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Notice complète:

Titre : Le Supplément illustré de la Revue hebdomadaire

Éditeur : Plon (Paris)

Date d'édition : 1928-10-27

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb390971891

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb390971891/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Description : 27 octobre 1928

Description : 1928/10/27 (A37,T10,N43).

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k57321489

Source : Bibliothèque nationale de France

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 01/12/2010

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/fj° 43 37' Année ~ 27 Octobre 1928 2 FR' 50

HEBDOMADAIRE

GÉNÉRAL ££& Ministère et armée de l'air.. 387

REYNALDQ HAHN Fragments d'un journal (II).

Séjour à Venise 402

JOSEPH CRÉACH Mandez le Léonard (V) 420

JEAN DE PANGE Autour de l'âme lorraine.... 451

CLAUDE VARÈZE Les Amours d'Alfred de Musset

(IV) (fin) 455

MARY DUGLAUX La Vie littéraire : L'OEuvre de

René Béhaine 481

MARCEL BRIGN Littérature étrangère :Rubé,

par G.-A. Borgese ; l'Exclue,

par Luigi Pirandello 487

A. BQUTARÏC Chronique scientifique: La

Vie, la maladie, la mort et les colloïdes 4f,o

LOUIS LATZA.RUS Chronique politique : Les

radicaux sont-ils socialistes? Vjj

LIBRAIRIE PLON, 8, rue Garancière — PARIS (6«)



ET SON SUPPLÉMENT ILLUSTRÉ

FONDÉE EN iSgi PAR PLON-NOURRIT ET O, ÉDITEURS

DIRECTEUR : FRANÇOIS LE GRIX RÉDACTEUR EN CHEF : ROBERT DE SAINT JEAN

Prise des abonnements :

UN AN SIX MOIS TROIS MOIS

FRANCE, COLONIES. S5' » 45' » 25' »

ÉTRANGER :

PAYS A TARIF POSTAL

RÉDUIT (I) 100' » 55' » 30' »

PAYS A PLEIN TARIF POSTAL 120' » 65' » 35' »



LE SUPPLEMENT ILLUSTRE DE LA REVUE HEBDOMADAIRE

N»« Série (24' Année) N' 43

27 Octobre 1928

FIGURES D'HIER

(Photo Harlingue.)

32098. — Un portrait de l'impératrice douairière de Russie en exil, en compagnie du roi de Danemark.

Avec l'auguste mère du tsar disparaît l'une des figures les plus significatives et les plus oubliées de la Russie d'hier. Qui se souvient encore du rôle politique joué par l'impératrice après la mort de son mari, de ses efforts contre l'influence allemande à la cour, et de la sympathie qu'elle témoigna toujours, bien avant l'Alliance, à notre pays ?


UN MUSICIEN A VENISE

32099. — <( L'armée de colonnes de Saint-Marc a l'air d'une énumération de troupes de « la Légende des Siècles »


UN MUSICIEN A VENISE

32100. — Voici « l'Adoration du veau d'or », l'un des chefsd'oeuvre de Tintoret, « création enchanteresse, nous dit M. Reynaldo Hahn, où s'épanchent dans leur splendeur tous les trésors de la peinture vénitienne. »


POUR L'EXPOSITION FUTURE

(Photo Harangue.)

32101. — On va poser prochainement, devant M. le président de la République et M. le maréchal Lyautey, la première pierre de cette Maison Coloniale dont on voit ici la maquette.


(Photo Meurisse.) 32102. — A l'occasion du dixième anniversaire de la percée du front bulgare, de nombreuses troupes ont défilé à Belgrade et ont tenu à associer la France à l'honneur comme elle le fut à la peine.


LE LIVRE DONT ON PARLE

(Photo Méjat.) 32103. — Raymond Escholier.

Conservateur du musée Victor-Hugo et de Hauteville-House, Raymond Escholier avait en mains tous les documents utiles pour reconstituer la vie du grand poète. Il vient de publier la Vie glorieuse de Victor Hugo, livre qui ne décevra pas. Jamais hommage plus sincèrement raisonné, plus expressif dans une mesure parfaite et plus vibrant d'émotion vraie, n'aura été rendu à notre grand poète du dix-neuvième siècle.

PARIS. TYPOGRAPHIE PLOK, 8, RUE GARANCIBRB. — IO28. 372OI.




MINISTÈRE ET ARMÉE DE L'AIR

Le ministère de l'Air est né : le fait semble impliquer la création d'une armée de l'air indépendante et autonome. Je suis un partisan convaincu de l'opportunité, de l'urgence même de cette création : si j'ai quelques regrets, c'est de voir que le décret du 2 octobre, qui fixe les attributions de ce nouveau ministère, n'en pose pas le principe de façon plus formelle.

On voit bien, en effet, que les troupes d'aviation et organismes divers, qui ont leur existence liée à elles, passent au ministère de l'Air, qui prend en charge tout le personnel et tout le matériel aéronautiques, jusqu'ici dispersés entre Guerre, Marine et Commerce.

Mais escadrilles ou écoles de ceci ou de cela ne constituent pas une armée, et c'est, incidemment, au cours d'une phrase ou deux, et, semble-t-il, par un lapsus, que l'on trouve, dans le décret, le terme Armée de l'Air : on dirait que le mot a fait peur : « ...A chaque incorporation, une fraction du contingent, déterminée par accord entre les deux départements, sera affectée aux formations de l'année de l'air... » ; et plus loin : « ...La mobilisation de l'armée de l'air incombera intégralement au ministère de l'Air... »

On sait que les textes constitutionnels qui ont établi en France le régime politique actuel ont évité, avec un soin curieux, que le mot « République » y figurât : ce n'est


388 MINISTÈRE ET ARMÉE DE L'AIR

qu'in fine qu'on le voit apparaître dans une espèce de codicille, une clause de style en quelque sorte, qui mentionne que « le président de la République est élu pour sept ans ». Je souhaite que, victime quelque peu d'un procédé analogue, les textes qui viennent, malgré tout, de créer l'Armée de l'Air ne lui portent pas plus de préjudice que n'en ont porté au régime la circonstance que je relate de sa naissance officielle.

Faute donc d'une affirmation catégorique sur ce point essentiel, le décret en cause laisse une impression de flou, d'hésitant, l'impression d'une solution encore bâtarde, d'une cote encore mal taillée.

Reprenons la question à sa base : une Armée de l'Air indépendante est-elle possible? Est-elle nécessaire?

*

Définissons d'abord ce mot « indépendante » : il a déjà fait ruisseler de pleins encriers à travers les colonnes des quotidiens ou périodiques : on a, le plus souvent, conclu à l'absurdité d'une thèse qui, par l'interprétation erronée ou fantaisiste du mot en cause, semble affranchir l'arme aérienne de toute solidarité dans les actions où convergent les forces du pays en vue de sa défense.

L'indépendance dont il s'agit n'a trait qu'à la détermination spécifique, d'une part, des objectifs à atteindre, et, d'autre part, des moyens employés pour y parvenir.

En thèse générale, les objectifs, de quelque nature qu'ils soient, sont et seront toujours déterminés en fonction de la politique de la guerre : c'est au gouvernement qu'il appartient de préciser les divers buts vers lesquels doit tendre chaque groupe de forces organisées ; et j'entends, par cette expression « forces organisées », l'ensemble des forces vives de toute nature que la défense du pays mobilise, chacune suivant des pratiques, des règles propres à ses facultés normales.


MINISTÈRE ET ARMÉE DE L'AIR 389

On perd de vue trop souvent — et j'aurai occasion de revenir sur ce point — que la décision d'un conflit entre nations, de nos jours, ne se trouve plus dans un combat de trois Horaces contre trois Curiaces, ou d'une troupe de condottieri contre une bande d'autres mercenaires, pas même d'une armée contre une armée : c'est une lutte totale à laquelle se consacrent non seulement les forces années proprement dites, mais bien d'autres éléments qui combattent, eux aussi, avec leurs moyens propres : l'arme financière, l'arme industrielle, l'arme économique, l'arme morale, etc., ont prouvé, au cours du cataclysme récent, l'importance de leur rôle. Il y a donc, peut-on dire, une stratégie de guerre financière, une stratégie de guerre économique, etc., auxquelles on assigne des buts spéciaux en harmonie avec les moyens qu'elles peuvent mettre en oeuvre : ces buts sont toujours définis en fonction de ce que j'ai appelé et que l'on dénomme très justement « la politique générale de la guerre ». Or, nul ne songerait à mettre en question l'indépendance de l'arme économique ou de l'arme morale, par exemple ; c'est bien que l'on entend par là que le but qui leur est assigné ne peut être le même que l'objectif à atteindre parles escadres du front de mer ou les années du front de tene et que les moyens à leur disposition leur restent propres.

C'est à dessein que je généralise la question pour mieux asseoir mes premières conclusions, à savoir :

Qu'il y a des objectifs hors de toute atteinte des forces de terre et de mer et que seule peut viser une armée aérienne ;

2° Que les moyens à employer par cette arme n'ont rien de commun avec ceux des autres armes. .

Par là, se justifie l'indépendance d'une armée de l'air, au même titre que se justifie l'indépendance de l'armée navale par rapport à l'année de terre.

Un exemple?

Admettons deux armées en présence sur un front


390 MINISTERE ET ARMÉE DE L'AIR

donné : en arrière de l'une d'elles, et à un millier de kilomètres à l'intérieur des terres, un centre essentiel de fabrication de guerre, tandis que quelque part, sur la côte, un port de guerre abrite une flotte encore menaçante. Admettons, également, que le moment soit propice pour une action de grand style, voire à intention décisive. Triple but à assigner a.ux forces en jeu :

— Armée de terre, attaque principale dans tel secteur du front.

■— Armée navale, attaque et tentative d'embouteillage du port.

— Armée aérienne, destruction du centre de fabrication.

L'arme morale et l'arme financière, si besoin en est, exploiteront les succès des trois autres.

Manifestement, l'attaque à coups de canons et de mitrailleuses sur le secteur du front de terre ne peut avoir, dans l'espace, aucune liaison avec l'attaque sur le front de mer, pas plus qu'avec l'attaque aérienne ; la concordance des uns et des autres, dans le temps, n'en visera pas moins à un effet d'ensemble.

Je conçois bien que cette concordance ne peut être l'effet du hasard et que, manifestement, une volonté suprême doit présider à la détermination des buts, comme à l'importance des efforts à consentir en vue de les atteindre. Mais, pour nouveau que soit le problème en tenant compte, dans les combinaisons futures, de ce troisième facteur armé qu'est la force aérienne, il n'est qu'un élargissement des conditions qui se sont imposées jadis, quand il s'agissait d'assurer, dans le temps, une concordance d'action simplement entre forces de terre et forces de mer : c'est là, au premier chef, oeuvre de gouvernement, éclairé, ceci va sans dire, des conseils techniques indispensables.

S'agit-il de combiner, dans l'espace, sur un même champ, les actions de l'année aérienne et, soit de l'armée de terre,


MINISTERE ET ARMÉE DE L'AIR 391

soit de l'armée de mer? Il suffit de déterminer avec soin le commandement responsable de la direction locale des opérations : pour fréquentes que pourront être les conjonctions de forces de cette nature dans les luttes de demain, elles trouvent, elles aussi, nombre de précédents dans l'histoire du passé, chaque fois qu'il s'est agi de faire coopérer, sur un même théâtre, des escadres et des années.

*

& *

Sommes-nous bien d'accord sur la signification à donner à F « indépendance » de l'armée de l'air, par rapport aux années de terre ou de mer?

Dans l'affirmative, il reste à justifier que les objectifs lointains à assigner à cette armée de l'air peuvent être 0 réalisés », comme l'on dit, avec chance de succès.

Que, dans la dernière guerre, nos avions, de par leurs possibilités intrinsèques, aient été obligés de rester en liaison constante avec les troupes du front, nul ne songera à s'en étonner.

Au début des hostilités, les meilleurs engins, actionnés par des moteurs de 80 CV, en général — quelques-uns allaient jusqu'à 140, — étaient capables de tenir l'air sur un parcours maximum de deux cents kilomètres environ : leur portée utile ne dépassait donc pas cent kilomètres, puisqu'il leur fallait revenir atterrir à l'abri des premiers éléments en action au sol ; ils ne pouvaient guère emporter plus d'une dizaine de projectiles de 75, insignifiants comme valeur destructive et lancés, en vol, avec une imprécision que l'on peut imaginer.

L'outil était vraiment trop médiocre pour qu'on lui demandât autre chose que de compléter l'action des autres armes et d'apporter un appoint à la recherche du renseignement qui leur était utile.

Ce sont les progrès techniques réalisés depuis qui apportent un élément nouveau à la question et il faut en


392 MINISTÈRE ET ARMÉE DE L'AIR

faire état pour apprécier, sainement, les possibilités qu'ils ouvrent à cette action des forces aériennes, dûment qualifiable désormais d'indépendante.

Je citais tout à l'heure, pour fixer les idées, un objectif situé à un millier de kilomètres en arrière du front. Que vois-je dans les premiers comptes-rendus qui nous parviennent du Salon de l'Aéronautique de Berlin? Ceci, par exemple : Rohrbach expose un appareil de 34 mètres d'envergure, muni de trois moteurs de 780 CV chacun, soit une force motrice totale de 2 340 CV : ce « Romar », servi par un équipage de huit hommes, peut prendre, en outre, à son bord, seize passagers et neuf mille kilos de carburant, avec un rayon d'action exactement de cinq mille kilomètres.

On apprend, d'ailleurs, en même temps, que Junkers met au point un monoplan métallique de 45 mètres d'envergure, qu'actionnera une force motrice supérieure à 2 500 CV.

Voilà plus qu'il n'en faut pour motiver, du point de

vue technique, l'indépendance des opérations qui seront

confiées à des éléments susceptibles, dès maintenant,

d'agir à plus de deux mille kilomètres de leur base, avec

condition d'y revenir une fois leurs opérations terminées :

et il n'est pas aussi chimérique qu'on veut bien le dire de

concevoir même des actions plus lointaines encore ou de

plus longue durée, à condition toutefois que les effectifs

qui y seront consacrés puissent se ravitailler en cours de

route, grâce à un jeu de parcs, dont nous dirons quelques

mots.

«^

Un système aérien doit donc comporter, tout d'abord, les engins capables de l'action efficace qui leur sera demandée.

Il semble que ce soit surtout une action destructive contre les organisations fixes, aue ce soit la mise à mal


MINISTÈRE ET ARMÉE DE L'AIR 393

de centres industriels, le bouleversement de voies de communication en leur point sensible : l'avion de bombardement doit être l'engin primordial de l'armée aérienne, ce qui ne veut pas dire qu'il sera l'engin le plus nombreux.

Pour que l'avion de bombardement puisse, en effet, aniver à destination, il faudra, en règle générale, qu'on lui fraye la voie et qu'on mette hors de cause les forces aériennes que l'adversaire ne manquera pas d'opposer de son côté ; il est logique, par suite, d'admettre une proportion d'avions de combat telle que le succès de cette lutte leur soit assuré : je laisse de côté volontairement, ici, la solution double du problème qui nous occupe, à savoir l'avion suffisamment outillé pour être à la fois engin de bombardement et engin de combat.

Qui dit bataille, que ce soit dans l'air, sur terre ou sur mer, dit forcément reconnaissances ; donc troisième type d'avions à prévoir dans l'armée aérienne, l'avion essentiellement rapide, chargé d'éclairer le commandement sur les dispositions ou réactions de l'adversaire.

Voilà les trois types auxquels on peut limiter ce que j'appellerai les engins actifs.

Or, à une force ainsi constituée et dans l'éventualité, qui deviendra de plus en plus probable, d'expéditions d'une certaine durée, il faut assurer ravitaillements et évacuations : d'où la nécessité de parcs aériens assurant un complément d'approvisionnements, tant en munitions qu'en carburant, nécessité également d'un service sanitaire ad hoc... Bref, toutes les nécessités de cet ordre, dont tient compte l'organisation d'un groupe armé, de quelque type que ce soit, sont à satisfaire également dans l'organisation de l'armée de l'air, mais par des moyens appropriés.

Et le personnel?

Il est de toute évidence que le personnel en service dans toutes ces formations ne peut être qu'un personnel spécialisé dans ses cadres comme dans ses effectifs-troupes.


394 MINISTÈRE ET ARMÉE DE L'AIR

Le statut du personnel officier, le statut du personnel de maistrance sont à établir, tenant un juste compte des fatigues et des besoins spéciaux de l'armée de l'air. Déjà le statut des officiers de marine fixe à vingt-cinq ans de services la limite minima, à partir de laquelle s'ouvrent les droits à la retraite ; c'est que l'on a reconnu que le service à la mer usait plus rapidement les hommes que le service à terre et que les cadres supérieurs devaient être sensiblement plus jeunes que ceux de l'armée de terre. Il serait difficile, pour l'armée de l'air, d'admettre comme normalement possibles des sexagénaires commandants en chef; il faut donc que le statut des officiers abaisse encore, même par rapport à la Marine, la limite d'âge admise pour cette dernière.

Je ne parle que pour mémoire des corps spéciaux à créer de toutes pièces et dont l'importance des effectifs sera affaire d'études, visant, ici, le cadre des mécaniciens de l'air, des intendants, des médecins, etc., etc.

Passons au personnel troupe : en admettra-t-on l'incorporation d'office dans l'armée aérienne, comme on l'admet de nos jours pour l'armée de terre?

La marine, pour en revenir à son exemple, est encore pour une bonne part, à ce sujet, régie par des dispositions qui datent de Colbert et qui ont cherché à assurer le recrutement maritime dans les conditions satisfaisantes, à la fois, pour l'État et pour les intéressés. On en connaît l'esprit général : garantir à la population de nos côtes, familiarisés avec les choses de la mer, des avantages exclusifs (droit de pêche, caisse des invalides, etc.), comme compensation à la sujétion qui leur est imposée du service, durant un temps donné, à bord des bâtiments de l'État. Il semble que ce soit par des dispositions analogues que l'on pouna recruter l'armée de l'air; 1' « Inscription aérienne » assurerait au seul personnel qui y a fait son service les débouchés dans les carrières d'aviation civile, lesquels, on peut en être certain, s'ouvriront de plus en


MINISTÈRE ET ARMÉE DE L'AIR 395

plus nombreux : un jeu de primes, de soldes spéciales, d'assurances bien comprises et calculées avec quelque générosité, ne manqueront pas de faire le reste.

Je ne suis pas naïf au point de supposer un seul instant que la création d'une armée de l'air, telle que je viens de l'ébaucher, soit réalisable en cinq sec, qu'on me pardonne l'expression.

Passer des idées et arguments, qui en démontrent la possibilité et l'opportunité, à la réalisation elle-même, va exiger bien du temps, bien des efforts techniques ou autres... et bien des discussions encore.

Mais on aurait aimé que le décret du 2 octobre, en posant très fermement, très clairement, soit dans son texte, soit dans ses considérants, le -principe de l'Armée de l'Air, indiquât toute la portée de la révolution qui se prépare dans le système général de notre puissance défensive ou offensive ; il s'est contenté d'affirmer que toutes nos escadrilles, à l'exception de celles embarquées sur les bâtiments de guerre, seraient placées sous son autorité directe et de distinguer celles qui seraient, de piano, remises à la disposition de la Guerre ou de la Marine, pour y poursuivre leur service normal. On constate alors, par une simple addition, suivie d'une soustraction, que l'énorme tnajorité de nos forces de l'air reste affectée à des services qui ne relèvent pas du ministère de l'Air. N'y a-t-il pas là une contradiction au moins apparente?

Il doit être formellement entendu, dans tout ce qui précède, que, lorsque nous parlons d'une armée aérienne indépendante, nous parlons des forces qui auront à satisfaire à des missions spéciales, dont j'ai défini le type par un exemple. Mais ceci ne saurait impliquer, à aucun titre, la négation des services que l'avion peut et doit rendre en agissant en liaison intime avec d'autres armes, d'autres


396 MINISTÈRE ET ARMÉE DE L'AIR

éléments. L'artillerie ne saurait plus faire oeuvre utile de ses canons, si l'observation de son tir n'est pas assurée du haut de l'observatoire merveilleux d'un avion en vol. La sécurité lointaine ou rapprochée des troupes en marche ou en station ne peut se passer, désormais, de la reconnaissance d'avion, dont le commandement des forces de tene et de mer a déjà tiré et tirera toujours un parti essentiel.

Il s'agit, ici, d'un travail tout spécial, dont nul ne conteste l'utilité, bien entendu : encore faudrait-il que ceux qui dénient la possibilité d'une armée de l'air indépendante, voulussent bien admettre tout d'abord que le rôle confié à son activité n'a rien de commun avec le rôle confié aux unités d'aviation travaillant au profit d'autres armes.

Bien avant la guerre, on admettait, pour la cavalerie, deux séries de missions distinctes : les unes, liées aux besoins propres du commandement suprême, et remplies par les divisions de cavalerie dites indépendantes, qualificatif admis, sinon officiel, pour les désigner ; les autres, en liaison immédiate avec les troupes dont elles assuraient la sécurité. Il y avait bel et bien, en fait, deux sortes de cavalerie ; il est normal d'admettre, par conséquent, qu'il y aura deux sortes de troupes aériennes, les unes affectées à l'armée de l'air indépendante, les autres travaillant en liaison avec le commandement de terre ou de mer et les forces qui en dépendent.

Que l'ensemble de ces troupes aériennes relève du même ministère, la solution est acceptable ; elle a prévalu dans le décret du 2 octobre et il ne semble pas que les questions de matériel, de recrutement ou d'avancement du personnel puissent être considérablement gênées du fait qu'elles recevront leurs solutions par les soins d'un organisme différent de celui dont relèvent les unités avec lesquelles travaillent ce personnel et ce matériel. A ce jour, ce sont presque exclusivement ces seules forces aériennes qui constituent nos troupes de l'air; voilà


MINISTÈRE ET ARMÉE DE L'AIR 397

expliquée la contradiction apparente que je viens de signaler.

J'aurais parfaitement admis une solution différente, car je pronostiquerai volontiers que, dans un avenir peut-être très proche, ces formations aériennes feront partie intégrante des armes qui les emploient ; je veux dire par là qu'elles ne seront même plus classées comme unités d'aviation proprement dites.

La création du train des équipages par Bonaparte, premier- Consul, a eu pour cause la nécessité, accrue de jour en jour, de confier à des militaires la conduite des voitures d'artillerie, jusque-là effectuée par des transporteurs civils. A l'usage, que s'est-il passé? L'artilleur servant les canons, le tringlot conduisant les voitures, il y avait là une dualité qui a fini par paraître gênante : aussitôt après 1870, le train d'artillerie fut fondu dans l'artillerie. Il en est presque fatalement ainsi, chaque fois que deux organismes se trouvent en étroite collaboration pour l'accomplissement de missions exigeant leur constante coopération; l'un finit par prédominer et absorber l'autre pour l'utiliser à son meilleur gré. Nos artilleurs qui, pour remplir leur office, doivent être déjà des cavaliers, des manieurs de sabre, de revolver, de mousqueton, des conducteurs de voiture, des mécaniciens d'autotracteurs et même des canonniers, deviendront, tôt ou tard, des pilotes d'avions : telle est ma conviction.

Mais ces avions d'artillerie, liés au service de leurs batteries, auront besoin d'être protégés contre l'aviation adverse. D'accord ; rien n'empêchera, dans le cas en discussion, l'Armée de l'Air de détacher au service du commandement terrestre le nombre d'escadrilles suffisant pour assurer cette protection contre les entreprises de l'aviation ennemie, d'autant moins redoutables, d'ailleurs, que l'Armée de l'Air aura purgé l'atmosphère, au préalable, des masses offensives mises en jeu par l'adversaire. Pour en revenir à mon point de comparaison, l'ac-


393 MINISTÈRE ET ARMÉE DE L'AIR

tion de nos corps de cavalerie indépendante, teEe qu'on la concevait au début de la dernière guerre encore, n'était pas exclusive, certes, de celle exercée par les brigades de cavalerie des corps d'armée, travaillant au contact de leur infanterie et de leur artillerie.

Aviation spéciale pour les besoins propres des diverses armes et du commandement terrestre ou marin, aviation de protection qui garantisse l'action de ceUe-là, aviation indépendante avec tous ses services... c'est énorme.

Je n'en disconviens point et je termine ce paragraphe comme je l'ai commencé : tout ceci ne sera pas mis sur pied en cinq sec.

Je viens de brasser pêle-mêle des idées, des arguments, des faits, des possibilités, des présomptions ; il reste à tirer quelque conclusion de tout cela.

Mais auparavant, et constatation faite de la résistance que, dans nombre de milieux militaires, et non des moindres, on oppose à la création de l'Armée de l'Air, il importe d'expliquer cet état d'esprit, pour tâcher d'en faire justice.

La conviction, étayée, je le reconnais, par dix siècles d'histoire sinon plus, reste profondément ancrée dans le cerveau des militaires que le sort d'un conflit entre nations reste subordonné aux seules victoires sur terre : on affirme même que le rôle des forces de mer est toujours secondaire et qu'elles n'ont d'effet possible, quoique accessoire malgré tout, que sur les lignes de communication maritimes. Pour employer le grand mot à la mode, « la décision » ne peut sortir que du choc des armées. Donc, tout aux armées.

C'est faute de s'élever jusqu'à la conception d'une lutte intégrale de peuple à peuple que l'on arrive à une conclusion de cet ordre. On ne méconnaît point, en effet,


MINISTÈRE ET ARMÉE DE L'AIR 399

que la défaite est uniquement causée par l'effondrement moral de l'adversaire ; dès lors, quand la lutte se cantonne entre deux groupes armés, quelle que soit leur importance, c'est la défaiUance morale de l'un des deux qui fait la victoire de l'autre. Mais quand la lutte oppose l'intégraHté des forces des nations en présence, comme je l'ai rappelé au début, cet effondrement moral peut survenir dans n'importe lequel des facteurs en jeu et la victoire s'ensuivra au profit de l'adversaire. En d'autres termes, c'est une erreur de croire, comme on le fait couramment, que la victoire sur l'Allemagne n'a été obtenue que par la série de succès tactiques remportés en 1918 ; aucune décision n'en est sortie, au sens propre du terme ; la décision est sortie d'un ensemble où concouraient les résultats du blocus marin, de la guerre économique, de l'abattement des esprits dans tout le pays d'outre-Rhin. Il en sera ainsi et de plus en plus dans les guenes de l'avenir. Nul groupe de forces ne pourra prétendre à obtenir seul ce qu'on appeUe la « décision », l'armée aérienne pas plus que l'armée de terre, ou l'armée de mer, ou tout autre dynamisme mis en oeuvre et considéré dans les résultats qu'il peut obtenir en propre. La décision naîtra de l'ensemble des succès réalisés sur tous les fronts, front de terre, front de mer, front aérien, front économique, front financier, etc.

Nous avons montré, d'autre part, que les buts et les moyens de l'armée aérienne sont distincts de ceux qui peuvent être assignés à des avions en liaison avec d'autres armes ; or, la dernière guerre n'a vu en scène que ces derniers, et c'est une des raisons, encore, pour lesqueEes on a tendance, dans les milieux militaires, à consacrer comme définitives les modalités de cette action, que nous jugeons, nous, accessoire, quel qu'en soit l'intérêt, et que nous estimons, en tout cas, susceptible d'être effectuée par des troupes aériennes nettement distinctes de ceEes de l'Armée de l'Air.


400 MINISTERE ET ARMEE DE L AIR

Nos escadrilles existantes à ce jour sont, à peu près exclusivement et encore en nombre trop faible peut-être, consacrées à ces besognes de liaison : l'Armée de l'Air, au sens propre du terme, est tout entière à créer. Il serait vain de s'imaginer que l'on peut créer artificieUement. en quelque sorte, un système de cette nature ; il y a toujours, entre l'économie générale d'un pays et son système militaire, une relation étroite : l'armée se recrute dans le civil, boutade peut-être, mais boutade au sens plus profond qu'on ne le croit communément : on ne doit pas se lasser de répéter que l'Angleterre n'est pas une ptiissance maritime de premier ordre, parce qu'elle a des croiseurs et des cuirassés en nombre imposant, mais qu'elle a ces croiseurs et ces cuirassés parce qu'eEe est une puissance maritime de premier ordre, et ceci, évidemment, dans le sens économique et général du terme.

Si donc, nous voulons que notre pays dispose d'une Armée de l'Air digne de ce nom à tous égards, il faut qu'A devienne une puissance aérienne de premier ordre dans ce même sens économique et général. Seul, un peuple aérien, si je puis employer cet adjectif un peu osé, saura se créer une force aérienne respectable et redoutable pour la sauvegarde de ses intérêts, de sa vie.

Ceci implique donc, avant tout, le développement d'un réseau commercial aérien, d'une aviation civfle sous toutes ses formes possibles, aviation postale, commerciale, touristique, individuelle, etc.

C'est là que doit se porter le primordial, le plus considérable effort du nouveau ministère de l'Air, effort concomitant avec le développement de notre technique aéronautique que l'on juge, en général et à juste titre, dépassée par maintes nations étrangères : l'armée aérienne vaudra et sera ce que vaudront et seront nos pilotes et nos usines d'aviation dans le labeur quotidien du temps de paix.

TeUe est la base essentieUe du problème, base qu'il est


MINISTERE ET ARMEE DE L AIR 401

d'extrême urgence d'asseoir sur de solides fondations, base sur laquelle on pouna édifier alors toutes ces formations nouveEes, dont l'ensemble s'appeEera l'Armée de l'Air, et faute desqueEes, qu'on veuiEe bien m'excuser, eEe resterait en l'air.

De sorte que, finalement, nous conclurons :

A la possibilité, donc à la nécessité d'une Armée de l'Air, autonome et indépendante;

A la nécessité d'entreprendre sans retard l'élaboration de son statut, travail long et déhcat qui demandera des années, peut-être, de mise au point, les créations se suivant dans un ordre d'urgence à déterminer et lié, pour une bonne part, au perfectionnement technique des engins : l'étranger est ici en avance sur nous ;

A la nécessité de développer, à force et simultanément, sinon au préalable, notre aviation civUe, en créant un réseau aérien à peine amorcé chez nous et en envisageant son extension aussi bien à l'intérieur qu'aux colonies et dans le domaine international.

GÉNÉRAL ***.


FRAGMENTS D9UN JOURNAL'

(Suite) II

VENISE

Piazzetta. — Je suis arrivé ce matin. A première vue (c'est une façon de parler, car j'ai tout regardé) tout cet amonceEement de richesses et de couleurs, si conforme, à mes prédUections, est écEpsé par ces quatre chevaux divins où respire l'antiquité.

Saint-Marc. — L'armée de colonnes de Saint-Marc a l'air d'une énumération de troupes de la Légende des siècles ; on dirait des soldats conquis, des esclaves liés les uns aux autres, des sentinelles innombrables, de tous les pays, de toutes les religions, de toutes les races, portant leurs costumes respectifs et veillant sur la République vénitienne. Dans sa profusion harmonieuse, eEe est vraiment vivante, immobEe et pourtant aimée. Et tous ces chapiteaux, casques, plumes tiares !

QueEe grâce dans la petite arcade de gauche, à l'extrémité de la façade, avec sa colonne qui en supporte d'autres, deux vert sombre, une vert pâle semblable à la feuiEe d'oUviere


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Le fond vert de l'arcade du miEeu, avec ses colonnes rouges coupées de deux autres, d'un or virginal, comme deux captives au milieu de leurs gardiens... QueEes formes ravissantes et queEe vive réahté prennent les feuiEes des chapiteaux de ces colonnes rouges.

DétaE imperceptible et puissant des colonnes en pans coupés ! Sortiïège de l'art : l'oeE ne perçoit pas que la symétrie est partout violée.

Cette dernière arcade de gauche (la cinquième) est une oeuvre complète, depuis la base de ses colonnes jusqu'à la mosaïque, abritée sous les grillages dorés de son ogive orientale. Denière cette bavette de guipure, au-dessus de la porte, sur la frise ionique, un pigeon noir est perché.

Divine assemblée d'anges sur un parvis de feuiEes agitées! Vestibule (première coupole de droite) : audessus de la porte, étrange scène de lit. Cette dame indiscrète risque une déconvenue.

Plutôt trouver un mégot dans un lis, un pou dans des denteEes ou percevoir des borborygmes pendant le baEet d'Orphée que d'entendre brusquement parler allemand sur la place Saint-Marc ! Les AEemands sont remarquables chez eux; aiEeurs, insupportables.

L'idiome vénitien est enchanteur. Il est surtout juvénEe. On entend une voix de jeune homme : c'est un vieElard qui parle. Véritable langage de l'amour, E garde une adolescence éternelle ; l'inflexion qui revient à tout moment lui donne une souplesse, une mobEité charmantes. La suppression des z, des ch, des e muets, si encombrants en italien, l'escamotage de la plupart des l entre une voyelle et une consonne ôtent à cette langue tout « ce qui pèse ou qui pose ». On ne peut la parler que d'une voix élaguée ou, pour mieux dire, la voix s'amenuise et


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se rajeunit en la parlant. Rien de touchant comme d'entendre dans la bouche des petits enfants de la rue les premiers échos de ce ravissant dialecte. Ils possèdent déjà le principe d'un merveiEeux sortilège amoureux et ne s'en doutent pas.

Tiepolo, Veronèse sont les gigolos de la lumière ; Us se laissent aimer par eEe. Rembrandt est son maître, son amant dominateur, E l'aime fortement, la possède, l'asservit.

* *

Tintoret. — A la Salute, la lumière répandue sur la nappe de la Cène de Tintoret m'a enflammé d'enthousiasme. Ce vieux poète agit sur moi. Il ressemble par certains côtés à Hugo : par la fantaisie orageuse, arbitraire, divinatrice et aussi par ces éclats joyeux, que rend austères chez Michel-Ange (où Es se retrouvent) un perpétuel et invincible relent de tristesse. Chez Tintoret, la puissance n'est jamais pontifiante ni sévère, eEe est vive comme l'éclosion d'une fleur de feu.

Tintoret, quand il est obligé de mettre un personnage de face ou de profil dans un endroit proéminent du tableau, l'orne ingénieusement pour en atténuer la prédominance.

Ce Moïse devant le rocher ! Cet autre faisant surgir le serpent d'airain. Puissance souveraine, force entraînante du vieux Robusti !

Dans la Cruxifixion. — La grande femme en gris perle qui s'élance ! Tendresse, abattement de la figure féminine qui s'empresse au secours de la Vierge. Le Christ n'est pas encore mort. C'est au moment de sa dernière aspiration qu'il est représenté. Froideur, indifférence ,des gens à cheval. Jamais on n'a rendu ainsi la multitude.


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Dans le Sacrifice d'A braham. — Combien touchante est l'idée de faire un fils adolescent, presque un homme ! EEe rend le sacrifice bien plus affreux I

* *

Par une de ces belles matinées de Venise où, dès le réveE, la viEe frissonne de volupté, monter dans une gondole et se faire « porter » à Santa Maria del Orto ; tâcher surtout d'y être seul. Avant de rien regarder d'autre, aEer tout droit au maître-autel. A gauche, dans le choeur est un grand tableau de Tintoret. C'est l'Adoration du Veau d'or. N'attacher ses regards sur rien, les porter tout de suite sur une figure de femme vêtue en bleu qui renverse un peu la tête et dont le bras est étendu vers l'idole. Regarder longtemps cette création enchanteresse où s'épanchent dans leur splendeur tous les trésors de la peinture vénitienne. On l'a dit cent fois, c'est dans les tableaux de Tintoret, du Titien, de Véronèse, que se lisent le mieux l'âme de Venise,, sa. vie passée, ses ambitions, ses vices et ses gloires comme aussi les causes de ses misères.

Mais c'est dans cette grande figure de femme, vigoureuse, somptueuse et d'une délicate luxure, malgré son olympienne simplicité, que se trouve résumé le génie vénitien.

Tout est admirable dans le personnage, depuis les cheveux aux reflets riches, jusqu'aux pans de la tunique. Ce visage perdu dans son mouvement renversé, de queEe grâce fine et noble E est issu. Ce cou qui renvoie la lumière avec la violence d'un jet, ce bras de déesse et de courtisane, dont le mouvement prompt et précis exprime le caprice dominateur du plaisir fastueux, insoucieux, indompté, en même temps qu'E révèle chez l'artiste une inspiration, une aisance, une maîtrise sans égale.

Je crois que l'on pourrait appeler cette figure la Muse de Tintoret.


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Le Paradis. — Je remarque partout dans Tintoret un souci de montrer le Christ non seulement sublime, mais encore extrêmement bien élevé. Dans le grand Paradis, il est à peine assis, par déférence pour tous ceux qui sont à ses pieds, et pour sa mère. Il a le geste le plus aimable, le plus noble, le plus modeste qui soit. Le bras gauche appuyé sur son fauteuil vénitien exprime la puissance tranquUle. Le bras droit et la main droite, pleins d'aménité, confirment le sourire grave et charmant de la physionomie. La demi-inclination du buste et de la tête, d'une si noble et simple aisance, montre l'hôte supérieur, qui sait accueillir.

Venise est une ville qu'il faut contempler d'une âme inoccupée. La mienne, en ce moment, est trop tourmentée pour goûter pleinement le charme de ce qui l'environne. Je pars.

En gondole, mardi soir. — Me voici revenu depuis quelques jours.

Venise, que je comprends et que je connais maintenant très bien, s'est emparée entièrement de moi.

Tous mes désirs, tous mes projets, se concentrent sur une oeuvre théâtrale que je voudrais galante, briEante, populaire, se passant à Venise, soit au quinzième, soit au dix-huitième siècle. Le Uvret serait en dialecte vénitien.

Mauvaise journée. Chaleur écrasante ; somnolence lourde sous une moustiquaire étouffante — à cause des zanzare, qui ne piquent pas encore les Vénitiens mais reconnaissent les étrangers... Une longue promenade nocturne dans les rueEes où je perdais et retrouvais mon chemin avec un plaisir égal, puis une glace à l'orange prise chez Cuadri m'ont remis d'aplomb.


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9 septembre. — Ce qui fait que Venise, malgré la diversité de son architecture, conserve tant d'unité, c'est que les monuments et les maisons sont tout près les uns des autres. Tout se fond, se complète et se balance; l'oeil n'a pas, comme en tant d'autres villes, disparates aussi, ce choc désagréable produit par les « solutions de continuité » durant lesqueEes E a le temps de laisser se fixer ce qu'E vient de voir.

* '■

* *

Déjeuner chez la princesse de Polignac. Lady Helen Vincent, ravissante, un laurier-rose, un volubilis matinal, des yeux bleus sous des cheveux à peine teintés de gris ; un Reynolds refait par Whistler. La beEe et arrogante comtesse M... toute vermeiEe encore de son flirt impérial.,. On la présente au grand-duc Paul : eEe lui tend deux doigts. Le son, au Vapore, où je dîne avec lui, le grandduc me dit : « Comme elle est familière, cette femme ! »

*

* *

8 septembre. — Il ne faut pas remâcher la vie. Il faut percevoir les choses par impressions successives et prolongées, afin de ne les éprouver que dans toute leur force, revenir à plusieurs reprises au même sujet plutôt que l'épuiser en le ruminant. C'est le secret de presque toutes les créations et E n'en est pas de plus importantes que ceEes qu'on effectue en soi-même avec des pensées ou des visions. On ne voit bien, on ne pense bien que par coups de lumière. La trop longue réflexion déforme les choses, fausse le jugement. Pour moi, je me trompe bien rarement quand je me contente d'éprouver.

Je me souviens de cette page des Goncourt sur les attitudes des femmes dans les moments suprêmes de


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l'amour. Je pense aux mots, aux exclamations habituelles des grands amoureux, des amants célèbres. Que disaient Roméo, Marc-Antoine, Héloïse en ces instants où l'être se métamorphose? Se figure-t-on la physionomie et la parole de Voltaire en cette seconde? de lord Byron? QueEes syEabes, queEes phrases, queEes interjections s'échappaient des lèvres de Raphaël, de Chateaubriand, de Goethe, de Catherine de Russie? Étranges visions que ceEes qui me viennent à l'esprit quand je me remémore tout ce que j'ai vu et entendu en ce genre...

6 juin. — Peut-on dire de Gluck qu'E soit un vrai musicien?

Il avait appris à chanter dans son enfance. Il chantait fort bien et, très souvent, faisait des soli dans les éghses. Assez surprenant.

Une heure du matin. — Chez Cuadri. Certaines femmes galantes croient naïvement que la suprême séduction consiste à chantonner d'un air frondeur en 'passant devant les hommes...

*

Après avoir attendu, sous le porche de San Zaccaria qu'une averse passât et laissé s'écouler le temps d'un rendez-vous, avec le secret espoir qu'il raterait (ce qui a eu lieu), je rencontre, sous les arcades de la place SaintMarc, Bojidar Karageorgewitch, qui me parle longuement de Loti, de Ramuntcho, etc. Et pendant qu'il parlait, avec distinction et finesse, je regardais son veston couvert de taches, sa chemise sale, sa cravate fripée ; j'avais beau faire, je ne pouvais quitter des yeux ces stigmates de la gêne et je sentais qu'il m'observait.

Après l'orage, le ciel est devenu subitement bleu tur-


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quoîse, puis mauve, derrière Saint-Marc; le Palais des Doges semblait Eluminé de l'intérieur par une lueur laiteuse ; une sorte de réverbération verte répandait sur toute chose une lividité cadavérique. Je contemplais ce fascinant, cet insolite spectacle de la boutique de Griffon, où j'avais accompagné Mme Jean de CasteEane, rencontrée en costume taiEeur et trotteur sous les arcades, et où nous avaient relancés les Vanderbilt et leurs amis. Auparavant, visite sur leur yacht où se trouvaient les petits princes grecs, accompagnés d'une gouvernante qui ressemblait à lady Jane Grey.

Ce soir, dîner chez la princesse de Polignac. Les Ségur, Mme de Guerne, les De Meyer, Borghèse. Arrivée de Claude Phillips, titubant dans des souliers trop étroits, bien mis, raclé, vernissé, parfumé comme une vieille cocotte et causant l'émoi de Ségur, qui le prend pour l'acteur Cooper !

En deux heures, nous avons passé en revue cent opéras italiens, chantant et jouant tous les rôles. J'étais stupéfait de notre mémoire.

Retour à l'hôtel en gondole, sous un ciel pareE à ceux de la Turquie, profond, rempE d'astres. Mais mon noctambulisme m'a encore poussé ici, où je bois, à la lumière acharnée d'un bec Auer, une tasse de café qui sent le vernis,

Peu de choses sont plus lugubrement comiques que l'histoire de ce va-nu-pieds, tremblant de faim et de froid, à qui une femme fait signe, qui la suit et à qui, chez elle, après s'être dévêtue, elle demande, avec calme, cinq francs.

M= *

La Frezzolini, dans la cavatine de Rigoletto, chantait deux fois la coda. Voilà qui en dit long sur l'abondance


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qui régnait dans le chant à ces époques bénies ; non que ce passage soit particulièrement difficile, mais le fait de le recommencer montre un désir, un besoin, un plaisir de chanter qui a disparu depuis que l'art du chant est devenu un métier de manoeuvre.

6 heures et demie. — Chez Mme de Polignac. Mlle Selva, rose et champêtre, joue la Fantaisie chromatique de Bach, dont le commencement est étrange, oriental (bien malgré l'auteur !) et d'une beauté sombre. La fugue qui suit me laisse froid, aussi froid qu'elle-même, malgré les efforts que fait la virtuose pour la dramatiser.

Une heure du matin. — Restaurant délia Bella Venezia. Concert sur la lagune. Délicieux effets vocaux de la comtesse de Guerne. Public glacé, nous entourant dans l'obscurité. Je déclare franchement à cet auditoire mon étonnement de sa froideur, de son silence. Aussitôt E se transformé.

Puis, oubli de tout en gondole, dans les canaux noirs comme des cavernes et solitaires, où, au rythme de l'aviron, me viennent des motifs de barcarolle triste auxquels bientôt se mêle une ébauche de chant d'amour.

* «

Jeudi. — Hier, à Murano, j'ai assisté, enthousiasmé, à la fabrication du verre. C'est d'une poésie fantastique et j'aurais pu rester des heures à observer ces ouvriers si déliés, si habiles et si savants. L'un d'eux, dès que le verre incandescent sort de la fournaise, le tend au bout d'une tige de fer dans laquelle il souffle, à un camarade qui le happe à son tour, l'applique au point précis qu'M faut, le façonne, le modèle, avec une rapidité et une grâce


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surprenantes et, bientôt, élève, au bout d'un fer, un dauphin qui se tord, la gueule ouverte,

Surgi de la croupe du bond D'une verrerie éphémère,

ou bien la plus élégante des coupes multicolores, brûlante et fragile comme un amour qui vient de s'aEumer.

* s *

Pluie battante, dîner au Vapore avec les Chevigné qui revenaient de Padoue où on leur avait envoyé à la gare un immense landau flanqué de deux cochers de corbillard et qui a manqué verser dès le démanage. Je glane, comme toujours, des histoires. Entre autres, celle-ci : Saint-Maurice qui vient d'acheter un affreux tableau italien noirâtre, embu et craquelé, demande à Charles Haas : « A qui l'attribuez-vous? » Haas lui répond : « A la malveillance. » Et cette phrase de Degas à Whistler vêtu avec excentricité : a Tu t'habilles comme si tu n'avais pas de talent. »

Dîné à bord du Nirvana. Les Henri de' Régnier, Primoli, Helleu, Didier Verdé-Delisle, la vieille lady Beresford qui est amusante, qui a du relief, de la physionomie ; c'est un personnage comique, mais qui le sent et en joue. Je relaterai ici un jour la belle et terrible histoire où, soulevée par l'amour, elle eut un rôle si violent, et qui est le pendant de ceEe de lady... et de la marquise de L... Dans le salon du yacht, m'accompagnant sur un bon petit piano, j'ai chanté, pour Régnier, le Pays musulman; effet accoutumé.

On a parlé de MaEarmé ; on a dit du mal de SullyPrud'homme; moi, sans rien dire, j'en pensais du bien. Mais je n'ai pas voulu me permettre de discuter avec Régnier.


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Antonio vient me chercher. Longue, interminable « sgondolata » dans les canaux noirs. Arrêt dans le sEence d'un décor shakespearien, puis à une trattoria pleine d'ivrognes où nous buvons de l'asti spumante très inférieur à celui que je dégustais avec Frédéric devant les « jets d'eau de la viEa d'Esté » !

il septembre. — Académie. Le goût et la manière sont si apparentés, qu'E faut une aptitude exceptionneEe pour les distinguer l'un de l'autre. C'est pourquoi on ne doit pas mépriser la manière. EEe est le plus souvent le signe d'une conception délicate des choses et quand eEe se transforme en goût, le véritable artiste ne songe à critiquer. On approche davantage de la beauté définitive par la manière que par le manque de goût.

Dans cette Extermination des onze mille vierges de Carpaccio, l'officier qui tient une épée, au mEieu du tableau, est d'un maniérisme extrême, mais c'est ce qui lui donne du style ; dans la même pose, sans « manière », il serait ridicule. (A rapprocher de quelques lignes- de Brunetière, qui, pourtant, n'était fichtre pas maniéré !)

* * #

Lundi 24. — Avant-hier, accompagné de façon misérable par les « musiciens de Saint-Marc », j'ai chanté sur la lagune des chansons vénitiennes ; ces airs légers ou mélancoliques sonnaient bien dans le ciel étoEé et j'ai ressenti cette émotion qui se répercute dans le coeur quand eEe a été vraiment éprouvée par l'entourage.

Hier, mieux encore; j'ai eu un vrai contentement. Mme de Béarn m'avait demandé de chanter seul avec un piano dans les « piccoli canaE ». Quelques gondoles seulement : la Comtesse, les Régnier, Abel Bonnard, quelques amis prévenus en hâte. Dans une barque Eluminée, j'étais seul avec le piano et deux rameurs. Les


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gondoles se sont groupées autour de moi ; nous nous sommes instaEés à un carrefour où débouchaient trois canaux, au-dessous de trois ponts d'une coupe charmante. J'ai chanté de tout ; pas un mot n'était perdu ; les auditeurs, inteEigents, tenus en éveE par le sEence, éprouvaient la réaction de chaque syEabe. Peu à peu, des passants se sont rassemblés, garnissant les balustrades des ponts ; un pubEc plébéien s'est formé, compact, attentif. Les Chansons vénitiennes ont fait l'effet, dans cette petite foule, de cartouches explosives, causant une joie, une surprise qui m'ont fait plaisir, « Ancora! ancora ! » criait-on de là-haut....

6 heures et demie. — Je reviens de l'Arsenal, par une lumière enchanteresse, enchantée. Des palais rougeâtres se mirent dans l'azur de l'eau ; le ciel demeure clair dans le crépuscule qui s'assombrit, et mon gondoHer se détache tout noir sur ce bleu Véronèse.

Jeudi. — Après un déjeuner frugal — je n'avais dormi qu'une heure, — je me suis rendu à San-Lazzaro en gondole, promenant mes yeux sur ces horizons fluides que lord Byron scrutait chaque matin. Un « père », laid et bavard, me montre le couvent sans me faire grâce de rien. Il me signale des choses affreuses que j'aimerais mieux éviter, des dons ridicules de souverains, des portraits de « supérieurs », des plafonds ineptes. Je m'anête devant une affreuse statuette de Canova : Saint Jean-Baptiste enfant, qui reproduit les traits du'roi de Rome; mais ce roi de Rome est un Napoléon plus vieux, plus gros, et chauve parce que le bébé n'avait pas encore de cheveux. Il me fait admirer la typographie, la chapeEe (où il y a de belles colonnes antiques qui le laissent indifférent), la bibliothèque, proprement tenue.


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Je lui parle du sultan. Un sourire amer et raiEeur apparaît dans son horrible barbe. Je lui achète pour deux francs de proverbes et de cartes postales et les lui paye le double en lui disant : a Pour vos pauvres. » — « Ah ! si c'est pour les pauvres, oui, nous acceptons. » Les pauvres ne profiteront guère de ma prodigalité.

Sainte-Hélène. — Dévastation, vulgarité : mais le petit canal qui la borde a quelque chose de joE dans la pratique, et de sérieux qui a son charme. Raisins aigres, achetés au vieux marchand qui me les avait garantis molto dolci. Denière Saint-Pierre di SasteEo, je descends : vin sucré, acre et piquant qui grise. Antonio fait la grimace.

A la Piazza. '— Rencontres : les De Meyer, Mme de Nuovina, un Anglais poétique et insignifiant.

Dîné chez Mme de Polignac. Borghèse, toujours très gentil, est devenu un peu raseur. Chant. Je reconduis au DanteEi M. de C... qui reconnaît mon amabEité en me tuant d'ennui.

Vendredi. — Temps de cristal, Levé tard, je me fais portare à S. Giovanni in Bragora, église qu'on ne visite guère et qu'il faudrait visiter. Derrière le maître-autel, superbe Cima di Conegliano. Trois figures de femmes ou d'anges s'avancent, à gauche, tenant des Enges pourpres et bleus, vers le Christ immobile et nu, près de Baptiste qui lui verse sur la tête l'eau lustrale ; ce dernier est maigre et hâve, semblable à un fakir, ses fines jambes brunes sont des troncs d'arbrisseaux nerveux. Un fond calme et blond commande le tableau. Il y a d'autres ouvrages de Cima dans cette petite église, intéressants et beaux, trois merveilleux petits tableaux qu'on dirait en émail. Deux Vivarini empreints d'une sérénité céleste. Un Paris Bordone de composition magistrale et hardie.


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Le saint Jean qui défaiEe sur la poitrine de Jésus est ineffable de grâce et de pathétique.

Jeudi 29, 6 heures du matin. — Ferrovia. La brume matinale de Venise, j'aurais pu la rendre en musique d'après mon imagination. Du jour où je l'ai vue, cela m'est devenu impossible.

Soirée et nuit passées à l'Albergo del Trovatore! Il me semblait à chaque instant entendre SaltabadE aiguiser un poignard derrière la porte...

Ce soir, j'entre au théâtre, mais j'en ressors écoeuré; on y joue une féerie inepte et grossière, tirée de je ne sais queEe comédie de Gozzi qu'on a déformée, avEie. Une grosse femme au nez retroussé, gantée de blanc, apparaît en fée et charme des serpents à plis d'accordéon qui allaient dévorer une princesse.

Le soir, chez Mariano, après avoir dîné chez Mme de Polignac. Projections lumineuses des Michel-Ange de la chapeEe Sixtine. J'ai eu, je l'avoue, une révélation. Je ne croyais pas à tant de génie dans cette oeuvre ! J'y reviendrai. Mais, dès à présent, je m'excuse d'avoir parfois assimEé Michel-Ange à Beethoven. Ah ! combien ce dernier est rapetissé à mes yeux par l'agrandissement d'hier !

Dans ce doge à genoux, du Titien, peut-on voir sans horreur la Religion? C'est une laveuse de vaiselle prétentieuse en chemise de nuit, qui fait l'équEibriste en tenant d'une main la croix et de l'autre le ciboire. Le doge est beau et d'une peinture magistrale.

8 heures et demie, Fondamento di S. Simeone piccolo. — Assis à la terrasse du petit café. Je ne me suis pas couché cette nuit; j'ai vu se lever le soleil sur la lagune; c'est l'un des plus beaux spectacles de l'Occident.

Je ne sais ce que j'aime le mieux, de la lucidité complète et saine éprouvée tout à l'heure après une nuit


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d'insomnie sans agitation et sobre, ou de la demi-torpeur encore très clairvoyante où je me trouve maintenant à cause de la fatigue qui commence et qu'accentue le verre de Malaga que je viens de boire et à travers lequel tout m'apparaît comme légèrement teinté d'indifférence par la certitude du sommeil prochain.

* *

Mercredi 26, Rio délia Madonetta. — Hier, malade, je suis resté couché. Fièvre, nuit pénible. Aujourd'hui, après avoir un peu travaiEé, j'ai déjeuné chez les Fortuny, puis me suis rendu en gondole à Santa Maria deEa Pieta. Je ne comprends rien, décidément, à ces plafonds de Tiepolo ; je demeure froid devant tous ces ornements et toutes ces draperies dénués de signification. Cette technique superficieEe de la décoration m'assomme. FacEité, bon goût, éclat, tant qu'on voudra, mais quelle absence de pensée, queEe frivolité lassante ! Et puis, d'une façon générale, zut pbur les plafonds !

Rien, aucun tableau, aucune fresque d'aucun maître n'égale le radieux décor de la Piazetta sur le fond de la lagune et du ciel. Promenade sur la place avec les De Meyer; la baronne, bien habElée, en noir, avec des revers cerise. '

Antonio me raconte que le vieux Curtis voyant un jour son jardinier qui allait tuer un rat, le morigéna, disant que c'était l'affaire du chat. Il s'asseyait souvent dans son jardin de la Giudecca et s'y faisait piquer par les moustiques, prétendant que ces insectes avaient dans leur dard un principe chimique exceEent pour la santé. Après une heure ou deux, E rentrait, écarlate et bouffi de leurs baisers.

La vieille Mme de Béague, séparée de son mari, achète un titre de comtesse ; eEe télégraphie à Béague : « Monsieur, vous êtes comte. » Il lui répond : « Madame, vous êtes foEe. »


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— On dit àMmeP... : «La princesse X... signeCaramanChimay. » « EEe pourrait signer carrément : chameau ! »

Hier, parlant avec la princesse Winnie de ces dEettantes mondains qui prétendent qu'à Venise la disparate dans l'architecture est d'un mauvais effet, je dis : « Ce ne sont pas des artistes. » Elle me répond : « Non, ce sont des penseurs ! »

Ayant trouvé ce matin, dans sa baignoire, un scorpion, la princesse songe à « vendre son palais et à se retirer en Ecosse ».

Je me rends, avec Mariano, Mme Brassard et Schlesinger à une petite maison habitée aujourd'hui par un notaire, et dans laqueEe, au dix-huitième, se donnaient rendez-vous des dames qui redoutaient les violences masculines. EEe conserve encore, dans ses adorables stucs, dans les formes de ses plafonds, de ses portes, de ses balcons et dans tout son aspect, la physionomie de cette époque exquise et masquée : le dix-huitième siècle vénitien.

Puis, nous visitons la « Ca d'Oro ». Le Mantegna est beau, très beau, mais à quel moment le trompe-1'oeE cesse-t-E d'être de l'art pour devenir du toc? Entre Mantegna et Wiertz, où est la frontière subtile et inviolable?

Je pars demain. Ce soir, longue et délicieuse « sgondolata » sur la lagune, loin, loin ; un clair de lune oriental une eau semblable à de la nacre, des reflets tranquiEes répandus. Suavité que les mots ne peuvent décrire. Des barques, une à une, passent, lourdes et lentes, glissant sur la nappe lumineuse du flot, comme des nuages. Je me roule dans mon manteau et m'instaEe pour un long demi-sommeil, tandis qu'Antonio dort, couché dans le fond de la gondole.

Retour frileux et ébloui. Le Palais des Doges émerge, briEant comme un ivoire doré dans le bleu tendre de la nuit. Antonio me parle, mais j'ai les lèvres closes par l'enchantement qui m'entoure et au moment de franchir

R. H. 1928. — X, 4. 14


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le cap de la Dogana, je me retourne pour boire des yeux une dernière fois un peu de toute cette beauté.

J'ai parcouru en tous sens Venise et Mozart ; j'ai rêvé longuement sur tous deux, j'ai saisi bien des choses fuyantes de leur âme, de leur visage. Derrière le voEe de leur irrésistible regard, je vois briEer une beauté juvénEe et immorteEe. Mais leur accoutrement multicolore et joyeux ne peut cacher à ma tendresse la mélancolie, la douleur, le désespoir qui les rongent. Et tout cela s'est résumé pour moi en un aspect, en une phrase, tous deux tranquEles, déchirants, sublimes. C'est près de San Giorgo Maggiore, en revenant à la tombée du jour vers le Rio délia Salute que le rythme de la rame fit peu à peu s'éveiEer en ma mémoire ces notes lentes, voisines, conjointes, qui semblent vouloir figurer un effort pour se dégager, se libérer, l'effort du sentiment longtemps maintenu et qui voudrait s'envoler à travers des lèvres, vers le ciel. Peu à peu, la mélodie s'imposait à moi, s'affirmant dans mon esprit, s'imposant à ma voix, m'obligeant à la murmurer. C'était la plainte discrète et profonde de la comtesse Almaviva, le reproche résigné qu'eEe adresse... à qui? à personne! Au temps, à la vie, au destin... Non, ce n'est pas un reproche, c'est un regret, tout le regret, toute la souffrance du souvenir. A mesure que je chantais tout bas, il me semblait que le dessin musical, que la couleur mélodique se conformaient aux lignes architecturales que j'avais devant les yeux que la physionomie mélodique reflétait celle des choses qui m'entouraient ; c'était la même lassitude d'espérer, le même sourire stoïque et déchirant. Le soleil disparaissait, allait s'éteindre, ses derniers rayons n'étaient plus retenus que par un bout de mosaïque au porche de Saint-Marc, mais déjà les lumières de la Piazza s'allumaient, pâles, tristes, presque funèbres dans l'agonie


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de cette beEe journée. Il me semblait voir la comtesse, toujours souriante et meurtrie, se parant avec lenteur, se mettant au front, aux oreilles, au cou, d'un geste distrait et accoutumé, des bijoux pour l'apparat du soir, emblèmes scintiEants de son esclavage.

Dovo sono i bei momenti Di dolcezza e di placer?

Oui, ce chant est profondément vénitien et par ce qu'E montre et par tout ce qu'on y devine. Jusqu'à ce mot bei qui n'a plus l'air d'une licence poétique mais qui est proprement le mot vénitien pour belli, écrit ainsi par le Vénitien Da Ponte et qui lui est venu tout natureEement dans le rythme du vers parce que, pour lui, belli se disait bei!...

Dove sono i giuramenti Di quel labro menzogner?

On dirait une petite pièce élégiaque de Burattî ou de Francesco del Ongaro, une de ces brèves poésies où se retrouve le susunement, la caresse de l'idiome de Venise ; et Mozart, le plus nerveux, le plus sensitif des musiciens d'autrefois a, sans s'en douter, traduit en ces quelques notes, non seulement la douleur de Rosine délaissée, mais aussi la langueur et la volupté de Venise.

REYNALDO HAHN.


MAUDEZ-LE-LÉONARD

(SUGGESTIONS D'UNE VILLE : BREST)

(Suite)

XIV

Marie-Maria passait de longues heures, maintenant, dans la mosquée blanche, là-haut, sur la terrasse.

Son ami, au retour de ses occupations à bord, la trouvait feuilletant livres et revues, ou surveiEant les études de Sébastien Tymeur. Marie avait compris les intentions de Riadis : très douée, elle suivait les développements de sa pensée musicale et, grâce au maître qui l'initiait, elle possédait désormais le flambeau et la baguette magique, nécessaires à qui veut pénétrer dans le royaume des sons.

M. de Riadis avait imaginé toute une gymnastique des bras, des mains et des doigts, que Sébastien exécutait, chaque jour, sans piano. Il ne voulait aucunement que les sons, dans leur beauté intrinsèque, fussent profanés par des exercices mécaniques, susceptibles de blaser l'oreiEe et de détruire sa fraîcheur de perception. Il comparait les doigts à des comédiens qui doivent apprendre leur rôle en vêtements ordinaires, avant de s'y essayer dans des décors et des costumes somptueux.

Presque tous les pianistes, après des années de bruit, ne savent plus apprécier la beauté primaire des sons... comme ces filles de Grasse, en Provence, pour qui les


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fleurs n'ont plus de langage depuis qu'elles les triturent,

Riadis interdisait aussi les gammes. Il préférait intercaler gammes et traits, en des inventions où la gymnastique des doigts se trouvait enrobée. Ainsi la vraie musique, spiritueEe ou sensible, gardait sa place lumineuse et la mécanique — médecine indispensable ! — était absorbée sans accablement.

Point de concertos, signés de petits maîtres rageurs, essayant « de se faire aussi gros que le boeuf », et dans lesquels la vanité pète à chaque effort. Le concerto pédant est à la véritable expression musicale ce qu'est un boniment de charlatan à la pure éloquence.

Ce genre d'initiation à la musique convenait d'aiEeurs admirablement à la nature sentimentale de Sébastien Tymeur : cet enfant, sous l'aiguillon d'une émotion, faisait des prodiges, mais il avait horreur du travail-corvée.

Les sonates de Haydn et de Mozart, les premières de Beethoven et ses six petites valses, les scènes d'enfant de Schumann, les spirituelles et fraîches bagatelles des clavecinistes français, quelques préludes et inventions de Bach, jouant avec la lumière, rien n'était joué sans qu'un poème fût esquissé. .

Riadis avait horreur de la musique scolastique, cuisinée selon les règles. Il eût voulu remplacer le style et la correction par l'originalité et la fantaisie.

Il admirait fort tous ceux chez qui la musique et la danse étaient manifestations d'une ardeur sans contrainte : les Français de la Renaissance ; les Russes restés fidèles au folklore, les Hongrois, joueurs de czardas ; certains groupes de chanteurs alpestres et d'étudiants austro-germains, sans oublier les nègres américains...

M. de Riadis avait pris le sentiment profond que ce musicien, qu'il aidait à vivre selon les rythmes du plaisir et de la beauté, était devenu son véritable fils.

Une telle parenté d'âme valait bien les attaches, étrangement capricieuses, de la nature. Quand E l'embrassait.


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son plaisir n'était entaché par nulle de ces retenues morales qui empêchent un père et son fils de s'aimer librement...

Ce petit artiste ressemblait beaucoup au « lord Wharton » de Van Dyck. Comme lui, il n'avait sur sa figure fine aucun trait de mâle énergie ; rien qu'une bouche fleurie, adorablement dessinée, et des yeux pleins de douceur vague et d'égoïsme charmant. Que deviendra, sous la morsure de la vie, ce précieux visage? Qu'importe ! Cet enfant jouit des années bienheureuses où corps et âme, étroitement confondus, goûtent même allégresse !

Quand le travail au piano avait été absorbant, Riadis aimait à le voir jouer, follement, avec sa nouveEe servantemaîtresse : une fille choisie, cette fois, à Baud, près Lorient, à la sortie de l'église. Elle jouait, avec l'enfant, comme savent jouer les voluptueuses : le roulant sur l'épais tapis, embrassant son jeune cou, pour l'apaiser enfin en le berçant dans ses jupes..

Riadis, souvent, se mêlait au jeu.

Il plaisait à cet aristocrate de renouveler la fervente ardeur des Grecs devant le jeune corps humain, ici même, dans cette ville de soudards et de bigots, où chaque jour la volupté était profanée :

— N'est-ce pas, chère, qu'il mérite d'être embrassé?

Et l'homme penché, tout tremblant, baisait ce joli garçon qui ne riait plus...

En cet instant, le jeune musicien honoré pour sa beauté et ses dons d'artiste, n'était plus le « lord Wharton » un peu trop insensible. Il rappelait plutôt le délicat et vibrant petit « Ferguson » peint par Raeburn, qui, la fine chemise largement ouverte sur sa poitrine haletante, a une si belle expression de trouble passionné...

Marie-Maria laissait vivre son fils, étrange et charmant, dans ce mEieu inactuel, crée par le génie païen de son amant. EEe l'avait éloigné de son père véritable, à tout


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jamais, pour le jeter au cou de celui-ci, de sang si différent et de race lointaine.

Sébastien Tymeur passait donc maintenant ses jours et ses nuits dans ce logis aérien où il avait sa chambre. La musique, les livres d'aventures ou de féeries prenaient la fleur de son temps. Il jouait sur la terrasse avec la beEe Annie, ou bien il regardait la toEe de fond de la rade sur quoi les baleinières blanches tissent, entre les vaisseaux et l'arsenal, une éphémère soie déchirée par la houle. Il scrutait les horizons d'Ouest, au-delà du goulet, par où son grand-père, son oncle Alphonse et tant d'autres étaient partis vers les splendeurs décrites, avec tant d'audace, par la grand'mère.

Quand il le voulait, il descendait sur le Cours, pour jouer à cache-cache avec des camarades. C'était toujours lui le plus difficile à trouver, car les dames aimaient à le dissimuler entre leurs jupes étalées.

Les jours de concert, pendant que la musique des équipages, bien en rond, jouait des fantaisies, des valses de Strauss ou de Métra, on le voyait danser comme un petit faune, sans conscience et sans gêne.

Mais cette vie d'enchantement ne lui faisait pas oublier sa bonne grand'mère ; il allait souvent la visiter, pour lui dire tout, EEe écoutait, un peu surprise,,. Et puis, c'était son tour de raconter.

Grâce à elle, il avait déjà voyagé dans tous les pays du monde. Sans savoir rien, réellement, elle expliquait tout. EEe connaissait, par le détail, les campagnes de son cher Mathieu, et eEe naviguait sans faire de fautes, tenant compte du régime des vents, sur toutes les mers du globe. EEe mimait la vie à bord et traduisait, avec une rude franchise, la vie de ces marins, bourlinguant, qui ne pensaient guère à leur « légitime » que pour la lettre et la « délègue ».

Quand la grand'mère et son compagnon avaient ainsi bavardé pendant une heure, il fallait se séparer,


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Dès la porte refermée, Bastien enfourchait la rampe polie qui bordait les trois étages béants et, vite, il se laissait « ruzer » délicieusement.

Il s'en revenait en faisant le « grand tour » : par le bas de la Grand'Rue, où il rougissait en s'entendant appeler par les filles des buvettes — par la grand'porte TourviEe, qu'il franchissait avec une désinvolture de capitaine, en saluant les plantons — par les quais et le pont Gueydon, toujours disloqué et dansant, où il restait une heure à regarder les chaloupes à cheminée de cuivre et les baleinières qui glissent et dansent, en mesure, sur le tapis mouvant.

Sur ces radeaux balancés du petit pont, il se plaisait à humer les odeurs du port ; celles du brai, de l'étoupe, des cordages mouillés, des carènes qui ont confit dans la mer et sont à radouber. Il regardait les calfats suspendus, bouchonnant, reprisant, pansant les coques maltraitées. Que de soins pour ce grand corps sombre du navire qui doit s'interposer entre le gouffre et la fragilité des hommes ! Il entendait les maiEets, frappant pour bloquer le chanvre et les chevilles ; ils s'amusait du va-etvient des « badrouilles », torchons de cordages qui nettoyent avant qu'on mette le goudron. Il aurait voulu remplacer quelque calfat, appliquant avec sa « penne à guipon » la luisante pâte noir-bleu, qui fume jaune et croche à la gorge...

M. de Riadis, débarquant aux pontons, découvrait là son petit artiste ; ils revenaient, tous deux, par le cours. Cette terrasse du cours d'Ajot pourrait être la merveille de Brest. Il faudrait qu'eUe fût renivelée, mieux aménagée. L'allée centrale, en contre-bas, ne permet guère le spectacle de la rade. Les bancs de repos, inconfortables, se regardent l'un l'autre, d'un air désolé, sachant qu'E n'y a rien à voir.

Le seul charme bocager de la ville — qu'il faut aEer découvrir, au large de Fautras, là-bas au jardin botanique


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— pourrait avoir, par ici, sa réplique. Un artiste décorateur, un maître jardinier verraient aisément que, si l'on ne doit aucunement toucher à la perspective rectiligne du cours qui est admirable, l'on peut tirer meiEeur parti des bas côtés.

Sous ce climat humide et doux, que de réussites floréales ! Quelles plantations d'arbres merveilleux ne pourrait-on effectuer à l'abri du château, sur toutes les corniches qui dominent la mer ! Magnolias ! Rhododendrons, camélias, hortensias, fuchsias, araucarias, figuiers, eucalyptus, bégonias et yuccas, tout cela, si l'homme voulait, serait l'apparat du Mail privilégié.

Si l'idée « guerre » continue à pourrir, il faudra bien que les larges bassins pacifiques de Porstrein se garnissent, un jour, des voiliers et des steamers venus de tous les points du monde... Alors, la vieiEe Europe, à sa pointe extrême, se devra de montrer aux arrivants qu'eEe est bien la terre d'art et d'élégance ennobEe par des siècles de pensée.

Un escalier monumental — rectiligne comme les marches de Versailles — escorté de statues symbolisant : l'océan, le voyage, l'aventure, les échanges, l'abondance... devra se substituer à la ferraiUe actuelle. Un large boulevard maritime — bordé de maisons nobles toutes semblables — relierait l'escalier royal au palais de la mer... Il conduirait les pèlerins, venus vers la « douce France », en des jardins de repos et de contemplation. Parmi les fleurs et les arbres rares, voyez les figures de proue de Pierre Puget et de Coysevox, les allégories de Germain Pilon, les corps vivants de Carpeaux et de Rude qui attendent, en se lamentant, dans le sépulcre des musées !

Ainsi rêvait de Riadis en considérant le sol raviné du cours, les maigres arbustes maltraités, la désertique place du château où tourbillonne la poussière. Il s'indignait de la malpropreté bretonne empestant les moindres recoins, et E avait honte devant trop de paresseux et


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d'ivrognes — fleurs sombres volant la place des parterres éclatants — qui dormaient ou s'épouillaient sur le gazon des glacis. Ah ! qu'il eût voulu être le maître — rêve en tête et cravache en main — pour ordonner cela et créer de la beauté !

Nul peuple, mieux que celui-ci, n'a besoin d'un tyran pour lui faire cracher sa gluante langueur, et nulle race n'est plus capable — une fois purgée de son indécise pensée — d'aller aussi loin dans le travail et le parfait !...

XV

Marie-Maria attendait, assise au milieu des fleurs, devant la mosquée blanche, sur le toit de cette maison bourgeoise qui ressemblait à une bête maussade portant, haut sur sa tête, un oiseau perché.

Marie se sentait, aujourd'hui, incapable de rentrer chez la grand'mère comme chaque soir. Elle ne savait pas bien pourquoi !

EEe portait depuis quelques jours, difficilement, son habituel fardeau d'hommages. Sa tête — pourtant fière de penser — n'arrivait pas à dominer le grand trouble alangui de sa chair. EEe aurait voulu jeter au loin tous les joyaux de son esprit. Sa simple beauté de femme, où il y avait une volupté enchaînée, lui faisait grand'pitié. Ah ! que son ami était impitoyable !

Certes, elle savait bien qu'un contrat, librement consenti, légitimait cette cruauté. La Maria, trop marquée par les caresses de Maudez, n'avait rien à espérer ici. Seule, Marie de Melphes trouvait un refuge inespéré, en ce petit palais blanc, où grâces lui étaient rendues pour ses dons délectables.

Ils vont dîner ensemble ; Sébastien Tymeur danse de joie. Mais l'homme ajuste sa volonté; il n'avance


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qu'à pas mesurés, comme un Parsifal, dans ce jardin où les filles-fleurs se font pressantes.

La belle Annie, vêtue d'un drap sombre sous lequel son corps a des déhanchements italiens, est assise en face de lui. Riadis eût voulu, à sa droite, rien que de la fantaisie spirituelle et non cette figure passionnée, — possédée avant d'être prise, — cette Marie qui n'est plus que l'égale d'Annie-la-Servante.

La jalousie éclaterait, sans doute, si le maître était vicieux ou maladroit. Mais il joue de l'âme humaine comme d'un bel instrument. Ces femmes doivent ressembler à ses deux mains, quand il les mène dans l'infini des sons : mains gardant leur individuelle ardeur et se partageant la moisson d'étoiles, sur la voie lactée du clavier.

Il faut, poli? que son plaisir d'art se conserve parfait, que Marie ne cesse pas d'être une « main droite », aérienne et chantante, et qu'Annie demeure « une main gauche », materneEe et douce, pleine de rythmes voluptueux, sachant disposer, sous le romanesque, l'oreEler profond des accords...

Depuis qu'il aimait vraiment, Riadis n'admettait plus la conciliation : il entendait lutter avec Tymeur. D'un seul, coup, il lui avait ravi l'âme de sa femme, et, peu à peu, il avait réussi à séparer les deux corps si fortement enlacés. Il avait toujours répugné à son orgueil de savoir que Marie ne se présentait pas, devant lui, absolument libérée. Et pourtant, depuis qu'il avait triomphé, il craignait que cette volupté désemparée s'accrochât à lui, pour le faire tomber.

Il méprisait cette « suite » qui lui était sans cesse offerte, sans rien dire, avec des pâleurs et des implorations mystérieuses. Il préférait de beaucoup l'intime jouissance spirituelle qu'il ressentait à braquer, sur une pensée mineure et de nature différente, la projection de son cerveau, Dans la perspective de ce chemin de clarté.


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il découvrait souvent de nouvelles formes vivantes qu'E estimait avoir créées.

Cette tête de femme lui renvoyait ses pensées nettes après les avoir attendries ; si bien qu'il ne doutait plus de sa force féconde, depuis qu'une autre âme humaine s'augmentait et s'embellissait sous son action.

L'amitié de quelques hommes avait — jusqu'à un certain point — déjà procuré à Riadis cette £erté de soi indispensable à ceux qui pensent au delà des zones ordinaires. Mais il y manquait toujours une divine confiance, pour que l'enthousiasme fût actif et vraiment créateur. Deux hommes, face à face, sont bientôt des adversaires qui combattent ; leurs idées ne tardent pas à étinceler comme des épées...

L'infirmité majeure de notre humanité, n'est-ce pas cet accueil revêche de cerveau à cerveau, qui fait que la pensée — originellement splendide — s'échoue affaiblie aux portes inhospitalières? Mais qu'une femme soit là» avec toute sa ferveur de vestale, et les beEes idées, trouvant un enlacement pour leurs spirales, se haussent comme des vignes fleuries. Sans la femme, bras ouverts et âme généreuse, où donc iraient se poser et germer toutes ces semences que l'ivresse de penser fait jaiEir de la tête des hommes?

Pendant qu'Annie va de la salle à manger à la cuisine, desservant la table, préparant le café à l'orientale, sur la table mauresque du salon de musique, Sébastien Tymeur cède à une joie subite, irraisonnée. Il taquine Riadis et câline sa mère. Il saute, danse, se cache pour faire peur à Annie, puis revient s'abandonner sur les genoux rapprochés de ceux qui croient hésiter encore entre l'amour et l'amitié.


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•— Écoute, puisque tu es si content ce soir, tu vas jouer le premier mouvement de la sonate en ré.

— Veux bien, c'est amusant!

Papa Haydn — comme la grand'mère Laplan — est riche de naïves histoires, vanillées de poésie. Avec la pâte de sa musique qui coule clair, E dessine, cette fois, des pantins défilant au son du fifre :

Sébastien Tymeur a traduit cette musique de gosse, avec tant de cadence et d'intentions drôles, que chaque tête alourdie s'est allégée. Annie, si près encore de la jeunesse, — par son âge et par sa race, — est toute rougissante. Hé ! Pensez donc ! elle a osé mimer et faire le pantin, en ajustant ses gestes au rythme de la musique.

— Pourquoi caches-tu ta figure dans ton tablier? demande Sébastien. Tu as l'air d'une bonne soeur avec ta coiffe, mais, ça fait rien, tu as le droit de t'amuser !

— Annie est très simple. Je l'aime bien ! prononce doucement Riadis, en souriant à Marie.

— Alors! Pourquoi tu pleures, Annie? J'ai jamais vu ça!

Et le jeune musicien, l'air bouleversé, prend par la main son amie de jeux et la conduit près de sa mère

Marie-Maria comprend, tout à coup, quel sentiment on peut éprouver quand le bel amour, secret et total, rêvé par chaque femme, se présente seulement comme un fruit entamé. C'est aussi décevant que d'enlacer une statue, coupée en deux, depuis la tête jusqu'aux pieds !

Mais bah ! on peut mêler ses bras nus pour porter à deux une grappe venue de la Terre promise ! Et MarieMaria, fraternelle, embrasse et rassure sa rivale ingénue.

Sous la douceur des lampes, près des rayons chargés de livres qui chuchotent, les deux femmes, appuyées l'une à l'autre, écoutent de nouveau la musique.

Quel contraste avec le dehors hostile, où les coups de


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vent décochent des ruades qui font trembler les murs !

Le plus tonique encore pour les âmes brestoises, mises à rouir dans la pluie, c'est les coups de « Noroua » que les Bretons nomment « gwalern » : vent qui pleure et qui grince. On dirait qu'il emmène, à une vitesse de chute, des rnEliers de goélands pris de vertige, incapables d'éviter la massue des cheminées, le bouclier des toits. Alors, oui, tous ceux logés aux mansardes se relèvent de leur torpeur pour écouter : ces miaulements de chatte en amour, ces coups de griffes désespérées grinçant sur les ardoises, et, entre chaque crise, cette rumeur de coquillage pendant que l'air ne fait plus que courir...

Sébastien Tymeur, à plat ventre sur le grand divan, essaye de comprendre.

Pourquoi Annie et sa mère sont-elles tristes, puisqu'elles sont amies? Pourquoi la musique, que joue son maître, est-eEe également suave et désolée? Pourquoi le vent de la mer a-t-il l'air si rageur en voyant, au passage, qu'il y a du bonheur dans la maison des hommes?

Marie-Maria s'est levée, tenant Annie et son fils par la main. Ils dansent... La tête un peu inclinée, la poitrine renflée, ils laissent à leurs jambes l'art difficile d'équiEbrer, sans cesse, cette masse qui, au-dessus d'eEes, se balance, se ploie, se penche, tourne et se précipite. Les cuisses s'arc-boutent, comme des cariatides, pour permettre aux pieds fins et précis, riches d'une harmonieuse clairvo3?ance, de jouer avec le tambour de basque du sol.

Sur ce rythme franc, comme un jeu de primitif, Sébastien Tymeur — pieds nus et cheveux flottants, tenant par la taille ses deux bacchantes maternelles — va d'un bout à l'autre du salon, par petits bonds.

Mais le voici immobilisé entre les bras tournants des danseuses. Un peu étourdi, il titube en couvrant de sa main ses yeux ivres. L'une attendrie, l'autre plus ardente,


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les deux femmes réclament le seul gage que l'on puisse demander à un petit Éros portant aux lèvres sa fortune :

Les trois danseurs s'étaient laissé reprendre par les rythmes du ménétrier barbare. Ils bondissaient, tournaient, leurs bras éloquents traduisaient dans l'air, en ondulations, tout ce que leurs pieds capricieux marquaient sur le sol élastique.

Le faune ingénu et ses deux nymphes avaient renversé un guéridon en bois de rose, puis un long vase fleuri de tamaris. .Les coussins du grand divan jonchaient le tapis. Il ne manquait plus, pour que la fête fût païenne, qu'une amphore de vin de Syracuse, répandue. L'âme antique était présente, sans pouvoir, hélas ! aller jusqu'au bout de sa joie.

A travers les murs filtraient la méfiance et la sottise. Les lumières jaunes, qui clignaient dans toutes les maisons de la ville, semblaient dire : « Voyez notre résignation dans l'ennui, notre sagesse dans le médiocre, on ne peut être autrement vivant ! »

Maintenant, c'est à coups d'octaves que la danse fauche les herbes du plaisir. Le mouvement est tumultueux. Une sonorité vigoureuse s'excite encore de sforzando. Des appels cuivrés précipitent l'ardeur des possédés. Ils s'élancent à la suite d'une gamme montant, en crescendo, sous un martellement de basses en mouvement contraire. Un roulement de timbales accentue l'apothéose.

Les danseurs délicieusement las, tous trois échoués, étaient comme des convalescents devant la poésie des choses renaissantes. Ce bouillonnement, qui venait de les bouleverser, avait fait déborder d'eux toute une écume. Ils se sentaient clairs, sensibles, heureux sans le savoir, et leurs trois âmes suivaient le chant ineffable...

Un bruit sourd d'arbre qui s'abat. Une plainte enrouée, dehors, sur la terrasse 1


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■ Ils sont tous trois dressés et — sans savoir — comme pris en faute, honteux d'être heureux...

M. de Riadis, debout, appuyé au piano, regarde durement la nuit à travers la porte vitrée. L'un de ses doigts, obéissant à quelque réflexe, frappe une note basse — la dernière du clavier. Le son trouble, misérable, se traîne et, tel un rat blessé, disparaît dans un trou...

Ils sont là, s'imprégnant jusqu'aux moelles de ce tragique qui s'infiltre par ondes, mieux qu'un gaz, à travers le verre et la pierre de leur petit temple.

Sébastien Tymeur tremblait. Sa figure, si déEcate, avait pris de la dureté et de la lourdeur. Le sang ne se hasardait plus à sillonner la pierre de son front...

— Pourquoi s'effrayer? dit enfin Riadis. Le vent a bien le droit de renverser quelque arbuste sur la terrasse... sans doute, le grand laurier dont la caisse est trop légère.

— Madame, veuillez conduire votre fils jusqu'à sa chambre ; il est tard !

— Vous avez beau faire semblant, aEez, y'a un malheur !

— Annie, petite fille, ouvre à deux battants, laisseentrer le malheur. Nous lui montrerons qu'ici on regarde droit et que l'on est capable de l'honorer, s'il est de belle allure.

« Tu vois, rien que le vent qui entre comme un chien fou ! Va me chercher une lanterne ! Ce n'est sans doute qu'un maEieur titubant, qu'E faut aller prendre par le bras...

Sur la terrasse où le vent précipite ses vagues invisibles, une forme humaine est crucifiée. Le torse puissant sous le maillot de laine brune marque à peine le flux et le reflux de la vie. Les bras étendus ne se cramponnent à rien. La face violacée est horrible, avec ses yeux d'aveugle,


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grands ouverts, et sa bouche dont les lèvres ressemblent à des sangsues pleines...

C'est bien là Maudez, tué par son sang, après avoir été torturé : Ah ! cette Maria, frémissante devant un autre homme !

Riadis cherche, dans le tumulte de son âme, ce qu'il doit faire...

Marie-Maria, toute blanche, vient contempler cette statue renversée, dont les brisures sont internes :

— 0 mon ami, il ne faut pas qu'il meure ! Maudez est tellement innocent !

— Rentrons, Marie, je ne vois pas clair en moi

Les grands rideaux de velours havane tirés, ils se serrent l'un contre l'autre, frissonnent, étrangement heureux par moments... Un grand silence...

L'homme se débat dans les profondeurs de l'orgueE et de l'égoïsme. La femme qui, depuis toujours, a le privilège d'innocenter ce qu'elle fait, s'apprête à servir les desseins de celui-ci dont le char écrase mille vies pour que la sienne soit aiguë. Elle voudrait aussi sauver celui-là, qui possède toutes les raisons du monde pour gagner et qui perd toujours... Ah! comme elle ressent — avec colère et pitié mêlées — combien la misère de tête et de coeur de cet homme la paralyse ! EEe le voudrait moins malheureux : pour se créer un prétexte, atténuer une gêne diffuse, et pour essayer de se modeler, une liberté...

L'amour mendiant de Maudez lui apparaît, ce soir, semblable à la mine affamée d'un tout-perdu, derrière quelque vitre de restaurant. Les joyeux attablés voudraient bien — sans qu'ils se l'avouent — obtenir de ces yeux fixes, contenant en puissance tant de choses, une sorte de laissez-passer..

Riadis s'est mis à marcher. Fier jusqu'à en trembler, il va tenter quelque chose contre son bonheur et celui de son amie. Il garde une secrète confiance dans la sagesse


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des dieux, leur laissant le soin de décider ce qui doit advenir de cet amour étrange, qu'il a pour cette femme et son enfant de génie :

— Marie de Melphes, je compte sur votre aide ! Le temps de prendre ma trousse et nous allons, tous deux, près de ce Tristan le Léonois qui ne sait plus vivre, quand la blonde Iseult n'est pas là.

Le bras de Maudez, mis à nu, appuie son poids inerte aux bords de la cuvette que Marie tient sans trembler, Riadis enfonce l'aiguille luisante dans une grosse veine, là, au creux du bras où les plus rudes conservent un peu de peau douce. Marie ne voit rien d'autre que la tête horrible de son homme et le grave visage de son ami...

Les coups de vent, venus de la rade, s'acharnent sur ce groupe accroupi. Des éboulis de nuages brisent l'immense panneau laqué du ciel. La lune a l'air d'une agate veinée roulant à travers un chaos et, sous le clair-obscur tragique, les trois mâts des vaisseaux évoquent les croix du Golgotha.

Il est dix heures. On entend dans les casernes la belle sonnerie nostalgique qui semble dire : « Tu n'es que ténèbres. Retourne aux ténèbres! »

Les deux amis s'acharnent à vouloir le sauver de ce que le clairon demande ; ils voudraient que Maudez entende et voie, qu'il se dresse et qu'il marche... Mais il semble être descendu jusqu'aux profondeurs d'où l'on ne remonte plus.

Rien d'autre à faire! pense Riadis. Dans cette ruche, où tout est encore merveilleusement disposé, il ne manque qu'un essaim pour que le mouvement, quasi perpétuel, recommence...

Marie et son ami, décoiffés, souiEés, rentrent, laissant seul sous le vent et les nuages — comme un blessé sur un champ de combat — le pauvre Maudez.

— Cet homme est peut-être indigne de votre esprit, ma chère, mais convenez qu'il mérite bien votre amour.


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II est possédé jusqu'à en mourir ! Sans doute est-il venu pour vous demander de choisir, irrévocablement? Ce serait si apaisant de vous voir tout à l'heure — l'une guidant l'autre — quitter ce blanc belvédère pour reprendre l'ordinaire vie, plus indispensable que nos essais précieux à la vie solide d'une nation.

— Non! je ne suivrai pas Maudez, déclarait Marie avec une sorte de fière pudeur, et cela, non par cruauté, mais parce qu'il serait vraiment injuste de livrer, comme des esclaves, mes pauvres droits.

a Je l'ai aimé, selon la nature, de toutes mes forces fécondes... Comment peut-il ne pas estimer que le don de ma jeunesse est chose suffisante pour enorgueillir sa vie d'homme? Qu'il me permette de disposer de [mon âme et qu'il continue à vivre en gardant mon' souvenir, comme on conserve l'image d'un pays lointain qu'on ne reverra plus !

« Son amour n'est qu'une ardente habitude ! Un homme peut et doit avoir plus de courage, il me semble. Je lui ferai comprendre! Je lui ferai comprendre!

— Ne dépréciez pas trop l'amour-habitude de votre Maudez, Marie ; cela est si humainement à la base de tout !

« La musique, le goût des fines pensées enchâssées dans les Evres, la joie des beaux voyages, cet amour de la mer Hbre qui s'apparente au désir d'avoir près de soi, chaque jour, une force changeante et saine, tout cela représente autant d'habitudes prises et de passions fidèles.

a Vous êtes l'habitude de Maudez — la seule qui lui soit magnifique ; ne voulez-vous pas qu'il dise, la retrouvant : « Vraiment la vie est sainte ! »

« La plupart des âmes humaines aiment à ravoir, le lendemain, les bonheurs de la veille. La terre, au crépuscule, sait déjà qu'au bout de la nuit, c'est encore le même soleil qui se révélera. Et l'amour, dispose-t-il vraiment de mots inédits et de gestes exceptionnels? Depuis que le désir officie, sa liturgie est immuable !


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« Quand tous les bonheurs habituels sont satisfaits, U fait beau dans la tête humaine. Et quand il fait beau, on croit à l'existence de Dieu! Les grands « pardons » attendent toujours que le ciel de Bretagne...

— Ah! n'avez-vous pas entendu? Vite, soufflez la lampe !

— Oui, des plaintes... Il parle avec soi-même comme tous les Bretons... il bouge... le voilà, sur ses genoux, essayant de se lever...

Marie-Maria s'était approchée d'une baie vitrée. Le rideau écarté, elle observait le ressuscité, tout blanc, appuyé à la balustrade et regardant, non pas la nuit, ni le ciel, ni la mer, mais seulement cette mosquée pâle sous la lune, qui avait l'air d'une tombe vivante abritant de criminelles amours. En rajustant ses hardes, il essayait de comprendre ce qui lui était arrivé, en pleine nuit, sur cette haute terrasse balayée par le Noroua

— Je suis tombé mort, pensait-il. Maria sait bien qu'on n'a pas le droit de forcer quelqu'un à souffrir toujours. Je vais la regarder, à travers le mur, aussi longtemps qu'elle voudra. Il faudra bien qu'elle vienne !

Marie-Maria avait laissé tomber le rideau, ne pouvant plus supporter la vue de cette statue misérable qui semblait — rien qu'avec sa douleur — plus redoutable qu'un guerrier.

Tout dormait dans la viEe de granité. Les maisons faisaient le gros dos. En mer, un coup de sirène triste... C'est le remorqueur des « Phares et Balises », retardé par la tempête, qui rentre à près de minuit sonné.

Maudez venait de crier deux fois : « Mon commandant ! Mon commandant ! » d'une voix qu'il s'efforçait de rendre énergique, malgré la faiblesse de son corps et l'hostilité du vent ! Puis, après cet appel inutile, il s'était approché.

Comme un amoureux de légende, cherchant brèche ou escalade, il rasait les murs, appelant doucement : « Maria ! »


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Dans le grand salon obscur, aux rideaux tirés, ils étaient debout goûtant la pure douleur. François de Riadis avait le sentiment que cet amour éperdu dominait toutes subtilités. Il pâlissait, se considérait en état d'infériorité vis-à-vis de ce simple qui trouvait, dans toutes les sèves de son être, la force d'être beau.

Cette voix affaiblie et cependant tenace qui monologuait dans le vent, disait peut-être des choses banales ; mais, lui, Riadis, les traduisait de façon héroïque. Certes la couronne était due à ce poète sans art, dont l'âme élargie contenait un désespoir à sa mesure. Il était donc décidé à lui remettre cette couronne de chair et de cheveux blonds qui, depuis un instant, venait de tomber à ses pieds sur le creux tapis de laine.

■ On entendait sur le toit, à toutes les saillies formant biseau, des sifflements plaintifs, comme si, à chaque rafale, une bande d'oiseaux se fût jetée sur le tranchant des pierres.

Sur la terrasse, l'homme, maintenant plus affermi, mêlait sa voix de colère aux coups de vent. Il plaidait âprement devant un juge invisible et, fort de la justice de sa cause, il provoquait l'adversaire :

— Mon commandant ! ouvrez ! j'ai le droit ! Il faut ! Sans elle je suis rien... Maria! C'est moi qui t'aime!

Maudez ébranlait la porte du salon, brisait une vitre à coups de poing et, se grisant jusqu'à la folie, menaçait, en suppliant...

A cause des rideaux tirés, les ténèbres étaient parfaites. Les deux amants prenaient garde maintenant de démailler le filet du silence contre lequel le désespoir de l'autre s'épuisait. Ils se cherchaient dans le noir : ce noir qui ne permettait plus de voir les livres, les statuettes, le piano encore ouvert devant les feuillets de Beethoven ; ce noir qui voilait même leur front, leurs


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yeux, ne laissant voyager que le halètement de leurs poitrines et les durs parfums du désir.

Ce noir rendait Marie souveraine. L'imagination de son ami la faisait plus belle que tout. Doucement, eEe aEait vers lui, bras ouverts, en murmurant : « Je t'aime », certaine de recevoir, contre sa gorge, une tête éperdue...

L'homme s'acharnait, malgré les menaces de l'instinct, à garder haut son rêve ; il n'entendait pas que l'amour qu'il avait composé s'inspirât ni des langueurs mondaines, ni des élans populaires. Il appelait, à lui, la douleur, la cruauté, l'orgueil... et se gardant fidèle à une beauté difficile, il tenait ferme, dans sa poigne fermée, la chaîne au bout de laquelle la volupté aboyait.

Sous la lune montante, Maudez avait perdu confiance dans les mots. Il les avait tous crachés. Sa tête n'était plus qu'une chambre déménagée, vide. Ses mains folles grattaient, arrachaient tout ce qu'eEes trouvaient dans ce faux jardin pâle, suspendu au-dessus de la vie ; mitraillant les vitres hypocrites avec des graviers et des fleurs, brandissant des branches brisées, Maudez cinglait de partout sur sa douleur.

*

La pluie s'était mise encore à tout délayer. Les ombres des nuées sur le ciel lunaire ne s'établissaient plus en masses vigoureuses. Le noir de la nuit diluait, sur la ville et sur la mer, un lavis uniforme.

Toute exaltation tombée, à cause des forces qu 1 fuyaient ses membres, d'une capitulation mentale qui le mettait à merci ; à cause aussi d'un gros chagrin mêlant la coulée des larmes au dégoulinage de la pluie, Maudez se décidait à partir, sans faire de bruit, honteux devant l'amour comme pourrait l'être, devant la gloire des victorieux, un soldat désarmé...

Il descend l'escalier de bois, un peu raide, qui relie la


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terrasse aux étages bourgeois ; il mesure ses gestes et s'en va comme une ombre. Il entend ménager à sa douleur une retraite discrète. S'il était tout à coup surpris par quelque forme humaine projetant, sur sa grimace douloureuse, les rais d'une lampe, il serait capable de demander compte, en provoquant.

Quand on est défiguré à ce point par de rudes combats, il vaut mieux cacher ses traits, fuir la compassion ou l'effroi des gens. Il y a des mutilations qu'on ne peut montrer qu'aux choses innocentes : elles seules, incapables de mots périlleux, peuvent apaiser sans humilier, guérir sans s'enorgueillir.

Au matin, sous un ciel lumineux et frais, — tellement apaisé après le passage nocturne du grand vent, —MarieMaria et son amant avaient peine à se représenter le tragique de la nuit.

Tout était redevenu parfaitement innocent, sur la terre comme au ciel. Avec une nette inconscience, le soleil étalait ses glacis damasquinés sur la mer. La terrasse était redevenue ce plateau laqué portant un château de conte de fées, en pâte rose caramélisée d'or vert.

Marie-Maria, convalescente, s'appuyait un peu trop, sans le vouloir, au bras de ce François de Riadis qui, cette nuit, avait jeté son âme dans la balance, afin que le « malheur » fût implacable. Elle n'arrivait pas à marcher, près de lui, avec l'aisance et la souplesse qu'il fallait, tellement elle était troublée d'être enfin la vraie femme de ce haut seigneur.

Lui, souriait de la sentir, toute tendue comme une corde d'arc, avec des nerfs aigus qui n'en finissaient pas de criailler.

Tous deus, lentement, faisaient le tour de la haute ter-


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rasse, souriant à droite, à gauche ; saluant la féerie imprévue de la lumière sur les toits d'ardoise, bleu-vertgris, sur les campagnes tourmentées, sur la mer bleutée comme un golfe corse.

Ceinturant la viUe grise du devoir, — qui ne s'exprime que par le canon, le clairon, les sifflets, les cloches et le bruit des marteaux — les lointaines campagnes laissaient glisser, jusqu'à la rade, leurs traînes magnifiques.

Bien qu'ils fussent seuls, ils s'imaginaient être entourés d'une foule acclamant leur hymen. Une musique diffuse, émanée de chaque chose, sonnait. M. de Riadis, en tenue noir et or, présentait à tous et à personne, par ce matin joyeux, Marie-Maria, sa femme.

Que les misérables amours, cachées au fond des maisons lépreuses, anémiées en la banalité des « garnis », profanées dans les mauvaises rues de Suburre, regardent, là-haut, au-dessus des grands ormes du cours : un amour, difficile et rare, les rachète.

Voici l'héroïne dans sa robe d'une ampleur moEe de houppe, fière de son front aventureux, que les rênes de la chevelure ont peine à retenir.

Sur cette scène de théâtre et sous les projections déEcates d'un ciel d'Armor, regardez Marie-Maria ! L'enfant de quinze ans, prise sur un bateau de corsaire aux feux de la Saint-Jean ; l'ingénue en robe bleu turquoise du bal impérial, les revoici toutes deux résorbées en cette beauté redoutable qui vient de vivre, jusqu'à l'extrême, au cours d'un acte tumultueux.

Les dieux ne veulent pas qu'elle sache, aujourd'hui, autre chose que ce qui est : aussi, son bonheur est une rose épanouie en équilibre parfait.

La vie n'est rendue possible que par l'indispensable inconscience. Tout croulerait si, sur le sommet de la courbe où fleurit la joie, se révélait l'amère certitude ! Certitude qu'il faiEe descendre jusqu'à une certaine chose boueuse et pourrissante, presque semblable à l'autre


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chose boueuse aussi, mais effervescente, d'où l'on est venu...

XVI

On venait d'entendre le deuxième son pour la grand'- messe de la Fête-Dieu. Marie-Maria s'empressait pour que ses petits soient « parés », comme disait la grand'¬ mère.

Yves, Benoît, GuiEaume, en robes de fEles brodées à jour, les pieds gainés dans des bottines montantes à boutons, venaient, chacun son tour, présenter une caboche hérissée de papiEotes. Cela ressemblait à des têtes de roches goémonées, couvertes de blancs oiseaux de mer... Transformation ! Le visage de ces petits Bretons têtus s'inscrivait maintenant, un peu brusque, dans une auréole fade de boucles.

Chacun se baladait avec sa corbeille garnie de denteEes, pendue au cou par un ruban bleu, et la grand'mère, esclave de la passivité enfantine, criait pour la troisième fois : a Personne a « besoin d'aller » avant de partir? » Benoît, le petit chien sentimental, a l'air de se souvenir de quelque chose qui ressemble à ce qu'on demande :

— Moi, grand'mère...

— CouElon, va, c'est maintenant que ça te prend ! La femme de marin parle haut. Troussant la robe

blanche du garçon-fille, elle l'installe, corbeille au dos, au milieu de la chambre, sur un vase en gibus LouisPhEippe. Bien qu'il ait le coeur gros, il risque ce que l'on dit souvent en pareil cas :

— C'est un p'tit roi su' son trône !

... Les deux femmes sont énervées et furieuses à cause du retard. A l'étage au-dessous, la tante Le Turnier, femme d'un second maître de timonerie, crie de sa voix chantante :

— Marne Laplan? On va arriver, y'aura plus d'fleurs pour les corbeilles 1 Hu ! pensez donc i


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Et la grand'mère précipite son monde.

Marie-Maria conduit ses trois déguisés en filles jusqu'à la porte de la rue, obturée par la membrane des draps éclatants.

La vieille Grand'Rue, qui va du rigorisme militaire de l'arsenal à la liberté des campagnes, au delà des portes, est, pour tous les vrais Brestois, la voie sacrée. L'imagination y fait revivre tout un passé glorieux ou lamentable.

Officiers du roi en habits rouges brodés d'or ; princes et ambassadeurs ; escortes honorant et protégeant les perruques de Sourdéac, de M, de Vauban, de Pontchartrain et du duc d'Aiguillon... Régiments défilant au retour d'une expédition ; cortèges civiques allant vers l'eau de Penfeld pour les courses de bagues et le « saut à la rivière », bandes de la Révolution, saoulées de chimères,., la Grand'Rue a connu cela et tant d'autres choses solennelles !

Elle a vu aussi, au bas de sa pente, près de l'Intendance, ce grouillement d'hommes de guerre — sans famille et souvent sans patrie — riant comme des enfants, au gré des bateleurs et des pitres. Marins frisés en accroche-coeurs, contents de leur cravate rouge et de ce reluisant chapeau ciré plaqué sur l'oreille... soldats de Sa Majesté, traînant l'épée, fiers de leur uniforme soutaché... tous venaient là faire gaudeamus, avant d'aEer se défier devant les filles. Après avoir embrassé, sans retirer leur chique, après avoir bu, sans désarmer leur orgueE, ils se battaient à pleine coulée et tombaient, par grappes, aux ruisseaux.

La Grand'Rue se rappelle les blessés de guerre aux plaies pourries, transportés en charrettes, les matelots atteints du « mal contagieux », débarqués en chemise


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sous le froid humide et parqués, à la diable, un peu partout...

La Grand'Rue a connu le désespoir des recrues impériales; paysans aux longs cheveux, en « bragou », que .l'on poussait vers l'arsenal... Elle a vu passer la « chaîne » arrivant de Paris après trente jours de marche. Sous le fouet et le bâton, c'était deux cents bêtes attachées tirant sur leur coEier de chien. On leur avait fabriqué, à coups de mépris, une saleté d'âme, un ricanement haineux qui n'étaient plus que de la folie...

La Grand'Rue entend encore le cahotement des chariots menant, aux ateEers, les chênes des forêts de Brocéliande. Eux aussi étaient comme des recrues razziées. Bientôt, sous la hache et la mitraEle, ils devront^ descendreau sépulcre des grands fonds d'échouage...

Ah ! cette Grand'Rue était vraiment l'artère d'où le sang, fluant du coeur musclé de l'arsenal, se répandait par la viEe ! Toutes les émotions maritimes s'y traduisaient en pulsations rapides, en émois contagieux.

C'est là que les commères, les femmes à « délègue » qui avaient leurs hommes en campagne, venaient — comme sur un marché du centre africain — échanger leur impatiente curiosité contre la verroterie des fausses nouvueEes. Sous et liards en pohe, elles revenaient de boire « A la mère de famille », chez Mme Pétavin. Des marches de la voûte au coin de la Grand'Rue, ce n'était qu'archipels de commérages. En louvoyant au travers, en écoutant, on trouvait à pleurer, mais souvent aussi, c'était fameux. Toutes ces femmes ignares, bavardes et puériles, brouillaient les noms de navires et de contrées, confondaient les peuples, intervertissaient les climats.

— Mon mari? il est en Malpomène chez les Ganaques !

— Et mon homme à moi, embarqué qu'il est sur le Tache (Tage), y s'est pas baissé assez, il a reçu un bloc de glace sur la tropic !

' Grand'Rue, foEe et travailleuse, grouillante de filles et


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de matelots, dans le bas ; mais peuplée d'artisans tranquiEes, à mesure qu'on s'éloignait du port, vers la vraie terrienne : orfèvres, imprimeurs, horlogers, taiEeurs et brodeurs d'uniformes, tous ces braves gens étaient autant de ceEules vivaces, groupées au milieu du tourbElon des âmes de marins et des névroses féminines.

Tous les ans, en juin, la Grand'Rue meurtrie par les milliers de sabots des ouvriers du port, salie par l'ivresse et les fausses amours, avait besoin de la purification de la Fête-Dieu pour se refaire.

Du creux de la Penfeld à la porte de Landerneau, les vieiEes maisons grises, presque toutes sans beauté — comme il est d'usage à Brest où l'art est proscrit — deviennent, ce jour, des tables de communion tendues de toiles blanches. Les portes, les boutiques, les sombres couloirs, les ruelles, tout ce qui est impur était chastement voilé. Seuls, les hautes fenêtres, encadrant l'harmonie changeante du ciel, et les toits martyrs purifiés par la flagellation des tempêtes, avaient le droit de se montrer tels que chaque jour, tant ils étaient amis des longues rêveries. Tous ces draps, qui avaient contenu le fauve parfum des corps, demandaient à la lumière, aux fleurs et à la bénédiction de Dieu, la rédemption des péchés, le repos dans la béatitude.

La vieiEe rue balayée, grattée, lavée, était revêtue de tapis factices faits de sciure de bois colorée, de pétales, de roseaux, d'iris ou de glaïeuls. Dès dix heures, personne n'avait plus le droit de fouler le sol de Dieu. La Grand'¬ Rue, fleurie et pure, déserte sous un ciel mousseline, « espérait » la procession.

A chaque porte, des gens, comme honteux de leurs vêtements sombres, se tenaient cachés derrière les draps flottants. Ils se réservaient seulement, entre deux toEes, une échappée sur le a chemin de gloire ».

A son regret, la grand'mère était obligée d'avouer :

— Ma chère enfant, je suis fatiguée, j'ai très mal! Je


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ne verrai pas la Fête-Dieu cette année, mais tu peux aEer sans moi ! Tout de même, j'entendrai, de mon lit, les beEes musiques ! Va ! La procession est au reposoir Médisance ; bientôt elle passera.

Le canon tonnait, pendant que Marie descendait les étages déserts...

Sous la voûte du 73, où roulèrent autrefois des carrosses, Marie-Maria s'était agenouillée. Toute seule, dans cette chapeEe fruste, derrière les draps translucides, eEe se laissait prendre par la beauté du silence et la solennité de l'attente. L'idée de Dieu, dans sa tête, y faisait le même effet que la musique : elle ramenait, du profond oubh, les moindres détails de sa vie d'enfant ; elle ravivait, jusqu'à les rendre palpitantes, toutes ses émotions de femme. Et Marie-Maria restait ainsi, sans prier, ravie de cette poésie qui la pénétrait...

I II venait de quitter sa cachette, sous l'escalier. Il s'avançait sans bruit, les bras dressés, tout à la hantise de l'acte qu'il voulait. Il souriait, comme savent sourire ceux qui se donnent au diable, n'en pouvant plus de misère. Il dégageait un tel fluide et ses yeux visaient si droit que Marie-Maria, tout à coup dressée avec un cri de terreur, se trouva — morte-vive — devant lui...

Le cerveau barré, Maudez ne voyait plus que sa proie.

II avait rompu toute attache avec l'univers.. Il serrait à deux mains ; ses doigts gEssaient un peu sur les petits cheveux de la nuque. Il serrait en grondant, en soufflant, avec de la cruauté et du plaisir mêlés ; mais ses doigts durs avaient l'air de fondre dans cette tiédeur ; Es n'anivaient pas à saccager les chemins secrets, où passenf le souffle et le sang;

Sans lâcher tout à fait prise, il avait relevé avec ses deux pouces le menton toujours jeune et charmant, le menton de petite fille de sa Maria. En voyant le visage torturé, il fut pris d'une grande peur. Un jet de flammes


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vives entrait par ses yeux grands ouverts et allait faire fondre, au fond de sa tête, tout le plomb qui la rendait stupide :

— Maria, Maria ! Maintenant je peux plus !

EEe ouvrait les yeux et regardait son homme avec un si fraternel désespoir, qu'il recula, bras pendants, comme un manoeuvre devant un fardeau trop lourd.

— Maria, je deviens fou ! pour sûr !

— Ah ! Maudez... je sais... tu es bien... à plaindre... un homme,., que mon père... aimait bien... je devrais pas... non... te pousser... aux mauvaises choses...

Comme un grand frère, il la soutenait, la faisait asseoir, E ramassait son petit mouchoir tout saE de poussière, et sur l'oreiller, de sa large main, il était heureux de sentir la tête blonde, encore défaillante. Maudez recueElait toutes les paroles qu'eEe disait, en haletant :

— Comme tu aimes bien !... tu n'as pas de chance... non vraiment ! Et pourtant... Je ne suis pas méchante, Maudez ! Si je suis cruelle, c'est parce que... c'est forcé... tu as eu tout ce que je pouvais donner.,. Comme tu serais bon... Si tu voulais... me faire libre 1 Ah ! le grand amoureux de mes noces ! Tu veux bien, dis, que je t'embrasse comme un qui est forcé de partir loin, très loin?

— Tu es bonne, Maria, de me plaindre, plutôt que de montrer ton air dédaigneux I Je t'aime tant, maintenant, que je serais capable de rester près de toi, à te regarder vivre, sans jamais rien demander. Mais je peux pas être seul ! Non ! Non ! Non !

« Oh ! tu devrais venir ce soir, dans la beEe chambre, pour me faire comprendre tout ce que tu voudras , même mon malheur si tu veux que je sois malheureux ! Je t'écouterai! je t'écouterai! et je me condamnerai moimême, quand tu auras parlé...

— Chut ! Entends les fifres et les tambours des petits mousses de l'école : C'est le bon Dieu qui descend, Maudez !


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AgenouiEés coude à coude, chaise à chaise, comme des mariés devant l'autel, Maudez et Maria, pour tuer leur amour, faisaient le même geste que pour le proclamer. Il leur semblait juste que le malheur, avant de se déchaîner, ait la même consécration que le bonheur. Ainsi Dieu, en permettant cela, les déchargerait ; et ils pourraient se défaire l'un de l'autre, sans s'accuser d'un crime imputable au seul destin.

La procession descendait lentement, mais sans traîner, sur le rythme imposé par les musiques et par le canon qui n'arrêtait pas, tel un phare sonore, de trouer lourdement l'espace.

Dû reposoir Médisance, orné et fleuri par les femmes du marché Saint-Louis, la procession aEait au reposoir Tourville, où la marine se chargeait de transformer le Jésus des petites gens en une divinité redoutable.

Après, au départ du quai, le Dieu des armées deviendra la proie des confréries de Notre-Dame du Carmel, venues à sa rencontre. Puis le Tout-Puissant, affadi par les bigoteries, se traînera vers le Cours. Tout au bout, adossé à l'escarpe herbue des remparts, le vieux Neptune de Coysevox accueiEera le roi des rois. De ce maître-reposoir une bénédiction solennelle descendra, en planant, du haut de la falaise, sur la mer et sur les vaisseaux.

Voici la haute et lourde croix, argent et or. Derrière elle, mousses et pupiEes de la marine, conduits par un frêle tambour-major, marchent en cadence, bien alignés, fiers. Ce sont des gars primitifs, marqués de taches de rousseur par le vent et la lumière. Avec leur fusil Chassepot et leur fourreau-baïonnette battant la cuisse, avec leur béret enfoncé, tiré par la jugulaire, ils ont bien l'air de petits Bretons matés parla discipline. Leur gazouiEis de fifre, qui s'enlève sur la basse du canon, indique assez que leur jeunesse est liée à la grandeur et à la serviture militaires.


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Maudez, en les regardant, se rappelait le temps où les hommes étaient tout bons ou tout mauvais et non pas, comme maintenant, depuis la République, des quelconques embusqués entre le bien et le mal...

Entre les draps blancs que la brise gonflait comme des voiles, le cortège glissait doucement, laissant libre le chenal de fleurs.

Des soldats en schako de cuir, aux boutons luisants. aux épaulettes balancées, rouges comme des moignons d'ailes, faisaient la haie par deux, encadrant les sapeurs, en tablier blanc, hache sur l'épaule.

Une floraison bleue et blanche d'orphelines et de communiantes se trouvait prise entre deux musiques. Cela faisait penser à un passage de c}'gnes entre les accords du ciel et de l'eau.

La musique de la flotte avançait en se balançant, jouant avec des sonorités d'orgue, des pages de Haendel et de Bach. EEe imposait son rythme de sarabande sacrée à toute la suite d'amiraux et d'officiers empanachés, rutilants d'or ; aux magistrats en robe ; aux ingénieurs et fonctionnaires de l'arsenal, en tenue de parade.

Venaient ensuite : les Frères de la Doctrine et les Pères jésuites, avec leurs élèves portant des palmes, des bouquets, des branches ; les aumôniers, les missionnaires, puis une centaine de minuscules enfants de choeur, en robe rouge et surplis brodé, qui ne pouvaient se défendre — c'était le goût du— jour d'avaler des pains à cacheter.

Les fusiliers marins, tannés et barbus, escortaient cette jeunesse : ils avaient l'air, eux aussi, de grands enfants déhanchés, chaloupant, mal à l'aise sur les gros pavés.

Tous marchaient, en rasant les trottoirs de granité, laissant soigneusement intact le chemin glorieux.

Devant le grand dais empanaché de plumes d'autruche et drapé d'un vieux velours amarante (à franges vieil or, où s'inscrivaient encore les fleurs de lis royaux) un grand espace était réservé, par Dieu, à ses enfantelets.


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Entre les thuriféraires, qui marchaient à reculons en balançant leurs cassolettes, et le SoleE d'or où Dieu se tenait, sans commencement ni fin, en un cercle lumineux et pâle, étaient les innocents. Couronnés de roses rouges ou blanches, filles et garçons frisés jetaient à pleines mains les pétales des corbeilles. Les plus jolis étaient ces anges de six ans, aux aEes pointues, qui, dans un divin état d'inconscience, osaient venir, de tout près, regarder en face l'ostensoir.

On leur avait bien défendu de parler. Ils se rattrapaient donc, en jetant leurs fleurs comme des cris, et le vieux prêtre qui portait Thostie, avait des pétales

échoués dans ses cheveux.

1

Dieu est passé ! Même pour Lui, le Temps compte...

Dans le sElage sacré, c'est la foule, hélas ! qui reconquiert son domaine.

Le bruit, le désordre, les idées vulgaires — toujours les mêmes — tuent le sEence, l'harmonie, l'unique et splendide pensée. Les draps blancs, relevés déjà, laissent voir les portes tachées de boue et les sombres couloirs. C'est fini.

Ce disque pâle où tout l'univers s'inscrit, est-E donc si impuissant qu'il ne puisse stabiliser plus longuement le parfait? Ce Dieu n'est-il qu'une frêle voix dans un orage formidable? Regardez ! On dirait que, n'en pouvant plus, il fuit désabusé, devant la terrible vie de chaque jour qui court, comme une meute, après sa proie...

1 Au bruit du piétinement misérable, les deux agenouElés se sont relevés.

En la voyant si distante et perdue, Maudez comprenait enfin que c'était sa folie à eEe d'être ainsi, audessus de tout, et qu'eEe n'entendrait plus jamais raison. Avec une constance admirable, qui redoublait devant sa cause perdue, il répétait, comme le Salaun du Folgoët : « Maria ! Maria ! » Sans haine maintenant, il était décidé à mourir dans cette hantise...

R. H. 1928. — X, 4. is


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Il avait bien compris qu'elle n'était pas méchante et que c'était seulement une hantise, pareille à la sienne, qui la faisait marcher, loin de lui, comme une illuminée :

— Alors, disait-il, c'est plus la peine que je vous supplie de venir ce soir à la maison ! Je vois bien que votre tête, c'est jamais moi qui l'aurai ! Je penserai à vous toujours ! S'il vous arrive quelque chose de méchant avec celui qui vous a prise, je serai chez les gens de Cléder et vous n'aurez qu'à m'appeler. Vous serez toujours ma chère et ma douce, celle qui se dessine là où je regarde avec mes yeuxl

— Ah ! mon pauvre Maudez ! C'est dur de mourir plusieurs fois pendant qu'on est vivant : mais, aussi, comme c'est ardent de revivre !

— Va, laisse-moi, j'aime trop les choses difficEes ! Peut-être que je tomberai comme mon père, pour avoir voulu monter jusqu'aux dernières toiles.

En prenant une des belles mains de Maria entre les siennes — si malchanceuses ! — Maudez Tymeur contemplait tant qu'il pouvait, avec ses farouches yeux noyés, ceEe qu'il laissait. Les routes étaient si divergentes que ce n'était plus la peine d'avoir l'espoir de se rencontrer !

Même sous le glacis satiné des larmes, le regard de cet homme conservait un caractère saisissant. On y voyait une âme en puissance ; cela faisait penser aux portraits des rudes et naïfs Allemands du seizième siècle, peints par Albert Durer.

Marie-Maria gardait tête baissée sous ce regard qu'elle sentait pénétrer, comme un rayon, jusqu'aux sources de sa vie... Elle se tenait immobile, pleine d'un grand respect douloureux, pendant qu'il s'en allait, à reculons, — lentement, écartant les draps blancs, — pour retourner à la rue, où la vie mécanique attendait..

JOSEPH CRÉACH. (A suivre.)


AUTOUR DE L'ÂME LORRAINE

La Ligue lorraine, si heureusement constituée par M. Pierre Lyautey sous la forme éminemment lorraine d'une association de viEes, vient de tenir à Metz ses premières assises. Cette première manifestation de notre régionalisme s'est ouverte par une séance consacrée à l'histoire, où l'on a évoqué plusieurs aspects du glorieux passé de notre département mosellan. Il semble que pour pénétrer l'âme de nos populations on ne puisse trop attentivement étudier leurs moeurs et leurs traditions, telles qu'elles apparaissent dans leurs chants populaires. Qu'E me soit donc permis de rappeler quelques aspects caractéristiques du folklore de la région qui m'est la plus familière, celle de la vaEée des deux Nied, la Nied française et la Nied allemande.

La frontière linguistique en Lorraine date des invasions barbares. EEe coupe la MoseEe vers ThionviEe, décrit un arc de cercle autour de Metz, se dirige vers le confluent des deux Niéd et remonte la vaEée de la Nied allemande pour aboutir au Donon. EEe ne tient aucun compte des accidents du sol. Elle n'est qu'une frange ircégulière jalonnant les points où la masse des envahisseurs francs cessa d'être suffisamment dense pour que leur langue l'emportât sur ceEe de la population gaEoromaine. C'est ainsi qu'un hasard historique la fait passer entre les deux bras de la Nied, qui étire indolem-


452 AUTOUR DE L'AME LORRAINE

ment ses eaux herbeuses au fond de joEes vaEées verdo5'antes et boisées.

L'étude de nos dialectes romans a une Elustre origine. Le plus ancien texte patois que nous possédions, la grosse enwaraye messine, sortit en 1615 des presses de l'imprimeur messin Fabert, le père du maréchal. Cette étude n'a jamais été intenompue, même à l'époque de la domination aEemande, où le dialecte de notre canton de Pange a eu les honneurs d'une thèse de M. Dosdat, imprimée à Halle en 1909. Trois ans plus tard M. Zéliqzon et l'abbé Thiriot faisaient paraître notre principal recueE de textes romans. Dans les contes et les récits de cette anthologie messine on voit revivre les moeurs d'autrefois, quand le village était une grande famiEe. Le soir, en hiver, on se réunissait dans une maison pour y faire la veiEée tandis qu'un bon feu de bûches brûlait dans l'âtre. C'était la a crègne ». On filait le chanvre ou le lin en échangeant des nouveEes ; les vieiEes racontaient des « fiauves » tenifiantes dont les enfants rêvaient pendant la nuit, ou bien des histoires d'esprits, soit des esprits bienfaisants qui aidaient les pauvres humains, soit des esprits taquins, les a satrés », qui jouaient les tours. Puis on entendait frapper à la fenêtre: c'étaient les « dajreurs » qui venaient « dayer » avec les jeunes filles. Ces a dayments » étaient le plus souvent des dialogues d'amour, mais Es pouvaient aussi être des dialogues ironiques et narquois comme celui que Barrés, dans la Colline inspirée, a représenté entre un des frères BaiEard et une des jeunes religieuses.

Un autre charmant usage lorrain était celui des « trimazos », nom dérivé de a trima » qui dans notre patois désigne la première pousse, la première feuiEe verte. Les trimazos étaient des rondeaux que les enfants chantaient en dansant pour célébrer le retour du printemps et le réveil de la nature. Malheureusement ces moeurs famEiales, ces chansons et ces traditions disparaissent


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dans les cantons de langue française, malgré les efforts que l'on fait pour les cultiver et pour rattacher les populations au passé de leur terroir.

Elles ont mieux survécu dans les cantons de langue allemande, qui se trouvent à tous les égards dans une situation particulière. Ils étaient depuis des siècles séparés de l'AEemagne au point de vue politique, tandis que leur culture populaire différait de ceEe des autres provinces françaises. Ils ont donc conservé à peu près intactes des ballades qui remontent au moins au quinzième siècle.

Un ami passionné de notre vieux pays de Lorraine, l'abbé Louis Pinck, curé de Hambach, qui coEectionne tous les vestiges de l'art local, a recueilli ces chants en volume sous le titre : « Chants qui meurent » Verklingende Weisen. Comme le [jeune Goethe, pendant les deux années qu'il passa à l'Université de Strasbourg, parcourait l'Alsace en transcrivant les Volkslieder qu'E entendait « sur les lèvres des grand'mères », l'abbé Pinck a parcouru nos villages lonains en notant des chansons qui n'étaient plus connues que par quelques vieElards, Il en a ainsi formé le recueE le plus complet qui existe. Un bon juge, le Père Doncoeur, déclare que l'ensemble, qui est entièrement nouveau, mérite de figurer auprès des perles de notre romancero français. Puisse cet exemple stimuler la générosité de grands amateurs qui permettront à nos érudits champenois, bretons, ou provençaux de lutter avec leurs frères de Lorraine contre l'aviEssement de nos tenoirs ! « Le régionalisme naît du sentiment que la beauté et la force du pays viennent de la terre et s'expriment par ceux qui vivent le plus près d'eEe. »

Que n'a-t-on pas médit de l'attachement de nos Lorrains de langue aEemande à leur Muttersprache! En faisait-on une question de patriotisme? Il y a longtemps qu'on répète le mot de Napoléon : « Laissez-leur leur


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aEemand, Es sabrent toujours en français. » Mais sait-on qu'il lui a été inspiré par une chanson de nos hussards lorrains, publiée pour la première fois, à ma connaissance, dans le recueil de l'abbé Pinck? La voici :

a II n'y a rien de plus beau dans le monde — et rien d'aussi rapide — que les Français en campagne — quand Es sont à la bataEle.

« Vous, hussards, avez le courage vif — mettez vos pistolets à l'arçon — et prenez votre sabre en main — et sabrez dedans de bon coeur.

« Tant que vous ne comprenez pas le français — ne faites que sabrer dedans de bon coeur ■— et dites en allemand : Adieu, hourrah!— la victoire doit être à nous... Nous luttons pour la patrie. »

Ce précieux recueE, dont le second volume va paraître, a été Elustré par un enfant du pays, Henri Bâcher, avec un art et un soin admirables. C'est toute la région entre Sane, Nied et MoseEe, depuis Fénétrange et Varize jusqu'à Schorbach et Rodemack, qu'on voit défiler là avec ses hauts toits de tuEes, ses pignons à colombages, ses vénérables ossuaires romans, et ses châteaux en ruines au milieu des bois, vestiges de la grande forêt austrasienne. J'y retrouve avec émotion tous les aspects de cette vieEle terre lorraine qui m'a porté dès mes premiers pas et qui me recevra quand je serai mort. Terre ignorée des touristes, ses secrètes beautés ne se révèlent qu'à ses enfants qui, comme elle ont la pudeur de leurs sentiments. Parmi les allocutions qu'on entendit à la Ligue lorraine, aucune ne rendit un son plus juste que ceEe de M. Nominé, le nouveau député de Sarreguemines. Parlant au nom des habitants de la vaEée de la Sarre, E déclara qu'il aurait besoin de peu de mots pour exprimer leur profond attachement à la France, et rappela la devise si caractéristique de l'âme lonaine s « Plus penser que dire. »

JEAN DE PANCE.


LES AMOURS D'ALFRED DE MUSSET

(Suite)

XXI

Hélas ! Dès lors, il souffrait d'une douleur plus profonde que celle faite par la main d'une femme.

a Je donnerais ma vie pour deux sous si, pour la quitter, il ne fallait passer par la mort... Mais qu'E arrive une jolie femme, j'oublierai tout le système amassé pendant tout un mois de misanthropie, » écrivait Musset à seize ans...

a Qu'E arrive une jolie femme. » Celle-ci avait « un de ces visages qui semblent, dit Henri Heine, appartenir au monde poétique des rêves... des contours qui rappellent Léonard de Vinci, avec les naïves fossettes et le sentimental menton pointu de l'École lombarde : le teint avait plutôt la douceur romaine, l'éclat mat de la perle... »

La princesse Belgiojoso était plus qu'une très jolie femme : un écrivain que loua Sainte-Beuve, une héroïne, et la reine d'une cour d'amour.

Quelques années auparavant, dans les insurrections de 31 en Italie, elle avait soulevé les Romagnes et fait elle-même le coup de feu. Vaincue, proscrite et réfugiée à Paris, n'emportant que ses bijoux, elle avait d'abord, comme la princesse persécutée du mélodrame, vécu en peignant des éventails.


456 LES AMOURS D'ALFRED DE MUSSET

Bientôt elle recouvra ses biens et s'installa dans un hôtel au fond de grands jardins ombragés, où broutaient des chèvres blanches ; le salon était tendu de velours sombre semé d'étoiles d'argent. La belle Christine, couronnée de fuchsias, y fumait le narghilé, au mEieu de poètes et d'artistes, qui chantaient pour elle, la louaient, la désiraient... à qui elle n'était pas toujours farouche.

Son amant en titre était alors Mignet. Après les jalousies et les querelles, pour se réconcilier, on entendait la messe ensemble... et Christine rentrait travaEler à son grand ouvrage sur l'origine des dogmes cathoEques.

Évidemment, il y avait en elle de l'or vrai et des faux diamants ; mais c'était une très grande dame, spirituelle et charmante, assez hautaine, parfois bonne. Et assurément, elle était brûlée d'un autre feu que celui du plaisir. Quelques années plus tard, quand les patriotes italiens reprirent les armes, elle sut encore quitter pour eux ses palais, ses amants, ses flatteurs.

Elle mettait quelques plumes de trop à son chapeau ; mais, héroïne empanachée, elle n'en était pas moins une héroïne.

XXII

Depuis longtemps Musset était amoureux d'elle ; E l'avait toujours été, pendant que défilaient Aimée, Rachel, Pauline, et les nombreuses inconnues qui venaient au-devant de sa paresse.

La princesse le choyait ; lui, l'environnait de caresses et d'encens. Puis, comme au fond il la désirait, ET'égratignait soudain... et tous deux s'éloignaient pour un temps l'un de l'autre.

Et la princesse morigénant et flattant, Musset adorant et querellant, les années avaient passé.

Comme eEe quittait Paris, eEe l'avait convié à venir


LES AMOURS D'ALFRED DE MUSSET 457

chez elle à MEan, se reposer et travaEler à l'aise. Il en manifesta un grand plaisir et n'y alla point.

Est-ce parce qu'E l'avait trop désirée? Quelque temps après son retour, Es sont déjà en pleine dispute. Mignet avait loué pour la princesse une propriété auprès de Versailles; elle y passait la belle saison en compagnie de Mme Jaubert, et Musset s'y montrait fréquemment en invité exigeant, rétif et grognon.

C'est qu'en réalité E y était dans les sentiments d'un page agenouillé qui tient son coeur dans sa main. Il attendait, hélas ! Soudain, E s'était pris à espérer...

Et elle? déployait-elle vraùnent une a profonde, malfaisante et perverse coquetterie?... » Elle vivait à son naturel, sans doute, pratiquant, sans y penser, l'art de dominer les hommes.

La belle Christine n'était pas capable d'aimer materneEement, dans ce sentiment le plus tendre de tous, l'admiration unie à la pitié... Ce nihiliste aux dehors de dandy devait lui paraître frivole.

Chaque lettre du poète à la confidente est une nouvelle fureur, un serment de ne plus jamais remettre les pieds chez la cruelle. Et la lettre suivante, en arguant de nouveaux griefs, prouve bien qu'il les y a remis.

On parla beaucoup d'amitié. Jusqu'à quel point parlat-on d'amour? La princesse lui tendait ses mains et son coeur... puis, avant même qu'E eût le temps de se reconnaître, elle les avait retirés.

Pourtant elle jouait, elle aussi, à la manaine, un peu à la maman. Elle s'inquiétait de la santé de son poète (joE régime, dit Musset, le sirop de groseille et la torture!). Et Musset s'imagine, de bonne foi, qu'E souffre de mécomptes d'amitié.

Une seule fois il se félicite des bontés de la princesse.

a Quand l'astre s'est levé, à moitié endormi, voEé de quelques nuages encore, mais parfaitement doux et charmant... Quoi qu'E en soit, la redoutable personne a été...


45'S LES AMOURS D'ALFRED DE MUSSET

Dieu, que les mots sont bêtes... j'étais beaucoup plus furieux l'autre jour que je ne suis satisfait ce soir. Si j'osais hasarder un avis, je croirais presque que cela vient de ce que la férocité ne me laissait rien à désirer, et que je ne souhaitais vivement rien au delà, tandis que la douceur... »

«.Tandis que la douceur... »

Musset en espéra trop. Quelques semaines plus tard, au comble de la fureur, E écrivait les Stances sur une morte :

........... .. e

Elle aurait aimé si l'orgueil, Pareil à la lampe inutile Qu'on allume près d'un cercueil, N'eût veillé sur son coeur stérile.

Elle est morte et n'a point vécu. Elle faisait semblant de vivre. De ses mains est tombé le livre Dans lequel elle n'a rien lu.

Cela revient à dire : a Vous n'êtes pas capable d'aimer, puisque vous ne m'aimez pas. » i

Pour aggraver son cas, il confia aussitôt ces vers à la Revue des Deux Mondes, d'où colère, reproches, brouEle.

Dans une histoire bien faite, cet incident, le principal de la comédie, en serait le couronnement et la conclusion

Mais non ! une fois de plus, tout recommence.

Bien entendu, Musset eut des remords bien quoique personne, alors, paraît-il, n'eût appliqué ces vers à la princesse. Il fit amende honorable et Christine le reçut à merci.

Peut-être ne lui était-il point si désagréable de s'entendre proclamer insensible, quand la renommée parlait un peu trop d'autre sorte.

Les allées et venues recommencent, et les querelles, et' les réconciliations.


LES AMOURS D'ALFRED DE MUSSET 459

Et puis, tout à coup, c'est fini. Il a rompu. Il n'y a rien de plus cependant : la princesse lui a seulement écrit une lettre « imprimable ! » de la plus noble fierté à 80 degrés et du calme le plus parfait à 120 au-dessous.

« Eh bien ! madame, déclare-t-il à la marraine, vous ne vouliez pas le croire, qu'est-ce que vous dites maintenant. Suis-je parti ou non?... Raisonnez un peu et ditesmoi : il n'y avait pas moyen d'arriver à rien de bon; danger de s'aigrir, comme vous le prévoyez très justement. Item, raison de souffrir très sérieusement malgré toutes mes plaisanteries. En un mot, il aurait pu m'arriver malheur, il ne m'anivera pas, à moins que le diable s'en mêle.

« Mais marraine, mais madame, mais écoutez donc, mais E aurait pu m'arriver bonheur; entendons-nous, car je ne suis plus fat, il y aurait très certainement pu y avoir entre cette personne et moi un lien, une affection, qui, avec un peu d'habitude et de vieElesse, aurait pu devenir une chose très gentille, sans même coucher tout à fait ensemble, mais seulement sous le même toit. Or, maintenant, je parle très sérieusement ; me connaissant fort bien comme je suis, tout est absolument rompu net.

...Maintenant, j'ai les côtes rompues, et très mal aux genoux, parce que je m'en viens de courir après un chevreuil qui s'en moquait bien, et qui avait raison...

« Et je vous assure que le célèbre poète Horace, lorsqu'il a dit que le chagrin montait en croupe denière le cavalier, a dit une bêtise pommée. Le chagrin tombe de cheval à chaque temps de galop. »

XXIII

Et Musset s'en va, le sourire aux lèvres... Mais ce mécompte amoureux ajoute son poids léger sur des épaules qui déjà pliaient.


460 LES AMOURS D'ALFRED DE MUSSET

D'autres déceptions, de menues peines l'atteignirent encore. Le duc d'Orléans, son protecteur, était mort et avec lui bien des rêves ; Tattet s'éloigna de Paris. Il faisait encore parfois de vastes projets littéraires... Une contradiction, un blâme, et l'enthousiasme tombait.

Une grande inspiration encore : le poème Après une lecture; et puis ce furent les gracieux sonnets madrigaux à Mme Ménessier-Nodier, de charmantes poésies légères à Suzon, à Julie... puis un pullulement de petits vers mondains, des papillotes de confiseur.

Il se passionna pour le jeu d'échecs ; il y usait cette ardeur qui, depuis son enfance, le laissait sans repos.

Et l'ennui le poursuivait. Il se plaignait que la vie fût longue. Il ne voyait presque plus les siens, dehors la nuit, et le jour dormant. A toute heure, dans la salle à manger, un couvert attendait l'absent.

Qu'il dit de choses, ce couvert patient ! D'indulgence pour le fils génial et charmant, qui s'obstinait à se détruire, de tendresse, d'espoir obstiné !

L'influence maternelle échouant, la marraine voulut essayer la sienne.

Que répondit le malheureux poète à l'aimable bon sens de sa conseElère? On ne sait, mais bientôt il lui adressait ces vers :

Qu'un sot me calomnie il ne m'importe guère, Que sous les faux semblants d'un intérêt vulgaire Ceux même dont, hier, j'aurai serré la main Me proclament ce soir ivrogne et libertin.

Ils sont moins mes amis que le verre de vin Qui pendant un quart d'heure étourdit ma misère; Mais vous qui connaissez mon âme tout entière, A qui je n'ai jamais rien tu, même un chagrin,

Est-ce à vous de me faire une telle injustice

Et m'avez-vous si vite à ce point oublié ?

Ahl ce Qui n'est qu'un mal n'en faites pas un vice.


LES AMOURS D'ALFRED DE MUSSET 461

Dans ce verre où je cherche à noyer mon supplice, Laissez plutôt tomber quelques pleurs de pitié Qu'à d'anciens souvenirs devrait votre amitié.

XXIV

Qu'est-ce donc que ce décEn en pleine jeunesse? Névropathie? Intempérance? i

C'est une réponse trop facile que d'accuser le désordre des nerfs.

D'ailleurs, comment expliquerait-on alors le jaillissement robuste des quelques grandes oeuvres qu'il produisit encore : Après une lecture, Carmosinel

Pour justifier son silence, Paul de Musset accuse l'ingratitude du public. Il y a là quelque vérité. Si prodigieux que cela nous semble aujourd'hui, Henri Heine pouvait dire en 1835 : t( Parmi les gens du monde E est aussi inconnu comme auteur que pourrait l'être un poète chinois. » Chez Mme Jaubert même, un jour où l'on récitait devant une centaine de personnes le Duel de Don Paez, l'auditoire demanda de qui étaient ces vers. L'année qui suivit le succès du Rhin allemand, dans un article de la Revue des Deux Mondes, toute dévouée à Musset cependant, Sainte-Beuve classant les poètes vivants d'après leur réputation put ranger Musset dans la troisième catégorie, « si nombreuse qu'il y avait même des dames, » énonce Paul pour exprimer l'excès de sa colère.

La célébrité n'est pas une jouissance de vanité seulement ; elle lie le poète à la multitude des coeurs, et cette correspondance empHt le grand désert du monde de chaleur, de mouvements invisibles. L'art est vraiment le moyen de communiquer son âme. Mais un poète isolé, c'est une main tendue dans le vide. Il y avait quinze ans que Musset appelait en vain les amis inconnus...

Pourtant, ce serait le méconnaître que d'attribuer au public une teEe influence ; le poète, d'ailleurs, n'était


452 LES AMOURS D'ALFRED DE MUSSET

pas seul paralysé, mais l'homme tout entier, son activité, son coeur.

Sur ce mystère, en apparence inexplicable, on a posé le nom de George Sand. Mais on a omis de confronter les dates, on a oublié l'intervalle de cinq ou six années de gaieté et de production intense, on a dédaigné les témoignages de Musset lui-même et supposé qu'il souffrait et ne s'en doutait pas.

Sans doute il arriva une heure où il reparlait souvent à ses confidentes de ses malheureuses amours; en vieillissant il déchirait sa cicatrice.

Là, mon pauvre coeur est resté (Venise)

L'as-tu trouvé tout en lambeaux? Sur la rive où sont les tombeaux Il doit y être.

Dans ses derniers vers, il redit encore :

Ote-moi, mémoire importune, Ote-moi ces yeux que je vois toujours.

Faudrait-il donc croire que ce sentiment avait persisté en lui à la façon d'un acide dont on ne sent pas d'abord la brûlure mais qui, peu à peu, ronge les chairs? Ne serait-ce pas plutôt l'organisme qui se détruisait luimême, ne serait-ce pas plutôt le malade qui, ne comprenant pas son mal incurable et mystérieux, et s'obstinant à y trouver une cause, invoquait le seul nom qui parût capable d'en répondre.

La postérité a collaboré avec le poète et organisé scéniquement l'histoire de sa vie. On en a fait un poème dramatique, impressionnant et clair, avec des personnages chargés de sens et de symboles. C'est un dernier chefd'oeuvre ajouté au théâtre de Musset.

Ainsi, en l'habillant de chair, le poète a déguisé son secret. Dès son enfance, tout en cris, en tendresse, dès son adolescence exaltée, on voit se former l'homme pas-


LES AMOURS D'ALFRED DE MUSSET 463

sionné que le désir tuera. Il ne concevait la vie que dans l'extase ; et, quand il renonça aux félicités divines sur la terre, il ne fit plus que durer.

C'est un instinct que celui de fonder. L'homme isolé, sans fils, met encore son orgueil à construire, hors du foyer même encore père et créateur.

Mais il est des hommes qui n'ont pas le goût du labour, des semailles et de la moisson. Ceux-là n'appartiennent pas à la Cité, ils n'entendent rien à ses devoirs ni à ses droits : indifférents à ce qui fait l'ambition de tous, famille, honneurs, richesses, ils y figurent d'éternels passants. C'est qu'ils voient au delà des constructions que les hommes ont faites pour se dissimuler le but final. A ceux que l'éternité ou le néant fascinent, qu'importent les fondations humaines?

Ils se montrent parfois amants lyriques — car l'amour est sur terre une échappée d'absolu —■ plus souvent débauchés ou chercheurs de paradis artificiels.

Que dire d'eux? Assurément, ils ne sont pas des sages troupeaux qui s'engraissent dans les terres fleuries... Fils de l'Ecclésiaste... Race de Caïn, semble-t-il parfois... race de saints, peut-être, qui n'ont pas entendu leur vocation.

Non, ce n'était pas frivolité, comme on l'a dit, s'il n'écrivait plus que de la poésie d'album, de petits vers qu'E offrait comme un bouquet ; son âme profonde vivait dans ces régions d'où l'on ne parle plus : par pudeur... par charité peut-être.

XXV

Et cependant, pour quelques jours, Musset ressuscita.

On put le voir, guéri de son intempérance, retrouvant son génie et son coeur, produisant de nouvelles oeuvres, parmi lesquelles une des plus parfaites.


464 LES AMOURS D'ALFRED DE MUSSET

Depuis qu'un partene de 1830 avait sifflé la Nuit vénitienne, nul n'avait accordé grande attention aux charmants proverbes que publiait la Revue des Deux Mondes. Soudain, une actrice annonça qu'elle porterait sur da scène ces fragments de songe, ces volutes de fumée bleue.

Mme Allan-Despréaux revenait alors de Russie, et entendait faire sa rentrée au Français dans le rôle de Mme de Léry. La légende assure qu'assistant à une représentation d'un petit théâtre, elle avait remarqué un joli rôle de femme et désiré le faire traduire. Information prise, elle s'aperçut qu'il n'en était pas besoin, que l'auteur de cette pièce russe se nommait Alfred de Musset.

La gentiEe bluette du Caprice n'eut pas moins de succès à Paris qu'à Pétersbourg et servit d'introduction à toute l'oeuvre de Musset, répondit pour Lorenzaccio, les Caprices de Marianne, le Chandelier, les Nuits et Rolla.

Musset, si peu ambitieux, n'en éprouva pas moins un vif plaisir et témoigna une respectueuse gratitude à celle qui lui donnait la gloire.

Mme Allan avait un charmant visage épanoui et doux, de grands yeux, une harmonieuse bouche. C'était une femme singulièrement distinguée, d'un esprit rare et d'un haut caractère.

Musset se familiarisa lentement ; après plus d'un an, E n'osait être encore qu'un visiteur assidu près d'elle, et tourner les pages de la musique qu'elle chantait. Il lui adressait alors le charmant sonnet :

Se voir le plus possible et s'aimer seulement

Sans ruse, sans détours, sans honte ni mensonge;

Sans qu'un désir vous trompe ou qu'un remords vous ronge

Vivre à deux et donner son coeur à tout niïjment.

Respecter sa pensée aussi loin qu'on y plonge Faire de son amour un jour au lieu d'un songe Et dans cette clarté respirer librement, 'Ainsi soupirait Laure et chantait son amant.


LES AMOURS D'ALFRED DE MUSSET 465

Vous dont chaque pas touche à la grâce suprême C'est vous, la tête en fleurs, qu'on croirait sans souci C'est vous qui me disiez qu'il faut aimer ainsi.

Et c'est moi, vieil enfant du doute et du blasphème

Qui vous écoute et pense et vous répond ceci :

Oui, l'on vit autrement, mais c'est ainsi qu'on aime.

Si c'est une déclaration, en est-il une plus respectueuse et plus pure?

Il passait par les émotions les plus inattendues. Plein de révérence pour la femme, et pour être plus digne de vivre dans son air, E réformait ses habitudes ; il faisait le sacrifice le plus difficEe, le plus méritoire, celui de son intempérance; en aimant, il éprouvait le besoin de se purifier.

QueEe distance entre cette attitude et les sottes gamineries, le sans-gêne du début de sa liaison avec George Sand !

Il était charmant toujours et Mme Allan ne le sentait que trop. Et Musset percevait bien que l'émotion de son amie répondait à la sienne...

Enfin, le voile se déchira. La lettre que Musset écrivit alors nous manque, et celles qui suivirent. C'est à la qualité de la femme que nous devons d'avoir perdu l'expression du sentiment qu'elle inspira. Comme la DEecta de Balzac, Mme Allan brûla toute sa conespondance avec Musset, et, farouchement jalouse, et farouchement pudique, sacrifia même le génie de son amant.

Et nous aurions ignoré toujours cette histoire si Mme Allan n'avait eu une confidente. Mais ses épanchements restent Contenus. Comme une héroïne classique, elle ne livre son émotion que filtrée par la pensée, réfléchie, clarifiée, si bien que le récit prend tournure d'analyse ; nous sommes sûrs de la comprendre, mais peut-être pas de sentir avec elle. Pour percevoir la faiblesse de la


466 LES AMOURS D'ALFRED DE MUSSET

femme, E faut guetter un signe où, malgré elle, elle se trahit.

Elle avoue donc que Musset a laissé les feintes de l'amitié et qu'il la fait souffrir des troubles d'un amour inquiet (1)... a Un beau soir, on m'a ramenée jusqu'à ma porte, et tout simplement... on m'a avoué que cette maladie était la suite de folies dans lesquelles on s'était replongé pour échapper à la peine que je causais. Depuis cinq mois qu'on était sage, ce coup avait été plus violent que jadis, et on avait manqué en mourir. Comme j'avais décela quelques preuves et que, d'aEleurs, à travers tous ses défauts il a l'extrême qualité de ne jamais mentir, je l'ai cru... Les choses en étaient venues à tel point qu'il fallait dire oui ou non... Enfin, ne me sentant pas la force de dire non chez moi, je lui écris de venir le soir à ma loge pendant le deuxième acte d'Adrienne (2). Il s'est mépris sur ces quelques lignes et a cru à un consentement. Aussi, lorsque nous nous sommes trouvés seuls, il a eu un tel élan de joie, si vrai et si senti, que j'en ai été frappée au coeur comme d'une flèche. J'ai pourtant suivi mon dessein de refuser.

Après avoir pris mon refus doucement et tristement; après m'avoir dit que je m'abusais sur son sentiment pour moi... qu'il m'aimait sérieusement et qu'il allait avoir beaucoup de peine... tout à coup, cette tête folle est partie et, dans sa déraison, il était impossible de ne pas voir clairement de l'amour. Et il m'a quittée passablement furieux. Pour moi, cette entrevue avait achevé de me tourner la tête et depuis ce moment je ne puis pas dire que je l'aie très saine.

« J'ai envisagé ma situation et, à l'aide de sophismes, je me suis persuadée que j'étais libre... J'étais malade,

(1) Lettre à Mme Sanson-Toussaint.

(2) Adrienne Lecouvreur, représentée pour la première fois le 14 avril 1842.


LES AMOURS D'ALFRED DE MUSSET 467

abattue et exaltée en même temps. Il m'avait écrit pour me demander pardon de sa sortie de la veille, puis E est venu; enfin je me suis donnée librement et par un penchant vraiment irrésistible, mais aussi avec une profonde tristesse. »

N'est-il pas vrai que l'on voit dans ce récit des personnages surprenants : un Musset de trente-neuf ans plus candide que Coelio, timide séducteur, libertin, pieux et modeste, viveur qui tâche de se rendre digne de la femme qu'il aime, comme le héros des bons livres. Non moins surprenant, une actrice humble, qui se repent d'un adultère, qui s'accuse de sophismes quand elle se persuade de sa liberté amoureuse.

a J'achève en vous disant ma vie actuelle. J'ai loué, ou pour mieux dire, nous avons loué une maison de campagne à Ville-d'Avray, et c'est de là que je vous écris... Je n'ai dit à personne où j'allais et je compte m'ensevelir ici pour six semaines.

La maison où je suis est toute petite, mais très gentille. Le jardin est grand et charmant, plein de fleurs, avec une petite pièce d'eau et un bateau. Je suis là délicieusement. J'ai un piano, car je me suis remise avec fureur à la musique, vu qu'E en est passionné et qu'E est impossible d'avoir des sensations plus calquées les unes sur les autres en musique, littérature et en tout ce qui tient aux arts.

a II doit travaEler. Il a encore bien des idées en tête et de bonnes et de jolies, mais l'habitude de l'oisiveté et la fatigue de sa vie passée lui ôtent l'énergie nécessaire. Puis, c'est une nature fantasque, noble, indépendante et qui ne se soucie de travailler que lorsque l'inspiration lui vient et qui ne va jamais au-devant. Il a pourtant fait l'autre jour des vers en m'attendant sur la terrasse. Aujourd'hui, nous avons lu, critiqué, admiré, car E a encore l'enthousiasme et l'émotion. »

Mais n'est-ce pas douloureux qu'elle parle de cet


468 LES AMOURS D'ALFRED DE MUSSET

homme de trente-neuf ans au passé : a II a encore bien des idées... il a encore l'enthousiasme et l'émotion... »

XXVI _

Le pays de Ville-d'Avray a bien souvent tenté les artistes. Corot l'a reproduit sans cesse, Balzac a voulu y vivre; et il y a situé l'héroïne des Mémoires de deux jeunes mariés, charmant pays, boisé et montueux, où des étangs reposent dans une conque de feuillage, retraite mélancolique et douce pour cet amour d'automne.

Musset ne sera-t-il donc pas sauvé? Il a retrouvé des émotions profondes... Devant la femme patiemment désirée, méritée par d'héroïques efforts, il goûte à nouveau la joie d'admirer et de craindre... Aux approches de l'âge mûr, il lui est accordé une passion qui se résout en chaude et tendre amitié. ,

La pauvre Mme de Musset, elle aussi, crut son fils enfin capable d'être heureux. Elle ne craignit pas d'aller trouver sa maîtresse et de l'implorer : a Sauvez-le, vous le pouvez. » Elle confirma ce qu'il avait déjà dit luimême, qu'il avait renoncé à son malheureux vice depuis qu'il aimait.

« Octobre 1849. — Je suis aimée et même adorée, plus encore maintenant qu'au commencement, mais il y a des points sur lesquels nous nous touchons si rudement...

« Déjà deux fois j'ai brisé ou voulu briser ce lien, qui par instants n'est plus possible. Ce sont des désespoirs auxquels je ne sais pas résister, des attaques de nerfs qui amènent des transports au cerveau, des hallucinations et des délires... Puis, ce sont des repentirs tout aussi exaltés des joies de me recouvrer.

a QueEe tête à l'envers, ma chère amie. L'amour le grise. aussi bien qu'autre chose. Par moments, l'ivresse


LES AMOURS D'ALFRED DE MUSSET 469

en est subEme, mais que d'autres instants où eEe n'est presque pas tenable. C'est un labeur immense que de se laisser aimer par lui...

a Avec son caractère ombrageux, la méfiance et le soupçon ne se présentent qu'au milieu de ressouvenirs très amers à entendre et qui, à tout prendre, sont ceux d'un libertin. Je ne les supporte pas, et alors querelles, pardons et réconcEiations. Voilà. Je n'ai jamais vu de contraste plus frappant que les deux êtres enfermés dans un seul individu. L'un doux, bon, tendre, enthousiaste, plein d'esprit, de bon sens, naïf, chose étonnante, naïf comme un enfant, bon homme, simple, sans prétentions, modeste, sensible, exalté, pleurant d'un rien venu du coeur, artiste en tous genres, sentant et exprimant tout ce qui est beau dans le plus beau langage, musique, peinture, Ettérature, théâtre.

Retournez la page et prenez le contre-pied, vous avez affaire à un homme possédé d'une sorte de démon, faible, violent, orgueilleux, despotique, fou, dur, petit, méfiant jusqu'à l'insulte, aveugle, entêté, personnel et égoïste autant que possible, blasphémant tout, s'exaltant autant dans le mal que dans le bien. Lorsqu'une fois il a enfourché ce cheval du diable, E faut qu'il aEle jusqu'à ce qu'il se rompe le cou. L'excès, voEà sa nature, soit en beau, soit en laid. »

« Paris, 28 décembre 1849. — Lorsque, le mois dernier, j'ai reçu votre lettre, ma chère Adèle, dans quel moment m'est-eEe arrivée !... Nous étions broûiEés pour la vingtième fois, peut-être, et cette fois si sérieusement que depuis un mois je ne l'avais vu-et ne savais s'E était mort ou vivant.

« Enfin, un matin, une lettre m'arriva. Elle m'annonçait une maladie temble où E avait faEu employer le chloroforme ; E y avait dans cette lettre un reproche doux qui me perçait le coeur.

« ...Bien que je n'aie accepté qu'une situation .d'amitié,


470 LES AMOURS D'ALFRED DE MUSSET

qui ne lui manquera jamais, — de ceci j'en puis jurer — mais, ma chère, vous savez comme on se trompe quand on se rabat sur l'amitié...

« De fait, pourtant, je ne sentais plus d'amour pour lui, ou je le croyais, mais le voilà qui se remet à être comme aux premiers jours où je vous en parlais. Le voilà tendre, résigné...

« Me voilà reprise de plus belle. Je crois que cela ne finira jamais. »

« Mme Allan ne nous dit pas tout. EEe tait ses plus tristes heures. EEe tait des jalousies ridicules, auxquelles eEe se soumit parfois. Jalousies? De qui? au besoin de Paul de Musset, qu'il refusa de lui présenter en disant '■ a Vous l'aimeriez mieux que moi. » Jalousies telles qu'un jour il exigea qu'eEe se fît accompagner à la Banque de France.

Et c'est l'aboutissement de tant d'amour, de si heureuses promesses ! Tant d'efforts pour la mériter, et aussitôt qu'il l'a, il l'afflige de soupçons ou l'abandonne. Dès qu'E ne souffre plus de désir, il souffre à nouveau...

Nul mieux que Mme AEan ne pouvait conter, analyser plutôt, cette liaison sans incidents, dont l'évolution est toute intérieure. Ce caractère psychologique est tout l'intérêt de ce dernier amour. Musset n'y est blessé par rien d'accidentel, rien qui lui vienne de la femme.

Hélas ! par ses soins, par sa perfection même eEe détruisait leur union, car eEe faisait du bonheur une habitude; et'Musset ne pouvait le sentir qu'au milieu des orages et des bouleversements qui creusaient, au fond de lui.

Dès lors, il est retombé dans ce que Mme AEan nommer « ses anciennes et funestes habitudes. »

Pourtant, un buveur qui passe cinq mois sans boire a rompu sa chaîne. Musset avait eu cette force. Mais ce qui lui manquait c'était autre chose que l'énergie, c'était un motif pour vouloir.


LES AMOURS D ALFRED DE MUSSET ' 471

Il faut pourtant distinguer entre l'intempérance d'un Musset et celle d'un fêtard vulgaire. Tandis que chez l'un elle est excès de joie de vivre, gloutonnerie, instincts irrépressibles, chez l'autre, au contraire, eEe est dégoût.

a II n'y a rien de plus triste à voir qu'un Ebertin mélancolique », a écrit Musset dans ses notes intimes.

De tous ceux qu'atteint l'ennui, l'ennui, mot faible dans l'usage commun, mais qui reprend tout son sens quand il désigne ce sentiment du néant humain, chez quelques-uns toujours présent, qui n'a pas rêvé, un jour, des paradis artificiels? L'alcool est le plus grossier, mais c'est assez qu'il apporte l'oubE.

Dans ce verre où je cherche à noyer mon supplice...

« Je crois que cela ne finira jamais, » disait Mme AUans

Cela finit pourtant et bientôt.

« ...Voilà environ un mois que je n'ai vu Alfred... est-ce fini?... Je n'en sais rien, car nous ne sommes pas brouiEés. L'absence durera-t-eEe? Je l'ignore. Je ne fais absolument rien pour la faire cesser. Si ce coeur volage revient, comme il est revenu bien des fois déjà, ne pouvant me voir sans m'aimer, nous verrons queEe sera l'inspiration qui me guidera... Si c'est à jamais fini entre nous deux, qui peut en jurer, ce n'est pas lui, certes, ni moi ; si c'est fini, cela aura duré^un peu moins de onze mois ; beEe durée, comme vous 'SSf&yez ; E y a de quoi rabattre un peu mon orgueE, si je pouvais en avoir pour des choses de ce genre. »

Et c'était bien fini. Les répétitions du Chandelier, le triomphe de la pièce et de son interprète passèrent sans regain d'amour.

Mme AEan partit pour l'Algérie au début de l'année 1851. Quand eEe revint, au mois d'octobre, on jouait Bettîne. Elle écrivit à Musset, pour le féheiter, une lettre délicate, mais qui atteste nue les anciens amants n'avaient plus que des rapports de pohtesse saris intimité.


472 : LES AMOURS D'ALFRED DE MUSSET

Ingratitude amoureuse, dégoût qui suit les passions mortes ! L'homme si tendrement compris, l'homme déjà mûr, qui sentait le besoin d'une indulgente tendresse, se priva même de l'amitié qui pouvait y survivre.

Les années qui suivirent marquèrent quelques-uns des plus grands succès de Mme AEan. Mais eEe grossit et vieiEit rapidement. Sa beauté s'en aEait ; eEe était secrètement malade. i

Bien qu'eEe n'eût jamais laissé ni son fils ni son frère rencontrer Musset chez elle, bien que leur Eaison eût toujours été voEée, quand son mari revint de Russie, eEe tint à la lui avouer avant de reprendre la vie commune.

EEe mourut peu après.

Musset suivit son convoi. Quelques jours après, Tattet écrivait à Guttinguer : >

« Alfred est beaucoup plus affecté que je n'aurais cru de la mort de Mme Allan... »

Il lui dut la gloire. Mieux, un dernier éclair de sa jeunesse et de son génie : Carmosine, suprême hommage à l'amour où revivent les timidités bienheureuses, les extases des vingt ans. Tandis que dans ses oeuvres précédentes, Musset se mettait en face de quelque étrangère, Marianne ou Jacqueline dans ceEe-ci E est en face de lui-même. PériEo, c'est Mùfeset amoureux et Carmosine, Musset encore : PériEo, sa tendresse féminine, son abandon, son dévouement ; Carmosine, son sentiment mystique, capable d'immoler ceux qu'il aime, de l'immoler lui-même à son rêve cruel.

XXVII

Et la gloire de Musset montait, ironique. Les récompenses tombaient sur sa vie sans espoir.

Son élection à l'Académie fut pourtant l'occasion d'un incident amoureux qui est resté célèbre.


LES AMOURS D ALFRED DE MUSSET 473

Louise Colet, qui, cette année-là, solEcitait un prix, profita d'une rencontre au foyer de la Comédie-Française pour se fane présenter à lui.

Il alla chez elle le lendemain. Flaubert, à qui eEe raconta cette visite, lui répondit : « Je ne crois pas comme toi que ce qu'il a senti le plus soit les oeuvres d'art; ce qu'E a senti le plus ce sont ses propres passions. Musset est plus poète qu'artiste, et maintenant beaucoup plus homme que poète. » Il ajoutait : « Et un pauvre homme. »

Louise ne fut pas de cet avis sans doute : ce qui suivit cette première visite ne fut point confié à Flaubert.

Louise Colet a laissé une image sans grâce. Bas-bleu, intrigante, amoureuse qui terrifiait ses amants, elle a pourtant quelque titre au respect, car elle mourut dans la misère, elle que tant d'hommes puissants avaient aimée.

Le couteau de cuisine, dont elle frappa Alphonse Karr, la marqua elle-même de ridicule. Sait-on bien que les raiEeries du journaEste ne portaient pas sur ses productions littéraires, mais sur sa vie de femme?

« Cousin s'est fait un grand tort sur un point, écrit Sainte-Beuve à Juste Olivier, en ayant Mme Colet, la femme poète, publiquement pour maîtresse; elle est enceinte, E a été à Nanterrè pour la nourrice. Ce poEsson d'Alphonse Karr a raconté tout cela dans les Guêpes. »

Dans cette affaire, le rôle le moins honorable paraît être encore celui d'Alphonse Karr.

Sainte-Beuve, d'ailleurs, pendant ce temps, bien à contre-coeur mais n'osant désobéir à Cousin, plaçait dans la Revue des Deux Mondes les oeuvres de Mme Louise Colet.

Il disait d'elle : « Sa poésie, c'est parfois le simulacre du bien qui a un faux air du beau, c'est comme la dame elle-même : elle a l'air d'être belle. »

De sa liaison avec Musset demeure le souvenir d'une


4/4 LES AMOURS D ALFRED DE MUSSET

promenade amoureuse au Jardin des Plantes où Louise, en héroïne romantique, voulut entrer en famEiarité avec le lion, et faillit voir déchirer la belle main alors chère au poète.

Six mois après, Musset remettait à sa concierge un portrait en lui disant : « Si cette personne vient me demander vous lui direz que je suis à la campagne. » Mais Louise négligea la concierge, courut droit chez son amant, le bouscula, l'injuria... et se consola en retournant à Flaubert.

On la revit après la mort de Musset. Elle revint offrir ses services et publia un poème en son honneur.

« Tu vins à moi, disait-elle, cherchant une main pour ta main ; un autre avait l'amour, il ne peut être à deux. »

C'est-la version qu'elle devait adopter dans : « Lui, » évidemment plus glorieuse à conter que l'épisode de la concierge.

XXVIII

J'ai gardé pour la dernière une autre amie du poète, la seule dont il ne se soit pas lassé, celle dont à son lit de mort il évoquait le cher visage, dont le nom fut sans doute le dernier qu'il prononça.

Celle-là, ni brillante ni belle, n'avait rien d'une grande dame, ni d'une célébrité de la foire littéraire ; c'était la fille d'un petit huissier de province, et, ainsi que disait le poète, elle ne savait pas ce que c'était qu'un vers.

Un an après sa rupture avec Aimée d'Alton, un soir, au retour d'une folle partie de plaisir, il dut s'aliter, et se montra bientôt un terrible malade.

« Nous n'en pouvions plus, dit Mme Lardin de Musset, ma mère à bout de forces et moi à bout de patience. »

Alors, on vit arriver la soeur Marceline, une jeune soeur garde-malade de Bon-Secours ; et ce fut sous cette main plébéienne que le poète s'apaisa. C'est une douce


LES AMOURS D'ALFRED DE MUSSET 475

et jolie histoire que la rencontre de ce génie rebelle avec la sainteté.

On a voulu savoir qui fut la soeur Marceline ; Alphonse Séché a interrogé la supérieure de Bon-Secours, qui a interrogé elle-même les soeurs anciennes. Celles-ci ont retrouvé le souvenir un peu vague d'une de leurs compagnes, douce, modeste, régulière... Et c'est tout.

Et c'est mieux ainsi. Soeur Marceline n'est qu'un voEe de religieuse parmi tous les autres.

Mais, parce qu'il était poète, Musset avait gardé la faculté de s'émerveiller ; il comprit le miracle vivant de ces femmes en noir, qui ressuscitent pour elles la condition d'esclaves, qui renoncent à aimer, à posséder, à vouloir. Parce qu'il gardait une sensibilité vive et fraîche, il perçut le rayon divin qui passe au travers d'une âme purifiée.

Au contraire de ce qui a été dit, la famille de Musset n'était pas religieuse. Mme de Musset n'avait jamais fait sa première communion (i) ; dégoût de l'hypocrisie ou antipathie voltairienne, elle refusait de la laisser faire à sa fille et ne céda qu'à des arguments de politique bourgeoise (2). Cependant, même à l'heure de ses premiers vers fanfarons, Musset ne fut jamais un athée.

« Au centre des nuits éternelles, disait-il alors, est assis mon dieu. Dieu sans révélation, qui verse à l'immortelle matière l'immortelle pensée (3). »

Dieu, il en parle souvent; mais on est tenté de le confondre avec une simple figure de langage; on voudrait nier la sincérité du poète pour lui éviter une inconvenance.

a Dieu ne ment pas, ma Rose-Blanche, écrit-il à Aimée, et il mentirait si nous n'étions pas heureux, s

(1) Sa jeune soeur Nanine, on ne sait pourquoi, peut-être par protestation contre la terreur, l'avait faite cachée dans un placard.

(2) A son lit de mort, cependant, elle demanda un prêtre.

(3) Lettre à Guttinguer.


4/6 LES AMOURS D'ALFRED- DE MUSSET

Et à George Sand :

a Tu es le fil qui me rattache à Dieu. »

Cela est gênant... à moins que ce ne soit très comique. Car nous sommes catholiques, au moins d'éducation, beaucoup plus qu'en 1830.

Le Dieu des romantiques n'était que le Dieu de l'instinct, la source de la vie, la respiration de bonheur d'une nuit étoEée. Ce Dieu aimable des moissons et des fleurs, cette providence des idylles mérite certes les reproches que lui adresse l'espoir en Dieu. Il fait piteuse figure quand on le confronte avec la souffrance.

Et la petite soeur et le poète restèrent ainsi en tête à tête pour bien des semaines, la petite soeur à la voix douce, aux mains légères, à la joie mystérieuse.

A travers quelques phrases, une petite silhouette s'esquisse.

a Elle était à peine assise au chevet de mon frère qu'E se sentit mieux, dit Mme Lardin de Musset, ce fut une sorte d'enchantement ; d'heure en heure elle se levait sur le bout du pied, passait une main sous son oreiEer et, de l'autre, lui donnait à boire, avec des mots qui ressemblaient à des caresses.

« — Allons, monsieur, encore cette petite cuElerée... bientôt ce sera fini... Voyez comme cela vous fait du bien. Depuis que vous êtes raisonnable votre oeE est déjà meEleur. »

« Quand soeur Marceline venait à mon lit, sa petite tasse à la main, écrit à son tour Musset, qu'elle me posait la main sur le front, et qu'elle me disait, de sa voix d'enfant de choeur : c< Quel noeud terrible vous nous faites là ! » elle voulait dire que je fronçais le sourcE... »

A ce désenchanté qui ne trouvait dans le bonheur que dégoût, eEe seule fit entrevoir des rêves inconnus et des fleurs nouvelles... Sans doute, elle ne pouvait lui ouvrir


LES AMOURS D'ALFRED DE MUSSET 477

les pays de la vie spiritueEe dont elle avait l'entrée, la clé n'en est remise à aucune main humaine. Mais quelle émotion à respirer seulement les souffles qui en viennent ! EEe en apportait l'atmosphère miraculeuse, et ce n'était pas tant par les quelques lectures de l'Imitation qu'eEe lui faisait ou par ses naïfs récits de vocations, de prises de voEe, que par sa présence, par le rayonnement d'un être dégagé de toutes les convoitises, de toutes les susceptibEités terrestres.

Elle partit. Alfred faElit s'évanouir en lui disant adieu.

Toujours naïf, il fit part de son enthousiasme à tous ceux qu'E aimait et crut qu'on allait le comprendre. On se moqua de lui, Mme Jaubert appela soeur Marceline : a Votre Histoire sainte. »

Bien entendu, il dédia des vers à cette nouvelle amie ; mais, si respectueux de tout ce qui se rattachait à elle, E refusa toujours de les publier, et même de les écrire. « C'est déjà trop, disait-il à son frère, de te les avoir récités. » |

Elle lui laissait en souvenir des petits ouvrages qu'elle avait faits près de son lit : une amphore de laine, une plume brodée de soies de couleur, qui formaient cette devise : « Pensez à vos promesses. » Car E lui avait bien promis d'être sage, de soigner son corps et son âme.

Bien entendu, il n'en tint aucune.

Mais quand il mourut dix-sept ans plus tard, de toutes ses reliques de tendresse ce furent la plume et l'amphore qu'il choisit pour l'accompagner au cercueil. C'est d'eEes qu'il parlait pendant cette dernière soirée de sa vie à son frère Paul qui veElait à son chevet. . Hasard ?... Prudence religieuse ?... Dans ses nombreuses maladies, le couvent de Bon-Secours ne lui accorda plus qu'une fois la présence qui lui était si douce. Mais la soeur Marceline avait promis de le visiter quelquefois. A des


47S LES AMOURS D'ALFRED DE MUSSET

intervalles de plusieurs années, elle survenait, causait avec lui un quart d'heure...

C'était des apparitions angéliques, malheureusement trop rares, mais qui arrivaient toujours si à propos qu'Alfred les considérait comme les faveurs d'une puissance mystérieuse et consolatrice.

Et elle, la petite soeur de Bon-Secours, quel souvenir garda-t-elle du poète? Pour un coeur qui n'aspire à rien de moins qu'à un Dieu, pour un coeur qui déjà atteint l'Éternel, que valent jeunesse, beauté, charme et génie? Quel souvenir garda-t-elle . de lui? Aucun, sans doute, sinon, peut-être, la brève surprise d'une reconnaissance durable.

Et désormais, à travers soeur Marceline, il aperçut quelquefois le Dieu de la douleur, l'homme vierge et crucifié.

« Quant aux idées de soeur Marceline, écrit-il à la duchesse de Castries, la croyance en Dieu est innée chez moi, le dogme et la pratique me sont pour le moment impossibles, certainement je ne suis pas mûr sous ce rapport. »

Avec les années, sa pensée s'y refusa de moins en moins. Dans sa dernière maladie, il demanda à sa gouvernante : a Ne serait-il pas temps d'aller chercher le Père de Ravignan? » Et ce ne fut qu'une maladroite sollicitude qui priva son agonie de la présence du prêtre.

XXVIII

Mme de Musset avait suivi sa fille Hermine, qui s'était mariée à Angers. En le quittant, elle n'abandonnait pas son glorieux malade. Elle avait mis auprès de lui cette Adèle Collin, son ancienne femme de chambre, qui devait écrire sur lui de touchants mémoires et le soigner pendant près de dix ans.


LES AMOURS D'ALFRED DE MUSSET 479

La bonne fille ! Sans doute il est sa gloire, et elle la diminuerait si elle portait atteinte à celle de son grand homme. Mais en appuyant sur les faiblesses du poète elle ferait valoir sa fidélité. Elle n'y songe pas. Elle est heureuse près de lui, jalouse seulement si une maîtresse prend trop de place dans sa vie, et surtout empiète sur sa part à elle : les soins et le dévouement. La pauvre Mme Allan en fit l'expérience.

Elle sait être femme, d'ailleurs, et manoeuvre à son tour le vieil enfant gâté. Le ménage est sous son autorité. Musset la promène, la garde à sa table, et puis s'emporte contre elle sans motifs. Alors, elle met son chapeau avec ostentation et, bientôt, repentant et naïf, Musset l'envoie chercher au loin, chez une soeur qui habite un faubourg, tandis que la messagère lui apporte dans sa chambre, où elle est restée tranquillement, les excuses qu'elle attend avec confiance. Quand le maître bien-aimé sera mort, elle prendra la plume et nous fera connaître un Musset familier, de coeur enfantin et tendre, accueillant un chien qu'on va noyer, hospitalisant des malades, vidant sa bourse dans les mains des mendiants.

Et maintenant tout était dit pour Musset, il ne lui restait plus qu'à mourir. Les souffrances physiques frappaient sans relâche celui qui avait eu tant de peine à porter même une jeunesse heureuse. Il avait, semblet-il, un détachement inhumain de la vie ; « j'ai depuis longtemps passé, disait-il, l'âge auquel j'aurais voulu mourir. » Peu à peu, il consentait à son état de malade. Chaque année augmentait le nombre des heures qu'E passait sur sa chaise longue.

A part la servante au grand coeur, l'excellente Adèle, il n'y eut pas, veillant sur ses derniers jours, une figure de femme, pas même celle d'une amie. Où étiez-vous Aimée, où étiez-vous, Marraine? et vous Emmeline, que le devoir n'eût pas éloignée maintenant? vous toutes


480 LES AMOURS D'ALFRED DE MUSSET

dont la-jeunesse s'était émue à la jeunesse du poète, vous qu'il avait choisies... et vous qu'E avait dédaignées, et qui auriez eu votre revanche à cette heure : le bonheur de donner d'autant plus que vous auriez moins reçu.

Il n'a pas inspiré un de ces sentiments idolâtres que les femmes, cependant, prodiguent, qui persistent, reviennent encore après que l'homme les a repoussées et qui toujours se souviennent... Est-ce être aimé que de l'être pour la joie que l'on donne?

Il faut l'aimer pourtant, car il ne s'est pas aimé luimême, car E a souffert durement pour ses fautes. Le jugement des hommes lui a été sévère comme à tous les êtres douloureux.^

On s'est plu à grossir ses faiblesses ; qu'il ait préservé toujours le sens de l'honneur le plus pur ne lui a pas valu d'indulgence.

De lui, pourtant, comme de son oeuvre, rayonne cette grâce indéfinissable de l'aristocratie. Elle se retrouve dans l'allure' de son théâtre, dans les lignes nettes de ses contes et de bien des poèmes que le romantisme ne réussit pas à embourgeoiser; dans ses insouciances et dans ses redressements. Elle se retrouve surtout dans son âme, qui eut peu de vertus acquises, mais toutes les impulsions nobles, à qui on peut reprocher des fautes, mais pas une indéHcatesse.

CLAUDE VARÈZE.


CH RONIC1U ES

ET DOCUMENTS

LA VIE LITTERAIRE

HISTOIRE D'UNE SOCIÉTÉ (i). — AVEC LES YEUX DE L'ESPRIT (2), par René BEHAINE.

Un sort capricieux décide de la renommée... Certain poète, ni jeune, ni connu, publie un poème hermétique en pleine guerre, et le lendemain les jeunes hommes dans les tranchées (oh, pas tous !) se récitent les stances de la Jeune Parque. Mais Stendhal a dû attendre son public cinquante ans. Dans cinquante ans lira-t-on le roman de M. René Béhaine? Je n'ose le promettre. M. Béhaine n'est pas un artiste Son oeuvre manque de musique et de vision. Ses longues phrases sinueuses qui semblent embrouillées, et qui le sont si peu, sont de puissants et délicats outils pour explorer un coeur et un cerveau : ce ne sont pas des cadences. Cependant, avec force et finesse, il vous montre l'éveil de l'amour dans un jeune coeur à la fois très violent, très orgueilleux et très pur. Une grande passion naissante qui ne sait pas où elle va, y a-t-il de spectacle plus émouvant ? Stendhal — puisque son nom est venu sous ma plume — Stendhal, je pense, aurait lu avec plaisir ce trop long roman, souvent terne, souvent inutilement minutieux, qui nous

(i) Fasquelle, éditeur.

(2) Ce volume, comme les quatre précédents, paraît chez Bernard Grasset.

R. H. 192S. — X, 4. 16


e 482 CHRONIQUES ET DOCUMENTS

inspire un intérêt si absorbant parce que tout y est contemplé : Avec les yeux de l'esprit.

Béhaine a trouvé là un fort beau sujet. Je ne crois pas qu'il l'ait trouvé d'emblée. Si les romanciers artistes ou visionnaires savent dès la première ligne quelle image ils veulent rendre, il y en a d'autres, moins peintres qu'explorateurs, qui avancent dans leur monde irréel comme à travers une brousse, taillant leur chemin dans' l'immense confusion de l'univers intérieur. Ils se fient aux mouvements sensibles de leur âme ; ces méandres les mèneront toujours quelque part, puisque toute expérience sincère, vivante, est intimement liée à tout ce qui vit. Ainsi M. Béhaine paraît être parti dans la direction du roman social. Comme son héros (le jeune romancier Michel Varambaud) il pensait écrire l'histoire d'une société pour flétrir les milieux provinciaux où il avait grandi et l'éducation qu'il y avait reçue. L'indignation et la satire inspiraient d'abord sa plume. Il voyait un roman de tendances vastes et confuses où, comme des mauvaises fées, les idées faur-ses se grouperaient autour d'un berceau d'enfant. Il voulait montrer ce qu'était cette société qu'il visait alors à détruire, confondant dans une même réprobation les abus et les lois. Tout devait y passer : la religion, la forme de la société, le capitalisme, le militarisme, l'idée de patrie. Il concevait non pas un roman, mais une oeuvre, mais une Somme. Le premier volume de l'Histoire d'une société correspond bien à un tel projet. Nous y voyons un mEieu mesquin et prétentieux — le milieu où vivaient les parents de Michel Varambaud : le pharmacien dans sa boutique, le représentant de commerce aimable et futile, et leurs épouses irréprochables mais absurdes ou falotes. Vingt ans ont passé depuis la publication de ce premier volume ; dès le second, qui parut, par malchance, en 1914, nous voyons combien le talent de l'auteur a mûri, quelle souplesse, quelle couleur, quelle largeur déborderont désormais le cadre à la fois raide et outré de la première conception. Ce second volume, les Survivants, me semble une fort belle chose. Michel Varambaud a maintenant quatorze ans : quelque part


LA VIE LITTÉRAIRE 483

une jeune fille pousse et commence à fleurir pour lui! Somewhere in the world a young lady is saving up for me! soupirait, avec une satisfaction intime, l'immortel Dick Sniveller de Dickens. Quelle est cette jeune fille qui se réserve pour Michel Varambaud? d'où sortelle? comment a-t-elle été formée? C'est ce que vont nous raconter les Survivants.

L'idée d'un roman social hante encore M. Béhaine, mais déjà plus vaguement ; il veut nous montrer de quelles inégalités foncières, et peut-être à jamais irréductibles, notre prétendue égalité démocratique est composée. Les Varambaud s'augmentent et s'agrandissent avec chaque génération tandis que les Laignes s'effritent et se décomposent. Vient un instant où les deux familles paraissent de plain-pied. Mais le sont-elles vraiment? Peuvent-elles l'être? Tous les impondérables de leur passé, tout le penchant de nombreuses générations les inclinent dans des directions opposées.

Cela est un thème, mais vite maîtrisé par un autre thème qui va désormais s'élever, s'enfler, se soulever comme une vague, déborder tout le roman, l'inonder, détruire tout ce qui n'est pas lui : l'éclosion de l'amour dans la première jeunesse... Nous n'en sommes pas encore là dans les Survivants ; nous y préludons avec la naissance et l'éducation de Catherine de Laignes. Délicieux tableau ! Si quelque lecteur plus historien que psychologue désirait tâter du talent de Béhaine sans vouloir entreprendre six volumes de casuistique sociale ou amoureuse, nous lui conseillerions fortement de commencer par les Survivants. C'est déjà presque un livre d'histoire. Avant la guerre, il existait encore en France, en Irlande, et sans doute en Russie, beaucoup de familles comme cette maison de Laignes, vivant sur leurs terres, chassant dans leurs forêts, riches surtout en chevaux et en chiens de chasse, restées très simples au milieu des humbles familles villageoises qui les servaient de père en fils. C'était un monde où de sots préjugés de hobereaux se mêlaient aux plus authentiques traditions.de noblesse, un mélange singulier de foi catholique et de superstition presque paysanne ; peu de culture,


484 CHRONIQUES ET DOCUMENTS

mais une politesse exquise, faite d'oubli de soi et de considération pour les autres, qui ne ressemblait en rien au raffinement des lettrés et des bourgeois, car le mot cru y "sonnait souvent. Une dureté qui méprisait la souffrance et qui pouvait aisément se montrer cruelle — mais en même temps l'instinct de se dévouer aux plus faibles, de les protéger, de courir des risques, d'accepter les devoirs (Un piccolo mondo antico, dirait Fogazzaro). Pas un mauvais monde, en somme, malgré quelques niaiseries.

D'un mEieu pareil, on s'attend à voir naître quelque héroïne selon le coeur de Claudel. Mais Catherine de Laignes en est tout l'opposé, et nous la sentons aussi naturelle. Élève du couvent, élevée chez elle dans l'obéissance de parents autoritaires, et un peu diminuée par cette obéissance, elle ne sait que plier, puis se rédresser indomptée, telle une jeune tige qui se prête à la main et puis s'échappe. Dressée pour plaire, pour charmer, pour s'avouer vaincue avec un doux sourire, et pourtant tenace, capable de poursuivre en dessous une idée inavouée sans rien fane ouvertement pour la réaliser ; miroir délicieux qui reflète tout de l'être aimé et jusqu'à ses idées les plus extravagantes, mais que rien, rien, ne pénètre intimement, qui ne sait rien garder — peut-on rêver d'une amoureuse plus exaspérante pour un jeune homme logicien, volontaire et passionné?

Autour des longues fiançailles — les plus longues, je pense, dans toute la littérature française — qui unissent secrètement Michel et Catherine, M. Béhaine a accumulé les obstacles. Si Michel compte à peine quatorze ans lorsqu'il rencontre pour la première fois a la gloriosa donna délia sua mente », Catherine a déjà atteint la vingtième année. Elle est liée, sans fiançailles officielles, avec un jeune homme que sa famille rejette, lorsque déjà lasse de ces amours contrariées, elle sourit, sans arrièrepensée, au jeune page muet à ses côtés. C'est un petit amoureux gentil, c'est une sorte d'enfant sublime. Elle l'écoute, puis (de Girald Cintio) elle s'éprend de ce gamin austère et éloquent. Elle n'est plus l'Égérie, mais la confidente, le disciple; elle se pare des idées les plus


LA VIE LITTÉRAIRE 485

I

folles de Michel, les arborant aussi facilement qu'un chapeau neuf. Le besoin de plaire est si naturel chez elle qu'elle arrive à concilier les principes anarchistes de son amoureux avec les maximes de sa mère mondaine, passant des uns aux autres sans gêne.

De là, chez Michel, la première méfiance, qui va constamment en augmentant. Il se dit que, tout comme un autre, sa Catherine pourrait se nommer Dalila. De tout son coeur, ferme et dur, il aime cette fille ; il se sent son maître, responsable d'elle et de ses actes comme de son bonheur : c'est son bien, et E n'est pas sûr d'elle ; et cela même augmente son amour en l'exaspérant. Un jour elle lui fera faux bond, par pure faiblesse. Et alors dans quel abîme ne tombera-t-elle pas, la malheureuse ! Il faut qu'elle l'épouse immédiatement, et en dépit de tout. C'est le thème de la Conquête de la vie comme de l'Enchantement du feu. Mais, quoique le temps ait marché, Michel n'a pas encore dix-neuf ans; s'il est déjà l'auteur d'un roman bel et bien publié et même loué par les critiques, il n'a pas su passer son baccalauréat. Il n'a été l'élève d'aucune des grandes Écoles, il ne se destine à aucune profession. Lorsque sa fiancée lui demande, pour gagner du temps, de devancer l'appel mEitaire et de faire son volontariat dans les bureaux, E s'y refuse hautement : a Jamais il ne sera soldat ! l'armée est l'école du crime ! » Écrire est son but, écrire dans l'espoir de renverser une société qu'il tient pour inique.

Nous avons tous connu de ces jeunes iconoclastes (qui finissent d'ordinaire vers quarante ans par fane partie de l'Action française) : ils sont bien souvent d'une excellente essence. Ceux pour qui les questions de morale sociale deviennent une passion, une fièvre, et de beaucoup la plus aiguë de leurs inquiétudes, se croient, souvent à tort, sans foi ni loi. N'est-ce pas la croyance dans un ordre supérieur qui les rend si prompts à bouleverser un monde sans idéal? Michel, si jeunesse pouvait, n'irait pas de main morte. Mais il ne peut rien que se contraindre dans une sorte de rage inefficace. Amoureux inutile, et fort mal élevé, il est bien à plaindre ! Les défauts de son éducation ont été le premier thème de son historien; E


486 CHRONIQUES ET DOCUMENTS

a poussé sans idéal ni discipline, et il ne sait que faire de sa jeune force. L'emploi qu'il en fait est souvent bien regrettable : voulant aller au secours de Catherine qu'il voit contaminée par les idées réactionnaires de Mme de Laignes, il vole cinq cents francs dans le tiroir de son père. Un autre jour il nous étonne encore plus : c'est lorsqu'E demande à un hôtelier de ville d'eau de lui louer une chambre d'où il pourrait gagner, par les toits, la fenêtre de Mlle de Laignes.

Je sais que même dans ces cas extrêmes, les intentions de Michel Varambaud sont ipures. N'importe, il nous paraît parfois un drôle de petit voyou. Si M. Béhaine arrive quand même à nous intéresser à ce jeune fou, à nous faire comprendre l'étrange empire qu'il anive à prendre sur deux familles récalcitrantes, c'est qu'il a su mettre en Michel Varambaud une énergie de sentiment et de pensée qui le font aussi vrai que Julien Sorel. Ce jeune homme ne fait que se tromper, se fourvoyer, et nous sentons en ce gamin incommode une force d'amour, une pureté d'âme, une volonté héroïque, capables peutêtre de renouveler, en effet, une société trop égoïste. Dans le double dédale d'un monde où il n'a pas encore su trouver son chemin et de ce royaume intérieur plus plein encore d'embûches et de surprises, nous le regardons se frayer une route vers la vérité et nos yeux sont remplis de respect et d'attendrissement.

Atteindra-t-ilsonbut? Épousera-t-E Catherine? Saurat-il sauver la société? Le dernier volume, qui paraît ces jours-ci, ne répond pas à ces questions, nous laisse, au contraire, secrètement persuadés que rien de tout cela n'arrivera. Nous quittons donc Michel Varambaud sans trop le plaindre, sachant qu'il a su transformer en expérience spirituelle ,les cruelles rencontres de sa jeunesse. Désormais il saura voir toutes choses (et c'est ie titre même de ce dernier volume) avec les yeux de l'esprit, dont le regard est désintéressé et contemple surtout ce qui ne passe pas.

MARIE DUCLAUX.


LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES

RUBÊ (i), par G.-A. BORGESE. — L'EXCLUE (2), par Luigi PIRANDELLO. — La mort d'Italo Svevo.

Rubê, le célèbre roman de G.-A. Borgese qui paraît dans la traduction de Mme Y. Lenoir, est, à mon avis, un des livres les plus curieux et les plus significatifs qui aient été écrits sur l'Italie moderne. J'y trouverai, même, les caractères d'une génération européenne, le signe d'une époque. Époque de transition, divisée entre l'action et l'analyse, écartelée entre les élans et les inhibitions, époque de doute et d'hésitation, d'égoïsme et d'orgueil, telle que nous la montre ce livre, elle est un moment de l'histoire contemporaine et tous les pays en offrent une expression analogue. Il fut publié en 1921, au lendemain de cette guene dont les convulsions se prolongeaient alors en Italie par une crise sociale qui entamait non seulement les formes de l'activité économique, mais aussi toute la structure morale, nationale du pays.

Le héros de ce livre, l'avocat Rubé, représente une synthèse typique de cette génération née dans le dernier quart du dix-neuvième siècle. Les phEosophies de l'action et les doctrines de la négation l'ont également attiré. Rubé veut faire de grandes choses, l'ambition et l'orgueE le poussent, mais à la source de tous ses élans il y a une sorte de vice originel, absence de confiance, absence d'idéal. Le désolant : « A quoi bon? » s'offre en transparence, sous tous ses désirs. Il n'a que des velléités, qu'il affronte la politique, la guerre ou l'amour. Tout effort se dissout en lui, avant d'avoir abouti, et chaque déception accroît son dégoût de la société, sa défiance à l'égard de lui-même. Toute la vie active, sentimentale et intellectuelle de Rubé est rongée par cet anarchisme latent qui le pousse à des actes demi-voulus, à des résolutions instinctives. Il se jette dans l'action désespérément, comme

(1) Traduction Mme Y. LENOIR. Feux croisé?. Éditions Pion.

(2) Traduction Mme Y. LENOIR, Collection européenne. Éditions Kra>


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pour échapper à la responsabilité de lui-même, pour chercher en dehors de sa propre personnalité des ordres et des motifs de vivre.

Le grand critique qu'est G.-A. Borgese a construit dans ce roman une analyse admirable d'une époque, d'un pays, d'une société. C'est un tableau d'histoire aussi bien qu'un roman, car un destin collectif emporte et absorbe l'individualité du héros Rubé.

* *

Le lecteur français qui aura rencontré Pirandello pour la première fois dans ses comédies, éprouvera en lisant ses nouvelles et ses romans l'impression étrange de découvrir un homme tout à fait différent de celui qu'il avait pu imaginer en entendant Henri IF ou les Six Personnages en quête d'auteur. Ces pièces lui avaient révélé un phEosophe doublé d'un prestidigitateur, un prodigieux Elusionniste de l'esprit qui jouait avec les idées et multipliait des tours d'adresse d'une éblouissante virtuosité.

Ses romans, les premiers surtout, et ses nouvelles, nous montrent un esprit moins occupé de scintillants paradoxes que d'observation et de vérité. L'Exclue fait partie de ces premières oeuvres dans lesquelles Pirandello prosateur, succédant à Pirandello poète, abandonnait les plaisirs de la fantaisie lyrique pour se pencher sur la vie réelle.

L'Exclue est un de ces romans provinciaux dans lesquels l'auteur se complaît à dénuder des âmes médiocres. Poursuivant d'amères rancunes, de sordides jalousies, E se soucie peu d'assombrir le tableau et les êtres qu'E nous présente, dépourvus de grandeur et de beauté, traînent des existences mesquines parmi des plaisirs pauvres et des souffrances sans noblesse.

Ce livre, profondément amer, est plein d'ambitions avortées, d'amours déçus, de ces nulle tortures que multiplient la pauvreté, la solitude, la faiblesse et la laideur. Il est émouvant parce qu'il reste très près de la réalité, et d'une psychologie assez simple — s'il y a des psychologues simples — comparé aux autres oeuvres de Luigi


LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES 489

Pirandello. Abandonnant le domaine de l'abstraction et du jeu intellectuel dans lequel s'établissent surtout ses oeuvres postérieures, le grand ironiste a saisi dans toute sa misérable amertume un incident de la vie quotidienne, et il l'a décrit avec une exactitude presque naturaliste qui cache cependant un humour cruel, une raElerie désolée.

Rubé et l'Exclue ont été fort bien traduits par Mme Yvonne Lenoir.

* *

Italo Svevo est mort au moment où la renommée consacrant ses livres lui donnait en Italie et en France la gloire qu'il méritait et qu'il aurait dû avoir depuis longtemps. Il n'avait rien fait pour la solEciter, d'aEleurs. Quatre livres, seulement, sont le résultat littéraire d'une longue vie, mais ces livres comptent parmi les chefsd'oeuvre de la littérature européenne moderne, et l'obscurité dans laquelle ils furent longtemps tenus n'en donne que plus d'éclat à l'admiration avec laqueEe nous les Esons.

Una Vita, Senilita, la Coscienza di Zeno, Una Burla riuscita, suffisent à donner à Italo Svevo une des premières places dans le roman contemporain.

Deux personnalités se sont partagé la vie de cet homme. Ettore Schmitz, commerçant triestin, et Italo Svevo, romancier. Dans quelle mesure l'existence du négociant l'emporta sur celle de l'écrivain, le petit nombre de ses livres le dit assez. Sa personnalité la plus réelle ne fait pour nous aucun doute cependant et les éléments autobiographiques que nous rencontrons dans ses romans nous permet tant de l'imaginer.

Au mois de juillet, Italo Svevo m'écrivait : a Qui.sait si j'aurai bientôt la joie de vous sener la main? » Il est mort le 13 septembre à l'hôpital de Mptta di Livenza, à la suite d'un accident d'automobEe qui lui était arrivé deux jours auparavant.

MARCEL BRION.


A TRAVERS LA SCIENCE

La vie, la maladie et la mort

s'expliquent-elles par les propriétés des colloïdes?

Il en est qui s'imaginent la science achevée et qu'E n'y a plus à apprendre sur la nature que de petits détails insignifiants. Je ne sais si cela arrivera un jour et si, comme quelques esprits chagrins l'ont parfois soutenu, l'intelEgence humaine finira par sombrer sous le flot montant des connaissances accumulées par le génie et la patience des chercheurs. Mais il est bien certain que nous n'en sommes pas encore là. Et nos connaissances sont encore bien fragmentaires même en ce qui concerne les objets ou les phénomènes qui tombent le plus directement sous nos sens. Ainsi en va-t-E des transformations dont est le siège la vulgaire matière et il n'est pas nécessaire pour sentir toute notre ignorance de considérer ce qui se passe au sein de ces éléments ultimes, ou atomes, introduits dans la pensée scientifique par les phEosophes grecs. Les propriétés en apparence les plus accessibles des multiples formes que revêt la matière sont loin d'être connues malgré l'accumulation des faits observés et des théories.

Je voudrais aujourd'hui entretenir mes lecteurs des recherches qui se poursuivent assidûment à l'heure actuelle sur une des formes les plus curieuses et les plus captivantes de la matière, la forme colloïdale. Je m'excuse d'employer un mot aussi rébarbatif. Il le paraîtra moins quand j'en aurai indiqué l'origine.

Beaucoup de corps qu'on trouve dans la nature ou qu'on prépare dans les laboratoires, le sel marin, le sulfate de cuivre, le sulfate de sodium, le sucre,.etc., peuvent se présenter à nous sous la fonne de cristaux, et, pour cette raison, ont reçu le nom de cristalloïdes. Mais E en


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est beaucoup d'autres qui refusent obstinément de .cristalliser, quels que soient les moyens mis en oeuvre. Les albumines, les gélatines, l'amidon, le caoutchouc, les gommes, les couleurs d'aniline, les dérivés de la cellulose, les vernis, les résines, quantité de substances alimentaires sont dans ce cas. Comme ces substances ont souvent une texture qui rappelle plus ou moins ceEe des colles, on leur a donné le nom général de coEoïdes. Elles tirent un intérêt particulier du fait que la très grande majorité des tissus des animaux en sont formés et que leurs propriétés sont en relation étroite avec beaucoup de manifestations vitales. On leur a consacré au cours de ces dernières années un nombre considérable de recherches. Il existe plusieurs revues et notamment, en langue française, la Revue générale des colloïdes, qui sont consacrées uniquement à publier les travaux qui les concernent.

Quelques expériences simples, fafejjès à comprendre et à répéter, mettent nettement en lumière les propriétés les plus caractéristiques de cet état particulier de la matière que constitue l'état coEoïdal. Si l'on verse avec précaution de l'eau pure sur une solution concentrée de sulfate de cuivre contenue dans une longue éprouvette, on peut, après quelques tâtonnements et à condition de ne pas être trop maladroit, obtenir les deux liquides séparés par une ligne de démarcation bien nette, le liquide étant très bleu à la partie inférieure et tout à fait incolore pardessus. Mais, peu à peu, la surface de séparation s'estompe et, au bout d'un temps plus ou moins long, l'ensemble du liquide est devenu uniformément bleu. On dit que le sulfate de cuivre, primitivement localisé à la partie inférieure, s'est diffusé dans toute la masse. Si on répète l'expérience en mettant à la partie inférieure non une solution de sulfate de cuivre qui est un cristalloïde, mais une solution de coEe ou de gélatine, on constate que la diffusion est alors très lente et qu'il faut attendre des semaines et des mois avant que la substance dissoute se soit répartie uniformément dans tout l'ensemble du Equide.


492 CHRONIQUES ET DOCUMENTS

Si même la solution du colloïde est enfermée dans une membrane d'origine animale ou végétale plongeant dans l'eau pure, on constate que le colloïde ne passe pas du tout à travers les pores de la membrane alors que, dans les mêmes conditions, un cristalloïde passe très facEement.

Les différences ainsi constatées dans la diffusion entre colloïdes et cristalloïdes tiennent à ce que, dans les solutions, les colloïdes existent à l'état de particules qui, quoique très petites, sont encore extrêmement grosses comparées à ceEes des cristalloïdes. Étant beaucoup plus grosses, on conçoit qu'eEes se déplacent plus lentement dans l'eau et qu'eEes sont arrêtées par les pores des membranes à travers lesquelles glissent, sans difficulté, les molécules extrêmement petites des cristalloïdes.

Ces particules colloïdales sont si grosses qu'eEes communiquent généralement à leurs solutions une sorte de trouble ou de louche caractéristique, surtout visible lorsque, faisant traverser la solution par un faisceau lumineux intense, on l^observe en se plaçant latéralement.

On peut même arriver à von ces particules coEoïdales qui, toutes grosses qu'elles soient relativement aux molécules des cristalloïdes, sont encore extrêmement petites, grâce à un dispositif très ingénieux connu sous le nom d'ultra-microscope et que deux savants français, MM. Cotton et Mouton, ont grandement contribué à perfectionner.

Ces particules colloïdales qu'on désigne souvent sous le nom de micelles sont le siège de bien curieuses transformations. Alors que la solution d'un cristalloïde, une solution de sucre par exemple, demeure indéfiniment dans le même état si on ne fait agir sur elle aucun agent extérieur, la solution d'un coEoïde est le siège d'une évolution incessante. Les micelles du coEoïde grossissent en s'accolant les unes aux autres et finissent par donner naissance à un caiEot ou à des flocons. On dit que la solution coEoïdale a coagulé ou fioculé.

Cette évolution, qui se produit fatalement au bout d'un temps plus ou moins long, peut être provoquée ou accélérée par des influences diverses. On coagule l'albumine en la chauffant vers 80 degrés ; la caséine du lait se prend


A TRAVERS LA SCIENCE 493

en masse et se sépare du liquide par l'action de la présure ; un grand nombre de solutions coEoïdales floculeht scus l'influence de très petites quantités d'acides, de bases ou de sels, le temps nécessaire à la floculation étant Eé% la quantité de substance introduite.

Ces coagulations et ces floculations sont très importantes pour beaucoup d'appEcations. Ainsi la soie artificieEe provient de la floculation d'une solution coEoïdale de viscose. Les gelées des confitures proviennent de la floculation des coEoïdes présents dans les fruits. La solidification d'un grand nombre de vernis peut s'interpréter par une coagulation, etc.

Mais c'est peut-être par les relations qu'Es présentent avec les phénomènes de la vie que les coEoïdes ont pour nous l'attrait le plus passionnant. Les êtres vivants sont, en effet, presque uniquement formés de coEoïdes qui sont coagulés dans les tissus musculaires ou osseux et qui existent à l'état de solution dans le sang, le lait, la lymphe et les diverses humeurs. Les miceEes de ces solutions grossissent natureEement à mesure que vieEEt l'être vivant. Ce grossissement a pour effet de ralentir les échanges avec le milieu extérieur, d'où les phénomènes de sénilité. Enfin, survient la floculation; les micelles s'agglomèrent, se refusant à tout mouvement et à tout échange : le terme fatal de l'évolution est atteint, c'est la mort de l'être vivant.

Un très grand savant français, M. Auguste Lumière, a montré que beaucoup de maladies doivent être attribuées à des floculations accidentelles se produisant soit ■ au sein des ceEules, soit dans les milieux humoraux. « Quand ce sont les colloïdes cellulaires qui sont frappés de floculation, la vie de la cellule cesse, et lorsqu'un groupe suffisamment important de cellules trouve la mort par floculation, E en résulte une lésion. D'autre part si, par suite de la pénétration dans l'organisme de certaines substances précipitantes, ce sont les coEoïdes humoraux de la circulation qui sont atteints par la flocu-


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latioa, E en résulte des troubles plus ou moins graves de toutes les fonctions vitales. »

Dans une admirable série de recherches, M. Auguste lumière a établi d'une manière très nette que la floculation des coEoïdes est à l'origine d'un grand nombre d'états pathologiques. Dans le cas des maladies infectieuses, par exemple, E fait remarquer que les produits d'excrétion des microbes nocifs donnent invariablement une précipitation dans le sérum des animaux réceptifs.

Pour un même microbe, la floculation se produit dans le sérum des animaux qui sont susceptibles d'être infectés par l'agent microbien, tandis qu'elle ne se manifeste pas chez les animaux réfractaires. Les microbes qui ne sont pas pathogènes ne donnent pas lieu à cette floculation.

Un grand nombre d'accidents pathologiques désignés sous le nom de chocs anaphylactiques peuvent également s'expliquer par la production d'une floculation dans l'appareil circulatoire. M. Auguste Lumière a résumé sa théorie coEoïdale de la vie, à l'appui de laqueEe E a apporté un très grand nombre de faits, sous la forme d'un aphorisme saisissant qu'il a mis en épigraphe d'un de ses ouvrages : « L'état colloïdal conditionne la vie. La floculation détermine la maladie et la mort (i). »

Ainsi pour vivre longtemps et à l'abri des maladies, il faut éviter de fioculer ! A la vérité, le conseil paraît plus facile à donner qu'à suivre, car si nous connaissons bien des moyens pour accélérer la floculation des colloïdes, nous sommes très mal armés pour retarder cette floculation ou l'arrêter quand elle a commencé, et surtout pour revenir en arrière une fois qu'elle s'est produite. Peut-être cependant n'en scra-t-il pas toujours ainsi, et, dans cet ordre d'idées, j'ai découvert, à la suite de recherches que je poursuis depuis plusieurs années en mon

(2) On trouvera exposé l'ensemble et le théorème de M. LUMIÈRE, dans le magnifique ouvrage qu'il vient de publier sous le titre : la Vie, la Maladie et la Mort. (Masson, éditeur.)


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laboratoire de l'Université de Dijon, avec le concours d'élèves et de coEaborateurs dévoués, un certain nombre de faits assez curieux qu'on me permettra de rappeler ici.

J'ai réussi dans bien des cas, par l'introduction de très petites quantités de substances étrangères, à retarder l'évolution des coEoïdes et à les protéger contre des flocu. lations accidentelles qu'on peut produire artificieEement par introduction d'un acide, d'une base ou d'un sel. Cette action bienfaisante de traces de substances étrangères sur un colloïde rappeEe les traitements homéopathiques par des doses très faibles de médicaments.

Mais, et c'est peut-être encore là un autre point commun avec l'action des médicaments, j'ai constaté que l'introduction de substances étrangères ne protège pas toujours le coEoïde vis-à-vis de tous les agents floculants. Si eEe accroît sa résistance vis-à-vis de certains de ces agents, elle accroît aussi le plus souvent sa vulnérabEité vis-à-vis de certains autres. C'est donc avec prudence qu'E convient d'introduire des substances étrangères dans les coEoïdes tout comme dans les êtres vivants.

Enfin, phénomène encore plus curieux, j'ai montré que l'introduction préalable d'une petite dose d'un agent floculant dans un coEoïde a souvent pour effet de le protéger contre l'action ultérieure de doses massives du même agent. L'analogie avec les phénomènes d'accoutumance de l'organisme à certaines substances toxiques est ici évidente : un sujet peut arriver progressivement à absorber des doses qui seraient morteEes pour un sujet normal. Cette protection des coEoïdes rappeEe aussi les phénomènes de vaccination par lesquels l'introduction de toxine atténuée protège les sujets vaccinés contre l'action ultérieure d'une toxine plus virulente. Et, comme pour les phénomènes de vaccination, la dose de l'agent toxique qu'il faut introduire dans un colloïde ne doit être ni trop faible ni trop forte. Enfin, comme pour les vacemations, un temps d'incubation est nécessaire.


4g6 CHRONIQUES ET DOCUMENTS

On anive ainsi à reproduire dans des réactions de laboratoire portant sur des milieux inorganiques, l'image des phénomènes les plus essentiels qui interviennent dans la vie des êtres vivants. Sans doute n'y a-t-E là qu'une image et ne faudrait-il pas conclure que nous tenons l'énigme de la vie, nous en sommes bien loin encore et peut-être nous échappera-t-eEe toujours. Du moins les faits récemment acquis que je viens de rapporter, jettentEs quelque lumière sur le mécanisme des manifestations vitales, et, en nous permettant de mieux comprendre ces manifestations, peut-être nous aideront-Es à découvrir les conditions les plus favorables de leur développement.

A. BOUTARIC. t

P.-S. — Il me paraît intéressant de signaler à mes lecteurs deux récentes publications de la librairie Félix Alcan : Une coEection de phEosophes et savants français du vingtième siècle comprenant deux volumes de M. Jean Baruzi, consacrés l'un à la Philosophie générale et métaphysique et l'autre au Problème moral, un volume dû à M. Poirier sur la Philosophie de la science. On y trouvera des extraits fort heureusement choisis des métaphysiciens et des épistomologistes français du début du vingtième siècle, accompagnés de notices documentées et instructives ; 2° une excellente Histoire de la philosophie dont le tome I, dû à M. Bréhier, nous expose les conceptions de l'antiquité et du moyen âge.


CHRONIQUE POLITIQUE

LES RADICAUX SONT-ILS SOCIALISTES?

Encore un scandale ! Les socialistes se sont aperçus que dans une élection récente les radicaux s'étaient ligués avec les modérés contre le candidat socialiste. Et où avait lieu, je vous prie, cette élection? A Toulouse, ville sainte du radicalisme, forteresse du Cartel des gauches. Que se passe-t-il? Doit-on désespérer? a Sommes-nous, intenoge M. Léon Blum, en présence d'un esprit nouveau? »

La question est importante, et le chef socialiste a raison de la poser nettement. Mais il est trop intelligent pour ne pas trouver lui-même la réponse. Oui, il y a un esprit nouveau, ou plutôt, car cette expression est vraiment trop forte pour s'appliquer aux jeux de la politique électorale, E y a une tendance nouvelle.

Les radicaux ont senti depuis longtemps qu'ils ne sont plus ni assez forts ni assez nombreux pour combattre seuls. Il leur faut contracter une alliance à droite ou une alliance à gauche. Naguère encore ils semblaient n'avoir aucune hésitation. Pas d'ennemis à gauche, telle était leur devise, un peu simple, un peu facile, un peu sommaire, et tout à fait fausse. Car ils ne peuvent tenir pour amis les communistes, et ils ne peuvent même s'allier aux socialistes que sur le terrain parlementaire. J'entends bien qu'Es disaient : Nous ne sommes séparés des socialistes que par notre opinion sur la propriété individuelle. Les malins ! C'est justement toute la question. Les socialistes veulent supprimer la propriété individuelle, et le jour où Es ne le voudraient plus, ils ne seraient plus socialistes. Que veulent-ils en outre? Hé ! rien que ne puisse vouloir un homme du centre ou un homme de droite. Donc, si l'on diffère d'eux sur ce point essentiel, on peut bien crier qu'on n'est pas leur ennemi, mais on n'est pas leur ami, et on sera obligé, tôt ou tard, de lutter contre eux.


4^8 CHRONIQUES ET DOCUMENTS

Les radicaux-socialistes ont pourtant essayé d'une alliance, qu'ils ont appelée Cartel. Cette tentative a si mal réussi, et a eu des effets si désastreux que toute la France en a été promptement dégoûtée. Ce fut au point que, dans les dernières élections, on ne trouva guère que quelques candidats échauffés pour oser célébrer encore une politique qui avait failli nous perdre. Les autres se faisaient doux et conciliants, vantaient l'union nationale, et se réclamaient de M. Poincaré, ce grand homme... que leur premier ouvrage avait été de chasser.

Alors, maintenant, ils commencent à se rendre compte qu'il vaut mieux ne plus reprendre l'expérience. Puisqu'il faut conclure une alliance, ils se sentent portés à la chercher sur leur droite. Dame ! Qu'on se mette à leur place ! Ils se disent qu'en somme, à l'heure présente, les choses ne vont pas si mal, que le public trouve le ministère excellent, et que puisque M. Hemot fait bon ménage avec M. Louis Marin, il n'y a aucune raison pour que les partisans de M. Hemot ne s'entendent pas avec les partisans de M. Louis Marin.

C'est assez grave., parce que cela engage toute la légisture. Si un tel état d'esprit s'établit et persiste, le ministère est assuré de rester aux affaires jusqu'en 1932, et voEà, quoi qu'on en veuille, qui serait avantageux pour le pays. Car le grand mal dont nous souffrons, c'est l'instabilité du pouvoir. Or, que les radicaux entrent dans l'union nationale sans arrière-pensée, et la continuité est assurée pour quatre ans encore.

Aussi je comprends que les socialistes soient inquiets. Je comprends pareillement que les chefs radicaux de l'ancienne observance cherchent à écarter un pareil malheur. Le grand tapage qu'ils mènent sur les articles 70 et 71 n'a pas d'autre objet que de rallier leurs troupes défaillantes. Ils essaient de ressusciter le vieil anticléricalisme. Ils ont raison, car ils n'ont de ressource que cellelà. Le parti radical est très vieux. Il a perdu son programme essentiel le jour où M. Briand fit voter la séparation de l'Église et de l'État. Il a essayé d'en composer un nouveau avec quelques idées socialistes. Mais E est tenu d'être fort timide puisqu'il repousse l'idée mère : la


CHRONIQUE POLITIQUE 499

suppression du capital. Il en est réduit à réclamer des réformes sociales. Mais il se trouve que d'autres partis les réclament aussi, qui ne sont pas sur sa gauche. Que fane? Que devenir? Comique embarras, qui prouve la décrépitude.

En vérité, la lutte commence entre le marxisme et l'antimarxisme. Les radicaux, si « avancés » qu'ils veuElent paraître, sont des antimarxistes. Les socialistes, si accommodants qu'ils se fassent, sont des marxistes. Alors les uns et les autres peuvent bien cheminer de concert pendant une ou deux étapes, mais le moment vient où ils doivent, non seulement se séparer, mais se combattre. Imaginez la fureur d'un radical authentique à qui le gouvernement prendrait sa maison et ses économies pour détruire le capitalisme.

Or, les radicaux ont tellement fraternisé avec les socialistes qu'ils semblaient n'être plus qu'une fraction de la grande armée révolutionnaire. Pour sortir de la confusion, Es sont obligés de courir vers les modérés. Ainsi semble se renforcer la troupe du centre. Le centre accueillera-t-il les nouvelles recrues, et celles-ci ne se montreront-elles pas exigeantes? Telle est présentement la question politique.

LOUIS LATZARUS.


LA VIE FINANCIERE

N. B. — Les nécessités de tirage de « la Revne hebdomadaire » nous obligeant à lui adresser le bulletin ci-dessoos plusieurs jours avant son apparition, nous nous bornons à y insérer des aperçus d'orientation générale. Mais notre SERVICE DE RENSEIGNEMENTS FINANCIERS est a la disposition de tous nos lecteurs pour tout ce qui concerne leur portefeuille, valeurs à acheter, à vendre ou à conserver, arbitrages d'un titre contre un autre, placement de fonds, etc.

Adresser les lettres à M. André Ply, 5, rue de Vienne, Paris (8e).

A. P.

LA SÉRÉNITÉ DU COMPTANT

Durant la semaine qui vient de s'écouler, la Bourse nous a encore donné le spectacle déconcertant de l'incohérence du marché à terme, alors que celui du comptant conservait sa sérénité.

« Autant de séances dans la semaine, écrit un de mes confrères, autant de départs, d'arrêts, de brusques changements de direction, de retours sur soi du marché à terme au parquet ; et presque chaque séance, dans son cadre propre, a reproduit en raccourci ce tableau de désordre. » Ce bref dessin est parfaitement juste.

Aucun événement circonstanciel ne peut être invoqué, cette fois, pour expliquer cette allure décousue, désordonnée du marché à terme. Pas même de bruits tendancieux ne sont venus agiter la spéculation. Bien mieux, les soucis venus, précédemment, de la tension monétaire à New-York, d'un réveil intempestif de l'agitation politique à l'intérieur, ou des ventes attribuées à l'étranger, ont plutôt eu une tendance à se dissiper.

Le contraste entre le désarroi du marché à terme et la fermeté sereine du marché au comptant n'en paraît que mieux marqué.

Essayons d'en démêler les causes.

Tout d'abord — j'ai déjà eu l'occasion de le signaler — il faut bien reconnaître que notre marché à terme est devenu, depuis la guerre, extrêmement indigent, aussi bien au parquet qu'en coulisse. Il y a là une situation


LA VIE FINANCIERE 5 CI

que les censeurs les plus indulgents considèrent indigne d'une grande Bourse.

Les fonds d'État au parquet, les mines d'or en coulisse, qui alimentaient, naguère, la spéculation à terme, sont devenus pratiquement inexistants depuis la guerre. La spéculation n'a plus à sa disposition que quelques valeurs industrielles, de grande qualité, certes, mais dont le volume du capital est manifestement insuffisant pour de vastes opérations.

Mais, en dépit des inconvénients qui en résultent pour le fonctionnement, tel qu'il devrait être, du marché à terme, il faut, à mon avis, chercher ailleurs la raison foncière du marasme dont paraît souffrir — je dis « paraît » intentionnellement f— notre marché.

Cette raison, c'est du côté de la situation monétaire qu'on la peut trouver.

Le taux de l'escompte privé qui était, l'an dernier, inférieur à 2 pour 100, s'est progressivement relevé et s'établit maintenant à 3 et demi pour 100, soit au niveau du taux officiel.

Qu'est-ce à dire sinon que le marché monétaire, chez nous, est sollicité de subvenir à des demandes de crédit auxquelles il fait face beaucoup moins aisément qu'il y a un an? Aussi, au lieu de continuer à mettre en relief notre « pléthore monétaire », conviendrait-il, sans doute, de commencer à parler « d'insuffisance monétaire ».

D'où ce revirement peut-il provenir?

On en voit deux causes essentielles : des exportations de capitaux à l'étranger où les conditions de l'escompte sont encore plus avantageuses que chez nous et surtout une reprise très nette de notre activité économique.

C'est cette seconde cause qui me paraît la plus importante et aussi la plus intéressante. Si l'on consulte les bilans des banques, on y constate une progression très importante (on peut la chiffrer à une moyenne de 25 à 30 pour 100) des comptes courants débiteurs et du portefeuille commercial. Pour l'ensemble de nos quatre principales sociétés de crédit, le total de ces deux postes est passé, durant le premier semestre de 1928, de 21 à 27 et demi milliards. Le développement de l'aGtivité écono-


502 CHRONIQUES ET DOCUMENTS

mique a donc été accompagné par un accroissement du volume des effets commerciaux, c'est-à-dire du papier escomptable. Il a été accompagné également par une augmentation des avances consenties directement par les banques aux industriels et aux commerçants- pour les besoins de leurs entreprises.

L'antinomie que l'on constate, sur le marché, entre le « terme » et le « comptant » s'explique dès lors aisément.

La spéculation, c'est-à-dire l'élément Jeu, de la Bourse, éprouvant des difficultés de crédit du fait de la raréfaction monétaire qui commence à se manifester, en ressent un lourd malaise. Au contraire, le comptant demeure alimenté par les épargnes d'une multitude de particuliers qui se rendent compte, par l'instinct mystérieux des foules, que le développement des affaires favorise la prospérité des entreprises industrielles. De là ses achats persistants, de là sa sérénité.

Les valeurs représentant des entreprises produisant des matières premières — mines de cuivre, charbonnages — et valeurs d'affaires de transformation — produits chimiques, métallurgie, textiles, apparaissent actuellement comme parmi les plus favorisées par les demandes de l'épargne. C'est logique : c'est le cycle traditionnel des périodes de prospérité économique qui se rouvre. C'est, comme j'ai déjà eu l'occasion de l'indiquer, et de jour en jour de mieux en mieux affirmée, la voie vers laquelle doivent s'orienter les capitaux de placement.

PETIT COURRIER

A. B., à SICKERT. — Affaire de second ordre qu'il convient de vendre pour se porter sur des titres offrant plus d'avenir.

R. R., MARSEILLE. — Le minerai reconnu permettrait une exploitation d'une dizaine d'années sur la base de la production de l'an dernier. Le cours actuel est un cours de réalisation.

G. S., PAS-DE-CALAIS. — C'est une affaire qui donne un rendement appréciable et a devant elle de bonnes perspectives. C'est le moment d'acheter.

ANDRÉ PLY, de la Banque de l'Union industrielle française


TABLE DES MATIERES

DU TOME DIXIÈME 37e ANNÉE — OCTOBRE 1928

LITTÉRATURE, VOYAGES, VARIÉTÉS

Fragments d'un journal. I. Séjour à Rome. — IL Séjour à

Venise, par REYNALDO HAHN 259, 402

Les Trois Vies de Jules Michelet (fin), par DANIEL HALÉVY. 74

Images de Montsouris, par LOUISE HERVIEO 342

Autour de l'âme lorraine, par JEAN DE PANGE 451

Tentation de la Sainteté, par RENÉ SCHWOB 176

Les Amours d'Alfred de Musset, par CLAUDE VARÈZE. 5, 147, 303,

455

ROMANS ET NOUVELLES

Trois contes, par PAUL ARÈNE 131

Maudez-le-Léonard, par JOSEPH CRÉACH... 29, 183, 323, 420

HISTOIRE, POLITIQUE, SOCIOLOGIE

L'avenir de la corporation, par PIERRE CHABOCHE 286

Le communisme aux Indes néerlandaises, par CLAUDE EYLAN. 60

La neuvième assemblée de la Société des Nations, par ***... 205

Ministère et armée de l'Air, par le général *** 387

CHRONIQUES

LA VIE LITTÉRAIRE : Témoignages d'hier et d'aujourd'hui.... 226 — La prétendue décadence du théâtre, par Robert de Saint

Jean 362

•— L'oeuvre de René Bêhaine, par Mary Duclaux 481

LITTÉRATURE SOCIALE : Belleville, par Robert Vallery-Radot. 105 LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES : Rubé, par G: A. Borgese. ■—.

L'Exclue, par Luigi Piraudello. — La mort d'Italo Svero. 487 L'HISTOIRE : Les mémoires de Louis XIV. Charles X. La croix

de sang, par Jean d'Elbée „. 217


504 TABLE DES MATIERES

CHRONIQUE D'ESTHÉTIQUE : La crise du paysage, par Jean Gallotti 241

CHRONIQUE DES DISQUES : Chanteurs anglo-saxons, par

Georges Hilaire 235

SPECTACLES ET PROMENADES : Les trois langages. Toi que j'ai

tant aimée. Napoléon IV 110

A quoi penses-tu. —• Weekend. — Le Salon de l'automobile.

— Encore Vautonomisme breton, par Pierre Bost 365

CHRONIQUE SCIENTIFIQUE : La vie, li maladie, la mort et

les colloïdes, par A. Boutaric 49°

CHRONIQUE POLITIQUE, par Louis Latzarus. 122, 245, 375, 497

Le Directeur-Gérant : FRANÇOIS LE GRIX.

PARIS. — TYPOGRAPHIE PLON, S, RUE GARANCIÈRE. — 1928, 37201,,








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Départ de Paris-quai d'Orsay : 17 h, 14 ; arrivée à Port-Vendres : 8 h. 33.

AYagon-lits et voiture directe ire et 20 classes de Paris-quai d'Orsay à Port Vendres (gare) ; voiture directe ite classe à couchettes et 2e classes de Paris-quai d'Orsay à Port-Vendres (quai maritime). Wagon-restaurant de Paris à Châteauroux. 3e classe. Voiture directe par Bordeaux,

Départ de Paris-quai d'Orsay : 12 heures ; arrivée à Port-Vendres : 8 h. 33 ; (par Bordeaux, sans supplément de prix et jusqu'au quai maritime). Wagon-restaurant de Paris à Bordeaux.

Billets directs et enregistrement direct des bagages de Paris-quai d'Orsay à Alger ou Oran, et vice 'versa.

TRANSBORDEMENT DIRECT DU TRAIN RU PAQUEBOT

La traversée la plus courte dans les eaux les mieux abritées, par la Compagnie de navigation mixte (Gie Touaohe).

a) PORT-VENDRES-ALGER (I).— Départ de Port-Vendres le dimanche à 10 h. 30 ; arrivée à Alger le lendemain à 8 heures

b) PORT-VENDRES-ORAN (1).— Départ de Port-Vendres le lundi à 10 h. 30; arrivée à Oran le lendemain à 15 h. 30.

Du 30 août au 6 octobre 1928, un départ supplémentaire a lieu de Port-Vendres le jeudi pour Alger et le samedi pour Oran.

(1) Horaires valables jusqu'au 31 octobre 1928.



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