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Titre : La Revue hebdomadaire : romans, histoire, voyages

Éditeur : E. Plon, Nourrit et Cie (Paris)

Éditeur : Librairie PlonLibrairie Plon (Paris)

Date d'édition : 1903-05-30

Contributeur : Laudet, Fernand (1860-1933). Directeur de publication

Contributeur : Le Grix, François (1881-1966). Éditeur scientifique

Contributeur : Moulin, René (1880-1945). Directeur de publication

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34350607j

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34350607j/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Description : 30 mai 1903

Description : 1903/05/30 (A12,T6,N26).

Description : Collection numérique : Arts de la marionnette

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5732814x

Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, 8-Z-13581

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 01/12/2010

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N 26 PRIX : 50 CENTIMES

La Revue

hebdomadaire

DOUZIÈME ANNÉE

30 MAI 1903

SOMMAIRE

• I. — G.-C. KERONAN.-~te Légionnaire ..' 5'3.

II. — JEAN CARRERE. — Le président Kruger à Paris. 520

III. — ROGER ROUX. — Une Cause amusante 53"

IV. — BIXIOU. — Les Miettes de la vie 539

V. — EM. ROBIN. — Les Palinods ; 543

VI. — EUGÈNE MARTENOT DE CORDOUX. — Souvenirs de la Conquête de l'Algérie (suite) 552

VII.— GUY DE MONTGAILHARD. - Poésies 566

VIII.— CH. LEVIF. — Les Idées au théâtre 57°

IX. — JULES BERTAtJT. — Les Livres : M. Francis

Jammes 579

X. — L'Histoire au jour le jour 5S5

XI. — A. DRY. — Trinacria (récit de voyage) 5S9

XII. — H. GRENET. —■ Roman .- Haine d'enfant (suite).. 609 XIII.— GEORGE MOORE (trad.de l'anglais par J.-H. Rosny).

— Roman : .Vaine Fortune (suite) 623

Revue féminine : Mme NELLVDE LACOSTE. La Vie sportive : PANURGE.

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LE LÉGIONNAIRE

Alignés sur un rang dans la cour de la caserne de Sidi-bel-Abbès, les nouveaux arrivés demeuraient immobiles dans leur uniforme battant neuf : tunique d'infanterie à collet garance, épaulettes rouges et vertes, képi à viscope démesurée, boutons scellés de l'anonyme grenade.

D'aplomb, le soleil tannait les peaux, emperlait les fronts de sueur, réchauffait les flots aigres de bile qui bouillonnaient aux estomacs, endormait les rancunes amassées au cours du voyage : l'empilement, à Marseille, dans les casemates du fort Saint-Jean; la traversée empuantie par les relents nauséeux du goudron, des « dégueulis » et de l'huile des machines ; le débarquement à Oran ; puis les deux jours vécus au dépôt des Isolés, sur un sol aveuglant de poussière, entre quatre murailles éblouissantes de blancheur, avec, pour seule distraction, les deux gamelles réglementaires; enfin le transport par voie ferrée jusqu'à la ville où ils végétaient maintenant, la plupart sous un nom d'emprunt, dissimulant leur patrie et les crimes qui les en avaient chassés, sous l'héroïque livrée de la légion étrangère...

Dix heures sonnent à l'horloge qui, dans son clocheton, domine le bâtiment B. Le clairon de garde sonne aux champs, et le général de Noiraud paraît. La bride de son cheval jetée à un soldat qui se précipite, il met lestement pied à terre, et s'achemine d'un pas jeune

R. H. igo3. — VI, s. 17


514 LE LÉGIONNAIRE

vers les recrues. Il est de petite taille, mince, recuit par les divers soleils qui ont desséché sa carcasse sans en démolir les ressorts. En dépit des cheveux blancs, sa moustache est restée noire, noire comme ses yeux de créole, qui tantôt jettent des flammes et tantôt semblent deux vrilles aiguës, propres à transpercer les consciences les plus coriaces, les âmes les plus obstinément bouclées...

— Fixe!...

Et les nouveaux légionnaires se raidissent en la position enkylosée du soldat sans armes, tendant les jarrets, bombant le torse qu'ils projettent légèrement en avant, collant leurs petits doigts en arrière de la couture du pantalon, les yeux fixés à la distance de quinze pas.

Minutieusement, le général les examine un à un, redressant du doigt un visage qui s'obstine à se baisser, comme honteux de ce qu'on y peut lire, tapotant un abdomen qui s'obstine à saillir du rang ainsi que ferait la ventrée d'une moukhère enceinte, poussant du bout de sa botte dédaigneuse deux pieds qui ne forment pas l'angle réglementaire. Et, à tous, il plonge dans les yeux la sonde fouilleuse de son regard : les prunelles obliquent à droite ou à gauche pour échapper à l'examen implacable ; mais le grand chef, de sa voix sèche, rappelle les récalcitrants à l'ordre :

— Regardez-moi en face, voyons !... Comment vous appelez-vous?

— Fôrster, mon général.

— Pas de papiers?

— Non, mon général.

— Quel pays?

— Suisse, mon général...

Un capitaine et un fourrier le suivent pas à pas, contrôlant les dires de l'homme sur un état fantaisiste qu'on a rempli d'après les premières déclarations du nouveau soldat.


LE LEGIONNAIRE 515

— Déserteur allemand, murmure le chef. Un de plus ! Qu'importe, après tout? Ce sont les meilleurs.

Toutàcoup, il s'arrête. Grandet svelte, blond comme le sont les seuls Suédois et les Finlandais, un homme le dévisage de ses yeux clairs, sans forfanterie comme sans timidité : une panthère observant un tigre.

— Votre nom?

— Werther, mon général.

— Bon. Suisse, n'est-ce pas?

— Pardon, mon général. Heimathloss, c'est-à-dire...

— Sans patrie, j'entends. Allemand en tout cas... Anarchiste 2

L'oeil du soldat s'assombrit.

— Non, mon général. Mieux que cela!

De Noiraud hausse imperceptiblement les épaules et, continuant son inspection, passe au voisin de Werther. Mais il n'a cessé d'observer celui qui, avec une telle franchise, vient de s'avouer révolté. Enfin, comme cédant à une force irrésistible, il revient à l'en dehors, puis brusquement :

— Vous, je vous connais! Je vous ai vu quelque part !

Le pseudo-Werther ne bouge pas, reste muet.

— Répondez! Vous savez qui je suis, n'est-ce pas? Hé bien, nous nous sommes vus déjà, et d'aussi près que maintenant, n'est-il pas vrai?

Lentement, le soldat répond :

— Je ne crois pas, monsieur le général de Noiraud.

— Par exemple... C'est trop fort ! Je reconnais même votre voix!

— Vous devez faire erreur, mon général.

— Allons... Au suivant!

Et le général termina sa revue, donna l'ordre de rétrécir tel col, d'allonger tel pantalon, de raccourcir une demi-douzaine de manches et de changer cinq képis, sans cesser de jeter des coups d'oeil furtifs sur Werther,


516 LE LÉGIONNAIRE

lequel se figeait dans une raideur de statue, les yeux fixés dans le vide ou, comme dit le règlement, droit devant soi.

Un an plus tard.

Sur la place d'armes du Kreider, une trentaine d'hommes hâves, épuisés, des loques glorieusement sordides tirebouchonnant autour de leurs membres anémiés, sont alignés sur les trois côtés d'un carré. Quelques-uns ont la tête enveloppée de bandages sanglants, d'autres ont un bras en écharpe. Aux angles sont déposés des brancards où des amputés somnolent... Un silence solennel pèse sur les bâtiments blanchis à la chaux, sur les pavés du vaste quadrilatère, sur le groupe immobile. Et toujours le même soleil chauffe les cerveaux, dessèche les gosiers, moins cependant que l'attente de ce qui va se passer dans ce milieu de parias adoptés par la France à condition qu'ils répandent tout leur sang pour Elle...

Dans les yeux éblouis et brûlés des hommes passent et repassent les aventures, les péripéties, les actes héroïques et les drames de la dure campagne qu'ils viennent de mener : en mai, la nouvelle de la trahison des Sokhrars et du massacre, à Chellalah, de la colonne Innocenti ; le départ en hâte de Sidi-bel-Abbès de la légion, d'ungoum et d'un peloton de spahis; les marches forcées sous un ciel de feu; le contact, enfin, avec l'ennemi, et les deux jours de luttes, d'escarmouches continuelles, de surprises, de trahisons dans les environs du chot Tigri ; la défaite des bandits marocains, et aussi l'hébétement qui ■ succéda à la féroce victoire, comme si en vérité tout ce sang répandu leur fût monté à la tête...

En tous ces cerveaux éclos sous des cieux si divers et que le même soleil a surchauffés, d'identiques souvenirs se pressent, se bousculent, chantent et bouil-


LE LÉGIONNAIRE 517

lonnent, au point que celui-ci ne se souvient plus du fjord auprès duquel s'écoula son enfance, celui-là des flots jaunes du Danube où naguère il lançait son épervier, et que, depuis longtemps, il n'a nul souci de la femme qui l'engendra, le nourrit de son lait, et qui pleure peut-être maintenant du silence obstiné de son fils...

Et, comme au lendemain de leur arrivée en Algérie, les clairons sonnent et les tambours battent awx. champs, et le général de Noiraud se retrouve au milieu d'eux. Du même geste brusque, il descend de cheval, suivi de son capitaine d'ordonnance ; arrivé sur le côté vide du carré, il redresse sa petite taille, bombe la poitrine, et crie, scandant ses phrases :

— Légionnaires! je suis content de vous. Venus librement au service de la France, vous avez aidé une fois de plus votre patrie d'adoption à laver son drapeau de la souillure que lui avaient infligée les tribus sauvages du Sud. Je suis fier de commander à de pareils soldats ! Le Gouvernement de la République vous remercie, regrettant de ne pouvoir récompenser chacun de vous autant qu'il le mérite. Vous ne serez pas jaloux de celui qu'il a choisi pour porter sur sa poitrine l'insigne de vaillance auquel vous êtes tous en droit de prétendre... Soldat Werther, sortez du rang!

Grand et svelte, blond comme le sont les seuls Suédois et les Finlandais, l'homme s'avance, dévisageant le général de ses yeux clairs, sans forfanterie comme sans timidité : une panthère observant un tigre...

— Légionnaire Werther, vous avez, le 23 juin, sauvé votre capitaine d'une mort horrible quoique glorieuse! Blessé dangereusement vous-même, vous n'avez pas hésité à vous précipiter de nouveau au plus fort de la lutte pour arracher à deux indigènes qui allaient le décapiter votre commandant de compagnie ! Vous avez tué les lâches assassins, et, à travers les tourbillons


518 LE LÉGIONNAIRE

d'ennemis dont les fusils crachaient la mort, vous avez ramené au camp celui que les règlements militaires vous ordonnent de regarder comme un père.

— Ouvrez le ban !

— Légionnaire Werther, au nom du Président de la République et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous décernons la médaille militaire!...

Il l'embrassa en lui serrant la main. L'homme, dans la position du présentez arme, était devenu effroyablement pâle. Sur les rangs, des soldats avaient les yeux rouges, et quelques toux étranglées troublaient seules le solennel silence.

— Fermez le ban !

Et le vacarme des clairons et des tambours déchira l'air lourd d'angoisses.

Alors, on vit une chose étrange :

De Noiraud se rapprocha de Werther, jusqu'à effleurer de sa moustache le nez du nouveau décoré. On n'eût pas été étonné de voir des étincelles fulgurer entre ces quatre yeux. Cette contemplation dura une minute peut-être.

— Je t'ai vu, Werther; je te connais depuis longtemps. On ne fait pas ce que tu as fait sans être quelqu'un. Ne nie pas; j'en suis sûr!

Werther recula de deux pas, présentant toujours son fusil, et, d'une voix blanche :

— Oui, mon général, vous méconnaissez! Aujourd'hui qu'à vos yeux ce ruban m'a grandi et m'a rendu l'honneur avec lequel je n'ai pourtant jamais transigé, je peux l'avouer.

Lorsque vous étiez attaché militaire de l'ambassade de France à Saint-Pétersbourg, vous avez reçu l'hospitalité, en août 188..., au château de Smirnoff...

Brusque, le général l'interrompit.

— Vous êtes le prince de Smirnoff ! Et, plus lentement :


LE LÉGIONNAIRE 519

— La médaille militaire doit vous sembler mesquine à côté des ordres quasi-royaux dont je vous ai vu chamarré ?

— Je suis plus fier de celle-ci, mon général. Et d'ailleurs, je n'ai plus le droit de porter ostensiblement les autres, puisque S. M. le tsar m'a condamné et banni pour un soi-disant complot nihiliste, et que je ne suis plus que le soldat Werther !

Réglementairement, il porta l'arme, puis la reposa.

Appuyant alors le canon de son fusil contre le pli du bras, il déboutonna fiévreusement sa tunique, et, sur la chemise de toile grossière qu'éclaboussaient des rubans bleus, jaunes, orangés ou verts, les soldats de la légion étrangère, éblouis, virent saigner, en banderole, le grand cordon de la Légion d'honneur.

C.-G. KÉRONAN.


KRUGER A PARIS

Paris, 21 mai.

I

Le président Kruger est passé hier dans Paris, et quelques amis sont allés le saluer à la gare. Sa venue avait à peine été annoncée par les journaux, et son passage a été relaté tout au plus dans quelques échos rapides. On eût dit que Paris ressentait quelque honte, devant le noble vieillard proscrit, de la sympathie courtoise avec laquelle la grande ville avait accueilli naguère le roi d'Angleterre. Au souvenir des acclamations enthousiastes qui, jadis, avaient retenti sous le balcon du président Kruger, le peuple comparait les salutations récentes dont il avait accompagné la voiture du roi Edouard, et ne comprenait pas que ces deux choses eussent pu exister l'une après l'autre; il restait à l'écart, cette fois, un peu confus. Pour accentuer encore davantage ce malentendu, il semble que les fidèles boerophiles qui sont allés porter leurs hommages au vieil homme d'État, à la gare du Nord, aient, donné à leur attitude un air d'aigreur et de protestation. On assure qu'ils avaient l'intention d'offrir au vieux président un buste de la République dû au ciseau du sculpteur Dubois, et que ce buste devait porter sur le socle la date du vendredi i" mai 1903, jour où le roi Edouard entra à Paris. Un solennel point d'exclamation eût sou-


KRUGER A PARIS 521

ligné la signification de cette date. Au dernier moment on a retardé cette petite manifestation, estimant, dit un journal, que « le moment eût paru mal choisi pour une démonstration sympathique aux Boers, mais légèrement offensante pour leurs anciens adversaires ». Et le souvenir, ajoute-t-on, sera seulement offert au président Kruger dans quelques jours, lorsqu'il sera installé à Hilversum.

Que signifient toutes cesgrimaces, toutes ces fausses hontes et toutes ces hésitations? Nous aimons ici les situations claires et les idées précises, et il nousdéplait de voir subsister un brouillard autour des moindres événements.

En décembre 1900, nous avons accueilli Kruger avec enthousiasme.

En mai 1903, nous avons accueilli le roi d'Angleterre avec courtoisie.

En quoi ces deux actions sont-elles contradictoires ? Et pourquoi prenons-nous des airs mystérieux pour faire oublier tantôt l'une, tantôt l'autre? Si dans l'un des deux cas nous avons tort, il faut le dire nettement et sans rougir. Si nous avons eu raison, les deux fois, il faut comprendre définitivement les motifs de faits historiques qui, en apparence, peuvent sembler inconciliables.

II

En novembre et décembre 1900, quand le président Kruger est venu en France et à Paris, il était le chef énergique et héroïque d'une jeune nation en état de guerre, et qui commençait déjà cette résistance dans la défaite, par laquelle elle a mérité l'admiration émue du monde entier.

Le président lui-même, qui avait joué dans toute la tragédie sud-africaine un rôle colossal, apparaissait


522 KRUGER A PARIS

justement à l'Europe et à l'univers comme un rude et puissant génie, à la fois politique et guerrier, digne d'être comparé aux plus grandes figures de l'histoire.

L'illustre homme d'État sud-africain venait essayer d'obtenir l'arbitrage des États d'Europe en faveur de son peuple qui luttait pour maintenir l'indépendance nationale.

Etait-il possible de ne pas aimer, de ne pas admirer, de ne pas saluer avec transport un homme aussi gigantesque par ses actes et par son énergie ? Même quand on n'eût pas été partisan de la cause boer, il n'était permis à aucun esprit impartial et désintéressé de ne pas juger avec respect et sympathie celui qui incarnait si magnifiquement un peuple brave et si cruellement éprouvé.

Or, disons-le sans atténuation, nous nous trouvions d'autant plus disposés à bien recevoir le grand voyageur, que sa cause nous était chère. En décembre 1900, nous étions nettement boerophiles. J'entends par là que, dans le conflit engagé entre l'empire britannique et les deux Républiques de l'Afrique australe, c'était pour les deux Républiques que nous prenions parti. Ce sentiment a été trop vif et trop éclatant pour qu'il soit nécessaire de le rappeler plus explicitement. Chez les uns il était irrésistible et instinctif; chez les autres, plus rares, il était analytique et raisonné ; mais chez tous, ou presque tous les habitants de la France et de Paris, il était incontestable. Nous aimions les Boers, d'abord parce qu'ils étaient un peuple jeune et numériquement faible, luttant contre un empire puissant, solidement organisé et armé de toutes les ressources susceptibles d'assurer la victoire; bref, par chevalerie. Mais aussi nous les aimions par justice, et parce que le bon droit était pour eux. Soit que nous remontions aux origines immédiates de la guerre, qui étaient les dissensions autour des mines d'or; soit que, mieux


KRUGER A PARIS 523

renseignés, nous reportions notre pensée vers le long conflit de races qui depuis 1795 avait mis aux prises les colons anglais et les colons hollandais ; soit donc, en deux mots, que nous examinions la guerre dans ses causes apparentes ou dans ses causes profondes, de toutes manières, nous estimions, en France, que les Boers étaient les victimes d'une expansion coloniale vraiment trop envahissante, et nous jugions que, devant l'éternelle morale, ou, tout au moins, au regard de l'équitable histoire, quels que pussent être de part et d'autre les défauts partiels et les motifs accidentels de querelle, les torts essentiels étaient du côté des Anglais. Peut-être, pour parler franchement, ajoutonsnous à ces sentiments divers, parfaitement désintéressés, un sentiment moins noble et plusparticulariste, qui était la poussée de notre traditionnelle inimitié à l'égard de l'Angleterre, inimitié que nous avons eu l'occasion de rappeler dans un récent article (1).

Toujours fut-il que, lorsque le président Kruger arriva à Paris, l'émotion qui souleva la foule sur son passage fut immense, formidable et irrésistible. Tout. Paris, dans sa vie normale, fut comme chaviré pendant une semaine. Des boulevardiers sceptiques et indifférents d'ordinaire furent surpris attendant avec émoi, devant le balcon de l'hôtel Scribe, l'apparition du vieux chef de peuple. Des politiciens appartenant aux partis les plus opposés se réconciliaient spontanément pour aller porter ensemble leurs hommages au noble vaincu. Des femmes de faubourg et d'élégantes mondaines se confondaient dans la foule pour jeter quelques fleurs sur le passage du rude Africain. Et le peuple? ah! qu'il fut donc secoué dans ses fibres les plus généreuses ! Ceux qui n'ont pas vu l'aspect de la gare du Nord et de ses environs, ce jour du \" dé(1)

dé(1) Revue hebdomadaire, n° 23 : la France et l'Angleterre.


524 KRUGER A PARIS

cembre 1900, quand Paul Kruger quitta notre ville, ne peuvent se représenter la splendeur d'un enthousiasme grave, ému et comme douloureux. Un souffle, vraiment, avait passé sur la ville, par quoi s'étaient purifiées et élargies les âmes. Ce n'étaient pas les cris frénétiques d'un jour de fête nationale, ce n'étaient pas les clameurs rageuses d'un soir d'élections politiques, ce n'était rien de ce que nous avons pu voir dans les tumultes de nos passions soulevées; c'était à la fois quelque chose de calme et d'agité, de résigné et de menaçant, de belliqueux et de religieux. Il y avait tantôt des larmes dans les yeux et tantôt des reflets de colère. Une immense pitié confondait la foule en une seule âme secouée. J'ai souvenir d'avoir passé auprès du président Kruger les dernières minutes qu'il est demeuré à l'hôtel Scribe, et j'étais si profondément gagné par l'émotion environnante que je n'ai pu trouver aucun mot à dire au grand homme, vers qui je m'étais rendu. Et quand les voitures filèrent vers la gare du Nord, quand la foule compacte, brisant barrières et barages, s'engouffra, vibrante et respectueuse, dans l'immense hall de l'embarcadère, faisant autour du train présidentiel une grande masse mouvante et noire, on sentait flotter sur toutes ces têtes je ne sais quelle ardeur d'aventures, je ne sais quel désir de croisades. Ah! vraiment, ce fut très beau.

Si, à cette heure tragique, un geste était parti de haut, donnant le signal d'un départ vers la délivrance, on ne peut mesurer ce qu'eût tenté la France, montée à un tel degré d'exaltation.

On n'a pas fait le geste. Le signal n'est pas venu. A-t-on bien fait? A-t-on mal fait? Ce n'est pas, ici, le lieu d'étudier ce délicat problème. Toujours est-il que la France rentra dans le calme, le vieux Kruger alla s'asseoir dans la maison de l'exil. La guerre continua, sans intervention nouvelle... Mais les journées de


KRUGER A PARIS 525

Kruger à Paris doivent rester inoubliables dans l'histoire. Elles furent un jaillissement spontané de notre conscience nationale.

A quoi servirait donc de vouloir cacher ces heures émues de notre passé? Avons-nous eu tort en cette circonstance? Non, nous n'avons pas à dissimuler cette page de la vie parisienne et française. Elle fut tout entière à l'honneur de nos mouvements de pitié et de notre esprit de justice. Si l'on excepte le vieil instinct de haine héréditaire contre les Anglais, sentiment peu noble dont il faut nous guérir de plus en plus, tous les sentiments manifestés en ce jour mémorable du Ier décembre 1900 étaient justes et généreux. Oui, nous étions nettement boerophiles en 1900, et nous le serions encore si c'était à recommencer. Nous avions raison de prendre parti pour les Boers, non pas seulement parce qu'ils étaient les plus faibles, ce qui serait un argument sentimental et sans grande valeur, mais aussi et surtout parce que, historiquement, ils étaient dans leur droit. Notre instinct et l'instinct de l'Europe ne se trompaient pas quand ils nous poussaient à manifester nos préférences en ce combat gigantesque. L'examen attentif des causes lointaines qui ont déterminé cette grande guerre de 1899-1902 nous a amenés à conclure qu'à l'origine de ce conflit de races, et tout le long du dix-neuvième siècle, il a existé un abus de pouvoir de la part de l'Angleterre. La dernière guerre, conséquence fatale d'une longue querelle, était, comme toutes les guerres précédentes dans le Sud-Africain, le résultat d'une injustice lointaine, qu'avaient aggravée de plus récentes injustices. Il était donc conforme à la raison et au bon droit, autant qu'à la pitié et à l'admiration, de faire au président Kruger la réception enthousiaste et grandiose que lui fit Paris en 1900. Et la France ne doit avoir honte devant personne d'un acte qui fait honneur à ses instincts de générosité.


526 KRUGER A PARIS

III

« Mais, me dira-t-on, si nous avons eu raison d'acclamer Kruger comme nous l'avons fait, et si les sentiments manifestés envers le vieux président de la république vaincue étaient non seulement généreux, mais légitimes, alors nous avons eu tort d'accueillir dans ce même Paris le roi vainqueur, Edouard VII d'Angleterre? On ne peut pas applaudir successivement deux adversaires, sous peine de fausseté ou de légèreté. Il faut être avec l'un ou avec l'autre. Or, nous avons été nettement avec Kruger en 1900. Et vous affirmez qu'il était juste d'être avec lui? Soit. Mais que faisionsnous, dès lors, quand nous applaudissions, au passage, le cortège d'Edouard VII ? Le gala du roi d'Angleterre était le reniement de la journée de Kruger. Et si vous ne reniez pas les acclamations prodiguées au président proscrit, c'est qu'alors vous blâmez les saluts adressés au roi victorieux. Impossible de sortir de ce dilemme. »

— Ce raisonnement, comme tous les raisonnements d'apparence logique, est plus spécieux que solide. En histoire, la dialectique est un jeu pédantesque et vide. L'enchaînement souvent imprévu des faits est plus puissant que les arguments philosophiques. Il est oiseux de vouloir enfermer le mouvement des peuples dans le cercle artificiel d'un dilemme.

Parce que les Boers étaient contre les Anglais et que nous étions pour les Boers, devions-nous donc rester éternellement contre l'Angleterre? Étions-nous destinés, parce que boerophiles, à une interminable anglophobie? Quelle puérilité!

Et d'abord, depuis la réception de Kruger à Paris, il y a eu des actes qui ont changé la face des choses et donné un tout autre cours aux événements, et, partant


KRUGER A PARIS 527

aux passions soulevées par eux. Il y a eu la conclusion de la guerre sud-africaine : il y a eu la paix. Que cette paix n'ait pas été conforme aux désirs des Boers ou aux espoirs de leurs amis, c'est possible. Mais n'étant pas intervenus dans la querelle, nous n'avons pas à discuter les articles d'un traité diplomatique pour la signature duquel on ne nous a rien demandé. Ce traité a été accepté par les Boers; leurs chefs sont allés rendre visite aux chefs de leurs anciens ennemis; il n'y a donc plus, entre l'Angleterre et le Transvaal, état de guerre, par conséquent le parti que nous prenions dans une querelle violemment engagée n'a plus de motif à subsister dans sa forme excessive ; et puisque les Boers rentrent dans le calme et recommencent paisiblement à vivre, nous devons y rentrer aussi.

Ah ! si le roi Edouard était venu en France pendant la guerre anglo-boer, alors que le monde entier s'intéressait ardemment à la querelle, oui, sans conteste, la réception populaire du roi d'Angleterre eût été en contradiction flagrante avec la réception enthousiaste de Kruger. Il y eût eu, de notre part, légèreté et palinodie. Nous aurions acclamé successivement l'un et l'autre des combattants en présence. Mais le roi d'Angleterre n'eût commis la faute et l'imprudence de venir en France pendant la guerre, et jamais Paris n'eût manifesté l'intention de le recevoir. Le roi Edouard VII est venu chez nous quand la question sud-africaine était régulièrement terminée. Chose plus importante encore, nous avons appris et nous savons que si la question sud-africaine a été résolue pacifiquement, si une convention en bonne et due ferme a été signée entre les deux races; si les Boers, au lieu d'être écrasés comme des rebelles, ainsi que le voulaient au début les impérialistes, ont été considérés comme de loyaux et honorables adversaires, si, en deux mots, il y a eu traité et non soumission, c'est à


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l'influence prépondérante et aux idées libérales d'Edouard VII qu'on devait ce résultat inespéré.

Dans ces conditions, les pays d'Europe, même les plus boerophiles, n'avaient plus aucun motif de rester en attitude hostile devant l'Angleterre, et surtout devant son roi. Le propre d'un traité de paix, c'est de clore une question et de faire cesser, en outre, toutes les querelles accessoires soulevées par le fait principal. Donc, depuis le mois de mai 1902, la question angloboer est close. Et nous avons le droit et le devoir de reprendre avec l'Angleterre les relations que l'intérêt de deux peuples et la marche de l'humanité rendent nécessaires.

Est-ce à dire, pour cela, que nous devons renier les sentiments de sympathie qui nous faisaient, naguère, acclamer la cause des Boers? Pas le moins du monde. Ce serait platitude et bassesse. Nous avons le droit de juger, comme il nous plaît, selon le sentiment que nous avons de la justice, un fait qui est déjà entré dans l'histoire... Pour ma part, ayant à examiner dans un livre prochain la question de l'Afrique australe, depuis les origines jusqu'à nos jours, je n'hésite pas à prendre presque toujours parti pour les Boers contre les Anglais. On peut voir, cependant, parce que j'écris ici même, que je ne suis animé par aucune passion contre l'Angleterre.

L'histoire serait impossible, en effet, et les relations internationales deviendraient un conflit perpétuel, si les peuples devaient se reprocher sans cesse des fautes commises. Parce qu'une nation s'est trompée — ou nous paraît s'être trompée — en un grand événement, faut-il que les autres nations restent toujours en attitude menaçante devant elle? Mais alors, prenons des sabres, des fusils, des canons, des cartouches de dynamite, et exterminons-nous mutuellement les uns les autres; car tous nous nous sommes trompés, car tous


KRUGER A PARIS 529

nous avons été injustes! Et vite, vite, supprimons les ambassades, les consulats, et tous les rapports de peuple à peuple, car notre devoir est de nous haïr éternellement. Quelle est, en effet, la nation d'Europe qui n'a pas commis, dans son histoire, une erreur ou une injustice pareille à celles que nous reprochons à la Grande-Bretagne? Faudra-t-il bouder éternellement l'Espagne parce qu'elle a eu le duc d'Albe dans les Pays-Bas? Faudra-t-il cesser toute relation avec la Russie à cause de la Pologne? Devons-nous rester brouillés pour toujours avec l'Amérique sur la question de Cuba? Car enfin, il n'est pas de guerre, dans le monde, où nous n'ayons pris parti : en avons-nous ensuite gardé rancune aux vainqueurs? Et nousmêmes, enfin, nous-mêmes qui semblons nous poser en parangons de justice, avons-nous un passé d'une pureté évangélique? Faut-il que tous les peuples nous jettent dans l'opprobre en souvenir de Turennedans le Palatinat et de Louis XIV en Hollande? Ah! nous reprochons à l'Angleterre d'avoir écrasé un petit peuple. Et qu'avons-nous fait, sous la grande révolution, en pleine expansion des « Droits de l'homme », à l'égard de cette glorieuse, magnifique et libre république qui s'appelait Venise? N'insistons pas, et soyons désormais plus indulgents pour les fautes des autres, quand elles sont passées. Il n'y aurait plus d'humanité possible si les passions présentes s'alimentaient sans cesse des souvenirs tragiques dont les annales de tous les peuples sont remplies.

Voilà pourquoi, autant nous avons agi avec générosité en recevant Kruger lors de sa visite, autant nous avons agi avec sagesse et courtoisie en recevant Edouard VIL Ces deux visites n'ont rien de contradictoire. Il ne faut rougir ni de l'une ni de l'autre. Et la dernière n'a pas été le reniement de la première. Nous n'avons pas fait amende honorable à l'Angleterre


. 53° KRUGER A PARIS

de notre attitude envers les Boers. Cette attitude était fière et digne et nous en maintenons intégralement le souvenir. Voilà le premier point. D'autre part, nous avons repris avec l'Angleterre pacifiée et plus libérale les relations courtoises d'autrefois, relations qui pourront devenir plus sympathiques de jour en jour. De cela, nous n'avons aucune excuse à faire aux Boers. Nous sommes libres de nos actes, comme de nos sentiments, et nous avons le droit d'être en bons termes avec un peuple voisin, tout en jugeant qu'il s'est trompé jadis.

Tels sont les deux points qu'il fallait mettre en lumière pour notre honneur. Nous avons, dans notre histoire, commis assez d'actes de légèreté pour qu'une fois par hasard où nous avons raison, il soit utile de l'affirmer.

Kruger peut donc venir à Paris, comme il l'annonce pour l'an prochain. Nous irons saluer avec estime, avec respect, avec admiration, ce grand vieillard blessé qui reste une des plus grandes figures de l'histoire; et l'Angleterre n'aura rien à redire à notre enthousiasme.

D'autre part, si Edouard VII retournait à Paris, nous irions saluer avec le même respect ce roi sage, habile et prudent, souverain d'un grand pays que nous estimons, avec qui nous pouvons accomplir peut-être de grandes choses ; et les Boers non plus n'auraient rien à voir à nos rapprochements européens. L'histoire continue.

JEAN CARRÈRE.


UNE CAUSE AMUSANTE

EN 1746

PUBLIÉE D'APRÈS UN DOCUMENT ANCIEN

Le hasard a fait tomber entre nos mains un ancien ouvrage assez curieux, intitulé Causes amusantes et connues, et datant de la fin du dix-huitième siècle; ce recueil, qui émane d'un sieur R. Etienne, bien que son nom n'y figure pas, porte l'épigraphe suivante : Et Thémis quelquefois se permit de sourire (i). L'auteur confesse modestement dans la préface qu'ayant publié sans grand succès un premier ouvrage de sa composition, il se décide cette fois, pour rentrer dans la carrière littéraire, à donner au public des productions d'autrui, de manière à être lui-même à l'abri de toute critique. Il réunit ainsi un certain nombre de mémoires présentés dans des procès par les avocats de l'époque et ayant un caractère plaisant. L'auteur fait remarquer qu'à côté de l'amusement que présente cette collection, elle offre en outre « aux jeunes élèves de Thémis plusieurs modèles pour le style », unissant ainsi l'utile à l'agréable.

Il ajoute que « l'honnêteté et la décence ne sont point blessées » dans les procès dont il s'agit et déclare avoir écarté les causes grasses : l'on sait que cette dénomination s'appliquait jadis aux causes plaisantes que les cercles du Palais inventaient ou qu'ils réservaient pour le mardi gras. On les appelait ainsi, soit à cause du jour où elles étaient plaidées, soit par allusion à la manière libre dont elles étaient présentées. « Le jour destiné à la plaidoirie de cette cause semblant autoriser la licence, les avocats ne manquaient pas de s'étendre en propos joyeux, qui passaient bien souvent les

(i) Voici le titre exact de l'ouvrage en question, d'après Brunet : Causes amusantes et connues (par R. Etienne). (Berlin (Paris), 17691770; 2 vol. in-12, fig-. — (Brunet, Manuel du libraire et de l'amateur de livres, t. VI, p. 127.)


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bornes de la modestie, ce qui attirait un concours extraordinaire de peuple (1). » L'auteur se félicite d'ailleurs que l'usage des causes grasses ait été aboli, comme « n'étant point convenable à la sainteté des Loix, ni à l'honnêteté qui doit régner au Barreau ».

Tous les mémoires réunis dans ce recueil sont loin de présenter le même intérêt; quelques-uns émanent d'avocats peu connus, qui n'ont pas laissé un grand nom dans l'histoire ; d'autres, au contraire, sont dus à la plume de maîtres du barreau célèbres et réputés. C'est ainsi que l'on y trouve le nom de M" Coqueley de Chaussepierre, jurisconsulte et écrivain facétieux (1711-1790), qui fut à la fois avocat au parlement, comédien de société et bel esprit, devint censeur pour les livres de jurisprudence et fit partie du conseil de l'Académie française. L'on y rencontre également le jurisconsulte Pierre de Germes (1701-1759), puis l'avocat Jean-Henri Marchand (mort vers 1785), auteur d'un fameux Mémoire pour M. de Beaumanoir au sujet du pain bénit; etc.

Parmi ces différentes causes, l'une d'elles nous a paru mériter d'être exhumée de la poussière du passé à raison de son caractère amusant et spirituel et de faire revivre en quelque sorte à nos yeux les moeurs judiciaires de l'ancienne France. Elle a pour auteur Pierre-jfean Grosîey, qui naquit le 18 novembre 1718, fut avocat à Troyes, se révéla surtout amateur de lettres, d'arts et de voyages, fut nommé associé de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, laissa un certain nombre d'ouvrages juridiques et historiques, et mourut le 4 novembre 1785 (2).

Un biographe nous dit de lui : « Naturellement jovial, il ne refusa aucune occasion de s'égayer, et ses ouvrages l'attestent. » Le mémoire dont il s'agit en est une preuve, et nous allons le mettre sous les yeux du lecteur, sans commentaires, dans sa forme intégrale (3). Bien que ce ne soit pas là une cause grasse, — l'auteur du recueil s'en est défendu, nous le savons, — et que ce mémoire ne contienne rien d'immoral ou de choquant, il est néanmoins empreint de cette gauloiserie chère à Maître François Rabelais et fait songer à certaines scènes de l'immortel Malade imaginaire.

Et maintenant que le lecteur est averti, voici la cause amusante en question, dans toule sa simplicité et sa saveur.

(1) Règles pour former un avocat, chap. xm ; cité dans la préface de l'ouvrage en question, p. 7.

(2) Cf. Biographie Michaud, t. XVIII, p. 332 ; Brunet, op. cit., t. II, p. 1763.

(3) Les caractères typographiques ont seuls été modernisés de manière à rendre la lecture plus courante et facile.


UNE CAUSE AMUSANTE EN 1746 533

MEMOIRE

POUR ETIENNETTE BOYAU, femme de Louis LE LARGE, Tisserand, demeurant à Troyes; ladite ETIENNETTK BOYAU, Garde-Malade, connue plus généralement sous le nom de TIENNETTE, Demanderesse ;

CONTRE Maître FRANÇOIS BOURGEOIS, Chanoine de l'insigne Eglise Collégiale et Papale de Saint-Urbain de Troyes, Défendeur.

Cette cause présente un spectacle aussi nouveau qu'intéressant. On y verra d'un côté un Ecclésiastique, un Chanoine, un homme riche, jouir pendant deux ans des travaux du mercenaire; travaux d'autant plus importants qu'ils intéressent la vie, qu'ils rappellent la fraîcheur, qu'ils conservent la santé; on verra, dis-je, cet Ecclésiastique, après deux ans consécutifs de soins et de services, refuser au mercenaire la récompense qu'ila si justement acquise, et la lui refuser aux yeux même de la justice.

On verra, de l'autre côté, une femme qui a toujours rempli les devoirs de son état avec distinction; pauvre, les richesses n'accompagnent pas toujours les talents ; âgée, c'est un titre de plus pour mériter la commisération; on verra cette pauvre femme, après avoir différentes fois, mais en vain, sollicité le sieur Bourgeois de lui payer un salaire légitime et trop longtemps différé, forcée à la fin, par ses besoins, de réclamer la protection des Loix, et de révéler à la face du Public, et ses bienfaits, et l'ingratitude du sieur Bourgeois. Le récit du fait mettra ces deux objets dans tout leur jour.


534 UNE CAUSE AMUSANTE EN 1746

FAIT

Le sieur Bourgeois se trouvait depuis quelque temps fatigué d'une intempérie chaude des viscères, et de cette espèce d'acrimonie du sang qui en fait extravaser la partie rouge. Ayant consulté sa maladie, on lui ordonna l'usage fréquent d'une espèce de lénitif, connu vulgairement sous le nom de clystère. La Faculté ayant parlé, il ne s'agissait plus que de trouver quelqu'un pourvu de talents nécessaires pour en exécuter l'ordonnance. On aurait pu s'adresser au sieur Gentil, le phénix des Apothicaires de cette ville ; mais le sieur Gentil gagne beaucoup dans sa boutique, et ne se déplace qu'à grands frais. Tiennette jouissait alors de la réputation la plus brillante. Elle avait l'honneur de servir les personnes les plus qualifiées de la Ville, qui se louaient également de son zèle et de sa dextérité. D'ailleurs, quoiqu'elle ne fût pas riche, elle ne prenait que deux sols six deniers par représentation, ce qui la faisait passer pour une femme d'un désintéressement peu commun.

Le sieur Bourgeois jeta les yeux sur elle : il la pria de venir le voir. Il lui fit une confidence de sa maladie, de la consultation des Médecins, et des services dont il avait besoin. Tiennette lui ayant donné un essai de son savoir-faire, il la combla des éloges les plus flatteurs, et la pria de lui continuer par la suite ses bons offices.

Deux ans entiers se passèrent de la sorte; c'est-àdire, le sieur Bourgeois, toujours un peu échauffé, et toujours se rafraîchissant; Tiennette, toujours officieuse, et toujours prête à le rafraîchir : elle y procédait au moins une fois par jour, et souvent jusqu'à six. Cependant elle avait besoin d'argent, et le sieur Bourgeois ne voulait point lui en donner. Trois cents


UNE CAUSE AMUSANTE EN 1746 535

fois, dans les moments les plus intéressants et dans la posture la plus suppliante, elle le pria d'avoir égard à ses besoins, sans qu'il se laissât attendrir.

Enfin, le Carême dernier s'approchant, elle crut l'occasion favorable pour amener le sieur Bourgeois à des sentiments plus humains et plus équitables ; elle se persuadait que, dans ce temps de réconciliation, elle n'aurait qu'à parler, pour être satisfaite; elle résolut même, pour y apporter de sa part plus de facilité, à ne demander que la somme de 150 livres, quoiqu'elle eût droit d'exiger une somme beaucoup plus considérable, ainsi qu'on le prouvera par la suite.

Elle se croyait si sûre d'être payée, qu'elle avait déjà pris quelques arrangements pour placer à fonds perdus ces 150 livres, à dessein de s'en faire une petite rente qui lui assurât du pain dans ses vieux jours.

Elle partit donc de chez elle, pleine d'espérance et de projets. Chemin faisant, et dans la joie de son coeur, elle se disait à elle-même : « J'ai semé, je vais recueillir. » Inutiles projets! Espérance trompeuse! A peine fut-elle arrivée, et eut-elle fait part au sieur Bourgeois du sujet de sa visite, que, la regardant d'un front sévère, il lui dit : « Je n'ai point d'argent à vous donner. — Mais au moins, lui répondit-elle en versant des torrens de larmes, donnez-moi ou vendez-moi deux boisseaux de bled. — Je ne donne, ni ne vends mon bled dans un temps où il est à bon marché et où il peut devenir cher. » A ces mots, Tiennette fut frappée comme d'un coup de foudre, la douce espérance s'envola de son coeur, et le désespoir, qui s'en rendit maître, la ramena chez elle.

Plongée dans la douleur la plus amère, ses amies, ses voisines vinrent la consoler; toutes lui conseillèrent de traduire en Justice l'ingrat qui l'avait si cruellement renvoyée. Elle hésita longtemps : car si d'un côté sa misère et ses besoins la portaient à y consentir, de


536 UNE CAUSE AMUSANTE EN 1746

l'autre elle était retenue par l'attachement qu'elle conservait encore pour le sieur Bourgeois. Enfin, cependant, le besoin emporta la balance, et l'exploit fut donné le 5 mai 1746. Par cet exploit elle conclut à la modique somme de 150 livres, tant pour avoir mis en place 1,200 lavements, que pour avoir fourni la seringue et le canon. Tels sont les faits. Prouvons maintenant combien la demande de Tiennette est juste et modérée.

MOYENS

Nous pourrions citer les autorités les plus respectables pour faire voir au sieur Bourgeois combien il est mal de retenir la récompense du mercenaire ; mais nous nous contenterons de rapporter à cet égard le sentiment des Païens. Hésiode, le plus ancien gnomographe de la Grèce qui nous soit connu, a dit dans son ouvrage intitulé Opéra et Dies, Lib. I, ces belles paroles : Misthos d'andri philo ciremenos arkios esto, ce qui veut dire : « Donnez au mercenaire la récompense qu'il a méritée. » Pithée, Roi de Trézenc, qui vivait trente ans avant Salomon, et qui, par sa fille Acthra, fut aïeul de Thésée, avait donné le même précepte longtemps avant Hésiode.

Si les Païens ont regardé ce précepte comme un principe de morale, combien le sieur Bourgeois doit-il rougir de l'avoir si mal pratiqué? Si une autorité plus sainte nous ordonne de ne pas garder la récompense du mercenaire jusqu'au lendemain, combien le sieur Bourgeois doit-il se reprocher d'avoir retenu pendant deux ans le salaire de Tiennette? Si des services ordinaires doivent être suivis d'une récompense si prompte, combien doit l'être davantage la récompense de ces services secrets, de ces services auquels l'humanité répugne un peu, de ces services, en un mot, qu'on ne rend point en face?


UNE CAUSÉ AMUSANTE EN 1746 537

Comment se défendra le sieur Bourgeois ? Opposerat-il la fin de non-recevoir? Mais depuis le dernier lavement que Tiennette lui adonné, jusqu'au jour de l'exploit, il ne s'est guère écoulé que deux mois. Déniera-t-il les services de Tiennette? Tous ses voisins et ses amis sont prêts d'en rendre témoignage. Dira-t-il que Tiennette s'acquitte mal-adroitement de ses fonctions? La voix de toutes les honnêtes gens de la ville s'élèverait contre lui.

Peut-être se retranchera-t-il à dire que la somme de 150 livres est exorbitante; que des lavements, ainsi que toute autre chose, doivent être moins chers en gros qu'en détail; et que lui, qui en prend tous les jours, et plutôt six qu'un, doit les avoir à meilleur marché qu'une personne-qui n'en prendrait qu'un en passant. Cette réflexion du sieur Bourgeois est judicieuse. Mais, par un calcul fort simple, on va lui prouver qu'il en fait une application peu juste.

Tiennette a servi le sieur Bourgeois pendant deux ans consécutifs : le fait n'est pas douteux. Chaque année est composée de 365 jours, ce qui fait, pour les deux ans, un total de 730 jours. Or le sieur Bourgeois prenait au moins un lavement par jour, et souvent il en prenait jusqu'à six. Ainsi, en évaluant chaque jour l'un dans l'autre à trois lavements (et cette évaluation n'est pas excessive), il se trouvera pour les 730 jours un capital de 2,190 lavements, lesquels, à 2 sols 6 deniers pièce, qui est le prix courant, forment, si l'on ne se trompe, la somme de 273 livres 15 sols.

Tiennette a bien voulu restreindre ces 2,190 lavements au nombre de 1,200; et au lieu de 273 livres 15 sols qu'elle avait droit de prétendre, elle s'est réduite à la somme de 150 livres, qui n'est presque que la moitié. Comment donc le sieur Bourgeois ose-t-il se plaindre? Et Tiennette pouvait-elle porter le désintéressement et la modération plus loin ?


538 UNE CAUSE AMUSANTE EN 1746

Mais, il est inutile, dans ce Mémoire préparatoire, de s'arrêter plus long-temps à prévenir les objections du sieur Bourgeois. On se propose, lorsqu'il aura fourni ses défenses, d'y répondre amplement dans un second Mémoire.

Tiennette. même ose se flatter qu'il n'en viendra pas jusques-là. Elle espère qu'il rentrera dans lui-même, qu'il rougira de son ingratitude; qu'il sentira que, si refuser au riche ce qu'on lui doit est une injustice, le refuser au pauvre, c'est en quelque sorte un homicide.

L'intérêt propre du sieur Bourgeois doit l'engager à faire justice à Tiennette; car enfin il n'est pas parfaitement guéri de sa maladie. S'il ne satisfait pas Tiennette, qui désormais voudra lui rendre des services qu'il sait si mal récompenser? Qui les lui rendra avec autant de zèle et de dextérité?

Qu'il revienne à résipiscence, et Tiennette oubliera le passé ! On s'attache aux gens par les bienfaits : elle s'est véritablement attachée à lui par ceux qu'elle lui a rendus. Qu'il lui fasse justice, et il la verra retourner à côté de son lit avec plus d'empressement que jamais.

Mais, s'il persiste dans son endurcissement, si son ingratitude continue, si Tiennette est obligée de faire porter sa cause à l'audience, doit-on douter qu'elle n'obtienne le succès le plus favorable?

La lecture de cet amusant et spirituel mémoire fait tout naturellement désirer d'en connaître la suite. L'auteur du recueil prend soin, dans le tome II, de donner les jugements des causes contenues au premier volume; en ce qui concerne notre procès, l'on trouve une simple mention : Cette affaire ne fut point suivie, et les parties s'accommodèrent. Tout se termina donc pour le mieux; mais, si la cause eût été portée à l'audience, nous aimons à croire, pour l'honneur de la magistrature et de la galanterie françaises, que nos prédécesseurs n'eussent point hésité à condamner le Chanoine récalcitrant à payer à la brave Tiennette la juste rémunération de ses bons et loyaux services !

ROGER ROUX.


LES MIETTES DE LÀ VIE

Les représentations que l'on donne en ce moment au théâtre Sarah-Bernhardt de la Damnation de Faust ramènent l'attention sur cette hautaine figure de Berlioz qui fut aussi l'une des plus émouvantes. La faculté dominante chez lui était la faculté de souffrir. Le plaisir même touchait à la peine. On se rappelle sa réponse à un de ses voisins de spectacle qui, le voyant pleurer à sanglots pendant une symphonie de Beethoven, lui dit affectueusement :

— Vous paraissez beaucoup souffrir, monsieur? Vous devriez vous retirer.

— Est-ce que vous croyez que je suis ici pour mon plaisir? lui répondit brusquement Berlioz.

L'auteur de la Damnation de Faust était volontiers sarcastique, et pourtant sa malice sardonique tombait d'elle-même dans la crainte d'affliger quelqu'un, fût-il le plus obscur des hommes.

Ernest Legouvé a raconté jadis à ce sujet l'anecdote suivante :

Un pianiste étranger, inventeur d'une nouvelle méthode de piano, vint un jour trouver Berlioz et lui demanda un article. Berlioz le congédie assez brutalement. L'autre insiste :

— Je vous en supplie, mettez ma méthode à l'épreuve.

— Eh bien, soit, j'accepte. Je vous enverrai un enfant qui veut être pianiste malgré tous mes conseils. Si vous réussissez avec lui, je vous promets de faire


540 LES MIETTES DE LA VIE

un article. Mais je vous préviens : il n'a aucune disposition pour la musique !

Qui lui envoie-t-il? Un petit pianiste prodige, le jeune Ritter, à qui, bien entendu, il recommande de cacher son talent. Au bout de deux leçons, Berlioz rencontre l'inventeur :

— Eh bien, votre élève?

— Oh ! il a la tête dure! Les doigts sont d'un lourd! Enfin, je ne désespère pas encore ! Et puis, ma méthode est si bonne !

— Ah! votre méthode est bonne! Eh bien, j'irai l'entendre dans quelque temps.

Un mois après, arrive Berlioz qui dit tout bas à Ritter :

— Joue tout ton jeu !

Le morceau commence, et voilà les gammes, les trilles qui partent à toute volée ! Stupéfaction de l'inventeur, éclats de rire de Berlioz qui se pâme de joie de la bonne mystification en disant :

— Mais c'est Ritter! C'est Ritter!

Là-dessus, le malheureux inventeur, suffoqué, n'a que la force de dire :

— Oh! monsieur Berlioz, comment avez-vous pu vous moquer si cruellement d'un pauvre homme qui ne vous demandait qu'à l'aider à gagner sa vie ? C'est mal ! C'est mal !

Et il fond en larmes. Que fait Berlioz? Le voilà qui fond en larmes à son tour, qui se jette au cou du pauvre homme, l'embrasse, lui demande pardon et, le lendemain, lui écrit un article admirable !

* *

Sait-on que la charmante reine du Portugal, qui vient d'être l'hôte de Paris, aime volontiers à griller quelques cigarettes dans l'intimité? Elle apprécie


LES MIETTES DE LA VIE 541

surtout une sorte de tabac allemand qu'on fait venir exprès pour elle de Dresde. Sa mère, la comtesse de Paris, goûte seulement le tabac de la Havane dont elle grille parfois — assez rarement —de légères cigarettes.

Ne croyez pas, du reste, que ce soient là des exceptions chez les souveraines. La plupart fument peu ou prou. La malheureuse impératrice d'Autriche qui mourut si tragiquement fumait trente à quarante cigarettes turques ou russes chaque jour, et elle avait même pris l'habitude de fumer de petits cigares italiens dont elle tirait quelques bouffées en savourant sa tasse de café maure.

La tsarine, elle aussi, aime à charmer ses rares heures de loisir en fumant quelques cigarettes. On voit toujours, paraît-il, sur sa table à écrire, une boîte en or d'un beau travail de repoussé emplie de cigarettes ; à côté, un cendrier en argent et un porteallumettes en jade.

La reine d'Italie fume rarement. La mère d'Alphonse XIII aime, par contre, à consumer des cigarettes égyptiennes en énorme quantité. La reine Nathalie de Serbie possède un magnifique attirail de fumeuse dont elle se sert fréquemment. La reine de Roumanie (en littérature, Carmen Sylva) a chez elle de délicieuses boîtes à cigarettes en or et en argent, mais elle ne souffre pas la fumée du tabac.

Enfin, à la cour d'Angleterre, défense absolue de fumer — du côté des dames. La reine, paraît-il. ne souffrirait pas que l'on fumât en sa présence. Que va dire la haute aristocratie anglaise où l'on comptait jusqu'ici les plus intrépides fumeuses?...

■x•» *

Dumas fils, qui posséda pourtant une belle galerie de tableaux, n'eut jamais l'occasion de payer ainsi


542 LES MIETTES DE LA VIE

comptant une oeuvre de 100,000 francs, surtout vers 1850. Qu'on en juge plutôt :

Quelques mois après la première de la Dame aux camélias, un jour, Alexandre Dumas rencontre sur le boulevard son grandami, le célèbre critique Fiorentino :

— Cher ami, que faites-vous demain?

— Rien de bien particulier.

— Eh bien, venez déjeuner avec moi. Nous nous retrouverons devant les Variétés, à midi.

— Entendu.

Le lendemain, à l'heure dite, les deux amis s'abordent à l'endroit indiqué.

— Et où allez-vous manger? demande Fiorentino.

— Dame, j'aurais assez envie de faire un bon petit déjeuner fin.

— C'est comme moi... Mais, d'abord, voyons, combien avez-vous en poche?

— Moi? mais je n'ai rien, dit en riant Fiorentino. J'étais persuadé que c'est vous qui m'invitiez. Alors...

— Diable ! L'affaire se corse, répondit Dumas. Et, fouillant dans sa poche :

— Tenez, voilà tout ce que j'ai : dix francs !

— Comment faire?

— J'ai trouvé! Attendez-moi ici un instant. Je monte chez mon père qui habite à deux pas, je lui emprunte deux louis et je vous rejoins.

Dumas fils grimpe quatre à quatre les étages paternels... Hélas! un quart d'heure après, son ami le voit revenir la mine déconfite et l'oreille basse.

— Vous avez l'argent?

— Dites que je n'ai plus que cinq francs : mon père yient de me taper de cent sous !...

BIXIOU.


LES PALINODS

I

Le voici, le joli mois de mai ! Le soleil a renouvelé sa provision de rayons, et il s'en va à travers l'espace, les versant plus abondants, plus serrés, plus chauds, mais toujours bienfaisants et doux. La nature s'agence en un bouquet de fleurs : grappes pendantes au long des branches, corolles dressées à la pointe des rameaux, elles éclosent à foison : de tous côtés la joie éclate, les rires fusent, les chants s'égrènent. Plus de parfums encore dans les coeurs que dans les fleurs, plus de lumières, plus d'amour : c'est le temps des imaginations dorées : le voici, le joli mois de mai.

Au coin des rues, les bouquetières font fortune : c'est la fête des Maries. Là-bas, dans nos campagnes, du côté de l'ouest, c'est aussi la fête des « promises. » A la première aurore du mois, en entr'ouvrant sa fenêtre, la fiancée regarde timidement, presque avec anxiété, si le bouquet se balance au-dessous, première parure des fiançailles. Les grandes villes ne connaissent guère ces rustiques coutumes. Les fleurs, ce jour-là, vont surtout à celles qui portent le beau nom de Marie. Roses blanches et frais lilas, que de choses vous 'dites éloquemment, quoique tout bas! Le voici, le joli mois de mai!

Mois doux comme une prière. Au fond des temples,


544 LES PALINODS

l'autel de sainte Marie se change en une corbeille parfumée, dont la suavité mêlée à l'encens qui monte et s'étend, vapeur irisée de lumière, pénètre délicieusement jusqu'à l'âme. Et des cantiques naïfs comme un babil d'enfant résonnent sous la voûte, et des fronts purs d'anges terrestres s'inclinent, et l'on sent passer au-dessus de ces têtes le grand geste bénissant de la Vierge qui là-bas émerge des fleurs étagées, comme une blanche apparition de l'au-delà.

Jadis, aux temps de chevalerie, le culte de NotreDame jouissait d'une popularité plus grande encore. Il ne se confinait pas dans les temples. Les féaux serviteurs de Marie, laissant pour un moment le glaive qui la défendait contre l'invasion hérétique, prenaient la lyre et la chantaient. Ils la chantaient « moult doucement et théologiquement », à grand renfort de poésie et de science sacrée. Dans la lice des concours, ils descendaient bravement, et la victoire restait à celui dont les accents avaient le mieux célébré la benoîte mère de Dieu. Et comme beaucoup méritaient d'être ensemble à l'honneur, on réunissait en gerbe les fleurs poétiques écloses de leur coeur, et on les présentait, merveilleusement transcrites sur beau parchemin, à l'admiration des contemporains et de la postérité.

Nous voudrions offrir un de ces bouquets à nos lecteurs. Si les fleurs, cueillies autrefois aux champs de Normandie, paraissent, après un si longtemps, fanées, si le parfum s'en est presque tout évaporé, peut-être cependant trouvera-t-on quelque charme à contempler les restes d'une poésie qui sous un art maniéré cache une foi naïve et une touchante candeur d'âme, et qui d'instinct rencontre parfois l'expression délicate et juste. N'eussent-elles d'ailleurs que leur titre d'ancienneté, elles se recommanderaient à notre attention aussi bien qu'à notre indulgence, nous, les contemporains d'une époque où la vétusté d'une oeuvre lui tient lieu


LES PALINODS 545

trop souvent de mérite et suffit à lui concilier les suffrages de la critique, comme jadis au temps d'Horace :

Si meliora dies, ut vina, poemata reddit !

II PALINODS

Chants royaux, Ballades, Rondeaux et Epigrammes, à r honneur de l'Immaculée Conception de la toute belle mère de Dieu MARIE {Patrone des Normands) présentés au puy à ROUEN, composés par scientifiquespersonnaiges desclarés par la table cy-dedans contenue. Imprimés à Paris. Ils se vendent à Paris à l'enseigne de l'Éléphant, à Rouen devant sainct-Martin, à la rue du grand Pont, et à Caen, à froide rue, à l'enseigne Sainct Pierre.

Voilà la gerbe : elle a été glanée au sein d'une institution fameuse durant le moyen âge : les Puy s. On retrouve leurs traces en toutes nos provinces. Du nord au midi, à l'est et à l'ouest, le nom change, mais la chose reste la même. Au sommet d'une colline, ou en plaine, sur un tertre élevé par la nature, ou sur une estrade façonnée de main d'homme, siège un tribunal. Ce n'est pas un accusé que l'on va traduire devant ces juges : l'enceinte ne retentira pas d'imprécations oratoires, de cris haineux, ni de sentences de mort : le voile de la tristesse n'assombrira point les visages. Sous le soleil joyeux, parmi les fleurs de la belle saison, aux oreilles attentives d'un auditoire charmé et charmant, les poèmes jaillissent en flots d'harmonie, et l'aréopage qui préside à ces assises poétiques tient à la main le rameau d'olivier et décerne la couronne de laurier.

Souventefois le ciel de Normandie fut le témoin

R. H. 1903. — VI, 5. iS


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d'un tel spectacle. La poésie y fleurissait comme en Provence. A Rouen surtout, le tournoi, où les chevaliers de ce « gay sçavoir » se livraient à leurs joutes poétiques, était des plus brillants. Mais là, plus encore qu'à Dieppe, Caen, Amiens, et en remontant davantage au Nord, à Tournay, les concours offrent un intérêt d'autant plus grand que le sujet des chants est particulier à la Normandie et surtout à sa vieille capitale : on y célèbre l'Immaculée Conception, et elle seule. La gerbe que nous avons entre nos mains est à ce titre un rare et précieux monument. Recueillie par Pierre Vidoux, vers l'an 1526, dans les puys des années précédentes, les dernières du quinzième siècle et les premières du seizième, elle est toute en l'honneur du privilège singulier et ineffable que Dieu accorda à celle qu'il choisit pour sa mère.

Nulle dévotion ne fut plus populaire en Normandie. Dès le onzième siècle, vers 1070, on la manifestait avec pompe. Robert Wace rapporte que, dans un voyage au Danemark, un abbé du monastère de Ramsay fut assailli par une tempête affreuse, dont il sortit sain et sauf par l'intercession de la Vierge Marie. Reconnaissant, il établit une fête religieuse en l'honneur de l'Immaculée Conception. Et cette solennité plut tellement au bon peuple, elle se répandit dans le pays avec tant de rapidité, elle s'y maintint avec une telle constance, elle y provoqua un tel accès de zèle qu'elle fut dès lors appelée la Fête aux Normands.

Elle se doubla plus tard d'une fête littéraire. Vers quelle époque? Si l'on en croit Farinqui, en 1738, écrivit une histoire de la ville de Rouen, cette institution ne daterait que de l'an i486. « Du temps de l'archevêque Jean de Bayeux, en 1072, fut instituée une fête à Rouen par les plus notables habitants de la ville qui s'obligeaient de porter toute leur vie un respect particulier à la sainte Vierge et en dressèrent même quelques statuts


LES PALINODS 547

et ordonnances. En l'an i486, maître Pierre Daré, écuyer, sieur du Château-Roux, conseiller du roi et lieutenant général à Rouen, ayant été élu prince de la même confrérie, étant échauffé d'un zèle plus ardent que ses prédécesseurs, proposa des prix aux poètes qui auraient le mieux rencontré sur le sujet de la Conception de la sainte Vierge, et fit ordonner par messire Robert de Croiman, pour lors archevêque de Rouen, certaines lois et mesures que devaient observer ceux qui voudraient présenter quelques ouvrages. Lé Puy, c'est-à-dire le théâtre où les poésies devaient être lues et examinées, fut premièrement tenu en l'église paroissiale Saint-Jean, et celui qui remporta le prix pour le meilleur chant royal fut un nommé maître Louis Chaperon, B Au mois de décembre 1515, l'assemblée fut transférée de l'église Saint-Jean en celle du couvent des Carmes.

Fête et concours ne formèrent plus qu'un et prirent le nom de Palinod. La dénomination est étrange, mais l'idée que le mot entraînait avec lui n'est pas celle' que nous lui attacherions de nos jours. En ces siècles de franchise parfois brutale, on ne savait guère chanter la palinodie. Le terme indique la répétition et non pas la rétractation. C'est qu'à la fin de chacun des couplets dont se composait la ballade, ou le chant royal, ou le rondeau, le même vers, sous la même forme, revenait comme un refrain de chanson. Dès lors, le Palinod, étendant de plus en plus son sens primitif, fut tout ensemble le vers terminal du couplet, le champ royal lui-même, le pays où il retentissait, et enfin le recueil qui le consignait.

Peut-être aura-t-on quelque peine à admettre que l'institution du Palinod remonte tout au plus à la fin du quinzième siècle. Alors que la fête religieuse s'épanouissait dès 1072, durant quatre siècles sillonnés de trouvères, au pays des Taillefer, des Théroulde, des


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Robert Wace, quand dans la moindre cité les poèmes pleuvaient, et que la religion, la Vierge Marie surtout, inspiraient nos aèdes, est-il croyable qu'il ait fallu attendre si longtemps avant que les puy s, dressés à tous les carrefours, se soient organisés en l'honneur de l'Immaculée Conception? Voilà pourquoi des critiques n'hésitent pas à reculer jusque même au onzième siècle la fête littéraire et à la fixer comme contemporaine de la fête religieuse. Pierre Daré n'en serait pas le créateur : il lui aurait seulement donné une organisation plus sérieuse et par conséquent un nouvel essor.

III

Toujours est-il que le puy de Rouen resta le plus célèbre de toute la région. Aux palinods primitifs : ballades, chants royaux, rondeaux ; aux épigrammes latines des premiers concours, s'ajoutèrent dans la suite l'ode latine et l'ode française. Encore celle-ci dut-elle, aux dix-septième et dix-huitième siècles, céder la première place à une pièce de poésie composée de douze stances dont la dernière était en l'honneur de la sainte Vierge, alors que l'ensemble du poème avait trait à un autre sujet.

Parmi les lauréats, il est curieux de relever certains noms. D'abord Louis Chapperon, le premier qui fut couronné, et il le fut trois fois de suite, de 1486 a 1488. Puis Guillaume Crétin, le placide Crétin qui souvent y alla de sa bonne ballade, et plus d'une fois en revint avec son petit laurier. Puis Parmentier, de Dieppe; puis Jehan Marot,des environs de Caen; puis Clément Marot; puis Jehan Roussel, de Caen même; puis, longtemps après, Antoine Corneille, le chanoine, frère de Pierre : c'était en 1636. Le bon chanoine tint la corde jusqu'en 1639. Puis une jeune fille, ou plutôt une


LES PALINODS 549

enfant, Jacqueline Pascal : d'elle nous reparlerons. Enfin Thomas Corneille. Nous allions oublier de nommer Desmarets de Saint-Sorlin, tout comme les juges oublièrent, dit-on, de le couronner. « Dit-on, » mais cela nous semble pure calomnie, car il n'est pas possible que pendant vingt ans, de 1644 à 1664, le malheureux ait attendu vainement sous l'orme, ou plutôt sous le chêne, sans pouvoir cueillir la branche convoitée.

Est-ce tout? Non pas. Telle était la renommée de ces concours, que les plus grands poètes ambitionnaient la gloire d'y être couronnés. Pierre Corneille lui-même se mit sur les rangs, et c'est à tort qu'on l'a représenté comme étant dans la circonstance le simple porte-parole de ses frères Antoine ou Thomas. Rien n'autorise à croire, par exemple, que les stances présentées au Palinod de décembre 1633 ne soient pas son oeuvre (1). Il suffit de les lire pour^reconnaîtrela manière du poète et les images qui lui sont familières.

Homme, qui que tu sois, regarde Eve et Marie,

Et, comparant ta mère à celle du Sauveur,

Vois laquelle des deux en est la plus chérie,

Et du Père Éternel garde mieux la faveur.

L'une à peine respire et la voilà rebelle,

L'autre en obéissance est sans comparaison;

L'une nous fait bannir, par l'autre on nous rappelle;

L'une apporte le mal, l'autre la guérison.

L'une attire sur nous la nuit et la tempête,

Et l'autre rend le calme et le jour aux mortels;

L'une cède au serpent; l'autre en brise la tête,

Met à bas son empire et détruit ses autels.

L'une a toute sa race au démon asservie;

L'autre rompt l'esclavage 011 furent ses aïeux.

Par l'une vient la mort et par l'autre la vie ;

L'une ouvre les enfers et l'autre ouvre les cieux.

Cette Eve cependant, qui nous engage aux flammes

(1) Il y a là un point d'histoire encore obscur, mais qu'il n'est peut-être pas impossible d'éclaircir. La question, assez complexe, est fort intéressante. Nous nous proposons d'y revenir quelque jour.


550 LES PALINODS

Au point qu'elle est formée est sans corruption;

Et la Vierge bénie entre toutes les femmes,

Serait-elle moins pure en sa conception?

Non, non, n'en croyez rien, et tous tant que nous sommes.

Publiant le contraire à toute heure, en tout lieu,

Ce que Dieu donne bien à la mère des hommes,

Ne le refusons pas à la mère de Dieu.

Sept ans plus tard, en 1640, une enfant prodige, Jacqueline Pascal, remportait un prix aux Palinods de Rouen, avec des stances fort régulières qui développaient un parallèle entre l'arche d'alliance et Marie :

Exécrables auteurs d'une fausse créance, Dont le sein hypocrite enclôt un coeur de fiel, Jetez vos faibles yeux sur l'arche d'alliance : Vous la verrez semblable à la reine du ciel...

Quand le prince du puy décerna à l'auteur la récompense méritée, Jacqueline était absente. Mais un « ami de la famille » se leva et improvisa un remerciement. L'ami, c'était Pierre Corneille, et l'improvisation est d'autant plus curieuse qu'elle est presque ignorée :

Pour une jeune muse absente, Prince, je prendrai soin de vous remercier; Et son âge et son sexe ont de quoi convier A porter jusqu'au ciel sa gloire encor naissante. Des poètes fameux les plus hardis projets Ont marqué bien souvent d'assez justes sujets

Pour voir leurs muses couronnées,

Mais c'en est un beau qu'aujourd'hui

Une fille de douze (sic) années A seule de son sexe eu des prix sur ce Puy.

J'aime mieux Corneille quand il n'improvise pas. Tout imparfait qu'il est, cet impromptu témoigne pourtant de l'importance que le chantre du Cid attachait aux puys des Palinods. Il n'en dédaignait probablement pas les récompenses. Dans les armoiries que les lettres royales accordèrent à la famille Corneille le 24 mars 1637, figurent trois étoiles d'argent sur champ


LES PALINODS 551

d'azur. Ne serait-ce pas un précieux souvenir d'une victoire remportée et d'un prix gagné au palinod de la Conception?

Aujourd'hui, Jacqueline Pascal et les Corneille; hier, les Marot, les Crétin, maîtres du temps en l'art de poésie, se donnaient rendez-vous au concours de Rouen. Sans atteindre la perfection des stances du dix-septième siècle, les chants royaux du moyen âge ne laissent pas que de piquer la curiosité et même, de temps à autre, de charmer le goût. La gerbe de Pierre Vidoux, ne serait-ce que parce qu'elle fut un petit commencement d'une institution si florissante, mérite donc, même après les stances de Pierre Corneille, qu'on la regarde et qu'on s'arrête à la contempler.

EM. ROBIN.

{A suivre.)


SOUVENIRS

DE LA

CONQUÊTE DE L'ALGÉRIE

(Suite)

Expéditions sur les contreforts du Djurdjura du cûté du sud.— El Mokrani, kalifat de la plaine de la Mitidja. — Expéditions dans le Sahara à la poursuite d'Abd-el-Kader. — Le général MarcyMonge, le colonel Camou, le duc d'Aumale,le général Yusuf.— Ma découverte. — Chasse à la gazelle, à l'outarde et à l'épervier. Les autruches, les vipères à cornes, les scorpions, les gerboises. — Mission d'aller propager le vaccin et opérer la cataracte chez les populations situées entre Boghar et Laghouat. — Révolution de 1848, ses effets sur les tribus arabes. — Saint-Amand.

III MÉDÉAH

J'arrivai à Médéah dans le courant du mois de juillet 1845. J'allai voir mon frère Charles et son général, puis le commandant de place me désigna un logement, et je m'installai moi et mon cheval Mistigris dont je n'ai pas encore parlé, mais sur lequel je reviendrai en temps opportun.

Médéah était occupée par nos troupes depuis une dizaine d'années et commençait à prendre une tournure qui indiquait une grande ville en formation. Il


SOUVENIRS DE LA CONQUETE DE L'ALGÉRIE 553

restait encore un pâté de maisons arabes, qu'on avait laissé presque en entier à la disposition des Arabes et des Juifs qui avaient consenti à subir notre domination. Enveloppée de murailles élevées de tous les côtés, Médéah était à l'abri d'un coup de main, mais pouvait être bloquée, ce qui lui était arrivé en 1840, où la garnison, réduite au quart de son effectif, fut enfin délivrée par le général Changarnier. Il était temps, les malheureux survivants n'étaient plus que des spectres, et beaucoup d'entre eux sont morts, même après l'arrivée des secours. Mon frère Charles, alors lieutenant d'étatmajor, détaché au 3" léger, où se trouvait mon frère Octave également lieutenant, faisait partie de cette malheureuse garnison, et on me l'a apporté à l'hôpital de Mustapha, près d'Alger, où j'étais en qualité de sous-aide. Pendant plus de dix jours nous avons désespéré de le rappeler à la vie, enfin, sa jeunesse, sa vigueur ont pris le dessus, et il est entré en convalescence. Une particularité de sa maladie, c'est qu'il avait toujours la tendance à marcher à reculons, et à laisser sa tête se porter en arrière, quand il était debout ou assis ; il fallait une grande surveillance pour l'empêcher de tomber à chaque pas.

La ville commençait donc à se transformer; en face du logement du commandant supérieur— belle maison arabe qui avait été conservée pour cet usage, — il y avait une magnifique place de création française et construite d'une façon uniforme. Les maisons se ressemblaient toutes et avaient trois étages. Les rues étaient tracées, et déjà un nombre assez considérable de maisons européennes étaient terminées ou en construction. Il y avait une église, un très bel hôpital, récemment achevé et occupé par les malades militaires. On y admettait également les colons et les indigènes qui demandaient à y être soignés ; il y avait place pour quatre cents malades. Le génie, sous les ordres du


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commandant Jamain, travaillait sans relâche et les casernes, la manutention, tous les établissements militaires s'élevaient avec rapidité. Tout près de la ville on avait installé un magnifique jardin, qui servait de promenade publique, et où la musique du 33e de ligne se rendait aux jours et heures indiqués. Les officiers avaient leur cercle.

Les personnages militaires, que je trouvai à mon arrivée, étaient les suivants : le général Marcy-Monge ayant mon frère pour aide de camp, et le lieutenant Chanzy pour officier d'ordonnance. Le général est mort général de division, sénateur, et grand-croix de la Légion d'honneur, après avoir été quelque temps gouverneur de l'Algérie. Mon frère est mort à l'âge de cinquante-sept ans, général à Colmar. Chanzy est devenu général de division, commandant d'armée pendant la guerre de 1870-1871, et est actuellement gouverneur de l'Algérie. Ensuite venaient le colonel Camou qui a terminé sa carrière militaire comme commandant la division de voltigeurs de la garde impériale, puis le lieutenant-colonel Maissiat devenu général de division, le commandant Carbuccia, mort du choléra à Athènes, en conduisant sa brigade en Crimée. Le capitaine d'état-major Durieu, mort général de division; le capitaine Ducrot, une de nos plus grandes illustrations militaires de l'époque et sacrifié à la haine des partis qui, pour notre malheur, imposent leurs volontés et achèvent de ruiner notre pauvre France, le sous-intendant Wolf, devenu intendant général, etc.

Le 1" septembre, la colonne expéditionnaire, sous les ordres du général, se mit en route dans la direction du versant sud du Djurdjura. Abd-el-Kader avait soulevé toutes les tribus du Sud, et il cherchait à mettre les Kabyles avec lui pour multiplier nos embarras; mais heureusement les Kabyles lui répondirent qu'ils ne se mêlaient point de ce qui se passait dans la plaine,


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qu'ils restaient chez eux, et qu'ils engageaient l'Émir à ne pas venir les troubler. Il se le tint pour dit, cependant il avait réussi à exciter à la révolte quelques tribus situées sur les contreforts du Djurdjura, et c'est là où se dirigeait notre colonne. ,Le général Marcy connaissait trop bien les Arabes pour jamais leur faire savoir ses intentions, il s'enveloppait d'un mystère impénétrable, et nous-mêmes nous ignorions complètement où il nous menait, et ce qu'il voulait faire. C'est ainsi que devraient agir tous les généraux, car un secret est bientôt connu de tout le monde, s'il y a seulement deux ou trois personnes dans la confidence. Nous étions en route depuis cinq ou six jours seulement quand des coups de fusil se firent entendre en avant de la colonne, nous étions chez le|S Bini-Djaad. La colonne s'avança au pas de course, et le combat devint général, mais de courte durée. Les ennemis se retirèrent, nous laissant le champ libre, et nous campâmes dans une belle plaine, boisée et arrosée par plusieurs cours d'eau. Pourquoi les Bini-Djaad avaient-ils tenté de nous arrêter? Pourquoi s'étaient-ils retirés si vite? Je ne l'ai jamais su; probablement le général a traité avec eux.

Il y avait une vingtaine de blessés que je soignai jusqu'à la nuit. Le lendemain matin, des Arabes arrivèrent à l'ambulance avec des mulets et des chevaux organisés pour le transport des blessés, et le général, assistant lui-même au chargement, les fit diriger sur Médéah pour ne pas encombrer la colonne. Un médecin militaire, protégé par un détachement de cavaliers arabes, les accompagnait. Ils arrivèrent à Médéah le troisième jour, après avoir marché presque sans s'arrêter. Le colonel Camou, atteint d'une sciatique très douloureuse, faisait partie de ce convoi.

Nous restâmes au camp huit ou dix jours, probablement pour attendre le retour du convoi qui avait con-


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duit les blessés, et qui devait revenir chargé de munitions et de provisions, escorté de quelques centaines de soldats de renfort. Puis on se mit en route. Au bout de quelques jours nous vîmes arriver une immense quantité de cavaliers arabes, montés sur des chevaux magnifiques, et nous donnant le spectacle d'une fantasia sur une étendue de plus de deux kilomètres en avant de notre camp. C'était le fameux El Mokrani, grand kalifat de la plaine de la Mitidja, et dont la puissance s'étendait fort loin, qui arrivait camper près de nous avec quatre mille cavaliers.

El Mokrani est un personnage trop important pour que je ne lui consacre pas quelques lignes. C'était un vieillard imposant et grave, digne dans ses actes et ne parlant jamais à la légère; c'était un grand chef dans toute l'acception du mot. Le général Marcy-Monge, qui avait profondément étudié les moeurs, le langage et l'histoire des Arabes, était convaincu que Mokrani était un descendant des Montmorency, resté sur la terre africaine après les croisades de saint Louis. Vraie ou fausse, cette croyance de la part du général ne manquait pas de trouver beaucoup de crédules, et j'étais du nombre. Les grands airs de Mokrani, sa dignité imposante, son entourage respectueux et soumis, tout me rappelait un grand seigneur du moyen âge. Il en avait gardé un de ses usages, qui ne se retrouve plus que dans quelques coins de l'Algérie, et sur lequel je reviendrai plus tard : c'était la chasse au faucon. Elle vaut la peine d'être racontée, mais sa place n'est pas ici.

J'allai visiter le campement de Mokrani, en compagnie de quelques camarades, et comme j'avais l'intention d'acheter un cheval, je me fis accompagner d'un vétérinaire et d'un interprète. Je finis par arrêter mon choix sur un beau cheval gris pommelé, de haute taille et de belle apparence; il avait environ sept ans. Je le


SOUVENIRS DE LA CONQUETE DE L'ALGERIE 557

payai 500 francs plus 10 francs pour l'Arabe qui le conduisit à ma tente. Le lendemain, mon ordonnance vint me dire que mon cheval mangeait difficilement et qu'il avait la langue coupée. En effet, sa langue représentait exactement le corps d'une abeille, elle était partagée en deux, et les deux fragments n'étaient retenus ensemble que par un lambeau un peu plus gros que le pouce. La partie antérieure était renflée arrondie et figurait exactement le ventre d'une abeille. Je me rendis immédiatement à la tente de Mokrani, accompagné de l'interprète. Mokrani était en train de rendre la justice, et tous les principaux personnages étaient rangés autour de lui. En me voyant arriver, il arrêta sonaudience et me demanda ce que je désirais; l'interprète le lui expliqua; il examina la langue du cheval et dit : Aoud morto, ce qui veut dire en français : « C'est un cheval mort. » Puis, se retournant vers ses chefs : « Quel est le cavalier qui a vendu ce cheval? — C'est un tel, lui fit-il répondu. — Où est-il? — Il est parti ce matin pour aller porter l'argent chez lui. — Qu'on monte à cheval et qu'on le ramène avant la nuit, mort ou vif, avec l'argent. »

Puis se tournant vers moi, il me dit : « Veux-tu un cheval ou ton argent?» J'aime mieux un cheval. Quelques minutes après, cinq ou six magnifiques chevaux m'étaient présentés. «Choisis, » médit Mokrani et jepris un jeune cheval de trois ans et demi, d'un noir d'ébène avec une étoile blanche au milieu du front, et trois balsanes blanches aux deux pieds de derrière et à un pied de devant. Sa crinière et sa queue pendaient jusqu'à terre, il fallait les tresser pour les empêcher de se souiller dans la poussière ou dans la boue. « Estu satisfait? me dit Mokrani. —Certainement, répondisje. — Eh bien! celui qui t'a trompé sera puni. Le soir même, il était ramené au camp, rendait l'argent et recevait cent coups de bâton. Moi, j'avais un des plus


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beaux chevaux arabes que j'ai vus de ma vie.

Mokrani était commandeur de la Légion d'honneur; c'était le seul Arabe honoré de cette distinction, qui, du reste, se détachait d'une façon saisissante sur son burnous blanc. Il ne resta que deux jours avec nous, il s'était probablement entendu avec le général Marcy et lui avait dit qu'il répondait de la tranquillité des tribus de son commandement. En effet, elles n'ont pas bougé pendant toute la durée de l'insurrection.

Quelques années plus tard, Mokrani fut invité à visiter la France, il fut reçu aux Tuileries, et mourut à Marseille sans revoir sa patrie. Son fils lui succéda dans son commandement.

Sept ou huit jours après le départ de Mokrani, nous arrivâmes à rejoindre le général d'Abouville, qui s'avançait vers nous par la vallée de l'oued Sahel. Impénétrables, comme toujours, dans leurs actes et leurs projets, les généraux décidèrent une attaque de l'autre côté de la crête du Djurdjuraoù jamais Français n'avait mis le pied. Dans quel but? Je l'ignore. Toujours est-il qu'on nous prévint à huit heures du soir de nous tenir prêts à partir à minuit. La nuit était assez claire, nous partîmes en silence, avec l'ordre de ne faire entendre aucune sonnerie, de faire les commandements à voix basse et de ne pas fumer. Dans les haltes, on s'entretenait tout bas ; du reste on n'avait rien à dire, puisqu'on ne savait rien. Il fallait six à huit heures pour être sur la crête. Les soldats avaient laissé leurs sacs au camp pour être plus à leur aise, ils avaient mangé une bonne soupe avant de partir, et ils avaient dans leur poche un morceau de viande et du biscuit, et dans leur bidon du café tout fait. Les Kabyles furent complètement surpris, et nos soldats n'eurent pas de peine à les déloger de leurs villages, en leur faisant éprouver des pertes sérieuses, et en incendiant leurs maisons. Mais peu à peu ils se


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réorganisèrent, des renforts considérables leur arrivaient de tous les côtés, et si nous étions restés quelques heures de plus à jouir de nos succès, nous ne serions peut-être pas retournés à notre camp. Enfin, les généraux jugèrent le moment convenable de sonner la retraite; les blessés, chargés sur les litières et les cacolets, prirent la tête de la colonne, et ne s'arrêtèrent que dans la plaine. Là, toute la colonne fit halte; la cavalerie nous y attendait, prête à charger les Kabyles s'ils s'avisaient de descendre de leurs montagnes. Ils se contentèrent de nous accompagner à coups de fusil jusqu'au milieu de la côte, et nous rentrâmes à notre campement à six heures du soir. Nous avions eu huit morts et quarante-trois blessés.

Les généraux restèrent encore quelques jours ensemble, puis le général d'Abouville reprit la direction de Constantine et nous nous dirigeâmes vers le sud, en traversant le Till, laissant à gauche le pâté de montagnes de Dira. Cette fois, nous allions nous mettre aux trousses d'Abd-el-Kader, qui soulevait toutes les populations du Sahara des trois provinces dans une étendue considérable. Agile comme une gazelle, rapide comme un oiseau, il était le même jour sur deux points situés à plus de trente lieues l'un de l'autre. Tantôt il venait faire une razzia sur une tribu que nous cherchions à protéger, tantôt il chassait devant lui des populations entières et les poussait bien avant dans le Sud. Comment agir sur un ennemi insaisissable? Le maréchal Bugeaud avait lancé à sa poursuite quatorze colonnes, quelques-unes composées uniquement de cavalerie et pouvant lutter de vitesse avec Abd-elKader. Mais nous avions affaire à un homme d'une intelligence rare et qui sut glisser bien des fois entre nos colonnes, prêtes à le saisir. Enfin ce valeureux cavalier, cet émir si puissant, traqué partout et ne pouvant plus s'échapper, se rendit au général de


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Lamoricière, qui commandait la province d'Oran.

Deux fois la colonne à laquelle j'appartenais avait failli avoir l'honneur de prendre ce grand chef, et voici dans quelles circonstances. Une fois il était venu, pendant la nuit, faire une razzia sur une tribu campée pas bien loin de nous, et, quand le colonel Camou, qui commandait en l'absence du général Marcy, fut prévenu, il fuyait à quelques lieues devant nous. Aussitôt, le colonel fit faire halte, ordonna aux soldats de manger et de donner l'orge aux chevaux. Puis on plaça sur toutes les bêtes de somme le plus de sacs que l'on put, et la colonne se forma en carré. Nous étions sur un terrain uni comme un tapis de billard, un bataillon se déploya sur la face en avant, deux autres sur les côtés et le quatrième sur la face de derrière. L'artillerie, l'ambulance et tous les bagages au centre du carré. La cavalerie, composée d'un goum, — on appelle goum, les cavaliers arabes rangés sous nos drapeaux pour le moment, et nullement engagés à notre service; ils sont commandés par leurs chefs sous les ordres du chef du bureau arabe, — d'un escadron de chasseurs d'Afrique et d'un escadron de spahis, était en avant.

Sur l'ordre du colonel, toute la colonne se mit au pas de course. C'était la première fois que je voyais une colonne entière prendre une pareille allure avec des mulets chargés outre mesure. Ces pauvres bêtes trottaient aussi vite que les chevaux et les hommes et nous avancions rapidement. Au loin, on apercevait des tourbillons de poussière et l'on entendait des coups de fusil. C'était notre cavalerie qui avait rejoint la queue de l'émigration et qui, la dépassant, cherchait à prendre Abd-el-Kader. Mais celui-ci était toujours trop bien monté pour se laisser prendre, il put s'échapper, mais en laissant entre nos mains un immense butin. Beaucoup de femmes et d'enfants, huit ou dix mille moutons, cinq à six cents chameaux chargés de tapis, de tentes,


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de vivres, etc., tel fut le résultat de cette journée qui ne nous coûta pas une goutte de sang.

Le général Yusuf, à la tête d'une colonne composée exclusivement de tout ce que le gouverneur avait pu réunir de chasseurs d'Afrique, de spahis et même de gendarmes à cheval, vint nous rejoindre pendant que nous étions campés aux pieds du Djebel-Amour, et, comme il était général de division et avait le droit de prendre le commandement de notre colonne, il prévint le colonel Camou qu'Ab-del-Kader était caché dans un repli du Djebel-Amour, épuisé et presque sans ressources, et que le lendemain matin, il emmènerait nos fantassins avec sa cavalerie au point du jour. En effet, on se mit en route après avoir laissé au bivouac tout ce qui pouvait gêner, voire même lès sacs des soldats, et, vers dix heures, nous entendions la fusillade. Cette fois, Ab-del-Kader avait été surpris. Il ne s'échappa que grâce à la vitesse de son cheval, et, cependant, le général Yusuf avait lancé à sa poursuite de hardis et bons cavaliers. La tente d'Ab-del-Kader, qu'on n'avait pas eu le temps d'emmener, fut prise et j'eus, pour ma part, une peau de lionceau, assez usée et assez laide du reste. Le butin fut considérable, et, ce jour-là, la puissance d'Ab-del-Kader fut singulièrement ébranlée et dans sa grandeur et dans son prestige.

Parmi les prisonniers qu'il traînait à sa suite, il y avait un interprète nommé Lévy, et un lieutenant du train qui avait été chef du bureau arabe de Téniet-elHad. Je tairai son nom, parce qu'il paraît qu'il était accusé de concussion et que, si nous l'avions repris vivant, le gouverneur l'aurait fait fusiller. Abd-el-Kader avait donné l'ordre de tuer les prisonniers s'ils ne pouvaient pas le suivre dans sa fuite ; cet ordre fut ponctuellement exécuté et quand on apporta les deux malheureux à l'ambulance, M. Lévy avait la colonne vertébrale brisée. Il put nous raconter une partie de


562 SOUVENIRS DE LA CONQUÊTE DE L'ALGÉRIE

son histoire et mourut le lendemain matin. Le lieutenant du train avait la hanche cassée et la poitrine traversée de part en part; il vécut encore deux jours.

Les autres événements militaires auxquels ma colonne prit part dans cette poursuite acharnée après Abd-el-Kader sont sans importance. Le duc d'Aumale, qui commandait la province d'Alger, comme général de division, vint passer quelques jours avec nous. Sa colonne n'était pas importante, et je crois qu'il n'a pas eu de faits militaires à enregistrer. Il est vrai que l'année précédente il avait eu le bonheur de prendre la Smala d'Ab-del-Kader à Taguin, alors qu'il n'était encore que général de brigade et commandant la subdivision de Médéah.

Dans un de nos fréquents changements de bivouac, au moment où le général était déjà à cheval et que la colonne se mettait en mouvement, on vint m'apporter le cadavre d'un soldat du 33e de ligne, trouvé noyé dans une petite fontaine où il n'y avait place que pour sa tête. Il paraît que ce malheureux était sujet à des attaques d'épilepsie, et qu'étant tombé la face dans la fontaine, il avait été immédiatement asphyxié. En entendant ces détails, je me mis en. mesure de le rappeler à la vie, puis, le confiant à un de mes sous-ordres, je courus après le général qui passait près de l'ambulance et le priai d'arrêter le départ de la colonne, ne fût-ce que d'une demi-heure, pour tâcher de rappeler ce malheureux à la vie, ne pouvant me décider à le faire enterrer dans de semblables circonstances. Le général me répondit que cela lui était impossible, mais qu'il allait laisser près de moi un escadron de chasseurs d'Afrique et le chef arabe de la contrée qui répondrait detnoi sur sa tête. Puis il ajouta : « Vous viendrez me rejoindre à tel endroit, où je resterai de dix heures à midi. »

J'avais fait déshabiller le soldat et fait placer le corps


SOUVENIRS DE LA CONQUÊTE DE L'ALGÉRIE 563

sur une litière, les pieds tournés vers un foyer flamboyant. Pendant que je m'occupais à ramener la respiration par des pressions douces et modérées sur la poitrine, le vent avait tourné et la flamme léchait la plante des pieds qui s'étaient gonflés tout d'une pièce et présentaient la forme d'un demi-ballon. Je fis une incision et une vapeur d'eau s'échappa en laissant l'épiderme s'affaisser sur lui-même. Ayant perdu tout espoir de rappeler ce soldat à la vie, je le fis enterrer; puis, montant à cheval, suivi de mon escorte, je rejoignis le général. Mais tout en cheminant, je réfléchissais et je me disais : « Je viens de faire une découverte; si l'homme avait été vivant, ce n'est pas de la vapeur que j'aurais trouvé sous l'épiderme, c'est du liquide comme cela arrive dans les brûlures. » En effet, j'avais trouvé le moyen certain de distinguer la mort réelle de la mort apparente. Plus tard, rentré en France, j'ai travaillé cette question et obtenu une récompense de l'Académie de médecine, et maintenant il est reconnu d'une façon incontestable qu'en déterminant sur un doigt d'un cadavre une petite ampoule pleine de vapeur, c'est la mort; si l'ampoule était pleine de sérosité, il y aurait vie. Avec une bougie approchée du doigt pendant vingt à trente secondes, on obtient toujours ce résultat. Il n'y a donc plus possibilité d'être enterré vif si l'on a recours à ce moyen si simple.

Enfin, après avoir parcouru le sud de la province d'Alger dans tous les sens, nous rentrâmes à Médéah le 15 juillet 1846, c'est-à-dire dix mois et demi après l'avoir quitté. Depuis notre départ, je n'avais pas couché dans une maison, ni dans un lit, et j'avais mangé du pain bien rarement; mais j'étais jeune et cette vie-là me plaisait. J'avoue cependant que, plus d'une fois, j'ai désiré être couché dans mon lit à Médéah, ou assis à une bonne table sur laquelle il y aurait du vin.

L'automne se passa sans aucun événement qui mérite


564 SOUVENIRS DE LA CONQUÊTE DE L'ALGÉRIE

la peine d'être signalé, si ce n'est que je me livrais fréquemment à la chasse, mon plaisir favori. Mon frère envoyait son ordonnance et le mien avec deux mulets chargés de provisions pour nous et nos chevaux; ils partaient à deux heures du matin pour se rendre à un endroit indiqué à l'avance; nous montions à cheval à quatre heures, n'ayant rien sur le dos, pas même nos fusils, et, après avoir pris une tasse de café que nos hommes avaient eu le soin de nous préparer, nous nous mettions en chasse dans un pays où jamais gibier n'avait reçu un coup de fusil. C'était alors une vraie tuerie de lièvres et de perdrix rouges. Nous avions chacun un excellent chien et, comme nous étions à peu près de la même force, nous arrivions au bivouac avec une moyenne de vingt perdrix et cinq lièvres chacun. Alors nous nous étendions à l'ombre d'un arbre touffu et nous faisions honneur au déjeuner, puis nous dormions une bonne heure. De deux heures et demie à quatre heures et demie, après avoir laissé passer les grosses chaleurs, nous allions encore faire un tour du côté des remises que nous connaissions. Enfin nous arrivions à Médéah chargés de gibier. Nous faisions cette chasse de temps en temps et toujours avec le même bonheur.

Enfin, au commencement de janvier 1847, la colonne se remit en marche pour aller châtier quelques tribus de l'agalik de Boghar qui avaient opéré des razzias sur des tribus nos alliées. Le général Marcy avait une excellente manière de les faire arriver à se soumettre. Au lieu de fatiguer nos soldats à courir inutilement à leur poursuite, il s'installait au milieu des moissons qui étaient encore en vert. Au bout de peu de jours, les dégâts étaient considérables, non seulement parce que l'on donnait le blé à profusion aux chevaux et aux bêtes de somme, mais parce que les hommes en coupaient de grandes quantités pour se faire un bon lit. Cela faisait


SOUVENIRS DE LA CONQUÊTE DE L'ALGÉRIE 565

peine à voir, mais réussissait toujours, et les chefs arabes venaient faire leur soumission. Quand il avait fini, le général allait en faire autant sur une autre tribu; il appelait cela peser sur le pays. Les officiers, qui désiraient avoir quelques combats à livrer pour obtenir quelques récompenses, grognaient bien un peu, mais le général n'en continuait pas moins son système.

EUGÈNE MARTENOT DE CORDOUX.

(La fin à la prochaine livraison.)


POÉSIES

LES CHANTS DU RENOUVEAU

REVEIL

Vénus! je t'ai sentie errant sous les ramures! A la beauté des fleurs s'ajoutait ta beauté, Tu mêlais à l'air tiède un flot de volupté Câlin comme un envol de souples chevelures.

Le lac, sous le zéphyr, souriait doucement. Un parfum de jeunesse errait par la prairie. Chaque branche semblait verdoyante et fleurie, Pour fêter le retour de l'éternel amant;

Dans l'herbe, un velours tendre ondulait, plein de

[flammes; Le bocage, au lointain, prenait des profondeurs Délicieusement perverses ; les ardeurs Du soleil printanier amollissaient les âmes;

Des oiseaux vifs mettaient des frissons aux halliers, Et de la terre en fleurs une chanson naïve Montait vers le ciel bleu, doucement instructive Aux amoureux épars à travers les sentiers.


POÉSIES 567

Heure exquise où, l'esprit las des choses serviles, On peut rêver à deux un rêve pour soi seul Et quitter un instant, comme on jette un linceul, La vie étourdissante et banale des villes.

Devant cette nature au sourire vainqueur,

J'ai retrouvé l'émotion de mon enfance

Et je me suis livré malgré moi sans défense

Au trouble grandissant dans le fond de mon coeur.

Le ciel bleu fut moins lourd à mon âme angoissée, L'illusion d'avoir toujours quinze ans me prit, Et je laissai flotter librement mon esprit Au gré de la chimère étreignant ma pensée.

Illusion?... Peut-être. Un jour peut naître enfin Où, si le désir change, une ombre en nous s'efface; Il se peut, délivré du passé, que l'on fasse D'un coeur redevenu neuf des rêves sans fin.

Si peu suffit, hélas! pour qu'on ébauche un rêve : Court sourire envoyé par l'inconnue en blanc, Rythme d'un éventail plus nerveux ou plus lent, Pression d'une main attardée ou plus brève ;

Et c'est tout un roman où notre esprit se plaît, Parce qu'un beau soleil de printemps au ciel brille, Parce que les oiseaux redisent mieux leur trille, Parce que notre coeur tressaille ou bien renaît !

APPEL

L'avril, de ses divins baisers, Etreint la nature embaumée. Tout est frisson, sous la ramée,


568 POÉSIES

D'amour nos coeurs sont embrasés... C'est l'heure exquise, ô bien-aimée!

Viens!... sous l'ardeur de nos baisers Je veux que ta chair embaumée Tressaille ainsi que la ramée Et qu'en nos membres embrasés Coule une flamme, ô bien-aimée!

Chanson câline des baisers Montez dans la brise embaumée ! L'oiseau chantant sous la ramée A des accents moins embrasés Dans sa romance, ô bien-aimée !

Vois-tu, ce sont les seuls baisers

Qui font que l'âme est embaumée.

Oh ! viens ! fuyons sous la ramée !

Et que nos coeurs soient embrasés!

... C'est l'heure exquise, ô bien-aimée!...

NUIT DE MAI

Le crépuscule d'or enflamme le couchant Comme pour y brûler la trace de toute heure Et, dans le jardin vague, où le rossignol pleure, Le parfum des grands lis s'exhale comme un chant.

Oh ! la mélancolie immense des allées Où la brise conseille aux lilas de mourir Dans l'ombre rose où les phalènes vont courir Avec de grandes ailes toutes désolées !

Oh ! ce parfum des fleurs qui défaillent d'amour Sous le baiser lascif du lent zéphyr qui passe,


POÉSIES 569

Chaud du souffle fécond des choses, par l'espace, Oh ! ce parfum pâmé qui flotte en le ciel lourd !

Nature, aurais-tu donc une âme douloureuse

Qui se désole et se torture ainsi que moi,

Sans savoir le secret de l'indicible émoi

Qui nous saisit et nous remplit d'angoisse affreuse?

Serait-ce le passé qui revient t'assaillir De la chanson plaintive et douce des années, Effeuillant devant toi ces mille fleurs fanées Que ses doigts inquiets trop vite ont dû cueillir?

Oui... Tu regrettes leurs arômes, leur jeunesse,

Oubliant ta beauté pour la leur, qui n'est plus,

Et tu te dis que les bonheurs qu'on a perdus

Sont les bonheurs les plus exquis que l'on connaisse.

Printemps passés, printemps passés, beaux jours L'ombre de nos soleils s'est-elle évanouie, [défunts, Ou vit-elle à jamais, calme, quand tout l'oublie, Au coeur de ces grands lis défaillant de parfums ?...

GUY DE MONTGAILHARD.


LES IDÉES AU THÉ/vTRE

LES TYPES DE JEUNES FILLES — LES CONTES D'AMOUR

VAUDEVILLE : Yvette, pièce en trois actes et six tableaux, d'après le

roman de MAUPASSANT, par M. P. BERTON. GYMNASE : Joynelle, conte d'amour en cinq actes, de M. Maurice

MAETERLINCK.

I

On a créé beaucoup de types de jeunes filles au théâtre. C'est un genre qui plaît toujours à la clientèle mâle des salles de spectacle. Quant aux jeunes filles elles-mêmes, on ne peut trop savoir ce qu'elles en pensent, ces sortes de pièces, dont une de leurs semblables est la raison d'être, appartenant le plus souvent à la catégorie des comédies que les mères vigilantes interdisent cruellement à leurs filles. Ceci n'est ni surprenant, ni regrettable. Ne se passe-t-on pas, presque sans cesse, en toute matière, de l'opinion du principal intéressé, et, en l'espèce, les principales intéressées pourraient-elles formuler un jugement franc, impartial, raisonné, et, même le pouvant, le voudraient-elles ?

Les conventions d'éducation admises ont fait de la jeune fille française un être qui nous est plus étranger que les Chinois et les Samoyèdes. Sur ceux-ci, au moins, nous avons les récits et même les racontars des


LES IDÉES AU THÉÂTRE 571

voyageurs qui les ont observés sur le vif. Sur celles-là, nous en sommes réduits à nos conjectures personnelles, car elles ne se laissent pas facilement étudier et les moyens d'arriver à les mettre en franchise, vis-à-vis de nous, nous font défaut de par les règles empesées de la société contemporaine.

Aussi, les données certaines que nous possédons sur cette catégorie d'habitants de notre planète sont-elles assez confuses. En général, il semble admis qu'elles ne sont point égoïstes, mais, par contre, férocement personnelles, et qu'elles se servent rarement de l'arme du mensonge, bien qu'il soit presque impossible d'en découvrir une véritablement franche, surtout envers ellemême. Sur ces deux points, peu de discussion. L'avis quasi unanime permet de les tenir pour établis. Maintenant, que savent-elles et qu'ignorent-elles de la vie ? Ont-elles une vision juste, quoique incomplète et obscure, de la réalité, ou s'imaginent-elles un monde irréel ? C'est ici que nous commençons tous à barboter affreusement. Plus nous barbotons, d'ailleurs, plus nous nous acharnons à déchiffrer cette énigme. Et comme nous nous croyons chacun plus avisé que le voisin, nous nous attachons passionnément à la découverte du caractère réel et de l'exacte mentalité de ces attirantes et décevantes magiciennes, découverte dont nous jugeons volontiers les autres incapables. Voilà pourquoi auteurs et spectateurs ont une prédilection marquée pour les pièces servant de cadre à un type de jeune fille.

De là, la diversité incomparable des jeunes filles qu'on nous a présentées sur les planches! Y en a-t-il eu, mon Dieu! un défilé de ces poupées virginisées au geste maniéré, à l'allure factice, au caractère conventionnel! Suivant l'esprit de l'auteur, sa science du métier, son habileté à manoeuvrer les pantins de son oeuvre, nous les avons trouvées amusantes, nous les


572 LES IDÉES AU THÉÂTRE

avons crues vivantes, nous les avons imaginées réelles. Et, pourtant, combien y en a-t-il eu, qu'en toute conscience nous ayons pu tenir pour vraies?

Il faut dire que les auteurs, sans doute par besoin d'opposition, ont soin de les placer, en général, dans des milieux absolument contraires au naturel de leur caractère. Je comprends le souci du relief pour le personnage le plus attachant de la pièce; seulement il ne faut pas que la préoccupation du contraste arrive à annihiler les conditions de vraisemblance. Or, la jeune fille est une entité trop passive pour que le milieu, l'éducation, l'entourage, les relations ne jouent pas un rôle considérable dans la formation de son « moi ». De là l'impression très forte d'irréalité que nous ont laissée la plupart de ces gracieuses héroïnes, qui nous eussent peut-être semblé plus justement silhouettées dans un autre cadre.

Ainsi, un des types de jeune fille qu'on s'acharne le plus à nous représenter de face, de profil, de trois quarts, de dos, c'est la jeune fille pure, chaste, innocente, inconsciente du vice, ignorante de la vie, issue d'une mère légère et élevée dans un milieu facile. Le modèle fait fureur. La candeur éclose de la science mauvaise, l'idéal puéril non terni par l'atmosphère ambiante des réalités bestiales, voilà certes une opposition digne de tenter une plume avisée et souple. Aussi, depuis Marcelle, du Demi-Monde, jusqu'à Yvette de la pièce actuelle du Gymnase, on ne peut compter le déballage annuel de jeunes vierges impeccables et ignorantes, poussées au sein des plus séduisants et plus dangereux bourbiers mondains. C'est ce qu'on appelle du « vécu », en langue de théâtre...

Une telle conception est passée à l'état de convention. Que vaut-elle? Hum! Peut-être encore moins que d'autres. Ce n'est pas que je me pique de connaître les jeunes filles au point de diagnostiquer impos-


LES IDÉES AU THÉÂTRE 573

sible une pareille anomalie Mais j'imagine que leur pureté, leur inconscience des appétits et des vices, leur vision idéale et tout à la fois pratique de la vie, tiennent beaucoup plus, pour ne pas dire entièrement, à leur genre d'éducation, à la manière voilée dont on leur a laissé apercevoir le monde, à l'atmosphère factice dont on a ouaté leurs oreilles, qu'à je ne sais quelle grâce d'état inexplicable et inexpliquée.

Que dans le milieu avarié du Demi-Monde Marcelle soit restée l'ange d'innocence inquiète qu'en a fait Dumas, c'est charmant mais parfaitement invraisemblable, et que, dans l'intérieur « à la coule » où Yvette passe son existence, elle soit demeurée le petit phénomène de candeur qu'en a fait M. Berton, d'après Maupassant, cela dépasse les bornes de ce qu'on peut, de bonne foi, considérer comme possible.

D'ailleurs jugeons-en! Yvette est la fille d'une aventurière, Octavie Bardin, tour à tour femme de chambre, fille de joie, à la nuit, au mois, à l'année, et maintenant soi-disant marquise Obardi, reine du monde spécial où les femmes vendent leurs charmes, où leurs maris, quand elles en ont, en vivent, et où la foule des invités trichent au jeu et tapent les « michets ». L'intérieur Obardi tient du tripot et de la maison de rendez-vous. Les hommes du monde y vont en quête de liaisons faciles, soit parmi les amies de la maîtresse de céans, soit parmi les filles de celles-ci, appliquées aussi à l'exploitation galante de leur progéniture. Quant à la marquise Obardi, maintenant que sa fortune est faite, elle se contente de se passer ses caprices.

Et Yvette, sa fille, qui vit là-dedans, n'a rien perdu de sa candeur ! Elle s'imagine appartenir au meilleur monde. Elle pense que tous les gens reçus par sa mère et dont elle reçoit les hommages, plus que pressants, ne songent qu'à l'épouser. Elle n'a jamais surpris les marchés scabreux, les compromissions louches, les trafics


574 LES IDEES AU THEATRE

presque cyniques, qui s'y étalent au grand jour. Allons donc ! Alors c'est plus que l'oie blanche de M. Marcel Prévost, qu'il avait soin au moins de placer dans un sévère intérieur provincial, c'est l'oie tout court, et même l'oie aveugle et sourde? Pas du tout! Elle flirte, elle est aguichante ! rieuse ! capiteuse ! osée ! Et avec un pareil caractère, qui est presque déjà un tempérament, elle ne sait rien! elle ne voit rien ! elle ne comprend rien! Ben, si on me prouve que ce n'est pas de la convention, ça, je consens à ne plus lire autre chose que le théâtre de M. Brieux, et sans dormir, encore!

De tous les adorateurs d'Yvette, il y en a un, Jean de Servigny, qu'elle aime et qui l'aime plus qu'il ne se le figure. Seulement Servigny, qui a fait beaucoup la vie, ne peut croire à tant... d'absence d'esprit. Il n'a pas tort. Il la prend pour une petite rouée de la dernière espèce, une allumeuse en vue du conjungo. Ma foi, si l'auteur n'avait eu soin de nous avertir du contraire, nous soutiendrions mordicus qu'il a raison, envers et contre n'importe quel dénoûment. Heureusement, nous sommes bien et dûment avertis par degrés pour ne pas trop nous rebiffer à la fin !

Donc quand Yvette, à la suite de péripéties plus ou moins ingénieuses, et somme toute assez banales, ouvre les yeux sur le monde, devine le passé de sa mère, juge son présent et entrevoit son avenir à elle, la pureté, la candeur, la délicatesse dont l'auteur l'a dotée à profusion vont s'insurger et briser en elle toute espérance. Elle essaye naturellement de fuir une vie si décevante et si vile. A elle le chloroforme! Voilà qui fait plaisir à l'honnête spectateur! Il lui aurait coûté de voir mal tourner un tel phénomène d'innocence, et, comme naturellement Servigny arrive à temps pour la ranimer et la comprendre, enfin! — Tu te chloroformises ! T'es un ange ! Sois ma femme ! — c'est sur une charmante impression que notre excellent


LES IDEES AU THEATRE 575

bourgeois sort du Vaudeville. Ce lui est une joie de penser qu'Yvette pourra désormais goûter la vie calme des ménages rangés, tandis que son Servigny, au fond un bien brave jeune homme, quand il voudra un peu se dégourdir, n'aura qu'à faire un tour dans l'intérieur de sa belle-mère pour mettre la main sur les amusements ordinaires des hommes mariés !

Tout cela constitue une très agréable pièce, dite de distraction simple. Il y a du rire aimable et quelques vilaines larmes bien vite séchées. Mais une étude de type de jeune fille!! C'est autre chose! Je ne conteste pas du tout qu'il y ait des jeunes filles à l'âme aussi candide qu'Yvette. Je suis seulement sceptique sur leur éclosion dans un pareil milieu. Si elles sont comme cela avec un tel genre de vie familiale, que sera-ce dans les intérieurs gourmés où on leur épluche les lectures et où leurs distractions risquées sont les sermons de charité? Après tout, par amour des contrastes, on nous dira peut-être que ce sont des prodiges de science de la vie et de perversité avertie! Oh! ces jeunes filles! En font-elles écrire, des bêtises, en attendant que, mariées, elles en fassent faire!

II

Il n'est pas déplaisant, en arrivant au théâtre, de quitter l'atmosphère réelle et de se trouver transporté dans un de ces beaux milieux fantastiques et paradisiaques où l'on ne vit que pour et par l'amour, et où tous les appétits, les convoitises, les malpropretés de la nature humaine disparaissent et s'annulent devant le rêve vainqueur.

Et les paysages féeriques, les circonstances merveilleuses, les envoûtements, les sortilèges sont les bienvenus. Il semble qu'on les attendait depuis longtemps et qu'ils répondent à un besoin ignoré de notre


576 LES IDÉES AU THÉÂTRE

âme, brusquement réveillé. A leur vue, toutes les chères impressions imprécises et voilées de notre enfance se lèvent et font sentir la caresse de leur souvenir. L'amour revêt une apparence enchanteresse ; il semble alors vraiment le maître de la vie. Et de ce mélange confus de vieilles souvenances et de chimériques désirs, se dégage lentement une griserie enveloppante, sourde, qui semble lointaine et qui berce doucement l'âme dans la vision dorée du passé et l'attente inconsciemment heureuse d'un avenir impossible.

Un conte, un beau conte d'amour, aura donc toujours du succès au théâtre, du moins auprès du public capable de rêver; et si, comme dans l'espèce, il est signé Maeterlinck, il entraînera en plus la petite phalange de ceux qui affirment comprendre sa spéciale littérature et l'apprécier.

J'avoue que le nom de l'auteur était la seule chose faite pour m'inquiéter dans l'idée d'assister à la représentation d'un conte de fée. Ce diable de M. Maeterlinck a beaucoup de talent, c'est entendu, mais il n'a pas l'habitude de la clarté, et l'on doit se prendre et se reprendre maintes et maintes fois la tête dans ses mains, s'épiler méthodiquement le crâne et congestionner son cerveau pour arriver à saisir exactement le but et la signification de ses oeuvres. Soyons juste : ici, il y a progrès. Vous dire qu'on définirait a priorile sujet et le thème de Joyzelle, en cinq secs, à la sortie du spectacle, serait exagéré. Mais, pour une fois, M. Maeterlinck a eu soin d'éclairer sa lanterne : « Ma pièce, a-t-il dit dans je ne sais plus quelle interview, est le triomphe de la volonté et de l'amour sur la fatalité. » Bon, nous voilà fixés ! Avec un pareil fil d'Ariane nous pouvons suivre la pièce sans nous détériorer les méninges dans une recherche ardue des symboles; inutile de nous inquiéter de comprendre, puisque l'auteur s'est compris et nous a donné une brève et limpide


LES IDEES AU THEATRE 577

analyse qu'il n'y a qu'à retenir par coeur pour la replacer, le cas échéant. Nous aurons l'air d'être à hauteur!

Laissons-nous donc aller au plaisir de la langue harmonieuse de l'auteur qui nous berce jusqu'au sommeil, à l'ivresse des situations prodigieuses, àla joie enfantine des exploits mirifiques du héros, et en fin de compte, au charme éternel du fantastique et de l'irréalisable, sans prendre garde à l'ennui qui suinte toujours un peu des oeuvres de M. Maeterlinck.

Joyzelle, la douce et tendre Joyzelle, symbolise l'amour touchant de la femme qui triomphe de tous les obstacles. Lanceor, le beau chevalier, symbolise l'amour ardent qui ne doute de rien, et Merlin son père, symbolise la sagesse et l'expérience humaine qui contestent l'amour jusqu'à ce qu'il ait surnaturellement prouvé sa force et sa pureté. Cela fait beaucoup de symboles pour trois personnages !

Plus prosaïquement, Joyzelle et Lanceor sont deux bons jeunes gens qui s'aiment, elle avec tout l'aveuglement de la tendresse féminine, lui avec l'égoïsme inconscient de l'homme. Merlin représente les parents grinchus qui s'ingénient à empêcher leur fils d'être heureux, soi-disant pour son plus grand bien. L'histoire serait donc assez banale, et nous n'en saisirions pas du tout le symbolisme, si elle ne prenait l'allure de la légende grâce au monde fantaisiste où elle se déroule, si les empêchements dont Merlin contrarie l'amour des deux jeunes amants ne se traduisaient par des enchantements, maléfices, sortilèges, qui ne poussent pas tous les jours entre deux pavés, et surtout si la pièce n'était empreinte d'une teinte de poésie nuageuse et embrumée, grandement favorite des âmes en mal de désespérance et assoiffées de métaphores incompréhensibles.

La raconter toute serait impossible et, de plus, très

R. H. 1903. — VI, s- l9


578 LES iDÉES AU THÉÂTRE

fatigant pour moi — encore plus pour les lecteurs. Il faut le milieu, le cadre, les mots, pour que l'illusion ne devienne pas grotesque, et encore! Je m'en voudrais de ridiculiser ce beau conte d'amour, qui se suffit à lui-même pour se débiner et où les épris d'idéal transcendant trouveront sans doute un tas de satisfactions que j'avoue ne pas connaître. J'aime mieux me borner à constater que M. Maeterlinck a eu l'intention d'écrire un conte charmant pour le commun des mortels et qu'il est dommage qu'il n'ait pas mieux réussi, le conte de fée, l'ami de notre enfance, restant toujours, en dépit de tout, la joie et le plaisir de notre âge mur.

CH. LEVIF.


LES LIVRES

M. FRANCIS JAMMES. — {Le Roman du Lièvre. Mercure de France, éditeur.)

Il est, de par la littérature, un certain nombre de livres bénis des critiques qui s'analysent facilement, brièvement, et, pour ainsi dire, d'eux-mêmes : par leur clarté ou leur logique, par la simplicité de l'action ou la facile compréhension des personnages, nous atteignons tout de suite à l'idée maîtresse de l'auteur, nous la comprenons, nous la disséquons, nous la pouvons discuter. D'autres, au contraire, veulent l'attention soutenue et qui ne se dément pas un instant : la liaison manque entre les idées ou les chapitres, et notre imagination doit suppléer tant bien que mal à ces « trous », comme disait Alphonse Daudet en parlant des frères de Goncourt.

A la vérité, je ne sais dans laquelle de ces deux catégories se doit ranger le livre de M. Francis Jammes, je ne sais s'il paraîtra compréhensif ou obscur à ceux qui le liront, mais, quant à moi, au moment.d'en parler, j'éprouve à la fois la plus complète appréhension et le plus singulier plaisir. Entendez le plaisir d'écrire sur une des plus jolies oeuvres qui aient paru depuis longtemps, et l'appréhension de ne pas trouver les mots pour exprimer convenablement la qualité de ce plaisir, tant les nuances m'en paraissent à la fois rares et subtiles ! Enfin, essayons...

Vous êtes-vous arrêté un jour, par aventure, ou avez-vous séjourné une fois dans une de ces vieilles petites villes qu'on dirait toujours de l'ancienne France,


580 CHRONIQUE DES LIVRES

qui escaladent de leurs rues étroites le flanc des collines à l'ombre d'une antique cathédrale, ou étalent dans une plaine gracieuse un joli décor de vieux boulevards à hôtels Louis XIII encadrés de vignes vierges? Les ruelles sont sonores et silencieuses : entre leurs gros pavés mal joints a poussé une herbe drue qui donne à toutes ces vieilles choses un aspect de vétusté et d'abandon; les maisons paraissent plus vastes, spacieuses, irrégulières; les portails sont majestueux et ouvrent sur de vastes cours silencieuses qui se terminent par des jardins profonds, ombreux, de grands parcs immenses qui vont vers les faubourgs, vers la campagne, vers les collines bleues, là-bas, tout au loin... La ville est petite, délicieusement petite, et à coup sûr ses habitants se connaissent tous depuis plusieurs générations. Les porches sont blasonnés et la figure sympathique du vieux domestique qui les referme avec précaution dit, à elle seule, que tout l'autrefois des vieilles moeurs patriarchales est demeuré là, stagnant. Dans la rue silencieuse, de ce silence de province, palpable comme un bruit, ne roule ni le fracas de l'automobile, ni la marche silencieusement trépidante de la bicyclette. A peine si, de loin en loin, passe une voiture familière, la carriole du laitier, celle du charbonnier, ou l'antique landau de forme démodée qui s'attelle de deux percherons de labour distraits pour la circonstance de leurs besognes des champs. Tout autour, calme, calme ! Un volet qui s'ouvre, un marteau de fer ouvragé que l'on heurte, un passant furtif qui semble glisser le long des grands hôtels, le long des riantes petites maisons. C'est le silence absolu, éternel...

Au dedans de ces demeures, vous retrouverez le même caractère archaïque ou plutôt vieillot de vieille fille de province qui vit calmement au milieu des vieux meubles, des vieilles choses de jadis que l'on n'a pas déplacées depuis plusieurs générations et qui demeurent là, dans le jour clair et vide des après-midi, dans les nuits profondes et silencieuses. Voici les rideaux de cretonne passée du lit d'acajou, voici la table à ouvrage


CHRONIQUE DES LIVRES 581

1830 et la bibliothèque de l'Empire, voici le petit secrétaire Louis XVI encombré de papiers et de lettres jaunies d'où s'échappe, insensible, cette odeur délicate et grisante qu'émettent les choses de jadis qui ont appartenu aux gens qui ne sont plus. Voici les vieux fauteuils d'ancienne forme et les daguerréotypes piquasses dont s'honore la cheminée sur laquelle trône la pendule en bronze doré recouverte de sa chappe de verre. Voici, au mur, les estampes coloriées ou les portraits de famille, les portraits des grands-pères et des oncles et des cousins que l'on n'a jamais connus et dont on nous a parlé si souvent qu'en vérité nous les connaissons jusque dans leurs plus petites manies. Voici la poussière grisé et ténue qui recouvre chaque chose, chaque objet; voici le relent fané des vieux meubles, des vieilles soies, des vieux châles que des mains pieuses tiennent enfermés depuis des années dans les armoires closes ; voici toute la griserie du passé, toute l'atmosphère adoucissante et pesante de jadis qui imprègne chacun des habitants de cette demeure, qui les engourdit, mais aussi qui affine leur sensibilité délicieusement, qui donne à leur figure un peu voilée une expression de charme tendre et de délicate rêverie. Et les voici à leur tour ces habitants de ces silencieuses demeures de jadis, tels que nous les peint M. Francis Jammes dans le décor délicieusement exquis et rococo qu'il a inventé pour eux. Et c'est, d'abord, Clara d'Ellébeuse, ou l'histoire d'une ancienne jeune fille, petite âme rêveuse et fragile, élevée au milieu de ces choses de jadis, enivrée de cette poussière d'autrefois, qui, aulieu de vivre la vie d'aujourd'hui, préfère se pencher sur la vie d'autrui et reconstituer une ancienne aventure passionnée dont aurait été victime une de ses parentes.Vieilles lettres d'amour retrouvées par hasard en un coin, lues en cachette, dévorées plutôt avec toute l'ardeur d'un coeur prêt à aimer pour aimer, vieux papiers griffonnés en hâte ou longuement tracés d'une main experte aux choses de l'amour et d'un style si joliment ancien, si contemporain de Mme de Staël et de M. le vicomte de Chateaubriand, et si émotionnant


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par cela même pour une petite âme comme celle de Clara. Jeu dangereux où se brûlent les coeurs les plus avertis : celui de cette petite fille sensible n'y peut résister, et, l'esprit affolé par le vertige, voici qu'elle se sent à son tour attirée par le gouffre où chut sa lamentable aïeule. Elle se tue d'avoir trop aimé celle qui s'est tuée, et la mort est pour elle comme le lieu sacré où ces deux âmes fragiles et d'une autre époque se pourront le mieux rencontrer.

Et c'est encore l'histoire d'Almaïde d'Etremart ou la jeune fille passionnée, qui, elle aussi, brûle de se donner, meurtrie par la vision de la joie de ses amies, prête à se sacrifier et à se dévouer, et qui doit succomber à la première caresse. Fraîche idylle qui se déroule dans le plus joli décor d'un vieux manoir enfoui sous le lierre sombre, avec, tout autour, la grande nature comme complice, mais qui ne se termine pas en drame, car, évidemment, dans ce milieu de jadis, il est des âmes d'autrefois bonnes et sages qui pardonnent à la passion et connaissent l'adoucissement du temps qui coule.

Telle est l'intrigue menue, vieillotte et falote de ces deux petites histoires d'amour, dont il est impossible de rendre le charme archaïque, la grâce d'autrefois, la précieuse beauté. Il faut évoquer tout un décor pour comprendre l'âme de ces personnages, tant ils s'y encadrent si parfaitement, et c'est comme le son cassé d'une très vieille harpe ou d'une épinette de jadis sur laquelle il faut jouer seulement les airs désuets et les danses mignardes des siècles passés.

Pourtant n'allez pas croire que M. Francis Jammes borne son inspiration à l'évocation de certains milieux ou de certaines âmes. Son souffle a plus de vigueur et sait à l'occasion parfumer chacune de ces histoires délicieuses d'une exquise odeur de bois mouillé, de forêt, de nature. Mais son observation minutieuse qui s'est exercée de bonne heure sur les plus petites émotions, sur les plus menus tressaillements, l'incite ici encore à peindre la prairie, la montagne ou le bois non point à larges touches, en décorateur prestigieux, mais par le


CHRONIQUE DES LIVRES 583

petit côté des choses, et, pour ainsi dire, par l'envers des feuilles. Et le voici qui se met à écrire ce Roman du Lièvre, qui est bien la plus exquise des nouvelles. Comme il les connaît, ses animaux des champs, comme il a vécu avec eux, aimé avec eux, tressailli avec eux, comme il a frémi de leurs terreurs, s'est blotti sous les buissons de roses, s'est promené en paix par les sentiers solitaires, s'est gîté, apeuré, ou a gambadé amoureusement dans le soleil folâtre ! Vraiment, il faut lire cette petite histoire d'une humble bête pour admirer avec quel art et quelle patience M. Jammes sait observer et peindre. Il est regrettable seulement qu'il y ait là une simple nouvelle : les quelques pages où sont évoquées les transes, les fuites, les petites peurs et les petites inconsciences du lièvre craintif nous donnent à la fois et le regret que ce sobre tableau n'ait point de pendants et l'espoir de lire un jour une plus complète étude de la psychologie des animaux.

Mais tournons les pages et voici mieux : cette sensibilité qui s'efforce à sentir et à rendre l'impalpable, si je puis dire, ne se borne pas à évoquer des âmes de petites filles passionnées ou des sensations furtives de bêtes, voici qu'elle s'attache aux choses elles-mêmes et qu'elle prétend leur trouver une âme. Ne souriez pas, et songez d'abord combien les choses jouent d'importance dans notre vie éphémère : le milieu dans lequel on est élevé, dans lequel on vit, ce ne sont pas seulement les parents, les amis qui nous entourent, c'est la ville où nous respirons, c'est la rue qui s'allonge devant notre maison, c'est le jardin profond qui fuit au loin, c'est la cour, c'est notre demeure, ce sont les objets familiers de notre chambre, de notre cheminée, de notre table de travail. C'est tout cela que nous voyons chaque jour, dont nous parlons à chaque minute, qui devient le compagnon muet de notre propre existence. Et sans doute, on a pu faire le Voyage autour de ma chambre rien qu'en évoquant des sensations de cet ordre, et la seule vue d'une bibliothèque ne renseignet-elle pas l'observateur perspicace sur l'esprit de celui qui la possède?... Les choses ont donc une importance


584 CHRONIQUE DES LIVRES

extrême dans notre propre existence. Francis Jammes, qui est un poète, va plus loin et prétend qu'elles ont une âme, qu'elles vivent vraiment, qu'elles languissent de nos douleurs, qu'elles s'émeuvent de nos joies. A coup sûr, je ne le voudrais point contrarier et je me garderai de détruire cette charmante illusion qui nous vaut une charmante page, mais il faut admirer, vraiment, n'est-ce pas? une sensibilité de cet ordre qui s'étend jusqu'aux animaux, jusqu'aux choses...

Avec tout cela, comme disait feu Francisque Sarcey, M. Francis Jammes vient de réunir dans son nouveau livre plus que les promesses d'un beau talent : deux nouvelles ardentes et passionnées, une délicieuse fantaisie sur la psychologie des bêtes, quelques pages émues sur Jean-Jacques Rousseau et Mme de Warens, nous révèlent en ce jeune écrivain un contemplatif sincère, qui vit dans la nature et pour elle, amoureux du terroir, merveilleusement propre, par une sensibilité exaltée, à goûter les plus subtiles nuances de l'heure ou du climat, poète avant tout, amoureux délicat du passé, évocateur des figurines de jadis un peu effacées à cause du recul, si lumineuses pourtant par la comparaison avec celles d'aujourd'hui. Ce livre n'est point une oeuvre définitive : par moments, il revêt même une apparence d'essais, mais toujours il garde un charme particulier, pas assez fort pour nous griser, trop original pour que nous le puissions oublier, le charme d'une vieille chanson populaire dont le refrain vient à nous, sans cesse, de très loin...

JULES BERTAUT.


L'HISTOIRE AU JOUR LE JOUR

Dimanche 17 mai. —■ Décidément, par la grâce de M. Charbonnel et la volonté de M. Téry, les chevaliers de la Libre pensée se sont constitués en « constates volunters » chargés d'assurer l'exécution des circulaires de M. Combes. Il leur a semblé nécessaire d'animer ce pluvieux après-midi de dimanche en renouvelant leurs brillants exploits d'Aubervilliers à l'église Saint-Jean-Baptiste de Belleville et à l'église de NotreDame-du-Travail de Plaisance, où — chose horrible ! —• prêchaient les pères Auriaut et Albert, jésuites sécularisés! Seulement cette fois, les femmes et les enfants ne remplissaient pas seuls les églises; il y avait des hommes, et des hommes pas du tout disposés à subir les brimades des mousquetaires de l'ex-abbé. Et les perturbateurs venus pour « cogner » ont été dûment pochés, bousculés, rossés et jetés dehors! Ils n'en revenaient pas! Aussi ont-ils crié ingénument :« A l'assassin », et à la sortie de la cérémonie, ont-ils désigné à la police ceux des fidèles dont les poings étaient le mieux et le plus souvent entrés en contact avec leurs crânes. Cette brave police a obéi sans broncher à leurs injonctions et les fidèles, coupables d'avoir défendu leur sanctuaire, ont été instantanément coffrés. Doux pays!

Lundi 18 mai. — Histoire sans doute de récréer leurs lecteurs, les journaux vaticinent à qui mieux mieux sur la politique extérieure. Le pétard de la Macédoine


586 L'HISTOIRE AU JOUR LE JOUR

semblant maintenant destiné à faire long feu, ce sont les événements du Maroc qui donnent matière aux plus pessimistes prédictions. Il paraît que, da>os les sphères secrètes et officielles où nul regard d'honnête électeur ne pénètre jamais, on nous prépare une « bonne petite » expédition au Maroc et que nous allons nous réveiller un de ces matins avec une guerre africaine sur les bras. Delà à insinuer que nous encaisserons les coups et heurts de la guerre pour le compte du gouvernement d'Edouard VII, et que nous tirerons une fois de plus les marrons du feu pour le nouveau grand ami de M. Loubet, il n'y a qu'un pas, et les journaux de l'opposition n'ont pas hésité à le franchir. C'estencore ça qui vous donne envie d'acheter de la rente ! !

Mardi 19 mai. — Nous avons aujourd'hui l'ouverture de l'Exposition canine au Palais-Bourbon et la rentrée des députés sur la terrasse de l'Orangerie, aux Tuileries, à moins que ce ne soit exactement l'inverse. Comme meute, celle des parlementaires est évidemment d'un aspect moins réjouissant pour l'oeil que celle des bassets ou des griffons vendéens, et, aboiements pour aboiements, ceux des fidèles amis de l'homme sont, à bien considérer, plus supportables que ceux des caniches et des terre-neuve de certains groupes avancés. Décidément, j'aime mieux les chiens.

Mercredi 20 mai. — Suite et fin des interpellations à la Chambre sur la politique religieuse (?) du ministère. La séparation de LÉglise et de l'État désirée par les uns, crainte par les autres, pouvait-elle servir de conclusion à cette discussion passionnée ?

Ceux qui l'ont, un instant, pensé, connaissent bien mal la mentalité de la Chambre actuelle, et l'ordre du jour — ni chair ni poisson — qui a clos les débats est le produit le plus pur de l'état d'âme de la majorité. Il approuve, en effet, les actes du ministère, anathéma-


L'HISTOIRE AU JOUR LE JOUR 587

tise le cléricalisme, réprouve les attentats à la liberté du culte et repousse la dénonciation du Concordat. Les socialistes attendaient mieux de M. Combes, étant donnée sa mansuétude à l'égard de M. Charbonnel et de ses bandes. Ils ont fait donner M. Gustave-Adolphe Hubbard, un des grands maîtres de la franc-maçonnerie. Peine perdue. La Chambre veut bien qu'on moleste la religion catholique, mais n'entend pas s'en séparer.

J'ai connu jadis un brave homme qui passait le meilleur de son temps à rouer de coups son épouse. A ceux qui lui conseillaient de l'abandonner, il répondait invariablement : « Merci bien! je n'aurais plus personne sur qui taper ! »

Pourquoi donc, en sortant du Palais-Bourbon, ai-je pensé à cet estimable mari?

Jeudi 21 mai. — L'Ascension, jour de repos, excepté pour les employés de chemin de fer, les garçons de café et, en cet an de grâce 1903, pour les gardiens de la paix et les municipaux. On prévoyait des envahissements d'églises par la fine fleur des aimables et sympathiques socialo-anarchistes. Aussi, dès sept heures, les abords de chaque église ressemblaient-ils à de véritables places d'armes. Ceci n'a pas fait tort aux cérémonies du culte. Dédaigneux des engageantes douceurs des courses de Chantilly, les plus distinguées personnalités de Tout-Paris se pressaient autour des chaires menacées. Un vrai Gotha, à Belleville et à Plaisance! Ils en auront été quittes, cette fois, pour un sermon, MM. les empêcheurs de prier en commun s'étant prudemment tenus cois.

Vendredi 22 mai. — Qui donc osa prétendre que la loi du i" juillet'rgoi sur les associations n'était pas essentiellement libérale? Si elle prive toute une catégorie de citoyens de leurs droits, sous prétexte qu'ils appartiennent à des ordres religieux, elle permet l'ou-


588 L'HISTOIRE AU JOUR LE JOUR

verture sans autorisation préalable de tous les tripots où l'on joue. C'est au moins le point que vient de préciser la circulaire de M. Combes. N'est-il pas vraiment athénien, ce ministère qui accorde toute licence aux Grecs? Si la charité est interdite, le paroli est recommandé. La dame de pique est une religion permise. Au fait, le million espéré des Chartreux sera-t-il plus facilement réalisable, grâce à la cagnotte? Vos jeux sont faits... rien ne va plus.

Samedi 23 mai. — Si après la proposition de loi de M. Piot, la France ne voit pas doubler sa population en dix ans, c'est qu'il y a lieu décidément de désespérer des races latines. Le digne apôtre de la repopulation ne demande-t-il pas la création d'un nouvel ordre de décoration pour les femmes, octroyée en raison du nombre de leurs enfants. Avec quatre bambins, Madame serait chevalière, avec six, officière. La cravate de commandeur serait acquise à la douzaine et le grand cordon au vingt-cinquième marmot! Je ne sais pas très bien si une telle récompense pousserait les femmes françaises à l'augmentation de leur progéniture, mais je crois qu'elle rendrait leurs maris terriblement jaloux. Voir l'aimable rondeur du corsage de leur épouse étinceler d'une rosette et contempler en même temps leur propre boutonnière vierge du moindre ruban, ce serait à les faire crever de dépit. C'est eux, alors, qui se mettraient en grève! Non! pour obtenir un résultat, que M. Piot se résolve, en décorant les mères fécondes, à attribuer au moins les palmes à leurs partenaires légaux? Six enfants et une femme! N'auront-ils pas un peu gagné celles du martyre ?


TRINACRIA

PROMENADES ET IMPRESSIONS SICILIENNES

I

AU SEUIL DE SICILE

De Naples à Reggio. — L'itinéraire de M. X... — Le drame de Pizzo. — Messine vue de la Calabre. —Profession de foi en guise de préface.

Rassurez-vous ! Bien que la Sicile soit une île très authentique, je ne commencerai pas ce livre en vous racontant mes impressions de bateau, ainsi que le font tous les classiques et tous les professionnels de voyages pittoresques, je ne chercherai pas non plus à vous apitoyer sur l'état de la mer ou sur les difficultés du débarquement!... Sachez seulement qu'un certain lundi de septembre, après avoir passé quelques jours à Naples, j'ai très prosaïquement pris la route de terre, et que mon train — le seul allant directement chaque jour à Reggio — a quitté la gare vers sept heures du soir.

Dans le wagon qui nous emportait vers les côtes trinacriennes, deux compagnons de route étaient installés avec moi : l'un, jeune Russe déjà aperçu sur le quai de Chiatamone à l'hôtel de Naples; l'autre, très italien d'allure, parlant très facilement le français, causeur charmant et renseigné. Aussitôt le mot de Sicile pro-


590 TRINACRÎA

nonce, la conversation est devenue générale. Tout de suite j'ai appris que mon italien se dirigeait sur Catane, qu'il revenait de Cyrénéique, en passant — à cause de la peste — par Smyrne et la Grèce, que la Sicile était un pays admirable et l'Etna la plus belle montagne du monde...

Cette conversation à bâtons rompus me montrait un homme fort intelligent, remarquablement instruit, à idées générales très complètes et certainement originaire de Sicile. Mais, à quelle catégorie de voyageurs, à quelle classe sociale pouvait bien appartenir mon compagnon qui parlait, en excellent français, de tout et de toutes choses, d'économie politique et de traités de commerce, de littérature et de théâtre, de WaldeckRousseau, de lord Kitchener et d'Abdul-Hamid?

J'ai retenu le récit de son voyage en Cyrénéique, ou du moins le récit de son itinéraire. Trois semaines avant, ce M. X... s'embarque sur un des paquebots italiens qui partent de Malte et gagnent la Crète par Tripoli de Barbarie, Bengasi et Derna. Une fois arrivé en Crète, le voyageur compte simplement revenir en Italie par Athènes.

Mais, le paquebot pris à Malte a jadis touché à Naples, et il est convenu — en ce mois de septembre 1901 — que la peste exerce ses ravages au pied du Vésuve! C'est du moins un bruit intéressé que font courir les aubergistes de Suisse et de la haute Italie, trop heureux de répandre l'alarme et la terreur! Songez donc! Une demi-douzaine de cas a été constatée dans une agglomération d'un million d'hommes!

Lors donc que le paquebot, retour de Crète, aborde au Pirée, les médecins grecs le déclarent suspect, et il est impossible de débarquer les passagers. A Syra, même insuccès. Le commandant se dirige alors sur Smyrne, où la peste passe pour régner — comme à Naples!

Les Turcs ne font, à Smyrne, aucune difficulté. M. X... débarque, visite la ville, fait quelques achats de tapis, et, deux jours plus tard, prend tranquillement un bateau grec à destination du Pirée, traverse le


AU SEUIL DE SICILE 591

royaume dans sa plus grande largeur et rentre en Sicile par Patras, Brindisi et Naples, ayant cette fois de doubles chances de rapporter la maladie. « Lorsqu'on saura à Catane, ajoutait-il en riant, que j'ai couché à Smvrne et que j'ai dîné à Naples, on va me considérer comme un héros! »

Cette histoire n'a pas de morale! Mais elle montre une fois de plus combien, à l'heure actuelle, il est facile, en Méditerranée, de tromper les surveillances! Pendant que la peste faisait courir des périls imaginaires aux habitants de Naples, aucun navire en provenance de ce port ne pouvait aborder ni en Sicile, ni à Malte, ni dans certaines villes de l'archipel grec. Mais les voyageurs, comme M. X .. ou comme moi, venus de Naples par terre, n'étaient nullement inquiétés!

Je ne regrette d'ailleurs pas d'avoir pris cette route de terre. De Naples à Reggio le trajet est merveilleux et cette nuit de septembre était claire comme une nuit d'Egypte. Quand mes compagnons de route se sont assoupis, longtemps encore j'ai pu — tant la lumière des étoiles était intense — suivre le paysage, voir briller les feux des hameaux, entrevoir les silhouettes noires des montagnes. Et, dans la nuit, après Salerne illuminée pour la fête dune sainte Madone, ce furent Battipaglia et les ruines des temples de Poestum que longe le rail, et le-château d'Agropoli se détachant sur un promontoire, et Policastro au fond d'un golfe admirable.

A partir de là, je dois avouer, pour être véridique, que mes souvenirs sont infiniment moins précis. Je me rappelle seulement une longue série de viaducs, de tunnels, et de tunnels encore, le long de la mer suivie presque constamment. Puis tout à coup j'ai été réveillé par un nom de station que l'on criait, et qui a sonné douloureusement âmes 01 eilles françaises : Pizzo-Maierato.

Pizzo! C'est ici que l'infortuné Murât a trouvé une mort obscure lorsqu'il vint tenter en octobre 18 15 de reconquérir son beau royaume de Naples. Je cherche


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à reconstituer le sombre drame. Sur la plage dont j'aperçois les contours, est venue aborder la barque royale. Dans le golfe où se mirent les étoiles, sans doute le navire qui avait amené Murât a jeté l'ancre pendant quelques heures. Le vieux château qui domine le paysage, tout noir encore dans la nuit, c'est là même qu'a siégé une commission militaire avec ordre de condamner sans entendre. Sur ce bastion qui se découpe sur le ciel s'est peut-être perpétré l'assassinat du grand sabreur qui avait rempli l'Europe de sa brillante renommée !

Après cette lugubre évocation d'un des drames les plus poignants du monde, — il était alors cinq heures du matin et, vers l'Orient, paraissait très faiblement encore l'aurore aux doigts de rose, — il est inutile de vous dire que je. suis resté éveillé. Une demi-heure plus tard, dans la brume, voici les côtes de Sicile, lointaines; elles semblent prolonger les montagnes de Calabre que nous suivons ; rien n'indique encore le Détroit. Les employés clament dans la nuit des noms sonores qui, ceux-là, presque tous, me sont inconnus : Nicotera, Gioja, Tauro, Palmi...

Le jour s'est levé. Les lignes des faîtes siciliens se découpent nettement, déjà ensoleillées, tandis que l'Aspromonte calabrais nous couvre encore de son ombre; et voici, sur un cap rocheux d'aspect tragique, l'antique castel de Scylla, chanté par Homère, dominant les flots d'azur, et une jolie petite ville toute blanche couchée paresseusement à ses pieds.

Maintenant, on distingue clairement la coupure du Détroit que le train suit par San Giovanni jusqu'à Reggio. Nous sommes en face de la longue Messine qui paraît immense, dont les faubourgs lointains s'étagent très joliment sur la montagne, au milieu de verdures sombres. Dans le port, d'aspect formidable avec ses colossales jetées et sa puissante citadelle, des masses de voiliers sont au repos. Des vapeurs chauffent, lançant au ciel leurs gais panaches de fumée.


AU SEUIL DE SICILE 593

Un grand paquebot vient de doubler le cap de Faro se dirigeant vers l'Orient par le chenal du détroit. Derrière les voiliers, on aperçoit une ligne indéfinie de palais bordant les quais; et, vers le sud, quelques hautes cheminées qui font croire à l'existence d'industries actives. Enfin, pour illuminer le décor, qui est splendide, le soleil déjà haut sur l'horizon envoie sa lumière crue, toute blanche, qu'estompe un peu la buée matinale.

Ainsi déjà, voilà dix ans, m'était apparue Messine, du pont d'un navire qui, sans s'arrêter, m'emportait vers Alexandrie. Ainsi cette fois encore, vue des côtes de la Calabre, la ville s'est présentée à mes yeux.

Avant de débarquer sur les quais, je tiens à faire ma profession de foi de voyageur et je veux -vous dire ce que vous trouverez dans ces notes.

Je n'ai pas pris la route archi-connue de Sicile afin de chercher sur place des arguments pour ou contre une thèse, ni pour faire du grand reportage ou raconter avec humour mes petites aventures personnelles! Mon Dieu, non. Bien qu'ayant souvent parcouru l'Italie dans tous les sens, c'est la première fois que je dépasse la Calabre, et je viens tout simplement me promener avec la ferme intention d'ouvrir les yeux en flânant, de regarder le plus et le mieux possible et de noter en toute sincérité mes impressions.

Dans les provinces du nord, les questions d'Art sont tellement absorbantes qu'elles priment tout, et que beaucoup de gens franchissent les Alpes pour voir les musées et les monuments et ne s'inquiètent guère des gens qui passent et de la moderne Italie!... Je tenterai d'éviter cet écueil. En Sicile, ce ne sont pas uniquement des sensations artistiques que je veux trouver; et j'ai déjà lu tant de mauvaises choses sur l'état actuel et les moeurs de l'île et tant de belles choses sur ses ruines que j'arrive avec un certain esprit de méfiance. Aussi suis-je bien décidé à me faire une opinion sur


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tout ce que je pourrai voir, et j'ai la ferme intention de me dégager des admirations conventionnelles et des dénigrements systématiques.

Vous ne lirez donc ici ni longues descriptions de monuments, ni inventaires de trésors, ni nomenclatures! Tout cela se trouve dans les Guides bleus ou rouges que je ne prétends nullement remplacer et dont je ne saurais médire. Ils facilitent les voyages, indiquent aux gens pressés ce qu'il est indispensable de voir, attirent l'attention sur les belles choses, rendent de grands services, et il est parfaitement absurde de ridiculiser ceux qui les ont constamment à la main.

Moi aussi, il y a quelques années, comme tant d'autres, j'ai blagué les Guides ! Mais je me suis repenti depuis ! Dans un de mes premiers voyages dans le nord de l'Italie, fort de mes lectures préparatoires et ayant daris ma malle toute une bibliothèque composée de chefs-d'oeuvre techniques et critiques sur l'art, l'histoire, l'archéologie, la géographie, l'architecture et la peinture de la région, j'ai trouvé moyen de passer à côté de choses superbes et je m'en suis aperçu trop tard! Aussi, depuis cette expérience, j'ai généralement un Guide dans ma poche lorsque je me promène en pays civilisé; je ne crains pas de le consulter à l'occasion et je ne souris plus lorsque, dans les vieilles églises, je rencontre de blondes misses lisant dévotement leur livre rouge...

Ceci dit, je crois qu'il y a beaucoup de choses et de faits dont les Guides ne peuvent parler. C'est tout cela surtout que je tenterai de raconter en disant mes impressions. Les ruines antiques, les civilisations disparues et les riches basiliques m'attirent, mais je voudrais aussi voir l'état du pays, coudoyer des Siciliens du vingtième siècle, me rendre compte de leur vie et de leurs aspirations et comprendre un peu leur âme !

Ainsi, vous voilà prévenus ! Je chercherai le mouvement moderne plus encore que les anciens vestiges. Pardonnez-moi donc si vous trouvez dans ces pages des


MESSINE ET LES MESS1NIENS 595

impressions terre à terre beaucoup plus que des descriptions pittoresques et plus de réflexions que d'humour. Je n'ai nullement d'ailleurs la prétention de découvrir la vieille île de Trinacria! Toute mon ambition est de faire comprendre à ceux qui voudront bien parcourir ce livre ce qu'en Sicile j'ai vu et senti.

II

MESSINE ET LES MESSINIENS

Le port. — Le vrai Midi. — Un peu d'histoire. — Une fabrique de soie. — Monuments et promenades. — Le Campo Santo et la Matrice. — Une lettre de la Sainte Vierge. — L'arena Garibaldi.

Le large « Ferry boat » qui fait le trajet de Reggio à Messine reste moins d'une heure dans le Détroit et atteint, près de la citadelle, la gare terminus des chemins de fer siciliens, Messina Porto. Là, deux trains express attendent, prêts à partir, l'un vers Palerme, l'autre vers Catane. Cela rappelle vaguement l'arrivée à Calais quand on vient de Douvres! Comme"à Calais, bien des voyageurs « brûlent » le port de débarquement et partent directement pour les grandes villes Je me sépare de presque tous mes compagnons de route et je prends congé du Russe et du Sicilien dont je vous ai parlé. Ainsi que cela se pratique souvent à l'étranger, nous échangeons nos cartes de visite et, sur celle du brillant causeur qui revient de Cyrénéique, je lis alors :

MARCHESE DI S... Députato al Parlamento.

Nos adieux ne sont d'ailleurs pas définitifs, car mon nouvel ami m'a aimablement convié à le retrouver à Catane (qu'il représente au palais de Monte Citorio), et j'ai promis.


596 TRINACRIA

Je dois dire que ma première impression trinacrienne a été médiocre, et je me suis demandé pourquoi, comme tant d'autres, moi aussi je n'avais pas « brûlé » Messine. Les rues que j'ai d'abord parcourues pour me rendre à l'hôtel sont assez désertes, étroites et banales, sans caractère défini, sans monuments, sans souvenirs. Les palais qui deux heures plus tôt faisaient si bon effet des côtes de Calabre sont presque abandonnés, délabrés en partie et servent de bureaux pour les compagnies maritimes ou pour les banques. Quelques-uns ont même été convertis en auberges, et c'est à l'un d'eux que je descends. Les pièces y ont gardé l'aspect des vieilles demeures, avec des hauteurs de plafond surprenantes, avec de beaux balcons sur la mer.

De ces balcons, d'où l'on domine le port avec son mouvement intense, l'impression est bien meilleure. Toute la vie de la cité se concentre sur les quais grouillants. Avec ses longues lignes de navires, avec les remorqueurs qui sifflent, les barques qui sillonnent la rade et la foule des portefaix et des manoeuvres qui chargent ou déchargent les vaisseaux, Messine paraît une grande ville de commerce, et ses quais, sur lesquels tout le monde travaille ou s'agite, ont l'aspect d'une ruche immense. Toujours sans quitter mon balcon, je fais vite connaissance avec les types spéciaux du pays : vendeuses d'oeufs avec leurs robes et leurs coiffes blanches qui les font ressembler à des femmes arabes, marchands de gargoulettes énormes, débardeurs aux boucles d'oreilles dorées, et même écrivains publics, installés en plein vent, devant les palais.

Je descends sur le quai. Immédiatement je suis assailli par des importuns qui viennent m'offrir leurs services comme « cicérone ». Tous sont pieds nus, depuis la petite fille aux yeux noirs qui offre des roses d'automne, jusqu'au marin qui veut à toute force nous entraîner dans sa barque, jusqu'au gamin qui veut s'emparer de mon pardessus. A chaque pas on rencontre des gens aimables prêts à vous conduire. Ils ont vite reconnu l'étranger, le suivent, le harcèlent, lui racontent un tas de choses, lui font des propositions de


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toutes sortes, et la conversation se termine généralement par le geste qu'esquissent, dans tous les pays du monde, ceux qui implorent la charité !

Mais j'ai vu en somme peu de lazzaroni, en tous cas beaucoup moins qu'à Naples. Messine est une ville active où l'on ne lézarde guère au soleil, et les vrais mendiants ont en partie disparu. Ils étaient trente mille en 1826, au dire des voyageurs! Aujourd'hui, ce sont surtout des importuns qui, en tendant la main, demandent simplement la récompense des services qu'ils auraient pu rendre, et leur geste n'est pas sans quelque fierté.

Cette fierté dans les attitudes préserve les Siciliens de l'obséquiosité banale des Napolitains. Si les traits sont rarement beaux chez les gens du peuple, en revanche tous ou presque tous ont des yeux superbes et profonds. Les dents sont blanches et les femmes ont de beaux cheveux et des extrémités charmantes. Elles ont surtout, les humbles femmes des classes populaires, l'air plus vaillant que dans d'autres provinces d'Italie. Elles sont plus braves au travail, vivent de rien... et font beaucoup d'enfants.

Et ils sont charmants, ces enfants qui pullulent, à moitié nus, dans les rues et sur le port de Messine, délicieusement vivants, l'air éveillé, trop éveillé même, car ils sont précoces comme les enfants des pays du soleil !

En somme, non seulement le port, mais aussi les

principales artères — via Garibaldi, Cavour, Primo

septembre, — sont amusants, comme dans toutes les

villes méridionales, parce qu'on fait plus qu'y passer,

parce qu'on y vit. Peut-être est-ce pour cela que j'ai

surtout regardé les Messiniens et pas beaucoup les

monuments...

■& * .*

Je viens d'écrire le mot méridional. Évidemment la Sicile est plus au sud que nos provinces de France ! Mais, sous prétexte que Syracuse est à la même latitude que Bizerte, il ne faut pas croire que les habitants


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de l'île de Trinacria rappellent ceux de notre Midi ! Personne n'est moins méridional que le Sicilien.

Naples, qui passe pour plus bruyante et plus vivante encore que Marseille, est une exception absolue en Italie. L'Italien, presque partout, est froid, calculateur, réservé même, si on le compare aux habitants de la vallée du Rhône ou de la Garonne. Et, dans toute l'île, le Sicilien est plus froid, plus réservé encore. Les Romains, qui furent beaucoup moins artistes que les Grecs, ont laissé peu de monuments, mais leur domination a imprimé sa marque plus profondément dans le caractère même des habitants De l'occupation romaine, la Sicile a gardé l'amour des fétiches et des statues de citoyens, une religion un peu païenne dans son culte extérieur, du goût pour les divinités et les symboles divers. Rome a légué aussi à certains Italiens modernes un sens pratique des affaires politiques, dont le plus brillant représentant au dix-neuvième siècle a été le roi Victor-Emmanuel ! Diplomates et fins créateurs de subtiles combinazione, tous les Italiens le sont plus ou moins! En outre, les Siciliens possèdent— et en cela ils sont très méridionaux — un don très remarquable et très répandu pour la parole. Aussi, depuis 1860, la Sicile a-t-elle produit beaucoup d'orateuis qui ont brillé au Parlement italien. Leur éloquence les a menés aux plus hautes charges de l'Etat, les a faits ministres ou personnages influents. Crispi était député de Palerme, M. Arcoleo est Sicilien, le marquis di Rudini représente la province de Modica et le fameux cardinal Rampolla est aussi originaire de Sicile.

L'île, depuis quarante ans, a donc très largement tenu sa place dans la politique générale. En revanche, il faut avouer que son goût d'art est très inférieurà celuiqu'on trouve encore dans tant de régions d'Italie.

Rome, Florence, Venise, sont admirables et uniques, non seulement parce qu'elles ont produit des artistes merveilleux qui ont conçu des merveilles, mais encore parce que les habitants ont su les aimer, ces merveilles, les conserver et s'en faire gloire; parce qu'aussi des chefs, — Princes, Papes ou Tyrans, — artistes eux-


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mêmes, ont su mettre en valeur les créateurs et leurs oeuvres.

Il n'en va pas malheureusement de même en Sicile. Depuis huit siècles, l'Art a subi une éclipse presque totale; nous aurons souvent l'occasion de la constater. C'est une des premières impressions que l'on ressent après avoir parcouru Messine. On est tout à fait désorienté de trouver si peu de souvenirs d'Art dans cette

grande cité.

■s * #

Quelle curieuse histoire cependant que celle de Messine, dont la situation admirable sur le détroit a attiré tant de conquérants !

La ville existait huit siècles avant l'ère chrétienne; elle fut grecque, appartint à Syracuse, fut deux fois occupée par les Carthaginois, puis devint romaine pour longtemps, et de la domination romaine a daté son opulence. Cicéron l'a appelée Civitas maxima et complctissima.

A partir de ce moment, la vie de Messine se confond presque avec celle de toute la Sicile, dont elle a suivi toutes les vicissitudes. Elle est conquise par les Sarrasins au neuvième siècle et est délivrée des Arabes deux cents ans plus tard par les Normands venus de Calabre. Après la domination éphémère des Normands, elle appartient à la dynastie des Hohenstaufen et à la maison d'Anjou. Mais, sous ces maîtres divers, « les Messiniens — a écrit M. Luigi Caberti — gardent leurs vertus et l'esprit de patriotisme qui les a toujours animés. » Après les « Vêpres », ils résistent héroïquement à Charles d'Anjou, puis, sous la longue domination espagnole, donnent, pendant des siècles, le signal de la révolte. C'est à Messine, au dix-septième siècle, que prend naissance le mouvement d'indépendance qui jette le pays dans les bras de Louis XIV pour quelques années. Enfin, plus près de nous, l'oppression dont la ville est l'objet sous les Bourbons détermine les sanglantes insurrections de 1847, et celle de 1860 que termine la campagne de Garibaldi.


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On peut dire que, dans ses lignes générales, l'histoire de Messine est à peu près celle de l'île entière. C'est pourquoi j'ai tenu à la rappeler par ce court résumé et je ne reviendrai guère sur les questions d'histoire dans ces notes.

Mais il faut ajouter ici que les divers maîtres de la Sicile n'ont pas partout marquéde même leur empreinte. Alors que Palerme a gardé de grandes traces normandes, que Syracuse et la côte méridionale sont restées un peu grecques, queTrapaniet la région qui regarde l'Afrique sont toujours très arabes — (nous aurons l'occasion de constater tout cela), — Messine, elle, ville internationale par sa situation même, n'a pas de caractère ancien bien spécial. Au moyen âge, ce fut Un endroit d'hivernage, un abri pour les flottes d'Occident. PhilippeAuguste et Richard Coeur de Lion y séjournèrent— et s'y brouillèrent —avant la troisième croisade. Aujourd'hui les paquebots y font escale quelques heures. Beaucoup même saluent la terre de Sicile sans s'y arrêter.

Ainsi sans doute, à toutes les époques, ont agi les différents conquérants qui n'ont fait que traverser Messine, entrée naturelle du pays. Aussi n'est-elle ni grecque, ni normande, ni arabe, ni espagnole, ni même italienne, cette voisine proche de la Calabre. Elle est un peu tout cela. Elle donne surtout l'impression nette d'un exotisme semblable à celui de la plupart des ports du Levant. Bien des braves gens rencontrés sur les quais n'avaient rien de sicilien, et je me suis demandé par moments dans quel coin d'Orient pouvait bien se trouver Messine...

*

* *

Certes, quoique un peu déchue, bien que n'étant plus « maxima et completissima » comme au temps des Romains, la ville est restée importante et vaillante. Le port est le troisième d'Italie, après Gênes et Naples, disent les statistiques. L'année dernière, quatre mille cinq cents navires sont entrés dans sa large rade, et, parmi eux, les vapeurs comptaient pour plus de la


MESSINE ET LES MESSINIENS 6oi

moitié. Messine travaille, exporte, est ingénieuse et cherche à conserver son rang.

Depuis vingt ans, de grands efforts ont été tentés : l'outillage du port s'est perfectionné ; on a donné de l'air dans les vieux quartiers espagnols et endigué le lit des torrents qu'on nomme ici « fiumare » ; le long de la mer, un admirable boulevard, « viale Principe Amedeo, » a été créé; on a ressuscité les fabriques de peaux, de tissage mécanique du coton, de dé vidage des soies. Et comme le peuple est brave, sobre, et qu'il ne demande qu'à être guidé, les ouvriers et ouvrières sont excellents.

Non sans peine, j'ai pu me faire ouvrir les portes d'une fabrique de soie, au faubourg de la Magdalena. J'ai dû jurer au directeur — qui est Anglais — que je n'appartenais à aucune maison de soierie française et que je ne venais pas Surprendre les secrets de la fabrication messinienne. Sur mon affirmation très positive,- il m'a gracieusement guidé dans sagrande fabrique, qui fonctionne à merveille. Trois ou quatre cents ouvrières, presque toutes jeunes, travaillent là onze heures et demie par jour. Les enfants gagnent soixante centimes, les femmes un franc en moyenne !

Malgré ce maigre salaire, toutes ces ouvrières, dont bienpeudu restesont jolies, paraissent heureuses. Elles sourient sans amertume lorsque nous passons dans leurs rangs. La grève et même les réclamations collectives sont choses inconnues dans cette fabrique, comme d'ailleurs partout à Messine. Le directeur m'assure que les pauvres filles sont généralement très sages et vaillantes et qu'il en est de même dans tous les faubourgs.

Les quelques fabriques récemment créées ne permettent cependant pas de classer la ville parmi les cités industrielles d'Italie. Les hautes cheminées aperçues de Reggio sont peu nombreuses, et ce qui fait vivre cette agglomération de quatre-vingt mille habitants, — cent vingt mille avec la banlieue, —c'est le commerce d'exportation.


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Le pays d'alentour est essentiellement agricole, et tout ce que les navires emportent est produit par la terre : oranges et citrons, — les agrumes, — essences, huiles d'olive, vins de l'Etna, amandes et fruits. La banlieue même de Messine n'est qu'un immense verger.

Aussi, les excursions sont-elles charmantes dans la campagne. La vue du détroit et de la Calabre est partout admirable, et c'est un panorama merveilleux dont on ne peut se lasser.

* *

Les monuments de Messine m'ont peu frappé. En dehors de la cathédrale, dont je parlerai plus loin, et de quelques églises sans grand intérêt, je ne me rappelle guère qu'une belle statue du seizième siècle de don Juan d'Autriche, une charmante fontaine devant « la ■ Matrice », un hôtel de ville lourd et massif dans la via Garibaldi, beaucoup de jolis balcons espagnols dans la ville haute et un groupe très dramatique récemment élevé à la mémoire des soldats tués à Adua. Il faut encore ajouter le bizarre monument érigé sur le port, devant le palais, à la gloire de Neptune, dieu de la mer, qui tient à ses pieds deux sirènes enchaînées. L'allégorie datedu tempsdes Romains! Les deux sirènes personnifient Charybde et Scylla et le monument a la prétention de dire aux navigateurs : « Lorsque vous aurez échappé aux gouffres, vous trouverez au port de Messine un asile sûr contre les tempêtes ! »

Quant aux promenades publiques, je dois constater que, sauf la jolie Flora (charmant square au centre de la ville), elles sont lamentables et insuffisantes pour un pays où la végétation est naturellement si belle, où les roses ne demandent qu'à paraître en toute saison. Le Jardin a mare est situé à merveille au nord du port, le long de la mer. Mais la municipalité a fait médiocrement les choses quand elle l'a créé récemment. Les arbres m'ont paru petits et chétifs, les pelouses sont mal entretenues, et, si les Messiniens s'y rendent les


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soirs d'été et les après-midi d'automne, c'est sans doute pour respirer la brise du détroit et non pour le charme des fleurs.

Aussi ne m'y suis-je pas arrêté. J'ai suivi la mer, jusque vers la Pointe de Faro, en face de Scylla. Et c'est par de charmants villages— Pace, Santa Agatha, Cunziri — une des plus belles routes du monde, villages de banlieue d'abord, avec les guinguettes traditionnelles, des maisons de riches commerçants, quelques jardins un peu grillés par l'été; puis, villages de pêcheurs, calmes et riants, où, à la fin de cette belle journée, les hommes ravaudaient les filets pour le lendemain, tandis que, sur le pas des portes, les femmes travaillaient en berçant les petits...

Pour jouir de ce spectacle banal, il n'est pas nécessaire, je le sais bien, de venir jusqu'en Sicile! Si je tiens à noter l'impression que m'ont donnée ces humbles villages de pêcheurs, c'est à cause du paysage enchanteur dans lequel s'encadraient ces aquarelles et ces marines; à cause du charme que leur donnaient le bleu foncé du détroit et la teinte rose des montagnes de Calabre encore ensoleillées, tandis que la nuit tombait déjà sur la côte sicilienne; à cause du grand calme mystérieux de la mer, du grand sdence qui régnait sur la terre, de l'idée de paix et de recueillement qui planait sur ces villages où tous, sans fièvre et sans hâte, travaillaient pour assurer le pain du lendemain...

* *

En rentrant à Messine, j'ai demandé à voir les quartiers élégants. Je me suis enquis des demeures des riches Messiniens, et je pensais trouver le long de la mer quelques luxueuses villas comme au Pausilippe, ou de modernes palais.

Dans la plupart des villes d'Italie qui ont eu de glorieuses pages, les demeures de puissantes familles attirent en effet de suite le voyageur. Gênes, qui est un grand port comme Messine, ne serait pas Gênes sans ses maisons de marbre, de même qu'on conçoit


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difficilement Venise sans ses palais du Grand Canal. Messine qui a eu aussi ses palais, mais qui les a convertis en bureaux de banque et de navigation et en auberges, ne semble pas les avoir remplacés pour loger ses vieilles familles ou ses nouveaux riches! J'ai vu peu ou pas d'hôtels particuliers. Les grands commerçants, sans doute pour être au centre de leurs affaires et près du port où toute la vie se concentre, habitent, pour la plupart, des appartements quelconques dans de grands caravansérails. Leur luxe, — parfaitement justifié du reste — est d'avoir dans la montagne, à petite proximité de la ville, de belles habitations où ils résident pendant de longs mois d'été. La vue y est superbe et la brise de la mer s'y fait sentir, alors que la ville reste intolérablement chaude de juin à septembre.

A défaut de belles demeures au bord du détroit, pour passer l'hiver ici-bas, les Messiniens d'aujourd'hui semblent priser fort le luxe des tombeaux... Au moderne Campo Santo, la magnificence des monuments n'est égalée que par le mauvais goût des architectes; mais ce Campo Santo est cependant une des curiosités de Messine. Situé au sud, près de la mer, il a des chapelles énormes, une sorte de grand temple à colonnades, copié d'un temple grec, avec tiroirs pour les morts illustres, à l'instar de Milan et de Gênes. Tout est neuf et clinquant, si j'ose dire. Les allées sablées ont des courbes trop gracieuses, les arbres sont d'essences trop rares, les parterres et les corbeilles de fleurs sont trop bien entretenus. Ce n'est pas un cimetière, c'est une promenade bien supérieure à celle du « Jardin a mare »! Aucun recueillement n'y règne, aucune égalité dans la mort. Le niveau social des classes est marqué par l'étalage d'un luxe inutile, par la somme dépensée pour les mausolées. Mon cicérone me cite orgueilleusement les plus riches tombeaux : celui de baron N..., celui de Pellegrino, célèbre partisan de Garibaldi; de MM. X... et Y..., grands exportateurs de vins; de Z..., qui a des quantités d'hectares


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d'orangers, et d'un autre encore dont j'ai oublié la profession commerciale ! Tous ces tombeaux sont dans la partie sélect du cimetière. Des petits, des pauvres, de ceux qui ne peuvent se payer de riches mausolées, il n'est presque pas question ! On a relégué leurs tombes le plus loin possible, leurs modestes tombes, sans nom, ornées seulement d'un numéro de zinc ! Et comme — pour les vivants — le grand charme du Campo Santo c'est sa vue admirable sur le détroit de la mer d'Ionie, les bonnes places — celles d'où l'on voit le mieux — ont été réservées aux familles opulentes. Les fosses des pauvres et des inconnus sont dans un vallon humide où les fleurs ne peuvent pousser, d'où l'on ne peut jouir du spectacle! L'inégalité du sort poursuit après la mort les dépouilles des malheureux, plus encore à Messine qu'ailleurs, et c'est une impression d'immense tristesse que j'ai emportée de ce superbe Campo Santo, après avoir retrouvé l'étalage des vanités humaines, au delà de la vie.

En quittant le cimetière, j'ai tenu à entrer à la maison de Dieu, à la « Matrice ». Celle-ci est un peu, comme toute la ville, cosmopolite et portant une trace peu définie des divers conquérants.

Les savants affirment qu'on la construisit au onzième siècle! Elle fut donc normande à son début. Mais elle a brûlé deux fois, au treizième et au seizième; et, comme on l'a refaite au dix-septième et complétée au dix-huitième, il faudrait être très spécialiste pour s'y reconnaître et se rendre compte de l'aspect qu'elle a primitivement présenté.

Actuellement, la cathédrale de Messine est surtout très grande, mais les grandes églises ne sont pas rares en Italie! Elle ne m'a laissé qu'une sensation confuse, malgré de jolis détails, malgré sa chaire en marbre blanc où les têtes de Mahomet, de Calvin, de Zwingle et de Luther sont sculptées sur le chapiteau, comme pour,mieux entendre le prédicateur!


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Je me souviens cependant de la belle façade blanche et noire avec des feuilles sculptées et des dessins de marbre ingénieux sur les colonnes des portes. Je me souviens aussi que l'on raconte à Messine une bien curieuse légende à propos de cette cathédrale, dédiée à la Vierge Marie.

L'origine de cette consécration date du temps lointain où saint Paul vint en Sicile pour faire aux Messiniens un sermon qui prouvait la virginité de la Mère de Dieu. Le sermon fut éloquent et le miracle raconté fit une telle impression sur le peuple de Messine qu'on décida d'envoyer à la Vierge, qui vivait encore, une députation de notables, pour implorer sa protection. Touchée de leurs prières, dit la tradition, la Vierge daigna répondre par écrit.

Les détails donnés sont très précis : la lettre était en hébreu et saint Paul dut la traduire en grec, le grec étant alors la langue de Messine. Elle a été brûlée dans un incendie, mais une copie a été conservée; copie sainte qu'on vénère et qu'on promène à certaines fêtes avec la statue de la Vierge, et spécialement le 15 août.

Tout ceci, vous l'avouerez, dénote chez ceux qui ont inventé cette légende, il y a bien longtemps, une imagination très jolie. Malheureusement, la lettre attribuée à la mère du Christ est au moins bizarre ! Voici la traduction française que j'ai copiée dans un vieux livre. Je n'ose croire que les hébraïsants y retrouveront le style de l'époque.

La Vierge Marie, fille de Joachim, très humble mère de Dieu Jésus-Christ, crucifié, de la tribu de Juda, de la race de David, salut et bénédiction de Dieu le Père tout-puissant, à tous les Messiniens.

Il est certain que, par une grande Foi, vous avez envoyé des députés en conséquence d'une délibération publique et puisque vous avoues que notre Fils est Dieu et homme en même temps et qu'il est au ciel après sa Résurrection, ce que vous avez appris par la prêdica-


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tion de saint Paul, apôtre, nous vous bénissons, vous et votre ville, et nous voulons toujours être votre protectrice.

L'an 42 de notre fils. Indiction I, le j juin, le 2J de la lune, à Jérusalem.

Tel est le texte de cette lettre fameuse de la sainte Vierge. Le peuple de Messine est très fier d'en posséder la copie à défaut de l'original ; et il ne serait pas bon, le 15 août, de paraître douter de son authenticité!

J'ai vu d'autres églises encore. Beaucoup sont abandonnées et les peintures qui les ornent sont abîmées et noircies. Messine décidément est plus commerçante qu'artiste et songe plus à exporter ses oranges qu'à conserver ses monuments! Elle est restée un point de passage, que l'on parcourt avec curiosité parce que la ville est vivante, mais que l'on quitte sans regret.

Au bout de deux jours passés à Messine, il me restait à me rendre compte des créations des Messiniens. Malheureusement, le théâtre Victor-Emmanuel (le grand théâtre) doit rester obstinément clos jusqu'à la fin d'octobre, et le théâtre d'été a fermé ses portes ! J'ai donc été contraint de me rendre au théâtre populaire, l'Arena Garibaldi.

C'est au bout de la ville, très loin du quartier des hôtels. Le cocher de fiacre qui m'y conduit a l'air tout étonné lorsque je lui donne l'adresse, les gens qui fréquentent l'Arena n'ayant sans doute pas l'habitude de s'y rendre en équipage. Je m'attends donc à trouver un bouge immonde et j'ai honte vraiment de m'aventurer dans un coin sans doute mal famé...

Eh bien, c'est un vulgaire concert, pareil à tous les cafés-concerts d'Italie. La salle est en bois, a la forme d'un cirque ; on y fume d'énormes cigares et je dois avouer que le public — marins du port, portefaix, ouvriers et lie de grande ville — n'est pas extrême-


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ment choisi et qu'aucun gardénia n'orne les boutonnières! Mais quel bon public! comme il écoute, comme il vibre, comme il applaudit! Rien ne lui échappe, et ce n'est pas ici, dans ce bouge, que la chanteuse se permettrait une fausse note!

Deux femmes, ce soir-là, excitaient particulièrement l'admiration du parterre. L'une, déjà assez mûre et en tous cas fort opulente, « chanteuse italienne » d'après l'affiche manuscrite, disait et détaillait à merveille. L'autre, chanteuse sicilienne, une grande fille qui n'avait pas vingt ans, de geste un peu gauche et timide, mais tout à fait jolie et fraîche, avait sans doute bien des amoureux dans la salle. Après ses trois morceaux traditionnels, elle dut revenir, dix fois encore, chanter un nouvel air! Chaque fois, ce furent des trépignements chaleureux, des cris enthousiastes et des bouquets de fleurs. Non pas de beaux bouquets anonymes pareils à ceux que, dans les vrais théâtres, l'ouvreuse aux rubans roses jette de l'avant-scène en se cachant presque ; mais de petits bouquets d'un sou, très modestes, mais aussi poétiques, achetés là, sous mes yeux; hommages spontanés que les gens du peuple lançaient frénétiquement à pleins bras. Quelques gendarmes — car il y a des gendarmes partout en Italie, même dans les bouges — étaient parmi les plus fanatiques, applaudissaient à tout rompre. Et la jolie fille, avec son air un peu gauche, continuait toujours, et, pour peu que l'enthousiasme populaire se soit adressé encore à d'autres étoiles, la représentation a dû finir bien tard dans la nuit.

Pour moi, bien qu'intéressé par ce spectacle, j'ai dû partir de bonne heure de l'Arena, car je m'embarquais ce soir-là pour les îles Lipari sur un petit vapeur qui devait lever l'ancre à minuit.

A. DRY.

(A suivre.)


HAINE D'ENFANT

(Suite)

La mélancolie de Renée n'avait pas fait d'impression sur l'enfant. Au contraire. La jeune femme qui, depuis la perte cruelle éprouvée, avait moins souffert de l'obsession de son beau-fils, dut reconnaître que la haine ne faiblissait piaîs chez son ennemi.

En passant devant la chambre de l'enfant, elle entendit prononcer son nom.

— Elle enlaidit... As-tu vu commeelle est jaune?Si elle pouvait tomber malade, disait Henri. Il paraît qu'on peut très bien mourir de chagrin.

—■ Mourir ! Il ne faut souhaiter la mort de personne, Henri, reprit Georges, qui, malgré toute l'amitié qui l'attachait à son camarade, ne pouvait se défendre de sympathie à l'égard de Mme Théry.

Renée s'éloigna, un sourire aux lèvres.

Loin de l'attrister, cette outrance l'avait délivrée de la hantise qu'elle avait parfois de s'être montrée injuste, trop peu maternelle pour l'enfant.

Un moment elle avait craint d'en arriver à la haine, elle aussi. Mais voilà que la phrase inopinément entendue la rendait à elle-même. Ses vingt ans à peine enrôlés, sa santé robuste, ne pouvaient pas s'en alarmer.

Tout entière à son parrain, Mme Théry arrivait à le distraire de son chagrin. Son mari s'y employait, lui aussi, de grand coeur. Il crut que le but était atteint, sa

R. H. 1903. — VI, 5. 20


6lO HAINE D'ENFANT

femme se trouvait heureuse : il ne suit jamais le puéril incident qui amenait cette transformation.

A la fin de son deuil, Renée était redevenue la délicieuse personne que Jean avait admirée à Villiers.

Curieuse d'émotions d'art, elle entraînait son mari aux expositions. Il était heureux par elle et fier de montrer sa jolie et fraîche compagne.

De son côté, Henri poursuivait brillamment ses études. Avec l'âge les facultés d'obs;rvation s'étaient développées chez l'enfant. Les nouvelles manières de sa belle-mère le choquaient.

Georges, son confident, entendait sans relâche ses récriminations. A plusieurs reprises, le jeudi s'était passé sans que Renée parût au parloir. Seuls, Bardet et le père venaient. Le petit tyran, sans regretter l'absence de son ennemie, enrageait de la liberté de la jeune femme, cherchait à deviner ses plaisirs. Autre note. Lorsque Mme Théry arrivait élégamment vêtue, si gracieuse et pimpante que la grande pièce nue s'emplissait d'un chuchotement admiratif, Henri devenait pourpre. LIne sorte de honte l'oppressait.

Ces jours-là, il était sombre avec son père lui-même. Les sourires de Jean, le bonheur insolent de Renée, tout cela, n'était-ce pas la preuve que le souvenir de sa mère à lui n'existait plus?

Et, naturellement droit, le garçonnet s'abaissait à des tracasseries bêtes, à des farces stupides. Il renversait, un jour, à la maison, un encrier sur un adorable corsage destiné à la jeune femme qui s'habillait pour une messe de mariage.

D'autres fois il lui dérobait de menus objets de toilette, fracassait ses flacons, furieux du calme de sa victime, conscient de l'indifférence souriante qu'elle entretenait à son endroit.

Pareilles, les années passaient, Renée, toujours dévorée d'activité, prenait part à des oeuvres charitables. Elle se prodiguait en visites, n'épargnait ni son temps, ni sa bourse.

Aux vacances, Henri suivait à Villiers le vieux peintre qui, bizarrerie inexplicable, idolâtrait l'enfant,

v


HAINE D'ENFANT 6ll

alors qu'il conservait les mêmes sentiments pour la fille de son coeur.

— Jean et Renée partaient alors tous deux en vagabonds.

Si heureux, si parfaitement faits l'un pour l'autre, c'était toujours le même enchantement, le même bonheur de ce tête-à-tête en pleine nature...

Cette année-là, M. Levai, le père de Georges, avait rappelé la promesse de visite faite deux ans auparavant, promesse que la mort avait si malheureusement annulée.

Il fut donc convenu que le père et le fils passeraient ensemble huit jours en Touraine, tandis que Renée tiendrait compagnie à son parrain, à Villiers.

Deux jours avant l'arrivée de M. Théry, Henri ne dormait plus la nuit.

Son père serait à lui, à lui seul, pendant huit longs jours. Mme Théry rie serait pas là, l'excédant de sa continuelle présence aux côtés du savant.

Ce dernier ne montrait pas le même enthousiasme. Il remplissait assez mollement un devoir de politesse, en même temps qu'il savait procurer un plaisir à son fils. Mais quitter Renée, fût-ce pour huit jours, lui rendait la corvée insupportable.

Aussi, quelle ne fut pas sa joyeuse stupéfaction en trouvant en son fils un véritable petit camarade. Prévenant, gai, d'une délicatesse rare chez un enfant, Henri paraisait prendre à tâche de se montrer sous le jourlepluls favorable.

Tour à tour babillard et grave, il savait plaisanter lorsque le front du savant se rembrunissait, au souvenir peut-être de l'absente. Au contraire, il se recueillait, écoutait religieusement lorsque Théry, inspiré pair lavuied'un site, d'un monument, laissait couler les flots de sa parole claire, animée, pittoresque.

Langeais, la jolie petite ville où demeuraient de père en fils les Levai, est le type de ces modestes cités tou1rangelles où tes habitants semblent nés uniquement pour déguster les produits de leur beau sol.

La promixité du château de la reine Anne glace


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d'un peu de majesté la façade des maisons, mais dès qu'on! franchit le seuil des habitations, ce sont des fleurs et des fruits, dans les jardins bien entretenus qui descendent, joyeux, vers la Loire. Cachés aux yeux des profanes, les murs s'enguirlandent de roses qui s'embrouissailient parmi les vrilles des- pampres dorés.

La plus large hospitalité fut offerte aux voyageurs par le père de Georges, heureux et fier d'abriter sous son toit une des célébrités du monde savant.

A son tour, il fit défiler devant ses hôtes les gloires de l'endroit : un archéologue acharné depuis une trentaine d'années à repêcher dans la Loire des gabarres chargées de richesses artistiques qui avaient coulé près de là, au temps jadis.

Puis un chansonnier qui mettait en couplets toute la ville et célébrait en barde convaincu les beautés de la Touraine.

Enfin un dernier «clou» : un vieillard, mi-paysan, mi-citadin, qui jamais n'avait dépassé une zone de dix kilomètres autour de Langeais. Le seul nom de Paris l'effrayait, ce qui ne l'empêchait en rien d'être gai compagnon doublé d'une aimable philosophie aimant fort la société de cesi messieurs de Paris. »

La beauté, la robustesse d'Henri étaient un inépuisable sujet d'étonnement pour ces bonnes^ gens. Lorsque Théry annonçait l'âge de son fils, on le croyait à peine.

Et, de fait, le garçonnet se montrait si raisonnable, sans nul caprice, heureux seulement, semblait-il, de la présence continue de son père, que ce dernier s'enorgueillissait de l'intelligence de son enfant, de sa supériorité physique et intellectuelle sur tous ses camarades.

Le matin, dès que le soleil avait réchauffé la terre, Henri et son père partaient en excursion.

Sans cartes, sans guides, ils s'égaraient quelquefois et c'étaient des surprises charmantes, Ils déjeunaient gaiement tous deux dans une pimpante auberge adossée à ces étranges rochers qui bordent le fleuve dans cette région ; rochers où les vignerons élisent domicile,


HAINE D'ENFANT 613

au milieu des vignes et où la vue inopinée d'un tuyau de cheminée, jaillissant de terre parmi les sarments, vous place malgré soi le rire aux lèvres...

Muni d'un album et d'une collection de crayons, Henri dessinait, prenait des vues pour son ami Bardet, réservant à son père la surprise de ses croquis, lorsqu'ils seraient de retour à Paris.

Si bien que le voyage, entrepris par Jean avec une sourde irritation, devenait une partie de plaisir, et qu'à regret, le matin de la rentrée, le savant regagna la capitale, ramenant Henri et Georges, les deux inséparables.

La pluie, une pluie maussade et déjà froide, qui fondait en grisailles l'arrivée à Paris, faisait le souvenir des beaux jours écoulés plus captivant.

L"ne fois seul, Jean eut une sensation bizarre. Comment avait-il pu ignorer si longtemps son fils, et que! regret de ne pouvoir prolonger indéfiniment le plaisir éprouvé en la compagnie du cher enfant !

Une autre inquiétude secouait le savant, plus matérielle, mais si humaine!

Renée ne lui avait pas écrit. Etait-elle rentrée à Paris? N'allait-il pas se trouver dans une maison vide, plus solitaire après les jours niants qui venaient de s'écouler ?

Et, mélancoliquement, Jean Théry regardait s'allumer les réverbères, dans les rues. Les flaques d'eau dansaient sous la pluie persistante, semblables à de grands yeux qui clignoteraient.

Sa valise à la main, le voyageur grimpa vivement à son appartement. Il cherchait ses clefs, les mains humides, lorsque la porte s'ouvrit. Dans l'antichambre bien éclairée, Renée lui souriait, drapée dans une robe claire. Par la porte de la salle à manger ouverte, la table paraissait coquettement servie, la nappe blanche, les cristaux brillants, deux vases de fleurs aux bouts ; anémones et chrysanthèmes.

Quelques bûches flambaient, vives, dans la cheminée.

Un attendrissement saisit Jean. Il prit dans ses bras la jeune femme.


6l4 HAINE D'ENFANT

— Quelle douceur, amie, de revenir chez soi, retrouver les êtres aimés !

Renée se laissait embrasser, heureuse de cette sincérité d'élan. Bardlet mit fin à l'effusion, en venant tendre la main à Jean.

Puis, tandis que celui-ci se débarrassait de la: poussière et de la boue du voyage, le vieux peintre s'installa dans le cabinet de toilette, sa fidèle pipe à la bouche — c'était le seul endroit de l'appartement où il osât l'exhiber, — et s'enquit d'Henri.

■— Un brave petit coeur, un enfant raisonnable, intelligent, un véritable camarade. J'ai passé avec lui des instants délicieux. J'ai été surpris, que dis-je, charmé des découvertes faites en ce petit bonhomme.

Bardet hochait la tête.

— Hé oui ! Il se montre aussi tendre envers moi. Le petit drôle sait se faire aimer.

Et baissant la voix :

— Pourquoi faut-il qu'il haïsse notre pauvre Renée ? car il la déteste, c'est sûr... N'est-elle pas intelligente, bonne ?

Jean passa son bras sous celui du vieillard.

— Notre Renée est tout cela... mieux encore... Où elle a échoué, aucune n'eût réussi. N'y voyons qu'une mystérieuse fatalité, une loi cachée que nos sens ne peuvent percevoir...

Bardet opina de (la! tête.

La journée s'acheva de cette façon sereine. Après un repas délicat, Mme Théry se mit au piano. Elle chantai, au hasard des souvenirs, les chansons entendues au cours de ses voyages.

Son mari l'admirait, égoïstement heureux.

Très tard, le peintre prit congé des époux. En regagnant Montmartre il pensa qu'Henri, ce soir-là, avait réintégré sa prison. Il soupira et sur ses lèvres voltigeait le mot de Théry : la fatalité...


HAINE D'ENFANT 615

III

La charité personnelle avait vite lassé la jeune "Mme Théry. La tristesse des galetas, la laideur des misères secourues lui assombrissaient l'âme. Elle espaça ses visites aux déshérités,, puis cessa tout à fait, sans pour cela restreindre le chiffre de ses aumônes. Non, le dégoût l'avait prise et elle se déchargeait de ce soin sur une de ces bonnes âmes qui, semble-t-il, eussent inventé la misère, si elle n'existait, pour faire montre de leur charité.

Le monde, les. réceptions, les visites fastidieuses la lassèrent aussi vite. Incapable de vivre sans un mobile attachant, elle se prit d'une belle passion, pour la musique.

Ses études,en cette branche d'art, avaient été jusqu'alors très superficielles!. Elle se remit courageusement au rang d'écolière, courant de professeur en auditions, se donnant tout entière à l'art qui lui était révélé, amusant de sa foi robuste Théry et Bardet.

Sans le savoir, la jeune femme possédait une voix très souple, d'un grand charme. En travaillant, elle acquit un joli talent. La première fois qu'on sollicita son concours pour un concert de charité, elle battit des mains, en proie à une joie d'enfant.

En grand mystère, Henri prenait part à cette joie. Les jours de congé, alors qu'on le croyait occupé à jouer avec Georges, il forçait celui-ci au silence dès que sa belle-mère s'approchait du piano. Lorsque les notes s'égrenaient, cristallines, dans le petit salon, le collégien redoublait d'attention fervente. Tout jeune, il avait adoré la musique, sans posséder la constance nécessaire pour l'apprendre.

Renée aurait pu ignorer toujours cette particularité, si elle n'avait surpris le garçonnet dissimulé derrière une porte, l'oreille aux aguets.

Sans réfléchir, elle offrit aussitôt à l'enfant de recom-


6l6 HAINE D'ENFANT

mencer pour lui seul le couplet qui semblait le ravir.

Mais Henri, vexé de s'être laissé surprendre, répondit par une insolence et se retira dans sa chambre.

Quant à Renée, elle cacha son dépit. La jeune femme, foncièrement bonne, espérait toujours forcer la sympathie de son 'beau-fils. Elle oubliait aisément les tracasseries, les farces mauvaises, les paroles haineuses, voire même les intentions outrageantes de, l'enfant, lorsqu'il était absent ou quand le père se montrait fier du travail de son fils. Ce dernier au contraire, à mesure que la jeune femme s'épanouissait, embellis^- sait, sentait croître son aversion pour elle.

Un matin, Henri allait avoir quatorze ans, on ramena, l'enfant du lycée. C'était au milieu de juillet, la, chaleur était accablante. L'élève, surmené par le travail des compositions de fin d'année, avait été soudain pris de fièvre.

A la hâte, Théry manda le médecin. Celui-ci hocha la tête, ordonna aussitôt des compresses dé glace sur le front et promit de revenir le soir.

Pendant quatre jours, le malheureux père ne sut pas s'il devait craindre pour la vie de son enfant. Tour à tour Renée et Jean se succédèrent au chevet du petit malade, en proie au délire. Bardet avait été éloigné comme trop âgé pour veiller.

Phénomène étrange, l'enfant reposait tant que Jean se tenait près de lui. A mesure que la nuit avançait et que l'heure approchait où Renée allait prendre sa place, l'agitation revenait.

Elle ne cessait pas durant les six heures qu'elle s'asseyait à son chevet.

Le quatrième jour, n'y tenant plus, craignant pour la santé du fils de son bien-aimé Jean, la jeune femme confia ses perplexités au médecin.

Celui-ci manqua applaudir 3e satisfaction. Il ne s'expliquait pasque la fausse fièvre cérébrale, dégénérée dès le premier jour en fièvre bénigne, durât aussi longtemps.

Son diagnostic n'était pas en défeut; seule, la présence de la belle-mère au chevet du beaw-fils donnait


HAINE D'ENFANT 617

une nouvelle intensité à la maladie. Afin de prévenir le retour de pareil! fait, Renée accepta de veiller, toutes portes ouvertes, dans la chambre voisine de celle du malade. Si l'enfant s'éveillait, réclamant à boire, ellie allait doucement prévenir le père, qui reposait, mais ces alternatives se produisirent rarement.

Quinze jours après cette chaude alerte, Henri était sur pied. Le père était d'avis de l'envoyer aussitôt à Villiers, commencer les vacances avant l'heure, mais du) lycée, on réclama, comme faveur, sa venue.

Lauréat de tous les concours, détenteur des premiers prix de sa classe, Henri Théry était une des gloires du lycée Ses. professeurs étaient fiers de le posséder lors de la distribution des récompenses.

Jean transigea, trois jours passés auprès de Bardet, dans la villa au bord du Morin, remettraient Henri complètement sur pied et lui permettraient d'assister à la distribution des récompenses,

Le vieux peintre, qui avait éprouvé par avant un chagrin énorme de la. maladie de l'enfant, ■— il le voyait perdu, — oublia; dans sa joie la ligne de conduite qu'il s'était tracée et qu'il avait si scrupuleusement suivie à l'égard d'Henri.

Il vanta les soins dévoués, prodigués par Renée, sa patience, le subterfuge employé pour que Jean se reposât et qu'Henri ne fût plus en proie à l'agitation mauvaise qui le possédait en sa présence.

Le petit homme se contenta de hausser les épaules. Il se souvenait à présent de l'angoisse douloureuse éprouvée à certaines heures de la journée, des cauchemars affreux qui s'emparaient de lui. Il revoyait les corps de vampires, qui, tous, avaient la tête de sa belle-mère et se penchaient sur lui pour l'étouffer.

Mme Théry était trop méchante pour ne pas l'avoir sûrement tenté. Sa sollicitude, son pseudo-dévouement n'étaient qu'un vil moyen de se venger de lui, Henri

ThéryEt

ThéryEt grief s'ajouta aux autres, plus lancinant, car l'enfant approchait de l'âge d'homme, et sa. haine se faisait plus raisonnée.


618 HAINE D'ENFANT

Le jour de la distribution des prix, Jean Théry et sa femme prirent place sur l'estrade, au milieu des auto'- rités, ainsi qu'il sied aux parents des brillants élèves.

Les petits avaient défilé en nombre, tout fiers de leurs couronnes et le tour des «grands» était venu. Nommé comme lauréat dans toutes les branches d'études, Henri monta les degrés de la tribune pour recevoir le prix d'ensemble décerné à l'unanimité de ses camarades.

Le bel éphèbe, un peu pâle, reçut deux gros volumes des mains d'un vieux général; à côté, le proviseur tenait une superbe couronne dorée.

— Allez vous faire couronner par madame votre mère ! murmura l'universitaire à l'oreille d'Henri.

L'enfant secoua la tête, une flamme dans les yeux.

— Vous vous trompez, monsieur, je n'ai pas de mère ! Et il rejoignit, tranquille en apparence, ses camarades qui l'applaudissaient bruyamment.

La réponse, si douloureusement imprévue, avait frappé où elle visait. Mme Théry, encore meurtrie de ses récentes fatigues, ne put retenir les larmes qui lui gonflaient les y eux.

Jean, indigné de l'attitude de son fils et froissé des regards étonnés qu'il sentait peser sur sa femme, aurait voulu quitter aussitôt la place. Mais la chose était impossible.

La gracieuse femme refoula, ses sanglots. Quant à Jean, son parti était pris.

En hâte, tandis que le flot des parents et des élèves s'écoulait, il mit Renée en voiture. Puis il attendit Henri. Le savant était un tendre, il l'avait suffisamment montré, mais il était incapable de maîtriser un accès de colère dûment motivé.

Henri eut-il la prescience de l'orage qui s'amassait sur sa tête? Sans doute, car il ne prononça pas un mot en prenant place à côté de son père sur les coussins de la voiture découverte.

Toujours en silence, le père et le fils montèrent l'escalier, rue Claude-Bernard. Henri se dirigea droit vers sa chambre. Son père l'y suivit.


HAINE D'ENFANT 619

Et brusquement, terrible, foudroyante, sa colère éclata.

En termes vifs, il reprocha à son fils la bassesse de sa conduite. Il lui dit le dévouement de Renée, le rôle maternel qu'elle avait rêvé — piètre chimère — en l'épousant, lui, un veuf, malheureux solitaire.

Enfin, il lui montra la pauvre femme le suppléant à son chevet, alors que tous deux craignaient pour sa vie, la simple bonté dont elle avait fait preuve, l'oubli de toute rancune, si naturelle, cependant, de sa part.

Les dents serrées, la tête baissée, Henri subissait la mercuriale.

C'était la première fois, depuis qu'il se connaissait, qu'il entendait à son adresse des paroles de mépris. Et ces paroles, pour la première fois tintant à ses oreilles, sortaient de la bouche die son père, de ce père qu'il admirait, qu'il idolâtrait, dont il s'enorgueillissait chaque jour de porter le nom, ce nom d'un savant modeste, mais grand par ses conquêtes pacifiques.

Et cette humiliation lui était infligée justement parce qu'il avait manqué au respect qu'on, prétendait lui imposer envers l'intruse. Il se révolta.

— Tout ce qu'elle a fait, ses soucis, ses regrets, et jusqu'au pardon des injures ne feront jamais qu'elleme soit quelque chose. Je n'ai pas menti. Je n'ai pas, je n'ai plus de mère !

L'orgueil froissé se révélait chez l'enfant en 1 attitude théâtrale.

Ce cabotinage déplacé électrisa Jean.

D'une main rude, il empoigna son fils à l'épaule, et le poussant brusquement hors de la chambre, dans le salon : A genoux! A genoux! devant celle que tu as offensée.

Henri résistait; d'une pâleur effrayante, les poings crispés, les lèvres tremblantes, il se taisait. *

La voix de Jean roula comme un tonnerre.

— Obéis! malheureux! obéis, ou sinon... Appuyant sur l'épaule d'Henri, il le fit tomber à

genoux devant Renée, éperdue, et qui joignait les mains, le coeur pris dans un étau.


620 HAINE D'ENFANT

— Des excuses ! des excuses ! répétait M. Théry. Mais déjà Henri n'était plus en état d'en faire.

Au moment où ses genoux touchaient le sol, il ferma les yeux, sa belle tête se pencha, et il tomba la face en avant.

Renée se baissa vivement.

— Mon Dieu ! mais cet enfant est évanoui ! Touie la colère du savant tomba à ce mot. De trop récentes angoisses l'avaient étreint.

Il vit aussitôt son fils, à nouveau malade, couché, en proie à la fièvre.

Comme une plume il enleva l'enfant dans ses bras robustes, s'assit avec lui sur un canapé. Doucement il le déshabilla, lui frotta les tempes d'un mouchoir mouillé que lui tendait Renée.

Et alors qu'Henri revenait à la vie, ouvrant les yeux, d'un signe il éloigna sa femme, la fit placer derrière lui, afin que l'enfant ne la, vît pas tout d'abord.

L'incident était clos. Ni,Jean, ni Renée,ne pouvaient songer à répéter cette scène. Jamais il n'y eut d'allusion à l'affront fait à Mme Théry qui s'abstint, toutefois, de reparaître au lycée.

Ce fut vers cette époque qu'LIenri Théry fit la connaissance d'une jolie fillette, le premier élément féminin de sa vie.

Marthe Précy avait alors quatorze ans. La mère, divorcée depuis peu d'avec un vilain monsieur — un homme sans fortune et dénué de scrupules — habitait un petit pavillon, près de la villa de parrain Paul...

La fillette, élevée dans un grand pensionnat de Paris, n'en avait pas franchi les murs tant que le procès en séparation avait duré.

Libre et la loi l'ayant faite gardienne de son trésor, la mère l'avait aussitôt appelée près d'elle.

La fillette était jolie, espiègle. La présence dans le jardin voisin de deux grands garçons qui couraient du matin jusqu'au, soir, jouaient à l'escarpolette, allaient à la pêche,en un mot, jouissaient de tous les plaisirs de leur âge, éveilla sa curiosité de fille d'Eve.

Un matin, à califourchon sur un pan de mur mi-


HAINE D'ENFANT 62 I

toyen, elle interpella les deux amis qui demeurèrent bouche bée de l'aplomb de cette grande et souple fille qui grimpait comme un garçon.

Ils faillirent, cependant laisser ses questions sans réponses, mais Georges proposa de demander son nom, sa condition, à la nouvelle venue. Perchés dans le cerisier, les deux amis firent mutuellement les présentations.

Après un quart d'heure la connaissance était faite. Au point que, faisant la courte échelle, Henri et Georges reçurent la gamine sur le dos. De là elle sauta sur le gravier et se mit à courir, ravie, vers l'escarpolette qui la tentait depuis si longtemps.

Les, deux cavaliers servants se prêtèrent de bonne grâce à ses fantaisies, lui, faisant les honneurs du jardin, des dernières poires, des pommes les plus vertes et les moins accessibles.

Le bon parrain Paul faillit laisser choir ses bras d'étonneraient en apercevant la nouvelle amie de «ses garçons. »

Décidément très délurée, Marthe Précy le salua sans embarras, dit son voisinage et l'invita à la reconduire chez sa mère pour faire sa connaissance.

Depuis ce moment, on vit rarement les deux jeunes gens sans leur compagne.

Très femme, déjà compliquée, Marthe avait essayé de plier à ses moindres caprices le «bel LIenri», comme elle le nommait plaisamment et très véridiquement, car l'adolescent avait tenu toutes les promesses de l'enfant. Il était réellement beau.

Mais Marthe s'était promptement aperçue qu'elle faisait fausse route. Henri la traitait sur un pied d'égalité parfaite, ne lui faisant pas grâce d'une «colle» lorsque le sort l'avait désignée pour courir à la poursuite de ses camarades, ni de la plus petite corvée.

Georges, au contraire, s'était de lui-même offert à jouer ce rôle de bon toutou. A lai pêche il portait le seau, l'épuisette, la ligne de Marthe. Il lui ménageait? dés satisfactions d'amour-propre, se laissait dépasser à la course, lui repassait furtivement une part de sa ré-


622 HAINE D'ENFANT

coite de mûres, lorsqu'on allait, le matin, à la découverte, le long des haies.

A défaut de son rude ami, Marthe se contentait de la conquête de Georges. Elle jouait avec lui à la coquette, s'amusait à le mettre à bout par ses exigences, puis le boudait tout àcoup, le faisant ainsi très malheureux. Le jeune homme—ses dix-sept ans avaient sonné — prenait alors à son compte tous les torts de la petite fille et la bonne harmonie régnait à nouveau entre eux.

Henri n'avait rien surpris du manège. Malgré sa précocité extraordinaire, il ne pouvait comprendre certains sentiments qui s'estompaient déjà dans le coeur de Georges, plus âgé.

Aussi fut-il très surpris, lorsque, rentré au lycée, son ami le prit pour confident de la tendresse qu'il avait vouée à la belle Marthe.

Pendant les études, en promenade, en récréation, le jeune Tourangeau s'occupait à tracer des sonnets en l'honneur de sa très jeune idole. Il imaginait mille rencontres fortuites, se persuadait que Mme et Mlle Précy viendraient à Paris rendre visite à M. Bardet. Celui-ci les amènerait chez Mme Théry où lui Georges se trouverait un dimanche en face d'elles.

Tout d'abord jaloux de cette flamme naissante, Henri s'était accoutumé à son rôle de confident. Il encourageait les espoirs de son ami, lui rappelait des détails des vacances écoulées — autant de perles pour le candide amoureux.

Mais la rencontre tant désirée ne se produisit pas.

H. GRENET.

(A suivre.)


VAINE FORTUNE

(Suite)

XI

Comme les jours passaient, les exigences d'Emilie croissaient davantage. Il avait commencé par remarquer qu'il la rencontrait à tout coup, qu'il semblait dé;ormais impossible de la tenir éloignée, et, avec ses propositions d'aller ici et là, à des parties de tennis, en visites, elle le détournait de sa pièce. Il cédait parce qu'il n'avait pas le courage de refuser de si légères faveurs à quelqu'un à qui il avait tant pris.

Durant les mois d'été il avait écrit peu de chose; après cette longue paresse, il avait cru avoir une inspiration ett avait récrit son premier et son troisième actes à un point de vue légèrement différent. Le deuxième acte requérait à présent son attention. Il ne pouvait encore déterminer entièrement ce que cet acte exigeait pour être en harmonie avec le premier et le troi-ième; mais son premier et ston troisième actes lui plaisaient tant qu'il ne put attendre pour avoir une opinion sur son ouvrage que la pièce fût finie et un soir il parla de demander des amis de Londres à Ashwood. Emilie et Mrs. Bentley accueillirent favorablement cette proposition. Il demanderait l'éditeur de The Cosmopolïtan, Montagne, Ford, Harding et peut-être un ou deux de plus. Il lui parut en des réflexions ultérieures que ce pourrait être bien de faire venir quelqu'un qui pût s'éprendre d'Emilie. Il confia ses intentions à


624 VAINE FORTUNE

Mrs. Bentley, qui, bien qu'elle évitât d'exprimer directement son opinion^ laissa entendre que s'il n'avait pas lui-même l'intention d'épouser Emilie, il serait bon en effet d'essayer de lui découvrir un mari. Il ne pouvait y avoir que peu de difficulté : une jeune et jolie fille avec trois cents livres sterlings de revenus! Et dans sa lettre à l'éditeur, Hubert mentionnait le fait, suggérant que si lui 1, l'éditeur, pouvait mettre la main sur un bon jeune homime, il pouvait l'amener.

Le jeune homme que l'éditeur amena était riche, d'agréable physionomie, et de bonne famille, en tous points un parti idésirable; et, la chance s'y mettant, il sembla fort épris dPEmilie. Après dîner, il vint s'asseoir près d'elle, se consacrant entièrement à elle.

Hubert, qui ne tenait pas à chasser, se promena avec les dames, lorsque l'après-midi déclinait, afin de rencontrer les chasseurs à leur retour. Voyant une haute silhouette apparaître derrière une haie, Hubert et Mrs.. Bentley espérèrent que ce serait le jeune Rawley. Ce fut lui; et ils pensèrent lorsqu'il vint à eux, son fusil sur l'épaule, de si belle prestance dans son costume de chasse, que nulle jeune fille ne pourrait le refuser. Il leur fit une courte relation de la journée de chasse; et comme il s'adressait entièrement à Emilie, Hubert et Mrs Bentley restèrent en arrière, laissant le jeune couple seul.

Leurs, bonnes intentions ne parurent guère appréciées— du moins par Emilie qui se retourna fréquemment et s'arrêta de manière à permettre à Hubert et Mrs. Bentley de les rattraper. Hubert fut surpris die son. visible manque d'intérêt pour le jeune homme; et se trouvant seul avec elle, dans le salon — les autres n'étaient pas encore descendus — il dit :

— Je ne comprends, pourquoi vous- n'aimez pas le jeune Rawley?

— Je suppose que vous voulez que je l'épouse? demanda-t-elle abruptement, et sa, voix tremblait.

— Je ne veux pas vous marier; je ne pensais qu'à votre bonheur, ma chère Emilie. C'est un très, charmant jeune homme. La plupart des jeiunes filles...


VAINE FORTUNE 625

— Alors que les filles qui le veulent le prennent!

— Cela termine l'affaire. N'en parlons plus.

— Vous n'êtes pas fâché?

— Fâché!

— Je suis très heureuse comme cela. A moins que vous ne désiriez que je quitte Ashwood ; je ne vois pas pourquoi je me marierais? Et vous?

— Je ne vois pas de raison non plus. En général le monde pe|nse qu'il est bon qu'une jeune fille se marie; mais je dois dire que le monde est loin de prévenir en faveur du mariage.

C'était un désappointement de la voir rejeter une si belle occasion, et d'une pensée rapide il s'interrogea sur ce qu'il adviendrait d'elle. La pensée passa, ne laissant pas de trace, dévorée par de plus pressants et plus personnels intérêts. Il n'avait pas joui d'une discussion littéraire depuis des mois et se trouva absorbé par Ford, Harding et l'éditeur. Il leur lut les actes qu'il avait récrits, et ils furenit passionnément commentés. Lès diverses variantes qu'il proposait pour son quatrième et son cinquième actes formèrent le thème de la conversation. Ses corrections parurent habiles et suggestives, mais les am.ife différaient tellement dans leurs vues sur la pièce qu'il fut difficile d'arriver à une conclusion quelconque. L'acteur parla du goût du purblic, et inclina vers l'opinion que le public devait pouvoir sympathiser entièrement avec un des caractères au moins. Harding contredit cela violemment. Il pensait qu'en récrivant son troisième acte en vue du public, Hubert avait dépouillé ses caractères d'une bonne part de leur primitive humanité.

•Hubert nia qu'il eût récrit la pièce dans l'idée de gagner les sympathies du public théâtral, et l'éditeur se rangea à la conclusion de Harding en ce qui regardait le troisième acte II aimait infiniment mieux la première version- D'autre part, il trouvait le premier acte préférable ainsi qu'Hubert l'avait écrit d'abord. C'était plus simple et plus logique :

— Mais pourquoi, dit-il, chercher un avis quelconque? Vous êtes à présent un homme riche, et vous


626 VAINE FORTUNE

pouvez tenter d'imposer vos idées au public. Terminez votre pièce de la manière qui vous semblera préférable, portez-la à Londres, choisissez un théâtre et produisez votre Bohémienne. Nous serons tous là pour vous applaudir; et, si elle est bonne, nous combattrons votre combat.

Cet avis parut excellent à Hubert, et, quand ses amis l'eurent quitté, il bâtit un nouveau scénario. Il travailla dur, transformant sa pièce d'un bout à l'autre. De nouvelles idées lui vinrent, mais la difficulté de les faire entrer dans la trame de son intrigue fut grande. Il parut cependant qu'elles entreraient dans la fin; et, se sentant assuré maintenant de terminer la Bohémienne à sa satisfaction, il avait déjà commencé de parler du théâtre qu'il avait choisi et de la date de la première représentation.

Les deux femmes se montraient fort intéressées; et, l'excitation du voyage à la ville, les toilettes! qu'elles porteraient, la réunion du beau monde au théâtrei, le grand souper auquel tous les génies, tous les talents seraient conviés, et par-dessus tout, le plaisir dé voir le succès d'Hubert, furent le thème de leur conversation d'après-midi. Dans la griserie de cette perspective de plaisir et de .sensations nouvelles, la jalousie d'Emilie à l'égard de Julia parut s'apaiser, sa petite âme mélancolique parut s'éclairer; et lorsque Hubert donnait une forte part de sa conversation à Mrs. Bentley, Emilie ne se retirait plus dans un coin, tristement silencieuse, ainsi qu'à son habitude.

Un après-midi de la fin de septembre, Hubert descendit de son cabinet vers l'heure du thé, et annonça qu'il avait écrit la dernière scène de son dernier acte. Emilie était seule dans le salon.

-— Oh! comme je suis contente! Alors c'est enfin fini. Pourquoi n'écririez-vous pas tout de suite et. nie vous engageriez-vous pas avec un théâtre? Quand irons-nous à Londres?

— Bien, je ne crois pas que la pièce puisse être ein répétition demain. Elle réclame encore un bon examen. D'ailleurs, quand même elle serait complètement


VAINE FORTUNE 627

achevée, je ne désire pas la produire tout de suite. J'aimerais de la mettre de côté pour une couple de mois, et de voir comment elle paraîtra alors.

— Que de peine vous prenez ! Tous ceux qui: écrivent se donnent-ils tant de mal?

— Non, je crains qu'ils ne se, donnent pas cette peine, et je crois qu'ils n'en ont pas besoin. Leurs pièces sont faites d'incidents liés ensemble d'une manière plus ou moins étroite; tandis que ma pièce est le développement d'un caractèrej, avec des. particularités de tempérament qui ne peuvent c(tre altérées parce qu'elles sont héréditaires; c'est pourquoi la pièce doit se poursuivre jusqu'à la conclusion fatale. Dans Shakespeare, mais non, non ! ces choses n'ont pas d'intérêt pour vous. Vous aurez la plus jolie toilette que l'on 1 puisse se payer; et si la pièce réussit...

La jeune fille leva ses yeux tragiques. En vérité elle ne s'intéressait pas d'u tout à ce qu'il disait. Elle était occupée! de ses propres pensées, et de se tenir dans la chambre avec lui, de le regarder de temps à autre, c'était suffisant. Mais; cette fois, ses paroles la chagrinèrent. C'est parce qu'elle ne comprenait pas qu'il n'aimait pas de causer avec elle. Pourquoi ne comprenait-elle pas ? C'était dur pour une petite fille comme elle de comprendre ces choses; mais elle voulait comprendre; et, ses pensées revêtant des paroles, elle dit :

—' Je comprends aussi bien que Julia. Elle connaît lei nom. de plus de livres, et elle est très habile à faire croire qu'elle connaît plus de choses qu'elle n'en; connaît en réalité.

A ce moment, Mrs. Bentley entra. Elle vit qu'Emilie causait avec son cousin, et elle voulut se retirer. Mais Hubert lui dit qu'il avait fini son dernier acte. Elle prétexta un livre à chercher, puis un ouvrage tombé de son panier.

«Si seulement Emilie pouvait continuer l'entretien,» pensa-t-elle, «je trouverais moyen dé me retirer. »

Mais Emilie ne disait mot. Elle se tenait comme


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glacée sur sa chaise, et Mrs Bentley fut obligée, bien contre son gré, d'entrer en conversation.

— Si vous avez écrit complètement la Bohémienne, je vous conseillerais die la produire sans nouveau délai. Une: fois mise en scène, vous 1 serez mieux à même de voir par où elle pèche.

— Alors il sera trop tard. La critique aura donné son opinion; l'oeuvre Sera jugée. Il n'y a que deux ou trois points-, sur lesquels j'hésite. Je voudrais, que Harding soit ici. Je ne puis travailler sans avoir quelqu'un avec qui causer de mon ouvrage. Je ne vaux pas dire que je prends, conseil ; mais le seul fait de lire un acte à un auditeur sympathique m'aide. J'écrivis le premier acte de Divorce ainsi. Tout était mal. J'avais une vague idée de la manière dont je devais le corriger. Un ami vint; je lui contai mes difficultés; en les racontant, elle si'évanouirent, et j'écrivis un acte tout nou>- veau cette même nuit.

—- Je suis fâchée de ne pas être M. Harding, dit Mrs. Bentley. Il doit y avoir une grande satisfaction à se sentir capable d'aider à la solution d'une difficulté littéraire; surtout lorsqu'on ne peut écrire soimême.

— Mais vous pouvez remplacer Harding, j'en suis sûr. Je me souviens, d'avoir demandé votre avis autrefois; il était excellent et me fut d'un grand secours. Mais cela ne voius ennuierait-il pas? Je vous serais tellement obligé si vous vouliez m'entendre.

— M'enntiyer ! Non cela ne m'ennuiera pas, dit Mrs Bentley. Je suis très nattée.

Ses joues se colorèrent, un sourire vint à ses lèvres, mais il disparut aussitôt qu'elle eut jeté un regard sur Emilie.

— Alors, montez à mon, cabinet. Nous, aurons juste le temps de lire le premier acte avant le dîner.

Mrs. Bentley hésita; et, remarquant son hésitation, Hubert la regarda curieusement. À ce moment Emilie

dit :

— Puis-je monter avec vous?

— Mais* je ne sais, Emilie. Vous nous voyez préoc-


VAINE FORTUNE 629

cupés, de savoir s'il n'y a pas dans la pièce des choses qu'une jaune fille ne peut entendre.

■—■ Toujours une excuse pour être débarrassés de moi. Vous désirez être seulsi. Je n'entre jamais dans la chambre que vous ne cessiez de causer. Oh! je ne puis 1 • le supporter plus longtemps.

— Ma chère Emilie!

— Ne me touchez pas,. Al lez* auprès d'elle; enfermez - vous à deux. Ne vous occupez pas de moi. Je ne puis le supporter plus longtemps !

Et elle s'enfuit, laissant derrière elle une.impression d'alarme et de pitié. Hubert et Mrs. Bentley restaient à se regarder, tous deux manquant de paroles.. A la fin il dit :

— Cette pauvre fille va dépérir dans les: larmes. Vous n'avez pas remarqué quel air misérable elle a?

— Pas remarqué! Mais vous ne connaissiez pas la moitié Se la vérité. Il y a longtemps que cela dure. Non, vous ne savez pas la moitié...

— J'ai vu que les choses n'ont pas marché comme je l'aurai-, voulu. C'est vraiment une chose terrible; à voir comme ce pauvre visage vous suit avec reproche tout le long du jour. Et je suis impuissant à découvrir ce qu'il faudrait faire pour y remédier.

— C'est pire que vous ne pensez. Vous n'avez donc pas remarqué que nous ne nous parlons presque plus?

— Vous étiez de si grandes amies ! Non, je n'ai pas remarqué cela !

Alors elle lui raconta précipitamment,, en phrases brèves, le changement qui s'était fait en Emilie pendant les derniers trois mois..

— C'est seulement la nuit dernière qu'elle m'accusa de vous rechercher, d'avoir des vues sur vous. Il est très pénible de devoir vous raconter ces choses, mais je n'ai pas le choix. Elle était couchée sur son lit, disant que tout le monde la haïssait; qu'elle était profondément misérable. En effet, elle semble être malheureuse par nature. Elle se trouvait malheureuse chez elle avant de venir ici; mais je crois qu'elle avait alors d'excellentes raisons, car son père était un ter-


6_:o VAINE FORTUNE

rible personnage. Enfin, tout cela est passé. Elle m'accuse donc d'avoir des vues sur vous> insistant toujours sur ce point que tout le mondie en parle, et qu'elle se tourmente uniquement pour ma réputation. Naturellement cela est fort ridicule; mais c'est aussi très pitoyable et pourrait mal finir si nous ne prenons le parti d'y remédier. Je; ne serais pas surprisle qu'elle perdît la tête. Il faudrait une bonne consultation médicale.

— Ceci est grave, dit-il.

Et à la fin d'un long silence, il ajouta :

— Très grave, peut-être plus grave que nous, ne pensons.

— Pas plus grava que moi je ne le pense. J'aurais dû vous en parler auparavant; mais le sujet est délicat. Elle ne dort presque plus; elle pleure parfois durant des heures; elle se met dans des crises nerveuses où elle ne sait plus ce qu'elle dit; elle m'accuse de la tuer, et puis, elle se repent, elle déclare que je suis la seule qui ait jamais songé à elle, et me supplie de ne pas la quitter. Jq vous assure que cela devient très grave.

— Avez-vous quelque proposition à faire la concernant? Il est piresque inutile de dire que je suis prêt à mettre à exécution, toutes vos idées.

— Vous connaissez la cause de tout cela, je pense?

— Je ne saisi Je ne suis pas certain. Je crois que je me trompe.

— Non, vous ne vous trompez pas. Je voudrais, que vous vous trompiez, à moins que... Mais je disais que c'était très sérieux. La santé de. l'enfant est atteinte; elle se crée un terrible état d'esprit; elle perd toute faculté de réagir. Je crois être la: dernière personne à dire quoique chose d'elle;, mais le temps est venu de tout dire. Eh bien, l'autre jour, comme nous étions, chez les Easttwick, vous prîtes la chaise à côté de la mienne lorsqu'elle quitta la chambre. Quand elle revint, elle vrE que vous aviez changé de place, et elle dit à Ethel Eastwick : «Oh! je me sens mal. Je ne puis entrer. Ils sont ensemble.» Ethel dut la mener dans sa chambre.


VAINE FORTUNE 63 I

Si je sors sur la terrasse elle me suit, piensant que nous sommes convenus de nous y rencontrer.. S a jalousie à mon égard remplit tout son esprit. Je vous assure que je suis sérieusement alarmée. Il arrive tous les jours quelque chose, des futilités, sans cloute, et qui ne signifieraient rien chez toute autre, mais qui prennent une grande importance venant d'elle.

— Mais que proposez-vous ?

— A moins que vous n'entendiez l'épouser, — pardonnez-moi de vous parler si franchement, — il n'y a qu'une chose à faire. Il faut que je parte.

— Non, non, vous ne devez pas partir. Elle ne peut vivre seule avec moi. Mais désire-t-elle que vous partiez?

■—"Non, et c'est le pire de tout. Je lui ai proposé mon départ; elle ne veut en entendre parler. Une allusion à ce sujet suffit pour provoquer une scène. Elle a peur, si je quitte, que vous ne veniez me voir; et la seule idée que j'échapperais à sa surveillance lui est intolérable.

— C'est étrange!

— Oui, fort étrange; mais si opposée soit-elle à toute idée de ce genre, il faut que je quitte.

— Je vous demande comme une faveur de rester. Rendez-moi ce service, je vous prie. J'ai mis mon espoir à finir ma pièce cet automne. Si elle n'est pas terminée à présent, elle ne le sera jamais, et votre départ créerait de si grands troubles que toute idée de travail sera mise hors de question. Emilie ne peut rester seule ici avec moi. Je devrais lui trouver une autre compagne, et vous savez combien cela sera difficile. Je suis assez tracassé comme cela.

Une expression de chagrin parut dans ses yeux, et Mrs. Bentley se demanda ce qu'il pouvait penser.

— Non, dit-il, lui prenant les mains, nous sommes de bons amis, n'est-ce pas? Rendez-moi ce service. Restez avec moi jusqu'à ce que j'aie fini cette pièce; alors, si les choses ne s'améliorent pas, partez si vous voulez, mais pas maintenant. Voulez-vous me, le promettre ?


632 VAINE FORTUNE

— Je vous le promets.

— Merci. Je vous suis profondément obligé. Au bout d'un long silence, Hubert dit .-

— Voulez-vous que nous montions et que je vous lise le premier acte?

— Je le voudrais, mais je crois préférable de ne pas le faire. Si Emilie apprend que vous m'avez lu votre pièce, elle ne fermera pas les yeux; ce seront des larmes et de la 1 misère toute la nuit.

XII

Le cabinet où il avait décidé d'écrire son chefd'oeuvre avait été arrangé avec soin et avec goût. Le parquet était recouvert d'un précieux tapis de Perse, et les murs étaient garnis de jolies bibliothèques dessinées par Chippendale; les livres, demi-maroquin ou veau avec le papier jaune des romans: français, apparaissaient à travers les vitres adamantines. La 1, table de travail, se trouvait en face de la fenêtre; comme les bibliothèques, la table était de Chippendale, et sur le sombre acajou la belle écritoire d'argent semblait inviter aux compositions littéraires. Il régnait un parfum de fleurs dans la chambre. Emilie avait rempli un vase de vieux chine avec des roses pâles de septembre. Les rideaux étaient d'une cretonne moderne — leur couleur toute semblable à celle du vase de roses, et le large divan sur lequel Hubert s'étendait était couvert de la même étoffe. A l'une des murailles, une marine par Courbet, à l'autre un paysage de rivière, avec un. ciel au crépuscule teinté de rose, par Corot. La cheminée était garnie d'une grande pendule dorée, et de candélabres en porcelaine de Dresde. Hubert avait acheté ces oeuvres d'art à son dernier voyage à Londres deux mois auparavant.

Il était midi. Il avait fini de lire son second acte, et cette lecture avait été un amer désappointement. L'idée flottait, pure et séduisante dans son esprit, mais quand


VAINE FORTUNE 633

il essayait de lui donner une forme précise sur le papier, elle semblait s'échapper par quelque vague et mystérieux chemin. Captivante, elle voletait devant lui ainsi qu'un papillon; il la suivait comme un enfant, ardemment, tout son cerveau tendu vers, ce vol embrouillé. Elle le mena vers une contrée où tout était promesse de lait et de miel. Il allait toujours, persuadé que le séduisant lutin choisirait bientôt une fleur pour s'y poser, et qu'alors il le capturerait. Souvent il parut se fixer. Il approchait, le coeur palpitant; mais, hélas ! le filet retourné se trouvait toujours vide. Une expression de chagrin et de perplexité parut sur sa face; il sie rappela son logement à sept shillings par semaine dans Totteraham Court Road. Il avait souffert là, mais il lui semblait qu'il souffrait davantage ici. Il avait changé son milieu, mais il ne s'était pas changé lui-même. Succès et insuccès, désespoir et espérance, joie et tristesse sont en nous et non pas hors de nous. Sa peine gisait aux racines de son coeur. Il ne pouvait l'en arracher; et la récompense lui parut plus que jamais impossible. Il changea sa position sur le divan. Tout à coup, son esprit dit :

— Peut-être me suis-je trompé sur le sujet. Peutêtre est-ce la vraie raison."Peut-être n'y a-t-il pas de pièce à en tirer; peut-être vaudrait-il mieux de l'abandonner et d'en choisir un autre. Durant quelques secondes, il explora l'horizon littéraire de son esprit.

— Non, non, fit-il amèrement, celle-ci est la pièce que je suis prédestiné à écrire. Nul autre Sujet n'est possible; je ne jouis songer à autre chose.

C'était le second acte, à présent, qui défiait ses efforts. Il lui avait paru autrefois, très clair et d'exquises proportions; et voilà que tout second acte semblait impossible; le sujet n'admettait pas de second acte. Et, saisissant son front avec ses mains, il tâchait d'en venir à bout.

Il se souvint que dans le second acte, entraînée par un irrésistible instinct, lady Hayward visite le campement des bohémiens. La nostalgie du désert est sur elle; elle les questionne sur leurs courses, et elle ap^-


634 VAINE FORTUNE

prend accidentellement que la vieille diseuse de bonne aventure est sa mère. Quoique lady Hayward aime son mari, elle est inconsciemment attirée vers un jeune bohémien, et c'est à la fin de l'acte que cette question de la sympathie de race, question dont toute l'intrigue procède, est touchée pour la première fois. Mais, pour clair et précis dans sa conception, cet acte était envahi par une végétation parasite d'idées accessoires. Il sentit que toute idée subordonnée devait être éliminée, que rien ne devait demeurer sinon ce qui pouvait servir à expliquer le drame. Mais comment assurer le thème principal et le conduire ainsi qu'un fil d'or jusqu'à la fin?

Dans cette préoccupation, Hubert prendra livre sur livre, ne trouvant jamais ce qu'il désire; il compulsera des journaux; ou, sortant de la maison et errant à travers le parc, son esprit d'abord soulagé par le babillage d'un oiseau ou par un effet de lumière, retournera inconsciemment à lady Hayward ; et très souvent, à la minute où il y songe le moins, l'obscur dilemme, le décevant labyrinthe de l'acte apparaît soudainement clair et bien équilibré; et lui, se sentant fort et capable de finir, se hâtera vers la maison, craignant de perdre la précieuse inspiration.

Voyez-le, un matin humide de septembre, se hâtant par le gazon épais, les pieds trempés, craignant seulement que son idée ne s'évanouisse avant qu'il atteigne la blanche feuille de papier. Comme il approche de son cabinet, l'idée faiblit en lui. Il n'attend pas d'avoir ôté ses souliers, mais s'assied tout à coup et écrit précipitamment. Mais dès qu'il arrive à la fin des premières répliques, la scène s'éloigne dans sa hâte et s'éteint comme une lumière expirante. Voyez-le lisant et relisant les quelques lignes qu'il a écrites, les sachant sans valeur,. torturé par une prescience de la perfection requise, et enrayé par la conscience de la futilité de cette perfection. Voyez-le se lever la face pâle de désespoir, et alors une curieuse expression de chagrin rôde aux coins de sa bouche, s'échappe de ses yeux — l'expression pincée et douloureuse du désir impuis-


VAINE FORTUNE 635

sant Une diversion quelconque à cette douleur devenue chronique sera la bienvenue, aussi répond-ir joyeux ■. «Entrez!» au coup qu'on frappe à la porte.

—■ Je suis fâchée, dit Mrs Bentley, de vous troubler, mais je voudrais savoir quel poisson vous désirez à dîner : soles, turbot, ou merlans? Plongé comme vous l'êtes dans des problèmes littéraires, je sais que ces détails sont fort prosaïques, mais plus tard, dans la journée...

Hubert rit :

— Je trouve ces détails beaucoup plus agréables que la littérature. Je ne puis rien faire de ma pièce.

— Vous n'êtes pas en train, ce matin?

— Non, pas beaucoup.

— Que pensez-vous du turbot?

— Le turbot me semble une fort bonne chose. Emilie aime le turboî.

— Bien, je commanderai du turbot.

Comme Mrs. Bentley était près de se retirer, elle dit : •—■ Je suis fâchée que vous ne soyez pas en train. Qu'est-ce qui vous arrête? Ce deuxième acte?

— Ecoutez, vous n'êtes pas très occupée; je vous le lirai là, tel quel, et je vous dirai comment je crois qu'il doit être modifié. Rien ne m'aide autant que d'en parler; non seulement cela éclaircit mes idées, mais encore cela me donne envie d'écrire. Mon meilleur travail a toujours été fait de cette manière.

— Je ne pense pas, vraiment, que je puisse rester. Si Emilie apprend que vous m'avez lu votre pièce...

— Je suis fatigué d'entendre parler de ce qu'Emilie pense. Je puis endurer beaucoup, et je sais que c'est mon devoir de montrer beaucoup de patience, mais il y a une limite!

C'était la première fois, que Mrs. Bentley le voyait montrer quelque excitation ou quelque colère. Elle le reconnut à peine sous ce nouvel aspect. En un instant le calme du Saxon avait disparu, et un peu d'emphase celtique parut dans son discours :

— Cette fille hystérique, continua-t-il, est un cruel fardeau .- des larmes à propos de ceci, des soupirs à


636 VAINE FORTUNE

.propos de cela, des évanouissements parce qu'il m'arrive de prendre une chaise près de la vôtre ! Soyez sûre que notre existence à tous est le sujet du commérage des voisins. v

— Je sais que c'est un gros ennui ; et je vous assure que j'en ad ma; part. Chaque regard, chaque parole sont mal interprétés. Il ne faut pas que je reste.

— Il ne faut pas partir. J'ai réellement besoin de vous. Je vous affirme que votre opinion sera très importante.

— Mais, songez à Emilie. Elle sera si misérable, si elle apprend que je suis restée avec vous. Vous ne savez pas combien cela l'affecte. La moindre chose! Vous ne voyez que peu de choses qui se passent ici; moi je les vois toutes.

— Mais c'est insensé, c'est de la folie pure. J'écris une pièce, je m'efforce de résoudre un problème difficile, j'ai besoin d'un auditeur, je vous demande d'être assez bonne pour me laisser vous lire un acte, et vous ne pouvez m'écouter, parce que, parce que, oui, voilà justement la belle raison, parce que!...

— Vous ne savez pas comme elle souffre! Laissezmoi partir; épargnez-lui le chagrin.

— Elle n'est pas la seule à souffrir. Croyez-vous donc que je ne souffre pas? J'ai mis mon coeur, ma vie entière dans cette pièce. Il faut que je la fasse; tous l'attendent. Mes ennemis disent que je ne puis l'écrire, mais je le pourrai si vous m'aidez.

— Le pauvre coeur d'Emilie est aussi brisé. Sa vie est également engagée...

Mrs. Bentley n'acheva point. Hubert n'entendait que les mots. Leur signification lui échappait; il regarda, interrogativement Mrs. Bentley dans les yeux, puis, avec l'air de n'avoir pas compris, il la pria de rester. Elle céda comme une personne obéissant à un charme. Il se sentit singulièrement heureux et avançant un fauteuil pour aile, il se jeta lui-même sur le divan. Il remarqua; qu'elle portait une jaquette blanche flottante, et, à un moment, durant la lecture de la pièce, il eut conscience d'une belle main pendant par-


VAINE FORTUNE 637

dessus le bras du fauteuil. Parfois, à un passage intéressant, les mains se crispaient. Les pantoufles noires et les minces chevilles sous les bas noirs se montraient au bas de la jupe; et quand il levait les yeux de son manuscrit* il voyait la face pâle et lesl cheveux blonds, et aussi les yeux clairs toujours étaient fixés sur lui. Elle écoutait avec un ardent et pénétrant intérêt la critique d'Hubert sur l'acte, d'accord avec lui en général, quelquefois contestant paisiblement un point, et, par une étrange fascination, tirant de lui des idées nouvelles, inattendues ; alors, auprès de cette chaude intelligence féminine, le cerveau d'Hubert s'éclaircit et ses pensées prirent une nouvelle forme.

— Ah ! fit-il, après deux heures de conversation délicieuse, combien je vous suis obligé! Je vois enfin mon erreur; dans deux jours, j'aurai écrit l'acte... Si je vous avais avec moi, j'aurais vite fini la pièce. Tout juste un peu de causerie avec vous, un peu de communion de bon sens, et je la tiendrais ! Je ne crois pas que je descendrai pour le lunch. Faites-moi monter un sandwich; mais, avant que vous ne partiez, laissez-moi vous dire... Au troisième acte, la nostalgie de la vie sous la tente la gagne; son mari lui prodigue les preuves d'amour, la couvre de bijoux, mais sans résultat. Elle languit après le ciel étoile du campement, elle languit encore pour son amant bohémien, mais sans être consciente de son amour. L'acte se termine sur sa fuite. Au quatrième acte son mari court après elle; pour l'amour d'elle, il se fera bohémien, il errera avec elle, à travers le monde, le peuple de sa bienaimée sera son peuple. Mais elle se retire de lui comme d'un étranger à sa race. Il apprend la vérité; les deux hommes se rencontrent et se battent. Lord Hayward est poignardé par le bohémien..'. Au cinquième acte, vaincue par le remords, et incapable d'endurer la rude vie du campement, lady Hayward s'échappe et retourne chez elle. Elle est suivie par le bohémien, son amant. Le dernier acte est sur la, tombe de son mari et la pièce se termine par la mOrt de la bohémienne.


638 VAINE FORTUNE

Hubert racontait l'intrigue de sa pièce, en regardant Mrs. Bentley; mais il la voyait à peine, complètement absorbé dans son désir. Elle le regardait, observant en détail la forme de ses mains, la couleur de ses yeux, ses manières; et l'idée passa en elle :

— Comme il aime son oeuvre! Comme il y met sa vie !

Lorsqu'elle le quitta, il s'assit tout de suite pour écrire et il écrivit pendant près de deux heures, reconstruisant la scène d'ouverture de son deuxième acte. Ensuite il se jeta sur le divan, fuma un cigare, et, après une demi-heure de repos, continua d'écrire jusqu'à l'heure du dîner.

Quand il descendit, la préoccupation de ce qu'il venait d'écrire était encore si vivace en lui qu'il ne remarqua pas tout d'abord le silence des dames avec lesquelles il dînait. Il complimenta Mrs. Bentley sur la fraîcheur du turbot; elle répondit à peine; et alors il se rendit compte que quelque chose allait de travers. Quoi? Une seule chose était possible. Emilie avait su que Mrs Bentley était restée dans le cabinet de travail. Se reportant de la jeune femme à la jeune fille, il remarqua que celle-ci avait pleuré. Elle était encore dans un état d'extrême nervosité, et pouvait fondre en larmes et s'enfuir de la table à tout moment. La figure d'Hubert changea d'expression et ce fut avec peine qu'il contint son humeur. Sa vie était pleine de constantes répétitions de ces scènes et il en était absolument excédé. La pensée du manque complet de raisons de cette vaine jalousie, et la misère de ces petites querelles, l'exaspéraient hors mesure.

GEORGES MOORE.

(Traduit de l'anglais par J.-H. ROSNY.)

(A suivre.)


TABLE DES MATIERES

DU TOME SIXIÈME

( I 2 e ANNÉE MAI 1903)

ROMANS ET NOUVELLES

Vaine Fortune, par M. Georges Moore. (Trad. de l'anglais par M. J.-H. Rosny.) 109, 242, 35g, 493, 623

Haine d'enfant, par M.H. Grenet. 94, 224, 342, 477, 609

VArrestation du lieutenant Golightly, par M. Rudyard Kipling- (Trad. de l'anglais par M. L. Fabulet.)-- . 4§

L'Autre, par M. Rudyard Kipling. (Trad. de l'anglais par

M. L. Fabulet.) 385

Campagne électorale, par MM. Max et Alex. Fischer. 55

Un Secret, par M. Roger Boutet de Monvel 177

L'Aïeule, par M. François Loison 291

Mon oncle Durand, par M. Paul Acker 390

Le Légionnaire, par M. G.-C. Keronan 513

Wala, par M. Léonide Andréef. (Trad. du russe par

M. C. de Lalouê.) 257

HISTOIRE, LITTÉRATURE, VOYAGES

La Mort de Murât (fin), par Mme Jean Darcy. (Adapté de

l'italien, d'après Nicola Misasi.) 60

Olympe de Gouges (fin), par M. Louis Sonolet 119

Une Marine de guerre anglo-saxonne, par M. L. Labat. 129 Souvenirs de la conquête de l'Algérie, par M. E. Martenût

de Cordoux 269, 442, 552

Une Réception de Louis XIII en Avignon, par M. Lûuis

Batiffol 295

Une Nuit de la semaine sanglante, par M. Gaston Cerfbeer

Cerfbeer

Cervantes et le héros, par M. Jean Carrère 400


640 TABLE DES MATIÈRES

Les Palinods, par M. Em. Robin 543

Trinacria, par M. A. Dry 589

POLITIQUE EXTÉRIEURE

La France et l'Angleterre, par M. Jean Carrère 156

Kmger a Paris, par M. Jean Carrère 52°

L'OEuvre du congrès colonial de igos, par M. Jean du

Taillis (fin) 187

VARIÉTÉS

De Pauline Borghèse à Edouard VII, par M. Ch. Gailly de Taurines.. 172

Une Cause amusante en 1^46, par M. Roger ROUX. . 531 La Lutte sociale contre la tuberculose, par M. le Dr H. Le

Meignen 425

POÉSIES

La Légende du baiser, — les Quatre âges du baiser, par

M. Jean de Villeurs 73, 74

La Marguerite et la Rose — Vision du soir, par M. Jean de

Villeurs 455. 457

La Chambre close, par M. Guy de Montgailhard... 199

Le Dernier Baiser de Sappho, par M. Claude Cohendy. 313 Les Chants du renouveau, par M. Guy de Montgailhard.

566

CHRONIQUES

Le Salon de la Société des artistes français, par M. Péladan

Péladan

Les Idées au théâtre, par M. Jean Carrère 76

Les Idées au théâtre, par M. Ch. Levif 317, 570

Chronique musicale, par M. J. ChantaVOine. . . . 202, 458 Les Livres, par M. Jules Bertaut. ... 213, 333, 466, 579

Revue scientifique, par M. L. Pervinquière 327

Causerie militaire, par M. Montcalme 306

Les Miettes de la vie, par M. BixiOU. . 166, 285, 410, 539 L'Histoire au jour le jour 90, 220, 338, 473, 585

L'Administrateur-géranl : A. CHANTECLAIR. — PAMS. m. piwMsocaair n c». 4567.


REVUE FEMININE

Qui n'a pas lu, dans son adolescence, ce romanesque et prestigieux livre de Bulwer Lytton, traduit dans toutes les langues, distribué en prix ou en étrennes à tous les écoliers : les Derniers jours de Pompéi? C'est le plus populaire des romans anglais, après Robinsonet Gulliver, et peut-être même a-t-il plus de succès auprès des jeunes filles par la création d'un personnage au charme irrésistible : l'aveugle Nidia. Combien de jolis yeux se sont trempés de lai mes au récit des malheurs de cette pauvre petite Grecque, magnifiquement belle, mais condamnée à ne pas voir la lumière du jour !

C'est qu'en vérité, il n'est pas d'infirmité humaine qui éveille en nous plus de tremblante sympathie. Et quand la personne qui en est frappée est une jeune lillc, douée de toutes les grâces de la nature, sauf la plus précieuse, il semble que quelcme chose de sacré se répand sur elle. Elle devient pour notre imagination un être presque privilégié et la tradition populaire attribue aux gens aveugles une sorte de mystérieuse divination.

Je n'ai donc pas été surprise d'apprendre par une revue anglaise qu'à New-York, dans un concours de beauté, une jeune fille de dix-sept ans, privée de la vue, avait été couronnée.

J'entends d'ici quelques lectrices s'étonner que, malgré toute la sympathie répandue autour d'elle par une aveugle, elle puisse remporter la palme dans un tournoi où il lui manque, pour vaincre le plus puissant attrait de la iemme, qui est le regard.

Certes, je reconnais le prestige des yeux. Tantôt, ils sont pareils à une flamme qui rayonne dans un décor de fête et illumine tout autour d'elle; tantôt, ils sont doux et calmes comme des lacs dans un paysage, reflétant toutes les splendeurs de la terre et du ciel; or, qu'ils soient ardents comme le feu ou attirants comme l'onde, ils ont toujours pour eux la séduction de la vie même. On sent que l'âme s'extériorise et communie avec tout ce qui' l'enloure. lu voilà pourquoi, chez les êtres munis de .leurs cinq sens, c'est dans les yeux que la beauté réside.

Mais, cette âme intérieure, d'où naît la grâce du regard, est-elle absente chez les aveugles ? Certes non ; et peut-être même elle est plus intense. Alors, ne pouvant se manifester par les yeux, elle se répand dans le reste de la physionomie et dans les attitudes familières du corps, et donne à la majes**

majes**


tueuse et lente beauté des jeunes aveugles quelque chose d'immatériel et de sculptural à la fois. C'est d'elles qu'a dit Baudelaire :

On ne les voit jamais vers les pavés Pencher rêveusement leur tête appesantie.

Et c'est, en effet, vers le ciel que leur front est toujours levé.

On voit donc que le jury de New-York a été bon juge. Sa lauréate peut être parfaitement belle, autant qu'une jeune fille aux prunelles d'azur et d'or. Entre la Joconde et la Vénus de Milo, on a le droit de choisir la seconde.

NELLY DE LACOSTE.

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LA VIE SPORTIVE

Le comité d'organisation (automobile) de la Grande Semaine d'Ostcndequi, ainsi que nous l'avons annoncé, doit avoir lieu du 12 au 19 juillet, est composé comme suit :

Comité sportif : MM. le baron de Caters et le comte de Hcmptine.

Comité de tourisme : MM. Decooman et Servais.

La troisième grande épreuve annuelle à l'épée a eu lieu lundi à Londres. Elle comportait trois séries préliminaires dont les vainqueurs étaient qualifiés pour la finale.

La finale a été gagnée par M. le marquis de ChasseloupLaubat.

ChasseloupLaubat. Ettlinger s'est classé second et M. Breittmayer

troisième.

# * *

L'Equipe de Pelote basque d'Urrutia a triomphé dimanche dernier de celle d'Altamira, après une partie très disputée et qui a vivement intéressé les nombreux spectateurs, venus au fronton de Neuilly. Ceux-ci n'ont d'ailleurs pas ménagé leurs applaudissements aux vaillants pelotaris.

Les ceintures rouges ont gagné par 60 points à 52.

Dimanche prochain, revanche.

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Validité : 45 jours jusqu'à 2.000 km., 60 jours au-dessus de 2.000 km.

Arrêts facultatifs dans toutes les gares de l'itinéraire. ï,es demandes de Livrets internationaux sont satisfaites le jour même aux gares de Paris et de Nice lorsqu'elles leur parviennent avant midi. — Dans toutes les autres gares, les demandes doivent être faites 4 jours à l'avance.

{1) A partir du i,T juin 1903, les chemins de fer français de l'Etat, de l'Orléans et du Midi, ainsi que les chemins de fer italiens et siciliens, participeront à ces voyages.