOULIN

La REVUE HEBDOMADAIRE traite de toutes les actualités littéraires, historiques, artistiques, sociales et scientifiques.— Romans et Nouvelles. «^> <#»

Voir au verso les conditions d'abonnement et les PRIMES offertes par la Revue hebdomadaire à ses abonnés et lecteurs, *

Prière d'adresser la correspondance :

Pour tout ce qui concerne la Rédaction à M. FERNAND LATJDBT, directeur de la Revue hebdomadaire, 8, rue Garancière, Paris ;

Pour tout ce qui concerne l'Administration (abonnements, vente au numéro, etc.), à M. l'Administrateur délégué, 8, rue Garancière, Paris.

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' TROIS MOIS SIX MOIS l'N' AN

PARIS 5 ' 25 9' 50 18 fr.

DÉPARTEMENTS 5 75 10 50 20»

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AVANTAGES OFFERTS PAR

LÀ REVUE HEBDOMADAIRE

à ses abonnés et lecteurs

Chaque numéro de la Revue hebdomadaire renferme deux bons (i)

d'une valeur de 25 centimes chacun dont nos lecteurs peuvent faire usag-c pendant Vannée entière et pour leur valeur de la manière suivante :

Tout achat fait dans notre Catalogue spécial de primes, qui est adressé sur demande contre un timbre de 15 centimes, peut être payé moitié en arguent, mandat ou chèque, moitié en bons de 25 centimes.

Le nombre des bons annuels représentant une somme de 2G francs, nos lecteurs pourront ainsi, dans l'année, se rembourser et au delà du prix d'achat de la Revue.

Quand nous aurons dit que notre Catalogue spécial de primes comprend des ouvrages de MM. Jules Glaretie, E. Daudet, Henry G-réville, P. Margueritte-, J.-H. Rosny, Albert Vandal. vicomte d© Vogué, etc., nos lecteurs comprendront que ces bons constituent pour eux le meilleur moyen de se rembourser du prix d'achat de la Itevuo hebdomadaire.

(1) Détacher ces deux bons, qui se trouvent en haut de la page suivante.


BON

de 21» centimes

Valable jusqu'au l" août 1908

Pour l'emploi de ce bon, voir le Catalogue spécial

BON

de £5 centimes

Valable, jusqu'au 1er août 1908

Pour l'emploi do ce bon, voir le Catalogue spécial

NOS PRIMES DE LIBRAIRIE

LIVRES PAYABLES

MOITIÉ EN BONSrPRIMBS, MOITIÉ EN ESPÈCES

Le Catalogue complet est envoyé sur demande

il comprend sept parties : Histoire.— Littérature. — Voyages.— Romans, — Beaux-Arts. — Ouvrages militaires. — Ouvrages illustrés pour la Jeunesse.

Le prix du port doit être payé en espèces.— Si les .livres demandés ■sont expédiés en France, ajouter pour le port et l'emballage O fr. 60 pour le premier volume et O fr. 10 par volume en plus.

BEAUX-ARTS

{JUILMARD (D.). — Les Maîtres ornemanistes, dessinatours, peintres, architectes, sculpteurs et graveurs. Ecoles française, italienne, allemande et des Pays-Bas (flamande et hollandaise).

Ouvrage renfermant le répertoire généra! des maîtres ornemanistes avec l'indication précise des pièces d'ornement qui se trouvent dans les collections publiques et particulières en France, en Belgique, etc.

Publication enrichie de 180 planches tirées à part et de nombreuses gravures dans le texte donnant environ 250 spécimens des principaux maîtres. Deux très beaux volumes in-4°. Broché, . . 30 fr.

•JOUIN (H.).— David d'Angers, sa vie, son oeuvre, ses écrits el ses coniempvrains, par Henry JOOIN. Deux volumes grand in-8° colombier enrichis de deux portraits du maître, d'après INGRES et Ernest HÉBERT, de l'Institut, et de vingt-trois planches hors texte 30 fr.

•{Ouvrage couronné par l'Académie française, prix Marcelli» Guérin.)


NOUVEAUX LIVRES

déposés aux bureaux de LA REVUE HEBDOMADAIRE

Chez Larousse s

La Photographie des couleurs, par Coustet. Un volume., o fr. 75

M. Coustet vient de faire paraître dans ia « Bibliothèque Larousse » un petit livre très intéressant sur la Photographie des couleurs. On peut d're que c'est un véritable Livre d'actualité, en ce moment où la question, après tant d'années de tâtonnements, semble enfin résolue d'une manière pratique et concentre l'attention générale. Au courant des procédés les plus nouveaux, ce volume pourra servir de guide aux amateurs photographes qui vont faire de la photographie en couleurs, et il leur donnera les indications nécessaires sous une forme très simple et très accessible.

Le Passe-Temps des mois, par Victor Delosière. Un vol. o fr. 75

Le temps est l'étoffe dont la vie est faite; mais que de fois on le gaspille, faute d'avoir présent à l'esprit le meilleur parti à en tirer! C'est de cette constatation trop vraie qu'est née l'idée d'un petit livre, aussi pratique qu'original, qui vient de paraître dans la « Bibliothèque Larousse » : le PasseTemps des mois, par Victor Delosière. L'auteur y a dressé, mois par mois, un véritable mémento de tout ce qu'il peut être opportun de faire, suivant le moment de l'année où on se trouve : soins à donner à la cave, au jardin, aux plantes d'appartement, à la volière, au rucher, à la basse-cour; plats de saison, confitures à faire; récoltes à effectuer par le botaniste, le cueilleur de simples, l'amateur de champignons; astres à observer; jeux, sports, photographie, chasse, pêche, etc. On ne pense pas h tout, dit-on couramment; grâce au PasseTemps des mois, on pensera à tout désormais, et avec un petit volume de 75 centimes, on doublera la valeur de soi temp:--.

Un Livre sur Musset, par Gauthier-Ferrières. Un vol. 0 fr. 75 On y trouve la biographie du poète, l'appréciation de ses poésies avec de larges extraits pouvant être mis entre toutes les mains, l'analyse de ses pièces de théâtre et de FCS oeuvres en prose, les

principaux jugements émis sur lnî, des renseignements bibliographiques et ïconographiqnes, et même une table chronologique originale établissant d'intéressants rapprochements entre les diverses dates de la vie de Musset et les événements politiques contemporains. Bref, ce petit volume, d'une lecture très agréable, co stitue, au prix modique de 75 centimes, un tout suffisant pour connaître de Musset ce qu'un honnête homme en doit savoir.

Chez Rtidevai :

IJFffort des races. Poésies, par Jean Ott 3 fr.

Chez Dujarrlc 1

Deux Convictions. Ruman, par Tony Féroé. 2 fr. 50

Chez Pédone s

A propos des conseils de guerre, par Gaston Bouniols 1 fr.

Chez Garnlsr s

Premières Poésies (1S29-1S35), par Alfred de Musset.. . 3 fr. 50

Chez Henry Paulin g

Vingt Leçons pratiques, sur les courants alternatifs, par K. Nicolas 5 fr.

Cours pratique élémentaire d'électricité industrielle, par E. Ferquet. 6 fr.

Chez Perrin s

Le Lendemain du péché, par Henri d'Henneze! 3 fr. 50

L'Ile héroïque, par Louis Lefebvrc (Jean Deuzèle). . . 3 fr. 50

L'Irlande contemporaine et la question irlandaise, par Louis"Paul Dubois.

La question irlandaise, qu'on croyait au moins apaisée par le Land Bill, et

{Voir la suite à la première page q'ii suit « l'Instantané r>,)


qui reparaît ces temps-ci aussi aiguë qu'elle le fut jamais, est étudiée par M. Paul Dubois dans toutes ses causes historiques, dans toutes ses données présentes, et avec le peu de conjectures solides qu'il soit possible de faire sur son avenir. L'historien, l'économiste, le moraliste même et l'éducateur trouveront dans ce Ihre grand intérêt et matxre à penser.

L'Eclair dans la voile, par Isabelle Kaiser. 3 fr. 50

Chez Hachette a

Aventuriers et femmes de qualité, par M. Ch. Gailly de Taurines.

Voici des études nouvelles qui viendront enrichir encore la série si documentée publiée chez Hachette et qu'illustrent les noms de Boissier, LeroyBeaulieu, Rosebery, Kunck-Brentano, etc. M. Gailly de Taurines est en bonne plaça parmi cas historiens qui ont compris que dans l'étude du passé tout est imponant-, intéressant, instructif, à condition d'être prouvé, et que, s'ils sont exacts, il n'y a pas de détails inutiles. Une Fredaine de Bussy-Rabutin (déjà parue dans la Revue hebdomadaire), Poisson et Pompadour, Bagatelle et ses hôtes, la Fille du maréchal de Saxe, apportent des matériaux excellents à l'édifice de l'histoire telle que nous la concevons aujourd'hui.

Le Seits de l'art, sa nature, son rôle, sa valeur, par M. Paul Gaultier.

M. Paul Gaultier a tenté de fixer dans un ouvrage, qui avant Taine eût pu s'intituler < Philosophie de l'art » la fluidité de ces étranges concepts aussi courants qu'obscurs : beauté, émotion, esthétique, art, idéal, nature, style, originalité, etc.

Il faut reconnaître que, malgré ses illustres devanciers, ce H /re, sans être définitif, — ce qui n'a rien d'étonnant, si aucun problème ph'losophîque ne peut être définitivement résolu, l'auteur le reconnaît luï-mème, — n'est assurément pas; superflu.

Établissant tout d'abord que l'art n'est point affaire d'entendement, mais émotif par essence, M. Gaultier s'éloigne également de ceux qui croient à un beau idéal existant à l'état d'entité, ou même dans la nature, et des autres qui, comme Kant, le confinent entièrement dans le moi; pour lui, c'est la manifestation extérieure de la beauté subjective extériorisée. Il étudie ensuite, en deux chapitres, le Rôle de l'art, la Valeur d'art, et, au moyen d'illustrations, démontre, par l'exempte d'eeuvres connues — excellente

excellente — la vérité de ces principes : « La perfection des formes représentées ne fait pas la beauté des oeuvres d'art; la beauté des oeuvres d'art est indépendante de la beauté du sujet, etc., etc. »

L'oeuvre est originale et fait penser, mais dans un style qui semblera quelquefois abstrait aux jeunes intelligences auxquelles l'auteur s'adresse, qu'il veut séduire, former et sauvegarder.

Chez Laurens 1

Les Villes d'art célèbres. — Dijon et Beaune, par A. Kleinclausz, professeur à la Faculté des lettres de Lyon. Un volume petit in-4" illustré de 119 gravures. Prix 4frCes

4frCes villes étaient connues, mais aucune d'entre elles n'avait encore été l'objet d'une monographie spéciale. Les grandes étapes de l'histoire artistique de Dijon, les or gines, la période romane et gothique, le siècle de"î Valois, la Renaissance, les temps modernes, sont successivement parcourus, et l'on fait ainsi connaissance avec la cathédrale Saint-Bénigne, l'église NotreDame qui est le chef-d'oeuvre du gothique bourguignon, le portail et le puits de la Chartreuse, les hôtels des parlementaires. Un chapitre est consacré au musée et aux monuments qu'il renferme, entre autres les tombeaux des ducs de Bourgogne ; un autre à la petite ville de Beaune, qui est comme la dépendance artistique de Dijon, Son hospice et son retable sont universellement connus, et ils sont décrits comme ils le méritent; mais il est question aussi des vieilles maisons, de l'église Notre-Dame, soeur de Saint-Lazare d'Autun, et de toutes les curiosités de cette ville, l'une des plus homogènes de France au point de vue artistique.

Très en possession, de son sujet, M. Kleinclausz nous donne sur Dijon et Beaune un livre qui instruira et séduira le; nombreuses personnes qui s'intéressent à l'étude de nos anciennes provinces et à.2 nos richesses artistiques.

Le Régime fiscal des syndicats agricoles, par M. Paul Louttj docteur en droit, avocat à la cour d'appel.

Dans une thèse qui s'imposera certainement par l'actualité de son intérêt et la nouveauté des questions traitées, M. P. Louit s'est livré à une étude approfondie des impôts et charges fiscales auxquels sont assujettis les synd:cats agricoles. Avant lui, on s'était


bien occupé des associations professionnelles en commentant le texte de la loi du 21 mars 1884, en élucidant son esprit, en précisant ce que certains do ses articles avaient d'équivoque ; mais on s'était borné là.

Nous trouvons avec .M. 1'. Louit que ce n'est pas aller assez loin ; et, aujourd'hui que ce mouvement syndical et corporatif, que la Révolution avait espéré anéantira tout jamais, a pris une extension énorme, il manquait un chapitre primordial au\ études antérieures; M. P. Louit vi-'P.t de nous le donner dans sa remnrquahlf! thèse : h' Régime fiscal des syndicats ,igridoles.

Chez. Pion !

Récifs d'une tante. —Mémoires de la. coiiitrssc de Baigne, née d'Osmond. Publiés d'après le manuscrit original, parCh. Nicoullaud. Tome II. 1S15-1S19. . . . 7 fr. 50

Le second volume de ces si curieux mémoires p-.raît en même temps que la septième édition du premier, et ne lui cède en rien.

Avec la même verve satirique qui 1:011s a si spirituellement dépeint la cour de 1.nui s XVI à Versailles, rémigration, la c ur impériale et la Restauration

de I8H, Mme de Boignc nous montre la cour de Savoie et celle d'Angleterre où elle accompagne son père, successivement nommé ambassadeur à Turin et à Londres.

Mme de Boigne fait néanmoins de fréquentes apparitions à Paris, qui nous valent de curieux aperçus sur la Res* tauration de 1815 et les intrigues politiques sous le premier ministère du duc de Richelieu.

Le vieux roi Victor-Emmanuel Ie1', la princesse de Galles, Mme de Krudener, la reine Charlotte, son fils le prince régent, la princesse Charlotte de Galles, fille de celui-ci, la vie de la famille d'Orléans à Twickenham, les exigences du parti ultra, la faveur de M. Decazes ou la dissrâce de M. de Blacas, les prétentions de Mme de Duras, etc., etc., défilent successivement sous le- yeux du lecteur, au milieu d'anecdotes piquantes et de récits aussi captivants, si Ce n'est plus, que ceux du tome premier.

Ce second volume finit au commencement de 1820, où la comtesse de Boigne fond •, comme elle le raconte, !o célèbre salon, émule heureux du cénacle de Mme Récamier, qui pendant quarante-cinq ans tiendra la première place dans le mouvement politique et mondain de Paris.

Pour relier " VInstantané "

Les 52 numéros de " l'Instantané "

peuvent former, au bout de l'année,

deux volumes de 312 pages

chacun.

Nous rappjlons à nos lecteurs que l'Instantané, le véritable album photographique hebdomadaire de l'actualité, comprenant, chaque semaine, douze pages de gravures, est broché dans la Revue, de façon à être réuni en volume séparé.

Il suffit simp'einent d'ouvrir l'Instantané aux pages du milieu Cpages 6 et 7) et de couper les deux fils qui le tiennent encarté dans le numéro. Le brochage de la Revue n'en souffrira pas,




L'ORGANISATION DE LA PAIX

La proposition de limitation des armements par voie d'engagement international, proposition qui avait fait tant de bruit avant la réunion de la Conférence de La Haye, s'est évanouie au seuil de la réunion. M. de Nélidoff, dont la longue carrière a connu toutes les vicissitudes des enthousiasmes et des expériences diplomatiques, a dit, pour elle, sous le vestibule, les dernières prières et l'a ensevelie sous les fleurs. On fait, paraît-il, un effort pour la ressusciter : mais je crois qu'elle est scellée, pour longtemps, dans l'ossuaire des conceptions mort-nées.

Peut-être eût-il mieux valu que la discussion s'engageât. On eût examiné les possibilités, débattu au grand jour les avantages et les inconvénients : on se fût expliqué clairement : et je ne doute pas, qu'en fin de compte, on se fût aperçu que l'on faisait fausse route : on eût écarté, pour n'y plus revenir, un système qui ne peut qu'entretenir des illusions dangereuses ou produire des complications redoutables. Les petits Etats eussent, les premiers, refusé l'abri offert si imprudemment à leur faiblesse, et les Etats ambitieux eussent été embarrassés pour cacher, sous une hypocrite adhésion, des calculs sans périls et des projets dissimulés à une générale et tranquille inattention.

Au mieux, la limitation des armements infligerait, à tous les peuples, le lit de Procu;-te des « moyennes ». L'existence internationale deviendrait odieuse si elle n'était plus, sous peine de duperie, qu'une inquisition

s. H. 1907. — vil, 2. 7


142 L'ORGANISATION DE LA PAIX

hargneuse, un contrôle continuel de déclarations et de statistiques, — quelque chose comme la procédure de l'impôt sur le revenu appliquée au maintien de la paix.

La nouvelle conférence de La Haye, ayant écarté ce manteau fourré d'épines, s'est glissée sans bruit dans le programme, d'ailleurs suffisamment étoffé, que les cabinets lui ont taillé sur les anciens patrons.

Elle s'est divisée immédiatement en trois commissions et s'est mise au travail. Si ces commissions apportent, en séance plénière, des conclusions mûrement élaborées, sages et pratiques, elles auront bien mérité de l'humanité.

Les principales questions abordées, cette fois, visent certaines procédures nouvelles relatives à l'arbitrage international, la définition plus exacte du rôle des neutres, les mesures concernant le jugement des prises maritimes, les garanties apportées à la propriété privée en temps de guerre, et enfin les conditions publiques et notoires de la déclaration de guerre.

Cette dernière question, c'est-à-dire les conditions de publicité et de solennité auxquelles serait soumise dans l'avenir la déclaration de guerre, fait l'objet d'une proposition française. On dirait qu'une telle proposition vise, en particulier, la surprise de Port-Arthur : mais, que ne vise-t-elle pas? Je crains bien qu'elle ne partage le sort du projet de limitation des armements. Elle n'est ni claire ni franche.

Quand, à la veille d'un conflit, les choses en sont arrivées à un tel point que la rupture est inévitable et la déclaration de guerre imminente, les avantages d'une mobilisation longuement préparée et d'une prompte entrée en campagne sont tels, les différences inhérentes soit à la nature des choses, soit à la vigilance et à l'aptitude de chaque peuple, sont si considérables, qu'une puissance forte consentira bien difficile-


L'ORGANISATION DE. LA PAIX 143

ment à s'imposer un délai, c'est-à-dire à se désarmer d'avance pour les beaux yeux des pacifistes et au grand profit des puissances tardives ou négligentes.

Si l'on veut, un exemple topique, il suffit de rappeler le préjudice porté à la Russie, en 1877, d'après les propres aveux de l'état-major, par le retard apporté à l'ouverture des hostilités, de l'automne 1876 au printemps de l'année suivante. On laissa à la Turquie le temps de remuer les masses lointaines de ses armées asiatiques, de les amener sur le terrain; et une campagne qui paraissait, au début, n'être qu'un raid de cavalerie sur Constantinople, faillit échouer à Plevna. Ces exemples sont connus de tous; il en est de plus récents. Pense-t-on qu'on les effacera du souvenir et que de telles leçons sont négligeables aux yeux de certaines puissances dont l'assentiment est nécessaire? Or, si les puissances fortes ne s'engagent pas ou ne s'engagent qu'avec l'intention secrète de ne pas tenir leurs engagements, qu'importe l'adhésion des autres, fussent-elles mille? Délibérez tant que vous voudrez, vous ne parviendrez à vous entendre qu'en tenant compte des avis qui pèsent : non numeranda sed ponderanda.

Parmi les puissances « qui pèsent » actuellement, il est facile d'apprécier les intérêts en présence. La « double alliance » a un intérêt évident à prolonger, le plus longtemps possible, la période des préparations. Dans la « triple alliance », peut-être en va-t-il pareillement de l'Italie et de l'Autriche; et encore, s'il s'agit d'une guerre contre la Russie ou la Turquie, l'Autriche recherchera le bénéfice d'une action relativement brusque et rapide. L'Allemagne est prête, du moins elle l'affirme; elle ne se lasse pas de le répéter et de le faire croire. Sa force vient, en partie, de son prestige; elle ne le laissera sûrement pas compromettre par une concession qui lui enlèverait, sans coup férir, le plus


144 L'ORGANISATION DE LA PAIX

précieux des résultats obtenus par cinquante années de sacrifices et d'efforts.

Et ce raisonnement est singulièrement plus pressant si on envisage la partie que, selon quelques-uns, jouent toutes ces diplomaties mobilisées, c'est-à-dire, l'éventualité d'une guerre entre l'Allemagne et l'Angleterre. Je dois répéter, ici, ce que j'ai dit et expliqué ailleurs, à savoir que je considère cette guerre comme absurde et impossible; mais, enfin, puisqu'elle figure, dit-on, parmi les préoccupations actuelles de certains hommes d'État, il n'y a aucun inconvénient à l'envisagera titre d'hypothèse : négocier, c'est prévoir.

Eh bien! en cas de conflit imminent entre l'Allemagne et l'Angleterre, qui ne voit que l'attaque brusque du début — quelque chose comme le coup de Port-Arthur — est à peu près la seule chance de succès pour l'Allemagne? La maîtrise de la mer, ne fût-ce que pendant quarante-huit heures, c'est, depuis qu'il y a une Angleterre et qu'elle s'abrite derrière « la ceinture d'argent », l'objectif capital de ses ennemis. Napoléon, à Boulogne, jouait sa fortune sur une saute de vent. Or, avec la puissance navale formidable de l'Angleterre, un tel avantage ne peut être obtenu que par une surprise de torpilleurs et de sous-marins assaillant l'escadre anglaise de la mer du Nord. Si cette attaque réussit et si elle est soutenue immédiatement par l'entrée en ligne d'une flotte allemande achevant la victoire, le passage peut être libre aux transports et le sort de la guerre peut être décidé du premier coup. Quand deux cent mille hommes auront traversé le détroit, les vaisseaux anglais, dispersés sur les océans, auront beau venir à la rescousse, les escadres auront beau se concentrer, des flottes nouvelles auront beau se reconstituer : la Grande-Bretagne étant livrée à l'invasion, ses ressources immenses se retournent contre elle.


L ORGANISATION DE LA PAIX 145

Cette chance est extrêmement aléatoire, je le répète; mais elle est unique et je me crois pas qu'il soit facile d'arracher à une puissance supérieurement munie, très forte chez elle et qui sait ce qu'elle veut, une signature qui lui enlèverait, sans coup férir, son seul moyen d'action, de pression, disons, si vous voulez, d'intimidation. Pas si commode de rogner les griffes du lion (1).

Je sais qu'à La Haye tout se passe en douceur; je sais qu'une tiédeur abondante et émolliente alanguit tout, humecte tout; l'atmosphère est lénifiante; les mots tombent comme une pluie fine et voilent les contours lointains des choses : on est si bien, autour du tapis vert, dans l'auréole de la notoriété : on se laisse faire, et les convictions comme les signatures s'abandonnent à la molle invite des caresses verbales et des serrements de main. Mais, à peine rentrés chez eux, les diplomates-orateurs laissent la place aux diplomates d'action, et ceux-ci ont affaire aux réalités. Une fois déjà, on y a été pris. Si on retombe dans la même faute, on déconsidérera pour toujours des ententes si laborieusement obtenues et on délabrera, avant qu'il ait servi, un organe dont je suis le premier, on le verra bien tout à l'heure, à reconnaître les inappréciables mérites.

L'une des commissions de la Conférence s'est consacrée spécialement à l'étude de certains règlements relatifs à la compétence de la Cour d'arbitrage. Il n'y a

(1) Le baron Marshall vient, paraît-il, de donner son adhésion à la proposition française, c'est-à-dire à la notification solennelle de déclaration de guerre. La question de délai a été réservée. Le vote lui-même a été ajourné par suite des réserves formulées sur le principe par l'Angleterre, les États-Unis et le Japon. La situation n'en est pas plus claire : ou il s'agit d'un vote sans portée, ou il faudra s'expliquer.


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que profit à examiner ces questions et à les serrer de près. L'arbitrage international, appliqué à des objets précis et nettement définis, présente de réels avantage; si le tribunal est permanent, si les causes litigieuses sont énumérées, si la procédure est réglée d'avance autant que possible, les choses n'en iront que mieux. La conférence compte nombre de jurisconsultes autorisés qui ont consacré à ces sujets leurs veilles, et dont les délibérations ne peuvent donner que de bons résultats.

Le recours à l'arbitre fournit souvent, aux gouvernements sages, un moyen décent de s'arracher à d'inextricables diificultés et de terminer, l'honneur sauf, des différends plus ou moins heureusement engagés : c'est bien quelque chose. L'arbitrage international librement consenti n'est pas inventé d'hier : mille fois on y a recouru; parfois on en a abusé. D'habiles calculs, spéculant sur un soigneux travail de l'opinion, lui ont soumis, non sans bénéfices, des causes bien douteuses. Les jugements d'arbitre que j'ai été à même d'étudier n'ont pas tous été équitables, je le dis en conscience. Mais, enfin, c'est une ressource et, si les juges sont bien choisis, bien installés, bien assis, s'ils ont plus d'expérience et plus d'indépendance, ils n'en seront que plus autorisés, et, par conséquent, plus respectables. On ne peut les entourer de trop de garanties pour les arracher à la fragilité des opinions humaines. L'organisation solide d'une cour d'arbitrage a déjà rendu de grands services et en rendra de plus grands encore, si l'on ne prétend pas en faire une machine obligatoire à paix perpétuelle.

J'y vois un avantage plus précieux encore, du point de vue où je veux me placer maintenant pour rechercher les procédés les plus sages tendant à améliorer la thérapeutique des conflits et à perfectionner l'art de la paix.


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On a cité le mot du" cardinal Fleury à l'abbé de Saint-Pierre : « Avant de faire discuter vos cinq articles, avez-vous préparé les coeurs et les esprits des gouvernements et des peuples? » Et c'est là, en effet, la vraie question.

La semence des guerres est dans les passions humaines. Or, comment amortirez-vous l'effet de ces passions, si ce n'est par une éducation longuement préparée et soutenue de l'opinion? Ce qu'il faut, avant tout, développer, chez les peuples comme chez les individus, c'est le réflexe de la conciliation. Il faudrait que le ressort qui, en cas de gêne ou de souffrance, fait tendre le poing, l'ouvrît et fît tendre la main. Et cette éducation ne peut s'obtenir, comme toutes les éducations du monde, que par l'accoutumance.

Elle a manqué jusqu'ici; la nature humaine est rebelle; la mode et le goût n'y étaient pas; enfin, les instruments manquaient. Et voilà, précisément, l'objet et le mérite de ces grandes et solennelles réunions dans leurs efforts si lents parfois et si vains : elles accoutument les masses et les chefs à « y penser »; elles amènent les plus récalcitrants à s'expliquer. Par là, un premier progrès est accompli.

Dès le dix-septième siècle, Leibniz recherchait l'organisation pacifique du monde ; il avait entrevu l'institution des « États-Unis d'Europe ». Mais il perdit son temps et sa peine daiis une infinité de combinaisons diverses qu'il soumettait à Louis XIV, à Bossuet, aux jésuites, à Pierre le Grand. Il travaillait à l'Unité morale, telle qu'on la concevait de son temps, c'est-àdire à l'Unité religieuse, cherchant à aplanir les différends entre les Églises romaine, protestante, orthodoxe. Il prêchait la trêve des théologies!... Sa haute pensée s'enliza, comme celle des pacifistes d'aujourd'hui, dans des procédures d'application insuffisantes ou irréalisables. Il avait mis le but si haut qu'il le


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manqua en se heurtant aux pierres du chemin.

De même, nous cherchons très loin ce que nous avons peut-être sous la main : qu'on y réfléchisse, il n'y a qu'une sauvegarde à la paix publique, et c'est le débat public. Sans tant compliquer, ce qui suffit c'est de s'expliquer. Pourquoi ces sanctions et ces procédures? Créons une opinion; en un mot, appliquons aux temps actuels, avec les puissants moyens dont nous disposons, la réflexion du cardinal Fleury.

Si les peuples, dans leur gouvernement et pour la balance des intérêts et des partis, se sont portés de plus en plus à adopter des institutions représentatives chargées d'exposer et d'orienter le mouvement de l'opinion, pourquoi ces organismes, éprouvés dans la politique intérieure, ne s'appliqueraient-ils pas à la politique extérieure?

C'est la foi dans le débat public qui me paraît être la raison profonde de l'empressement avec lequel l'instinct populaire accueille la réunion périodique des conférences internationales de la paix. Il y voit le germe des futurs Etats-Unis du monde; il espère que, peu à peu, la coutume s'établira d'envoyer à ces assises, de plus en plus régulières, des missions solennelles et représentatives qui, de leur côté, s'habitueront à se voir, à se connaître, à s'estimer, à exposer leurs doléances, à faire comprendre ou à laisser deviner les désirs légitimes, les justes revendications, les besoins intimes, matériels et moraux, des nations dont ils ont reçu mandat.

Ainsi, entre ces étrangers qui s'ignorent et que l'antiquité nommait d'un seul mot : ennemis (hostes), des sympathies naîtront. L'homme sera de moins en moins un loup pour l'homme, s'il s'habitue à ces rapprochements fraternels, à ces débats mesurés, oserai-je dire à cette table commune que M. Carneggie veut couvrir d'un palais.


L'ORGANISATION DE LA PAIX Ï49

Le temps est propice pour se livrer à une expérience nouvelle. Après le prodigieux effort que l'Europe afait, depuis vingt-cinq ans, pour achever la conquête du monde, en présence des résistances qu'elle a rencontrées en Chine, au Japon, au Transvaal, elle s'arrête... Tout est en suspens.

Les grandes querelles qui la divisaient elle-même se sont comme amorties. Les limites prescrites par la nature, le respect des lois de l'équilibre, une sorte de satiété universelle font cette sagesse soudaine. En un mot, ce que nous constatons aujourd'hui, c'est un stop général dans la politique mondiale. Ceux qui sont partis à temps ont leurs parts... et leurs responsabilités. Les autres admettent, par la force des faits, qu'ils se sont levés trop tard.

La politique européenne, par une conséquence logique, se guérit de l'état de trépidation et d'essoufflement où l'avait mise « la course au clocher » engagée naguère entre tous les peuples pour l'expansion lointaine et la concurrence coloniale. L'Europe est rentrée chez elle; elle se rasseoit; elle réfléchit : « on cause ».

Voyez la France et l'Angleterre Après une période de tension, qui était non dans la volonté des hommes, mais dans la nécessité des faits, l'entente s'est réalisée, pour ainsi dire, toute seule. Sur tous les points du globe, entre les deux puissances, les rivalités étaient instantes, les luttes ouvertes ; partout à la fois, de l'irritation naissait le conflit. Quand, peu à peu, les affaires se furent arrangées; quand de bons traités, dus à la sagesse mutuelle des deux pays, eurent mis fin aux difficultés éparses sur la planète; quand, par un travail assidu, les signatures et les sceaux se furent appliqués sur les vingt conventions élaborées en dix ans et qui délimitaient partout les frontières, les sphères d'action et les influences, le calme se fit comme par


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enchantement. Et cet accord, par son exemple et son autorité, gagne et s'étend de proche en proche.

Ainsi, nous voyons la politique mondiale si mobile et tourmentée récemment encore, essayer de se fixer et de seconsoliderenune série d'accords qui se résument tous en une formule des plus simples : maintien du statu quo. La plupart des traités conclus, notamment par la France, depuis quelques mois, s'en tiennent là. Statu quo en Asie, statu quo en Afrique, statu quo sur les océans, statu quo dans la Méditerranée. Chacune des puissances contractantes se mire, avec une satisfaction sincère, dans son propre statu quo; elle en v fait aux autres la confidence. Cela suffit. Ce simple mot, prononcé, met les coeurs en joie. Nous sommes à une époque où celui qui possède est heureux et ne le cache pas :beatipossidentes !

La formule sera-t-elle, en tout et partout, efficace et suffisante? C'est ce que l'avenir nous apprendra. Peutêtre trouverait-on quelque difficulté à vouloir l'étendre indéfiniment. Le statu quo a, comme toute chose, ses joies et ses douleurs, ses avantages et ses inconvénients. La vie n'est pas faite uniquement pour le repos. Quoiqu'il en soit, l'heure est propice aux ententes, aux détentes, aux entretiens confiants et conciliants. Après l'orage, l'atmosphère purifiée détend les nerfs et ouvre les coeurs.

Et c'est cette confiance universelle qui facilite à tel point la tâche de la deuxième conférence de la Haye. On compte beaucoup sur elle. Voyez plutôt l'empressement avec lequel les plus résistants jadis viennent à sa barre. Personne, cette fois, ne fait défaut; la présence et l'assistance sont effectives. L'ambassadeur d'Allemagne se lève; il apporte et défend, devant l'opinion universelle, une thèse mûrement élaborée. Les propositions qui ont pu paraître dangereuses se sont à peine produites qu'elles se trouvent


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émoussées et sans pointes. Toutes les missions font assaut de bonne volonté et de bienveillance. Il y a, dans ce concert idyllique, une foi .sincère, un gage appréciable, une noble espérance.

Ainsi, le véritable objet de ces grandes assises se dégage de la pratique et des faits. On cherche les meilleures solutions pour l'arbitrage, pour la limitation des conflits : elles sont là : non dans des programmes bâclés ou des protocoles froids, mais dans ces réunions vivantes. La loi nouvelle naîtra du cours des choses, non pétrifiée et dure comme la loi des Douze Tables, mais animée et souple comme « l'édit du préteur ». Ne cherchez pas ces textes toujours insuffisants, souvent menteurs, qui n'engagent que les lèvres; provoquez ces contacts chaleureux où s'essaie l'union des âmes.

En un mot, ce que la confiance universelle entrevoit, dans la deuxième conférence de la Haye, c'est l'intervention affirmée, et peut-être définitive, d'une institution magistrale — celle qui fut prévue par Leibniz — et qui seule peut influer réellement sur les destinées du monde : l'institution du premier « parlement universel » délibérant devant l'opinion, la convocation solennelle et réitérée des États généraux du monde.

Si le vingtième siècle, à peine né, développe le germe (combien fragile encore!) qui lui fut confié; si la coutume des délibérations internationales publiques s'introduit dans les relations entre les peuples, que ne doit-on pas espérer de l'avenir? L'opinion est reine et maîtresse du monde. Qu'on se fie en elle. Partout où elle est admise, elle apporte la clarté et la franchise. Le plus puissant agent de la paix, c'est la lumière.

GABRIEL HANOTAUX.


APRÈS LA PRISE DE LA BASTILLE

LA GRANDE PEUR'"

Vers lafin du mois de juillet 1789, huit, dix ou douze jours après la prise de la Bastille, une effrayante rumeur courut sur la France entière : « Les brigands arrivent; ils pillent les demeures, incendient les récoltes; ils égorgent femmes et enfants. » Cette alarme se répandit du nord au sud et de l'est à l'ouest du royaume, presque dans le même moment. Le décret, que 1 Assemblée nationale publia le 10 août 178g, constate dans son préambule la généralité et la simultanéité de lapanique. « Les alarmes ont été semées dans les différentes provinces, dit l'Assemblée, à la même époque et presque le même jour. »

(1) On dispose de très nombreux documents pour écrire l'histoire de la Grande Peur. Il serait impossible de les énumérer ici : pièces d'archives et mémoires. Voici les principaux ouvrages dont cet événement a fait l'objet :

Gust. BOKD, la Prise do la Bastille et les conséquences de cet événement dans les provinces, Paris, 1SS2. P. DE WITT, la Peur en 1789, la Journée des brigands en Limousin, Caen, 1887.— Victor FOURNEL, les Hommes du 14 'Juillet, Paris, 1890. — Fr. MEGE, les Dernières Années de la province d'Auvergne, la Grande Peur, ClermontFerrand, 1901. — G. BussiÈkE, Etudes historiques sur la Révolution en Péngord, 3e partie, Paris, 1903. — P. CONARD, la Peur en Dauphiné, Paris, 1904. — D"" CABANES et L. N'ASS, la Névrose révolutionnaire, Paris, s. d. 1906, cha£. 1, la Contagion de Ici Peur.


-LA---GRANDE PEUR 153

Un messager paraissait, haletant, les yeux fous, la voix étranglée, sur son cheval blanc d'écume. II se penchait sur sa selle et, étendant le bras dans la direction qu'il voulait désigner :

— Les brigands approchent; ils sont là-bas, derrière le coteau; j'ai vu luire leurs armes dans la feuillée du bois,. Sur la route les sabots de leurs chevaux soulèvent des nuées de poussière; l'horizon est rouge des incendies qu'ils allument ; ils vont comme un ouragan !

Puis les détails. Plusieurs femmes avaient été éventrées, des hommes avaient été branchés à l'orée de la forêt, la bande qui s'avançait portait de petits enfants embrochés au bout des piquesEt,

piquesEt, les portes des villes de se fermer, la population de courir aux armes, les « compagnons de l'arquebuse » d'apparaître., vaillants et tremblants, sur le haut des remparts, tandis que les familles se cachaient dans les caves, ou bien allaient s'enfouir au milieu des meules dans les champs, ou fuyaient dans l'épaisseur des bois pour se terrer dans des fosses profondes recouvertes de branchages.

* *

Le souvenir de cette alarme demeura très vif parmi les générations qui l'avaient connue. On a de nombreux témoignages de personnes qui, ayant vécu dans la première moitié du dix-neuvième siècle, en ontpu recueillir le récit de la bouche même de ceux qui avaient assisté à l'événement. Les relations qu'elles ont données concordent entre elles : de tous les événements de la Révolution, ce fut celui qui,, dans les campagnes, fit l'impression la plus profonde. Et bien des paysans n'en savaient conter d'autre que celui-là.

■Cette dénomination, « la grande peur »,, fuLcelle qu'on luidonnadansieceatre delà France. On dit aussi plus


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simplement et plus énergiquement encore « la peur », ou bien « l'alarme ». Dans les provinces du Midi, on dit « la grande pourasse, lo grando paoû, Yannada de la paou ». Ailleurs ce fut la Journée des brigands, ou le Jeudi fou, le Vendredi fou, selon le jour où la panique se produisit. En Vendée, le souvenir de l'événement est resté sous un nom d'une jolie poésie, les brouilles de la Madeleine : la peur y éclata en effet à la fête de la Madeleine, le 22 juillet, et la tradition rapporte que de fortes brumes, venues de la mer, avaient envahi la contrée, comme pour faciliter aux bandits leur oeuvre de pillage et de sang.

Dans certaines provinces, celles de l'Ouest, que baigne la mer, ce ne fut pas l'arrivée des brigands, mais un débarquement d'Anglais qui fut annoncé. Les Anglais, disait-on, avaient subitement fait leur apparition à la crête des falaises et, comme leurs ancêtres de la guerre de Cent ans, ils s'avançaient dans le pays, pillant, saccageant, égorgeant. Ces bruits prirent une telle consistance que les députés de la région aux États généraux firent des observations au gouvernement et que le ministre des affaires étrangères dut obtenir de l'ambassadeur anglais une déclaration publique où les dispositions pacifiques du cabinet de Londres étaient solennellement affirmées. En Lorraine et en Champagne, c'étaient des reîtres et des lansquenets d'Allemagne qui avaient franchi la frontière, féroces comme au temps des guerres de religion. En Dauphiné, on parla d'une invasion de Savoyards. Il est inutile de rappeler qu'à cette époque la Savoie ne faisait pas encore partie de notre pays, et que le Guiers-vif, affluent du Rhône, qui formait la limite entre le Dauphiné et la Savoie, y traçait également celle de la France.

Ici la scène est décrite avec précision par M. Pierre Conard, en son récent ouvrage, la Peur en Dauphiné.

Aoste, en France, est sur la frontière de Savoie, à


LA GRANDE PEUR 155

une demi-lieue à peine. La « peur » y éclata le 27 juillet. A la pointe du jour, le ciel était tout noir. « Une pluie des plus fortes, un orage continuel, un temps affreux qui dura depuis le matin... » Tout à coup se répand l'effrayante nouvelle. Ce ne sont pas des brigands, mais les « ennemis ». Dans le village de Chimilin, presque contigu à Aoste, l'émoi était vif : certains habitants s'enfuyaient dans les bois; on cachait en hâte « les effets les plus précieux » ; un journalier, sans même demander un ordre au curé, montait au clocher et mettait la cloche en branle. Antoine Jas envoya son frère cadet, un enfant, prévenir leur père qui était au marché du Pont-de-Beauvoisin.

Le Pont-de-Beauvoisin était une localité, sur le Guiers, dont la moitié se trouvait « part de France », et l'autre « part de Savoie », les deux sections séparées par le Guiers-vif, et reliées par le fameux pont que François I8r avait fait construire et qui fut longtemps le principal et presque le seul point de communication entre la France et la haute Italie.

Au Pont-de-Beauvoisin se tenait un marché important, surtout pour la volaille. On donna à l'enfant un cheval « pour qu'il pût revenir promptement ». Il partit « à grande course de cheval ». A deux heures, il entrait au hameau de la Guinguette, lieu dit du Pontde-Beauvoisin.

L'enfant était hors de lui, les paroles qu'il voulait prononcer s'étranglaient dans sa gorge ; et déjà le Pont-de-Beauvoisin était dans une vive inquiétude. Le jeune Jas, « qui était dans la plus grande désolation, » provoqua un rassemblement de paysans. Ceux-ci étaient très nombreux à cause du marché. C'est à peine, comme il vient d'être dit, si le petit messager pouvait parler. On finit cependant par comprendre, à ce qu'il voulait annoncer, que'a le feu


156 LA GRANDE PEUR

était à Chimilin » et que « les brigands dévastaient tout ».

Les paysans, venus au Pont-de-Beauvoisin pour le marché, regagnèrent en grande hâte leurs villages respectifs. Lanouvelle se répandait dans la région entière. Partout on se mettait en défense. Aoste était considéré comme le point le plus menacé. Il était sur la frontière, et les Dauphinois avaient l'idée fixe que c'étaient les troupes du roi de Sardaigne qui voulaient envahir la frontière française pour la saccager. Il faut dire que, trente années passées, les soldats du roi de France, sous couleur d'arrêter Mandrin, s'étaient comportés de cette façon-là sur la frontière de Sardaigne.

Le châtelain d'Aoste dirigea la défense. Il posta M plusieurs corps de garde et des sentinelles sur toutts les avenues, fit même border les chemins et prit toutes les précautions qu'il crut convenables ». Sous une pluie battante, les communautés voisines arrivaient l'air martial, « avec un courage incroyable. » Le châtelain rangea tous ces hommes militairement et en fit le dénombrement. Ils étaient quatre mille cinq cents, dont chacun était résolu « à faire un rempart de son corps ». Durant deux ou trois heures, toujours sous la pluie, — et tandis que le tonnerre roulait avec fracas, étouffant la voix des chefs, — on fit faire à ces milices des mouvements militaires. Enfin, à nuit close, on renvoya ces guerriers, chacun chez soi, tout en les engageant « à former des corps de garde dans toutes les paroisses » et à « distribuer des sentinelles aux églises, clochers et avenues ». Au reste, ces braves « avaient juré entre tous qu'au premier signal ils se réuniraient dans l'endroit attaqué ».

Ils partirent. Les bourgeois d'Aoste continuèrent durant toute la nuit à faire des patrouilles, sous la direction de leur châtelain. Ils renforçaient les points faibles des défenses extérieures, ils rassemblaient dans les caves


LA GRANDE PEUR 157

des approvisionnements de siège. Les rues furent tenues éclairées durant toute la nuit. Et c'est à peine si, à la levée du jour, la frayeur s'était un peu calmée.

La •« peur » fit irruption à Angoulême le 28 juillet. Sur les trois heures de l'après-midi, le tocsin retentit. On annonçait l'approche de quinze mille bandits. C'étaient, disait-on, des brigands échappés de Paris. Les portes de la ville furent aussitôt fermées; des gardes furent postés sur les remparts. Bientôt on entendit des cris d'épouvante :

■— Les voilà! les voilà!

Un tourbillon de poussière roulait sur la grand'route : Il s'approche. Quelle angoisse! Le tourbillon s'épaissit, il s'élève, il s'étend, il se dissipe... C'était le courrier de Bordeaux qui passait au grand galop de ses six chevaux, en faisant joyeusement claquer son fouet.

Cette déception eut pour résultat de faire tomber, dans la pensée commune, le chiffre des bandits de quinze mille à quinze cents hommes; mais du moins sont-ils bien quinze cents qui ravagent la campagne. A trois heures du matin, nouvelle alarme. La cloche sonne au beffroi. Les rues se remplissent de cris, de tumulte. Les bourgeois sortent en chemise, jambes nues, armés de leurs mousquets; tandis que, par les portes de la ville, s'engouffrait la cohue effarée des campagnards. Hourvari indescriptible de femmes qui pleurent, d'enfants qui crient, de veaux qui beuglent, de chiens qui aboient, de charrettes qu'on pousse, de meubles culbutés et de vaillants miliciens, dans des armures gothiques, qui répondaient aux cris d'appel de leurs commandants. « A neuf heures, écrit un témoin oculaire, nous avions dans la ville quarante mille hommes. » Tous-se mon-


158 LA GRANDE PEUR

traient ardents à défendre les remparts. On ne savait qu'en faire. Chacun voulait être là, à son poste, et au premier rang, pour remplir son devoir de citoyen. Il y avait pléthore de bravoure. La municipalité eut toutes les peines du monde à se débarrasser de ces héros.

Mais, puisque les bandits se tenaient cachés, leurs desseins ne pouvaient être que plus dangereux. Cent hommes à cheval, un millier de piétons vont explorer la forêt de Braconne. On cherche, on regarde, on scrute, on fouille; on bat les buissons, on sonde à coups de piques fourrés et taillis, on soulève les larges feuilles des fougères; en tremblant, on pénètre dans les petites grottes parmi des rochers. De brigands autant que de plumes sur une grenouille. La même alarme se produisit à dix lieues à la ronde et à la même heure.

M. Georges Bussière estime qu'Angoulême fut le foyer d'où la « peur » gagna le Limousin et le Périgord, provinces où elle se répandit le 29 juillet.

On lit dans les registres de l'état civil de la commune de Champniers-Reilhac en Périgord :

« Le 29 juillet 1789, entre six et sept heures du matin, deux ou trois personnes venues de la paroisse de Maisonnais assurent, sur un simple ouï-dire, que les ennemis sont à Maisonnais, au Lindois, à Nontron, à Roussines, aux Salles-de-Lavauguyon, à la Périne, etc., au nombre de 2,000, de 6,000, de 14,000, de 18,000, et, tout d'un coup, de 100,000 hommes, qui mettent tout à feu et à sang. Les uns disent que ce sont des Anglais; les autres, que ce sont des Pandours, des échappés de galères, des voleurs, des brigands. » Nous sommes ici en présence d un texte officiel.

Fuite dans les bois, terrement au fond des caves; les femmes se réfugient dans les églises, l'argenterie est enterrée.


LA GRANDE PEUR 159

Fouguerolles est campé sur une proéminence, face à Sainte-Foy qui s'étend en plaine, de l'autre côté de la Dordogne. Les curés, comme en beaucoup d'endroits, se sont faits avec conviction, mais avec candeur et imprudence, les propagateurs de 1' «alarme ». La communauté de Sainte-Foy, à la date du 30 juillet, relate les faits en ses procès-verbaux :

« Sur la rive droite de la Dordogne les habitants de Fouguerolles et des environs se pressaient avec des cris suppliants, demandant à ceux de Sainte-Foy de leur envoyer des secours contre les meurtriers qui allaient les égorger. » On entendait dans la plaine le son des cloches et le roulement des tambours qui augmentaient l'effroi. Les paysans se groupaient en une cohue effarée et pittoresque, armés de fusils, de faux, de volants, de haches et de fourches. « Notre milice, disent les officiers municipaux de Sainte-Foy, conduite par de braves officiers, passe la rivière avec ardeur et gravit fièrement un coteau escarpé, impatiente de voir l'ennemi et de combattre. Les personnes, qu'on avait envoyées à la découverte dès le matin, reviennent en ce moment, et, au grand étonnement de tout le monde, apprennent que cette alarme est sans fondement. » Des scènes identiques dans tout le Périgord, dans toute la Saintonge. Partout la peur se dresse comme un grand fantôme dans les imaginations affolées. Elle fait sa tournée avec une rapidité incroyable. M. Galleau, juge de La Roche-Chalais, à la hâte, expédie un exprès à Coutras, « dans la crainte où l'on était à La Roche, et dans le pays voisin, d'être attaqués par une troupe de brigands, que les uns portaient de six à dix mille, d'autres de vingt à trente mille, qui mettait tout à feu, après avoir pillé et égorgé ce qui lui résistait. » L'exprès arrive, communique sa terreur à ceux qui l'écoutent. Et à Coutras, également, on se met « à sonner les cloches et battre le tocsin pour assembler plus tôt le peuple ».


IÔO LA GRANDE PEUR

Dans le pays entier, durant toute la nuit, les cloches sonnent dans les paroisses. « Tous, à comprendre le Fronsadois, Saint-Émilion, Castillon, le Puynormand, partie du Périgord qui se rapproche, se rendaient de toute part pour secourir Cou! ras qu'on croyait exposé au carnage, au massacre et au feu. »

Et la rumeur passe de la vallée de la Dordogne dans celle du Dropt, d'où elle gagne l'Agenais.

Un note du curé, inscrite sur les registres paroissiaux du Grand-Brassac, montre, à la date du 30 juillet, la paroisse assemblée « au son du tocsin, tous chacun ses armes : des fusils, des pistolets, des sabres, des épées, des fourches de fer, des faux, des haches, des assoupis, des bigots, généralement des halebardes et tous autres instruments d'armes ». Dans les registres de catholicité de Condat-de-Nontron, même indication, à la date du 31. Les cloches des églises sonnaient le tocsin. « Chacun quittait ses foyers pour aller se cacher dans les bois et les rochers. »

Au Pont, la panique éclata le 31 juillet, tandis qu'on y était occupé à un enterrement. Le chevalier de Teissières en écrit, le 2 août, à l'abbé Lespine :

« J'avais hier notre pasteur... Il a eu bien peur, avanthier, ainsi que votre mère, et vos soeurs et généralement tout le monde. Une épouvante extraordinaire s'est emparée des esprits et a occasionné beaucoup de désordres, cessation dans les travaux, transports d'effets, émigration... J'étais chez mon beau-lrèie à une tribte cérémonie, les funérailles de Mme de Lafaye. Arrive un quidam dans ce moment de douleur, sur les dix heures du matin, qui annonce que les Anglais pillent, brûlent, saccagent tout, et qu'ils sont à l'heure qu'il esta Aubeterre. En conséquence, l'alarme formée partout, les gens en armes — épieux, fourches, etc.,— partent et vont en avant, sans savoir où, se rencontrent mutuellement et se prennent respectivement pour


LA GRANDE PEUR 1*61

ennemis, décampent. Les plus sages envoient des messagers vérifier dans les endroits indiqués, et, par là, on vérifie partout que ce n'est que la peur. »

Les vagues du courant vinrent enfin battre les murs de Périgueux ; mais déjà elles avaient perdu de leur force. Le conseil de ville, sans perdre la tête, parvint à imposer le calme. Il fit armer les habitants., sans tumulte ni trop d'effroi. Et dans sa séance du soir, le 31 juillet, il arrêta « qu'il serait fait une quête au bénéfice des indigents qui avaient perdu du temps à prendre les armes ». Ni Limoges, ni Angoulême, dit M. Georges Bussière, à qui nous empruntons ces détails, n'avaient montré le même sang-froid.

La ville d'Uzerches, en Limousin, fut prise d'un véritable accès de folie. Les gens couraient çà et là, dans le plus grand désordre, en proie à une extravagante terreur. Les femmes fuyaient par les portes de la ville, tirant leurs enfants après elles, portant sur leurs épaules ceux qui ne pouvaient marcher. A Brive, à Tulle, dans les environs, l'alarme n'était pas moins grande. Et, tandis que les habitants d'Uzerches se sauvaient de chez eux,, ceux des campagnes se réfugiaient à Uzerches. Tous avaient en main des fusils, des piques, des faux, des crocs, des coutresde charrue. Il y eut bientôt dans la petite ville dix mille de ces braves gens; mais ils ne tardèrent pas à être obligés de sortir, car ils ne trouvaient pas de quoi subsister. Quant aux ennemis, on ne les vit point.

Sur la 0 peur » en Limousin, on possède d'admirables pages de George Sand, dont jamais les historiens n'ont encore pensé à se servir, bien qu'elles présentent un tableau historique, peint de la main la plus


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sûre, et d'après des informations prises chez les témoins mêmes des faits qui y sont retracés.

George Sand, née en 1804, fit causer les bonnes gens du pays sur cet événement si présent encore à leur mémoire. « Le souvenir de cette panique, écritelle elle-même, est resté dans nos campagnes, comme ce qui a le plus marqué pour nous dans la Révolution. On l'appelle encore « l'année de la grand'peur. »

Ces pages sont extraites d'un roman oublié, Nanon, où il y a cependant un certain nombre d'épisodes révolutionnaires décrits avec une vie et une exactitude de couleur locale qui n'ont pas été surpassées. La scène se passe dans un village, à quelques lieues de SaintLéonard-en-Limousin, un village de deux cents âmes, ce qui faisait environ cinquante feux. Ceux-ci étaient répartis sur un espace d'une demi-lieue de longueur, car c'était pays de montagne et le village était bâti le long d'une gorge très étroite, qui s'élargissait au milieu et formait un joli vallon où s'élevait un monastère. L'abbé était seigneur du pays, tous les villageois étaient ses tenanciers.

George Sand place son récit dans la bouche d'une fillette de treize à quatorze ans, orpheline, et qui demeure chez un vieux paysan, son grand-oncle.

« ''.>":■■'.1 jetais au pâturage, dit Nanon, avec d'autres enfants de mon âge, la Mariotte, une vieille paysanne, notre voisine, et cinq ou six autres femmes, vinrent tout épeurées nous dire de rentrer.

— Qu'est-ce qu'il y a?

— Rentrez! rentrez! ramenez vos bêtes, dépêchezvous, il n'est que trop temps!

« La peur nous prit. Chacun rassembla son petit troupeau et je ramenai vivement Rosette (une ouaille) qui n'était pas trop contente, car ce n'était pas son heure de quitter l'herbage.

M Je trouvai, poursuit Nanon, mon grand-oncle très


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inquiet de moi. Il me prit par le bras et me poussa avec Rosette dans la maison, puis il dit à mes cousins de bien fermer et de barricader toutes les huisseries. Ils n'étaient pas bien assurés, tout en disant que le danger ne pressait pas tant.

— Le danger y est, répondit mon oncle, quand nous fûmes bien enfermés. A présent que nous voilà tous les quatre (le vieil oncle, Nanon et ses deux jeunes cousins), il s'agit de s'entendre sur ce que l'on va faire. Et voilà ce que je conseille. Tant qu'il fera jour, il n'y a rien à essayer; c'est à la grâce de Dieu ; mais, quand la nuit sera venue, on ira se réfugier dans le moutier, et chacun y portera ce qu'il a, meubles et provisions.

— Et vous croyez, dit Jacques, que les moines vont recevoir comme cela toute la paroisse?

— Ils y sont obligés. Nous sommes leurs sujets, nous leur devons la dîme et l'obéissance, mais ils nous doivent l'asile et la protection. »

Ces observations, mises par George Sand dans la bouche de ses personnages, sont profondément justes et caractérisent très exactement les conditions du lien féodal et telles qu'elles subsistaient encore sur la fin de l'ancien régime.

« Pierre, poursuit notre charmant historien, Pierre, qui était plus effrayé que son frère aîné, fut cette fois de l'avis du grand-père. Le moutier était fortifié; avec quelques bons gars, on pouvait défendre les endroits faibles. Jacques, tout en assurant que ce serait peine inutile, se mita démonter nos pauvres grabats. Je rassemblai mes ustensiles de cuisine, quatre écuelles et deux pots de terre. Le linge ne fit pas un gros paquet; les vêtements non plus.

« Ne sachant rien, et n'osant questionner, poursuit Nanon, j'obéis machinalement aux ordres qui m'étaient donnés. Enfin je compris que les brigands allaient arriver, qu'ils tuaient tout le monde et brûlaient toutes


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les maisons. Alors je me mis à pleurer pour le chagrin d'abandonner aux flammes notre pauvre chaumière qui m'était aussi chère et aussi précieuse que si elle nous eût appartenu. En cela je n'étais guère plus simple que le père Jean et ses petits-fils. Ils se lamentaient sur la perte de leur misérable avoir, bien plus qu'ils ne songeaient à leur danger personnel.

« La journée s'écoula dans l'obscurité de cette maison fermée et on ne soupa point. Pour faire cuire nos raves, il eût fallu allumer du feu, et le père Jean s'y opposa, disant que la fumée nous trahirait. Si les brigands venaient, ils croiraient le pays abandonné et les maisons vides. Ils ne s'y arrêteraient point et courraient au moutier. »

La nuit venue, le père Jean, et Jacques, l'aîné de ses petits-fils, descendent au ravin et vont frapper à la porte du couvent. Tout y était clos, depuis le matin. On frappe, on cogne, on crie. Vains efforts. Personne même ne vint parlementer au guichet. Le moutier semblait désert.

— Vous voyez bien, disait Jacques en revenant, qu'ils ne veulent recevoir personne. Ils savent qu'on ne les aime point. Ils ont autant peur de leurs paroissiens que des brigands.

— M'est avis, disait mon oncle, qu'ils se sont cachés dans les souterrains et que, de là, ils ne peuvent rien entendre.

« Mon grand-oncle, poursuit Nanon, eut alors l'idée de s'informer si, dans les environs, on avait quelques nouvelles et si on avait pris quelques dispositions contre le danger commun. Il repartit avec Jacques, tous deux pieds nus et suivant l'ombre des buissons, comme s'ils eussent été eux-mêmes des brigands, méditant quelque mauvais coup. »

Nanon et son cousin Pierre restaient seuls, l'oreille au guet, prêts à fuir au moindre mauvais bruit. Il fai-


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sait un temps magnifique. « Le ciel était plein de belles étoiles, l'air sentait bon. » Nul bruit. Toutes les maisons éparses le long du ravin, presque toutes isolées, étaient closes, silencieuses, chacun ayant fait comme l'oncle Jean. « Il n'était que neuf heures et tout était muet comme en pleine nuit. Cependant personne ne dormait. » Et c'est à peine si l'on respirait, « hébété » qu'on était par la peur.

« Dans les grands châtaigniers qui nous enveloppaient de leur ombrej dit Nanon, rien ne remuait. Cette tranquillité du dehors passa en nous, et, à demi-voix, mon cousin et moi nous nous mîmes à babiller. Nous ne songions pas à avoir faim, mais le sommeil nous gagnait. Pierre s'étendit par terre, devisa quelque peu sur les étoiles, m'apprit qu'elles n'étaient pas à la même place, aux mêmes heures, durant le cours de l'année, et finit par s'endormir profondément. Je me fis conscience de le réveiller. Je comptais bien faire le guet toute seule; mais je ne pense pas en être venue à bout plus d'un moment. »

Au lendemain matin, l'aurore fut lumineuse. Alors, par les portes entre-bâillées, on se hasarda à mettre le nez dehors, puis le corps. Chacun était étonné de se trouver encore en vie.

« Les gars de la paroisse montèrent sur les plus grands arbres au faîte du ravin et ils virent au loin des troupes de monde qui marchaient en ordre dans le brouillard du matin. Vivement chacun rentra chez soi et tout le monde parla d'abandonner ce qu'on avait et d'aller se cacher dans les bois et dans le creux des rochers. Mais il nous arriva bientôt des messagers, qui eurent de la peine à se faire entendre, car, au premier moment, on les prenait pour des ennemis et on voulait les attaquer à coups de pierres. C'étaient pourtant des gens des environs, et quand on les eut reconnus on se pressa autour d'eux. »


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Les messagers disaient que l'approche des brigands avait appeuré tout le monde. On se mettait en bandes, on battait la campagne, on arrêtait les mauvaises gens. On faisait accord pour se défendre. Comme ceux du village hésitaient à se joindre au mouvement — ils n'avaient pas d'armes et les moines du moutier ne croyaient pas aux brigands — deux des messagers envoyés par les communes voisines, leur firent honte de leur « couardise ». On voyait bien qu'ils étaient enfants des moines. Il y avait dans le moutier, disaientils, plus d'armes qu'il n'en fallait pour tous les hommes du village et des provisions en cas de siège et il fallait s'en emparer. Ils parlèrent quelque temps sur ce ton. Leurs paroles « mettaient le feu à la paille ». « On se réunit devant la place du moutier, qui était une grosse pente de gazon, toute bossuée, avec une fontaine aux miracles dans le milieu. Le grand Repoussât, qui prétendait à l'honneur d'avoir réveillé nos courages, commença par dire qu'il fallait « épeurer » les moines en cassant la « Bonne-Dame » de la fontaine. » Mais l'oncle de Nanon s'y opposa. Il casserait la tête avec sa bêche au premier qui toucherait à la Vierge. On l'écouta.

Les portes du moutier furent enfin ouvertes. Après avoir cherché quelque temps, on trouva dans un caveau quantité de vieilles arquebuses hors de service, des fusils à rouet, et beaucoup de pertuisanes rouillées. On prit le tout, on le porta sur la place, où chacun en eut sa part. Les moines promirent aussi l'asile en cas d'attaque, et désignèrent à chaque famille l'abri qui lui serait réservé. Au reste les villageois np voulurent pas se mettre en guerre contre les moines ; mais ils gardèrent les armes qu'ils leurs avaient prises en se répétant les uns aux autres, que si « les moines avaient été en conspiration pour effrayer le paysan, ils avaient mal joué la partie et


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armé le paysan contre eux en cas de besoin ». Et l'on fut ainsi sur pied trois jours et trois nuits durant, « montant des gardes, faisant des rondes, veillant à tour de rôle, et de temps en temps se mettant d'accord avec les bandes qu'on rencontrait. »

«.Cette grande peur, qui n'était qu'une invention, conclut George Sand, ne tourna pas en risée comme on aurait pu s'y attendre. Les paysans de chez nous en devinrent plus vieux en trois jours que si ces jours eussent été des années. Forcés de sortir de chez eux, d'aller aux nouvelles et d'apprendre ce qui se disait au delà du ravin et jusque dans les villes, ils commencèrent à comprendre ce que c'était que la Bastille, la guerre, la famine, le roi et l'Assemblée nationale. Les esprits élevés en cage prenaient leur volée du côté de l'horizon. »

Le troisième jour, il y eut encore une alerte. Les paysans, avec les armes enlevées au moutier, partirent au-devant des brigands dans la direction où ceux-ci leur étaient signalés. « L'envie de savoir, dit la petite Nanon, me mena moi-même très loin sur le grand plateau semé de bois; mais je ne pus rien voir, parce que les paysans, réunis en troupes, guettaient ou se glissaient avec précaution dans les genêts et les ravines.

« Toute la France était en armes et cherchait bataille ».

« A la nuit, dit Nanon, mon monde rentra et je servis un lièvre qui fut trouvé bon. On n'avait point vu de brigands et on commençait à dire qu'il n'y en avait point. Enfin l'on se remit au travail. Les femmes, qui avaient caché leurs enfants, reparurent avec eux ; on déterra le linge et le peu d'argent qu'on avait enfouis. Tout redevint tranquille. Et de toute part on s'était organisé en garde nationale. »

Tout est remarquable dans ce récit. La manière dont sont peints les sentiments des paysans, leurs rap-


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ports avec les moines leurs suzerains, cette envolée des idées vers un horizon plus large, vers une vie nouvelle, après que la secousse est passée. « Toute la France est en armes et cherche bataille, » et partout, avec les armes dont on s'est emparé, on se forme en garde nationale. .

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George Sand a peint la « peur » en Limousin. Un historien, M. Francisque Mège, la peint en Auvergne. Le tableau est identique. « Dans les fermes éloignées, dans les maisons isolées, la frayeur est plus grande encore, s'il est possible, que dans les villages et dans les villes. Au bruit de l'arrivée des brigands, la plupart des habitants se sont enfuis, cherchant de tous côtés des refuges inaccesssibles aux regards. Quant à ceux qui sont restés dans les habitations, ils s'abstiennent de faire du feu et parlent à voix basse, de crainte que le bruit des voix et la fumée des cheminées ne trahissent leur présence. La vie semble avoir disparu. »

Au reste, l'Auvergne fut peut-être la région de la France où l'épouvante sévit avec le plus d'intensité. Dans les bois, les gens s'étaient nichés à demeure au haut des arbres, parmi les branches. Mme Campan cite une femme qui, dans un moment d'effroi, était parvenue à se hisser au sommet d'une roche très élevée; mais ensuite elle ne put en descendre. Il fallut des échelles et des cordes. Plusieurs femmes devinrent folles d'épouvante; d'autres périrent dans des convulsions. Les sanctuaires, les églises et les chapelles paraissaient des refuges. Des familles entières s'y installèrent avec des provisions et des paillasses pour dormir entre les piliers.

Le comte de Montlosier demeurait à Récolène,


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paroisse de Rochefort. « Des courriers, écrit-il, assuraient que, dans les lieux où ils avaient passé, tout était ravagé et incendié. Ils exhortaient les populations à s'armer. Dans un clin d'oeil, un mouvement de terreur et de folie gagna, comme par contagion, les parties du royaume les plus tranquilles. Nos montagnes furent saisies comme le reste de la France de ce mouvement. Un jour, poursuit-il, on m'avertit que les brigands étaient dans un village voisin. Il semblait ne pouvoir y avoir de doute; les bergers, abandonnant leurs troupeaux, accouraient tout essoufflés pour rapporter ces nouvelles : le village était incendié ; ils avaient vu les flammes. Je pars aussitôt, armé, avec tout ce que je pus rassembler de monde, pour aller au secours du village qu'on m'avait indiqué. Quand nous arrivons, le village, qui était aussi dans la terreur, parce qu'on lui avait apporté les mêmes ragots sur le village voisin, nous prend nous-mêmes pour des brigands, les paysans s'arment contre nous de fusils et de fourches de fer. » Jacques-Antoine Dulaure, le savant historien du vieux Paris, qui était Auvergnat, raconte l'alarme donnée dans le bourg où il demeurait. Au loin, sur la route de Paris, on voyait s'élever un nuage de poussière. Celui-ci approchait:

— Les brigands ! les brigands !

On sonne le tocsin, on crie : « Aux armes! » En un quart d'heure, les défenseurs, avec fusils et mousquetons, sont rassemblés. Le nuage se rapproche. C'est le moment du combat. « Attention ! en joue !... » mais un coup de vent dissipe la poussière : c'était un troupeau de moutons.

A Pionsat, le curé rassembla les paroissiens sur la place et leur donna, tout en pleurant, l'absolution de leurs péchés. On avait caché de toutes parts l'argent et lesobjetsprécieux, dans des fosses, en terre, sousdes tas de fagots ou sousdes mottes de fumier. Les hommes,


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qui s'étaient procuré du plomb, fondaient des balles, puis allaient à la découverte. Dans les grandes villes, à Riom et à Clermont, l'alarme est aussi vive que dans les campagnes : les demeures particulières sont barricadées, on fait des provisions de siège; les magasins des armuriers sont pris d'assaut. Du haut des toits, les guetteurs surveillent l'horizon, et, dans les greniers, on entasse des pavés et des pierres pour en écraser les envahisseurs... A l'entrée des rues de Riom, les barricades de voitures renversées empêcheront les assaillants d'approcher.

« D'une extrémité de la France à l'autre, chacun croyait avoir auprès de soi des démons exterminateurs. » Ce sont les expressions de Michelet.

Dans l'Orléanais, en quelques instants, la ville de Saint-Aignan fut encombrée de fuyards. Les paysans arrivaient armés de crocs, de houes, de fourches. On vit l'entrée, mi-tragique, mi-burlesque, du seigneur dé Gué-Péan. Il amenait, non seulement toute sa famille, mais une file de voitures où l'on avait chargé en hâte les meubles et les effets les plus précieux; dans un haquet était empilée toute une lessive, encore humide.

Nous avons, pour l'Orléanais, le récit de la « peur » écrit par un paysan. Nous sommes à Neuville-auxLoges. « Le 27 juillet, lisons-nous dans une manièrede journal tenu par François Samelin, il y a eu une alerte, disant la guerre civile, à Neuville et beaucoup d'autres endroits, dont c'était une grande misère. On n'entendait que cris et lamentations, les femmes et les enfants. On disait que tout était à feu et à sang à Chilleurs et autres endroits. On a sonné la cloche. Tous les hommes se sont mis sous les armes, ils ont monté la garde. Les gens de la campagne venaient, les uns avecdes fourches, les autres avec des croissants; tout y accourait. Depuis, on a monté la garde toutes les nuits, jusqu'au 24 septembre. Il y avait toujours deux hommes dans la tour


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pour garder. On a formé trois compagnies, il y avait trois drapeaux. » Et les mêmes scènes se produisent à Chilleurs-aux-Bois (1).

Le comte Beugnot a été témoin de 1' « alarme » en Champagne. Il se trouvait aux environs de Bar-surAube. La soirée était belle, et la famille, renforcée de quelques convives étrangers, soupait tranquillement, lorsque survint, en grand émoi, un laboureur du village de Choiseul.

« Les brigands sont répandus dans la contrée et s'avancent vers le château pour le piller! »

Beugnot demande au messager s'il a vu lui-même les brigands, ou si ce ne sont là que de vagues rumeurs. Certes, il les a vus, à preuve qu'il en a reconnu une première bande qui longeait le bois de Mon tôt, peu distant du château ; une autre bande occupe le bois de la Pennicière. Aussitôt la défense est organisée. Trois hommes sont mis en vedette sur la montagne SaintNicolas à laquelle le château est adossé ; deux autres sont placés en sentinelles sur les chemins des bois de Montot et de Pennicière. Le château lui-même est garni d'hommes armés. Les dames sont averties que, au premier coup de feu, elles auront à descendre à la cave. Une distribution d'eau-de-vie est faite aux troupes. La nuit cependant se passa dans la plus grande tranquillité. Le lendemain, les moins résolus riaient de la peur de la veille.

Toutefois, l'état de siège ne fut pas immédiatement levé. D'autres porteurs d'effrayantes nouvelles arrivaient assurant que les brigands étaient dans le pays : tel et tel château du voisinage étaient en flammes. La crainte ne disparut que la semaine écoulée. Beugnot

(1) Journal inédit de Fr. SAMELIN, de Neuville-aux-Bois ou Neuville-aux-Loges, communiqué par M. Léon MARLET, bibliothécaire au Sénat.


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dit qu'il eut la curiosité de rechercher l'origine du bruit qui s'était ainsi répandu. Le laboureur de Choiseul l'avait recueilli d'un habitant de Colombey; l'imagination frappée, il était rentré à Choiseul, par le clair de lune, croyant sans doute apercevoir des brigands derrière chaque bouquet d'arbres. Quant à l'habitant de Colombey, il tenait la nouvelle d'un meunier de Montigny. « Je négligeai les recherches ultérieures, dit Beugnot, parce que je vis bien que je n'arriverais qu'à des instruments qui s'étaient transmis cette nouvelle et s'étaient effrayés réciproquement de la meilleure foi du monde. »

Un jeune officier aux chasseurs de Franche-Comté, de qui les intéressants mémoires, encore inédits, nous sont communiqués par notre confrère M. Raymond Lécuyer, parle de l'alarme en Bourgogne, où il se trouvait alors en garnison. Dans tous les châteaux de la région, les dames sont fort effrayées et demandent des officiers pour les protéger contre les brigands. On alla ainsi à La Salle, maison de campagne de M. l'évêque de Chalon. « Il y avait chez lui une réunion de jeunes femmes et de jeunes gens qui étaient très gais. » Suivent des noms. Les dames voulaient faire elles-mêmes le guet contre les brigands. « Elles faisaient la nuit des patrouilles, dit notre jeune officier, mais sans lumière, ce qui devait être tout profit pour ces messieurs (1). »

Parmi tous ces faits invraisemblables, le plus invraisemblale est peut-être que les Parisiens eux-mêmes n'échappèrent pas à cette panique qui a l'air d'un épisode de conte de fées. Le 27 juillet, le bruit se répan(1)

répan(1) inédits d'un officier aux chasseurs sous Louis XVI, communiqués par M. Raymond Lécuyer.


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dit dans la capitale, avec une persistance singulière, que les brigands s'avançaient du côté de Montmorency : on les avait vus, des villages étaient en flammes. La milice bourgeoise est aussitôt mise sur pied : elle emmène des canons et un brillant appareil militaire. Les braves vont à marches forcées. Ils traversent des villages, où le tocsin sonne, répandant au loin son tintement d'effroi. L'ardeur de la milice en est accrue. Au fond, on a peur, un peu, et la peau frissonne sous le baudrier; mais on n'en laisse rien paraître et l'on s'avance, avec un grand air martial. En voyant passer leurs défenseurs, les femmes se précipitaient à leurs pieds et leur embrassaient les genoux. Les milices de Paris marchèrent ainsi assez longtemps. Elles auraient pu marcher plus longtemps encore : les brigands ne se montraient pas. Peu à peu, la tranquillité remplaça, dans l'âme de nos bourgeois, les affres de la peur, puis la gaieté se mit dans leurs rangs. Ce furent d'abord des paroles guerrières, d'autres remplies de confiance, bientôt des coq-à-l'âne et des couplets de vaudeville. On fit quelques haltes dans les cabarets : au Plat d'êtain, aux Trois Tonneaux, à la Tonnelle de SaintGratien. Le chapeau accroché au bout de leur carabine, et celle-ci posée entre leurs jambes, les défenseurs de Paris, après s'être épongé le front, buvaient à la santé du roi. Enfin ils se répandirent dans la plaine, où des lapins et des lièvres se levaient effarouchés. Lièvres et lapins furent immolés à la tranquillité de la capitale, au repos de" la patrie et à l'appétit de nos joyeux guerriers qui les mangèrent, le lendemain, en gibelotte, en attendant, l'occasion de courir à de nouveaux exploits.

% -xLes documents que nous avons réunis nous font voir que la « grande peur » a éclaté, vers la fin de juillet 1789, dans les provinces suivantes : Ile-de-France,

R. H. 1907. — vil, 2. 8


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Normandie, Maine, Bretagne (de langue française, pays Nantais), Anjou, Touraine, Orléanais, Nivernais, Bourbonnais, Poitou, Saintonge, Angoumois, Périgord, Limousin, Agenais, Guyenne et Gascogne, Languedoc, Provence, Dauphiné, Forez, Auvergne, Bourgogne, Franche-Comté, Champagne, Lorraine, Alsace ; toutes les provinces de France, comme on voit, à l'exception de la Bretagne bretonnante et des trois provinces du Nord, Picardie, Artois et Flandre. Encore, de ce que nous ne connaissons aucun document nous signalant la « peur » dans ces dernières régions, ne pouvons-nous pas conclure qu'elle ne s'y est pas produite.

Les dates extrêmes, où l'alarme éclata, sont comprises entre le 22 juillet (Maine, Poitou, Vendée) et le 3 août (Languedoc, environs de Toulouse). Un historien récent, M. Pierre Conard, a cru qu'il ne s'est peutêtre agi là que de rumeurs effrayantes qui seraient nées de faits de brigandage réels, pour se répandre ensuite, en se développant et en se déformant à partir du point initial. M. Conard croit quel'étude des dates différentes, où la peur a éclaté dans les diverses parties de la France, donnerait ainsi, sur cette marche et sur ce développement, des indications utiles. Cette hypothèse ne peut être admise. Le dix-huitième siècle avait connu de grands mouvements de brigandage, les Colingris, les Mandrins : jamais une telle émotion ne s'était emparée du pays. On va voir sortir, de la grande peur précisément, des brigandages terribles et qui désoleront toute . la période révolutionnaire : pareille « alarme » ne se reproduira plus. D'ailleurs il est une date qui se retrouve du nord au sud, de l'est à l'ouest de toute la France, et qui pourrait être prise comme la date de la grande peur : c'est le 27 juillet. Déjà l'Assemblée constituante constate, dans le préambule de son décret du 10 août, que la panique fondit sur la France entière presque au même moment.


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La région, où elle se fit sentir avec le plus de force, comprend une bande de territoire qui coupe la France vers le milieu, de l'ouest à l'est; il s'agit des provinces suivantes : la Saintonge et l'Angoumois, le Périgord, le Limousin et l'Auvergne (où la peur se manifesta peut-être avec le plus d'intensité), enfin le Dauphiné, où elle occasionna les désordres les plus violents.

Les conséquences de la « peur » ont été indiquées nettement par George Sand et avec une admirable clairvoyance. Le peuple, pour la défense commune, s'unit; il s'arma, il s'organisa en milices. Fabre d'Olivet le montre dans ses mémoires. Cette terreur panique fit que les citoyens s'armèrent. « La garde nationale se forma. En moins de quinze jours, trois millions d'hommes furent enrégimentés et parés des couleurs nationales. Je ne fus pas le dernier à endosser l'uniforme (i). »

Aussi bien, tous les mémoires des contemporains qui parlent de cet événement, tous les documents d'archives où il est signalé, montrent que la conséquence immédiate en fut la mise sur pied de forces locales composées de bourgeois, d'artisans et de paysans. Celles-ci, la peur passée, ne désarmèrent plus.

A ce point de vue, ce fut, sous son apparence bizarre et singulière, un événement de la plus grande importance ; et la pensée populaire n'a peut-être pas tort en le considérant comme l'événement le plus important de toute la Révolution.

Puis la peur des brigands engendra des brigands véritables. Tout le monde se précipita alors sur des armes, et, dans l'affolement, on en laissa prendre à tout le monde. Dans les villes, dans les bourgades, se formèrent des milices régulières; mais, au fond des bois,

(i) Mémoires inédits sur la Révolution, de FABRE D'OLIVET, « poète national. » Communication de M. Armand Lods.


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se formèrent d'autres milices, des bandes de brigands qui se pourvurent dans ce moment des armes nécessaires. Durant des années, elles constituèrent un fléau terrible et que l'on n'a pas encore suffisamment étudié. Enfin, en bien des endroits, les paysans armés, surexcités par l'alarme et ne trouvant pas de brigands à combattre, se détournèrent sans désemparer contre ceux qu'ils considéraient depuis des années comme leurs pires ennemis, contre les châtelains, les seigneurs et les abbayes qui exigeaient d'eux dîmes et corvées, le champart, les cens et les banalités, et la multitude infinie de droits de toutes sortes qui avaient fini par réduire le paysan à la plus affreuse misère.

M. Pierre Conard a signalé le mouvement en Dauphiné en termes très précis. Les paysans, partis en guerre contre les brigands, se tournent, à leur défaut, contre les demeures seigneuriales, dont le voyageur ne tarde pas à voir les carcasses, noircies par les flammes qui n'ont laissé subsister que les pierres, se dresser, sinistres et décharnées, sur le haut des coteaux. Aussi les uns ont-ils cru que c'étaient les éléments révolutionnaires qui avaient organisé cette gigantesque panique ; tandis que d'autres ont cru que c'étaient au contraire, les aristocrates, pour effrayer le peuple sur les conséquences de la Révolution qui s'ouvrait. Voici une correspondance où Mirabeau est désigné comme l'originateur de l'alarme ; pour Dufort de Cheverny, c'est le duc d'Orléans et Lameth.

En songeant à l'immensité et à la spontanéité du mouvement, à l'étendue sur laquelle la « peur » éclata, à la lenteur des communications à cette époque et à leur difficulté, aux barrières qui séparaient les provinces,— on reconnaîtra que l'organisation artificielle d'un tel mouvement, se produisant simultanément sur tous les points du territoire, peu de jours après la


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prise de la Bastille, n'était pas une oeuvre réalisable. La grande peur a été le contre-coup général et instinctif de la formidable secousse que produisit dans toute la France cet événement, si médiocre en luimême, mais si considérable par l'impression qu'il fit et les conséquences qu'il entraîna, la prise de la Bastille. Ilfaudrait un homme comme le regretté Tarde, ou comme le docteur Gustave Le Bon, pour expliquer ce phénomène de psychologie populaire. Du jour au lendemain, les Français virent tomber tout ce qui avait fait leur existence séculaire; tout ce qui, à ce moment même, fixait encore leur vie commune; tout ce qui jusqu'alors avait été pour eux, dans l'État, un appui, un soutien, une protection; tout ce qui, à leurs yeux, avait fait la patrie. Et, devant le néant subit, ce fut la « grande peur » dans les âmes simples, le grand accès de fièvre, précurseur de la terrible crise qui va secouer la nation tout entière et jusqu'au plus profond de ses entrailles.

FRANTZ FUNCK-BRENTANO.


UNE PETITE FILLE ROUMAINE]'

LA

COMTESSE MATHIEU DE NOAILLES

Pour « écrire d'elle » dignement, il faudrait tremper sa plume dans de l'encre qui serait bleue, parce qu'on aurait, pour y délayer le pollen de toutes les fleurs et le parfum de tous les fruits, liquéfié tout l'azur des étés méridionaux. On l'a appelée la déesse des jardins et on lui a tressé des guirlandes et des couronnes. C'est une toute petite touffe d'herbes odoriférantes, cueillies au hasard de nos collines, que je voudrais lui offrir. Elles ne sentiront l'encens pas plus qu'il ne convient...

Je parlerai de ses vers, de ses vers seulement. Il n'y a rien d'essentiel en ses romans qui ne soit dans ses poèmes. Puisque son langage le plus naturel est « celui des dieux », nous aurons plus de joie à ne considérer que la ligne parfaite et harmonieuse de ses poèmes. Nous y trouverons les mêmes sentiments exprimés sous une forme définitive et chantante...

Une petite fille roumaine a connu la vie, les êtres et les choses sur les bords du lac Léman, a joué dans une claire villa entourée de frais jardins, a lu avec


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ingénuité, en dehors de tout souci utilitaire, les beaux livres de la littérature française, est venue à Paris, y a vécu parmi la plus fine et la plus élégante société, a vu sa jeunesse fleurir dans un décor de luxe, de joie et de clarté, puis un jour, sentant la plume harmonieuse sous ses doigts, a chanté d'une âme sincère et spontanée tout ce qui dans la vie et la nature émerveillait ses yeux jeunes, naïfs et tendres, la beauté des jardins, des vergers, des horizons, des voyages; la douleur et l'ardeur de l'amour; le désir de vivre et la peur de la mort, — et toutes ces chansons tremblantes, un peu balbutiantes et profondes souvent, toute cette âme juvénile et triste, ce fut la comtesse Mathieu de Noailles...

Oh! la belle petite fille! On dirait d'une déesseenfant! Je la vois à cinq ans, telle qu'elle s'est décrite elle-même : a Quand son front était haut comme le lilas doux, » et a les deux bras croisés sur sa robe d'été » devant les paysages éblouis, dont elle se sentait une petite parcelle vibrante et frémissante. Cette attitude est toujours la sienne. Elle s'éveille chaque matin, semble-t-il, avec une âme fraîche, jeune et qui ne saurait rien de ce qu'elle a vu la veille. C'est extraordinaire d'avoir pu conserver au milieu de la vie, et encore de la vie mondaine, cet étonnement incessant devant la splendeur de l'univers, devant les parterres, le printemps, les fruits ou les livres. D'autres ont affecté cet étonnement; celui de Francis Jammes ou de Henry Bataille a bien l'air d'être le produit d'une terrible complication littéraire, quelque chose comme un délicieux zézaiement après une fièvre typhoïde, un langage de conval scent qui retrouve la vie, mais avec des sens un peu affaiblis par la fièvre. Ce n'est point là le genre de notre petite fille. Elle est en enfance, voilà tout. N'en étant point sortie, elle n'a pas eu à y retomber...


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Petite fille elle a chanté d'une façon neuve et comme si elle eût été la première dans l'univers. L'univers s'est reflété dans ses yeux comme dans une eau fraîche. Elle a joint les mains devant lui et s'est écriée : « Comme c'est beau ! Mais comme c'est beau ! Je ne puis pas dire combien le soleil est fort, comme le printemps me plaît, comme l'été me fait mal, comme l'hiver est un blanc repos. C'est étonnant comme les jardins sont jolis, comme le bruit des râteaux sur les graviers est doux au soir tombant et celui aussi des jets d'eau. Le vent est délicieux, le feuillage est d'une exquise délicatesse, et les petites collines, les voyez-vous comme elles sont harmonieuses sur l'horizon. Mais les fleurs surtout, avezvous vu les fleurs, toutes les fleurs, les gros hortensias qui ont l'air d'être en porcelaine, les lilas, les oeillets, les tubéreuses, mais surtout, ah! surtout les aubépines et les roses avec leur parfum terrible qui fait défaillir. Et puis il y a aussi les fruits... » — Oui, il y a aussi les fruits, — car les petites filles à l'ordinaire sont gourmandes.

Et les voilà qui, grâce à elle, qui les aura bien aimés, pénétreront à l'avenir comme des mets suffisamment dignes dans tous les menus littéraires. C'était un préjugé : les poètes se nourrissaient de rosée dans le calice des fleurs et semblaient mépriser ces choses rondes, charnues, appétissantes seulement pour le commun des mortels, que l'on appelait des fruits. S'ils en parlaient, du moins ne les nommaient-ils pas; c'étaient « les fruits » sans plus, et c'avait encore l'air d'un terme noble. Mais la jeune étrangère ne connut point cette pudeur héréditaire; bravement dans son tablier elle apporta tous les fruits; voyez : il y a des abricots, des figues, des pêches, des poires, des cerises, et il y a même des légumes qu'elle n'a pas dédaigné de ramasser au


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verger, des choux et des haricots. Quand elle a laissé tomber cela de son tablier magique, il y en a qui ont ri. J'ai trouvé ce geste vraiment aristocratique.

Les petits enfants d'ordinaire ne sentent pas encore le divorce de ce que les grandes personnes appellent « l'âme s et « le corps ». Tout leur être court d'un seul bond vers le plaisir et le bonheur. Ils n'ont point de regrets, point de remords, rien qui les tire en arrière. Ce sont de délicieux inconscients qui suivent avec une grâce spontanée la route claire où les précède leur instinct. Notre petite fille est telle.

Seulement comme elle est lettrée et philosophe un peu, elle a pris la peine de le sentir et celle de nous le dire : « Mon âme si proche du corps, » écrit-elle. A vrai dire elle n'est ni proche ni lointaine : elle ne s'en distingue pas.

« Ah! misérable hôtesse et plus misérable hôte! » s'écriait le malheureux Musset, déchiré entre ses désirs de volupté et ses aspirations idéales. Nulle dispute semblable chez Mme de Noailles. Son âme et son corps ont les mêmes inclinations, les mêmes appétits. C'est ce qui fait même que ces appétits ne sont ni mesquins ni vulgaires, qu'ils sont en quelque sorte « spiritualisés », revêtus de beauté et qu'ils ont le charme des gestes que font les enfants vers l'objet de leur désir, de leur féroce et doux égoïsme. Malgré sa passion, ses cris, ses désirs bizarres, ne croyez point quelle soit une névrosée. Elle n'est point une neurasthénique de décadence, elle est avec audace et magnificence une « primitive ». Elle voudrait tenir tout l'univers dans son coeur, être le vent, l'abeille, la fleur; s'enfoncer dans les calices, se coucher au creux chaud des collines, boire à même l'azur. — Eh bien, mais aux bras de leur nourrice, les petits enfants ne pleurent-ils pas qu'on ne veuille point leur donner la lune? C'est cela même l'uni-


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versel désir dont elle parle tant. Nous autres, instruits par de dures expériences, nous avons bien vu que le monde était hors de nous, s'opposait durement à nous, nous comprimait et nous opprimait, mais dans l'ivresse des premières années, n'avons-nous pas cru que nous étions tout l'univers, qu'il vivait en nous et nous en lui, n'avons-nous pas cru que tout était proche, l'horizon, les montagnes et le ciel avec ses astres. Mme de Noailles semble en être restée à ce doux état.

Aussi ne décrit-elle pas les paysages du dehors, pour eux-mêmes, comme ont fait les Parnassiens. Les Parnassiens étaient des photographes, d'honnêtes photographes qui coloriaient leurs épreuves avec beaucoup de conscience, mais elle, elle sent le paysage qui la presse et l'enveloppe, il coule en elle, il vit en elle, il est en elle. Elle est son lieu même, comme dirait un philosophe. Elle s'y fond, elle le <c vit », si l'on peut ainsi parler, et ce n'est pas peint dans le détail, mais tout l'ensemble vibre et tremble; c'est un génie « impressionniste » bien supérieur à l'art savant et froid des Meissonier du Parnasse.

Le sien est, à cause de cela, unique et personnel. Si les enfants étaient en état d'écrire, ils écriraient d'incomparables poésies. Ils raconteraient des rêves bizarres et magiques de la façon la plus imprévue et la plus attachante. Il y a un reflet de ce prestige dans les poésies de Mlle Antonine Coullet; dans celles de Mme de Noailles ce prestige éclate tout entier. On ne sait si c'est artifice ou naïveté, sa façon d'assembler les mots. On est étonné, on ne comprend pas trop. Pourtant on voit, on sent, on entend... C'est cela. Pourquoi? Ne le cherchez pas trop. C'est cela : voilà tout et c'est très curieux. C'est le divin babillage qui a toujours raison contre nos dissertations pédantes.


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Dans une de ses dernières poésies, elle parle ainsi (1) :

Au cercle étroit d'un bassin rond et gris, L'eau s'endormait, petite eau qui se rouille.

a Petite eau qui se rouille... » si vous comprenez, moi pas. Seulement je vois l'eau stagnante, un peu rouge, je sens l'odeur de l'eau morte, et tout le calme inerte, l'ennui qui use et qui ronge, c'est tout cela que cette alliance de mots évoque et qu'on n'avait point évoqué encore à si peu de frais, d'une aussi neuve façon.

Les images aussi sont nouvelles : Mme de Noailles se dit « lasse comme un jardin sur lequel il a plu », et ce simple vers assimile si parfaitement certaines journées d'accablement, de calme désespoir après la crise violente des pleurs à l'aspect du feuillage lourd, des fleurs froissées, des terres humides, qu'on admire ce génie instinctif qui, du premier coup et sans tâtonnements, aboutit aux effets que chercherait en vain l'art le plus profond. Un autre jour elle nous parle d'

Habiter le sommet des sentiments humains

Où l'air est âpre et vif comme sur la montagne,

et l'on se rappelle ces moments d'exaltation où l'on 1 se sent juché en effet tout en haut de l'amour, de l'ambition ou de la charité, avec l'enivrante sensation d'être emporté comme par un grand souffle bien audessus de la vie monotone et du traintrain journalier. Elle sait inventer de ces images qu'on n'oublie plus et qui vous poursuivent :

L'allée en cailloux semble une amende damnée !

s'écrie-t-elle dans le frisson trouble du soir tombant. Ces yeux profonds avec des flèches au milieu, (1) Les Eblouissemmts.


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dit-elle des yeux qu'on a aimés et qui ne vous aiment plus. Elle saisit des correspondances subtiles, mais véritables :

Les paysages froids sont des chants des Noëls Et les jardins de mai de languides romances...

Elle dit à la jeunesse :

Vos yeux sont verdoyants, pareils à deux bourgeons... Votre coeur est léger comme un panier d'osier...

Enfin elle dit un tas de jolies choses qui nous surprennent et nous charment, et, parce que ses yeux sont naïfs, elle fait des rapprochements inédits.

Comme elle est très intelligente et qu'elle a l'intelligence d'elle-même, ce qui est rare, elle s'est définie mieux que nous ne saurions le faire, dans ce simple vers :

Petite fille avec des âmes anciennes (1).

Si c'est une petite fille en effet, elle n'est point semblable à celles de chez nous; — c'est une petite Roumaine, et toutes les civilisations antiques et orientales vivent et revivent en elle...

On a dit qu'elle était Grecque, et l'on a parlé de son amour pour André Chénier. Ce nom en effet éclate dans ses vers, et l'on sent que cette âme est proche de la sienne, qu'elle a lu ce grand poète et qu'elle en a gardé un parfum, une lumière, certaines façons de dire.

Pourtant la Grèce, elle ne l'a point vue seulement à travers les livres; elle ne l'a point rêvée seulement

(1) Les Eo'tuuissemenis.


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sur Théocrite ou sur Homère; ce n'est point le pays conventionnel, factice, d'une lumière égale, d'une beauté froide, pâle Arcadie où le Parnasse et le néo-Parnasse ont mené paître des poèmes frisés et un peu bêlants. La Grèce dont elle parle est près de l'Orient. Plus que de l'Attique elle est de l'Archipel, d'un de ces rivages qui se tournent vers Smyrne ou Constantinople. On l'imagine dans la Grèce du sixième siècle, chantant à Lesbos ou à Mitylène, aux bords de la mer où naquit Aphodite, où mourut Sapho. On l'imagine encore, Bacchante aimable, se mêlant à l'ardeur des danses orgiaques, conduisant les choeurs dionysiens vers les pentes du Cithéron. Mais bien plus encore on l'imagine, telle qu'elle se plaît à se voir elle-même, dans un palais de Perse ou d'Arabie, parmi les musiques, les parfums des roses, des héliotropes ou du santal, parmi les vapeurs de l'encens couchée sur de somptueux coussins, ou bien, nonchalante, à se promener dans les allées d'un jardin oriental, où le bruit des jets d'eau serait infiniment languissant.

De ce rêve qui est le sien elle semble d'abord n'avoir pas eu très nette conscience : « Aux paysages de l'Ile-de-France, ardents et limpides, je dédie ce livre pour qu'ils le protègent de leurs ombrages, » a-t-elle écrit au frontispice de son premier livre... Maigres champs aux bords de la Seine où nulle Deshoulières ne mène plus paître de brebis, forêts rectilignes, ennuyeuses et solennelles; longues plaines plates et grises, petits jardins devant de petites villas, promenades dominicales des Parisiens, c'est à cela que Mme de Noailles dédie le printemps, les parfums, la mer, l'amour, l'Orient, la volupté, le soleil et la mort qui bourdonnent, embaument, mugissent, s'exaspèrent, chantent et luisent dans les premiers de ses poèmes. Sans doute y eut-il chez elle


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une espèce de mirage; elle a vu ces pays-ci à travers ceux qu'elle portait dans ses yeux, qui battaient dans son coeur, qui coulaient, héréditaires, dans ses veines; elle y a versé toute l'ardeur, toute la limpidité qui étaient en elle.

Mais depuis, elle a mené ses rêves vers les terres où ils ont retrouvé leur véritable patrie. Voyageuse, elle a eu l'enivrement des pays nouveaux; avec une joie d'enfant qui va découvrir de grandes choses, avec l'âpre sensation de fuir les rives connues et de croire que o le bonheur est aux lieux où l'on arrive », elle a connu la furie des voyages, « le sifflement des trains, leur hâte et leur arrêt. » On la voit, jeune dame élégante, qui rêve aux portières de son sleeping-car, et débarque le matin sur les rivages souhaités, sur la Riviera ou sur les plages napolitaines, toute frémissante d'air salin, de lumière et de volupté physique. Il y a, dans ses vers, ce vif sentiment de l'espace dévoré et toute la poésie des chemins de fer. Maudits par Vigny en termes pompeux et philosophiques, passant, noirs et mauvais, dans les vers de Verlaine, pauvre voyageur de troisième classe, Mme de Noailles les exalte comme les divins messagers de la joie, rapides comme le désir qui fuit vers les beaux rivages.

Mais son rêve les dépasse encore; elle va vers la Grèce, qu'elle sent toute sienne, toute vivante contre elle, la Grèce de Daphnis, de Bittô, d'Ariadne, la Grèce des grandes amantes naïves et désespérées, puis toujours au delà, du côté où se lève le soleil, afin que sa prière monte mieux vers lui, elle retrouve la terre de ses ancêtres, l'Orient natal... Elle s'y attarde avec la plus tendre des complaisances. Tous ses derniers vers nous parlent de l'Orient. Elle se rappelle avoir vu Constantinople, étant petite fille; elle rêve de se réveiller de cette vie dans l'empire de


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Perse, à l'âge heureux de quinze ans, pour devenir reine de Trébizonde. Les noms des villes d'Orient éclatent dans ses vers; on les voit avec leurs dômes, leurs mosquées, leurs minarets, leurs palais et leurs jardins. C'est d'elles que lui vient ce vif amour de la lumière, du soleil, de l'été, de tout ce qui brûle ou fait' défaillir de langueur. C'est en elles que celles de sa race ont appris l'amour comme une volupté qui laisse une infinie lassitude et le goût amer des larmes, et c'est pour leur ressembler qu'avec une inconscience qui désarme et toute l'ardeur de la Sulamite, on la dirait échappée du Cantique des cantiques, ou qu'on la voit sous les traits de la reine de Saba, impériale et parfumée, venant chez Salomon, suivie d'esclaves et de courtisans, avec des fleurs et des bijoux dans sa chevelure et traînant derrière elle en long cortège tous les fruits et tous les encens..,

Telle, elle va par la vie, aussi ignorante d'une religion, aussi dénuée de sens mystique, dé tendresse évangélique, de pitié chrétienne que si jamais aucun missionnaire n'avait pénétré jusqu'à son lointain palais oriental. On n'a point vu de femme aussi cruellement païenne. « Il n'est plus de cieux et de dieux, » s'écrie-t-elle. Le ciel, c'est l'azur, plein de lumière, de chansons, d'oiseaux, de nuages, mais vide de divinités. Le nom de Dieu n'entre en ses vers que dans l'expression banale : « Mon Dieu ! »

Tout espoir est mort dans son coeur. Son panthéisme un peu enfantin ne saurait la consoler. Espérer que son coeur revivra dans une poire, que l'on sera « la rose du rosier et le sel de la mer », que l'on refleurira en pétales joyeux, c'est bien joli,


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mais ce n'est point suffisant, du moment que l'on n'en aura point conscience. D'ailleurs ce sera une dispersion, somme toute, un anéantissement de tout l'être, et ce qui étreint le coeur de cette petite fille qui aime tant la vie et le soleil, comme d'ailleurs tous les tristes coeurs humains, c'est ce désir effréné de ne pas disparaître,

D'être, d'être toujours et sans fin, d'être, d'être,

dont elle a parlé en de si beaux vers (i). Alors la pensée de la mort affole cette âme. La mort, c'est après avoir été belle, joyeuse, enivrée, après avoir vibré de toutes les fièvres, frémi à tous les souffles, communié avec toutes les beautés de l'univers, c'est le repos, le froid, le néant, la nuit...

La nuit... Les héroïnes païennes parlent de même. On évoque à la lire Antigone ou Alceste saluant pour la dernière fois la lumière du soleil : Su 16 cpw; ÀeuEcaslv — « Il est doux de voir la lumière ». Mais la vie est courte, les jours se dépêchent. Il importe de jouir ici-bas, avant que la vieillesse n'arrive qui précède la mort et qu'après elle la mort nous prenne dans ses bras et nous couche sous la terre humide et glacée. Il faut jouir vite, éperdument, de l'air, du soleil, des fleurs, de l'amour, des pays; il faut donner tout de soi-même, vivre toute la passion, tenter tous les chemins, goûter à toutes les lèvres :

Épuisez les plaisirs, c'est la seule sagesse...

Ainsi dans la Grèce du quatrième siècle parlait le doux Epicure; ainsi chantaient à. Rome, avec un plus âpre accent, un Catulle, un Properce et cette Sulpicia,

(1) Le Vallon de Lamartine. (Les Éblouissements, 1" mars 1906.)


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dont on a conservé quelques élégies, et qui, grande dame occupée de littérature et défaillante d'amour, a bien quelques ressemblances avec Mme de Noailles. Mais à tous ces plaisirs, malgré tout, se mêlera le sentiment profond, inconsolable du temps qui fuit, de la vieillesse proche, de la mort inévitable, et cela rendra cette volupté frénétique, trouble et mélancolique, et, somme toute, n'est-elle pas, cette élémentaire philosophie, celle de tout le monde moderne, de la littérature au moins, depuis que la plupart des esprits qui guident la masse ont cessé de lui parler d'une vie qui suivrait la désolante vie humaine et de lui donner un espoir qui aille au delà du tombeau? Petite âme antique et moderne, souffrant dans le bonheur même la souffrance des raffinés de l'antiquité, d'un Horace et d'un Lucrèce, et celle de ce siècle errant, inconsolé, à la recherche d'un Idéal, d'une Foi, d'un Espoir, d'un Bonheur qui ne finirait point... Eternel désir de l'âme humaine, qu'avait satisfait l'espérance chrétienne et qui renaît plus aigu de s'être cru trompé... En vérité, la petite Roumaine est plus philosophe qu'on ne l'aurait cru. La vérité ne sort-elle pas toujours de la bouche des enfants?

Si peu chrétienne, elle ne s'est point penchée sur la souffrance, les laideurs, les misères humaines. Grande dame, elle voit le peuple, la foule dans un lointain vague, troupe sombre et triste, qui passe à travers la vie « comme un troupeau de boeufs qu'on mène vers l'étable... »

On sent qu'à cette vue, au fond de son âme, il s'éveille un peu de dégoût, un grand malaise comme devant un spectacle pénible. Elle voudrait bien que ce sujet de s'attrister, que cette vilaine chose qui offense son regard, son désir d'harmonie et de joie, disparaisse de l'univers. Ainsi, par délicatesse humaine, nous écartons-nous des estropiés qui solli-


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citent une aumône, sitôt que, mis en règle avec notre conscience, nous leur avons donné le petit ou le gros sou qui nous libère.

Cependant Mme de Noailles a pour cette foule une sorte de pitié, pitié qui n'a rien de russe ni d'évangélique, quand elle songe que les pauvres gens n'ont point à leur discrétion les biens dont elle jouit si vivement et dont elle sent qu'il serait si affreux d'être privé. Elle sait d'ailleurs, car elle a fait de la philosophie et vit au vingtième siècle, qu'elle n'a sur eux aucun droit essentiel, aucune prérogative. Il a dépendu du sort qu'elle fût à leur place, eux à la sienne, et dès lors eût-elle été meilleure que les plus misérables? — Non pas. Son faible coeur, comme le leur même, se serait laissé aller à la faute :

Si je n'avais pas eu de bonheur sous mon toit, J'aurais peut-être fait ce que tu viens de faire ; Regarde dans mon coeur; je suis semblable à toi.

C'est là son sentiment de la justice. Le Christ disait : « Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre. » Ce n'est pas proprement chez Mme de Noailles de l'humilité chrétienne. Elle constate simplement la misère de la nature humaine. Il est vrai que Pascal commençait par là son Apologie du christianisme...

Et au fond, tout au fond, n'y a-t-il pas quelque sentiment religieux dans de tels vers, où transparaissent toute l'infirmité du bonheur humain, toute la tristesse de l'âme qui est partie à sa recherche, ne l'a point trouvé dans les plaisirs de la vie, les joies de la chair ou de l'esprit, et, déçue, lassée, se replie sur elle-même pour pleurer le néant prochain? Ce désir de se perpétuer, de ne pas mourir, somme toute, n'est-ce pas celui même de la vie éternelle, le rêve chrétien? Cette âme n'a-t-elle pas éprouvé, elle nous


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le dit elle-même, « le fervent malaise de sainte Catherine et de sainte Thérèse », et l'affreuse détresse qui amène finalement les Madeleines aux pieds du Sauveur ne s'exprime-t-elle pas en de tels vers :

Ah! comme tout bonheur humain semble terni Pour un coeur sans espoir qui conçoit l'infini!...

Il est bien difficile, je vous le dis, de ne pas trouver une femme qui ne soit pas religieuse à sa manière. De celle-ci je ne serais pas très surpris qu'un jour l'on ne nous annonçât la conversion. Par là elle ressemblerait encore à quelque princesse d'ancien régime, à qui elle est si semblable de bien d'autres façons.

* *

En effet, si petite fille et si Roumaine, de bonne heure pourtant elle a respiré l'air de France, elle a penché sur les livres français le même visage émerveillé qu'elle inclinait sur les parterres fleuris ou levait vers les horizons pleins de soleil « La pelouse est comme une fable, » dit-elle, mais la fable aussi fut pour elle comme une pelouse. Dans le livre de Jean de La Fontaine « qui sent le matin », elle s'est roulée toute ingénue et toute joyeuse; plus âgée, plus grave, elle a lu les chansons de Ronsard, qui parlent d'amour et de Grèce, où sonnent tous les beaux noms antiques, et les vers de Jean Racine, où crie toute la passion humaine; elle a pleuré les larmes de Rousseau aux bords mêmes de ce lac de Genève, dont les rives mélancoliques sont aussi chères à la petite comtesse qu'elles le furent au pauvre enfant de l'horloger.

Elle a parlé de ces grandes âmes sensibles avec plus de tendresse et de vérité que nul Français ne


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le saurait faire. N'ayant point copié leurs oeuvres en guise de pensums ni appris ce qu'il fallait savoir pour le jour du baccalauréat sur « l'homme » et sur « l'oeuvre », plus tard, elle n'a pas eu à déménager de son esprit le lourd mobilier scolaire; à repeindre à nouveau son âme de couleurs claires pour faire d'elle, en l'honneur des grands hommes que nous méconnûmes enfants, une demeure suffisamment propre, aimable et digne.

Tout de suite ils ont reçu d'elle un accueil ingénu, une charmante hospitalité. Aux temps où elle brûlait de moins d'ardeur, elle a senti la grâce française avec des sens très affinés. Toute la vieille France, tout le dix-septième siècle retrouvé, revit dans sa pièce : « Parfumés de trèfles et d'armoise... (i). » On n'a point parlé mieux de cette noble et paisible existence qui fut celle d'un Jean Racine ou d'un Fénelon à leur vieillesse. On n'a point éprouvé la douceur du pays de France avec une âme plus délicate; on ne l'a point traduite en paroles plus simplement harmonieuses.

Etant Roumaine, c'est-à-dire de sang latin, c'est en effet de façon toute spontanée qu'elle a le sentiment de la tradition latine, de la ligne « classique », de la noblesse et de la proportion romaines. Elle les a reconnues justement dans les livres de Montaigne, les chansons de Ronsard, ou les vers de Jean Racine, et c'est pour cela qu'entre tous elle a élu ces noms pour les placer en tête de son premier recueil, dans son Invocation à la France. Aussi a-t-elle été un des plus efficaces ouvriers de la Renaissance latine, telle qu'en ces dernières années, elle s'est dessinée, puis affirmée en face de la dramaturgie Scandinave, de l'attendrissement slave ou de la philosophie ger(ij

ger(ij des jours.


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maine. Elle a fait ce joli geste de rapporter à la France la clef du monument latin où dorment ses véritables trésors. Que M. Maurras la qualifie de « romantique », cela peut sembler bizarre. Je ne sais trop à vrai dire ce qu'une telle épithète peut signifier. Properce était-il romantique, et Catulle et Tibulle l'étaient-ils parce qu'ils ont chanté des vers où tremblait toute la douleur d'une âme blessée par l'amour et par le désir? Il serait temps de se débarrasser l'esprit de ces qualifications un peu trop scolaires.

La forme même de ses poèmes est « classique » au sens le plus large et le plus intelligent du mot. Qu'elle ait rejeté le préjugé de la rime pour l'oeil et quelques autres avec, Ta chose n'a point d'importance. Il n'est point sûr qu'aujourd'hui Racine le respecterait encore. Son vers est « classique » en ce sens qu'elle ignore ou presque le « ternaire » romantique, la dislocation moderne de l'alexandrin, en ce sens que ses systèmes prosodiques sont toujours simples, la strophe de quatre vers le plus souvent à rimes- croisées ou embrassées, ou les alexandrins en longues files de rimes plates, ou encore les vers de huit pieds en strophes de quatre vers ou enfin un mélange d'alexandrins et de vers de six pieds, repris du seizième siècle. C'est à peu près là le tout. Le vase où elle enferme de si troublantes essences est d'une simple et harmonieuse structure...

Et, Française, elle l'est encore comme une grande dame du dix-huitième siècle à son déclin. Vraiment avec son attendrissement devant la nature, avec son coeur « sensible et mql », ses rêves grecs et son désir de vie rustique, elle qui, selon son aveu, ne connaît des champs que les jardins, avec sa pitié Vague pour le pe*uple qu'elle sent bien au-dessous d'elle, lointainement malheureux, on la voit très bien soeur cadette


194 LA COMTESSE MATHIEU DE NOAILLES

de Mme de Lamballe, qui irait traira du lait avec Marie-Antoinette aux étables de Trianon — digne habitante du village suisse, elle eût écouté avec complaisance quelque beau jeune homme qui aurait parlé comme dans la Nouvelle Héloïse. Elle eût pleuré sur les livres de Rousseau, comme les princesses et les comtesses de l'époque, comme plus tard George Sand dont elle a la passion, le génie et les goûts rustiques.

Et je ne suis pas sûr que ce ne soit en partie cela qui ait fait le succès de ses oeuvres; siècle épuisé de trop de civilisation, nous voulons, comme nos ancêtres de 1780, le retour à la nature, dût-il être factice et puéril. Dans de tels livres, toutes les jeunes femmes ont reconnu leurs nerfs, leur désir un peu neurasthénique de vie champêtre et leur petite âme Watteau...

Nous, cependant, jeunes gens de France, devant cette jeune étrangère, dont les accents voluptueux, troublent nos âmes, quelle sera notre attitude? Lui dirons-nous, comme les jeunes Persans dont elle parle :

Venez, nous vous ferons reine de Trébizonde ! (1)

et la mènerons-nous « dans un charmant palais de porcelaine » ? ou, plus sages, la reconduirons-nous poliment à la frontière de notre intelligence?

Son amour de la lumière, son sens de la beauté, des paysages et des êtres, sa volupté aux pieds de la Nature flatte les sens de ceux de nous qui sont nés dans les contrées méridionales. Mais son paganisme cruel inquiète nos coeurs formés par des siècles de

(j) Les Éblouissements,


LA COMTESSE MATHIEU DE NOAILLES 195

civilisation chrétienne. Tous nos rêves de tendre mysticisme se heurtent à la ligne impitoyable de ses poèmes. Elle ignore ce qui fit la douceur de nos mères et ce dont nous portons, depuis qu'elles nous ont bercés, le mol attendrissement au fond de nos âmes, la joie du sacrifice, la charité chrétienne, la paix de l'âme inclinée vers la vie douloureuse. Préférerons-nous à la grâce penchée et souffrante de celles qui prirent sur leurs genoux nos petites vies déjà pensives les brusques élans de cette « âme faunesse?... » Non pas; — quelque tentation que nous en ayons, ce serait renier les meilleures qualités de notre passé. Nous écouterons, fidèles, les chansons qui • bercèrent nos premiers rêves, et nous tâcherons d'étouffer la voix de la jeune étrangère, mais de la seule façon dont elle soit digne et qui la .fasse défaillir, — nous l'étoufferons sous des roses. Seulement il est à craindre que de nos mains les roses ne tombent à ses pieds...

EMILE RIPERT.


LE BRISEUR DE CHAINES

(Suite)

XIV

Les trois cents pieds, se posant ensemble, retentirent comme le pas d'un géant d'airain. A peine avait-il frappé le sol, qu'il réveilla les forces héroïques de la terre, les cendres pensantes des héros. Un murmure d'ailes froissées devança la colonne en marche. Au-devant de ces soldats s'empressèrent d'avides femmes. Les Latines au front tondu : Actium et Pharsale; les hautaines Grecques : Marathon et Salamine; les Gauloises échevelées : Allia et Delphes; les Franques aux nattes rousses : Soissons, Tolbiac, Poitiers; les colossales Carlovingiennes : Rome et Narbonne; l'essaim plus vif des Capétiennes : Bouvines, Marignan, Arques, Rocroy, Denain, Fontenoy, Valmy, toutes, s'éveillant du sommeil des siècles, reprirent chair et souffle et vinrent harmonieusement précéder ces trois cents vieillards qui marchaient, armés de leurs faibles baïonnettes, au-devant de plus de cinq mille hommes et de six cents cavaliers. Orgueilleuses et enthousiasmées, elles s'improvisèrent « sergentes », envahirent les rangs des tambours, doublèrent la garde du Drapeau.

Tous les soldats voyaient cela. Ces Victoires les entraînaient, mais pour l'ennemi leurs fantômes étaient invisibles. Deux Anglais seulement, deux généraux anglais, connaissant la France et son histoire, pouvaient distinguer cette chose. Soudainement,


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Lake et Hutchinson, citoyens d'un pays de marchands, perdirent confiance dans le dieu des armées anglaises. Leur Veau d'Or, ses quatre pattes posées sur un fumier de monnaie, n'osait plus quitter sa litière; il n'osait plus s'avancer ni attaquer. Tous ces Anglais, la panse repue, attachés à la vie, à leur solde, roulaient des yeux égarés et hachaient entre leurs dents de devant des mots confus de défaite. Ils restaient inertes, figés à leur place, n'écoutant plus les chefs.

Ces Français qui venaient vers eux, ces tambours qui ne battaient même pas, ce général, sabre au fourreau, tranquille comme un fermier qui mène à l'abreuvoir son bidet; derrière lui, cette troupe grave de vieux, bien ordonnée dans la vaste plaine, et au milieu de cette troupe, ce petit morceau de drapeau déchiré qui avait l'air si fier, tout cela les épouvantait comme un funèbre miracle. En voyant s'approcher l'étrange cohorte, visiblement ces cinq mille Anglais eurent peur.

Désemparés, éperdus, ils commencèrent à remuer sur les collines.

Leurs feux, qui duraient depuis une demi-heure, ne tuaient que l'herbe et les cailloux; cette vive mousqueterie, dédaignée par Sarrazin, n'avait eu pour écho que le silence. Cet incompréhensible silence redoubla leurs craintes.

Le général Lake sentit les coeurs fondre autour de lui, les yeux moisir, les bouches grogner sous des spasmes, les épées branler dans les mains suantes, les fusils glisser des bras et tomber. Il s'élança sur le front des lignes...

Mais que pouvait-il contre les sortilèges de l'étonnement, contre les folies de la terreur?

Une agitation de fourmilière dénoua d'abord les compagnies d'infanterie du 6e régiment, qui s'étaient portées, dans la première ardeur du combat, au delà des pièces, sur les pentes de l'escarpement où la compagnie d'Ardouin était tombée; elles les remontèrent précipitamment, comme si les grenadiers d'Humbert


198 LE BRISEUR DE CHAINES

étaient déjà sur leurs dos. Une batterie d'artillerie s'opposant à leur passage, il y eut une dispute. Le capitaine Sorthall déchargeait ses armes sur les fuyards. On le renversa, il disparut.

Le bataillon de grenadiers marchait toujours.

Tournant à gauche, les Anglais passèrent dans les mailles de leur cavalerie, la désordonnèrent, laissant après eux les chevaux inquiets et les cavaliers irrésolus. Des groupes épars, composés des servants de l'artillerie de Kilkenny décimée, imitaient leur fuite, les suivaient dans un brouhaha grandissant. Les fcncibles du Prince de Galles, reformés après le flot, essayèrent de tenir bon encore. Mais se voyant seuls, ils reculèrent, au pas d'abord, puis, culbutés, partirent à leur tour et abandonnèrent le combat.

Un peloton du 6" carabiniers, énervé par l'effroi de son capitaine, lâcha les brides et piqua en masse vers Castlcbar. Bientôt, sans savoir pourquoi, tout le régiment le suivit, entraînant la réserve et le 23e de dragons légers dans son étonnante déroute.

Ce torrent d'animaux et d'hommes éventra les rangs encore fermes de l'infanterie écossaise, renversa les « fencibles » et une partie des miliciens de Galway, qui les suivaient en jetant leurs sacs et leurs armes. De l'armée anglaise montaient d'horribles clameurs, orage d'injures, d'exhortations, mêlés au grondement de furieux galops se croisant dans tous les sens. A toute vitesse, des aides de camp filaient par le travers de ces foules, comme des aiguilles vertigineuses, mais tous les points qu'ils cousaient cassaient derrière eux.

Le bataillon de grenadiers 7narcha.it toujours. Même ordre qu'au départ, même silence. Un troupeau affolé de quatre mille hommes piétinait la route de Castlebar, tellement envahie sur toute sa longueur qu'elle ressemblait à une gigantesque chenille aux anneaux distendus et convulsionnés. Des chevaux la poussaient, la ployaient, la trouaient. Il montait de cette multitude un grondement de mer. Des coups de feu y éclataient, brusques,


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qui changeaient ses cris en rugissements de naufrage.

Les grenadiers apparurent au sommet de la côte, au centre de la ligne d'artillerie.

Des débris informes et des cadavres jonchaient le terrain. Sans baisser la tête, accélérant le pas, les grenadiers continuèrent. Quelques « Chasseurs de renard » s'enfuirent à leur approche, médusés, le menton vissé au paquetage. Les premières maisons furent assaillies de troupes qui s'écrasaient pour pénétrer dans l'unique rue, s'y fortifier, reformer les rangs, essayer encore de s'y défendre.

Le bataillon de grenadiers marchait toujours.

Silencieux comme la Fatalité, il avançait, il arrivait.

Les deux tiers de l'armée anglaise, saisis de terreur panique, tournèrent leurs dos rouges et abandonnèrent la rue après le champ de bataille. Trois galops d'escadrons, bruyants comme trois cloches d'alarme, retentirent, choquant les murailles, entraînant des visions décomposées, aux têtes couardes, aux cheveux dressés, le feu aux fesses. On les insulta. Dans le même instant, ceux qui les injuriaient les imitèrent. Ces fragments de troupes débandées se foulaient dans une confusion inexprimable. Les soldats interdits, méfiants, désespérés, n'écoutaient plus leurs chefs. Ballotté dans un remous, toute sa chair prise de sueurs, tressaillant et vacillant, comme ivre, sur son cheval fou, un jeune officier de lord Roden sortit un pistolet et menaça les lâches. Trois soldats anglais sautèrent sur lui, luttant au plus fort pour voler le cheval. Des « fox-hunters » les fusillèrent. La bête blessée disparut, un homme fut tué, les deux autres achevèrent de se poignarder dans le ruisseau, les bras dans les bras, comme deux serpents.

Le bataillon de grenadiers marchait toujours.

La foule ne savait où fuir et qui écouter. Entre les premières maisons de la rue, face à la campagne, cinq rangs de « frasers fencibles » s'étaient arrêtés et retournés, le fusil à la cuisse, pour attendre les soldats français. Ils ne séchèrent pas à les attendre.


200 LE BRISEUR DE CHAINES

A quelques pas devant eux, soudain, un nuage de poussière s'éleva, crépitant de rires et de jurons. A peine avaient-ils baissé leurs armes, que Sarrazin et douze chasseurs du 30, Fontaine, Ardouin, le front en sang, et ce qui restait de son infanterie, les couchèrent tout le long de la rue jusqu'au pont. Sous le passage de l'avalanche, les Anglais s'étaient rasés contre les murailles. Revenant sur leurs pas, trois chasseurs se divertirent à faire prisonniers ceux qui leur paraissaient les plus résolus — peut-être les plus riches, à l'oeil, en leur faisant signe de la main. Ces pauvres soldats avaient envie de montres neuves. Ahuris par ces chenapans aux glorieuses loques, qui riaient à chaque coup de sabre, ceux qui avaient encore une monture traversèrent le pont et quittèrent pour jamais la ville. Avec eux s'évanouit le reste de l'armée anglaise...

A ce moment, les grenadiers entraient au pas dans Castlebar :

— Bataillon, halte!

Les sabots frappèrent le pavé. Ces vieilles gargamelles qui avaient séduit la Victoire étaient sèches comme des têtes de bois.

— Repos!

Sans rompre les rangs, ils se mirent à fumer.

La rue saignait de captifs. Humbert, les sourcils bas, les comptait orgueilleusement. Comme on désarmait ces douze cents prisonniers, une clameur brailla au bout de la petite rue. Des cris joyeux :

— La poursuite! la poursuite!...

Un martèlement de sabots de fer, et neuf chasseurs qui avaient besoin d' « acheter » des pur sang, partirent sur les traces de l'armée anglaise. Elle était royalement montée. Ses chevaux étaient frais, allumés de vin et d'avoine. Les chasseurs ne purent les atteindre et s'égrenèrent. Mais cette débandade avait augmenté l'horreur des fuyards (1). Allongés sur

(1) En quelques minutes, dit Barrington, toute l'armée royale fut mise en pleine déroute. Vinfanterie fuyait comme un troupeau, toute l'artillerie était prise; la cavalerie galopait avec l'infanterie et


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leurs chevaux ardents, cinq cents cavaliers, le coeur dans les affres, le sang tourné, traversèrent monts et plaines, rayant les étangs, fendant les rivières, franchissant les murs; la peur les tannait, les galopait. Il creva sur la route plus de cinquante chevaux, dont les cavaliers se terrèrent dans les buissons. Aucun n'osait se retourner. Ils passaient, fondaient, muets, sourds, aveugles. Le soldat n'avait plus de chef, le frère n'avait plus de frère. Sur cinq cents hommes, dont un tiers à lord Roden et le reste à lord Jocelyn, trois cents arrivèrent la nuit dans les rues de Tuam, à 38 milles du champ de bataille (1). Un grand nombre restèrent blottis dans les caves. Les moins timides demandaient à boire; la bière tombait dans les ventres comme un flot de plomb. De sèche, de surexcitée, la panique poltronna de plus belle en devenant saoule. Roulante et soufflante, cette horde repartit vers Athlone dans les ténèbres. D'autres chevaux s'écroulèrent, d'autres hommes tombèrent morts. Une vingtaine de « fox-hunters » et un petit groupe de carabiniers résistaient encore. A leur tour, ils s'éparpillèrent, couchés de lieue en lieue sur leurs chevaux foudroyés. Abandonnant les cadavres de leurs montures, quelques-uns reprirent leur course à pied, en poussant des cris sans nom. Bientôt, dix seulement gardèrent le galop, puis sept, cinq, deux. Ils n'avaient plus de visage, l'oeil glauque, la chair sableuse, « phobes » tous deux, atteints de la peur du sang. L'un buta, s'écrasa. Le dernier, officier de Carabiniers, continua sur Athlone, y passa le 28. Il avait fait 80 milles (128 kilomètres) en vingt-sept heures. « On ne sait, dit Gordon, où on l'aurait vu courir par la suite, si la présence de Cornwallis à

les dragons légers de lord Jocelyn et faisait la meilleure partie du chemin à travers tous Us obstacles, poursuivie, sur la route de Tuam, par tous les soldats français qui avaient pu trouver des chevaux pour les porter.

(1) Prise d'une terreur panique, dit Gordon, l'armée anglaise s'enfuit dans le plus grand désordre à travers la ville, vers Tuam, laissant son artillerie et ses munitions au pouvoir des Français. Tous les efforts des chefs pour la rallier furent inutiles.


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Athlone ne l'eût arrêté. » Il fût allé jusqu'à la mer, jusque dans la mer (i). On saisit la bride du cheval et on descendit l'officier. Quand il se vit entouré de visages anglais, il soupira et perdit sa connaissance. Il était fou. Il mourut de peur le lendemain.

XV

Le soir du combat, les Français entrèrent dans Castlebar. L'infanterie de ligne, composée de Bretons et de Parisiens, organisa rapidement une fête sur la place du marché (2).

Pendant qu'ils tournaient au son des fifres, Mathieu Tone, l'officier irlandais échappé à la canonnade de Castlebar, et Toussaint, qui étrennait ses nouveaux galons de commandant, erraient et devisaient au milieu des groupes de danseurs. Soudain, l'Irlandais prit le bras de son ami et l'entraîna dans une ruelle.

— Chaque ville a son drame. On vient de m'apprendre qu'un boucher d'extraction anglaise et sa femme, établis dans Castlebar, ont dénoncé il y a dix jours un pauvre homme infirme, Peter Jackson...

— Toujours des espions. Ou'avait-il fait?

— Dans une lettre adressée au général Lake, le boucher accusait Jackson d'avoir prévenu nos amis restés à Killala qu'une frégate anglaise suivie d'un lougre se promenait dans les environs de la côte pour ressaisir les bricks que nous avions capturés. Avertis par le patriote Jackson, un officier de marine et sept hommes, montés sur l'un de ces bricks, livrèrent bataille aux Anglais et s'emparèrent d'un

(1) Cette bataille est appelée en Angleterre les Courses de Castlebar. (This battle lias generally bcen called tlic Races of Castlebar.) (Historié memoirs, II, ch. u.)

{2) « Le soir même du combat, les officiers français, ayant secoué la poussière de la bataille et changé leurs épaulettes, donnèrent un bal. Toute la jeunesse de Castlebar dansa fort avant dans la nuit aux sons d'un vieux clavecin et de violons qui jouaient des airs de France. » (Ch. LEGRAS.)


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vaisseau chargé de farine et d'avoine. A peine avaient-ils achevé le déchargement, que le lougre anglais vint jeter l'ancre. Les hommes de son bord se précipitèrent, brûlèrent les deux bricks et firent prisonniers leurs équipages. Français et Irlandais voulurent cependant se défendre. On se battit corps à corps. Trois soldats tombèrent. Le reste fut pris. L'officier irlandais put échapper parce qu'il se tenait à terre depuis le débarquement des vivres. Ainsi la trahison de ce boucher a coûté la vie à trois Français.

— Le misérable!

— Si Jackson n'avait pas averti la garnison frariçaise, elle n'eût pas été prête à combattre et une division composée de six frégates, d'un vaisseau de ligne et de plusieurs lougres débarquait à Killala. Vous voyez le danger... Je voudrais connaître ce pauvre homme, savoir où il a fui. Car il n'est plus à Castlebar.

•— Chassé?

— Condamné à mort, par ordre de Lake. -— Anglais sans grandeur.

— Le général Lake, de sa propre autorité, évinça d'abord Peter Jakson, puis il voulut le faire pendre; mais Jakson parvint à s'évader. Une infâme question d'argent avait décidé cette trahison. Le dénonciateur convoitait les biens du cordonnier patriote. Le jour même de l'éviction de leur ennemi, le boucher et sa femme portèrent leur commerce dans le magasin du malheureux Jakson. Les citoyens de Castlebar s'indignèrent contre ces lâches. Le boucher fut mis à l'index. On l'appelle depuis dix jours le « grabber ».

— Le sens de ce mot?

— Grabber, le geste de tenir, de serrer. Une de vos expressions le peint mieux : il agrippe, il « grabbe ». On boycotte, c'est-à-dire qu'on corrige le « grabber », en ne lui achetant, en ne lui vendant plus rien. Celui-ci a déjà perdu un grand nombre de ses clients. Il sera obligé par la ruine de rendre ce qu'il doit à la trahison.

— Qu'allez-vous faire?


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— Prévenir lady Howley. Toussaint frémit.

— Ils sont morts si vous les livrez à cette femme.

— Ils mourront donc, murmura l'Irlandais en s'éloignant.

Dès le matin, la foule emplit les rues de la petite ville.

Mathieu Tone et Toussaint, réunis chez la veuve O'Boyle, venaient de soulever un rideau et contemplaient la foule.

■ — Ces toits bas, ces coteaux nus, ces hommes maigres et sombres, ces enfants songeurs, ces vieilles souffreteuses, la gravité et le silence de ces gens... Une ville de spectres, murmura Toussaint.

— Je suis Irlandais et j'éprouve les mêmes sensations. Elles sont fausses. L'Irlande est verte, elle est gaie lorsqu'elle voit des Français. Vous avez traversé une partie de ce pays, n'est-il pas plein de grâce? Mais les choses ont une volonté, réfléchit Mathieu Tone, elles nous annoncent à leur manière qu'aujourd'hui sera un jour de fureur.

La belle et douce lady Howley, à l'écart, souriait comme un mauvais ange :

— Le boucher coupable n'est pas sorti de chez lui. Cependant il doit entendre la foule...

— L'a-t-on prévenu? demanda Toussaint. S'il se repentait avant l'heure du jugement...

— Depuis dix jours, il est resté inflexible. Il ne comprend pas d'ailleurs son infamie. La ville l'a boycotté, mais cette exécution n'est pas suffisante : nous voulons le juger comme un criminel. Je compte sur cet acte de justice pour déterminer les Irlandais à s'enrôler en masse. Il nous faut des volontaires à tout prix. Il est nécessaire de frapper leur imagination, en se montrant forts, implacables ! (Les dents serrées tranchèrent ce dernier mot en trois syllabes féroces.) J'ai lancé, dans la cour de Killala, un appel aux armes. Mes amis Leod, Parck, Field, O'Connor partirent pour soulever l'Irlande; ils nous rame-


LE BRISEUR DE CHAINES 205

nèrent seulement cinq cents hommes. Hélas ! vous savez ce qu'ils sont devenus. Le reste du pays hésite, votre petit nombre l'étonné. Mais maintenant que l'armée anglaise est en fuite, j'espère... Ah! si je pouvais donner de mon coeur à mes compatriotes ! (Elle se dressa d'un mouvement brusque.) Levezvous, la ville attend. Vous me laisserez faire, dit-elle aux deux hommes d'une voix glacée. Les Anglais se sont fait obéir par la crainte; imitons-les une fois, essayons comme eux d'être cruels.

Ils quittèrent l'hôtel. Des musiciens se disposaient à jouer. Elle les fit taire. Et tandis que les ouvriers, au bout de la rue, finissaient de clouer l'estrade devant le logis de Peter Jakson, l'Irlandaise et les deux officiers se dirigèrent vers l'endroit de la cérémonie, dans une houle de pas morts, que devait entendre le boucher, tapi chez lui, qu'il devait entendre et compter, mille, deux mille... l'oreille au mur, hagard, sa main dans la main crispée de sa complice, de sa femme, blanche à faire peur, la bouchère collée au boucher, tous deux en tremblote, ah! ah! donderiderry, ah ! ah ! ah ! deriderry ! salement pâles comme du vieux plâtre. Et la foule, qui ne pouvait rire tout haut, claquait ses pouces en marchant.

Il y avait sur l'estrade un drapeau vert. Mais un autre drapeau semblait avertir la foule qu'au nom des droits de l'humanité — au nom de la France — allait s'accomplir l'acte de justice. Un groupe de chefs irlandais, le général Mac-Donald, son jeune frère, le colonel Blacke, le commissaire général Crown, MM. Field et O'Connor gravirent les cinq marches. Avec eux, le curé. Leurs bottes retentirent sur l'échafaud.

Soudain, une exquise et majestueuse tête, qui dépassait altièrement les plus hauts hommes, s'avança dans les remous de l'estrade, svelte en sa robe « couleur de trèfle » et commença d'une voix caressante qui semait, amie, de légers mots sur tous, comme la tempête, avant de gronder, s'annonce par une pluie jolie. Elle reconnaissait, saluait les gens, disait la

R. H. 1907. — VII, 2. o


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bienvenue. La tige de son buste se balançait, se penchait à droite, à gauche. Des pointes de ses longs cheveux aux tranches de ses petits ongles, tout en elle semblait vivre, sourire, rire. Puis, la voix s'altérant, les phrases s'enflèrent. Sa beauté s'ombra. Son discours s'élança sur un seul ton, en mots ramassés, plus chargés, plus forts, qui se matérialisaient au milieu des gens, pénétraient les groupes, y creusaient des chemins, bousculaient hommes et femmes, leur soufflaient des chaleurs de haine aux figures. Parole, arme violente; harpons, crics et fouets de la voix! Lady Howley, à son gré, rougissait ces têtes, charmait ces coeurs. Impatients de sentir sur eux les courants de la foule, Toussaint et Mathieu Tone montèrent sur l'estrade. La voix de l'Irlandaise n'éclatait plus. C'était une voix aiguisée d'où les mots tombaient, durs et courts. Rigide, tout le corps appuyé sur ses deux bras, une flamme sans clarté dilatait ses yeux, et ses dents pointues, à chaque mot, luisaient au soleil terne comme de petites lames de poignards. Rien ne dépasse en horrible l'oeil d'une femme qui hait. Accusant les landlords des maux de l'Irlande, elle fit une brassée de leurs noms, ceux des plus puissants, des plus riches; elle rugit les noms des grabbers, des traîtres, des chiens qui rongeaient les os de leurs frères, et les voua, dans un cri félin, à l'exécration de la foule. D'ardentes clameurs l'interrompirent. Les gens étaient si chauffés qu'ils grillaient. Mille mains se dressèrent, demandant une proie. C'est alors qu'eut lieu le drame. Il fut bref. La foule sembla un homme et fit un pas en avant.

— Pauvre peuple en colère, dit Mathieu Tone.

Le boucher fut hissé sur l'estrade avec la bouchère. L'homme paraissait avoir vingt-cinq ans. De ses lèvres bleues, molles comme des sangsues, les mots sortaient et rentraient dans une panique de bredouillements. Malgré l'émotion de ses mains, aux griffes de pendue, relevées machinalement en arrière, et le souffle qui enflait les ailes de son nez, la femme bravait de toute sa raideur et montrait encore de


LE BRISEUR DE CHAINES 207

l'énergie. On les hua. Puis chacun avança l'oreille, car. chacun se sentait témoin et partie. A voix haute, en pleine rue, le Conseil discuta le cas de Peter Jakson et de Lake son bourreau.

On demanda au boucher d'avouer sa trahison, il nia. Il dit qu'il avait rendu des services, naguère, au général anglais et que le général avait voulu l'en récompenser.

On lui ordonna de quitter la maison et de disparaître de la province. Il secoua la tête.

Des vieux, dans la foule, dirent leur avis. Le boucher parla durement et les supplications du prêtre le firent rire. Comme trois mille mains le menaçaient, il demanda, l'oeil rusé, qu'on lui laissât quelques jours pour terminer ses affaires. On comprit qu'il espérait gagner du temps jusqu'à la défaite des républicains.

La tranquillité des gens du Conseil redonna des forces à la bouchère. Après de fausses larmes qui imploraient la clémence, elle jeta son venin. Tous les deux, têtus, voulaient conserver ce qu'ils avaient « gagné »; la loi, ajoutaient-ils, était pour eux.

L'Irlandaise pâlit.

A ses menaces, une fois, deux fois... les avares restèrent sourds.

Il n'y avait plus qu'à ordonner la sentence. Le Conseil allait décider, mais lady Howley prit les devants. Au lieu d'attendre la décision de ses amis, elle s'adressa directement à la ville. Une de ses mains s'appuya sur le boucher, de l'autre elle le désignait à la foule :

— Grabbers? Le sont-ils?

-— Oui! Traîtres tous lès deux! répondit la multitude.

Lé bras de la jeune femme s'abaissa :

— Mort!

Deux cris. Sous son chapeau de roses, la femme semblait changée en cire verte. Happé par des griffes, le couple roula de l'estrade et on ne le vit jamais pluSi


208 LE BRISEUR DE CHAINES

—■ C'est effrayant, dit Toussaint.

Sans répondre, Tone le poussa plus près de l'Irlandaise.

Trois secondes s'étaient écoulées. Sa proie engloutie, le peuple desserra ses lourds anneaux et se tut.

Comprenant que c'était l'heure de faire appel aux énergies de la foule, lady Howley, un papier à la main, lui lisait la proclamation d'Humbert. Chacune de ses phrases provoquait dans le peuple des secousses silencieuses. Du dernier mot jaillit une immense acclamation :

— Three chiers for French! (Vive la France!)

— En français, maintenant ! en langage français ! souffla une voix passionnée.

C'était Mathieu Tone. . — Répétez la proclamation en langue française! Quelle musique plus douce que la voix et l'accent de nos défenseurs !

Il s'adressa lui-même à la foule. Son voeu lui revint à la poitrine, frappé par trois mille voix enthousiastes.

Immobile, ses poings blancs crispés sur la barre de l'échafaud, lady Howley attendit que ses yeux obtinssent le silence, le plus profond et le plus subtil des silences, le silence que fait lui-même le silence quand il écoute...

AU QUARTIER GÉNÉRAL DE CASTLEBAR, LE 14 FRUCTIDOR, L'AN I DE LA RÉPUBLIQUE IRLANDAISE (i)

Le général Humbert, commandant en chef l'armée d'Irlande, désirant organiser dans le plus bref délai un pouvoir administratif pour la province de Connaught, arrête ce qui suit :

(1) Impartial relation, by an officer isiho served in the corps, under the co?n?nand of his E. marquis Cornwallis. Dublin et Londres, 1799.

En dépit de son titre, cet ouvrage n'ose dire la cruelle vérité.


LE BRISEUR DE CHAINES 20g

Le gouvernement de la province de Connaught résidera à Castlebar jusqu'à nouvel ordre.

2° Ce gouvernement se composera de douze membres qui seront agréés par le général en chef de l'armée française.

30 Le citoyen Jean Moore est nommé président du gouvernement de la province du Connaught. Il est spécialement chargé de la nomination et de la réunion des membres dudit gouvernement.

40 Le gouvernement s'occupera sur-le-champ d'organiser la milice de la province du Connaught et d'assurer les subsistances des armées française et irlandaise.

5° // sera organisé huit régiments d'infanterie, chacun de 1,200 hommes, et quatre régiments de cavalerie, chacun de 600 hommes.

6° Le gouvernement déclarera rebelles et traîtres à la patrie tous ceux qui, ayant reçu des habits ou des armes, ne rejoindraient pas l'armée dans les vingt-quatre heures.

7° Tout individu, depuis seize ans, est requis, au nom de la République irlandaise, de se rendre de suite au camp français pour marcher en masse contre l'ennemi commun.

Le général commandant en chef,

(( HUMBERT. »

Un beuglement de taureaux aveugles, les cris d'un millier de coeurs dévoués répliquèrent à ces phrases dominatrices. Se jetant dans ce tapage, la voix de lady Howley retentit encore. D'un geste violent qui brassa sa chevelure et l'éparpilla. en jaunes vipères, elle prit tout ce peuple dans son regard. Sur son souffle devenu long, de blafardes paroles, comme des nues, tonnèrent. La foule répondait par des sifflements d'oiseaux de mer et s'empressait vers l'estrade dans une confuse poussée d'amour : « Les coups de sifflet sont une marque de joie dans notre pays, » dit Tone à Toussaint. Les cris de cette grande jeune


2IO LE BRISEUR DE CHAINES

femme enveloppaient la foule, bouillonnaient, montaient, planaient, la caressaient, l'étreignaient ou, la rejetaient nue, sur le pavé. Lady Howley contait l'Irlande malheureuse, chacun de ses mots s'écroulait comme une catastrophe dans les âmes :

— J'ai rencontré San Van Voght, la Vieille Irlande. Elle passait avec son chien sur la route, elle m'a parlé comme à. sa fille. Il y a deux cents ans, m'a-t-elle dit, notre pays comptait à peine en Europe. On nous méprisait. Les nations qui saignent dégoûtent le monde autour d'eux. Au moment où des lois plus libres allaient faire oublier le passé, un homme, quelque chose plutôt comme un ours ivre, un Anglais, trouva le moyen de perpétuer l'horreur en Europe. D'après lui, protestants et catholiques ne s'étaient pas assez coupé le cou. Il inventa un nouveau charnier. Cromwell — que Dieu arrache ses dents ! m'a dit la Pauvre Vieille — envoya les veuves et les orphelins crever dans l'esclavage aux Antilles. Les jeunes Irlandaises n'ayant pas d'enfants, il les jeta aux planteurs anglais. A Wexford, on coulait les Irlandais par bateaux. A Dogheda, les soldats anglais se servirent des enfants et des femmes comme de boucliers pendant la bataille. A l'île Magee, trois mille Irlandais furent abattus comme des boeufs. Ailleurs, le capitaine Fleming s'amusait à enfermer deux cent vingt femmes et enfants dans deux caves et à les faire sécher de faim; Cunningham, le a tueur de vieilles », en détruisit soixante d'un seul coup. Exécutions, supplices, tortures inimaginables. Une vieille aveugle est habillée de paille et brûlée vivante. Une femme centenaire grille sur des monceaux d'allumettes. On enflamme les arbres et on y consume des enfants. Le frère est condamné à pendre sa soeur, d'autres à s'enterrer eux-mêmes. Les femmes enceintes sont éventrées. Les Anglais font leurs m arches-manoeuvres avec des enfants au bout de leurs lances et ces enfants ont leur coeur fourré dans la bouche. Irlandais, que Dieu dise si je mens !...


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L'essoufflement de la femme précipitait ses petites phrases. On eût dit des balles de mort.

•— La détresse de l'Irlande est inconcevable ! Il est prodigieux, pour un Irlandais, de vivre dans son pays. Depuis le règne d'Elisabeth, les corporations anglaises nous ont tellement tyrannisés que cela dépasse l'homme ! Jadis, vous pouviez vendre vos boeufs de Rosscommon et de Tipperary; mais notre bétail gênait le commerce anglais : il fut déclaré à nuisance, et son importation fut défendue. On tua sur place, on n'envoya plus sur la mer que la viande conservée : le cruel Parlement la prohiba. Les peaux des animaux nous restaient : on arrêta l'importation des cuirs. Malheur des temps! Comment donc vivre? L'Irlandais soumis essaya d'élever des moutons; mais les fermiers d'Angleterre s'unirent contre lui et sa laine fut déclarée « contrebande ». Alors nous voulûmes produire des lainages dans nos maisons, mais l'Angleterre s'y opposa; vingt mille fabricants quittèrent l'Irlande et cette industrie fut détruite. Affamés, sans souffle, un reste de vie à nos mains tremblantes, nous fîmes un dernier effort : le bon marché de la main-d'oeuvre laissant un espoir aux Irlandais, ils confectionnèrent de la soie pour les riches dames de Londres. Cet espoir fut déçu comme les autres : les fabriques de soieries furent encore plus impitoyables que les industries du lainage. Que nous restait-il ? Quelques ballots de savons et de bougies. Mais, craignant l'abondance de notre kelp, les Anglais mentirent tellement à la Chambre qu'ils achevèrent de nous ruiner. O proie de l'hypocrite puritain! Irlande, victime profanée, « le sourire, les pleurs dans tes yeux, » ô triste Irlande ! Alors, bien qu'exclue des marchés britanniques, cent ports s'ouvraient pour elle sur l'océan. Ce n'était pas assez de tant de malheurs; l'Anglais repoussa cette concurrence, les mers nous furent défendues. Privée de commerce et d'industrie, l'Irlande agonisa. Son long martyre la rejeta sur la terre nue, la bouche dans ses sillons, où ne poussait rien. L'Irlande, la tourbière,


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la lande, la vase, où se dressent les herbes folles, des champs arides, quelques bruyères fanées parmi les rocs, cachant des êtres sauvages qui savent à peine parler. Des enfants qui ont l'air vieux, qui n'ont jamais connu le lait, qui rôdent le long des côtes et y recueillent le superflu de la mer, ô pauvre, ô misérable Irlande, les petits enfants de ton sein, que ton sein aride ne peut plus nourrir et qui mangent du goémon!... Pitié! Pitié! Pitié! Que Dieu m'entende, à droite ou à gauche; d'où qu'il soit qu'il vienne à nous ! A la fin nous n'en pouvons plus ! Comptez les ravages de la dépopulation, de l'émigration. Comptez, Irlandais, combien d'habitants râlent en Irlande par mille carré et combien,-sur le même espace, vivent grassement en Angleterre ! Je vous le dis, la ruine de l'Irlande est l'oeuvre réfléchie du gouvernement britannique. Et le présent est encore plus noir. Champs confisqués, loyers augmentés, fermages mis aux enchères. Sans armes pour combattre, et plutôt que de fuir le toit paternel, nous avons promis à nos tyrans des sommes impossibles à rembourser; voilà nos chaînes! Les landlords, voilà nos bourreaux ! Ne pouvant tirer de nous nul argent, dédaignant même notre vie — le pot de sang irlandais n'ayant plus cours sur les marchés de Londres — ils nous évincèrent. On chassa les familles de leurs foyers, les patriotes de leur patrie. Les femmes de l'Angleterre, les aristocrates comme les pauvresses, toutes furent impitoyables — des fouines féroces ! Je me souviens d'avoir entendu un jour une jeune dame anglaise dire en parlant de l'Irlande : « Quel beau pays! et quel malheur qu'il soit impossible de l'engloutir pour vingt-quatre heures sous les flots ! » L'Angleterre est en train d'accomplir, par d'autres moyens, le voeu de cette dame. Encore un demi-siècle de gouvernement anglais, il n'y aura plus d'Irlande! — Irlandais, vous n'aurez plus de mère. — Ne me regardez pas... laissez-moi pleurer...

Une cloche de plomb coiffa la foule. Personne ne


LE BRISEUR DE CHAINES 213

bougea, ne souffla. Multitude morte. Des morts debout.

La face en larmes, sur ce tremplin de silence, la voix de l'Irlandaise rebondit :

— Mais nous pouvons encore nous sauver! Voilà les Français, ils sont des Celtes comme vous ! Mêlezvous à eux, Irlandais, embrassez-les! Ah! par le ciel, par les flots, par les rochers, par la foudre, par les voix de Crimthan, de Fingal, d'Ossian, je vous dis que vous êtes des frères ! Venez à moi. Irlandais, venez écrire vos noms! Donnez vos noms à la Patrie, elle les baisera! Venez tous! Qui vous effraye? Que regardez-vous sur cet échafaud?... Vous vous demandez que sont tous ces vieux hommes pâles... qui sont là... que nous n'avions pas appelés, et qui sont venus... Ce sont les vieux rois de l'ancienne Irlande : Kimbath, Cabrécat, Cormach, et voici le petit-fils de Fingal, l'héroïque Dathy ! Ils sont ici, vivants, près et autour de moi et devant vous ! Ils vous observent. Ils savent ce qui se passe ici dans les coeurs. Venez donc; bousculez-moi! C'est bien, je vous reconnais... L'Irlande en danger! L'Irlande en danger!... l'enrôlement... tous!... Mac-Donald... l'autel de la patrie... Général Mac-Donald... vos tambours!...

Elle retomba, blême, épuisée, sans voix, dans les bras de Mac-Donald et de Moore, les yeux vitrifiés, la gorge battante sous les bonds de son sang, et resta debout, face au tumulte, droite contre les poitrines qui la soutenaient.

Instinctivement boulée vers l'estrade, la multitude y fulminait ses cris de mort et de haine : Down with England! (A bas l'Angleterre!) Les mêmes sifflements cinglaient la place : « Hourra for Irland (Vive l'Irlande!) Vivent les Français! » Dans .la poussée de foule qui assaillait ï'échafaud, lady Howley se dégagea. Lasses et sourdes, quelques dernières paroles d'encouragement la soulevèrent.

—■ Capitaine, dit Tone à Toussaint, elle leur annonce qu'il faudra se battre et peut-être même mourir, et ils l'applaudissent.


214 LE BRISEUR DE CHAINES

Un courant rejeta les jeunes officiers contre les piliers de l'échafaud. Des grappes de jeunesse y accrochaient leurs mains délirantes : We are ready! (Nous sommes prêts!) Mille poings crispés se haussaient vers les drapeaux tricolores : We ivill! we willf (Nous le voulons bien! Nous voulons mourir pour l'Irlande!) Les filles et les femmes sifflaient stridemment derrière les hommes. Des tronçons de cohue grouillaient sous l'estrade qui vacilla sur des reins. Un délice de mort extasiait les figures. On vit deux bras nager au-dessus des têtes, la foule semblait les emporter; à la fin un front se montra, deux prunelles claires, des mèches blanches, une terrible face de vieux qui rugit sa haine comme les autres. Une femme en pleurs vola un drapeau vert, l'Irlandaise lui jeta un drapeau français; la mêlée le lui arracha, il passa de mains en mains, chaviré, heurté, couché, redressé : Hear! hear! (bravo! bravo! bravo!) Three chiers for French! (Vive la France! vive la France! vive la France! vive la France!) Il ne pouvait plus y avoir de discours dans cette trombe de bruits. Quelques dernières paroles moururent aux lèvres pâles de lady Howley. Elle s'assit enfin, heureuse, admirée et touchée comme une idole par les jeunes volontaires accourus pour s'enrôler, sans rien entendre, ni voir, sans voir et entendre que son rêve de liberté, belle et toujours si menaçante en cette attitude, qu'on l'eût prise, avec ses yeux d'Ange exterminateur, son menton violent et ses cheveux qui semblaient des flammes, pour quelque vision vengeresse évadée du ciel en colère.

Quand le dernier homme eut signé, Tone se pencha sur la feuille.

-- Cinq cents signatures.

— Pour un pareil résultat, tant de passion et de peine! Elle peut en mourir... murmura Toussaint.

Fallait-il douter de ce peuple qui se montrait si lent à les aider, à s'aider soi-même? La faim avaitelle délabré son énergie? Ces cinq cents hommes, à peine une poignée de sable contre l'avalanche.


;LE BRISEUR DE CHAINES 215

— Quoi ! fit l'Irlandais, vous voilà triste après une victoire ?

Toussaint hocha la tête. Mathieu Tone pâlit,

XVI

La ville de Castlebar était si pauvre que l'armée française porta* ses bivouacs sur les hauteurs qui l'entourent. Tandis que les hommes se reposaient de leurs luttes et de leurs souffrances, le général travaillait avec Toussaint. Dans le rapport qu'il adressa au Directoire, les résultats de cette journée victorieuse sont ainsi consignés :

L'ennemi a perdu 1,300 hommes, dont 600 tués ou blessés et 1,200 prisonniers, 10 pièces de canon, 5 drapeaux, 1,200 fusils et presque tous les équipages. Le drapeau dé la cavalerie ennemie a été enlevé dans une charge par le général Sarrazin, que j'ai nommé général de division sur le champ de bataille. J'ai aussi nommé, pendant l'action, l'adjudant-général Fontaine général de brigade ; les chefs de bataillon Azémard, Ardbuin et Dufour, chefs de brigade; le capitaine Durival, chef d'escadron, et les capitaines Toussaint, Zimmermann, Ranon, Huette, ; Babin et Ruty, chefs de bataillon. Je vous prie, citoyens directeurs, de confirmer ces nominations et de faire expédier les brevets le plus tôt possible; cela produira bon effet.

Officiers et soldats, tous ont fait des prodiges. Nous avons à regretter d'excellents officiers et de bien braves soldats. Je vt>us enverrai bientôt d'autres détails. Il me suffit de vous dire que l'armée ennemie a été totalement déroutée. Salut et respect. — HUMBERT.

A l'armée d'Humbert, -grossie des cinq cents Irlandais enrôlés la veille par lady Howley, les Bardes ramenèrent une foule d'insurgés qu'ils étaient allés chercher dans leurs villages. Leur nombre était de trois mille, armés de piques et de massues de houx.

Pendant leur séjour, les officiers de l'état-major et les Irlandais Tone et O'Kéone se donnèrent beau-


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coup de mal pour organiser ces paysans. Accourus des tristes plaines du Connaught, ils paraissaient surtout heureux de se faire habiller et de manger à leur faim. Dès que Fontaine, chargé de l'armement, leur donnait les fusils pris aux fencibles, ils s'en allaient à l'écart, tournaient l'arme dans leur main, en riant d'un rire sauvage, et la jetaient pour reprendre leur fourche ou le rude et lourd shillalah.

Il était dangereux d'essayer de les conduire.

— Où cette indiscipline nous mènera-t-elle ? disait Toussaint aux officiers irlandais. Ils sont à peine incorporés qu'ils se plaignent. A les en croire, ils seraient condamnés à un travail excessif et soumis à une discipline cruelle. Cependant nous les traitons comme nos hommes et même avec plus de douceur.

—■ Vous ne connaissez pas le coeur de l'Irlande, répondit Mathieu Tone avec tristesse. Le seul reproche qu'ils osent vous adresser, c'est de contenir leur fanatisme religieux, leur soif infinie de vengeance. Ils comptaient, soutenus par vous, anéantir les protestants qu'ils considèrent comme leurs pires ennemis. Leur foi est véhémente. Votre athéisme leur semble trop calme, trop naturel. C'est une surprise pour eux (i). Ils songent que depuis le début de la campagne vous n'avez calomnié, tyrannisé personne.

— Ce n'est pas l'opinion des Anglais! dit soudain un nouveau venu.

— Teeling ! vous ici! Les Anglais vous ont donc relâché ? Ah ! tant mieux !

-- Je le dois au général Humbert. Un de ses chasseurs d'ordonnance a porté une lettre au camp anglais, menaçant de faire fusiller ici un colonel si on ne me rendait pas sur-le-champ.

— Le général vous aime beaucoup, Teeling; il s'est

(i) L'évêque Stocke le reconnaît hautement : M II est une circonstance digne de remarque : c'est que, durant tout le temps de cette révolte, il ne fut pas versé une goutte de sang par les Irlandais, en dehors du champ de bataille. Il est sûr que l'exemple et l'influence de la France furent d'un grand poids pour prévenir des excès sanguinaires. »


LE BRISEUR DE CHAINES 217

dit que comme Irlandais vous seriez sans doute fusillé...,

— C'est bien ce qu'ils s'apprêtaient a faire! Il paraît que je les avais insultés. Mais veuillez vous mettre à ma place... Le général Lake et quelques officiers anglais parlaient autour de moi de la férocité des Français Ils vous accusaient, messieurs, de tuer les blessés, de souiller les femmes, de brûler les prêtres, catholiques et protestants, et d'autres forfaits plus atroces les uns que les autres. J'ai protesté à la mode de votre pays, en donnant de la voix comme un chien normand. Je crois même que j'ai fait quelques gestes désordonnés, extraordinaires pour un Irlandais. Ma condamnation étant certaine, qu'avais-je à.redouter de plus? Je leur dis tout : « La France! Les Français tuer les blessés!... Regardez-vous, lâches ! Que ceux qui m'ont arrêté osent comparaître devant moi !. Voici ce qu'ils ont fait : Pendant que je poursuivais hier vos fuyards, ma course me porta devant deux de leurs escadrons rangés en bataille. Avec quelques hommes, je leur criai de se rendre. Ils nous répondirent : « Nous nous « rendons. » Je vais à eux et cherche à leur faire mettre bas les armes. Tout à coup, mortifi.es de s'être rendus à une poignée d'hommes, ils sautent sur nos chasseurs surpris, qui n'ont que le temps de battre en retraite. On me ligotte, on me jette sur une selle et je suis emporté à fond de train. Oui, général, c'est ainsi, voilà ce que vaut une parole d'honneur anglaise ! Le bel exploit de vos fuyards ! — Lake m'écoutait froidement. — Et ce n'est pas tout. Deux chasseurs français, en résistant, furent victimes de la perfidie de leurs prisonniers; on les massacra. Mais une nouvelle défaite vous fera payer cette lâcheté ! » Lake voulait me faire taire, je criai : a Je puis passer par les armes; ma vie n'est rien, mais pendant que vous me ferez fusiller, je connais un médecin français qui pansera vos blessés et qui les rendra guéris, sinon à vos drapeaux, du moins à leurs familles ! »


2l8 LE BRISEUR DE CHAINES

—■ Oh ! merci, Teeling, merci ! s'écria l'officier de santé, le chirurgien Brand qui venait d'entrer dans le groupe. Vous avez dit cela, vraiment ?

— J'allais mourir. A ce moment-là, Brand, qu'est-ce qu'un mensonge?

— Ce cher Brand et son ami Massonet, les meilleurs médecins de l'armée ! dit un homme assis par terre et dont le front était entouré de linges sanglants. Je le sais mieux que personne. Brand, depuis vingt-quatre heures...

— Songez à vos blessures, Ardouin, ne parlez pas. Alors, Teeling?

— - Alors, comme je marchais au poteau d'exécution, la lettre du général Humbert m'a sauvé. Avec mon chasseur, je suis revenu au plus vite. Et me voilà, bien satisfait de vivre encore, je l'avoue, et de serrer des mains françaises !

Il y eut un échange de poignées de mains amicales, mais la plus énergique fut celle de l'officier de santé. Il resta le dernier et saisit le bras de Teeling.

— En vérité, répétez-moi cela, je ne puis m'y faire. Les Anglais croient que nous ne faisons pas de grâce? Que nous fusillons leurs éclopés?...

— Je ne sais s'ils le croient, mais ils le disent ! Qu'avez-vous, Brand ?

— Cette calomnie est épouvantable ! Il est impossible qu'une semblable opinion s'accrédite en Angleterre, un pays civilisé...

Teeling s'arrêta net.

Mais la figure du médecin était si bonne, si loyale, son indignation semblait si sincère que la fureur de l'Irlandais se calma.

Permettez-moi, mon cher Brand, d'aller remercier le général Humbert. Je ne suis pas en état ce soir de discuter si l'Angleterre est ou n'est pas un pays civilisé. Je vous assure qu'il me faudra une bonne nuit de sommeil avant de découvrir quel .rang occupent les Anglais sur l'échelle de la civilisation, ..

Et Teeling s'éloigna, les dente légèrement serrées, en sifflant donderridery. "*:■


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Malgré la bonne humeur des soldats d'Humbert, l'inquiétude énervait l'état-major. Perdus au milieu de l'Irlande, les officiers étaient sans nouvelles. Quelques journaux de Dublin, apportés par des paysans, redoublèrent leur indignation, sans calmer leur anxiété.

L'un d'eux, qu'ils reçurent le Ier septembre, publiait le 27 août une lettre de lord Castlereagh au lord-maire de Dublin. Après avoir parlé du débarquement des Français, Castlereagh s'exprimait ainsi :

Il est impossible que les faibles forces de l'ennemi puissent pénétrer à quarante milles dans l'intérieur du pays. Les Français ont débarqué dans une province où la loyauté s'est maintenue sans interruption tout le temps de la rébellion, et elles sont placées sur un point où deux fortes lignes de troupes peuvent se porter dans l'espace de trois jours, quand même les Français marcheraient immédiatement vers les pays qui ont été le théâtre des derniers troubles. Mais, d'après leur petit nombre, il semble qu'ils s'attendaient à trouver le pays dans un état général d'insurrection, et ne croyaient nullement à l'apaisement de la révolte. Aussi, la conclusion naturelle est que, se trouvant désappointés sur la situation de nos affaires, ils se rembarqueront si leurs vaisseaux ne sont point capturés par notre escadre qui croise de ce côté. Prise à chaque point de vue, la tentative est impuissante et déraisonnable, et à moins que les Français ne puissent s'échapper, ils doivent bientôt apprendre qu'ils sont venus dans ce pays pour y trouver une prison ou un tombeau.

Dans le même journal, le 3 septembre, les officiers attristés lisaient ces lignes, extraites d'une correspondance particulière.

Le compte rendu que l'on fait de l'état du pays que les Français ont envahi, montre heureusement jusqu'à l'évidence le bon sens et la loyauté dés habitants. Il est tel que nous l'attendons de la nature des esprits et des dispositions du peuple irlandais, quand il voit son pays outragé par les hostilités de l'étranger. Malgré la dernière et malheureuse opposition qui trouble deux ou trois comtés, on n'a pas d'apparence de disposition à la révolte dans le Connaught; et, malgré la petite affaire de Saintfield, là province de l'Ulster a montré


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le même attachement au gouvernement de la loi, de l'ordre et de l'égale protection. D'après ces principes, il n'est pas douteux qu'une résistance générale et décidée sera faite aux progrès de l'ennemi.

Ces notes tendancieuses, écrites dans « l'esprit anglais » annonçaient cependant des choses certaines. Humbert avait beau croire, crier sa foi dans le dévouement de l'Irlande, son amour pour l'Irlandaise avait beau l'illusionner, il devinait confusément le gouffre où la fatalité le poussait.

L'armée française ne tiendrait pas dans ce pays. Trop peu de temps et de sol pour y prendre racine. Malgré la fraternité des races, ces deux peuples se sentaient un peu étrangers. Ils se parlaient de loin, chacun dans son langage, et n'entendaient pas de la même façon la musique des mots nouveaux. C'était une vérité, un fait que l'armée allait être réduite à ses seules forces et qu'elle serait insuffisante pour résister à la formidable tempête de fusils, de chevaux et de sabres qui commençait à rouler vers elle (i).

Il y avait neuf jours que les Français baguenaudaient dans Castlebar, compères de jeu avec les filles, dansant, riant, mouchant les marmots, fumant leurs pipes et buvant le wisky des Anglais. Au contraire, chaque journée passée dans l'insouciance redoublait l'ardeur et augmentait les ressources de l'armée.

(i) « De deux choses l'une, dit le capitaine Jobit dans ses Mémoires : où il fallait partir de Castlebar dès le lendemain de notre entrée et poursuivre nos succès sur une troupe démoralisée par la peur et par les bruits répandus sur notre nombre ; ou bien il fallait se fortifier et se maintenir à Castlebar, où nos moyens de défense étaient suffisants pour tenir en échec toutes les troupes anglaises pendant un temps considérable. Bien entendu, cependant, qu'on aurait eu la précaution de réunir assez de vivres pour la garnison. Cette place eût été le point de ralliement des insurgés de toutes les parties de l'Irlande et un dépôt précieux pour nos succès futurs, si nous avions été renforcés par l'expédition de Brest qui, malheureusement, fut dispersée en mer par la rencontre de l'escadre anglaise, et cela pour n'être pas partie en même temps que nous. »


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Cornwallis, le vice-roi d'Irlande, conduisait maintenant les opérations militaires.

La victoire de Castlebar avait enfiévré d'espérance les insurgés irlandais. Une révolte générale était imminente. Pour la prévenir, pour « couvrir Dublin », but avéré d'un Français dément, Cornwallis appela d'Angleterre des renforts considérables, dans l'intention de rassembler aux alentours d'Athlone un volume de troupes assez vaste pour reprendre enfin l'offensive.

Les effectifs de l'armée anglaise, pendant le séjour d'Humbert à Castlebar, se multipliaient donc sans discontinuer : dix régiments de cavalerie régulière, quinze d'infanterie, deux de milices anglaises, six compagnies d'invalides, trente-sept régiments de milices irlandaises, deux cents corps de volontaires à pied et à cheval, sans compter les autres régiments de ligne en formation, — un cercle gigantesque de léopards rampant, les babines humides, vers ce petit coq des Vosges qu'ils croyaient assoupi, le bec dans l'aile, sur son bivouac de Castlebar. Gibier chétif, qu'importe, mais si savoureux! C'était, du premier colonel au dernier milicien de l'immense armée, à qui lui compterait les côtes et en arracherait une plume.

Le vice-roi voulant surprendre Humbert à Castlebar, résolut d'attaquer la ville avec une partie de ses troupes, pendant que l'armée du général Lake, forte de quatorze mille hommes, gagnerait Ballaghadireen, au sud-est de Mayo, pour se joindre au corps de Taylor.

Le 29 août, Cornwallis marchait sur Athlone et se remettait en communication avec Lake, qui était toujours en retraite sur Tuam. Le 30, il arrivait à Ballinamore. Le Ier septembre, il établit son camp à Kollimound, à 13 milles de Castlebar. Une fois là... Ce jour même, Humbert en sortait (1).

(1) «c D'après l'adjudant-général Fontaine, le général Humbert, ayant été informé, le 4 septembre, par ses espions, que lord Corn-


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Il venait d'être informé par l'Irlandaise, blanche d'orgueil, qu'une insurrection contre les Anglais se préparait dans le centre de l'île, principalement dans les comtés de Roscommon, Leitrin, Cavan, Monaghan, Longford et Westmeath, où elle avait envoyé ses amis les Bardes. Les agitateurs, conduits par Fitz-Patrick, rapportaient l'heureuse nouvelle, et Humbert, incertain et soucieux depuis trois jours, s'était rué en selle et avait rassemblé en hâte ses colonnes. Dès l'aube, l'armée se trouvait en marche vers Sligo.

Elle laissait à Castlebar un chef de bataillon, un lieutenant, cinq chasseurs à cheval et une centaine de blessés. Cet officier et ces cinq hommes composaient la garnison de guerre; ils devaient assurer l'ordre et la défense de la ville.

— Si nous n'étions obligés d'économiser nos soldats, dit Tone, ces choses seraient trop belles et personne ne les croirait un jour (i).

wallis marchait sur Castlebar à la tête de 20,000 hommes, se serait résolu, suivant l'avis du conseil de guerre, a l'abandon de Castlebar et aurait pris le parti de remonter Vers le nord, d'où il espérait gagner Dublin, en passant le Shannon à Ballintra. Ce circuit lui permettait d'éviter de se heurter au gros de l'armée anglaise, et peut-être de recevoir, dans l'intervalle, des renforts de France. Il n'en est pas moins vrai que le séjour des Français à Castlebar, pendant une semaine, avait permis à lord Cornwallis de rassembler ses forces, de combiner ses mouvements et de prévenir les effets de l'insurrection irlandaise, qui menaçait de s'étendre rapidement — JOBIT. »

(O « Le nouveau commandant avait ordre de renvoyer au Camp ennemi tous les prisonniers anglais restant de ceux qu'on avait faits à Castlebar. Dès que l'armée fut partie, il exécuta cet ordre en faisant conduire les prisonniers par l'officier lui servant de second, escorté de deux chasseurs à cheval. L'officier partit l'aprèsmidi ; il n'était pas à trois lieues de là ville qu'il rencontra 250 chasseurs d'un régiment étranger, venant à toute bride vers Castlebar. Ils avaient été informés de l'évacuation de notre petite armée et venaient s'emparer de cette ville, pendant que la grande armée anglaise se disposait à poursuivre les Français. L'officier chargé de la conduite des prisonniers ayant rempli sa mission, revint le lendemain à Castlebar, où il trouva ses frères d'armes prisonniers de guerre ; quoique parlementaire et malgré ses instances pour joindre l'armée, il fut obligé de se constituer prisonnier comme eux, et


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L'armée s'avançait dans le matin de moins en moins noir, de plus en plus triste. Il pleuvait. On riait.

D'après les instructions de son chef, Lake s'était mis en route le 4 septembre. Mais apprenant d'un insurgé prisonnier que les Français avaient quitté Castlebar et marchaient à Foxford, il avertit aussitôt le vice-roi qui, changeant de direction à droite, manoeuvra de son côté pour le rejoindre au plus vite, après lui avoir donné l'ordre de suivre Humbert, pendant que lui-même rétrograderait pour « protéger Dublin ».

Le coq s'était envolé. On l'aurait quand même ! Le cercle se resserra.

Partie en deux divisions, s'élevant à deux mille hommes en comptant les Irlandais volontaires, la pauvre armée entrait bientôt à Swineford. Il pleuvait toujours. On se reposa quelques heures et la marche reprit vers Ballaghy.

Humbert, essoufflé d'angoisse, commençait à comprendre le danger de son long séjour à Castlebar. Il avait obéi de trop près aux instructions de ses directeurs. Se sentant traqué, il pressa la marche.

— Vite! plus vite!

• Des voix grondaient dans les rangs :

— Marche-t-on ! Nom d'un bougre ! quel coup de jarret, aujourd'hui!...

— Encore un coup de sac !

— Accélérez ! '

Vite, vite, vite, on marchait. La poussière devenait épaisse. Aux lueurs du ciel, rapides, on voyait les bonnets bondir, dos d'ours, et des manches passer sur les fronts en sueur :

— Courage! Du jarret! sec, ferme!

tous restèrent sur leur parole pendant quinze jours. Dans cet intervalle, une troupe d'Irlandais armés de piques vint, à plusieurs reprises, de Ballina, sans l'ordre de l'officier qui en avait le commandement, attaquer Castlebar, défendu par deux compagnies d'un régiment écossais et le yeomen de la ville. Ils furent repoussés. — JOBIT. »


224 LE BRISEUR DE CHAINES

Rien ne répondait aux chefs qu'un halètement, le sourd pas de charge de deux mille jambes. Bousculades, chocs, bruissements de baïonnettes, rumeurs confuses, trous comblés au trot par de grandes ombres lancées, des puanteurs de paille pourrie, de tabac, de boue. Plus de voix; les mots rentraient, égorgés :

— Vite! vite! encore plus vite! vite!...

A Ballaghy, quelque chose se présenta barrant la marche. L'armée y entra sans s'arrêter. C'étaient deux escadrons de cavalerie sous les ordres du capitaine O'Hara. Les colonnes se mirent en bataille et passèrent leur chemin en faisant feu. L'ennemi s'enfuit et laissa des morts. Là, quelques bonnes montres furent ramassées. Le 5 au matin, Humbert touchait Colony, près de Sligo.

Un fort obstacle l'y attendait.

Envahie d'effroi par les nouvelles anglaises, qui représentaient les républicains comme des barbares, la riche ville de Sligo, composée surtout de protestants, se voyait déjà pillée et massacrée. Une grande partie de la population s'était réfugiée dans les vaisseaux de la rade. Tone ne pouvait retenir son dégoût :

— Que vous disais-je, mon général ? Les Anglais ont fait croire à ces malheureux que nous étions des bandits, des monstres sans religion, des sauvages qui torturaient leurs captifs...

Le médecin Brand, surtout, paraissait désespéré. Depuis le départ de Castlebar, il avait redit plus de cent fois, en cognant sa trousse de chirurgie :

— Nous!... Nous, Français, des soldats inhumains! clés bourreaux !... Nous, achever nos blessés ! Les lâches ! Si notre corps d'officiers de santé savait cela ! Irlandais crédules. Entendre de sang-froid ces infamies !...

Pour sauver Sligo, le colonel Vereker, à la tête d'un grand nombre de miliciens, six cents hommes de ligne, cent yeomcn à cheval et deux canons, s'avança vers l'armée française pour l'attaquer. Il était sans


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doute mal instruit des moyens d'Humbert, sans quoi il fût resté dans la ville. Quand la « générale » gronda, les troupiers de l'avant-garde jouaient au piquet. Une douzaine de cavaliers se montrant, les joueurs continuèrent. Mais un autre appel leur fit lever les yeux : « Aux armes !» La générale battit de nouveau et les biscaïens vinrent trouer des as entre les mains des soldats.

— Ah! fit l'un d'eux, Rousseau, un Parisien de Charonne, fallait donc le dire; cette fois, c'est pour de bon !

En quelques instants, l'armée fut rassemblée, debout, l'arme au bras, en marche.

Les Anglais avaient pris des positions désavantageuses. Ils s'étaient placés en bataille dans une petite plaine, leur droite contre une base d'énormes roches, leur gauche contre un canal garni d'un mur à son bord opposé. Il leur eût été facile de prendre ce mur pour s'y fortifier. Ils se tinrent au contraire dans une sorte de bassin, au pied des roches, avec la cavalerie derrière eux et leurs canons en avant.

— Les Anglais ne savent que ramer, grommela le commandant Zimmermann. Bandes d'écrevisses ! C'est mon bataillon qui les attaque. Je demande une demi-heure pour les cuire au court-bouillon.

Les hommes commencèrent une faible fusillade. Pendant que l'Alsacien amusait les Anglais, trois compagnies de grenadiers se saisirent du revers opposé des roches et s'y placèrent à l'abri en se moquant « du Vereker » (1). Les autres troupes coururent à leurs positions et la bataille se mit en train. Là encore le Goddam eut son compte payé.

Le bataillon de Zimmermann tirait comme un seul homme. On entendait tinter les balles sur les baïonnettes anglaises.

— Parfait! s'écria le major Brand, à qui on venait

(1) D'après M. Gribayédoff, Humbert aurait déclaré que, « de tous les officiers qu'il avait rencontrés en Irlande, ce colonel était le seul qui fût capable de commander 50 soldats. »


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d'amener un blessé; j'aurais cru tout à l'heure que l'ennemi allait nous donner du mal, mais le voilà qui s'approche sans ordre.. Cette négligence va être funeste aux Anglais Si nos grenadiers parviennent à les dépasser, la victoire est à nous. (Il parlait en nettoyant ses outils.) De notre côté, ça va bien. Zimmermann a mis ses enfants en colonnes par sections, ils tiendront ferme. Encore un blesse! Lequel des deux vais-je soigner? Bon, à vous. Ici le terrain est à peu près sûr. Du calme, lieutenant. Il faut que je vous coupe la jambe gauche.

— Bien fait! s'écria une voix narquoise; si on lui enlève la guibolle, il ne dansera plus la gigue. Par ici, major, je suis arrivé avant l'Anglais!

Brand se retourna vers le premier blessé, un petit homme dont le poignet gauche pendait. Le médecin hésita :

— Ton nom ?

— Rousseau.

— Mon ami Rousseau, l'amputation de ta main n'est pas urgente. Minute...

— Quoi ? Ah ! bien ! c'est raide ! Tu m'as pas regardé, citoyen !

Penché sur l'autre blessé, Brand, impassible, enfonçait ses petits couteaux.

— Je suis de la 4e ! Un volontaire parisien ! Tu m'entends! Ohé! le charcuteur, tourne-toi de mon côté !

Autour d'eux, la bataille braillait : —- Feu de deux rangs!

— Peloton, armes!

-■- Commencez le feu!

— Il y a de l'eau près de toi, dit le major sans tourner la tête et en haussant la voix dans le bruit des balles, lave ton poignet en m'attendant.

— En t'attendant 5 C'est vite dit. Mais je n'ai pas que mon poignet de cassé, j'ai aussi une jambe à la gelée de groseille.

— Fais voir.

Le Parisien souleva son sabot; il était rouge.


LE BRISEUR DE CHAINES 227

— Un biscaïen dans le cou-de-pied, citoyen major, à la seconde décharge.

Brand prit un autre couteau et se pencha sur l'Anglais.

—■ Pas grave, dit-il au Parisien; laisse-moi finir ici.

— Finir ? Pas grave ? Ah ! pour le coup ! Qu'est-ce que tu as sous les pattes, dis, sale Carabinier de la Tripe? C'est-il un Anglais ou non? Pourquoi que tu soignes un Anglais avant de soigner un Français?

— Patience, je te répète.

— De la patience, c'est pas dans la ration du soldat! Je suis Parisien, je suis blessé, je veux être soigné ! Yès, major ! Fais faire oblique à droite à l'Anglais, fous-le de travers et viens m'ôter ma main !

— Chacun son tour, mon ami, le tien arrivera.. Autour d'eux, la bataille braillait :

— Feux en arrière!

— Peloton!

—Detni-à^droite!

Cloué à sa place, le grenadier se tordait dans l'herbe comme une couleuvre :

— Sacré nom d'un sort ! Qu'est-ce que j'ai entendu ? Est-ce qu'il, y a un tour pour les amis ? Ça sert donc à rien d'être Français !

Le major travaillait. Parfois le Parisien le voyait poser près de lui un couteau tout rouge, puis un autre.

— C'est honteux! Hé! là-bas, l'officier engliche, fais voir ta bobèche ! Ah ! ah ! ah ! on dirait le derrière d'Héloïse ! Tu ne fais tout de même pas le malin, dis, foie blanc !

Le major semblait ne pas entendre. Le dos tourné, il coupait.

— Tire la langue ! cria le Parisien en voyant la bouche ouverte de l'Anglais. Langue chargée! bon pour un décès ! Une caisse de sapin ! c'est moi qui vas t'enterrer ! Quant à toi, hurla-t-il en secouant vers le major son poignet broyé, je dirai ta conduite à Humbert et à Sarrazin; les généraux te foutront à la porte de l'armée !


228 LE BRISEUR DE CHAINES

-— Face en tète!

Le soldat lécha sa main en grommelant :

— Préférer l'Anglais, c'est-il possible, quand y a des Français qui s'en va en débris dans leurs foyers !

— Peloton!

—Demi-à-droite!

— Souffrez-vous, monsieur? demanda le major.

A ces mots, la colère du soldat fut sans bornes :

— S'il souffre? En voilà du micmac! Une ordonnance à M. le vicomte ! Défense de manger du salé, tout c'qu'échauffe lui est contraire. Cré dié! j'ai-t-il bien compris? L'Anglais souffre. Et moi donc!

Autour d'eux, la bataille braillait :

— Peloton, armes!

— Joue!

— Feu!

— Chargez!

Le soldat féroce délirait. Hachés par les clameurs de la bataille, ses mots bondissaient par jets de son gosier :

— C'était pas la peine de tant se presser pour se faire tuer! C'est nous qu'avons gagné la chance et c'est aux Anglais qu'on la fait manger. La guerre a bu mon sang; à quoi que ça m'a servi?

— Joue!

— Chargez!

— Feu!

—• Moi qu'ai montré de la vaillance dans les champs de Jemmapes, que mon pauvre corps expirant était en nage ! Avec les autres, j'ai chassé la discorde, j'ai dompté les rois de l'univers!

— Joue!

— Feu!

— Chargez!

— Pendant ce temps, qu'est-ce qu'il foutait, l'Anglais, avec ses jambes en serjette, ses dents comme des tabatières et son cul qui fait le croissant?

— Joue!

Feu!

— Chargez!


LE BRISEUR DE CHAINES 229

— Bon de là ! c'est l'anarchie ! On s'en revient à l'antique esclavage! Puisque l'ennemi passe avant le Français, y a plus ! c'est fini comme un assignat ! Tu ne tournes toujours pas ton dos, marchand de mort subite ! Eh ben ! écoute-moi quand même, despote arrogant ! Membre inoffensif de la nation, je réclame mon dû pour la dernière fois. C'est clair. Un : je me suis fait hacher le poignet et trouer la patte pour les Droits de l'Homme, et il faut que tu me le coupes proprement, tu m'entends, Ipéca du diable ! et puis que- tu me retires la balle de mon pied ! Ça fait deux Et si tu ne laisses pas cet Anglais tout de suite, voilà mon fusil chargé. Je te jure, puisque tu aimes tant le silence, que je vas te le faire garder pendant la vie éternelle !

Importuné, Brand se retourna. Il venait de changer de figure subitement.

Tandis que le soldat parlait, deux balles l'avaient frappé coup sur coup. Il avait la première dans sa poitrine, la seconde lui avait percé les joues et brisé trois dents.

— Mon ami...

Mais un flot de sang lui bomba la bouche et il détourna la tête.

— Face en arrière!

— Peloton!

— Demi-tour à droite! Alors le soldat se tut.

Appuyé sur un coude, il resta longtemps sans bouger, sans parler, sans même regarder sa main qui pendait sur une racine d'arbre. Mais il contemplait le major et il avait l'air étonné.

Malgré sa blessure, Brand travaillait toujours avec ses ciseaux. Et le soldat s'étonnait de plus en plus.

Et pendant ce temps, l'Anglais revenait à la vie, tandis que le médecin, de plus en plus blême, semblait la quitter.

Et le soldat regardait tout cela, pensait à tout cela, et quelque chose grandissait lentement dans


230 LE BRISEUR DE CHAINES

ses yeux. D'une petite lueur pas plus blanche que celle qui annonce le matin, une autre plus grande s'échappait, une âme nouvelle qui l'enveloppait tout entier.

-— Ah! murmura-t-il enfin, je comprends...

Tout à coup, dans le calme de la bataille finie, un tambour gronda.

— La retraite, dit le major en essuyant ses outils. C'est ce que je me disais; les grenadiers ont dépassé l'ennemi et Vereker est en déroute. Le combat n'a pas duré plus d'une heure. C'est merveilleux! Lieutenant, vous êtes sauvé. A toi, mon ami Rousseau, et dépêchons-nous, car mes forces s'en vont.

Mais le Parisien rampait vers le canal.

— Eh bien ! que fais-tu ?

— Je m'en vais, monsieur le major. Faites pas attention, vous tracassez pas, je m'en vais.

— Arrête! lui cria Brand, c'est maintenant ton tour!

— Mon tour? C'est pas vrai. Et le vôtre?...

Le soldat, à plat-ventre, se rapprochait du canal. —- Halte! Coquin, vas-tu me faire enrager longtemps! J'ai à peine la force de parler. Trois balles...

— - (''est justement, c'est justement! Faut vous soigner; c'est pas raisonnable! Bon de là! Quand je pense qu'il y a une minute je vous ai dit de tout !

Il n'était plus qu'à quelques toises de l'eau. -— Soldat!... -— Jamais !

— Au nom de l'humanité ! Soldat, viens, je te sauverai ! Encore une fois, c'est ton tour !

-- Mon tour est passé! Pas la peine! Soignez-vous d'abord... tout de suite! Après, vous penserez aux autres !

Le Parisien se pencha sur l'eau...

— Mon ami! mon frère! hurla Brand en s'avançant sur ses genoux. Je comprends ton sentiment. Mais je te le dis : tu es fou ! Aie pitié de mes blés-


LE BRISEUR DE CHAINES 231

sures! Je me sauverai moi-même après toi. Après... entends-tu? C'est mon devoir, c'est mon métier.Ah!... ah ! je te retiendrai bien, sacré entêté!...

— C'est comme ça... N'y a pas moyen de s'entendre, murmura le Parisien; attrape!...

— Malheureux !

L'abîme avait recouvert le soldat.

— Dévouement absurde! s'écria Brand avec désespoir; je ne pouvais plus être sauvé...

Il achevait ces mots qu'une ombre, soudain, grandit sur l'herbe :

— Fraternity !

Et l'Anglais se dressa, pendant que le médecin tombait.

Chancelant, blond, très pâle, tout le corps appuyé à droite sur son épée, le lieutenant aux fencibles de la Reine contempla le major qui venait de mourir pour le sauver, puis le canal où le soldat venait de se noyet pour donner au médecin le temps de se sauver soi-même, et, sans attendre le dernier roulement de la retraite, dont la voix lointaine lui criait qu'il venait de perdre deux frères, il enfonça le canon de son pistolet dans sa gorge, pressa la gâchette et calma du coup sa mélancolie.

Ces tambours de la retraite annonçaient une victoire. Vereker disparut en bon ordre, laissant soixante morts et blessés sur le champ de bataille. Les Français firent cent prisonniers, dont sept officiers. Comme ils n'avaient plus d'affûts, Humbert fit jeter les canons dans la rivière. Manquant d'hommes pour les garder, il renvoya ses prisonniers sur parole.

Restait la ville. Sligo-était sous sa main.

Devait-il la prendre? Il le pouvait. Mais cette marche de trente heures avait exténué les soldats.


232 LE BRISEUR DE CHAINES

Prudent, Humbert se donna trois heures pour réfléchir. Il commanda le repos.

Pendant tout ce temps, assis sur le gazon, le général resta immobile. Parfois un petit tremblement agitait sa main. C'était à sa main — la main qui fait, qui prend, qui lutte, qui agit — que les pensées de ce soldat se communiquaient d'abord. '

Il résulta de cette longue rêverie la certitude pour Humbert que les miliciens du colonel anglais, qu'il venait de mettre en déroute, n'étaient que les éclaireurs d'une véritable, d'une redoutable armée de vingt-cinq à trente mille homme. Poursuivre du côté de Sligo, dans ces conditions, c'était aller au piège, se livrer à la mort, à l'écrasement sans combat. Au contraire, l'insurrection grandissante dans les comtés appelait Humbert vers l'est et le sud. Son objectif politique, d'ailleurs, n'était-il pas la capitale de l'Irlande? Maître de cette ville, il prenait la clef de conquête. Il fallait donc faire un brusque demi-tour.

Humbert se leva.

Il sentait que la « belle » allait se jouer, en quelques jours, deux, trois au plus. C'était le dernier délai du Destin. Il accepta tout l'avenir. — sauta en selle.

Comme un chien à ses côtés, l'armée était prête.

— En avant !

Point de direction, dit-il, Dublin!

Et il s'enfonça en hâte vers des choses inconnues et prochaines.

GEORGES D'ESPARBÈS.

(La fin à la prochaine livraison).


"ta

POÉSIES

PLAINTES DE LA REINE HA-KUNO

A LA MORT DE SON PREMIER FILS

O Douceur de mes jours! Miel pur de mes pensées! Frêles mains que mes mains tenaient entrelacées, Oiseau d'or que mes doigts trompés pressaient en vain, Te voilà retourné vers ta blanche volière, Emporté dans l'azur par quelque vent divin.

O doux flots du Kobé, dites-moi quelle aurore Sur le Fusiyama, monte, éclate et se dore, Inondant de rayons l'empire du Soleil; Quel ciel flotte au-dessus de ce champ magnifique Où chaque âme d'enfant est un lotus vermeil.

Je ne le verrai plus se jouant sur les nattes, Ouvrir sa tendre bouche aux lèvres délicates Pour murmurer ainsi que l'onde dans les bois. Voici, depuis le jour qu'il apprit à sourire, Que les blancs cerisiers neigèrent une fois.

Mais, inclinée aux pieds du temple aux tuiles peintes, Je retiendrai pour moi la tristesse et les plaintes ; Car dans l'air où frémit l'éventail du soleil, Au pays bienheureux des âmes innocentes, Dans sa jonque de soie il dort un doux sommeil.


234 POÉSIES

Les blanches Bosatsu l'enlacent de leurs rondes; Il ne craint rien. Il flotte au-dessus d'autres mondes, Et Jizo, souriant, le prendra par la main; Et je le sentirai par delà ce grand voile, Résignée et marchant seule sur le chemin,

Vers le ciel où son âme allume une autre étoile.

LE MASQUE DU TAIKOUM

SONNET

Sous tes sabres de nacre aux fourreaux de vermeil, Sous tes pieux hérissés aux noires banderoles, O Taikoum ! au milieu de tes vieilles idoles, Un masque grimaçant dort d'un muet sommeil.

Sur l'ébène incrusté que ronge le soleil

Sont des chiffres sacrés et d'antiques paroles,

Et les fleurs d'opium mêlent leurs senteurs molles

A ce songe hideux sans vie et sans réveil;

Car les rites sacrées et les hymnes du bonze Ne tressailleront plus dans ces lèvres de bronze, Entre ces dents d'émail où le chant vibre encor.

Et sur ces yeux béants, prunelles élargies,

Sur cette bouche sombre ouverte aux cris d'orgies,

Passe le frais baiser des chrysanthèmes d'or.

L'EVENTAIL DU DAIMIOS

Immobile, agitant l'éventail qu'il déploie, Sous les longs plis brodés d'un Kimono de soie,


POESIES 235

Le Daimios, à travers son masque tissé d'or, Contemple, les doigts joints dans un geste rigide, La Shioda rayonnante aux feux du soir splendide.

Sur les bambous tressés, au bord des vases plats, Les fleurs de nacre, ouvrant leurs rameaux délicats, Se mêlent aux lotus incrustés sur les laques, Et les papillons noirs aux antennes d'azur Baisent d'un vol brillant les flots du lac obscur.

Et lui, dressant son front où pend l'aigrette noire, Il ouvre lentement son éventail d'ivoire Dont l'écarlate est peint de dragons ciselés, Et, les mains sur le sol mollement étendues, Il contemple le soir dans l'or des avenues.

LA NEIGE

L'hiver il neige. Mais que sont les flocons? Des fleurs ! Les fleurs du pays de par delà les nuages où déjà c'est le printemps.

(Distique de l'impératrice Ta-ha-Ko.)

Tout est blanc. Murs soyeux, pagodes argentées, Les toits plats sont vêtus de robes enchantées, Et les flocons nacrés, dans un vol frémissant, Glissent en souriant sur mon ombrelle rouge ; Et tout est frais dans l'air où la lune descend.

La neige étend au loin ses vapeurs azurées, Les grands arbres luisants de lanternes dorées Brodent ses contours blancs comme un vert fukusa, Et les plis du satin qui palpite et s'allonge Couvrent l'horizon noir d'un voile délicat.


236 POÉSIES

Tombez, tombez, flocons, sur les pagodes sombres, Car vous êtes, dans l'air empli de molles ombres, Les lotus du Meido, les fleurs de Gohatu, D'un champ bleu qui fleurit par delà le ciel pâle, Les chrysanthèmes blancs d'un printemps inconnu^

ANTONINE COULLET.


LES LIVRES

M. FRANÇOIS DE NION :' les Tragiques travestis. (LouisMiçhaud, éditeur.) — M. PAUL REBOUX : le Phare. (Ollendorff.) — M. EMILE MOREL : les Gueules noires. (Sansot.) — M. HENRI BACHELIN : les Manigants. (Floury.) — M. CHARLES LE GOFFIC : Sur la côte. (Flammarion.) — M. BOYER D'AG£N : Un Prélat italien sous l'ancien état pontifical. (Jiroen.) — L'ALMANACH

L'ALMANACH LETTRES. (Sansot.)

M. François de Nion est un des rares écrivains de l'époque actuelle qui cherchent à renouveler leur manière. Lui qui, disciple fidèle des Goncourt, débuta par des livres d'un impressionnisme aigu tel que/' Obex; qui, plus tard, s'orienta vers l'étude des moeurs contemporaines avec les Façades et Y An rouge, se sent invinciblement attiré depuis quelques années vers la reconstitution des dix-septième et dix-huitième siècles. A la vérité, une semblable évolution était aisée à prévoir : il y a eu et il y a encore chez M. François de Nion comme chez tous les fervents plus ou moins zélés de l'ancien grenier Goncourt, un sens artiste supérieur, un besoin de sensations raffinées, un effort « d'écriture» d'art qui ne se pouvait satisfaire et réaliser que très difficilement par l'étude du monde moderne. Les auteurs de Madame Gervaisais,, eux aussi, avaient tout de suite tourné leur regard d'historien vers le plus joli, le plus gracieux, le plus élégant de tous les siècles, vers le dix-huitième, et, dans la

R. H. 1907. — VII, 2. 10


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société actuelle, ils avaient élu comme héros de leurs livres des êtres rares, bizarres, très personnels, surtout très différents des milieux dans lesquels ils s'agitaient. Quelques-uns de ces personnages, de par leur sensibilité frémissante et l'exaspération de leurs nerfs, pouvaient même être considérés comme des malades. Mais, à coup sûr, aucun ne se rapprochait d'un réalisme vulgaire, — et cela suffisait à ces aristocrates des lettres qu'étaient les frères de Goncourt.

Des préoccupations d'une nature presque semblable guident M. François de Nion : l'Obex, vous vous souvenez, étudiait un cas de conscience des plus curieux et des plus rares; les Façades étaient une étude fouillée et tragique des dessous de la haute société.

Enfin, depuis quelque temps, l'auteur de l'An rouge s'est mis à l'étude des moeurs du dix-septième et du dix-huitième siècle avec Bellefleur, roman d'un comédien, avec les Derniers Trianons, avec les Histoires risquées des Dames de Moncontour, avec les Tragiques travestis qu'il nous offre aujourd'hui.

A la vérité, ces reconstitutions des siècles passés sont bien moins des études de moeurs à la manière de celles que brossèrent si magistralement les auteurs de la F'emme au dix-huitième siècle que des fictions romanesques. Ce sont des oeuvres très vivantes, charpentées par un très habile ouvrier, mais qui diffèrent des oeuvres banales de ce genre par plusieurs traits où se reconnaît l'artiste qu'est M. de Nion. D'abord, le souci des caractères le hante visiblement tout le long du récit. Qui ne se souvient de cet incomparable Bellefleur, comédien vaniteux, folâtre personnage, Brichanteaudugrandsiècle, incomparable de bêtise et d'orgueil? Qui ne se souvient des héros si amusants qui circulaient si prestement à travers les histoires risquées des dames de Moncontour? Enfin, on gardera le souvenir


LES LIVRES 239

de la figure de Mlle de Moncontour, cette amoureuse d'un grand siècle, hardie et spirituelle, qui est la figure principale des Tragiques travestis.

D'autre part, M. de Nion n'aime pas seulement évoquer les siècles passés dans leur grâce, dans leurs moeurs, dans leur vie galante ou pittoresque; pour mieux donner la sensation de ces époques disparues, il lui plaît d'emprunter leur langue savoureuse et archaïque, de reconstituer, par caprice d'artiste, le style incomparable de ces vieux mémorialistes ou de ces correspondants qui contaient si joliment des choses ravissantes. C'est ainsi que la première partie des Tragiques travestis est écrite dans cette langue souple, un peu désuète et très française qui donne vraiment au récit une belle allure. Je regrette que M. de Nion ait arrêté à cet endroit son effort de reconstitution et qu'il n'ait pas cru devoir étendre à son ouvrage entier un essai qui était des plus heureux..

C'est par ces notations, par ces études de caractère, par ce pastiche habile que les histoires de M. de Nion offrent un caractère d'originalité tout à fait curieux. Il est à souhaiter que l'auteur de Bellefleur continue à étudier de la même manière les recoins ignorés des siècles disparus. Il est désirable aussi que, faisant abstraction de la mode d'aujourd'hui, il revienne résolument aux tournures démodées des récits d'autrefois. C'est, selon moi, une parure indispensable aux oeuvres de ce genre qui, à proprement parler, ne sont pas'oeuvres d'historien, mais s'en rapprochent par le souci de la documentation. Cette parure est presque indispensable, et je sais M. François de Nion trop artiste pour n'être pas de cet avis, lui qui a su s'en servir parfois de si incomparable façon.


240 LES LIVRES

Voici maintenant deux livres qu'il convient de rapprocher, encore qu'ils soient d'esprit et de sujets différents ; mais ils sont deux produits d'un même genre littéraire : il s'agit du Pharede M. Paul Reboux et des Gueules noires de M. Emile Morel. L'un et l'autre de ces jeunes écrivains ont voulu nous peindre les moeurs d'une certaine profession sociale, l'un et l'autre ont présenté leur récit d'une façon identique.

M. Paul Reboux qui avait l'intention d'étudier l'existence si curieuse, si émouvante, si tragique même des gardiens de phare, et M. Emile Morel qui voulaitnous faire vivre la vie des ouvriers des mines n'ont pas écrit un récit continu à forme romanesque. Ils ont, au contraire, sérié en chapitres successifs des scènes épisodiques de l'existence des mineurs ou des gardiens de phares et ils les ont accolés les uns aux autres. L'unité du livre est ainsi constituée par l'unité même du sujet.

D'aucuns trouveront que c'est escamoter la difficulté. Je ne serai pas de leur avis. Encore que je porte le plus grand respect aux véritables romanciers de moeurs qui élaborent une entreprise toujours grosse de périls, puisqu'il s'agit pour eux de peindre en un livre toute une fraction de la société, je reconnais aussi que ces longues études ne correspondent plus guère à la mentalité des lecteurs d'aujourd'hui, tous nerveux et impatients. D'autre part, il me semble qu'il faut approuver toutes les entreprises littéraires qui tendent à infuser une vie nouvelle à ce vieux genre du roman qui est vraiment d'une souplesse admirable, puisqu'il se prête sans effort à ces combinaisons multiples.

M. Paul Reboux a nettement aperçu le parti qu'il pouvait tirer de ces histoires émouvantes groupées autour d'une même idée. Chacun des récits qu'il a


LES LIVRES 241

imaginés est vraiment dominé par la silhouette gigantesque du phare qui, dans ses flancs de granit, abrite l'une après l'autre ces tragiques péripéties. Ce phare du Roch au Diaoul a été élevé au prix de difficultés inouïes dans le site le plus sauvage de l'extrémité de la Bretagne. Il a fallu, pendant des années, soutenir une lutte acharnée avec la mer furieuse pour installer seulement les fondations dans un récif. Et, du jour où l'on a commencé de le bâtir, il semble qu'il ait été maudit à jamais et qu'un sort fatal soit réservé à tous ceux qui viendront l'habiter. Ce sont d'abord les marins, les ouvriers qui périssent pendant sa construction; puis ce sont les gardiens qui, les uns après les autres, sont frappés pendant les quelques mois qu'ils séjournent là, dans cette colonne de granit, entre le ciel et l'eau.

Simplement, sans phrases, M. Paul Reboux nous conte leur vie atroce d'inaction et de tristesse, et il étudie successivement toutes les hypothèses tragiques qui peuvent se présenter : la folie, le crime, le suicide, n'est-ce pas là les trois termes derniers de cet isolement effrayant qui rive pendant des jours et des nuits des êtres vivants dans une prison sur un rocher isolé ?... Tous ne périssent pas, mais tous sont atteints, et à l'horreur de telles aventures s'oppose le paysage merveilleux de ciel, d'eau et de lumière dans lequel elles s'enchâssent.

Ce paysage, ou plutôt ces paysages, où la mer revêt des visages absolument différents à chacune des heures du jour, ont été contemplés et décrits avec amour par M. Paul Reboux. C'est, du reste, là, l'un des charmes de son livre : il est sincère, il est simple, il est vrai. Sincère, personne ne peut nier qu'il le soit : on sent que l'auteur de la Maison de danses a étudié son sujet avec passion, qu'il l'a fouillé avec bonheur, qu'il a voulu le connaître dans tous ses détails les plus menus.


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Il nous décrit les moindres coins et recoins du phare, il sait les noms véritables de chaque chose et de chaque instrument. Il s'est initié à la technique de ce métier comme il en a appris la terminologie spéciale. Cependant il a su demeurer simple et vrai, et c'est bien la meilleure des qualités de son oeuvre. Il dessine tous ces marins avec une sûreté de lignes, un peu grosses mais franches, qui évoque tout de suite le souvenir de Guy de Maupassant. Pas un de ses récits, pourtant si tragiques, n'est volontairement poussé au noir. Une vie véritable circule à travers son oeuvre; la vie sans réticences, mais aussi la vie sans surcharges. Tout cela constitue un livre remarquable de vigueur, de netteté et d'émotion.

Plus volontairement pittoresques, plus réalistes, mais d'un talent aussi sûr, apparaissent les Gueules noires de M. Emile Morel. Par un procédé semblable à celui de M. Reboux, l'auteur, en quelques tableaux brossés avec soin, nous donne des aspects différents de l'existence des hommes attachés impitoyablement à cet enfer qu'est la mine. Une vigoureuse esquisse du jour de la paye, une description poignante de la plaine du Nord, hérissée de cheminées sous un ciel de suie et de mélancolie, l'évocation plus triste encore d'un dimanche vide et morne dans les corons où les mineurs promènent leur oisiveté résignée et s'égaient à peine devant les péripéties d'un combat de coqs, l'apparition tragique de la mort sur ce champ de bataille, telles sont les sujets que M. Morel a choisis et qui forment les chapitres de son livre. Ces divers chapitres, encore que l'action s'y passe tout entière à l'air libre, sont, cependant, hantés par le poignant sou venir de cet infernal univers souterrain qui développe les noires tentacules de ses galeries à des centaines de mètres au-dessous de la verdure, des villages, des maisons, des clochers, de tout ce qui respire, de tout ce qui se réjouit sous la


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belle clarté du soleil. Ce rappel angoissant du monde d'en-dessous où peinent et s'exténuent des milliers de créatures entache de mélancolie les plus douces heures et embue de tristesse les visages de tous. Il y a, dans le livre de M. Morel, une gravité simple et apitoyée qui est tout à fait poignante et d'un aft très éloigné de celui dont Emile Zola fit preuve dans son Germinal. Ce ne sont pas les grandes masses d'hommes qui se meuvent ici ; ce sont plutôt les coins pittoresques, les aspects curieux de ce monde à part, que M. Morel veut saisir dans toute leur réalité et qu'il évoque avec une précision vigoureuse et crue. C'est d'un art sans littérature, d'un art très sain et très primitif que viennent encore souligner les belles illustrations de ce Steinlen, évocateur incomparable des milieux populaires.

J'ai signalé ici, il y a quelque temps, le premier livre d'un jeune écrivain, Pas-comme-les-autres, de M. Henri Bachelin, qui était le délicat et douloureux récit d'un enfant trop sensible devant les âpretés de la vie. J'en avais loué le style sobre et net, l'observation minutieuse., l'ironie. M. Bachelin nous donne aujourd'hui un nouveau recueil de courtes nouvelles, les Manigants, où j'ai eu le plaisir de retrouver les mêmes qualités, fortifiées et développées. Ce sont des petites gens que met, cette fois en scène, l'auteur de Pas-comme-les-autres, et il le fait avec une délicatesse et en même temps un réalisme extraordinaires. Petites gens des campagnes, petites gens des petites villes, petites gens de Paris, M. Bachelin vous connaît tous : il compatit à votre vie résignée et tranquille, il s'apitoie sur vos douleurs qui sont des douleurs médiocres mais qui vous paraissent des douleurs immenses, il rit à vos joies qui sont de pauvres petites joies rata-


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tinées comme vous, mais qui vous semblent des voluptés infinies ; il vit, en un mot, votre existence dans toutes ses manifestations, et, s'il la décrit telle qu'elle est, il sait ajouter à son réalisme la pitié, la grande pitié consolante qui anime tout de son souffle ardent. Ce sont là de bien grands mots pour de très petites nouvelles, mais je suis certain que M. Henri Bachelin saura, un de ces jours, déployer ses qualités dans une oeuvre de longue haleine, et nous donnera de beaux livres d'un réalisme vigoureux et humain.

•K- *

M. Charles Le Goffic que tous les lecteurs de cette revue connaissent et aiment vient de nous donner une nouvelle édition de son livre si documenté sur la Bretagne, intitulé Sur la côte. M. Le Goffic a joint à l'édition primitive de son oeuvre deux études, l'une sur les Faucheurs de la Mer, l'autre sur la Crise sardinière.

Nul ne connaît la Bretagne comme M. Le Goffic. Il ne la juge pas seulement en artiste, il ne l'explore pas seulement en littérateur, il sait aussi la voir en sociologue et en économiste. C'est ainsi que les deux nouvelles études qu'il a jointes à son livre traitent de cette question du prolétariat maritime dont l'auteur de Sur la côte nous signale l'avènement et dont il nous montre la forte organisation. Je signale également les Pilleurs d'épaves et Une visite à l'île de Sein qui complètent tout à fait la physionomie de cette vieille terre bretonne dont l'oeuvre de M. Le Goffic constitue en somme, l'une des plus complètes et des meilleures

monographies.

*

* ■*

C'est un véritable monument que vient d'élever M. Boyer d'Agen aux gloires pontificales avec son


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Prélat italien sous l'ancien État pontifical. Livre luxueux rempli de faits et de documents, êmàillé de figures et de gravures qui lui enlèvent toute sécheresse, il comporte, dans une première partie, une bonne étude de la prélature de Lébh XIII, et dans la deuxième partiej qui est la plus copieuse et la plus neuve, un épistoiàire de Mgr Joachim Pécci avec la délégation de Bénévent, la délégation de Pérouse et la nonciature de Bruxelles. Ces différents stades ont permis à M. Boyer d'Agen de nous promener en compagnie du prélat à travers l'Europe, en entremêlant son récit de portraits ou d'études sur les souverains d'alors, ou encore d'impressions des pays traversés. Enfin, dans une troisième partie, extrêmement pittoresque, l'auteur nous retrace un tableau de l'État pontifical sous Mgr Joachim Pecci, avec les prisons d'Etat, avec les théâtres de Rome, avec surtout la cour du pape qui est une reconstitution des plus curieuses de l'histoire du siècle dernier. M. Boyer d'Agen a pu ainsi réaliser ce tour de force de consacrer un gros volume à un sujet des plus sévères, et d'écrire Un livre que tous peuvent lire avec profit et avec plaisir.

Il me reste bien peu de place pour signaler comme il convient deux romans qui présentent l'un et l'autre de fortes qualités : les Ressuscitées de M^ Rémy Saint-Maurice et Élie GreuzeàeM. Gabriel Trarieux.

Le livre de M. Rémy Saint-Maurice est une oeuvre d'analyse profondément douloureuse. C'est l'histoire d'un homme qui se voit abandonné par celle qu'il aime, qui ne peut se résoudre au divorce, qui nepeutnonplus se résigner à renouer avec une ancienne maîtresse et qui parvient à reconquérir sa femme par des prodiges de patience et de dévouement obscur. Il y a dans ce roman une grahde force de pénétration psychologique,


246 LES LIVRES

encore que l'analyse s'y étale avec moins d'ostentation que dans les oeuvres précédentes de M. Rémy Saint-Maurice. Peut-être manque-t-il un peu de vie dans certaines pages qui ne paraissent pas avoir été senties aussi douloureusement que le reste de l'ouvrage. Mais l'ensemble est d'un bon écrivain, l'auteur de cette Tartufette qui est une chose si délicieuse.

Le roman de M. Gabriel Trarieux est plus complexe. Ce n'est plus de littérature d'analyse qu'il s'agit, mais d'un roman de moeurs. C'est toute une génération que M. Trarieux a voulu incarner dans la personne d'Ëlie Greuze, — ou plutôt toute une partie de sa génération. La plupart de ces pages revêtent un caractère d'autobiographie qui donnent à la fois sa valeur à l'oeuvre comme elles en constituent le défaut. La sincérité, la sensibilité, la gravité émue devant la vie sont les meilleures qualités de M. Gabriel Trarieux et la façon dont il a conçu et exécuté son oeuvre les fait apparaître en première ligne. Mais peut-être parce que beaucoup de ces ■ pages sont des confessions d'heures vécues ne faut-il point leur attribuer un caractère de généralité. Le roman de M. Trarieux oscille ainsi entre le roman de moeurs et le roman personnel sans qu'on puisse le ranger dans l'une ou l'autre de ces deux catégories. Il en résulte un certain flottement dans l'exécution. Néanmoins je me hâte de souligner toute la sincère émotion dont vibre l'auteur dans la deuxième partie de son livre intitulé Babel, sincérité qu'on ne saurait trop louer et qui, souvent, en effet, est peut-être ce qu'il y a de meilleur dans la génération de M. Gabriel Trarieux.

Je signale, en terminant, YAlmanack des Lettres françaises que vient de faire paraître l'éditeur Sansot. On y trouvera, rédigés par des écrivains divers, un certain nombre d'articles qui résument le mouvement


LES LIVRES 247

littéraire en 1906 dans le Roman, dans la Poésie, dans la Critique, dans l'Histoire et dans le Théâtre. Enfin, un grand nombre de documents relatifs à l'histoire des lettres dans cette même année 1906 fait de cet ouvrage une source de renseignements des plus profitables à tous ceux qui s'intéressent au mouvement de la littérature française.

JULES BERTAUT.

MÉMENTO. — Dans la bibliothèque cosmopolite de l'éditeur Stock, vient de paraître un nouveau livre de Rudyard Kipling, Simples Contes des collines, traduit par Albert Savine. — A noter l'apparition d'un nouveau roman de Georges Beaume, Pour la vie et pour l'amour. (Nilsson.)

J. B.


LE P'TIOT DE LA MERE COUTARD

(HISTOIRE D'UNE NOURRICE)

Quatre départements — la Nièvre, la Saône-etLoire, l'Yonne et la Côte-d'Or — concourent, dans d'inégales proportions, d'ailleurs, à former le massif granitique du Morvan, pays, par excellence, des nourrices mercenaires, des « remplaçantes » pour employer l'expression à la mode. Nulle part, en effet, comme dans ce coin de la France, ne s'exerce avec autant de succès « l'industrie nourricière », « le nourrissage » et aussi a l'élevage des enfants étrangers ». Soit « nourrices sur lieu », soit « nourrices à emporter », appelées aussi « nourrices sédentaires », le Morvan possède en abondance les sujets non seulement les plus aptes, mais encore les mieux préparés à « faire de l'allaitement à prix d'argent », de sorte qu'avec les années, ce gagne-pain de pauvre hère, devenu instrument de progrès et de bien-être, a transformé une contrée longtemps demeurée sau-. vage, misérable et presque inabordable en une contrée plaisante, riche, percée en tous sens de belles routes bien chargées, bien entretenues, qui font valoir aux yeux des touristes les paysages pittoresques dont la nature s'est montrée prodigue à son égard.

Des quatre fractions départementales qui constituent la région morvandelle, la fraction de Saône-et-


LE P'TIOT DE LA MERE COUTARD 249

Loire, une des plus vastes, est également une de celles

où l'allaitement et l'élevage mercenaire sont pratiqués le plus communément : elle comprend deux cantons, celui de Saint-Léger-sous-Beuvray et celui de Luoenay-l'Evêque, ce dernier composé de douze communes, presque toutes fort bien dotées en nourrices, surtout les communes de Cussy-en-Morvan et d'Anost, voisines l'une de l'autre. La commune d'Anost, pour ne parler que de celle-ci, qui renferme près de quatre mille habitants, répartis dans plus de soixante hameaux, compte, en effet, près de quatre cents étrangers dont deux cents à deux cent cinquante enfants assistés de la Seine, et l'on peut évaluer à une soixantaine, au moins, le nombre des femmes-nourrices qui exercent temporairement leur industrie loin du foyer domestique, et surtout à Paris.

C'est dans un des hameaux de cette commune, non loin d'Arleuf, village situé sur la route de Château-Chinon à Autun, qu'on voyait encore, en 1880, gaie, alerte, vaquant sans répit à des travaux de ménage et de culture, la mère Coutard, une bonne vieille qui avait été jadis, en même temps qu'une jolie femme, une des plus vaillantes nourrices du pays morvandais.

Née à Saint-Prix, canton de Saint-Léger-sousBeuvray, entrée en condition à quinze ans chez des boutiquiers d'Autun, Gladie Chalopin — c'était son nom de jeune fille — avait paisiblement et consciencieusement peiné de ses bras jusqu'au jour où les économies réalisées sur ses gages lui avaient permis de songer au mariage; elle avait alors épousé un de ses petits-cousins, Andoche Coutard, gars solide, laborieux, d'humeur pacifique, à l'encontre de ses compatriotes, batailleurs en diable, et qui habitait sous le même toit que ses parents. Elle avait alors vingt ans, et l'année n'était pas révolue qu'elle mettait au


250 LE P'TIOT DE LA MÈRE COUTARD

monde son premier enfant. Or, Gladie Coutard, Morvandelle pur sang, en parfait accord de vues, au surplus) avec son mari, âpre au gain comme elle, n'avait qu'une ambition, comme ses pareilles : devenir « nourrice sur lieu » et, par là, travailler à réaliser cette modeste fortune en terres, vignes ou prés, dont tout paysan, de France et d'ailleurs, rêve les yeux ouverts. Le docteur Touzet, de Saint-Léger-sousBeuvray, qui, l'ayant connue gamine, la savait de bonne souche et de constitution aussi saine que robuste, l'aida vite à satisfaire son ambition; grâce à ses relations avec plusieurs confrères parisiens, il lui procura un nourrisson dans une famille « huppée » de l'avenue d'Antin, et Gladie Coutard partit gaillardement « devers la capitale », les seins rebondis, pour nourrir de son lait un bébé opulent, tandis que sa belle-mère se chargeait d'allaiter « au petit pot » le petit paysan resté à la maison. Un an plus tard, Gladie rentrait au pays, hère et pimpante, avec mille francs représentant le produit moyen d'un nourrissage de première qualité, et les cadeaux traditionnels de la première dent et du sevrage, robes, rubans, bijoux, dentelles, le manteau-rotonde et les fameuses épingles en or, insignes des nourrices de grande maison. Deux fois encore, en moins de cinq ans, la belle Morvandelle recommença ses caravanes aux Champs-Elysées et au bois de Boulogne, toujours avec succès et sans rien perdre, d'une façon appréciable, du moins, de ses avantages physiques; mais, lorsque au bout de treize mois de séjour sous le toit marital, après ces deux exodes successifs, elle devint mère pour la quatrième fois, si sa santé n'avait pas été altérée, si sa prestance était restée la même, il s'en fallait que la fraîcheur de son teint et le charme de sa personne eussent victorieusement résisté aux labeurs d'une existence plutôt tourmentée.


LE P'TIOT DE LA MÈRE COUTARD 251

Force lui fut donc, à l'occasion de cette nouvelle maternité, de renoncer aux fructueux bénéfices d'un allaitement aristocratique et d'accepter un nourrisson de deuxième catégorie, producteur, à la vérité, d'un boni de six cents francs, puis un autre, à trente mois d'intervalles, dans des conditions identiques.

Mais, à cette époque, Gladie atteignait sa trentetroisième année et, fanée sinon vieillie avant l'âge, dépourvue en partie de ces attraits que la vanité des dames du monde recherche chez les « nounous » décoratives, elle comprit qu'il fallait de nouveau rabattre de ses prétentions : l'allaitement sur lieu lui était interdit. Sur ces entrefaites, du reste, sa bellemère était morte, et cette précieuse collaboratrice, cette maîtresse femme qui avait régenté le ménage et surveillé, de concert avec Andoche, la progéniture de sa bru durant les absences de cette dernière, lui manquant, Gladie se vit condamnée à garder désormais le logis, sans pour cela renoncer, le cas échéant, à l'exercice de son industrie; elle se mua en « nourrice sédentaire » au cours des quatre nouvelles maternités qui, dans l'espace des six années suivantes, firent tressaillir ses flancs généreux, et fut amenée ainsi à s'adresser deux fois aux « bureaux bourgeois » de la capitale, qui lui fournirent des nourrissons à emporter, et deux fois à l'hospice dépositaire de la rue d'Enfer — aujourd'hui rue DenfertRochereau, — qui lui confia des « enfants à lait ». Entre temps, elle obtint du directeur de l'Agence des enfants assistés de Lucenay-l'Evêque, pour les élever jusqu'à leur treizième année, cinq pupilles du département de la Seine au-dessous de six ans, cinq de ces « petits Parisiens » — c'est le nom qu'on leur donne généralement — envoyés en province, où, placés, moyennant un prix de pension réglementaire, chez de braves gens qui s'entendent à les uti-


252 LE P'TIOT DÉ LA MÈRE COUTARD

liser, ils ne tardent pas à faire partie de la famille.

Gladie Coutard avait près de quarante et un ans, ' lorsqu'elle devint mère pour la dixième fois. Bien qu'elle eût dépassé l'âge fixé comme limite par le règlement, —- quarante ans, — elle manifesta le désir d'avoir un nouveau nourrisson de l'Assistance, et. le maire d'Anost, en raison des mérites professionnels, si on peut dire, de sa féconde et courageuse administrée, ne se refusa pas à favoriser la réalisation de ce désir : rajeunie d'un an, grâce à un certificat de complaisance, — fâcheux expédient quelquefois employé dans certaines agences d'enfants assistés, — Gladie fit une fois encore' le voyage de Paris, d'où elle ramena le nourrisson désiré.

De piètre mine, par exemple, celui-là! Profondément atteint de misère physiologique, c'était un de ces êtres disgraciés, une de ces victimes de la fatalité sociale comme en produit fréquemment — trop fréquemment — - la grande ville : son livret administratif, à couverture bleue — la couleur rouge désigne les livrets de fille — portait en première page, concurremment avec le numéro matricule, la mention « inconnu », et, au-dessous « catégorie T. » : enfant trouvé! Un passant, en effet, l'ayant ramassé, la nuit, au bord d'une bouche d'égout, l'avait porté au commissariat de police le plus voisin; à son tour, le commissaire de police, après avoir conformément à la loi dressé un procès-verbal de constat, avait envoyé « le trouvé » à l'hospice dépositaire; le lendemain, les formalités d'usage remplies, — le collier rivé autour du cou, l'immatriculation, etc., -— on l'avait confié à « Gladie Chalopin, femme Coutard », arrivée la veille avec le convoi mensuel de nourrices de l'Agence de Lucenay-l'Evêque, et la femme Coutard l'avait emporté dans le Morvan, muni de son


LE P'TIOT DE LA MÈRE COUTARD 253

livret, qu'on n'avait pas feu le temps de régulariser. Le procès-verbal de constat n'était pas encore parvenu à l'hospice, et la régularisation ne devait s'effectuer que plus tard, sur place, quand le document officiel aurait été envoyé dé Paris au directeur de l'Agencé.

Cette créature chétive, malingre, —- un virai chat écorché, — âgée de vingt-quatre heures à peine au moment de l'abandon, Gladie, pénétrée du sentiment des devoirs que lui imposait une maternité dont elle avait volontairement accepté la charge, l'avait entourée d'une sollicitude de tous les instants, et la satisfaction inespérée lui avait été donnée de voir naître, en quelque sorte, une seconde fois, cet enfant à la vie, prendre des forces, devenir même vigoureux, si bien que l'agent de surveillance et le médecin du service chargés, l'un et l'autre, de visiter à époque fixe les enfants assistés du département de la Seine, lui avaient adressé leurs félicitations les plus vives. Malheureusement, il fut bientôt avéré que si le nourrisson se développait normalement au point de vue physique, il n'en allait pas de même au point de vite intellectuel : on le devinait à son visage, iinpassible devant les agaceries qui sollicitaient de sa part un mouvement expressif, à ses yeux mornes d'où ne jaillissait jamais l'étincelle lumineuse qui trahit la pensée, fût-elle encore incertaine et confuse.

— Ma pauvre Coutard, dit un jour le médecin à la bonne femme, qui s'inquiétait, vous n'avez pas eu la main heureuse, cette fois; vous avez ramené « un berdin » de l'hospice.

Un berdin, un innocent !

La peine qu'éprouva Gladie à cette révélation ne se peut décrire. Songez! elle qui s'enorgueillissait sans cesse devant ses parents, ses amis, ses voisins, d'avoir « fait venir toute une maisonnée de gâs et


254 LE P'TIOT DE LA MÈRE COUTARD

de gâtières ». Allaiter un misérable idiot, quel triste couronnement de sa laborieuse et brillante carrière! Allait-elle le garder? Allait-elle le rendre à l'Assistance, ce malchanceux qui lui valait une si cruelle humiliation? Une autre que Gladie eût hésité; Gladie n'hésita pas : par devoir professionnel autant que par humanité, et plus encore par affection, elle ne voulut pas abandonner cette créature déshéritée du ciel et de la terre qu'elle avait suspendue à son sein, qu'elle avait arrachée à la mort au prix des soins les plus dévoués, qui lui tenait au coeur par les liens étroits de l'accoutumance, et, malgré les réflexions équivoques de son entourage, malgré les dires décourageants des commères, assemblées en conseil, l'inconnu, l'enfant trouvé, l'innocent resta, du plein gré de sa nourrice devenue sa mère, dans la maison dont une pensée de lucre lui avait tout d'abord ouvert la porte à deux battants.

Ainsi grandit et, avec les années, se fortifia quand même, le berdin, tout en conservant les apparences d'une enfance qui persistait dans les manifestations les plus voisines de l'état de nature. Coiffé d'un béguin en indienne ou en drap, suivant la saison, vêtu d'un justaucorps boutonné par derrière et d'un jupon, une bavette sous le menton, il semblait n'avoir pas de sexe, marchant avec peine, lourdement et seulement quand le soutenait une main amie. Aussi, le directeur de l'Agence de Lucenay-l'Evêque, « le préposé », nom sous lequel on désignait encore, à cette époque, le représentant de l'Administration, avait-il soin, chaque année, de lui délivrer, au lieu de « la vêture » réglementaire destinée aux garçon.., un « paquet » pour fille, dont Gladie s'empressait d'adapter elle-même les diverses pièces à la taille et à la corpulence du berdin; et de s'extasier alors devant « la tant belle mine et la tant belle braveté


LE P'TIOT DE LA MÈRE COUTARD 255

d'ce chéti gas, si bin vêtu », qu'elle lavait, peignait, cocolait et dorlotait à plaisir, appelant les voisines pour le leur faire admirer :

— Hein, les foones (les femmes), disait-elle, l'air radieux, es t'y biau, l'drolet? Ol ersembe ai n'ain p'tiot angelot, es pas?

Les voisines, peu désireuses, naturellement, de se voir rembarrer, « la grattaient où ça la démangeait, » et Gladie, enchantée d'une approbation qu'elle prenait pour argent comptant, s'écriait en faisant sauter l'enfant sur son bras :

— Ah ! mé, y a pas à dire, ol es tout d'mâme biau ! R'gardez ces zolis ch'veux, ces zolis reuillots (yeux), et cett' zoli boucette, et cett' zoli airelle (oreille) ! Bon sang de bon sang, jaimas j'n'ave ran vu d'chi chanti !

Et dupe de ses propres illusions, — la mère ni la nourrice ne trouvent leurs enfants laids, a dit Agrippa d'Aubigné, — elle se plaisait à converser des heures avec « le berdin », s'efforçait de lui inculquer des notions sommaires sur toutes choses, ustensiles, denrées, fruits, vêtements, le reprenant doucement quand il se trompait, l'interrogeant, parfois, pour se rendre compte de ses progrès et favoriser le plus possible l'éveil de son intelligence.

— Qu'on qu'te dis' m'ami? questionnait-elle; parlemé, voyons!... T'ai vu la bique e ol bicot comme y joupent (sautent) ? E ol viau, t'I'ai vu ? E la coche aivec lai nourrins (la truie avec les gorets) t'ai vu comme y s'trémoussent trétous?... E la vaque comme y fai, dis?... Y fai : « Moum! moura!... » es pas?

— Moum ! moum ! répétait le berdin.

— Bin, ça, p'tiot!... E lai dindons comme y berdouillent, voyons, dis?... T'auras du fourmèze... eune belle plieume (plume) e eune belle flieur... Y font, lai dindons?


256 LE P'TIOT DE LA MÈRE COUTARD ■■«*• ;fi!

— Glou, glou, gloul "''

— Eh ! mardié ! (eh ! ma foi !) dirait-on pas qu'c'est ol dindon li mâme!... Y sen-t-y countente! Tin, t'a ben gaigné l'fourmèze, m'ami!

Dans son ingénieuse tendresse, elle se contentait de peu, la bonne Gladie! Ne se décourageant d'ailleurs jamais, répétant sans cesse que son p'tiot était « un gros malin », qu' « il cachait son jeu », qu' « un jour viendrait où il étonnerait tout le monde », elle avait coutume de dire, à ce propos, avec un sourire entendu :

— Faut vouai ! ail n'ai pas not por entendre lai poulots gigler e lai couchons couiner! ( Faut voir! Il n'est pas le dernier à entendre les poulets chanter £t les cochons grogner!)

Son p'tiot ! « ol p'tiot Coutard, » comme on disait communément, en parlant du berdin, dans le hameau et dans les environs, où chacun le tenait pour un des membres de la famille Coutard, et non des moindres, en dépit de ses nom et prénoms, désormais inscrits sur son livret administratif, enfin rectifié; car il s'appelait légalement, à présent, de par le procès-verbal de constat, « Luc Chaumière, » Chaumière, parce qu'il avait été trouvé dans la rue de la Grande-Chaumière, à deux pas du boulevard du Montparnasse, et Luc, parce que, le jour de son invention, le nom du peintre évangéhste figurait au calendrier. Au surplus, Gladie l'appelait couramment « not' fi », et n'entendait pas raillerie à ce sujet. Elle l'avait montré dans une circonstance mémorable, quand il était encore tout jeunet.

Une fois l'an, le jour de l'Apport — la fête patronale du pays — tous les Coutard, ceux, du moins, qui n'habitaient pas trop loin, sans compter les « petits Parisiens » élevés dans le même giron, accouraient, suivis de leur famille : ils venaient


LE P'TIOT DE LA MÈRE COUTARD 257

s'éjouir ensemble « chez les vieux » et resserrer les liens d'affection qui les unissaient. La table en chêne massif recevait donc, à cette occasion, sur son entourage de bancs, luisants d'usure, nombreuse compagnie. Or, au centre et du côté droit, à la place d'honneur, entre Gladie et Andoche, siégeait, de fondation, « ol p'tiot raipotot », — le petit malfichu, plaisanterie du cru, — lequel ne manquait jamais de « faire des siennes », c'est-à-dire de taper de la cuiller contre son assiette en fer-bianc, de renverser la salière, de secouer les brocs, d'accrocher les plats au passage, ce qui ne laissait pas, malgré tout, d'indisposer plus d'un des assistants, à telles enseignes que l'un d'entre eux se hasarda à demander que le berdin ne mangeât plus dorénavant à table le jour de l'Apport. Il achevait à peine de formuler sa réclamation, que Gladie se dressait sur ses jambes, tout encolérée :

— De quoi ! s'écria-t-elle, ça vous fait poine ai l'vouai, ce mignon? Ben, ran d'pu facile : vous l'vouairai pu, mes gas !

La-dessus, prenant l'enfant entre ses bras :

— Ça, m'ami, ajouta-t-elle, pis qu'on ne voule pas d'toi, on ira manger ensemble aivec l'père dans l'courtil!... Andoche, ven nous-en!

On devine le tumulte qui suivit. Ce fut à qui barrerait le passage à la mère et se répandrait en paroles amiteuses pour l'apaiser; blessée au vif, la mère se débattit, ne céda qu'après une longue résistance, encore d'assez mauvaise grâce.

— Si faudrait-y choisir entre trétous, déclarat-elle, enfin, se rasseyant, c'ès mon p'tiot qu'j'choisirais : le mettez-vous daxé lai airelle. Qui qu's'plaît pas ichi, y n'ave qu'à demeurer cheu soi!

On se le tint pour dit, et plus jamais dans la famille, nul ne s'étonna de voir le berdin siéger, à table,


258 LE P'TIOT DE LA MÈRE COUTARD

en bonne place, aussi bien dans les grandes occasions qu'en temps ordinaire.

Sur les dix enfants, garçons ou filles, issus du ménage Coutard, huit s'étaient mariés, deux étaient morts; et, tandis que la mère résistait à l'assaut des ans, le père, frappé avant l'heure, avait disparu : aussi Gladie avait-elle réparti, moyennant une rente, entre les survivants, tout le bien qu'elle ne pouvait faire valoir, son mari lui manquant; elle n'avait conservé que la maison familiale, compris le courtil attenant, plus un champ d'étendue moyenne qu'elle était de force à cultiver elle-même; malgré toutes les offres de service, elle avait voulu vivre seule, sous son toit, avec le berdin dont elle avait, d'ailleurs, réglé le sort pour le jour où elle le précéderait dans la tombe; sa fille aînée, Lazarette, mariée à Roussillon, un village tout proche..., devait, ce jour-là, prendre l'innocent en charge et en répondre au regard de l'Administration.

Le berdin avait successivement franchi toutes les étapes de la carrière pupillaire : « Enfant à lait, » du jour de son entrée dans le service à son douzième mois; « enfant sevré, » de son douzième mois à sa troisième année; « enfant à la pension, » de sa troisième année à sa treizième, enfin « enfant hors pension », de sa treizième année à sa vingt et unième. Il avait été titulaire, vu son infirmité, d'une « pension supplémentaire », pendant qu'il appartenait à la troisième catégorie des pupilles, et, pendant qu'il appartenait à la quatrième, d'une « pension extraordinaire », car, à partir de leur treizième année, les enfants assistés doivent, quand ils le peuvent, gagner leur vie.

Luc Chaumière, affligé d'une infirmité qui le rendait incapable de tout travail et réclamait des soins assidus, jouissait d'une pension mensuelle de trente


LE P'TIOT DE LA MÈRE COUTARD 259

francs, une belle somme dans le Morvan, surtout à l'époque dont nous parlons.

Pour cassée, racornie, ridée, parcheminée qu'elle fût, après une existence si tourmentée, la mère Coutard besognait ferme, tout en veillant sur son p'tiot comme sur la prunelle de ses yeux. Très rarement elle le laissait seul, et pas pour longtemps. Allait-elle aux champs, elle l'emportait sur son échine, à califourchon, puis le déposait au pied d'un arbre, au revers d'un fossé, tandis qu'elle bêchait, sarclait, récoltait le sarrasin, le seigle, « la treuffe » ou pomme de terre; gardait-elle le logis, elle l'installait au coin de la cheminée; s'il faisait mauvais, dans la cour intérieure, entre le courtil et la maison; s'il faisait beau, sous un grand sureau qui donnait de l'ombre; là, campé sur une chaise haute, barrée par devant et munie d'une augette, au dossier de laquelle le liait solidement un linge tordu, une corde de chanvre ou une lanière de cuir, le berdin régnait en maître.

Fréquemment, les enfants du hameau, lorsqu'ils allaient en classe, au chef-lieu de la commune, ou qu'ils en revenaient, poussaient la porte charretière donnant accès dans la cour et s'amusaient à le taquiner; pas méchant pour un sou, celui-ci riait, bouffonnait avec eux; des fois, néanmoins, agacé par des attaques un peu vives et quelqu'un de ses tourmenteurs l'approchant de trop près, il l'empoignait par la tignasse et vous le secouait bellement.

Si les soins attentifs que dispensait la mère Coutard à l'innocent lui avaient mérité l'estime et la sympathie de tous ceux qui la connaissaient, il serait injuste de penser que l'Administration, de son côté, dans la personne de ses représentants locaux, ne les eût pas appréciés à leur valeur : le directeur de l'Agence de Lucenay-l'Evêque, le médecin de la circonscription médicale de Cussy, aussi bien que le


26o LE P'TIOT DE LA MÈRE COUTARD

maire de la commune d'Anost, étaient d'avis qu'une récompense honorifique était due à cette digne femme; d'autant que trois ou quatre ans auparavant, la presse française avait mené grand bruit de la solennité dont une des communes de la circonscription médicale d'IIesdin, dépendante de l'Agence de Montreuil-surMer, clans le département du Pas-de-Calais, avait été le théâtre, à l'occasion de la médaille d'or décernée par l'administration générale de l'Assistance publique de Paris à une de ses anciennes nourrices qui avait allaité ou élevé trente-deux enfants.

Pour moins nombreux que ceux de la nourrice picarde, les nourrissons et les élèves de la nourrice morvandelle formaient cependant une assez longue liste et, somme toute, si « les états de services » de ces deux « remplaçantes » émérites n'étaient pas tout à fait équivalents, ils ne laissaient pas que d'être, des deux parts, fort respectables. Cette liste, le directeur de l'Agence, après l'avoir méthodiquement dressée, l'avait jointe au rapport élogieux et circonstancié dont il avait saisi son supérieur hiérarchique. Des constatations ainsi établies, il résultait que Gladie Chalopin, femme Andoche Coutard, avait mis au monde dix enfants, sur lesquels cinq avaient été allaités par elle; qu'elle avait fait cinq K nourrissages sûr lieu », dont trois de première catégorie et deux de seconde, plus cinq nourrissages « sédentaires », deux pour le compte de bureaux bourgeois et trois, en comptant le berdin, pour le compte de l'hospice dépositaire, enfin qu'elle avait élevé cinq pupilles de l'Assistance âgés de moins de six ans, soit, au total, vingt-cinq enfants. Le rapport du directeur d'agence ajoutait que Gladie Coutard avait toujours eu une conduite irréprochable et qu'elle jouissait dans la contrée d'une réputation d'honorabilité légitimement acquise tant au point de vue profes-


LE P'TIOT DE LA MÈRE COUTARD 2ÔI

sionnel qu'au point de vue privé. L'administration avait favorablement accueilli, semblait-il, Jes propositions de son représentant, propositions appuyées, d'ailleurs, par le préfet de Saône-et-Loire près de son collègue de la Seine, à la suite d'une démarche personnelle du maire d'Anost.

Déjà chacun s'apprêtait à fêter l'excellente créature qui incarnait en sa personne le type de la fécondité traditionnelle et des mérites professionnels du Morvan; une ou deux semaines encore, et l'opinion publique ne pouvait manquer de recevoir la satisfaction impatiemment attendue, lorsqu'une irrémédiable catastrophe vint bouleverser toutes les espérances.

Le directeur de l'Agence de Lucenay avait avisé par lettre Gladie Coutard qu'il se rendrait à la mairie d'Anost avec le percepteur le mardi suivant, jour de payement des pensions trimestriel les d'enfants assistés : la pension de Luc Chaumière étant la seule de cette nature qu'il eût à régler par là, il était assez naturel — il en avait été ainsi d'autres fois — que l'ex-nourrice vînt recevoir son dû au chef-lieu de la commune. La mère Coutard s'était rendue de bonne grâce à l'invitation du « préposé ». Ses comptes réglés avec le directeur d'agence et le percepteur, elle rentrait au logis, à son bras le panier contenant ses livrets et les fonds qu'elle avait touchés. Le coeur en liesse — « le préposé lui avait soufflé à l'oreille quelques mots qui lui en disaient long sans en avoir l'air, » — elle venait de remonter lestement la côte, et commençait à la dévaler, les yeux attachés sur le pittoresque panorama qui se déroulait devant elle, lorsqu'il lui sembla qu'un gros nuage planait sur le hameau, précisément du côté où elle habitait.'

Là, dans cet antique logis que les Coutard occupaient de père en fils, depuis plus d'un siècle, elle avait, trois heures auparavant, laissé son p'tiot ins-


2Ô2 LE P'TIOT DE LA MÈRE COUTARD

tallé, avec les précautions d'usage, dans sa chaise haute : le pauvret avait dû s'ennuyer un tantinet, puis faire un long somme en attendant sa vieille nourrice; rien à craindre pour lui, d'ailleurs; la porte fermée simplement au loquet, une voisine, femme de tout repos, amie de la mère Coutard et aussi âgée qu'elle, était chargée de le surveiller de temps en temps, comme il advenait toujours en pareille occurrence.

La vue de ce nuage déroulant ses volutes au-dessus du hameau par le ciel clair étonna et bientôt inquiéta la mère Coutard : elle hâta le pas, et son inquiétude grandit lorsqu'elle constata que le nuage s'épaississait, s'étendait, tandis que parvenait à son oreille un bruit de voix dont, à cette distance, la signification lui échappait. L'anxiété de la vieille femme devint de l'angoisse au moment où des lueurs rougeâtres jaillirent brusquement des flancs du nuage.

- Le feu! s'écria-t-clle. Bonne Vierge! dirait-on pas qu'c'est devers cheu nous qu'ça brûle !

Elle se mit à courir et, en quelques minutes, atteignit, au bas de la côte, le chemin de grande communication qu'elle traversa rapidement et s'engagea dans « la voyette », à l'extrémité de laquelle s'élève le hameau.

Comme elle passait, toujours courant, devant l'atelier du maréchal-ferrant, la patronne, qui relevait de couches et se tenait debout sur le seuil, n'osant pas sortir, lui cria :

- - Y a du malheur dans vot' quartier, la mère ! Not' homme ail' es parti y voir !

Jetant dans l'atelier, sans répondre, panier, livrets, argent, Gladie se lança de plus belle en avant, éperdue.

- - Sainte Vierge, mon p'tiot ! Sainte Vierge, mon p'tiot ! gémissait-elle.


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De vrai, le pâté de maisons habité par Gladie Coutard était en feu. Trouvant un aliment favorable dans le chaume qui couvrait ces antiques demeures et dans les assioles, — écailles de bois qui revêtent les murs à l'orientation du nord pour les protéger contre les frimas, — les flammes exerçaient furieusement leurs ravages.

"Construite à l'une des extrémités du quartier, la maison de la famille Coutard avait paru, • au début du sinistre, ne courir -aucun risque, protégée par son isolement même ; tous les efforts des sauveteurs s'étaient donc concentrés sur les maisons déjà atteintes et dont les habitants avaient pu, l'incendie ayant éclaté en plein jour, après s'être mis à l'abri du fléau, s'employer au sauvetage de leur bétail ainsi que de leurs meubles, vêtements et outils agricoles; quant au logis Coutard, nul, naturellement, n'avait songé à le déménager, puisque à ce moment il n'inspirait pas de crainte, et le berdin y était resté enfermé à l'insu de tous.

Lorsque Gladie arriva sur les lieux, le feu avait fait des progrès effrayants : des flammèches, échappées d'un vaste brasier, volaient de tous les côtés; l'une d'elles, par malheur, vint tomber sur le couvert de paille de la seule maison restée jusqu'alors indemne, et le toit se mit aussitôt à flamber.

Poussant un cri terrible, Gladie voulut se précipiter vers la chaumière.

— Mon p'tiot! fit-elle.

Alors seulement les assistants se rendirent compte du résultat lamentable de leur oubli : comprenant que toute intervention serait vaine, ils tentèrent d'arrêter la vieille nourrice; dix mains la saisirent à la fois; elle se dégagea de leur étreinte; le désespoir décuplait ses forces; elle se jeta sur la porte, qu'elle enfonça plutôt qu'elle ne l'ouvrit, d'une poussée


264 LE P'TIOT DE LA MÈRE COUTARD

surhumaine et s'engouffra dans le brasier. Au même instant le toit s'effondrait avec fracas au milieu d'une pluie d'étincelles...

Lorsqu'il fut possible, quelques heures plus tard, de pénétrer dans l'étroit espace circonscrit par des pans de murailles encore debout, on découvrit, parmi les décombres fumants, deux corps carbonisés* informes, étroitement enlacés. La même bière reçut ces deux misérables corps de femme et d'enfant qui n'en formaient plus qu'un, en quelque sorte, et tout petit.

Les funérailles eurent lieu le surlendemain. Placée sur un char traîné par des boeufs, la bière disparaissait sous un amoncellement de fleurs et de feuillage, et, derrière ce char rustique, venait, en rangs pressés, la foule, profondément recueillie. C'est que, — nul ne s'y pouvait méprendre, — ce n'étaient point là seulement des parents, des amis, des compatriotes accompagnant, de par la coutume ancestrale, un des leurs au champ du repos; c'était le Morvan, le Morvan tout entier, atteint dans sa personne morale, qui s'honorait lui-même en suivant le convoi de la vaillante femme tombée victime de son devoir,

Mais, plus éloquents que ces marques de sympathie, plus éloquents que les discours officiels du sous-préfet, du maire, on aurait pu surprendre les propos de quelques vieilles bonnes femmes, propos familiers qui eussent doucement remué le coeur de la mère Coutard, si elle avait pu les entendre :

----- Poore foone! AU' es d'dans l'tro, ai présent! Mé tout d'même, ail' es bin countente d'y ete, pour ce qu'ail y es aivec son p'tiot!

ANTONIN nftJLÉ. 'v )


Revues françaises

LE MOlVEMEM' DES IDÉES E\ FRANCE : La réforme électorale. — La réformé dé l'éducation nationale. — La crise viticole. — La question de la discipliné dans l'Université. — La politique de la France en Orient. — Trois enquêtes intéressantes : à la Confédération générale «lu travail, chez les littérateurs, la question religieuse. — L'exposition Chardin-Fragonard. — Les inscrits maritimes. — Encore Jean-Jacques Rousseau. — Comment on juge la crise russe, le réveil de la Chine.

Il semble qu'au terme de cette première année législative, les différents partis cherchent à tâter l'opinion publique sur l'exécution de leur programme : les réformes sociales ou politiques forment, en effet, le principal thème des articles de revues : lesystème électoral, la méthode d'éducation nationale, la législation fiscale, la crise de la discipline dans l'Université, la situation dans le Midi sont envisagés par la Revue des Deux Mondes, le Mouvement socialiste, la Revue Bleue, tandis qu'à l'extrême-gauche, une enquête faitepar la Revue nous initie au régime du communisme, et qu'à droite la publication dans l'Action française des nouvelles directions royales font connaître le remède des royalistes. En littérature, plusieurs revues s'inquiètent du projet de nouvel impôt sur la propriété littéraire ; autour de Jean-Jacques-Rousseau et de Huysmans se poursuivent toujours de vaines polémiques. — Enfin, à l'extérieur, la France s'occupe de la crise russe, du réveil de la Chine et de notre politique en Extrême-Orient.

Revue des Deux Mondes, 15 juin, 1" juillet.

AT. Charles Benolst traite lie la réforme électorale. —< AT. Jacques Siegfried, de la réforme de notre système d'éducation nationale.

M. Charles BEXOIST, député de Paris, président du groupe de la Réforme électorale à la Chambre, expose l'état de la question à la veille de la discussion du rapport de la commission du suffrage universel. Voici en résumé les grandes lignes de son article (22 novembre 1906). — 1. Du jour où sénateurs et députés ont augmenté l'indemnité parlementaire, il est devenu évident c^une réformé électorale, la réduction du nombre des députés, ne pouvait plus être éludée : les propositions déposées par tous les partis à ce moment en sont la preuve évidente. —2. Mais la nécessité de réduire le -nombre dés- députés emporte la nécessité de remplacer le scrutin d'arrondissement par le scrutin de liste ; avec le scrutin d'arrorfdissemerit, en effet, quelles pourront être les victimes expiatoires? Aussi la commission du suffrage universel propose-t-elle aujourd'hui le rétablissement du scrutin de liste sous cette forme : « Chaque


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département élira autant de députés qu'il a de fois 75,000 habitants »; cette proposition réduirait déjà de 41 le nombre des députés ; ce serait une indication. — 3. Enfin, pour que les minorités soient représentées d'une manière satisfaisante, et peut-être pour qu'elles soient tout bonnement représentées; pour que, comprimées et diminuées au scrutin d'arrondissement, elles ne soient pas, au scrutin deliste, écrasées sous la majorité, il faut corriger, par la représentation proportionnelle, la brutalité du scrutin de liste. Mais il y a cent manières d'appliquer la représentation proportionnelle.

Ici, M. Charles Benoist expose le système adopté par la commission, et dont l'auteur est M. Flandin, député de l'Yonne. « Pour que la représentation proportionnelle, dit M. Flandin, puisse produire chez nous les heureux résultats dont bénéficient les législations étrangères l'ayant admise, deux conditions nous paraissent indispensables : respecter la liberté de Vélecteur, ne lui imposer aucun formalisme risquant par sa complication d'être pour lui une cause de trouble. » A l'encontre du système belge, dans le système de M. Flandin, la liste est libre, l'électeur a le droit de composer son bulletin de vote comme il l'entend ; donc liberté entière de couper, d'assembler et de recoudre les listes, d'ôter, de mettre et de mêler les noms. En outre, aucun formalisme n'est imposé ; qu'on en juge par la façon très simple dont se ferait la répartition des sièges.

(( Tout notre système, explique M. Flandin, repose sur cette donnée très simple que l'électeur, en accordant son suffrage à un candidat, est présumé par là même donner son adhésion implicite aux idées qu'il représente. D'où cette conséquence que chaque suîfrage exprimé par un électeur a une double valeur. Il vaut comme suffrage individuel au profit du candidat en faveur duquel il était émis. Il vaut comme suffrage de liste au profit de la liste à laquelle appartient le candidat. Dès lors, en additionnant le total des suffrages réunis par l'ensemble des candidats d'une même liste, on détermine la masse électorale de cette liste. La masse électorale de chaque liste étant constatée, il n'y a plus qu'à répartir les sièges entre les différentes listes au prorata du total des suffrages que leurs candidats se trouvent avoir collectivement réunis. »

Et le rapporteur, pour rendre l'idée plus sensible, cite les exemples suivants :

5 députés sont à élire. 2 listes sont en présence, les listes A, B. Un électeur a voté pour les 5 candidats de la liste A. Qu'a-t-il fait ? Il a donné un suffrage individuel à chacun des candidats de la liste A et, par là même, il a donné 5 suffrages de liste à la liste A. Un autre électeur a voté pour 4 candidats de la liste A et I candidat de la liste B. Qu'a-t-il fait ? Il a donné un suffrage individuel à chacun des candidats en faveur desquels il a nominativement voté, mais, comme il a voté pour 4 candidats de la liste Ajet 1 candidat de la liste B, il a donné-4 suffrages à la liste A et 1 suffrage à la liste B.

En totalisant les voix obtenues par les candidats des listes A etB nous aurons la masse électorale de chacune de ces- listes et chaque liste aura droit à un nombre de sièges proportionnel au


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chiffre de suffrages que l'ensemble de ses candidats auront réunis. M. Charles Benoist estime que le système de M. Flandrin échappe autant que possible aux critiques; il touche aussi peu que possible aux habitudes ; il est peut-être le meilleur, au point de vue français.

AT. Jacques Siegfried recherche quelles sont les causes principales de la déchéance relative de l'expansion commerciale de la France.

Dans la Revue des Deux Mondes du 15 juin, M. Jacques Siegfried traite de VExpansion commerciale de la France. Il constate avec regret que la France n'occupe plus que le quatrième rang parmi les puissances. Il cherche à en découvrir la cause et quels remèdes il conviendrait d'apporter à cette situation. « Nous sommes de ceux, dit-il, qui pensent que l'expansion économique d'un pays dépend, avant tout, de l'initiative individuelle de ses nationaux, et dans l'étude à laquelle nous nous livrons aujourd'hui, nous plaçons en première ligne tout ce qui tend à former les hommes. Nous ne devons pas négliger néanmoins l'appui que doivent leur donner les lois, les institutions et les gouvernements. » Ainsi, deux causes et deux remèdes. L'éducation nationale : sur ce point, M. Siegfried est très catégorique : « L'éducation universitaire développe en nous l'idéalisme, elle ne nous prépare pas à gagner notre existence ; lorsque la lutte pour l'existence ne sera plus qu'un souvenir et que chacun vivra de ses rentes, alors il faudra vanter l'instruction que la France offre à ses enfants, car elle est de nature à procurer à l'homme pour sa vie entière les jouissances intellectuelles les plus vives et les plus pures. Mais pour le moment, elle n'a pas pour effet de lui assurer son pain quotidien et elle ne forme pas les hommes d'énergie et d'initiative qu'exige encore l'état actuel du monde. Elle ne forme pas notre jugement parce qu'elle est fondée, avant tout, sur l'exercice de la mémoire, et que voulant tout embrasser, visant à la description des rameaux et des fleurs de l'arbre, elle ne s'arrête pas suffisamment à ses racines et à ses branches maîtresses ». Il faut donc fortifier l'enseignement primaire et le rendre plus pratique. 2° Rôle de l'État : M. Siegfried passe en revue le rôle des Chambres de commerce, des Consulats, du Conseil supérieur de commerce, de l'Office national du commerce extérieur, des conseillers du commerce extérieur, des attachés commerciaux. Il préconise l'établissement des ports francs ou des zones franches qu'il préfère à l'institution des « admissions temporaires ». Voici d'ailleurs ses conclusions :

« En résumé, et pour terminer, nous dirons que la France ne doit point s'effrayer des progrès considérables faits par le commerce et l'industrie dans les pays qui nous entourent. Nous avons un élément que nos rivaux ne nous enlèveront pas, c'est le sentiment artistique que nous savons introduire dans tous nos produits. II faut aussi tenir compte du réveil qui se manifeste depuis quelque temps parmi nos négociants, nos conseillers du Commerce extérieur, nos consuls, nos Chambres de commerce en France et à


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l'étranger, enfin, des efforts très remarquables de notre ministère du Commerce et de notre ministère des Affaires étrangères. A notre excellent Qffice national du Commerce extérieur, que nous allons renforcer par l'extension de nos attachés commerciaux, nous devrons ajouter, dans un avenir aussi prochain que possible, l'amélioration matérielle de nos grands ports, la création de zones franches, de foires dans le genre de celle de Leipzig, d'une Bourse à Paris du Commerce extérieur et surtout d'une Banque du Commerce d'exportation. Mais, au-dessus de toutes ces mesures, nous devons nous efforcer de modifier nos moeurs politiques et notre système d'éducation nationale, car, pour nous, le mot de la fin sera, une fois de plus : tant valent les hommes, tant valent les choses ! »

Revue Bleue politique et littéraire, 6 juillet.

La crise de la discipline dans l'Université Jugée par AT. Gustave Lanson, professeur à la Sorbonne.

M. LANSON pose ainsi la question qu'il cherche à résoudre : « Dans la crise générale de la société française, il y a une crise de l'Université, et, dans la crise de l'Université, il y a une crise de la discipline. Inutile d'essayer de fermer les yeux. Jusqu'à ces derniers temps, les explosions d'indiscipline partaient du côté des élèves. Les maîtres de tous ordres étaient dociles, courbés, respectueux, timides, un peu veules. C'est bien changé aujourd'hui. Tel chef d'établissement n'ose plus donner d'ordres à certains subordonnés, de peur d'un net refus d'obéissance. De divers côtés, des individus, des collectivités se dressent, résistant à l'autorité, la bravant, signifiant ou préparant la révolte. Et l'autorité, désemparée, piteuse, oscille, selon le tempérament de ses détenteurs provisoires et selon les pressions du dehors, de l'aveuglement indulgent, de l'inertie tant bien que mal masquée de phrases, à la répression sévère et même excessive, aggravant par ces spasmes d'énergie le mal que fait sa faiblesse. »

M. Lanson cherche là, encore, le remède à cette situation, au regard des enfants comme au regard des maîtres. Mais il faut reconnaître que sa solution manque de précision. Après avoir posé le principe de la nécessité de la discipline et déclaré qu'une des tâches essentielles de l'école était de former l'esprit de discipline, « base de l'éducation civique, avec le respect de la loi, » M. Lanson répudie la discipline de contrainte, il veut la discipline intelligente et volontaire. Pour faciliter cet amour de la discipline l'auteur de l'article conseille aux maîtres <• de former dans les cours des groupements et de prendre ceux-ci comme intermédiaires afin de transmettre l'impulsion d'en haut à leurs membres ». « On oublie trop que les maîtres n'ont pas en face d'eux, dans une école primaire ou secondaire, des individus; ils ont affaire à des collectivités; il n'y aurait pas de meilleure préparation à la discipline sociale que d'entraîner l'individu, dès l'école, à la vie d'association, où il ferait ses règlements, élirait ses chefs, obéirait aux règlements et aux chefs


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qu'il aurait faits, s'habituerait, par l'impitoyable répression des enfants, qui ne tolèrent pas entre eux l'injustice, la tricherie ou la négligence, à être à son poste, à faire sa fonction, à coopérer loyalement au bien général. »

Au regard des maîtres, la question se complique, « car, dit M. Lanson, comment l'école, le lycée nous formeront-ils des libertés capables de se discipliner, si l'esprit de discipline a disparu chez les maîtres r II y a lieu, il est temps de s'en inquiéter. » M. Lanson répond en indiquant quels doivent être les devoirs des grands chefs vis-à-vis des professeurs et quels sont en retour les devoirs des professeurs envers leurs chefs. Sur le premier point, il estime que la révolution ne peut se vaincre qu'a coup de réformes. « Il faut cesser d'encourager l'indiscipline en capitulant devant elle; pour cela il faut que d'elle-même, spontanément, l'autorité donne satisfaction aux revendications légitimes : extension et confirmation de garanties accordées au personnel ; réforme des juridictions universitaires pour assurer une représentation plus complète et plus équitable des diverses catégories du personnel ; admission des professeurs dans les conseils d'administration des lycées, et surtout acceptation loyale et sans arrière-pensée de la vie d'association nouvelle développée dans l'Université; enfin, lutte vigoureuse contre le favoritisme.

Sur le second point, après avoir déclaré qu'il ne croyait pas que le mouvement syndicaliste chez les fonctionnaires pût être réprimé, M. Lanson limite ce mouvement.

M Si les associations universitaires, dit-il, veulent se développer, elles doivent imposer à leurs membres, à leurs comités, présidents, délégués, la plus grande discrétion d'attitude et de langage. Elles doivent faire elles-mêmes leur police à cet égard, si elles ne veulent pas que l'autorité vienne la faire, à un certain moment, avec une indiscrète brutalité.

« Il est inadmissible que les associations de fonctionnaires deviennent de petits Parlements, où les ministres, les recteurs soient interpellés sur leurs actes. Il est inadmissible qu'elles publient dans les journaux des discours ou des résolutions où les décisions légales de l'administration seront condamnées. Ce serait l'anarchie.

Nouvelle Revue, 1" juillet. — Le Censeur, 15 et 29 juin. — La Revue socialiste, juin.

La crise viticole 1 remèdes proposés.

jj^La Revue socialiste de juin se réjouit de la proposition faite par M. Edmond Théry, directeur de l'Economiste européen, tendant à une réglementation étatiste doublée d'un monopole d'Etat pour la viticulture. M. Théry constate — ce qui a été depuis contesté — qu'il y a un excédent d'offre d'environ dix millions d'hectolitres de vin par an, par l'effet duquel l'avilissement des prix subsistera même après l'élimination de la fraude. Il faut donc, si l'on veut venir définitivement à bout de la crise, réglementer l'offre. Comment ? — Le plus simple serait d'arracher une quantité suffisante

R. H. içoj. — VII, 2. n


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de vignes pour diminuer la production moyenne de 10 pour 100. Mais cela est impossible.

Ce que l'initiative privée, livrée à ses propres moyens, ne pourrait réaliser, l'Etat l'obtiendrait sûrement par quelques dispositions législatives dont l'application ne soulèverait aucune difficulté.

Et M. Théry aboutit à cette solution : Chaque producteur fera la déclaration de sa récolte. Ces déclarations seront centralisées par des commissions départementales, puis p^r une commission centrale. La commission centrale, connaissant d'une part le chiffre de la consommation de l'année précédente, décidera, d'après l'écart existant entre les deux, le contingent de la production qui devra être brûlé : dans notre cas, ce sera 10 pour 100. Le travail de distillation aura lieu dans des distilleries cantonales, établies et exploitées par l'Etat.

La Nouvelle Revue estime que le principal remède consiste à traquer sans merci la fraude ennemie. Pour la réduire à néant, point n'est besoin de forger une jurisprudence nouvelle, il n'y a qu'à puiser dans l'arsenal des lois existantes et à les appliquer rigoureusement sans peur comme sans pitié. Ne rappelons que pour mémoire, dit l'auteur de l'article, M. Gaston Fleury, la solution de Varrachage des vignes. Ce remède, incontestablement radical et « nouveau qu'en remontant très loin à travers les âges, on le voit appliqué par l'empereur Domitien dans les Gaules conquises, ce remède est inapplicable dans notre Midi... A part quelques rares privilégiés, opérant sur des surfaces restreintes, qui osera sacrifier les souches susceptibles de refaire de l'or ? Et, d'ailleurs, le voulus.sent-ils. où les malheureux propriétaires prendraient-ils le capital nécessaire pour accomplir la hasardeuse transformation? Ne pouvant le faire jaillir du sol, ce capital soi-disant libérateur, faut-il donc qu'ils succombent à côté de leurs richesses devenues inutiles puisque irréalisables?...

Le sucre et le vin sont-ils des adversaires ?

Le Censeur du 15 et du 29 juin consacre deux articles à la crise viticole. Les conclusions de M. Herbette sont très modérées.

«En somme, dit-il, dans la crise aiguë quise produit, que peut-on demander immédiatement à l'Etat ? Au pouvoir législatif, on peut demander des prescriptions contre la fraude, et nous avons vu que, si les armes ne manquent pas contre le sucrage illicite, elles sont insuffisantes contre le mouillage et les falsifications. Aux pouvoirs exécutif et judiciaire, on peut demander une application consciencieuse des lois, une répression équitable, sans haines personnelles et sans complaisances politiques.

« Seulement, on n'a pas le droit de réclamer davantage. Si des populations exaspérées exigent pêle-mêle des réformes excellentes et des réformes, qui nuiraient à autrui, sans servir à qui que ce soit, — elles sont jusqu'à un certain point dans leur rôle. Et le rôle de l'Etat est de ne leur accorder que ce qui est juste, sans avoir égard au nombre des solliciteurs ni au ton des sollicitations.


REVUES FRANÇAISES 271

« Qu'on protège donc contre la fraude les viticulteurs scrupuleux, — puisqu'il paraît qu'ils le sont tous aujourd'hui. Mais, de grâoe, si les gens du Midi ont fait du vin de sucre, qu'on ne s'en prenne pas aux vignerons de l'Ouest, aux sucriers du Nord et aux épiciers de toute la France ! »

La même thèse est soutenue dans l'article Remède nécessaire d'un auteur anonyme. Pour cet économiste, qui paraît être doublé d'un vigneron, le sucre et le vin ne sont point des adversaires; l'alcool, non plus que le sucre, ne doit être sacrifié. L'erreur commune en France, pays de production universelle, est de croire qu'au point de vue fiscal on peut séparer les produits identiques, et les taxer différemment. Quasi liberté pour l'un, extrême compression pour l'autre. Il y a mieux à faire. Le vin, l'alcool, le sucre sont-dés pro^- duits chimiquement identiques. Finalement, ils doivent être traités de même de telle manière qu'il soit sans intérêt de les transformer clandestinement. En un mot il faut rétablir la parité des taxes. Là seulement apparaîtra la solution.

Grande Revue, 25 juin. — La Revue, 15 juin, — La Revue de Paris, 1" et 15 juin.

Que doit faire la France en Extrême-Orient? Etablir un protectorat en Indo-Chine, conclure un accord franco-chinois. — Les partis en Chine} l'éducation nouvelle chinoise,

M. DE LANESSAN, ancien gouverneur général de l'Indo-Chine, traite, dans la Grande Revue, de « la Politique française en Extrême-Orient ». Il se demande quelle doit être l'attitude de la France au regard des populations de notre empire indo-chinois, comme au regard des peuples voisins de l'Indo-Chine.

1° Sur la question des relations de la France avec les populations de notre empire indo-chinois, il est urgent, dit-il, de renoncer aux pratiques administratives, judiciaires et fiscales, qui nous valent le mécontentement des indigènes et donnent à notre domination un caractère de précarité trop prononcé pour qu'il soit possible de le méconnaître. A la politique de la force et de l'administration directe, dont les graves inconvénients apparaissent maintenant à tous les yeux, il est indispensable de substituer, le plus tôt possible, le régime de protectorat loyal et d'association cordiale qui seul- est susceptible de nous ramener les sympathies des indigènes, en diminuant leurs charges et leur donnant une place légitime dans la gestion de leurs affaires;

2° Sur la question des relations de la France avec les peuples voisins de l'Indo-Chine, notre situation en Indo-Chine deviendrait promptement intenable, si nous n'entretenions pas sans cesse avec le Japon et la Chine les rapports les plus amicaux, et que la convention franco-japonaise devra, par conséquent,,être suivie, aussi promptement que possible, d'une convention analogue avec la Chine.

Les nations européennes qui ont des colonies dans les diverses parties du monde ne doivent pas ignorer que la guerre russo-japo-


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naise a ouvert une phase nouvelle de l'histoire coloniale. Les peuples colonisés ne sont plus dans les mêmes sentiments qu'autrefois. Les phases de l'évolution par laquelle toutes les colonies sont appelées à passer, depuis le jour de leur conquête jusqu'à celui de leur émancipation, se dérouleront désormais beaucoup plus rapidement qu'elles ne l'ont fait jusqu'à ce jour. Les peuples ne croient plus à l'inviolabilité des chartes qui leur ont été imposées; ils se montrent prêts à les déchirer si Ton n'en amende pas les clauses dans un sens favorable à leurs intérêts et à leurs ambitions.

M. de Lanessan conclut ainsi : « M. Pichon a fait déjà oeuvre éminemment utile en signant la convention franco-japonaise; je crois savoir qu'il est tout dispos/ 1 à y ajouter une convention francochinoise* »

En attendant l'accord franco-chinois.

M. A. MAYBON, dans la Revue du 15 juin, fait le tableau des forces politiques qui se trouvent actuellement en présence dans l'Empire du Milieu. — Il y a en Chine trois grands partis politiques : le parti réformiste, le parti révolutionnaire et le parti conservateur. Lequel de ces trois partis est au pouvoir? Il serait inexact de dire que ce sont les réformistes, et cependant les conservateurs ne paraissent pas être très bien en cour. Quant aux révolutionnaires, ils constituent pour l'heure l'unique le véritable parti d'opposition.

LE PARTI RÉFORMISTE date de 1894 et a pour chef le célèbre ÏOmg-Yeou-Wci. Cette date ouvrait pour la Chine une période de cruelles épreuves; après une défaite humiliante, elle n'avait pu accepter les conditions du Japon vainqueur qu'en devenant l'obligée de la Russie, de la France et de l'Allemagne, qui, pour se payer de leurs bons offices, s'emparèrent de la presqu'île du LiaoToung, de Kiao-tchéou et de Kouang-tchéou-wan. Le partage de la Chine devenait un dogme de la politique étrangère. Kang-YeouWei déclara alors à l'empereur qu'une Chine rompant avec les errements traditionnels et «'engageant sur la voie du progrès suffirait pour intimider et arrêter les envahisseurs. La cure réformiste commença le 10 juin 1898. Mais la diplomatie russe veillait. Au coup d'Etat de l'empereur dirigé contre le parti traditionaliste et conservateur, celui-ci répondit trois mois après par un autre coup d'Etat. Le 22 septembre, l'impératrice douairière, poussée par la Russie, faisait arrêter et exécutt-r les réformistes. Si la réforme avait triomphé, nous n'aurions certainement pas connu la révolte des Boxers. Quand, après l'exécution des réformistes l'édifice gouvernemental, toujours ébranlé et jamais étayé, menaça ruine, les Mandchous, pour sauver la dynastie, auraient en effet allumé le brasier du xénophobisme.

2° LE PARTI CONSERVATEUR. — Aujourd'hui que la Russie, vaincue par le Japon, est dépouillée en Extrême-Orient de son prestige, l'impératrice douairière, qui depuis 1898 tient les rênes du pouvoir, se rend compte que la politique réformiste était éminemment conservatrice puisqu'elle tendait à consolider le gourer-


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,nement chinois en le modernisant, à le mettre sur un pied d'égalité avec les gouvernements étrangers, en le dotant des grandes institutions des sociétés modernes. Et, comme c'est sa dynastie que l'impératrice a le soin de conserver, nous la voyons se convertir peu à peu au réformisme. Le programme de 1898 est repris à pied d'oeuvre, et déjà son article capital, la réorgani atiun de l'instruction, est définitivement réalisé. La réforme bureaucratique est aussi un fait accompli, et les lois constitutionnelles sont à l'étude, tout cela grâce aux réformistes composés presque exclusivement de jeunes lettrés qui constituent un parti d'intellectuels. C'est du Japon que Kang-Yeou-Wei dirige le mouvement : son principal organe est le Che Pao. Son but est très précis : établissement d'une monarchie constitutionnelle avec le maintien des Mandchous.

3" LE PARTI RÉVOLUTIONNAIRE a pour chef Suen-I-Sien, élevé en Europe et qui dirige son parti en rayonnant de Singapour à HongKong et au Japon. L'organe des révolutionnaires, le Min-Pao, est publié au Japon en langue anglaise. Leur but est la destruction de la dynastie autocratique, l'établissement du gouvernement républicain, le partage de la terre par les peuples.

L'éducation nouvelle en Chine 1 une Chambre des députés.

Pour compléter ces notions sur l'organisation intérieure de la Chine, M. Noël PÉRI, dans la Revue de Paris, traite de l'Education nouvelle chinoise. Qu'enseigne-t-on en Chine? En' quoi consiste l'éducation donnée aux nouvelles générations? Quels sentiments s'efforce-t-on d'éveiller en elles? Que pensent-elles d'elles-mêmes et des autres? Ce sont les questions auxquelles répond l'auteur de l'article. L'éducation nouvelle roule tout entière autour des réformes politiques et de-la réforme des idées et des moeurs. « Le décret impérial qui promet une constitution, raconte M. Péri, a été reçu avec des transports de joie. Deux mois à peine après sa publication, je trouvais chez les libraires un supplément gratuit aux livres de lecture classiques, intitulé Souvenir de la Constitution. Le texte est divisé en leçons, comme celui des livres de lecture eux-mêmes, et donne successivement le décret lui-même, puis des explications très claires dans leur brièveté sur les différentes formes de gouvernement : absolutisme, démocratie et monarchie constitutionnelle, — forme dont la supériorité est proclamée. Sous une gravure qui représente une Chambre dés députés avec le banc des ministres et la tribune dominés par la loge impériale, des explications sont fournies sur le fonctionnement du gouvernement représentatif, et même la dissolution du Parlement. De nombreuses notes éclaircissent tous les termes spéciaux dont il a été fait usage ; un petit chant scolaire est composé en l'honneur de la Constitution. Evidemment toutes ces explications doivent paraître vagues à des cerveaux de tieize ou quatorze ans, en dépit de la simplicité et de la clarté de l'exposition; mais peut-être compte-t-on, et non sans raison, sur l'attrait du merveilleux pour influencer, à travers ces têtes enfantines, l'esprit public et les électeurs de demain. »


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Revue Bleue, politique et historique, 29 juin.

La dissolution de la Douma et la nouvelle loi électorale Jugée par NI. Kovalevsky.

M. Maxime KOVALEVSKY, membre du Conseil de l'Empire russe, un des chefs des Cadets, donne l'opinion de son parti sur la dissolution de la Douma et sur la nouvelle loi électorale.

On se souvient de la demande faite par le ministère Stolypine de mettre en accusation cinquante-cinq membres de l'Assemblée impliqués dans un complot. Le renvoi à une commission de cette demande fut la cause de la dissolution.

« Plusieurs des membres de cette commission, dit M. Kovalevsky, voulurent bien me communiquer leurs impressions, à la lecture des documents présentés par le procureur général, s'étant imposé pour principe de n'envisager que le côté juridique de la question et de livrer par conséquent les coupables, une fois leur crime établi, mes amis furent bientôt gagnés par de sérieux scrupules. L'accusation leur parut faiblement appuyée, les preuves bien loin d'être accablantes et donnant lieu à divers soupçons quant à la sincérité de ceux qui avaient intenté les poursuites. La police prétendait être en possession de la copie d'un « cahier de doléances», présenté au nom des soldats de la garnison de Pétersbourg à quelques chefs de l'extrême gauche. Une descente faite par la police au bureau du parti social-démocrate n'avait pas sensiblement enrichi le d ssier du juge d'instruction. On ne peut mettre la main sur le texte du fameux « cahier »>. Ceci faisait croire à bien des gens que la prétendue copie était un document forgé par quelque provocateur, et devant servir les visées secrètes du gouvernement. On recula néanmoins devant la nécessité de rejeter la demande d'extradition. On remit à vingt-quatre heures la réponse finale. Le gouvernement perdit patience et la Douma fut dissoute à la suite d'un « oukaze » impérial. Ce derniei renvoyait les élections à une date prochaine. »

Que sera la nouvelle loi électorale d'où sortira la troisième Douma ? Pessimisme des cadets.

Cette loi enlève aux provinces limitrophes les deux tiers de leurs représentants et aux classes rurales le rôle prépondérant qu'elles avaient joué dans les deux premières assemblées. « Nos hommes d'Etat, dit M. Kovalevsky, ou ceux qui en tiennent la place, ne peuvent se rendre à l'idée que le nouveau régime, régime des assemblées délibérantes, n'est viable qu'à une condition : celle de représenter l'opinion que la majorité des habitants se fait quant aux vrais bes uns de la patrie.

« Pour résumer ma pensée, je dirai que la nouvelle orientation de notre politique intérieure précipitera les événements et réduira à néant le caractère de tampon qui revenait aux partis du centre et plus particulièrement aux cadets dans la lutte ouverte depuis quelques années emre la bureaucratie et les masses populaires. Les deux ennemis vont se trouver face à face avant comme après la


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réunion de la troisième Douma, car cette dernière ne contiendra qu'un petit nombre de gens que le peuple voudra bien ne pas compter parmi les acolytes et les serviteurs de la bureaucratie. Plus cette Chambre sera docile, et moins elle pourra compter sur l'appui du peuple. Les masses finiront par ne tenir aucun compte des lois qu'elle émettra et recourir à d'autres moyens afin d'assurer le triomphe de leurs propres désirs. L'ère révolutionnaire sera ouverte en Russie, n

La Revue, /•* juillet. — .L'action française,

1" juillet. — Le Censeur, 15 juin.

Trois enquêtes.

. La mode est aux enquêtes. Nous avons déjà parlé du Mercure de France enquêtant sur cette question : assistons-nous à une dissolution ou à une évolution de l'idée religieuse et du sentiment religieux ? Voici que la Revue commence, auprès des militants de la Confédération générale du travail, une enquête des plus intéressantes. Il s'agit d'obtenir des militants syndicalistes, sans distinction de tendances ou dé professions, une réponse au questionnaire suivant :

I. Croyez-vous que les intellectuels (savants, professeurs, hommes de lettres, journalistes, artistes, etc.) aient un intérêt immédiat à sympathiser avec l'action ouvrière, préparant, sur le terrain économique, la transformation totale de la société capitaliste ?— IL Estimez-vous possible, désirable, et sous quelle forme, la participation des intellectuels à l'action ouvrière ? — III. Dans la société transformée (collectivisme, communisme), quelle serait, selon vous, la situation des intellectuels? — IV. Certaines catégories d'intellectuels disparaîtraient-elles alors? Lesquelles ?

Voici, à titre d'exemple, une des.réponses les plus significatives de l'enquête sur le rôle des intellectuels dans le mouvement ouvrier.

ADAM, ouvrier métallurgiste, ancien secrétaire général du Syndicat du Creusot, a été l'un des organisateurs de la grève du Creusot en igoi, et fut arrêté au cours des incidents qu'elle provoqua.

I. — Non, les intellectuels, à part quelques exceptions, n'ont pas intérêt à sympathiser avec la classe ouvrière, en vue de la transformation de la société. Messieurs les intellectuels, étant les privilégiés de la société actuelle, auraient plutôt avantage à entraver l'action de la classe ouvrière qui, au lendemain de la Révolution, leur enlèverait toutes les faveurs dont ils jouissent.

Oui, certains intellectuels, ayant travaillé aux progrès actuels, ont nui à la classe ouvrière, au bénéfice du capital, et étant exploités par lui, comme nous le sommes, ils auraient avantage à sympathiser avec les travailleurs. Car ils reconnaîtraient que le mal dont ils souffrent est le même que celui dont nous souffrons.


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IL — La classe ouvrière doit toujours tenir en défiance tous les intellectuels, et se dire que l'émancipation des travailleurs se fera par les travailleurs eux-mêmes, et se mettre sur ses gardes à seule fin que la révolution ne soit pas faite au bénéfice des intellectuels, comme la Révolution de nos pères a eu pour résultat de remplacer l'exploitation de la noblesse par l'exploitation de la bourgeoisie.

III. — Dans la société transformée, l'intellectuel ne sera plus le bourgeois privilégié de la fortune, auquel on aura fourré pendant des années l'instruction dans la boussole, mais sera l'être intelligent et travailleur, doué de facultés spéciales. Celui-là sera estimé et vénéré par tout le monde.

IV. — Certaines professions libérales dont les membres sont nommés intellectuels n'auront pas place dans la société future, tels les juges, les avocats, avoués, en un mot tous ceux qui ne produisent rien pour la collectivité, soit comme progrès, comme éducation,

éducation, ou agréments.

Le remède des monarchistes.

L'Action Française publie la préface que vient de composer le duc d'Orléans au livre où il a groupé les lettres du comte de Chambord au comte de Paris et ses lettres personnelles. Nous donnons ici à titre documentaires, le principal passage de ces directions qui permet de connaître l'état d'esprit du parti royaliste en France :

« Avec ces trois termes, dit le prince : monarchie, décentralisation, association, les conditions premières du relèvement national sont posées. Ils se combineront pour organiser le véritable régime représentatif. Ce régime a pour base la représentation des droits et des intérêts, opposée à la représentation purement illusoire des individus dans le système qui consacre la tyrannie des majorités. Le suffrage universel u honnêtement pratiqué » y reprendra son caractère propre d'organe de contrôle, non de souveraineté, ramenant ainsi à ses justes limites le rôle de ses mandataires. La responsabilité des ministres, garantie contre les intrigues parlementaires, assurera aux premiers collaborateurs du roi la stabilité nécessaire au bon service de l'Etat. Les grands intérêts de la nation seront préservés de toute atteinte, et le roi, gardien vigilant des droits de tous, régnera et gouvernera, avec l'assistance de ses conseils et des divers organes de représentation, au moyen des lois acceptées par le pays. Ainsi se trouvera constitué un pouvoir juste et fort, en tous points digne de la France.

« Telle est, en son essence, la doctrine si souvent développée, si fermement maintenue par mes prédécesseurs. Le malheur des temps m'a obligé à prendre place sur des brèches où ils n'avaient point eu à soutenir le bon combat. » i:i

La propriété iittéraire.

Enfin le Censeur, dans un autre milieu, convie tous les littérateurs à se prononcer sur la nouvelle proposition de loi de M, Maurice Ajam sur la propriété littéraire, tout en nous annonçant encore


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une autre enquête auprès des magistrats sur la lècente réforme du recrutement et de Vavancement dans la magistrature. On se rappelle la teneur du projet de loi de M. Ajam : ARTICLE PREMIER. — A partir du 1" janvier 1908, toutes les éditions nouvelles d'auteurs tombés dans le domaine public par application de la loi du 14 juillet 1866, seront frappées d'un droit de Dix POUR CENT au profit du Trésor public.

ART. 2. — Le paiement de ce droit, qui sera proportionnel à la valeur de l'ouvrage broché, sera effectué par l'apposition d'un timbre mobile placé sur la couverture de chaque volume mis en vente.

ART. 3. — Ce droit sera applicable aux traductions d'auteurs étrangers, à moins de conventions diplomatiques contraires.

ART. 4. — Toute contravention aux dispositions des précédents articles sera punie des peines prévues par les lois fiscales concernant le timbre.

Dans le Censeur du 22 juin, M. Ajam donne ses conclusions à l'enquête :

«Pour demeurer dans le mode attique, je dirai que j'ai joué le rôle d'un imprudent dont le doigt aurait menacé l'ouverture d'une ruche d'abeilles. Ce fut un bourdonnement de récriminations au milieu desquelles on entendit cependant quelques bonnes raisons.

« Je dis bonnes non seulement celles qui furent mises en avant pour appuyer mon entreprise, mais encore celles qui furent de nature à modifier mon opinion en quelque mesure.

« Constatons d'abord qu'on a peu critiqué et qu'on a même bien : voulu reconnaître ingénieuse, la méthode fiscale que j'ai préconisée pour imposer les « deux fois morts ».

« Un seul écrivain s'est rencontré pour affirmer que le timbre déshonorerait les livres: A celui-ci j'opposerai la curieuse intervention d'un avocat à la Cour d'appel de Paris, spécialiste en ces matières, M. Charles Constant, lequel me sollicita d'étendre ma proposition jusqu'aux oeuvres d'art. — « Eh ! quoi 1 répondis-je, un timbre sur une gravure 1 Ce sera plaisant à l'oeil ! » — N'en croyez rien, répliqua mon distingué confrère, « le Syndicat de la propriété artistique le fait chaque jour pour les auteurs qui. par son intermédiaire, cèdent leur droit de reproduction ; le timbre est de très petite dimension et sert de contrôle efficace.

« Bon 1 voilà du coup le timbre justifié même au point de vue esthétique.

» Mais, avance un critique auquel le sort des grands éditeurs et inspire une pitié profonde, vous allez porter un coup funeste à « l'imprimerie, les auteurs classiques ne se vendront plus.»

ce Je me demande en quoi une majoration de dix centimes sur le prix d'un volume de vingt sous pourra diminuer la vente de Candide, du Lys dans la vallée ou de la Confession d'un enfant du siècle.

« Plus spécieuse m'apparaît une objection qui m'a été apportée par mon éminent ami Ferdinand Buisson, président de la Commission de l'Enseignement. Il redoute de voir l'imprimerie française placée en mauvaise posture vis-à-vis de la typographie étrangère qui


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pourra éditer nos classiques à meilleur marché que nous-mêmes.

« Je sais que notre librairie exporte un assez grand nombre de romans. Ce ne sont pas toujours les chefs d'ceuvre de la littérature contemporaine qui passent ainsi la frontière, mais cette branche du commerce national ne peut être considérée comme négligeable. Ce qui me semble établi, c'est que dans cette exportation le nombre des auteurs tombés dans le domaine public figure pour une part infinitisémale. Comment voulez-vous qu'en Allemagne, par exemple, où le classique français est peu goûté, un éditeur puisse avoir l'idée de clicher en notre langue, à l'usage exclusif de ses compatriotes, une collection de nos littérateurs défraîchis ?

«En Belgique et en Suisse, la concurrence est installée dès maintenant et le prix du transport suffit à défendre les imprimeurs de ce pays contre la concurrence parisienne.

« N'est-il pas d'ailleurs à prévoir que les littérateurs étrangers demanderont et obtiendront dans leur nation la même protection contre les auteurs morts que celle dont bénéficiera la littérature française ? L'équilibre se verra ainsi rétabli.

« Enfin, nous pourrons creuser l'idée qui nous a été suggérée au cours de notre enquête par M. André Fontaine, et introduire, dans la prochaine loi, une exemption en faveur des livres à l'usag e des classes.

« Aussi bien, n'est-ce pas cet argument typographique qu i a le plus préoccupé les écrivains dont nous avons reçu les intéressantes observations.

« L'ensemble des critiques se synthétise en cette question unique : « Où donc ira l'argent ? »

La Grande Revue, 1" juillet.

AT. Berville-Reache, ancien député, apprécie le mouvement des inscrits maritimes et l'attitude du gouvernement.

La Grande Revue accentue de plus en plus son attitude politique ; elle vient de confier sa chronique politique à M. Pierre Baudin, et se montre, pour l'instant, très antigouvernementale.

Voici d'ailleurs comment M. Gerville-Rëache appuie la grève des inscrits maritimes.

« La légèreté parlementaire, l'imprudence des syndicats, l'inertie et l'imprévoyance gouvernementales avaient laissé s'envenimer un conflit entre les Inscrits et l'Etat qui s'est traduit par des souffrances pour les marins, par des pertes pour les armateurs, par une diminution de nos forces économiques, par de l'agitation stérile dans le pays. Si le gouvernement gouvernait, si surtout il gouvernait avec conscience, en appliquant les principes d'équité, de justice, de légalité qui s'imposent sous le régime républicain, on ne verrait pas les Inscrits réduits à se mettre en grève, les fonctionnaires acculés à la révolte, les viticulteurs contraints d'emprunter à la Confédération générale du Travail ses méthodes et d'organiser le sabotage administratif. Mais M. le Président du Conseil veut que nous restions dans l'incohérence et il ne voit pas que, d'inoo-


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hérence en incohérence, nous allons tout droit à l'anarchie d'abord, à la réaction ensuite.

« Le remède aux maux dont nous souffrons consiste à gouverner la France, à concilier les intérêts de ses diverses corporations, à prévoir et à mettre en harmonie les besoins de ses diverses régions.

« Il y avait longtemps qu'on pouvait savoir que le mécontentement grondait dans le monde des Inscrits. Depuis qu'il y a une force de pensée et d'organisation au service des marins, on distinguait très nettement qu'ils allaient sortir de leur fatalisme et de leur inconscience habituels.

« On pouvait pressentir que les fonctionnaires brimés, molestés, entravés dans leur avancement par des nominations scandaleuses, réduits à la portion congrue pour que les protégés du. pouvoir eussent davantage, allaient jeter le manche après la cognée, oublieux de toute discipline et de toute hiérarchie.

« Depuis belle lurette on avait la sensation que la condition si malheureuse du Midi le conduirait aux résolutions désespérées. Et les membres du gouvernement qui avaient, dans leur clientèle, des parents ou de grcs électeurs fraudeurs, ne continuaient pas moins à jeter aux viticulteurs l'injure. Ne faisaient-ils pas du battage? Leur opposant la force d'inertie, on ne se dépêchait nullement de chercher les solutions pratiques susceptibles d'atténuer des souffrances trop réelles. Livrés à leurs maux, ils devaient se confier à leur seule inspiration conseillée d'ailleurs par les privations et la misère.

« Non, ce n'est pas ainsi qu'on gouverne la République française. L'intrigue, l'arbitraire, les accrocs à la liberté, la -.néconnaissance des lois, l'absence de suite dans les idées et dans l'action peuvent occuper le tapis pendant un instant, mais ils n'assureront jamais longtemps l'ordre, la paix et la sécurité nécessaires au développement d'un grand pays. »

Revue des Deux Mondes, 1" juillet.

Le traité franco-siamois, Jugé par AT. J. Harmand, ancien ambassadeur. — Moeurs.

Voici comment M. Harmand apprécie le récent traité francosiamois :

« En résumé, suivant une expression déjà employée, mais qui s'adapte parfaitement à la circonstance, ce traité se présente comme une « cote bien taillée entre nos ambitions d'antan et les possibilités d'aujourd'hui ». Aucun esprit impartial ne saurait en contester la valeur. En se combinant avec le traité japonais, il semble indiquer la naissance d'une politique d'ensemble à appliquer à l'Extrême-Orient, instrument indispensable à notre pays, et qui a fait défaut trop longtemps aux efforts et à la bonne volonté de nos agents lointains. Ces deux traités assurent à nos établissements une sécurité qui leur manquait d'un côté Mais dans quelle mesure et pour combien de temps?... Et, dans ce milieu


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d'équilibre instable où sont accumulés tant de matériaux explosibles, les transformations dont nous venons d'être les témoins souvent surpris ne sont-elles pas l'amorce de révolutions plus grandes encore? Les ententes et les alliances, subordonnées à la mutualité des intérêts qui les ont suscitées, sont-elles d'une constitution solide et durable? Les contrats dont nous avons parlé, s'ils écartent un certain nombre de dangers, ne font pas disparaître les autres. Nous avons donc toujours à prendre des précautions sans lesquelles l'Indo-Chine resterait incapable d'atteindre le but que la métropole y poursuit, à savoir la constitution d'un organisme assez bien défendu, assez robuste et assez riche pour apporter à sa puissance un surcroît de force et d'efficacité politique. Aussi ne saurait-on s'élever avec une trop inquiète énergie contre certaines propositions d'économies militaires et même de désarmement colonial qui surgissent déjà de quelques côtés, el qui surgissent à une heure particulièrement inopportune.

Gardons-nous de prêter l'oreille à de si dangereux conseils. La seule chose vraie est que la tranquillité relative acquise par nos récentes négociations en Asie orientale nous laisse bbres d'étudier avec plus de soin, mais toutefois sans lenteur, un programme de défense militaire et naval de l'Indo-Chine, adéquat à nos moyens généraux et locaux et à nos besoins, en échelonnant sur un certain nombre d'exercices financiers les dépenses nécessaires à cet objet capital.

« Je voudrais, en terminant, exprimer un voeu qui ne saurait trouver une meilleure place qu'ici, et qui doit être dans la pensée des hommes cultivés de tous les pays, en voyant le plus magnifique groupe des monuments de l'ancien Cambodge, Angkor la Grande et Angkor la Sainte, passer sous notre garde effective. Retrouvés, explorés et étudiés par les Français, ils font en quelque sorte panie du patrimoine de notre orientalisme, et ont encore bien des réponses à donner à qui saura interroger leurs restes imposants. Mais nous leur devons aujourd'hui quelque chose de plus que l'attention des arListes et les recherches des savants : nous sommes préposés à leur conservation, et nous en devenons responsables devant l'humanité intelligente. Nous ne devons pas manquer a ce devoir plus qu'aux autres Nos corps savants, avec leur* organe naturellement désigné, YEcole française d^ExtrémeOrientj se préoccuperont des meilleurs moyens d'instituer la surveillance efficace et permanente de ces grandes archives de pierre, menacées par tant d'ennemis, et dont beaucoup ont déjà succombé sous les attaques du climat et de sa végétation dévorante, ou par suite de l'incurie ou de la brutalité des hommes. »

P. P.

Le Directeur-Gérant : Fernand LAUDET.

PARIS. TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRB. IOI22,


liA VIE JVIOHlDAIïiE

LES FEUILLETS DE MADAME

LE

DÉPART POUR LA MONTAGNE

Ailez-vous à la mer ou à la montagne? Voilà une grave question lorsqu'il s'agit de la solutionner par la confection des malles à emporter pour ce voyage.

Les préparatifs ne seront pas les mêmes pour aller à la mer que dans les montagnes, pas plus que vous n'emporterez les mêmes robes pour répondre à une invitation dans un château, que pour aller vous installer quelques semaines durant dans un hôtel. Un séjour à la mer suppose généralement quelques semaines de très fortes chaleurs, à peine atténuées par la brise apportée par la proximité de l'eau, donc une collection dé jolis deshabillés légers, élégants, des batistes, des dentelles...

La montagne évoque l'alpenstock, des cimes élevées, parfois neigeuses, une température sinon fraîche tout au moins tempérée; de là, préparatifs différents. Les chaussures fines, légères, les bouts vernis, pas plus que les robes de mousseline ou les jupons de dentelles, d'ailleurs, ne se prêtent aux ascensions, aux excursions pédestres dans les roches aux arêtes pointues ; les souliers à semelles relativement épaisses rendront de grands services, ou si l'on tient à avoir la cheville soutenue, la bottine, forte en veau à bout carré, dans laquelle le pied se tient très à l'aise. -

Pour ces voyages-là, on emporte généralement le moins possible; c'est-à-dire un joli et élégant costume trotteur qui


avec le secours de chemisettes plus ou moins élégantes servira de principale toilette pour le jour. Un second costume en lainage, une robe claire pour le soir— on s'habille pour le dîner dans certains hôtels — un ou deux corsages en dentelle ou en broderie anglaise, peut-être un corsage en tulle décolleté pour le cas où l'on danserait; voilà grosso modo, le fond de votre malle.

N'oubliez pas, si vous vous dirigez sur la Suisse ou l'Alsace, que moins généreuses que nos compagnies françaises, les lignes suisses ou allemandes ne vous accordent pas la franchise des bagages.

En ce qui.concerne les chapeaux, même simplification pour les raisons indiquées ; chapeau simple, genre canotier, pour les courses et les excursions, un chapeau habillé pour changer. D'aiileurs, pour peu que vous preniez votre rôle d'intrépide voyageuse, de hardie excursionniste au sérieux, vous ne trouverez guère l'occasion, en dehors du soir pour le dîner, de faire étalage de toilettes. •

Ce qu'il est indispensable de ne pas oublier, c'est un assortiment de vêtements chauds, manteaux, jupons, cache-corset, voire même fichus de laine ; car, en août et surtout en septembre, il fait froid dans la montagne et pour peu qu'on quitte Paris en été par une très forte chaleur, — ce n'est pas le cas cette année — on est tenté d'oublier ce détail qui constitue un des éléments de simple prudence.

Pour la montagne les robes de toile semblent superflues et il est assez rare que l'on ait à regretter de les avoir laissées chez soi.

La question la plus épineuse, en voyage, est celle du blanchissage : on séjourne peu dans chaque hôtel, le linge est mal blanchi et abîmé!!... Hélas! qu'y faire? Emporter assez de linge pour pouvoir attendre et repasser soi-même les petits objets : dentelles, mouchoirs, les bas de robe, etc.

A ce sujet, je vous ai déjà parlé de ces fers à repasser portatifs que l'on chauffe sur une lampe à alcool ; voici un autre petit moyen de repasser et de sécher vos mouchoirs dont vous m'annoncerez certainement d'heureux résultats. Il s'agit, le mouchoir une fois lavé, de l'appliquer rincé, mais encore mouillé contre la vitre. Il s'en détachera uni et lisse comme une feuille de papier.

L. Z.


Fïg. i. Toilette en batiste,


Fiç. 2. Costume de bain.


Fig. 3. Costume de bain.


Fi&. 4.

Peignoir de bain.


EXPLICATION DES GRAVURES

Toilette en batiste (fig. i). — Notre modèle, très joli, d'une note fort élégante tout en restant d'une riche simplicité,-est surtout ouvragé. Le corsage, ouvert sur un empiècement en dentelle d'Irlande, de même que la jupe et le paletot, sont couverts de groupes de plis lingerie formant carrés, lesquels (intérieurs) carrés sont garnis de motifs de guipure. La ceinture est une ceinture caoutchoutée à plis. La jaquette longue et vague a des manches japonaises, sans couture, de même que n'existe pas la couture d'épaule.

Le chapeau qui accompagne cette exquise toilette est une grande cloche en tulle illusion bleu pervenche, garnie d'une très volumineuse aigrette de marabout même nuance.

Deux costumes de bain (fig. 2 et 3). — Quoi qu'on en dise, la variété et l'originalité existent dans les costumes de bain tout comme dans les autres costumes. Notre dessin n" 2 est en serge anglaise rouge vif, largement échancré. Le décolletage est froncé d'une manière spéciale, de façon à paraître serré par le ruban qui le traverse et qui se résume en, un noeud de taffetas écossais imperméable posé de manière à servir de garniture au corsage. La ceinture est en soie exactement pareille, c'est-à-dire écossaise et imperméable. Les mancherons sont retenus au corsage par un lacé de rubans : groupes de galons dans la jupe et aux manches.

La coiffure, genre chapeau, est en tissu imperméable garni de noeuds écossais. Bottines lacées.

Le costume qui fait pendant, c'est-à-dire la figure 3, est d'un genre plus sobre, en lainage bleu marine bordé d'une large bande blanche. Une sorte de pèlerine bleue bordée de blanc forme devant de corsage, se répète au-dessus de la manche et retombe en plis très souples. Des boutons fantaisie achèvent la garniture de cette très jolie fantaisie.

La marmotte est en taffetas caoutchouté à dessins écossais, mais dans lesquels dominent le bleu et le blanc.

Peignoir de bain (fig. 4). — Il est très joli, très coquet, presque seyant, ce peignoir de bain en grosse flanelle blanche dont la figure 4 représente le dessin ; de forme mi-ajustée, très long, tombant sur les pieds, il a des manches ouvertes garnies d'un double rang de galon rouge fantaisie avec un noeud assorti à la grosse cordelière rouge, formant noeuds, fermeture et garniture de revers ; galon rouge fantaisie encore en double bordure à l'extrémité inférieure du peignoir.


Échos mondains

LES RÉCEPTIONS

Une des dernières soirées de la saison, une de celles dont on a le plus parlé, fut celle donnée par le duc de Pomar, dans l'immense salon de son palais de l'avenue de Wagram. Plus de cent quarante convives prirent place autourde petites tables à huit couverts, délicieusement fleuries de roses de couleurs différentes et noeuds de satin de nuances dissemblables et très variées. Un orchestre de tziganes a joué pendant tout le repas; une grande réception a suivi et les danses durèrent jusqu'à une heure très avancée de la nuit. Reconnu, le Maharadjah de Kapurthana; la princesse de Lussinge, le général et Mme Zurlinden, M. et Mme Pierre de Fouquières, le baron et la baronne de Pontalba, etc., etc.

SOIRÉE DE CONTRAT

Elle réunissait une foule très élégante, la réception donnée par le colonel baron et la baronne de Berckeim, en leur jolie propriété du boulevard Richard-Wallace à Neuilly, à l'occasion du mariage de leur fille avec le baron de Watteville. La fiancée portait une toilette de mousseline de soie rose pailletée argent ; sa mère était en mousseline de soie bleue nattier.

L'exposition des cadeaux et de la corbeille a été très admirée. Y figuraient un diadème en diamants, un collier de perles, un bracelet or et diamants, la bague de fiançailles, une émeraude entourée de diamants, plusieurs éventails anciens et modernes, toilettes de soir et de jour, manteau de loutre, parure renard argenté, parure loutre et parure zibeline, dentelles anciennes et modernes, etc., etc.

UN ÉVÉNEMENT PARISIEN

C'en est certes un, et d'une grande importance, que celui réunissant le 75 juillet le Tout-Paris élégant et mondain dans le grand HALL DES MA&ASINS DU PRINTEMPS à l'occasion de l'exposition annuelle, ou plutôt la suite, la continuation de la mise en vente des marchandises avant inventaire.


C'est le moment ou jamais de remplir ses armoires de fines lingeries, de belles broderies, de soierie";, de robes brodées, de compléter sa collection de chapeaux, d'en varier les modèles et les espèces. A cette époque de l'année les diminutions sur tous ces objets, articles de toute beauté et de toute fraîcheur, sont considérables, et l'occasion est unique, exceptionnelle de se monter magnifiquement à... des prix remarquablement modiques. Les Grands Magasins, en vue de la place à faire aux futures nouveautés d'hiver font des sacrifices considérables à leur clientèle, et... de la place dans leurs rayons.

LA BEAUTÉ DE LA FEMME

Dans certains pays on organise, à des époques déterminées, des « concours de beauté » et pendant, une saison sont cités dans tous les journaux les noms des professionals beauties. La France est réputée pour ses jolies femmes, et si l'on recherche la raison de cette réputation — très méritée d'ailleurs — on en trouvera plusieurs causes, différentes les unes des autres. La nomenclature serait trop longue; mais ce qui est certain, c'est que la beauté et la pureté du teint tiennent un grand rôle dans la perfection féminine. Ce teint « de lis et de roses », chacune d'entre nous peut l'obtenir, grâce à l'emploi de la CRÈME SIMON, crème hygiénique et adoucissante, d'un effet inoffensif ou plutôt merveilleux sur l'épiderme dont il enlève les rougeurs et les impuretés.

La Mode

L'AUTOMOBILISME

Depuis que l'automobilisme a pris place en France — et quelle place! — depuis que le tant à l'heure sillonne les grandes routes, que la machine siffle et halète dans les bourgades les plus reculées, on s'est préoccupé du costume classique à adopter pour les différents parcours, les excursions de plus ou moins longue durée.


Je dois à la vérité de dire que celui que l'on voit parfois à la campagne n'est pas beau et que l'habituel emmitouflage de capuchons, de voiles, surmonté de lunettes, fait ressembler ceux qui s'en parent à des êtres extraordinaires quelque peu monstres. Cependant, il paraît que le simple voile ne suffit pas et que les lunettes, ridicules et horribles à voir, sont indispensables pour la'préservation des yeux, dont les paupières s'enflamment, que les conjonctives rougissent. Ne prétend-on pas que la cornée même est parfois atteinte. Tous ces tristes pronostics n'empêcheront pas les automobiles de marcher; aussi certain médecin sage et prudent engage-t-il ses lectrices à se laver les yeux, avant le départ, au moyen d'une lotion antiseptique, puis de couvrir le bord des paupières d'une petite quantité d'un corps gras qui aura le double avantage d'empêcher l'irritation du bord des paupières et la chute des cils.

Il prétend alors les automobilistes armés contre l'inflammation oculaire, mais non contre les troubles visuels engendrés par la rapidité du changement des images rétiniennes. D'après ce même docteur, les personnes qui portent des lunettes protectrices à masque en étoffe n'éprouvent que très faiblement les lésions inflammatoires. Il termine par le conseil de ne pas prendre de lunettes trop intenses et de choisir de préférence, pour les routes de France, la couleur fumée ou bleutée, — rien de vert, de jaune ou d'orange.

Soyons donc indulgentes aux lunettes et efforçons-nous de trouver beaux et esthétiques ceux et celles qui les portent.

FLORIANE.

Exquise pour la beauté des mains, la PÂTE DES PRÉLATS, de la Parfumerie Exotique, 35, rue du Quatre-Septembre. Elle blanchit, lisse, satine la main et l'empêche de rougir.

LE VÉRITABLE LAIT DE NINON exerce cette même action sur la peau en général. Il s'emploie avec succès pour le visage, le cou, les épaules et lés bras (Parfumerie Ninon, 31, rue du Quatre-Septembre.)


Tablier sans couture pour jeune fille

(Voir l'explication à la page suivante.)


Petit Travail charmant

d'une exécution facile

Ce charmant tablier est d'une exécution très simple. II est en batiste blanche, fait d'un grand rectangle d'étoffe; les deux pointes du haut attachées et retenues sur les épaules par un noeud de ruban de soie rose ou bleu ou encore jaune d'or. Un ruban de ce même satin,.un peu plus large, forme la ceinture, c'est-à-dire retient le tablier à la taille, sans aucune couture. Tout autour du rectangle s'étend une jolie broderie anglaise, agrémentée de broderie au passé en relief.

Non seulement ce tablier est charmant d'aspect, mais encore il se prête facilement au blanchissage à la maison.

PETITE CORRESPONDANCE

Marie et Blanche. — Je vous trouverai l'ouvrière que vous demandez, disposée à copier les modèles à des prix très modestes.

Une mère. — Nous nous chargeons de faire broder la robe en question. Précisez le genre et le prix que vous voulez y mettre.

Une coquette. — Employez sans crainte la SÈVE SOTJRCILIÈRE. Prix : 5 francs; franco contre mandat-poste de 5 fr. 5° à la Pharmacie Ninon, JJ, rue du QuatreSeptembre.

Mlle V... — Pour recevoir une réponse directe, il est indispensable de joindre un timbre à votre lettre; sinon, réponse dans la correspondance.

Vieux dentiers. — M. Louis, 8,. Faubourg-Montmartre, Paris, les rachète. Pour les départements, on peut les envoyer par la poste, en échantillon recommandé. Argent par retour du courrier. (Tél. : 295-19.)


HA VIE SPORTIVE

AUTOMOBILISME

LES ENSEIGNEMENTS DU GRAND PRIX

. La bataille est terminée. Les Italiens qui, l'an dernier déjà, nous avaient serrés de très près, cette année nous ont vaincus. Il ne faut point chercher; à diminuer leur victoire, qui est éclatante. Mais il ne faut point exagérer notre défaite. Sur trente-sept voitures qui ont pris le départ, dix-sept ont terminé le parcours. Sur ces dixsept, l'étranger n'en compte que deux : la F.I.A.T. de Nazzaro arrivée première et la Mercedes classée dixième. La France prend toutes les autres places. Devant un tel résultat, on ne saurait parler de déroute, comme certains de nos confrères vraiment trop... italiens l'ont fait. Szisz.le vainqueur de l'an dernier, qui a fini second, aurait dû à notre avis approcher de plus près le vainqueur Nazzaro. Il a, pendant les quatre premiers tours du circuit, véritablement trop « ménagé sa monture » dans la crainte de manquer d'essence. Il a fini ainsi avec un excédent de trente litres d'essence, un huitième par conséquent du carburant dont il avait à disposer. S'il avait bravement joué le tout pour le tout comme Nazzaro, n'économisant point son essence, il eût peut-être gagné.

Enfin, il ne faut pas oublier que la victoire nous a appartenu pendant 600 kilomètres avec Duray sur sa Lorraine-Diétrich. Sans un accident stupide (une bille qui se cassa en deux), il triomphait. 11 est une chose encore qu'il ne faut pas négliger : c'est que les voitures italiennes sont presque toutes construites avec des pièces françaises.

Avouons donc généreusement que l'Italie nous a battus, mais gardons la certitude que l'industrie automobile française est encore la première du monde. Et prenons notre revanche au circuit des Ardennes.

NATATION

LA TRAVERSÉE DE PARIS A LA NAGE

La traversée de Paris à la nage, courue pour la troisième fois cette année dimanche dernier, a obtenu un succès considérable.


C'est, en effet, une épreuve originale et populaire que cette course des plus dures, qui impose aux concurrents un parcours de plus de 11 kilomètres.

Le Français Paulus avait été le vainqueur en 1905 et l'amateur Bougoin, à la surprise générale, avait triomphé en 1906.

C'est le nageur anglais Billington qui a gagné cette année, accomplissant la traversée totale (11 kil. 620) en 2 h. 18 m. 27 s. Estrade, Français, s'est classé second, en 2 h. 24 m. .31 s.; Cattaneo, Italien, troisième, en 2 h. 31 s.; Altieri, Italien, quatrième ; Heaton, Anglais, cinquième. Paulus, le vainqueur de 1905, a fini sixième en 2 h. 36 m. 21 s.

Ces résultats sont magnifiques, d'autant plus que la température était loin d'être favorable. L'eau n'avait que 17 degrés et un vent contraire des plus violents n'a pas cessé de souffler pendant l'épreuve.

Billington, un des nageurs les plus renommés d'Angleterre, nage continuellement la tête sous l'eau. Il ne prend que le temps de respirer à la surface de l'eau.

Estrade, qui se classa second, finissant six minutes après Billington, a accompli là un exploit véritablement peu ordinaire. Ce benjamin des nageurs, tout petit, fluet, qui semble fragile comme nne fillette, n'est âgé, en effet, que de quinze ans et demi. Et il a sérieusement menacé un des champions d'Europe les plus redoutés. Il promet !

OYCLISMB

LE TOUR DE FRANCE CYCLISTE

C'est lundi dernier, à l'aube, que le départ a été donné aux courageux concurrents de cette épreuve monstre. Cette formidable course a réuni un lot considérable d'engagés parmi lesquels tous les champions de la route.

Voici les quatorze étapes qui seront accomplies :

Première étape. — Paris-Roubaix, 272 kil., le 7 juillet, départ à 5 heures et demie du matin.

Deuxième étape. — Roubaix-Metz, 398 kil., le 10 juillet, départ à 2 heures et demie du matin.

Troisième étape. —Metz-Belfort, 259 kil., le 12 juillet, départ à

2 heures et demie du matin.

Quatrième étape. — Belfort-Lyon, 309 kil., le'14 juillet, départ à deux heures et demie du matin.

Cinquième étape. — Lyon-Grenoble, 311 kil., le 16 juillet, départ à 3 heures du matin.

Sixième étape. — Grenoble-Nice, 345 kil., le 18 juillet, départ à 3 heures du matin.

Septième étape. — Nice-Nîmes, 345 kil., le 20 juillet, départ à

3 heures du matin.


Huitième étape. — Nîmes-Toulouse, 303 kil.. le 22 juillet, départ à 3 heures du matin.

Neuvième étape. — Toulouse-Bayonne, 299 kil., le 24 juillet, départ à 3 heures du matin.

Dixième étape. — Bayonne-Bordeaux, 269 kil., le 26 juillet, départ à 3 heures du matin.

Onzième étape. — Bordeaux-Nantes, 391 kil., le 28 juillet, départ à 2 heures du matin.

Douzième étape. —Nantes-Brest, 321 kil., le 30 juillet, départ à 3 heures du matin.

Treizième étape. — Brest-Caen, 415 kil., le i 0' août, départ à minuit.

Quatorzième étape. — Caen-Paris, 251 kil., le 4 août, départ à 6 heures du matin.

La première étape Paris-Roubaix a été gagnée par Trousselier devant Cadolle et Léon Georget.

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PLUS DE PANNES !

La Jante démontable Michelin

On sait combien, dans le circuit de la Seine-Inférieure, le montage et démontage des pneumatiques a influé sur le résultat de la course. Nous donnons aujourd'hui une photographie de la jante démontable Michelin qui permet de se rendre compte de la rapidité avec laquelle on peut remplacer un pneumatique (trois minutes).


A LA BOURSE

FEÇjVTETÉ GÉ^ÉÇALiE

au commencemenl d'un nouveau scmeslre

Le peu d'entrain qu'on a constaté permettra anx avances aequixes de se consolider. — La tenue remarquablement bonne de la Rente démontrerait que l'on est persuadé de l'échec du projet Caillaux.

La liquidation de fin juin, qui s'est passée dans les meilleures conditions possibles et avec des taux de reports qui n'ont pas excédé 3 pour ioo au parquet et 4 et demi pour 100 en coulisse, aura sans doute marqué la fin de la période de dépression que nous venons de traverser. La Bourse de Paris, en effet, au cours de la semaine qui vient de se terminer, a fait preuve dans tous ses compartiments des dispositions les plus favorables qui ont eu raison d'un sentiment encore assez vif d'hésitation bien compréhensible après une pareille période de marasme et maigre un retour offensif du parti baissier qui, à court d'arguments, en a été réduit à ne mettre en avant que des bruits de tremblementsde terre et d'attentats contre l'empereur de Russie.

Les affaires, il est vrai, sont encore des plus réduites et le comptant commence h peine à apporter ses ordres. Mais ce peu d'entrain perm't aux avances acquises de se consolider et la reprise n'en sera que plus durable.

Les circonstances générales étaient d'ailleurs favorables à un mouvement de hausse. Intérieurement, les difficultés soulevées par les événements du Midi sont en bonne voie d'apaisement. De nouveau le calme règne dans les départements viticoles, et bientôt sans doute la vie sociale et politique reprendra son cours normal. La Chambre a entamé la discussion du projet d'impôt sur le revenu de M. Caillaux. Mais il est évident, à voir le peu d'entrain que mettent les députés à suivre ce débat, pourtant l'un des plus importants que la Chambre ait abordés depuis longtemps, qu'ils ne désirent emporter en vacances qu'un vote de principe et qu'ils se soucient peu rie voir aboutir un projet qui depuis son apparition a soulevé tant de critiques et provoqué pareille opposition.

A l'extérieur, les entrevues de M. Etienne avec l'empereur d'Allemagne et le prince de Bûlow, bien que ne revêtant aucun caractère officiel, n'en ont pas moins causé une vive satisfaction au


monde des affaires, où l'on juge depuis longtemps qu'un rapprochement entre la France et l'Allemagne serait des plus favorables. On s'est dit que ce serait la meilleure des solutions à l'irritante question marocaine et l'on n'a pas été non plus éloigné de penser que les avances faites par le souverain allemand pourraient bien avoir comme mobile la crainte d'une crise industrielle en Allemagne que seuls les capitaux français pourraient conjurer.

La situation monétaire est partout en voie d'amélioration, et New-York paraît maintenant complètement remis de la crise qu'il vient de traverser. Enfin, et pour ce qui est du marché du comptant, il est indéniable qu'il y a actuellement d'énormes disponibilités inemployées qui vont se trouver encore accrues par le payement des coupons et des termes de juillet.

La Rente française a montré par sa tenue remarquablement ferme (elle gagne près d'un franc pour la semaine), à quel point on est persuadé de l'échec du projet Caillaux lorsqu'il s'agira d'en discuter non plus le pr'ncipe, mais les détails et l'application. Pourtant le vote du conseil général de la Seine, qui a refu.ié de s'associer à un voeu d'allure cependant bien modérée, mais qui n'en était pas moins un blâme au projet du ministre de finances, a fait un moment hésiter le 3 pour ioo. On ne s'est que trop rendu compte de ce que la surenchère électorale et le souci de la réélection, qui dans une assemblée élue primera malheureusement souvent le bon sens et la raison, pourra faire faire au Parlement- 11 est probable toutefois que la période de vacances qui va s'ouvrir, en mettant les députés en contact plus intime avec leurs électeurs, aura l'heureux résultat de leur montrer à quel point l'opinion raisonnable du pays est opposée à ce projet.

Les fonds d'Etats étrangers ont également fait preuve des meilleures dispositions L'Extérieure espagnole, ex-coupon, se retrouve h 93 francs, soutenue par l'amélioration persistante du change. Les recettes du Trésor ne sont pourtant pas des plus favorables : elles ont été, pour la première quinzaine de juin, de 27,877,356 pesetas contre 31,480,919 pesetas pour la période correspondante de l'année dernière.

Le Turc est soutenu à 95 francs. Toutes les difficultés relatives à l'application de l'élévation des droits de douane de 3 pour 100 ont étéaplanies, et les négociations entre la Porte et la Banque Allemande d'Orient en vue d'une avance de 300,000 livres turques ont définitivement abouti.

Les fonds russes sont toujours bien tenus. La situation intérieure de l'empire paraît s'améliorer. Le gouvernement russe va procéder à nn emprunt intérieur de 50 millions de roubles destiné à faire face aux charges extraordinaires du budget de 1907. On croit qu'il n'y aura pas lieu dans ces conditions de recourir cette année au crédit étranger.

Les fonds brésiliens sont particulièrement fermes et actifs. C'est ainsi que le 4 pour 100 1889 gagne plus de deux points et demi pour la semaine. Il est permis de rappeler, en présence de cette hausse importante, combien de fois en ces derniers temps le Herald a attiré l'attention sur ces fonds.


La Banque de France continue à accroître son encaisse. Le dernier bilan signale pour ce poste une augmentation de plus de 10,000,000 dans l'encaisse or Par contre, il y a diminution importante des billets en circulation, du portefeuille commercial et des avances sur titres, c'est-à-dire des principaux chapitres productifs, et ce)a a provoqué une certaine lourdeur sur la valeur. On oublie que le maintien à un chiffre plus élevé des taux de l'escompte et des avances compense largement cette diminution.

La publication du bilan au 31 mai de la Société Générale, faisant ressortir pour les cinq premiers mois de l'année une augmentation de près de 600,000 francs des bénéfices, a provoqué une reprise des sociétés de cré it, Lyonnais, Comptoir d'escompte, etc., dont'les bénéfices ne seront certainement pas moins satisfaisants. Vive reprise également des valeurs bancaires égyptiennes. Le Crédit foncier tunisien a un bon courant de demandes aux environs de 541.

Après avoir un instant fléchi au début de la semaine sur la publication de la statistique des cuivres, qui faisait ressortir une augmentation de plus de 1,100 tonnes des stocks pour la quinzaine, le Rio Tinto s'est vigoureusement relevé lorsque l'on a su que ce chiffre était le résultat d'une erreur qui fait considérer comme stock disponible une importante livraison de la Compagnie du Boléo, en route pour l'Europe, En même temps, les cours du cuivre étaient en vive reprise à Londres et à New-York, ce qui faisait regagner et dépasser au Rio Tinto les cours de 2,200. Il clôture à 2,206, venant de 2,073. II avait été compensé à 2,115.

Parmi les autres valeurs industrielles ayant témoigné tout à la fois d'une certaine activité et d'une fermeté incontestable figure le Suez, qui a déjà regagné une partie de son coupon détaché cette semaine. Les Omnibus, le Métropolitain ont été également bien traités; enfin, la Sosnowice et la Briansk sont demeurées relativement bien tenues.

Les grands chemins de fer, stimulés par la fermeté de la Rente française, ont donné lieu à un certain nombre de transactions à des cours en reprise sensible. Il en est de même des Chemins espagnols sur lesquels on a constaté un regain d'animation.

En résumé, ainsi que le fait très justement remarquer M. Edmond Théry dans son étude semestrielle du marché de Paris, publiée dans l'Économiste européen, la situation du marché financier français, malgré la baisse constatée sur nos grandes valeurs nationales pendant le premier semestre 1907, est actuellement normale, de même d'ailleurs que la situation des autres grands marchés de l'Europe, et il suffirait de bien peu de chose pour la rendre excellente et pour permettre aux grandes valeurs mobilières de regagner rapidement le terrain perdu.