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Titre : Annales de l'enseignement supérieur de Grenoble : publiées par les facultés de droit, des sciences et des lettres et par l'École de médecine

Auteur : Université de Grenoble. Auteur du texte

Auteur : Ecole nationale de médecine et de pharmacie (Grenoble). Auteur du texte

Éditeur : F. Allier (Grenoble)

Éditeur : Gauthier-Villars (Paris)

Date d'édition : 1891

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb326936169

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb326936169/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Langue : Français

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Description : 1891

Description : 1891 (T3,N1).

Description : Collection numérique : Fonds régional : Rhône-Alpes

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5731911q

Source : Bibliothèque nationale de France, département Collections numérisées, 2009-60864

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 19/01/2011

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ANNALES

DE

L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR

DE GRENOBLE

PUBLIÉES PAR LES

FACULTÉS DE DROIT, DES SCIENCES ET DES LETTRES

ET PAR

L'ÉCOLE DE MÉDECINE.


COMITE DE REDACTION

MM. Bizos, recteur, président.

BEAUDOUIN, professeur à la Faculté de droit. DE CROZALS, professeur à la Faculté des lettres. GALLOIS , professeur à l'École de médecine. JANET, chargé de cours à la Faculté des sciences. MORILLOT, professeur à la Faculté des lettres. MONTAZ, professeur à l'École de médecine. COLLET, professeur à la Faculté des sciences,) secrétaires de JAY, professeur adjoint à la Faculté de droit.) "* rédaction.

Trésorier : M. IMBERT, secrétaire des Facultés des Sciences

et des Lettres, et de l'École de Médecine et de Pharmacie

de Grenoble.

Prix de l'abonnement : France 12 fr.

Étranger 15 fr.

Prix du numéro. . : 4 fr.


ANNALES

DE

L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR

DE GRENOBLE

PUBLIÉES PAR LES

FACULTÉS DE DROIT, DES SCIENCES ET DES LETTRES

ET PAR

L'ÉCOLE DE MÉDECINE

TOME III. — N°l.

GAUTHIER -VILLARS & FILS

Imprimeurs-éditeurs

PARIS

F. ALLIER PERE & FILS

imprimeurs-éditeurs

GRENOBLE

1891



NECROLOGIE

La Faculté des Lettres vient d'être frappée d'un coup douloureux qui atteint tout l'enseignement supérieur grenoblois. M. Antonin Macé de Lépinay, doyen honoraire de la Faculté des lettres a été enlevé à l'Université.

Nous croyons devoir reproduire les discours qui ont été prononcés à ses obsèques par M. le Recteur et par M. Dugit, doyen delà Faculté des lettres.

DISCOURS DE M. BBOS, RECTEUR DE L'ACADÉMIE.

MESSIEURS,

Le collègue, à qui j'ai le douloureux et pieux devoir de rendre en votre nom un dernier et solennel hommage, a été un honnête homme, un bon citoyen, un savant original, un professeur émineut.

Né à Plouër, dans les Côtes-du-Nord, le 3i mai 1812, Antonin Macé de Lépinay appartenait à une vieille famille du vigoureux et pittoresque pays que la Rance traverse. Son grand-père avait été maire de Dinan, député aux Etats et avocat au parlement de Bretagne. Son père, homme instruit et imbu d'idées libérales, voulut qu'il fil de solides études, il le mit au collège royal de Rennes, dont il ne tarda pas à devenir l'un des meilleurs élèves.

En i834, les portes de l'Ecole normale supérieure s'ouvrent devant le jeune étudiant breton, dont les condisciples les plus distingués s'appellent Emile Saisset, Francisque Bouillier , Havet, Jules Simon. Il se tourne sans hésitation vers les études historiques, et dès les bancs de l'Ecole il y montre les plus précieuses qualités, une conscience délicate et sévère, une patience de bénédictin, une ingénieuse perspicacité dans l'art d'interpréter les textes, une rare rectitude de l'esprit et du coeur. A vingt-cinq ans, en 1887, il est reçu agrégé d'histoire ; il professe successivement à Nantes, à Lyon, au lycée Saint-Louis, de Paris, menant de front sa classe et ses travaux personnels. En i846, il prend son grade de docteur, et sa thèse sur l'Histoire du domaine public et des lois agraires chez les Romains est saluée en France et en Allemagne comme une oeuvre profondément originale. Ce beau travail devait


VI NECROLOGIE.

servir de point de départ aux recherches faites depuis sur la même matière, et malgré les découvertes nouvelles, garder, de l'aveu des Belot et des Fustel de Coulanges, une juste et grande autorité.

Ce savant, accoutumé à pâlir sur les textes les plus obscurs, était un professeur de premier ordre, plein d'animation et de feu, habile à faire revivre le passé, à rendre intéressantes et colorées les leçons les plus sévères. On attendait avec impatience la classe de M. Macé, me disait, il y a quelques jours à peine, l'honorable général Lespieau, qui fut un des meilleurs et des plus chers élèves du maître, dont nous pleurons la perte ; les rhétoriciens du lycée de Lyon étaient suspendus à ses lèvres, et les plus inaltentifs étaient vaincus par celle parole vivante, loyale et sincère.

C'est en i84g que M. Macé quitte l'enseignement secondaire pour l'enseignement supérieur. Nommé, après un brillant concours, agrégé dos Facultés, il vient à Grenoble occuper cette chaire d'histoire, qu'il doit honorer pendant trente-cinq ans. M. le Doyen delà Faculté des lettres vous dira mieux que moi, Messieurs, les longs succès d'un enseignement très érudit et pourtant très populaire, les nombreux auditeurs de jour en jour plus intéressés et plus assidus, les conférences pour la licence et l'agrégation organisées avec un zèle et un esprit novateur, qu'on ne saurait trop louer, les doctes travaux se succédant sans interruption, les merveilles du Daupliiné senties et dépeintes avec passion, enfin le décanat exercé pendant douze ans avec une équité, une exactitude, une autorité, dont la Faculté des lettres de Grenoble n'a pas perdu le souvenir.

La vie privée de ce mailre éminent et de cet administrateur intègre était simple, modeste, austère. Il vivait dans le calme du foyer domestique tout entier à sa femme, à sa fille, à ses deux fils, qu'il a formés à son image et dont il a fait des hommes d'une grande science et d'un esprit élevé. Que dirai-je du citoyen ? Admirateur respectueux des gloires de notre passé national, mais absolument attaché aux idées modernes et à l'oeuvre politique et sociale de la Révolution française, il fut toujours fidèle à la cause de la justice, du droit et de la liberté. En I85I, quand tant d'autres, dont on attendait plus de fermeté, couraient au devanl de la dictature ou se courbaient facilement devant elle, M. Macé refusa, le !\ décembre, d'adhérer au coup d'état triomphant, et, le 6 décembre, un arrêté du ministre Forloul le suspendait de ses fonctions. Ce fui seulement après le scrutin du 20 décembre que, sur les prières unanimes de ses amis et de ses élèves, le courageux professeur consentit à déclarer en des termes d'une extrême dignité « qu'il servirait le gouvernement delà France avec sa loyauté et sa conscience habituelles. »

M. Macé de Lépinay a été mis à la retraite le 18 avril i883. « J'ai le vif regret, écrivait au Recteur M. Jules Ferry, d'être obligé d'accéder à la demande que M. Macé de Lépinay m'adresse à l'effet d'être admis à la retraite. J'aurais désiré d'autre part qu'il fût possible de lui conférer, à la fin de sa longue carrière, la croix d'officier de la Légion d'honneur. Mais les nouveaux règlements, qui limitent le nombre des décorations accordées à mon département, ne me permettent pas de proposer à M. le Président de la République toutes les promotions qui me paraîtraient les mieux justifiées. J'ai du moins la satisfaction de donner à M. Macé de Lépinay le titre de professeur et de doyen honoraire. J'espère qu'il voudra bien continuer à éclairer de ses conseils une faculté où il a rendu tant de services. »


NÉCROLOGIE, vu

M. Macé s'est éteint lentement et il a vu venir la mort avec la sérénité du sage. D'ailleurs il sentait qu'il ne s'en allait pas lout entier et qu'il devait se survivre dans ses deux fils, héritiers de la science et de l'intégrité paternelles.

Que mon vieux camarade de l'Ecole normale et mon collègue de la faculté de Marseille reçoivent comme une consolation sur le bord de cette tombe les condoléances, que ma voix amie leur adresse au nom de l'Université, dont, leur père fut un des plus nobles serviteurs, au nom de l'Académie de Grenoble, qui pleure le maifre éminenl qui lui fil tant d'honneur, au nom du Dauphiné, que ce vrai Breton, fidèle, comme tous ses compatriotes, au souvenir de sa chère Armorique, avait choisi de tout son coeur pour sa seconde patrie.

DISCOURS DE M. DUGIT, DOYEN DE LA FACULTE DES LETTRES.

MESSIEURS,

Le chef de notre académie, président du conseil général des Facultés de Grenoble, vient de retracer devant vous la carrière de M. Macé de Lépinay. Il a rendu à notre vénéré Doyen un hommage auquel l'autorité de sa situation et de sa parole donnent une valeur considérable. Mais il ne l'a pas connu personnellement : il ne l'a vu que quelques instants, alors qu'il était déjà frappé sans remède par la maladie qui a fin par l'emporter. Nous, ses collègues de la Faculté des letlres, qui avons vécu avec lui dans l'intimité de relations quotidiennes, ce n'est pas seulement le savant et le professeur que nous pleurons, c'est le collègue, l'ami, le chef si longtemps respecté de notre famille universitaire.

Deux mots résument toute la vie de M. Macé de Lépinay. le travail, le devoir. Enfant, sans autre appui que sa force de volonté, car il fut de bonne heure orphelin, il sut faire dans sa petite ville de Dinan, puis à Rennes, de fortes études. Jeune homme, il eut le courage de venir à Paris, et là, seul, sans maitres, vivant de ressources qui paraîtraient bien modestes à nos étudiants d'aujourd'hui, il s'ouvrit par un labeur opiniâtre les portes de l'Ecole normale. Professeur de lycée, la besogne si lourde de la classe ne l'empêcha pas de se livrer à des travaux personnels. C'est alors qu'il édita un « Cours d'histoire des temps modernes », un des meilleurs livres que l'on puisse mettre entre les mains des écoliers, et qu'il composa cette « Histoire du Domaine public et des Lois agraires » qui lui valut le titre de docteur, lui assura dès lors un nom distingué parmi les historiens de l'antiquité.

Professeur de Faculté, il multiplia ses publications, non seulement sur des questions d'histoire et de géographie, mais même sur des questions littéraires. On n'a pas oublié sa brochure, sur « l'authenticité des poésies de Clotilde de Surville ». dont s'occupa la presse parisienne. Ses divers ouvrages, sa collaboration à des revues et journaux savants lui valurent, outre plusieurs mentions à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, le titre de correspondant du ministère de l'Instruction publique pour les Travaux historiques.


VIII NECROLOGIE.

Fixé depuis de longues années dans le Dauphiné, il s'était pris d'amour pour cette province. Il lui consacra une partie de son activité, traduisant des documents relatifs à son ancienne histoire, fouillant dans la poussière des archives et des bibliothèques à la recherche de quelque pièce qui eût échappé à ses devanciers. Mais ce n'était pas assez : il aimait notre Dauphiné pour sa beauté, pour ses paysages enchanteurs : il se plaisait à le parcourir à pied, à en explorer les sites les plus curieux. De retour de ces excursions, qui alors étaient moins à la mode et étaient plus pénibles qu'aujourd'hui, il prolongeait son plaisir en racontant ce qu'il avait vu, en faisant la description des lieux qu'il avait visités, des monuments et des antiquités qu'il avait découverts, et jaloux de se créer des imitateurs, il traçait l'itinéraire de ses courses pour fournir, à qui le désirerait, les moyens de suivre son exemple. Il a ainsi contribué plus que personne à faire connaître le Dauphiné et à dériver vers nos parages le courant des touristes et des curieux.

Mais quel que soit le mérite de ses ouvrages, M. Macé de Lépinay était avant tout professeur. L'enseignement était sa passion, sa vie. Il aimait ses étudiants, les encourageait, les soutenait de ses conseils et de son exemple. Il savait rendre un important service à la France, en lui formant des maîtres dévoués et capables. Que de professeurs distingués sont sortis de sa conférence, M. Rey, M. Parmenlier, pour n'en citer que deux au hasard ; et tant d'autres qu'il guidait vers l'agrégation d'histoire, et à qui il avait le plaisir de conférer lui-même le grade qu'ils avaient gagné sous sa direction! Car pendant dix ans, de 1866 à 1877, il fut appelé à Paris pour siéger comme juge dans ces graves concours où se dispute le titre de professeur. Ce lui fut un grand chagrin lorsqu'il cessa de figurer sur la liste du jury.

Mais où il excellait surtout, où il donnait toute sa mesure, c'était dans son enseignement public, dans ses grands cours. Tous ses auditeurs, et tout le monde l'a été à Grenoble, savent quelle verve, quel feu il montrait dans .sa chaire, avec quelle animation de la voix et du geste il débitait ses leçons si patiemment et si consciencieusement préparées. Sans dédaigner la largeur et l'originalité des aperçus, il se souciait particulièrement de l'exactitude des faits et de la justesse des appréciations. Il lui fallait, sur chaque question qu'il traitait, consulter les grandes autorités et les derniers documents. C'est par ce zèle pour la vérité, par cette confiance qu'inspirait son témoignage, qu'il retenait autour de sa chaire, en l'entretenant plusieurs années de suite du même sujet, un auditoire que d'ordinaire on attire par l'attrait de la variété, et qui vient souvent chercher à nos cours le charme et le piquant de la parole autant que l'instruction. Ce scrupule du détail et cette longueur d'exposition ne nuisaient pas d'ailleurs chez M. Macé de Lépinay à la vivacité de l'inspiration. Cette inspiration était toute patriotique et libérale. On sentait que son coeur était vraiment ému quand il parlait des grandeurs et des misères de la patrie, quand il montrait l'apparition au grand jour de l'histoire, de ces nobles idées de liberté, de tolérance, d'égalité devant la loi, de justice sociale, dont le régime républicain qui gouverne aujourd'hui la France est l'expression naturelle, et dont il doit être, autant que possible, la réalisation.

Mais ce que Grenoble n'oubliera jamais, ce sont les cours populaires que fil M. Macé de Lépinay pendant plus de vingt ans, le soir, pour ce public auquel les occupations de la journée ne permettent pas l'accès des cours ordinaires de la Faculté, Il n'hésita pas à donner dès l'abord son concours gratuit aux organisateurs de


NECROLOGIE. IX

ces conférences destinées à la diffusion et non à l'avancement de la science. Il sut avec un art merveilleux se plier aux besoins d'un auditoire qui a tout à apprendre ; dont il faut tenir l'esprit en éveil, et que l'on doit non pas seulement éclairer et instruire, mais échauffer et émouvoir. Quand ces cours suspendus pendant plusieurs années furent rouverts dans le nouveau palais des Facultés, il tint à y reprendre son poste. Et cependant- depuis quelque temps déjà il sentait ses forces le trahir. Ses amis auraient souhaité qu'il songeât au repos ; mais M. Macé n'était pas de ceux qui se reposent avant le soir, et qui se croient le droit de se retirer alors qu'ils peuvent encore rendre des services. Il est resté jusqu'au bout dans sa chaire, et quand une épreuve plus sérieuse que les précédentes l'eut forcé à prendre sa retraite, ce n'est qu'avec déchirement qu'il renonça à ses chères occupations.

Le repos parut le remettre : nous le revîmes alors reparaître à nos assemblées pour nous faire part de son expérience dans les questions touchant notre enseignement ; parfois il s'asseyait comme auditeur au pied de celte chaire qu'il avait occupée pendant trente-quatre ans, suivant avec intérêt la parole de son successeur, et prouvant cet intérêt par quelque observation ou quelque conseil discrèlemenl insinué. Mais bientôt il fut cruellement atteint par la mort de celle qui avait été sa compagne, son aide fidèle dans toutes les joies et dans toutes les épreuves de la vie.

Ce fut pour lui un coup terrible, car il était avant tout homme de foyer, et renfermait toutes ses affections dans le sein de sa famille. J'omettrais un des premiers titres de M. Macé à notre estime et à notre reconnaissance si je ne lui faisais honneur du zèle et du dévouement incessant avec lequel il a élevé, formé, instruit lui-même des enfants dignes de continuer son nom. Avec une tendresse intelligente, il les poussait au travail et savait obtenir d'eux des efforts qu'un père plus faible n'eût peut-être pu obtenir. C'est donc à lui qu'ils doivent d'être ce qu'ils sont et la France peut le remercier de lui avoir ménagé après lui de bons et distingués serviteurs.

Resté seul, car ses enfants avaient été, par les exigences de leurs carrières, dispersés loin du Dauphiné, il ne voulut pas quitter celle ville qu'il appelait sa seconde patrie. Il voulait finir ses jours là où il avait passé la plus belle et la plus féconde partie de son existence. Ses fils au moins ont pu venir à temps pour assistera ses derniers jours et consoler ses derniers regards. Puissent ces hommages rendus à leur père et ce témoignage de la douleur de tous ceux qui l'ont connu adoucir un peu l'amertume de leurs regrets ! M. Macé de Lépinay a vécu en homme de bien et son souvenir restera toujours présenl parmi nous comme un exemple et un encou*- ragement.



SUR

LA. DILATATION THERMIQUE DES CRISTAUX'

Par M. Paul JANET,

Professeur à la Facullé des Sciences de Grenoble.

La définition des axes de dilatation thermique des corps cristallisés présente en général, semble-t-il, quelque obscurité pour les débutants. Il y aurait avantage à introduire cette notion de la façon suivante.

Nous admettrons, comme fait d'expérience, que, lorsqu'un cristal se dilate sous l'action de la chaleur, une face plane quelconque, naturelle ou artificielle, se transforme en une face plane. Il résulte immédiatement de là qu'une droite quelconque prise à l'intérieur du cristal se transforme en une autre droite. Nous pouvons donc considérer le même cristal, avant et après la dilatation, comme formant deux sj^stèmes de droites telles qu'à chaque droite L du premier sj'stème en corresponde une et une seule L( du second, et qu'à un ensemble de droites situées dans un plan P corresponde un autre ensemble de droites situées dans un plan P(.

Ces conditions vont nous permettre d'établir la proposition suivante :

En chaque point du cristal, il passe trois droites rectangulaires qui restent rectangulaires après la dilatation.

Prenons pour origine le point considéré, et pour axes trois droites rectangulaires quelconques passant par ce point. Soient

les équations d'une droite L passant par l'origine ;

(') Extrait du Cours de Physique de la Faculté des Sciences de Grenoble. J. i


1 P. JANET.

celles de la droite Lt correspondante dans le second système. On a évidemment

/et tp étant deux ionctions bien déterminées. Cela posé, considérons, dans le premier système, trois droites rectangulaires, L, L', L", dont les équations sont

Soient L|, L',, L", les transformées, dont les équations sont

Cherchons s'il est possible de déterminer les trois droites L, L', L" de façon que leurs transformées soient rectangulaires ; il faut pour cela, et il suffit, que l'on ait

Les six équations (1) et (2) déterminent en général les six inconnues a, b, a 1, b 1, a", b", et par suite les trois droites cherchées L, L', L".

Cet aperçu général ne suffit pas : en effet, rien ne prouve que les solutions des équations (1) et (2) soient réelles.

Pour montrer qu'il en est ainsi, nous allons former les expressions explicites des fonctions y et tp. Nous nous appuierons pour cela sur l'hypothèse énoncée au début : lorsque l'ensemble des droites L se trouve dans un plan P, l'ensemble des droites h, se trouve aussi dans un plan P(.


DILATATION THERMIQUE DES CRISTAUX. 6

Soient

les équations d'une droite quelconque L assujettie à rester dans le plan

a et b sont alors liés par la relation

Nous voulons que la transformée

reste aussi dans un plan. On a

Résolvons par rapport h a, b

En vertu de l'équation (3), ai, b, sont liés par la relation

et, pour que L( reste dans un plan, il faut et il suffit que cette relation soit linéaire en at, b,, et cela, quels que soient m, n, p. Si nous développons en série les fonctions /j et cp,, nous voyons que, pour satisfaire à ces conditions, il faut et il suffit que/') et ©j soient séparément linéaires ; il en est donc de même de/'et de <o, et l'on a explicitement

On pourrait porter ces valeurs dans les équations (2) et montrer que le système (1) et (2) admet six solutions réelles. Mais les calculs seraient extrêmement longs; il vaut mieux procéder ainsi :

Cherchons d'abord simplement s'il existe deux droites rectangulaires L et L' qui restent rectangulaires après la transformation. Les équations du problème sont


4 P. JANET.

Nous avons deux équations (5) et (6) pour déterminer quatre inconnues a, b, a', b' ; il yr a donc une infinité de couples de droites rectangulaires qui restent rectangulaires. -,

Cherchons maintenant s'il existe une droite a, b telle que toutes les droites qui lui sont perpendiculaires lui restent perpendiculaires : pour cela, il faut que, en considérant a, b comme donnés, les deux équations (5) et (6), linéaires en a', b', se réduisent à une seule, ou que

a et b sont alors donnés par les équations

Si dans ces équations nous considérons a et b comme des coordonnées courantes, nous voyons qu'elles représentent deux coniques ayant une direction asymptotique commune. Ces deux courbes se coupent donc en trois points, dont un au moins réel, à distance finie. Ainsi le sj^stème des équations (n) admet au moins un système de solutions réelles ; autrement dit, il existe certainement dans le premier système une droite L et un plan P perpendiculaires entre eux, et qui restent perpendiculaires après la transformation. Prenons maintenant cette droite comme axe des z et ce plan comme plan des xy. Alors, dans une transformation quelconque, l'axe des z se transforme en lui-même, ce qui exige que, dans les équations (4), on ait

On vérifie sans peine que, dans ces circonstances, une droite


DILATATION THERMIQUE DES CRISTAUX. 5

située dans le plan des xy se transforme en une droite également située dans le même plan.

Pour une telle droite, on a, en effet,

m élant son coefficient angulaire. Il en résulte

/7i| étant le coefficient angulaire de la transformée.

Nous allons chercher maintenant s'il existe dans le plan des xy deux droites rectangulaires qui restent rectangulaires après la transformation. Soient m et m' les coefficients angulaires de ces droites. Les équations du problème sont

Cette équation, développée, donne, en tenant compte de (8),

/« et m1 sont donc les deux racines de l'équation du second degré

Il est facile de voir que ces racines sont toujours réelles.

Nous avons donc démontré que, en chaque point d'un cristal, passent trois droites rectangulaires qui restent rectangulaires après la dilatation. Ce sont ces droites qu'on appelle axes de dilatation thermique; ils se confondent, l'expérience le prouve, avec les axes d'élasticité.

Prenons maintenant comme axes des coordonnées les trois axes de dilatation (Jig- i). Ces axes devant se transformer en euxmêmes, les équations (4) se simplifient el deviennent


6 P. JANET.

Nous verrons tout à l'heure la signification physique des coefficients A et B'.

Supposons le cristal à o°. L'unité de longueur, prise à partir de

Fis. i.

l'origine sur les trois axes, devient respectivement, lorsque la température s'élève de i°,

a, [3, y sont appelés les coefficients principaux de dilatation linéaire du corps.

Cherchons maintenant ce que deviennent, par la dilatation, les coordonnées x0, y0, z0 d'un point quelconque du cristal. Nous emploierons la méthode suivante :

Soit AC une droite quelconque du plan des xz; cette droite se transforme en A(C(, telle que

Supposons que, A et par suite A( restant fixes, C et par suite C| s'éloignent à l'infini. Alors les deux droites AC et A( C] deviennent parallèles à Os. Donc une droite parallèle à Os a pour transformée une droite parallèle à Oz, aj'ant pour abscisse

Il en résulte immédiatement qu'un plan P parallèle au plan des y s se transforme en un planP( parallèle au premier et ayant pour


DILATATION THERMIQUE DES CRISTAUX.

Cela posé, par le point x0,y0, z0 menons les trois plans parallèles aux trois plans principaux. Les abscisses de ces trois plans deviennent respectivement

et par suite telles sont aussi les coordonnées du point transformé. On admet ordinairement ce résultat comme évident. De là on déduit facilement

Reste enfin à démontrer que, si l'on a

le coefficient de dilatation d'une droite quelconque OM {fig. 2)

Fig. 2.

est compris entre a et y. Soient OM, la transformée de OM; x0, y0, z0 les coordonnées de M; x,,yt, z, celles de Mf. On a


8 P. JANET. — DILATATION THERMIQUE DES CRISTAUX.

ou, en négligeant les carrés des coefficients de dilatation ( ' ),

en appelant \ p., v les angles que fait OM avec les axes. Si nous désignons par S le coefficient de dilatation relatif à la droite OM, on a

On sait comment M. Fizeau a utilisé cette équation pour déduire les trois coefficients principaux de trois mesures faites dans trois directions quelconques.

L'équation (12) peut s'interpréter géométriquement.

En effet, construisons l'ellipsoïde

que nous pouvons appeler ellipsoïde de dilatation. Soit /• le rayon vecteur de cet ellipsoïde dans la direction X, p., v. On a

Donc le coefficient de dilatation, dans une direction quelconque, est égal à l'inverse du carré du rayon vecteur de l'ellipsoïde (i3) dans cette direction.

Il en résulte immédiatement que a est le plus grand et y le plus petit des coefficients de dilatation, et que toutes les droites contenues dans la section circulaire qui passe par le centre de l'ellipsoïde (i3) ont pour coefficient de dilatation S.

(') Il est à remarquer que c'est la première approximation que nous faisons dans celte Étude.

(Extrait des Annales de Grenoble, t. III; 1891.)

Paris. — Impr. GAUTHIER-VILLARS ET FILS, quai des Grands-Augustins, 55.


RACINE

ET

LA TRAGÉDIE CLASSIQUE

Par M. E. DUGIT

Doyen de la Faculté des Lettres de Grenoble.

Ce qui caractérise la Révolution française et la distingue de tous les mouvements semblables, ce qui fait qu'elle est la Révolution d'une manière absolue, c'est sa tendance universelle, humaine. Les promoteurs de ce grand événement n'ont pas appuyé leurs revendications sur des titres écrits, des chartes ou des traités consentis autrefois par la royauté, puis déchirés par elle. Ils les ont appuyées sur leur titre d'hommes. Leurs réclamations n'avaient pas de valeur seulement des Alpes aux Pyrénées : elles proclamaient les droits de l'homme, non les droits des citoyens français. Aussi, tandis que la Révolution d'Angleterre n'avait presque pas de retentissement au dehors, et se bornait à fournir à quelques esprits d'élite l'exemple et le type du gouvernement constitutionnel, la Révolution française, en quelques années, répandait ses principes dans l'Europe tout entière. Ces idées généreuses franchissaient même bientôt les mers et allaient en Amérique arracher au joug de la métropole les colonies espagnoles et portugaises. Le monde à présent leur appartient ; leur triomphe marque une ère dans l'histoire de l'humanité.

Ce caractère absolu, universel, les Français l'ont déployé, non pas seulement dans la politique, mais dans toule leur activité intellectuelle. Il est le trait essentiel de leur littérature, et c'est lui qui leur


10 li- DUGlT.

a valu celle suprématie artistique, cette domination des esprits qu'ils ont exercée au xvn 6 et au XVIII 6 siècles.

Bien avant que Corneille se fût révélé par sa tragédie du Cid, les Anglais avaient, grâce à Shakespeare, mort en 1616, des modèles merveilleux de drame. Mais ces oeuvres, tout empreintes du génie britannique, n'avaient pas eu de retentissement au dehors, et les compatriotes mêmes du grand poète, méconnaissant sa gloire, ne crurent mieux faire plus tard que de prendre exemple sur notre théâtre. L'Italie, l'Espagne, qui nous avaient devancés en culture littéraire, abandonnaient également leurs productions nationales pour se mettre à notre école. L'Allemagne nous emprunta jusqu'à notre langue, et il fallut que Lessing et ses disciples entreprissent une véritable guerre d'extermination pour nous expulser du sol germanique que nous avions conquis.

C'est que les Français, au xvn" siècle, ne se sont pas bornés à produire de belles oeuvres : ils ont commencé par établir la théorie de la tragédie et par formuler les règles constitutives du genre. Et ils l'ont fait au nom de la raison avec la prétention d'édicter des lois, non pour le théâtre français, mais pour le théâtre en général. Ils ont donné à leurs prescriptions ce cachet d'universalité, en les rattachant à l'antiquité et à la plus grande autorité, à la plus universelle qu'il y eût alors dans le monde savant, à Aristole. En réalité, ils obéissaient, en agissant ainsi, à l'instinct national, et ils tiraient de leur propre fonds ce qu'ils croyaient emprunter aux Grecs.

Tout art est une imitation : on cherche par la peinture, par la sculpture, par le simple dessin, par la poésie, par la musique, à reproduire des objets de la nature, à les figurer aux yeux ou à l'imagination, à faire naître par là dans l'âme du spectateur, de l'auditeur ou du lecteur, les impressions qu'il éprouverait en présence de la réalité. Mais celte imitation est bornée par certaines limites; il y a un point qu'elle ne peut franchir. Le dessin ne dispose que de lignes, la peinture que de lignes et de couleurs pour rendre des objets qui ont trois dimensions, et sur lesquels la lumière se joue en mille effets divers. La sculpture rend les formes et le relief, mais la couleur lui est refusée. La poésie n'a d'autre ressource que des mois assujettis à un certain rythme; la musique est encore plus bornée dans ses moyens d'action. Il y a donc un moment où tout art est obligé de suppléer


RACIXE ET LA TRAGEDIE CLASSIQUE. II

par une convention à ce qui lui manque. Il y a une sorte d'accord avec ceux auxquels il s'adresse pour qu'ils ne lui demandent que ce qu'il peut donner et pour qu'ils comblent eux-mêmes les lacunes que laisse l'imitation artislique.

Le théâtre dispose de moyens puissants : la scène, les décors, le dialogue, les costumes pour nous représenter, dans toute sa réalité, l'action qui fait l'objet de son imitation. Il semble qu'il puisse produire une illusion complète. Cette illusion peut, en effet, aller si loin, que l'on cite des cas où des spectateurs ont pris fait et cause pour ou contre les personnages mis en scène, comme s'ils eussent assisté à une action véritable. Mais ces exemples ne prouvent que la facilité d'illusion de ces spectateurs naïfs et inexpérimentés. En réalité, le théâtre est très borné : il lui manque d'abord la vie : il n'en peut donner qu'une image adoucie, affaiblie, et comme un reflet. Puis il ne dispose que de quelques heures, trois ou quatre. Or, une action, quelle qu'elle soit, exige du temps et de l'espace : une intrigue ne se noue pas et ne se dénoue pas en quelques instants dans une chambre. Elle est préparée de longue main, entre des personnages qui n'habitent pas tous sous le même toit : elle est le résultat de passions qui ne se sont pas épanouies en un jour. Comment faire tenir cette longue durée dans les quelques heures accordées au spectacle ? Comment réunir dans une même salle des personnages dispersés ? Comment nous représenter sur cette scène unique des événements qui se sont passés en des endroits divers et distants les uns des autres?

Il est évident que cela ne peut se faire qu'en vertu d'une convention, d'un accord entre les acteurs et les spectateurs. Il faut une indication qui avertisse ceux-ci des changements de lieu et du temps écoulé. Shakespeare avait pour cela recours à un moyen primitif. Un poteau portait sur un écriteau mention du lieu où l'action était censée se passer, et lantôt un personnage do la pièce, tantôt un acteur spécialement chargé de cette fonction, comme le prologue dans l'antiquité, indiquait que tant d'années s'étaient écoulées, et que tel personnage qu'on avait vu enfant au premier acte, on allait le revoir homme fait ou même vieillard.

Dans ces procédés naïfs, il y avait une grossièreté qui choquait le bon sens français : il chercha à réduire à la moindre dose la part de la convention, à diminuer, par conséquent, sinon à supprimer complètement l'invraisemblance, en exigeant que l'action à représenter


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fût le plus voisine possible de ce que pouvait être sa représentation théâtrale, qu'elle fût dans des conditions de temps et de lieu analogues à celles que le théâtre pouvait admettre.

De là les deux principes de l'unité de lieu et de la durée de l'action resserrée à un jour. A quoi la logique et ce goût de la clarté et de la simplicité, qui ne perd jamais ses droits chez nous, firent ajouter une troisième règle, celle de l'unité d'action :

Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait accompli Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli.

Ces règles devaient naturellement s'appliquer à toute oeuvre dramatique écrite dans n'importe quelle langue et quel qu'en fût le caractère, puisqu'elles étaient formulées au nom de la raison, laquelle est universelle. Le bon sens est le même à Pékin qu'à Paris, et partout également on doit lui obéir.

Mais on trouvait au théâtre deux sortes d'imitation de la vie ; les Grecs et les Latins avaient distingué la tragédie et la comédie, et cette distinction est dans la nature même. Certains actes, certains sentiments provoquent la gailé et le rire, certains autres l'émotion et les larmes. La doctrine française maintint celte division des genres, mais en l'accentuant encore. Car alois intervint le goût particulier du XVII 0 siècle pour l'apparat, pour le noble, pour le convenable. Quoique dans le monde le comique et le sérieux se mêlent, on n'admit pas ce mélange au théâtre dans la tragédie, pas plus qu'on ne l'admettait dans la vie de cour, où l'étiquette tendait à tout régler, mesurer, aligner. Ce qui aurait choqué dans un salon, un disparate de ton, de manières, ne pouvait avoir accès sur la scène.

Les tragédies grecques avaient pour personnages des héros, demidieux ou même dieux, et des princes et rois d'origine divine. Cela tenait à ce que la tragédie grecque avait une origine religieuse et faisait, sous forme de dithyrambe, partie du culte de Bacchus. On interpréta ce fait conformément à l'esprit du siècle, en déclarant que les infortunes des souverains et des princes illustres étaient seules capables de soutenir la majesté de la tragédie, et de produire sur les spectateurs cette impression de pathétique ou d'admiration qui est le but de ce genre de drame. Et comme, selon le mot de Tacite, l'éloignement donne aux objets quelque chose de plus imposant, on con-


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vint que les héros de tragédie ne pouvaient être pris que dans l'antiquité ou tout au plus dans les pays étrangers, ayant le prestige de l'inconnu.

Ainsi s'établit la théorie de la tragédie classique, et elle fut bientôt appliquée dans toute sa rigueur, avec toutes ses conséquences. La première fui de bannir de la pièce, non pas seulement le ridicule, le comique, mais l'ordinaire, le plat, le terre à terre de tous les jours. On n'est admis à la cour qu'en toilette de gala. Or, c'est ce familier qui marque extérieurement la différence des personnages, qui en fait des individus déterminés, qui les attache à telle époque plutôt qu'à telle autre, qui désigne leur patrie, leur condition, leurs habitudes.

Une seconde conséquence fut de réduire l'action à une crise : n'ayant que vingt-quatre heures, on ne peut exposer le long développement d'une passion, d'une intrigue, d'une grande entreprise. On ne peut les présenter qu'au moment où elles vont avoir leur dénouement, et les péripéties nécessaires ne sont plus des événements, il n'y a pas assez de temps pour qu'il s'en produise, mais des mouvements de l'âme des personnages. C'est dans leur coeur que se passe le drame, et non plus dans le monde extérieur. Le résultat de cela, c'est que la tragédie classique n'est plus ni française, ni anglaise, ni allemande, mais humaine, universelle. Arrivée à l'état aigu, au moment de son paroxysme, la passion perd tous ces traits individuels ou nationaux qui se laissent reconnaître à une période moins violente. Elle est la même partout, en tout temps et en tous lieux. Dans le cri, le timbre particulier de la voix ne se dislingue plus guère, on n'y sent que l'expression de la joie, de la douleur, de l'angoisse, de la terreur. De là est venue la facilité pour les nations étrangères de calquer leur théâtre sur le nôtre, et la prompte vogue par laquelle celte forme de tragédie s'imposa, au moins pour quelque temps, à toute l'Europe.

. On peut ajouter que l'action elle-même perd de son caractère individuel pour devenir comme le type plus ou moins exact et vivant d'une situation, d'une passion. Dans cette tragédie on voit l'amour aux prises avec l'ambition; celle-ci est la lutte de l'affection filiale, paternelle, conjugale, avec une passion, avec l'intérêt ou le devoir. Toutes peuvent se résoudre en une formule brève et netle de ce genre, *


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La comparaison d'une tragédie de Corneille avec un drame de Shakespeare mettra en relief ce caractère de notre théâtre. Dans la Rodogune, nous voyons une reine qui, par jalousie et par ambition, ayant fait égorger son mari, veut achever sa vengeance en faisant périr aussi sa rivale. Elle s'adresse pour cela à ses fils, et comme ils sont jumeaux el que leur ordre de naissance est inconnu, elle promet le trône à celui des deux qui la débarrassera de son ennemie. Par malheur les deux princes sont vertueux, tous deux aiment Rodogune, et ils sont liés entre eux d'une telle affection que ni l'amour ni l'ambition ne peuvent les déterminer au crime. Furieuse, Cléopàtre fait assassiner l'un el essaye d'empoisonner l'autre en même temps que Rodogune dans la coupe nuptiale qui doit sceller leur union. Le premier meurtre découvert trop tôt fait avorter son projet, et elle avale elle-même le poison destiné à ses enfants.

Dans quel temps, en quel lieu se passe cette action? Corneille l'a placée en Syrie, sous les successeurs d'Alexandre. Mais il ne lui a pas donné des traits assez précis pour qu'elle n'ait pu aussi bien se mettre en Egypte et aux Indes. Il l'a en quelque sorte affranchie du temps et de l'espace. Ce qui fait l'intérêt de la pièce est indépendant de cela. C'est en effet la peinture, d'un côté, des passions de Cléopàtre, type d'ambition dénaturée et de jalousie perverse, et de l'autre, des sentiments de Séleucus et d'Antiochus aux prises avec l'ambition, l'amour, la jalousie, le respect filial. Ces deux jeunes princes ne sont montrés que par leurs coeurs, et comme ces coeurs sont également vertueux, et qu'ils sont chez l'un comme chez l'autre, le théâtre d'un conflit analogue de mouvements contradictoires, nous ne les distinguons pas bien, et il est assez indifférent au spectateur que ce soit Séleucus qui périsse ou que ce soit Antiochus. On peut même dire que leur sort nous laisse un peu froids, elque le personnage qui nous intéresse le plus c'est Cléopàtre, qui, avec sa haine vigoureuse, son énergie sans scrupules, est au moins quelqu'un de bien vivant.

Voltaire s'est chargé d'ailleurs de faire la démonstration de cette impersonnalité de l'action dans notre tragédie classique. Par deux fois il a reproduit la même tragédie sous deux noms différents. Une* première pièce, intitulée Eriphyle, et dont la scène était à Àrgos à l'âge héroïque de la Grèce, ayant échoué en 1782, il la remit à la scène en 17/jS sous le titre de Sémiramis. Une autre fois, c'est la tragédie d'Adélaïde Du Guesclin qui, ayant eu peu de succès


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en 173/i, reparaît en 1768, baptisée Amélie ou le Duc de Foix. Dans les deux éditions de chacune de ces deux pièces, c'est, malgré le changement des noms, des temps el des lieux, le môme sujet qui est exposé, avec les mêmes vers, les mêmes péripéties, le même dénouement.

Prenons au contraire une pièce de Shakespeare, Roméo et Juliette, par exemple. Là, les événements sont tout, ce sont eux qui font naître les sentiments des personnages, qui créent la situation dramatique, et ils ne sauraient se passer ailleurs qu'à l'époque et dans la société où l'auteur les a placés. Il nous faut une de ces villes italiennes de la fin du moyen âge avec leurs factions, leurs haines, leurs querelles et leurs violences. Roméo, un Montaigu, s'est introduit sous un déguisement à une fête donnée par les Capulets, ennemis de sa famille. Il voit Juliette, el aussitôt s'éprend d'elle éperdument. Le même coup de foudre frappe la jeune fille presque une enfant encore. Comme la haine qui sépare les deux maisons rend impossible que les parents consentent à l'union des deux jeunes gens, ils se marient en secret. Le jour même, Roméo s'éloigne de Vérone, condamné à l'exil pour avoir tué-en duel un parent de Capulet. Pendant son absence, on veut imposer un mariage à Juliette. Pour se garder à Roméo, elle consent à prendre un breuvage qui lui donnera les apparences de la mort, et à se laisser mettre dans un tombeau. Roméo apprend par le bruit public la morl de son épouse : il accourt, pénètre dans le caveau où elle repose, et désespéré s'empoisonne pour rendre auprès d'elle le dernier soupir. A ce moment Juliette s'éveille de sa léthargie, elle voit Roméo expirant, et se perce avec le poignard que portait son amant.

Ce qui nous émeut dans le drame, c'est le destin de ces deux infortunés jeunes gens. Ce qui nous arrache des larmes, c'est la vue des épreuves que traverse leur amour, c'est ce concours fatal de circonstances qui, après les avoir unis, les sépare et amène le terrible malentendu qui cause leur trépas. C'est sur Roméo el sur Juliette que nous pleurons, c'est eux que nous aimons, el entre tous les héros de tragédie ils ont dans noire coeur une place qui est bien à eux.

La tragédie classique a, pendant deux siècles, régné chez nous sans rivale, et il a fallu une sorte de révolution littéraire pour qu'une autre fût admise à partager la scène avec elle. Dès lors , elle est


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tombée rapidement en décadence, puis en discrédit, et aujourd'hu l'on peut dire qu'elle a à peu près disparu.

Mais, dans les deux siècles où elle restée dominante, elle n'a inspiré qu'un petit nombre d'oeuvres vraiment belles et qui aient mérité de rester au théâtre. Ce n'est pas que les pièces n'aient été nombreuses et que beaucoup d'auteurs ne se soient risqués dans une carrière qui promettait et la fortune et la gloire. Beaucoup aussi ont échoué : leurs oeuvres, lourdes, monotones, prétentieuses, se sont brisées contre l'ennui et le dégoût des spectateurs. Du premier coup, pour ainsi dire, la perfection avait été atteinte avec le Cid; mais Corneille lui-même, après une période brillante de quelques années, se montra inférieur à ce qu'il avait été d'abord. Racine s'est contenté d'un petit nombre de productions; il s'est retiré du théâtre étant encore dans toute la force de son talent, découragé par les injustices de ses ennemis, ou désespérant de se maintenir à la hauteur où il était monté.

A quoi attribuer ce prompt déclin de notre tragédie classique ? Estce une application de celle loi naturelle que Lucain proclamait pour les institutions politiques et pour les sociétés :

Summisque negatum Slare diu P

« La perfection ne dure pas longtemps. »

Non ; mais elle portait dans son caractère même, dans les règles qui la consfiluaient, un germe fatal de mort. Appropriée aux exigences d'une époque, aux moeurs d'une société déterminée, elle a été entraînée dans la décadence de cette société. Un autre siècle a réclamé un théâtre plus conforme à ses goûts, plus en rapport avec ses habitudes nouvelles.

Quoi qu'il en soit, elle a jeté un vif éclat. Son véritable représentant a été Racine ; c'est lui qui en a, avec le plus d'exactitude, appliqué les formules, qui lui a donné sa forme la plus parfaite. Aussi est-ce lui qui a été surtout attaqué par les partisans du drame nouveau. Aujourd'hui l'on est déjà beaucoup revenu sur les jugements dont on avait prélendu l'accabler dans le premier tiers du xixe siècle, et il a retrouvé l'estime et l'admiration dont il est digne. Pourtant, si les gens de goût el d'étude lui'rendent justice et le regardent


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comme un des plus grands génies qui aient honoré notre littérature, il me semble qu'il ne jouit pas à l'étranger, el même chez nous, de toute la popularité qu'il devrait avoir. L'imagination des hommes ne paraît pas frappée de sa grandeur comme de celle de Corneille, de Shakespeare, de Goethe et de Schiller. On ne parle pas avec autant d'affection de ses personnages, on ne lui emprunte que peu de citations et d'allusions : il ne fait pas autorité pour la connaissance du coeur humain. Il n'a pas de dévols qui le commentent de façon à trouver dans ses vers, qui n'en peuvent mais, comme un abrégé de toutes les sciences humaines et comme un univers en raccourci.

Et cependant, s'il est un poète qui ait connu le coeur de l'homme, qui en ait sondé les détours, qui ait pris sur le vif et qui ait rendu avec une vérité saisissante les mouvements ondoyants, les mille replis et détours de la passion, c'est bien notre Racine. Qui, par exemple, a mieux exprimé que lui, avec un charme plus pénétrant et en même temps avec plus de vivacité, cette passion, la plus insaisissable, la plus mobile, la plus variée de toutes, et tout ensemble la plus puissante et la plus persistante : l'Amour ? Pourtant, même comme peintre de l'amour, on lui préfère Shakespeare, el l'on songe plus souvent à Roméo, à Juliette ou à Desdémone qu'à Andromaque, à Bérénice ou à Bajazet.

N'y a-t-il pas là une sorte d'injustice? C'est, en effel, la première idée que l'on adopte, alors que, tout plein de la lecture récente du poète, enthousiasmé des beautés que l'on y a découvertes, on en veut aux autres de ne pas partager l'admiration qu'on éprouve. On a bientôt fait d'accuser la légèreté, l'incompétence littéraire, le peu d'éducation artistique du public, à qui il faut des beautés plus palpables, plus grossières. On s'en prend à la mode, cet élément déraisonnable et capricieux qui tient une place si considérable dans les réputations littéraires. Aujourd'hui, le vent souffle à l'imitation étrangère. On s'est mis à jurer par les Anglais et par les Allemands ; on relève dans des oeuvres exotiques, et on admire comme des marques signalées de génie des traits que l'on passe négligemment el que l'on dédaigne dans nos productions nationales.

Il y a là, sans doute, beaucoup de vrai. Cependant le mauvais goût el l'infatuation de l'étranger ne vont pas jusqu'à sacrifier Corneille, qui, lui aussi, est Français, et dont les mérites demandent et


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de la science et du jugement pour être appréciés. Si Racine a été moins heureux que son illustre devancier, c'est donc dans son oeuvre qu'il faut en chercher les raisons. El ces raisons, quand on y a mûrement réfléchi, se présentent abondantes et péremptoires.

J'en trouve une première, et cela peut paraître étrange, dans la perfection artistique des tragédies de Racine. Dans Corneille, dans Shakespeare, il y a des inégalités, des faiblesses, tant dans le style que dans la conduite de l'intrigue et dans le tracé des caractères :

Quandoque bonus dormital Homerus. Parfois, le bon Homère sommeille.

Les scènes vraiment belles, les pensées profondes, les traits éclatants, n'en ressortent que mieux ; ils se détachent du fond, frappent vivement les yeux et laissent une impression plus durable. Les peintres connaissent bien cet artifice, et savent distribuer la lumière dans leurs tableaux, de manière que les objets éclairés ressortent par le contraste avec ce qui les entoure immédiatement, et qui est dans un jour moins brillant, quelquefois même dans une demi-obscurité. Ce n'est pas que les poètes dont .je parle aient agi à dessein et de propos délibéré. Non ; il y a dans leur art beaucoup moins d'intentions et d'habiletés préparées qu'on ne le dit quelquefois ; mais telle était, la nature de leur génie. Ils n'avaient pas la même rigueur de composition, le même souci du style ; Boileau ne leur avait pas enseigné ces scrupules, ce soin, celte délicatesse minutieuse qu'il imposait à Racine. Ils-se laissaient aller davantage à leur inspiration, qui, ici, étail sublime, là, un peu défaillante. Par là, ils sont peut-être plus dans la vérité de la vie, qui offre de ces inégalités et qui ne permet pas que le même homme, fût-il un héros de tragédie, agisse et parle avec la dignité, la convenance, la sobriété, la justesse exacte que l'on trouve chez le modèle de notre tragédie classique. Chez celui-ci, tout est tellement soigné, étudié, calculé d'avance, le plan si consciencieusement posé et arrêté dans tous ses développements, les pensées et les expressions si précisément choisies, que la pièce entière forme un tout, un tissu où tout brille, non pas également, mais avec une harmonie qui frappe plus par l'ensemble que par le détail. Le sublime éclate moins par quelque élan soudain, par un vers merveilleusement frappé et qui dit tout à lui seul, que d'une manière continue


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et par une gradation insensible. Là où Corneille nous transporte d'un mot, Racine nous amène par toute une scène, ou au moins par toute une tirade dont on ne peut rien détacher.

Voici un exemple de cette manière différente de nos deux auteurs : Corneille a emprunté à Tite-Live le récit du combat entre les Horaces et les Curiaces: mais, pour permettre aux sentimenls de ses personnages de se manifester dans tout leur jour, il l'a coupé en deux parties. On apprend au vieil Horace que deux de ses enfants sont morts, que le troisième a fui, laissant la victoire aux ennemis de Rome. Il se refuse d'abord à croire aune pareille lâcheté; puis, trop sûr à la fin du déshonneur de son sang, il laisse déborder son indignation. A l'apologie que l'on essaie de son (ils, il répond par son célèbre : « Qu'il mourùl ! » A peine ce mot a-t-il éclaté, que tout ce qui s'est passé, toul ce qui s'est dit auparavant et qui n'en était que la préparation, et, s'il m'est permis d'employer l'expression, la monnaie, disparaît et n'existe plus. Ce qui suit ne semble qu'un affaiblissement de celte maîtresse parole. Des commentateurs pleins de goût, un Fénelon, par exemple, ont été jusqu'à méconnaître l'admirable convenance de ces mots si paternels :

Ou qu'un beau désespoir alors le secourût !

Ils n'ont pas vu qu'après le citoyen, le père devait avoir son tour, el que ce prompt revirement attestait la puissance du sentiment qui avait pu suspendre un moment les droits les plus sacrés de la nature. Voilà donc un mot qui est à lui seul l'expression d'un caractère et d'une situation, el qui resle à jamais gravé, par l'admiration, dans la mémoire des hommes.

Voyons, au contraire, une scène non moins belle dans Racine : Les Juifs ont été, par les artifices d'un ministre sanguinaire, voués au massacre. Mardochée, averti du péril qui menace ses frères, vient en informer Esther et l'engage à prendre leur défense auprès de son époux Assuérus. Esther hésite : de sévères lois interdisent même à la reine d'approcher du roi, à moins d'être appelée par lui; il y va de . la vie. Celle hésitation, celte faiblesse si pardonnable chez une femme, indignent Mardochée, et il s'écrie :

Quoi ! lorsque vous voyez périr votre patrie,

Pour quelque chose, Esther, vous comptez votre vie 1


yo E. DÙGIT.

Dieu parle ! et d'un mortel vous craignez le courroux ! Que dis-je ? voire vie, Esther, est-elle à vous ? etc., etc.

(Esther, i, 3, 2o5-225.)

L'enthousiasme généreux de Mardochée soulève sur ses ailes la timide Esther. Elle fera ce que lui ordonne Dieu par la voix de son oncle :

Demain, quand le soleil rallumera le jour,

Contente de périr, s'il faut que je périsse,

J'irai pour mon pays m'offrir en sacrifice!

Où trouver rien de plus beau, de plus sublime que celle scène? Mais il n'y a dans tout ce dialogue aucun mot, aucune répartie dans laquelle éclate plus particulièrement la sublimité de la situation et du caractère. Les vers de Mardochée sont magnifiques de sentiment religieux, de vigueur morale, de poésie ; mais ils ne peuvent se détacher l'un de l'autre ; l'impression résulte de l'ensemble, non spécialement de tel ou tel d'entre eux. Quant à Esther, la décision héroïque se prend dans son âme, rien n'éclate au dehors ; nous apprenons sa résolution par une déclaration calme et simple qui voile le généreux de son sacrifice. Nous en sentons au fond du coeur la sublimité ; mais nous serions incapables de l'apprécier, si nous n'avions suivi la scène tout entière et ne nous étions pénétrés peu à peu des pensées mêmes des personnages.

Une seconde raison de la moindre popularité de Racine se peut tirer du genre d'observation morale qui lui est particulier. Il connaît le coeur humain, à la façon des philosophes et des moralistes, c'està-dire qu'il sait lire au fond des coeurs les secrets ressorts de notre conduite. Il sait quels raisonnements les passions nous font au-dedans de nous pour nous séduire et nous amener, à notre insu, où elles veulent. Bien souvent, en effet, elles font de nous leurs dupes, et nous sommes moins instruits des vrais motifs de nos propres actions que ne le sont ces scrutateurs de la conscience humaine que l'on appelle des Bossuet, des La Bruyère, des Molière, des Massillon et des Racine. Aussi nous défendons-nous contre eux quand ils veulent nous faire voir clair en nous-mêmes ; nous refusons de les en croire et préférons garder noire bandeau, - •

Car, à ses propres yeux, L'homme sait se couvrir d'un voile spécieux.

André CHÉNIER.


RACINE ET LA TRAGÉDIE CLASSIQUE. 2 1

Hermione, irritée de l'injure que lui fait Pyrrhus en la dédaignant pour épouser Andromaque, réclame vengeance auprès d'Oreste. Elle croit être tout entière à la colère, à la haine; mais, dans son exaltation même, dans sa hâte fiévreuse, dans ses éclats de fureur, Oreste, avec l'expérience que donne un amour malheureux, reconnaît que c'est une tout autre passion qui la guide :

Et vous le haïssez ! avouez-le, Madame,

L'amour n'est pas un feu qu'on renferme en une âme ;

Tout nous trahit, la voix, le silence, les yeux,

Et les feux mal couverts n'en éclatent que mieux.

Racine connaît donc admirablement la psychologie de la passion ; il en saisit peut-être moins bien les manifestations extérieures. Or, ce sont ces manifestations extérieures qui frappent surtout les spectateurs. Il leur faut moins une instruction qu'une émotion. Peu leur importe qu'on leur révèle quels sont les fils qui font mouvoir la marionnette humaine. Ce qu'ils veulent, c'est que la marionnette se meuve bien, agréablement, pathétiquement; qu'elle leur donne jusqu'à un certain point l'illusion de la réalité,

Quelle différence avec Shakespeare! C'est aussi un bien sagace observateur de la nature. Mais, s'il a assez étudié l'homme pour pénétrer jusqu'aux plus secrets ressorts de sa conduite, la préoccupation du fond n'a pas détourné son attention de la surface. Tandis que Racine suivait dans l'âme même les progrès et les phases de l'amour, de l'ambition, du remords, Shakespeare observait en même temps le visage, les gestes, l'attitude, le langage des gens atteints de ces maladies morales qu'on appelle des passions. Même les gens ordinaires obtenaient de lui un coup d'oeil; il les regardait aller, venir, se remuer, causer, et il notait mille détails dans sa sûre mémoire. Aussi y a-t-il dans son théâtre quelque chose qui me frappe plus encore que sa connaissance du coeur humain, connaissance qui n'est pas supérieure à celle qu'en avait Racine : c'est la vie, la vérité d'extérieur qu'il sait donner à chacun de ses personnages. Les comparses mêmes, les gens qui sont là pour faire nombre, qui ont le rôle d'utilités, comme les confidents de nos tragédies, ont une individualité, une personnalité qui se trahit par un mot, par un geste, par une tournure de phrase. Qu'arrive-t-il de là? C'est que nous avons chez lui, sur un fond vrai cl vivant, des personnages vrais el vivants.


2 2 E. DUGIT.

Ses drames paraissent une tranche découpée en pleine vie réelle, et à. laquelle on n'a donné que ce qu'il faut d'idéalité pour qu'elle entre dans le domaine de l'art. Les personnages de Racine, au contraire, se détachent sur le fond gris des confidents et des suivantes ; ils ressemblent à ces héros qu'Homère nous représente aux Enfers, promenant leurs ombres plutôt que leurs corps sur des prairies éternellement grises d'une moisson d'asphodèles. Ils sont admirablement proportionnés, ils marchent et parlent admirablement : on reconnaît bien en eux Oreste, Achille, Agamemnon, mais il leur manque la douce lumière du soleil et le relief vigoureux que donne le grand jour. Dans ce milieu abstrait, ils semblent eux-mêmes des abstractions.

« Je peins les hommes tels qu'ils doivent être, disait Sophocle ; « Euripide les peint tels qu'ils sont. » Ce jugement, que le plus parfait des tragiques grecs portait sur lui-même et sur l'un de ses rivaux, a été, par La Bruyère, appliqué à Corneille et à Racine. II explique encore pourquoi l'oeuvre du premier a plus de popularité que l'oeuvre du second. On a beau médire de l'espèce humaine, les moralistes chagrins ou trop austères ont beau la déclarer corrompue et encline au mal, elle a du goût et de l'attrait, au moins au théâtre, pour ce qui est bien et pour ce qui est beau. Peut-être même seraitce là un argument à faire valoir en faveur du théâtre. Elle ne se contente pas là de l'émotion, de la pitié ou de la terreur, elle veut de l'admiration. Elle aime à être élevée au-dessus d'elle-même, à voir des caractères meilleurs que ceux qui se rencontrent dans le commerce journalier de la vie. La tragédie classique donnait à ce sentiment une première satisfaction, en ne prenant pour héros que des personnages d'une grande condition : des rois, des princes, et à tout le moins des ministres. Les gens du parterre y trouvaient sans doute ce plaisir de voir que le haut rang, que la puissance et les dignités n'exemptent pas du malheur.

Et la garde qui veille aux barrières du Louvre, N'en défend pas nos rois.

Mais leur véritable jouissance, comme celle de tous les spectateurs, de quelque rang qu'ils fussent, était de se transporter dans un monde supérieur au leur, d'oublier un moment leur condition et leur almos-


RACINE ET LA TRAGÉDIE CLASSIQUE. 23

phère. Quelle ne devait pas être cette jouissance, lorsque ce n'était pas seulement leur atmosphère sociale qui avait changé ; lorsque leur atmosphère morale aussi s'était élevée et épurée ! C'est une disposition naturelle chez tout spectateur, que de se mettre à la place du héros auquel il s'est intéressé. Ces moralistes moroses, dont je parlais tout à l'heure, partent de là pour ramener à l'égoïsme le plaisir que nous éprouvons au théâtre. En assistant aux épreuves des autres, nous songeons avec bonheur que nous en sommes exempts.

Suave mari magno, turbantibus oequora ventis, E terra magnum alterius spectare Iaborem.

Il est doux de contempler du bord les orages qui assaillent d'autres mortels en pleine mer.

Si nous pleurons, disent-ils, c'est à la pensée que même chose peut nous arriver ou nous est arrivée. Non, c'est là une pure calomnie;-car alors les pièces qui feraient le plus d'effet seraient celles où Ton verrait représentés les malheurs les plus approchants de notre condition, les malheurs dont nous sommes le plus effectivement menacés. Loin de là, les pièces qui font le plus d'impression sont celles qui nous présentent un héros que nous pouvons admirer. Même dans les drames vulgaires, où il semble qu'il ne soit fait appel qu'à la sensibilité physique, le personnage dont, pendant la représentation, on salue l'approche d'applaudissements, dont on garde ensuite le plus louchant souvenir, c'est celui qui joue le rôle de sauveur, et à qui l'auteur a prêté libéralement toutes les qualités.

Corneille s'empare de nous par le sentiment d'admiration : ses personnages ont beau être parfois d'un dessin incorrect, leur langage a beau sentir la déclamation, la vantardise et le mauvais goût, leur âme est si grande, elle se manifeste, dans la situation donnée, par de si beaux traits, qu'on les aime, qu'on voudrait les imiter. Cette lulte où la passion, si forte pourtant et si sincère, est noblement lerrassée par le devoir, excite notre enthousiasme, et il nous semble qu'à la place du héros, nous serions capables d'en faire autant. Cette impression est si vraie, que Nicole reproche aux tragédies et aux romans de dégoûter les hommes des devoirs de la vie ordinaire, qui leur paraissent, auprès de ces grands sentiments qu'ils ont vus au


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théâtre, monotones el insipides. Racine ne nous inspire pas de ces généreux dégoûts : il nous émeut, il nous captive tout le temps qu'il occupe la scène ; mais loin qu'il nous fasse sortir de nous pour nous lancer dans un monde idéal de héros, souvent sa puissance sur nous tient à ce qu'il nous fait faire un retour sur nous-mêmes et réveille en nous des sentiments éteints et des douleurs à peine guéries. Il y a donc toute une part de l'àme où il n'arrive pas, et cette part est la meilleure, la plus élevée, la plus impersonnelle, celle où règne ce feu divin de l'enthousiasme.

Enfin, voici à mes yeux la dernière et la plus grave raison de l'infériorité de Racine vis-à-vis des autres grands génies dramatiques : il n'a pas créé de types, il n'a pas imprimé dans la mémoire des hommes de ces noms qui sans cesse reviennent, et qui ont dans nos pensées une telle vie, qu'ils semblent réellement avoir existé et nous avoir été légués par l'histoire. Ses rivaux, au contraire, ont eu cette bonne fortune. Les noms de Chimène, de Pauline, de Roméo, de Juliette, d'Olello, de Hamlet, de Mignon, désignent des personnes bien distinctes, bien caractérisées, et paraissent dans toutes les appréciations et dans tous les parallèles littéraires. Pourtant, quelles figures plus admirablement tracées que celles de Racine ! Andromaque ne personnifie-t-elle pas l'amour maternel en même temps que la fidélité conjugale? Quels terribles traits, quelle effrayante vérité dans ces physionomies odieuses de Narcisse, de Malhan, ces scélérats subalternes, instruments des crimes d'autrui,

Qui, pour se rendre heureux, perdent des misérables ?

Le remords a-t-il été jamais plus vigoureusement exprimé que dans Phèdre,

Malgré soi perfide, incestueuse ?

la douceur et la résignation mieux peintes que dans Iphigénie?

Je saurai, s'il le faut, victime obéissante, Tendre au fer de Calchas une tète innocente, Et, respectant le coup par vous-même ordonné, Vous rendre tout le sang que vous m'avez donné.

De tels personnages ne méritaient-ils pas une immortelle popularité aussi bien qu'aucun de ceux que j'ai cités plus haul ? Cependant ils


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ne l'ont pas obtenue. Et cela tient à deux causes : la première, c'est que le portrait, comme j'ai eu occasion de le remarquer plus haut, si fidèle à la psychologie de la passion, n'est pas aussi exactement conforme à la vie. Chez Racine, en effet, on ne voit les personnages que par le côté qui touche à l'action engagée. Tout le reste est élagué, supprimé, comme formant des longueurs inutiles. Celte pratique est d'accord avec les règles de l'art et avec les conseils de Boileau ; mais les personnages y perdent de la solidité et de la réalité. Andromaque est surtout mère et épouse ; c'est par ces deux côtés qu'elle donne prise à l'action tragique. Mais elle est femme aussi, elle est dans les conditions communes de la nature humaine : par conséquent, il y a des moments où elle pense à autre chose qu'à son fils et à son mari. Et s'il ne faut pas me la montrer dans ces moments-là, il faut cependant parfois me l'y laisser voir. Les passions ne suppriment pas la vie ordinaire, ne la suspendent même pas. Celleci forme le fond sur lequel elles se détachent comme une broderie sur l'étoffe qui la soutient. Supprimez l'étoffe, il n'y a plus de broderie. Les personnages de Racine manquent donc de soutien et de réalité : on ne leur voit point de ces traits précis qui les individualisent ; ils restent des modèles admirables d'une passion placée dans une situation déterminée, mais non des êtres en chair et en os que l'on reconnaît entre mille à leur allure autant qu'à leur langage.

En second lieu, les héros de notre poète ne lui appartiennent pas en propre. Il les a empruntés à ses devanciers, et à des devanciers à qui il n'est pas plus possible d'enlever leur bien « qu'à Hercule sa massue ». Andromaque, Hermione, Iphigénie, Néron, sont la création, ou au moins la propriété d'Homère, d'Euripide, de Tacite, et, pour en avoir tiré un admirable parti, Racine n'est point parvenu cependant à les dénationaliser, à faire oublier leur première origine. Ils sont restés Grecs ou Romains, sous leur nouvel habit français, et, malgré leur délicatesse de conscience tout à fait chrétienne, ils n'ont pas réussi à passer pour des créations modernes et pour des enfants du xvue siècle.

Le public sait gré aux auteurs de lui présenter des héros qui soient tout à fait leur oeuvre, qui ne doivent rien à l'histoire , qui n'aient encore jamais été produits au jour. C'est, à ses yeux, la preuve d'une grande force d'invention, la marque d'un génie supérieur. Cela ne veut pas dire que ces héros doivent éclore tout formés du cerveau


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du poète, que leur nom n'a dû jamais être prononcé auparavant, qu'ils ne doivent pas avoir de passé. Non, il suffit que leur passé soit ignoré, et que les écrits qui en auront parlé auparavant ne soient que des catacombes d'où une évocation puissante aura su les tirer. Le Cid n'est pas de l'invention de Corneille. Le personnage existait dans le Romancero espagnol ; il était le représentant légendaire de la lutte contre les Maures ; il avait paru dans une tragédie récente au delà des Pyrénées. Corneille n'avait guère eu qu'à traduire l'oeuvre de Guilhem de Castro. Mais cela n'a pas empêché la popularité de son héros, car lui seul l'a révélé au public français. Il lui a donné des traits, un caractère national, sous son nom castillan, et en a fait un personnage nouveau dont il est vraiment le père. Shakespeare n'a pas imaginé ni tiré de son propre fonds les figures et les aventures d'Olello, de Roméo et de Juliette. Mais, sans lui, leurs noms dormiraient toujours oubliés dans la poudre des vieux contes italiens.

Quels sont les personnages de roman ou de tragédie qui passent à l'état de types, qui conquièrent cette immense et persistante popularité? Sont-ce ceux qui sont, au point de vue de l'art, les mieux tracés? Ceux qui ont le caractère le plus suivi et le plus vigoureusement arrêté? Peut-être ce que je vais dire semblera-t-il un paradoxe; mais il me semble que non. Ce qui séduit le public dans un héros, ce ne sont pas ses qualités, c'est encore moins la vérité psychologique avec laquelle il est représenté ; ce sont les circonstances clans lesquelles il est placé, quand ces circonstances sont vraiment pathéliques, et qu'il est orné de je ne sais quelle grâce de jeunesse et de malheur. Il y a en nous lous une tendance aux aventures, au romanesque, qui, ne trouvant pas sa satisfaction dans la vie, se réfugie dans le domaine de la fiction. Les héros qui ont noire intime préférence et le meilleur de noire coeur sont ceux qui satisfont le plus à celte tendance, ceux avec lesquels, dans nos rêveries, nous pouvons le plus facilement nous associer et nous confondre. Si la personne doit avoir en elle du piquant, de l'originalité, de la grâce, des qualités qui nous attirent, il faut aussi que le malheur lui vienne donner ce que Bossuet appelle : « je ne sais quoi d'achevé ». Le spectacle de la prospérité nous touche peu ; un héros au comble de ses voeux nous fait plaisir quand nous l'aimons ; mais ce qui le fait aimer, ce qui lui ouvre nos entrailles, c'est le malheur. Etrange contradiction ! nous aspirons tous au bonheur, c'est lui qui est le but dernier de nos efforts! Et


RACINE ET LA TRAGEDIE CLASSIQUE. 27

cependant, dans nos rêveries romanesques, quand notre imagination dispose à son gré des événements, nous nous plaisons à ne l'atteindre qu'après des épreuves touchantes, des infortunes noblement supportées, des actes de dévouement et de grandeur d'âme qui sont la condition et l'excuse de cette fortune où nous réussissons enfin à goûter le repos.

Les moissons pour mûrir ont besoin de rosée,

Pour vivre et pour sentir, l'homme a besoin des pleurs.

Un héros nous plaît donc moins par ce qu'il est en réalité que par ce que nous lui ajoutons de notre propre cru, par l'élan' qu'il donne à notre imagination, par la matière qu'il fournit à notre rêverie. La faveur publique s'attache quelquefois à des figures que l'auteur n'a fait qu'esquisser, qu'il a crayonnées en passant, mais qui s'imposent à nous par leur situation, par leurs aventures, par le mystère même* qui plane sur elles. Entrons dans cette magnifique galerie des portraits de Shakespeare : il y en a d'admirablement peints, arrêtés dans leurs contours et dans leurs moindres détails. Mais quels sont ceux qui sont le plus populaires? C'est Hamlet, c'est Roméo, c'est Juliette, c'est Desdémone, ce sont, pour tout dire en un mot, ceux qui se prêtent le mieux à cette disposition romanesque de nos âmes. L'auteur les a représentés par quelques traits saisissants, puis les a jetés dans l'intrigue dont leur vie est l'enjeu. Palpitants, nous suivons le drame de scène en scène, et, sortis du théâtre, nous emportons une image attendrie de cette pauvre enfant si belle, si affectueuse, si dévouée, cruellement mise à mort sur un soupçon ; de ce jeune prince succombant à un fardeau, trop lourd pour lui, de douleurs et de vengeances ; de ces tendres amants dont la passion si poétiquement éclose a un tombeau pour lit nuptial. Cette image, nous aimons à l'évoquer, nous brûlons de faire partager à d'autres l'impression qu'elle nous a causée. Et voilà comment un personnage dramatique devient un type dans l'admiration populaire.

Le public est donc pour une part dans la création des figures de roman ou de tragédie qui lui deviennent vraiment sympathiques ; c'est lui qui, avant de les adopter, les complète, les caractérise et quelquefois autrement que l'auteur n'avait fait. Un exemple curieux est celui de cette héroïne de Goethe que le théâtre et la musique ont


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fait connaître à toute la France. Je veux parler de Mignon. Cette enfant, parait dans un roman considérable dont le héros est Wilhelm Meister. De tout ce roman, nous n'avons guère retenu, nous autres Français, que la figure de Mignon, et cependant, dans l'oeuvre de Goethe, elle n'occupe qu'un petit nombre de pages ; c'est un épisode presque insignifiant dans les aventures par lesquelles Meister forme son expérience et arrive à l'intelligence de la vie. L'amour de la pauvre fille pour son protecteur éclate à peine en quelques lignes, par un accès inconscient de jalousie, et se dénoue, hélas ! comme cela se passe généralement dans le monde réel, par le dédain, l'oubli, et elle disparaît de cette vie et du chemin de Wilhelm, sans laisser de trace. Mais> les circonstances où Goethe l'avait introduite, la touchante romance qu'il lui a mise dans la bouche, la figure pittoresque du joueur de harpe qui l'accompagne, l'aventure romanesque qui l'a réduite à sa misérable condition de danseuse, ont saisi les imaginations et touché les coeurs. Un artiste de talent, séduit par cette figure originale, l'a reproduite dans une attitude caractéristique, et, depuis lors, Mignon est une des figures qui reviennent le plus volontiers se présenter à l'imagination populaire. Celle-ci a voulu réparer pour la pauvre enfant l'injustice ou au moins la cruauté du sort, et elle l'a conduite, après les épreuves de l'abandon et de la maladie, dans son palais sur un des lacs enchanteurs de l'Italie, et l'a mariée à celui qu'elle aimait.

En présentant ces observations, je ne prétends pas qu'il y a une injustice à réparer envers Racine, et qu'il faut le remettre à la place dont il est digne, c'est-à-dire au premier rang. J'ai voulu seulement faire connaître la nature de son talent, et expliquer les motifs du jugement que l'on porte sur lui. Dans ces sortes de choses, l'opinion ou plutôt le sentiment public est seul juge. S'il peut se tromper un moment, être égaré par des préjugés, des passions, il revient sur ses erreurs, et ne met pas son amour-propre à ne pas le reconnaître. C'est toujours à lui qu'appartient le dernier mot, c'est de son côté qu'est la raison. Que l'on dise tant que l'on voudra que les qualités de Racine sont d'un ordre supérieur à celles de ses rivaux ; que son art, par sa perfection même, dépasse la portée de la foule et n'est accessible qu'à un petit nombre d'élus; que les sujets de ses tragédies, étant empruntés aux légendes ou aux histoires anciennes, demandent, pour être comprises, une connaissance de l'antiquité que tout le


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monde en France et ailleurs ne possède pas ; que le goût a changé depuis le xvne siècle, et qu au lieu de dialogues éloquents el de savantes analyses psychologiques, ce que nous voulons aujourd'hui sur la scène, c'est de l'action : tout cela est vrai. Mais si cela prouve que Racine est un grand poète, cela ne prouve pas que le public ait tort de ne pas le préférer à tous les autres, et même de l'aimer moins que certains autres.

Le but de tout ouvrage d'art est de plaire, el de plaire, je ne dis pas à première vue, mais peu s'en faut. Toute beauté qui ne saisit pas immédiatement, qui n'enlève pas le spectateur, n'est qu'une beauté de second ordre. J'enlends par là que, si admirable qu'elle soit, elle le serait encore davantage si elle était assez simple, assez claire pour éclater tout de suite. Tous les raisonnements el tous les commentaires ne prouvent pas contre la simple impression de plaisir que l'on éprouve à la vue d'un objet. Or, de toutes les productions littéraires, la tragédie est celle qui se rapproche le plus des arts plastiques ; elle n'a pas à instruire, il faut qu'elle émeuve ; si elle a ému, son but est atteint. A elle de faire en sorte que l'émotion soit saine, fortifiante, morale; car, à cette condition seulement, elle appartient au grand art. Mais il ne faut pas oublier, en la jugeant, qu'elle est faite pour la représentation, non pour la lecture. Le spectacle, d'après Aristote, en est un élément essentiel. C'est donc toujours au point de vue du spectateur qu'il faut se placer pour l'apprécier.



LE CULTE DES EMPEREURS

DANS LES CITÉS DE LA GAULE NARBONNAISE

Par M. Edouard BEAUDOUIN,

Professeur à la Faculté de Droit de Grenoble

L'organisation et l'histoire du culte de Rome el d'Auguste, dans les provinces de l'empire romain, ont fait l'objet d'études très importantes d. Mais on sait que les provinces ne pratiquèrent pas seules le culte des empereurs, que les cités eurent aussi le leur, el qu'il y a

1 Voy. principalement Guiraud, Les assemblées provinciales dans l'Empire romain, 1887. Cf. Marquardl, Roemische Staatsverwaltung, I (2e édition, 1881), pp. 5o3 à 517. Plus particulièrement sur les prêtres provinciaux, Marquardt, De provinciarum romanarum conciliis et sacerdotibus (Ephemeris épigraph., I, pp. 200 à 21/i), et le résumé de ce travail dius Desjardins, Le culte des divi et le culte de Rome et d'Auguste (Revue de Philologie, III, pp. 4g à 55).— Sur l'organisation do ce culte dans des provinces en particulier, voy. surtout : pour l'Afrique, Pallu de Lesserl, Les assemblées provinciales el le culte provincial dans l'Afrique romaine (Bulletin des Antiquités africaines, i884, pp. 1 à 67, 321 à 344) ; pour les trois provinces de Gaule et l'assemblée de Lyon, Allmer et Dissard, Musée de Lyon ; inscriptions antiques, II, pp. /| à i34 - — Consulter aussi les travaux plus généraux consacrés au culte des empereurs, dans lesquels l'étude du culte provincial de Rome et d'Auguste tient, à cause de son importance, une place prépondérante ; lire surtout à ce point de vue : Boissier, -L'apothéose impériale; dans la Religion romaine d'Auguste aux Anlonins, livre I, chap. 11 (édit. in-12, I, pp. 10g à 187); Duruy, Formation d'une religion officielle dans l'Empire romain(Acad. des sciences mor. el pol., t. ni, 1S80, pp. 828 el suiv.) ; Hirschfeld, Zur Gescldchte des roemischen Kaisercultus (Sitzungsberichlc der Akademie der Wissenchaften zu Berlin, 1888, II, pp. 833 à 8G2, résumé dans la Revue épigraphique du Midi, t. II, p. 3g8 el suiv.; 4i3 et suiv.) ; Viollet, Hist. des Institutions politiques et administratives de la France, I, pp. 44 à Co.


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des prêtres municipaux des empereurs comme il y a des prêtres provinciaux. Il était naturel que l'attention se portât d'abord el de préférence sur ces derniers. Ils sont de beaucoup les plus en vue. En effet, l'institution si remarquable des assemblées provinciales est, pour ainsi parler, le produit et la création du culte de Rome et d'Auguste dans les provinces !, de sorte que l'on peut dire, sans aucun paradoxe, que les seules institutions représentatives dont l'antiquité ait eu l'idée sont nées à l'ombre des autels élevés aux empereurs par les provinces. L'intérêt exceptionnel qui s'attache, pour cette raison, au culle provincial de Rome et d'Auguste explique donc très bien qu'on se soit de préférence porté vers cette étude et qu'il ne reste plus rien à dire aujourd'hui, ou à peu près rien, sur un tel sujet. Une circonstance assez récente est encore venue tourner l'attention de ce côté. La découverte faite à Narbonne, en 1888, d'une longue inscription relative au flamine et au concilium de la province de Narbonnaise, a donné comme un air d'actualité à ces sacerdoces des provinces 2. Rien ne leur a donc manqué de ce qui pouvait attirer l'intérêt. Au con1

con1 n'est pas à dire qu'on ne trouve dans quelques provinces, surtout dans les provinces grecques, des assemblées antérieures à la conquête romaine, dont l'existence a été respectée par les Romains, ou, parfois aussi, des assemblées anciennes, qui ont été modifiées el réorganisées par les Romains, et qui sont au moins le germe d'où sortirent les assemblées provinciales de l'Empire. Mais il n'en est pas moins vrai que, dans ces assemblées anciennes, comme dans celles que les Romains créèrent de toutes pièces, le culte de Rome et d'Auguste est l'affaire principale et la raison d'èlre officielle de l'assemblée, de sorte que partout ce culte se trouve associé d'une façon nécessaire à l'existence d'une assemblée provinciale. Voy. sur ces assemblées anciennes Guiraud, loc. cit., pp. 37 à 5o.

2 Comme j'aurai plus tard à me servir de cette inscription, bien qu'elle ne soit pas relative à un flamine municipal, j'indique les recueils où elle est publiée et les travaux principaux auxquels elle a donné naissance : — de Villefosse, Bulletin critique, 1888, pp. no et suiv. —Mispoulet, ibid., pp. i85 el suiv., et r8go, pp. 6 et suiv.; Revue historique de droit, 1888, pp. 353 et suiv. — Guiraud, Académie des sciences morales et politiques, t. i3o, 1888, pp. 262 et suiv.—Alibrandi, Bulletino, del instiluto del diritlo romano, I, 188g, pp. 173 el suiv.;—C. /. L., XII, 6o38, avec note de Mommsen (reproduit dans la Revue épigraphique du Midi, t. II, n° 6g8, pp. 344 et suiv.). — Hirschfeld, Zur Geschichle des rom. Kaisercultus, cité, passim.— Lafaye, Revue de l'histoire des religions, juillet-août 188g, p. 54 el suiv. — LouisLucas, note de sa traduction de Marquardt, Organisation de l'Empire romain, pp. 247 à 20G.


LE CULTE DES EMPEREURS DAXS LA GAULE NARBOKNAISE. 33

traire, les prêtres municipaux des empereurs, les flammes des cités, ont été volontiers laissés dans l'oubli. Aucune étude d'ensemble ne leur a été consacrée', et ce qu'en disent les traités d'institutions romaines est, de l'aveu même des auteurs de ces traités, quelque peu insuffisant et conjectural 2. Pour l'Afrique seule, M. Hirschfeld, dans un mémoire déjà ancien, mais dont les résultats essentiels demeurent toujours debout, a comblé celte lacune et dit à peu près tout ce qu'il nous est permis de savoir sur les flammes des cités de cette province 3. Il serait précieux d'avoir un travail semblable pour chacune des autres provinces ; malheureusement ce travail n'a encore été traité pour aucune autre. Je l'entreprends aujourd'hui pour la Narbonnaise 4. La publication des inscriptions de cette province, dans le tome XII du Corpus, fournil aujourd'hui tous les éléments indispensables de cette étude, comme autrefois Ja publication des inscriptions de l'Algérie par M. Renier a fourni à M. Hirschfeld tous les éléments de la sienne. Un travail définitif sur la Narbonnaise est donc désormais possible ; les résultats obtenus pourront être considérés comme des points acquis dans l'état actuel de la science, et, même dans l'avenir, lès inscriptions de celte région qui seront découvertes viendront naturellement et comme d'elles-mêmes se placer à leur rang dans les différentes parties d'un tel travail. On se demandera peut-être pourquoi je n'ai pas entrepris de préférence une étude d'ensemble sur les flamines des cités dans l'empire romain. Je viens d'en dire la raison. Une semblable étude ne pourra être définitive que le jour où les inscriptions de toutes les provinces romaines, sans exception, auront été publiées, autrement dit quand le Corpus sera achevé. Tout ce

1 Si ce n'est toutefois un travail très court et tout à fait insuffisant de Herbsl, De sacerdotiis Romanorum municipalibus, Ihèse de l'université de Halle, i883. La matière des flamines des cités est traitée, mais très brièvement aussi, dans les ouvrages généraux sur les institutions romaines; voy. Marquardt, Roem. Staatsverwalt., I, pp. 173-175 (traduction Weiss el Lucas, pp. 243-247) ; Mispoulet, Institut, polit, des Romains, II, p. i32.

2 Voy. Marquardt, loc. cit., p. 173, note 11 ; et Mispoulet, loc. cit., p. i3t.

3 Hirschfeld, / sacerdozi dei municipii romani nell Africa (Annali del l'Instituto di corresp, archeol., t. 38 (1886), pp. 28 à 77).

4 Pour la Narbonnaise, Herzog, Gall. Narbon. hisloria, i804, pp. 233-23G, s'est, il est vrai, occupé déjà de cette matière, mais d'une façon très sommaire, très vague el pas bien exacte. Le sujel reste donc encore tout à fait nouveau.

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3l\ EDOUARD BEAUDOUIN.

qu'on écrira, avant celte date, sur les régions dont les inscriptions n'ont pas paru encore, sera nécessairement à refaire le jour où le volume relatif à ces régions aura été publié. Dans ces conditions, la méthode sûre et scienlifique, économe de temps perdu et soucieuse de ne donner que des résultats acquis, me paraît être celle qui consiste à n'étudier encore que les provinces sur lesquelles nous sommes suffisamment bien renseignés.

Je ne m'occuperai donc que de la Narbonnaise, et, dans cette province, je n'étudierai que les sacerdoces des cités, et non celui de la province elle-même. Cependant, il sera parfois nécessaire de faire quelques excursions en dehors de ces limites et de parler, soit des sacerdoces provinciaux, soit du culte des empereurs dans des cités étrangères à la Narbonnaise, cités appartenant à d'autres provinces ou cités italiennes. Il est bien entendu que je ne m'interdirai pas ces excursions toutes les fois qu'il pourra en résulter des rapprochements ou des comparaisons propres à éclairer l'organisation du culte impérial dans les cités de la Narbonnaise. Dans toule étude sur les institutions de l'empire romain, de pareils rapprochements s'imposent toujours. Par exemple, on'n'étudiera jamais les institutions municipales d'une province donnée sans parler des institutions municipales des autres provinces ou de l'Italie. Il en est tout à fait de même dans notre matière.

La partie la plus délicate, — et qui est en même temps le point de départ — de l'étude que j'entreprends, consiste, à mon avis, à distinguer avec le plus grand soin, parmi les nombreux prêtres qui sont attachés au culte des empereurs, trois classes tout à fait distinctes : i ° les prêtres des empereurs divi (ou des personnages de la famille impériale également proclamés divi) ; 2° les prêtres d'un .empereur vivant (ou d'un personnage de la famille impériale) adoré personnellement ; 3° les prêtres de Rome et d'Auguste dans la cité. Ces trois sacerdoces sont profondément distincts, bien que, d'une façon générale, ils se rapportent tous au culte des empereurs. En d'autres termes, tous ces prêtres sont, il est Arrai, des prêtres des empereurs; mais le culte impérial se présente à nous avec des caractères tout différents, selon qu'il s'agit du culte des divi, du culte rendu personnellement à un empereur vivant, ou du culte de Rome et d'Auguste. Au fond et à la base de ces trois sacerdoces, il y a l'idée commune d'une certaine divinisation de la personne de l'empe-


LE CULTE DES EMPEREURS DAKS LA GAULE .NAHBOXKAISE. 35

reur ; mais celte idée s'est traduite de trois façons différentes et a produit trois cultes distincts ; et ces sacerdoces, issus sans doute d'une même conception originaire, cependant, ne sont pas exercés par les mêmes hommes, ne s'adressent pas à la même divinité, et, pour ainsi dire, ne se rapportent pas à la même religion. Comme toute la clarté et toute l'exactitude de ce qui va suivre dépendent de la vérité de cette observation, je vais d'abord bien m'expliquer sur ce point là. La distinction entre le culte des divi et le culte de Rome et d'Auguste est aujourd'hui reconnue et faite par presque tout le monde 1. Il en est peut-être différemment de la distinction que je crois devoir faire entre le culte de Rome et d'Auguste et le culte qui a pu être rendu, dans certains cas, à certains empereurs personnellement adorés de leur vivant. On confond très souvent les deux choses, sous le nom trop général et assez inexact de culte des empereurs régnants 2. Il est donc utile de bien montrer qu'il y a là réellement deux cultes et deux sacerdoces distincts, et que les prêtres de tel empereur, traité durant sa vie de divinité véritable, ne sontjpas les mêmes que les prêtres de Rome et d'Auguste qui honorent l'État romain, et l'empereur en

1 Voy. surtout le mémoire cité de Desjardins, Revue de Philologie, III, pp. 33 et suiv., qui a mis très bien en lumière la différence de ces deux cultes. C'est aujourd'hui un point acquis. — Herzog, Gall. Narb., p. 235, semble bien au contraire confondre tous les cultes qui peuvent avoir pour objet, d'une façon générale, l'Empire ou l'Empereur. Il en est de même malheureusement d'un ouvrage plus récent, et que sa date eût dû mettre à l'abri de telles confusions ; Morel, Genève et la colonie de Vienne, 1888, pp. 116 et 118. On est très étonné d'y voir mêlés et identifiés, d'une part « l'Etat divinisé » et « les lares de Rome et de la famille impériale »; d'autre part leftamen divi Augusti, leflamen Augustorum ou Augustalis, lejlamen coloniae, etc.; ■— plus étonné encore de lire que c'est « sous Auguste » que ce seul el unique flamine « s'appelle^Zamen divi Augusti » (I) De telles confusions, dans un livre qui d'ailleurs a de bonnes pages, montrent combien, même dans le public savant, on est loin encore de posséder sur ces matières des idées précises et correctes, el combien il est nécessaire de s'attacher avec un soin infini aux distinctions qui peuvent seules mettre dans ces recherches l'exactitude et la clarté, et empêcher qu'on ne brouille tout absolument.

2 Ainsi parle par exemple Marquardt, loc. cit., I, p. 174, (trad. Weiss et Lucas, p. 244), qui oppose simplement le culte des empereurs divi au « culte des empereurs régnants ». Ce langage esl 1res usuel chez ceux qui s'occupent de ces matières. Je n'ose pas dire qu'il constitue une erreur, mais il ne fait pas la distinction entre deux choses qu'il esl cependant utile de ne pas confondre.


36 ÉDOUAHD BEAUDOtlIN.

général considéré comme le chef et le représentant de l'Etat, plutôt que tel empereur en particulier. Je justifierai ainsi la distinction que je fais en cette matière entre trois classes de prêtres des empereurs, et, par là-même, le plan de ce travail qui est tout entier fondé sur cette distinction.

Le culte rendu à certains empereurs personnellement adorés comme des dieux est une exception, une rareté, au moins dans les pays de l'Occident et notamment dans notre province de Narbonnaise. C'est une habitude orientale et grecque, à laquelle les Romains, les Italiens, et en général les peuples de l'Occident se sont très difficilement plies. Chez les peuples d'Orient, la divinisation du souverain est la règle ; aux yeux de ces hommes l'idée même de la monarchie implique nécessairement que le roi est dieu, et on l'honore comme tel. Aussi les empereurs, dans les provinces d'Orient, ont-ils été traités comme des dieux. En Narbonnaise, comme dans l'Italie et dans tout l'Occident, il y a quelques exemples d'une divinisation semblable. César a été certainement adoré comme dieu de son vivant, et je montrerai qu'il s'en faut d'assez peu qu'on ne puisse dire la même chose d'Auguste. Mais il ne faut pas que ces quelques exemples d'un culte rendu personnellement à un empereur vivant nous fassent prendre pour une règle, au moins dans cette partie de l'empire, ce qui n'y a jamais été qu'une exception. La divinisation des empereurs vivants, selon l'usage gréco-oriental, n'est jamais devenue, en Occident, une institution régulière et officielle, comme l'ont été le culte des divi et le culte de Rome et d'Auguste. Il y en a des exemples, mais ces exemples sont rares, ne dépassent guère l'époque d'Auguste, et n'ont pas donné naissance à un véritable culte établi. C'est ce que je démontrerai tout à l'heure.

2° Le culte des divi est le mieux connu, et d'ailleurs le plus aisé à comprendre et à définir. Il s'adresse aux empereurs qui ont été proclamés divi, c'est-à-dire qui ont reçu du sénat, après leur mort, l'apothéose les mettant au rang des dieux. Il ne concerne donc que des empereurs morts et devenus dieux régulièrement par la consécration officielle du sénat. Il se distingue par là d'une façon visible du culte des empereurs vivants personnellement adorés et du culte de Rome et d'Auguste.

3° Le culte de Rome et d'Auguste ne s'adresse ni aux divi, ni même, à parler exactement, à l'empereur vivant. S'il s'adressait à ce


LE CULTE DES EMPEREURS DANS LA GAULE XARBONXAISE. 3 ~,

dernier, tous les empereurs auraient eu ainsi,' sans exception et partout, un culte et des prêtres ; car les inscriptions relatives aux prêtres de Rome et d'Auguste se rencontrent dans toutes les provinces et sont de toutes les époques. Mais cette idée n'est pas exacte. Ce culte est celui de l'État romain ; il est la religion officielle de l'unité romaine, de Rome et de l'empire, qui sont considérés par les provinces (el c'est en province surtout que ce culte a été répandu et qu'il a acquis de l'importance) comme les gardiens de la civilisation, de l'ordre et de la paix, et dont le nom même signifie ces choses-là poulies provinces. Comme le dit très bien M. Boissier, « rendre un culte à la puissance romaine,, personnifiée dans l'empereur régnant et dans ses prédécesseurs divinisés 1, c'était faire une sorte de profession de foi

solennelle par laquelle on reconnaissait l'aulorité de l'empire Les

nations que Rome s'était assimilées après les avoir vaincues et qui acceptaient son autorité sans répugnance, tenaient à célébrer avec empressement le culte impérial pour faire voir qu'elles étaient franchement devenues romaines Le culte de Rome et d'Auguste n'était

donc, en réalité, que Yadoration de la puissance romaine et de l'empereur qui la représentait*, qu'une sorte d'acte public de reconnaissance el de soumission pour ce gouvernement prolecteur sous lequel le monde vivait en paix 3. » Ce culte, ajoute M. Bouclié-Leclercq, « fut l'expression, à la fois officielle et populaire, du loyalisme dans l'empire romain ; il signifiait attachement au grand corps dont le prince était la tète, foi en la primauté de Rome et l'éternité de son oeuvre, subordination du patriotisme local au sentiment de solidarité

1 Expression légèrement inexacte en ce qu'elle confond et mêle le culte véritable de Rome et d'Auguste, celui dont il est réellement question dans ce passage, et le culte des divi. Mais M. Boissier, comme on le voit par les pages précédentes, avait surtout sous les yeux, en écrivant ce chapitre, les. inscriptions d'Espagne où précisément, par une exception remarquable, le culte de Rome et d'Auguste et celui des divi sont associés et où le flamine provincial est appelé assez souvent ftamen Romae divorum et Auguslorum. (Voy. Marquardt, Ephem. épigraph., I, p. 200, el Desjardins, Revue de Philol., III, p. 54). Sur cette particularité, propre à l'Espagne, et qu'il y aurait sûrement péril à généraliser, voy.„ce que je dirai plus loin dans le deuxième et dans le troisième paragraphe, et Desjardins, loc. cil. .

2 Je souligne moi-même cette phrase, parce qu'elle donne d'une façon très juste la définition du culte de Rome et d'Auguste.

3 Boissier, Religion rom., édil. in-12, I, pp. 10G, 107.


,5<S EDOUARD BEAUDOUIN.

que développait de jour en jour parmi les peuples l'habitude d'obéir aux mêmes maîtres 1. » Toutes ces expressions caractérisent admirablement le culte de Rome et d'Auguste, et, pour le définir, je n'ai rien trouvé qui fût à la|fois plus clair-et plus exact.

Ainsi trois cultes distincts, et, pour ces trois cultes, trois classes de prêtres. Que tous ces cultes se ramènent, si on veut remonter au principe d'où ils sont sortis, aune idée commune qui est la divinisation de la personne de l'empereur, c'est là une chose évidente. Mais il n'en est pas moins vrai que cette idée de la divinisation de l'empereur ne se traduit pas de la même manière dans le culte des divi, qui s'adresse à des empereurs morts et .consacrés par le sénat, dans le culte de l'empereur vivant, personnellement adoré comme un dieu, selon l'usage des Grecs, ou dans le culte de l'État et de la puissance romaine que les hommes rendent à l'empire plus exactement encore qu'à l'empereur régnant.

Les explications que je donnerai sur chacun de ces trois cultes et sur les trois classes de prêtres qui s'y rattachent, justifieront, je l'espère, l'idée très générale que je viens d'énoncer. Je vrais les étudier dans l'ordre même où ils viennent d'être énurnérés 2.

1 Bouchë-Leclercq. Manuel des instit. rom., pp. 555, 556.

5 Dans cette étude, ne m'occupant que des prêtres proprement dits des empereurs fsacerdotes ou flamines), je laisserai absolument de côté tout ce qui concerne les seviri Augustales des cités, qui se rattachent dans l'opinion ordinaire, d'une façon plus ou moins directe, au culte des empereurs, (voy. cependant, contre cette manière devoir, Mommsen, Slaatsrecht, III, pp. 452 et suiv.; =trad. Girard, VI, 2" partie, pp. 4i et suiv.), mais qui, dans tous les cas, et d'une manière certaine, ne peuvent pas être appelés exactement des prêtres des Empereurs. Celte question des Augustales est d'ailleurs assez importante et assez difficile par elle-même pour qu'il soit nécessaire de la traiter à part ; et ce n'est pas de côté, pour ainsi dire, el accessoirement à un autre travail, qu'il convient de l'aborder. Il vaut mieux l'écarter absolument que d'en parler d'une façon incidente et insuffisante.


LE CULTE DES EMPEREURS DANS LA GAULE NARBONNAISE. 3p,

' '. s ior.

Les prêtres des empereurs vivants, personnellement adorés comme dieux.

Avant d'aborder les textes qui se réfèrent à l'existence de prêtres pareils dans la Narbonnaise, il faut se demander tout d'abord s'il est vrai que les empereurs ont été de leur vivant personnellement traités comme des dieux, ou au moins jusqu'à quel point ils l'ont été. Comme il y a encore beaucoup d'idées fausses, de vague et d'obscurité répandus sur cette question, il est tout à fait indispensable de bien s'expliquer sur ce qu'on doit entendre par la divinisation des empereurs vivants ; et il importe, surtout ici, de serrer de très près le sens des mots et la portée des textes, et de ne pas prendre pour une divinisation formelle des hommages ou des expressions qui s'en rapprochent plus ou moins. J'étudierai donc d'abord ce qu'a été d'une façon générale le culte rendu personnellement aux empereurs vivants, et je me demanderai ensuite quelles traces de ce culte il est possible de retrouver dans les cités de la Narbonnaise.

L

Dans toutes les monarchies orientales, le roi est Dieu ou fils de Dieu. L'idée de la monarchie implique nécessairement, pour ces peuples, la divinisation du souverain. Le style des inscriptions de l'Egypte, de l'Assyrie ou de la Perse, l'art même de ces pays, je. veux dire ces statues, ces bas-reliefs et ces peintures où le roi nous apparaît revêtu des insignes de la divinité et dans l'attitude officielle d'un dieu, est la preuve éclatante de l'idée que les hommes se faisaient alors de la royauté 1. Il en fut de même des Grecs, au moins à partir

1 Voy-. pour l'Egypte, Perrot, Hist. de l'art dans l'antiquité, I, pp. 22, s3. Inscriptions d'Ipsamboul et de Medinefc-Abou où Phtah parle ainsi à Ramsès II et à Ramsès III: « C'est moi qui suis Ion père,- je t'ai engendré comme dieu, tous tes membres sont divins », etc. (Society of biblical archeology, VII, pp. 11g et suiv.). Cf.


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du jour où ils régnèrent sur les peuples d'Orient. On .sait qu'Alexandre se fit saluer en Egypte du nom de fils d'Amon-Ra ; et tous les rois qui gouvernèrent après lui les débris de son empire, les Plolémées en Egypte, les Séleucides en Asie, plus tard les Attales à Pergame, ont tous reçu, de leur vivant, les honneurs divins *. Aussi, dès que Rome fut maîtresse des pays d'Orient, et par conséquent à une époque où il ne peut être question encore de l'apothéose impériale, les Grecs d'Asie se sont-ils empressés d'élever des temples à la déesse Rome 2; et non seulement Rome reçut le titre de divinité, mais les généraux vainqueurs et les gouverneurs furent aussi traités comme des dieux. Par exemple, quand Flaminius eut vaincu Philippe, on lui bâtit des temples où on l'adora en compagnie d'Apollon et d'Hercule. La Sicile donna aussi des temples à Verres, avanl d'oser le traduire en

Perrot, loc. cit., fig. i5, 225, 255, etc. — Pour la Perse, voy. dans les Perses d'Eschyle, vers 167, comment le choeur parle à Alossa : ®eov fih w-J'ÔTEt^K IjEjOtfMV, 0£oO oè v.'A \m~rip s?v;. Cf. dans Perrot, V, fig. 467, le bas-relief de Pasargade, représentant Cyrus dans l'atlitude el avec les attributs d'un dieu ; (il est cependant plus probable que ce monument esl postérieur à la mort de Cyrus, à cause d'une influence égyptienne très marquée). — En Assyrie, si le roi n'est pas dieu tout à fait, au moins est-il, comme dit M.. Perrot, le vicaire d'Assour sur la terre, son confident et son lieutenant. (Ibid., II, p. g8.)

1 Voy. sur ce point les textes réunis et les ouvrages cités par Guiraud, Assemblées prov., pp. 16 et 17; et par Hirschfeld, Roem. Kaisercullus, pp. 834, 835. — Noter surtout la divinisation de Ptolémées en Egypte, parce que c'est elle qui a surtout servi de modèle à celle des empereurs. Voy. sur celte divinisation principalement, : Letronne, Recueil des inscriptions de l'Egypte, I, pp. 24 1, 3Ô2 et suiv.; Revillout, Revue archéolog., XXXIV (1877), pp. 238 et suiv., et Revue egyptologique, I (1880), pp. i5 et suiv.; Wilcken, Hernies, XXII, pp. 7 et i3. — Spécialement le nom de Dionysos, que portent assez souvent les Ptolémées dans les inscriptions grecques (voy. par ex. C. I. Gr., II, 2620), rappelle le titre de vsoç âiovuTo; que porteront si souvent les empereurs romains dans les mêmes pays, comme je le ferai voir.

2 Temple de Rome à Smyrne, dès le temps des guerres puniques ; Tacite, Ann., IV, 56 : Seque primos, disent les Smyrniotes, templum urbis Romm statuisse, M. Porcio consule, magnis quidem jam populi romani rébus, nondam tamen ad summum elatis, stanle adhuc punica urbe. — De même à Alabanda, en Carie : Tite Live, XLIII, 6 : Alabandenses templum urbis Romse se fecisse commemoraverant, ludosque anniversarios ei divae instituisse. Cf. les monnaies d'Alabanda avec l'inscription 65a Pttyiïj (Eckhél Doclr'ma numor. vêler., II, p. 571). — Sur ces temples élevés à la déesse Rome, Hirschfeld, Roem. Kaisercultus, pp. 835, 836.


LE CULTE DES EMPEREURS DANS LA GAULE NARBONNAISE. /( I

justice,- et la Cilicie en fit autant pour son proconsul Appius qui ne valait pas mieux que Verres 1. Comme, parmi les gouverneurs, les plus mauvais étaient ceux qu'on craignait le plus, ils furent aussi les plus déifiés. L'Etat romain laissait faire ou encourageait, voyant là un usage grec contre lequel il était inutile de protester; et les généraux ou les gouverneurs aimaient ces adorations et ces hommages 2.

Chez les Romains, et chez les peuples de l'Occident en général, cette pratique de la divinisation des maîtres eut toujours au contraire très peu de vogue. Les rois légendaires du Lalium, comme Faustus ou Latinus, et le premier roi de Rome furent sans doute mis au rang des dieux; mais c'étaient les héros patronymiques et les fondateurs, et les honneurs qu'on leur rendait ne faisaient pas exemple. En fait, aux époques historiques, on ne voit pas que les Romains aient divinisé jamais, même après leur mort, à plus forte raison de leur vivant, les hommes les plus admirés et les plus respectés, par exemple Brulus, Camille, ou Scipion 3. Avec César seulement commencent ces divinisations. Il est certain en effet que non seulement César fut déclaré divus après sa mort, et reçut un flamine spécial

1 Cf. Boissier, Relig. romaine, I, p. n3 ; Hirschfeld, loc. cit., p. 836. — Sur les temples élevés en Grèce à Flaminius, Duruy, Hist. des Romains, II, p. 36. — Identification d'Antoine et de Dionysos, à l'exemple de ce qu'avaient fait autrefois les Ptolémées et de ce que feront plus tard les empereurs ; Plutarque, Anton., il\.

- Suétone, Aug. 52 : templa. . . proconsulibus decerni soleret. — Texte important de Cicéron, ad Q. fralrem, I, i, g, 26 ; la loi romaine, qui défendait en principe aux gouverneurs de lever des contributions extraordinaires, le permettait par exception quand il s'agissait de leur construire des temples. — Sur la généralité et presque la banalité de ces apothéoses , qui s'adressèrent parfois à des athlètes même, voy. Boissier, loc. cit., pp. n3 et ni ; et le passage deFirmicus Malernus (quatrième siècle) VII, 6 : Amat Graecorum levitas eos qui sibi aliquid contulerint. . . divinis appellare nominibuf, et sic ab ipsis beneficiorum gratia repensalur, ut deos dicant, deos esse credant, qui sibi aliquando profuerint.

3 Quelquefois pourtant l'enthousiasme populaire leur décerne des honneurs qui ressembleraient presque, par certains côtés, à une apothéose ; voy. des exemples dans Guiraud, Assemblées provinc. p. 20. — Il n'en est pas moins certain que, si l'on excepte les anciens héros ethniques, le premier, personnage divinisé à Rome fut César. Cf. Servius, ad Virgil. Eglog. V, 56 : Caesar quiprimus divinos honores meruit et divas appellatus est.


4 2 EDOUARD BEAUDOUIN.

pour célébrer son culte 1, mais encore qu'il eut les honneurs divins durant sa A'ie, et qu'il les eut à Rome même, et non pas, comme avaient pu les recevoir déjà les proconsuls ou les généraux de la république, dans les provinces orientales seulement. De son vivant, sa statue fut placée dans tous les temples, à Rome et dans les autres villes ; des quinquennalia furent institués en son honneur, et le sénat décida qu'on lui bâtirait un temple où on l'adorerait sous le nom de Jupiter Jalias-. César fut donc un dieu de son vivant, Cela est parfaitement d'accord avec ce que nous savons des projets et des ambitions de César. Il rêvait sûrement d'établir la monarchie; et les anciens, comme je l'ai dit, concevaient essentiellement le roi comme un dieua. Mais, avec l'établissement du principal sous Auguste, de pareilles façons de faire devenaient moins naturelles. Dans la conception du gouvernement impérial, l'empereur, sans doute tout-puissant et souverain absolu, n'est pas pourtant un monarque ou un roi, au sens que les anciens attachaient à ce mot. Ses titres officiels, princeps ou imperalor, qui sont des titres républicains 4, n'ont rien qui rappelle la royauté, et les mots'comme rex et dominus, ou les adjectifs comme sacer et sacratissimus, qui impliquent une idée monarchique, n'apparaîtront même qu'à des époques assez basses 5. La

1 Sur les honneurs divins rendus à César après sa mort , voy. surtout Suétone, Caes., 76 et 88. Sur le flamine, lequel ne fut autre que Marc Antoine, Cicéron, Philipp., Il, 43, 110 : Esl ergo Jlamen, ut Iovi, ut Marti, ut Quirino, sic divo Julio, M. Anlonius. — L'expression Divas Julius revient constamment dans les inscriptions et les monnaies ; voy. principalement, Mommsen, Inscr. Nap., 5oi4. = " C. L L., IX, 2628 : Genio deivi Julii parentis palriae quem senalas populusque romanus in deorum numerum retlulit.

2 Dion Cass. XLIII, i4 ; XLIV. 4, 6, 7 et 8.

3 Sur cel accord des projets de César avec les honnours divins qui lui furent rendus, voy. Mommsen. Slaatsrechl, II (3e édition, 1887), p. 755.

1 Mommsen, ibid., p. 776.

5 Sur l'expression dominus appliquée à l'Empereur, voy. Mommsen, ibid., pp. 760 à 763. Auguste ne permet pas qu'on lui donne ce nom (Suétone, Aug., 53 : domini appellationem ut maledictum et opprobium semper exhorruil), et Tibère non plus (Suétone, Tiber. 27). Il est porté de temps en temps, et plus ou moins abusivement, par leurs successeurs, ne devient guère régulier et général qu'à partir de Trajan, et seulement'avec Septime Sévère passe dans les titres officiels de l'empereur.— Quant au mot rex ou à ses dérivés pour désigner l'empereur, il n'apparaîtra pour la première fois que dans les écrivains de l'histoire Auguste, c'est-à-dire à fépoquede Dio-


LE CULTE DES EMPEREURS DANS LA GAULE NARBONNAISE. kZ

même raison qui fait que César voulut être Irailé comme un dieu devait donc plutôt empêcher Auguste et ses successeurs de recherches de tels honneurs. Nous allons voir s'ils les ont reçus tout de même.

Pour cette étude, j'écarterai d'une façon absolue toutes les inscriptions et tous les textes qui concernent les pays grecs ou asiatiques. Chez ces peuples, j'ai dit que la divinisation du souverain était un usage invétéré. Les empereurs y ont été certainement honorés comme des dieux ; ils y ont porté des titres et des appellations impliquant l'idée de divinité ; ils y ont eu des prêtres, et on leur a élevé des temples 1. En recevant de tels honneurs, ils n'ont eu, je l'ai montré, que ce qu'avaient eu avant eux les généraux et les proconsuls de la république ; et il n'était guère possible que, étant empereurs, ils ne fussent pas dieux dans ces pays-là. La question que j'ai posée ne présente donc d'intérêt et de difficulté que pour l'Italie et les provinces d'Occident. Je l'étudie exclusivement à ce point de vue.

Une précaution est indispensable. Il faut se garder de prendre pour des marques de divinisation plusieurs choses qui peuvent y

clétien et de Constantin. (Vita Marci, 5 : adoptio regia — Vita Maximi, i4 : vestibus regalibus— Vita Taciti, 2 : regalis imperii, etc.). Parmi les écrivains antérieurs, c'est tout à fait sans intention de caractériser le pouvoir impérial que Tacite dit par hasard domus regnalrix pour désigner la famille impériale. (Ann., I, 4). Cf. d'autres exemples pareils dans Mommsen, loc. cit., II, p. 764, note 4- — Sur les mots sacer sacralissimus, etc., voy. ce que je dirai plus loin.

1 Nombreux exemples de temples élevés et d'honneurs divins rendus à Auguste, de son vivant, dans les villes de l'Asie mineure et de la Grèce, notamment à Pergame, Nicomédie, Ancyre, Mylasa, Nysa, Cyme, Cyzique, Assus, Mytilène, Athènes, etc. Voy. les textes cités dans Guiraud, loc. cit., p. 25, Hirschfeld, loc. cit., p. 887, et principalement Marquardt, Staatsverw, III, traduction Brissaud, Le culte, II, p. 20g, note 4- — Dés temples pareils et des honneurs divins semblables furent également rendus aux successeurs d'Auguste: voy. Marquartd-Brissaud, cité, ibid.; Guiraud, loc. cit., p. 27. Observer surtout l'usage très répandu, dans ces pays gréco-orientaux d'identifier l'empereur par son nom avec quelque divinité. (Guiraud, p. 27, note 1). — Je n'ai pas cru devoir insister ici, pour une période un peu antérieure, sur la divinisation des triumvirs ; elle aussi se manifeste d'une façon toute spéciale dans .les provinces grecques et orientales; voy. en ce qui la concerne, Guiraud, p. 21.


44 EDOUARD BEAUDOUIN.

ressembler au premier abord, qui ont été parfois considérées comme telles, et qui cependant n'en sont pas si l'on y regarde de près.

A ce titre, j'écarterai les choses suivantes :

Toutes les inscriptions et tous les textes relatifs au culte des empereurs divi et au culte de Rome et d'Auguste. Le premier de ces cultes ne s'adresse, comme je l'ai dit, qu'à des empereurs morts ; le second est rendu à l'État, à l'Empire, plutôt qu'à l'empereur personnellement. Ces institutions ne prouvent donc pas que les empereurs, de leur vivant, aient été personnellement adorés comme des dieux.

2° Toutes les inscriptions où le nom à'Auquslus, c'est-à-dire le nom même de l'empereur, apparaît associé au nom de quelque divinité, et dans lesquelles par conséquent un culte est rendu à cette divinité dite Augusta. L'usage de joindre ainsi le nom d'Auguste au nom de n'importe quel dieu du panthéon ordinaire ou d'un panthéon local est extrêmement répandu 1. Il montre sans doute que le nom de l'empereur se prêtait très bien à cette sorte de confusion avec un nom de divinité; mais il ne prouve pas du tout que l'empereur soit lui-même considéré comme un dieu. Quand on adore Apollo Augustus, Aesculapius Auguslus, ou Isis Augusta, Diana Augusta, etc., c'est certainement Apollon ou Isis ou telle autre divinité qu'on adore, et ce n'est pas l'empereur ou l'impératrice.

3° Toutes les inscriptions, infiniment nombreuses, où il est question du genius, soit de l'empereur en général, soit de tel empereur en particulier 2. Ce langage n'indique pas au fond que l'empereur soit traité autrement qu'un simple mortel. En effet, le genius d'un homme

1 Exemples sans nombre. Voy. notamment l'Index des inscriptions de Wilmanns. au mot Du deaeque, pp. 473 à 48o. Dans rémunération de ces dieux, un grand nombre figure avec l'épithête Auguslus (ou Augusta s'il s'agit d'une déesse). Il serait facile d'en relever la liste. On relèverait une liste semblable, avec chacun des volumes du Corpus, en recourant aux dii deaeque ào l'index de chacun de ces volumes.

2 Pour ne pas multiplier les exemples à l'infini, je prends seulement quelquesuns de ceux qu'on trouve dans le recueil de Wilmanns. Voy. les numéros suivants: 2870: Genius Imperatoris; 63 : Genius Caesarum ; 1714 : Genius Ti Caesaris divi Aug.

f. Augusti (Tibère) ; 2082 : Genius Ti Claudii Caesaris Aug. (Claude) ; 2885 : Genius dfomini) nfostrij Severi A'lexandri Aug.; 1029 : Genius Imp. P. Lie. Gallieni invicti Aug., etc.


LE CULTE DES EMPEREURS DANS LA GAULE NARBONNAISE. /| 5

est, dans la croyance des anciens, la partie spirituelle et divine de luimême, celle par laquelle il existe el qui lui survit. Par conséquent, on rend sans scrupule un culte au genius d'une personne, qu'elle soit vivante ou morte, de la même façon qu'on rend un culte à ses mânes, lorsqu'elle est morte; et ces honneurs divins rendus au genius d'un homme (ou à la juno d'une femme, ce qui est la même chose) n'indiquent en aucune façon que cet homme ou cette femme soient considérés comme des dieux 1. Il y a plus, cette expression genius implique si peu l'idée de divinité, au moins pour la personne dont le genius est ainsi honoré, qu'on l'applique non seulement aux hommes ou aux femmes, mais encore à toutes les choses que l'on vénère ou que l'on aime; on adore le genius de cette chose, sans pour cela prétendre qu'elle soit le moins du monde une divinité. Ainsi on dit le genius du peuple romain 2, d'une province 3, d'une colonie ou d'un municipe*, d'un oppidum ou d'un locus quelconque 5, le genius du camp, d'une centurie militaire, d'un collège, d'une maison 6,

1 Sur le genius, en général, voy. les textes cités par Marquardt, trad. Brissaud. Le culte chez les Romains, I, p. 10, note 2. Cf. ibid., Il, p. 2o3, note 5, et principalement II, pp. 3go à 3g4 (appendice du traducteur). Voir aussi Duruy, Hist. des Romains, IV, p. 34. — Nombreuses inscriptions en l'honneur du genius el de la juno de simples particuliers ; voy. par ex. Wilmanns, 234, 236, 238, 23g, 257, 2181, 2182, 2645, etc.; en particulier pour la province de Narbonnaise; C. /. L., XII, 619, 1284, 43i4, 43i5, etc., et d'autres énumérées à l'index, p. g25, 1™ colonne.

2 Temple consacré au génie du peuple romain, à Rome même, et avant l'Empire, dans Dion Cass. L. 8.

3 Wilm. 2458 : Genius provinciae Pannoniae superioris.

4 Ibid. 2364, Lamasba (Afrique) : Genius Lamasbae Augustae — 248g, Avenches (Suisse); Genius coloniae Helvetiorum. ■— 1721, Ostie : Sacerdoli genii col. —go5, Pouzzoles— 64 a, Interamna ; Genio municipi. — 66, Novi.— 23i3, Obulco (Espagne). — 24oi, Rusucurrila (Mauretanie).— 2382, Cirta : Genio populi, etc., etc. Ces exemples pourraient être multipliés très facilement.— Cf., pour la Narbonnaise, le genius d'Apt (C. I. L., XII, 56g8, n° 1 bis), de Carpentras (n5g), de Vienne (5687, n° 44).

5. Wilm., 2323, 24r3, 1059, 1402, i557, 1887, 2413, 24i5, etc.

6 Sur le genius dû camp ou des divisions militaires , voy. Wilm., i462 : genio sancto kastfrorum) perfegrinorumj (la caserne des frumentarii, soldats chargés de la police de Rome ; sur ce corps voy. Marquardt, Staatsverwalt, II, pp. 491 à 4g4). — i5oo, i5o6, i5o8 : Genio centuriae. — g85 : Genio numferij eq(uilum) singfula-


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même le genius de la douane 1, ou des greniers publics 2, ou d'une stalio 3, ou d'un corps de garde 4. Et très souvent ces genii sont traités tout à fait comme des dieux, par exemple ont des autels, des temples ou des prêtres 5, sans qu'on puisse dire pourtant qu'une province, une cité, une maison, soient proprement des dieux. Il est donc tout naturel qu'on ait rendu des honneurs, même divins, au genius des empereurs vivants ; et cela ne signifie pas que la personne ellemême de l'empereur soit considérée comme une divinité véritable. Je dirai cela même du genius d'Auguste qui est, de tous les genii impériaux, celui dont le culte a été le plus célébré, le plus en honneur et le plus important. Deux faits considérables se rattachent, en effet, d'une façon spéciale au culte du genius d'Auguste; je veux parler en premier lieu de l'introduction officielle de ce genius dans la religion domestique et, par là, dans le sacrariuni de chaque maison 6; en second lieu, de l'association du genius d'Auguste et des Lares des carrefours, et de cette réorganisation si curieuse de la vieille religion des Lares, unie désormais -à celle du génie de l'empereur Auguste, et

riumj (les équités singulares sont divisés en numeri.) — 1626, 1027 ;.genius des vexillarii, des imaginarii, des signiferi. — Sur le genius des collèges, voy. ibid., 2281, 2287, 2562, 2273, 2274. Cf. pour la Narbonnaise le genius collegii centonariorum de Vaison (C. I. L., XII, 1282), el le genius collegii utriclarioram de Vienne (ibid., i8i5). — Sur le genius d'une maison, Wilm., iig.

1 Ibid., i419 a : Genio portorii publiai (monument élevé par un esclave des conduclores de la douane d'Illyrie).

2 C. I. L., VI, 235, 236, 237, 238, Rome.

3 Ibid., XII, i4i : Genio stationis (monument élevé par le garde d'une stalio sur la roule de Mayence à Rome).

4 Wilm., i5o2 h: Genio excubitorii (actions de grâces rendues par un soldat de la septième cohorte des vigiles).

5 Exemples : le temple élevé à Rome au génie du peuple romain (Dion Cassius, L, 8) ; le génie d'Ostie qui a un sacerdos (Wilm., 1721), le genre de Rusucurrita qui a un temple (id. 24oi), le genre de Pouzzoles en l'honneur de qui et de Jupiter on célèbre des jeux (id. go5), etc.

6 Dion Cassius, LI, ig : K«i êv TOÏÇ aveo-triôic oùy ôti rotç xoivoîç à).).à xal TOIÇ t'Siotç TTKVTKÇ KÛTW anhSsiv £xé).£'jT«v.— Sur l'introduction du genius d'Auguste dans religion domestique, voy. Marquardt, trad. Brissaud, loc. cit., I, p. i53 ; Duruy, Ilisl. des Romains, IV, p. ig et pp. 35, 36. — Cf. ce que je dirai plus loin sur le culte domestique rendu à l'empereur Auguste.


LE CULTE DES EMPEREURS DANS LA GAULE NARBONNAISE. 47

desservie par les magisiri vicorum*. C'est à tort qu'on a souvent considéré ces faits comme des divinisations de la personne même d'Auguste. Il faut se garder, au contraire, pour les raisons que je viens de dire, d'en mêler l'étude à celle du culte des empereurs.

4e Toutes les inscriptions qui parlent du numen de l'empereur. Elles sont également très nombreuses, et le plus souvent il est incontestable que c'est de l'empereur vivant qu'il s'agit, et non pas de l'empereur mort et divinisé 2. On peut se demander si une expression comme numem n'implique pas, pour la personne qualifiée ainsi, un caractère de divinité, et si, lorsqu'on rend un culte au numen d'un empereur vivant, plus particulièrement encore lorsqu'on élève un autel à ce numen, lorsqu'on lui fait des sacrifices et qu'on lui immole des victimes 3, cela ne veut pas dire qu'on adore cet empereur comme

1 Sur celte association du genius d'Augure et des Lares des carrefours, et sur les institutions auxquelles elle a donné lieu, voy. Boissier, Religion romaine, I, pp. 187 à i43 ; Marquardt, trad. Brissaud, I, pp. 246 à 24g et 3o3 ; II, pp. 38g, 3go (appendice du traducteur); Desjardins, Géographie de la Gaule romaine, III, pp. 212 à 2i5.

2 Exemples : Orelli, 248g. = Wilm., 104. = C. I. L., XII, 4333. Inscription de Narbonne dans laquelle le peuple de celte cité se voue au culte du numen d'Auguste, lui élève un autel, lui promet des sacrifices, etc.; datée de 11 ap. J.-C, donc faite du vivant même d'Auguste. — Orelli, i5g5, i5g6, 790 : Inscriptions en l'honneur du numen de Trajan , alors empereur certainement, car il est dit imperator Caesar Nerva Trajanus Aug. et non divus, et les deux premières sont d'ailleurs datées de 112 et de 110. — Wilm., i4ig a, 2335, 2336, : Numini Augustorum (deux empereurs au moins ; pour ce motif ces inscriptions ne peuvent pas être antérieures à MarcAurèle et Verus, les premiers qui aient été empereurs ensemble). — Ibid., i4ig b : NumfiniJ Aug. n(ostri), datée de 182, par conséquent en l'honneur de Commode alors empereur. — Ibid., 120 : Numinib. Aug. totiusque domus divinae, datée de 190, par conséquent contemporaine de Commode. — Ibid., 988 : Numen de Septime Sévère et de Caracalla ; 992, gg4 : Numen de Caracalla ; ih'jS : Numen d'Élagabal ; ioo4: Numen de Sévère Alexandre ; 706: Numen de Gordien, etc. Observer que tous ces empereurs régnaient quand on parle ainsi de leur numen. Voy. également des allusions au numen de chacun des empereurs postérieurs (Valérien, Gallien, Claude II, etc., jusqu'à Constantin, Constantin II el Julien), dans Wilm., 1024, 1027, 1028, 1037, IO4I, 1047, io48, 1049, I05o, i346, io56, io58, 1068, 1074, 1076, io85, 1232, 1089.

3 Lire surtout à ce point de vue, l'inscription citée de Narbonne ; Orelli, 2489.= Wilm., io4. = C. I. L., XII, 4333 — Desjardins, Géogr. de la Gaule romaine, III, pp. 225 et suiv., a donné le texte, la traduction el l'explication de celte inscription très importante.


48 EDOUARD BEAUDOUIN.

un dieu véritable. Je ne crois pas pourtant qu'on doive se laisser aller à cette impression. Sans aucun doute, le mot numen implique une idée de divinité, et surtout lorsque nous voyons dresser des autels el faire des sacrifices à ce numen, il n'est pas possible de douter qu'il ne soit effectivement traité comme un dieu. Mais il en est, je crois, de ce numen comme du genius. Le genius, lui aussi, est une sorte de dieu, el lui aussi, je l'ai montré, reçoit assez souvent des autels et des sacrifices ; cependant cela ne veut pas dire que la personne dont le genius est ainsi traité comme un dieu, soit elle-même une divinité. J'en dirai autant du numen. On adore le numen de l'empereur, sans que l'empereur soit lui-même considéré comme un dieu. Il y a dans les deux cas la même opération de l'esprit, le même phénomène d'abstraction. Dans une personne donnée, très humaine et point du tout divine, on met à part un certain ensemble de qualités ou de forces, on se forme ainsi l'idée d'une chose toute spirituelle, de l'âme, que l'on considère comme la partie divine de l'homme lui-même, qu'on appelle le genius de cette personne, et qu'on adore, bien qu'on sache que cette personne elle-même est très humaine. Par une abstraction toute pareille, mais qui nous surprend un peu plus, parce que notre langue nous y prépare moins et que notre esprit n'y est pas aussi naturellement plié, on met semblablement à part dans une chose quelconque, dans une cité, dans un collège, dans un lieu, dans une maison, ce que nous appellerions encore, mais déjà d'une façon métaphorique, l'âme de cette chose ; on appelle cela son genius, et on l'honore comme on honorerait le genius d'une personne. Eh bien ! la conception du numen n'est pas autre chose que le produit d'un de ces procédés d'analyse et le résultat d'une abstraction toute semblable. Comme notre esprit ne fait plus cette analyse instinctivement, il nous faut quelque réflexion et un effort pour la comprendre ; mais sûrement l'esprit des anciens la faisait de lui-même et sans y penser. Dans les fleuves, les vents, le feu, les astres , c'est-à-dire dans tout ce qui a surpris , effrayé ou ravi l'homme primitif, et qui, à cause de cela, est devenu le premier objet des religions, cet homme primitif a vu , non des objets seulement, mais des influences occultes, des volontés immatérielles, des puissances invisibles et surnaturelles incorporées à ces objets matériels. Ces influences, ces volontés ou ces puissances qui sonldans les choses,


LE CULTE DES EMPEREURS DANS LA GAULE NARBONNAISE. 49

ce sont proprement les numina 1 ; et, dans ce sens 1res général, on peut dire que les genii sont la même chose que les numina, c'est-àdire les forces immatérielles qui sont dans les choses ou dans les hommes. En conséquence, le numen de l'empereur (et je répèle que cette idée, qui est subtile pour nous, parce que nous ne pouvons l'exprimer qu'en termes abstraits, était au contraire, pour les anciens, une conception toute naturelle, parce que leur esprit faisait cette analyse d'instinct et immédiatement) est la puissance, la grandeur, la volonté souveraine de l'empereur, opposées à l'empereur personne réelle el vivante. Le numen (comme le genius, avec qui il se confond) est une divinité ; l'empereur reste, ordinairement au moins, un être humain. D'une façon générale, le numen est la divinité qui est dans chaque chose el dans chaque homme, mais non celle chose ou cet homme eux-mêmes 2. Ainsi doit se comprendre l'expression numen Augusti, qu'on applique sûrement même à l'empereur vivant, mais qui ne signifie pas que l'empereur lui-même soit un dieu. La comparaison avec les autres applications du mot numen que les textes peuvent présenter, montre bien que tel est le sens de ce mot. L'étendard de la légion est appelé par Tacite et par d'autres textes, un numen 3. A coup sûr pourtant, il n'a jamais passé pour un dieu; et

'. Voy. des exemples très positifs de ce sens du mot numen dans le dictionnaire de Forcellini, v° numen. Cf. Varron, De lingua latina, VI, 5 ; Numen dicunt esse imperium, dictum ab nutu. — Cicéron, de divinat., I, 53, 120 : Deo.. . cujus numiniparent omnia. — Tite-Live, VII, 3o : Annuité, paires conscripli, nulum numenque vcslrum inviclum Campanis. — Sur ce sens de numen, voy. principalement Bouché-Leclercq, . Manuel des institut, romaines, pp. 46o et 4 62.

2 Cette façon de considérer le numen, autrement dit ce genre d'abstraction, est tellement dans le génie de la religion et de la langue latines qu'à l'époque impériale, quand les dieux proprement dits , qui ont été eux-mêmes à l'origine des numina, c'est-à-dire des forcés naturelles abstraites par l'esprit et divinisées, se sont, grâce aux habitudes d'anthropomorphisme, complètement matérialisés et humanisés, la même analyse s'applique alors à eux et fait parler de leurs numina. C'est ainsi qu'on parle du numen Aesculapii, ou Mithrae, ou Forlunae, etc. (Wilm. 2427, i5o3 ; C. /. L., XII, 2706, etc.), comme aussi (ce qui esl au fond le même langage) du genius Jovis ou Marlis ; (voy. des exemples dans Bouché-Leclercq, loc. cit., p. 463, note 1).

3 Tacite, Ann., II, 17 ; Romanas aves, prppria legionum numina — Cf. ibid., I, 3g : Signa et aquilam amplexus, religione sese lutabatur. — C. I. L., 111, 6224 : monument élevé dis militaribus, genio, virtuti aquilae sanctae signisque leg(ionis) I Ila(licae) Severiunae.

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la légion elle-même, dont cet étendard est le signe, n'est pas davantage un dieu ; mais la force, les exploits, la fidélité, les vertus militaires, ce que nous pourrions nommer, en parlant un langage qui nous ramènerait à celui des anciens, l'âme de la légion, sont une sorte de divinité, un numen; et l'étendard qui représente, symbolise et rappelle toutes ces choses, est lui-même, à cause de cela, un numen, ou plus exactement le signe et la représentation de ce numen. C'est dans le même sens qu'une inscription de Lambèse parle du numen d'un aqueduc 1. Une inscription de Nîmes, contenant un décret d'une société qui se nomme sacra synhodos, et dont le but est de donner des représentations théâtrales, est dédiée aussi numini synhodi-. Il est question, dans une inscription de Capoue, du numen de cette cité 3. On remarquera que, dans tous ces exemples, numen a exactement le sens de genius, et pourrait être remplacé par ce dernier mot. On peut donc, je crois, conclure ainsi avec certilude. La mention, si fréquente qu'elle soit, du numen de l'empereur, ne signifie pas que l'empereur lui-même soit honoré comme un dieu. Il y a une différence entre la personne ou la chose elles-mêmes et le numen de cettepersonne ou de cette chose, et c'est le numen seul qui est considéré comme un dieu*.

1 Orelli, 0758 a: = Wilm., i48.= Renier, Inscr d'Alg., g3. = C. I. L., VIII, 2662, Lambèse : monument dédié par un certain Laîlus numini aquae Alexandrianae.

2 C. I.L., XII, 3232.

3 Inscr. Neap., 3586.= C. I. L., X, 3g20 : Aberi(ae). Cf. Tetli(ae), Prisc(ae), (s)acerd. pub(lic) fnjuminis Cap(uae). ■— Ne pourrait-on pas voir une chose toute semblable, bien que le mot numen ne soit pas ici prononcé, dans les inscriptions de Nimes qui parlent d'un culte rendu pareillement à la cité de Nimes (C /. L., XII, 3og8, 3ioo, peut-être 3og7 et 3ioi : Deus Nemausus ; 3i02 : Nemausus Augustus. — Cf. les inscriptions où le nom de Nimes est associé à celui d'une divinité ; voy. ibid., index, p. g27, iî° colonne). C'est le numen de Nimes qu'on adore ici en réalité, bien qu'on dise Nemausus au lieu de numen Ncmausi.

4 11 faut toutefois mettre à part et écarter complètement de cette étude du numen l'inscription suivante dans laquelle numen se rapporte, non à un empereur ou à une impératrice vivants, mais tout au contraire à une consécration, et fait tout simplement allusion à cette consécration elle-même. C. /. L., XII, 1026, Avignon : Juliae Drusillae German. Caesar.f. (TJi(b)erius parenti, numfinisj honore delatfo, posait). Il s'agit ici de Julia Drusilla, la fille de Germanicus et la soeur de Caligula. Caligula la séduisit, puis la prit publiquement pour femme, et quand elle mourut, en 38, lui fit rendre les honneurs divins (Suétone, Caligula, 2.i ; Dion Cassius,


LE CULTE DES EMPEREURS DANS LA GAULE NARBONNAISE. 5l

Je viens d'écarter plusieurs séries de textes qu'on aurait pu être tenté de faire intervenir, el que parfois on a fait intervenir en effet, dans l'étude de la question qui m'occupe, afin de montrer qu'il ne s'agit pas là réellement de la divinisation des empereurs vivants. Il faut voir maintenant si d'autres textes ne prouvent pas tout de même cette divinisation.

Il est incontestable que les empereurs portent des titres et reçoivent des honneurs qui ressemblent parfois à ceux que portent ou que reçoivent les dieux, et qui semblent indiquer par conséquent que les hommes se font du pouvoir impérial une conception différente de celle d'une simple magistrature. En parlant ainsi, je fais allusion aux faits suivants :

D'abord le nom même d'Augustus que porte le premier empereur, et après lui tous les autres sans exception, implique certainement une idée religieuse 1. Cependant il est impossible de dire que tous les empereurs ont été réellement et proprement considérés comme des dieux, par cette seule raison qu'ils s'appellent Augustus. C'est un titre officiel, et qui signifie seulement le pouvoir impérial, et non pas le caractère divin. Tibère, par exemple, qui a toujours montré, comme je l'expliquerai bientôt, la répulsion la plus vive pour tout ce qui pouvait ressembler à une divinisation, s'est toujours appelé Augustus. Il en est de même de tous les empereurs que nous savons avoir évité avec soin les honneurs divins. Les empereurs chrétiens qui, à coup sûr, ne se donnent pas comme des dieux, puisqu'ils sont chrétiens, s'appellent toujours Auguslus, el se qualifient même de toutes sortes de titres qui, plus encore que le mot Auguslus, rapLIX,

rapLIX, —- Cf. l'appellation diva Drusilla dans Wilmanns, 910 a, et dans plusieurs autres inscriptions citées par Mowat, Bulletin épigraph., i885, p. 3og). L'inscription citée est une allusion à cette divinisation de Drusilla, et a été faite évidemment après sa mort et sa consécration fnuminis honore delalo). Sur le point de savoir quel est le Tiberius qui a dédié cette inscription, voy. Hirschfeld, Wiener Sludien, 1881, p. 266 et suiv., trad. dans Bulletin épigraph., 1882, p. 1 et suiv. (c'est par erreur, je crois, que, dans cet article, Hirschfeld nie que Drusilla se soit appelée diva ; cf. les inscriptions citées plus haut).

1 Cf. les expressions augustum augurium, augustus locus, etc. (Voy. Mommsen, Staatsrechl, II, p. 772, noie 1). — Sur la signification religieuse du nom de Augustus, Suétone, Aug., 8; Dion Cass., LUI, 16: Aû''/ou7-oç, Y.K'L TT).EÏOV 17 v.a~v. irjBpaiTCiv; wv, ÏTCBrUfio.


02 EDOUARD BEAUDOUIN.

pellent les noms dont on honore particulièrement la divinité. Le nom d'Auguslus ne signifie donc pas que les empereurs soient des dieux de leur vivant 1.

2° Le nom de l'empereur Auguste figura sûrement, à côté de celui des dieux, dans des chants religieux, par exemple dans le chant des Saliens 2. D'autres empereurs dans la suite, au moins plusieurs personnages de la famille impériale, reçurent de temps en temps un honneur pareil 3; mais je ne vois pas que ces personnages

1 II faut dire la même chose de certains hommages particulièrement rendus aux empereurs, mais dont on exagère beaucoup l'importance quand on y voit la preuve d'une adoration véritable. Los volapublica faits pour la vie et la prospérité de chaque empereur, en même temps que pour le salut de l'Etat, par les magistrats ou par les prêtres, non plus que les fêles établies en l'honneur des empereurs, n'ont évidemment pas le caractère d'adoration ; voy. sur ces deux choses, Mommsen, Slaatsrechl, II, pp. 8io à 8i3.— C'est également à tort que Guiraud considère l'habitude de porter le feu devant l'empereur comme une manifestation « du caractère divin de l'empereur. » (Assembl. prov., p. 27 ; voy. les textes cités à la note 4.) C'est là, au contraire, un droil qui a appartenu, sous la République, aux magistrats, el que, sous l'Empire, les empereurs ont eu comme magistrats. Il est vrai qu'à partir .des Antonins, il leur est réservé d'une façon tout à fait exclusive, et qu'il devient ainsi comme un signe de la puissance impériale ; mais il ne manifeste pas pour cela le caractère divin de l'empereur. Sur ce point, voy. Mommsen, Staatsrechl, I, pp. /|23, 424. —'- L'habitude de jurer par l'empereur serait plutôt la marque d'une divinisation, car on ne jure, en principe, que par les dieux. Mais il faut observer qu'en règle, c'est par le genius de l'Empereur que l'on jure (ou par son numen ce qui revient au même) ; ou bien encore par le nom d'un empereur divus, et par conséquent mis régulièrement au nombre des dieux. Voy. le type de ces formules de serment par l'empereur dans la loi de Salpensa, cap. 20 et 26, et la loi de Malaga, cap. 5g ; les magistrats jurent per Jovem, cl divom Auguslum, el divom Claudium, et divom Vespasianum Aug., el divom Titum Aug., et genium imperatoris Caesaris Domitiani Aug., deosque pénales. On jure donc par les empereurs divi et par le genius de l'empereur régnant. — Cf. Dig., 12, 2, i3, S 6 ; Ulpien : Siquis juraverit per. genium principis ; Tertullien, Apolog., 28: Citius apud vos per omnes deos quam per unum genium Caesaris pejeralur ; Tac, Ann., I, 73 : violatum perjurio numen Augusti; et d'autres textes cités dans Mommsen, Staatsrecht, II, pp. 80g, 810 ; et Marquardt-Brissaud, Le culte, II, p. 208, note 1.

2 Dion Cassius, LI, 20 : Eç roû; ûfivou; KÙTOV l| iVou TOÎÇ QÏOIÇ èy"/iypi.'fî!ï(ica. Cela, du vivant d'Auguste ; car Dion parle de l'année 725 de R. — Cf. Monument d'Ancyre, II, 21 (latin) : (Nomen meum senatus consulta inc)lusum in saliare carmen ; ibid., V, 16 (grec) ; et Momnisen, Res geslae divi Augusti, 2e édition, p. 443

443 exemple Germanicus (Tacite, Ann., II, 83), et un fils de Marc-Aurèle, Verus, mort à sept ans (Vita Marci, 21).


LE CULTE DES EMPEREURS DANS LA GAULE NARBONNAISE. 53

l'aient jamais, comme Auguste, reçu durant leur vie; c'est seulement après leur mort, chose bien différente, que leur nom fut mis ainsi dans le chant des Saliens. A coup sûr, un pareil privilège associe aux dieux en quelque sorte celui qui en est l'objet. Mais on remarquera qu'Auguste est le seul qui en ait joui durant sa vie. Or la suite de ce travail montrera qu'Auguste a été plus volontiers qu'aucun de ses successeurs traité comme un dieu, et qu'il ne faut pas trop généraliser lés observations qui peuvent être faites sur son compte.

3° J'en dirai autant de l'habitude qui consiste à mettre la statue des empereurs parmi celle des dieux. Suétone dit qu'Auguste ne permit pas qu'on lui rendit de tels honneurs, au moins à Rome 1 ; il n'en est pas moins certain que sa statue fut mise, sinon dans les temples, au moins dans un très grand nombre de maisons particulières, à côté de celle des dieux domestiques. Cet Usage a été toléré partout et très répandu. Mais sûrement il n'a rien d'officiel; ce sont des dévolions privées, non un culle public 2. D'autres empereurs

i Suétone, Aug., 52.

2 Par exemple, Ovide, Pont., IV, g, io5 et suiv., se vante d'avoir institué dans sa maison un culte en l'honneur d'Auguste, de Livie et de Tibère. (Il écrivait cela un peu après la mort d'Auguste, mais certainement du vivant de Livie et de Tibère.)— Cf. les vers d'Horace sur le laboureur qui, à son repas du soir, invoque Auguste et lui offre le vin répandu dans sa coupe, mêlant son nom à celui de ses Lares (Odes, IV, 5, 3o). Ibid., Epist., II, i, i5 (Auguste est sûrement vivant à celte date). C'est là un culte tout à fait privé. Mais il faut bien observer que ce culte est plutôt rendu au genius d'Auguste qu'à Auguste lui-même personnellement (Marquardl-Brissaud, Le culte, I, p. i53). — Le témoignage le plus intéressant du culte domestique ainsi rendu à Auguste, ce sont les deux bustes de bronze représentant l'un Auguste et l'autre Livie, qui ont été trouvés à Neuilly-Ie-Réai (Allier), el qui sont aujourd'hui au Louvre (ils sont reproduits dans Desjardins, Gaule romaine, III, pp. 2i5 et 216, et Duruy, Hist. des Romains; IV, pp. 20 et 21). Ils faisaient sùremenl partie de la chapelle domestique d'un Gaulois qui, sur leurs bases, s'appelle lui-même Atespatus Crixifil., et ils sont contemporains d'Auguste el de Livie, comme le prouvent les inscriptions de ces bases elles-mêmes : Caesari Augusto(el non divo Augusto, comme on dira toujours après la mort d'Auguste),— Liviae Augustae (sur ce nom d'Augusta donné ici à Livie, et qui ferait croire au premier abord que celte inscription n'a pu être écrite qu'après la mort d'Auguste, voy. Desjardins, loc. cit., III, p. 217, note). — Peut-être faut-il rattacher à ce culte privé d'Auguste le passage de Tacite, Ann., I, 73, parlant des cultores Augusti, quiper omnes domos in modum collegiorum habebantur. En effet, bien qu'Auguste soit mort à l'époque dont parle ici Tacite, il l'est depuis 1res peu de temps encore, et on con-


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qu'Auguste ont-ils reçu le même hommage de leur vivant ? Je n'en vois aucune preuve. Le texte le plus important et le plus curieux sur cette question est un passage de la vie de Marc-Aurèle où on raconte de quelle dévotion furent entourées les statues de cet empereur. Cha cun voulait avoir une image de Marc-Aurèle dans sa maison, parmi ses pénates 1. Mais ce texte ne parle que de l'empereur mort; c'est donc après sa mort que Marc-Aurèle fut l'objet de ce véritable culte domestique. Il en est, je crois, différemment des statues des empereurs mises à côté de celles des dieux dans les temples eux-mêmes. Cet usage parait avoir été plus général, surtout à partir du second siècle. Au premier siècle, Tibère l'interdisait encore expressément 2 et, à cette époque, on ne voit guère que les princes extravagants, comme Caligula et Domitien qui, se faisant adorer de leur vivant, ont naturellement leurs statues dans les temples 3. Il en est déjà

cevrait très bien que Tacite fit allusion à un culte rendu à sa personne pendant sa vie elle-même. — Mais sûrement il faut écarter de ce sujet les cultores imaginum domus Augustae de C. I. L., VI, 471, les cultores larum et imaginum Aug., de ibid., VI, 307 et Ephem. épigr., V, 8i3, et les cultores domus divinae et fortunae Augustae, de Orelli, 1662, que Marquardt-Brissaud, Le culte, II, p. 208, note 6, rattache au culte domestique rendu à Auguste. Sans compter que rien ne prouve qu'il s'agisse là réellement de ce culte, toutes ces inscriptions sont certainement postérieures à Auguste, la première étant contemporaine de Galba, la seconde datée de i5g ap. J.-C, la troisième contemporaine d'Hadrien, et la quatrième du milieu du second siècle au plus tôt, très probablement, à cause de l'expression domus divina ; (voy. ce que je dirai plus loin sur cette expression). — De même il faut écarter tout ce qui concerne le culte des Lares Augusti. (Voy. les inscriptions en l'honneur de ces lares Augusti, principalement dans C. I. L., VI, 44 1 à 456), qu'on a l'habitude, très à tort de rattacher au culte personnel d'Auguste (par exemple Desjardins, III, p. 212 et suiv.; Duruy, IV, p. ig). Il est vrai que le culte des Lares des carrefours fut réorganisé par Auguste et qu'on associa alors au culte de ces Lares celui du genius d'Auguste (voy. ce que j'ai dit plus haut du genius des empereurs). Mais celte religion des Lares n'a tout de même rien à voir avec un culte personnel rendu aux empereurs.

1 Vita Marci, 18, 6 ; Denique hodieque in multis domibus Marci Antonini statuae consistant inter deos pénates. — Lire tout ce chapitre.

5 Suétone, Tib., 26 : Statuas atque imagines, nisi permittente se, poni (prohibuit) ; permisitque ea sola condicione ne inter simalacra deorum, sed inter monumenta aedium ponerentur, — Cf. Dion Cassius, LVII, g.

3 Voy. pour Caligula, Suétone, Caligula, 22 : In lemplo (le temple de Caligula


LE CULTE DES EMPEREURS DANS LA GAULE NARBONNAISE. 55

autrement au second siècle. Trajan qui certainement ne permettait pas qu'on l'adorât comme un dieu, permettait cependant dans certains cas qu'on mît sa statue dans les temples l ; et on la mit, de son vivant, jusque dans le temple du Capitule 2. A plus forte raison des princes comme Commode, infiniment moins réservés que Trajan, ont eu leurs statues à côté de celles des dieux 3. Il est d'ailleurs remarquable que la statue de l'Empereur, en elle-même et indépendamment des temples où elle a pu être placée, devient, à partir des Antonins, comme un objet religieux. C'est en effet à partir de cette époque qu'on la voit, spécialement dans les textes des jurisconsultes, jouir comme d'un droit d'asile, c'est-à-dire d'un droit que la religion attribuait seulement aux temples et aux statues des dieux. Confugere ad slaluam vel imagines principum et confugere ad fana deorum sont deux choses de même espèce et de mêmes conséquences, tout à fait assimilées par les jurisconsultes 4. On observera toutefois que les premiers textes qui fassent une pareille, assimilation, appartiennent à l'époque des Antonins 5. Au premier siècle, on voit bien, il est vrai, dans des passages de Tacite et de Suétone, la statue d'Auguste jouir aussi de ce droit d'asile ; mais il s'agit, dans ces paslui-mème)

paslui-mème) slabat aureum iconicum. Cf. Dion Cassius, LIX, 4- — Pour Donatien, Suelone, Domitian, i3 : Statuas sibi in Capitolio non nisi aureas et argenteas ponipermisit ; et Pline, Panegyr., 52.

1 Pline, Epist. ad Traj., 8 (ICeil) : Trajan écrit à Pline : Quanqaam ejus modi honorum parcissimus, larnen patior, ne impedisse cursum erga me pietatis tuae videar.

- Ibid., Panegyr., 52 : Itaque tuam statuam in vestibulo Jovis Optimi maximi

cernimus.

3 Vita Commodi, g, 2 : Accepit statuas in Herculis habitu eiqae immolatum est ut deo. — Dion Cassius, LXXII, i5.

4 Gaius, I, 53 : Qui ad fana deorum vel ad statuas prindpum confugiunt. — D%. 48, 19, 28, § 7, Callistrate ; 21, 1, 17, § 12, Ulpien. Il n'est pas question dans ces deux textes des fana deorum, mais le droit d'asile est reconnu aux statues des'empereurs. — Inst. Just., I, 3, 2 : Qui ad aedem sacram vel ad statuas principum confugiunt, etc.

5 Non seulement Gaius est de l'époque des Antonins, mais encore le texte cité se réfère à une constitution d'Antonin le Pieux ; il en esl de même du texte des Inst. de Justinien, inspiré de Gaius. — Callistrate et Ulpien appartiennent, il est vrai, à une époque postérieure ; mais le passage cité de Callistrate invoque également une constitution d'Antonin.


f)(î EDOUARD BEAUDOUIN.

sages, d'Auguste mort et divus, et par conséquent d'une divinité véritablef.

4° L'expression divinus pour désigner l'empereur , ou , beaucoup plus fréquemment, domus divina pour désigner la famille impériale, est à coup sûr remarquable au point de vue qui m'occupe. Je ne vois pas toutefois qu'on les ait appliquées à Auguste 2 ; et sûrement Tibère ne voulait pas de ces épilhèles, pas même de celle de sacer qui deviendra, bien avant l'époque du Ras-Empire, le synonyme ordinaire et courant de « impérial 3 ». Les premiers exemples de ces expressions divinus ou domus divina se rencontrent sous Claude. Claude, étant empereur, est peut-être appelé divinus dans une inscription de Pouzzoles, datée de 46 i ; (je dis peut-être, parce que le mot divinus, dans cette inscription, est oblenu par une restitution qui n'a rien d'absolument certain) ; et plus sûrement il est qualifié de la même épithète, à Rome, dans un passage des Actes des Frères Arvales^. De plus, une inscription de Chichesler, dans la province de Rretagne, qui est également contemporaine de Claude, appelle domus divina la famille impériale 7. Mais il faut, à propos surtout de celte dernière

1 Tacite, Ann., IV, 67 : Effigiem divi Augusti amplecti.— Suétone. Tiber., 53 ; Ad siatuam Augusti... confugere velle.—Cf. sur les honneurs rendus sous Tibère à la statue d'Auguste, ibid., 58. — Sur le droit d'asile des statues impériales, voy. Mommsen, Staatsrccht, II, p. 760, note 1.

2 Au moins d'une façon régulière et officielle ; car il y a toujours à tenir compte, pour ce qui est d'Auguste, d'une certaine manière de parler propre aux poètes el aux écrivains qui lui fonl leur cour. Par exemple la dédicace du traité de Vitruve adressée à Auguste : Cum divinu tua mens et numen, imperalor Caesar, etc.

3 Suétone, Tiber., 27. — Tacite, Ann., II, 87 : Acerbe increpuit (Tibère) eos qui divinas occupationes ipsumque dominum dixerant.

4 C. I. L., X, i558 : (Fortunae pu)blicae sacrum. (Minislra)e sacerdolii difvini nostri im)pcratoris Ti Claudfii Drusi f Caes. Aug)usti, Germanici pontfificis max., trib. pot. iifl, cos. III, design. IIIl, imp. XII. (An 46). On voit que le mot divini est restitué et que la restitution n'est pas très sûre.

5 Orelli-Henzen, 74 ig. = C. I. L., VI, 2o34 : Neronem Claudium suboflem Agrippinae Aug., imp. Claudii Germ. di)vini principis parentisque f publia filium), etc.).

R C i". L,, VII, 11 : (N)eptuno et Minervae templum fpr)o salutc dofmus) divinae (ex) auctorilate (Ti) Claudii (Co)gidubni, r. (c'est-à-dire régis), lega(li) Aug. in Brit — Ce Cogidubnus est un roi ou chef breton dont parle Tacite (Agric, ii), qui fut mis par les Romains à la tète d'un petit gouvernement provincial (de là le titre qu'il porte ici de legatus Augusti). L'inscription esl donc du temps de Claude.— Voir


LE CULTE DES EMPEREURS DANS LA GAULE NARBONNAISE. 07

inscription, ne pas perdre de vue deux choses. D'abord il ne s'agit pas tant ici de Claude lui-même et de sa famille~que de la famille de César et d'Auguste, c'est-à-dire, en réalité, de la famille des divi. C'est donc parce que la famille impériale est la famille des divi, et non parce que l'empereur vivant est dieu, que l'on a pris l'habitude d'appeler cette famille du nom de divina 1. En second lieu, l'inscription de Chichester, comme celles de Pouzzoles ou des Arvales, sont tout à fait isolées et exceptionnelles au premier siècle. Ce n'est qu'au milieu du second siècle qu'on commence réellement à dire domus divina pour famille impériale ; ce langage ne devient usuel qu'à partir de la fin du règne de Marc-Aurèle ; sous Commode seulement et ses successeurs, il triomphe d'une façon définitive 2. Quant à l'expression divinus appliquée à l'empereur, je n'en connais pas d'autres exemples que les deux inscriptions que je viens de citer, et une troisième où Antonïn le Pieux est qualifié du même nom par les habitants de Trieste 3. J'en dirai autant, à peu près, de l'épithète coelestis. Elle qualifie les actes ou la personne de l'empereur dans un certain nombre de textes, même du premier ou du second siècle 4. Mais

sur celte inscription, Henzen, Bullet. dell. Institut., 1872, p. ioô ; Mommsen, Staatsrecht, II, p. 818, note 2 ; Mowat, Bulletin épigraph. de la Gaule, i885, pp. 223, 224.

1 Voy. Mowat, Bulletin épigr. de la Gaule, i885, pp. 221 à 226.

2 Avant Marc-Aurèle, l'expression constamment employée est domus Augusta. Encore sous Marc Aurèle, à l'époque où il y a deux empereurs, on dit domus Augustorum (Wilmanns, 80). Toutefois, l'expression domus divina apparaît dès MarcAurèle (ibid., 234o : Pro saluie imp. Caes. M. Aurelii Antonini Augusti liberorum

domusque ejus divinae, etc.), et à partir de Commode, on n'en trouve plus d'autre. Voy. ibid., 120, 121, 122 (sous Commode), g85 (sous Septime Sévère), etc.; après Septime Sévère les exemples sont très nombreux.— Cf. Wilmanns, g3g, note 2, el g85, note 5, qui dit qu'on ne trouve pas l'expression domus divina avant le milieu du second siècle (affirmation qui n'est pas tout à fait exacte, puisque l'inscription de Chichester est du premier siècle).

3 C. I. L., V, 532. = Wilmanns, 6g3 ; col. I, I. 37 : justitia divini principis. Il s'agit du décret rendu par la ville de Trieste, pour manifester sa reconnaissance envers Antonin le Pieux.

4 Velleius . II, g4 : Innutritus coelestium praeceptorum disciplinis (Tibère) ; io4 : Coelestissimornm ejus operum (des opérations de Tibère). . . spectator ; 123 : Animam coelestèm coelo reddidit (Auguste).— (Observer que Velleius est un contemporain de Tibère lui-même). —■ Quintilien, Inst. orat-, IV, prooem., 2 : Quum vero mihi Do-


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EDOUARD BEAUDOUIN.

elle ne me parait pas avoir fait jamais partie du langage officiel et régulier, et je ne saurais y voir qu'une façon de s'exprimer très empreinte d'adulation. On sait qu'il en est autrement des adjectifs comme saccr, sacralissimus, sanclissimus, etc.; ceux-là sont devenus, en effet, les épithètes ordinaires de l'empereur et de toutes les choses qui émanent de lui ou qui le concernent. C'est à partir de Trajan que cette appellation est employée régulièrement 1, et je n'ai pas besoin de dire que, dans la langue officielle du Ras-Empire", l'idée que nous exprimons par le mot « impérial » s'exprime toujours de cette façon 2. Ces adjectifs indiquent, sinon la divinité proprement dilc de l'empereur, au moins le caractère religieux et sacré de leur personne et de leur pouvoir.

5° Il convient, à ce propos, de s'expliquer sur le mot deus appliqué à l'empereur. Il va presque sans dire que les empereurs ont été appelés constamment Baoç dans les inscriptions et dans les monnaies des villes de la Grèce ou de l'Asie-Mineure 3. Mais, en Italie et dans les pays de l'Occident, cet usage est extrêmement rare, au moins jusque vers la fin du 111e siècle. On a prétendu qu'Auguste est appelé,

milianus Augustus sororis suae nepotum delegaverit curam, non satis honorem judiciorum coelestium intelligam nisi, etc. — C. I. L., V, 532, = Wilmanns, 6g3 (décret de Trieste), col. 2, 1. i; ut manifestatur coelestibus litteris Antononi Aug. PU.

1 Exemples : pour Trajan, Wilmanns, 6gi. = C. I. L., V, 875, côté, lignes 10 et 11 : sacratissimum principem Trajanum ; et l'observation de Wilmanns sur g3g, note 2 ; — pour Hadrien, Wilmanns, 1171, 1828; — pour Marc-Aurèle et Verus, ibid., 1187, etc. — A partir des Sévères, les exemples deviennent trop nombreux pour qu'on puisse les citer.

2 Sacra constitutio (la constitution impériale), sacrae largitiones (le fisc impérial), sacrum consistorium (le conseil de l'Empereur), sacrae cognitiones (la justice de l'Empereur), vice sacra judicare (juger par délégation impériale, c'est-à-dire en appel), etc., etc.

3 Encore faut-il observer avec soin que, les trois quarts du temps, fîsoj ne s'applique pas à un empereur vivant, mais au contraire à un empereur mort et divinisé, et doit se traduire par conséquent non pas deus, mais dîvus. Il n'en est pas moins vrai que, dans les inscriptions et les monnaies grecques, Oso; a alternativement les deux sens et peut s'appliquer tantôt à un personnage vivant et tantôt à un divus. Un exemple de cela est donné dans deux inscriptions grecques assez récemment découvertes, Mitthcilungen des Kais. deulschen archeol. Instituts, 1888, pp. 61 et 63. = Cagnat, Revue archéologique, 1888, pp. 3gi et 3g5 , nOB 160 et 161, et Année épigraphique, 1889, p-5g, nos 160 et 161. Dans la première de ces inscriptions,


LE CULTE DES EMPEREURS DANS LA GAULE NARBONNAISE. 5g

de son -\ivant même, deus, dans des monnaies d'Espagne 1. Je crois beaucoup plus probable que ces monnaies, où on lit deo Augusto, ont été faites après la mort d'Auguste et sa consécration, et que le mot deus est ici une expression inexacte mise pour divus qui serait l'appellation correcte 2. Les poètes et les courtisans d'Auguste l'appelaient aussi un dieu ; mais ceux-ci ne s'astreignent pas à la terminologie régulière, et leur langage n'a rien d'officiel 3. En somme, il me paraît incontestable qu'Auguste n'a jamais été appelé officiellement un dieu ; il se nomme régulièrement non pas deus, mais divi filius, c'est-à-dire fils de César (le seul au temps d'Auguste qui soit encore divus)i. Je n'en dirai peut-être pas lout à fait autant de Livie. Du vivant même

A. Kat'o-KctGsw s'applique à L. Caesar, le fils adoptif d'Augusle, mort et divinisé; dans la seconde au contraire, 6:â veû repp.miy.ai doit s'entendre de Germanious encore vivant.

4 Voy. Eckhel, I, p. 57. Monnaie de Tarraco. Au droit deo Augusto ; et l'image d'Auguste avec une couronne radiée. Au revers : Aeternitatis Augustae et l'image d'un temple.— Sur ces monnaies, voy. Hùbner, Tarraco, (Hermès, I, pp. 110, ni.)

2 C'est l'opinion de Eckhel, I, pp. 57 et 58 , qui me parait certaine. Dans les inscriptions el les monnaies grecques, Bïôç signifie le plus souvent, comme je viens de le dire, dims et non pas deus. C'est, à mon avis, un fait semblable que nous montre cette monnaie de Tarraco. Deus y est mis pour divus. Celle façon de parler est sans doute très incorrecte ; mais l'erreur, après tout, n'a rien d'invraisemblable. Une circonstance confirme tout à fait cette manière de voir. Le temple représenté au revers de la monnaie est évidemment le temple d'Auguste élevé dans la ville de Tarraco par les Espagnols, et dont parle Tacite, Ann., I, 78. Or, nous savons, par ce passage de Tacite, que ce temple fut construit sous Tibère (Templum ut in colonia Tarraconensi straeretur Auguslo petentibus Hispanis permissum). C'est donc sous Tibère, et par conséquent après la mort et la consécration d'Auguste, que la monnaie de Tarraco a été frappée.

3 Voy. les vers de Virgile, d'Horace et d'Ovide cités par Boissier, Religion romaine, I, pp. i34 à i36 ; et par Viollet, Hist. des institutions politiques de la France, p. 47, note 3. — Ajoutez Ovide, Pont., II, 8, 57 (écrit du vivant d'Auguste) :

Felices illi qui non simulacra, sed ipsos Quique deum coram corpora ver a vident.

Il ne faut pas exagérer la portée de ces textes ; ce sont façons do parler de poètes et de courtisans et non le langage officiel du droit public impérial.

4 Mommsen, Staatsrecht, II, p. 756, note 1. — Philon dit formellement qu'Auguste ne voulait pas être appelé dieu. Leg. ad Gaium, 23 : Ti pu SitTTtôrjjv p^rs Bdv IZUTÔV iBe>.r,7y.i np'jdimiït, «XXà Y.OX X-J si léyono riç, ùwT%epmvui>.


60 EDOUARD BEAUDOUIN.

d'Auguste, par conséquent et à plus forte raison de son vivant à ellemême , elle est qualifiée formellement de dea dans une inscription de Sicile 1. Mais il n'en est pas moins vrai que c'est là une faconde parler très exceptionnelle. Après Auguste et Livie, dans tous les cas, on ne trouve guère que des fous qui se soient affublés du nom de dieu 2. Encore ne faut-il jamais perdre de vue que, si Caligula et Domitien, par exemple, se sont fait saluer d'un nom pareil, cette fantaisie a passé toujours pour une extravagance, et que les princes raisonnables, loin de se croire autorisés par de tels exemples à porter le même nom, ont tenu, au contraire, à se distinguer de leurs prédécesseurs par le soin qu'ils mettaient à l'éviter 3. Le titre de deus, pour qualifier l'em1

l'em1 /. L., X, 7464 : Liviae Augusti (sous-entendu uxori) deae.— Qu'Auguste soit vivant à cette époque (et par conséquent Livie), c'est ce que prouve l'expression Augusti; s'il était mort il s'appellerait divi Augusti. — Cf. les inscriptions et les monnaies d'Espagne qui appellent Livie genetrix orbis (C. I. L., II, 2o38 ; Eckhel, VI, p. i54, etl, p. 28).

2 L'exemple le plus frappant est celui de Domitien, qui se faisait appeler par ses procurateurs dominus et deus. Voy. Suétone, Domit., i3 : Quum procuratoram suorum nomine formalem dictaret epistolam, sit coepit : « Dominus et Deus noster hoc fieri jubet. » Unde institutum posthac, ut ne scripto quidem ac sermone cujusquam appellaretur

appellaretur — Les épigrammes de Martial, adressées à Domitien, le traitent 1res souvent de deus. Voy. V, 3 ; VIII, 2 et 4. Cf. V, 8 : Edictum domini deique nostri. Ce dernier passage rappelle tout à fait l'usage auquel Suétone fait allusion. Quant aux autres, il ne faut pas, je crois, y attacher une plus grande importance qu'aux vers de Virgile ou d'Ovide qui, semblablement, appellent Auguste un dieu. J'en dirai autant du passage où Quintilien invoque omnes deos ipsumque imprimis quo neque praesenlius aliud, neque. studiis magis proprium, numen est; c'est-à-dire Domitien (Inst. oral., IV, prooem.). — Caligula aussi se fit traiter comme un dieu. Il se bâtit des temples, où on lui immolait des victimes. Voy. Dion Cassius, LIX, 4- — Cf. Philon, Leg., ad. Gaium, it, et les paragraphes suivants, où Philon défend la cause des Juifs qui refusaient de donner à Caligula le nom de dieu. Sur les fantaisies de Caligula en pareille matière,' voy. Boissier, Promenades archéologiques, pp. 76, 77.

3 C'est ce que prouve le langage de Martial qui avait appelé Domitien des noms de dominus el de deus. Ecrivant plus tard à Trajan, il avoue que ce langage ne serait plus de saison. Voy. X, 72 : -

Diclurus dominum deumque non sain ; Jam non est locus hac in urbe vobis.

Même idée dans Pline, Panegyr., 2, comparant le temps de Domitien et celui de Trajan : Nusquam ut deo, nusquam ut numini blandiamur, elç,


LE CULTE DES EMPEREURS DANS LA GAULE NARBONNAISE. (} I

pereur, n'apparaît pas une seule fois, à ma connaissance, dans un texte législatif ou dans un lexle de jurisconsulte. Dans les inscriptions et dans les monnaies (je mets à part bien entendu les inscriptions et les monnaies des pays grecs et orientaux), il n'y en a pas d'exemple avant l'époque d'Aurélien 1, et encore les exemples de ce langage sont-ils assez rares, même à la fin du me siècle.

6° Je rattacherai à la même idée les textes dans lesquels l'empereur vivant est désigné par le nom de quelque divinité, comme si l'on voulait identifier par-là l'empereur et celle divinité. C'est là un usage constant dans les pays grecs et orientaux 2. En Occident les exemples en sont au contraire extrêmement rares. Peut-être, à Pompéi, Auguste el Mercure furent-ils identifiés. Ce qui esl certain, c'est qu'il existait, à Pompéi, dès le temps de la République, un culte en l'honneur de Mercure, que desservaient des affranchis ou des esclaves, appelés au début ministri lout court, et plus lard minislri

1 Voy. pour Aurelien, Cohen, Médailles imp., V; Aurelien, 170. = Eckhel, VII, p. 482 : Deo et domino nato Aureliano Aug., (dieu né, dieu homme). — Eckhel, ibid. : Deo et domino noslro Aureliano Aug.— C. I. L., XI, 556, Coesena : Pecuniae ejus quam deus Aurelianus concesscrat. — Ibid., VIII, 4S77, Thubursicum (en Afrique) : Deo Aureliano. — Ces deux inscriptions sonl sans doute faites du vivant d'Aurélien (Mommsen, Staatsrecht, II, p. 760, note 2, el les notes sur lesdeux inscriptions).— Pour Carus, Cohen, loc. cit., Carus, 44-= Eckhel, VII, p. 5o8 : Deo et domino Caro Aug. ■— Pour Dioclélien et Maximién, Voy. Mommsen, Staatsrecht, loc. cit.

2 Voy. Guiraud. Assemblées provinciales, p. 25, noies 9 et 10 (inscriptions égyptiennes en l'honneur d'Auguste, identifié à Jupiter) et p. 27, note 1. — Joindre aux exemples cités par Guiraud, treize inscriptions de Sparte où Anlonin le Pieux est identifié à Zeus Eleulheros (Lacour-Gayet, Antonin le Pieux el son temps, p. 362), et une inscription latine d'un village près de Priape (Mysie), où Hadrien esl appelé Jupiter Olympius (Orelli-Henzen, 5453 = C. I. L., III, 374). Bien que latine, cette inscription provient des pays gréco-asiatiques. — Noter principalement l'usage, chez les corporations grecques d'acteurs ou de musiciens, d'honorer l'empereur régnant, identifié à Dionysos (Lacour-Gayel, loc. cit., p. 362 et 277 ; Hirschfeld. Kaisercullus, cité, p. 835, notes g el 10) ; voir surtout, à ce propos, les inscriptions grecques des Nysa dans Bulletin de corresp. hellén., i885, pp. 12.I à I3I, dans lesquelles les artistes honorent lout ensemble Dionysos et l'empereur Antonin. — Dans une inscription de Nimes (C /. L., XII, 3232), je montrerai bientôt un décret semblable d'une société grecque honorant Hadrien sous le nom de vïo; Atovuco;. Cette inscription provient de la Narbonnaise, mais elle esl en réalité grecque, non seulement par la langue qu'elle parle, mais encore par les habitudes qu'elle révèle,


62 EDOUARD BEAUDOUIN.

Mercurii Maiac, et que ces personnages, à partir de 762, ne portent plus que le nom de Minislri Augusti 1. On voit par là que les prêtres de Mercure sont devenus, dès le début de l'empire el du vivant même d'Auguste, des prêtres d'Auguste 2. Pour les empereurs suivants, de pareilles choses sont infiniment rares. L'exemple le plus remarquable de ces identifications avec une divinité est celui de Commode qui se fit appeler du nom d'Hercule et sûrement adorer sous le nom de ce dieu3- Mais celle fantaisie ne paraît pas avoir eu beaucoup d'imitateurs. Le nom d'Hercule donné pareillement à Maximin, et avant même qu'il fût empereur, n'indique certainement pas de sa part une prétention à la divinité, mais n'est qu'une allusion à sa force phy1

phy1 les inscriptions très nombreuses relatives à ces personnages dans l'index des Inscr. Neap., p. 46i, 3" colonne, et dans C. /. L., X, p. iog et suiv. avec la note de Mommsen en tète de ces inscriptions. — Horace identifie pareillement Auguste el Mercure (Odes, I, 2, 4i). — Cf. Marquardt , Staatsverwaltung, I, p. 201 (trad. Weiss el Lucas, p. 2g7). A mon avis, il est très douteux qu'il faille rattacher à une identification pareille, comme le fait Marquardt, loc. cit., les inscriptions de Narona, en Dalmatie, où les severi Augustales s'appellent assez souvent du nom de magistri Mercuriales (voy. sur ces inscriptions, C. I. L., III, p. 2gi). Il n'est pas assez sûr en effet que les severi Augustales des cités soient réellement des prêtres d'Auguste.

2 Cf. Mommsen, Staatsrecht, II, p. 757, note 1.

3 Vita Diadumeni, 7, 2 et 3 : Commodum. . . qui se Herculem appellaverat, et les vers satiriques faits à ce propos: Commodus Herculeum nomen habere cupil, etc., qui prouvent que celte prétention fui assez mal vue de l'opinion publique. — Vita Commodi, g, 2 : Accepil statuas in Herculis habilu atquc immolalum esl ut deo. Dion, Cassius, LXX1I, i5 ; Uau-Ttillaç OTcovyfMKç -/.ai TVÎV H/OKZ/S'OU; àivir'iyy-i. Cf. ibid., 16. — Hereulcus devint ainsi à cette époque le synonime ordinaire de Commodianus ; ainsi la Hotte d'Afrique s'appelle Commodiona Herculea (ibid., 17, 8); sous Sévère, le (lamine du divus Commodus s'appelle Herculaneus Commodianus (ibid., 17, 11). Dans les inscriptions, Commode ne porte jamais ou presque jamais le nom d'Hercule. L'index de Wilmanns, pp. 5i4, 5i5, donnant tous les noms de Commode dans les inscriptions, n'en cite pas un seul exemple. L'inscription de Orelli, 886 : Herculi Romano (pour dire Commode) esl à peu près sûrement fausse: voy. la note de Henzen, III, p. g3, el l'index, ibid., p. 70, colonne 2.— Les monnaies, au contraire, offrent des exemples de cette appellation. Voy. Eckhel, VII, p. 126, et Cohen, Médailles impériales; III : Commode, n° 63, revers : Herculi Coin. p. m. tr. p. XVI, cos. VI, (avec l'image de Commode). — Cf. nos 64 el suiv., 356 et suiv., 53o et suiv., les monnaies de Commode qui portent au revers Herculi Romano avec l'image d'Hercule et qui désignent vraisemblablement parce nom el par cette image l'empereur Commode lui-même.


LE CULTE DES EMPEREURS SANS LA GAULE NARBONNAISE. 63

sique 1. En Italie une inscription appelle Hadrien du nom de Jupiter' 2; mais c'est un langage dont il n'y a pas, je crois, un seul autre exemple, et qui n'est intéressant que justement parce qu'il est étrange 3. En ce qui concerne les impératrices , il importe de signaler un certain nombre d'inscriptions qui parlent de Cérès et qui désignent par là certainement l'impératrice Livie 1. Je ne vois pas beaucoup d'autres exemples à citer, pour l'Italie ou les provinces d'Occident, de l'identification du nom des empereurs ou des impératrices avec ceux des divinités.- Les titres de Jovius et d'Herculius que portent Dioctétien et Maximien 5 n'indiquent pas précisément que ces empereurs se fassent adorer comme s'ils étaient eux-mêmes Jupiter et Hercule.

7° Il me reste à parler des temples qui ont pu être élevés en l'honneur des empereurs vivants et surtout des prêtres qui ont été institués en leur honneur. C'est la partie la plus délicate et la plus importante de celte étude. Les empereurs, de leur vivant, ont-ils des temples el dès prêtres ; et, s'ils en ont, dans quelle mesure peut-on dire qu'ils ont reçu des honneurs proprement et évidemment divins 15?

1 Comme les autres noms qu'on donnait pareillement à Maximin ; Ajax, Achille, Antée, Milon de Crotone. Voy. Maximini duo, l\, g ; 6, g.

2 Orelli-Henzen , 5454. = Mommsen, Inscr. Neap., 5I5I. = C. I. L., IX, 2823.

3 Voy. les notes des Henzen et de Mommsen, sur celle inscription. ■— Hadrien s'appelle bien également Jupiter Olympius, dans une inscription latine de Mysie, el vio; Hiùvvo-oç dans une inscription de Nimes (voy. p. 61, note 2). Mais je me suis eipliqué ci dessus sur ces inscriptions.

4 C. I. L., X, go7-= Orelli, i4g5. = Wilm., 17m. Voy. sur ces inscriptions ce que je dirai plus loin du culte des impératrices.

5 Sur ces titres, voy. les monnaies el les textes cités par Eckhel, VIII, pp. 9 et ig.— Cf. Cohen, Médailles impériales, V, Diocletien, n° io5 : au droit : Jovio Diocletiano Aug.; au revers Herculio Maximiano Aug.; Diocletien et Maximien, n" j. — Une seule fois, el seulement sur le revers d'une monnaie, est l'inscription : Monela Jovi et Herculi Augg. (Cohen, loc. cit., Diocletien et Maximien, n° 4). Encore peuton se demander si ce sont bien exactement les empereurs qui sont qualifiés de ces noms de dieux, ou si ces dieux ne sont pas simplement dits augusli, selon un usage connu que j'ai expliqué précédemment.

6 Pour les raisons que j'ai expliquées plus haut, je laisse absolument de côté, en cette question, les Augustales des cités, qui ne sonl pas, à proprement, parler, des prêtres des empereurs. Voy. sur ces personnages, Marquardt, Roem. Slaalsverwal-


64 EDOUARD BEAUDOUIN.

Pour étudier cette question complètement, il faudrait étudier, l'une après l'autre, l'Italie et toutes les provinces de l'empire. Mais j'ai dit, au début de ce travail, les raisons qui empêchent d'entreprendre cette lâche immense. Je vais donc me borner à l'Italie, et rechercher comment, à ce point de vue, les choses se sont passées à Rome et dans les cités italiennes. Aussi bien, l'étude des inscriptions italiennes, qui sont très nombreuses et très circonstanciées, est-elle, comme je la montrerai, suffisante pour nous donner l'idée de la façon dont le culte personnel des empereurs s'est répandu, de l'importance qu'il a pu avoir et des phases par lesquelles il a passé. Quant aux provinces, l'une d'entre elles, la Narbonnaise, sera naturellement étudiée à ce point de vue dans la seconde partie de ce paragraphe. Mais je crois que si l'on veut avoir d'abord une idée générale exacte de l'histoire du culte personnel rendu aux empereurs, cette idée d'ensemble ne peut être obtenue que par un regard jeté sur les inscriptions italiennes.

Suétone nous dit formellement qu'Auguste ne souffrit pas qu'à Rome on lui accordât durant sa vie les honneurs d'un dieu, ni qu'on mit sa statue dans les temples, ni qu'on instituât des flamines en son honneur 1. Dion Cassius dit la même chose, en ajoutant que la défense fut commune à Rome et à toute l'Italie 2. Seuls les pays grecs, d'après Dion, (entendez par là non seulement la Grèce, mais les pays d'Orient), eurent le droit d'élever des temples el de décerner

tung, I, p. ig7 et suiv. (trad. Weiss et Lucas, p. 291 el suiv.), et les nombreux ouvrages qu'il cite. Particulièrement, sur les rapports qui peuvent exister entre cette institution et le culte d'Augusle, ibid., pp. 200, 201 (trad. pp. 296 et suiv.; cf. p. 293, note 3), et (parus depuis l'ouvrage de Marquardt) Mommsen, Staatsrecht, III, p. 4Ô2 et suiv.= Trad. Girard, VI, 2° partie, pp. 4i et 44 ; Hirschfeld, Kaisercultus, cilé, pp. 838, 83g, notes 28 et 2g. M. Mommsen se sépare ici de l'opinion générale, d'après laquelle les Augustales se rattacheraient par des liens plus ou moins directs, au moins en ce qui concerne leur origine, au culte d'Auguste et de ses successeurs. Cette question esl trop complexe pour être étudiée ici incidemment.

! Suétone, Aug., 02 : Templa, quamvis sciret etiam proconsulibus decerni solere, in nulla tamen provincia nisi communi suo Romaeque nomine recepil. Nain in urbe quidem pertinacissime abstinuit hoc honore.

- Dion Cassius, LI, 20 : Ev yio TOI' &7TU avrâ TTÎ TS aX/vj Iroùià. ovz ê/mv 1<JTLÇ... lro/^i»;<7£ TOÙTO iroâinM.


LE CULTE DES EMPEREURS DANS LA GAULE NARBONNAISE. 65

des honneurs divins à Auguste ; encore était-il ordonné qu'on élevât ces temples tout à la fois à Rome et à Auguste 1. Il est incontestable, comme je l'ai dit, que les pays grecs élevèrent des temples et donnèrent des prêtres non seulement à Rome et à Auguste, associés et confondus dans le même culte, mais encore à Auguste lui-même et aux autres empereurs personnellement 2. Mais, laissant ces peuples de côté, voyons ce qu'il faut penser, pour Rome et pour l'Italie, de l'affirmation de Suétone et de Dion Cassius, d'après lesquels Auguste aurait interdit qu'on lui élevât des temples ou qu'on instituât des flamines en son honneur.

Pour ce qui est de Rome, il est certain qu'on n'y trouve la mention d'aucun temple ni d'aucun prêtre d'Auguste vivant. Les sodales Augustales, ou les Jlamines Augustales, assez nombreux dans les inscriptions de Rome,.sont, il est vrai, des prêtres d'Auguste, mais, comme chacun sait, des prêtres du divus Augustus, et par conséquent ne sont pas à considérer pour le moment. En Italie, au contraire, il est incontestable qu'il existe, outre les flamines du divus Augustus qui sont les plus nombreux, des exemples tout à fait certains de prêtres consacrés ou de temples élevés à Auguste vivant, et que par conséquent l'affirmation de Dion Cassius, en ce qui concerne l'Italie, n'est pas exacte. Nous verrons tout à l'heure s'il ne serait pas possible de trouver la raison de celle inexactitude.

J'ai relevé, dans les inscriptions italiennes, toutes celles qui me paraissent se rapporter d'une façon certaine à des prêtres ou à des temples d'Auguste vivant. Il s'en faut de beaucoup qu'on en trouve dans toutes les cités d'Italie; la plus grande partie des villes italiennes n'en offrent pas d'exemples. Mais il est sûr qu'on en rencontre dans les cités suivantes :

A Pouzzoles 3,

1 Dion Cass., ibid. — Cf. Suétone, Aug., 52, cité.

2 Voy. les ouvrages cités, p. 43, noie i. — Exemple célèbre des temples élevés à la fois à Rome et à Auguste, en Asie : le temple de Pergame ; Tacite, Ann., IV, 37 : Quum divus Auguslus sibialque urbi Romae templum apud Pergamum sis ti non prohibuisset. Cf. Eckhel, VI, p. 101. Mais la plupart des autres temples qui furent élevés à Auguste dans les pays grecs et asiatiques et dont on trouvera l'indication dans les ouvrages indiqués plus haut le furent à l'Empereur seul.

'■'■ Wilmans, 728 = Inscrip. Neap., 2484 = C. I. L., X, i6i3, Pouzzoles : (L.) Cal-


66 EDOUARD BEAUDOUIN.

A Benévent 1, A Pompéi 2, A Cumes 3,

purnius, L.f templum Augusto cum ornamentis d(e) s(uo) d(edit). — Augustus tout court ne peut signifier ici que l'empereur Auguste, encore vivant.

1 Orelli, 2Ôog= Inscr. Neap., i4o6 = C. I. L., IX, i556, Bénevenl : P. Veidius, P.f. Pollio caesareum Imp. Caesari Augusto. — Imperator Caesar Augustus est évidemment Auguste vivant. Sur ce Vedius Pollio, contemporain d'Auguste et bien connu lui-même, voy. Dion Cass., LIV, 23, et Boissier, Relig. rom., I, p. i23, note i.

2 Inscr. Neap., 223i = C. /. L., X, 837, Pompéi: M. Holconio Rufo d(uum) v(iro) j(uri) d(icundo) IIII, quinq(uennali). . . . Aug. sacerdoti. Le quatrième duumvirat de M. Holconius Rufus, qui date cette inscription, est de 701-752. (Voy. CI. L., X, vol. 1, pp. gi et 92). Ce sacerdos Augusti est donc tout à fait contemporain d'Auguste. — Inscr. Neap., 2232. = C. I. L., X, 838 : M. Holconio M. f. Rufo, IL v.j.d. quinquiens, iter(um) quinq. . . jlamini Aug. Puisque Auguste est dit encore ici, Augustus, et non divus Auguslus, c'est que cette inscription et par conséquent le cinquième duumvirat d'Holconius (dont nous ne savons pas la date par ailleurs), se placent avant la mort d'Auguste. (Cf. CI. L., X, vol. 1, p. gi). — C. i". L., X, 83o : M Holconio M. f. Rufo, Hvir.j. d., V, quinq. iter, Augusti Caesaris sacerd. (évidemment de la même année que l'inscription précédente).— Ibid., X, g48, g47, relatives au même Holconius, jlamen Augusti. — Ibid., 84o= Inscr. Neap., 2235 : M. Holconio Céleri d. v.j. d., quinq. designato, Augusti sacerdoti. Cet Holconius Celer est, sans doute, le frère du précédent. La date de son duumvirat quinquennal est I5-I6 probablement (voy. la note sur cette inscription au Corpus, ibid., pp. gi etg2). Il a donc exercé cette fonction après la mort d'Auguste (ti ap. J.-C). Mais il a dû être désigné du vivant d'Auguste, puisqu'il y a un an au moins, el généralement davantage, entre la désignation et l'exercice d'une magistrature; et l'inscription qui l'appelle sacerdos Augusti el non divi Augusti. prouve qu'effectivement Auguste était encore vivant à cette époque. Cf. deux inscriptions relatives au même Holconius Celer, où celui-ci est au contraire appelé sacerdps divi Augusti, évidemment parce que, à celle date, Auguste est mort (C. I. L., X, gi5 et g46— Inscr. Neap., 2236, 2237). On voit, par la comparaison de ces deux classes d'inscriptions qu'immédiatement après la mort d'Auguste, le prêtre de cet empereur à Pompéi s'est appelé sacerdos divi Augusti, et que'par conséquent toutes les inscriptions relatives à un jlamen ou sacerdos Augusti sont certainement faites du vivant d'Auguste.

3 Inscr. Neap., 2007= C. I. L., X, 8876 ; Cumes. L'inscription, qui contient l'ordre des fêles de la ville de Cumes, est certainement contemporaine d'Auguste,. car cet empereur y est appelé Caesar ou Caesar Auguslus. Dans ce texte, on voit qu'il y aura à différents jours, supplicatio adressée à Caesar Augustus, et, en outre, le 23 septembre, immolatio Caesari hostia. Le culte d'Auguste fut donc, de son vivant, organisé à Cumes. Voy. sur celte inscription, Mommsen, Das Auguslisclie Feslverzeicl.niss von Cumac (Hermès, XVLI, pp. 601 et suh.).


LE CULTE DES EMPEREURS DANS LA GAULE NARBONNAISE. 67

A Pise 1,

A Assise 2,

A Fanum Forlunae 3.

Il faut ajouter à celte liste, très probablement, Noie *. A Preneste, au contraire, où l'on a cru voir également un flamine d'Auguste vivant, la présence de ce personnage est fort douteuse 5. Il me paraît

1 Orelli, 642 el 643= Wilmanns, 883 = C I. L., XI, i420 el i42i. Décrets de la ville de Pise. — Le premier est daté, à plusieurs reprises, de la 26° puissance tribunicienne d'Auguste. Donc Auguste est empereur à cette époque. (La date exacte donnée par l'inscription, i3 des kalendes d'octobre et 25° puissance tribun. d'Augusle, est 19 sept., 2 ap. J.-C). Or ce décret a été rendu par l'o'rdo decarionum de Pise, in Augusteo (1. 1). Il y a par conséquent un temple d'Auguste à Pise, du vivant, de cet empereur.— Le second décret a pour but de rendre des honneurs funèbres à C. César, le fils adoptif d'Auguste, dont on vient d'annoncer la mort. Il est donc de 7Ô7 de R = 4 ap. J.-C, date connue de la morl de C. César. (La date exacte, donnée par les noms des consuls, la 26e puissance tribun. d'Auguste, et la mention du 4 des nones d'avril , esl 2 avril 4 ap. J.-C), Auguste est donc vivant. Or, aux lignes 43 et suiv. de l'inscription, il esl dit qu'à défaut de magistrat juri dicundo, on enverra à l'empereur, comme legatns, Statidenus Juncus, jlamen Auguslalis à Pise. Auguste a donc un jlamen à Pise de son vivant.

- Orelli, 3770 (répété 5gg4) ; Assise: L. Calidi... Nigrini, IIH vir(i) jur(i) dic(undo), IIH vir(i) quinq(uennalis) II (lisez ilerum), augur(is), jlaminis Aug. parenlis patroni municipii. —11 faut certainement entendre que c'est Auguste qui est dit ici parens municipii. (Cf. Orelli, 6o5 : inscription d'Iadera, en lllyrie, où Auguste est dit pareillement parens coloniae). Par conséquent, on ne peut pas lire jlamen Augustalis, ni entendre par Augustus un empereur quelconque. Il s'agit .donc d'Auguste lui-même et encore vivant, jmisqu'il s'appelle Augustus cl non pas divus.

3 Vilruve, V, 1, 7, mentionne dans cette ville une aedes Augusti. Or, Vitruve écrit sous Auguste, à qui même son livre est dédié. (Voy. Teuffcl, Hist. de la littéral, rom., traduction, II, p. 129.) Il ne peut donc pas être question ici d'un temple élevé à un autre empereur qu'Auguste.

4 C. I. L., X, 1238 = Inscr. Neap., 1238, Noie : Augusto sacrum restituerunt Laurinienses pecunia sua cultores (sur un autel orné de sculptures qui représentent d'un côté un sacrifice, et de l'autre des objets sacerdotaux). Est-ce d'Auguste lui-même, ou d'un autre empereur, qu'il s'agit ici ? Mommsen rattache celle inscription au culte d'Auguste. (C. /. L., X, index, p. 1147, col. 2). C'est, je crois, le plus probable, mais on ne peut pas l'affirmer d'une façon sûre.

5 C. I. L., XIV, 2964. = Orelli, 3874 (incomplètement). Débris des fastes de Preneste. Aux 1. Il et 12, un personnage appelé jlamen. . . gusli. Orelli propose de lire : jlamen (Caesaris Aujgusii. Mais Dessau, au C. /. L., loc. cit., lit, plus exactement, je crois: jlamen (divi Aujgusti.


68 ÉD01 ARD BEAUnOUlN.

certain aussi que le. Jlamen Augustalis qu'on trouve dans une inscription de Venafrum n'est pas un prêtre d'Auguste vivant, bien que cette inscription soit sûrement d'une époque très voisine de celle d'Auguste 1.

En somme, le nombre des cités italiennes dans lesquelles le culte d'Auguste a été organisé de son vivant est, comme on le voit, assez restreint. Il est vrai qu'une difficulté assez grave en celle affaire résulte de la présence en Italie d'un grand nombre de personnages qui sont dits flamines Augusti (et non divi Augusti) ou flamines Augustales, et qu'on se demande naturellement s'il ne faudrait pas entendre par-là, toujours el nécessairement, des prêtres d'Auguste vivant. Mais je crois qu'une pareille règle de critique serait on ne peut plus imprudente. Lorsqu'on peut dater l'inscription, et qu'on voit par celte date qu'Auguste est effectivement vivant à l'époque où ce flamine exerce ses fonctions (comme cela arrive, par exemple, dans les inscriptions citées de Pompéi ou de Pise), il est impossible de douter qu'on n'ait affaire à Un prêtre d'Auguste vivant. Lorsque, sans donner la date exacte, un mot, dans l'inscription ; fait allusion à Auguste personnellement et ne peut s'entendre d'aucun autre empereur (comme dans l'inscription d'Assise), la même conclusion s'impose encore. Mais lorsque le texte porte jlamen Augusti, sans rien de plus, il est certain d'abord que rien n'oblige à entendre par ce nom l'empereur Auguste lui-même, puisque Auguslus est le nom que portent tous les empereurs sans exception ; et il n'est même pas sûr, à mon avis, qu'il faille entendre nécessairement un empereur vivant, quel que soit d'ailleurs cet empereur. Ce dernier point est assez délicat sans doute; car, puisqu'il se nomme Jlamen Augusti, il semble impossible que ce personnage soit le prêtre d'un empereur mort et

1 Orelli, 3426 = Wilmanns, I6I3 = Inscr. Neap., 4628 = C. i". L., X, 4868; Venafrum. Inscription relative à un personnage qui a été praefeclus castrorum imp. Caesaris Augusti et Ti. Caesaris Augusti, et jlamen Augustalis à Venafrum. Il a évidemment exercé ses fonctions de praefeclus castrorum du vivant d'Auguste et après sa mort. La seule question est donc de savoir s'il a été Jlamen Augustalis avant ou après sa préfecture militaire. Or, il me parait à peu près certain que l'inscription énumère ici les fonctions dans l'ordre direct (les grades militaires assez nombreux, qui sont indiqués, le sont sûrement dans cet ordre) ; par conséquent, le flaminat étant cité ici après la préfecture militaire, il est très probable qu'il a été exercé après elle, c'csl-à-dire après Auguste, el au plus tôt sous le règne de Tibère.


LE CULTE DES EMPEREURS DANS LA GAULE NARBONNAISE. 69

divus, et dès lors on ne peut guère entendre qu'un prêtre de l'empereur alors régnant. Mais voici ce qui doit faire écarter cette objection. Le plus souvent, le nom d'Auguste étant écrit en abrégé (Aug.), il est aussi naturel de lire jlamen Augustalis que de lire Jlamen Augusti. Or, une expression comme celle de jlamen Augustalis ne se rapporte pas nécessairement au culte d'un empereur vivant, mais s'entend, d'une façon beaucoup plus probable, du prêtre d'Auguste ou de ses successeurs divinisés. C'est ce que prouve l'existence des flamines Augustales de Rome, qui sont précisément, de l'aveu de tout le monde, des prêtres du divus Augustus et non des prêtres d'Auguste vivant 1. L'expression Jlamen Aug., dans les inscriptions des cités italiennes, doit donc être lue en général jlamen Augustalis, et être entendue d'un prêtre du divus Augustus, comme on l'entend toujours dans les inscriptions de Rome. Une difficulté plus sérieuse surgit sans doute quand on cite en toutes lettres, ce qui d'ailleurs est rare, jlamen Augusti ou Jlamen Augusiorum. 11 est, en effet, impossible d'entendre par ces mois-là autre chose que l'empereur régnant, et d'entendre notamment un empereur divus. Mais je prouverai, dans le troisième paragraphe de cette étude, que cette expression, qui est. très usuelle dans les provinces (beaucoup plus usuelle qu'en Italie), désigne sûrement le flamine de Rome et d'Auguste, et non pas un prêtre attaché au culte personnel d'Auguste ou de tout autre empereur. Je proposerais d'entendre le même mot de la même manière dans les inscriptions italiennes, extrêmement rares d'ailleurs, où on le rencontre par hasard. Sans doute, le culte de Rome et d'Au■ gusle est beaucoup moins répandu en Italie que dans les provinces ; il y existe pourtant, dans certaines cités au moins, comme je le montrerai 2. On peut donc admettre très bien que, dans ces cités-là, le prêtre de ce culte porte le nom qu'il porte régulièrement dans les cités provinciales, et s'y appelle jlamen Augusti ou Augustorum. — Il n'en reste pas moins vrai que le prêtre désigné en général dans les inscriptions italiennes par l'abréviation Jlamen Aug. sera, non pas un prêtre de Rome et d'Auguste, mais, d'une façon beaucoup plus

1 Voyez sur ces personnages ce que je dirai plus loin à propos des flamines des divi.

2 Voy. le S 3, sur les prêtres de Rome et d'Auguste.


-O EDOUARD BEAUDOUIN.

probable et beaucoup plus générale, un prêtre du divus Auguslus et, accessoirement sans doute, des autres empereurs divi 1.

Il y a donc en Italie très peu d'exemples de flamines réellement attachés au culte d'Auguste vivant. On a fait remarquer 2 que les cités dans lesquelles on rencontre de pareils flamines sont toutes ou des colonies fondées par Auguste 3, ou des villes qui s'étaient mises

' Application de ces idées : — Quelquefois les mots jlamen Augustalis se lisent en toutes lettres dans l'inscription (par exemple, Orelli, 6677, 670g). Entendez alors, pour les raisons qui viennent d'être dites, un Jlamen du divus Augustus et des divi. — Quand ces mots sont abrégés (par ex., Orelli, 7076, Falerio : jlamini August.), lire également jlamen Augustalis et entendre plutôt le même jlamen. Cf. dans C. I. L.', IX, index, p. 772, col. 2, et X, index, p. n36, col. 1, la liste des flamines Augustales des cités du midi de l'Italie. Ce sont tous, presque sûrement, des flamines des divi; car les flamines de Rome et d'Auguste sont infiniment rares dans ces régions ; les seuls flamines impériaux que l'on y rencontre, sauf des exceptions 1res rares et même douteuses, sont des flamines des divi. — Au contraire, le Jlamen Augustor(um) de Pola (Wilm., 773 = Orelli, 6682 = C. /, L., V, 47) doit être plutôt, pour la raison que j'ai expliquée, un prêtre de Rome et d'Auguste. — Enfin je regarderais volontiers le jlamen Aug. primus Veron(ae) crealus de Wilm., 2i53 = Orelli, 5ggi = C. I. L., V, 334 t, comme étant tout ensemble flamine du divus Augustus et flamine de Rome et d'Auguste, parce qu'il me semble qu'à Vérone les deux cultes se trouvent confondus ou au moins confiés au même prêtre (Cf. C. /. L., V, 3g36 ; jlamen divi. Aug. et Romai ; et 8376, 3420, 3427 : jlamen Romae et Aug.) ; voy. sur celte question Mommsen, C. I. L., V, vol. 1, p. 327. .

2 Hirschfeld, Kaisereult., cité, p. 838.

3 II est difficile de dire avec certitude quelles sont les cités, parmi celles où nous voyons fonctionner des prêtres d'Auguste, qui sont réellement des colonies fondées par cet empereur ; en effet, nous savons bien par le monument d'Ancyre qu'Auguste établit en Italie 28 colonies (Mon. d'Ancyre, cap. 28. Cf. Suétone, Aug., 46), mais la liste de ces 28 colonies ne va pas sans de 1res grandes difficultés. On trouvera dans Marquardt, Slaatsverwalt, I, pp. 11g, 120 (trad. Weiss et Lucas, pp. i5g à 161), et les notes, trois listes qui ont été proposées, celle de Borghesi et do Renier qu'adopte Marquardt (pp. 11g, 120), celle de Beloch et celle de Hollaender (p. 120, note 17). Elles diffèrent assez sensiblement entre elles. Pour ne parler que des villes citées ici, c'est-à-dire de celles où l'on rencontre des prêtres d'Auguste vivant, Benevent seul, se trouve sur toutes les listes, et son tilre de colonie d'Auguste est tout à fait certain. Cumes est considéré comme colonie d'Auguste dans deux listes seulement, celle de Borghesi et celle de Hollaender. Pise et Noie apparaissent dans les deux listes de Beloch et de Hollaender , mais non dans celle de Borghesi. Pouzzoles est seulement dans la liste de Borghesi, et Fanum Forlunae seulement dans celle de Hollaender. On comprend qu'il m'est impossible d'entrer ici dans la discussion de chacun de ces points.


LE CULTE DES EMPEREURS DANS LA GAULK NARBONNAISE. 71

sous sa protection particulièrel, ou qui avaient reçu de lui quelques faveurs 2. La dévotion à Auguste aurait donc été, dans ces villes, l'effet de la reconnaissance. Ce qui d'ailleurs me paraît prouver qu'il n'y eut pas à cette -époque une organisation officielle du culle d'Auguste en Italie, une sorte de règlement général établissant le culte public de l'empereur dans les cités italiennes, ce n'est pas seulement ce fait incontestable que peu de cités italiennes semblent avoir possédé des temples et des prêlres d'Auguste, du vivant de cet empereur 3, fait qui ne pourrait pas s'accorder avec un règlement général, c'est aussi cette circonstance que les temples et les prêlres d'Auguste, là où on les rencontre, portent dans les inscriptions, qui donnent évidemment leur dénomination exacte et propre, des noms qui varient avec les lieux, le temple s'appelant tantôt Caesareum et tantôt Augusteumi, le prêtre tantôt sacerdos et tan tôt jlamen 5. Gela

1 Par exemple Assise, comme le prouve l'inscription citée (Orelli, 8770 = 5gg4) où Auguste esl appelé parens municipii. Peut-être faut-il en dire autant de Pompéi, si l'on admet la conjecture de Mommsen, d'après laquelle Auguste aurait sans doute calmé les dissensions qui séparaient les anciens habitants de Pompéi et les descendants des colons de Sylla ; (voy. C. I. L., X, pp. 8g et go).

- C'est le cas de Pouzzoles, qui ne rentre peut-être pas d'une façon certaine dans la liste des colonies fondées par Auguste, mais dont Auguste a certainement favorisé le développement commercial ; voy. Hirschfeld, Kaisercalt., cilé, p. 838, note 25.

3 Mommsen, Hermès, XVII, p. 64o, pense, il est vrai, que le culte d'Auguste a dû être organisé dans un nombre de cités italiennes beaucoup plus grand. Il est vrai que l'on n'en trouve de traces positives que dans les inscriptions de cinq ou six villes seulement ; mais on peut présumer, d'après lui, qu'il a dû exister pareillement dans beaucoup d'aulrcsvilles, où nul monument ne nous en a gardé le souvenir. Je crois au contraire cette conjecture très peu probable. Le nombre des inscriptions italiennes est assez grand pour que nous puissions nous dire bien renseigné sur l'organisation de presque toutes les cités importantes de l'Italie à l'époque impériale, et il n'est pas du lout croyable qu'on ne trouverait des traces du culte d'Auguste que dans cinq ou six villes seulement, si ce culte avait été répandu dans toute l'Italie. Les textes nous en révèlent l'existence dans certaines cités. Il n'y a aucune raison de croire qu'il a existé pareillement là où aucun texte n'en fait mention.

4 Caesareum, à Benevent(C. L L., IX, i556), Augusteumk Pise (ibid., XI, 1420), Aedes Augusti, à Fanum Forlunae (Vilruve, V, 1,7).

3 Flamen à Pise (C. /. L., X, liai) et à Assise (Orelli, 3770). A Pompéi, au contraire, tantôt sacerdos (C. I. L., X, 837, 83o, 8io), tantôt Jlamen (Ibid., 838, 9S7. 9^8).


7?. EDOUARD BEAUDOUIN.

prouve qu'il n'y eut jamais de dénominations officielles, et porte à croire qu'il n'y eut jamais non plus d'organisation générale. Il me paraît très probable, pour ces raisons, qu'aucun acte de l'autorité publique n'intervint jamais pour établir dans les cités d'Italie le culte d'Auguste vivant, mais qu'on laissa faire les cités, et que chacune d'elles organisa ce culte à sa façon, sans que toutes l'aient fait et sans que celles qui l'établirent l'aient organisé delà même manière 1.

Il faut voir maintenant quelle a été à ce point de vue la conduite des successeurs d'Auguste.

Le second empereur, Tibère, semble avoir montré une vraie répulsion pour les honneurs divins. Il est visible que ce genre d'adulation, qui flattait Auguste, et dont celui-ci ne modérait l'expression que par politique, paraissait fort ridicule à un politique réaliste comme Tibère. Aussi n'accepta-t-il volontiers ni temples ni flamines 2, non pas même des expressions comme celles de sacer et de divinus 3. Il lui fallut, il est vrai, laisser les villes d'Asie Mineure lui bâtir un temple 4, pour ne pas mécontenter ces peuples habitués à honorer l'empereur de celle façon ; mais quand les Espagnols, s'appuyant sur cet exemple, et croyant peut-être faire leur cour en l'imitant, demandèrent la permission d'élever pareillement leur temple à Tibère, celui-ci la leur refusa ; et les paroles que Tacite mel dans sa bouche à celle occasion montrent un dédain parfait de cette espèce d'hommages 5. Après Tibère, je ne vois plus que les empereurs insensés qui aient donné dans ce travers, et tous les princes raisonnables paraissent bien avoir fait des temples et des prêtres établis en leur honneur, et de leur vivant même, le même cas que des appel1

appel1 Religion rom., I, p. i33, note i.

"- Suétone, Tib. 26 : Templa, flamines, sacerdoles decerni sibi prohibuil. — Cf. Dion Cassius, LYII, g : Oyre 7£fteviirp.a. «ûrw ov% ôn-wç uvBâipe-ov. — Tacite, Ann., IV, 38 : Perstitil, secretis etiam sermonibus, aspernari talem sui cultum.

3 Suétone, Tib., 27.

4 Tacite, Ann., IV, i5 : Decrevere Asiae urbes templum Tiberio, matrique ejus ac senatui. — Sur cette association du culte du Sénat au culte de Tibère, voy. l'observation de Hirschfeld, Kaisercult. cité, p. 84 1, nole4i> et p. 842.

'' Tacite, ibid., 37 et 38. Voy. surtout, 38, la façon dont Tibère s'exprime devant le Sénat :' Ego me, patres conscripti, morlalem esse el hominum officia fungi, satisque habcrc si locum principem impleam.


LE CULTE DES EMPEREURS DANS LA GAULE NARBONNAISE. "jS

lations comme celle de deus sur laquelle je me suis expliqué précédemment l.

Cette conclusion qui ressort des textes littéraires est admirablement confirmée par l'étude des inscriptions italiennes qu'il est nécessaire de consulter ici, comme je l'ai fait tout à l'heure à propos d'Auguste.

Pour Rome même, j'ai déjà dit que les flamines des empereurs, qui sont très fréquents dans les inscriptions de Rome, sont toujours des flamines des empereurs divi, jamais des empereurs vivants 2. Il est remarquable qu'on ne trouve dans ces inscriptions de Rome aucune trace, si légère qu'elle soil, des honneurs divins que se firent donner de leur vivant, d'après les récits formels des historiens, des empereurs comme Caligula et Domitien ; notamment aucune trace de prêtres voués au culte de ces princes. La seule mention que l'on rencontre d'un prêtre d'un empereur vivant, à Rome, (observez que nous n'en avons même pas rencontré pour Auguste), se trouve dans un acte des frères Arvales, contemporain d'Élagabal 3. C'est la seule fois

1 Cf. Mommsen, Staatsrecht, II, pp. ^5S à 760 ; et Hirschfeld, loc. cit,, pp. 842, 843. — Les empereurs Caligula et Domitien, qui se sont fait adorer comme des dieux, ont eu naturellement des prêlres et des temples. Voy. pour Caligula, Suétone, Caligula, 22 ; Templum etiam numini suo proprium et sacerdotes et excogilalissimas hostias inslilu.it ; Cf. Dion Cassius, LIX, 4 ■ ■— Pour Domitien, Pline, Panegyr. 52. —Cf. sur ces deux empereurs, Eckhel, VIII, pp. 46o et 46i. — Commode aussi, lequel prenait le nom d'Hercule, parait bien avoir au moins fait le projet de se donner un flamine de son vivant ; il ne semble pas cependant qu'il y ait eu là plus qu'un projet; voy. Vita Commodi, 17, n : Hune (Commode) lamen Severus... inter deos rettulit, flamine addito quem ipse sibi vivus paraverat. — En ce qui concerne Néron, on proposa dans le Sénat, en 65, par conséquent du vivant de cet empereur, ut templum divo Ne roni quam maturrime publica pecunia ponerelur... tanquam mortale fasligium egresso. (Tacite, Ann., XV, 74). Mais la proposition fut repoussée, et le motif de son rejet montre bien quel caractère avait, dès celte époque, l'apothéose impériale. On craignit que ce culte rendu à Néron vivant ne fût comme un présage et une annonce de sa mort ; nam deum honor principi non ante habelur quam agere inter homines desierit.

2 Voy. ce que je dirai plus loin sur le culte des empereurs divi.

3 Marini Arval, tab. 4i = Wilm., 2878= C. I. L., VI, 2io4 ; t. 1", pp. 568, 56g. ■— 6 des kalendes de juin (27 mai) 218. — Lignes i5 et 16 (après la description de la cérémonie accomplie par les Arvales) : Et sportulas acceperunl (les sommes d'argent distribuées aux personnages présents à la cérémonie) sacerdotes Imp. Aug.


y 4 EDOUARD BEAUDOUIN.

que les actes des Arvales parlent d'un prêtre d'un empereur vivant, et c'est la seule mention qu'il y ait de personnages semblables dans des textes d'origine romaine. Aussi celte mention est-elle sûrement faite pour étonner, bien que d'un prince comme Élagabal on puisse s'étonner de peu de chose 1.

Dans les inscriptions italiennes, où au contraire, comme je viens de le faire voir, on rencontre plusieurs fois la mention de prêtres d'Augusle vivant, je n'ai trouvé, pour tous les autres empereurs, qu'un seul exemple certain de flamine consacré au culte de Tibère vivant 2, et un autre exemple d'un flamine, qui sûrement fut attaché aussi à un empereur vivant 3, mais sans qu'il soit possible, à mon avis, de dire quel est l'empereur dont il s'agit 4. Une inscription, qui parle

et céleri sacerdotes, etc. —jLes sacerdotes imperatoris Augusti, en 218, ne peuvent être que des prêtres de l'empereur alors régnant, c'est-à-dire d'Ëlagabal, et l'on ne peut pas songer à des prêtres d'Augusle puisque à cette époque, et surtout dans un document officiel, Auguste ne s'appelle jamais que divus Augustus.

1 Sur la singularité du langage de cette inscription, cf. Marquardt, trad. Brissaud, Le Culte, II, p. ig4, note 1, qui croit à quelque innovation introduite ici par Élagabal lui-même.

2 Orelli, 2217 = Inscr. Neap., 718 = CI. L , IX, 652 ; Yenusia : C. Egnatio, C. f. Hor. Maro flam. Ti. Caesaris Aug.

3 C. /. L., IV, 1180, Pompéi : Pro salute . . .Caesaris Augu(sti) li(b)e(ro)rumqu(e) . . . dedicationem arae. .. Cn. (All)ei Nigidi Mai flami. . . Caesaris Aug.

4 Zangemeister, l'auteur du t. IV, du Corpus, restitue et lit: Pro salute (imp. ou imp. Ti.) Caesaris Augusti liberorumque (ejus et ob) dedicationem arae, (familia gladialoria) Cn. Allei Nigidi Mai flami (nis imp. ou imp.Ti.) Caesaris Augusti, etc. Mais celle restitution n'a rien de sûr. Deux choses seulement sont certaines : Il s'agit d'un empereur vivant. En effet Caesar Augustus sont des titres qui indiquent nécessairement un empereur vivant, In divus ne s'appelle jamais ainsi. Auguste luimême, quand il est mort, s'appelle toujours divus Auguslus, jamais Caesar Augustus, ni même divus Caesar A agustus ; et, d'autre part, l'expression pro salute appelle pareillement le nom d'un empereur vivant. — 2° Il s'agit d'un empereur antérieur à Titus, puisque l'inscription est de Pompéi, qui fut détruite sous Vespasien ; el il ne peu! même pas être question de Vespasien, car, si cet empereur porte les noms de Caesar Augustus, il y ajoute toujours celui de Vespasianus (voy. l'index du recueil de Wilmanns, p. 5o6). L'n nom d'empereur se terminant par Caesar Augustus ne peut être que le nom d'Auguste, de Tibère, de Caligula, de Claude ou de Néron. Nul autre n'est possible (voy. l'index cité, pp. 5oo à 5o5). Encore faut-il exclure Caligula, parce que celui-ci n'a pas d'enfants, ni naturels, ni même adoptifs, el que l'inscription parle formellement des liberi de l'empereur. D'après Mommsen, il s'agirait de Néron, et il faudrait restituer': pro salute (Neronis) Caesaris Augusti et, plus loin, flaminis (Neronis) Caesa-


LE CULTE DES EMPEREURS DANS LA GAULE NARBONNAISE. J5

d'un flamine de Rome et de Tibère, me parait se rapporter non pas au culte personnel de Tibère, mais beaucoup plus probablement au culte de Rome et d'Auguste, bien que Jlamen Romae et Tiberii ne soit pas le nom ordinaire qui sert à désigner les prêtres de ce culte 1. Enfin une inscription de la Gaule Cisalpine, où l'on a voulu voir un flamine de Trajan vivant, à mon avis, est plutôt relative à un flamine du divus Trajanus^. Le nombre des flamines des empereurs vivants, en Italie, si l'on excepte ceux d'Auguste, est donc extrêmeris

extrêmeris (C I. L., X, p. g3, col. i). En effet, dans les quittances de Pompéi, lesquelles sont toutes de l'époque de Néron, on trouve au revers d'un acte, et par conséquent au nombre des signataires, ce même nom de Cn. Allei Nigidi Mai. (Petra, Tuvolette cerate di Pompéi, n° 5o), Ce serait, d'après Mommsen, le personnage même qui figure dans noire inscription ; et ce personnage vivant ainsi sous Néron aurait été par conséquent flamine de Néron encore empereur. C'est là, à mon avis, une conjecture inadmissible. Sans doute les quittances de Pompéi sont du temps de Néron. Mais il n'en résulte pas que l'Alleus Nigidius qui signa une quittance sous Néron el celui qui fut flamine, d'après notre inscription, soient nécessairement le même personnage ni même appartiennent à la même époque. Parmi ces signataires de Pompéi, on trouve, dans deux quittances, le nom d'Holconius Rufus (Petra, loc. cit., nos 32 et io4). Cela n'empêche pas que l'Holconius Rufus de C. /. L., X, 837, 838, 83o, 9^7 et g48, dont j'ai parlé plus haut et qui est dit, dans les inscriptions, sacerdos on jlamen Augusti, ne soit certainement un flamine d'Auguste et par conséquent ne puisse que bien difficilement être le même que le signataire des quittances rédigées sous Néron. (La quittance 32 est datée de 57, et nous avons vu que l'Holconius Rufus des inscriptions citées fut duumvir pour la quatrième fois, en 2 av. J.-C-). Il faut donc prendre son parti d'ignorer quel est l'empereur dont il est question dans cette inscription.

1 Orelli, 621 = Inscr. Neap., 2 123= C. I. L., X, 688, Surrentum : Flamen Romae Ti. (Caesaris Augusti).

- C. 1. L,, V, 7458: C. Hirpidi(o) Cf. Memori . . .praef. j. d. imper. Nervae Trajani Caes. Aug. Germ. Dac. . . .flain. perpel. (divi Vespjasiani, divi Nervae,

Trajani. Que ce personnage ait vécu sous Trajan, cela est certain, puisqu'il

a été praefeclus de cet empereur. Il a été également flamine du divu; Vespasien et du divus Nerva ; mais, une lacune séparant les mots Nervae et Trajani, on ne peut pas dire avec certitude ce qu'il a été ensuite. Mommsen, (loc. cit., index, p. 1182, col. 1), restitue à la dernière ligne : (imp. Caesaris) Trajani (Aug.), et admet ainsi que Hirpidius a été flamine de Trajan vivant. Mais aun° 7458 lui-même, il restitue au contraire, ce qui me parait beaucoup plus vraisemblable : (divi) Trajani, Hirpidius ayant très bien pu survivre à Trajan et être le flamme do cet empereur devenu divus. Peut-être aussi pourrait-on restituer à cette dernière ligne : (procurator imp. Caesaris) Trajani, comme le propose Hirschfeld, Kaisercull. cité, p. 843, noie 48.


76 EDOUARD BEAUDOUIN.

ment limité. Dans un nombre d'inscriptions presque infini, sur une période de trois siècles, et pour tant d'empereurs, deux exemples seulement de pareils flamines sont presque une chose négligeable.

Voici la conclusion qui résulte de l'étude de ces inscriptions italiennes. Elle est importante, je crois, pour la connaissance du caractère vrai que revêtit, non seulement en Italie, mais dans tout l'Occident, le culte des empereurs ; et c'est parce que cette conclusion domine toute cette étude et qu'elle doit, selon moi, guider les recherches à faire dans chacune des provinces diverses, notamment celles que j'entreprendrai tout à l'heure pour la Narbonnaise, que je me suis arrêté si longtemps sur ces inscriptions italiennes. Étrangères au premier abord au sujet que je traite, elles sont au contraire indispensables pour déterminer l'idée générale que l'on doit garder de l'institution qui m'occupe.

César, qui rêvait d'établir la monarchie, a été sûrement adoré comme dieu de son vivant. Auguste, héritier du nom, des soldats et des prétentions de César, entreprend d'établir définitivement le régime inauguré par son père adoptif, mais cherche à en effacer, ou tout au moins à en voiler les éléments proprement monarchiques qui pouvaient inquiéter les esprits, surtout à Rome. C'est pour cela qu'il défend qu'on lui élève des temples et qu'on lui donne des prêtres dans la ville de Rome et que, s'il a sûrement toléré, peut-être même vu d'un oeil favorable, qu'on lui rendît de pareils honneurs dans les cités italiennes, il a au moins évité une réglementation officielle et générale de ce culte, et laissé les villes l'organiser chacune à leur mode. Il n'en est pas moins vrai que spontanément les cités italiennes, au moins plusieurs d'entre elles, entrèrent dans cette voie, les hommes de ce temps-là joignant presque instinctivement, comme je l'ai dit, à l'idée du pouvoir absolu, monarchique dans la réalité des choses, l'idée d'une sorte de divinisation, forme ordinaire et presque obligatoire de la monarchie véritable. Il fallut attendre que le caractère du gouvernement nouveau eût été bien fixé, qu'il eût pris clairement et définitivement la physionomie d'une magistrature toutepuissanle, et dépouillé Celle d'une monarchie proprement dite, pour que l'adoration du souverain, le culte rendu à sa personne ellemême, disparussent en Italie et dans les provinces d'Occident, ou plus exactement se transformassent, el qu'il n'y eût plus que le culte des empereurs divi et le culte de Rome et d'Auguste pour témoigner


LE CULTE DES EMPEREURS DANS LA GAULE NARBONNAISE. 77

encore de la tendance des esprits à l'apothéose du souverain, et rappeler, pour ainsi dire, que l'empereur était le maître, mais qu'il n'était pas tout à fait un roi à la façon des rois d'Orient. Auguste avait eu, en Italie, un assez grand nombre de flamines. Tibère n'en a presque plus. Les empereurs postérieurs à Tibère en ont moins encore. On peut donc dire exactement qu'à partir du second empereur, si on laisse de côté des manifestations infiniment rares et à peu près insignifiantes, le culte officiel, légal el public des empereurs n'est plus le cul le rendu personnellement à l'empereur vivant, mais le culte des divi (en Italie surtout) et le culte de Rome et d'Augusle (dans les provinces surtout) 1. Ces faits permettent d'expliquer, je crois, le texte connu de Dion Cassius que j'ai cité plus haut, et l'erreur qui s'y trouve certainement contenue. Dion dit d'une façon formelle qu'Auguste défendit, en Italie comme à Rome, qu'on lui élevât des temples et qu'on lui donnât des prêtres de son vivant 2. Les inscriptions prouvent qu'il y a là une erreur pour l'Italie. Mais on sait que Dion Cassius a volontiers l'habitude de transporter au temps d'Auguste les institutions et les pratiques qui sont celles de son temps; (le fameux discours de Mécène à Auguste, sur l'organisation du principal, décrit, comme chacun sait, l'organisation du me siècle beaucoup plus tôt que celle du premier). N'y aurait-il pas, dans ce texte, une nouvelle preuve de celle façon de faire ; et par là ne pourrionsnous pas, à la fois, et nous rendre compte de l'erreur et tirer parti du renseignement, à la condition d'en changer la date? Dion aura donné sans doute comme une règle établie par Auguste lui-même la pratique du gouvernement impérial du m0 siècle; et son texte, compris et pour ainsi dire transposé de cette façon, est une preuve nouvelle que les empereurs en Italie, à l'époque d'Alexandre, Sévrère au moins, ne reçoivent jamais, de leur vivant, un culte personnel 3.

Il faut, pour compléter cette étude, parler aussi des temples et des prêtres qui ont pu être donnés, dans certains cas, à des impé1

impé1 décisif à ce point de vue, le passage cité de Tacite, Ann., XV, 74, dans lequel nous voyons que l'idée de construire un temple à Néron vivant fut rejelée parce qu'on craignit qu'il n'y eût là comme un présage de sa mort.

2 Dion Cassius, LI, 20.

3 Cf. sur ce point Mommsen, Hermès, t. XVII, pp. 64o, 64i.


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ratrices ou à d'autres personnes de la famille impériale. Ces recherches confirmeront d'ailleurs les conclusions que je viens d'obtenir.

11 y a peut-être en Italie des prêtres de Livie vivante. Mais je ne crois pas qu'on puisse l'affirmer d'une façon sûre. Une inscription, datée de 18 ap. J.-C, par conséquent faite du vivant de Livie, est dédiée Cereri August. matri, et parle d'un culte organisé et de sacrifices établis à certains jours fixes en l'honneur de cette divinité 1. Il s'agit donc seulement de savoir quelle est cette Ceres August. mater. Sans doute, il est permis de lire Cereri Augustae matri, car Cérès, comme toutes les divinités, porte naturellement le nom de Augusta, et il n'est pas très rare non plus qu'on l'appelle mater-. Mais une inscription de l'île de Gaulos (en Sicile) prouve d'une façon sûre que Livie a été désignée quelquefois par ce nom de Cérès, et qu'on l'appelle alors, pour rendre bien claire celte identification, Cérès, mère de l'empereur (Tibère) 3. Il serait donc très naturel de lire pareillement dans notre inscription : Cereri Augusti matri, et d'y voir la preuve d'un culte rendu à Livie de son vivant 4. Ainsi, il est très possible que Livie vivante ait reçu les honneurs divins en Italie. Seulement, il ne faut pas considérer cela comme lout à fait sûr, car la provenance de notre inscription est inconnue, et rien ne prouve qu'elle soit italienne. Je ne puis pas voir non plus une preuve certaine du culte de Livie vivante, en Italie, dans une inscription de Pompéi, où très probablement il s'agit d'une prêtresse de Livie 5, mais

1 Orelli, i4g5 = Wihn., 1713. Provenance inconnue: Cereri August. matri sacr. L. Bennius Primus mag.pagi, Bennia Primigenia magistra fecer., Germanico Caesare II, L. Seio Tuberone cos. (18 ap. J.-C). Dies sacrifia XIII, K. mai. — Livie n'étant morte qu'en 2g, l'inscription a été faite de son vivant.

2 Voy. par exemple Wilm., 23g5 : Plutoni Cyriae el Cereri matri, etc.

3 C. I. L., X, 75oi, Gaulos: Cereri Juliae Augustae divi Augusti (sous-entendu uxorï), matri Ti. Caesaris Augusti. — Pareillement, dans des monnaies de Pergame. Livie est identifiée à Ceres. Voy. Mionnet, Description des monnaies antiques, II, „ p. 542 ; Supplément, V. p. 42g ; At/îiiv H/SKV. Il esl donc incontestable que le nom de Ceres est souvent donné à Livie.

4 C'est notamment l'opinion de Wilmanns, index, p. 5oo, col, 2.

b C. I.L., X, g6i, Pompéi: Vibiae. C. f S(abinae) (sacef)doti Ju(liae Aug.). On voit que le nom de Livie (Julia Augusta) est obtenu par une restitution. Mais celte restitution esl vraisemblable.


LE CULTE UES EMPEREURS DANS LA GAULE NARBONNAISE. 79

dans laquelle rien ne démontre que Livie soit encore vivante 1. J'en dirai autant de quelques autres inscriptions italiennes qu'on aurait tort, je crois, de rapporter à Livie vivante 2. Dans plusieurs, il ne peut même pas être question de Livie du tout 3. En somme, l'existence d'un culte de Livie vivante en Italie est possible, mais n'est pas démontrée. La meilleure raison qu'il y aurait d'y croire, ce sont plusieurs inscriptions qui nous montrent d'une façon certaine ce culte fonctionnant, non pas, il est vrai, dans des cités italiennes, mais dans des pays très voisins de l'Italie, comme la Sicile 4. On peut

1 Le monument a été élevé sûrement après la mort d'Auguste ; car Livie n'a porté le nom d'Augusla qu'après la mort de son mari (Dion Cass., LVI, 64 ; Tacite, Ann., I, 18). D'autre part, Livie s'appelant Julia Augusta el non pas diva Augusta, le monument est antérieur à la consécration de Livie. Mais cela ne prouve pas qu'il soit par là même antérieur à sa mort; car Livie, à la différence de toutes les autres impératrices divae el aussi de tous les divi, a été consacrée assez longtemps après sa mort. Morte en 2g, elle n'a été déclarée diva qu'en 42 (V°Y- Mowat, Bulletin épigraph., i885, p. 3og).

2 Par exemple, je rattacherai à la même période qui va de la mort de Livie à son apothéose (de 2g à 42), l'inscription suivante d'Aeclanum (C. I. L., X, n54): Cantriae P. fil. Paullae sacerd. Augustae. Par elle-même, celte inscription ne peut pas être datée, puisque le nom d'Augusta, nom qu'ont porté toutes les impératrices, ne peut pas être considéré comme désignant nécessairement Livie. Mais une autre inscription d'Aeclanum parle également de Cantria Paulla, (la même presque sûrement) et-l'appelle flam(inica) divae Augustae (ibid., n55).Or, diva Augusta est le nom officiel de Livie consacrée (Mowat, Bulletin épigr., i885, p. 3og). Il en résulte que la première inscription doit se rapporter à Livie pas encore consacrée, mais appartenir à une époque voisine de la consécration et par conséquent assez éloignée de sa mort, et que Cantria Paulla a été prêtresse de Livie une première fois dans celte pé riode qui va de 2g à 4s et une seconde fois après la consécration de Livie.

■ 3 Les inscriptions où il est question d'une sacerdos ou d'une flaminica Augustae (voy. par exemple, pour l'Italie, C. /. L., X, 5i, 6018), sont certainement à écarter. Rien ne prouve qu'il s'agisse de Livie, puisque toutes les impératrices ont porté le nom à'Augusta. Je dirai, dans le 3e paragraphe, ce qu'il faut entendre, en province surtout, par cette expression flaminica Augustae.

i C. I. L., X, 734o. Termini (Sicile) : Ara imp. Cae(sari) et (L)iv(iae) matri (Ti. Caes) imp. Cae(s.jil.).— X, 7601, Gaulos : Cereri Juliae Augustae divi Augusti (sous entendu uxori) matri Ti. Caesaris Augusli, Lutatia Cf. sacerdos. Augustae, imp. perpetui (sous-entendu uxoris ; sur ce nom d'imperator perpetuus donné à Auguste, cf. Mommsen, Staatsrecht, II, p. 7g4, noie 2 ; et Hirschfeld, Kaisercult. cité, p. 844, note 54). — Ces deux inscriptions ont été faites évidemment sous l'empire de Tibère ; il n'est pas aussi certain qu'elles l'aient été du vivant de Livie, mais c'esl à beau-


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penser qu'ayant existé en Sicile, — et. probablement aussi dans les provinces occidentales de l'empire, comme la Narbonnaise et la Rétique 1, — il a dû vraisemblablement se rencontrer aussi en Italie.

Quant à des personnes de la famille impériale, autres que l'impératrice Livie, on ne peut pas dire qu'aucune de ces personnes n'ait jamais reçu, en Italie, les honneurs divins. Quelques-unes ont eu au contraire, et d'une façon certaine, des prêtres ou des flamines. Mais des cas pareils sont extrêmement rares. C. etL. César, les fils adoptifs d'Auguste, ont eu un temple à Acerra, de leur vivant, incontestablement 2. Il y a à Pompéi un flamine de Néron, d'une époque où Néron n'était pas empereur encore, en fonctions par conséquent du vivant de Claude et de Néron lui-même 3. Enfin on trouve à Aeclanum une flaminique de Faustine, la femme de Marc-Aurèle, qui est contemporaine sûrement de cette impératrice 4. Il n'y a

coup près le plus probable. — Une autre inscription de Sicile, déjà citée, qui appelle Livie du nom de dea (ibid., X, 7464 : Liviae Augusti deae) peut, au contraire, être datée avec certitude du règne d'Auguste (Augusti et non divi Augusti) et par conséquent du vivant de Livie.

1 Pour la Narbonnaise, voy. C. I. L., XII, i363 et 424g (j'expliquerai plus loin ces inscriptions). Pour la Bétique, ibid., II, ig4, et Hirschfeld, Kaisercult, cité, p. 844, noie 54.

2 C. /. L., X, 3757, Acerra : Templum hoc sacratum her(oibus qui) quod ge(runt Augusti nomen. Félix rémanent, stirpis suae laetetur parens; nam quom le Caesar lem(pus) exposcet deum coeloque répètes sed(em qua) mundum reges, hei tua quei sorte ter(rae) huic imperent regantque nos felicib(us) voteis sueis. — Il est évident que les fils d'Auguste sont encore vivants à l'époque de cette inscription, puisqu'on y fait des voeux pour qu'après la mort de leur père, ils gouvernent le monde.

3 Orelli, 22ig= Vilm., ig6o, c= C. I. L., IV, nS5, Pompéi : FlamenNeronis Aug. f. perpetuus. — Néron Augusti filius est évidemment le futur empereur Néron, et l'inscription a été faite sous le règne de Claude.

i Inscr. Neap. iogi = C. I. L., IX, n63, Aeclanum : Nerat(iae) Betitiae Procillae flam. Faustinae Aug. (imp. A)ntonini Aug. (sous-entendu uxoris), divi fil. — Lisez ce dernier mot jîliae et non filii. Il s'agit ici de la seconde Faustine qui est effectivement divi filia (fille d'Antonin le Pieux) et imp. Anlonini Aug. uxor (femme de Marc-Aurèle). Comme elle s'appelle dans l'inscription Fauslina Augusta, il est certain qu'elle est vivante et impératrice à celte époque, et par conséquent qu'elle a eu une flaminique de son vivant. — C'est à tort que J. Réville, La Religion à Rome sous les Sévères, p. 35, voit dans l'impératrice de celte inscription Julia Uomna. C'est aussi par erreur qu'il dit que Julia Domna et Julia Mammaea furent, .de leur vivant même, à Rome et en Italie, adorées comme des déesses et identifiées


LE CULTE DES EMPEREURS DANS LA GAULE NARBONNAISE. 8l

pas, à ma connaissance, d'autres exemples de ces divinisations'. Ces faits s'accordent très bien avec les résultats que j'ai obtenus en étudiant le culte rendu aux empereurs eux-mêmes. On voit en effet que les exemples de temples et de prêtres donnés à des personnes de la famille impériale sont en somme très rares, et qu'à part des cas tout à fait exceptionnels, ils ne dépassent guère l'époque d'Auguste, mais se réfèrent surtout soit à Livie (encore les exemples sont-ils ici douteux), soit aux fils d'Auguste, C. et L. César.

IL

Je vais rechercher maintenant si les empereurs ou les personnes de la famille impériale ont été adorés personnellement dans les cités de la Narbonnaise, en d'autres termes s'ils y ont reçu des temples et si on leur y a consacré des flamines de leur vivant, comme on l'a fait quelquefois en Italie.

Il y a dans les inscriptions de la Narbonnaise, un nombre considérable de personnages qui s'appellent Jlamen Augusti 2. Mais j'ai dit déjà, parlant d'expressions analogues qu'on rencontre en Italie, que rien ne démontrait qu'il fallût entendre nécessairement par là des prêtres attachés personnellement au culte de l'empereur Auguste adoré de son vivant. D'abord, tous les empereurs sans exception portant le nom d'Auguslus, il est clair que l'expression Jlamen Augusti ne désigne pas plus un prêtre d'Auguste qu'un prêtre d'un autre empereur ; ensuite il ne serait même pas vrai de dire qu'elle désigne au moins le prêtre d'un empereur vivant, le prêtre de l'empereur régnant à l'époque où l'inscription a été faite. Au premier abord sans doute on peut être tenté de donner ce sens-là au mot Jlamen Augusti ; mais je démontrerai, dans le dernier paragraphe de

à Junon el à la Mère des Dieux. Les textes qu'il cite (pour l'Italie au moins) ne prouvent en rien celle divinisation. Notamment le fait que des monnaies de Julia Domna (Cohen, III, Julia Domna, n° 5 6, 10, il, 63 à 73) présentent, au revers, l'image de Cérès ou de la Mère des Dieux esl 1res loin de vouloir dire qu'on identifie l'impératrice et ces déesses.

1 Voy. la note précédente, pour ce qui concerne Julia Domna et Julia Mammaea.

2 C I. L., XII, 2676 (Aps), 527 (Aix), 423o, 4252 (Béziers), 224g, 234g, 2608 (Vienne), i368, 1872, i5ag (Civitas Yoconliorum),

6


82 EDOUARD BEAUD0U1N.

cette étude, que sûrement ce mot doit s'entendre du prêtre de Rome et d'Auguste, et non d'un prêtre attaché au culte de quelque empereur adoré personnellement de son vivant. J'en ai dit assez déjà pour qu'on sache que cela ne revient pas au même ; et, la différence des deux cultes étant bien comprise, je me réserve de prouver que c'est du premier et non du second qu'il s'agit dans nos inscriptions.

Mais si l'expression Jlamen Augusti ne désigne pas nécessairement un prêtre d'Auguste vivant, il peut se faire, dans certains cas, qu'elle le désigne tout de même, comme je l'ai prouvé pour l'Italie par un assez grand nombre d'exemples. Pour cela, il ne suffit pas sans doute que le personnage dont il est parlé dans l'inscription soit dit Jlamen Augusti, on Jlamen Augustalis ; mais il faut qu'il soit démontré clairement par cette inscription : i" que Auguslus ne peut s'entendre dans ce cas-là que du seul Auguste; 2° que'Auguste est encore vivant au moment où ce personnage exerce son sacerdoce. C'est ainsi, par exemple, que nous avons trouvé d'une façon certaine des flamines d'Auguste vivant, à Pompéi, à Pise, à Assise, etc., parce que nous y avons rencontré des inscriptions parlant de Jlamines Augusti, dans lesquelles il était impossible que le mot Augustus désignât un autre empereur qu'Auguste, et qui montraient d'un autre côté qu'Auguste était alors vivant. Il s'agit de savoir si nous rencontrerons la même chose dans les inscriptions de la Narbonnaise.

Nous la rencontrons une fois, mais, à mon avis, une seule fois : C, I. L., XII. /J23o =: Herzog, Gall. Narb. 82(incomplètement), Réziers :

L. APONIO

PRAEFECTO. EQY1T. TRIRVNO. MILITVM. leg. VIL

ET. LEG. XXII. PRAEFECTO. CASTRORVM. FLAMINI. AVG.

PRIMO. VRBI. IVL. BAETER. PRAEFECTO. PRO. VIRO. C. CAESARIS. AVGVSTI. F.

Cet Aponius a été Jlamen Aug. (Augusti ou Augustalis) à Réziers, et le premier qui, dans cette ville, ait eu ce sacerdoce. Réziers est une colonie romaine qui fut deducla, sur l'ordre de César (de là son nom de' Julia) par Tiberius Claudius, le père du futur empereur Tibère, vers 708 R. — 46 av. J.-CA Les colons qui y furent

1 Suétone, Tib., !\. — Cf. Zumpt. Comment, épigr., I, pp. 3i5 el suiv.; C I. L., XII, p. 5i 1.


LE CULTE DES EMPEREURS DANS LA GAULE NARBONNAISE. 83

envoyés furent des vétérans de la septième légion 1 , et notre inscription est précisément relative à un vétéran de cette légion. Nous tenons ainsi les deux faits suivants. Aponius est le premier qui ait été flamine d'Auguste à Réziers, et il est un vétéran de la légion ellemême avec laquelle fut fondée la colonie de Réziers. Par conséquent noire inscription appartient sûrement à l'époque de la première génération des colons de Béziers et de la naissance du culte d'Auguste dans cetle cité ; elle ne peut donc pas être postérieure au début même de l'empire. Une autre circonstance vient encore préciser cette date. Aponius a été praejeclus de C. Caesar, le fils adoptif d'Auguste 2, nommé duumvir à Béziers 3. Or nous savons que C. Caesar est mort en 757 R zz 4 ap. J.-C. Donc Aponius a exercé sa fonction de praejeclus pro II viro à une date qui ne peut pas être postérieure à 4- Cela mène à la conclusion suivante qui est presque absolument certaine. Aponius a été Jlamen Aug. à Réziers du vivant même d'Augusle. En effet, il est très probable que l'inscription énumère ses fonctions dans l'ordre direct. Dans ce cas-là, Aponius, ayant été jlamen Aug. avant, d'être praejeclus pro II viro, l'a été sûrement avant 4, donc longtemps avant la mort d!Auguste. Et lors même que l'inscription serait au contraire dans l'ordre inverse, et que par conséquent Aponius aurait été d'abord praejectus, et flamine d'Auguste seulement après sa préfecture, encore serait-il tout à fait invraisemblable que cette préfecture et ce flaminat fussent séparés par de nombreuses années; or, Auguste étant mort en i5 et la préfecture étant sûrement de 4 au plus tard ou plus probablement antérieure à 4, il en résulte que le flaminat, qui n'a pu venir onze ou douze ans

1 De là le nom officiel de la colonie de Béziers, colonia Beterrae Septimanorum, C'est le nom qu'elle porte dans la description de Pline. Hist. nat., III, 4, 36, édit. Jahn.

2 On ne peut pas voir un autre personnage dans le C. Caesar Augusti filins de notre inscription. L'empereur Caligula qui s'appelle aussi C Caesar n'est pas évidemment Augusti filins.

3 Sur cet usage de nommer duumvir dans les cités l'empereur ou un personnage de la famille impériale, qui se font alors remplacer par un praefectus, voy. principalement le texte delà loi de Salpensa (cap. 24 : De praefecto imp. Caesaris Domitiuni Aug.), et Marquardt, Staatsverwalt, I, p, 16g, où l'on trouvera l'indication des sources el des ouvrages relatifs à celte matière.


84 EDOUARD BEAUD0U1N.

après, a été nécessairement exercé du vivant d'Auguste. En résumé, il est très probable qu'Aponius a été Jlamen Augusti h Réziers avant 4 ; mais s'il ne l'a pas été à cette date, au moins on peut dire d'une façon presque certaine qu'il l'a été du vivant d'Auguste.

Parmi les nombreux flamines Augusti qu'on rencontre dans les cités de Narbonnaise, je n'en trouve aucun autre qu'on puisse regarder, même d'une façon probable, comme un flamine d'Auguste vivant. Je n'aperçois non plus, notre inscription de Béziers étant mise à part, aucune autre trace d'un culte rendu personnellement au premier empereur. On a surtout parlé, à ce propos, de l'inscription célèbre de Narbonne, relative à l'ara élevée dans cette ville au numen d'Auguste, et aux sacrifices qui seront faits en l'honneur de ce numen par trois équités a plèbe et trois libertini de Narbonne 1. Il est incontestable que cette inscription est contemporaine d'Auguste lui-même, puisqu'elle est formellement datée de n ap. J.-C. 2. Seulement, le culte dont elle décrit les cérémonies est rendu, non à l'empereur personnellement, mais à son numen, et j'ai expliqué précédemment que l'adoration du numen n'implique en aucune façon l'adoration de la personne elle-même. Il faut donc conclure que, sans doute, Auguste a été parfois adoré de son vivant, en Narbonnaise , comme il l'a été en Italie, mais que nous n'avons en définitive de ce culte rendu à sa personne qu'un seul exemple, l'inscription de Réziers,

1 Orelli, 248g = Wilm. io4 = Herzog, Gall. Narb,. i = C. I. L., XII, 4333, Narbonne : Numini Augusti volum susceptum a plèbe Narbonensium in perpetuom... Qui se numini ejus in perpetuum colendo obligaverunl, plebs Narbonensium aram Narbone in foro posuit, ad quam quotannis.. . 1res équités Romani a plèbe et très libertini hostias singulas immolent, et colonis et incolis ad suplicandum numini ejus thus el vinum de suo ea die praestent, etc. — On trouvera le texte, la traduction et l'explication de celte inscription dans Desjardins, Géographie de la Gaule, III, p. 225 à 23i. — L'usage de rapporter l'inscription de l'ara Narbonensis au culte personnel d'Augusle esl assez général; voy. notamment Boissier, Religion rom. I. pp. i3i, i32 ; Guiraud, Académie des sciences morales cl polit., 1888, t. i3o, pp. 262, 263, etc.

2 Auguste y est dit trib(unicia) potest(ale) XXXI1II, ce qui donne la dale de 11 ou 12 après J.-C, et les noms des deux consuls sujjecti de 11 précisent absolument cette date (7\ Slalilio Tauro, L. Cassio Longino cos.). C'est simplement par suite d'une faute d'impression qu'on lit dans Desjardms, loc. cil. p. 225, la date de 11 av. J.-C. (la vraie date réparait très bien p. 227), el dans un article du même savant, Revue de Philologie, III, p. 5o, à propos de notre inscription, la date de i/| ap. J.-C.


LE CULTE DES EMPEREURS DANS LA GAULE NARBONNAISE. 85

expliquée tout à l'heure. Je dirai plus tard à quel point de vue il faut se placer pour juger de l'importance véritable qu'a pu avoir cependant en Narbonnaise le culte personnel d'Auguste, dont peu de monuments ont, il est vrai, gardé la trace, mais dont les conséquences ont pourtant été considérables.

Quant aux autres empereurs, je ne vois dans les inscriptions de la Narbonnaise aucune preuve qu'on leur ait rendu personnellement uti culte comme à des dieux. Notamment, aucun flamine ni aucun temple ne semble avoir été donné à ces empereurs de leur vivant. La seule allusion à une sorte de divinisation d'un empereur vivant se rencontre dans une inscription de Nimes, moitié latine et moitié grecque, dans laquelle Hadrien, alors empereur certainement (car il

est appelé càitov.pinap K -hap Tpou&voç Aootâvoj), est qualifié de v=o; Atovu(s-o;)1-

Atovu(s-o;)1- il faut observer que celte inscription (ou cette partie d'inscription) est écrite en grec et contient la décision prise par une société grecque, donnant des représentations scéniques à la mode grecque 2. Dans ce monde hellénique, un nom de divinité donné à l'empereur est une chose qui ne peut guère surprendre.

Reste à savoir si l'on rencontre en Narbonnaise des prêlres ou des prêtresses d'impératrices et de personnes appartenant à la famille impériale.

En ce qui concerne les impératrices, il est certain qu'un grand nombre d'inscriptions parlent de Jlaminicae Augustae 3. Mais il ne faudrait pas voir là des prêtresses attachées au culte personnel de Livie, ou même au culte personnel de n'importe quelle impératrice régnante. Il me parait certain, au contraire, qu'il faut rattacher ces flaminiques au culte de Rome et d'Auguste, tout comme les jlamines Augusti, avec qui elles ont la plus grande analogie. Elles sont, comme ces derniers, les prêtresses non de l'impératrice régnante (encore moins de Livie), mais de l'État romain ; et si elles sont dites prêtresses de l'impératrice et non pas de l'empereur (Augustae et non pas Augusti), bien que ce soit l'empereur plutôt que l'impératrice

1 C I. L. XII, 3a3a.

2 lipà bv\LÙ.iv.% <7'jvo3o;, dans le texte grec; sacra synhodos Neapoli cartamini, dans le texte latin.

3 Ibid., XII, III8 (Apt), 5ig (Aix), 3242 (Cavaillon), 2817 (Vienne), 2823, 3175, 3igi, 32ii, 32i6, 3225, 326S, 326g, 327g (Nimes).


86 -

EDOUARD BEAUDOUIN.

qui personnifie l'État romain, c'est seulement parce que le mot de prêtresse appelle nécessairement le nom d'une divinité féminine 1. Augusta, comme Auguslus, l'impératrice en général, et quelle qu'elle soit, comme l'empereur en général, doivent simplement s'entendre, dans les expressions dont je parle, de la puissance et de la paix romaines, désignées par le premier nom quand il s'agit d'une prêtresse, et par le second quand il s'agit d'un prêtre.

Cependant on trouve en Narbonnaise deux inscriptions, relatives sûrement à des flaminiques de Livie elle-même; car ces femmes sont dites Jlaminicae Juliae Augustae 2, et ce nom, comme je l'ai dit ailleurs, ne peut signifier que Livie 3. Il est même certain que Livie n'est pas encore divinisée à l'époque de ces inscriptions, puisqu'elle ne porte pas le nom de diva Augusta qu'elle a dans tous les textes, à partir de son apothéose 4. Mais il ne s'ensuit pas nécessairement que Livie soit vivante en ce moment, en d'autres termes qu'on ait affaire dans nos inscriptions à des prêtresses do Livie vivante, puisque Livie ne reçut pas immédiatement après sa mort le titre de diva, mais ne l'obtint, je l'ai montré, qu'à l'époque de Claude 5.

1 Cette règle est générale ; voy. Hirschfeld, Sacerdozi dei municipii romani nell Africa (Annali del Inslit, t. 38, p. 48). Il n'y a pas d'exemple d'une flaminique d'un empereur (la flaminica prima Aug. de Orelli, 345, dans laquelle Orelli voit une flaminica Augusti esl évidemment une flaminica Augustae, et l'inscription de Orelli, 2ig5, est extrêmement suspecte; voy. Henzen III, p. 183). Réciproquement on ne trouve qu'un seul exemple de flamine d'une impératrice. (G. I. L., Il, ig4, Flamini Juliae Aug.), mais ce langage s'explique parce que ce prêtre de Livie esl en même temps prêtre de Germanicus et que les deux sacerdoces sont ici confondus (flamini Germanici Caesaris, flamini Juliae Aug.). Il est vrai qu'à Rome après la mort d'Augusle, Livie fut sacerdos divi ~Ëugusti. Mais c'est là un fail absolument exceptionnel et unique, et d'ailleurs l'organisation du culte des empereurs à Rome ne ressemble presque en rien à son organisation dans les provinces.

2 Orelli, 5222 = Herzog, 4-34 = C I.L., XII, i363, Vaison. Caliae T. fil. Servataeflam. Jul. Aug.— C. /. L., XII, 424g, Béziers : Tulliae Q. fil. Aviae Jlaminicae Juliue Augustae.

3 Voy. les inscriptions expliquées ci-dessus et relatives au culte de Livie en Italie.

A Cf. Mowat. Bulletin épigr. i885, p. 3og.

5 Voy. ce que j'ai dit ci-dessus sur le culte de Livie en Italie. Cf. Mowat, loc. cit. —Hirschfeld, Kaiscrcult. cité, p. 844, note 54, considère nos deux inscriptions de Narbonnaise comme faites du vivant de Livie.


LE CULTE DES EMPEREURS DANS LA (lAULE NARBONNAISE. 87

Quatre inscriptions de la Narbonnaise sont relatives au. culte de personnages de la famille impériale. Elles sont intéressantes et méritent d'attirer l'attention :

C. I. L., XII. 1872 = Herzog, 5o4 = Orelli, 5996 et 6710 = Wilmanns, 2242 — Allmer, Inscr. de Vienne, i48- — Vienne :

c. PASSERIO. P. F.

VOL. AFRO

TRIB. MIL. LEG. XXII

IIII. VIRO. FLAM. DIVI. AVGVSTI. D. D. FLAM. GERM. CAES. Etc. i .

E est surtout important de savoir si Germanicus, à qui un culte est rendu ainsi dans la ville do Vienne, est vivant ou mort à l'époque où ce culte lui est rendu. M. Allmer croit que c'est seulement après sa mort (ig ap. J.-C.) que Germanicus eut un flamine à Vienne 2. Il s'appuie sur le passage de Tacite où il est dit qu'après la mort de ce prince, l'amour et les regrets des peuples lui élevèrent des statues et des autels dans presque toutes les parties de l'empire 3. Cela sans doule ne prouve pas absolument qu'on ne lui ail pas déjà élevé des autels ou donné des flamines de son vivant ; mais cela rend pourtant plus vraisemblable l'opinion qui voit dans le flamine de notre inscription un honneur rendu à Germanicus après sa mort 4.

1 C. Passerio, Publii filio, Voltinia (tribu), Afro, tribuno militum legionis XXII, quatuorviro, flamini divi Augusti décréta decurionum, flamini Germanici Caesaris. - Allmer, Inscr. de Vienne, II, pp. 2i3 et 276.

3 Tacite, Ann. II, 83 : Statuaram locorumve in quibus coleretur haud facile quis numerum inierit.

i Cf. une inscription de Lusitanie citée plus haut, où il est pareillement question d'un flamine de Germanicus (C. I. L. II, ig4 = Wilm. 2327, Olisipo : Flamini Germanici Caesaris, flamini Juliae Augustae (Livie). Sur le culte rendu à Germanicus dans les provinces grecques et orientales, cf. les textes cités par Hirschfeld, Kaiscrcult., cité, p. 846, note 61, et notamment l'inscription grecque reproduite par Cagnat, Revue archéologique, 1888, p. 3g5, n° 161. = Année êpigraphiquc, 1888, n° 161.


88 EDOUARD BEAUDOUIN.

C. I. L., XII. 3i8o ■= Herzog, 128 — Orelli, 6937. — Nimes :

D. m

MEMORi'ae

SEX. IVLII. sexf.

VOL. MAXimi

FLAMINIS. ROMae el

DIVI. AVG. ITEM. DRiwi

ET. GERM. CAES. TR. mil

PRAEF. FABRVM. III. IIII. Yiri °

IVR. DIC.

NEMAVSENSes publiée (P) 1.

C. I. L., XII. 3207 = Herzog, 129. — Nimes :

mam'RVS

caPITONK

jlam. RomaE. ET. DIVI. AVG. item

Drusi et GermaNICI. CAESAR. etc.

Ces deux inscriptions sont curieuses parce qu'elles nous montrent, dans l'organisation du culte des empereurs, deux particularités propres à la ville de Nimes. En premier lieu, le culte de Rome et d'Augusle est associé à Nîmes au culte d'Auguste divinisé. Tandis que le nom officiel du prêtre de Rome et d'Auguste est jlamen Romae et Augusti, et qu'on l'appelle très souvent, par abréviation, Jlamen Augusti, parfois plus brièvement encore Jlamen tout court, mais sans qu'à ce culle se trouve mêlé, en général au moins, celui d'un empereur divinisé, nous trouvons au contraire à Nimes un prêtre qui est dit jlamen Romae et divi Augusti. Cela montre, dans cette cité., l'association du culte de l'État et du culte d'Auguste divinisé, association tellement -étroite que c'est un seul et même flamine qui dessert ces deux cultes. Au surplus, cette confusion n'est pas un fait absolument spécial à la ville de Nimes, car on la rencontre également ailleurs 2. En second lieu, ce flamine de Rome et d'Augusle

1 Lisez aux lignes 8 et g : praefecti fabrum tertium (trois fois), quatuorviri juri dicundo.

2 Par exemple, en Narbonnaise, on trouve la même chose à Apt (C. /. L. XII, 1121 -.Jlamen Romae et divi Augusti) et à Béziers (ibid. 4233). Cf. pour l'Espagne,


LE CULTE DES EMPEREURS DANS LA GAULE NARBONNAISE. 89

à Nîmes, en même temps flamine d'Auguste divinisé, est, en même temps encore, flamine de Drusus et de Germanicus. Ces personnages sont-ils vivants à l'époque des deux inscriptions que j'explique ? Il serait très intéressant de le savoir au juste ; malheureusement il est difficile d'arriver sur ce point à une conclusion certaine. Si l'on admet, ce que je crois le plus probable, que, dans l'inscription de Vienne étudiée tout à l'heure, le flamine de Germanicus est un prêtre de Germanicus mort, la raison qui fait admettre cette manière de voir, à savoir l'enthousiasme que mirent les villes de l'empire à honorer la mémoire de Germanicus après sa mort, est aussi bonne pour Nîmes que pour Vienne, et par conséquent porterait à faire croire que nous avons également affaire ici à .des flamines donnés à Drusus et à Germanicus après leur mort. Cependant il ne me paraît guère probable que nos inscriptions soient de l'an 19, date delà mort de Germanicus, et par conséquent de cette expansion de la douleur publique qui fit décerner à Germanicus un si grand nombre de statues et d'autels. En effet il faut tenir compte de ce fait que nos flamines sont attachés au culte de Drusus comme à celui de Germanicus. Quel est ce Drusus? C'est assez difficile à dire. Il y en a trois à cette époque. D'abord, le frère de Tibère et le père de Germanicus et de l'empereur Claude, Claudius Néron Drusus Germanicus 1. Ensuite Drusus César, le fils de Tibère, qui fut destiné à l'empire, fut tribunicia polestate une première fois en 22, une seconde fois en 23, et mourut en cette année 23, empoisonné par Séjan 2. Enfin un Drusus, fils de Germanicus, qui porte aussi le nom de César, et qu'on laissa mourir de faim en 33 3. Il né me parait

Wilm, 3og = C. I. L. II, 3og (Barcelone) : Flamen Romae divorum el Augustorum, el pour l'Italie, C. I. L. V, 3g36 (Vérone) : flamen divi Augusti et Romai ; X, 53g3 (Aquinum) et I3I (Potentia) : flamen Romae et divi Augusti.— Le culte provincial est incontestablement le culte de Rome et d'Augusle et non pas le culte des divi; cependant nous verrons qu'en Espagne ce culte provincial comprend pareillement le culte des divi, et que le flamine provincial y porte d'une façon régulière le nom de flamen Romae et divorum et Augustorum provinciae. Voy. Marquardt, Ephemeris épigraph., I. p. 200, et ce que je dirai dans le 3e paragraphe.

1 Pour les noms et les titres de ce personnage, voy. Wilmanns, index, p, 5oi, colonne 2.

* Ibid., p. 502, col. 2.

3 Ibid., p. 5o3, col. 1.


gO EDOUARD BEAUDOUIN.

pas possible qu'il s'agisse de ce dernier, parce qu'il n'a joué absolument aucun rôle. Il est vrai qu'il était fils de Germanicus ; mais si un culte lui avait été rendu à ce titre-là dans la ville de Nîmes, on ne voit pas pourquoi, honorant Germanicus et son fils Drusus, les habitants de Nimes auraient laissé de côté l'autre fils de Germanicus, Néron César, aussi connu- au moins que Drusus, et de plus son aîné. On comprendrait encore moins que ce flamine fût dit flamen Drusi et Germanici ; car si Drusus est adoré à cause de son père (et sûrement il ne peut pas l'être pour une autre cause), il est évident que son nom ne doit pas figurer le premier, être mis ainsi en avant, mais qu'au contraire notre flamine eût dû s'appeler plutôt flamen Germanici et Drusi. Enfin observez que Drusus est né en 8, par conséquent qu'il est bien jeune encore à l'époque de la mort de Germanicus (en 19) pour recevoir des honneurs divins, et qu'après cette époque il est lout à fait oublié, ou disgracié, ou persécuté, bref qu'il n'est plus assez en faveur pour qu'on comprenne, à une date pareille, l'établissement d'un culte en son honneur. Restent alors les deux autres Drusus. On peut hésiter entre eux. Le premier, le frère de Tibère, est mort en 9 av. J.-C. Or notre inscription a été faite sans l'ombre d'un doute après i4, c'est-à-dire après la mort d'Auguste, puisque Auguste y est qualifié de divus. Comme on ne voit aucune raison qui explique l'établissement d'un culte en l'honneur de Drusus en i4, c'est-à-dire 23 ans après sa mort, il faudrait alors admettre l'une des trois hypothèses suivantes : ou un culte rendu à Drusus tout seul i soit de son vivant soit immédiatement après sa mort, culte auquel on aurait associé, à partir de 19 probablement, date de la mort de Germanicus, le culte de ce dernier ; ou un culte créé à la fois en l'honneur de Drusus et de Germanicus en 19, au moment de l'expansion de douleur publique qui suivit la mort de Germanicus ; ou enfin l'établissement de ce culte

1 Je dis Drusus tout seul, parce que en g av. J.-C, ou dans les années antérieures à plus forte raison, Germanicus est encore beaucoup trop jeune et trop inconnu pour qu'on ait pu songer à lui rendre un culte. Il faudrait donc, si on admettait celle date, que le culte ait été alors établi en l'honneur de Drusus seul, et que ce soit seulement beaucoup plus tard (en ig ap. J.-C. probablement) qu'on y ait associé celui de Germanicus, de façon à ce que le flamine s'appelât désormais, comme on le voit dans notre inscription, flamen Drusi et Germanici,


LE CULTE DES EMPEREURS DANS LA GAULE NARBONNAISE. gi

à l'époque de l'empereur Claude, qui était le fils de Drusus et le frère de Germanicus 1. Mais l'explication la plus vraisemblable de notre inscription serait encore, à mon avis, celle qui verrait dans le Drusus de cette inscription le fils de Tibère, et non son frère 2. Si l'on admet que c'est de lui qu'il s'agit, il faudra toutefois rejeter la date de rg comme date de la création de notre flamine de Drusus et de Germanicus. Car il est bien vrai qu'en 19 la douleur publique fit donner des autels à Germanicus ; mais nous savons justement que cette douleur elle-même disposait très mal les esprits envers la la propre famille de Tibère et envers son fils Drusus en particulier 3, de sorte que ce n'est pas dans un pareil moment qu'on a pu avoir l'idée de réunir dans un même culte Drusus, le fils de Tibère, et Germanicus qu'on avait de bonnes raisons de regarder comme sa victime. Mais deux hypothèses sont possibles. Ou bien Drusus et Germanicus étaient encore vivants l'un et l'autre quand ce flamine fut créé en leur honneur dans la ville de Nîmes. Ce flamine aurait eu dans ce cas-là pour fonction le culte du père adoptif de l'empereur régnant et du fondateur de l'empire (Auguste), et celui des deux héritiers de cet empire, Drusus et Germanicus, tous les deux

1 II est impossible de songer que ce culte ail été établi sous le règne de Tibère, bien que Tibère soit le frère de Drusus. En effet, Tibère n'avait aucun goût pour ces divinisations, et n'en voulait, je l'ai montré, ni pour lui-même ni pour les membres de sa famille. Mais l'établissement du culte de Drusus sous Claude, son fils, esl au contraire extrêmement vraisemblable. Nous savons en effet que Claude fit déclarer diva Livie qui, morte sous Tibère, n'avait pas alors reçu l'apothéose. Il est naturel de penser qu'il aura vu pareillement d'un oeil favorable un culte rendu en l'honneur de son père Drusus et de son frère Germanicus. Je parlerai tout à l'heure des prêtres de Drusus qu'on rencontre, à l'époque impériale, dans les inscriptions athéniennes ; ce culte serait rendu, d'après l'opinion ordinaire, à Drusus le frère de Tibère, et aurait été créé précisément à l'époque de Claude ; voy. p. g2, note 5.

- Herzog et Hirschfeld (sur nos inscriptions), lisent à la I. 7 de la première inscription et à la 1. 4 de la seconde : Drusi et Germanici Caesarfum). Si l'on adopte cette lecture, il est évident qu'il ne peut pasêtre question ici de Drusus l'ancien ; car celui-ci ne s'est jamais appelé Caesar. Mais cette restitution n'est pas très sûre, et rien, je crois, n'empêcherait de lire : Drusi et Germanici Caesar(is).

3 Tacite, Ann., II, S4. Drusus ayant eu un fils à cette époque, celte naissance attrista le public qui trouvait que le bonheur de Drusus semblait comme insulter au deuil de la famille de Germanicus.


g 2 EDOUARD BEAUDOUIN.

Cacsares. Au fond celle situation est très naturelle '. Ou bien Drusus et Germanicus sont morts tous les deux, quand ce flamine est institué. Nous savons en effet qu'après la mort de Drusus (en 23) oh lui rendit des honneurs considérables, semblables à ceux qu'avait reçus Germanicus 2. Rien plus — et cela expliquerait l'association dans un même culte de Drusus et de Germanicus — la mort de ce Drusus, qui faisait que désormais la famille d'Auguste et l'héritage impérial se trouvaient représentés par les seuls descendants de Germanicus 3, ramena dans le public un nouveau, courant d'espérances et de sympathie autour de ce nom de Germanicus 4. Il serait donc très admissible qu'à l'époque même où l'on créait un culte à Nimes en l'honneur de Drusus qui venait de mourir, en ait imaginé d'associer à ce nom celui de Germanicus. On voit de combien de conjectures sont mêlées toutes ces explications. Un fait certain est que nos inscriptions de Nîmes sont postérieures à la mort d'Auguste; mais il est impossible de dire avec sûreté si Drusus et Germanicus, qui reçurent un culte à Nîmes, l'ont reçu de leur vivant même ou seulement après leur mort 5.

1 Si, dans ce culte ainsi rendu à la famille impériale, il manque justement le nom de celui qui était alors l'empereur (Tibère), c'est que Tibère n'a jamais voulu avoir de flamine.

2 Tacite, Ann., IV, g. — Cf. dans Orelli-Henzen, 538i, un fragment de sénatus-consulte établissant dos cérémonies funèbres en l'honneur de Drusus qui venait de mourir.

3 Néron César, Drusus César, et C. César, le futur empereur Caligula, d'ailleurs complètement oublié à cette époque ; car Tibère ne le nomme même pas dans le discours par lequel il recommande au Sénat, après la mort de Drusus, les fils de Germanicus. Voy. Tacite, Ann., IV, 8.

4 Ibid., 12.

5 Hirschfeld, Kaiscrcull. cité, p. 846, considère qu'il s'agit ici de Drusus le (ils de Tibère, el que le flaminat a été créé après sa mort. Il ne donne pas de raison de celle manière de voir, mais je viens d'indiquer les motifs qui la rendent très vraisemblable, et même, je crois, la plus vraisemblable de toutes les hypothèses. — On serait volontiers porté à croire que c'est de ce même Drusus qu'il s'agit dans les inscriptions athéniennes où il est parlé à plusieurs reprises d'un prêtre de Drusus (Uptiç Aocûcou !jni.-m ; voy. C. I. A., III, 623, 624. ,656, 662, ioo5, 100g, 1010, 1078, to85). Mais rien ne le prouve absolument. Dans l'opinion ordinaire, on voit au contraire dans ce Drusus, le frère de Tibère, c'est-à-dire Drusus l'ancien ; et l'on admet que ce culte a dû être établi à Athènes probablement sous le règne de Claude, son fils. Voy. sur ce prêtre de Drusus à Athènes, Dittenberger, Ephém. épigraph., I, p. 117 ; Hirschfeld, Kaisercult., p. 846, note 60.


LE CULTE DES EMPEREURS DANS LA GAULE NARBONNAISE. g3

Il me reste, pour en avoir fini avec le culte rendu aux princes de la famille impériale, à insister sur un monument qui se trouve être précisément l'un des plus beaux de l'antiquité romaine. Je veux parler de la Maison Carrée de Nîmes.

L'architrave de ce temple sur la face, portait dans l'antiquité, une inscription qui a disparu aujourd'hui, mais dont les traces se distinguent encore. Ces traces sont des trous semés à travers le marbre. Il est évident qu'il y avait là deux lignes écrites, que les lettres étaient de bronze ou de quelque autre métal plus ou moins précieux, et qu'on avait appliqué ces lettres sur la surface du marbre avec des clous ou des tenons. Au moyen âge, les lettres furent arrachées pour utiliser le métal, de sorte que les trous restent seuls aujourd'hui 1. Mais au xvnie siècle, Séguier, en étudiant la disposition de ces trous, put deviner à peu près les lettres qui avaient dû s'y trouver autrefois fixées ; et, s'aidant de quelques autres renseignements encore 2, il proposa une restitution de l'inscription disparue, qu'il serait peut-être téméraire d'appeler tout à fait certaine, mais que je crois infiniment vraisemblable 3. Elle est d'ailleurs admise par presque tous ceux qui se sont occupés de ce monument dans ces dernières années. Voici celte inscription de la Maison Carrée, telle que l'a rétablie Séguier, et telle qu'on l'accepte en général. Je la donne bien entendu sans indiquer les restitutions, puisque, à part

1 Voy. la façon dont ces Irous sont disposés sur la surface du marbre dans la figure du C. t. L., XII, 3i56.

- De celui-ci principalement : la seconde ligne de l'inscription (qui n'avait pas été sans doute prévue par l'architecte) se trouve écrite sur un espace partagé en deux par un cordon de perles., de sorte que chacune des lettres de celle ligne entaille le relief du cordon. Ces entailles donnent pour ainsi dire l'empreinte de quelques-unes des lettres disparues. C'est ainsi que Séguier a pu lire à la seconde ligne les lettres v iw KIV IS et restituer par conséquent presque avec certitude : principib\-s «'vesTYÏis. — Ajoutez quelques empreintes de lettres ou de moitiés de lettres encore reconnaissables çà et là à la première ligne. Voyez sur ces détails., Desjardins, Géog. de la Gaule romaine, 111, pp. 221, 222, noie.

3 Séguier, Dissertation sur l'ancienne inscription de la Maison Carrée de Nismes, Paris, 170g. Voy. celte restitution de Séguier el les raisons qui la justifient, dans DesjarJins. loc. cit., Allmer, Revue épigraph. du Midi, I, p. 246, el Hirschfeld, C. I. L., XII, 0106.


g/| EDOUARD BEAL'OOIIN.

quelques empreintes de lellres ou de moitiés de lellres, lout ici a dû être restitué :

C. CAESARI. AVG. F. COS. L. CAESARI. AVGVSTI. F. COS. DESIGNATO

PRINCIPIBVS. IVVENTVTIS ' .

Il résulte de celte inscription que la Maison Carrée est un temple dédié, à Nîmes, à Caius et Lucius César, les fils adoptifs d'Auguste, les mêmes dont il est parlé dans les décrets de Pise et dans une inscription d'Acerra que j'ai expliqués 2, et qui moururent, comme nous l'apprennent ces décrets de Pise, Lucius en 2 et Caius en 4 ap. J.-C.

Ici encore rien ne serait plus intéressant que de savoir si C. et L.

1 Caio Caesari Augusti filio, consuli, Lucio Caesari Augusti filio, consuli designato, principibus juventutis. — Cette lecture, adoptée généralement aujourd'hui, comme je viens de le dire, a été, surtout autrefois, souvent traitée d'arbitraire et de divinatoire ; voy. par exemple, Millin, Voyage dans le Midi de la France, IV, p, 217. Orelli, 64o ; Herzog, Gall. Narb.; Inscr., p. 24, note 1. — Au contraire, Desjardins, Allmer et Hirschfeld, loc. cit., l'admettent complètement. Je crois qu'ils ont raison. Il y aurait peut-être beaucoup d'arbitraire dans une restitution qui ne serait obtenue que par le seul examen de la disposition des Irous ; mais les mots principibus juventulis, à peu près sûrs, à la deuxième ligne, sont un point de repère très im> portant. Ils indiquent en effet d'une façon certaine doux ou plusieurs fils d'empereur, destinés par leur père à l'empire. (Voy. Mommsen, Staatsrecht, II, pp. S26 à 828, 1141> n42, el Res gestae divi Augusti, 2° édition, pp. 55 à 58). Desjardins dit qu'il n'y a à avoir porté ce titre que peu de princes el il en donne la liste (loc. cit., pp. 221, 222, note). Je crois que sa liste n'est pas complète et que le litre de princeps juventutis est un peu plus général qu'il ne le dil (voy. sur ce point Eckhel, VTTT, pp. 375, 376). Mais il est sûr dans tous les cas que les principes juventutis dont le nom revient le plus souvent dans les inscriptions, dans les monnaies et dans les textes littéraires, sont Caius el Lucius César. 11 y a donc déjà une forte présomption en faveur d'une lecture où leurs noms figurent. D'un autre coté, à la première ligne, on a aussi, d'une façon presque certaine, grâce aux empreintes, AVOV (Augusti f.) el quelques autres lellres çà et là (voy. Desjardins, loc. cil.). Tout cela joint à la disposition des Irous, qui à elle seule ne suffirait pas à établir une restitution certaine, donne, sinon une sûreté absolue dans tous les détails, au moins une très grande probabilité pour l'ensemble.

- Décrets de Pise, établissant des cérémonies funèbres en l'honneur de L. et de C. César dans C. I. L., XI, i420, i4ai = Wilmanns, 883. — Inscription d'Acerra relative à un temple élevé cn l'honneur de ces deux mêmes princes dans C. I. L., X, 3757.


LE CULTE DES EMPEREURS DANS LA GAULE NARBONNAISE. g5

César sont vivants encore, à l'époque où la ville de Nimes éleva ce temple en leur honneur. Nous avons vu qu'ils l'étaient sûrement quand ils reçurent un temple à Acerra, et l'on voudrait savoir s'il en est de même en notre pays. C. César est dit, dans l'inscription, consul, et L. César consul designatus. Nous ne savons pas exactement en quelle année L. César fut consul désigné 1 ; mais il est certain que C, César fut consul en l'an i 2. Par conséquent l'inscription ne peut pas être antérieure à i. Il est vrai qu'elle peut très bien être postérieure à cette date. Mais il est permis cependant de fixer quelques points de repère. Je remarque que dans le second décret de Pise, en 4, date de la mort de C. César, celui-ci, dont le consulat est mentionné expressément, n'est plus appelé au contraire princeps juventutis 3. De même, dans une inscription datée de 7 ap. J.-C. et par conséquent d'une époque où G. et L. César sont morts tous les deux, C. César est dit consul, mais non ]Ausprinceps juventutis, et L. César au contraire porte toujours ce titre*. Il résulte de là d'une façon évidente que L. César a gardé le nom de princeps juventutis jusqu'à sa mort, et par conséquent a pu être appelé ainsi dans des documents postérieurs à sa mort, tandis que, à l'inverse, C. César a déposé le même litre avant sa mort sûrement, et en conséquence ne le porte

i Nous savons seulement qu'il a été désigné pour être consul cinq années après sa désignation (Mon. d'Ancyre, latin, II, 46 et III, i et suiv.). Mais comme il est mort précisément avant son consulat (en 2 ap. J.-C), nous ne pouvons pas avoir la date de ce consulat (qui n'eut jamais lieu), ni calculer par là même, la date de la désignation. On sait seulement qu'à l'époque du premier décret de Pise (A. I. L., XI, i42o), c'est-à-dire le ig septembre 2 ap. J.-C, il est encore dit consul designatus. — Dans l'opinion de Mommsen (Res gestae divi Augusti, 2e édition, pp. 52 et 53), L. César aurait élé désigné en 762 de R. = 2 av. J.-C, pour être consul 'par conséquent en 767 de R. = 4 ap. J.-C.

- Voy. Klein, Fasti consulares à celte date.

3 C. 1". L., XI, 1421.

4 Orelh-Henzen, III, p. 60= Wilmanns, 880= C I.L., V, 64i6 : Inscription faite en l'honneur de toute la famille d'Auguste. Auguste y esl dit consul pour la i3c fois et dans sa 3oe puissance tribunicienne. Cela donne la date de 7 ap. J.-C. Dans cette inscription C. César esl appelé Augusli jilius, divi nepos, pontifex, consul, imperator, mais non princeps juventutis, et L. César est dit Augustifilius, divi nepos, augur, consul designatus, princeps juventutis. L. César porta donc jusqu'à sa mort le titre de princeps juventutis, tandis que C. César avait déposé ce titre avant sa mort.


gf) EDOUARD lîEAUDOUlN.

plus dans les documents qui sont postérieurs à celte époque 1. Je ne rechercherai pas à quelle époque au juste C. César a déposé ainsi son nom de princeps juventutis ; je ne crois pas qu'il soit possible de le savoir sûrement 2; mais les deux inscriptions que j'ai citées prouvent que, dans tous les cas, il n'a plus ce titre à la fin de sa vie et qu'il ne l'a jamais dans les documents qui sont postérieurs

1 II est vrai que l'inscriplion du tombeau de C César est ainsi conçue : Ossa C. Caesaris Augusti f(ilii) principis juventutis. (Orelli, 636 = C. I. L., VI, 884). Mais l'inscription n'existe plus et n'est connue que par une ancienne transcription, el précisément, pour les motifs qui viennent d'être dits, Mommsen croit que le texte a été mal lu, et propose de lire au lieu de C. Caesaris les mots L. Caesaris ; Cf. Mommsen, Staatsrecht, II, p. 828, note, et Wilmanns, n° 880, m, qui donne l'inscription avec la correction indiquée par Mommsen.

2 Mommsen pense que C. César a du déposer son titre do princeps juventutis en prenant le consulat, (c'est-à-dire en 1), parce que ce titre a un caractère équestre (le princeps juventutis est le chef des chevaliers romains), et pour ce motif, ne peut pas s'accorder avec celui de consul qui est essentiellement sénatorial. (Voy. Mommsen, Staatsrecht, II, pp. 827, 828 ; Res gestae, pp. 55 à 58 ; Wilmanns, n° 880, note 16). Je ne suis pas convaincu par ce raisonnement. Le litre de consul designatus n'est guère moins sénatorial que celui de consul; or, L. César a toujours porté à la fois le litre de consul designatus et celui de princeps juventutis (voyez le premier décret de Pise, C. I. L., XI, 1420, et l'inscription citée en l'honneur de la famille d'Augusle, ibid., V, 64.16. L. César y esl dit les deux fois: consul designatus, princeps juventutis). Gf. une inscription jusque-là inédile, publiée par Mommsen, Res gestae, p. 53, datée de la 20e puissance tribunicienne d'Augusle el de son 12e consulat (752 de R. = 2 av. J.-C), dans laquelle C. César est dit pareillement el tout ensemble consul designatus et princeps juventutis. Il est donc impossible de poser comme une règle absolue l'incompatibilité des deux litres de consul el de princeps juventutis. J'ajoute que, si l'on adopte la lecture qu'a donnée Séguier de l'inscription de la Maison Carrée (et j'ai montré que cette lecture est au moins très vraisemblable), on a un document dans lequel C. César est appelé lout à la fois consul et princeps juventutis. ■— Une inscription grecque récemment découverte me parait décisive en celte affaire. Voy. Mittheilungen des Kais. deutschen archeol. Instituts, 1888, p. 61 = Cagnat, Revue archéol., 1S88, p. 3g5, n° 160 et Année épigraphique, 1888, p. 58. n° 160 : F. Kv.fcapi -.eira-îo: Cr.yip.i-n v.vX A. Kzfaapi Sfii rôiç 7io:iis-7ni. ;u SESKA-TW. 11 est évident qu'à l'époque de celle inscription L. César est mort, puisqu'on l'appelle 6soç (entendez divus et non pas deus, à cause de l'opposition évidente avec les noms de son frère, qui n'a pas encore ce litre, sûrement parce qu'il est vivant). L'inscription est donc au plus tôt de l'an 2, date de la mort do L. César, peut-être postérieure. Or, on voit qu'en l'an 2, G. César, bien qu'ayant déjà été consul, s'appelle encore princeps juventutis (vsôrctTOÇ &yip.à'Jj


LE CULTE DES EMPEREURS DANS LA GAULE NARBONNAISE. Q*j

à sa mort. Ce résultat me suffit pour tirer la conclusion suivante. L'inscription de la Maison Carrée, donnant à C. César le nom de princeps juventutis, doit être antérieure à la mort de ce personnage (4 ap. J.-C). Il n'est pas prouvé de la même façon que cette inscription soit également antérieure à la mort de L. César (2 ap. J.-C). Cependant comme il ne serait guère naturel que ce monument, où les deux princes semblent tout à fait mis sur le même rang, fût élevé tout ensemble à un vivant et à un mort, il est beaucoup plus vraisemblable, puisqu'on sait que C César est vivant à cette époque, de présumer que son frère l'est également. Je crois donc qu'il faut voir décidément dans la Maison Carrée un temple élevé à C. et L. César encore vivants, el je daterais volontiers l'inscription de l'an 1, date du consulat de Caius, ou du commencement de l'an 2 ap. J.-C, année au cours de laquelle Lucius est mort 1.

Telles sont, dans la Narbonnaise, les seules traces qu'on puisse trouver, à ma connaissance, d'un culte rendu personnellement à des empereurs vivants ou à des personnages de la famille impériale encore vivants. On voit comme ces résultais s'accordent bien avec l'idée générale que l'élude des inscriptions italiennes nous donne du culte personne] rendu aux empereurs. Dans les provinces d'Occident, comme en Italie, ce culte personne] n'a guère appartenu qu'à Auguste lui-même ou aux princes de sa famille. En Italie, il est très rare qu'il dépasse celle première période. Eu Narbonnaise, il n'y a pas un seul exemple qui soit postérieur à l'époque de Tibère, à ces flamines de Germanicus et de Drusus qui se rencontrent dans les inscriptions de Vienne et de Nimes, et dont on ne peut même pas dire avec certitude qu'ils rendent un culte à des princes vivants 2.

1 Telle est l'opinion de Séguier, loc, cit., p. 07, et de Allmer, Revue épigraphique du Midi de la France, I, p. 2.'|8. — Desjardins, loc. cit., p. 221, croit au contraire que le monument a été élevé cn 4, le lendemain, dit-il, de la mort de C. et de L. César. — Hirschfeld, C. /. L., XH, 3i56, pense que la question reste insoluble, et dans son dernier mémoire (Kaisercult. cité, p. 845), semblerait même incliner plutôt à croire que le temple de Nimes a été dédié à ces princes après leur mort.

- Remarquez en effet que, si l'on fait de ces flamines et de ce culte de Drusus et de Germanicus une création de l'empereur Claude, ce qui est soutenable à la rigueur,

7


98 EDOUARD BEAUDOUIN.

§ IL

Les prêtres des empereurs DIVI et des impératrices DIVAE.

Je dirai très peu de chose du culte des divi, parce que cette matière est aujourd'hui connue, et, en comparaison de celle que je viens de traiter, très facile et très simple. J'ai indiqué plus haut le caractère de ce culte qui ne s'adresse en aucune façon aux empereurs vivants, mais seulement à ceux qui, après leur mort, ont reçu régulièrement du sénat l'apothéose, c'est-à-dire ont été déclarés divi. Il n'entre pas dans mon sujet de décrire la façon dont avait lieu celte consécration officielle. Un point plus important esl l'établissement de la liste des divi et des divae ; cette liste a été dressée par M. Desjardins d'abord, ensuite el plus complètement par M. Mowat 1; et il n'est pas utile de recommencer leurs recherches. Il convient seulement de dire un mot de l'organisation de ce culte des divi, et des flamines qui en étaient chargés, en particulier dans la province de Narbonnaise.

On sait qu'il existe un assez grand nombre de flamines des divi à Rome. Les personnages de Rome qu'on appelle Jlamines Augustales, Claudiales, Ulpiales, Commodiani, etc. 2, sont les prêtres du divus Augustus, du divus Claudius, du divus Trajanus ou du divus Commodus. 11 n'est pas douteux et il n'a jamais élé contesté que ces prêlres ne fussent des prêtres des divi et non des empereurs vivants.

alors le culte n'est plus rendu à des princes vivants mais à des morts (voy. ci-dessus). Il est donc impossible de trouver en Narbonnaise la moindre trace d'un culte rendu à un prince vivant après l'époque de Tibère au plus lard ; et encore n'est-il pas du tout certain que les llamincs de Drusus el de Germanicus, même en les supposant créés sous Tibère, soient des flamines de Drusus et de Germanicus vivants.

' Desjardins, Le culte des divi el celui de Rome et d'Augusle (Revue de philologie, 187g, pp. 43 et suiv.). — Mowat, La domus divina el les divi (Bulletin épigraphique de lu Gaule, 1880, pp. 20 el suiv., 1886, p. 137). La liste des divi, d'aprèsM. Mowat, est reproduite par Capnat, Cours d'épigraphie lat., 2e édition, pp. 166, 167.

- Exemples dans Wilm., 67g, 1174, 117a, ngg, etc.


LE CULTE DES EMPEREURS DANS LA GAULE NARBONNAISE. 99

Leur organisation a fait d'ailleurs l'objet d'éludés importantes 1, et, bien qu'il reste encore beaucoup de points obscurs en cette affaire, ce n'est pas ici le lieu de m'arrêler sur ces prêlres des divi à Rome. Les flamines des divi se rencontrent aussi et sont même très nombreux dans les cités de l'Italie : presque toujours Jlamen d'un seul empereur divus, ou Jlaminica d'une seule impératrice diva, quelquefois, mais plus rarement, jlamen de plusieurs divi à la fois ou même de tous les divi 2. Dans les provinces, le nombre de ces Gamines des divi est beaucoup moins grand. Les flamines ordinaires des cités provinciales sont certainement, — et je le montrerai plus tard d'une façon incontestable, — les prêtres de Rome et d'Auguste et non ceux des divi. Cependant il n'est pas douteux qu'on ne rencontre aussi ces derniers dans les provinces , et en nombre suffisant pour qu'on puisse dire que partout ou presque partout le culte, sinon de tous les empereurs divi, au moins de quelques-uns d'entre eux, a fonctionné d'une façon régulière. Pour la province de Narbonnaise, que j'étudie plus particulièrement dans ce travail, voici le résultat certain que donne le dépouillement des inscriptions.

Reaucoup de, flammes divi Augusli 3. La Narbonnaise, qui en offre

1 Le point important est ici la dislinction essentielle à faire, entre ces flamines divorum de Rome el les sodales Augustales (ou Claudiales, Titiales, Hadrianales, Antoniniani, etc.) qui desservent aussi à Rome le culte des empereurs divi el qui cepen dant sont profondément différents des flamines. Ce n'est pas le lieu d'exposer l'organisation de ces doux classes de sacerdoces impériaux ; il suffit de prévenir contre la confusion qu'on pourrait faire entre eux, Voy. surtout sur ces matières Dessau, De sodalibus et flaminibus Auguslalibus (Ephém. épigr., III, pp. 2o5 à 22g), et le résumé des recherches de Dessau dans Marquardt, trad. Brissaud, Le culte, II, pp. 220 à 226 ; Mispoulet, Institut, polit, des Romains, II, pp. 432, 433 ; BouchéLeclercq, Manuel des institut, rom., pp. 5o8, 5og.

2 Exemples : Flamines d'un seul divus; C I. L., X, 1262, 464.1, 1806: Flamen divi Augusti ; 5382, 4i3 add : Flamen divi Vespasiani : 5067, 4873 : Flamendivi Trajani ; 416 : Flamen perpeluus divi Hadriani, etc. — Flamines de plusieurs divi ; ibid., 7458: Flamen perpeluus (divi Vespjasiani, divi Nervae, (divi) Trajani; Orelli, 2222 : Flamen divorum Vespasiani, Trajani, Hadriani. — Flamines de tous les divi à la fois ; Wilm., 2io4 ; Flamen divorum Aug.; 1246 : Flamen divorum omnium. — Toutes ces inscriptions sont italiennes.

3 C. /. L., XII, 33o4 (Nimes) ; 1872 el 26o5 (Vienne) ; i373,' i585, I37I, 5846 (civitas V ocontiorum). De ces deux dernières inscriptions, l'avant -dernière (1371) bien qucne contenant que les motsJlamini d..., fait presque certainement allusion à un fia-


IOO EDOUARD BEAUDOUIN.

sûrement un moins grand nombre que les cités italiennes, en a peut-être plus que n'importe quelle autre province romaine. En revanche, il est remarquable qu'on n'y rencontre aucun flamine d'aucun autre divus ; seulement un jlamen divorum, c'est-à-dire un prêtre de tous les divi en général, dans ]a cilé des Voconces *.

Même remarque pour les impératrices. Il y a, en Narbonnaise, plusieurs exemples de Jlaminicae divae Augustae, c'est-à-dire de Livie 2, mais je ne trouve de flaminiques pour aucune autre impératrice 3.

La seule difficulté qu'offre l'élude de ces prêtres résulte de la présence de flamines qui s'appellent, d'une façon un peu extraordinaire, Jlamen Romae el divi Augusti. On rencontre des exemples de cette façon de parler à Apt 4, à Réziers 5 et à Nimes; et, dans cette dernière ville, ce flamine est même dit plus longuement encore flamen Romae el divi Augusti, item Drusi et Germanici Caesar 6. Ce

mine divi Augusti, car la lettre d indique qu'il s'agit du flamine d'un divus, el on ne trouve pas, en Narbonnaise, el notamment chez les Voconces, d'autre divus qu'Auguste qui ail un flamine ; la dernière au contraire (5846) esl d'une lecture trèsdouleuse, parce que flamen est restitué.

1 Ibid., i577.

- Ibid., 33o2 (Nîmes) ; I36I (Vaison, dans la civilas Vocontiorum). Cette dernière a été prise assez souvent pour une flaminique provinciale, et non municipale ; c'est certainement une erreur ; je reviendrai sur celte question, dans le 3e S, en parlant du culte de Rome et d'Auguste en Narbonnaise.

3 Une inscription d'Avignon (ibid., 1026), que j'ai citée plus haut, fait allusion à la consécration de Julia Drusilla, soeur el femme de l'empereur Caligula, mais sans qu'il y soit question de flaminique. Voy. sur cetle inscription ci-dessus , p. 5o, note 4.

4 Ibid., 1121.

5 Ibid., 4233.

0 Ibid., 3i8o, 0207. — Voy. ci-dessus, pp. 88 et suiv., l'explication de ces deux inscriptions. — Sur la lecture du dernier mot: Caesarum ou Caesaris, je me suis également expliqué dans le passage auquel je renvoie. — Très vraisemblablement, ce jlamenqui porleà Nimes le titre de flamen Romae et divi Augusti, item Drusi et Germanici, est le même qui s'appelle à Apt el à Béziers, d'une façon un peu plus courte, Jlamen Romae et divi Augusti. Pour une raison assez difficile à savoir, et à une époque que j'ai cherché à préciser, mais qui n'est pas non plus certaine (soit le règne de Claude, soit plus probablement celui de Tibère ; voy. ci-dessus), on aura ajouté à Nimes au nom de l'empereur Auguste les deux noms de Drusus el de Germanicus (pion voulait honorer plus particulièrement ; mais, le règne de Tibère et de Claude


LE CULTE DES EMPEREURS DANS LA GAULE NARBONNAISE. 101

personnage qui fait fonctions tout ensemble de prêtre de Rome el de prêtre du divus Augustus est-il le même que celui qu'on appelle plus simplement, dans les autres cités, flamen divi Augusti? Je serais plutôt tenté d'y voir au contraire le prêtre de Rome et d'Auguste qui porterait ici un nom spécial ; en d'autres termes et dans ma pensée, le prêtre de l'état et de l'empire, qui s'appelle régulièrement et partout ailleurs Jlamen Romae el Augusti, s'appellerait à Apt, à Béziers et à Nimes jlamen Romae et divi Augusti, parce que, dans ces villes, on aurait pris l'habitude de symboliser la puissance romaine, l'état romain et l'empire par le nom du premier empereur divinise (divus Augustus) au lieu de les représenter, comme d'habitude, par le nom de l'empereur alors régnant (Augustus). Cette façon de dire jlamen Romae et divi Augusti pour désigner le flamine de Rome et d'Auguste, c'est-à-dire le prêtre de l'État, serait, ainsi comprise, on ne peut plus intéressante et suggestive. Elle montrerait comme le point d'intersection de ces deux cultes, différents dans la réalité et pourtant nés de la même idée générale, le culte des empereurs divi et le cul le de Rome et d'Auguste. Elle rappellerait, par cette forme de langage inusitée, la parenté commune qui relie ces deux cultes, les rapports qu'ils ont eus à l'origine dans l'esprit des hommes qui les ont établis, et elle nous ferait voir comment la religion de tel empereur en particulier, principalement celle du premier empereur, et la religion de l'état romain représenté par l'empereur en général peuvent, dans certains cas et dans certaines cités, arriver à se réunir et presque à se confondre 1. Ce sont des observapassés,

observapassés, est probable que ce flamine d'Auguste, de Drusus et de Germanicus, sera redevenu tout simplement ce qu'il était à Apt et à Béziers, un jlamen Romae et divi Augusti.

1 Voy. ci-dessus p. 88, note 2, des exemples d'un pareil langage, en dehors de la Narbonnaise. Les textes importants, au point de vue qui m'occupe, sont ici les inscriptions d'Espagne qui appellent régulièrement le flamine de la province du nom de flamen Romae, divorum et Augustorum (C. I. L., II, 42o5, 4228, 4235, 4243, 4-247, 424g, 42ÔO) ouflamen Romae et divorum (ibid., 4igi) ou même flamen divorum Augustorum i(bid., 423g, 2221, 2224, 2344, 33g5). Or le culte provincial est certainement le cidte de Rome et d'Augusle, et non celui des divi (au moins en principe). Le prêtre de Rome et d'Auguste, en Espagne, est donc en même temps et malgré cette qualité, un prêtre des divi. (Voy. ce que je dirai dans le 3e S, à propos des noms portés par les prêtres provinciaux). C'est le même phénomène que celui


102 EDOUARD BEAUDOUIN.

tions capitales qu'il ne faudra pas perdre de vue quand nous rechercherons les origines et le point de départ du culte de Rome et d'Auguste en Narbonnaise.

(La fin au numéro prochain).

que j'étudie en ce moment dans les inscriptions d'Apt, de Béziers et de Nimes. Dans certains milieux, le culte des divi et celui de Rome et d'Augusle, si différents pourtant au fond des choses, on sont comme arrivés à se mêler, el le prêtre de Rome el d'Auguste a pu en même temps être considéré comme un prêtre des divi.

ERRATA :

Page 58, note 3, ligne g, au lieu de : Année épigraphique, i88g ; —- lire : Année épigraphique, 1888 (laquelle a paru d'ailleurs en i88g).


LES MÉMOIRES DE SAINT-SIMON

Par M. J. DE CROZALS,

Professeur à la Faculté des Lettres.

I.

Le projet d'écrire ses Mémoires et de se faire l'historien de son temps est d'ordinaire un projet d'arrière-saison. Cette pensée vient le plus souvent aux hommes qui ont fortement agi et qui peuvent se flatter d'avoir si bien mêlé leur propre personnage aux faits contemporains que les raconter est encore une manière de se raconter euxmêmes. Alors , quand l'âge ou la disgrâce ferme la période de l'action, les Mémoires sont comme une revanche sur l'ennui du désoeuvrement et l'amertume d'une oisiveté sans espoir. Dire ce que l'on fit est encore une forme de l'action. Ces historiens d'eux-mêmes et de leur temps à propos d'eux-mêmes, sont des historiens d'accident et d'occasion. Ceci n'est point pour diminuer leur mérite; il nous plaît- seulement d'analyser leurs motifs et de discerner le véritable caractère de leur inspiration.

Mais voici un exemple rare et qui se peut offrir comme un vrai modèle de vocation. Au seuil de la vie, à la veille d'agir et quand, nouveau venu, on ne sait point encore s'il vous sera donné de vous signaler par des actes, se lier comme par un voeu à l'oeuvre d'étudier son temps pour le raconter : cela est presque inouï et paraît comme le signe d'un génie à part, seul peut-être de son ordre, écrivain sans ancêtres et sans famille. C'est le fait de Saint-Simon.

De bonne heure, il ne montra qu'indifférence pour les études ordinaires de la jeunesse ; il parle même de « sa froideur pour les lettres », qui ne se vengèrent pas ; mais il était né liseur, et sa curiosité, dédaignant les fictions romanesques, s'attacha aux réalités de


I 04 J. DE CROZALS.

l'histoire. Un infaillible instinct lui montrait sa voie. Bien qu'il l'ait suivie sans dévier depuis l'âge de dix-neuf ans, devenu vieux, il paraît trouver qu'il aurait pu la parcourir plus brillamment encore; et cette modestie dans l'expression n'est pas sans charme 1.

« J'ai toujours pensé que si on m'avait fait moins perdre de temps aux lettres et qu'on m'eût fait faire une élude sérieuse de l'histoire, j'aurais pu y devenir quelque chose. » (I, 3.)

Il se jeta donc, il s'abîma dans la lecture des mémoires relatifs à notre histoire depuis François Ier; il éprouva sans doute ce frisson de l'artiste encore inconscient devant l'oeuvre qu'il croit pouvoir égaler : « Ed anch'io sono pittore ! »; el le projet se forma dans son esprit d'écrire les Mémoires de son temps.

Certes , la muse de l'histoire ne l'occupait point seule, même à cette heure décisive ; il avait le « désir et l'espérance d'être de quelque chose », et de fournir lui-même, non sans gloire, un peu de la matière de son récit. Sa Clio n'est point sans quelque ambilion : faire pour raconter et savoir pour dire, voilà le rêve de cet adolescent passionné et méthodique, ambitieux et contenu, fougueux et clairvoyant, qui trouve avant vingt ans un but à sa vie et qui en parcourt la carrière, soixante ans encore, sans l'avoir un seul instant perdu de vue.

Une objection capitale s'offrit immédiatement à l'esprit de SaintSimon ; l'entreprise n'était pas sans quelque péril. Un demi-siècle plus tard il écrivait :

« Celui qui écrit l'histoire de son temps, qui ne s'attache qu'au vrai, qui ne ménage personne, se garde bien de la montrer. Que n'aurait-il point à craindre de tant de gens puissants, offensés en personne ou dans leurs plus proches par les vérités les plus certaines et en même temps les plus cruelles! Il faudrait donc qu'un écrivain eût perdu le sens pour laisser soupçonner seulement qu'il écrit. Son ouvrage doit mûrir sous la clef et les plus sûres serrures. » (I, p. LIX.)

Avant même de commencer à recueillir les matériaux de son oeuvre, Saint-Simon avait pris « la résolution bien ferme d'en garder le secret à soi seul ». Cette précaution lui parut remédier à tout ; et

1 Toutes les citations de cet article se rapportent à l'édition de Saint-Simon, par M. Ghéruel, 20 vol. in-8". Hachette.


LES MÉMOIRES DE SAINT-SIMON. 105

« en juillet 1694, étant mestre de camp d'un régiment de cavalerie de son nom, dans le camp de Guinsheim, sur le Vieux-Rhin » (I, 3.), il commença ses Mémoires. Il avait dix-neuf ans.

Ce n'était que l'oeuvre de préparation ; car la rédaction elle-même 1 ne devait être entreprise que de longues années plus tard. SaintSimon, qui médit des lettres, avait cependant un sens littéraire trop vif et trop juste pour offrir comme Mémoires de simples notes journalières et des feuillets réunis entre eux par le seul lien des dates successives. On n'écrit pas l'histoire au jour le jour ; la chronique seule s'accommode de ce manque d'horizon de l'observation et de la notation quotidiennes. Le large jugement de l'histoire réclame plus d'air et de perspective; il faut laisser aux petits faits le temps de se produire, de s'accumuler et de tomber; aux grands faits, celui de développer leurs conséquences; aux caractères, le loisir de se manifester dans la féconde variété des occasions. Une journée est trop peu de chose ; l'espace y fait défaut pour le recul nécessaire à qui veut bien voir.

Mais si les événements, même considérables, ne sont pas fixés à l'heure même où ils se produisent, le détail perdra nécessairement de sa précision; l'incertitude se glissera rapidement dans le témoignage le plus sincère ; l'intensité de vie de l'observation directe s'atténuera. Il faut donc combiner la double méthode de la chronique et de l'histoire et jeter dans les fondations du monument les innombrables menues observations des faits quotidiens, notés sur l'heure, emmagasinés et mûris par le temps.

Qu'il l'ait fait ou non de propos délibéré, ce fut la méthode de Saint-Simon. La période de préparation s'ouvrit avant I6Q4, peutêtre en 1691, pour ne se fermer, à vrai dire, jamais. La composition elle-même fut l'oeuvre des toutes dernières années; commencée aux environs de 17^3, elle ne fut probablement terminée que vers 1753, deux ans avant la mort de l'auteur.

L'idée que Saint-Simon se fait de la grandeur de cette oeuvre historique des Mémoires, on la verra se dégager nettement de la page suivante, où il juge Dangeau.

1 Tout au moins la rédaction dans son grand jet continu el sous sa forme définitive ,


I0Ô J. DE CROZALS.

« Dès les commencements qu'il vint à la cour, Dangeau se mil à écrire tous les soirs les nouvelles de la journée ; et il a été fidèle à ce travail jusqu'à sa mort. Il le fut aussi à les écrire comme une gazette, sans aucun raisonnement, en sorte qu'on n'y voyait que les événements avec une date exacte, sans un mol de leur cause, encore moins d'aucune intrigue, ni d'aucune sorte de mouvement de cour, ni d'entre les particuliers.

« La bassesse d'un humble courtisan, le culte du maître ou de tout ce qui esl et sent la faveur, la prodigalité des plus fades et des plus misérables louanges, l'encens éternel et suffocant presque des actions du roi les plus indifférentes, la terreur et la faveur suprême qui ne l'abandonnent nulle part pour ne blesser personne, excuser tout... Tout ce que le roi a fait chaque jour, même de plus indifférent, et souvent les premiers princes cl les ministres les plus accrédités, quelquefois d'autres sorles de personnages, s'y trouvent avec sécheresse poulies faits, mais tant qu'il se peut avec les plus serviles louanges, el pour des choses que nul autre que lui ne s'aviserait de louer.

« Il est difficile de comprendre comment un homme a pu avoir la patience et la persévérance d'écrire un pareil ouvrage tous les jours pendant plus de cinquante ans, si maigre, si sec, si contraint, si précautionné, si littéral à n'écrire que des oeuvres de la plus repoussante aridité. Mais il faut dire aussi qu'il eût été difficile à Dangeau d'écrire de vrais Mémoires, qui demandent qu'on soit au fait de l'intérieur et des diverses machines d'une cour. Quoiqu'il n'en sortît presque jamais, et encore pour des moments, quoiqu'il y fût avec distindion et dans les bonnes compagnies, quoiqu'il y fût aimé et même estimé du côlé de l'honneur et du secret, il est pourtant vrai qu'il ne fut jamais au fait d'aucune chose ni initié dans quoi que ce fût. Sa vie frivole et d'écorce était telle que ses Mémoires ; il ne sentait rien au delà de ce que tout le monde voyait ; il se contentait aussi d'être des festins et des fêtes ; sa vanité a grand soin de l'y montrer dans ses Mémoires ; mais il ne fut jamais de rien de particulier. Ce n'est pas qu'il ne fût instruit quelquefois de ce qui pouvait regarder ses amis par ceux-mêmes qui, étant quelques-uns des gens considérables, pouvaient lui donner quelques connaissances relatives ; mais cela était rare et court. Ceux qui étaient de ses amis de ce genre en très pelit nombre, connaissaient trop la légèreté de son étoffe pour perdre leur temps avec lui. » (XVIII, 61.)


LES MÉMOIRES DE SAINT-SIMON. IO7

Les événements, avec leur date exacte, fidèlement notés en style de gazette : voilà Dangeau. Une oeuvre semblable ne mérite pas le nom de Mémoires ; elle manque de l'ampleur d'exposition, sans laquelle une page d'histoire ne saurait vivre. Dangeau n'a donc fait que la moitié de sa tâche : noter au jour le jour et entasser des matériaux ; mais il a cru que cet entassement suffisait à faire un monument; il est singulièrement diminué par cette erreur.

Dangeau a voulu voir; mais a-t-il su voir? Son caractère ne le préparait guère à ce rôle. Il était de trop légère étoffe pour donner confiance aux confidents bien informés.

Il semble que Saint-Simon, en traçant ce crayon de Dangeau, ait surtout accusé les traits par lesquels cette physionomie fait contraste avec la sienne propre : la sécheresse du plan et la mesquinerie de la méthode, la notation exacte, mais qui ne sait pas donner aux événements ces longues ramifications par où ils s'enchevêtrent et se tiennent; un vif désir d'être bien informé, avec des ressources insuffisantes pour y parvenir. Prenez l'opposé de cette méthode, de cet esprit, de cette situation; vous avez Saint-Simon.

IL

Le goût et le talent de voir vont généralement de compagnie ; quand le regard n'atteint que la surface des choses, on prend peu d'intérêt à leur spectacle et on ne perd pas son temps à le suivre. Ces qualités sont nécessaires aux gens qui s'offrent le régal d'assister au déroulement des choses de leur temps ; sans elles, leur plaisir serait moins varié et moins intense. Mais il faut convenir que jamais le goût et le talent d'observer ne furent associés à un degré plus éminent que chez Saint-Simon.

Sa curiosité est d'une effronterie naïve; elle est pour lui l'instrument essentiel ; il le sent et il la caresse avec complaisance ; il n'éprouve aucun embarras à nous entretenir de sa faiblesse ; le mot de curiosité revient mainte et mainte fois sous sa plume. On devine que sa curiosité satisfaite est pour lui une raison suffisante de vivre. Elle lui fait oublier tout, jusqu'aux fatigues de l'insomnie qu'elle amène. A la mort de Monseigneur, « la raison plutôt que le besoin


Io8 J. DE CROZALS.

nous fit coucher; mais avec si peu de sommeil qu'à sept heures du matin j'étais debout ; mais, il faut l'avouer, de telles insomnies sont douceselde tels réveils savoureux. » (IX, 12g.)

Chez lui ce besoin de curiosité est si vif que rien ne saurait en émousscr l'aiguillon. Dans les scènes même où d'autres sentiments, lels que la joie, la douleur, l'espérance, menaceraient d'envahir l'être entier et de l'absorber, la passion de voir est encore la plus forte. Il y a comme une subordination des autres facultés de l'àme à celte puissance souveraine. C'est bien la marque de l'artiste, tel que la nature l'a pétri et l'a voulu, le sceau d'une organisation originale, prédestinée à son oeuvre. Le passage suivant est comme un ruissellement de joie après une immense satisfaction de curiosité ; c'est aussi la théorie faite de main d'artiste, détaillée avec amour, des subtiles jouissances que goûte à voir celui qui sait voir.

A la nouvelle de la mort de Monseigneur, « je tâchai de n'en être pas bien aise. Je ne sais trop si j'y réussis bien ; mais au moins est-il vrai que ni joie ni douleur n'émoussèrent ma curiosité, et qu'en prenant bien garde à conserver toute la bienséance, je ne me crus pas engagé par rien au personnage douloureux.

« Il faut avouer, que pour qui est bien au fait de la carte intime d'une cour, les premiers spectacles d'évnéemenls rares de cette nature, si intéressants à tant de divers égards, sont d'une satisfaction extrême. Chaque visage vous rappelle les soins, les intrigues, les sueurs employées à l'avancement des fortunes, à la formation, à la force des cabales ; les adresses à se maintenir et à en écarter d'autres ; les moyens de toute espèce mis en oeuvre pour cela ; les liaisons plus ou moins avancées, les éloignements, les froideurs, les haines, les mauvais offices, les manèges, les avances, les ménagements, les petitesses, les bassesses de chacun : le déconcertemenl des uns au milieu de leur chemin, au milieu ou au comble de leurs espérances; la stupeur de ceux qui en jouissaient en plein, le poids donné du même coup à leurs contraires et à la cabale opposée ; la vertu de ressort qui pousse dans cet instant leurs menées et leurs concerts à bien, la satisfaction extrême et inespérée de ceux-là (et j'en étais le plus avant), la rage qu'en conçoivent les autres, leur embarras et leur dépit à la cacher. La promptitude des yeux à voler partout en sondant les âmes, à la faveur d'un premier trouble de surprise et de dérangement subit, la combinaison de lout ce qu'on y remarque ; l'étonné-


LES MEMOIRES DE SAINT-SIMON. ' IOO

ment de ne pas trouver ce qu'on avait cru de quelques-uns, faute de coeur et d'assez d'esprit en eux, et plus en d'autres qu'on n'avait pensé ; tout cet amas d'objets vifs et de choses si importantes forme un plaisir à qui le sait prendre, qui, tout peu solide qu'il devient, est un des plus grands dont on puisse jouir dans une cour.- » (IX, 126.)

Celle promptitude des yeux à voler partout, voilà bien un mot trouvé pour caractériser Saint-Simon. Ses yeux tiennent dans les Mémoires le premier rôle ; c'est le premier et le plus sûr élément d'information ; s'il importe d'écouter et d'entendre, il importe bien autrement de voir. Elle est de Saint-Simon l'expression : « le coup d'oeil que j'assenai vivement sur lui 1 »; — « j'assénai ma prunelle étincelante sur le premier président 2 ». Dans toute scène importante, la part de ses yeux est prépondérante ; il s'en rend compte et il le dit :

« Je regardai le roi avec feu entre deux yeux. » (VIII, 61.) « Je répliquai, toujours regardant le roi fixement... » (IV, 229.) « J'étais infiniment attentif à percer M. le duc d'Orléans de mes regards. » (VIII, 34.)

On multiplierait les exemples à l'infini. C'est qu'en effet l'oeil est un instrument de divination autant que d'observation ; son témoignage porte plus loin que celui de l'ouïe; où la parole réussit à mentir, l'attitude ne saurait tromper. Aussi Saint-Simon met-il sous le feu de son regard ceux qu'il veut étudier. On eût pu lui appliquer le mot qu'il dit de Fénelon : « des yeux dont le feu et l'esprit sortaient comme un torrent. » (XI, 438.)

Ce regard implacable fouille jusqu'à ceux qu'il aime le mieux et découvre le mensonge des douleurs apprêtées. C'est le lendemain de la mort de Monseigneur :

« On peut juger qu'on ne dormit guère cette première nuit (à Versailles). M. le Dauphin (duc de Rourgogne) et Mmo la Dauphiné ouïrent la messe ensemble de fort bonne heure. J'y arrivai sur la fin et les suivis chez eux Leurs yeux étaient secs à merveille, mais

1 ix, 118. — Saint-Simon parle aussi (xvi, 458) du « feu et du brillant significatif de ses yeux ». - xvi, 458.


1 IO .!. DE CROZAI.S.

très compassés, et leur maintien les mon Irait moins occupés de la mort de Monseigneur que de leur nouvelle situation. Un sourire qui leur échappa en se parlant bas el de fort près acheva de me le déclarer. » (IX, 160.)

Voici une scène où se manifestent d'une façon dramatique celle faculté de scruter par le regard et celte sorte de bouleversement qu'amène une découverte inattendue dans les bas-fonds de l'âme humaine. Saint-Simon et le Père Tellier se sont enfermés en tête à tête dans un arrière-cabinet obscur, pour s'entretenir de la Constitution.

« Il me dit tant de choses sur le fond et sur la violence pour faire recevoir la Rulle, si énormes, si atroces, si effroyables, et avec une passion si extrême, que j'en tombai en véritable syncope. Je le voyais bec à bec entre deux bougies, n'y ayant du tout que la largeur de la table entre-deux. Eperdu tout à coup par l'ouïe et par la vue, je fus saisi tandis qu'il parlait, de ce- que c'était qu'un Jésuite, qui, par son néant personnel et avoué, ne pouvait rien espérer pour sa famille; ni par son état et par ses voeux, pour soi-même, pas même une pomme ni un coup de vin de plus que tous les autres ; qui par son âge touchait au moment de rendre compte à Dieu, et qui, de propos délibéré et amené avec grand artifice, allait mettre l'État et la religion dans la plus terrible combustion...

« Ses profondeurs, les violences qu'il me montra, tout cela ensemble me jeta en une telle exlase que tout à coup je me pris à lui dire en l'interrompant : « Mon Père, quel âge avez-vous? » Son extrême surprise, car je le regardais de tous mes yeux qui la virent se peindre sur son visage, rappela mes sens, el sa réponse acheva de me faire revenir à moi-même « Hé! pourquoi, me dit-il en souriant, me demandez-vous cela ? » L'effort que je fis pour sortir d'un sproposito si unique et dont je sentis toute l'effrayante valeur, me fournit une issue : « C'est, lui dis-je, que je ne vous avais jamais tant regardé de suite qu'en ce vis-à-vis el entre ces deux bougies, et que vous avez le visage si bon et si sain avec lout votre travail, que j'en suis surpris. » Il goba la repartie et me répliqua qu'il avait soixante-quatorze ans, qu'en effet il se portait très bien, qu'il était accoutumé de toute sa vie à une vie dure et de travail, et de là reprit où je l'avais interrompu. » (XI, i4.)

Ce pclil cabinet noir où Saint-Simon et Le Tellier se sont comme


LES MEMOIRES DE SAINT-SIMON. III

murés pour se faire une solitude est bien l'idéal de la cache telle que Saint-Simon souhaita bien souvent d'en avoir une, pour épier sans être vu.

« J'aurais acheté cher une cache derrière la tapisserie » (VIII, 285), dit-il crûment, à propos de l'humiliation de Mme la Duchesse, lorsque le mariage du duc de Berry fut déclaré.

Voir, écouter, voilà les deux passions jumelles qui se disputent Saint-Simon. Elles le dominent si bien que la vanité même, si forte pourtant chez ce personnage, leur cède le pas, si elles entrent en conflit. Quand le czar fait le voyage de Paris en 1717, Saint-Simon préfère ne pas lui être présenté, pour conserver devant lui toute sa liberté d'investigation.

« Je m'en allai chez d'Antin bayer tout à mon aise... J'entrai dans le jardin où le czar se promenait. Le maréchal de Tessé qui me vit de loin vint à moi, comptant me présenter au czar. Je le priai de s'en bien garder et de ne point s'apercevoir de moi en sa présence, parce que je voulais le regarder tout à mon aise, le devancer et l'attendre tant que je voudrais pour le bien contempler, ce que je ne pourrais plus faire si j'en étais connu. Je le priai d'en avertir d'Antin, et avec cette précaution je satisfis ma curiosité tout à mon aise. » (XIV, 435.)

Faut-il être surpris que pour un témoin si aigu la fuite des heures fût infiniment rapide ? Il s'agit de la grande scène du mariage du duc de Chartres.

« La politique rendit cet appartement languissant en apparence, mais en effet vif et curieux. Je le trouvai court dans sa durée ordinaire. » (I, 24.)

III.

Mais si ingénieuse et si ardente que soit cette passion de voir, elle ne saurait se satisfaire complètement elle-même. Aussi la curiosité de Saint-Simon s'exerce-t-elle par les yeux d'autrui, quand les siens n'y sauraient suffire. De bonne heure, il avait multiplié ses relations, et comme tendu le réseau de ses amitiés de manière à « démêler, à savoir et à suivre journellement toutes sortes de choses toujours


112 .1. DE CROZALS.

curieuses, ordinairement utiles, souvent d'un grand usage. » (IX, 296.)

Il exploitait ces amitiés pour son instruction quotidienne, comme si, en les formant, il n'eût songé qu'à l'intérêt des confidences, au lieu de suivre la pente des sympathies. Il démonte lui-même, pour les mieux découvrir, les ressorts de son information, à propos de la grande cabale des Bourguignons et des Vendômistes.

« Entièrement uni aux ducs de Beauvilliers et de Chevreuse et à presque toute leur famille, lié entièrement .avec Chamillard jusque dans la plus profonde disgrâce, fort bien avec les Jésuites et avec Msr le duc de Bourgogne, bien aussi, quoique de loin et par les deux ducs, avec M. de Cambrai, sans connaissance immédiate, mon coeur était à cette cabale, qui pouvait compter Msr le duc de Bourgogne à elle envers et contre tous.

« D'autre part, dépositaire de la plus entière confiance domestique et publique du chancelier et de toute sa famille, en continuelle liaison avec le duc et la duchesse de Villeroi, et par eux avec le duc de la Rocheguyon, qui n'était qu'un avec eux, en confiance aussi avec le premier écuyer, avec du Mont, avec Bignon (lui et sa femme, dans toute celle de Mmo Choin, et ces derniers de la cabale de Meudon), je ne pouvais désirer qu'aucune des deux autres succombât, d'autant plus que les ménagements constants d'Harcourt pour moi étaient tels qu'ils m'ôtaient tout lieu de le craindre, et me donnaient tout celui d'entrer plus avant avec lui toutes les fois que je l'aurais voulu.

« Je n'oserais dire que l'estime de tous ces principaux personnages, jointe à l'amitié que plusieurs d'eux avaient pour moi, leur donnait, d'Harcourt excepté, une liberté, une aisance, une confiance entière à me parler de ce qui se passait de plus secret et de plus important, non quelquefois sans qu'il leur échappât quelque chose sur ceux de mes amis qui leur étaient opposés. J'en savais beaucoup plus par le chancelier et par le maréchal de Boufflers que par les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers.

« A ces connaissances sérieuses, j'ajoutais celle d'un intérieur intime de cour par les femmes les plus instruites et les plus admises en tout avec Mme la duchesse de Bourgogne, qui vieilles et jeunes, en divers genres, voyaient beaucoup de choses par elles-mêmes et savaient lout de la princesse, de sorte que point à point j'étais


LES MÉMOIRES DE SAINT-SIMON. Il3

informé du fond de celte curieuse sphère, et fort souvent, par les mêmes voies, de beaucoup de choses secrètes du sanctuaire de M" 1" de Maintenon.

a La bourre même en était amusante, et parmi cette bourre rarement n'y avait-il pas quelque chose d'important et toujours d'instructif pour quelqu'un fort au fait de toutes choses ? J'y étais mis encore quelquefois d'un autre intérieur, non moins sanctuaire, par des valets 1res principaux, et qui, à toute heure, dans les cabinets du roi, n'y • avaient pas les yeux ni les oreilles fermés.

« Je me suis donc toujours trouvé instruit journellement de toutes choses par des canaux purs, directs et certains, et de toutes choses grandes et petites. Ma curiosité, indépendamment d'autres raisons, y. trouvait fort son compte. » (VII, 297.)

On trouve, à leur place, cités dans les Mémoires, les noms des personnes par lesquelles Saint-Simon se faisait instruire des choses qu'il ne pouvait voir lui-même et apprendre directement ; la liste en serait longue et bigarrée. Elle offrirait dans un pêle-mêle inattendu les plus grands seigneurs et les gens de la domesticité du roi et des princes, les médecins, les chirurgiens, les apothicaires, les valets de chambre ; tous ceux enfin pour lesquels, à certaines heures, la vie intime se découvre ou que leur humilité même fait tenir pour rien et mêle à lout.

S'il oubliait la fierté du rang pour faire parler ces témoins inférieurs, Saint-Simon savait étouffer ses colères, et garder avec ceux mêmes qu'il devait le plus maltraiter dans ses Mémoires la liberté de relations qui ouvre les hommes les uns aux autres. Il obtient un entretien secret du Père Tellier el le traite en ami : il a pris sa revanche en traçant de lui le portrait suivant :

« Sa vie était dure par goût et par habitude ; il ne connaissait qu'un travail assidu et sans interruption ; il l'exigeait pareil des autres sans aucun égard, et ne comprenait pas qu'on en dût avoir. Sa tête et sa santé étaient de fer, sa conduite en était aussi, son naturel cruel et farouche. Confit dans les maximes et dans la politique de la Société (de Jésus), autant que la dureté de son caractère s'y pouvait ployer, il était profondément faux, trompeur, caché, dans mille plis et replis ; et quand il put se montrer et se faire craindre, exigeant tout, ne donnant rien, se moquant des paroles les plus expressément données, lorsqu'il ne lui importait plus de les tenir, et


i r l\ .1. ni: CKOZALS.

poursuivant avec fureur ceux qui les avaient reçues. C'était un homme terrible qui n'allait à rien moins qu'à destruction, à couvert et à découvert, et qui, parvenu à l'autorité, ne s'en cacha plus. » (VII, 53.)

Les exemples de celte différence de traitement, dans la vie et dans les Mémoires, ne sont point rares chez Saint-Simon ; on pourrait montrer un semblable désaccord entre le faire et le dire à propos du duc de Noailles, du premier président de Mesmes, et de maint autre. Il serait aisé de crier au scandale et d'accuser cette vertu un peu molle qui attend pour se retrouver tout entière la solitude d'une vieillesse occupée à écrire. Saint-Simon se charge lui-même de répondre : « Le stoïque est une belle et noble chimère 1 ». Ce grand curieux et ce redoutable indiscret lit trêve à ses inimitiés, dans la seule pensée d'atteindre le vrai par des voies plus nombreuses et plus sûres.

IV.

Il faut lire l'inventaire des manuscrits « du dit feu seigneur duc de Saint-Simon », donné le 25 et le 27 juin 1755, en cinq vacations successives, par le procureur du Chàtelet Grimperel et le notaire Delaleu 2, pour se représenter la somme incroyable des travaux préliminaires sur lesquels Saint-Simon fonda ses Mémoires. Le seul classement de ces manuscrits exigea quatorze vacations, réparties en sept journées, du 3 au 12 juin. Le manuscrit des Mémoires, porté au n° I3I, et remplissant onze portefeuilles, avec 172 cahiers, ne forme qu'un seul numéro, dans cet immense répertoire. Nous citons au hasard : N" 1. Traité historique de la noblesse... N" 32. Trois volumes in-folio intitulés Mémoires sur les ducs et pairs. — N" 33. Un vol. in-folio intitulé : « Des pairies de France et d'Angleterre et des Grands d'Espagne. » — TV 0 3i. Un vol. in-folio, Des pairies de France. — N" 35. Un vol. in-folio. Duchés et Comtés-pairies. •— N" 36, 37 vol. in-folio intitulés Mémoires de Dangeau, avec des notes et ré—

1 H, 91.

- Celle liste est donnée dans l'ouvrage de M. Armand Baschet. quia pour titre : Le iluc de Suint-Simon, son cabinet et l'historique de ses manuscrits. (1874, E. Pion.)


LES MÉMOIRES DE SA1XT-SIMOX. Il5

flexions. — N° 40. Vingt cahiers sur les Te Deum. — Ar° 41. 28 cahiers sur les Te Deum. — N" 48. 9 cahiers sur Officiers delà couronne. — N" 49. 13 cahiers sur les sacres et les couronnements.— N" 50. 26 cahiers sur les Pompes funèbres des rois.-— TV 0 66. 22 cahiers sur les régences.— N" 71. 30 cahiers sur .le règlement pour la maison du Roi. — N° 72. Il cahiers au sujet des monnaies.

— Ar° 75. 20 cahiers concernant les gouverneurs et ambassadeurs.

— iY" 76. 29 cahiers concernant les Etals généraux.., etc., etc.. Cet extrait suffit à montrer avec quelle conscience Saint-Simon se

prépara à son métier d'historien. Ce n'est pas en effet une oeuvre de littérature personnelle qu'il veut donner, et un simple recueil de souvenirs dont sa vie serait le centre. Il s'agit pour lui d'écrire l'histoire de son temps, dans la mesure où il a pu en être soit l'observateur direct, soit le témoin bien informé. On est pénétré de respect, et mis en confiance, par le spectacle d'une semblable dépense de travail pour se mettre en état de produire l'oeuvre rêvée.

Ce n'était donc pas un simple curieux aux écoutes, mais un chercheur laborieux, d'une infatigable patience. Pour compléter ses matériaux d'information, il fait parler les hommes et dévore les livres. Il lui faut un tableau complet des familles, avec leurs plus lointaines ramifications ; même en Espagne, sur un terrain qui semble dépasser son cadre, il étudie les noms et les armes des principales familles. Il veut inonder la scène de lumière, quand il fera revivre ses personnages.

Mais, l'heure venue d'élever son monument historique, le sentiment de l'art ne lui fera pas défaut ; Saint-Simon a connu à la fois la conscience de l'érudit et les scrupules esthétiques de l'écrivain. Il saura distinguer les Mémoires et les Pièces. Il renverra aux Pièces tout ce qui, malgré l'importance documentaire, pourrait retarder le large flot de vie qui circule dans son oeuvre. C'est la place des documents diplomatiques fournis par le marquis de Torcy, des détails sur la renonciation du roi d'Espagne Philippe V au troue de France, et de bien d'autres morceaux analogues.

Là aussi sont comme abrités de la commune indiscrétion et mis.en un lieu plus secret certains passages où ses sentiments intimes se sont librement donné carrière. Il relie par un léger til les Mémoires et les Pièces quand celles-ci doivent compléter les premiers.

« J'éprouvai à Fontainebleau une des plus grandes afflictions que


] l6. J. DE CUOZALS.

je pusse recevoir, par la perte que je fis de M. de la Trappe... Ces Mémoires sont trop profanes pour rapporter rien ici d'une vie aussi sublimement sainte et d'une mort aussi grande et aussi précieuse devant Dieu. Ce que je pourrais dire trouvera mieux sa place parmi les Pièces, p. 5. » (IL 446.)

Ainsi'"se suivent parallèlement et se soutiennent, dans la pensée de l'auteur, ces deux parties différentes dé l'oeuvre que les scrupules de sa délicatesse ou son raffinement d'artiste l'empêchaient de fondre en une niasse grossière et indistincte.

L'oeuvre de la rédaction définitive fut réservée pour les années de recueillement de la première vieillesse ; toutefois, de notables essais étaient écrits par intervalle, sous la première et vive impression des événements. Ainsi, dès 1698, Saint-Simon envoyait à M. de Rancé la relation de son procès contre MM. de Luxembourg. Peut-être même y avait-il à celle date une première rédaction continue, puisque Saint-Simon dit dans sa lettre d'envoi : « C'est, je crois, tout ce qu'il y a de plus âpre et de plus amer en mes Mémoires. »

Il est probable que les conversations avec quelques grands personnages, reproduites tout au long par Saint-Simon, avaient été fixées sous leur forme authentique au moment même ; on peut l'inférer du soin qu'il a pris de garantir leur authenticité et jusqu'à leur texte.

« Il me reste une observation à faire sur les conversations que j'ai eues avec bien des gens, surtout avec Msr le duc de Bourgogne, M. le duc d'Orléans, M. de Beauvilliers, les ministres, le duc du Maine une fois, trois ou quatre avec le feu roi, enfin M. le Duc et beaucoup de gens considérables, et sur ce que j'ai opiné, et les avis que j'ai pris, donnés ou disputés. Il yen a de tels, et en nombre, que je comprends qu'un lecteur qui ne m'aura point connu sera tenté de mettre au rang de ces discours factices que les historiens ont souvent prêtés du leur à des généraux d'armée, à des ambassadeurs, à des sénateurs, à des conjurés, pour orner leurs livres. Mais je puis protester avec la même vérité qui jusqu'à présent a conduit ma plume, qu'il n'y a aucun de tous ces discours que j'ai tenus et que je rapporte, qui ne soit exposé dans ces Mémoires avec la plus scrupuleuse vérité, ainsi que ceux qui m'ont été tenus. » (XX, 92.)

Saint-Simon se rend très nettement compte des qualités que doivent offrir de bons mémoires.

« 11 n'y en peut avoir de bons que de parfaitement vrais, ni de


LES MEMOIRES DE SAINT-SIMON. Il 7

vrais qu'écrits par qui a vu et manié lui-même les choses qu'il écrit, ou qui les tient de gens dignes de la plus grande foi, qui les ont vues et maniées. » (XX, 90.)

Il peut se rendre le témoignage qu'il a tout mis en oeuvre pour savoir la vérité.

« On voit, par les Mémoires mêmes, que presque tout est puisé de ce qui a passé par mes mains, et le reste, de ce que j'ai su par ceux qui avaient traité les choses que je rapporte. Je les nomme; et leur nom, ainsi que ma liaison intime avec eux, est hors de tout soupçon. Ce que j'ai appris de moins sûr, je le marque ; et ce que j'ai ignoré, je n'ai pas honte de l'avouer. De cette façon, les Mémoires sont de source, de la première main. » (XX, 91.)

Saint-Simon n'avait pas encore quitté la cour lorsque Dangeau mourut (1720). L'exemplaire complet de son Journal passa aux mains du duc de Luynes. Saint-Simon en obtint communication ; et il consacra quatre années (de 1734 à 1738) à étudier, à annoter l'oeuvre du marquis. Il prit à Dangeau la seule chose que celui-ci put lui donner : l'exactitude du détail et de la chronologie. SaintSimon juge sévèrement la portée d'esprit de Dangeau ; mais nul n'a plus exactement défini le vrai mérite de son Journal.

« Avec cela, ses Mémoires sont remplis de faits que taisent les gazelles, gagneront beaucoup en vieillissant, serviront beaucoup à qui voudra écrire plus solidement pour l'exactitude de la chronologie et pour éviter confusion. Enfin ils représentent, avec la plus désirable précision, le tableau extérieur de la cour, des journées, de tout ce qui la compose, les occupations, les amusements, le partage de la vie du roi, le gros de celle de tout le monde, en sorte que rien ne serait plus désirable pour l'histoire que d'avoir de semblables Mémoires de tous les règnes, s'il était possible, depuis Charles V, qui jetteraient une lumière merveilleuse parmi celle futilité sur tout ce qui a été écrit de ces règnes. » (XVIII, 63.)

Mais il y avait entre ces deux esprits une différence si profonde ■que leur rencontre devait amener une explosion. De leur vivant déjà, leurs atomes ne s'étaient jamais accrochés et ne s'étaient heurtés des pointes que pour mieux s'écarter.

« Je fus brouillé avec lui longtemps, pour un fou rire qui partit malgré moi, et quej'ai lieu de croire qu'il ne m'a jamais bien pardonné. Il faisait magnifiquement les honneurs de la cour, où sa maison et sa


Il8 .T DE CROZALS.

table, tous les jours grande et bonne, était ouverte à tous les étrangers de considération. Il m'avait prié à dîner. Plusieurs ambassadeurs et d'autres étrangers s'y trouvaient, et le maréchal de Villeroy qui était fort de ses amis et chez qui sa noce s'était faite.

« Il fit peu à peu tomber à table la conversation sur les gouvernements et les gouverneurs de provinces ; puis, se balançant avec complaisance, se mit à dire à la compagnie : « Il faut dire la vérité ; de tous nous autres, gouverneurs de province, il n'y a que M. le Maréchal (en regardant Villeroy) qui soit demeuré maître de la sienne. » Les yeux de Mme de Dangeau et les miens se rencontrèrent clans cet instant ; elle sourit ; et moi je fis pis, quelque effort que je pusse faire ; car il était bon homme ; et je ne voulais pas le fâcher ; mais cette fatuité fut plus forte que moi. » (XVIII, 58.)

Après la mort, et face à face avec le seul Journal de Dangeau, ce ne fut plus le fou rire qui éclata, mais une sorte d'agacement devant cet infatigable esprit de courtisanerie, une démangeaison de compléter, de rectifier, d'animer surtout. Aussi Saint-Simon ne put-il se tenir d'ajouter au texte des annotations où sa verve éclate souvent en lumineuses saillies. Ce sont surtout des portraits, des anecdotes, de l'expressif et du vivant, qui se détache et ressort sur le ton gris du journal ; souvent aussi des observations sur les préséances, les droits, les rangs, les généalogies. On retrouve là, comme dans les Mémoires, de longues digressions sur l'Ordre du Saint-Esprit, sur les bâtards, sur les Lorrains, sur tout ce qui était pour Saint-Simon objet de passion.

Parfois, il note rapidement en marge un fait qui sera repris et longuement développé dans les Mémoires : ailleurs il s'étend au contraire avec complaisance et rédige un morceau si complet, si achevé, qu'il pourra le transporter textuellement dans ses Mémoires : le tableau du règne de Louis XIV, présenté à la mort de ce prince.

Il nous paraît inexact de dire que les additions de Saint-Simon au Journal de Dangeau lui suggérèrent la première pensée de ses Mémoires ; on a vu que ce projet fut comme le principe même de son existence; il le suivit depuis l'adolescence avec une surprenante fixité, et il n'attendit pas l'âge de cinquante-neuf ans pour trouver son illumination de Damas. M. Chéruel met plus exactement les choses au point quand il présente le travail de Saint-Simon sur le Journal de Dangeau comme une esquisse, un premier crayon des


LES MÉMOIRES DE SAINT-SIMON. IIQ

Mémoires. C'est en revivant ainsi, année par année, jour par jour, heure par heure, les événements contemporains, en revoyant ses notes et ses pièces, que sa verve s'échauffe et qu'il prépare le bouillonnement de ce précieux métal enflammé qui va se répandre dans les Mémoires.

V.

L'oeuvre de préparation a donc duré près d'un demi-siècle : de 1694 à 1740 ou 1743. Pendant les vingt-sept premières années, de i6g4 à 1723, Saint-Simon, mêlé au mouvement de la cour et des affaires, jette sur le papier ses notes, ses impressions, ses pensées sur les événements el les hommes. Puis, de 1720 à 1740 environ , il complète, vérifie, retouche. Sans doute, les Mémoires existaient déjà sous une forme fruste; mais ce premier travail, qui eût été déjà d'un prix infini pour la postérité, ne pouvait contenter Saint-Simon. C'est cette oeuvre de révision, de remaniement, de rédaction définitive que Saint-Simon entreprit et mena à bonne fin, de 1740 ou 1743 à 1751.

Vint ensuite un nouveau labeur, qui prouve le souci extrême de l'auteur. Saint-Simon recopia patiemment de sa main le manuscrit tout entier.

« Ces Mémoires sont écrits sur de grands cahiers in-folio d'une dizaine de feuilles. Chaque page in-folio contient près de quatre-vingts lienes d'une écriture fine et serrée. Chacun des onze volumes du manuscrit n'esl autre chose qu'un portefeuille, relié en veau écaillé, portant les armes du duc timbrées en or sur les plats, et dans l'intérieur duquel sont retenus par des cordonnets verts plusieurs de ces cahiers in-folio. Il y a pour tous ces cahiers répartis dans ces onze portefeuilles, une pagination qui va de 1 jusqu'à près de 3ooo. Le duc cle Saint-Simon a écrit ses Mémoires, depuis la première jusqu'à la dernière page, sans division de volumes ni de chapitres. Il n'a indiqué aucune interruption, aucun repos ni section dans son énorme récit. Il a disposé sa matière d'une façon que Buffon aurait approuvée. Celui-ci a dit, en effet : « Tout sujet est un, et quelque vaste qu'il soit, il peut être enfermé dans un seul discours. Les interruptions, les


120 J. DE CROZALS.

repos, les sections ne devraient être d'usage que quand on traite des sujets différents. »

« Ainsi avait procédé Bossuel en écrivant son Discours sur l'histoire ■universelle. La première édition de ce discours, publiée en 1681, ne contient pas de chapitres ; tout marche d'un seul courant, sans suspension ni division. C'est dans des éditions postérieures qu'on a imaginé de couper ce discours en chapitres à l'aide des indications marginales qu'on a fait passer dans le texte. Saint-Simon a fait comme Bossuet. Ses Mémoires sont un vaste discours sur le siècle de Louis XIV et la Régence, et le sujet immense se déroule de 1691 à 1723, sans que ce discours de près de trois mille pages soit à aucun endroit coupé ni suspendu.

« Son oeuvre ne se compose donc pas, en réalité, de onze volumes manuscrits, mais de près de trois mille pages écrites de sa main et réparties dans onze portefeuilles. Le duc de Saint-Simon a simplement écrit en lettres majuscules sur la première page de son manuscrit les mots que voici : MÉMOIRES DE SAINCT-SIMON.

« L'écriture du manuscrit est fine et serrée, les abréviations y sont nombreuses , les ratures fort rares. Saint-Simon a lui-même très exactement défini, dans un passage de ses Mémoires, le caractère de son écriture. Parlant du duc d'Orléans, auquel il avait soumis un travail manuscrit, il dit : « Ses yeux ne pouvaient lire ma petite écriture courante et pleine d'abréviations, quoique fort peu sujelle aux ratures et aux renvois 1. »

Cette grande oeuvre de révision et de rédaction fut accomplie presque tout entière dans le calme de la vie des champs, à la FertéVidame, pendant cette retraite pleine de dignité qui fut pour SaintSimon ce qu'il appelait un intervalle entre la vie et la mort. Dans quelles dispositions morales? Il est intéressant de le rechercher.

La mort subite du duc d'Orléans avait été pour Saint-Simon un coup de foudre. Tous les liens qui le rattachaient à la cour se trouvaient rompus, et l'avenir politique se fermait devant lui. Il n'avait encore que quarante-huit ans; c'est peut-être le moment où l'ambition, déjà serrée de près par la vieillesse et voyant l'étoffe de la vie se rétrécir, fait sentir le plus vivement sa pointe. Mais la carrière po1

po1 de M. Ernest Gallien, citée par M. Baschcl, op. cit.


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litique de Saint-Simon comptait plus de déceptions que de succès ; il avait l'habitude de l'échec et se trouvait préparé à toute fâcheuse surprise.

« Je m'en allai à Paris, bien résolu de ne paraître devant les nouveaux maîtres du royaume que dans les rares nécessités ou de bienséances indispensables, et pour des moments, avec la dignité d'un homme de ma sorte, et de celle de tout ce que j'avais personnellement été. Heureusement pour moi, je n'avais, dans aucun temps, perdu de vue le changement total de ma situation, et pour dire la vérité, la perte de Mb'r le duc de Bourgogne, et tout ce que je voyais dans le gouvernement, m'avait émoussé sur toute autre de même nature. Je m'étais vu enlever ce cher prince au même âge que mon père avait perdu Louis XIII, c'est-à-dire mon père à trente-six ans, son roi de quarante-un ; moi, à trente-sept, un prince qui n'avait pas encore trente ans,-prêt à monter sur le trône et à ramener dans le monde la justice, l'ordre, la vérité ; et depuis, un maître du royaume, constitué à vivre un siècle, tel que nous étions, lui et moi, l'un à l'autre, et qui n'avait pas six mois de plus que moi. Tout m'avait préparé à me survivre à moi-même, et j'avais tâché d'en profiter. » (XX, 76.)

Une sorte de superstition l'avertit que son rôle est terminé. Déjà, onze ans auparavant, le souvenir de son père, supprimé en pleine fortune, s'était présenté à son esprit quand le duc de Bourgogne lui manqua. Mais l'édifice de faveur , un moment relevé , s'écroulait de nouveau. La fortune s'offre rarement plus de deux fois au cours d'une même existence. Il était de sa destinée « de se survivre à luimême ».

Quelques jours à peine après la mort du duc d'Orléans, SaintSimon, écrivant au cardinal Gualterio, parle de celle perle qui est pour lui « irréparable en tout genre » ; il regrette de ne plus pouvoir offrir « à Son Eminence qu'un attachement stérile et d'inutiles désirs ».

Saint-Simon prit donc tout de suite, et fort exactement, la mesure de la fortune qui l'attendait ; et il semble s'y être résigné sans effort. Du moins l'amertume de ce sacrifice n'empoisonna ni le reste de sa vie ni ses jugements. Au déclin des années, il écrivait avec une grande sérénité : « Le fil des choses m'a naturellement emporté à cette digression, et la douleur de la situation présente, à n'en pas taire les


122 J. DE CR0ZALS.

causes. A mon âge, et dans I'élal où est ma famille, on peut juger que les vérités que j'explique ne sont mêlées d'aucun intérêt. Je serais bien à plaindre si c'était par regret d'être demeuré oisif depuis la mort de M. le duc d'Orléans. J'ai appris dans les affaires, que s'en mêler n'est beau et agréable qu'au dehors ; et de plus, si j'y étais resté, à quelles conditions ? Et il serait temps de m'en retirer à présent, où je n'aurais plus qu'à envisager le compte que j'aurais à en rendre à celui qui domine le temps et l'éternité, et qu'il demandera bien plus rigoureusement aux grands effectifs et aux puissants de ce monde qu'à ceux qui se sont mêlés de peu ou de rien. »

M. Chéruel se plaît à rapprocher les dates de la rédaction définitive des Mémoires de la période de fortune des Belle-Isle et des Noailles. Il se représente Saint-Simon importuné dans l'obscurité de sa retraite par l'éclat de leur grandeur et prenant sa revanche en écrivant. Le reproche ést-il fondé? C'est un bien délicat problème de psychologie. Saint-Simon avait assez de sujets de préventions contre les Noailles pour que son hostilité n'ait pas besoin d'être expliquée par ce vilain sentiment de l'envie. Il fut passionné, susceptible, présomptueux, mais non envieux. Nous écarterons avec soin de sa mémoire ce soupçon qui la ternit.

Il est beaucoup plus exact de dire que l'imagination de SaintSimon ne faisait que s'accroître avec les années 1, au lieu de subir leur atteinte. Cette faculté qui est d'ordinaire comme un heureux épanouissement de la jeunesse et qui se développe sous la vive sensation de la nouveauté des choses, conserva chez ce vieillard privilégié toute sa puissance et tout son éclat. Elle lui représentait, dans leur détail pittoresque, avec toute l'intensité et le coloris de la vie, avec la fougue de leur mouvement, des événements prodigieusement éloignés ou, pour tout autre, insignifiants.

Sans doute, le détail, Saint-Simon le retrouvait dans ses notes ; mais combien refroidi et inerte ! S'il l'avait reproduit tel qu'il s'offrait ainsi à lui, sans le vivifier, au lieu du large courant de vie qui circule comme un sang généreux dans son oeuvre, nous n'aurions eu qu'une succession de menus renseignements, froids et décolorés. Quand il reconstitue quelqu'une de ces grandes scènes où les person1

person1 est aussi do M. Chéruel.


LES MEMOIRES DE SAINT-SIMON. I

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nages les plus divers et les plus nombreux se rencontrent, se croisent, se pressent, Saint-Simon ne raconte pas -, il peint. Son imagination est si fortement frappée de la réalité des choses, qu'il les reproduit vingt ou trente ans après, comme il l'eût pu faire le jour même. Sa tète, pleine de souvenirs et toujours en travail, devait être dans un perpétuel bouillonnement. Sainte-Beuve raconte à ce propos une anecdote significative.

« .Après sa retraite de la cour, il revint quelquefois à Paris, et allait en visite chez la duchesse de la Vallière ou la duchesse de Mancini ; là, on raconte que, par une liberté de vieillard et de grand seigneur devenu campagnard, et pour se mettre plus à l'aise, il posait sa perruque sur un fauteuil, et sa tête fumait. — On se figure bien en effet cette tète à vue d'oeil fumante, que tant de passions échauffaient 1. »

Celte effervescence d'un esprit qui brassait sans trêve ses souvenirs et les revivait, mettait à la disposition du vieillard un fonds prodigieusement, riche de conversation. Le maréchal de Belle-Isle le comparait, vieux, au plus intéressant et au plus agréable des dictionnaires ; et ce n'est là qu'un demi-éloge; il faudrait ajouter : un dictionnaire qui savait faire les honneurs de lui-même, s'ouvrir à la bonne page et illustrer son article.

Son parent, l'évêque d'Agde, disait en parlant de Saint-Simon : « A qualre-vingts ans , son esprit était comme à quarante , sa conversation enchanteresse. Il ne vivait plus, depuis bien des années, que dans sa bibliothèque, ne cessait de lire et n'avait jamais rien oublié. »

VI.

Comme Saint-Simon ferma sa vie en 1720, nous n'aurions, pour le bien connaître dans celte période de la rédaction, que les indicacations fourmes par sa correspondance privée. Cette ressource nous fait défaut. Tant que le bon génie des lettres françaises n'aura pas descellé ce trésor, on ne pourra se prononcer avec certitude sur le

Causeries du Lundi, XV, p. 402.


124 J. DE CROZALS.

véritable état de son àme. Nous avons, à la vérité, un témoignage qui nous vient de lui, mais il est préparé ; il manque de cette spontanéité et (on pourrait le prétendre) de l'indiscrétion si précieuse d'une révélation involontaire. Tel qu'il est, il faut s'en contenter.

« Reste à trancher l'impartialité, ce point si essentiel el tenu pour si difficile, je ne crains point de le dire, impossible à qui écrit ce qu'il a vu et manié. On est charmé des gens droits cl vrais ; on est irrité contré les fripons dont les cours fourmillent; on l'est encore plus contre ceux dont on a reçu du mal. Le sloïque est une belle el noble chimère. Je ne me pique donc pas d'impartialité ; je le ferais vainement. On trouvera trop, dans ces Mémoires, que la louange et le blâme coulent de source à l'égard de ceux dont je suis affecté, cl que l'un et l'autre est plus froid sur ceux qui me sont plus indifférents ; mais néanmoins vif toujours pour la vertu et contre les malhonnêtes gens, selon leur degré de vice ou de vertu.

« Toutefois je me rendraiencore ce témoignage, et je me flatte que le tissu de ces Mémoires ne me le rendra pas moins, que j'ai été infiniment en garde contre mes affections et mes aversions, el encore plus contre celles-ci, pour ne parler des uns et des autres que la balance à la main, non seulement ne rien outrer, mais ne rien grossir, ni oublier, me défier de moi comme d'un ennemi, rendre une exacte juslice, et faire surnager à tout la vérité la plus pure. C'est en celle manière que je puis assurer que j'ai été entièrement impartial, et je crois qu'il n'y a point d'autre manière de l'être. » (XX, 90.)

Saint-Simon ne croit donc pas à l'impartialité pour qui a vu et manié les gens mis en scène. Nous lui savons un gré infini de sa franchise ; dans de semblables conditions, l'impartialité nous parait être une de ces grandes draperies solennelles pour mieux abriter ses propres ressentiments. C'est un magnifique idéal ; mais il y a fausse honte à ne pas avouer qu'on désespère de le pouvoir atteindre. Ce passage tout entier respire la sincérité ; il a été écrit dans les dernières années de sa vie, alors que Saint-Simon songeait « au compte qu'il aurait à rendre à celui qui domine le temps et l'éternité ».

Aussi trouvons-nous louchant le spectacle de ce noble vieillard, quand il se flatte d'avoir su se tenir en garde contre ses affections et ses aversions, de s'être défié de lui-même comme d'un ennemi, de n'avoir eu de colère que contre les fripons. Il ajoute, il est vrai, tout de suite: « el contre ceux dont on a reçu du mal » ; tant la vérité déborde dans


LES MEMOIRES DE SAINT-SIMON. 120

sa plénitude, tant il est incapable de la contraindre ! Saint-Simon n'a pas toujours dit la vérité sur les gens, mais nous croyons qu'il a eu l'illusion de l'avoir dite ; et cela suffit à la valeur morale du personnage. Il a écrit, non sans passion, car la passion était le fond même de son être, mais sans arrière-pensée de vengeance à satisfaire, sans rancune consciente. Rien n'est plus aisé que de le trouver en défaut sur tel ou tel point ; mais on n'a jamais réussi à le convaincre d'imposture.

A-t-on assez remarqué une chose? Saint-Simon dépose souvent contre lui-même, et sa franchise est plus d'une fois cruelle à son propre endroit. Certes, si le souci de l'impartialité éclate quelque part, c'est dans de semblables occasions ; on peut pardonner bien des vivacités de langage à quiconque ne s'épargne pas soi-même. Nous en voulons comme exemple le grand récit de la mort de Monseigneur.

« Je continuerai à parler de moi avec la même vérité dont je traite les autres et les choses, avec toute l'exactitude qui m'est possible. A la situation où j'étais à l'égard de Monseigneur et de son intime cour, on sentira aisément quelle impression je reçus de celte nouvelle de la maladie de Monseigneur. Je compris par ce qui m'était mandé de l'état de Monseigneur que la chose en bien ou en mal serait promptement décidée ; je me trouvais fort à mon aise à la Ferté ; je résolus d'y attendre les nouvelles de la journée... Je passai la journée dans un mouvement vague et de flux et de reflux qui gagne et qui perd du terrain, tenant l'homme et le chrétien en garde contre l'homme et le courtisan, avec celte foule de choses et d'objets qui se présentaient à moi dans mie conjoncture si critique, que me faisail entrevoir une délivrance inespérée, subite, sous les plus agréables apparences pour les suites. » (IX, io5.)

On ne saurait se mettre en scène avec plus de franchise et se dépouiller plus allègrement soi-même de tout voile d'hypocrisie. La passion de la sincérité l'emporte ici sur les secrètes complaisances que chacun garde pour soi-même. Mais c'est peu encore, et l'arrachement des voiles se continue.

« Mme la duchesse d'Orléans et moi étions, comme on dit, gros de nous voir et de nous entretenir dans cette conjoncture, sur laquelle elle et moi nous pensions si pareillement... Elle me rendit la confiance qui régnait dans Meudon ; elle me vanta les soins et la capacité des médecins, qui ne négligeaient pas jusqu'aux plus petits remèdes qu'ils


T20 j. ni: OROZALS.

ont coutume de mépriser le plus : elle nous en exagéra le succès ; et pour en parler franchement et en avouer la honte, elle el moi nous lamentâmes ensemble de voir Monseigneur échapper, à son âge et à sa graisse, d'un mal si dangereux.

« Elle réfléchissait tristement, mais avec ce sel et ces tons à la Morlemarl, qu'après une dépuration de celte sorte, il ne restait plus la moindre pauvre petite apparence aux apoplexies ; que celle des indigestions était ruinée sans ressource depuis la peur que Monseigneur en avait prise, et l'empire qu'il avait donné sur sa santé aux médecins, et nous conclûmes, plus que langoureusement, qu'il fallait compter que ce prince vivrait et régnerait longtemps.

« De là, des raisonnements sans fin sur les funestes accompagnements de son règne, sur la vanité des apparences les mieux fondées d'une vie qui promettait si peu, et qui trouvait son salut et sa durée au sein du péril et de la mort. En mi mot, nous nous lâchâmes non sans quelque scrupule qui interrompait de fois à autre celle rare conversation, mais qu'avec un tour languissammenl plaisant, elle ramenait toujours à son point. Mmo de Saint-Simon, tout dévotement, enrayait tant qu'elle pouvait ces propos étranges ; mais l'enrayure cassait et entretenait ainsi un combat très singulier entre la liberté des sentiments, humainement pour nous très raisonnables, mais qui ne laissait pas de nous faire sentir qu'ils n'étaient pas selon la religion. » (IX, ni.)

On croirait entendre un fragment de confession, quand on arrive au morceau suivant :

<( Mon premier mouvement fut de m'informer à plus d'une fois, de ne croire qu'à peine au spectacle et aux paroles ; ensuite de craindre trop peu de cause pour tant d'alarme, enfin de retour sur soi-même par la considération de la misère commune à tous les hommes, et que moi-même je me trouverais un jour aux portes de la mort. La joie néanmoins perçait à travers toutes les réflexions momentanées de religion et d'humanité par lesquelles j'essayais de me rappeler. Ma délivrance particulière me semblait si grande et si inespérée qu'il me semblait, avec une évidence encore plus parfaite que la vérité, que l'État gagnait tout en une telle perle. Parmi ces pensées, je sentais malgré moi un reste de crainte que le malade en réchappât, et j'en avais une extrême honte. » (IX, 117.)

« Je voulais douter encore, quoique tout me montrât ce qui était ; mais je ne pus me résoudre à m'abaiidonner à le croire (la mort de


LES MEMOIRES DE. SAINT-SIMON. 127

Monseigneur) que le mol ne m'en fût prononcé par quelqu'un à qui on pût ajouter foi. Le hasard me fit rencontrer M. d'O, à qui je le demandai et qui me le dit nettement. Cela su, je lâchai de n'en être pas bien aise. » (IX, 126.)

La sincérité ne saurait être plus entière; et ce n'est point ici un artifice de vanité , comme clans ces autobiographies où l'aveu d'une faiblesse, peu commune et raffinée, est encore une façon de se louer soi-même ; on ne voit pas ce que Saint-Simon eût gagner à découvrir ces mouvements humains et peu généreux qu'il pouvait taire ; seule la passion d'être vrai les trahit et les emporte au dehors.

VIL

A le connaître par des extraits et une lecture superficielle, on aura quelque peine à s'imaginer Saint-Simon scrupuleux ; ce cas étrange est vrai pourtant. Cet homme emporté de passions si vives, dévoré du besoin de voir, d'apprendre et de raconter, implacable clans ses ressentiments, et qui semble n'avoir vécu que pour témoigner contre ceux qui ont encouru sa haine, s'est longtemps demandé s'il ne tiendrait pas toujours sa verve captive ; cet historien, dont, l'oeuvre est souvent un pilori, a connu les hésitations d'une conscience timorée et la gêne de scrupules toujours renaissants ; il est resté quelque temps partagé entre la démangeaison de tout dire et le remords de manquer, en parlant, au devoir strict de la charité.

Saint-Simon eut tous les sentiments religieux de l'époque qui l'avait vu naître ; bien que sa vie se soit prolongée fort avant dans le XYine siècle, il est resté jusqu'à la fin l'homme du xvn1'; il cul de ce temps la naïveté et la profondeur de la foi. Alors, malgré la distraction de la vie, vivre n'est point l'unique affaire ; il y a quelque chose de plus dans la profondeur des consciences. Le jansénisme n'a pas inutilement jeté au vent du monde ses semences de renoncement et de pénitence : tous les esprits supérieurs ou honnêtes subissent sans révolte, avec douceur même, cet ascendant de l'opinion commune, et la foi .est alors monnaie courante, comme l'incrédulité le sera au siècle suivant.

La religion de Saint-Simon est discrète, tolérante et de grand ton.


128 .!. DP: CROZALS.

Elle n'encombre pas sa vie de mille petites onservances et d'un futile détail ; elle n'apparaît pas à tout propos et pour des riens ; mais elle ne s'obscurcit jamais au cours de sa longue vie, et son action intime et continue ne subit jamais de défaillance. A l'âge de la légèreté dans la conduite el du libertinage dans l'esprit, elle est toujours également efficace. Saint-Simon avait dix-neuf ans, lorsque, après la déception de son alliance manquée avec les Beauvilliers, il fit une retraite à la Trappe pour « chercher à se consoler ».

« Mon père avait fort connu M. de la Trappe dans le monde. Il y était son ami particulier, et cette liaison se resserra de plus en plus depuis sa retraite si voisine de chez mon père 1 , qui l'y allait voir plusieurs jours tous les ans; il m'y avait mené. Quoique enfant, pour ainsi dire encore, M. de la Trappe eut pour moi des charmes qui m'attachèrent à lui, et la sainteté du lieu m'enchanta. Je désirai toujours d'y retourner, et je me satisfis toutes les années et souvent plusieurs fois, cl souvent des huitaines de suite ; je ne pouvais me lasser d'un spectacle si grand el si touchant. M. de la Trappe vit avec bonté ces sentiments clans le fils de son ami ; il m'aima comme son propre enfant, el je le respectai avec la même tendresse qui si je l'eusse été. Telle fut notre liaison, singulière à mon âge, qui m'initia dans la confiance d'un homme si grandement et si saintement distingué, qui me lui fit donner la mienne, et dont je regretterai toujours de n'avoir

pas mieux profilé Je n'allais à la Trappe que clandestinement,

pour dérober ces voyages aux discours du monde à mon âge. » (I, 126.)

On voit ainsi se dessiner, dès l'enfance, les traits de celte piété sincère, gardant du respect humain ce qu'il convient d'en avoir pour ne se donner ni en spectacle à l'admiration, ni en pâture aux commérages.

Il n'importe ; Saint-Simon, fils spirituel de M. de Rancé, SaintSimon faisant une retraite annuelle à la Trappe, voilà une physionomie qui paraîtra nouvelle à plus d'un ; voilà un aspect imprévu du personnage.

Saint-Simon dit vrai quand il présente M. de Rancé comme son

1 La Trappe est à cinq lieues de la Ferté-Yidame (près Chartres), la terre bâtie de Saint-Simon.


LES MÉMOIRES DE SAINT-SIMON. 129

père spirituel. Sa vénération pour lui est infinie ; il ne laisse jamais passer sans une riposte la moindre parole qui puisse amoindrir l'objet de sa piété.

« J'étais passionnément attaché à M. de la Trappe ; je l'étais infiniment à M. de Beauvilliers et fort à M. de Chevreuse. Je me souviens qu'ayant dîné en particulier chez M. de Beauvilliers, il nous proposa, à M. de Chevreuse, au duc de Bélhune et à moi, une promenade en carrosse autour du lac de Fontainebleau.

« A peine fûmes-nous vers le canal, que le bonhomme Béthuné mit la conversation sur M. de la Trappe; les deux autres suivirent, et tous trois se lâchèrent tant et si bien, qu'après avoir un peu répondu, puis gardé le silence pour ne les pas exciter encore davantage, je sentis que je ne pouvais plus supporter leurs propos. Je leur dis donc naïvement que je sentais bien que ce n'était pas à moi, à mon âge 1, à exiger qu'ils se tussent, mais qu'à tout âge on pouvait sortir d'un carrosse ; que je les assurais que je ne les en aimerais et ne les en verrais pas moins, en ajoutant que c'était pour moi la dernière épreuve où mon attachement pût être mis; mais que je leur demandais l'amitié d'avoir aussi égard à ma faiblesse, s'ils voulaient l'appeler ainsi, el de me mettre pied à terre ; après quoi, ils diraient tout ce qu'ils voudraient en pleine liberté.

« MM. de Chevreuse et de Beauvilliers sourirent : « Et bien ! dirent-ils, nous avons raison; mais nous n'en parlerons plus », et firent taire le duc de Bélhune, qui voulait toujours bavarder. J'insistai, et sans fâcherie, à sortir pour les laisser à leur aise. Jamais ils ne le voulurent souffrir, et ils eurent celte amitié pour moi que jamais, depuis, je ne leur en ai ouï dire un mot. Pour le bonhomme Béthune, il n'était pas si maître de lui ; mais comme aussi je ne m'en contraignais pas comme pour les deux autres, je lui répondais de façon que c'était, pour longtemps. » (II, i33.)

Le duc de Charosl, intime ami de Saint-Simon, peignait exactement la situation en disant de M. de la Trappe que « c'était son patriarche, devant qui tout autre n'était rien ». Mais, le propos ayant élé tenu d'un air de mépris, Charosl paya cher son imprudence.

1 La scène se passe en 1698 ; Saint-Simon avait donc 2'i ans.


l3o J. DE CR0ZALS.

Comme il était lui-même partisan déclaré de Fénelon, el que ce prélat avait déjà été condamné à Rome : « 11 est vrai, répondit Saint• Simon d'un ton animé, que M. de la Trappe est mon patriarche ; mais vous et moi avons chacun le nôtre, el la différence qu'il y a entre les deux, c'est que le mien n'a jamais été repris de justice. » (II, i35.)

Sans doute, c'était de part et d'autre pousser à l'extrême et « diviniser » sa passion ; le mot est de Saint-Simon lui-même ; mais celle ardeur ne saurait déplaire dans un jeune homme de vingt ans, appliqué à un tel objet.

A la même date se place la supercherie de Saint-Simon pour faire poser, malgré lui et à son insu, M. de Rancé devant le peintre Rigaud. Le jeune duc était vraiment possédé d'admiration pour son héros spirituel, et son attachement pour lui était sans bornes. Vers lui se tournait naturellement sa pensée à toutes les heures de crise morale ; à M. de Rancé seul il appartenait d'éclaircir les obscurités el de lever les scrupules de sa conduite.

Depuis cinq ans déjà, Saint-Simon amassait en secret les matériaux de ses futurs Mémoires, et il avait trouvé l'occupation maîtresse de sa vie, observer, noter et juger. Il avait l'âme droite, et il se proposait « une exacte vérité » ; mais il ne pouvait se tenir de la dire sur tous, bonne et mauvaise. Alors encore, il ne songe pas à faire de son oeuvre le tableau animé de son temps ; il travaille « pour lui et bien peu des siens pendant sa vie, et pour qui voudra, après sa mort » ; s'allachanl surtout à ce qui a « un rapport particulier à lui ». Par accident seulement, et d'une façon « générale et superficielle », il fait a une espèce de relation des événements de ces temps, principalement des choses de la cour » .

Il s'est engagé « à ne ménager personne par aucune considération » ; « il ne se défend même pas de songer à satisfaire ses inclinations et passions en tout ce que la vérité lui permet de dire » ; mais il peut rendre de lui-même ce témoignage que dans ses écrits « la vérité se rencontre tout entière et que la passion n'a fait qu'animer le style 1 ».

1 Voir pour tout ceci la lettre de M. de Rancé, du 29 mars 1699 (Éditiou Chéruel, I, pp. xxxix à XLI).


LES MÉMOIRES DE SAINT-SIMON. l3t

La passion d'écrire ne va jamais sans un arrière-projet de publicité. On a beau se promettre d'étouffer dans un absolu secret ou dans l'intimité de la famille la production de sa pensée ; on jure en vain de tenir captifs ses manuscrits ; l'espoir qu'ils s'échapperont un jour d'eux-mêmes ou qu'une main amie les mettra en liberté caresse toujours l'esprit de l'écrivain ; c'est son démon familier. Un germe de vanité littéraire est peut-être nécessaire au complet développement du talent ; et, qu'on en fasse ou non l'aveu, ce stimulant ne fait jamais défaut.

Aussi Saint-Simon ne voit-il pas grossir ses manuscrits sans s'in^ quiéter de leur faire un sort ; il ne se refuse plus à la « complaisance de les laisser après lui » ; mais il sent que toute sa joie d'écrire sera gâtée s'il ne prend pas parti, dès le début, sur une question essentielle : les droits de la charité sur le jugement et la publication des actes d'autrui. Faut-il attendre qu'à la fin de sa vie des scrupules assaillent sa conscience et mettent en péril, au dernier moment, toute son oeuvre d'historien? Non; pour garder cette allégresse sereine du travail el pour sauver du suicide sa propre réputation d'écrivain, il fallait prendre conseil sans retard. Dès 1699, M, de Rancé fut consulté.

Saint-Simon lui soumit, comme type caractéristique de sa manière, la relation du procès des ducs contre MM. de Luxembourg père et fils.

« Ce procès a produit des rencontres qui m'ont louché de presque toutes les plus vives passions, d'une manière autant ou plus sensible que je l'aie été en ma vie, et qui est exprimée en un style qui le fait bien remarquer. C'est, je crois, tout ce qu'il y a de plus âpre et plus amer en mes Mémoires; mais, au moins, y ai-je tâché

d'être fidèle à la plus exacte vérité Je me flatte que vous aurez la

charité d'examiner ce que je vous envoie, d'y penser devant Dieu, et de dicter ces avis, règles et salutaires conseils que j'ose vous demander, afin que, demeurant écrits, ils ne me passent point de la mémoire et que j'y puisse avoir toute ma vie recours. »


l32 J. DE CR0ZALS.

VIII.

Quand l'esprit de scrupule touche si vivement une âme de vingtcinq ans, n'y a-t-il pas lieu de craindre qu'il ne l'envahisse plus tard tout entière, et que l'âme du vieillard ne s'y trouve un jour livrée sans défense ? Il n'en fut pas ainsi cependant ; le sens et la passion des réalités furent les plus forts, et l'oeuvre historique de Saint-Simon ne fut en rien gênée par le ressouvenir de ses premiers troubles. Faut-il rapporter à M. de Rancé le mérite d'avoir préparé par ses conseils ce calme intérieur, dont le défaut nous eût coûté si cher? On n'en sait rien de précis; mais ne suffit-il pas de placer en face des choses le regard si pénétrant de Saint-Simon, pour que rien au monde ne puisse l'empêcher de voir? Quant à dire? Il se considéra sans doute comme affranchi de toute contrainte, par ce que SainteBeuve appelle « l'absolution plénière » et anticipée qu'il dut arracher à la paternelle tendresse de Rancé. L'âge venu, l'oeuvre de rédaction put s'accomplir sans tiraillements.

Il y eut encore cependant, vers la fin, non pas une renaissance vive des scrupules, mais un ressentiment de ce qu'ils avaient dû être. Saint-Simon avait soixante-huit ans (1743) quand il écrivit les pages qu'il intitule : « Savoir s'il est permis d'écrire et de lire l'histoire, singulièrement celle de son temps. » Il est guéri de ses hésitations, mais il veut que l'on sache qu'il les a connues et comment il en a triomphé. Par un souci naturel de sa mémoire, ou par une suprême concession du chrétien, il veut dire les raisons qui ont délié sa langue. Ce dernier acte a son intérêt ; il aide encore à mieux connaître le personnage.

N'allons pas croire surtout que le sentiment religieux des premières années se soit attiédi, ni que ce chrétien « et qui veut l'être » se soit émancipé. Il suffit de voir les raisons par lesquelles il établit l'utilité de l'histoire. Le Saint-Esprit est mis en scène en personne, dès les premières lignes; et c'est une surprise pour le lecteur de voir sous un patronage aussi auguste l'oeuvre tout entière des historiens de tous les temps. L'histoire est-elle une étude digne de recommandation? Saint-Simon rappelle que « plusieurs saints ont écrit des chroniques et des histoires non seulement saintes, mais entièrement profanes ».


LES MÉMOIRES DE SAINT-SIMON. l33

Mieux encore : « Le Saint-Esprit n'a pas dédaigné d'être auteur d'histoires dont le tissu appartient en gros à ce monde, et seraient appelées profanes , comme toutes les autres histoires de ce monde, si elles n'avaient pas le Saint-Esprit pour auteur. »

Il faut entendre par cette oeuvre du Saint-Esprit les livres historiques de l'Écriture; et notre auteur se repose dans la conclusion suivante : « C'est un préjugé bien décisif qu'il est permis aux chrétiens d'écrire et de lire des histoires. »

Ainsi, la soumission intellectuelle de Saint-Simon ne s'est point changée en révolte avec les années, et jamais le libertinage ne l'en - tama. Il lui plaît même, comme pour mieux rassurer sa conscience, d'étaler l'objection dans toute sa force; il se donne le plaisir rassurant d'un triomphe sans restriction.

« Un chrétien, et qui veut l'être, peut-il écrire et lire l'histoire? Les faits secs, il est vrai, accablent inutilement; ajoutez-y les actions nues des personnages qui y ont eu part ; il ne s'y trouvera pas d'instruction, et le chaos n'en sera qu'augmenté sans aucun fruit. Quoi donc? les caractères, les intrigues, les cabales de ces personnages pour entendre les causes et les suites des événements? — Il est vrai que, sans cela, ils demeureraient inintelligibles, et qu'autant vaudrait-il ignorer ce qui charge sans apprendre, et par conséquent sans instruire. —Mais la charité peut-elle s'accommoder du récit de tant de passions el de vices, de la révélation de tant de ressorts criminels, de tant de vues honteuses, et du démasquemenl de tant de personnes, pour qui sans cela on aurait conservé de l'estime, ou dont on aurait ignoré les vices et les défauts? Une innocente ignorance n'est-elle pas préférable à une instruction si éloignée de la charité? et que peut-on penser de celui qui, non content de celle qu'il a prise par lui-même ou parles autres, la transmet à la postérité, et lui révèle tant de choses de ses frères, ou méprisables ou souvent criminelles?

« Voilà, ce me semble, l'objection dans toute sa force. »

Saint-Simon en vient à bout par un mélange singulier d'arguments; la subtilité théologique, le sens pratique et net de l'homme du monde s'y rencontrent et s'y enchevêtrent plus d'une fois. Pas à pas, cependant, à mesure qu'il avance dans sa preuve, il se dégage de l'obsession du préjugé religieux; et la conscience satisfaite de l'honnête homme, jugeant honnêtement ses semblables, ose proclamer ses droits.


l34 J. DE CROZALS.

Dieu est lumière et vérité; il ne nous a point donné des yeux pour les tenir fermés sur les événements et les personnages du monde; du sens et de la raison pour n'en faire d'autre usage que de « les abrutir ». Ce serait « de l'abrutissement absolu, du parfait impossible », que de vouloir rendre au Créateur un culte aussi déraisonnable. Nous devons nous servir de nos facultés; les éteindre, c'est trahir le plan divin. La charité ne nous défend pas de voir la vérité et de juger des événements. Ne sommes-nous pas d'ailleurs le premier objet de notre propre charité? N'avons-nous pas le devoir de nous instruire pour « n'être pas des hébétés, des stupides, des dupes continuelles? » Faut-il tenir pour rien le péril d'être victimes des entreprises des méchants, faute d'avoir su découvrir leurs menées ou d'avoir été avertis de leur vrai caractère ?

« Connaissons donc tant que nous pouvons la valeur des gens et le prix des choses ; la grande étude est de ne pas s'y méprendre au milieu d'un monde la plupart si soigneusement masqué ; et comprenons que la connaissance est toujours bonne, mais que le bien et le mal consistent dans l'usage que l'on en fait. C'est là où il faut mettre le scrupule.

« Les mauvais, qui dans ce monde ont déjà tant d'avantages sur les bons, en auraient un autre bien étrange contre eux, s'il n'était pas permis aux bons de les discerner, de les connaître par conséquent, de s'en garer, d'en avertir à même fin, de recueillir ce qu'ils sont, de les faire passer tels qu'ils sont et qu'ils ont été à la postérité, en lui transmeltant l'histoire de leur temps.

« La charité n'impose pas l'obligation de ne pas voir les choses et les gens tels qu'ils sont. Elle n'ordonne pas, sous prétexte d'aimer les personnes, parce que ce sont nos frères, d'aimer en eux leurs défauts, leurs vices, leurs mauvais desseins, leurs crimes; elle n'ordonne pas de s'y exposer ; elle ne défend pas, mais elle veut même qu'on en avertisse ceux qu'ils menacent, même qu'ils regardent, pour qu'ils puissent s'en garantir, et elle ne défend pas de prendre tous les moyens légitimes pour s'en mettre à couvert. »

Enfin, si la médisance s'attaque aux vivants, l'histoire ne touche qu'aux morts, et le dommage ici n'est plus sensible. Celui même qui prend pour matière de son oeuvre ses contemporains, les êtres qu'il a yus agir et se mouvoir dans leur réalité de chair, peut les traiter comme une foule morte. Bien fou serait-il en effet de livrer au monde son ma-


LES MÉMOIRES DE SAINT-SIMON. l35

nuscrità peine séché! Quand l'heure delà pleine lumière sonnera, les acteurs du drame auront disparu ; les plus brillants eux-mêmes ne seront plus dans la mémoire des hommes que des ombres indistinctes ; un intervalle de deux générations suffit pour que l'oubli et l'indifférence s'appesantissent sur cette mêlée des intérêts et des passions ; l'abîme des ténèbres commence.

Dès 1740, Saint-Simon constate avec mélancolie que le règne de Louis XIV est déjà englouti par l'histoire ; il est rejeté dans la longue série des temps dont on ne sait plus rien que par l'étude.

« Quelle surprise de s'entendre demander qui était ce Monseigneur qu'on a ouï nommer et dire qu'il était mort à Meudon ? Qui était le père du Roi? Par où et comment le Roi et le roi d'Espagne sont-ils parents? Qu'est-ce que c'était que Monseigneur? et que M. et Mme la duchesse de Berry? De qui feu M. le duc d'Orléans régent était-il fils? »

Ainsi tout fuit, tout s'écoule, tout se remplace avec une effroyable célérité ; les vivants qui fixent aujourd'hui les regards des hommes, qui versent les grâces ou sont des auteurs de ruines, sont déjà roulés dans la mort, anéantis dans le silence et l'oubli définitifs, quand les pages de l'historien, leur contemporain, voient le jour. Qu'il s'efface donc le scrupule de dire la vérité sur ces vivants éphémères ! Rien ne saurait blesser la charité, quand le témoignage n'est qu'une voix d'outre-tombe et l'écho d'un monde évanoui. L'histoire ne blesse plus ; mais elle éclaire ; le subtil venin de la médisance s'est lentement évaporé ; il n'y a plus rien dans son témoignage que de sain, d'honnête et d'utile.

IX.

Saint-Simon dit de lui-même quelque part que « la charité ne le tenait pas enfermé dans une bouteillei ». Il avait beau se faire l'avocat de sa cause et se donner l'illusion que chez lui la passion ne faisait qu'animer le style, il est maintes pages 'de son oeuvre où la bile s'est répandue et que M. de Rancé n'eût sans doute admises que purifiées

1 V, 97-


136 3. DE CROZALS.

et adoucies. Saint-Simon a fait sur son passage plus d'une victime ; la plus illustre de ce groupe sacrifié fut Mm° de Maintenon.

Les coups qu'il a portés à celle mémoire ont été appliqués d'une main si habile et si sûre qu'elle en souffrira sans doute toujours. La réhabilitation de Mm" de Maintenon est faite aujourd'hui ; en réduisant son personnage aux proportions moyennes qui lui conviennent, on l'a mieux compris ; il a été possible de l'expliquer sans recourir aux ténébreuses combinaisons de ses ennemis. Mais il manquera toujours à la défense ces traits de feu dont Saint-Simon a marqué l'attaque ; s'il reste quelque chose de la calomnie, même grossièrement présentée, que doit-ce être, quand elle se pare de tout l'éclat des lettres et que sa trame est intimement mêlée à celle d'un style immortel ?

De son vivant déjà, Mmo de Maintenon était faite à l'outrage, et l'outrage l'a poursuivie après sa mort.

« Je répondis, raconte-t-elle, il y a quelque temps, une chose assez plaisante dans mon premier mouvement à une pauvre femme qui me vint trouver comme j'étais environnée de plusieurs personnes de la cour, pleurant et criant que je lui fisse faire justice. Je lui demandai quel tort elle avait reçu. « C'est, dit-elle, qu'on m'a dit des injures, el j'en demande réparation. » — Des injures, lui dis-je. Ah! nous en vivons ici, nous autres 1. »

Hâtons-nous de le déclarer, pour sauver l'honneur de Saint-Simon ; de sa part du moins, l'outrage fut inconscient et la calomnie sincère. Il fut égaré dans ses jugements par une double cause d'erreur : un faux système et ses préjugés sur le rang et la naissance.

Le faux système, on. le voit se dessiner dès les premières années de la faveur de la reine anonyme, el Mmc de Maintenon en saisit finement les principaux traits.

— « Bien des gens croient, dit-elle dans un entrelien avec les Dames de Saint-Cyr, que c'est par mon industrie et par un dessein prémédité que je me trouve àla place que j'occupe. Il n'y a même pas jusqu'à mes amis qui ne soient dans cette pensée. Ne vous ai-je pas raconté que le maréchal de Créqui s'enferma un jour avec l'abbé Testu, en lui disant : « Ha çà, Monsieur l'abbé, parlons, je vous en

1 Fragment d'un entretien avec les religieuses de Saint-Louis (3i décembre 1700). G. GoDfroy, Madame de Maintenon d'après sa correspondance authentique, II, 333.


LES MÉMOIRES DE SAINT-SIMON. î37

prie, de celte femme-là. Il faut qu'elle ait un grand esprit et un génie bien supérieur pour avoir imaginé au coin de son feu, et conduit comme elle l'a fait, le dessein d'une fortune aussi élevée que la sienne ! » L'abbé Teslu, qui m'avait connue dans tous les temps et qui savait que j'étais bien éloignée d'avoir pu faire un tel projet, ni même aucun qui en approchât, voulut le lui persuader. Et le maréchal de Créqui me trouvait encore en cela d'une habileté incomparable, d'avoir su cacher mes vues et mes desseins à tous mes amis, et il admirait l'adresse avec laquelle je les abusais tous. — Oh ! non assurément, je ne me suis pas mise où je suis ! C'est Dieu tout seul ; je ne l'aurais pu, ni voulu. »

Voilà le système. Une femme se rencontre, qui machine arlificieusemenl, et dans le plus profond secret, un plan de fortune inouïe. Elle forme, dans une situation subalterne, le projet de déposséder sa maitresse, Mme de Montespan, et de se glisser à sa place ; el comme la vertu est une arme plus puissante encore que les séductions des sens, elle met en oeuvre une coquetterie savante ; si elle se réserve et résiste, c'est pour se faire estimer à plus haut prix. Un mariage authentique, bien que secret, couronne enfin ce prodigieux édifice de séductions hypocrites et triomphantes.

Mais cette reine d'intérieur, comblée des attentions de son royal époux, entourée d'une déférence raffinée que Marie-Thérèse n'avait jamais connue, semble se dérober à sa fortune ; elle se refuse à tout étalage de sa grandeur ; son triomphe est silencieux ; elle se contente du rayonnement intérieur de son autorité. Comment admettre qu'après avoir préparé par toute une vie d'intrigues son étonnante fortune, elle n'en ait point rêvé la suprême consécration? Oui, ce fut son rêve, disent ses adversaires. Trois fois elle fit effort pour se faire « déclarer » reine ; el trois fois elle brisa, mais en vain, l'obstacle qui se dressa 'subitement entre sa personne et le trône. Les victimes furent Louvois, Haiiay, Fénelon et Beauvilliers.

Lorsqu'enfin tout espoir d'un règne extérieur s'est évanoui, celle grande ambitieuse prend sa revanche dans l'exercice omnipotent et dissimulé d'une autorité indirecte. Sa chambre devient le centre du gouvernement de la France et de l'Europe ; tout en filant sa quenouille sur son fauteuil en face du roi, elle lient et tire les fils qui font agir et le roi, et les ministres, et les ambassadeurs, et les prélats. Sa main est partout ; c'est la « fée incroyable qui gouverna sans lacune, sans


l38 J. DE CROZALS.

obstacle, sans nuage le plus léger , plus de trente ans entiers, et même trente-deux. » (XIII, 16.)

Elle satisfit son ambition démesurée par l'exercice silencieux du pouvoir et se consola par la plus substantiel le réalité du défaut des apparences.

« Les suites, les succès, l'entière confiance, la rare dépendance, la toute-puissance, l'adoration publique, universelle; les ministres, les généraux d'armée, la famille royale la plus proche, tout en un mot, à ses pieds; tout bon et tout bien par elle, tout réprouvé sans elle; les hommes, les affaires, les choses, les choix, les justices, les grâces, la religion, tout sans exception en sa main, et le roi et l'État, ses victimes... ; c'est l'incomparable spectacle qu'il s'agit de retracer et cpii a élé celui de toute l'Europe. » (XIII, 17.)

Une fois maître de la place, l'esprit de système pénètre et corrompt tout. C'est l'ordinaire effet de sa puissance de paraître tout simplifier, de rendre tout clair, de donner l'illusion de l'évidence. Ainsi s'est formé le roman du gouvernement occulte et de l'influence néfaste de Mmo de Maintenon. Les romanciers, ses ennemis, n'ont oublié qu'une chose ; ils la disent toute-puissante et ils ne veulent voir cette toutepuissance s'exercer que pour le mal.

Faut-il admettre que la haine de Saint-Simon se soit alimentée à une source moins pure encore : la rancune inavouée contre ce type suprême des parvenus ? L'accusation pèse sur un prévenu trop suspect pour être invraisemblable. Certes il était amer de voir Mmo Scarron dans le rôle de reine de France, plus amer encore de solliciter son appui ; mais une fierté plus haute eût gardé Saint-Simon de cette fâcheuse extrémité ; et c'est ici le point le plus vulnérable.

Quand on pense des gens certaines choses 1, on ne les prie pas pour un service. A voir les efforts de Saint-Simon pour entrer dans les bonnes grâces de Mme de Maintenon, on ne se douterait pas qu'elle était pour lui la « vieille sultane ». Il ne se gêna point de faire écrire par Mm 0 de Saint-Simon à Mme de Maintenon pour obtenir une charge de capitaine des gardes. Il est vrai que les Mémoires sont courts sur ce point, et que la réponse seule de Mmo de Maintenon nous a révélé celte sollicitation inattendue.

1 Voir Saint-Simon, 1, 36, et xm, 8, \!\, i5, 5o, etc,


LES MÉMOIRES DE SAEXT-SIMOK. l3g

Saint-Simon est hanté de la pensée que Mme de Maintenon le poursuit de sa malveillance; à la date critique de 1710, c'est parmi billet de l'évêque de Chartres, le directeur de Mme de Maintenon, que SaintSimon fut prévenu des attaques dirigées contre lui. Ce fantôme de haine s'évanouit donc; ou plutôt il change de camp. Ce n'est pas la toute-puissante épouse qui poursuit de sentiments hostiles l'obscur courtisan; c'est le courtisan qui lui pardonne mal de l'avoir méconnu et laissé dans l'ombre.

Il faut joindre enfin l'incurable ressentiment de l'affaire des bâtards. C'était la « vieille fée » qui avait tout conduit, forgé les chaînes dont. « ils avaient su garrotter le roi », préparé enfin « ce groupe effroyable d'iniquité el de renversement de toutes choses », pour faire du duc du Maine « un colosse immense de puissance et de grandeur ».

X.

Mmc de Maintenon est assurément l'exemple le plus caractéristique des haines de Saint-Simon. Il faut en citer quelques autres encore, pris au rang des dieux inférieurs, pour en finir d'un seul coup avec ce reproche de partialité féroce, le plus cruel et le moins mal fondé qui menace la mémoire du grand écrivain.

Il en a coûté cher à certains- membres du Parlement d'avoir été mêlés à diverses affaires pour lesquelles se passionna la vanité du noble duc. Le premier président de Harlay était un savant jurisconsulte, à l'esprit vif, caustique, fécond en saillies heureuses et qui dominait sa compagnie par un incontestable ascendant. Mme de Sévigné lui donne ce magnifique éloge qu'elle n'a jamais connu uiie plus belle âme.

Mettons en regard le portrait d'Achille de Harlay par Saint-Simon et jugeons de la ressemblance.

« Issu de ces grands magistrats (les Harlay et les de Thou), Achille de Harlay en eut toute la gravité qu'il outra en cynique ; en affecta le désintéressement et la modestie, qu'il déshonora l'une par sa conduite, l'autre par un orgueil raffiné, mais extrême, et qui, malgré lui, sau-


140 . J. DE CROZALS.

tait aux yeux. Il se piqua surtout de probité et de justice, dont le masque tomba bientôt. Entre Pierre et Jacques il conservait la plus exacte droiture ; mais dès qu'il apercevait un intérêt ou une faveur à ménager, tout aussitôt il était vendu.

« Il était savant en droit public, il possédait fort le fond des diverses jurisprudences, il égalait les plus versés aux belles-lettres, il connaissait bien l'histoire, et savait surtout gouverner sa compagnie avec une autorité qui ne souffrait point de réplique, et que nul autre premier président n'atteignit jamais avant lui. Une austérité pharisaïque le rendait redoutable par la licence qu'il donnait à ses répréhensions publiques, et aux parties, et aux avocats et aux magistrats, en sorte qu'il n'y avait personne qui ne tremblât d'avoir affaire à lui. D'ailleurs, soutenu en tout par la cour, dont il était l'esclave, et le très humble .. serviteur de ce qui y était en vraie faveur, fin courtisan, singulièrement rusé politique, tous ces talents, il les tournait uniquement à son ambition de dominer el de parvenir, et de se faire une réputation de grand homme.

« D'ailleurs sans honneur effectif, sans moeurs dans le secret, sans probité qu'extérieure, sans humanité même, en un mot, un hypocrite parfait, sans foi, sans loi, sans Dieu et sans âme; cruel mari, père barbare, frère tyran, ami uniquement de soi-même, méchant par nature, se plaisant à insulter, à outrager, à accabler, et n'en ayant de sa vie perdu une occasion. On ferait un volume de ses traits, et tous d'autant plus perçants qu'il avait infiniment d'esprit, l'esprit naturellement porté à cela et toujours maître de soi pour ne rien hasarder dont il pût avoir à se repentir.

« Pour l'extérieur, un petit homme vigoureux et maigre, un visage en losange, un nez grand et aquilin, des yeux beaux, parlants, perçants, qui ne regardaient qu'à la dérobée, mais qui, fixés sur un client ou sur un magistrat, étaient pour le faire rentrer en terre ; un habit peu ample, un rabat presque d'ecclésiastique et des manchettes plates comme eux, une perruque fort brune et fort mêlée de blanc, touffue, mais courte, avec une grande calotte par-dessus. Il se tenait et marchait un peu courbé, avec un faux air plus humble que modeste, et rasait toujours les murailles pour se faire faire place avec plus'de bruit, et n'avançait qu'à force de révérences respectueuses, et comme honteuses à droite et à gauche, à Versailles. » (I, i42.)

Avec un peintre de cette vigueur, et hostile, le poste de premier


LES MÉMOIRES DE SAINT-SIMON. I&I

président du Parlement de Paris devenait un poste de péril. On y était exposé à ce trait envenimé dont la blessure ne se ferme pas. M. de Mesmes l'apprit non sans dommage. Saint-Simon attache à son nom l'épithète de scélérat 1 ; mais il ruine lui-même son crédit par la violence de ses attaques. On refuse le droit de déposer à l'homme assez dominé par la passion pour écrire la page suivante. C'était au fameux lit de justice du 26 aoûli7i8 :

« Pendant l'enregistrement, je promenais mes yeux doucement de toutes parts, et, si je les contraignais avec constance, je ne pus résister à la tentation de m'en dédommager sur le premier président (dé Mesmes). Je l'accablai donc à cent reprises, clans la séance, de mes regards assénés et fbrlongés avec persévérance. L'insulte, le mépris, le dédain, le triomphe lui furent lancés de mes yeux jusqu'en ses moelles ; souvent il baissait la vue quand il attrapait mes regards; une fois ou deux il fixa le sien sur moi, et je me plus à l'outrager par des sourires dérobés, mais noirs qui achevèrent de le confondre. Je me baignais dans sa rage et je me délectais à le lui faire sentir. Je me jouais de lui quelquefois avec mes deux voisins, en le leur montrant d'un clin d'oeil, quand il pouvait s'en apercevoir ; en un mot, je m'espaçai sur lui sans ménagement aucun, autant qu'il me fut possible. » (XVI, 469-)

Il est vrai que M. de Mesmes se vengea à sa façon, et put à son tour se baigner dans la rage de son adversaire. Deux ans après la scène du Parlement, « une après-dînée, seul avec M. le duc d'Orléans, il m'apprit que le premier président lui avait demandé son agrément pour le mariage de sa fille aînée arrêté avec le duc de Lorges 2. Ma surprise et ma colère me firent lever brusquement et jeter mon tabouret à l'autre bout du petit cabinet d'hiver où nous étions. Il n'y avait sorte de plaisirs essentiels que je n'eusse faits toute ma vie à ce beaufrère ; je n'avais donc garde de m'attendre qu'il choisît la fille d'un homme que je traitais en ennemi déclaré, à qui je refusais publiquement le salut, duquel je parlais sans aucune mesure el à qui je faisais des insultes publiques tout autant que l'occasion s'en présentait. Je ne me contraignis donc pas avec M. le duc d'Orléans sur un mariage qui

1 xvi, 4Q2 ; xx, 86.

2 Beau-frère de Saint-Simon.


l42 .T. DE CROZALS.

m'offensait si vivement. M. le duc d'Orléans n'osa trop rire du torrent que je débondai, me voyant si outré. » (XVIII, 77.)

Ces quelques phrases nous en apprennent bien plus qu'une dissertation sur l'abîme cpii séparait, il n'y a pas deux siècles encore, la noblesse de robe el la noblesse d'épée. Le mariage eut lieu pourtant; Saint-Simon fit aux désirs de sa femme « ce sacrifice vraiment sanglant ». Il y eut donc une sorte de trêve armée entre le duc et le président ; mais la vieille rancune bouillonnait toujours.

(( Je consentis que le contrat fût signé, et de voir la duchesse de Lorges à l'hôtel de Lauzun, sans personne autre que la duchesse de Lauzun. Cela se passa debout en un moment, et fort cavalièrement de ma part. Le lendemain le premier président vint chez moi en robe de cérémonie, où il m'accabla de compliments et de respect. Je fus sec,

mais poli, comme je m'y étais engagé (M. de Mesmes) désira avec

grande ardeur donner une espèce de repas de noce où je voulusse bien être avec Mn' 0 de Saint-Simon ; j'y consentis encore ; le repas fut excellent et magnifique, et accompagné, de la part du premier président et des siens, de tout ce qui me pouvait plaire en façons et en discours. De l'un et l'autre on se laisse conduire à tout. Mmo de SaintSimon désira si fort que nous leur donnassions un repas aussi comme de noce, qu'il fallut bien y consentir. Le premier présidenl ne l'osait espérer, et en parut transporte de joie. Il fut des mêmes personnes qui avaient été de celui du premier président, et je m'y donnai la torture pour y faire médiocrement bien. Ainsi finit la division atroce qui me séparait du premier président, avec tant d'éclat si continuellement soutenu depuis l'affaire du bonnet, et que ce mariage avait comblée de nouveau. Dans la suite, le premier président vint de temps en temps chez moi, puis plus souvent, moi quelquefois chez lui, jusqu'à la fin de sa vie; on peut croire qu'il n'y eut que de la civilité et que la conversation n'était pas intéressante. » (XVIII, 80.)

On pourrait poursuivre ce martyrologe des victimes de SaintSimon. M. de Mesmes n'a rien à envier à M. de Novion, ni ce dernier à Lamoignon, ni ceux-ci à Villars ; mais en tête du cortège marche M. du Maine, comme il convient à un prince du sang, même légitimé. On est loin des sentiments de la lettre à M. de Rancé, et des timidités de l'Introduction. La fougue du tempérament a été la plus forte; la religion elle-même n'a pu faire rentrer la griffe que l'instinct pousse au dehors et tend pour l'agression.


LES MÉMOIRES DE SAINT-SIMON. l43

Ce n'est pas toujours dans l'emportement de sa verve rancunière que Saint-Simon blesse ses contemporains. Il lui arrive aussi de blesser par la profondeur même de son analyse morale, qui, scrutant au fin fond des consciences, découvre tout, qualités et défauts, el ajoute sans le vouloir aux uns et aux autres.

« Peu s'en faut, dit Sainte-Beuve, qu'il n'ait fait ainsi de Fénelon une de ses victimes ; car au milieu des charmantes et délicieuses qualités qu'il lui reconnaît, il insiste perpétuellement sur une veine secrète d'ambition, qui, au degré où il la suppose, ferait de Fénelon un tout autre homme que ce qu'on aime à le voir en réalité 1. »

On ne saurait faire le tour de celle âme féminine de Fénelon avec plus de chatoiements et de grâces caressantes. Les pages que SaintSimon lui consacre sont divines ; tout y paraît éloge ; l'écrivain semble mettre quelque coquetterie à parler avec une infinie souplesse de cet homme auquel il prête jusqu'au raffinement de la coquetterie d'esprit 2. Mais, n'est-ce pas le trahir que de tempérer tant de vertus par une ambition toujours en éveil et en même temps assez savante pour toujours se contenir ? C'est le refrain des couplets pleins de charme que Saint-Simon consacre à Fénelon.

« Il n'avait eu garde de chercher à se procurer Cambrai ; la moindre étincelle d'ambition aurait détruit tout son édifice. » (I, 287.)

« La crainte de déplaire aux ducs et à Madame de Maintenon lui fit faire bouclier de modestie. » (I, 286.)

« Confiné depuis douze ans clans son diocèse, ce prélat y vieillissait sous le poids inutile de ses espérances. » (IX, 288.)

« Adroit surtout dans l'art de porter les souffrances, il en usurpait un mérite qui donnait tout l'éclat au sien. » (IV, 290.)

« Sans entreprendre de le sonder, on peut dire hardiment qu'il n'était pas sans soin et sans recherche de tout ce qui pouvait le raccrocher et le conduire aux premières places. » (IX, 291.)

« Il mourut à Cambrai le 7 janvier de cette année, au milieu des regrets intérieurs et à la porte du comble de ses désirs. Il savait l'état tombant du roi, il savait ce qui le regardait après lui. Il était déjà

1 Causeries du lundi, 11, 6.

- Le portrait de Fénelon a été traité à plusieurs reprises; voir 1, 284 ; ix, 289 ; xi, 445.


l44 J. DE CROZALS.

consulté du dedans et recourtisé du dehors, parce que le goût du solei. levant avait déjà percé.

« Que de puissants motifs de regretter la vie, et que la mort est amère dans des circonstances si parfaites et si à souhait de tous côtés ! Toutefois il n'y parut pas. Soit amour de la réputation, qui fut toujours un objet auquel il donna toute préférence, soit grandeur d'âme qui méprise enfin ce qu'elle ne peut atteindre, soit dégoût du monde si continuellement trompeur pour lui, et de sa figure qui passe et qui allait lui échapper, soit piété ranimée par un long usage, et ranimée peut-être par ces tristes, mais puissantes considérations, il parut insensible à tout ce qu'il quittait. » (XI, 445-)

N'y a-t-il pas quelque chose de trop peut-être dans celte insistance à placer surtout en lumière, chez cet homme, la passion qu'il mit le plus de soin à cacher lui-même et qu'il dissimula à tous les regards ? Cette divination de l'écrivain est d'un grand charme pour le lecteur, dont la malignité s'accommode fort bien de ce déshabillement impitoyable des consciences. Mais on voudrait être sûr que, dupe de sa propre puissance créatrice, l'écrivain n'a rien inventé, et qu'en livrant ainsi au démon de l'ambition l'âme en apparence pacifiée de Fénelon, il n'a pas été lui-même la victime du démon de l'analyse, qui, de fouille en fouille, l'a entraîné au delà des frontières du vrai.

XI.

Saint-Simon dit, en maint endroit 1, qu'il ne sait si ces Mémoires verront le jour. Faut-il prendre au sérieux un semblable aveu ? Non sans doute. On a dit: « quilles écrivait principalement pour lui, pour se soulager, pour se satisfaire. C'était comme un exuloire où se dégorgeaient chaque jour la raillerie, l'indignation, la colère qu'excitait dans son âme le spectacle des choses humaines.

« Il y trouvait encore un autre attrait. Écrire l'histoire des jours qu'on a vécus, c'est presque les revivre. Saint-Simon devait goûter un

1 Entre autres, xvi, 35o; xx, 91.


LES MÉMOIRES DE SAINT-SIMON. l45

plaisir singulier à rédiger, de 1723 à 1 y51, dans la retraite et clans la solitude, l'histoire de ses années évanouies. 11 devait se complaire à retracer tant de scènes dans lesquelles sa personnalité joue un rôle si actif. Si la lecture de ses Mémoires nous transporte en plein règne de Louis XIV et nous fait assister à tout ce qui s'y passe, cela devait, à bien plus forte raison, lui produire le même effet. Ce travail l'arrachait évidemment au sentiment de son abandon, à la conscience des tristes temps au milieu desquels il achevait de vivre pour le placer de nouveau dans l'époque .animée et brillante où s'était écoulée la première partie de sa vie. Voilà ce qui donne du charme à la composition de Mémoires, dussent-ils même n'être jamais publiés. Celui qui les écrit y voit renaître ses anciens jours et recommence son existence écoulée. Saint-Simon a donc cherché, clans la rédaction de ses vastes Mémoires, une distraction, une occupation, un soulagement 1. »

Tout cela est vrai sans doute ; mais ce n'est pas tout. Malgré ses réserves, Saint-Simon croyait bien, el voulait vraiment faire oeuvre d'historien, il a été toute sa vie l'homme d'un seul sujet ; dès dixneuf ans, il assigne un but précis à son existence et il ne le perd jamais de vue. Était-il tout à fait sincère quand il parlait de ses doutes sur la publication future de ses Mémoires ? Nous ne saurions l'admettre. Il n'y avait d'incertain que la date même de la mise au jour. On ne donne pas tant de soins, et si variés el si minutieux, à une oeuvre de pur délassement. Pourquoi celte reprise en sous-main de l'oeuvre entière, cette refonte en un seul et immense jet des fragments accumulés depuis quarante années? Pourquoi cette lourde et fastidieuse tâche de se recopier soi-même trois mille pages durant ?

Et s'il s'agit d'une revanche sur la médiocrité irréparable d'une vie politique manquée, esl-ce assez de revivre silencieusement les mauvaises heures ? Ne faut-il point que la protestation survive et puisse éclater un jour?

Non, les Mémoires de Saint-Simon ne furent pas une satisfaction de petites rancunes, un dédommagement égoïste de vanité. 11 ne songeait pas à ruminer sa vie ; il avait l'ambition de faire oeuvre d'historien. Il a beau s'en défendre : l'image du lecteur est toujours présente à sa pensée ; le lecteur, cet être idéal, si cher à quiconque écrit, cet

1 Lettre de M. Ernest Gallien, citée par Baschcl, op. cit.Appendice, p. 466.

10


146 .T. DE CROZALS.

objet de tant de secrètes complaisances! Au moment d'achever, SaintSimon y songe plus que jamais ; il prévient les désirs de cet ami inconnu et s'applique à les satisfaire.

« Un défaut qui m'a toujours déplu, entre autres, dans les Mémoires, c'est qu'en les finissant le lecteur perd de vue les personnages principaux dont il a été le plus parlé, dont la curiosité du reste de leur vie demeure altérée. On voudrait voir tout de suite ce qu'ils sont devenus, sans aller chercher ailleurs avec une peine que la paresse arrête aux dépens de ce qu'on désirerait savoir. C'est ce que j'ai envie de prévenir ici, si Dieu m'en donne le temps, »

Ici éclate l'impersonnalité de l'oeuvre ; ce n'est plus pour parler de lui qu'il forme le projet de continuer sa rédaction jusqu'au delà du jour de sa retraite. D'autres pensées, et plus élevées, le guident ; il est historien, et le veut être. En même temps qu'il s'est tracé un plan, il s'est fait la théorie de son art, accommodée à son génie.

« J'appelle histoire particulière celle du temps et du pays où on vit. Celle-là, étant moins vaste, et se passant sous les yeux de l'auteur, doit être beaucoup plus étendue en détails et en circonstances, et avoir pour but de mettre son lecteur au milieu des acteurs de tout ce qu'il raconte, en sorte qu'il croie moins lire une histoire ou des Mémoires, qu'être lui-même dans le secret de tout ce qui lui est représenté, et spectateur de tout ce qui est raconté.

« C'est en ce genre d'écrire que l'exactitude la plus scrupuleuse sur la vérité de chaque chose et de chaque trait doit se garder également de haine et d'affection, de vouloir expliquer ce qu'on n'a pu découvrir et de prêter des vues, des motifs, des caractères, et de grossir ou diminuer, ce qui est également dangereux et facile si l'auteur n'est homme droit, vrai, franc, plein d'honneur et de probité, et fort en garde contre les pièges du sentiment, du goût et de l'imagination, très singulièrement si cet auteur se trouve écrire de source pour avoir eu part par lui-même, ou par ses amis immédiats de qui il aura été instruit, aux choses qu'il raconte ; et c'est en ce dernier cas où tout amour propre, toute inclination, toute aversion et toute espèce d'intérêt doit disparaître devant la plus petite et la moins importante vérité, qui esl l'âme et la justification de toute histoire. » (I, XLVII.)

Il a sa méthode, el ce grand nom d'histoire ne l'égaré jamais dans la voie qui ne serait pas la sienne. Il s'interdit les considérations générales, qui tentent parfois son esprit :


LES MÉMOIRES DE SAINT-SIMON. 14 >7

« Que de grandes cl de sages réflexions à faire, mais qui ne seraient pas en place dans ces Mémoires ! » dit-il à propos de l'élévation au trône d'Espagne de Philippe V. Mais il s'arrête au seuil de ce grand sujet : « Reprenons ce qui s'est passé, dont je n'ai pas voulu interrompre une suite si curieuse et si intéressante. » (III, 43.)

La vérité, voilà pour lui la chose principale.

« Il me semble que c'est plus par des récils détaillés de ces choses de cour particulières qu'on la fait bien connaître, et surtout le roi, si enfermé et si difficile à pénétrer, si rare à approcher, si redoutable à ses plus familiers, si plein de son despotisme, si aisé à irriter par ce coin-là et si difficile à en revenir, même en voyant la vérité d'une part et la tromperie de l'autre ; et toutefois capable d'entendre raison quand il faisait tant que de vouloir bien écouter, et que celui qui lui parlait le lui montrait même avec force, pourvu qu'il le flattât sur son despotisme et assaisonnât son propos du plus profond respect : tout cela se touche au doigt par les récits mieux que par toutes les autres paroles. » (IV, 233.)

Il est friand des faits, et des faits seuls. Il note et sauve de l'oubli ces riens significatifs qui font revivre une époque. Sa curiosité, aussi avide du passé que du présent, a souvent regretté ce détail des faits journaliers, que les contemporains dédaignent comme trop connus et que la postérité met à si haut prix. Aussi veut-il les lui conserver, comme un trésor dont la valeur croît avec les années.

« Je me trouve, je l'avoue, entre la crainte de quelques redites et celle de ne pas expliquer assez en délail des curiosités que nous regrettons dans toutes les histoires et clans presque tous les Mémoires des divers temps. On voudrait y voir les princes avec leurs maîtresses et leurs ministres, clans leur vie journalière. Outre une curiosité si raisonnable, on en connaîtrait bien mieux les moeurs du temps et le génie des monarques, celui de leurs maîtresses et de leurs ministres, de leurs favoris, de ceux qui les ont le plus 'approchés, et les adresses qui ont été employées pour les gouverner ou pour arriver aux divers buts qu'on s'est proposés. Si ces choses doivent passer pour curieuses, et même pour instructives clans tous les règnes, à plus forte raison d'un règne aussi long et aussi rempli que l'a été celui de Louis XIV. » (XIII, 5o.)

« Ces bagatelles échappent presque toujours aux Mémoires. Elles


l48 J. DE CR0ZALS.

donnent cependant plus que tout l'idéejuste de ce que l'on y recherche, qui est le caractère de ce qui a été, qui se présente ainsi naturellement par les faits. » (XIII, 02.)

XII.

On a loué de mille manières le style de Saint-Simon ; et rien ne l'eût plus surpris que ces éloges. Il dit de lui-même, avec une entière bonne foi, non sans quelque dédain de gentilhomme, « qu'il ne fut jamais un sujet académique 1 » ; et sa vanité, attachée à tant de frivoles objets, paraît avoir toujours dédaigné la gloire de l'écrivain. Il ne se pique pas de bien écrire et se croit incapable de progrès dans ce genre.

« Dirai-je enfin un mot du style, de sa négligence, de répétitions trop prochaines des mêmes mots, quelquefois de synonymes trop multipliés, surtout de l'obscurité qui naît souvent de la longueur des phrases, peut-être de quelques répétitions? J'ai senti ces défauts; je n'ai pu les éviter, emporté toujours par la matière, et peu attentif à la manière de la rendre, sinon pour la bien expliquer. Je ne fus jamais un sujet académique : je n'ai pu me défaire d'écrire rapidement. De rendre mon style plus correct et plus agréable en le corrigeant, ce serait refondre tout l'ouvrage, et ce travail passerait mes forces ; il courrait risque d'être ingrat. Pour bien corriger ce que l'on a écrit, il faut savoir bien écrire : on verra aisément ici que je n'ai pas dû m'en piquer. Je n'ai songé qu'à l'exactitude et la vérité. J'ose dire que l'une et l'autre se trouvent étroitement dans mes Mémoires, qu'elles en sont la loi et l'âme, et que le style mérite en leur faveur une bénigne indulgence. Il en a d'autant plus besoin que je ne puis le promettre meilleur pour la suite que je me propose. » (XX, 94.)

Ainsi, dans la pensée de l'auteur, le fonds doit sauver la forme. Quelle bonne fortune pour les lettres françaises que l'immensité de la tâche ait épargné aux Mémoires cette épreuve de la correction dont parle l'auteur ! A vrai dire, le péril ne dut jamais être grand; quand

1 XX, 9/1.


LES MÉMOIRES DE SAINT-SIMON. 14 9

il regrette de n'avoir su donner à son style plus de correction et d'agrément, c'est sans doute une concession aux lointains souvenirs des préceptes de sa rhétorique; il est vraisemblable que, dans ce travail de révision, la fougue du tempérament l'eût encore emporté, et que Saint-Simon ne fût venu à bout, ni d'abaisser la température, ni d'éteindre l'éclat de sa narration.

Dans cet aveu de Saint-Simon sur « la négligence » de son style, il n'y a pas de fausse modestie. Bien qu'il n'eût aucun des soucis de l'homme de lettres, il avait un sens assez vif des mérites de l'art d'écrire pour se rendre compte que son style n'avait pas ce vernis uniformément répandu d'élégance, cette constante tenue si fort goûtée des hommes de son temps, nous voulons dire du xvne siècle. Était-ce un gain ou une perte? Il ne lui appartenait pas de se prononcer.

Nous comprendrons mieux encore ses scrupules, en rappelant la surprise du XVIII 6 siècle lui-même quand les regards de quelques privilégiés purent lire son oeuvre. Mme du Deffand parle des « plaisirs indicibles » qu'elle trouve à cette lecture ; mais s'agit-il de juger le style? c'est un tout autre langage : « le style en est abominable; les portraits mal faits; l'auteur n'était point un homme d'esprit. » La marquise de Créqui ne se gêne point pour dire : « cela est mal écrit » ; elle donne raison à ceux qui, préparant (en 1787) une édition mutilée, rognent chaque jour davantage : « Les Mémoires de Saint-Simon sont entre les mains du censeur ; de six volumes on en fera à peine trois, et c'est même assez. »

Le jugement est unanime ; tout le monde s'accorde sur un point : « cela est mal écrit. » On voit dans l'oeuvre de Saint-Simon un précieux recueil de documents, un fouillis de détails curieux. Le goût très vif que l'on a gardé pour les choses du temps de Louis XIV est le gage le plus certain du succès des Mémoires, et on éprouve le besoin de le dire pour se justifier du plaisir de cette lecture. SaintSimon pouvait donc s'y tromper lui-même de bonne foi.

Notre siècle a changé tout cela ; et, bien que le spectacle des variations du goût et des oscillations de la critique soit bien fait pour rendre circonspect, c'est notre siècle qui a raison. Curieux des réalités, il goûte Saint-Simon comme le pouvait faire Mme du Deffand, quand elle songeait au fond seul de l'oeuvre; plus équitable qu'ellemême , émancipé des entraves de la vieille rhétorique, il le goûte tout entier, Il pardonne la longueur et l'enchevêtrement des phrases,


100 J. DE CROZALS.

en faveur de cette prodigieuse réalité de l'écrivain, qui, en face des choses et des êtres, les peint!tels qu'il les voit, serrant du plus près possible les choses et collant sur elles le tissu d'un style sans modèle. Jamais, en effet, peut-être, style n'a plus complètement mérité cet éloge d'être vivant. On croit le voir aller, venir, s'attacher aux êtres, dessiner les choses, les pénétrer dans leurs mille replis, les enlacer et les mouler. Il force le secret des âmes, prête une voix aux passions ; et bien qu'il soit parfois violent, heurté, pittoresque jusqu'au voisinage de l'excès, il partage avec un style tout uni ce privilège de présenter si nettement les choses qu'on ne songe plus à le voir lui-même ; entre la réalité et le lecteur, il ne s'étend point comme un rideau.

« Les portraits mal faits. » Voici qui porte notre surprise à'l'extrême. Le nombre est petit des gens qui font de Saint-Simon une lecture complète ; et comme on le connaît plutôt par des morceaux choisis, c'est pour ses portraits qu'il est surtout admiré. Le jugement do Mme du Deffand choque de front le-goût de notre temps, comme la manière de Saint-Simon surprenait le sien.

Dans un genre qui avait ses règles de convention cl qui semblait fixé par l'art, Saint-Simon ne suit que son génie ; par ignorance plus que par dédain des lois du genre, il innove et se fait une manière. Peut-être cette invasion brusque et saisissante du physique dans le portrait était-elle de nature à effaroucher la délicatesse de la vieille rhétorique. Saint-Simon excelle en effet à mettre en relief ce qu'il appelle « la figure extérieure » des gens.

« Rosen était un grand homme sec, qui sentait son reître, et qui aurait fait peur au coin d'un bois, avec une jambe arquée d'un coup de canon ou plutôt du vent d'un canon , qu'il amenait tout d'une pièce. » (IV, 89.)

« Huxelles était un grand et assez gros homme, tout d'une venue, qui marchait lentement et comme se traînant, un grand visage couperosé, mais assez agréable, quoique de physionomie refrognée par ses gros sourcils, sous lesquels deux petits yeux assez vifs ne laissaient rien échapper à leurs regards; il ressemblait tout à fait à ces gros brutaux de marchands de boeufs. » (IV, 92.)

« La duchesse de Chaumes était, pour la ligure extérieure, un soldat aux gardes, et même un peu suisse habillé en femme; elle en avait le ton et la voix, et des mots du bas peuple. » (II, 247.)


LES MEMOIRES DE SAINT-SIMON. IÔI

« Chamillart était un grand homme qui marchait en dandinant. » (II, 3o9.)

« Monsieur était un petit homme ventru, monté sur des échâsses, tant ses souliers étaient hauts , toujours paré comme une femme, plein de bagues, de bracelets, de pierreries partout, avec une longue perruque toute étalée en devant, noire et poudrée, et des rubans partout où il en pouvait mettre ; plein de toutes sortes de parfums, et, en toutes choses, la propreté même. On l'accusait de mettre imperceptiblement du rouge. Le nez fort long, la bouche et les yeux beaux, le visage plein, mais fort long. » (III, 173.)

« Chàteaurenaud était un petit homme goussaut, blondasse, qui paraissait hébété et qui ne trompait guère. » (IV, 85.)

« La Vrillière disait du comte d'Estrées que c'était une bouteille d'encre qui, renversée, tantôt ne donnait rien, tantôt filait menu, tantôt laissait tomber de gros bourbillons; et cela était vrai de sa manière de rapporter et d'opiner. » (IV, 84.)

« Jamais je ne vis homme si triste que ce Rupelmonde, ni qui ressemblât plus à un garçon apothicaire. » (IV, 4 20.)

« La mère de l'abbé de Mailly que son long nez faisait, appeler la bécasse. » (V, 46.)

« La mère du maréchal de Villars était une petite vieille ratatinée, tout esprit et sans corps... Elle était salée, plaisante, méchante. » (V, i95.)

« Le premier coup d'oeil, lorsque je fis ma première révérence au roi d'Espagne, en arrivant, m'étonna si fort que j'eus besoin de rappeler tous mes sens pour m'en remettre. Je n'aperçus nul vestige du duc d'Anjou, cpi'il me fallut chercher dans son visage fort allongé, changé, et qui disait encore beaucoup moins que lorsqu'il était parti de France. Il était fort courbé, rapetissé, le menton en avant, fort éloigné de sa poitrine, les pieds tout droits, qui se touchaient et se coupaient en marchant, quoiqu'il marchât vite, et les genoux à plus d'un pied l'un de l'autre. » (XVIII, 270.)

« Monseigneur tâtonnait toujours en marchant el mettait le pied à deux fois ; il avait toujours peur de tomber, et il se faisait aider pour peu que le chemin ne fût pas parfaitement droit et uni. » (IX, I3I.)

On pourrait multiplier ces exemples à l'infini. Certes, il y a là matière à surprise pour les partisans de l'ancien genre. N'oublions


l52

J. DE CR0ZALS.

pas en effet cpie le portrait avait été au xvir" siècle comme une façon de genre littéraire. M" 0 de Scudéry en avait donné des modèles. Empruntons-lui l'exemple suivant, tiré de Clélie ; il s'agit, sûus le nom de Lyrianne, de Mmo Scarron, en i65g.

« Lyrianne était grande"et de belle taille, mais de celte grandeur qui n'épouvante point et qui sert seulement à la bonne mine. Elle avait le teint fort uni et fort beau, les cheveux d'un châtain clair et très agréable, le nez très bien fait, la bouche bien taillée, l'air noble, doux, enjoué et modeste : et pour rendre sa beauté plus parfaite et plus éclatante, elle avait les plus beaux yeux du monde. Ils étaient noirs, brillants, doux, passionnés et pleins d'esprit ; leur éclat avait je ne sais quoi qu'on ne saurait exprimer : la mélancolie douce y paraissait quelquefois avec les charmes qui la suivent presque toujours ; l'enjouement s'y faisait voir à son tour avec tous les attraits que la joie peut inspirer, et l'on peut assurer après, sans mensonge, que Lyrianne avait mille appas inévitables. Au reste, son esprit était fait exprès pour sa beauté, c'est-à-dire qu'il était grand, agréable et bien tourné ; elle parlait juste et naturellement, de bonne grâce et sans affectation ; elle savait le monde et mille choses dont elle ne se souciait pas de faire vanité. Elle ne faisait pas la belle, quoiqu'elle le fût infiniment, de sorte que, joignant les charmes de sa vertu à ceux de sa beauté et de son esprit, on pouvait dire qu'elle méritait sa fortune. »

Voilà sans doute ce que Mmo du Deffand eût appelé un portrait bien fait. L'auteur suit, dans la peinture de son héros, un ordre régulier et que l'on sent invariable ; il' y a comme une hiérarchie de dignité dans son développement. D'abord, les avantages naturels. Ici même, rien ne va à l'aventure ; la taille, le port, ce qui frappe de loin et saisit au premier coup d'oeil ; puis, le détail ; le teint, les cheveux, la bouche, les yeux. Par les yeux l'âme se fait jour ; c'est le trait d'union des deux parties essentielles du portrait. Puis, un balancement rythmé d'agréments intellectuels et d'avantages moraux : mélancolie et enjouement, grandeur de l'esprit cl bonne grâce modeste, tous les charmes de la beauté et tous ceux de la vertu. Oui, cela est joli, bien fait, harmonisé avec un art infini ; mais cet art lui-même se trahit trop. Le lecteur perd confiance ; il ne voit plus les limites du réel et du convenu ; il craint que le procédé n'ait tout gâté, en mêlant indiscrètement aux traits fournis par la nature des réminiscences d'école.


LES MÉMOIRES DE SAINT-SIMON. l53

La première qualité d'un portrait est la ressemblance. Quand nous avons le sentiment que le peintre embellit et corrige son modèle, qu'il amollit le relief jusqu'à le supprimer, nous en venons à douter de la ressemblance. Mais nous n'avons rien à craindre de pareil avec Saint-Simon. Ici le peintre inspire une absolue confiance; parce que sa préoccupation unique, el on le sent, a été de rendre ce qu'il voyait, et comme il le voyait.

Ce n'est pas seulement par la vigueur de la touche que SaintSimon se dislingue du commun des historiens, quand il peint ses héros ; il nous parait avoir fait dans le genre une véritable révolution, dont les deux principaux éléments seraient l'ampleur merveilleuse des proportions, et l'invasion du détail concret se substituant aux abstractions .

Que l'on prenne en exemple le portrait du duc d'Orléans, on verra cela, el quelque chose encore d'absolument nouveau," d'un art achevé et d'une étonnante illusion de vie : le portrait se refait et se défait comme de lui-même aux divers âges de la vie, suivant les influences ; il n'a plus celte immutabilité d'une image prise à une heure donnée, il passe par les altérations successives de l'âge, de l'adolescence à la pleine maturité, par les degrés du vice ou de la vertu ; toujours animé, toujours ressemblant, toujours en transformation, comme le modèle lui-même. Étudiés de ce point de vue, les portraits du duc d'Orléans et du duc de Bourgogne{ offrent à l'admiration une matière prodigieusement riche. On y voit un art accompli, et qui s'ignore ; une souplesse sans égale dans l'intelligence du modèle, une fertilité dans l'invention des moyens que nul écrivain n'avait eue encore au même degré et qu'il n'a été donné à nul autre de retrouver.

L'impression générale produite par l'oeuvre de Saint-Simon est celle d'un fourmillement de vie d'une surprenante intensité. C'est peu de dire qu'il a repeuplé pour nous ces immenses galeries désertes de Versailles et ressuscité tout un monde disparu ; Montalembert lui applique avec raison le mot de Bossuet : « Il semble rendre la vie plus vivante. » Nous connaissons la cour de Louis XIV comme si nous y avions vécu, plus complètement peut-être; car ce fouilleur

1 XII, 92 à i4â ; vui, 200 à 20g ; ix, 000 à 3o5 ; x, 97 à nô.


l54 J. DE CR0ZALS.

impitoyable a découvert pour nous les consciences et scruté les replis les plus secrets des âmes.

Il est aisé de relever dans Saint-Simon des erreurs historiques, et tout érudit qui s'appliquera à celle besogne triomphera sans peine de notre auteur. Ce travail veut être fait ; car, même en regard d'un écrivain de génie, les droits de la vérité sont sacrés. Mais quelques erreurs de détail sur des points secondaires, quelques rectifications essentielles de jugement dans les cas graves où la passion a égaré l'écrivain et faussé sa sincérité jusqu'au mensonge, tout cela ne saurait prévaloir contre le service éminent rendu à l'histoire elle-même par ce maître ouvrier. Quel merveilleux spectacle n'offrirait pas notre histoire nationale, si chaque siècle avait été illuminé par un SaintSimon ! Tout paraît désert, quand on quitte la période qu'il a racontée. On croit entrer dans un pays abandonné de ses habitants, le grand souffle de la vie s'est éteint. Cette faculté créatrice de Saint-. Simon, qu'aucun historien n'a possédée au même degré, le met au premier rang de nos écrivains. Ecrivain par occasion, sans préparation, sans modèle et sans ambition littéraire, il s'est fait avec les mots de tout le monde une langue d'une puissante originalité ; SainteBeuve le met, entre Molière et Bossuet ( « un peu au-dessous, je le sais, mais entre les deux certainement »), au rang des premières gloires de la France.

En vain, pour le réduire, lui reprochera-t-on sa bile et ses haines ; il lui sera beaucoup pardonné, quoiqu'il ait beaucoup haï ; car ses haines sont plus encore de l'écrivain que de l'homme. Il leur a donné par le style un tel relief qu'elles nous semblent démesurément enflées et produisent l'illusion de quelque chose d'énorme. Mettons-les au point, et demandons-nous s'il ne s'en est pas amassé autant, à toutes les époques, dans l'âme d'un courtisan, candidat toujours malheureux aux grandes affaires. Saint-Simon eût mieux servi sa gloire en tenant parfois en bride sa plume et sa langue. « Il faut tenir votre langue 1, » lui disait déjà Louis XIV. Prenons garde de ne pas abuser contre ce puissant écrivain de sa franchise même, et d'une indiscrétion qui nous est une source toujours vive de jouissance.

1 VII, 322.


DE L'EMPLOI DES MOTS ÉTRANGERS EN ALLEMAND

Par M. SCHEURER,

Professeur à la Faculté des Lettres de Grenoble,

En Allemagne, plus qu'en aucun autre pays, les écrivains se servent de mots d'origine étrangère ; les classes élevées et moyennes de la société ne craignent pas, ou plutôt, semblent heureuses de les employer dans la conversation ; la prose de certains journalistes est un singulier mélange d'allemand, de latin et de français. Le fait est curieux et n'a pas manqué d'inspirer quelque inquiétude, chez nos voisins, aux esprits judicieux justement préoccupés de l'avenir de l'idiome national et désireux de le voir maintenir sa place parmi les langues littéraires de l'Europe.

Comment la langue allemande, qui forme avec tant de facilité des mots nouveaux, tant composés que dérivés, arrive-t-elle à faire de si fréquents emprunts à ses voisines, au français surtout ? Estil permis et dans quel cas est-il permis de se servir d'un mot étranger ? C'est là une question qui peut intéresser non seulement les Allemands eux-mêmes, mais aussi ceux qui, parmi nous, écrivent ou aspirent, à écrire la langue de nos voisins.

« N'employez jamais un mot étranger si vous en trouvez un en allemand qui en est le parfait équivalent. » C'est ainsi que s'expriment les puristes modérés depuis qu'on a compris, en y regardant d'un peu plus près, que le cri de guerre des fanatiques : « Bannissons tout ce qui vient du dehors ! » demande l'impossible. La règle, telle que l'énonce le parti modéré, est fort bonne : seulement il s'agirait de savoir au juste quels sont les mots étrangers qui peuvent être parfaitement remplacés par des mots allemands. Au fond, la règle énoncée plus haut veut dire tout, simplement:


1 56 SCHEURER.

Employez le mot qui exprime le mieux votre pensée, c'est-à-dire faites ce que font tous ceux qui écrivent bien. Lorsqu'un bon auteur préfère un mot étranger, il faut admettre qu'il a pour cela des raisons valables ; il estime que ce mot exprime sa pensée plus clairement que tout autre, qu'il y ajoute une nuance particulière, qu'il éveille clans l'esprit du lecteur une ou plusieurs idées accessoires que le terme emprunté à l'idiome national ne saurait faire naître. S'il préfère un mot étranger à un autre de sa propre langue, il est guidé par le même principe qui préside à son choix entre plusieurs mots allemands : connaissez-les tous et employez le meilleur. La règle est simple ; les difficultés et le cloute commencent lorsqu'il s'agit de l'appliquer dans tel ou tel cas particulier ; c'est le bon goût, c'est le jugement individuel et surtout une connaissance parfaite du vrai sens des mots qui seuls peuvent nous guider.

Les puristes à outrance qui condamnent l'emploi de tout mot étranger, et ceux qui professent la tolérance la plus absolue, sont également éloignés du vrai. 11 est évident que ces derniers, en faisant de fréquents et inutiles emprunts aux langues étrangères , défigurent l'idiome national et le rendent inintelligible à tous ceux qui ne connaissent que leur langue maternelle.

Quant aux puristes à outrance, il me semble qu'on peut leur reprocher deux choses : ils attribuent à la langue allemande une puissance créatrice qu'elle n'a plus, en prétendant que, si on le voulait sérieusement, on pourrait très bien se passer de toute espèce d'emprunt ; en second lieu, ils enseignent que le fait même d'emprunter, bien que les circonstances semblent parfois devoir l'excuser, est condamnable, puisqu'il est contraire au respect qu'un peuple se doit à lui-même. Il y a là erreur et exagération.

Les emprunts non motivés que les Allemands du xvne siècle firent aux idiomes de leurs voisins, il faut les condamner sans réserve ; il n'en est pas de même des mots étrangers si nombreux qui ont acquis droit de cité, grâce à l'établissement du christianisme en Germanie, grâce à la Renaissance et à l'élude approfondie des chefs-d'oeuvre de l'antiquité, grâce surtout aux ouvrages des classiques de la seconde moitié du xvm° siècle. Un examen même superficiel permet de constater dans la langue et la littérature allemandes l'existence de nombreux mots d'origine étrangère. H y en a des milliers; on les a réunis dans, des vocabulaires, spéciaux ; on en a dressé des listes plus ou


DE L EMPLOI DES MOTS ETRANGERS EN ALLEMAND. I07

moins complètes. Il y en a un si grand nombre que Th. Merlens 1 va même jusqu'à exprimer la crainte que l'allemand ne finisse par devenir une langue romane ; c'est beaucoup dire et je crois que le danger n'est pas imminent. Pour se consoler de cette invasion de mots étrangers, certains Allemands et en particulier l'auteur d'un article publié dans la « Deutsche Rundschau » (juillet 1886) constatent que le mal n'est pas spécial à la langue allemande ; que tous les idiomes de l'Europe en souffrent également et que les Allemands n'ont fait que suivre l'exemple que leurs voisins leur ont donné. C'est, dit-il, une question de plus ou de moins, voilà tout. Les Allemands ont peut-être été moins prudents dans leur choix que d'autres nations ; ils ont fait preuve de moins de goût ; mais, en somme, ils ont fait comme tout le monde.

Pour le prouver, l'auteur se contente de citer l'anglais et le français ; ce dernier, selon lui, compte par centaines et par milliers les mots d'origine étrangère : « Sans doute celui qui croirait que tous les mots qui se trouvent dans un dictionnaire français sont français, aurait quelque peine à convenir de ce fait. Dans deux ou trois pages de la (( Revue des deux Mondes » j'ai vu les mots étrangers suivants : diocèse, dogmatique, hypocrisie, problème, économie, physiologique, philosophique, métaphysique , apologie , éphémère , postulat, sidéral, phraséologie, stoïcien, caractères, idées, scientifique, critique, puéril, virilité. Tout le monde conviendra que ces mots grecs sont aussi étrangers en France qu'en Allemagne. Mais plus d'un appellera peut-être français les mots latins comme sidéral, scientifique, postulat, puéril, virilité, puisque le français vient du latin. Cependant il faut bien reconnaître qu'ils n'en dérivent pas comme les mots véritablement français (comme père, mère, soeur et fils, naître, vivre, aimer et mourir), mais qu'ils ont été empruntés à la langue latine à une époque où celle-ci était déjà morte, et où le français était déjà formé. Ils n'ont pas été faits par le peuple ; ils ne sont pas nés des divers dialectes parlés par les Gallo-Romains ; ce sont les lettrés qui les ont tirés des textes latins ; ils les ont expliqués à la jeunesse des écoles et imposés par leurs écrits à la masse de la nation. Ce serait du reste une erreur de croire que le Français n'a pas le sentiment de l'origine

1 TA'ider die Fremdwoerter, Hannover, 1870.


l58 • SCHEURER.

étrangère de ces mots-là el que, grâce à leur source commune, ils se sont complètement fondus avec le vocabulaire français proprement dit. Les mots directement empruntés au latin portent visiblement l'empreinte de leur origine, tandis que cette empreinte s'est effacée dans les mots formés par le peuple. La formation inconsciente a fait maître de magister, cheval de cavallus, chien de canis; la forme classique a disparu ou a été profondément modifiée.

Les mots empruntés conservent au contraire leur forme classique ; leur terminaison seule est française. Souvent môme rien ne semble les relier au vocabulaire véritablement français ; ils sont comme des immigrés, sans parenté dans le pays. Le mot virilité, par exemple, un Français ne le comprend pas plus qu'un Allemand ; sa langue maternelle ne lui apprend pas que vir signifie homme. Il en est de même de sidéral et de puéril. Il n'y a pas de sidéra au ciel de la France et un petit Français ne s'appelle pas puer. Le peuple a toujours appelé naïvement savant celui que les Allemands nomment Gelehrter ; mais il n'a pas formé le mot abstrait, et il a fallu emprunter au latin le mot érudition. De nos jours encore le peuple ne comprend pas ces mots-là. La langue écrite les a adoptés,il est vrai,mais il ne faudrait pas les répéter trop souvent ; ce serait un manque de bon goût. » Nous apprenons ainsi, à notre grand élonnement, que des milliers de mots que nous considérons comme français, ne le sont pas. Au risque d'employer des mots étrangers, on peut trouver cette assertion singulière. Ces mots, pour ne pas avoir été faits par le peuple n'en sont pas moins français. Il ne les a pas faits parce qu'il n'en sentait pas le besoin ; ils ont été formés un peu plus tard que leurs frères aînés, mais ce sont les fils de la même mère.

« On doit aussi qualifier d'étrangers, dit encore M. G., un grand nombre de mots latins d'origine que l'on rencontre en anglais. Au français apporté en Angleterre par le conquérant et son armée et qui s'est fondu peu à peu avec le saxon, la langue des vaincus, sont venus s'ajouter, grâce au développement de la civilisation, aux progrès des arts et des sciences une foule de mots nouveaux, grecs ou latins. » Quant aux mots grecs nous n'hésitons pas à les qualifier d'étrangers ; tous les peuples de l'Europe, en s'en servant, les regardent comme tels. Mais pour les mots d'origine latine c'est autre chose ; l'anglais étant composé de saxon et de latin, les mots tirés de celle dernière langue ne doivent pas être considérés comme étrangers. L'homme du


DE L'EMPLOI DES MOTS ÉTRANGERS EN ALLEMAND. 169

peuple, l'ouvrier, le laboureur ne les emploient naturellement pas; le lettré les accepte, mais ne s'en sert que lorsque le saxon ne lui en fournit pas l'équivalent. L'Anglais qui sait sa langue, blâme les écrivains qui, comme Johnson et Gibbon semblent avoir une prédilection marquée pour les mots d'origine latine ; mais il ne les considère pas pour cela comme étrangers.

Les Italiens et les Espagnols n'ont pas l'habitude d'emprunter inutilement des mots à leurs voisins, On peut en dire autant des peuples Scandinaves. Les Allemands, on s'efforcerait en vain de le nier, sont de toutes les nations de l'Europe, celle qui fait les emprunts les plus fréquents aux langues étrangères, au français surtout. 11 est facile d'en donner les raisons : elles sont multiples. Éblouis par la gloire littéraire de la France au xvn° siècle, nos voisins se mirent à étudier les chefs-d'oeuvre de nos grands écrivains ; ils n'ont pas cessé de le faire depuis.

Plus d'un mot, plus d'une tournure particulière à notre langue, ont ainsi, à tort ou à raison, acquis droit de cilé dans les pays d'outreRhin. « Non seulement, dit M. G., l'allemand a toujours éprouvé le besoin de s'assimiler la culture intellectuelle des autres nations, mais un instinct secret semble le pousser à se servir des mots sonores et harmonieux des peuples de race latine ; il éprouve à les prononcer et à les entendre un plaisir enfantin. » Au xvn" siècle, l'Allemagne, oublieuse de son passé et de ses grands poètes d'autrefois, appauvrie et ruinée par une guerre longue et désastreuse admirait non seulement le fonds de notre littérature, les idées ingénieuses et profondes de nos grands auteurs, mais la forme brillante dont ils avaient su les revêtir. La langue étrangère lui parut plus élégante, plus noble que l'idiome national. Il y eut un temps où la société polie et lettrée hésitait à se servir de la langue maternelle ; si elle s'y décidait, ce n'était pas sans faire de fréquents emprunts au latin et au français, afin de parler aussi peu que possible comme l'artisan ou le paysan. On employait le mot étranger non seulement quand le mot allemand faisait défaut ; on remplaçait souvent ce dernier sans nécessité aucune.

Les savants, jurisconsultes, médecins ou théologiens, eurent honte de leurs noms allemands qui rappelaient une origine plébéienne, une honnête famille d'artisans ; on vit surgir des Fabricius, des Sartorius et des Textor. Le moindre fonctionnaire était fier de porter un litre latin. Les classes moyennes finirent par imiter la haute société ; on


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crut se distinguer du vulgaire en substituant à Vetler et Base, Nèfle et Nichle, les mots cousin et cousine, neveu el nièce ; bientôt les diverses parties d'un appartement, les meubles, les ustensiles de ménage et jusqu'aux mets les plus ordinaires perdirent leur dénomination nationale. Jamais la manie de se servir de mots étrangers ne fut plus générale qu'à la fin du XVII 0 siècle ; de nos jours encore elle est loin d'avoir disparu. Les sociétés puristes fondées à diverses époques et animées, à n'en pas douter, des meilleures intentions ne purent, pas plus que les efforts.d'un grand nombre d'auteurs de talent, la faire cesser ; on dépassait le but qu'on se proposait d'atteindre ; on demandait l'impossible.

D'autres raisons encore ont contribué à répandre en Allemagnele goût de notre langue ; sa clarté, son élégance, sa facilité plutôt apparente que réelle en ont fait par excellence la langue de la conversation. L'ascendant politique dont la France a joui à diverses époques en Europe l'a fait adopter par les cours et la diplomatie. Le séjour prolongé de nos armées en Allemagne n'a pas été non plus sans laisser des traces durables chez nos voisins ; ces derniers, en un mot, n'ont eu avec aucune nation des rapports aussi fréquents qu'avec nous. Tout cela explique suffisamment, sans toutefois les excuser, les emprunts considérables qu'ils font à notre vocabulaire. S'ils avaient eu le bon goût, comme les autres nations de l'Europe, de se renfermer dans de justes limites, personne n'aurait le droit de les blâmer. On trouve des' mots étrangers dans toutes les langues du monde. Aucune nation ne peut s'isoler complètement ; les Chinois eux-mêmes qui, pendant si longtemps ont repoussé tout élément étranger, ont fini par faire connaissance un peu malgré eux, avec les ki-li-sse-tang et en particulier avec les ya-ssuhoei-sse venus pour les convertir el les ing-hi-li qui leur achètent du thé et leur vendent de l'opium. Un savant allemand a découvert dans la langue d'une petite tribu de nomades sibériens quelques mots . russes (par exemple tschai, thé et ssachar, sucre) désignant des objets dont ils doivent sans doute la connaissance à quelque commerçant aventureux. Faut-il s'étonner que les Allemands qui doivent une grande partie de leur civilisation aux peuples de race latine se soient assimilé une partie de leur vocabulaire ?

Mais pourquoi, dira-t-on peut-être, les peuples de race germanique n'ont-ils pas formé des mots nouveaux pour désigner les nombreux objets que leurs rapports avec les nations de race latine leur ont fait


DE L EMPLOI DES MOTS ÉTRANGERS EN ALLEMAND. l6l

connaître ? Ils ne l'ont pas fait pour deux raisons ; d'abord parce que, à l'époque des invasions et, à plus forte raison, plus tard, lorsque les missionnaires chrétiens leur ont prêché la doctrine nouvelle, leur langue était déjà formée et avait perdu sa puissance créatrice ; et puis, tout simplement, parce qu'il paraissait plus facile et plus expéditif de laisser à la chose qu'ils voyaient pour la première fois le nom qu'elle portait. Rien n'était plus naturel pour les noms de fruits inconnus, d'ustensiles nouveaux, des fonctions que remplissaient certains personnages, des dignités dont ils étaient revêtus ; c'est ainsi que les diverses espèces de fruits (à quelques rares exceptions près, comme par exemple la pomme) ont, en allemand des noms d'origine latine ou grecque ; il en est de même de tous les serviteurs de l'Église depuis le sacristain jusqu'au sommet de la hiérarchie.

Pour le barbare, le fonctionnaire s'identifiait en quelque sorte avec ses fonctions ; le nom qu'il portait était accepté comme celui d'un objet nouveau. Pour les idées abstraites ce fut autre chose : les missionnaires qui convertirent les Germains au christianisme n'eurent point une besogne facile : Ulfilas et Columban pour faire comprendre les dogmes nouveaux aux barbares durent forger plus d'un mot que nous trouvons très naturel aujourd'hui, mais qui dut paraître étrange à leurs contemporains. •

L'existence de l'élément étranger en allemand s'explique donc suffisamment ; on comprend aussi pour quelles raisons il est plus considérable là que partout ailleurs. Or, parmi ces milliers de mots d'origine diverse, il faut savoir choisir en connaissance de cause.

On peutles diviser eii trois catégories.

La première comprend ceux auxquels un long usage a assuré définitivement, à tort ou à raison, une place dans le vocabulaire de la langue.

Et ici se présente tout d'abord la longue liste des mots, que les Germains empruntèrent à la langue latine lorsque l'empire, incapable de défendre ses frontières, dut subir l'invasion des barbares qui vinrent s'établir sur son territoire et surtout lorsque Rome, après de longs efforts, eut réussi à convertir au christianisme les peuplades germaniques. L'introduction d'un si grand nombre de mots nouveaux dans la langue allemande paraît moins étonnante si on se rappelle l'existence simple que menaient les barbares, leur ignorance des arts et des sciences, leur indifférence pour tout ce que nous appelons les

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162 SCHEURER.

commodités el Jes douceurs de l'existence, leur aversion pour toute occupation autre que la guerre et la chasse. A l'époque où les Germains furent mis en contact avec la civilisation romaine, leur langue, si elle n'était plus apte à créer des mots nouveaux, avait encore la force nécessaire pour s'assimiler ceux qu'elle empruntait à la langue latine et pour les marquer d'une empreinte germanique. Ces mots, substantifs pour la plupart (car c'étaient bien plutôt des objets nouveaux que les barbares apprirent à connaître que des modes d'action et des manières d'être), furent déclinés selon les règles de la grammaire allemande et ne tardèrent pas à faire partie de la langue si bien que le peuple en s'en servant ne se doutait plus de leur origine étrangère.

Tels sont les mots que l'on trouve déjà dans l'ancien haut allemand

cet qui se rapportent à la culture des champs et des jardins comme :

•pherrich (parcus), phosl (postis), pliai (palus), phlanza (planta),

quiten (cydonium), aniz (anethum), minza (mentha), ratich (radix),

chol (colis), lins (lens), chirsa (cerasum), nuz (nux), phersich (persicum),

(persicum), (populus);

A la construction des maisons et aux objets qui s'y trouvent : Ranimer, Keller, Estrich, Fenster ; ziegel, l'ancien tegel, ziegal (tegula), chorb (corbis), chezzil (catillus); faz (vas), ezzich et echiz (acelum), oli (oleum), chalch (calx), crida (creta), pech (pix) ;

Aux cérémonies du culte nouveau, à ses institutions, à ses fonctionnaires, aux constructions qu'elle faisait faire : Kelch,. Messe, Predigt, Kreuz ;

Abt, Monch, Priester, Propst, Bischoff, Pfaffe, Nonne ; Kloster, Zelle, Kapelle, Munster; A l'industrie et au commerce :

Perimend (pergamenlum), papir (papyrus), chetina (catena), zins (census), muniza (monela), chaphar (cuprum), marchât (mercalus), sinnamin (cinnamomum), pfeffar (piper), ris (arab. er-roz), Perala (perla), metzeler (macellarius), tisc (discus), satul (sedile).

Ces mots et beaucoup d'autres font définitivement partie de la langue ; ils sont devenus allemands ; on ne peut faire valoir aucune raison sérieuse contre leur emploi. Il en est d'autres dont il faut bien se servir aussi malgré leur forme étrange, parce que l'usage, ce maître souverain, le veut ainsi. Ce sont par exemple les verbes en iren, que l'on peut compter par centaines, un grand nombre de ternies


DE L'EMPLOI DES MOTS ÉTRANGERS EN ALLEMAND. l63

techniques employés dans divers métiers et professions, et surtout ceux qui composent le vocabulaire de l'art militaire.

Là le mal date de loin et est irrémédiable ; seulement on a eu tort d'ajouter aux termes du métier usités depuis longtemps un certain nombre d'expressions nouvelles dont il eût été facile de trouver l'équivalent en allemand et qui ne manquent" pas de produire un singulier effet ; l'emploi de mots comme : die cantonnements, die ménage, seinen chef saluliren, ordres empfangen, die tète der colonne, die arrière garde, ein détachement coupirte terrains, patrouillieren, observiren, die lisieren der vvaldungen, debouchiren, deployiren, forciren, reliriren, paraîtra toujours regrettable aux Allemands soucieux delà pureté et de la dignité de leur langue.

D'autres idiomes ont enrichi le vocabulaire allemand : l'italien, l'espagnol, l'anglais, le russe ont fourni chacun son contingent plus ou moins important. Il faut en prendre son parti ; on n'y changera rien.

Il est une autre classe de mots empruntés aux langues étrangères, au français surtout, sur l'emploi desquels les Allemands ne sont nullement d'accord. On en trouve, disent les uns, les équivalents dans l'idiome national ; ils prétendent que s'ils diffèrent, quant au sens, des mots allemands correspondants, c'est par une nuance imperceptible, et en concluent qu'il ne faut pas s'en servir. Mais, répondent leurs adversaires, une nuance de plus ou de moins exprimée par un mot, constitue une idée nouvelle ; il faut donc un mot nouveau. Cette manière de voir, il me semble, est la vraie. Que se propose celui qui parle ou qui écrit, sinon l'expression la plus parfaite de sa pensée? Il préférera donc le mot étranger si ce dernier rend plus complètement son idée. Il y a des gens qui ne sentent pas la différence entre Kokett et gefallsûchtig, bigott et scheinheilig, dévot et unterthainig, génial et geistvoll, frivol et leichtfertig, galant et hoeflich, modem et neu, antik et ait, classisch et mustergûltig, Eleganz et Zierlichkeit, Grazie et Anmut, Esprit et Witz ; il ne faut pas leur en vouloir, mais ceux qui cherchent un guide dans l'art de bien écrire feront bien de ne pas s'adresser à eux. Est-ce que Schauspielhaus et Theater, Schauspiel et Drama, Poésie et Dichtkunst, Architektur et Baukunst, Mélodie et Weise sont des synonymes ? Général peut-il être remplacé par Heerfùhrer et Feldherr ? Évidemment non. Peut-on songer sérieusement à substituer Eisenbahnvvagenabteilung à coupé, Eisen-


I6 4 SCHEURER.

bahnwagendamenabtheilung à Damen-coupé? Jamais voyageuse un peu pressée ne consentira à se servir de ce formidable composé pour demander son billet. Geschmeide, Kleinode sont-ils les équivalents exacts de Juwelen et Pretiosen? Ne vaut-il pas mieux dire Crèche que Kleinkinderbewahranstalt ?

Les grands auteurs allemands sont loin d'être des puristes systématiques ; leurs oeuvres sont les meilleurs guides dans l'art difficile de l'emploi judicieux des mots étrangers ; celles de Lessing, de Lichtenberg, de Kant, de Herder, de Goethe, prouvent plus que toutes les dissertations.

Schopenhauer dit (Parerg. II, 602) : Fur einige Begriffe findet sich bloss in einer sprache ein vvort welches alsdann in die andern ûbergeht-: so das lateinische Affect, das franzoesische naïv ; das englische comfortable, gentleman und.viele andere. Bisweilen auch drùckt eine fremde Sprache einen Begriff mit einer nuance aus, vvelche unsere eigene ihm nicht gibt und mit der vvir ihn gerade jetzt denken. Daim wird Jeder, dem es uni einen genauen Ausdruck seiner Gedanken zu ihun ist das fremde vvort gebrauchen ohne sich an das Gebelle pedanlischer Puristen zu kehren.

D'ailleurs, si l'on croit pouvoir, sans s'humilier, emprunter aux étrangers certains objets dont ils ont en quelque sorte le monopole, ne peut-on pas tout aussi bien se servir des noms qu'ils leur ont donnés ? Paris impose ses modes au monde civilisé ; la cuisine française est renommée partout. Les Allemands remplaceront-ils jamais ruche, plissé, volant, chignon ; ragoût, salmis, sauce mayonnaise, consommé, fricassé? Les Anglais sont les premiers sportsmen du monde; les Allemands, pas plus que les Français, ne doivent hésiter à dire, quand il le faut, turf, start, steeple chase, etc., tout comme nous employons clown et square.

Ceux qui font de l'emploi des mots étrangers une question d'amourpropre national, devraient ne pas oublier que l'usage s'est chargé, dans bien des cas, de sauvegarder la dignité de leur langue maternelle. En effet, un sentiment pomr ainsi dire instinctif du respect qu'on doit à cette dernière a fait donner, quand il s'agit de deux termes à peu près équivalents, le premier rang au mot allemand dans la sphère des idées élevées, au mot étranger quand on le prend dans son acception vulgaire, commune ou prosaïque. C'est ainsi qu'en parlant des sièges ou des repas des dieux de l'Olympe ou du


DE L'EMPLOI DES MOTS ÉTRANGERS EN ALLEMAND. l65

Walhalla en emploiera stuhl et mahl ; si ce sont de simples mortels qui se mettent à table, « dîner » et « souper » désigneront un repas plus élégamment et plus copieusement servi que Mittagessen, Abend ou Nachtessen.

Le mot fauteuil (qui du reste est d'origine allemande) indique un siège plus riche et plus élégant que le respectable mais un peu bourgeois Ami:: Sorgen- ou Lehnstuhl. Le préfet de police est un « chef » ; l'empereur un « Oberhaupt ». Noblesse, c'est la tournure, le cachet aristocratique ; Adel (der Erscheinung) indique la noblesse du caractère, l'élévation des sentiments ; on attribue une « noble » Gesinnung.à celui qui est incapable de calcul mesquin; une « edle » Gesinnung produit des actes de haute vertu. On dislingue aussi « chevaleresk de ritteiiich ; generoes de grossmulig » ; l'allemand ne rendrait pas bien par Mut cette espèce de courage physique qui lient du tempérament et des nerfs, et que les Anglais expriment par « pluck » ; il faut qu'ils se servent de notre mot courage, qui devient kurasche.

Un Dichter est au-dessus d'un Poet ; un Sekretar est plus qu'un (Geheim) schreiber. Quelquefois on emploie le mot étranger, parce qu'il est plus fort que tous ceux que l'allemand peut fournir. Goelhe attire l'attention sur tout ce que le mot « perfide » éveille en nous ; treulos, tûckisch, verroetherisch, ne sont rien en comparaison; le son de « perfide » rappelle un reptile; Goethe l'appelle glissant, froid, venimeux. Et pourtant l'étymologie n'y est pour rien; perfidus vaut ungetreu. L'usage de tous ces mots d'emprunt est donc légitime ; mais ceux-là seuls doivent s'en servir qui en connaissent le sens exact.

Nous avons peu de chose à dire d'une troisième catégorie de mots étrangers, heureusement peu nombreux, français pour la plupart, qu'on rencontre encore parfois dans les livres de ceux dont l'art de bien écrire est le moindre souci, et que l'on entend encore trop souvent dans la conversation ; hâtons-nous de le dire toutefois, leur emploi tend à disparaître. Ce sont ceux qui ont leurs équivalents en allemand et qui sont par conséquent parfaitement inutiles. Il est ridicule de se servir de mots comme magnifique, dispendioes, arrangement, profitabel; Gabel et Flasche indiquent absolument le même objet que « fourchette et bouteille ». Quelques-uns de ces mots ont même l'inconvénient de n'être ni français ni allemands ; on devrait se hâter de les oublier : tels sont bel|etage, blamage, etc.


l66 SCHEURER.

Nous ne parlerons pas de certaines expressions spéciales à la jeunesse des écoles (comme égal pour einerlei, etc.), qui éprouve le besoin de se distinguer du commun par un langage à part.

En somme, comme on le voit par tout ce qui précède, le mal est moins grand que bien des personnes ne semblent le croire. L'immense majorité des emprunts faits par l'allemand aux langues étrangères a sa raison d'être; c'est l'abus seul qu'il faut proscrire.


LES

ORGANES SÉCRÉTEURS DE LA CIRE CHEZ L'ABEILLE

Par M. le Dr G. CARLET,

Professeur à la Faculté des Sciences de Grenoble.

L'Abeille a toujours été, en raison même de son utilité, l'objet de nombreux travaux. L'étude de ses moeurs et les soins à lui prodiguer, en vue de la récolte du miel et de la cire, ont cependant plus attiré l'attention que son organisation même. Ainsi, il peut paraître surprenant que l'on soit arrivé jusqu'à nos jours, sans avoir aucune idée précise sur la nature des organes sécréteurs de la cire. A part le fait, signalé par un paysan de la Lusace, de la présence de la cire à la face ventrale de quelques anneaux de l'abdomen, on no trouve, dans les auteurs, que des renseignements vagues ou erronés et manquant par conséquent de concordance sur les organes producteurs de cette précieuse substance. Les uns ont cru que la cuticule ou partie superficielle du tégument des arceaux ventraux était capable de produire la cire ; les autres ont imaginé des glandes renfermées à l'intérieur de l'abdomen et chargées de sécréter cette matière grasse, Tout cela est inexact. Le seul point sur lequel on semblait d'accord, à savoir que tous les arceaux ventraux de l'abdomen, à l'exception du premier et du dernier, donnaient de la cire, est lui-même contraire à la vérité. C'est, en effet, dans tous les arceaux ventraux de l'abdomen, à l'exception des deux premiers, que se fait la sécrétion cireuse; le dernier, qu'on supposait dépourvu de celle sécrétion, est celui qui fournit au contraire le plus de cire. Comme l'abdomen de l'Abeille est formé de six anneaux, les quatre derniers arceaux ventraux méritent donc le nom d'arceaux ciriers, que nous leur donnerons.


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Un arceau cirier est divisé, en deux parties par un sillon courbe que nous appellerons sillon ventral. En supposant l'Abeille orientée la tête en haut et la face ventrale en avant, le sillon ventral est concave inférieurement et renferme dans sa concavité une surface velue extérieurement que nous appellerons l'étage inférieur de l'arceau. Audessus du sillon ventral, l'arceau est glabre sur ses deux faces : ce sera, pour nous, l'étage supérieur de l'arceau, le seul qui doive nous occuper ici, puisque c'est à sa surface externe que s'accumule la cire.

Fig. i. — Troisième arceau ventral (grossi) de l'abdomen de l'Abeille (face externe), ca, cm, cornes antérieure cl moyenne ; Es, Ei, écailles supérieure et inférieure ; c, écusson ; h, bande sternale (hyperbole) de l'arceau ; sv, sillon ventral,

Fig. 2. — La membrane cirière. Elle a été déchirée à gauche et laisse voir la face profonde de l'écaillé supérieure, contre laquelle elle est appliquée (coloration par l'encre; fort grossissement). C, une cellule cirière présentant son noyau n, ses nucléoles n' n el des granulations de cire g g dans leproloplasma. 11, un hexagone pointillé, formé par un dépôt de granulations de cire, avec une partie centrale claire, simulant un noyau. Les divers hexagones sont séparés les uns des autres par le réseau hexagonal r.

(Ces clichés sont extraits du Naturaliste, revue illustrée des sciences naturelles.)

L'étage supérieur présente deux plaques irrégulièrement hexagonales, séparées l'une de l'autre par une bande sternale et entourées d'un cadre chitineux : nous les appellerons plaques ciricres. C'est clans celles-ci que se fait la production de la cire qui s'accumule sur leur face externe où elle prend la forme d'une lamelle blanchâtre que


LES .ORGANES SÉCRÉTEURS DE LA CIRE CHEZ L'ABEILLE. l6p,

recouvre l'étage inférieur de l'arceau précédent : aussi allons-nous faire des plaques cirières l'objet d'un examen spécial.

PLAQUE CIRIÈRE. — Elle se compose de trois couches superposées dont l'une seulement, celle du milieu que nous nommerons membrane cirière, sécrète la cire, ainsi que nous le démontrerons dans un instant. Nous donnerons à la couche superficielle le nom cYécaille supérieure. Quant à la couche profonde, que nous appellerons membrane interne, elle n'est qu'une partie du revêtement interne du squelette cutané et n'offre d'autre intérêt, au point de vue qui nous occupe, que comme organe protecteur de la membrane cirière. Cette dernière se trouve ainsi entourée d'un cadre, celui de la plaque cirière, sur lequel elle est tendue entre deux lames résistantes, l'écaillé supérieure et la membrane interne, à la façon d'une gravure encadrée, comprise entre deux lames, l'une de verre, l'autre de carton, qui la protègent sur ses deux faces.

A. Écaille supérieure. — Elle est très mince et forme la face externe ou superficielle de la plaque cirière. Concave en avant, sur des coupes verticales, convexe au contraire, sur des coupes horizontales, elle est excavée à la façon de la gorge d'une poulie dont le plan serait horizontal. C'est dans cette excavation très peu accentuée que s'accumule la cire, après qu'elle a, comme nous le démontrerons plus loin, traversé l'épaisseur de l'écaillé supérieure.

Examinée au microscope, l'écaillé supérieure paraît décomposée en un réseau peu apparent de cellules, pour la plupart hexagonales, dont nous désignerons l'ensemble sous le nom de réseau hexagonal. Pour étudier convenablement ce réseau, nous avons soumis l'écaillé à l'action des réactifs colorants. Celui qui nous a le mieux réussi est l'encre ordinaire dont on n'a pas jusqu'ici, que nous sachions, essayé l'emploi en histologie. Cette encre possède un mordant spécial fixant parfaitement la couleur sur la cire, matière grasse qui ne se laisse pas facilement imprégner par tous les réactifs. Avec l'encre qu'on trouve dans le commerce sous le nom à'encre Gardot, nous avons obtenu des préparations d'un violet très doux et en même temps très lenace.

Après avoir fait macérer, pendant quelques heures, l'écaillé supérieure dans l'encre, nous la sortons de ce liquide et l'agitons quelques instants dans l'eau pour enlever la couche superficielle d'encre qui


I7O G. CARLET.

pourrait faire tache et enlever de la transparence au tissu. L'écaillé ainsi traitée est ensuite montée dans la glycérine ; elle présente alors très nettement le réseau hexagonal qui n'était que peu apparent avant la coloration. Chacun des hexagones se montre constitué par un amas de petites granulations violacées formant un pointillé très délicat. . Celles-ci n'existent qu'à la face postérieure de l'écaillé et sont plus abondantes vers la périphérie des hexagones qu'à leur centre qui, restant relativement clairet dépourvu de ponctuations, prend l'apparence d'un noyau. Enfin les divers polygones sont séparés les uns des autres par un lacis que l'encre ne colore pas et qui conserve la teinte légèrement jaunâtre de l'écaillé supérieure.

On pourrait, d'après cela, supposer l'écaillé composée de deux couches dont l'antérieure serait cuticulaire et anhiste, tandis que la postérieure présenterait la structure d'une membrane épithéliale à cellules hexagonales. Mais si l'on fait glisser la pointe d'une aiguille sur la face postérieure d'une écaille ainsi colorée, on tracera à sa surface une ligne qui laissera voir le tissu de l'écaillé intact et non réticulé. Le réseau coloré n'est, par suite, qu'un dessin qui disparaît sur le parcours d'une pointe, comme le fusain déposé sur une feuille de papier est enlevé sur le passage de la mie de pain. Ce sont, en effet, comme nous le montrerons dans un instant, des granulations de cire qui constituent les ponctuations du réseau hexagonal ; elles se colorent par l'encre et sont enlevées par la pointe de l'aiguille. Les hexagones pointillés ne sont donc pas des cellules ; d'ailleurs, la partie centrale de ces hexagones n'offre avec un noyau qu'une ressemblance grossière qui ne résiste pas à l'examen d'un oeil exercé. Il résulte de là que l'écaillé supérieure est tout entière cuticulaire et anhiste ; elle ne présente nullement la structure cellulaire qu'on serait tenté de lui attribuer et qu'on lui a attribuée en effet, à l'examen superficiel du réseau hexagonal qu'elle offre au microscope. Quelques naturalistes ont même regardé ces prétendues cellules, munies de soi-disant noyaux, comme les organes sécréteurs de la cire. Du reste, si l'on fait macérer, pendant quelque temps, l'écaillé supérieure dans l'essence de térébenthine, puis dans la benzine, elle devient d'une transparence parfaite après sa sortie de ces deux dissolvants de la cire et l'encre n'y révèle plus aucune trace du réseau hexagonal. Les hexagones ponctués sont donc bien formés, ainsi que nous l'avons annoncé, par de la cire qui est déposée sous forme de granulations. Ainsi l'écaillé supé-


LES ORGANES SÉCRÉTEURS DE LA CIRÉ CHEZ L'ABEILLE. I7I

rieure est anhiste et hyaline ; elle ne joue donc, contrairement à ce qu'on a supposé, aucun rôle dans la sécrétion de la cire, mais, comme nous le démontrerons, elle se laisse traverser par cette substance grasse.

Pour comprendre la formation du réseau hexagonal, il est indispensable d'étudier la membrane cirière.

B. Membrane cirière. — Appliquée directement contre la face postérieure de l'écaillé supérieure, elle a pour limites le cadre même de la plaque cirière sur les côtés duquel elle vient se fixer. C'est une membrane épithéliale formée par une simple couche de cellules molles et plates, pour la plupart hexagonales, ayant les mêmes dimensions que les mailles du réseau de l'écaillé supérieure. En effet, on peut facilement s'assurer que chacun des polygones de l'écaillé correspond à une cellule de la membrane cirière. Pour cela, on n'a qu'à enlever un lambeau de cette membrane et l'on apercevra, sur les bords de la déchirure, un certain nombre de cellules isolées qui sont restées adhérentes à l'écaillé. Or, chacune de ces cellules occupe exactement l'un des hexagones du réseau; d'où résulte, comme nous l'avons annoncé, la superposition parfaite des cellules de la membrane cirière et des polygones du réseau hexagonal.

Les cellules de la membrane cirière présentent un noyau central muni de nucléoles et entouré d'un protoplasma chargé de granulations. Le noyau, les nucléoles et les granulations se colorent vivement par l'encre ; mais si on laisse séjourner, un certain temps, l'arceau cirier dans l'essence de thérébenthine, puis dans la benzine, avant de le plonger dans l'encre, celle-ci ne colorera plus que le noyau et les nucléoles. Les granulations du protoplasma ont donc disparu, et cela suffit pour affirmer qu'elles sont constituées par de la cire. On peut donc appeler cellules cirières les cellules de la membrane cirière : ce sont elles qui sécrètent la cire et non de prétendues glandes intra-abdominales admises par quelques auteurs qui ne les ont d'ailleurs ni décrites ni figurées. Dans la région du noyau , à l'endroit où la couche de protoplasma est la moins épaisse, il y a un dépôt moins considérable de granulations et l'on comprend alors qu'après la coloration par l'encre, le centre de chaque polygone du réseau hexagonal de l'écaillé supérieure reste à peu près incolore. Enfin, on s'explique aussi qu'après cette coloration les hexagones pointillés soient séparés


1^2 G. CARLET.

les uns des autres par un réseau incolore, car celui-ci correspond à l'intervalle des cellules cirières, c'est-à-dire au ciment intercellulaire, qui ne sécrète pas de cire.

Pour démontrer le dernier point qui reste à élucider dans cette question des organes sécréteurs et de la sécrétion de la cire, à savoir que l'écaillé supérieure se laisse traverser par celte substance, montons rapidement la plaque cirière dans la glycérine, à la sortie des bains dissolvants, nous verrons, au bout de quelques heures, un grand nombre de globules graisseux apparaître entre la lamelle de verre et la face externe de l'écaillé. C'est la cire, encore renfermée dans l'épaisseur de l'écaillé, qui vient sourdre au dehors, sous la forme de fines goutlelelles présentant tous les caractères optiques des globules de graisse. Au bout de quelques jours, ces gouttelettes se rapprochent les unes des autres et viennent former, sur un point de la préparation, un agrégat graisseux plus ou moins considérable.

En résumé, nous avons démontré les points suivants :

La cire s'accumule sur les parties latérales de la moitié ^supérieure des quatre derniers arceaux ventraux de l'abdomen (arceaux ciriers).

2° Elle n'est produite ni par la couche superficielle ou cuticulaire de ces arceaux (écaille supérieure), ni par des glandes intra-abdominales, comme on l'a supposé à tort ; elle est sécrétée par des cellules glandulaires (cellules cirières) étalées en surface et formant une membrane spéciale (membrane cirière) de nature épilhéliale.

3° Celte membrane est située entre deux feuillets dont l'un extérieur (écaille supérieure) et l'autre intérieur (membrane interne) la protègent à la façon des lames, l'une de verre, l'autre de carton, qui recouvrent les deux faces d'une gravure encadrée.

4° La substance cireuse traverse la couche cuticulaire (écaille supérieure) des quatre derniers arceaux ventraux, pour venir s'accumuler au dehors, contre la face externe de celte couche, où elle constitue une lamelle recouverte par la moitié inférieure de l'arceau ventral précédent.

5° Le passage de la cire à travers la cuticule, admis par les auteurs qui croyaient à l'existence de glandes cirières intra-abdominales, est aujourd'hui démontré expérimentalement par nos recherches.


DES SINUS FRONTAUX ET DE LEUR TRÉPANATION

Par M. Léon MONTAZ ,

Professeur à l'Ecole de médecine de Grenoble.

Lorsque le chirurgien se trouve aux prises avec les difficultés journalières de la pratique, il reconnaît vite combien, à côté de faits parfaitement établis, il y a des points à éclaircir, combien, au milieu dé routes battues, il se trouve de sentiers inexplorés. Le champ d'observation de la nature est si vaste qu'il restera toujours des éléments nombreux de recherches, des questions à reprendre ou même à entamer complètement.

Dans cet ordre d'idées, l'étude des sinus frontaux peut être considérée comme nouvelle. Leur anatomie est complètement à faire. A peine les auteurs les plus complets signalent-ils l'époque de leur apparition, leur capacité. Quant à leur siège exact, leurs rapports au point de vue de la topographie faciale, leur volume, leurs variétés, leur nombre, il n'en est nullement question.

Si de là nous passons à la chirurgie des sinus frontaux, à l'étude du point précis où l'opérateur doit porter ses instruments pour ouvrir leur cavité, sans risque de blesser le cerveau qui leur est immédiatement adjacent, il n'y a rien d'écrit sur la matière.

Cela se comprend. De notions anatomiques incomplètes ou nulles on ne pouvait tirer des conclusions fermes au point de vue immédiat de la pratique chirurgicale. Aussi bien, si les auteurs d'anatomie disent peu de chose ou se copient les uns les autres, les auteurs de médecine opératoire gardent un silence prudent.

Malgré cette absence de données, j'ai dû, il y a deux ou trois mois environ, appelé par mon savant ami le docteur Nicolas, médecin en chef de l'hôpital, pratiquer d'urgence et d'inspiration tout à la fois,


174 LÉON MONTAZ.

la trépanation des sinus frontaux chez mie jeune liile. Celle opération, suivie d'un plein succès, m'a montré une fois de plus la pénurie des matériaux sur la question et m'a poussé à entreprendre les recherches que j'ai l'honneur de présenter aujourd'hui aux lecteurs de Annales.

Voici, l'ordre que je suivrai dans cette élude. Dans un premier chapitre, je passerai en revue les données analomiques que j'ai puisées dans les auteurs français ou étrangers. Dans un deuxième chapitre, j'exposerai le résultat de mes recherches personnelles sur le sinus frontal. Le troisième sera comme le corollaire du second; j'y exposerai la trépanation du sinus frontal fondée sur des données aussi précises que possible. Enfin je terminerai par l'observation qui sert de base à ce travail.

CHAPITRE I".

ÉTAT DE LA QUESTION.

M. Tillaux a écrit sur les sinus de la face "une thèse souvent citée 1. Pour cet auteur, le sinus maxillaire existe à la naissance sous la forme d'une petite fente anléro-poslérieure. Il s'accroît peu dans les premières années de la vie, augmente d'une manière beaucoup plus sensible à l'époque de la puberté, grandit dans l'âge adulte pour acquérir son maximum dans la vieillesse.

Quant aux sinus frontaux, il cite Malgaigne 2 pour qui les cavités ne se développent que vers trente ou quarante ans. Il met celte opinion en opposition avec celle de Cruvoilhier 3, d'après lequel ils commencent à apparaître dans le cours de la première année.

Il fait remarquer que Richelk ne se prononce pas, que Boyer 5 les montre comme n'existant pas chez les enfants, mais se formant avec l'âge.

1 Du rôle des sinus de la face (Thèse de Paris, 1862).

2 Anatomie chirurgicale, p. 635.

3 Anatomie descriptive.

4 Anatomie chirurgicale. s Anatomie des os.


DES SINUS FRONTAUX ET DE LEUR TRÉPANATION. * I75

Tdlaux a préparé plusieurs pièces. Pour lui les sinus frontaux apparaîtraient de onze à treize ans, vers la puberté. Ils continueraient à s'accroître, mais dans des proportions très variables, tantôt au loin dans toutes les directions , tantôt limités à un petit espace. Enfin il y aurait des sujets chez qui ils n'apparaissent jamais.

Tillaux revient sur la question dans son ouvrage si classiquel. Il reproduit les idées contenues dans sa thèse et analyse un travail de Bouyer, publié en i85g (thèse de Paris).

Il signale, d'après cet auteur, une sorte d'antagonisme ou de balancement entre les capacités respectives des sinus ethmoïdal et frontal d'un même côté et reconnaît que le volume des sinus frontaux, évalué par Bouyer à quatre centimètres cubes, est souvent plus grand. La différence capitale qui sépare, comme structure, leur muqueuse de la pituitaire, est indiquée : peu de vaisseaux, peu de glandes, peu de nerfs.

Enfin, dans son récent ouvrage 2, il donne théoriquement le singulier conseil de pénétrer dans les sinus frontaux de force, à l'aveuglette, par les fosses nasales. La trépanation est simplement nommée.

Beaunis et Bouchard 3 ne disent rien sur la matière.

Pour M. Sappey 4, « les sinus frontaux apparaissent en général de six à huit ans sous la forme d'une cellule située à droite et à gauche de l'échancrure nasale. Ils s'étendent d'abord de bas en haut et de -dedans en dehors. A mesure qu'ils se développent, la cloison très large, qui les séparait, s'amincit ; souvent l'un d'eux s'accroît plus rapidement; la cloison alors ne répond plus à la ligne médiane et semble s'être déviée.

« Dans la première période de leur évolution •— c'est toujours M. Sappey qui parle — ces sinus se forment aux dépens du tissu spongieux compris entre les deux tables de l'os, tissu qui est abondant au niveau delà bosse nasale et qui est peu à peu résorbé. Dans la seconde, qui commence à la puberté et quelquefois beaucoup plus tard, ils continuent à s'accroître par voie de résorption ; mais ils s'ac1

s'ac1 d'anatomie topographique avec applications à la chirurgie.

- Traité de chirurgie clinique, Paris, 1888.

3 Traité d'anatomie descriptive.

* Ibid. • . ' ■


I76 LÉON MONTAZ.

croissent surtout par voie de dilatation, leur paroi postérieure restant immobile et l'antérieure se portant en avant.

« Ils sont tapissés par une muqueuse recouverte d'épithelium vibratile et contiennent quelques glandes en grappe et quelques filets nerveux. »

J'ai tenu à citer textuellement cet auteur si complet et si précis d'ordinaire, pour donner une sorte de mise au point de la question.

Poinsotl ne dit à peu près rien des sinus de la face, si ce n'est une énormité que voici : « les sinus sont situés autour des fosses nasales de façon que, quelle que soit la position de la tête, l'un d'eux est appelé à lubrifier de son contenu la surface muqueuse de la cavité olfactive. »

Voici ce que dit M. Pozzi 2 : « Les cellules qui constituent les sinus frontaux ne se développent guère qu'après la puberté et sont rarement symétriques des deux côtés ; leur volume est très variable suivant les individus. C'est à leur développement et non à la saillie des lobes antérieurs qu'est due la proéminence plus ou moins forte des arcades sourcilières ; on voit là un des nombreux exemples de l'inanité de la prétendue science phrénologique.

<( Outre les variations suivant les âges et suivant les individus, il semble que la capacité des sinus frontaux soit modifiée par certaines influences ethniques. Chez les Européens, ils sont plus volumineux que chez les nègres, et chez les Australiens, ils seraient tout à fait rudimentaires d'après le professeur Ovven, qui altribue à ce fait l'absence de sonorité de la voix chez cette race inférieure.

« Rappelons à ce propos l'énorme développement de ces sinus chez certains mammifères ; l'éléphant leur doit sa physionomie intelligente ; ils sont chez lui si développés et s'étendent si loin sur toute la calotte crânienne (principalement chez l'éléphant d'Afrique) que le vrolume total de la tête en est presque double et que l'ablation du cerveau ne peut être faite qu'avec beaucoup de peine au fond d'une espèce d'entonnoir, ainsi que je l'ai constaté tout récemment. Une remarque analogue pourrait être faite à propos de certains oiseaux, le hibou, par exemple.

1 Dictionnaire de Jaccoud (Tome XXIV, p. 7). - Dictionnaire de Déchambre (article Grâne).


DES SINUS FRONTAUX ET DE LEUR TREPANATION. ■ I77

« Les sinus frontaux sont séparés par une cloison médiane et verticale souvent déjelée latéralement. Sur l'os sec cette cloison est souvent perforée et les sinus de droite et de gauche communiquent plus ou moins largement. Mais à l'état frais l'adossement de la muqueuse qui les tapisse complète toujours la séparation. »

Pour Debierre * le frontal est creusé de deux cavités au niveau de la bosse frontale moyenne communiquant parfois l'une avec l'autre par suite de l'existence d'une cloison incomplète et s'ouvrant dans l'infundibulum de l'ethmoïde et par lui dans le méat moyen des fosses nasales ; elles n'acquièrent toute leur amplitude que chez l'adulte et n'existent guère avant la puberté. Comme variétés, pas de sinus frontaux (Hyrtl), ou s'étendant jusque dans les pariétaux et les voûtes orbitaires (Ruysch).

Testut n'est guère plus explicite 2 : « Ils apparaissent vers la huitième année, mais ce n'est que beaucoup plus tard qu'ils acquièrent lout leur développement, par le refoulement en avant de la lame antérieure de l'os. Séparés l'un de l'autre par une cloison médiane, souvent déjetée à droite ou à gauche et parfois incomplète, ils s'ouvrent dans le méat moyen des fosses nasales. Rien n'est plus variable que leur développement ; il n'est pas extrêmement rare de les voir envahir une bonne partie des voûtes orbitaires ; Ruysch les a vus s'étendre jusque dans les pariétaux, disposition qu'on rencontre normalement chez quelques animaux (éléphant). Par contre ils peuvent faire défaut, comme l'a observé le professeur Hyrtl, disposition qui rappelle le frontal des singes. »

Je pensais trouver la question étudiée à fond, au point de vue anatomique, pathologique et opératoire, dans un livre allemand récemment paru 3. Malheureusement, ainsi qu'on va:le voir, le livre ne tient pas tout ce que le titre promet. « Les sinus frontaux, dit l'auteur, situés des deux côtés immédiatement au-dessus des os propres, résultent de l'écarlement des deux lames osseuses du frontal. Leur capacité est également très variable ; tantôt ils sont à peine indi1

indi1 descriptive, 1890. i Anatomie descriptive, 1890.

3 Moldenhauer, Traité des maladies des fosses nasales et des sinus de la face, traduction Potiquet.


I78 LÉON MONTAZ.

qués. tantôt ils s'étendent assez loin dans l'épaisseur du frontal, surtout en dehors. Ils sont séparés l'un de l'autre par une cloison qui n'occupe pas toujours la ligne médiane. » Voilà pour l'analomie.

Quant à la médecine opératoire, l'auteur porte le laconisme à la dernière puissance : « On pratique l'ouverture des sinus dans cette partie de la région sourcilière qui avoisine la racine du nez, après avoir divisé les parties molles et refoulé le périoste, on enlève avec la gouge ou le trépan un morceau de la paroi antérieure du sinus. D'après le résultat de mes opérations sur le cadavre, il faut se maintenir pendant l'opération aussi profondément et aussi près que possible de la racine du nez. » Et c'est tout.

Un autre ouvrage allemand, récemment introduit en Francei, se complaît, dans les généralités de l'anatomie, mais se montre très insuffisant au point de vue descriptif : « Les cavités nasales accessoires sont des formations qui ne se développent qu'après la naissance par résorption partielle des parois osseuses de la cavité nasale. La muqueuse prend part à leur formation en ce sens qu'elle les suit dans leur développement et pénètre progressivement à leur intérieur, au fur et à mesure qu'elles se développent. C'est le sinus maxillaire qui apparaît le plus tôt. On le trouve déjà à l'état d'ébauche vers la moitié de la vie foetale ; mais il n'atteint son complet développement que ti'ès lard, tandis que les sinus ethmoïdaux arrivent plus vite à leur complet développement. En général, il existe des variations individuelles importantes en ce qui concerne l'époque d'apparition et de développement de ces cavités, Mais en tous cas elles sont complètement formées lorsque le squelette lui-même a atteint sa conformation définitive. »

Si après cela l'auteur est satisfait de sa description des sinus de la face, je doute que les lecteurs partagent le même optimisme.

Pour Krause 2 « les sinus sont formés par l'écartemeiil des deux tables du frontal, distants de cinq à sept millimètres ; ils s'étendent parfois en haut dans la glabelle et les arcades sourcilières jusqu'au niveau des bosses frontales et, en arrière, sur les portions orbitaires. »

1 Gegenhaur, Anatomie descriptive, Goettingue.

2 Anatomie descriptive, Goeflingue.


DES SINUS FRONTAUX ET DE LEUR TREPANATION. I79

Cet auteur ne le cède en rien, sous le rapport de l'insuffisance, à son compatriote.

Quant à Koelliker ', « ils ne se forment qu'après la naissance, à une époque qu'il n'est pas possible de déterminer exactement; ils n'acquièrent une extension assez grande qu'à l'époque de la puberté et la complétion de leur développement a lieu à une époque bien plus reculée encore. »

J'ai recherché, dans une thèse soutenue à Paris il y a deux ans, des matériaux sur la question 2. L'auteur y étudie sommairement l'anatomie des sinus frontaux d'après les traités de Richet et de Sappey et d'après deux pièces du musée Orfila préparées l'une par M. Panas, l'autre par M. Péan. Son travail, ainsi que l'indique le titre, est fait à un point de vue anatomo-pathologique.

M. Panas a consacré aux sinus frontaux un court article intitulé : « Considérations cliniques sur les abcès des sinus frontaux pouvant simuler des lésions indépendantes de la cavité orbitaire 3. » Il insiste sur la fréquence des erreurs de diagnostic, sur les douleurs accusées par les malades dans la sphère des nerfs nasal et sus-orbitaire. Il conseille une incision au-dessous de la queue du sourcil et la trépanation de la paroi inférieure ou orbitaire du sinus qui constitue pour lui la partie la plus déclive et la plus large.

J'avoue ne pas bien saisir l'avantage d'une incision vers la queue du sourcil, là où le sinus n'existe presque jamais, pas plus que la voie orbitaire, étroite, dangereuse même.

Une fois le sinus ouvert, faut-il simplement drainer l'ouverture ou pousser un tube dans l'infundibulum ? Il ne se prononce pas, mais considère le cathétérisme de l'infundibulum comme difficile. Pour lui la guérison de ces empyèmes est longue, comme au sinus maxillaire, à cause de la rigidité des parois. Je crois peu au fait, encore moins à son explication.

Enfin, un élève de M. Panas, Guillemain, publie en ce moment une étude sur les abcès des sinus frontaux, dont une partie seulement vient de paraître 4.

1 Embryologie, Wurzbourg.

5 Pierre Martin, Contribution à l'étude des tumeurs des sinus frontaux, Paris, 1888.

3 Archives d'ophtalmologie, mai-juin i8go.

4 Archives d'ophtalmologie, janvier-février 1891.


l8o LÉON MONTAZ.

L'anatomie est faite d'après une leçon de M. Poirier à la faculté de Paris. On y trouve une description trop sommaire de la grande cavité des sinus frontaux ; par contre, l'élude du canal de communication, qui offre peu d'intérêt au chirurgien, est fort bien faite.

Voilà tous les documents que j'ai pu colliger sur la question. Ils prouvent suffisamment, je crois, que l'anatomie du sinus frontal a été fortement négligée, sa médecine opératoire passée sous silence, que les rares données acquises ont émigré d'un auteur à l'autre sans contrôle notable. Si mes recherches apportent quelque clarté à ces cavités obscures, je me trouverai suffisamment récompensé.

CHAPITRE II.

RECHERCHES AN ATOMIQUES.

Préparation. — H y a plusieurs manières d'étudier les sinus frontaux. On peut se servir de moulages ou de coupes. Pour les moulages, il suffirait de trépaner ces sinus ou d'en pratiquer le calhétérisnie, puis d'y injecter du plâtre de Paris. Mais la difficulté est alors de retirer la substance durcie.

On pourrait, il est vrai, ramollir le tissu osseux avec de l'acide chlorhydrique, l'enlever au scalpel, puis détacher le moulage. Cela donnerait une idée assez nette de la forme et du volume de ces cavités.

J'ai préféré la méthode des coupes. Mais alors, laquelle adopter de la coupe verticale ou de la coupe horizontale? La coupe verticale médiane passe rarement par la cloison, de sorte qu'elle ouvre l'un des sinus, mais laisse l'autre fermé par la cloison toujours déjetée d'un côté. On peut cependant l'utiliser.

La coupe qui m'a paru la meilleure est la coupe horizontale antéropostérieure. Pour cela 1, on trace une incision horizontale de la peau du front au niveau des sourcils. Plus exactement, cette incision doit passer à 3 ou 4 millimètres au-dessus de la partie la plus élevée de l'arcade orbitaire et intéresse toute la peau du front.

On relève alors le tégument frontal à l'aide d'une incision verticale médiane, de façon à constituer deux volets cutanés angulaires qu'on

1 Voir fig. i.


DES SINUS FRONTAUX ET DE LEUR TREPANATION. 101

renverse. L'os frontal se trouve ainsi à découvert dans sa plus grande partie.

On sectionne l'os à la scie suivant la ligne horizontale sus-orbitaire et à une profondeur de 3 ou 4 centimètres. Sur cette coupe on en fait tomber une verticale et transversale qui se termine au même point que la précédente.

Ce coin osseux enlevé, on a devant soi les lobes antérieurs du cerveau et une très belle coupe horizontale des sinus frontaux, passant un peu au-dessus de leur partie la plus large et atteignant presque leur sommet chez les sujets jeunes.

Avec cette coupe, il n'y a pas un seul détail qui puisse passer inaperçu. On voit immédiatement le canal qui fait communiquer ces sinus avec les fosses nasales et dans lequel on peut aisément introduire un gros stylet.

Fig- i.

Description anatomique. — Au nombre de deux, les sinus frontaux sont situés de chaque côté de la ligne médiane, en arrière de la bosse nasale et de l'arcade sourcilière. Du côté de la cavité crânienne, .ils se trouvent sous-jacents à cette portion oblique de l'étage antérieur du crâne, qui sert de transition entré la partie verticale et la partie complètement horizontale.

Si l'on excepte leur partie déclive qui a une forme d'entonnoir et qui ya se rétrécissant petit à petit, ils ont, dans tout le reste de leur étendue, la forme d'un angle dièdre. Supposons qu'à 2 ou 3 centimètres au-dessus de la bosse nasale et de l'arcade sourcilière les deux tables du frontal se dédoublent en deux parois, l'une antérieure


LEON MONTAZ.

verticale, l'autre postérieure, oblique en bas et en arrière, et nous aurons une idée assez exacte de leur configuration générale.

Chez les sujets adultes ou âgés, ils forment donc en haut un bord plutôt qu'une paroi, et de là ils s'élargissent graduellement, les parois antérieure et postérieure s'écartant d'autant plus qu'elles descendent davantage. Leur partie la plus large, celle sur laquelle il faut porter le trépan pour drainer le mieux ces sinus, correspond à la bosse nasale ou plus mathématiquement à une ligne horizontale passant par les deux échancrures sus-orbitaires, c'est-à-dire par le point le plus élevé des deux arcades orbitaires.

À partir de là, ils diminuent brusquement de volume et se terminent en un entonnoir très régulier, lequel se continue par un canal à peu près cylindrique et s'ouvre dans le méat moyen.

Leur étendue verticale est de 2 à 3 centimètres en moyenne, mais peut dépasser cette limite chez des sujets âgés. Transversalement, ils s'étendent dans les arcades orbitaire et sourcilière et s'arrêtent, chez les sujets jeunes, au niveau de la gouttière sus-orbitaire. Chez les sujets âgés, ils s'étendent beaucoup plus loin transversalement et peuvent atteindre l'apophyse orbitaire externe.

Dans leur partie supérieure, la plus large, la seule qui offre de l'intérêt au chirurgien, on peut donc leur décrire une paroi antérieure concave, sous-jacenle à la bosse nasale et à l'arcade sourcilière, une paroi postérieure convexe qui les sépare de l'étage antérieur du crâne et qui est très mince; enfin, une paroi inférieure constituée par la partie interne et antérieure de la voûte orbitaire. Ces trois parois, dont les deux premières ont une grande étendue respective, font ressembler les sinus frontaux à une pyramide horizontale triangulaire, dont la base serait à la cloison.

Un instrument piquant qui pénétrerait dans la voûte de l'orbite, derrière l'arcade orbitaire et en dedans, entre la dépression de la poulie du grand oblique et la gouttière sus-orbitaire, ouvrirait d'abord le sinus frontal avant de blesser le cerveau.

La partie inférieure ou infundibulaire n'est pas constituée uniquement par le frontal ; les masses latérales de l'ethmoïde et même l'apophyse montante du maxillaire supérieur y prennent part. J'ai déjà dit que le sinus frontal devenait là plus régulier, circulaire et se rétrécissait graduellement pour dégénérer en un véritable canal.

Les sinus frontaux sont divisés en deux par une cloison médiane


DES SINUS FRONTAUX ET DE LEUR TRÉPANATION. l83

anléro-postérieure. Cette cloison , je ne l'ai jamais trouvée exactement médiane, mais toujours déjelée à droite ou à gauche. Le fait est classique. Certains auteurs la disent quelquefois incomplète; pour ma part, je l'ai toujours trouvée complète.

Outre cette cloison constante, on trouve, à la partie supérieure de ces sinus, des cloisons incomplètes, d'autant plus nombreuses qu'on étudie sur des sujets plus avancés en âge, et qui subdivisent le bord supérieur des sinus en des loges accessoires. Cette particularité a été signalée pour le sinus maxillaire. La cloison des sinus frontaux correspond rarement, du côté du cerveau, à la crête du sinus longitudinal supérieur.

Les sinus frontaux ont donc deux parois importantes, l'une antérieure, l'autre postérieure, et une troisième plus accessoire, ou plancher, qui n'existe que dans leur portion orbitaire. La paroi antérieure varie d'étendue comme les sinus eux-mêmes. On pourrait l'appeler la paroi chirurgicale. D'autant plus proéminente que les sinus sont plus développés, elle répond à la saillie de la bosse nasale et de l'arcade sourcilière. La paroi postérieure, qu'on pourrait appeler dangereuse, répond au lobe frontal du cerveau; enfin, le plancher incomplet, à l'orbite.

Les sinus frontaux sont tapissés par une muqueuse d'une extrême minceur, transparente comme du papier à calquer, très peu adhérente à la paroi osseuse. Il suffit de la soulever avec une pince en un point pour la décoller et l'extraire en entier. Elle est appliquée immédiatement sur l'os, de sorte qu'elle joue le rôle de muqueuse et de périoste à la fois. Elle a une couleur gris-blanchâtre et on n'y voit pas d'arborisations vasculaires. Sa transparence est si grande, que les sinus frontaux paraissent, à première vue, constitués par une paroi osseuse complètement à nu. Elle renferme des glandes en grappe qui ont élé représentées par M. Sappey. L'objectif essentiellement clinique de ce travail m'a éloigné d'en faire l'étude.

Pour ce qui est du développement, je ne puis que souscrire à ce que disent les auteurs cités. Il est indiscutable que ces sinus n'existent pas à la naissance, contrairement au sinus maxillaire qui se développe pendant la vie intra-utérine. J'ai pu m'en assurer sur un cadavre d'enfant mort-né, parfaitement conformé, que mon ami le professeur Gallois a mis complaisamment à ma disposition.

En pratiquant sur ce jeune sujet la coupe horizontale et verticale


1.84 LÉON MONTAZ.

déjà indiquée, j'ai pu m'assurer qu'il n'y a pas trace de cavité. Toutefois, au niveau du point où sera plus tard le sinus frontal, de chaque côté de la suture métopique, l'os est constitué par deux lames ou tables de tissu compact, séparées par un renflement diploïque; mais, à mesure qu'on s'éloigne de ce point, l'écaillé frontale se réduit à une seule lame de tissu compact. Avant donc de creuser le sinus frontal, la nature semble s'y préparer en déposant du tissu osseux raréfié.

Il est bien certain aussi que le sinus frontal, absent au moment de la naissance, se développe vers la puberté, à cette époque où la face montre un accroissement si rapide et si actif. Une fois créé, il augmente ensuite graduellement jusqu'à l'extrême vieillesse, d'après mes recherches. Sur plusieurs crânes de vieillards morts à l'hospice, j'ai trouvé des sinus frontaux d'une remarquable amplitude.

Ces considérations ont bien leur importance dans la pratique. Il faudra éviter de trépaner des sinus frontaux encore absents; ou bien, si on intervient chez des adolescents, ce qui était le cas de mon observation, on agira avec une extrême prudence et on n'oubliera pas que le cerveau est là derrière une cavité à peine accusée.

Je désire, en terminant l'anatomie du sinus frontal, attirer l'attention sur un sinus frontal moyen ou sinus de la cloison que j'ai découvert. Je l'ai rencontré deux fois sur six frontaux que j'ai examinés, ce qui prouve qu'on peut le trouver assez souvent. S'il n'est mentionné nulle part, c'est que l'anatomie des sinus frontaux me paraît avoir été fort négligée 1.

Qu'on suppose la cloison insufflée à sa partie inférieure et on aura une idée approximative de ce sinus moyen. Il est constitué en haut, comme la cloison du reste, par le frontal, en bas par l'etlimoïdc. Sa capacité est très variable. Sur une des pièces que j'ai sous les yeux et que je me propose de déposer au musée de l'École de médecine, il offre la forme d'une sphère à peu près parfaite. Un peu déjelé à gauche, il empiète sur le sinus frontal correspondant. Son fond est séparé, par une lame osseuse mince et transparente, de la gouttière

1 M. Poirier (travail de Guillemain, déjà cité) a trouvé chez un homme de cinquante ans deux sinus frontaux: droits, pourvus chacun d'un canal frontal indépendant, parallèle, en canon de fusil. Il n'insiste pas sur le fait.


DES SINUS FRONTAUX ET DE .LEUR TRÉPANATION. l85

gauche du sommet des fosses nasales, gouttière constituée là, en dedans, par la lame perpendiculaire de l'ethmoïde, en dehors, par les masses latérales. De la partie inféro-latérale de cette cavité, part un conduit cylindrique très court qui va se jeter dans l'infundibulum du sinus frontal gauche.

La pièce qui m'a inspiré cette description provient d'un homme de quarante ans environ.

CHAPITRE III.

TREPANATION.

Ces recherches n'auraient qu'un intérêt très platonique s'il n'en découlait des notions intéressantes au point de vue de la chirurgie des sinus frontaux. Mais il n'en est rien. Bien que cette opération soit assez rarement pratiquée, il est utile d'en régler le manuel opératoire. Faute de notions précises sur le poinj; exact d'application du trépan, on peut ou ne pas ouvrir ces cavités ou pénétrer dans le crâne.

Sans entrer dans des indications opératoires ici déplacées, je dirai qu'on doit trépaner ces sinus en présence de traumatismes avec esquilles ou corps étrangers, de tumeurs dont les principales paraissent être des ostéomes, de parasites (la lucilie hominivore dont les larves montent dans le sinus), d'accidents inflammatoires. Dans la plupart des cas, une saillie plus ou moins notable vient guider le chirurgien sur le siège de son intervention.

Mais il peut être obligé d'ouvrir des sinus frontaux non distendus. De même qu'il existe des empyèmes latents du sinus maxillaire ', de même on peut observer des empyèmes du sinus frontal sans saillie. La jeune fille, dont je donnerai plus loin l'observation, a souffert pendant plusieurs mois de douleurs sus-orbitaires violentes, sans qu'il y eût le moindre signe physique.

De même aussi qu'on trépane la mastoïde pour des ostéites scléro1

scléro1 Dauphiné médical, 1890.


l86 LÉON MONTAZ.

siques à forme névralgique•, sans suppuration, de même on peut être amené à ouvrir le sinus frontal pour des phlegmasies osseuses non suppuratives. Dans tous ces cas la saillie, la distension manque, et le chirurgien doit se baser sur des données anatomiques certaines, s'il veut agir à coup sûr.

Ce n'est pas que la trépanation s'impose dans tous les cas d'hydropisie ou d'empyème du sinus frontal. En Allemagne, on a cherché à évacuer cette cavité par son orifice normal. Ainsi, Hartmann, de Berlin 2, a tenté le cathétérisme des sinus frontaux pour y injecter de l'air, selon la méthode de Politzer. Jurasz 3 a pratiqué aussi le cathétérisme , mais il a échoué dix fois sur vingt et une personnes. Schutter 4 a publié deux observations dans lesquelles il a pratiqué le cathétérisme avec aspiration ; il rejette le procédé de Politzer, parce que, dit-il, le pus peut être projeté plus loin et aller inoculer la trompe d'Eustache et la caisse du tympan.

Mais le cathétérisme n'est pas toujours possible. Quand sur le cadavre, dont on a fait une coupe horizontale des sinus frontaux, on introduit un stylet dans l'infundibulum, on se sent bien vite arrêté par le cornet inférieur des fosses nazales. Nul doute qu'en essayant d'introduire une sonde par les voies naturelles, on n'échoue aussi souvent que Jurasz.

D'ailleurs, on ne peut tergiverser longtemps. Si une suppuration du sinus frontal est diagnostiquée, il n'y a que l'ouverture large qui donne au malade toute chance de salut. En essayant du cathétérisme, on peut perdre un temps précieux. Dans un travail récent, Richards 5 a donné une statistique d'abcès du sinus frontal. Sur vingt-cinq cas traités par la trépanation, vingt-trois guérirent. Six cas non traités ont été suivis de mort, quatre fois par abcès cérébral, une fois par méningite, une fois par albuminurie. C'est dire que la trépanation restera désormais la seule thérapeutique applicable à l'empyème du sinus frontal.

1 Duplay, Archives générales de médecine, 1887; Tillaux, Traité de chirurgie cli-, nique.

2 Ueber das Empyem stirnhcclcn, Deutsches archiv. fur Klin. medicin, 1887.

3 Ueber die Sondirung der stirnbeinhoehle (Berlin, Klin. Woch., 1887).

4 Beitrag zur Casuistik des slirnhoehlen cmpyems (Monast. f. Ohrenheilk... 1888).

5 Empyema of the frontal sinuses {New-York médical Record, 188g.)


DES SINUS FRONTAUX ET DE LEUR TRÉPANATION. 187

Voici donc la technique opératoire à laquelle il faudra se conformer. Mener 1 une ligne horizontale passant exactement par la partie

Fig. 2.

la plus élevée de l'arcade orbitaire 2. Sur cette ligne inciser les téguments du front dans une étendue variable. Exclusivement médiane, si on veut ouvrir les deux sinus, cette incision sera un peu rejetée sur le côté, si on n'en veut ouvrir qu'un. Elle doit avoir, dans ce dernier cas, une étendue de 2 à 3 centimètres et empiétera plus ou moins sur le sourcil. On la mènera à fond jusqu'à l'os.

Il n'y a aucun organe important; quelques fibres des muscles pyramidal, frontal et sourcilier, quelques filets nerveux du nerf frontal interne, et c'est tout. Une mention cependant pour le nerf frontal externe ou sus-orbitaire, qui sera presque fatalemant intéressé par le bistouri, ainsi que la petite artère qui l'accompagne. Cela n'a pas d'importance. D'ailleurs, si on a des scrupules, on peut, au niveau de l'extrémité externe de l'incision , ne pas pousser à fond sur l'os coronal et éviter la section de cette branche sensitive.

Après cela, on décolle le périoste épicrànien et, sur la ligne indiquée, on applique une couronne d'un petit trépan. Si quelques craintes surgissent sur l'exiguïté du sinus, le trépan peut n'entamer que la table externe, et la gouge ou le ciseau continueront la perforation.

1 Voir lig. 2.

2 Cette ligne passe un peu au-dessous de celle que j'ai indiquée pour la coupe du sinus frontal et tombe exactement sur la partie la plus large de ce sinus.


LEON MONTAZ.

C'est la conduite que j'ai toujours suivie dans mes trépanations de l'apophyse masloïde, et je n'ai eu qu'à m'en louer.

Une fois le sinus ouvert, l'opération n'est pas terminée. Les accidents immédiats rétrocèdent ; mais, en s'arrêtant là, on s'exposerait, si l'infundibulum est imperméable, à voir persister une fistule aux lieu et place de la trépanation. Il faut donc, se dirigeant en bas et en arrière, introduire une sonde cannelée ou un stylet et, une fois l'orifice dilaté, placer un drain qui pénétrera jusque dans les fosses nasales 1. Lavage antiseptique, un ou deux points de suture ; pansement. Le tube s'enlève au bout de quelques jours et la guérison, quelquefois retardée par une légère exfoliation osseuse, est ordinairement très rapide.

CHAPITRE IV.

OBSERVATION.

Dans le courant de novembre 1890, j'étais invité par le Dr Nicolas à opérer une jeune fille de quinze ans, pensionnaire de l'orphelinat de Saint-Égrève. Son père et sa mère étaient morts jeunes, d'affections indéterminées, le père d'alcoolisme. On ne notait rien dans ses antécédents. Après être restée souffreteuse au début de la vie, elle avait fini par reprendre le dessus et possédait une bonne santé. \ers la fin de l'été, elle fut prise d'un coryza assez intense. Remise après quelques jours, elle garda une douleur tensive au niveau du sourcil gauche, vers le point d'émergence du nerf sus-orbitaire. Cette douleur résista à la médication la plus variée.

Après plusieurs semaines, une légère saillie osseuse se déclara au niveau du sinus frontal gauche. Cette saillie s'accrut insensiblement. Pas de fièvre ni de trouble notable de la santé générale, sauf un peu d'alanguissement. Plus tard éclatèrent des accidents phlegmoneux,

1 Contrairement à Panas, je considère ce cathétérisme de haut en bas comme facile, qu'on te fasse sur le cadavre grâce à la coupe des sinus ou sur le vivant par l'orifice de la trépanation. Il n'est pas nécessaire que le tube pénètre très loin.


DES SINUS FRONTAUX ET DE LEUR TRÉPANATION. l8o

coïncidant avec une diminution subite de la douleur. Le diagnostic porté par mon collègue fut celui d'empyème du sinus frontal gauche avec rupture de la paroi antérieure du sinus et diffusion du pus dans les couches préosseuses.

A ce moment nous trouvâmes, au niveau de la bosse nasale, empiétant à gauche sur la tête du sourcil, une tumeur grosse comme une noix, rouge, douloureuse, fluctuante.

L'intervention eut lieu séance tenante. Chloroformisation avec l'appareil de Junker 1.

Brossage et lavage de la région. Incision transversale suivant le point culminant de la tumeur. Issue d'un pus phlegmoneux assez abondant.

Le frontal dénudé présentait en un point un petit pertuis que je sentis très nettement avec le doigt et dans lequel j'introduisis de force une sonde cannelée que je dirigeai en bas et en arrière. L'os ramolli céda et je me trouvai dans le sinus. Quelques mouvements de rotation de la sonde agrandirent suffisamment l'orifice et je n'eus pas besoin du trépan.

Une fois dans la cavité du sinus frontal, je dirigeai ma sonde du côté de l'infundibulum et je pénétrai immédiatement, sans la moindre difficulté, dans la fosse nasale. Passage du drain, lavage abondant, deux points de suture et pansement.

Les suites furent très simples. Le drain enlevé après huit jours, tout fut bientôt cicatrisé. Aujourd'hui cette jeune fille ne souffre plus et jouit d'une parfaite santé.

1 Je me sers depuis plusieurs mois de cet appareil pour l'aneslhésie au chloroforme, .et je ne saurais trop le recommander. Il faut un peu de patience, car l'anesthésie est lente à obtenir (quelquefois 20 à 3o minutes). Mais il donne une grande sécurité et permet d'éviter généralement la période d'excitation, grâce à une administration du chloroforme presque continue et à très faibles doses selon les méthodes de Labbé et de Péraire.