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Titre : Sorcières blondes

Auteur : Lerne, Emmanuel de (1821-1898). Auteur du texte

Éditeur : (Paris)

Date d'édition : 1853

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb30761762j

Type : monographie imprimée

Langue : français

Langue : Français

Format : In-18, 295 p.

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Format : application/epub+zip

Description : Contient une table des matières

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k57276593

Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, Y2-48563

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 28/09/2009

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EMMANUEL DE LERNE

LES

SORCIERES

BLONDES

Deux nuits d'été

La laitière et le pot au lait — La pantoufle rose

Le chevalier de Rouville

Les sorcelleries de l'amour — La nuit des Cendres

Une couronne d'épines

Madame de la Sablière — les Sorcières noires

PARIS EUGÈNE DIDIER, ÉDITEUR

6 — RUE DES BEAUX-ARTS — 6

MDCCCLIII



LES

SORCIÈRES

BLONDES


EDITIONS DIAMANT A UN FRANC LE VOLUME.

LES MAITRESSES A PARIS, par LÉON GOZLAN. — Nouvelle édition.

LA VERTU DE ROSINE, par ARSÈNE HOUSSAYE. — Nouvelle édition.

MADEMOISELLE MIMI PINSON, par ALFRED DE MUSSET.

EMAUX ET CAMEES, par THÉOPHILE GAUTIER. — Nouvelle édition revue et augmentée.

MIDI A QUATORZE HEURES, par ALPHONSE KARR.

PETITS CHATEAUX DE BOHÈME, par GÉRARD DE NERVAL.

CELLE-CI ET CELLE-LA, par THÉOPHILE GAUTIER.

sons PRESSE :

LES FEMMES, par ALPHONSE KARR.

UN VOYAGE DE DÉSAGRÉMENTS A LONDRES, par JULES LECOMTE.

PROVERBES, par ALPHONSE KARR.

LA COMTESSE D'EGMONT, par JULES JANIN.

L'ECRIN D'ARIEL, par N. MARTIN.

mus. — TYP. SIMON RAÇON ET Ce, RUE D'ERFURTH, l.


EMMANUEL DE LERNE

LES

SORCIÈRES

BLONDES

PARIS EUGÈNE DIDIER, ÉDITEUR.

6 — RUE DES BEAUX-ARTS — 6

MDCCCLIII

L'auteur se réserve le droit de traduire cet ouvrage en toutes les langues.



DEUX NUITS D'ETE.

I

La nuit était belle. Le château, rempli de bruit et de mouvement, laissait échapper des flots de lumière et d'harmonie. Dans les salons, les danses tournoyaient en cercles capricieux, à la lueur pâlissante des bougies. De belles femmes et de jeunes hommes, la joie du plaisir sur les lèvres et clans le regard, évoquant du tombeau les siècles passés, promenaient à travers les lambris dorés leurs costumes de velours et de satin magnifiquement brodés. Les fleurs mouraient dans cette chaude atmosphère. Une large galerie, couverte d'un tapis moelleux, ornée de statues de marbre, de vases du Japon garnis de camélias, éclairée par des lampes d'albâtre, conduisait aux jardins. Au dehors, la façade et les abords du château resplendissaient de mille feux de couleur. Et puis, à mesure qu'on s'enfonçait dans le parc, une obscurité mystérieuse succédait graduellement aux clartés trop vives, protégeant

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ceux qui. las de la foule et du bruit, cherchaient dans les charmilles et sous les ombrages quelques instants de repos. Plus loin, un orchestre champêtre invitait les paysans à la danse, et le vin, coulant à pleins bords, ravivait leurs joies et désaltérait leurs vigoureuses ardeurs.

Le marquis Louis de Meillan célébrait, d'une façon princière, la fête du roi et sa propre fête en même temps dans son château d'Anjou. Seul peut-être au milieu de tous, Gaston, son fils,' paraissait triste et préoccupé sous ses sombres habits espagnols du temps de Charles II; et, dans un moment où l'animation du bal pouvait plus facilement dérober son absence, il s'éloigna, et, par mille détours, se dirigea vers l'étang.

Là, une femme l'attendait. Elle portait un costume du temps de Diane de Poitiers; insouciante au reste de sa toilette et des regards qui, depuis le soir, s'étaient fixés sur elle. La blancheur mate de son visage, ses yeux noirs et voilés, son profil de camée antique, ses cheveux et ses sourcils épais, dénotaient en elle une nature grave, passionnée, rêveuse, douce et fière à la fois.

— Vous m'attendiez, Jeanne? dit Gaston d'une voix attendrie.

Ils s'assirent sur un banc, près de l'étang.

— Oui, je suis venue, répondit la jeune femme, parce que je vous l'avais promis, mais c'est pour la dernière fois.

Gaston la regarda avec un douloureux étonnement.

— Mon honneur et mon repos me commandent de ne plus vous voir; votre honneur à vous, Gaston, exige que vous cessiez de me poursuivre... Je sais ce


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que vous m'allez répondre, que vous m'aimez, n'est-ce pas? Eh bien! repousser la demande que je vous fais en ce moment, ce serait me prouver que vous prenez peu souci de mon bonheur: Non, Gaston, Jeanne Delaunay ne saurait être la femme du fils du marquis de Meillan. Vous appartenez à une noble famille; moi, je suis la fille et la veuve d'un soldat; vous êtes destiné à occuper dans le monde une position brillante; votre père a placé en vous tout son orgueil de gentilhomme et toutes ses espérances; je vous le dis encore, Gaston, je ne veux point me jeter comme un obstacle à travers votre vie. briser d'un seul coup votre carrière et vous apporter malheur.

— Oh! mais je vous aime plus que l'ambition, plus que la gloire, plus que l'avenir, plus que le monde entier!

— A votre âge, Gaston, on parle toujours ainsi. Aujourd'hui, vous oubliez l'avenir pour ne songer qu'au présent. Pensez aussi au monde au milieu duquel vous devez vivre, et dont le blâme est implacable et terrible.

— Jeanne, vous ne savez pas ce que je souffre ! Sans cela vous me prendriez en pitié. Ce n'est point un amour passager que cet amour enfoui deux années dans mon coeur. Ce n'est point non plus un amour enthousiaste, sans persévérance, que le mien; je l'ai scruté et mûri de longs jours. Dites, que voulez-vous que je fasse? qu'exigez-vous? à quelles épreuves dois-je me soumettre pour que vous ayez foi en moi? Parlez, j'obéirai. Me faut-il attendre des années? j'attendrai. Faut-il m'éloigner et vous fuir? Ordonnez, je suis prêt à tout. Mais, Jeanne, ma Jeanne bien-aimée, ne doutez


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plus de mon énergie, ne doutez plus de ma persévérance et de mon coeur.

Gaston était aux pieds de Jeanne; sa voix était caressante, son regard convaincu. Il priait, il suppliait. Jeanne sentait son courage faiblir. Pourtant elle dit encore les conséquences funestes de ce qu'elle appela une mésalliance; elle lutta longtemps, elle s'efforça d'ébranler la résolution de Gaston. Elle fut sévère pour lui, dure pour elle-même; malgré sa souffrance, elle fut énergique, elle fut dévouée.

Lorsqu'elle eut terminé : — J'ai recueilli chacune de vos paroles, dit Gaston, et je vous remercie, Jeanne, d'avoir parlé ainsi. Mais si, maintenant encore, d'un coeur ferme, l'esprit éclairé, mais persévérant, je vous dis : Jeanne, consentez-vous à être ma femme? Jeanne, que me répondrez-vous?

— Mon Dieu! murmura Jeanne, que puis-je faire, et suis-je coupable d'être vaincue?

— Jeanne, croyez-vous à ma parole? dites, croyezvous à mon amour?

— Oui, répondit-elle en tendant la main à Gaston, j'y crois comme je crois en moi et comme je crois en Dieu. Gaston, je vous aime.

Gaston ne saisit pas cette main pour la couvrir de baisers, il ne se jeta pas aux pieds de madame Delaunay; il se leva, et la parole émue, mais non tremblante :

— Jeanne, dit-il, vous serez ma femme, et, puisque c'est pour mon bonheur que vous semblez craindre, j'en prends l'engagement devant vous, je serai heureux. Je serai heureux, Jeanne, et vous, vous serez heureuse par moi, et de mon bonheur.


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Un bruit de pas se fit entendre. Gaston entraîna Jeanne dans la barque amarrée sur le bord de l'étang, et s'éloigna vers la rive opposée, emportant avec lui son bonheur. A moins de faire un long détour, il était impossible, sans le secours du canot, d'aborder à cette partie du parc.

Les rames frappaient en cadence les eaux silencieuses; les rayons de la lune tremblaient dans le sillage de la barque, les étoiles étincelaient au firmament. Partout régnait le calme mystérieux de la nuit; les lumières lointaines semblaient des fruits de feu jetés dans le feuillage, les sons affaiblis de l'orchestre arrivaient par intervalle, apportés par les bouffées des brises chargées de l'arôme des fleurs. — Jeanne et Gaston ne parlaient pas. L'âme de madame Delaunay était inondée d'une enivrante poésie. Un vent tiède et léger glissait dans ses cheveux et rafraîchissait son front. Gaston laissa flotter les rames près de lui, et la main de Jeanne dans la sienne :

— Quelle belle nuit! dit-il; voyez, pas un nuage dans ce ciel bleu suspendu sur nos têtes, pas une ride sur cette eau limpide! Et voyez aussi les joies de cette âme que vous avez consolée et ravie, et dites, Jeanne, si le bonheur est à nous !

Jeanne laissa tomber sa tête sur l'épaule de Gaston.

— Mais, parlez-moi, reprenait-il ; dites que vous avez foi en moi et dans l'avenir !

Et Jeanne, le visage illuminé d'un rayon divin :

— Que vous dirais-je? répondait-elle. Que je vous ai aimé bien vite; qu'il y a de longues années que je vous aime; que j'ai lutté avec effroi;.que j'aurais dû m'éloigner peut-être et vous résister ; que je n'en ai pas

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eu le courage; que vous avez vaincu, Gaston, et qu'à cette heure je vous ai donné mon coeur pour la vie et tout entier.

Gaston ne pouvait rester longtemps loin du bal. Il fallut se quitter. Ils revinrent sur la rive; ils se dirent adieu vingt fois et au revoir, et ils se séparèrent.

Et le marquis de Meillan, caché derrière eux dans le feuillage, murmura lentement et à voix basse : — Mon Dieu! conservez-moi mon fils!

II

Gaston avait vingt-quatre ans. Il était grand, noble de visage et de manières. Do sa mère, née dans le Midi, il tenait une nature ardente; de son père, un caractère grave et opiniâtre, mélange singulier qu'on rencontre encore souvent aujourd'hui. Fils unique, héritier d'un grand nom, dernier rejeton d'une famille illustre, il avait reçu de son père une éducation solide. Un travail assidu avait rempli ses jeunes années, et, malgré l'avenir brillant naturellement ouvert devant son fils, et qui permettait à ce dernier de se laisser aller doucement au cours facile d'une destinée toute faite, le marquis s'était efforcé d'entraîner Gaston vers l'étude, comme s'il avait été obligé de se créer lui-même une carrière. Aussi dans ce siècle, où pour être quelque chose de grand il faut l'être par soi-même, Gaston semblait-il devoir porter dignement.son nom. A vingt ans, il occupait déjà dans la diplomatie une position rare et,


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enviée à cet âge. Une louable ambition', indispensable à qui veut parvenir, et qui n'est après tout que la conscience de sa propre valeur, avait trouvé place dans sa jeune tête; et le marquis souriait avec complaisance en contemplant cet enfant sur lequel reposaient toutes les espérances d'une race puissante. Ce fils était la joie, la préoccupation constante, le but unique de son père.

M. de Meillan avait soixante ans. Nature de bronze, coeur intrépide, il avait fait avec honneur les guerres vendéennes. Lieutenant de Charette, sa taille élevée, son regard sévère, son imposante attitude, son courage et son coup d'oeil prompt et sûr, l'avaient conduit rapidement à une position exceptionnelle dans l'armée. Près de son illustre chef, il avait livré vingt batailles; il était resté deux fois parmi les morts, et n'avait dû la vie qu'à l'affection inquiète que lui portait son général. Charette retrouvait dans l'intelligente énergie du marquis plus d'un point de ressemblance avec son propre caractère. A l'issue de la guerre, la réputation de M. de Meillan resta intacte ; et, s'il était aimé en Vendée jusqu'à la vénération, lors du retour du roi, son influence devint grande dans le gouvernement, et, dans le noble faubourg, chacun s'inclinait avait respect et sympathie en sa présence. Vis-à-vis de Gaston, M.de Meillan, dévoué dans ses actes jusqu'aux soins maternels, s'était toujours montré grave, avare de paroles, maître et père de famille, à la façon de la vieille cité romaine. Si Gaston était son.fils bien-aimé, il était en même temps le fils du marquis de Meillan. Noblesse l'avait toujours obligé, lui; noblesse devait aussi obliger son enfant. Gaston était encore bien jeune lorsque son père, le prenant par la main, lui avait raconté le passé de sa fa-


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mille. Il lui avait dit ses aïeux partant avec saint Louis pour la croisade, ses pères tombant près du roi sur tous les champs de bataille, et sous chaque règne payant largement la dette du sang. Il les lui avait montrés dans les conseils, dirigeant les destinées de la France, et ne se reposant jamais à la cour qu'après le travail. Il l'avait conduit au pied de l'échafaud de son grand-père, mort martyr de sa foi comme Louis XVI; et, quand il en était arrivé à lui-même, sans orgueil, mais avec la fière satisfaction du devoir accompli, le marquis lui avait montré ses blessures, reçues en défendant la cause qu'avait depuis de longs siècles soutenue" sa race. — Aujourd'hui, avait-il ajouté en terminant, c'est moins une épée qu'une intelligence et une pensée active que nous demanderont nos rois. Us reviendront bientôt; soyons donc prêts, mon fils.

Et Gaston, baisant la main du marquis :

— Mon père, avait-il répondu avec une émotion sérieuse, les Meillan n'auront point à rougir de leur dernier né.

Jusqu'à vingt ans, Gaston n'avait donc eu qu'une seule ambition : porter dignement le nom de son père, et il s'était juré de n'en avoir pas d'autre. Imprudent enfant, qui comptait sans l'amour.

Non loin du château, demeuraient madame Aubry et sa fille Jeanne. Madame Aubry était veuve d'un ancien officier de Charette, compagnon d'armes du marquis. Durant la guerre, Aubry avait fait ce que les Vendéens appelaient modestement leur devoir. M. de Meillan lui avait toujours témoigné un vif 'intérêt, et même un jour il lui avait sauvé la vie. Aussi, l'affection reconnaissante d'Aubry envers le marquis était un culte. Il


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tomba à son tour, comme ils tombaient tous alors, — Bonchamps aujourd'hui, demain Stofflet, Charette plus tard, — le visage tourné vers l'ennemi, le nom de Dieu et du roi sur les lèvres. Madame Aubry, qui, toujours et partout, avait suivi son mari d'aussi près qu'il lui avait été possible, revint avec Jeanne à son modeste castel. Une fortune honorable eût amplement suffi à des goûts moins simples que les siens. J'ai dit que Jeanne était belle, je dirai de plus qu'elle était noble de coeur et d'intelligence. La pureté de son langage, la dignité de son maintien, l'élévation de son esprit, dénotaient en elle une rare délicatesse et une exquise distinction. Son imagination était vive, mais son jugement sain. Elle consacrait à l'étude de la musique une partie de ses heures, et, malgré un penchant naturel et combattu vers des idées romanesques, elle ne lisait aucun ouvrage frivole. Dévouée à sa mère jusqu'à l'abnégation, elle épousa, pour lui complaire, un officier vendéen beaucoup plus âgé qu'elle, nommé Delaunay; mais cette union fut courte, et Jeanne resta veuve près de sa mère, peu de temps après son mariage.

Dans son enfance, Gaston avait entendu le marquis faire de son ancien compagnon d'armes un éloge toujours laconique, mais profondément senti. Souvent il s'était trouvé près de Jeanne, et, chaque fois qu'il était revenu à Meillan, il l'avait revue avec bonheur. Après une longue absence à Paris, il fut un jour frappé de sa beauté et de sa grâce; et, bien que madame Delaunay fût son aînée de trois ans, il comprit bientôt qu'il existait pour le coeur un autre sentiment que l'orgueil de race, qu'une ambition de famille et de blason. D'abord il aima sans se l'avouer à lui-même, prenant d'autant


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moins garde à cet amour, qu'il lui semblait plus impossible et sans issue honorable. Pouvait-il songer un seul instant à cette union, en présence de laquelle une longue suite d'aïeux, sortant du tombeau, seraient venus lui demander de quel droit il jetait, par une mésalliance, la flétrissure sur leur nom jusque-là sans tache.

Cette confiance en lui-même le perdit. Désarmé au jour de la lutte, il tomba victime de son imprudence et de sa présomption. Et, quand ses yeux s'ouvrirent, quand l'illusion ne fut plus possible, il voulut combattre; il était trop tard, le mal avait poussé de profondes racines : Gaston aimait Jeanne avec ardeur. Il s'éloigna pourtant; il voulut se raisonner, oublier; il chercha à se distraire. Ce fut en vain. Il retourna à Meillan et trouva Jeanne abîmée dans une douleur profonde : elle avait perdu sa mère. Souvent, chez les âmes délicatement craintives, l'amour, pour se révéler, prend la forme et le prétexte des consolations et de la pitié. Gaston s'efforça d'adoucir les souffrances de Jeanne; il la vit chaque jour; il l'admira davantage. Il se demanda ce que son avenir pouvait redouter d'une semblable union. N'élevait-il pas madame Delaunay jusqu'à lui, en lui donnant son nom? abdiquait-il pour cela les nobles traditions de ses ancêtres? quel déshonneur jetait-il sur sa race? Et, l'esprit rassuré ou plutôt vaincu, il tomba aux pieds de Jeanne et lui avoua son amour.

Jeanne repoussa cet amour comme une folie ou comme un crime. Elle s'estimait trop pour être sa maîtresse, elle n'était point d'assez grande maison pour devenir sa femme. — Ces Vendéens, sous leur simplicité native, portent au fond du coeur des instincts de


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gentilshommes. — Comme tout sentiment exalté, l'amour devait être pour Gaston inébranlable et terrible. La passion trouve dans l'obstacle surtout une excitation et une force puissante. Gaston aimait la lutte; il l'accepta et se jura à lui-même que madame Delaunay serait sa femme. La résistance de Jeanne fut longue, franche, désintéressée, mais elle, aimait Gaston. L'amour l'emporta, et, nous l'avons vu, le 25 août 1819, elle lui jura de l'épouser.

Quant au marquis, sous l'empire de préoccupations bien différentes, il s'était mépris longtemps sur le motif réel de la tristesse de Gaston. Depuis peu de jours seulement de vagues soupçons pénétraient dans son esprit. Mais le hasard lui fit entendre, dans le parc, les serments échangés entre Jeanne et son fils. Mieux que personne M. de Meillan connaissait le caractère de Gaston. Il ne chercha point à s'abuser. Il plongea ses regards au fond de l'abîme entr'ouvert sous ses pas. Il sonda la gravité de la blessure déjà faite, il vit son bonheur anéanti. Alors, certain que toute intervention humaine était désormais impuissante à le secourir, il éleva sa pensée et ses yeux vers le ciel, et dans son désespoir il s'écria : « Mon Dieu! conservez-moi mon fils! »

III

La foule s'écoulait; les lumières pâlissaient dans les premières lueurs du jour, les voitures roulaient sur la route, les paysans regagnaient, en chantant, leurs foyers. Le calme renaissait au château de Meillan; En-


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veloppé dans son manteau, Gaston errait au milieu du parc, respirant à pleins poumons l'air frais du matin et demandant à la brise de calmer son front brûlant des émotions de la nuit. Il ne songeait ni à son père, ni à la gloire, ni à l'avenir. Il marchait d'un pas rapide, la tête haute, tout enivré du bonheur présent. Insensiblement et sans y prendre garde, il se rapprocha de l'habitation de Jeanne et se trouva devant la porte de madame Delaunay avant même de s'être aperçu de la direction qu'il avait suivie.

A cette vue son coeur battit avec violence. L'heure n'est point avancée; tout sommeille dans la campagne. S'il pouvait seulement, et de loin, l'entrevoir une fois encore. Et, sans réfléchir davantage, il franchit la haie et le fossé du jardin. Il s'approche de la maison; au rez-de-chaussée la fenêtre de la chambre de Jeanne est entr'ouverte. Jeanne est assise la tête cachée dans ses mains; son costume de la nuit est jeté sur un fauteuil; elle semble plongée dans une rêverie profonde. Gaston la contemple dans un amour silencieux. Mais bientôt, emporté par son ardente jeunesse, il pousse la fenêtre, s'élance dans la chambre et tombe aux pieds de Jeanne.

— Vous ici, Gaston, s'écrie-t-elle avec effroi, seul, avec moi, à cette heure! Ah! fuyez, ou vous m'avez trompée, vous ne m'aimez pas !

Et madame Delaunay, tremblante, éperdue, le repousse sans vouloir l'entendre. Mais Gaston, d'une parole sincère et rapide, dit comment il est parvenu près d'elle, comment il n'a pu résister à son coeur; il lui répète encore qu'il l'aime et qu'il la bénit.

— Je vous crois, Gaston, je vous croirai toujours, répond Jeanne. Mais, au nom du ciel, partez! Mon hon-


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neur, qui est le vôtre, chaque seconde que vous restez peut lui faire une blessure mortelle. Au nom de votre bonheur et du mien, partez !

Ces paroles de madame Delaunay réveillèrent Gaston comme d'un rêve. Il comprit l'imprudence de sa conduite.

— Vous avez raison, Jeanne, dit-il, je pars. Mais, ajouta-t-il avec une douceur suppliante, pardonnezmoi. Mon bonheur m'écrase; il me rendra fou, vous le voyez bien. Adieu! adieu !

Gaston rentre au château et se jette sur son lit jusqu'au moment où il lui faut s'habiller à la hâte, monter à cheval et se rendre à un déjeuner de garçons donné par son voisin de campagne, le vicomte Maurice de Sars. La perspective d'une semblable réunion lui déplaît. Ces joies bruyantes l'effarouchent; ces distractions vulgaires l'ennuient et l'épouvantent. Il eût voulu rester seul, loin du bruit, avec ses joies inconnues. Mais il a promis, il ne peut manquer à sa parole.

Le déjeuner fut gai. Gaston voulut se mettre à l'unisson et suivre l'exemple que lui donnaient ses amis. Malgré ses efforts, il ne put y réussir et resta froid, pensif et silencieux. A la fin du repas, bien des bouteilles se trouvaient vides, bien des têtes exaltées. A, ce moment, où l'expansion déborde de tous les coeurs, où les indiscrétions imprudentes se croisent à l'envi, alors que tout le monde veut parler à la fois, bien des santés furent portées selon les préférences ou la fantaisie des convives.

— A Gaston de Meillan et à ses amours! dit Arthur de Gontaut.

'— Oui, à tes amours, Gaston, à celle que tu aimes

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et qui t'aime aussi, nous le savons, répète Jules de Marsanges, à ton bonheur que nous envions tous.

— Les amours de Gaston ! dit Roger en souriant d'un air incrédule. Le farouche Hippolyte n'a pas d'amours.

— Roger a raison, continue l'amphitryon; l'amour de Gaston, messieurs, c'est la gloire de sa race. Moi, je bois à la réalisation de tes nobles projets, mon ami, au succès de ta brillante carrière, mon.futur ministre du roi. Je bois au beau nom que tu portes vaillamment, comme l'a porté ton père. Gaston, je bois à loi.

Au milieu de ce bruit, de ces voix qui se croisent, le front de Gaston s'assombrit. Mille impressions diverses s'eutre-choquent tumultueusement dans son coeur.

— Non, messieurs, reprend Arthur de Gontaut, j'ai dit aux véritables et belles amours de notre ami, et je maintiens mon toast.

Gaston relève fièrement la tête ; il attache sur Arthur un regard scrutateur et brillant de colère.

— Tu es fou, Arthur, répond encore Maurice, devinant l'impression pénible que ces paroles causent à Gaston, tu es fou et Meillan est sage. Comme nous, il ne jette pas ses années de jeunesse au souffle des joies futiles et des inutiles passions Sa vie est grave, fructueuse. Pour moi, je trouve qu'il a raison.

— Eh bien! Gaston, reprend Arthur, mets-nous d'accord. Qui, de moi ou de Maurice, se troupe en ce moment?

— Et toi-même, répond Gaston, que veux-tu dire? Je devine mal les énigmes. Explique-toi.

— Que diable! s'écrie Jules, il n'y a rien là pour te déplaire, et les plus rigides eux-mêmes t'excuseraient.. On travaille, on marche vers un glorieux avenir, c'est


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bien. Mais, après tout, on a vingt ans; pourquoi seraitil donc défendu d'aimer?

— Je ne vous comprends pas, dit Gaston avec une froideur affectée.

— Allons, c'est un secret! et, comme un secret ne m'a jamais paru plus inviolable que les secrets d'amour, n'en parlons plus, dit Arthur.

— Parle, au contraire, dit Gaston d'un ton bref, je le désire, parle.

— Eh bien ! si tu le veux, je dirai qu'elle est charmante, et, puisque tu es heureux, tu dois être bienheureux. Je bois donc à celle dont tu escaladais ce matin le balcon, au chant de l'alouette, lorsque je t'aperçus ainsi que Jules. Roméo, je bois à Juliette; Gaston, je bois à la belle Jeanne Delaunay.

— Tu n'as rien vu et tu mens! s'écria Gaston en se levant, le visage pâle, les yeux étincelants.

L'insulte était sanglante. Les convives s'efforcèrent vainement do l'atténuer. Arthur ne pouvait dévorer un affront, Meillan n'était pas homme à rétracter en ce moment ses paroles. D'ailleurs, qu'était-ce qu'un duel pour ces jeunes gens dont les pères ne marchaient jamais sans l'épée à la ceinture? Et, qu'était-ce que la vie pour ces descendants des gentilshommes qui, sous Henri III et Louis XIII, interrompaient un joyeux festin pour un bon coup d'épée et revenaient ensuite, — l'un des deux seulement, bien entendu, — continuer le repas interrompu?

Les témoins sont choisis. Dans deux heures, Arthur et Gaston doivent se battre dans la forêt. Gaston écrit une lettre pour son père, une seconde pour Jeanne, les place cachetées sous un même pli sans adresse, et les


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remettant à Maurice : « Mon ami, lui dit-il, si je meurs, tu feras parvenir ces lettres. Il y a peut-être là un secret; je le confie à ta discrète amitié. »

Deux heures après, Gaston, blessé, était transporté au château de Meillan. Le visage du marquis ne trahit aucune émotion. Il ne questionna personne, il ne prononça pas un mot. Mais, lorsque, durant la nuit, délivré de toute contrainte, libre des regards étrangers, il se trouva seul au chevet du malade, il regarda longtemps son fils endormi, et sa pensée s'abîma dans d'incommensurables douleurs. Un nom, échappé des lèvres du blessé, eût suffi pour tout révéler à son père, si ce dernier eût eu besoin d'apprendre et n'avait, hélas! tout compris. Pendant toute la maladie, M. de Meillan ne quitta pas Gaston. Il ne l'interrogea pas. Il demeura grave, silencieux, soutenant la tête de son fils dans ses moments de défaillance et lui présentant lui-même les remèdes qui devaient le sauver. La blessure était moins profonde qu'on ne l'avait craint d'abord. Au bout d'un mois, Gaston se leva ; il était presque guéri ; seulement, le médecin exigeait encore plusieurs semaines de repos.

Appuyé sur le bras de son père, attentif à modérer sa marche et à lui choisir les sentiers faciles et unis, Gaston fixe les yeux vers la demeure de Jeanne ; il brûle du désir d'aller vers elle, de la rassurer, de la consoler. Son sang bouillonne, son esprit et son coeur endurent une horrible torture. Que devient madame Delaunay? que fait-elle? que peut-elle croire? Non, il n'a plus la force d'attendre; et, dût-il mourir ensuite, il la. verra.

La nouvelle de la maladie de Gaston et la cause de son duel étaient arrivées jusqu'à Jeanne. Depuis lors,


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renfermée dans sa demeure, instruite chaque jour de l'état du blessé, grâce aux informations discrètes que recueille Marthe, sa vieille gouvernante, elle succombe sous le poids de ses silencieuses souffrances. Elle aime Gaston et comprend que désormais leurs deux existences sont à jamais et étroitement unies. Compromise aux yeux du monde, son espoir réside tout entier en celui qui a juré de lui donner son nom. Ce sinistre début de leur amour l'épouvante; l'avenir lui apparaît gros d'orages et de déboires; ses heures,se passent dans l'anxiété, ses nuits s'écoulent sans sommeil.

Un jour que, plus inquiète encore, elle n'a pu recevoir de nouvelles de Gaston, on lui annonce tout à coup M. le marquis de Meillan. A ce nom, Jeanne se trouble ; elle se lève et s'appuie contre la cheminée pour ne pas tomber. Le marquis la salue avec douceur et avec tristesse, et s'assied vis-à-vis d'elle. Il semble, lui aussi, plus pâle que de coutume Mais, bien que dévoré par le chagrin le plus poignant qui puisse torturer l'âme d'un père, bien que chacune des paroles qu'il va prononcer eût arraché à tout autre un cri de douleur, telle est l'énergique puissance de cet homme sur lui-même, qu'il lui a suffi de dire à son visage de sourire pour que son visage ait souri ; il a commandé à son coeur d'être calme, et son coeur a obéi.

— Jeanne, dit M. de Meillan rompant le premier le silence, Gaston est guéri.

Madame Delaunay leva vers le ciel un regard de reconnaissance.

— Et je viens réclamer de vous un service, continua-t-il.

— De moi! répondit Jeanne avec surprise, parlez,

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monsieur le marquis. —Mais, reprit-elle avec tristesse, est-il donc possible que vous, vous ayez besoin de moi?

— Je vous remercie déjà, Jeanne, car ces mots me prouvent que votre coeur se souvient.

— Oui, je me souviens, monsieur le marquis; je me souviens que vous fûtes toujours le protecteur de notre famille, que vous avez sauvé la vie à mon père. Je n'ai point oublié que mon père mourut sans avoir pu acquitter sa dette envers vous et nous la légua. Vous le voyez, monsieur le marquis, je n'ai rien oublié.

— Votre père était un noble coeur, Jeanne ; c'était pour moi un ami. Ce que j'ai fait pour lui n'est rien; j'étais prêt à en faire davantage. Mais aujourd'hui, Jeanne, d'un mot vous pouvez, et au delà, acquitter sa dette, vous pouvez changer les rôles et rendre le marquis de Meillan votre obligé.

Madame Delaunay regarda le marquis avec étonnement et avec crainte.

— Écoutez-moi, poursuivit-il. Je vais vous confier mes plus chères pensées. Vous êtes digne de m'entendre et vous me comprendrez. J'ai un fils. Ce fils, je l'aime de tout mon amour, je ne possède que lui. Je suis prêt à sacrifier ma vie à son bonheur. Gaston est l'unique héritier, l'espérance d'une grande famille. Ses obligations sont terribles, sa responsabilité est immense. Intelligence active et que l'inaction et un bonheur trop calme tueraient, il avait jusqu'ici compris la mission qui lui était échue et dignement répondu à mes efforts. L'avenir s'ouvrait devant lui rempli de brillantes promesses, mais aujourd'hui tout est changé. Son front est pensif, son esprit malade; une influence secrète pèse sur lui ; et ce n'est pas seulement son vieux père dont


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il va briser la vie, c'est son propre bonheur qu'il va détruire. Une personne, une seule, peut, par son dévouement, le rendre à son père, à sa famille, à ses devoirs et à lui-même. Maintenant, Jeanne, savez-vous ce que je réclame de vous?

Madame Delaunay resta muette, les yeux fixés à terre, abîmée dans sa douleur.

— Si vous aimez Gaston, Jeanne, si vous l'aimez, il faut le sauver, reprit M. de Meillan.

— Et, pour le sauver, il faut renoncer à son amour, n'est-ce pas? murmura-t-elle ; il faut rompre la parole que je lui ai donnée; il faut m'éloigner, fuir loin de lui.

— Oui, Jeanne, vous l'avez dit, il faut partir. Gaston aime une femme d'une rare intelligence et d'un grand coeur ; il lui a fait une promesse solennelle, et une folle équipée lui défend de regarder en arrière. Il ne reculera pas, son malheur fût-il certain. C'est à l'amour dévoué et sublime de celle qui l'aime de faire ce qu'il ne saurait faire lui-même; c'est à elle de partir, puisqu'il ne partirait pas.

— Oui, je comprends, dit Jeanne, pâle comme la mort, je suis un obstacle dans sa vie !

Et sa tête retomba sur sa poitrine.

— Oh ! je le sais, vous devez bien souffrir! dit doucement le marquis ému en présence de cette véritable et poignante douleur.

Mais, dominé par son amour de père et voyant madame Delaunay ébranlée :

— Pourtant, si vous l'aimez, Jeanne, poursuivit-il, sauvez-le! Il est dans la vie de chacun des obligations implacables; et, quelque digne que vous soyez de l'af-


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fection de mon fils, croyez-moi, son bonheur ne peut être près de vous.

— Oh! s'écria-t-elle, vous me brisez le coeur!

Et puis, après un long silence, durant lequel Jeanne lutta, cédant tour à tour à son amour ou à son dévouement :

— J'obéirai, dit-elle d'une voix éteinte, je partirai... mais lui?

— Le mal est grand, répondit le marquis ; je l'espère, il n'est pas sans remède. Je veillerai sur lui, je soignerai sa blessure, et Dieu nous viendra en aide.

— Je partirai, répéta Jeanne étouffée par la douleur.

— Dieu compte au ciel votre sacrifice, Jeanne, votre père vous bénit, et moi je vous remercie de sauver mon fils.

Jeanne passa la main sur son front comme pour chasser toute égoïste pensée et raffermir son courage ; et, relevant la tête, sublime alors de résignation :

— Il faut que ce soit à l'instant même, reprit-elle, je le comprends. Demain, je partirai.

— Jeanne, dit M. de Meillan, je possède un château en Dauphiné, disposez-en si bon vous semble. Vous aviez mon affection ; vous l'avez plus entière encore. De loin, partout, je veillerai sur vous. Je vous brise le coeur, Jeanne, et pourtant je vous aime.

— Merci, monsieur le marquis. Mais le monde est grand! et que m'importe où j'irai désormais, je trouverai bien une solitude pour cacher mes larmes.

— Il va vous falloir en ce moment bien du courage, mon enfant.


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— Soyez sans crainte, monsieur le marquis, je vous ai promis que votre fils vous était rendu.

— Merci, Jeanne, c'est vous qui le sauvez. M. de Meillan se leva. »

— Monsieur le marquis, dit Jeanne en marchant vivement à lui, un jour, quand je ne serai plus, — et ce sera bientôt, — vous lui direz, n'est-ce pas, combien je l'ai aimé. Vous lui direz, à lui, qui m'accusera peut-être, que son bonheur me fut plus cher que mon bonheur, et qu'à mon départ vous m'avez vue, et que je souffrais,bien.

M. de Meillan lui serra la main et s'éloigna. Et la pauvre désolée, dont les yeux étaient restés, secs jusque-là, tomba anéantie dans un fauteuil, et des larmes amères inondèrent son visage.

IV

Le lendemain, au lever du soleil, Jeanne regardait à travers une fenêtre la berline qui allait l'emporter. Les malles étaient placées sur la voiture, le postillon faisait claquer, son fouet, tout était prêt.

— Allons, dit-elle en s'efforçant de ranimer son courage, le sacrifice est accompli. Ai-je longtemps encore à souffrir? Je ne sais. Mais, puisque son bonheur l'exige, partons.

Et Jeanne descend lentement les marches de l'escalier; elle va franchir la porte, monter en voiture, s'éloigner pour toujours; mais, un homme lui barre le


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passage : c'est Gaston. A sa vue, Jeanne pousse un cri: — Mon Dieu, dit-elle, je ne suis pas coupable! C'est vous qui le voulez ainsi.

— Vous partiez, Jeanne? lui demande Gaston. Et pourquoi partiez-vous?

Atterrée par cette question, à laquelle elle ne sait que répondre, madame Delaunay baisse les yeux; elle balbutie comme un coupable surpris en faute.

— Oui, vous partiez, vous me fuyiez! reprend Gaston, la saisissant par le bras et l'entraînant dans le salon en désordre, dont il ferme du pied la porte avec violence. Répondez-moi et n'essayez pas de me tromper. Quel est ce mystère, et n'est-il pas vrai que c'étaità cause de moi que vous partiez? Et pourtant, ai-je usé de contrariété pour arracher votre promesse, et vous ai-je, par ma conduite, autorisé à recourir à la ruse? Vos sentiments sont de courte durée, madame; vous avez peu do mémoire: car il n'y a pas un mois vous me juriez un éternel amour.

— Vous vous taisez, continua-t-il avec une exaltation croissante. Insensé que j'étais de croire à vos serments ! Eh bien ! aujourd'hui, votre liberté, je vous la rends; vos promesses, je les brise! Cependant, vous eussiez pu, ce me semble, choisir une occasion plus propice. Qu'avez-vous attendu, et que ne partiez-vous il y a quinze jours? Atteint d'une blessure reçue on défondant votre honneur, je ne serais pas venu me jeter au travers de vos projets. Allez ; je pars moi-même, et soyez sans crainte, vous ne me reverrez plus.

Affaibli par sa maladie, Gaston tomba épuisé près de Jeanne.

— Non, je ne vous ai point trompé! s'écria Jeanne


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penchée vers lui. Gaston, je vous aime! oh! vivez, je vous aime!

Et, d'une voix brisée, Gaston répétait comme en délire:

— Jeanne, Jeanne, que vous ai-je donc fait'?

— Gaston, continuait madame Delaunay, je vous le jure, je ne suis pas coupable ! vous ne pouvez me condamner ainsi sans m'entendre. Ayez pitié de moi, Gaston ; vous ne savez pas combien je vous aime.

— Vous m'aimez! répéta-t-il en soulevant péniblement la tête. Mais oui, vous m'aimez ! que vous disais-je donc? ne m'avez-vous pas juré d'être ma femme? Oh! non, vous no partirez pas, Jeanne, restez près de moi, votre absence me tuerait.

Et Gaston pressait les mains de madame Delaunay à genoux devant lui ;. et Jeanne répétait encore : — Gaston, je vous aime.

Appuyé sur le bras de Jeanne, Gaston se leva, s'approcha de la fenêtre, l'ouvrit et d'une voix ferme : — Reconduisez vos chevaux, dit-il au postillon, madame Delaunay ne part pas.

Tout à coup Jeanne pâlit :— Le marquis! s'écriat-elle.

Quelques secondes après, en effet, M. de Meillan entra, calme, grave, comme toujours. En présence de son père, Gaston prit une attitude respectueuse. M. de Meillan salua Jeanne avec un sourire qui semblait dire: Vous teniez votre promesse, ce n'est pas vous qu'il faut blàmer ! et s'adressant à son fils :

— Vous m'avez inquiété vivement, Gaston, dit-il. Faible encore, à peine guéri, vous avez été imprudent de monter à cheval malgré l'avis du médecin. En ce


24 DEUX NUITS D'ETE.

moment, vous souffrez, rentrons au château; c'est de repos que vous avez besoin.

Gaston, immobile, semblait combattu par sa volonté d'obéir à son père et sa crainte de perdre Jeanne une seconde fois. Le marquis devina sa pensée.

— Je sais tout, Gaston; mais rassurez-vous, madame Delaunay vous promet, — je le lui demande en mon nom, — de ne point s'absenter d'ici trois jours; de votre côté, d'ici trois jours, vous ne chercherez pas à la rencontrer. Votre père vous le demande, au besoin il vous en prie.

Le marquis se retira. Gaston jeta sur Jeanne un regard suppliant et suivit son père en silence.

En quelques minutes, la voiture de M. de Meillan les ramenait au château. Durant le trajet, pas un mot ne fut échangé entre eux sur ce qui venait de se passer. Il en fut de même le jour suivant. Le second jour, au matin, le marquis entra dans l'appartement de son fils, et, lui tendant la main avec affection, il lui dit :

— Dieu m'est témoin, Gaston, que je vous ai bien aimé ! Je me suis complu sans cesse à diriger votre jeunesse vers le bien, à développer votre intelligence, à faire de vous un grand coeur ; car je n'ignorais pas que vous auriez un glorieux, mais lourd fardeau à soutenir. Si parfois j'ai tressailli de joie en voyant mon nom salué à l'égal des plus grands noms, c'est que je savais que vous le porteriez un jour. Si je me suis surpris souriant au souvenir d'un passé sans reproche, et peut-être non sans gloire, c'est que je devais vous léguer ce passé. Je vous ai aimé avec mon coeur de père, je vous ai aimé aussi avec ma fierté de gentilhomme. A votre tour, mon fils, de soutenir l'honneur de cette


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race à laquelle chacun de vos aïeux a voulu ajouter une illustration nouvelle. A eux aussi, et plus d'une fois, il a fallu comprimer les battements de leurs coeurs, briser leurs volontés, étouffer leurs larmes ; je ne parle pas du sang répandu, — le sang n'est rien. Ils ont eu à remplir souvent, ceux-là, — votre père vous le dit, Gaston, — un pénible et rude devoir. La Providence remet aujourd'hui en vos mains un dépôt sacré. Vous aurez à rendre des comptes sévères, votre responsabilité est grande ; mais votre présent répond de l'avenir.

Sentant son fils ému sous sa puissante parole, le marquis continua :

— Voici vos devoirs, mon fils. Et maintenant, si la France est en danger, si le service du roi réclame un dévouement, éprouvé, marchez au premier rang, c'est votre place; nul ne peut.vous la contester. Passez tête haute au milieu des plus puissants, sans fausse modestie comme sans orgueil, c'est votre droit. Droits et devoirs, les acceptez-vous sans réserve? jurez-vous de les respecter et de les maintenir?

— Mon père, nul de ces devoirs ne saurait me commander de manquer à l'honneur.

— Eh bien ! mon fils?

— Mon père, j'aime madame Delaunay et lui ai donné ma parole. Une folle imprudence, un duel, l'ont à jamais compromise; aujourd'hui l'honneur, aussi bien que mon amour, m'ordonnent de l'épouser.

— Malheureux enfant ! s'écria le marquis, emporté un instant par l'émotion qui lui brise le coeur, vous ignorez donc qu'un semblable mariage détruit votre


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avenir, flétrit votre nom, jette vivant mon fils au tombeau. — Gaston, continua-t-il en recouvrant bien vite le calme qu'il avait perdu un instant, quelles que soient les qualités de la fille de mon ancien capitaine, et je les reconnais le premier, le monde a des principes, préjugés ou non, sur lesquels il ne transige pas. Jeanne n'a ni nom ni fortune; Je monde exige de la fortune et un nom. Vous serez blâmé par ceux-là mômes qui aujourd'hui applaudissent à vos succès. Vous rencontrerez sur les lèvres un dédain superbe, vous recueillerez à la dérobée des paroles vagues d'une compassion blessante. Vous saurez vous venger, n'estce pas? Non ; il est des mots qui blessent comme des coups de poignard, insaisissables et lâches, et contre lesquels la.vengeance ne peut rien. Ceux qui vous resteront fidèles prendront en pitié votre imagination exaltée et votre intelligence sans énergie. Votre femme portera votre nom ! mais le monde scrute tout mystère, et vos envieux seront là pour rappeler votre mésalliance, basée non sur l'espoir d'une grande fortune, mais sur un caprice d'amour. Votre famille, elle vous reniera. Blessé dans votre orgueil, vous irez à l'écart cacher votre blessure et pleurer peut-être sur ceux auxquels vous aurez donné la vie. Et vous resterez seul, tout seul, Gaston, car votre amour lui-même vous l'aurez maudit.

— Mon père, vous calomniez votre fils.

— Cet amour, continua M. de Meillan, sera la cause de toutes vos douleurs. Eh bien! si la pensée de votre avenir et de celui de votre famille ne vous touche pas, ne faites pas du moins le sacrifice de votre repos, de votre bonheur.


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Et la sollicitude paternelle ouvrant au marquis les mystérieuses profondeurs de la passion :

— Ce n'est point un roman, c'est une grave histoire que la vie. L'amour de l'homme n'est point éternel. L'amour ne saurait remplir votre coeur tourmenté du besoin d'agir et d'une légitime ambition. Votre tristesse engendrera l'ennui. Vous verrez votre carrière brisée, vos travaux inutiles, vos efforts impuissants. Le mal sera sans remède. Las bientôt de cette existence d'exception, que vous-même vous vous serez faite par générosité et délicatesse, vous voudrez cacher votre désespoir, lutter jusqu'à la fin; vous ne le pourrez pas, vous succomberez. Celle que vous aurez prise pour femme deviendra pour vous un fardeau, et votre souffrance lui sera aussi un reproche vivant et sanglant de toutes les heures. Mon expérience vous paraît cruelle et implacable ! A votre âge; on croit tout possible ; on ne peut, ni calculer ni prévoir. Mais moi, je sais la vie pour vous, confiez-moi votre bonheur.

— Madame Delaunay a ma parole, mon père; ce serait forfaire à l'honneur que d'y manquer.

— Mais, si madame Delaunay vous rendait votre parole?

— Elle ne le fera pas. mon père.

— Elle le fera, Gaston; car, il y a deux jours, lorsque vous la surpreniez prête à partir, elle s'éloignait silencieuse et dévouée. Elle partait convaincue, elle aussi, que c'était là le seul moyen de vous sauver. .

— 0 Jeanne! murmura Gaston, plus digne encore de mon amour!

— Gaston, dit M. de Meillan, je vous ai prié de réfléchir durant trois jours; demain soir ces trois jours


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expirent et vous serez libre. D'ici là, Gaston, sondez votre coeur; vous savez si je vous aime, si vous êtes toute ma vie, tout l'espoir de votre famille! mais vous ne savez pas, mon fils, ce que c'est que l'amour d'un père! Repassez dans votre mémoire ce que je vous ai dit de votre bonheur à venir, et du bonheur de celle que vous voulez prendre pour femme. Choisissez entre un amour fatalement condamné, et la gloire de votre nom et l'affection de votre père à jamais perdue pour vous. Demain soir, Gaston, j'attendrai votre réponse. Avant de monter sur l'échafaud, votre aïeul m'embrassa, et ses adieux furent ceux-ci : « Je vous lègue un nom sans tache, mon fils; vous le léguerez sans tache à vos enfants. Et n'oubliez pas que je préférerais vous voir étendu mort à mes pieds que de songer un seul instant que vous pouvez déshonorer mon nom. » Ces paroles d'un martyr, je vous les adresse, vous les méditerez mûrement. Toutes paroles dernières d'un père, Dieu le? recueille et s'en souvient. Demain, Gaston, vous déciderez de votre sort, vous déciderez aussi du mien.

Gaston passa une nuit agitée; combattu entre son affection pour son père et son amour pour-Jeanne, son esprit eut à soutenir une lutte longue et terrible. Tantôt, marchant à grands pas, il se rappelait chacune des paroles du marquis qu'il vénérait, et cette immense douleur ébranlait sa volonté. Tantôt il songeait à Jeanne. Il se. rappelait la persévérance dont il avait eu besoin pour obtenir la promesse de madame Delaunay, et vaincre cette âme hésitante et désintéressée. Il se rappelait sa visite imprudente le lendemain du bal, son duel, dont la cause était connue de tout le pays, et la résolution de Jeanne qui consentait la veille à partir


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pour que lui-même fût heureux. Et l'amour triomphait à son tour.

Le jour suivant, le marquis et Gaston ne se virent pas. Seulement, à travers sa fenêtre, de loin et à la dérobée, M. de Meillan, apercevant son fils, resta immobile, les bras croisés, sa tête blanchie inclinée sur sa poitrine, repaissant ses yeux, pour la dernière fois peutêtre, de cette image, source de tant de craintes et de tant d'espérances. Il le contemple comme, à l'heure suprême, on regarde encore, pour les graver dans sa mémoire, les traits adorés de celui qui va mourir. Et, sentant son courage faiblir, le fils des croisés courbe son front; il s'agenouille dans la poussière, il prie, les mains jointes, le Dieu qu'il invoqua tant de.fois avant la bataille, dans les champs sacrés de la Vendée.

Vers le soir, M. de Meillan reçut son fils dans le grand salon du château, entouré des portraits de ses aïeux.

— J'attends votre réponse, Gaston, lui dit-il. Mais votre attitude me fait assez comprendre que votre décision est irrévocable.

— Oui, mon père, répondit Gaston d'une voix éteinte.

— Ainsi, reprit M; de Meillan, ni mes conseils, ni mon affection, ni votre bonheur, ni la pensée de vos devoirs n'ont pu fléchir votre résolution?

Gaston garda le silence.

Alors le marquis ouvrit lentement une cassette, y prit des papiers, et, froid et inébranlable comme un principe, il les présenta à son fils.

— Voici les titres relatifs à la fortune de votre mère, dit-il. Elle n'était pas riche, mais c'était une noble


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femme. Cette croix d'or, votre grand-père la portait sur sa poitrine en montant à l'échafaud ; une clause de son testament m'ordonne de vous la donner à l'époque de votre mariage, pour que vous la transmettiez vousmême à l'aîné de vos enfants. J'accomplis donc la volonté dernière de mon père. Prenez cette croix. Et, maintenant, voici votre nom, marquis de Meillan; moi aussi, je vous le remets sans' tache comme je l'avais reçu sans tache. Il vous appartient par droit de naissance. Gardez-le donc, puisqu'il ne m'est pas permis de vous l'enlever. Allez; j'ai rempli envers vous tous mes devoirs, je ne vous dois plus rien. Vous êtes libre, désormais je n'ai plus d'enfant. Je ne vous demanderai jamais compte de ce nom, que vous avez renié, et je prierai Dieu qu'il ne vous demande pas compte non plus du glorieux dépôt confié à votre garde, ni du bonheur de votre père, dont vous flétrissez et brisez la vie.

V

Trois mois après, à Onéglia, sur la route de Nice à Gènes, un jeune homme et une jeune femme vivaient heureux. Rien n'est délicieux comme la contrée où ils étaient venus dresser leur tente. À l'horizon s'étend la mer, bleue et limpide comme un grand lac; les orangers, les myrtes et les lauriers-roses poussent au hasard sur le bord des chemins; l'air, en toute saison, s'y parfume de tièdes brises. C'est un éternel printemps, si doux, que les malades ont choisi ces rives pour y abriter, l'hiver, leurs souffrances,


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Le jeune homme et la jeune femme habitaient une maisonnette simple et modeste, mais avenante et gaie. A l'extérieur, une vigne tapissait les murs; des clématites grimpaient autour de la porte; une large pelouse s'étendait devant le jardin, clos d'une haie vive et borné par un ruisseau qui baignait le pied des saules de ses eaux murmurantes. Au dedans, même coquetterie, même fraîcheur qu'au dehors. Partout des fleurs, des lilas, des genêts d'Espagne ou des roses; C'était un véritable paradis de fée gracieuse, l'abri solitaire de jeunes amours.

Ils ne se quittaient pas. Ils avaient les mômes pensées, souriaient du môme sourire, vivaient de la même vie. Au matin, ils s'en allaient le long des étroits sentiers, à travers les rochers et les montagnes. Pendant les chaleurs du jour, nonchalante comme la brise de ces contrées bénies, Jeanne, étendue sur un divan, s'endormait, bercée par les vers du poëte que murmurait Gaston, assis à ses pieds ; le soir, sur la mer ou sous les grands arbres, au milieu des mystérieux concerts de la nature reposée, ils prolongeaient leurs rêveries dans les splendeurs du soleil couchant. Ou bien encore, du haut de la colline, quand se lève la lune derrière les bois, appuyée sur le bras de son mari, Jeanne écoutait le chant des pâtres dans la vallée, et laissait tomber sa tête sur l'épaule de celui qu'elle aimait. Et quand un amer souvenir passait comme un remords sur le front de Gaston :

— Chaque jour, lui disait Jeanne, je remercie Dieu du bonheur que vous m'avez donné. Pour moi, l'univers est ici, Gaston, en vous tout entier. Je crois en vous comme en Dieu même, croyez en moi. C'est pour


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vous que je veux vivre, comme je ne puis vivre que par vous.

Les pauvres et le curé du village avaient seuls la libre entrée de leur demeure; et les journaux de France, apportant à de rares distances des nouvelles de leur pays, étaient l'unique lien qui les rattachât encore au monde qu'ils avaient fui. Quand vint l'hiver, ils partirent pour l'Italie, qu'ils avaient à peine entrevue. Ils s'en allèrent continuer leur rêve de bonheur sur les lagunes de Venise, dans les palais de Florence, à travers les ruines de la vieille Rome ; ils s'endormirent à Naples de longs jours. Et, quand ils eurent ensemble étudié l'histoire, les moeurs et les arts de ces contrées, quand ils eurent tout vu, tout admiré, tout senti, ils rentrèrent au logis,.où la vieille Marthe les attendait. Alors ils parlèrent des accidents du voyage, ils égrenèrent un à un tous leurs souvenirs, et les heures passaient rapides au milieu des promenades, des lectures, de la musique et du bonheur..

Ce furent de belles amours, un sort digne d'envie, des félicités empruntées aux anges. Mais elles furent courtes, ces joies ; elles passèrent comme un songe ; Dieu le permit ainsi. Car, à la même heure, bien loin d'eux, et en silence, souffrait un vieillard qui ne voulait pas être consolé, parce que son fils n'était plus; et ce vieillard, qui était leur père, n'avait pas béni leur union.

Trois années s'écoulèrent. Gaston avait tout sacrifié à son amour, c'était de cet amour seul qu'il devait vivre. Mais ce n'est point chose aussi aisée qu'on le pense parfois, que de rompre avec le monde lorsqu'on y a vécu. Il n'est point facile de briser pour toujours


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des projets caressés dès l'enfance, de changer des habitudes jusque-là suivies, de remettre l'épée au fourreau lorsqu'on s'était préparé de longue main à combattre. Le marquis l'avait dit : la société a des exigences tyranniques; on ne les enfreint pas impunément. Gaston s'était cru plus fort; il avait trop présumé de son courage. La satiété et l'ennui envahirent par degrés son âme; son énergie, devenue inutile, retomba pesamment sur son coeur; la monotonie de son bonheur l'écrasa comme le couvercle de marbre des tombeaux. Ses nerfs s'irritèrent, l'inaction usa son esprit, les heures lui parurent éternelles, l'amour lui devint un rude devoir. Il se débattit dans le vide en rugissant. Ni courses, ni causeries, ni lectures, ne purent désormais chasser le marasme de cette organisation faite pour l'ambition et le mouvement, et condamnée à l'oisiveté, au travail sans but, aux rêveuses extases.Le soleil lui parut sans éclat, les orangers sans parfums, la nature sans charme et vide de pensées. Les journaux lui annonçaient les nominations de ses anciens rivaux ; ils parvenaient tous à des postes importants. Ils n'avaient point abdiqué, ceuxlà, les priviléges de leur rang, les droits de leur naissance. Et lui aussi, et avant eux, il pouvait occuper ces places qu'ils lui dérobaient. Il ne l'avait pas voulu. Et la rougeur couvrait son front, et sa position humiliée courbait son orgueil.

N'importe, s'il s'est trompé et s'il est trop tard, qu'il souffre seul, du moins. Le coupable, c'est lui. Qu'il se taise. S'il ne peut guérir son mal, que Jeanne ne l'apprenne jamais.—Et alors, disons-le, il y eut dans l'âme de Gaston une lutte horrible et un résultat misérable. Oui, ce fut un sanglant combat. Ne pouvant, par


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la fatigue du corps, mâter sa nature ardente, il s'efforça de dévorer en secret sa douleur. La nuit, il versait des larmes qu'il appelait lâches et vaines. Il bondissait dans ses rêves; les paroles du marquis résonnaient à ses oreilles comme une prédiction fatale, comme une malédiction. Il se réveillait glacé ou baigné de sueurs. En proie à une fièvre continue, il paraissait près de Jeanne le sourire sur les lèvres. L'inaction de l'esprit, l'ennui moral, le rongeaient jusqu'aux os.

On n'échappe point aisément au regard inquiet d'un amour toujours jeune. Jeanne comprit, vite que Gaston souffrait. Mais, quand la lumière se fit dans son coeur, quand elle eut deviné la cause de celte souffrance, un cri d'effroi s'échappa de sa poitrine, elle pria Dieu de la faire mourir. Et puis, bientôt rappelée par son amour même au sentiment de la réalité, elle accepta de son côté la lutte secrète, elle se voua en silence au martyre. Elle s'efforça de paraître heureuse et gaie; elle sourit, elle chanta pour le distraire; jamais un regard, un geste, une plainte, ne trahirent son courage. Mais, quand elle s'approchait de Gaston, elle trouvait ses yeux éteints, creusés par l'insomnie et sans amour. Lui donnait-elle un baiser, elle sentait ses lèvres glacées.

Chaque jour pourtant, et sans faiblir, elle chercha un remède nouveau à cette irremédiable douleur. Elle songea au bruit, au mouvement des voyages. Elle parla de l'Allemagne, qu'ils n'avaient point encore visitée ensemble. Ils partirent et revinrent bientôt, lui plus triste qu'au départ, elle brisée, anéantie, convaincue de son impuissance à faire le bonheur de Gaston. Ses forces étaient épuisées. Elle tomba presque mourante, et la mort devint sa seule pensée, son unique espoir.


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Gaston comprit alors toute l'étendue du mal qu'il avait fait ; au moment de perdre Jeanne pour toujours, il comprit aussi de quel amour profond il l'aimait. Il se lit des reproches amers. Était-il donc un homme de si faible énergie qu'il ne pût terrasser un absurde malaise? Qui donc l'avait contraint d'épouser madame Delaunay? Était-ce sur elle que devait tomber sa vengeance? Et les résolutions se pressent dans son coeur. Il faut que Jeanne soit heureuse ; à quelque prix que ce soit, il le faut. Il répond devant Dieu do son bonheur. S'il fut coupable de résister à la volonté sacrée du marquis, qu'il ne rende pas du moins ses remords plus affreux encore.

Gaston accable sa femme de caresses et de protestations sans fin. Il ne la quitte plus; nuit et jour, il la conjure de vivre.

— Jeanne, ma Jeanne bien-aimée, lui dit-il, vous souffrez, et vous souffrez par moi!. Vous m'avez vu triste, et vous vous êtes crue la cause de ma tristesse. Non, ne le croyez pas; mon bonheur m'a trouvé ingrat; je n'ai su ni l'apprécier ni le garder; Jeanne, pardonnez-moi, ne mourez pas!

Madame de Meillan cherche à le rassurer. Elle le remercie d'avoir été pour elle toujours bon, attentif et dévoué; elle presse sa main avec affection ; mais, quand, au nom de leur bonheur, il la supplie de vivre, elle ne répond que par un sourire incrédule et désolé. Et pourtant, en présence des tendres prières de Gaston, elle se laisse prendre encore à l'espoir d'heureux jours. Elle voudrait tant vivre près de lui, et de son amour! et la mort lui paraît si horrible! — Eh bien! j'essayerai, dit-elle enfin ; mais ne vous


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y trompez pas, mon ami, ce n'est qu'un essai; et, quand vous ne m'aimerez plus, je mourrai. Je me retirerai de votre destinée, à laquelle je serais certaine de n'apporter que malheur, et je bénirai Dieu si ma mort vous donne le bonheur que vous eussiez connu sans moi et que vous méritez si bien.

En voyant renaître cette pauvre résignée, qui avait voulu mourir et qu'il avait entrevue sur le seuil silencieux et éternel du tombeau, la joie de Gaston fut sans bornes. Il remercia Dieu avec ardeur; il se fit des promesses plus solennelles, il se jura d'avoir du courage. Il abusa Jeanne, il s'abusa lui-même. Il contemplait sa femme avec l'ivresse des années enfuies; il admirait son visage comme s'il la revoyait après une longue absence, ou pour la première fois. Il crut son coeur guéri, et qu'un nouvel amour, à l'abri des orages, renaissait,en lui. Il trouva que la vie était bonne et que la nature était belle. Et Jeanne, à la vue de ce changement si longtemps souhaité, oublia sa peine. La maladie cessa bientôt; la santé du corps revient si vite quand l'âme ne souffre plus! Enfant crédule, femme aimante, elle reprit espoir en l'avenir et se laissa bercer par des rêves d'un nouveau et mutuel bonheur. Et quand, assis sur la terrasse entourée d'orangers, aux chants des oiseaux dans le feuillage, en face de la mer et du ciel, elle voyait Gaston sourire à ses côtés :

— 0 mon ami! disait-elle, je suis heureuse! Oui, j'ai cruellement souffert de vous voir souffrir; j'ai regretté d'avoir cédé à mon amour. Aujourd'hui, je ne regrette rien, je ne souffre plus. Je remercie Dieu de m'avoir conservé la vie ; je veux vivre, et je ne demande au monde que votre bonheur. Vous aurez parfois encore


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quelques jours mauvais peut-être, mais vous me direz vos peines ; je les soulagerai ; si je ne puis y réussir, je pleurerai avec vous.

Les mois qui suivirent la guérison de madame de Meillan passèrent rapides et remplis comme un printemps de nouvelles amours. Pour satisfaire au désir de Jeanne. Gaston se mit au travail; elle-même l'aida à se tracer un plan d'études, elle l'encouragea, elle lui fit entrevoir un but certain de gloire dans un avenir persévérant, et la paix parut avoir repris possession de la maisonnette d'Onéglia. Mais le démon, qui déjà avait terrassé Gaston une première fois, veillait encore, prêt à ressaisir sa proie échappée. Il se dressa de nouveau sur son chemin, toujours insaisissable et invisible. Gaston le repoussa avec vigueur. Le monstre le harcela, ne lui laissant ni trêve ni repos. Il se glissa dans son imagination, dans son intelligence, dans son coeur, il s'infiltra dans tout son être. Contraint de recommencer la lutte, Gaston.s'y jeta à corps perdu ; il combattit de toutes ses forces, avec générosité, avec l'énergie fiévreuse et désespérée du moribond à l'agonie. Mais, si les natures robustes peuvent bien dompter les difficultés matérielles, dédaigner les envieux, briser les puissants, affronter tous dangers et se rire do la mort, l'ennui, ce malaise enfanté par l'inaction et les regrets d'une carrière brisée, par l'absence d'une considération sociale à laquelle on avait droit de prétendre, cet être impitoyable qui est tout et qui n'est rien, qu'on porte en soi sans pouvoir le saisir, nul n'oserait se prétendre de taille à le maîtriser, et les plus forts y ont échoué vingt fois. Seuls, les amis de l'ombre et des minutieuses études, des terrains unis et des joies intérieures et recueillies, pourraient

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s'accommoder de cette régularité monotone et rêveuse, de ces horizons étroits et sans orages. Les plantes fragiles grandissent et prospèrent à l'abri, dans une tiède atmosphère; le lion rugit dans sa cage, l'aigle meurt étouffé dans sa prison.

Tombé deux fois, Gaston s'avoua vaincu avec désespoir; en présence de sa défaite et de son impuissance,. il se demanda par quelle cruauté raffinée il avait sauvé Jeanne de la mort pour la condamner à souffrir. Il se frappa la poitrine, il maudit le jour de sa naissance; et puis, se jetant à genoux, il cria, du plus profond de son coeur, grâce et miséricorde! Dieu le prit eu pitié et lui envoya une bonne pensée. Son mal, il le sait, vient d'une séve exubérante et refoulée, d'une inaction intellectuelle, d'une vie sans but, de facultés ardentes et inutiles. Il souffre de n'être rien quand chacun trace son. sillon et grandit. Mais, en dehors de sa position de famille, du rang que lui assignait sa naissance, et du pouvoir politique, ne peut-il donc se frayer une route nouvelle par son travail, par son talent, et sans rien réclamer de personne? En présence d'un but réel, ni soucis, ni veilles, ni labeurs, ne pourront l'arrêter. L'étude lui plaît, sa fortune et celle de sa femme lui permettent de vivre, même à Paris, d'une vie exempte des préoccupations matérielles; il partira, il se fera homme de lettres. L'histoire, les arts, la littérature, remplaceront la diplomatie et la science des gouvernements. Les brûlantes questions politiques conviennent avant tout à sa nature amie de la lutte. Fidèle à ses principes, il défendra avec la plume la cause que ses aïeux soutinrent avec l'épée. Il sera le fils de ses oeuvres; il ouvrira une


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large carrière à son ambition, il fera Jeanne heureuse. Ce n'est point là un rêve; c'est une réalité saisissable. Il a trouvé le remède à ses maux ; il est guéri.

Et son sang se calme déjà ; le sourire effleure ses lèvres; son esprit calcule, examine, dispose ses projets; son coeur murmure un hymne de reconnaissance. Jeanne est sauvée !

Non, il est trop tard. Madame de Meillan a suivi heure par heure et en secret les progrès de la maladie qui frappe Gaston pour la seconde fois. Elle a vu ses efforts et son désespoir. Tout est fini ; elle est le mauvais génie de cette destinée; tant qu'elle vivra, il souffrira. Morte, au contraire, l'avenir sourira encore à Gaston. II l'aime, sans nul doute, mais il est jeune, il guérira. Le marquis le recevra près de lui ; l'enfant prodigue, qui revient, trouve les bras du père de famille toujours ouverts, ses lèvres toujours prêtes à pardonner. Il reconquerra au milieu du monde la position perdue, objet de ses cuisants regrets. Elle eût mieux fait de mourir sans doute; Gaston ne l'a pas voulu. Mais il en est temps encore. La mer est vaste et profonde; elle ne trahit pas les secrets qu'on lui confie. Jeanne partira seule avec Marthe pour un rivage plus éloigné ; elle accomplira seule son funèbre dessein, et nul ne saura la cause de sa mort. C'est un crime peutêtre qu'elle va commettre; mais Dieu, qui sonde la douleur des âmes, lui pardonnera son crime. Et l'exaltation du dévouement enflamme son imagination. Elle médite aussi, elle, de longs jours, sa résolution extrême. Tout est décidé; le lendemain elle doit partir.

Lorsque Gaston rentra au salon, madame de Meillan était assise près du feu, calme et pensive. Il faisait


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froid, la neige commençait à tomber, la nuit était venue. Jeanne jetait un dernier regard sur ces lieux où elle avait été si heureuse; elle leur disait un éternel adieu. Gaston lui tend la main, la joie rayonne sur son visage; il garde un secret qu'il lui confiera plus tard, mais leur bonheur est à jamais assuré. Et il parle avec feu, avec conviction.. Jeanne écoute, dans un étonnement mêlé d'espoir. Elle est ébranlée; elle va céder encore et attendre. Mais à quoi bon ce retard nouveau? un passé récent peut-il lui permettre de se laisser abuser? Il faudrait bientôt en revenir là, et le courage alors ne pourrait-il pas lui manquer? Aujourd'hui, sa résolution est prise; elle sera irrévocable. Et, avec une indicible douceur, elle entretient Gaston de son avenir; elle lé conseille avec cette émotion religieuse' que prend toute parole de celui qui se sent mourir. Gaston l'entend à peine, tout entier à ses pensées et loin de prévoir le malheur qui va fondre sur lui.

La. soirée s'avance ; madame de Meillan ne peut se résoudre à se retirer. Elle tient ses.yeux fixés sur Gaston : elle ne parle plus, les sanglots étoufferaient sa voix. Oh ! quand on va se quitter, comme le coeur se brise, comme le front se courbe avec désespoir ! comme le regard cherche à se repaître de la vue de l'objet aimé, afin de graver ses traits chéris en sa mémoire! On s'enivre à l'aspect de ce visage qu'on n'a point assez admiré, de ces cheveux qu'on a baisés vingt fois, de ces détails, de ces mille riens qu'on avait jusqu'ici à peine entrevus. On écoute cette voix qu'on entendait à toute heure et dont on comprend mieux tout le charme. Oh! puisqu'il fallait se quitter un jour, n'eût-il pas mieux valu ne pas se connaître et ne pas s'aimer?


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Enfin Jeanne se lève. Elle s'approche de Gaston ; il la baise doucement au front, mais elle se jette dans ses bras, elle le presse dans une étreinte convulsive.

— Vous souffrez, Jeanne? qu'avez-vous?

— Non, répond-elle; mais ce temps mauvais, cette neige que nous n'avions point vue encore, me rendent mal à l'aise. Demain je ne souffrirai plus.

— Confiance, répond Gaston, confiance, Jeanne, le bonheur est à nous !

Et madame de Meillan s'arrache mourante des bras de son mari et s'éloigne.

La neige a cessé de tomber, la nuit est noire; un silence profond règne à Onéglia. Jeanne veille près du feu, pâle, les yeux rougis par l'insomnie, belle de toute sa beauté, belle aussi de la beauté que lui, a enlevée la douleur. Les préparatifs du départ ont été faits pendant, le jour, Marthe est prévenue; le châle et le chapeau de voyage de madame de Meillan sont près d'elle. Elle interroge la pendule; le temps lui semble précipiter son cours. Parfois sa tète se penche, et un lourd sommeil appesantit ses paupières. Elle voit dans ses songes Gaston assis près d'elle; il l'aime, ils sont heureux. Mais elle se réveille en sursaut; elle a froid de ce froid intérieur qui glace l'âme prête à défaillir. Ce fut pour Jeanne une nuit horrible, une longue agonie.

Quatre heures sonnent. Madame de Meillan regarde dans la campagne; partout la nuit. Elle sort lentement et sans bruit de sa chambre; elle s'arrête devant celle de Gaston, elle s'agenouille, elle prie. Elle adresse à celui qu'elle aime, et pour qui elle va sacrifier sa vie. un dernier adieu. En descendant elle s'arrête à chaque marche; ses jambes fléchissent, elle se soutient à la

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rampe ; elle presse sa main sur son coeur pour en comprimer les battements. Elle franchit le seuil de la maison ; une voiture l'attend sur la route. Elle y monte près de Marthe, et, épuisée par la lutte qu'elle vient de soutenir, elle tombe anéantie, sans prononcer une seule parole, sans verser une larme.

C'était, un temps triste d'hiver, rare dans ces contrées. Les arbres, couverts de neige, semblaient des fantômes blancs auxquels le mouvement de la voiture prêtait la vie. La terre, durcie par la gelée, craquait sous les pieds des chevaux: Plusieurs fois, pendant le jour, le soleil vint à percer les nuages qui couvraient l'horizon, mais ce rayon de soleil ne pénétra pas dans le coeur de Jeanne. Le voyage dura-t-il un siècle ou dura-t-il une heure? madame de Meillan n'eût pu le dire. Le soir, à dix lieues de Gênes, elle s'arrêta, non dans une auberge, mais dans une pauvre cabane située loin de la route. Elle renvoya la voiture et le cocher, qui retournait en Italie, et, après avoir donné ses ordres à Marthe, elle s'éloigna seule, malgré les supplications de la vieille femme, en prévenant qu'elle ne rentrerait que dans une heure.

Jeanne se dirigea vers la mer. Les chiens hurlaient dans les fermes voisines; un vent aigu et glacé soufflait dans ses cheveux. Elle gravit péniblement un rocher sur lequel s'élevaient des ruines. La mer agitée venait se briser à ses pieds qu'elle mouillait de son écume. Madame de Meillan se laissa longtemps bercer par la plainte de cette désolation.sublime qui semblait répondre à la sienne. Elle regardait sans terreur ces vagues qui bientôt allaient l'emporter. Des voix mystérieuses l'invitaient à se plonger dans l'abîme; le bruit


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du vent et des flots la jetait dans une ivresse sauvage. La lune s'était cachée derrière les nuages; une pluie fine la pénétrait jusqu'aux os et glaçait ses membres engourdis. Indifférente, insensible à toute douleur matérielle, elle songeait au passé, à sa mère, à sa jeunesse, à son vieux père tombé en brave et avec religion sur un champ de bataille, à Gaston, à l'avenir.

— Je n'ai plus rien à faire sur la terre, dit-elle enfin; il faut partir.

Elle se jeta à genoux sur la pierre humide; et là. en face de cette mer immense qui allait l'engloutir, comme le condamné au pied de l'échafaud, elle fit sa dernière prière.

Et, quand elle eut terminé, elle se leva, croisa les bras sur sa poitrine, ferma les yeux et s'écria :

— Mon Dieu, mon Dieu, pardonnez-moi!

VI

Gaston se réveilla l'esprit rafraîchi par un bienfaisant sommeil, le coeur joyeux et content. Il descendit sur le rivage, il marcha sur la grève, il plongea ses yeux vers l'horizon; l'horizon lui sembla sans bornes. Il se sentait le courage et la puissance de remuer un monde. Il songeait au bonheur de Jeanne, à son propre bonheur; il était fort, il était heureux; il avait vingt ans.

Jeanne ne parut pas à l'heure accoutumée. Gaston monta à sa. chambre et ne trouva personne. Il parcourut la maison, il retourna vers la mer, il s'informa de madame de Meillan ; nul ne pouvait dire ce qu'elle était


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devenue. Inquiet, il rentre dans l'appartement de sa femme, espérant découvrir quelque indice qui le mettra sur la trace de Jeanne. Il aperçoit sur la table une lettre à son adresse. Il l'ouvre, agité par un pressentiment funeste. Il lit:

« Gaston, je pars. Je vous quitte, et pourtant vous ne saurez jamais de quel amour je vous ai aimé, de quel amour je vous aime. Je suis un obstacle dans votre vie. un empêchement à votre bonheur; je brise votre carrière, j'anéantis tous vos projets.— Ne m'en veuillez pas de vous causer de la peine; un jour vous comprendrez que je vous connaissais bien. — J'ai longtemps hésité à en venir là ; et, à cette heure encore, où j'écris près de vous, je me sens à peine la force de partir. — Ne vous reprochez pas ma mort; je suis seule coupable; j'aurais dû vous aimer assez pour refuser d'être votre femme. Les seuls jours heureux de ma vie, je vous les dois; et, si Dieu daigne, en compensation de mes souffrances, m'accueillir près de lui, je ne veux lui demander qu'une chose et sans cesse, votre bonheur. — Ne cherchez pas à découvrir ce que je suis devenue, quand vous lirez cette lettre j'aurai cessé de vivre. — Retournez vers votre père, c'est votre meilleur ami, il vous pardonnera. Lui seul maintenant a besoin de vous; efforcez-vous de le consoler; je vous le demande comme une dernière preuve d'affection pour moi. Là seulement vous trouverez un allégement à votre infortune. Reprenez votre carrière interrompue; et, quand vous songerez à moi, rappelez-vous que je vous ai aimé, jusqu'à la mort. — A cette heure, ma pensée et mon coeur sont à vous. Adieu.

« JEANNE. »


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A cette lecture, Gaston pousse un rugissement sauvage. Il s'élance dans la cour, il demande des chevaux, une voiture, et, tandis qu'on exécute ses ordres il s'informe en vain de la direction suivie par madame de Meillan. Il se dirige d'abord vers la France; il fait vingt lieues inutiles. Il revient sur ses pas et prend le chemin de la ville de Gênes, ne recueillant que des renseignements vagues, souvent contradictoires.

En rentrant à Onéglia, il tomba épuisé sur son lit. Il refusa les secours du médecin, il voulait mourir aussi. Mais la mort choisit sa.proie. Jalouse et cruelle, elle frappe dans le bonheur; les malheureux et les désespérés qui crient vers elle, elle les oublie ou les dédaigne; Gaston recouvra la santé et avec elle un insurmontable dégoût de la vie. Les journées lui semblèrent des siècles. Elles sont bien longues en effet les infortunes qu'accompagne le remords. Et le remords ronge son coeur. Lui seul est le meurtrier de Jeanne. Après l'avoir contrainte à devenir sa femme, il l'a tuée par ses lâches douleurs.

— Oui, tu l'as tuée! disait-il. Tu rêvais d'ambition et tu voulais la gloire quand le bonheur était sous ton toit. Tu l'avais arrachée à une vie calme et honorée, elle t'aimait, elle n'aimait que toi ; tu l'as poussée lentement au désespoir. La fille de celui auquel ton père sauvait la vie, toi, tu l'immoles sans pitié. Elle t'a pardonné à son heure suprême, mais tu es maudit de ton père et maudit de Dieu ; souffre en silence : la pitié n'existe pas pour toi.

Ces reproches mérités, aucune, pensée consolante ne les allége. Tout est désolation dans cette douleur. Gaston passe ses jours dans un sombre désespoir. Indiffé-


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rent à toutes choses, traînant une existence misérable, désormais sans ambition, sans désirs, sans regrets pour ces biens qu'il convoitait naguère, il quitte à peine sa solitude. Quand la nuit est venue, il parcourt les plages de la mer, les bois et les vallées, cherchant partout la femme qu'il aime, criant son nom à travers les campagnes, appelant la mort de tous ses voeux.

Au bout de six mois un journal de Marseille tomba par hasard sous ses yeux. Ce journal annonçait que le cadavre d'une femme, au visage meurtri et défiguré, avait été trouvé sur le rivage, et peu de jours après la disparition de madame de Meillan. Plus de doute possible désormais. Jeanne était morte. Gaston continua de vivre à l'écart, loin des banales consolations, avec une seule pensée. Et quand, une année plus tard, un vieux serviteur de Meillan, ancien soldat du marquis, entra dans la demeure d'Onéglia, il trouva son jeune maître si triste et si pâle, qu'il eut peine à le reconnaître.

— Monsieur Gaston, dit-il, M. le marquis est bien malade, il va peut-être mourir. Rien qu'avant sa maladie il n'ait jamais parlé de vous, maintenant votre nom s'échappe souvent de ses lèvres. Il ne.demande point à vous voir ; mais moi j'ai su par M. le marquis lui-même, et non sans efforts, que vous étiez ici, et je suis venu vers vous.

Et le vieux serviteur parle de M. de Meillan. Il raconte cette existence désolée, cette douleur muette qui arrache des larmes à tous ceux qui l'aiment dans le pays. Depuis cinq ans, le château est fermé à tout visiteur; les plus intimes amis du marquis ne peuvent obtenir d'être admis près de lui. Il est maigre, courbé; vieilli, pâle, plus pâle que vous encore, monsieur Gas-


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ton, dit le Vendéen. Il ne parle que pour donner des ordres, et ses ordres sont brefs et rares, comme autrefois à l'armée.

Gaston alors n'hésite pas. De trois infortunes causées par lui; une seule pouvait encore peut-être être réparée. Il se rappele les paroles de Jeanne : « Retournez vers votre père, lui seul maintenant a besoin de vous ; efforcezvous de le. consoler : c'est là ma dernière prière, la dernière preuve d'amour que vous puissiez me donner. » Il part.

Lorsque Gaston arriva au château, le marquis vivait encore. Il faisait nuit. Une lampe éclairait, de sa lumière voilée, la chambre du malade. Gaston, en apercevant son père, comprit le mal qu'avait causé son absence. Il s'approcha du lit en tremblant. Le marquis ouvrit les yeux et les fixa vaguement sur son fils. Gaston voulut saisir sa main; mais le vieillard le' repoussa en détournant la tête. Gaston tomba à genoux et resta immobile au chevet de son père.

— Mon fils! dit tout à coup au milieu de la nuit M. de Meillan.

Gaston s'approcha.

— Le voici, votre fils, mon père, il révient vers vous, il embrasse votre main, il implore votre pardon.

Le marquis regarda son fils attentivement pour s'assurer qu'il n'était pas le jouet du délire, et, quand il eut acquis la certitude qu'il ne se trompait pas :

— 0 mon enfant ! dit-il d'une voix affaiblie, que vous semblez avoir souffert aussi !

— Oui, mon père, j'ai bien souffert, pardonnezmoi ! Laissez-moi désormais près de vous; et vivez, mon père, car votre fils vous est rendu.


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M. de Meillan semblait aspirer avec bonheur chacune des paroles de Gaston. Cette voix chérie produisait sur lui un effet magique. Son coeur se dilatait, sa tête devenait moins pesante. Un sourire passait sur ses lèvres décolorées. L'émotion éprouvée par le marquis le sauva. Jusqu'ici, il suivait avec répugnance les avis du médecin : il lui importait si peu de vivre ou de mourir. Désormais Gaston lui présenta, avec un regard suppliant, les potions ordonnées, et le marquis ne résista plus. En quelques jours il était hors de danger. Il y avait tant de force dans ce corps rompu aux plus rudes fatigues ! tant de vie dans cette large poitrine qu'avaient respectée les balles !

Pendant la convalescence de son père, Gaston, en quelques mots, lui révéla son histoire. Le marquis serra la main de son fils sans répondre; jamais il ne lui adressa une seule question sur ce douloureux passé et ne prononça le nom de Jeanne, par respect pour cette grande infortune. Ils marchaient, comme autrefois, dans les allées du parc, M. de Meillan, appuyé sur le bras de Gaston, qui se multipliait,pour lui complaire. Maintenant que son père lui est rendu, Gaston n'aura plus au monde d'autre pensée. Son affection pour le marquis remplira toute sa vie; il cherchera à réparer, autant qu'il lui sera donné, le mal causé par lui; ses larmes seules et son repentir peuvent expier le reste. Le moindre désir de son père sera un ordre à ses yeux, c'est le bonheur du marquis qu'il demande, non pas le sien. Touchant spectacle, que la vue de ce gentilhomme, soutenu par son fils brisé ayant l'âge, tous deux souffrant l'un par l'autre et d'une mutuelle douleur; l'un voué au repentir et à la résignation, l'autre le coeur dé-


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bordant d'amour et de pardon! Comme autrefois la parole de M. de Meillan était brève, mais plus attendrie, et les journées passaient, non pas joyeuses, mais tranquilles.

Si nous avons tracé une fidèle image du marquis, le lecteur doit comprendre quelles furent les pensées qui reprirent promptement possession de son esprit. Il ne fut pas besoin de longs jours pour que son coeur vînt à renaître aux vastes espérances autrefois caressées. Gaston avait à peine trente ans ; toute carrière n'est point fermée à cet âge quand la naissance seule donne déjà tant de droits. Le passé était réparable, et Gaston, redevenu libre, pouvait reconquérir la position qu'un mariage insensé avait compromise, et accomplir les desseins de son père. Insensiblement, M. de Meillan se complut à entretenir son fils des affaires du pays; il parla de la situation présente et de l'avenir, du bien à tenter, du mal à détruire ; il le pria chaque jour de lui lire ses journaux ; il s'efforça de réchauffer, au récit des grandes choses, l'âme autrefois enthousiaste de Gaston, et de ranimer son ambition et son orgueil. Gaston écoutait son père avec respect, il lui répétait, qu'il était prêt à exécuter ses moindres volontés, mais son coeur et son intelligence, sans initiative et sans désirs, portaient un deuil éternel. Le marquis revint souvent et avec douceur sur le sujet préféré, et, après un an de séjour au château, il manifesta l'intention d'aller passer l'hiver à Paris. Gaston partit pour obéir à son père.

Gaston rentra dans le monde, grave, triste et silencieux. Sa politesse était froide, mais noble et simple en même temps. Des hommages mérités, de sympathiques

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déférences, environnèrent le marquis. Les regards se portèrent aussi sur ce jeune, homme, dont un voile mystérieux couvrait le passé, et qu'on avait vu disparaître subitement et quitter une carrière commencée avec honneur. Son nom, sa fortune, son visage,son intelligence, jusqu'à son air de souffrance, prévenaient en sa faveur; et, bien qu'il restât froid et réservé,chacun s'inclinait devant une douleur qu'il connaissait mal, mais qui devait être profonde. M. de Meillan jouissait en secret de l'accueil fait à son fils. Il était heureux et il était fier.

Ils habitaient, rue Saint-Dominique, le vaste hôtel de Meillan, que le marquis s'empressa de faire magnifiquement restaurer. Cet hôtel devint le rendez-vous des notabilités de tous genres, hommes d'Etat, littérateurs et savants. Gaston écoutait les conversations et n'y prenait part que lorsqu'il s'y trouvait contraint. Mais plus d'une fois, à ces discours, il sentit se ranimer en lui des étincelles d'ambition mal éteintes. Rien n'excite la volonté, n'entraîne à l'action, comme la fréquentation habituelle des hommes lancés dans la pratique et le mouvement ; rien n'aiguillonne l'émulation comme les exemples coudoyés à toute heure. Quelquefois M. de Meillan priait son fils d'élaborer un travail dont le ministre avait bien voulu le charger. Il parcourait avec lui les bals, les théâtres, les musées, les concerts, afin de le faire rentrer dans la vie des choses oubliées depuis longtemps;

Il conduisit Gaston à la cour et le présenta au roi. Charles X eut pour le général vendéen de ces paroles flatteuses dont les Rourbons connaissaient si bien le secret. L'accueil fait à son père, certains mots tombés


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avec une noble simplicité de la bouche du roi, remuèrent, profondément l'âme de Gaston, et firent monter des larmes dans ses yeux. Charles X s'entretint longtemps en sa présence avec M. de Meillan, Il assura le marquis que le roi serait heureux de récompenser, en la personne du fils, les services actifs et dévoués du père.

Gaston revint à l'hôtel la tête exaltée, l'imagination en feu ; les paroles du roi l'avaient fasciné. Il ne dormit pas, et, le lendemain, lorsque M. de Meillan le conduisit chez le ministre, Gaston ne se laissait plus indolemment conduire, il marchait le regard animé et le front haut. Pourquoi, pensait-il, puisque c'était là le voeu unique du marquis, ne chercherait-il pas à conquérir la position qu'on lui offrait encore ? Quel autre but avait-il dans la vie, sinon le bonheur de son père? Et pourquoi ne pas faire ce bonheur aussi large, aussi complet, qu'il le pouvait? N'était-ce pas, en agissant ainsi, expier sa faute passée? Manquait-il à un religieux souvenir, à une éternelle douleur? Et Jeanne ellemême, du haut du ciel, n'encourageait-elle pas celui qu'elle avait aimé? Absous à ses yeux, par son dévouement à son père et les paroles de sa femme mourante, Gaston se mit à l'oeuvre avec une énergique persévérance. Il fut nommé bientôt secrétaire général au ministère des affaires étrangères. Par son intelligence hors ligne, un tact exquis, des manières grandes et simples à la fois, il sut partout monter au premier rang. Aimé du ministre, dont il élaborait avec lucidité les travaux les plus ardus, accueilli gracieusement du roi, prudent dans ses rapports avec les hommes politiques, il sut, par son affabilité contenue, gagner les


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sympathies de tous. Pourtant, il porta toujours sur le visage et dans le coeur le deuil de celle qui n'était plus, et ni préoccupations ni triomphes ne parvinrent à l'effacer de sa mémoire.

Une fois entré dans la carrière, Gaston ne s'arrêta plus; Charles X le nomma pair de France. A la Chambre, sa parole fut noble, vive, pressée ; elle pesa d'un poids immense dans les décisions de chaque jour. Passant ses nuits au travail, il trouvait encore le temps de publier le résumé de ses études, auxquelles sa forme concise, la netteté du style et la sûreté de son jugement, donnaient un intérêt puissant et une réputation non usurpée. Admis dans les conseils du roi, il parlait avec indépendance et modestie, sans faux orgueil comme sans flatterie. Enfin, son nom devait entrer disait-on, dans la composition du nouveau ministère qu'allait former le roi. Comme tout homme éminent, Gaston se trouvait en butte à de sourdes colères, à des jalousies mesquines, à des rivalités haineuses ; mais, le sourire sur les lèvres, il poursuivait sa marche, ne répondant que par des actes, un travail plus persévérant et des succès.

Ce travail et des veilles, trop continues altéraient sa santé. Le marquis le pressa d'aller avec lui passer les vacances des Chambres en Anjou. Là, M. de Meillan voulut, comme autrefois, donner à la Saint-Louis une fête splendide. Il convia au château non-seulement les gentilshommes de l'Ouest, mais les rois de la politique, les maîtres des lettres et des arts. Nul des habitués de l'hôtel Saint-Dominique ne manqua au rendez-vous. Le vieux marquis, fier de son fils et remerciant Dieu,- qui couronnait de gloire ses cheveux blancs, voulait


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prouver à tous que ce fils, perdu un moment pour lui, vivait encore, et vivait digne de son nom.

Cette fête remuait dans l'âme de Gaston bien des souvenirs. C'était dans une nuit semblable, il y avait dix ans, que, seul près de Jeanne, il avait reçu sa promesse et l'aveu de son amour. Il songeait aux événements accomplis successivement depuis lors, et, fatigué d'une longue soirée de représentation et d'étiquette, pressé d'un invincible besoin de solitude et de rêverie, il descendit sur la terrasse pour respirer l'air frais du jardin.

Comme il y a dix ans, la nuit était belle, les étoiles radieuses, le souffle du vent embaumé. Le château étincelait de lumières, la musique provoquait à la danse et à l'amour. Mais l'amour était banni de l'âme de Gaston, vouée aux travaux austères et à une affection exclusive pour le marquis. M. de Meillan aperçut son fils et vint vers lui. Il s'appuya sur le bras de Gaston et l'entraîna vers l'étang. Enhardi par les résultats déjà obtenus, M. de Meillan nourrissait une dernière et chère espérance. Il voulait empêcher l'extinction de sa race, obtenir de Gaston qu'il se mariât. Il lui avait préparé de longue main une brillante union ; plusieurs fois même les journaux l'avaient annoncée. Mais le marquis ne se dissimulait pas combien était difficile la réalisation de son rêve ; car, lorsqu'il avait tenté d'entretenir Gaston de son projet, il n'avait reçu que des paroles affectueuses et évasives.

Ce soir-là, M. de Meillan, enivré à la vue des hommages recueillis par son fils, résolut de le presser davantage.

— Mon fils, lui dit-il, vous avez fait votre père bien


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heureux ! vous avez rendu sa vieillesse douce et fière ! Il vous bénit, Dieu vous bénit aussi. Vous avez fait beaucoup pour votre père, et pourtant votre père doit vous adresser encore une dernière prière. Le marquis et Gaston s'assirent près de l'étang.

-Mon père, répondit Gaston, je suis prêt à vous

donner ma vie;' mais, si c'est d'un mariage que vous

voulez parler, laissez-moi vous supplier, mon père, de

pas exiger de moi un sacrifice que je n'aurais jamais

la force d'accomplir.

— Je conçois votre réponse, Gaston ; elle vous honore. Mais ne faut-il pas jeter un voile sur un passé qui ne nous appartient plus? Et Dieu lui-même, qui vous a donné la puissance de soutenir dignement votre nom, n'exige-t-il pas que vous acheviez votre oeuvre? Si vous écoutez ma prière, mon fils, je mourrai plus tranquille, Gaston, je mourrai bien heureux. Et M. de Meillan. insista longtemps encore.

— Mon père, dit Gaston, s'il le faut, j'obéirai. Croyez-vous maintenant, mon père, que votre fils vous aime? Croyez-vous qu'il se repente d'avoir un jour brisé votre coeur?

Au même instant, un cri retentit dans le massif placé derrière eux. M. de Meillan et Gaston écartèrent les branches; ils s'approchèrent. Une femme était étendue sans mouvement sur la terre. Le marquis se pencha vers elle :

— Jeanne! s'écria-t-il. Encore.cette femme! Toujours elle!


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VII

Au moment de se précipiter dans la mer, madame de Meillan avait été surprise et arrêtée par des cris poussés sur le rivage ; elle avait reconnu la voix de Marthe, elle était restée immobile. Rappelée tout à coup au sentiment de la réalité, elle avait senti son courage faiblir. Une invincible horreur pour cette mort, qui allait la saisir pleine de. vie, avait ébranlé sa résolution; la vue des flots agités et entr'ouverts sous ses pieds l'avait fait reculer d'épouvante ; l'exaltation, qui jusque-là l'avait soutenue, s'était subitement évanouie. Pourquoi recourir à un crime? se dit-elle. Elle veut disparaître de la vie de Gaston! Ne le peut-elle aussi bien par une éternelle absence, et en laissant M. de Meillan croire à sa mort?

Jeanne résolut donc d'accepter la vie. Elle rejoignit Marthe, se rendit à Gênes et de là s'embarqua incontinent pour la France, Elle s'arrêta dans un village du département du Var et y loua une demeure qui lui rappela celle d'Onéglia. Elle vécut de longs, jours dans cette solitude, avec ses souvenirs, et bien résolue à ne jamais révéler son existence. Elle était, morte au monde, au passé, morte pour Gaston surtout. C'est à cette condition seulement qu'elle s'est accordé la vie. — Aux angoisses et aux désespoirs des premières heures succéda un accablement profond: Elle finit par s'endormir, par se pétrifier dans sa souffrance, par croire elle-même à sa mort; elle s'habitua à son tombeau,


56 DEUX NUITS D'ETE.

Elle ne parlait pas; elle ne se plaignait jamais. Les grandes douleurs, quand elles pleurent, pleurent une fois, mais ce sont des larmes de sang, de vraies larmes, et qui font pleurer. Les mesquines douleurs d'amour-propre froissé, de dépit, de vanité jalouse, pleurent à volonté, tous les jours, à tout propos, à toute heure. Comédiennes en toilette, fades et maniérées, à l'occasion souriantes, railleuses et babillardes, et souvent faibles dans leur rôle, et sifflées, elles pleurent pour les autres, et les autres sourient de pitié et ne pleurent pas. Celles-là, Dieu et l'amitié ne les consolent pas, et leurs larmes, non tombées du coeur, ne seront pas recueillies et comptées au jour des consolations et des récompenses.

Pour madame de Meillan, la coupe amère était remplie; la lie du calice avait été bue tout entière. Ce n'étaient plus les insomnies fiévreuses, les luttes désespérées, les grands et cruels combats de l'amour. Ce n'étaient point les rêveries et les mélancoliques plaintes, c'étaient une prostration continue, l'atonie et le dégoût de tout ce qui ressemblait à l'action, la mort enfin dans l'étroite prison du cercueil. Les années s'écoulaient en blanchissant ses cheveux. Mais que lui importait la science difficile de vieillir?

Du fond de sa misère, Jeanne éleva son âme vers Dieu. Redisons-le : c'est là le seul refuge des immenses douleurs. Sa souffrance la rapprocha davantage des malheureux. Née charitable et compatissante, elle ressentit plus vivement encore le besoin de se dévouer. Sa fortune, convertie en rentes immédiatement après son mariage, et dont Marthe avait eu soin d'emporter les litres lors du départ d'Onéglia, lui restait intacte. Elle


DEUX NUITS D'ETE. 57

visita les pauvres, soigna les malades et se fit bénir dans le pays comme une douce providence. Et Dieu lui envoya en retour l'acceptation de la vie telle qu'elle lui était faite. Mais, un jour, elle lut un discours de Gaston à la Chambre des pairs. L'impression première de madame de Meillan fut poignante. Gaston était à Paris, honoré, applaudi, heureux. Il avait tout oublié déjà. Pour quiconque a aimé, il est une douleur plus forte peut-être que celle de la séparation et du départ, c'est la certitude, bien vite acquise, du peu de place qu'oc-, cupent dans nos existences les êtres les plus adorés. On se quitte le coeur flétri, sans espoir, sans courage; on doit mourir. Et les jours s'écoulent, on reprend goût à la vie, on ne meurt pas. Les jours s'écoulent de nouveau, et les lèvres sourient comme autrefois, l'esprit redevient joyeux et le coeur peut aimer encore. Et, plus tard, quand on a vu les faibles oublier vile, les forts se souvenir un peu davantage et oublier à leur tour, alors on se prend de mépris pour notre nature misérable; on rejette sur sa fragilité nos lâches erreurs; on s'absout, on se fait indulgent aux ingratitudes et aux parjures. Jeanne est partie pour rendre Gaston au bonheur, et, contradiction étrange et toujours la même, elle ne peut s'habituer à la pensée qu'en le revoyant elle le trouverait consolé. Mais cette impression première ne dura pas, et presque aussitôt madame do Meillan remercia Dieu d'avoir exaucé sa prière. En lisant le discours de Gaston, plein d'ironie pour les ennemis du trône, de dévouement.intelligent au roi; en l'entendant venger les vieilles gloires de la France et soutenir l'antique monarchie sapée sourdement par des traîtres et des ingrats, l'orgueil rougit sou front, elle oublie sa propre


58 DEUX NUITS D'ETE.

infortune, elle applaudit en Vendéenne, elle est. fière du nom qu'elle porte encore, caché dans son coeur.

Depuis lors, elle suivit, pas à pas M. de Meillan dans sa lutte, dévorant de loin chacune de ses paroles, priant Dieu de lui donner la victoire, heureuse de servir, par son martyre, la cause sacrée qu'avait défendue son père. Il faut le dire pourtant, plus d'une fois le regret traversa son coeur, et dans ses nuits elle appela Gaston à haute voix, lui demandant pourquoi il l'avait abandonnée ! mais c'étaient des nuages passagers, chassés aussitôt par le réveil. Elle vit Gaston successivement grandir; elle assista à ses triomphes, elle connut son entrée prochaine au ministère. Oh ! pourquoi ne peutelle partir, l'apercevoir à la dérobée, entendre sa voix, respirer l'air qu'il respire! Mais si elle était reconnue! Non, les morts ne doivent pas sortir du tombeau. Estelle bien sûre, d'ailleurs, qu'après l'avoir revu elle pourrait vivre sans lui et reprendre le chemin de l'éternelle solitude? Non, elle doit accomplir jusqu'au bout son sacrifice. Dieu le lui a rendu moins sévère, après tout, puisque maintenant elle peut de loin suivre Gaston et se mêler à sa vie. Elle veut vivre pour assister à ses triomphes et l'aider de ses voeux et de ses prières. Elle ne veut plus mourir..

Mais, tandis que, résignée à son sort, elle dévore chaque jour les pages qui lui parlent de Gaston, tout à coup elle apprend le mariage de M. de Meillan. Alors sa raison s'égare. Il se marie! et elle, sa femme, elle est vivante encore! C'est un crime! cela ne peut pas. être. Elle ordonne à Marthe de se préparer au départ. Que ya-t-elle faire? que veut-elle? Elle-même l'ignore.

Après de longues fatigues, elle arrive, à Meillan. Elle


DEUX NUITS D'ETE. 59

s'arrête dans un village; elle recueille des renseignements sur la fête que le marquis donne ce jour-là même, et reste jusqu'au soir enfermée dans l'auberge. Aujourd'hui elle n'est plus' belle, sinon de cette pénétrante beauté qu'imprime la douleur sur les visages qu'elle creuse et flétrit; ses yeux sont éteints, sa taille se courbe, ses cheveux ont blanchi ; elle craint, néanmoins, qu'une curiosité indiscrète ne parvienne à la deviner.

Mais, quand la nuit est venue, elle se dirige seule vers le parc. Elle veut revoir Gaston, le revoir une dernière fois et mourir. Elle ne peut vivre plus longtemps, puisqu'il va se marier! D'ailleurs, elle ne croit point encore à cette nouvelle. Poussé par son affection pour son père, Gaston a bien pu céder au marquis, poursuivre sa carrière interrompue, devenir grand; mais qu'il s'en aille de nouveau donner sa main et son coeur, ce n'est pas possible, elle ne le croit pas.

Sur sa route, elle s'arrête devant la maison qu'elle habita autrefois. Elle la contemple ; rien n'y est changé. C'est là qu'elle a vécu jeune fille, que sa mère est morte et que son père est né. Oh ! comme ils auraient peine à la reconnaître, ces amis perdus de son enfance, s'ils la revoyaient aujourd'hui ! et quelles larmes amères couleraient de leurs yeux en la retrouvant flétrie et désolée, tombée dans ce profond abîme de misères! Elle entre dans le parc ; elle s'approche de l'étang. La fête est splendide, comme elle l'était le jour dont elle se souvient aussi; l'onde est restée calme, le ciel bleu, la nature jeune. Elle seule' est vieillie, brisée, prête à mourir.

Elle s'avance vers le château, espérant en vain entrevoir Gaston ; elle parcourt le parc en tous sens, et


60 DEUX NUITS D'ÉTÉ.

revient près de l'étang, épuisée de fatigues et d'émotions. Elle s'assied sur un banc; elle n'a plus de force ni pour penser, ni pour souffrir. Un bruit de voix qui s'approchent la tire de sa léthargie. Elle relève péniblement la tête, comme au sortir d'un lourd sommeil mêlé de mauvais rêves et de cauchemars. Elle reconnaît M. de Meillan et son fils, et se cache tremblante dans le feuillage. Gaston et le marquis viennent s'asseoir sur le banc qu'elle quitte à peine. Jeanne écoute cette voix tant aimée; elle prête l'oreille. M. de Meillan parle de mariage à son fils. Elle entend les prières du marquis, la réponse de Gaston, sa résistance, ses hésitations. Elle demande à Dieu du courage, elle se soutient avec effort contre un arbre. Mais, lorsque Gaston cède aux instances de son père, promet de lui obéir, de se marier s'il le faut, alors un voile épais passe sur les yeux de Jeanne, elle pousse un cri et tombe sur la terre. Elle n'a point pourtant perdu tout sentiment de la vie ; elle distingue les paroles du marquis : " Encore cette femme! toujours elle! » Ces mots, empreints de désolation et de reproches, achèvent de l'accabler; elle s'évanouit.

En revenant à elle, madame de Meillan se trouva couchée dans une des chambres du château, située sur la cour. Le château, de ce côté, était entouré d'un profond et large fossé. On avait choisi cet appartement pour la malade, afin que le bruit de la fête arrivât moins bruyant jusqu'à elle. Jeanne reste longtemps sans recouvrer l'entière liberté de sa raison. La lumière de la lampe jette dans sa chambre une clarté douteuse. Elle s'efforce de rappeler ses souvenirs. Ses idées sont vagues, sa perception confuse. Des visions bizarres passent et repassent devant ses yeux. Le murmure


DEUX NUITS D'ETE. 61

lointain de l'orchestre arrive, par intervalles, à son oreille. Tout à coup la réalité se fait jour dans son esprit. Le passé, le présent, l'avenir, s'illuminent de lueurs sinistres. Elle a tout compris, elle se souvient. Ce ne sont point des songes que son voyage à Meillan, sa course à travers le parc, le mariage prochain de Gaston, son évanouissement près de l'étang. Cette musique, ce bruit, c'est la fête qui suit son cours. Ces paroles terribles qu'elle lit sur la muraille, écrites en lettres de feu : « Encore cette femme ! toujours elle ! » le marquis les prononçait tout à l'heure.

Jeanne se lève sur son lit, les yeux hagards, le visage baigné de sueur, la bouche entr'ouverte. Elle passe la main dans ses cheveux en désordre ; un sourire amer contracte ses lèvres. Elle est folle. Pâle comme la mort, elle s'élance hors du lit, ouvre la fenêtre et va se précipiter dans les fossés du château. Mais une main vigoureuse la saisit.

— Jeanne, lui dit doucement une voix aimée, pourquoi voulez-vous mourir, puisque je suis prés de vous?

Madame de Meillan regarde d'abord Gaston sans le reconnaître. Et puis elle s'écrie :

— Vous! vous ici, Gaston! Oh! pardonnez-moi, je suis votre mauvais ange, je suis maudite! Encore cette femme! toujours elle!

Elle se jette dans les bras de M. de Meillan, elle le presse sur sa poitrine, elle couvre son visage de baisers.

— Gaston, dit-elle encore en s'éloignant de quelques . pas, vous étiez heureux et je suis revenue! Je n'ai pas eu de courage, je me suis trouvée lâche devant la mort. Gaston, pardonnez-moi!

6


62 DEUX NUITS D'ETE.

Et tandis qu'il la regarde, abîmé dans une contemplation muette et avec une indicible pitié, rapide comme l'éclair, elle s'élance vers l'a fenêtre et se précipité d'un bond furieux dans l'espace. Et, après s'être heurtée deux fois dans sa chute contre, les parois du mur, elle tombe au fond du fossé, la fête fracassée, le corps brisé et sanglant.

Mais Dieu prit en pitié cette infortunée créature qui avait tant souffert. Il ne voulut pas permettre que cette âme, plus désolée que criminelle, arrivât vers lui souillée d'un crime. Jeanne, en tombant, ne se tua pas. Transportée dans sa chambre par un escalier dérobé, elle recouvra sa raison. Elle eut le temps de se repentir; elle confessa sa faute, elle en reçut le.pardon. Et tandis qu'au château, sauf le marquis, son fils et quelques serviteurs dévoués, nul ne se doutait du drame qui se dénouait en ce moment, madame de Meillan expira au matin, sa main dans celle de Gaston, calme et suppliant Dieu de la recevoir dans son infinie miséricorde. Elle mourut au bruit de la danse qui tournoyait dans les salons.

La nuit luttait en vain contre les premières lueurs du jour; les derniers sons de l'orchestre expiraient; les conviés quittaient le château; la fête allait finir,

VIII

Le 25 août 1834, jour de la Saint-Louis, un prêtre entrait vers le soir dans le château de Meillan. Il avait quarante ans à peine, bien qu'il parût en avoir ait


DEUX NUITS D'ETE. 65

moins cinquante. Son front était chauve et sillonné de rides profondes, son visage pâle et fatigué. C'était Gaston.

Dans le château régnait un silence lugubre comme la mort. C'est qu'en effet la mort était là. Le marquis de Meillan ne semblait plus attendre que l'arrivée de son fils pour expirer. Gaston recueillit le dernier soupir de son père, lui ferma les yeux, et passa à genoux la nuit en prières. Il l'ensevelit de ses propres mains et le posa dans le cercueil, après l'avoir baisé au front.

Le marquis fut enterré dans la chapelle du château. Une foule immense vint en deuil rendre les derniers devoirs au général vendéen. Gaston récita les prières de l'Église, jeta la première pelle de terre qui retentit avec un bruit sourd sur le cercueil, et, les yeux au ciel, il murmura dans son coeur :

— Jeanne, mon père, nous nous reverrons un jour!

Le lendemain", au soleil levant, il s'éloignait de Meillan, tout entier désormais aux devoirs nouveaux de son ministère sacré.

Brisé dans son amour et ses ambitions de la terre, il s'était réfugié vers Dieu. Après avoir beaucoup souffert, il s'était fait prêtre - pour pouvoir consoler.


LA LAITIÈRE

E T

LE POT AU LAIT.

A JOSEPH ET HENRY D'ARMAILLE

Les dédicaces ne sont plus à la mode, mes amis. Pourtant je vous dédie ce petit conte;— comme marque de souvenir et de bonne amitié.

I

L'IDYLLE D'UN JOUR.

En se réveillant, Gustave vit un beau rayon de soleil étendu dans sa chambre et dormant sur son lit. Il détira ses bras fatigués — de n'avoir rien fait sans doute, — bâilla à plusieurs reprises, roula quelques parcelles de tabac doré dans une mince feuille del papel espagnol et fuma une cigarette. Après quoi, et bien qu'il fût à peine sept heures, il sauta hors du lit, fit sa


LA LAITIERE ET LE POT AU LAIT. 65

toilette et s'enfonça dans le parc. On était au printemps : la matinée était fraîche, la brise tiède, les lilas en fleurs, les arbres humides de rosée, les prés odorants; partout la joie et le soleil, des cris d'oiseaux dans des haies d'aubépine, le son des clochettes dans les pâturages. A ces heures bénies, le coeur se sent pris d'amour pour toute créature; il remercie le bon Dieu d'être sur la terre, il salue le ciel et le passant, et chante tout bas l'hymne reconnaissante des gens heureux.

Gustave, nouveau bachelier libéré du collége, était venu passer deux mois au château de son père avant de partir pour Paris. C'était un jeune homme intelligent, âme de poëte, imagination vive et un peu fantasque. Du reste, garçon de bonne santé et de belle humeur, à la tournure galante, à l'esprit hardi, inoccupé, ami de l'imprévu et tout prêt à demander à la vie la réalisation des contes des fées et des romans de l'adolescence. Dans la partie la plus ombreuse du parc, sous les grands marronniers, Gustave se trouva subitement en face de sa cousine Isabelle. Rien qu'elle fût au château depuis six semaines, il s'était à peine aperçu de sa présence; cette fois il sourit en la rencontrant. Était-ce. elle qu'il cherchait? Non, à moins toutefois que vous ne donniez, en passant, le nom d'Isabelle à l'amour, car l'amour, à volonté, prend tous les visages et tous les noms. Tour à tour brun ou blond, rose ou pâle, grande dame ou grisette, il s'appelle Marinette ou Diane, Lucy ou Juana. Mais ne nous y trompons pas : la femme n'est qu'un masque qui cache l'amour. Or, ce jour-là, Gustave no vivait que par le coeur : c'était le coeur qui regardait les champs à l'aide des yeux du corps; lui qui faisait des vers avec son esprit, lui qui

6.


63 LA LAITIERE

chantait avec sa voix, Et les yeux, l'esprit et la voix disaient un seul refrain : Je veux aimer, j'aime, aimezmoi!

Quant au coeur d'Isabelle, il avait dix-sept ans, naïf et précoce, inoccupé aussi et cherchant de la besogne, instruit de bien des choses, en ignorant quelques-unes, que messire Diable, — qui en sait long, — se chargeait de lui apprendre.— Est-ce donc le Diable qui apprend l'amour aux jeunes filles? A voir la conclusion de bien des amours, on serait tenté de le croire. La pomme, fraîche au palais, douce au toucher, sous quelque forme qu'elle se présente, séduira toujours Eve, et c'est le Diable qui tient la pomme. Et, quand Eve y mord à belles dents, elle en trouve vite la saveur amère et la digestion difficile. La pomme, c'est toute chose dans la vie, c'est ceci, c'est cela, c'est la curiosité surtout. Et les femmes, — risquerons-nous le mot en tremblant? — les femmes sont curieuses. Il leur faut tout savoir : quel est celui-ci et quel est celui-là? Ce qui se passe dans la maison de la voisine et dans le coeur du voisin. L'odeur du billet doux et des vers langoureux, et des propos galants, — et le reste.

Gustave s'approcha donc d'Isabelle, et la trouva charmante. Elle était jolie en effet, blanche comme une goutte de lait, fraîche comme avril, blonde comme un épi, babillarde comme le ruisseau. Et puis, aux champs, toute femme est plus belle, et l'amour, partout aimable; y semble meilleur encore. Aussi les poëtes jettent-ils à profusion dans leurs livres les vallées ombreuses, les brises odorantes, les cris joyeux des oiseaux, le murmure des cascades, l'âpre senteur des grèves. Rebecca se repose à la fontaine; Moelibée soupire sa plainte sous


ET LE POT AU LAIT. 67

l'abri des chênes; Renaud s'endort dans les jardins enchantés d'Armide; Paul pleure son amie à l'ombre du palmier; Julie se laisse bercer par les flots du lac bleu; Ravenswood arrache Lucy au taureau furieux dans les vertes prairies d'Ecosse, et Chactas, à travers les savanes, soutient Atala qui va mourir.

Isabelle salue Gustave. Elle le regarde, elle sourit, elle parle, mais timidement d'abord, et sans paraître y toucher.—Eh ! pourquoi tant de façons sournoises, ma mie? N'est-ce pas l'amour que vous cherchiez au bois si matin? Vous avez bien choisi votre sentier, et je le conçois, car, à votre âge, ce n'est point à Rome, c'est à l'amour que tout chemin conduit.

Certes, — et j'en tiens la gageure, — le coeur d'Isabelle s'attendait à une visite aujourd'hui. Voyez! comme ses cheveux sont lissés ! Quel gracieux déshabillé ! Quels souliers coquets! Et, quand elle parle, quelle provision de mots charmants et négligés, véritables bonbons en papillottes. À coup sûr, l'aube matinale n'en exige pas tant, et ce n'est point pour le ramier qu'elle a fait sa toilette. Ennuyés tous deux, ces deux coeurs se comprirent vite; ils résolurent de se distraire ensemble, et les voilà qui s'en vont bras dessus, bras dessous comme de bons camarades.

La cloche sonna le déjeuner, comme s'ils allaient bonnement rentrer au château quand il est neuf heures du matin et que l'univers est devant eux. Le pâtre fut chargé de prévenir qu'ils s'en allaient chez le voisin le chevalier, et qu'ils ne rentreraient que le soir. Dieu sait s'ils mentaient et s'ils songeaient au chevalier!

— Allons déjeuner au moulin! dit Gustave.

Et Isabelle sauta de joie en répétant :


68 LA LAITIERE

— Allons déjeuner au moulin !

Ils partent, ne demandant rien à personne, sinon de la mousse aux sentiers, des violettes aux buissons, et du beau temps au bon Dieu. Bon voyage, les amoureux! ne tardez plus; la nature est riante et le soleil est bon. La pluie pourrait venir, et l'orage, qui fait peur aux jeunes filles. Allez! et, puisque telle est votre fantaisie, mieux vaut tout de suite que plus tard, mieux vaut ce matin que ce soir.

C'était un joli couple que ces deux écoliers essayant ensemble leurs jeunes ailes et risquant leur premier pas dans la vie. Les cousines, — on le sait, — eurent, de tout temps, pour mission, d'initier les cousins à l'importante affaire d'amour, de faciliter, le début de leurs coeurs, de les rendre hommes de solide expérience et de bon jugement. Ils s'en vont dispos, et alertes, et contents, le cousin et la cousine, avec leurs trente-cinq ans à deux. Libres de toute étiquette, en habits printaniers, ils laissent derrière eux les périphrases et la contrainte. Ils rêvent, ils se taisent, et surtout ils babillent; ils babillent de tout au reste, de la nature et du long avenir dont l'horizon s'étend jusqu'au soir, de la littérature et des arts, de philosophie et de métaphysique. La jeunesse et l'amour ne doutent de rien; et, s'il le faut, la voix d'Isabelle devient mélancolique, et Gustave répond à l'avenant. Ils projettent de découvrir une île inconnue, de se faire solitaires ou bergers, — solitaires à deux, vous le pensez bien, — bergers aux moutons blancs, à la houlette enrubanée de faveurs roses, aux habits de soie et de satin, bien entendu. Le berger cueille des marguerites, prend au vol les papillons, offre la main à la jeune fille sur la


ET LE POT AU LAIT. 69

passerelle du ruisseau, et la bergère sourit pour montrer ses dents, court pour laisser voir ses pieds, et chante pour faire entendre sa voix, la coquette! Oh! la belle vie de voyage! oh! le riant pèlerinage d'amour!

Et, de la sorte, ils franchissent tant et tant do haies et de fossés, qu'ils auraient eu peine à reconnaître leur chemin sans la grande croix du carrefour. Depuis dixhuit siècles, la croix montre la route au pèlerin égaré comme à l'humanité voyageuse: Ce fut une pieuse et consolante pensée que celle qui planta la croix pour nous guider dans les campagnes ; Gustave ôta son chapeau. Les esprits forts passent sans se découvrir; ils feraient mieux, ceux-là, de se courber un peu plus devant Dieu — et un peu moins devant les hommes. Mais mon héros n'est pas un esprit fort, car, s'il l'était, il y a longtemps que je l'aurais laissé là.

Et, quand ils arrivèrent au moulin, parbleu, c'était fini, et ils s'aimaient tout à fait. Bon! n'allez-vous pas maintenant les gourmander et leur en vouloir d'avoir marché si vite! Le premier amour n'appartient-il pas au premier qui passe, comme la fontaine et l'ormeau du grand chemin? Il faut croire à ces amours improvisés, francs, qui se jettent sans façons à la tête, sans fausse honte, sans calculs. Il faut croire aussi aux amours timides, discrets et voilés, qui arrivent au but lentement, à pas comptés, par les sentiers de traverse. Enfin, il faut croire à tous les amours ; si les uns sont meilleurs, les autres sont bons aussi. Et, puisqu'on doit toujours en arriver aux aveux, autant vaut-il commencer tout de suite par là. Et, si vous les blâmez encore, morgue! passez votre chemin, jaloux que vous êtes, et laissez-les s'aimer à leur guise et à leur aise!


70 LA LAITIERE

Le moulin était assis au bord d'un ruisseau tapageur, tout fier de produire un tic-tac éternel.. Le paysage était pittoresque et coquet. La meunière reçut ses hôtes à merveille, elle leur sourit avec ses beaux yeux et ses lèvres roses, et, comme par magie, servit sur la nappe blanche le lait, le beurre et le fromage : c'était mot à mot un déjeuner du doux Virgile. Isabelle et Gustave avaient faim ; la promenade, le grand air, aiguisent l'appétit, et, je crois aussi, l'amour, quoi qu'on en dise.Ils mordaient dans le pain bis et vidaient d'un trait les coupes d'étain au lait écumant. Le repas achevé, ils descendirent au ruisseau; les écrevisses fourmillaient sous les cailloux. Us tendirent leurs filets sous les.saules, et, elle fit si bien, Isabelle, elle mouilla si hardiment ses belles mains et ses petits pieds, elle imposa si sévèrement silence à Gustave qui babillait, tout en pressant sa taille pour l'empêcher de tomber, que la corbeille fut bientôt remplie.

Un aussi rude travail méritait du repos ; ils s'assirent à l'ombre, et — le poëte a beau faire, toujours passe le bout de l'oreille — Gustave tira un livre de sa poche et lut une histoire triste et- plaintive, René, de François de Chateaubriand. Mais quelles idées ont-ils, les enfants d'aujourd'hui, de toujours vouloir mêler une larme à leur sourire! et quelle bizarrerie, dites-moi, de s'en aller ouvrir ce livre, quand M. de Florian, M. de Remis et M. de Voltaire sont là ! Isabelle écoutait en.silence, et, quand le poëme fut achevé, —j'ai dit-le poëme par mégarde, mais, ce mot, je ne l'efface pas : — C'est bien triste, soupira-t-elle, et c'est bien beau, Gustave. Et sa tête se pencha sur un oreiller de verdure,


ET LE POT AU LAIT. 71

et peu à peu, bien doucement, le sommeil s'épandit sur ce joli visage de dix-sept ans; et Isabelle fit un rêve. Un beau seigneur demandait sa main, et bien vite elle disait oui de crainte de le voir échapper. Ce jeune seigneur possédait un château, un grand parc et un ruisseau, et un moulin sur ce ruisseau. Il épousait Isabelle, et alors, que de promenades pendant le jour, que de lectures au fond des bois, que de concerts et quelle bals-dans une grande ville- qu'on appelait Paris ! Ils vivaient ainsi, tant qu'ils restaient jeunes, une belle vie de poésie, une fête d'amour sans fin, et —n'avaient que peu d'enfants. Mais... Isabelle se réveilla. Elle fit bien, car, lorsque les mais arrivent dans les songes, c'est comme dans la réalité, il y en a mille.

Les paupières encore demi-closes, Isabelle refit éveillée le rêve que vous avez fait cent fois, jeunes filles, sous les blancs rideaux de vos alcôves. Non, Dieu ne l'a pas créée si jolie pour la jeter.dans une bourgeoise existence. C'est au milieu du luxe, des parfums et des fleurs qu'elle doit vivre. C'est de roses, de mélodies et de rayons de soleil qu'elle doit se nourrir. Le rêve a mille fois raison, et son jeune esprit répand un mépris superbe sur les exigences des ménages vulgaires. Elle n'a pas de fortune, il est vrai : la Providence, qui sait ce qu'elle fait, y pourvoira. Le château, le parc, le moulin, le ruisseau, ne sont-ils pas là? Et le jeune seigneur, aimable, poëte, beau et galant, le voilà qui revient et les coursiers à sa suite. — Ah! pardon, madame la châtelaine, ce n'est point votre haquenée qu'on vous amène ! c'est un vieux serviteur du meunier, fort lourd et fort' laid; que voulez-vous? la cavalcade est improvisée et les écuries sont au château. A la guerre


72 _ LA LAITIERE

comme à la guerre ! Les montures sont prêtes, sellées et bridées.

Allons, mon amoureuse, Le pied dans l'étrier.

Et ils partent au galop, les vieux chevaux et les jeunes amours, et les rêves avec eux. Et ils s'en vont par monts et par vaux, à travers les sentiers et les prairies, sous les peupliers et les ormes.. Ils s'arrêtent sur la montagne, et regardant le monde entier : « Comme c'est grand la nature, et que c'est bon l'amour!» Ils n'en disent pas plus; leurs regards disent le reste, et ils repartent comme le vent. Et, quand vint la nuit, ils avaient tant fait de tours et de détours, si bien embrouillé leur chemin, qu'ils ne reconnaissaient ni celui du moulin ni celui du château. Le soleil était couché : il faisait noir.

N'allez pas croire qu'ils eurent peur et qu'ils se désolèrent! Peur de qui et peur de quoi, mon Dieu ! Peur de la nuit, des amoureux qui ont vaillamment affronté le jour! Peur de la nuit aux mélancoliques étoiles, aux vagues murmures, aux mystérieux silences! Mais n'est-ce pas la nuit, Roméo, que le rossignol chantait, à Vérone, sous le balcon de Juliette? N'est-ce pas la nuit que Charlotte, après l'orage, aux sons de la valse, aux derniers coups du tonnerre, les yeux perdus dans le ciel, appuyée sur le bras de Werther, murmurait l'ode sublime de, Klopstock ? N'est-ce pas la nuit que Françesca lisait Lancelot près de son amant? Que Marguerite, dans sa chambre petite et proprette, tressait ses nattes avant de s'endormir et songeait à Faust en contemplant la cassette et les bijoux? La nuit, que Jo-


ET LE POT AU LAIT. 75

celyn, au fond du sanctuaire, reconnut Laurence à la lueur des cierges qui brûlaient sur l'autel? Qu'Haïdée rêvait à Juan caché dans la grotte battue des flots? Et que la fille d'Homère, au retour de la fête de Diane, rencontra Eudore endormi contre le rocher et le prit pour Endymion! Peur de la nuit! mais où donc est l'amour qui n'eut pour confident les rayons argentés de la lune, les lucioles blotties dans les herbes, et ne fut recueilli par les brises attiédies du soir! Le jour appartient au marchand, au chasseur, au banquier, au bourgeois, à vous, à moi, à tout le monde; mais la nuit appartient à l'amour. Halte-là donc! et rentrez chez vous, mon brave homme, vous n'avez que faire ici. Prenez garde! Voici la patrouille qui ne respecte que les amoureux, — et les voleurs. Mettez votre bonnet, et reposez près de votre femme. Bonsoir, et dormez bien, la nuit n'est pas à vous.

Mais elle est à Isabelle et à Gustave, car ils s'aiment et ils se le disent, non plus en souriant et folàtrant dans la campagne d'un ton badin et léger, mais d'une voix attendrie et pénétrante. A cette heure, et malgré soi, les pensées deviennent plus graves, le regard s'alanguit, la parole est caressante : on ne fait plus l'amour, on aime. Watteau avait trop d'esprit pour placer ses bergers dans la solitude des nuits.

Isabelle songeait à René, à son rêve, et à bien d'autres encore qui trouvent toujours moyen de se loger dans ces jeunes têtes. Les deux chevaux s'avançaient côte à côte, la bride sur le cou ; Isabelle et Gustave parlaient peu, sinon avec leurs coeurs; et, quand le sentier, blanchi par la lune, devenait plus étroit, leurs mains se touchaient. Ce qu'ils se dirent? Ma foi, je n'en

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sais rien; de bien douces choses, je présume, paroles ailées qu'entendait la brise, et que la brise emportait. Et, comme ils n'arrivaient pas, Isabelle chanta d'une voix claire une naïve chanson du pays, dont Gustave répétait le refrain. Et, ainsi chantant, ils rentrèrent au château.

Les songes nous prédisent le contraire de la réalité, du moins les sorciers le prétendent ; cette fois les sorciers eurent raison. Le lendemain de cette journée, qu'il eût fallu traduire en poëme, le père d'Isabelle vint chercher sa fille. On dut se séparer ; on s'embrassa avec des larmes, des promesses et des soupirs. Mais le zéphyr, qui passait par là, sécha les larmes, effaça les promesses, emporta les soupirs.

Il

LE RÉALISME DE LA VIE.

Quatre ails plus tard, Gustave revenait de Paris licencié, docteur en droits Isabelle, en le quittant, s'était bien promis d'entrer aux Carmélites; mais son coeur s'était ennuyé de nouveau; elle était mariée — depuis quatre ans. — Le père de Gustave était riche, et ce dernier, de retour au château, s'efforça de passer le temps en parties de chasse et de plaisir, à lire, à rêver et à ne rien faire. Mais l'ennemi le plus difficile à tuer, c'est le tempsChez Gustave, l'âge avait développé un caractère triste, romanesque, amoureux de l'impossible; il riait des événements les plus sérieux, et prenait au sérieux les


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choses les plus futiles. Lorsqu'il eut chassé, lu et rêvé, il s'ennuya et dit à son ami Charles : « Je m'ennuie ! J'ai là-bas, à vingt lieues d'ici, une jolie cousine; avec elle, j'ai composé le premier chapitre d'un roman inachevé; je veux revoir Isabelle : viens avec moi! » Charles était un bon ami, prêt à tout, toujours prêt. Son amitié avait cela de bien qu'elle parlait peu et.ne donnait pas de conseils. Du moment que Gustave s'était adressé à Charles, celui-ci, — après une observation laconique, — était prêt à l'aider à faire une héroïque action ou une sottise, avec la même gravité et le même dévouement. Grand philosophe de vingt-six ans, revenu des vanités du monde ! Après avoir, comme les autres, poursuivi le bonheur, Charles s'était résigné à l'attendre à table ou dans son lit. Il fumait toute la journée, et, quand il avait pris trop de café, quelquefois toute la nuit.'— Il faut avoir un ami comme cela, ou n'en pas avoir.

Charles et Gustave se rendirent à C..., où demeurait le docteur Lafont, mari d'Isabelle; et, dès le soir de leur arrivée, ils apprirent de leur hôtesse que les malades étaient nombreux cette année, — que le médecin était marié, — père de deux enfants, — et qu'il habitait une maison blanche à l'extrémité du village. Muni de ces renseignements, le lendemain Gustave se leva de bonne heure : « Si tu as besoin de moi, je suis là, lui dit Charles. Ami, bonne chance! » Et il enfonça sa tète dans son oreiller et se rendormit.

En apercevant la maison d'Isabelle, Gustave se sentit ému; il se rappela cette journée de printemps, restée dans son esprit comme un bon souvenir que la désillusion n'avait point terni; il revit la cavalcade et le mou-


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lin, et la bergère blonde si jolie, babillarde et mutine; il s'attendrit sur cette nature poétique sacrifiée par des parents barbares et enfouie dans un pauvre village. Il aime toujours Isabelle ; il veut revoir son rêve, achever son roman. Mais comment, pénétrer près de cette jeune femme, organisation délicate et nerveuse, que sa faiblesse peut trahir? Et son imagination de vingt-deux ans cherche un moyen mystérieux et romanesque, dût-il être le pire de tous. Et, l'esprit à la torture, il s'approche de la demeure de sa cousine, devinant sur l'herbe la trace de ses pas, la place où elle vient s'asseoir, pâle, les yeux rougis par les larmes et lisant encore René. Les sons d'un piano s'échappent d'une fenêtre entr'ouverte.

Pour tant d'amour no soyez pas ingrate !...

Cette voix, il la reconnaît : c'est celle d'Isabelle ; voix toujours fraîche, mais devenue plus triste et plus émue. Aussitôt, sur une feuille de son carnet, il trace ces mots à la hâte : « Je suis près de vous, Isabelle, et je vous aime toujours!—GUSTAVE. » Il fixe son billet à une pierre du chemin, le jette dans le salon et s'éloigne d'un pas rapide. Charles l'attendait avec impatience; il n'était point amoureux, lui, et il avait faim. Les deux amis se mirent à table ; mais vingt minutes n'étaient pas écoulées qu'un monsieur entrait dans la.cour de l'auberge et demandait Gustave. Ce monsieur n'était ni grand ni petit, ni jeune, ni vieux, ni beau ni laid: c'était le docteur Lafont.

—Ce doit être le mari, dit Gustave en l'apercevant ; soyons digne et faisons bonne contenance,


ET LE POT AU LAIT. 77

— L'un de vous, messieurs, n'est-il pas mon cousin Gustave? demanda le docteur en entrant.

— C'est moi, monsieur.

— Enchanté de vous voir, mon cousin ! Ma femme me prévient à l'instant même...

— Oui, monsieur, je sais ce que vous me voulez, et je suis prêt.

— Eh bien ! tout de suite; alors, et partons.

— Mon ami que voici, monsieur...

— Vient avec nous, sans nul doute. Comme Isabelle va être joyeuse de vous revoir ; elle me parle de vous sans cesse; j'en suis presque jaloux. Et vos petits cousins, quelle fête pour eux de faire votre connaissance ! Ah! mais c'est bien mal à vous, Gustave, de ne pas être descendu à la maison et de me contraindre à venir ainsi vous enlever de vive force !

Gustave reconnut que le docteur ne savait rien. Il respira plus à l'aise; mais, chemin faisant, son âme honnête lui reprocha sa noire hypocrisie ; il rougit de tromper un homme qui venait à lui en lui tendant la main.

Isabelle l'attendait.

— Bonjour, mon cher Gustave, dit-elle en lui sautant au cou ; que c'est aimable à vous de venir nous voir !

Et les questions, les paroles affectueuses, se succèdent sans fin. Rien n'est oublié, ni le moulin, ni la meunière, ni la promenade du soir. Et Gustave regarde Isabelle sans comprendre qu'elle puisse ainsi parler en présence de son mari.

Quiconque a connu une jeune fille à dix-sept ans et la revoit quatre ans après son mariage aurait souvent

7.


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de la peine à la reconnaître. Les contours vagues et vaporeux ont disparu sous des formes luxuriantes; aux teintes rosées, veloutées et légères du visage, ont succédé les couleurs éclatantes du carmin. Les doigts blancs et effilés, habitués à jouer avec les dentelles ou à glisser sur les touches d'ivoire du piano, sont devenus lourds et hâlés par les soins du ménage. Lés causeries malicieuses, les bals, les affections enthousiastes pour une robe, une fleur, un cousin, ont été remplacés par d'autres affections plus positives et plus durables. La jeune fille rêvait, la femme pense ; la jeune fille lisait René, la femme agit. L'une entrevoyait le mariage comme une belle journée de printemps jetée à l'amour et au plaisir; l'autre le comprend comme un austère devoir. L'indulgence et la simplicité effacent désormais la coquetterie; au désir de paraître belle a succédé la volonté d'être bonne. Et puis les habitudes de province, traînant à leur suite les caquetages, les mesquines jalousies et les façons prétentieuses, ou les négligences bourgeoises, envahissent rapidement ce jeune coeur ; et, sous ces transformations successives, si le bonheur peut s'accroître, la poésie, hélas ! ne saurait y gagner.

Ainsi parut Isabelle à Gustave, bonne, simple, riche de santé; mais la bergère du moulin, son roman et son rêve, qu'étaient-ils devenus?

Les compliments et les causeries premières épuisées, on se mit à table, et nos amis achevèrent chez le docteur le déjeuner commencé à l'auberge. Assis près d'Isabelle, Gustave, malgré ses désenchantements, cherchait à ressaisir un souvenir d'autrefois. Il frissonnait en touchant sa robe, en respirant le parfum de ses


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cheveux blonds ; il épiait dans un regard, dans un geste, dans une intonation de voix, une vague réminiscence de leurs anciennes amours : c'était en vain, et ses réflexions devenaient amères, et ses pensées douloureuses. L'arrivée de deux bambins, l'un de trois ans, l'autre de deux, rentrant de l'école, le tira de sa rêverie.

A la vue des étrangers, ces enfants se collèrent contre la porte, et cachèrent leurs figures barbouillées d'encre.

— Venez, mes enfants, dit madame Lafont, venez embrasser votre cousin.

Et, comme les deux enfants restaient dans la plus désobéissante inaction :

— Ils sont bien timides, n'est-ce pas? ajouta-t-elle d'un ton qui demandait indulgence.

— Ils sont charmants, dit Gustave.

— Charmants, répéta Charles en cachant une effroyable grimace.

— Allons, Hippolyte, tu es l'aîné, sois raisonnable et viens près de moi.

Hippolyte persistait avec des signes négatifs et le dos tourné. Isabelle se leva, les prit par la main et les conduisit l'un et l'autre vers Gustave, et puis vers Charles, qui fut contraint de les embrasser avec effusion. Une fois à table, l'agréable caractère de ces enfants se dessina plus nettement encore. Fortuné, le plus jeune, refusa les soins de sa bonne, et répandit sa soupe sur l'habit bleu de Charles. Hippolyte récita la fable de Maître corbeau, et, comme Gustave le complimentait et qu'Hippolyte n'était pas ingrat, il embrassa son nouveau cousin. Avec cet instinct d'imitation naturel à


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l'enfance, Fortuné tendit les bras vers Charles, qui détournait la tête en feignant de ne pas comprendre. Mais déjà Fortuné annonçait une volonté tenace. S'élevant sur sa chaise, il passa ses bras autour du cou de Charles, l'attira par la barbe à sa hauteur, et lui déposa sur la joue un baiser humide de bouillon. Et, toujours cramponné à la barbe de l'ami de Gustave, il refusa de lâcher prise jusqu'au moment où madame Lafont vint au secours du patient, en ouvrant l'Un après l'autre les doigts de son terrible enfant.

Une fois au salon, Charles et Gustave se croyaient délivrés ; il n'en fut rien. Hippolyte épela papa et maman indéfiniment sur les genoux de Gustave, et Fortuné, qui ne lâchait pas sa proie, courut chercher ses soldats, et força Charles à faire l'exercice avec lui. Charles ne savait plus quel saint invoquer.

— Cet enfant a des dispositions pour l'état militaire, dit madame Lafont, nous eu ferons un officier.

— Oui, de la garde nationale, répondit en souriant le docteur, qui se permettait, en dehors de ses fonctions, quelques mots spirituels de ce genre.

Le reste du jour s'écoula en désillusions successives. Une fois en liberté :

— Partons, partons vite, dit Charles, laissant enfin éclater la colère qui l'étouffait, fuyons au plus tôt les petits cousins !

Gustave se taisait. Il passa la nuit à sa fenêtre, au milieu de sombres pensées. Son roman était achevé; la poésie s'était brisé les ailes contre la dure réalité; le rêve, éclos sous les saules, s'était noyé dans le pot-aufeu.

Cette même nuit, Isabelle eut un songe : un beau


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seigneur demandait sa main; il était riche, poëte, amoureux; ils devaient vivre ensemble une belle vie de fêtes et de plaisirs ; mais, subitement, à l'issue de la cérémonie du mariage, le jeune seigneur disparaissait pour faire place à un honnête et simple docteur. Isabelle se réveilla en poussant un soupir, dernier adieu aux illusions de ses jeunes années ; mais ses yeux tombèrent sur le berceau de ses enfants endormis; et, presque aussitôt, à travers sa fenêtre, et par un beau soleil levant d'automne, elle aperçut le docteur s'en allant, sur son petit cheval, visiter ses malades et la saluant d'un geste amical. Elle étouffa ses soupirs et remercia Dieu de l'avoir faite heureuse.

Charles et Gustave s'éloignaient à la môme heure. Charles, respirant à pleins poumons l'air vivifiant de la liberté, s'écriait :

— 0 les petits cousins maudits !

Et Gustave, triste et les yeux perdus dans les nuages bleus et or :

— 0 mes belles amours envolées! disait-il.


LA

PANTOUFLE ROSE.

I

En ce temps-là, Jean Muller, professeur de musique, pouvait avoir soixante ans. Il habitait rue de l'Ouest, près du Luxembourg, une vaste chambre située au sixième étage et tout encombrée de livres, de partitions, do cartons de musique, de statuettes, de tableaux des meilleurs maîtres et de mille objets d'art, inutiles et charmants, jetés pêle-mêle sur les tables et sur le tapis; un bel épagneul noir dormait près du foyer. En revanche, les meubles de première nécessité étaient absents. A chaque pas, dans cet appartement, le luxe coudoyait la misère; c'était surtout un désordre artistique des plus complet. — Quant à Jean, il était maigre, mais bien pris dans sa petite taille ; son teint était coloré, et ses cheveux, noirs autrefois, s'étaient faits grisonnants et plus rares dans le voyage de la vie. Ses yeux, bleus et enfoncés dans leur orbite, donnaient à


LA PANTOUFLE ROSE. 85

son regard une grande douceur, une grande profondeur de pensée en même temps. Son front était large, toute sa physionomie calme, bienveillante et timide. Ses lèvres, un peu épaisses, et l'expression habituelle de sa bouche, décelaient une organisation intérieurement souffrante, une âme atteinte d'un malaise chronique, repliée sur elle-même et désireuse avant tout de se dérober à la foule. —-Certaines natures étalent complaisamment de véritables douleurs, ou bien encore se parent, comme d'un ornement, de douleurs factices. Leurs gestes, leurs poses, leurs paroles résignées, et jusqu'à leur passagère gaieté, tendent à laisser deviner ces douleurs. D'autres au contraire, — et je crois plus volontiers à celles-ci, — se voilent avec pudeur, — la douleur aussi a sa pudeur ; — elles dissimulent et tremblent de se laisser surprendre ; l'oeil indifférent ou non exercé s'y trompe, Elles vont jusqu'à s'interdire le sourire, qu'elles savent plus significatif que les larmes. Il faut être bien novice dans cette science amère pour espérer cacher une peine continue sous un sourire. Si vous souffrez et voulez taire votre souffrance aux âmes savantes et endolories, ne souriez pas ; et si, souffrant, vous voulez mourir, ne pleurez pas non plus les larmes qui coulent allégent le coeur; les larmes qui ne coulent pas étouffent et tuent.

II

Jean était hé à Bruges, d'un père musicien distingué, originaire, comme Beethoven, des. bords du Rhin,


84 LA PANTOUFLE ROSE.

et d'une blonde et fraîche Flamande, morte en lui donnant la vie. Pierre Muller, effrayé des difficultés qui encombrent la carrière d'artiste, destina son fils au commerce. Mais, tout petit enfant, Jean écoutait silencieusement son père faire de la musique. Pendant les absences de Pierre, il saisissait le violon, et, dans un coin écarté du logis, sans études, sans principes, sans maître, il répétait les airs qu'il avait entendus. Un jour, il brisa une corde, chercha vainement à réparer son malheur, et Muller, ayant tout deviné, plaça Jean chez un riche négociant de la ville. Jean s'efforça de prendre goût à son nouveau travail — pour obéir à son père. — Il faut toujours obéir à son père, Dieu le veut, le coeur aussi ; on y gagne toujours. Seulement, comme la vocation l'emportait, Jean offrit la menue monnaie destinée à ses plaisirs à un vieux ménétrier qui, en revanche, lui donna, le dimanche, les premières notions dé musique ; si bien qu'avant peu l'élève en sut plus long que le professeur, et Pierre surprit son fils battant la mesure, déchiffrant un solfége et fredonnant des gammes. Alors, n'y tenant plus: « Que la volonté de Dieu soit faite, dit le bonhomme, et que Jean suive sa voie. » Un père, c'est un coeur, plus une intelligence. Un père comprend avec l'âme et aussi avec l'esprit. C'est le seul dévouement désintéressé que nous trouvons dans la vie. Une mère renonce à son fils le jour du départ de celui-ci pour l'armée, pour Paris, pour les pays lointains, où la nécessité de se créer une position l'appelle. Un père dit adieu à son fils au moment même de sa naissance, prêt d'avance à tous les sacrifices, à tous les abandons. Une mère voudrait voir son enfant rester enfant ; il tarde au père de le voir homme.


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Une mère verse des larmes en apprenant les fautes de celui qu'elle aime; un père se tait, regarde, veille et attend; il.sait que nous devons croître dans les tempêtes, battu des vents et des orages. C'est à ce prix seulement qu'on se fait homme et qu'on peut marcher seul.

Jean travailla nuit et jour, avec ardeur, avec passion, avec foi. La seule distraction qu'il se permît, c'était une heure passée sur la promenade, rendez-vous habituel des dames de Bruges. Et, chose singulière, tout en répétant des airs préférés, le jeune Muller examinait d'une façon attentive et sérieuse les toilettes des femmes ; il admirait les étoffes, s'informait des noms, et ne laissait échapper aucun détail, au point qu'il se trouva tout aussi versé dans cette science que l'hôte le plus assidu des salons. Ce goût-là, Jean ne le perdit jamais, et plus tard sa musique, même la plus triste et la plus grave, renferma çà et là des échappées toutes fraîches et comme égayées d'airs de fête et de toilette. — Chez plus d'un artiste, on rencontre de ces inexplicables bizarreries. A coup sûr, Jean mettait peu en pratique ses théories sur la parure. Mais Weber, Carl, Maria de Weber, ce génie de la chasse, maladif et souffreteux, et que le moindre exercice eût brisé, connaissait-il donc le cheval et la chasse? Ce que l'homme préfère, c'est son rêve, et il nous le dit mieux que les gens de la réalité, parce qu'il y répand à flots la poésie. Quant aux femmes elles-mêmes, Jean y prenait peu garde, et, bien que sur ces promenades vint à passer plus d'une belle fille, ma foi ! pas le plus petit brin d'amour ne trouvait moyen de se glisser dans son coeur. Pourtant de fort doux regards se reposaient à la


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dérobée sur le fils de Pierre, et plus d'une, dans la ville flamande, admirait sa tournure aisée et sa physionomie rayonnante; mais le culte de Jean était ailleurs.

Avec le temps, Jean se faisait grand et Pierre se faisait vieux. Ils n'avaient pas de fortune, et le violon du bonhomme les aidait seul à vivre. Jean comprit donc qu'outre la gloire, et avant la gloire, il devait gagner son pain pour lui et pour son vieux père, qui le lui avait gagné si longtemps. Il parvint à trouver des leçons, et, en se levant deux heures plus tôt et se couchant trois heures plus tard, ses propres études n'eurent point à souffrir du temps qu'il perdait à courir la ville.

Jean atteignit ainsi sa vingt-cinquième année. Son travail opiniâtre, joint à une organisation d'élite, lui avaient acquis, en Belgique, une réputation qui se développait chaque jour. On l'applaudissait dans les concerts, et Bruxelles le réclamait comme un talent auquel il avait droit. L'avenir s'ouvrait riche de promesses de fortune et de gloire, et Pierre répétait avec orgueil : « Ce garçon ira loin ; ce sera l'illustration de la famille.-» Mais Jean ne se laissait point éblouir; il continuait ses études persévérantes; toujours mécontent de lui-même, il tendait à un résultat meilleur; car, à ses heures d'ambitieuses rêveries, le nom de Paris venait résonner à son oreille, ce nom qui vibre au fond do toute âme qui pense, de toute nature qui veut la gloire ou le plaisir.

Quand les choses vont ainsi à souhait, gare à nous! le malheur n'est pas loin. Il frappa à la porte de Jean, du plutôt à son coeur. Ce jeune coeur s'ouvrit et le reçut


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comme un ami. — Un jour, Jean, ayant donné une matinée musicale dans une ville voisine, trouva, à l'issu du concert, la diligence partie. Il avait hâte de rentrer à Bruges, et, comme un conducteur de carriole lui vantait les avantages d'un voyage fait avec lui, son coursier agile, les ressorts de sa voiture, ses coussins moelleux, les beautés de la route, Jean accepta l'offre qui lui était faite. — Les premières heures s'écoulèrent sans aventure. La carriole était peu ou point suspendue, les coussins horriblement durs, le cheval demi-boiteux et demi-aveugle; mais, petit à petit, le chemin se faisait. — J'ai dit un jour : « On part toute sa vie, on n'arrive jamais. » C'était au moral que je parlais. Matériellement, c'est le contraire qu'il faudrait dire : on arrive toujours. — Que de fois, au milieu d'une excursion lointaine, les pieds meurtris, les jambes pliées par la fatigue, harassé, haletant, ne s'est-on pas arrêté, calculant la distance à parcourir et désespérant d'arriver jamais? Et puis, après un peu de repos, on reprenait sa marche. On s'arrêtait encore, on marchait de nouveau. Enfin, on allait s'avouer vaincu, on se traînait à peine. Et, quand le soir venait, on s'étonnait d'avoir atteint le but. — Jean faillit néanmoins rester en route. A huit lieues de Bruges, Gargantua (c'était le nom du porteur de la carriole) s'abattit tout de son long, brisa un brancard, endommagea les harnais et contraignit nos voyageurs à s'arrêter à X... Il était dix heures du soir. Jean aida l'automédon infortuné à reconduire, tant bien que mal, la carriole à l'auberge, et, laissant celui-ci raconter, d'une manière pittoresque sinon homérique, sa lamentable aventure, il entreprit, à la belle étoile, une promenade dans le village.


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Les sons d'un violon l'arrêtèrent près d'une maison modeste, mais encore d'assez belle apparence, comparativement, bien entendu. Sans être fort, l'exécutant jouait avec goût et expression. Ces sons, à pareille heure et dans un pareil lieu, firent une vive impression sur Jean. Quand le concert fut terminé, il examina plus attentivement la. maison, et la vue d'une croix qui en surmontait l'entrée lui fit reconnaître l'habitation du curé de l'endroit. Alors Muller n'hésite plus; il s'avance vers la porte, lève le marteau et prie la gouvernante, qui lui ouvre avec précaution, de le conduire à son maître. A tout instant du jour et de la nuit la maison du prêtre est ouverte — avec son coeur. Jean fut introduit dans un salon servant à la fois de cabinet de travail. Une table de noyer, deux vieux fauteuils, un grand Christ de plâtre, une bibliothèque, des cahiers de musique, tel était à peu près l'ameublement de ce salon. Il y régnait une pauvreté honorable et sainte. — Le propriétaire de cette demeure venait de replacer son violon dans son étui. C'était un homme de cinquante ans, belle figure aux longs cheveux blancs, au regard ami, aux discours doux et avenants; esprit calme, coeur chaud mais contenu, conscience droite, vertu méritante de chaque jour, noble et saint prêtre de Jésus-Christ. Jean lui raconta naïvement son aventure; en quelques mots il se révéla à Joseph Leblanc et lui dit sa vie. — A certains hommes, il faudrait des siècles pour se connaître et pour sortir des banalités usuelles; à d'autres, cinq minutes suffisent. Le vieux curé, à son tour, se révéla à Jean. Sa belle âme passa sur ses lèvres, qui laissaient tomber de suaves paroles, fraîches et cordiales comme la charité,


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douces comme le miel des Écritures. A travers les âges, l'abbé Leblanc avait conservé une nature toujours jeune. Vicaire et puis curé, il avait passé son existence dans une position modeste, à rendre de vrais et obscurs services, ne réclamant rien de personne, offrant à tous sa bourse et son coeur, et consacrant les quelques heures que lui laissaient les obligations d'un ministère bien rempli à l'étude de la musique. C'étaient là toutes ses joies profanes, la seule passion restée debout dans cet esprit mortifié et dès longtemps éteint aux fêtes de la terre. Mais c'était une passion véritable, et, après les consolations que Dieu donne à ces âmes saintes et déjà ravies, le violon avait été pour Joseph le plus grand bonheur de sa vie. On peut juger si ces deux hommes se comprirent vite et bien. Jean passa la nuit au presbytère, et, le lendemain, quand il voulut partir : « J'ai un service à vous demander, dit le curé; je compte sur vous, et le service que vous pouvez me rendre vous portera bonheur. »

Et Joseph Leblanc expliqua à Muller que le dernier hiver avait été mauvais, que le prochain ne s'annonçait pas meilleur, que les pauvres souffraient beaucoup, que ses ressources étaient épuisées et que Dieu luimême avait envoyé Jean à X... pour faire rentrer les fonds dans la caisse de la. fabrique. Bref, il s'agissait d'un concert, d'un véritable concert donné à X..., dont les environs étaient peuplés, sinon de châteaux et de seigneurs, du moins de propriétaires, que ce mot de concert à X... attirerait invinciblement. Jean sourit; mais l'abbé Leblanc avait dit tout cela avec un sérieux si parfait, que l'artiste, tendant la main à son ami : « Oui, monsieur le curé, répondit-il, nous donnerons

8.


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un concert, pour les pauvres, et, vous l'avez dit, le bon Dieu bénira pour moi l'avenir. »

Jean partit en promettant d'être exact au rendezvous fixé au dimanche suivant.

Immédiatement, Joseph Leblanc se mit à l'oeuvre. Ce ne fut pas une mince besogne. La salle de la mairie fut choisie comme l'endroit le plus vaste et le plus splendide. C'était une grange, ou à peu près; mais, à l'aide des décors projetés, on pouvait encore la rendre fort présentable. Le maire jouait de la clarinette et l'adjoint aussi; le maître d'école de la flûte ; la femme du maire touchait du piano, sa fille chantait la romance, et les enfants de choeur et les gamins du village reconnus pour avoir de belles ou fortes voix— il s'en trouvait beaucoup — devaient composer les choeurs. Jean exécuterait un morceau de violon de sa composition et chanterait à la fin de la soirée. Quant à Joseph Leblanc, la dignité de son caractère ne lui permettait pas de se mêler aux exécutants. La persévérance, dit-on, vient à bout de tout; il faudrait dire aussi la charité. La charité transporte les montagnes; car la charité, c'est encore la foi et toujours l'amour.— En trois jours tout fut prêt. Jean, de son côté, fut exact ; et, à l'issu des vêpres, le village entier était sur pied. C'étaient des allées et venues, de beaux habits, des airs heureux comme dans les grandes solennités. Il y avait des billets pour toutes les bourses et même — chose rare — les pauvres trouvèrent une place à la fête donnée en leur nom ; — enfin, la salle est illuminée et remplie ; les oreilles et les regards sont attentifs, les esprits impatients. L'heure fixée vient de sonner; le concert commence.


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Ce fut une comédie, je l'accorde ; mais une délicieuse comédie, un charivari ravissant.

La clarinette imita, à s'y méprendre, le cri du canard, au point que les enfants cherchaient sous les pupitres pour découvrir l'oiseau domestique qu'ils y croyaient caché. Le maître d'école, les lèvres collées sur sa flûte, le cou tendu, semblait lutter avec le bruit du vent à travers les portes mal jointes dans les jours d'orage. L'épouse du maire, grosse femme rouge et potelée, exécuta un affreux vacarme sur son piano. Elle était haletante, le visage baigné de sueur; quelques secondes de plus et quelques coups encore, le piano et l'artiste expiraient ensemble. Heureusement elle s'arrêta. Sa fille, jeune demoiselle de trente-cinq ans, douée d'une santé et d'une corpulence qui n'avaient rien à envier à celles de sa mère, roucoula, d'un air mélancolique et pénétré, deux ou trois plaintives romances de poitrinaire qui émurent vivement l'assemblée et firent porter les mouchoirs à tous les yeux. — Seul, le front radieux, Muller joua comme s'il eût été en présence d'un public d'élite. Il jouait pour son ami. Et puis, disons tout, au milieu de la foule, il venait d'entrevoir une jeune fille, belle d'une beauté toute française, et dont l'âme, aussi bien que le regard, semblaient le suivre avec amour. Cette vue communiqua à Jean tout l'enthousiasme qui, sans cela, lui eût peutêtre manqué. La jeune fille ne perdait pas une note, pas un mouvement de l'artiste, et, quand il eut achevé, un sourire de reconnaissance remercia Jean du bonheur qu'il lui avait donné. Quant à Joseph Leblanc, il se jeta dans les bras de son nouvel ami et l'embrassa avec effusion. La recette avait été abondante, et les


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pauvres de X... étaient assurés de ne pas mourir de

faim pendant l'hiver.

Un goûter frugal avait été préparé à la cure pour les exécutants et les notabilités du pays. Jean fut l'objet des félicitations générales; on voulait le retenir; chacun l'invitait à s'arrêter à sa campagne. Mais, lorsque mademoiselle Amélie Delcourt lui eut dit, d'une voix reconnaissante et affectueuse : « Merci, monsieur, de tout le bonheur que vous m'avez donné ! » Jean se trouva amplement récompensé de la bonne action qu'il venait de faire. La jeune fille et lui causèrent longtemps ensemble, et, quand ils se quittèrent, ils n'étaient plus étrangers : quelque chose leur prédisait qu'ils se reverraient.

Le lendemain, au lever du soleil, Jean quitta X..., et l'abbé Leblanc le reconduisit jusqu'au bout du village. En quelques jours, entre ces deux coeurs avait été cimentée une amitié profonde. Celle-là fut constante et attentive; nous la retrouverons délicate et désintéressée jusqu'au dévouement le plus entier et jusqu'aux heures dernières et douloureuses de la vie. Ces deux hommes sympathisaient par toutes les fibres de leurs belles âmes. Ils s'embrassèrent, et l'abbé Leblanc, tenant en ses mains les mains de son hôte : « Mon ami, lui dit-il, je ne sais point ce qui doit advenir; mais, vienne l'hiver, vous, partirez pour Paris, et vous irez entreprendre une rude carrière. Tout inexpérimenté que je puis être, je sais que votre tâche sera pénible. Vous aurez à combattre et à souffrir, à lutter contre les jalousies, les découragements et les déboires ; que la force et l'espoir, et le bon Dieu qui les donne, soient avec vous. Ce n'est pas sans motifs qu'il vous a conduit


LA PANTOUFLE ROSE. 95

ici; je l'en remercie. Votre vie nouvelle, je vous la souhaite bien heureuse. Je prierai Dieu pour vous chaque jour, Allez, mon ami, gardez-moi un bon souvenir ; partout où vous serez, je serai avec vous. S'il vous est possible, venez me voir bien souvent avant votre départ. Adieu. »

Et tandis que Muller s'éloignait, Joseph priait, et il disait : « Venez-lui en aide, mon Dieu, et donnez-lui la gloire, si la gloire doit lui donner le bonheur. Mais, si à cette âme simple, si à ce coeur d'enfant la gloire devait apporter malheur— la perte de l'âme, l'endurcissement du coeur, l'oubli des douces vertus — qu'il ne l'ait pas, la gloire. Pour lui, je vous demande l'adversité et les déceptions, la solitude et la pauvreté; mais, pour lui aussi, l'immortelle récompense, ô mon Dieu ! »

III

Jean revint au village, car il en avait emporté une image qui ne le quittait plus. Partout il rêvait à la jeune fille qui lui était apparue au milieu des paysans et des campagnards peu gentilshommes. Il se retrouva plusieurs fois près d'elle, et désormais il ne songea plus à partir pour Paris. Mademoiselle Amélie Delcourt était la fille d'un riche commerçant de Belgique, mort, ainsi que sa femme, en laissant à leur enfant unique une immense fortune. Amélie vivait retirée a la campagne, près d'une vieille tante, à peu de distance de X..., passant ses jours à peindre, à lire, à courir les champs et surtout à faire de la musique. C'était une


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belle jeune fille de vingt-cinq ans, au type et au caractère plutôt français que flamand. Brune, vive, ardente, aimant le luxe et les arts, elle pouvait largement accomplir ses fantaisies. Quant à son coeur, il était, jusqu'ici, resté fermé à toute impression plus tendre, et les partis brillants qui s'étaient présentés pour elle avaient tous été refusés. Jean fit de la musique avec Amélie et l'aima avec l'énergie de son âme ardente. Comme tout sentiment profond, l'amour est grave de sa nature et rarement joyeux. Celui de Jean était triste. Le fils de Muller se disait que cet amour était sans issue, et que lui, un pauvre artiste, ne devait pas prétendre si haut. Mais qui donc, raisonnant avec son coeur, peut se flatter de l'emporter? Et puis, le regard de mademoiselle Amélie se repose souvent, à la dérobée, sur Jean ; son bras tremble quand il s'appuie sur celui du jeune homme; son visage semble ému en sa présence. Non, le coeur ne se trompe pas; Jean est aimé. Et un soir que, pour la première fois, Muller parcourait le château de mademoiselle Delcourt, admirant ce luxe de bon goût répandu dans les salons, triste de voir Amélie si riche qu'il est obligé de s'avouer que son amour est insensé, l'aveu timide s'échappa des lèvres de la jeune fille. C'était à elle, après tout, qu'il appartenait de parler la première, puisqu'elle était riche et que Jean était pauvre.

Ce soir-là, mademoiselle Delcourt, fatiguée d'une longue promenade dans la campagne, se tenait assise sur la terrasse, chaussée de pantoufles roses, si fraîches, si coquettes, si petites et si mignonnes, que l'éternelle comparaison de la pantoufle do Cendrillon perdrait ici tout son prix. Jean, les yeux penchés vers la


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terre, contemplait cette pantoufle si jolie et le petit pied qu'elle renfermait; et qu'il eût voulu poser amoureusement à ses lèvres.

Ce fut là, sous les grands platanes du château, dans le silence du soir, par un ciel bleu et tout diamante d'étoiles, qu'Amélie dit à Jean :

« Tout cela est à vous, et le château et les lambris dorés, et les grands bois et les étoiles! tout cela est à vous, puisque je vous aime. »

Non, elle ne parla pas ainsi ; elle dit bien mieux, avec le coeur, avec le regard, avec la voix peut-être aussi ; mais, lorsque Jean la quitta, leurs serments étaient échangés, et il s'en allait, non pas maître de ce château, de ce parc, de ces richesses, mais roi du monde entier, puisqu'il était aimé.

Les semaines s'écoulèrent ; Jean se retrouva chaque dimanche chez l'abbé Leblanc près d'Amélie, et puis, durant un mois, il ne la vit plus. Le vieux Muller était tombé gravement malade : il mourut. Jean portait à son père une affection sincère et profonde; il le pleura amèrement, il ne l'oublia jamais.— Quand il revit Amélie, il avait grand besoin d'une parole consolante, d'un mot d'encouragement pour alléger sa peine. Amélie futbonne pour Jean; elle trouva, en parlant du mort aimé, de saintes pensées qui cicatrisaient la blessure du jeune artiste ; mais elle parut embarrassée et contrainte ; et. quand assis le soir dans le verger, et seul avec Muller, l'abbé Leblanc lui eut raconté ce qui s'était passé pendant son absence, Jean pâlit, et sentit comme un poignard lui déchirer le coeur. Le marquis de Montfort, riche propriétaire de Paris, avait demandé la main d'Amélie. C'était un homme de trente-cinq ans. aux gran-


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des manières, aux allures nobles, beau, aimable, portant un nom illustre. Joseph ignorait, non pas l'inclination de Jean pour Amélie, mais les promesses échangées entre eux. Il ne cacha pas à son ami que c'était, sous tous les rapports, un brillant parti pour mademoiselle Delcourt, et que le bon Dieu la récompensait ainsi de sa charité toujours constante envers les malheureux. Il fit l'éloge du marquis, ajoutant que, bien qu'Amélie ne se fût pas prononcée encore, M. de Montfort avait paru faire sur elle une vive impression ; que lui, Joseph Leblanc, l'avait engagée fortement, à accepter une offre destinée à faire son bonheur; que Dieu le voulait ainsi, qu'il fallait obéir. — Jean ne répondit rien ; il prétexta une affaire qui l'appelait le lendemain de grand matin à Bruges, et il partit. Il avait huit lieues à faire; il marcha à pied, le front découvert, cherchant à mettre un peu d'ordre dans ses idées sans pouvoir y parvenir. Il voulait- voir Amélie ; mais, arrivé près du château, il sentit que sa tête n'était point assez calme, qu'il avait besoin de réflexions sincères avant d'agir. Il écrivit à mademoiselle Delcourt qu'il voulait lui parler, à elle seule ; qu'il se trouverait dans la dernière allée du parc, le dimanche suivant, fit porter sa lettre par un pâtre, et s'éloigna. Il n'était pas à une lieue du château qu'une voiture découverte, attelée de deux magnifiques chevaux, passa près de lui. Dans la voiture était assis un homme à l'air grave et distingué, que Jean n'eut pas de peine à reconnaître pour M. de Montfort. Il faisait un beau soleil de septembre. La voiture disparut au milieu d'un flot de poussière, se dirigeant vers le château. Jean dut s'asseoir sur le bord de la route pour ne pas tomber. Il


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rentra à Bruges au milieu de la nuit et se jeta tout habillé sur son lit.

Jean passa huit jours dans une horrible anxiété. Seul, en présence de son avenir et de celui de mademoiselle Amélie, il repassa chacune des paroles de l'abbé Leblanc. Il pesa tous les biens que mademoiselle Delcourt possédait, il pesa aussi son amour, et, cet amour, il le trouva si grand, si noble, si dévoué, qu'il le déclara égal à tous les trésors de l'univers. Mais, en présence aussi de la proposition brillante faite à sa fiancée, il résolut de sonder le coeur d'Amélie, prêt d'avance à lui rendre la parole qu'elle lui avait donnée. S'il le faut, pour le bonheur de celle qu'il aime, il sacrifiera son propre bonheur. — Le dimanche arrivé, il se rend près du château, à l'endroit désigné du parc. Amélie l'attendait. Il s'assied près d'elle et lui dit : « M. l'abbé Leblanc m'a tout appris, mademoiselle, l'arrivée de M. de Monfort, la demande qu'il vous a faite ; et je suis venu pour vous dire que M. le marquis a un grand nom, une grande position, et que, moi, je ne suis qu'un pauvre artiste, sans nom et sans fortune, et que, la parole qu'en d'autres temps vous m'aviez donnée, je vous la rends. » Amélie se récria ; elle demanda à Jean ce qu'elle avait fait pour qu'il pût ainsi douter d'elle; elle versa des larmes, elle lui jura qu'elle l'aimait, qu'elle serait fidèle à sa promesse, que nul autre que lui n'obtiendrait sa main. Mais Jean, qui s'efforçait, en imposant silence à son amour, de lire la pensée secrète d'Amélie, Jean devina que la jeune fille, en lui parlant ainsi, accomplissait un devoir d'honneur et un sacrifice tout ensemble ; il comprit que le marquis l'avait fait oublier, qu'il était moins aimé et


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que le bonheur pour lui était, quoi qu'il arrivât, à jamais détruit.

« La solitude porte conseil, dit-il en se levant. Votre esprit en ce moment est agité, et votre tête n'est point assez calme. Dans huit jours je reviendrai ; je passerai près du château, et, si votre résolution, longuement méditée, n'a point varié, si vous consentez encore à être la femme de l'artiste Jean Muller, vous laisserez votre mouchoir flotter au barreau de votre fenêtre, sinon... je prierai Dieu, mademoiselle, pour qu'un autre vous donne tout le bonheur que j'espérais vous donner. »

Amélie saisit la main de Muller, en lui disant : « Vous êtes grand, mon ami, et c'est vous seul que j'aime.»

Huit jours après Jean revint par une belle aprèsmidi d'automne; le soleil couchant dorait de ses chauds rayons les campagnes ; les petits oiseaux voltigeaient de branche eu branche. Les yeux fixés dans la direction du château, Jean marcha rapidement, obligé souvent de s'arrêter pour apaiser son coeur. Enfin, il arrive, il voit la fenêtre d'Amélie, rien n'est changé, le signal convenu ne paraît pas. Il attend, il espère, il consulte les heures; les heures s'écoulent en vain La nuit est venue, et Jean, immobile, regarde encore. — Six semaines après, mademoiselle Delcourt épousait le marquis de Montfort.


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IV

Dieu n'a pas donné à toute âme la même puissance pour la douleur ; il n'a pas donné non plus à la douleur une seule et même manière de se révéler. Celle de Jean fut muette, concentrée et terrible. La gloire lui parut désormais un mot vide de sens. Il écrivit à Joseph : « Mon ami, adieu! » Il jeta pêle-mêle ses études musicales dans sa malle, et partit, sans savoir où il allait. Tout pays lui était bon, pourvu qu'il fût loin de celle qui l'avait trompé. La diligence le conduisit à Genève, sans qu'il s'en fût trop aperçu. A peine arrivé, il laissa son bagage au bureau, traversa la ville et s'enfonça dans la campagne. Il erra au hasard jusqu'au soir. La nuit venue, il eut froid, entra dans une maison d'assez belle apparence, occupée par un homme âgé et sa femme, et demanda, pour plusieurs jours, l'hospitalité. Comme la bourse de Muller était bien garnie, que le Genevois était avare, et qu'en Suisse l'hospitalité se donne — à qui paye bien,— il trouva là un bon gîte, et y resta. Pourquoi ailleurs plutôt qu'ici? et que lui importait le inonde entier? Il loua dans cette demeure une chambre et un carré de jardin, et ses hôtes, le. voyant sortir le matin, rentrer le soir sans qu'ils pussent savoir où il allait, d'où il venait, — lui-même le savait-il? — le prirent pour un riche étranger au cerveau légèrement dérangé par des peines de coeur. Jean resta là quinze ans. La première année, ma-


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chine ambulante plutôt qu'être raisonnable et intelligent, il mena une existence étrange et vagabonde. Plus tard, sa fortune touchant à sa fin, il lui fallut compter avec les exigences de la vie, et chercher un moyen de gagner son pain. Il ne pouvait remuer la terre; sa main était faible, son bras débile. Il se ressouvint de son violon, partit pour Genève, dépensa l'argent qui lui restait en frais d'annonce, et donna un concert. Depuis son départ de Bruges il n'avait pas sorti son violon de son étui. Mais il joua avec son coeur, et son coeur joua bien, avec des brisements et des larmes. Sur toute nature, même la plus bourgeoise et la plus marchande, la curiosité, à défaut d'autre mobile, manque rarement son effet. Or, on se demanda quel était ce jeune étranger si triste et si pâle, dont chaque note était un cri de souffrance. On se mit en quête de détails sur sa vie. On apprit son séjour prolongé dans un chalet, son existence singulière. On s'y intéressa, on voulut l'entendre, on le reçut, et Jean, peu après, eut plus de leçons de chant ou de violon qu'il ne lui en fallait pour vivre. Il n'en continua pas moins à habiter la maison qui l'avait reçu à son arrivée, à une lieue de Genève, sur la route de Savoie. La nécessité où il fut de s'occuper de musique le reporta, malgré lui, à ses anciennes études. Il reprit ses travaux, faiblement, sans but d'abord, cherchant seulement à tromper ses insomnies, et ne demandant plus rien, ni à l'ambition, ni à la gloire, ni même, hélas! à l'amour.

Mais une organisation comme celle de Jean ne saurait aisément se soustraire au génie qui l'entraîne. Aussi, cinq ans plus tard, l'étude avait cessé d'être pour lui un simple passe-temps, Muller travaillait avec bon-


LA PANTOUFLE ROSE. Mineur.

Mineur. de l'art avait repris possession de cette intelligence découragée, et, le soir, errant sous les grands arbres, il se félicitait intérieurement d'un résultat obtenu, d'une journée fructueusement remplie. Il continuait à vivre solitaire, fuyant toute occasion de se mêler à la foule et ne sacrifiant aux exigences du monde que le temps rigoureusement nécessaire pour ne pas compromettre son métier, devenu son gagnepain. — La solitude rend mauvais. Voe soli ! — Elle rend mauvais l'homme dont la haine ou l'orgueil troublent l'esprit ; ceux qu'une infirmité naturelle, un caractère irritable, rendent misanthropes et jaloux de quiconque n'est pas atteint du même mal ; mais les nobles âme, et brisées, indulgentes à tous, que les joies du soleil semblent insulter, que le bruit effarouche, celles-là ont besoin d'ombre et de silence. Il leur faut une solitude peuplée de leurs chers souvenirs, que l'aspect de la foule ferait évanouir. Il leur faut vivre avec les morts : les vivants ne leur disent plus rien. Elles ne portent point envie aux heureux de la terre ; elles leur pardonnent tous leurs bonheurs, elles les leur souhaitent. Mais elles s'éloignent ; leur monde, à elles, habite le cimetière du coeur. A celles-là, la solitude est bonne. D'ailleurs, les consolations banales fatiguent et irritent. Los vraies douleurs en acceptent deux seulement : Dieu, et une amitié longuement éprouvée. Or, Jean n'avait pas d'ami; mais Dieu parle au coeur dans la solitude. Ce consolateur suprême, auquel il faut toujours revenir quand les autres ont été vainement invoqués, parla au coeur de Jean et cicatrisa sa blessure. Jean n'oublia pas; il n'oublia rien; seulement, Dieu, et le temps — ce médecin de Dieu— allé9.

allé9.


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gèrent sa peine. Quand Dieu aime un homme d'un profond amour, il envoie le malheur le visiter— parce qu'il l'aime; —mais en même temps il jette dans cette âme le baume qui doit la guérir. Dans l'âme de Jean, Dieu avait placé le culte de l'art qui, entre tous, possède le don de calmer et d'endormir les souffrances : le culte de l'harmonie. Jean revint complétement à ses affections premières. Sa solitude se peupla de célestes concerts ; ses heures passèrent rapides ; ses veilles se prolongèrent au milieu des nuits,— Le jour, il gagnait ce dont il avait besoin pour vivre — et au delà. — Ces économies, entassées d'abord sans but, trouvèrent dans l'esprit de Jean une destination choisie ; et, lorsqu'il eut repassé ses diverses compositions, écloses au souffle des désillusions et que son coup d'oeil d'artiste lui eut dit : C'est bien! alors le nommagique et oublié revint encore flamboyer en lettres d'or dans ses songes : Paris ! la gloire! qui sait? peut-être le bonheur! — Le coeur flétri trouve, pour renaître, et en lui-même,' des ressources infinies. Le coeur, scellé à jamais clans le cercueil, ressuscite bien souvent : comme l'âme, le coeur est immortel.

Un jour donc, le coeur de Jean ressuscita. Il dit à Jean : Lève-toi! et Jean se leva. Et, les préparatifs du voyage achevés, Jean fit ses adieux à la ville hospitalière qui l'avait reçu bien malade, aux grands arbres, aux montagnes couronnées de neige, et il se mit en route pour le monde des vivants. Il avait alors quarante ans, et, pourtant, il se sentait plus jeune qu'à son arrivée à Genève. La jeunesse habite au fond du coeur; et je crois, pour mon compte, que, le plus souvent, le coeur empêche ou hâte la vieillesse du corps. Si le


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coeur est calme, sans violents orages, le visage n'a pas de rides, le front reste couronné d'une épaisse chevelure. De même aussi avez-vous peine, au matin, à reconnaître l'ami que vous aviez quitté la veille, tant les ans semblent s'être appesantis sur sa tête. C'est que dans quelques heures son coeur a vécu de longs siècles. Le jour d'Ivry, la barbe d'Henri le Grand était devenue grise ; dans une seule nuit, les cheveux de Marie Antoinette avaient blanchi. Le corps est le serviteur du coeur : il en est aussi le miroir. J'ai connu un doux vieillard qui, à soixante ans, comptait à peine une ride et un cheveu blanc.

Le voyage de Jean fut heureux et tout rempli d'espérances. A voir Muller s'élancer de la diligence, gravir à pied les collines, leste, alerte, joyeux, vous lui eussiez donné vingt ans. Pauvre vieil enfant! L'été de la Saint-Martin reparaît dans la vie de l'homme comme dans la vie des saisons. L'été de la Saint-Martin jetait de chauds rayons de soleil clans l'âme renaissante de Jean. Cet été factice ne dure pas; imprudent qui s'y fie et le prend follement pour l'été ; car, si le coeur peut se réveiller bien des fois, surtout quand la gloire est là qui l'appelle; s'il peut tenter une vie nouvelle, ne nous y trompons pas, ce n'est plus le môme coeur. A ces réveils successifs, à ces renaissances tardives, le génie peut gagner beaucoup ; le coeur, lui, ne le peut pas. Le coeur s'endurcit et se fane dans la lutte où le génie s'élève. La rosée des larmes est une rosée bienfaisante pour le génie ; il se plaît à croître à l'écart, au sommet des monts battus des vents, sur les rivages pleins de tempêtes.


105 LA PANTOUFLE ROSE.

V

A Paris, l'épreuve commença; mais Jean était venu pour combattre ; il s'y était préparé; il ne fut pas surpris. Ni les démarches, ni les déboires ne le rebutèrent. Tombé vingt fois, il se releva vingt fois, blessé, meurtri, non découragé. Il tenta toute chance qui se présentait; mais, isolé, n'ayant pour appui que son talent, il ne parvint pas à se faire entendre et à se révéler, et, s'il reçut, à plusieurs reprises, des promesses sérieuses, mille causes diverses en retardèrent indéfiniment la réalisation. —Les mois s'écoulèrent, les économies disparurent, englouties dans les incessants besoins de la vie, sans que Muller eût avancé d'un pas depuis son arrivée à Paris. Il lui fallut donc songer à gagner du pain. Comme à Genève, il voulut donner des leçons ; mais, à Paris, les professeurs fourmillent; il ne trouva pas d'élèves, et, la nécessité se faisant chaque jour plus pressante, il se loua pour jouer dans les bals, et s'en alla, la mort dans l'âme, la rougeur au front, faire danser de jeunes femmes et de jeunes hommes qui ne l'écoutaient même pas. Il dînait quand sa bourse le lui permettait; il logeait où il pouvait et ne travaillait plus. Car, sans.parler de la prostration clans laquelle il était tombé, l'obscurité vient vite et dure longtemps en hiver; il eût fallu allumer sa lampe, et tout coûte bien cher à Paris, la lumière et le feu— et le pain aussi.— Oh! la misère! comme elle flétrit le coeur! comme elle plie la volonté ! comme elle courbe le génie ! comme


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elle brise le corps ! La pauvreté de l'homme qui porte en lui et partout une idée qu'il faut enfouir et refouler, à jamais peut-être, dans le. silence et dans le néant ! la pauvreté, disait Bernard de Palissy, qui empêche les bons de parvenir !

Il était bien malade et bien découragé, Jean Muller, quand Joseph Leblanc vint frapper à sa porte. Atteint d'une infirmité chronique, le curé de X... avait reçu l'ordre de ses supérieurs d'aller consulter les habiles médecins de Paris ; et, sa santé exigeant un séjour indéfiniment prolongé dans cette ville, il avait été nommé aumônier d'un des plus modestes couvents du faubourg Saint-Marceau. Il avait quitté son village simplement, sans une parole de joie ou de plainte, regrettant tout bas ceux pour lesquels il avait travaillé longtemps; mais heureux toujours d'accomplir la volonté de Dieu. A Paris, le hasard lui fit découvrir Muller. Il était temps qu'il arrivât. Jean avait grand besoin d'un soutien, d'un consolateur et d'un ami, et il sentait que chaque jour il en aurait plus besoin encore. Jean commençait à désespérer, et, de la souffrance, il allait tomber dans le doute qui tue l'âme, comme le plomb ou le fer tuent le corps. La présence de Joseph rendit à Muller son courage. Aussi, comme elle fut intelligente, cette pieuse amitié ! Dans les circonstances les plus pénibles elle fut là; elle fut là encore, et toujours, dans les rapides instants de bonheur ; tour à tour relevant l'ami meurtri et tombé, gourmandant sa faiblesse, applaudissant à ses joies et à ses succès.— Ce fut l'abbé Leblanc qui procura à Jean sa première leçon. Le marquis de Montfort confia à Muller sa toute jeune fille, âgée de huit ans. Providence ou hasard, c'était la fille de celle


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qu'il avait tant aimée que Jean retrouvait ainsi. La marquise de Montfort. était morte depuis plusieurs années. Jean résolut de rendre à Hélène, en dévouement et en affection, tout ce qu'il avait, reçu en douleurs de mademoiselle Amélie. En toute autre circonstance, c'eût été pour lui.un supplice que de se transformer en. maître d'école, et d'enseigner les principes les plus élémentaires de cet art qu'il savait naturellement et par instinct mais, en face d'Hélène, ce fut pour Jean un bonheur. Et puis l'enfant, tout en ignorant le passé comme son père l'ignorait lui-même, était si douce, si jolie, et déjà si délicatement bonne, que Muller s'y fût naturellement attaché. Si par hasard Hélène de Montfort passait un jour sans prendre de leçon, le maître demeurait triste jusqu'à ce qu'il l'eût revue. Il la regardait comme son enfant.

Aussi, quand deux heures sonnaient, était-ce plaisir d'examiner Jean quitter son air mélancolique, prendre une figure souriante, procéder avec minutie à sa toilette, se poser devant sa glace, nouer et renouer sa cravate. Ses rares cheveux se multipliaient sous la main qui les classait avec art, et son visage, déjà si doux, s'adoucissait encore sous cette chevelure qu'avaient blanchie les années, plus encore les travaux et les mécomptes. — Le corps vieillit par le coeur et avec le coeur, avons-nous dit ; regardez Muller, et vous, saurez si son coeur a souffert. — Sa toilette achevée, il se dirige vers l'hôtel de Montfort, à pied, carie pavé, boueux, lui paraît cependant plus propre que la veille — et l'omnibus coûte six sous. D'ailleurs, Jean porte toujours sur lui la brosse destinée à réparer les injures que la roule peut faire à ses habits. — On ne sait pas ce que


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coûte au pauvre la propreté de ses habits; en tous cas, on ne lui tient pas assez compte de ses chaussures luisantes, de ses vêtements intacts, de toutes ces marches savantes à travers les rues, de toutes ses peines. — Introduit dans le salon, Jean trouve Hélène assise au piano et l'attendant. Sitôt qu'elle l'aperçoit, vive comme un petit oiseau, elle court vers lui, lui tend la main et lui dit : « Venez, maître, venez, j'ai bien travaillé. Aujourd'hui, j'en suis sûre, vous serez content. — Nous allons voir, » répond Jean d'une voix paternelle, qu'il s'efforce do rendre demi-incrédule, demi-sévère.—Et Jean donne sa leçon, et l'enfant aux cheveux blonds et bouclés, aux yeux vifs et mutins, à la parole toujours pleine de déférence pour son vieux maître, s'interrompt à tout propos, s'informe de la santé de Jean, de ses travaux et aussi de la santé de Ralph, un bel épagneul noir qu'elle lui a donné.-—Jean aime Ralph et Ralph aime Jean,— car ce chien-là, outre sa beauté, avait un bon coeur. Ils ne se quittaient guère, et, après Joseph — ou avec lui — le chien fut le plus dévoué, le meilleur, le véritable ami de Muller. — C'était ce sujet qu'abordait toujours la petite Hélène quand elle n'avait pu, par ses autres questions, vaincre le mutisme opiniâtre et calculé du professeur. Le babil alors menaçait d'être éternel ; mais Muller gourmandait son élève en souriant. Il souriait, le pauvre homme heureux ! il souriait pour ne pas pleurer.

Jean, devenu le maître de musique de mademoiselle de Montfort, trouva vite d'autres élèves; il gagna de l'argent, prit un logement plus vaste dans la rue de l'Ouest, qu'il habitait déjà, et, loin de faire des économies, dépensa tout ce qu'il recevait en fantaisies d'ar-


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tiste, ne réservant que l'aumône qu'il remettait chaque mois à Joseph Leblanc pour ses pauvres. — A la suite d'une matinée employée au travail et d'une après-midi consacrée à ses leçons, Muller passait la fin du jour près de Joseph. L'hiver, ils restaient près du foyer, devisant longuement, égrenant leurs souvenirs, jouant des duos composés par Muller. L'été, ils erraient ensemble sous les grands arbres du Luxembourg, Jean vêtu d'une longue redingote brune, Joseph d'une modeste soutane usée par le temps et la charité, et portant toujours son parapluie sous son bras. Ils marchaient côte à côte, lentement, s'oubliant dans ces promenades du soir si chères aux vieillards, s'arrêtant à chaque pas, discutant une question de l'art qu'ils aimaient. Couple naïf à contempler; étude parfaite de sérénité, de quiétude et de paix ; tableau d'inébranlable et harmonieuse union.

Cependant Hélène avançait en âge. L'enfant était devenue jeune fille, et la jeune fille gardait au maître toute la tendresse que lui avait vouée l'enfant. Hélène avait seize ans, l'âge où la grâce et la fraîcheur s'épandent sur le visage, où le sentiment commence à poindre dans le coeur. Il y avait en elle un mélange de candeur, de finesse et de mutinerie adorable. Son regard était doux, sa peau blanche, son cou ondoyant, signe particulier des races aristocratiques. C'était alors comme une des plus jolies têtes de Greuze, mélancolique et souriante, ange et femme tout ensemble. Son père l'avait confiée, après la mort de sa femme, aux soins d'une gouvernante, bonne, sûre, mais dénuée totalement d'amabilité et d'expansion ; de sorte qu'avec son caractère ouvert et tendre, Hélène n'était point


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heureuse. Elle ressentit vite et garda pour Jean une vive affection. Pour elle c'était un vieil ami, non. un professeur, un confident auquel elle contait ses ennuis et ses plaisirs et demandait conseil. Avec ce tact particulier aux femmes qui aiment, elle devinait les secrets, les désirs de Muller, et savait lui être agréable, tout en paraissant être elle-même son obligée.. Dans les circonstances difficiles, c'était à lui qu'elle recourait avant d'agir, et, clans les circonstances indifférentes, c'était à lui qu'elle s'adressait encore : ainsi jamais elle n'eût acheté une robe sans avoir consulté Jean ; elle avait toute confiance en son bon goût.

Mais disons aussi que Muller ne voyait plus qu'Hélène, ne songeait qu'à elle, ne vivait que pour elle. Il resta l'esclave dévoué — c'est le mot-— de la jeune fille, comme il l'avait été de l'enfant. Le sentiment qu'il éprouvait serait mal aisé à définir. Ce n'était pas de l'amour à coup sûr, pauvre Jean ! ce n'était pas de l'amitié non plus; c'était comme un culte envers une mémoire toujours et quand même adorée. Il chérissait Hélène pour elle ; il la chérissait aussi pour celle qui n'était plus. S'agissait-il de mademoiselle de Montfort, nul sacrifice ne pouvait lui coûter; il eût, sans examen, exécuté ses ordres les plus étranges ; d'un mot elle l'eût envoyé au bout du inonde; d'un regard elle l'eût fait pleurer ou sourire. S'il était possible d'employer le mot d'amour, je dirais qu'il l'aimait de l'amour humble, désintéressé, obéissant, du chien pour son maître. Hélène était sa vie, toute sa vie. Il fallait bien qu'il donnât son coeur à quelqu'un, le vieux Muller, auquel l'amour, et puis la gloire, son dernier espoir, avaient manqué. — Or, savez-vous pourquoi la gloire lui avait

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110 LA PANTOUFLE ROSE.

manqué? savez-vous pourquoi, avec du talent et de la volonté, il ne parvint pas à briser les obstacles qui l'arrêtèrent invinciblement? C'est que la jeunesse aussi lui manqua. Jean commença sa vie d'artiste trop vieux; il vint à Paris trop tard. C'est à vingt ans seulement que l'homme trouve en lui la santé du corps et de l'âme, indispensable dans la lutte contre les misères physiques et les misères morales. A vingt ans on a le temps d'attendre ; à quarante, on ne l'a plus ; il faut se presser : la vieillesse ne fait pas grâce, la vieillesse n'attend pas. — Et c'est pour cela que Jean est triste et découragé ! si triste et si découragé, qu'en le retrouvant tel que nous l'avons pris au début de cette histoire, entre un vieux prêtre qui le console et son chien qui l'aime, je sens mon courage faiblir. Je me demande s'il n'eût pas mieux valu choisir un jeune coeur, joyeux, enthousiaste, plein de séve et d'années à perdre, d'amour à jeter au vent; s'il n'y a pas eu fatuité à. prendre pour héros un vieillard! Je m'aperçois que la vie que je.vous raconte est toute triste ; je tremble que vous n'aimiez pas le vieux Muller. Et pourtant, je voudrais tant vous le faire aimer!

VI

Jean est bien vieux. Il est à Paris depuis longtemps : il a plus do cinquante ans; Joseph Leblanc, près de soixante-quinze. Il a cinquante ans, le vieil enfant du vieux Pierre, qui prédisait la gloire à son fils. Son seul bonheur est de voir Hélène, et, cependant, il devient plus triste, même en sa présence;


LA PANTOUFLE ROSE. III

— Qu'avez-vous, Jean? lui dit un jour la jeune fille.

Jean étouffa un soupir, et répondit avec un accent d'indéfinissable découragement :

— Mademoiselle Hélène, je vais vous quitter.

— Me quitter, Jean ! mais, vous aussi, vous voulez donc me faire mourir do chagrin?

— Vous faire mourir ! moi ! chère demoiselle Hélène. Oh! qu'avez-vous dit là?

— Pourquoi alors voulez-vous me quitter?

— Tenez, mademoiselle, je n'ai au monde que trois amis : Joseph Leblanc, vous et mon chien Ralph, que vous m'avez donné ; vous, mademoiselle Hélène, que j'aime plus que l'univers entier, plus que mes deux autres amis, que j'aime bien pourtant.

— Alors pourquoi parler de me quitter, Jean, si vous m'aimez ? Pensez-vous que moi non plus je ne vous aime pas?

— Et, quand je ne vous aurai plus, ajouta Muller, continuant sa pensée, que deviendrai-je? La gloire m'a manqué de parole ; Joseph est bien vieux, et ma jeunesse est partie depuis longtemps! Quand je ne vous verrai plus là, près de moi, avec votre voix caressante, votre regard qui me soutient et me console, votre souvenir qui m'aide à vivre, ô bonne et chère demoiselle Hélène, que voulez-vous que devienne votre pauvre Jean?

— Mais je ne vous quitterai jamais, moi !

— C'est que, mademoiselle Hélène, vous êtes bien belle, bien riche; vous avez dix-huit ans, et, je vais vous le dire, parce que j'ai ça sur le coeur, je le sais, vous allez vous marier.


112 LA PANTOUFLE ROSE.

— Et, parce que je puis me marier, vous avez cru un instant que je ne vous aimais plus, que je pourrais vous quitter! Oh ! Jean, c'est mal à vous de me parler ainsi!

— Sainte et douce demoiselle, dit Jean, les mains jointes et prêt à tomber aux genoux d'Hélène, Dieu vous rendra — lui seul le peut — tout ce que vous donnez au vieux maître de consolation. Il vous fera heureuse! je l'en prierai tous les jours.

Hélène lui tendit la main, Jean la lui balsa avec ravissement, et s'en alla moins triste, mais non consolé. Hélène, allait semarier, et la pensée qu'elle partagerait son affection entre un autre et lui, faisait mal à Muller. Il lui semblait qu'on allait lui voler son enfant,

A son tour, quand il revint, il trouva Hélène pensive.

— Jean, lui dit-elle, moi aussi je suis malheureuse!

— Vous, mademoiselle! s'écria Jean en se levant convulsivement, les poings fermés, les yeux rouges de colère, prêt à s'élancer sur celui qui causait la peine de mademoiselle de Montfort:

—Asseyez-vous, Jean, reprit Hélène, vous n'y pouvez rien.

Et elle expliqua à Muller que son père allait la marier avec le comte de Melun, âgé de cinquante ans.

— Cinquante ans! s'écria Jean indigné. Mais c'est . un crime !

Et, presque aussitôt, avec une résignation amère :

— Ah! oui, cinquante ans! c'est un âge bien triste : on ne peut plus être aimé à cinquante ans!


LA PANTOUFLE ROSE. 115

— S'il était comme vous, reprit vivement Hélène, jeune de coeur, car votre coeur a vingt, ans, cher maître, — jeune de visage, doux, affable, avec de beaux cheveux blancs! mais il est revêche, chauve, malade, dur, rempli d'orgueil.

A mesure qu'Hélène parlait, la figure de Jean avait repris une expression joyeuse. Mais cette nature toujours dévouée, oubliant le sentiment de vanité qui l'avait réjouie et reportant sa pensée sur Hélène :

— Pauvre enfant ! dit-il.

Et ce fut autour d'Hélène à le consoler.

— Vous, au moins, vous me resterez! vous viendrez me voir tous les jours, comme par le passé. N'est-ce pas, Jean, vous ne m'abandonnerez pas?

Et la jeune fille détacha de la boutonnière de Muller un oeillet, qu'elle attacha à son corsage. C'était une habitude qu'elle avait prise il y avait longtemps. Jean sur sa fenêtre, cultivait des fleurs, et, un jour que son coeur se trouvait en joie, il avait cueilli un oeillet et l'avait cavalièrement enlacé à la boutonnière de son habit, La petite Hélène s'en était emparée ; depuis lors, Jean oubliait rarement sa fleur. Hélène remplaça l'oeillet par un bouton de rose mousseuse, et Jean passa le reste de l'après-midi à le regarder.

L'abbé Leblanc le trouva en contemplation, il faudrait dire en extase.

—Eh bien ! que faites-vous là? dit l'abbé.

— C'est vous! répondit Jean surpris.

— Écoutez, reprit Joseph, je n'entends rien aux usages du monde, vous le savez; mais, clans votre reconnaissance pour mademoiselle de Montfort, dans votre affection, dans votre fleur, que sais-je, dans tout

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cela, n'entre-t-il pas un sentiment par trop profane? ■— Mademoiselle de Montfort? répondit Muller.

— Oui, reprit doucement l'abbé; c'est elle qui vous a donné cette rose. Prenez garde, mon ami, le démon est bien habile et la nature est bien faible.

Et Joseph, avec une angélique naïveté, combattit, dans un long discours, cette passion funeste qui naît, disait-il, à tout âge.

— Jean, ajouta-t-il en terminant, n'abandonnez pas vos travaux, j'ai de l'espoir. Oui, de l'espoir, répéta-t-il en appuyant sur ce mot de l'air d'un homme qui cache un secret.

Vous disiez que Jean aimait Hélène, et vous aviez deviné juste, doux prêtre, hôte de la solitude et du recueillement. Il n'est pas besoin d'être jeté clans le tourbillon du inonde pour connaître ses passions Du port, l'oeil voit et comprend aussi la tempête, et votre prière, la lecture de vos saints livres, vos méditations, vous font pénétrer plus avant dans nos coeurs que ne le peuvent faire des expériences qui devraient instruire et n'instruisent jamais. Mais, cette âme, sondez-la, et vous bénirez ensuite l'amour de votre ami, car il est saint, et Jean n'a pas péché.

Mais quel était donc le secret de Joseph Leblanc? Joseph Leblanc, en présence des impossibilités de toutes sortes qui environnaient Muller, avait pris une détermination soudaine. Il s'était dit : J'irai trouver le ministre; je lui ferai connaître que dans l'oubli s'éteint un pauvre homme de génie, et lui, le ministre du roi, chargé de révéler à la France tout ce qui est grand, tout ce qui est beau, tout ce qui peut augmenter la gloire du pays, il saura me comprendre, et il aidera


LA PANTOUFLE ROSE. 115

Jean. Oui, j'irai, dit-il encore d'un ton ferme et complétement décidé. — Il écrivit une lettre, la porta au ministère, et la réponse n'était point encore arrivée lorsqu'il parla mystérieusement à Jean. Cette réponse se fit attendre ; mais Joseph ne douta pas un instant de l'heureux résultat de sa démarche. Les semailles s'écoulèrent ; la réponse vint enfin ; l'audience était accordée. A cette nouvelle, l'assurance de l'abbé s'évanouit. Un frisson parcourut tout son être ; il chassa pourtant ces craintes, et, armé de son courage, vêtu de sa soutane la plus neuve, il monta l'escalier de l'hôtel du ministre, sans trembler. Il demeura longtemps dans l'antichambre, où vingt.personnes se tenaient avec lui. A la fin, l'huissier appela M. l'abbé Leblanc, et le saint prêtre, qui jamais n'avait pâli devant la persécution, la douleur, la mort même, se sentit intimidé en face d'un homme. Mais, une fois en présence du ministre, il parla avec sagesse, avec calme, avec dévouement. Par malheur, le ministre était pressé; il allait se rendre à la Chambre et n'avait que le temps de relire son discours. C'était là quelque chose de bien autrement important que d'écouter un prêtre inconnu, qui venait implorer sa grandeur pour un vieil ami. Le ministre promit de, prendre en considération la demande de l'abbé Leblanc; Joseph s'en alla en hochant la tête, prévoyant déjà qu'il en serait pour ses frais d'écriture, d'éloquence, de toilette et de bravoure. Il ne se trompait pas. Les choses en restèrent là, et l'abbé ne parla plus à Jean de la démarche qu'il avait tentée Toute sa vie, Joseph avait demandé quelque chose — pour les autres; — il devait être habitué à des refus. C'était un riche de plus qui fermait sa porte à un pau-


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vre; seulement, cette fois, le pauvre était un pauvre de

génie.

Pendant ce temps, le jour du mariage d'Hélène de Montfort approchait. Elle-même l'annonça à Jean 1. Elle lui montra ses cadeaux, ses toilettes, ses bijoux. Jean admira, discuta, et tous deux, à la vue de ces belles choses qu'ils aimaient, oublièrent leurs ennuis. Muller assista de loin à la bénédiction nuptiale, qui fut célébrée dans l'église du Roule. Oh ! comme il pria pour la fille de mademoiselle Amélie, marquise de Montfort! comme il supplia Dieu de lui donner, à lui, toutes les douleurs, et d'écarter d'Hélène les soucis qui font couler les larmes, les ronces qui déchirent le coeur. —Au retour de la messe, il regarda son chien, tristement étendu dans un coin, et lui dit : « Vois-tu, mon pauvre Ralph, il ne faut plus nous faire illusion; tout est fini. Il ne nous reste qu'à mourir ensemble. » Le chien s'approcha de son maître, le caressa d'un air mélancolique, comme s'il comprenait la confidence qui lui était faite, et retourna se coucher sur son tapis.

Jean ne mourut point aussi vite qu'il l'avait pensé. Le corps est fortement construit pour souffrir. Et puis, Dieu ne nous retire de dessus la terre que lorsque nous n'avons plus rien à y faire. Ceux qui partent jeunes, c'est que leur mission était courte. Celle de Jean était de se dévouer. Elle n'était point achevée. — A l'issue de son mariage, Hélène quitta Paris; elle y revint deux mois après, et Muller se présenta à son hôtel. Il fut reçu par la comtesse Hélène de Melun et son mari, homme fier, bourru et jaloux. Le comte accueillit Muller avec hauteur; Hélène le salua du regard. On se mit au piano, en présence de M. de Melun, étendu dans un fauteuil et li-


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sant son journal, ou plutôt observant sa femme, que ses yeux ne quittaient pas. Vers la fin de la leçon, une visite força le comte de se retirer. Il sortit d'un, air visiblement contrarié..— Aussitôt qu'il fut dehors :

— Bonjour! mon pauvre Jean, dit Hélène en saisissant la main du professeur. Comme nous avons été longtemps séparés! comme il m'en a coûté de ne plus vous voir !

Et la jeune femme accabla Muller d'affectueuses paroles.

—Je vous ai reçu bien froidement, continua-t-elle; mais, si vous saviez combien mon mari est jaloux : il me suit pas à pas; il se méfie de son ombre. Allez, mon pauvre Jean, je ne suis guère heureuse, et, si c'est là le mariage, les jeunes filles ne savent pas ce qu'elles appellent de tous leurs voeux.

A l'avenir, madame de Melun resta bonne pour Jean; elle lui donnait à la dérobée le bout de ses doigts à baiser; mais plus de ces entretiens familiers de chaque jour, plus d'expansion, toujours de la crainte et de la gêne; il fallait veiller attentivement : le comte était devenu jaloux de Jean. Sa politesse glaciale vis-à-vis du professeur de sa femme ressemblait à l'injure, et ses paroles brèves sentaient toujours les ordres que donne le maître au valet. Hélène s'efforçait sans d'oute de fermer les blessures faites par son mari ; mais Jean s'en retournait souvent bien triste.

Vers cette époque, le vicomte Gustave de Melun, jeune marin, orphelin et sans fortune, vint passer un semestre chez son cousin. Ce dernier, sans l'affectionner beaucoup, s'était accoutumé à le considérer comme un enfant sans conséquences, Or, depuis quatre ans.


118 LA PANTOUFLE ROSE.

Gustave nourrissait un profond amour pour mademoiselle de Montfort ; il ne le lui avait pas caché à son départ, et Hélène, contrainte d'obéir à son père, avait conservé un sentiment de prédilection marquée pour Gustave. Le jeune marin fit de la musique avec la comtesse, la conduisit au bal, et, tandis que levieux cousin soignait sa goutte, il passa ses journées avec Hélène. — Les nouveaux venus effarouchent les amitiés anciennes. Jean, bien qu'il l'eût vu déjà, éprouva tout d'abord de l'antipathie pour Gustave ; mais le caractère de ce jeune homme différait tellement et en tous points de celui de, M. de Melun, il se montra si affectueusement poli, si respectueusement bon, pour le professeur, que la répulsion de ce dernier tomba d'ellemême; et, Muller, regardant ces deux jeunes gens au piano, ne put s'empêcher de penser quel couple gracieux c'était là, et comme ils semblaient bien faits l'un pour l'autre. —Gustave venait de temps à autre trouver Jean chez lui, lorsque la comtesse avait quelque demande à faire au maître ; alors ils causaient ensemble. Gustave parlait de son état, de ses dangers, de sa vie solitaire et exilée, et Jean s'attachait de plus en plus au jeune marin, de telle sorte, que, bientôt, il. confondit Hélène et Gustave dans une même affection.

Mais Jean, dont l'oeil inquiet veillait avec sollicitude sur sa fille chérie, ne tarda pas à surprendre les regards échangés entre elle et Gustave, et à deviner leur secret. Dès lors il trembla qu'il n'arrivât malheur à Hélène. Il se montra plus froid envers Gustave; de sorte que ce dernier lui dit, d'un ton de reproche, un soir qu'ils se trouvaient seuls ;


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— Jean, qu'avez-vous? et pourquoi ne m'aimezvous plus?

— Si, si, je vous aime, répondit Jean d'un ton amical et brusque ; je vous aime trop.

Il refusa d'en dire davantage. Seulement, il se promit de parler à Hélène aussitôt qu'il en trouverait l'occasion : elle ne tarda pas à se présenter.

— Je suis votre ami, Hélène, dit Jean, et, si une amitié de douze années pouvait m'autoriser à vous parler avec franchise, je vous dirais : Prenez bien garde! prenez garde à M. le comte, à Gustave, et surtout à votre coeur et à vous-même. Vous souffrez, je le sais ; armez-vous de résignation, et n'allez pas chercher des consolations dans une faute qui rendrait votre malheur mille fois plus terrible. M'en voulez-vous, Hélène, de vous avoir parlé ainsi'!

— Non, Jean, non, je ne vous en veux pas, et je vous remercie de votre sollicitude pour moi. Mais ne vous effrayez pas, et songez bien que Gustave est mon cousin, et que...

— Sans doute, sans doute, interrompit Jean mais...

— Et il part dans deux mois, reprit vivement la comtesse. Hélène se défendit mal, et Jean lui dit en- partant :

— Enfin, Dieu vous garde, chère dame.Hélène! Je Vous ai parlé comme j'aurais parlé à ma propre fille. Maintenant, si vous avez jamais besoin de moi, vous le savez, je suis à vous, jusqu'à mon dernier soupir.

Madame de Melun, pour le consoler, souleva délicatement un globe de verre, prit sur un coussin de velours une pantoufle rose, et dit à Muller :


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— Jean, je vous ai souvent surpris en extase devant' ce souvenir adoré qui appartenait autrefois à ma mère. Prenez-le, je vous le remets comme un don précieux. Pour vous ce sera un souvenir de moi.

Jean se retira.sans pouvoir prononcer une parole, tant son coeur était empli de larmes et de bonheur.

A quelque temps de là, il trouva Hélène les yeux rougis par les larmes : elle était près du comte.

— Madame de Melun ne prendra pas de leçons aujourd'hui, dit celui-ci froidement; vous reviendrez, monsieur, quand on vous en donnera l'ordre.

Jean jeta furtivement un regard attendri sur Hélène, et se retira. — Le même soir, vers onze heures, Jean reçut, par un domestique de l'hôtel, un billet ainsi conçu :

« Je suis perdue si je ne puis compter, de votre « part, sur un dévouement désintéressé et sans bor« nes. —: II. »

Jean écrivit au.bas de cette lettre ces seuls mots :

« Oui, désintéressé et sans bornes, » et la renvoya à madame de Melun.

Il passa.une nuit affreuse; il eut une fièvre brûlante mêlée de délire. Le lendemain, le comte le fit prier de passer à l'hôtel.

—Ah! vous voilà! dit M. de Melun d'une voix méprisante et courroucée ; vous venez faire le Ruy-Blas dans ma maison? Sortez! et, si vous y reparaissez jamais, je vous fais jeter à la porte par mes laquais.

Jean essaya de balbutier quelques mots; sans l'écouter, le comte se retira.

M. de Melun, nous le savons, était jaloux de sa femme. Sous tous les rapports, il se sentait impuissant


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à faire son bonheur. Ce sentiment froissait son orgueil, et, loin de chercher à faire oublier à Hélène ses souffrances et son âge, il l'accablait d'une surveillance froissante, de paroles brusques et amères. Tout lui portait ombrage. Seulement, et comme toujours, il voyait le danger là où il n'existait pas, et no le voyait pas là où il-existait réellement. Ses soupçons, — la vieillesse jalouse est absurde! — tombèrent sur le pauvre professeur, il l'épia, le rudoya sans merci. En vain Hélène voulut-elle protéger son vieil ami. chaque jour le comte se montra plus implacable. Et puis Hélène, dont la conscience n'était pas exempte de tout remords, laissait peut-être, et à son insu, la colère de son mari s'égarer sur celui qui ne la méritait pas pour la détourner du vrai coupable. L'amour est ingrat; il est égoïste jusqu'à la cruauté. C'est un sentiment complexe capable tout ensemble de vertus sublimes et de crimes monstrueux. M. de-Melun voulait des preuves : le hasard les lui fournit. Gustave désirait vivement se faire attacher pour un an au ministère de la marine. II ne put y réussir, et il lui fallait partir. Cette nouvelle rendit la comtesse triste et préoccupée; cette tristesse irrita son mari, et les brusqueries du comte arrachèrent des larmes à Hélène. Jean survint; M. de Melun. le renvoya, persuadé, plus que jamais, que le professeur était aimé de sa femme. — Hélène recevait ce jour-là. Assis dans le salon, le comte, en attendant ses amis, feuilletait un album de musique. Un billet, tracé au crayon, à la hâte, presque illisible, s'en échappa. Il contenait ces mots :

« Hélène, il faut que je vous quitte, et pourtant je « vous aime. »

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Plus de doute, Muller a tracé ces lignes. M. de Melun tient le papier et le froisse avec rage.

— Qui a écrit cela? dit-il à Hélène en lui présentant le billet et lui pressant le bras avec force.

Hélène se tait.

— Vous refusez de répondre? je le saurai, et je le tuerai.

Pendant la soirée la comtesse dit à Gustave empressé près d'elle :

— Votre billet est entre les mains de mon mari ! Silence! je puis vous sauver, ainsi que moi.

Elle passe dans sa chambre, écrit, fait porter sa lettre à Jean, et le soir môme reçoit la réponse.

A deux heures du matin, Hélène est seule, pâle sous ses vêtements de la nuit, la tête cachée dans ses mains. En proie à de terribles hésitations, elle n'a point entendu la porte s'ouvrir, et, quand elle lève les yeux, elle voit près d'elle son mari; un cri de frayeur s'échappe de sa poitrine. Le comte est calme, les bras croisés, le regard scrutateur. Il demande lentement le nom de celui qui a écrit le billet qu'il tient à la main. Hélène ne répond que par des sanglots. Un combat se livre en son âme: elle rougit du crime qu'elle va commettre; son coeur généreux la condamne; elle hésite, elle pleure. Le comte insiste; il faut répondre.

— Grâce! dit-elle enfin avec effort, grâce! c'est un vieillard!

— Je le. savais, répond froidement le comte. Un maître de musique! un homme que vous payez! un de Vos gens !

— Oh ! mais vous vous trompez, monsieur, son af-


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fection fut toujours pour moi une affection de père ! je vous le jure, vous vous trompez! — Mensonge! dit le comte élevant un instant la voix comme pour imposer silence à Hélène. Et vous, reprend-il plus bas, mais avec sarcasme et mépris, par votre conduite, vous l'avez autorisé à vous écrire ainsi ! L'amour d'un vieillard vous semblait plus facile à cacher, n'est-ce pas? Madame, votre conduite est lâche et infâme !

— Non, s'écrie la comtesse avec fierté, vous n'avez pas le droit de me traiter ainsi! Je n'ai rien fait pour autoriser cette lettre; je le croyais un serviteur dévoué et respectueux, et c'est vous qui êtes injuste de parler de la sorte, de m'accuser sans preuves.

Et, soit faiblesse, soit crainte des dangers qui menacent Gustave, Hélène cesse de défendre Jean. Le dirai-je, elle va presque jusqu'à l'accuser. Sa raison s'est égarée, elle n'a plus conscience de ses paroles. . Cette scène fut longue et douloureuse. Je ne la prolongerai pas. — Le front du comte devint moins sévère, sa voix s'adoucit.

— Hélène, je vous crois, dit-il. Qu'il ne soit plus jamais entre nous question de cet homme.

Il tendit la main à la comtesse, et se retira. —Le lendemain, il chassait Jean Muller de son hôtel.

Une fois le danger pressant conjuré, Hélène envisagea plus froidement l'action qu'elle venait de commettre. Cette action lui parut infâme. Briser une amitié depuis douze ans éprouvée, sacrifier une nature inoffensive, naïve et dévouée jusqu'au martyre, jeter dans une vie, déjà si décolorée, une peine de plus, livrer au mépris et à l'insulte un vieillard, et déshonorer des


124 LA PANTOUFLE ROSE,

cheveux blancs, être à la fois égoïste, ingrate et fourbe! Ah! vous avez raison, Hélène, c'est mal! pleurez, ce que vous faites là est bien mal. Le reste de la nuit s'écoula en remords et en larmes inutiles. Au matin, la comtesse hésita à se rendre près de son mari, à lui tout avouer, mais la pensée de Gustave l'arrêta. L'amour fut le plus fort; le dévouement eut tort. Seulement, vers trois heures de l'après-midi, elle quitte l'hôtel et se rend seule et tremblante chez Muller. En l'apercevant, Jean ne peut en croire ses yeux. Il s'avance vers madame de Melun, le visage illuminé par le bonheur. Hélène reste atterrée sous ce doux et noble regard. Les sanglots étouffent sa voix.

— Pardon! maître, dit-elle en se jetant comme un enfant dans les bras de Muller, pardon !

— Pardon ? dit Jean ému et surpris, vous me demandez pardon, à moi, chère dame? Oh! ne parlez pas ainsi. Dites-moi, qu'avez-vous? qui donc vous a fait souffrir? je vous aime tant, vous le savez. Vous avez besoin de moi: que faut-il que je fasse? Parlez bien vite, ma vie n'est-elle pas à vous?

Alors, et à travers mille brisements de coeur, Hélène raconta ce qui s'était passé. Assis près d'elle, le vieillard, en l'entendant, laissa tomber la main de la comtesse qu'il tenait clans les siennes et pencha silencieusement sa tête sur sa poitrine. Pendant plusieurs secondes il ne vit plus rien, il n'entendit plus rien. Enfin : « Oh ! oui, je l'aime bien ! murmura-t-il à demivoix et comme se parlant à lui-même ; mais, cet amour, mon Dieu, vous me le faites aussi bien amer. » — Hélène se laissa glisser aux pieds de Jean, implorant son pardon à mains jointes, Celui-ci, levant au ciel le


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regard résigné du martyr qui fait son dernier sacrifice, et abaissant ce regard, devenu caressant, sur Hélène :

— Relevez-vous, chère dame, dit-il avec un sourire divin : non, je ne vous en veux pas ; je vous aime. Vous avez bien fait d'agir ainsi. Qu'importe l'honneur du vieux Muller! et qu'importe sa vie! Il est prêt à tout faire pour empêcher une larme de ternir vos beaux yeux. Hélène, ne parlons plus de cela ; vous avez bien fait, et je vous aime.

Jean-, le premier, pressa la comtesse de s'éloigner. Il la reconduisit jusqu'à la porte, lui indiqua les précautions à prendre pour ne pas être aperçue, et lui baisant la main : « Adieu! dit-il, adieu! » Hélène se jeta clans ses bras : « Jean, nous nous reverrons, murmurat-elle ; je ne puis dire ni savoir comment, mais nous nous reverrons. » Jean secoua la tête. Et, pendant qu'elle s'éloignait : « Adieu! répétait-il, comme votre mère, je vous ai bien aimée. »

Il referma sa porte, et, seul, debout au milieu de sa chambre, les yeux au ciel: « Maintenant, mon Dieu, vous pouvez rappeler à vous votre pauvre vieux serviteur, dit-il lentement, car sa mission est accomplie. »

Jean passa le reste du jour immobile, dans un abattement complet. Endurer la calomnie et l'injure d'un ennemi, tomber meurtri sous ses coups, supporter la persécution et l'injustice, ce n'est rien. Chaque homme, en ce monde, a son Golgotha qu'il gravit en silence ; mais être crucifié deux fois par ceux qu'on voudrait sauver au prix de sa vie, être abreuvé par eux du fiel amer quand le coeur a soif d'amour et de dévouement, recevoir de leurs mains la croix est la couronne d'épi11.

d'épi11.


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nes, Dieu seul, du haut du Calvaire, pourrait dire ce qu'il y a là de souffrances surhumaines.

VII

Désormais tout était fini. Jeanne prit plus aucun intérêt aux choses de ce monde : la poussière s'amoncela sur ses meubles, ses fleurs moururent faute de soins; sa pendule, non remontée, s'arrêta. On sut, dans les salons, que le comte de Melun lui avait retiré sa confiance, et le professeur perdit ses leçons. La pauvreté se fit sa compagne, et, tandis que tous le croyaient riche, Muller, souffrant, s'efforça de voiler à tous sa misère. Il vendit ses tableaux et ses bronzes et ne conserva que la pantoufle rose, double et amère souvenir qui lui redisait toute sa vie. Les soucis et les privations le rendirent maigre et sauvage. Le froid rougit ses mains et glaça ses pieds.

Après avoir eu froid, il eut faim ; et lui, qui toujours s'était contenté de si peu, il souffrit, parce que le nécessaire lui manqua. — La comtesse de Melun lui envoya, à diverses reprises, des cadeaux et quelques lignes de sa main. Mais pauvreté oblige, tout autant que noblesse. Jean refusa les cadeaux, lut les lettres et ne répondit pas. Tout bruit l'importunait, et même les visites de l'abbé Leblanc lui devinrent à charge, tant il craignait de voir ses peines devinées. Pourtant, Joseph entourait Muller de soins délicats et discrets; il cherchait à le distraire, et, comme autrefois, il l'entraînait à la promenade. Au milieu d'une de ces promenades.


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Joseph sentit le bras de Jean trembler, il vit sa figure pâlir. Dans une voiture armoriée, traînée par quatre chevaux, Jean avait aperçu la comtesse de Melun près de Gustave, tous deux heureux et souriants.' Il remercia Dieu du bonheur d'Hélène et pressa Joseph de rentrer au logis. —Une fois seul, et ne sachant comment chasser les désespoirs qui l'assiégent, il prend machinalement son violon et laisse couler à flots sa douleur. Cette musique improvisée fut tour à tour poignante comme Weber, profonde comme Beethoven, triste comme Bellini. C'étaient la résignation et l'amour, la haine, la désillusion et le martyre, des bénédictions et des sanglots. Il jouait au courant du coeur, sans suite ; mais l'ange gardien de tout homme qui pleure recueillit cette prière d'harmonie, et les séraphins doivent la redire aux anniversaires solennels, à la résurrection du Christ, à la naissance de l'enfant-Dieu. — Pour jouer ainsi, il fallait que Jean souffrît bien. — En ce moment, il avait tout oublié ; son front était illuminé, ses narines gonflées, son regard inspiré. Le souffle de Dieu passait sur ce visage amaigri et fatigué. Il nageait dans les régions célestes et pleurait lui-même en s'écoutant. —Insensiblement la nuit était venue. Alors, et sans bruit, la porte s'entr'ouvrit et laissa passer une belle et intelligente tête de jeune homme, l'oeil humide, l'oreille attentive, tout entière eu admiration et en extase. Quand, épuisé de fatigue et d'émotions, Muller eut déposé son violon, le curieux inaperçu s'approcha, et saisissant la main du vieillard :

— 0 maître! dit-il, maître, c'est beau!

Et, comme Jean le regardait d'un air plutôt étonné que mécontent :


128 LA PANTOUFLE ROSE.

— Pardonnez, maître, pardonnez-moi de me présenter ainsi devant vous. Depuis deux mois j'habite la chambre voisine; aujourd'hui, votre symphonie est arrivée jusqu'à moi ; je n'ai pu résister au bonheur de vous entendre. Maître, me pardonnez-vous?

— Vous pardonner? répondit Muller; mais, qu'avez-vous fait? et que faisais-je donc moi-même? ajouta-t-il en cherchant à rappeler ses souvenirs.

Et passant la main sur son front :

— Ah ! oui, je me souviens ; j'ai pris mon violon, et mon coeur a tressailli, et il est parti au galop sans que j'aie pu le retenir.

Jean parut rêver. Et bientôt, avec ce naturel dévoué qui le faisait s'oublier lui-même pour ne songer qu'aux autres :

— Vous aimez la musique, monsieur? demandat—il au jeune étranger.

— Je suis artiste, dit Georges, un modeste élève du Conservatoire. J'aime mon art avec passion; je suis sans fortune et j'attends tout de l'avenir. Mais vous, maître, vous jetteriez le découragement chez les plus forts et les plus intrépides. Maître, qui donc êtes-vous?

— Qui je suis? répondit Jean avec un sourire amer. Il s'arrêta.

— Mon ami, reprit-il, je vous souhaite la gloire et le bonheur-— tout le bonheur que je n'ai pas, —je vous assure que c'est vous en souhaiter beaucoup.

Georges raconta à Muller ses travaux, ses premiers succès, ses espérances ; il le pria de vouloir bien l'aider à l'avenir de ses conseils, et le noble artiste tendit la main à Georges, en lui disant ; « Mon ami, je suis à vous, »


LA PANTOUFLE ROSE. 129

Depuis lors, chaque semaine Georges venait prendre les leçons, du maître ; et Jean lui laissait, emporter ses compositions, rêves avortés des jours meilleurs. Cette occupation nouvelle et l'intérêt qu'il porta à son jeune ami firent quelque temps diversion aux incessantes douleurs de Muller. Pourtant une pensée ne le quittait pas; il se sentait mourir et voulait, avant de partir, revoir encore celle pour laquelle il avait tout donné. Un soir donc, et par une pluie battante, il se rend à pied à la porte d'un des hôtels du faubourg Saint-Germain, et,couvert de son manteau, caché dans l'ombre, perdu dans la foule des laquais, il voit la comtesse descendre de voiture, et s'en retourne en remerciant Dieu, qui a permis pour lui ce dernier bonheur. Dieu jette ainsi dans les plus misérables existences comme des heures de repos, comme des haltes pour les voyageurs trop fatigués,.à travers l'aride désert. — Jean se coucha, tout entier à la vision qui lui était apparue. Il allait céder au sommeil lorsque Georges, revenant d'un concert, frappa à sa porte.

—Maître, dit-il, ce soir encore c'était une belle fête. Ils étaient tous là, les grands artistes, avec leurs oeuvres étincelantes. Oh! l'art divin, qu'il faudrait apprendre à genoux! Maître, rien n'ébranlera mon courage! je travaillerai avec persévérance, avec foi, et j'arriverai.

— Oui, mon ami, j'en ai l'espoir, vous deviendrez célèbre, vous, parce que vous êtes jeune. Car, voyezvous, il faut être jeune pour parvenir à quoi que ce soit dans la vie. Mais, quand on est vieux, quand on entre déjà blessé dans la carrière, on ne doit pas espérer. La muse.demanda des âmes neuves et vierges d'affections antérieures. Il faut être jeune pour être


150 LA PANTOUFLE ROSE.

fort, et il faut être fort pour lutter contre l'obscurité, terrasser la gloire, la saisir, en faire son esclave. Oh ! la gloire! la gloire! c'est donc quelque chose de bien tenace, un feu qui dévore, une main de fer qui nous étreint sans vouloir lâcher prise, puisque tant de fois j'ai voulu en chasser la pensée, et ne l'ai jamais pu! Si. j'étais jeune, Georges, je sens là, dans mon coeur —car mon talent, si Dieu m'en donna, était dans mon coeur — je sens là que, moi aussi, j'aurais de belles choses à révéler à la foule attentive !

Et, en parlant ainsi, l'oeil du vieux Muller s'animait. Il tenait dans sa main sa tête amaigrie et couverte dé longs cheveux blancs. Son bras sortait nu et décharné de son lit. Georges l'écoutait sans oser l'interrompre.

— Mais tant d'événements vinrent se jeter à la traverse! continua-t-il. Le coeur surtout, le coeur est toujours là. Georges, un artiste ne devrait avoir de coeur que pour son art. Il devrait ne vivre que pour lui, fermer les yeux à toute beauté étrangère, passer indifférent à travers la foule, n'aimer que les créations du génie. Défiez-vous, mon ami, et défiez-vous toujours de votre coeur! —L'art est encore une muse jalouse qui choisit une âme d'élite, s'en empare et ne souffre pas de partage. Une fois maîtresse de cette âme, elle l'absorbe, ne la quitte plus, la dévore, la fait vibrer à toute heure, l'accable d'émotions, lui prodigue des baisers et des voluptés qui la tuent. Voyez plutôt! ils sont tous morts jeunes : Mozart, Cimarosa, Weber, Hérold, Monpou, Bellini, Donizetti, que sais-je? Georges, leurs corps reposent dans le cercueil mais leurs mémoires sont éternelles ; leurs noms planent au-dessus des âges comme des étoiles étincelantes au firmament : ils sont


LA PANTOUFLE ROSE. 151

voués à l'immortalité. —Comme ceux-là, mon ami, je vous souhaite de mourir jeune.

Et, après ce gémissement funèbre, cri suprême de l'aigle blessé à mort, plainte dernière du vieux lion couché dans sa solitude, la tête du vieillard retomba sur son lit, ses yeux se fermèrent, sa voix s'arrêta.

— Bonsoir, mon, ami, dit-il à Georges en lui tendant la main, bonsoir! et que la nuit vous soit bonne.

Georges comprit que Muller avait besoin d'être seul : il se retira

Le lendemain il revint, avec Joseph Leblanc, offrir au professeur une stalle au Théâtre-Italien pour un concert donné au profit des pauvres. Jean refusa. Depuis longtemps il avait renoncé aux joies bruyantes. C'était la solitude qu'il aimait ; il ne demandait plus qu'à mourir en silence. Georges insista, et Joseph, venant au secours du jeune artiste, promit à Muller de l'accompagner. Pressé par ses amis, Jean finit par accepter, et, le jour venu, ils partirent ensemble.

Caché sous une redingote que lui prêta Muller, couvert d'un chapeau rond, l'abbé Leblanc se croyait transformé en laïque et ne se cloutait pas qu'il pût être reconnu. — La salle était étincelante de lumières, defemmes et de parures. Jean, proprement, mais bien modestement vêtu, se tenait entre ses deux amis, les bras croisés, le regard triste et pensif. Au moment où elle allait finir, Jean repassait sa vie. Et lui aussi, si Dieu l'avait voulu, il eût pu devenir un grand artiste ! mais Dieu ne l'avait pas voulu, et il demandait que la volonté de Dieu s'accomplît.

Le concert ne commençait pas ; Muller, comme un fantôme égaré dans le monde des vivants, laissait ses


152 LA PANTOUFLE ROSE.

yeux errer au hasard quand, tout à coup, il aperçut dans une loge la comtesse de Melun près de Gustave. Hélène ! sa joie de douze années, la cause des douleurs du reste de sa vie! Il la voit, il la contemple longuement; il ne songe plus ni au concert, ni à ceux qui l'entourent. lorsque Georges, se penchant à son oreille:

— Maître, dit-il, écoutez, écoutez bien.

Joseph, lui. écoutait de toutes ses oreilles. Avec ses longs cheveux blancs, taillés d'une façon toute cléricale, sa bonne figure enthousiaste, reflétant naïvement chacune de ses impressions, il était charmant à contempler. C'était là la plus belle fête mondaine — la seule, voulais-je dire— de toute sa vie ; elle venait tard et aux derniers jours d'hiver.

Cependant, l'orchestre exécutait une symphonie singulière, pleine d'étranges beautés, alternativement grave, harmonieuse, brillante, profonde, triste, religieuse, çà et là égayée de joyeux refrains, mais toujours originale. Ce n'était pas cette musique d'une facture et d'une exécution tourmentée et laborieuse, tour de force, prestidigitation qui étonne et laisse froid, c'était cette musique vraie—celle que j'aime — qui fait vibrer chaque, corde de l'âme, vous saisit, vous étreint, vous empoigne, pressure et tord le coeur et en fait jaillir des larmes avec du sang. C'était aussi cette musique — que j'aime encore— simple et qui berce et endort, rend meilleur et attendrit, et répand sur le front de douces mélancolies. — La foule écoutait, surprise, interdite, se demandant quelle.était cotte symphonie saisissante qu'elle ne connaissait pas. Georges regardait Jean. Jean écoulait, la tête penchée sur sa poitrine, le corps immobile et recueilli, comme la


LA PANTOUFLE ROSE. 155

foule, étonné et ému.. Enfin, relevant la tête et se parlant à lui-même :

—Oh! c'est beau, cela! c'est beau! murmura-t-il.

Et il retomba dans son immobilité première.

Quand l'orchestre eut terminé,, Muller se tourna vers Georges:

— Georges, demanda-t-il,- qu'est-ce donc que cela?

Et prenant son front dans ses mains : — Mais j'ai entendu cela quelque part!

La foule frémissante applaudissait à tout rompre. On s'interrogeait, on consultait le programme, on demandait le nom de l'auteur. Et ce nom, une fois prononcé, par quelques-uns, nul ne le reconnaissait. Et pourtant, ce chef-d'oeuvre ne pouvait appartenir à un débutant. Il y avait là trop de science, trop d'étude mêlée à un génie.trop vigoureux et trop sûr de luimême. Un débutant tâtonne ; il est plus inégal, plus jeune, en un mot,— Enfin, une femme désigne l'auteur; cette femme, c'est la comtesse de Melun; l'auteur, c'est Jean Muller. Tous les regards se portent, sur Jean; et Georges, avec une émotion indicible:

- Maître, dit-il, la foule vous salue. Salut donc à vous, maître, à vous le grand artiste, qui avez écrit cette symphonie, si belle que vous l'avez applaudie vous-même! Votre oeuvre est grande, maître, vous l'avez dit. Applaudissez, et laissez votre élève vous saluer roi dans l'art divin! .

Quant à Joseph Leblanc, il pressait la main de son ami et deux grosses larmes roulaient dans ses yeux. Emu, interdit, Jean a besoin de rappeler ses souvenirs pour reconnaitre une oeuvre ancienne et presque entièrement oubliée. II reste simple et modeste devant

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134 LA PANTOUFLE ROSE,

es bravos de la foule ; son nom vole de bouche en bouche, et ce n'est pas sans peine que le calme se rétablit que le concert peut continuer. A la fin de la soirée, Jean s'éloigne appuyé sur le bras de Georges et suivi de Joseph, qui s'efforce de se dérober à la curiosité générale. On s'écarte avec respect sur leur passage. Muller jette un regard sur Hélène et disparaît,-—Quand ils furent seuls :

— Maître, s'écrie Georges, vous avez vaincu aujourd'hui ; demain vous serez grand !

— Enfant! dit Jean, ne cherche pas à remuer des cendres éteintes ; ne réveille pas un orgueil désormais assoupi. Regarde-moi : ne vois-tu pas que je vais mourir?

VIII

Jean disait vrai, il allait mourir : cette soirée le tua. Il fut pris le soir même de la fièvre, se coucha et ne se releva plus. Vainement Georges essaya de ranimer cette nature ardente par l'espoir d'une gloire prochaine : il était trop tard. Jean avait perdu la force, disons plus, la volonté d'être heureux. De loin seulement il entrevit le bonheur et le but de toute sa vie. Comme Moïse sur la montagne, ses yeux découvrirent la terre tant souhaitée, mais il n'y pénétra pas.

Les dernières heures de Jean furent calmes et tristes. Étendu sur son lit, pâle, les joues creusées par la maladie et le chagrin, il souriait à Georges en lui souhaitant un bon avenir. Et Georges, attendri, comprenant bien qu'il n'y avait plus d'espoir, disait en son coeur ;


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Adieu donc, vieux maître, type perdu de foi, de dévouement chevaleresque et d'abnégation ; adieu, noble figure, âme brûlante, génie sublime ; maître, puisque vous allez mourir, adieu !

L'abbé Leblanc ne quitta pas Muller; et ce fut seulement alors, en présence du dénûment de Jean, manquant de tout, que Joseph entrevit la pauvreté de son ami. Il ne s'en était pas douté jusqu'ici. Dès lors, chaque matin, il fit répéter à Jean la prière du Père qui est. aux cieux : « Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien. » Et puis Joseph parla de l'immortalité. Et, en face de l'heure suprême, près de ce vieux prêtre nourri de solitude, de sacrifices et de prières, et dont la longue carrière avait été remplie par la vertu et la charité, après avoir écouté cette parole pénétrante, religieuse et consolante, les yeux fixés sur le Christ en croix, Jean déposa aux pieds du prêtre, son confesseur et son ami, tous les déboires, tous les mépris, toutes les misères de sa noble vie :

— J'ai souffert, dit-il ; j'ai eu faim et j'ai eu soif; mon coeur a été brisé par les désillusions de l'amour, mon esprit crucifié. Bénissez-moi, mon père, parce que j'ai souffert.

Et Joseph Leblanc bénit et pardonna. C'était un enfant qui aime et qui croit, que le vieux Muller. Il reçut le Dieu des mourants, l'ami qui sèche toute larme, donne aux riches la charité, la douceur aux heureux du monde, la force au moment du dernier passage : il le reçut les mains jointes et le visage souriant. Après s'être humilié, il adora. Et, soutenu par ce secours d'en haut, il dit à l'abbé Leblanc : —Adieu! au revoir !


156 LA PANTOUFLE ROSE.

Ralph aussi était devenu bien vieux et tout malade. Depuis plusieurs jours, il ne mangeait plus, et pouvait à peine s'approcher de son maître, tant il souffrait.

— Nous avons vécu et nous mourrons ensemble, mon vieil ami, lui disait Jean.

Ralph mourut le premier. Prévoyant que son heure était venue, le chien se traîna péniblement près du lit du malade, fixa sur lui un dernier regard, triste à fendre le coeur, lécha la main que Muller lui tendait, et ferma les yeux pour toujours.

— Adieu! dit Jean, mon ami, adieu!

Et, comme l'abbé Leblanc arrivait , Muller lui montra Ralph étendu mort, à ses pieds, et lui dit d'une voix éteinte :

— Greuze disait à Barthélemy : « Demain à mon enterrement, tu seras seul comme le chien du pauvre. » Joseph, demain je mourrai, et tu seras* seul aussi à suivre mon cercueil.

— Et moi, maître? dit Georges en entrant.

— C'est vrai, repondit Muller. Pardon, Georges, je me trompais : vous serez deux, puisque Ralph est mort.

Vers le soir il dit encore :

—Allons! du courage, mes amis! ne pleurez pas. Toi, Joseph, tu es mon aîné: je te précède, mais nous nous reverrons bientôt. Toi, Georges, tu réussiras, car tu-es jeune : tu connaîtras la gloire. Reste toujours doux et charitable : le bonheur consiste à faire des heureux. Je prierai Dieu pour toi.

— Maître, répondit Georges, vous vivrez, car votre mémoire ne périra pas, et vos oeuvres bientôt vous rendront célèbre,


LA PANTOUFLE ROSE. 157

— Je meurs pauvre, Georges; dit Jean, pauvre, comme le grand Weber!. Mais je ne laisse après moi ni Freyschütz, ni Obéron.

— Maître, vous serez célèbre, consolez-vous!

Jean se recueillit ; ses lèvres murmurèrent un nom bien-aimé. Il pria en silence pour Hélène de Montfort, comtesse de Melun. Et puis il serra les mains de ses amis, et rendit à Dieu son âme immortelle.

Georges et l'abbé Leblanc suivirent seuls le convoi du pauvre — puisque Ralph était mort. —

Quelques années après, le fossoyeur, en remuant la terre du cimetière, trouva une pantoufle déchirée. C'était la pantoufle rosé de mademoiselle Amélie et de madame de Melun. En mourant, Jean Muller l'avait prise avec lui — pour aller au ciel.

12.


LE CHEVALIER

DE ROUVILLE.

Il y a vraiment dans la vie des gens qui n'ont pas de chance! Sont-ils auteurs?ils composent lentement, péniblement, une tragédie, le sublime du genre : cinq actes, trois mille vers, unité de temps, de lieu, d'action, c'est complet. L'oeuvre éclose, habit noir, manuscrit sous le bras, ils s'en vont triomphalement au théâtre. Mais, fatalité inouïe! l'affiche annonce, pour ce jour-là, la môme tragédie signée de M. X. ou de M. Z., grands génies trop connus pour qu'il soit besoin d'écrire ici leurs noms. Sont-ils amoureux ? après bien des nuits passées à la belle étoile en face d'une fenêtre obstinément fermée, bien de la prose, bien des ennuis, ils obtiennent le rendez-vous tant souhaité ; mais la pendule s'est arrêtée, ils arrivent une heure trop ard. Sont-ils pauvres, ont-ils passé une jeunesse nourrie de pain, abreuvée d'eau claire, un âge mûr vêtu d'habits râpés et de bas de laine noire recousus par derrière


LE CHEVALIER DE ROUVILLE. 159

avec du fil blanc, à la façon de Diderot? ils héritent enfin d'un grand-père — qu'ils s'étaient habitués à ranger parmi les immortels, et meurent eux-mêmes le lendemain de l'ouverture de la succession. D'autres encore possèdent tout ce qui fait l'homme heureux dans ce monde : nom, fortune, jeunesse; la nature les traita comme ses enfants gâtés. Et, pour une sotte ambition, un but souvent insensé qu'ils veulent atteindre à tout prix, moins que cela, pour une vétille, une bouche trop large, un nez trop long, ils se créent des souffrances éternelles. Cicéron, avec sa verrue, fut le premier orateur de son siècle, et Walter Scott, malgré son pied bot, composa les inimitables romans que nous lisons. Il est vrai que Byron eût donné la moitié de sa gloire afin de pouvoir valser.— Ceux-là, un génie jaloux présida à leur naissance; la fée Guignolante leur jeta, à coup sûr, un mauvais sort.

Quant à mon héros, le chevalier Hector de Rouville, il était possédé de la monomanie du mariage, C'était chez lui une idée fixe, une passion poussée jusqu'au délire. Il vécut, il mourut en proie à cette horrible infirmité. Pourtant, dans son enfance, rien ne semblait annoncer une vocation aussi opiniâtre. Loin de là, Hector do Rouville, venu au monde en 1740, dut, comme dernier né de la famille, entrer dans les ordres.

Il suivit, jusqu'à vingt ans, la carrière de l'Eglise, montrant un goût et des dispositions rares pour ce religieux état. Il était doux, rangé, timide, régulier, pieux, sans orgueil et sans ambition. Mais à vingt ans, par un concours de circonstances inutiles à rapporter ici, il se trouva subitement orphelin, seul héritier de la fortune des Rouville, et possesseur d'un beau do-


140 LE CHEVALIER

maine dans le Poitou. Ce fut alors qu'il ressentit les premiers symptômes du mal qui no le quitta plus.

Le Célibat vint à lui avec sa riante figure, ses vives allures de gai camarade, et faisant raisonner les grelots de sa folle marotte. Il montra au chevalier les vas tes champs de l'imprévu, de la vie au jour le jour, des voyages sans fin à travers le monde et l'amour; il entr'ouvrit devant lui les séduisantes perspectives d'une insouciante existence de plaisir, de sans-gêne, de capricieuse liberté. Mais Hector détourna la tête. Maître Célibat était un rusé compère. C'était une bonne acquisition pour lui que ce garçon-là, et il y tenait. Devinant donc le caractère tranquille et champêtre du chevalier, il voulut le séduire par l'espoir des promenades solitaires, des rêveries au clair de lune; il déploya à ses yeux tout le bagage des poëtes, tout l'attirail, quelque peu vieilli, des mélancoliques natures, se confiant en l'avenir pour convertir bientôt à des sentiments plus profanes le chevalier Hector et le transformer en un joyeux compagnon. Rien n'y fit. Rouville tint bon ; et ce brave homme, tranquillement assis au coin de feu, rose, rondelet, un bonnet de coton sur les yeux, dans ce temps-là bafoué, mystifié, embastillé, et qui, de nos jours, calcule, monte l'a garde, soigne sa goutte, lit la gazette, adore la gendarmerie et s'abonne aux assurances — et qu'on nomme Mariage — ce fut avec ce bon bourgeois qu'Hector résolut de passer sa vie. Avec un malin sourire et un geste de pitié, le Célibat lui tira sa révérence et s'en alla ailleurs. Mais, depuis lors, le Mariage n'était pas venu; et le Mariage ne se pressait pas d'arriver. Disons aussi que, sous plus d'un rapport, M, le che-


DE ROUVILLE. 141

valier n'était pas séduisant. C'était un honnête garçon, à coup sûr, caractère doux et inoffensif s'il en fût. Soir et matin, régulièrement, il faisait sa prière; il donnait sa bourse aux pauvres admis à toute heure au château, et se montrait le plus humain des seigneurs envers ses vassaux. Ses goûts étaient simples, malgré ses deux cent mille livres de rente en beaux biens au soleil. Sans le moindre grain d'ambition, il vivait en gentilhomme campagnard au milieu de vieux serviteurs de sa famille. Il lisait volontiers et assez couramment Cicéron et Virgile ; il parcourait ses domaines sur son prudent et pacifique cheval, et distribuait un salut aimable à la paysanne, une parole obligeante au paysan. Les colères politiques le touchaient peu, et, bien qu'il reçût le dimanche, dans son banc, les coups d'encensoir du curé, il eût aisément sacrifié ses droits et priviléges. Point n'était pour lui besoin de révolution. Vivant lentement, sans faste et sans parcimonie, il savait prendre le bonheur comme il venait et par parcelles; il le trouvait dans l'air frais du matin, dans le doux far niente, clans la joie de ses amis, au fond d'un verre ou de sa tabatière d'or, dont il abusait. Il n'était point de ceux qui disent : Tout ou rien, et peu lui importait le gros lot,.s'il en trouvait l'équivalent en menue monnaie. Enfin, s'il n'était pas destiné à laisser un nom fameux dans l'histoire, autour de lui tout le monde était heureux.

Mais, à une médaille si heureusement frappée, il y avait un revers. Dans ce monde, les médailles.sans revers n'existent pas". Le chevalier était bon, mais il était sauvage; il avait des goûts simples, mais il était laid, fort laid. A vingt-cinq ans, vous lui en eussiez donné


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quarante, et sa perruque, pour lui objet de nécessité, non pas de luxe, et sa longue canne à pomme d'or, ne contribuaient pas à le rajeunir. Il détestait la guerre et tout ce qui, de près ou de loin, lui ressemblait: il avait la passion de la paix, — c'est une vertu, — mais il n'était pas brave. Le bruit de la trompette l'épouvantait; aux coups de fusils tirés innocemment à sa fête, il se bouchait les oreilles et fermait les yeux. Il devait être abbé et non pas mousquetaire du roi. Pardonnons-lui.

Ainsi fait, né à quarante ans, et, d'un bond, passé de l'enfance à l'âge mûr, le chevalier conserva dans l'esprit la verdeur de l'adolescence, une adorable naïveté. L'enveloppe était épaisse et le coeur d'or : le physique d'un vieillard et la candeur d'un enfant. Un peu , moins laid, un peu moins timide, un peu plus brave, et c'était le modèle des chevaliers. Au reste, s'il n'était pas sans peur, croyez-moi, il était sans reproche.

Et, après tout, il eût été heureux sans cette malencontreuse idée de mariage. Elle le tourmentait sans relâche, elle ne lui laissait pas de repos ; en dehors de ce sacrement, le bonheur n'existait pas pour lui.Non pas qu'il voulût se marier au hasard ; il lui fallait une femme jeune, bien née, jolie et bonne, selon ses goûts et selon son coeur; mais il la lui fallait. Quant à la l'ortune, il n'y tenait pas ; il nourrissait habituellement tout le village : quand il y en a pour cent, il y en a bien pour deux.

Hector, lui aussi, avait eu son premier amour, - cette belle page de la jeunesse gravée en lettres d'or dans tout coeur qui s'éveille. Qui donc n'a pas eu plus ou moins un premier amour? Boileau, lui-même, je l'ai


DE ROUVILLE. 145

toujours pensé, n'en fut pas exempt: un chercheur habile saura quelque jour le découvrir. Il avait aimé mademoiselle Diane de Givré, qui l'embrassa à son départ pour le séminaire, et ne l'embrassa plus de longtemps, car l'amour du chevalier ne, se révéla jamais que par de timides regards. Diane se maria sous ses yeux, et le coeur d'Hector saigna en silence. La nouvelle marquise, Diane de Fontenay, resta sa voisine de campagne; elle resta aussi et toujours son amie. Mieux que personne, seule peut-être, la marquise appréciait justement les qualités d'Hector; et, pourtant, combien peu se ressemblaient ces deux natures! Madame de Fontenay était un de ces portraits détachés de l'inépuisable galerie du dix-huitième siècle. Vive, légère, sage néanmoins, elle avait des cheveux blonds et des yeux bleus; elle était jolie comme un ange, spirituelle comme un démon. Grande clame à la cour, bergère aux champs à la manière de Florianet; elle aimait le plaisir, mais elle avait un bon coeur. Gracieuse tête, coquette et mutine, comme l'horrible couteau en a tant abattu, au nom de l'égalité!

Le chevalier atteignit sa trentième année. Il faut être mari à trente ans, comme on est soldat à vingt ans. Après cela, on ne fait plus qu'un médiocre mari ou un mauvais soldat.

— Mariez-vous, chevalier, disait la marquise;

— Hélas! répondait-il en rougissant, marquise, inariez-moi.

—■Chevalier, je vous marierai,

Et, à peu de jours do là, en l'an 1770, Diane invita Hector à dîner. .Il fut placé à table près de mademoiselle de Vaudeuil, que madame do Fontenay lui desti-


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nait; il lui était recommandé d'être aimable, empressé, galant : la marquise se chargeait du reste. La société était nombreuse au château. Assis entre deux jolies, femmes, ébloui, interdit d'abord, le chevalier fut encouragé par le regard de madame do Fontenay, et le combat s'engagea.

Ce ne fut pas une mince besogne pour Hector. Mais, peu à peu, mis à l'aise par sa belle voisine.elle-même, qui lui répondait avec une grâce facile, un laisser-aller contenu et de bon goût, — et, le vin d'Aï aidant, — Rouville devint plus hardi. Il fut causeur, empressé, je crois vraiment qu'il fut flatteur, presque galant. Décidément, sa future femme était charmante, sans pruderie et sans apprêts : telle qu'il l'avait rêvée. Il allait se marier. Il était bien heureux. Il n'avait plus besoin du regard encourageant de la marquise, il n'était plus un petit garçon, il voguait de.ses propres ailes. Quant à sa voisine de gauche, il ne lui avait pas adressé une seule fois la parole. C'était impoli peut-être, mais Hector était modeste, il se défiait de ses forces, et les concentrait vers un seul but.

A l'issue du dîner, on s'égara dans le parc. Le chevalier voulut couronner sa victoire. L'occasion lui semblait propice ; la déclaration qu'il allait faire était honnête, légale, après tout; il fallait donc suivre le droit chemin, sans banales périphrases et sans détours. El, au moment où Rouville se trouvait loin des regards étrangers, d'une voix assez ferme, d'un style assez galant, il fit sa demande, le coeur ému. Un vif et long éclat de rire fut la seule réponse que reçut le chevalier. Et comme madame de Fontenay approchait :

— Figurez-vous, marquise, que M. le chevalier me


DE ROUVILLE. 145

demandait ma main, dit la voisine d'Hector en cherchant vainement à recouvrer son sang-froid.

La marquise sourit à son tour avec un regard de compassion pour Rouville. L'infortuné chevalier avait adressé ses hommages à la soeur de mademoiselle de Vaudeuil, — mariée depuis six mois. Il s'était tourné à droite au lieu de se tourner à gauche; il s'était complétement fourvoyé. Il s'éloigna confus, jurant de renoncer à tout jamais au mariage.

Renoncer au mariage! Y songez-vous, imprudent chevalier? Le mariage, c'est votre rêve, votre Eldorado, votre toison d'or. C'est la fièvre qui vous mine et vous tue. L'homme est né pour le mariage, chevalier; c'est plus qu'un droit, c'est un devoir. Vous pourriez plutôt, et sans frémir, affronter le bruit du canon, monter' un cheval anglais, briller à la cour. Mais dire un éternel adieu au mariage! ce n'est pas possible. Le mariage, c'est votre marotte, c'est votre paradoxe chéri l'homme ne renonce pas à ces choses-là.

Aussi, ne tint-il pas longtemps sa promesse. Maintes fois il épousa, en espérance, les jeunes filles qu'il rencontra sur sa roule. Il fit même quelques tentatives, peu sérieuses il est vrai, mais toujours sans résultat. Enfin, en 1780, il vint à Paris. Il avait quarante ans, fin d'automne des célibataires candidats a l'hyménée. Il était bien tard ; chaque chose en son temps, et le proverbe se trompe : souvent, clans la vie, mieux vau jamais que lard. — Ce fut encore la marquise qui le présenta clans une famille de grand renom, en possession d'une gracieuse jeune fille de vingt ans. Dans l'existence du chevalier, la marquise joue le rôle d'un bon génie, et ce n'est point sa faute si Hector fait des

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sottises. Cette fois, madame de Fontenay voulut tout préparer elle-même et en dehors du chevalier, convaincue, avec raison, que les affaires de Rouville n'en iraient, que mieux. Elle s'adressa aux grands parents, énuméra les qualités sérieuses du prétendant, sa fortune, son nom. la douceur de son caractère, et Hector fut agréé. Il fallut donc montrer son chevalier. L'impression qu'il produisit lui fut peu favorable. Mais les grands parents ne refusent pas un mariage à la légère. Après réflexion, M. de Rouville leur plut.

Il n'en fut pas de même de Laurence. Le premier jour, le chevalier lui sembla laid; le second, il lui parut affreux. Elle tournait d'ailleurs volontiers ses yeux et son coeur vers son jeune cousin, officier des gardes du roi. joli garçon, bravo, amoureux, et jetant par les fenêtres sa fortune, — qui ne rentrait pas par la porte. Laurence fit une petite moue dédaigneuse au chevalier, et pleura quand sa mère lui parla de M. de Rouville, Cet accueil désola Hector. A aucun prix il n'eût consenti à épouser une jeune fille malgré elle; mais il voulut encore tenter, à force de douceur et de persévérance, de toucher le coeur de la cruelle qui l'éconduisait ainsi. Sa vocation, étudiée vingt ans et sérieusement éprouvée, lui donnait la certitude qu'il rendrait sa femme heureuse, et il ne se décidait pas légèrement à lêcher prise.

Un matin, le jeune officier, qu'il avait eu occasion de rencontrer plus d'une fois sur ses pas, entra chez lui.

— Monsieur le chevalier, lui dit celui-ci, vous faites votre cour à ma cousine, et vous l'avez même demandée en mariage. Mais, quand je vous aurai appris que


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ma cousine m'aime et ne vous aime pas, vous êtes trop galant homme, j'en suis sûr, pour persister dans votre demande.

A. ces mots, Hector sentit bouillonner en son coeur le sang quelque peu attiédi de ses aïeux. Que diable! il est gentilhomme ; il donne des ordres et n'en reçoit pas ; aussi relève-t-il fièrement la tête et répond-il vertement, Il jure, morbleu! comme un mousquetaire, et, s'il le faut, il tirera l'épée..

— C'est précisément ce que je désire, répond le jeune officier. Nous nous battrons.

La menace était sérieuse. Le dilemme était positif: Rouville renoncerait à mademoiselle Laurence ou se battrait à l'instant. Cette alternative lui paraissait dure. Il se radoucit tout d'abord, et réfléchit ensuite. Mademoiselle Laurence ne l'aimait pas; l'épouser malgré elle n'était pas, après tout, d'un galant homme, et une semblable union ne pouvait que lui promettre des mésaventures conjugales fort désagréables et fort communes en ces temps-là. Le chevalier battit en retraite le plus adroitement qu'il put, cherchant à ne faire à son amour-propre que le plus léger accroc possible. Il écrivit au père de mademoiselle Laurence, excusant, son départ sur le peu de sympathie de la jeune fille à son égard, fit ses adieux à la marquise et retourna dans ses terres.

Que voulez-vous? le chevalier n'était pas brave. Son épée, depuis longtemps inactive, ressemblait à celle de M. le maire de ma province : poignée en nacre, lame de bois. Chacun son métier. Le chevalier Hector n'est pas homme de guerre, et le courage du lion ne s'improvise pas. Il s'est exercé aux saintes études non


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au sabre ou au mousquet. Pierre le Grand aussi avait peur, et ce ne fut pas sans efforts qu'il parvint à s'aguerrir. Mais le royaume que gouverne Hector n'a pas besoin d'un guerrier.

Six mois après son retour en Poitou, Rouville apprit par hasard le mariage de Laurence et de son cousin. Ce dernier avait eu le bon goût de ne point l'annoncer au chevalier.

Hector tomba dans la tristesse. L'égalité de son humeur s'altéra ; des rides profondes creusèrent son visage. Il devint long et maigre comme son jonc à pomme d'or. Sa perruque seule ne changeait pas. Malgré les consolations que lui prodiguait, chaque été, la marquise, toujours jeune de coeur et d'esprit, il dépérissait à vue d'oeil. Même auprès de son amie, il ne retrouvait plus ces échappées de gaieté et ces saillies passagères et anodines d'autrefois. Aux années enfuies s'ajoutaient des années nouvelles ; la cinquantaine était sonnée; il portait seul un demi-siècle, sur lequel la seconde moitié commençait à peser chaque jour plus lourdement. Il avait vu ce demi-siècle tout entier se marier sous ses yeux; lui seul était resté garçon. A cette pensée, la rougeur de la honte lui montait au front; il ne répondait plus de ne pas faire une folie. Plus que jamais il avait la matrimoniomanie, maladie incurable et barbarisme bien long.

Mais tout à coup des préoccupations bien autres vinrent faire diversion à sa douleur chronique. Le dixhuitième siècle touchait à sa fin. La Révolution, à coups de hache, sapait,les vieux principes et les trônes des rois. De son talon rouge, mais rouge de sang, elle écrasait la gloire. la vertu et le génie; elle guillotinait


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Louis XVI, Marie-Antoinette; elle broyait Chénier et Bailly; elle brisait l'autel; elle supprimait Dieu et en décrétait un nouveau. Dieu avait fait l'homme à son image; Robespierre fit un Dieu à sa ressemblance. Pourquoi la Révolution respecterait-elle la tête du chevalier? Malgré ses craintes, Hector resta aussi longtemps que possible au pays. On l'aimait, on lui jurait de le défendre. Et puis son humeur était si peu voyageuse ! Mais un jour, à la ville voisine, il fut insulté, menacé; on l'appela tyran. Tyran! le chevalier! S'il n'y en avait que de cette sorte — et il y en avait beaucoup— ce n'était pas la peine de faire tant de tapage, et M. de Robespierre a inutilement perdu son temps, Danton ses fougueux discours et Marat notre sang.

Rouville gagna, non sans dangers, une petite ville d'Allemagne, où des Français étaient, déjà réunis.

L'émigration, la seconde surtout, fut-elle une faute? Il faudrait avoir la tête sous le couperet de la guillotine pour juger sainement la question. Et, en tous cas, on a calomnié l'émigration. Il y eut là de grands courages, de chevaleresques dévouements, d'inébranlables fidélités à une cause sainte, d'incroyables misères supportées avec une gaieté plus incroyable encore, un combat de toutes les heures entre le dénûment le plus affreux et un légitime orgueil. Des illustrations historiques, de vieux gentilshommes, couverts d'habits plus usés que ceux d'un poëte, forcés de se faire artistes, ouvriers, mercenaires, gagnaient péniblement leur vie pendant le jour. Or, il n'est pas facile de gagner sa vie — quand on n'en a pas.l'habitude. Ils dessinaient au pastel, ils peignaient, ils tournaient des bilboquets; quelques-uns même — c'étaient les


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mieux rétribués — faisaient la salade. Ils vivaient comme ils pouvaient, de tout un peu et de rien, excepté d'aumônes, do hontes, de lâchetés et de parjures. Le soir, on se réunissait, comme autrefois en France. Les hommes gardaient leurs fins sourires et leur galanterie, les femmes l'élégance et la coquetterie des heureux temps. On masquait sa pauvreté sous des airs de fête et de toilette, et nul n'avouait le pain noir dévoré dans le silence du foyer. On babillait, on riait, on parlait de la patrie absente et de l'espoir d'un prochain retour. Nation charmante, que cette nation de France, inconséquente et légère peut-être dans le bonheur, mais insouciante clans la misère, gaie dans les prisons, intrépide au combat, fière toujours en face du bourreau !

Le chevalier de Rouville avait emporté avec lui quelque argent; cet argent fut bientôt épuisé. Il lui fallut, lui aussi, songer à gagner son pain. Il ne savait ni le dessin, ni la peinture; ses doigts étaient trop lourds pour manier le ciseau et confectionner des casse-noisettes, et, clans la ville où il habitait, aucun des bons Allemands ne voulait apprendre le français. Pourtant, avant tout et malgré tout, il lui fallait vivre.

Hector logeait au sommet d'une maison occupée au rez-de-chaussée par une modiste française. Mademoiselle Clara avait quarante ans. Elle était douce, avenante, ni laide ni jolie, mélancolique et sérieuse. Ses manières respiraient la distinction, et, derrière la modiste de circonstance, on devinait facilement la grande dame exilée. Elle avait réussi dans son commerce, et son magasin était parfaitement achalandé. A l'étranger, en émigration surtout, on fait vite connaissance.


DE ROUVILLE. 151

L'étiquette et les présentations ne sont pas de rigueur. Entre le chevalier et la modiste s'établit promptement une bonne amitié. Mademoiselle Clara proposa à Rouville de l'aider dans la confection de ses chapeaux de paille. Hector secoua la tête, et, montrant ses mains, répondit qu'il ne ferait jamais rien d'aussi mauvais outils. Il essaya néanmoins, recommença vingt fois le même travail, fit mal, fit mieux, et, pressé par son estomac impatient, finit par réussir au delà de toute espérance.

Sa journée terminée, le chevalier s'en allait dans la campagne. A l'abri des exigences matérielles, l'esprit plus tranquille, il songeait au pays, à son village, à la marquise, dont il avait depuis longtemps perdu la trace. Il regrettait les jours passés au château, ceux qui l'aimaient là-bas, ses promenades du matin, Cicéron et Virgile, mais sa fortune point. En hiver, il continuait son travail près de mademoiselle Clara, et parfois il lui faisait la lecture. Il avait raconté son histoire à la modiste, histoire bien simple, bien courte, tout unie. Une seule passion l'avait agitée, et cette passion, le prudent chevalier se gardait de la révéler. Mademoiselle Clara n'avait point répondu à la confiance d'Hector, et toujours elle avait gardé un mystérieux silence sur son passé.

Telle fut la vie de Rouville durant cinq ans. Il faisait des chapeaux de paille, mademoiselle Clara les vendait. Il était parvenu dans son art à la plus haute perfection. Mais, toutes difficultés aplanies, les préoccupations du pain quotidien surmontées, l'ancienne maladie du chevalier, endormie et non éteinte, reprit bientôt le dessus ; la pensée du mariage revint encore. Il


152 LE CHEVALIER

en rêva plus que jamais. Pour lui, le bonheur était clans le mariage, ou n'était pas. Hector devait naturellement songer à son associée. C'est chose habituelle dans le commerce. Il y songea, et, une.fois cet espoir entré dans sa tête, il n'en sortit plus. Hector médita son projet : s'il était à tout jamais banni de France, il passerait, le reste de sa vie près de Clara, qu'il aimait, et ne mourrait pas clans la solitude avec cet horrible célibat qui l'avait poursuivi si impitoyablement. S'il rentrait en France, il y rentrerait vainqueur : il serait marié. Quant à un refus, il ne le craignait pas. Mademoiselle Clara le connaissait, il ne semblait pas lui déplaire, et la modiste ne tenait pas à la fortune, A diverses reprises, Rouville, les yeux baissés, le visage pourpre, la voix tremblante, avait essayé d'aborder la terrible question : mais mademoiselle Clara n'avait pas paru le comprendre.

Enfin, n'y tenant, plus, et comme tous les amoureux ■timides, Hector écrivit. Ce fut une lettre ravissante de simplicité, de candeur et de bonhomie. Avec une franchise et une netteté rares clans ces sortes d'affaires, il se posa tel qu'il était, Il indiqua son âge, le jour précis de sa naissance, il énuméra ses défauts, il n'oublia pas même sa perruque, le naïf et loyal chevalier! Il dit aussi modestement ses qualités, et termina son épître par une demande en règle de la main de mademoiselle Clara. Il glissa sa lettre sur le comptoir de la modiste et s'esquiva plus ému qu'un écolier amoureux. Mais il fallait maintenant se présenter devant.mademoiselle Clara. A cette idée, son courage l'abandonnait, il ne l'oserait jamais. La modiste le tira d'embarras en venant à lui.


DE ROUVILLE. 155

— Monsieur le chevalier, lui dit-elle, je suis heureuse de votre amitié et vous prie do me la conserver. Je suis fière de la demande que vous voulez bien me faire, mais je ne puis l'accepter.

Hector jeta sur mademoiselle Clara un regard atterré et suppliant.

— Que voulez-vous, monsieur le chevalier! je ne suis plus libre. Je vais vous confier un secret que personne no connaît ici : je suis religieuse.

A ces mots, Rouville faillit s'évanouir. Sa dernière planche de salut lui manquait ; il était écrit qu'il mourrait garçon.

Le motif donné par mademoiselle Clara ne souffrait pas de réplique ; le chevalier n'avait plus qu'à se résigner. Il n'en resta pas moins l'ami dévoué et respectueux de la modiste, et ils continuèrent à vivre plusieurs années encore comme par le passé. Ce ne fut que vers 1805 qu'ils purent rentrer en France. Ils firent ensemble le voyage jusqu'à la frontière, et là, tous deux émus et des larmes plein les yeux, ils se séparèrent. Mademoiselle Clara retourna au couvent, le chevalier revint en Poitou, — et ils ne se revirent jamais..

Les domaines du chevalier n'avaient point été vendus; ils étaient restés propriété nationale; il obtint de rentrer dans leur entière possession. Au pays, on le reçut avec enthousiasme. On tira, comme autrefois, des coups de fusil en son honneur ; comme autrefois il fut bienveillant pour tous, mais il se boucha les oreilles. Il s'aperçut peu des changements, opérés pendant son absence, et retrouva à peu près chaque chose comme il l'avait laissée,


184 LE CHEVALIER

Il revit la marquise de Fontenay. Elle n'avait pu recouvrer qu'une très-faible partie de ses biens ; elle était veuve ; son mari avait été tué en combattant à l'armée de Condé. Du reste, la marquise était restée aimable, gaie, spirituelle et d'une égale humeur. Elle avait traversé en riant la misère et l'exil. Désormais elle acceptait sans se plaindre sa nouvelle condition et savait se contenter de sa médiocre fortune. Elle ne conservait ni prétentions surannées, ni regrets ridicules et stériles. Les rides qui étaient venues sillonner son front, elle n'avait pas cherché à les cacher. Elle n'avait point arraché un à un, et en se désolant, ses cheveux blancs. Il y avait trop de bon sens dans son esprit, trop de dignité clans son âme, pour qu'elle se fût ingéniée, par un travail de toutes les heures, et un martyre de petit amour-propre, à réparer les ravages du temps. A mesure que les années s'étaient faites plus nombreuses, elle avait su prendre les manières, la toilette et l'esprit do son âge. Jamais, cet âge, elle n'avait cherché à le déguiser à l'aide de ces supercheries qui ne trompent personne, de ces conversations maladroitement détournées et qui font sourire. Elle en avait toujours parlé volontiers ; elle était pendant toute sa vie restée elle-même. En un mot, madame de Fontenay avait su vieillir. Qualité commune, quoi qu'on en dise, chez les femmes d'esprit qui furent belles, rare seulement chez celles qui furent laides et inintelligentes.

La marquise reçut le chevalier à bras ouverts, c'est le mot, Elle avait été le premier et l'unique amour d'Hector, elle resta sa dernière et constante amie. Rien de calme et de doux comme le poëme de leurs vieilles années. Étendus dans leurs fauteuils, on vis-à-vis au


DE ROUVILLE. 155

coin du foyer de madame de Fontenay, ils parlaient des jours passés loin de la France, et cet intérieur, pâle et gris de ton peut-être, renfermait encore bien des charmes. Mais la goutte vint clouer le chevalier dans son château. Il n'y aurait eu sans doute aucun droit, si ce mal, enjambant une génération, ne se complaisait habituellement à retomber sur la suivante. Ce fut au tour de la marquise' à visiter Hector. Pas un seul jour elle n'y.manqua; et l'incorrigible chevalier, en voyant les soins empressés et assidus de son amie, songeait combien il serait aisé de changer cette amitié en une indissoluble union, et combien il lui serait doux alors de ne pas mourir célibataire.

Cette pensée, mêlée d'espoir, le rendit plus timide, embarrassé, en présence de madame de Fontenay. Il rougissait, se troublait et tremblait en lui donnant la main. La marquise devina son vieil ami et en eut pitié, Elle avait fait en sa vie tant de folies, qu'elle pouvait bien s'en permettre une dernière qui fût en même temps une bonne action. Elle fit tomber un soir la conversation sur le mariage; elle encouragea le chevalier, il fit son aveu en pâlissant comme s'il allait mourir.

— Eh bien! oui, j'accepte, chevalier, répondit-elle en souriant, je serai votre femme et nous serons heureux.

Le chevalier faillit devenir fou de bonheur. Il prit la main de la marquise, la baisa avec transport; il prodigua à madame de Fontenay les noms les plus tendres. Ses yeux étaient brillants, son visage rayonnait d'une joie indicible; il ne semblait plus ni gauche, ni laid : l'amour,l'avait transformé. L'amour en a bien fait d'autres, et les amoureux sont-ils donc jamais laids?


156 LE CHEVALIER DE ROUVILLE.

On fit les préparatifs du mariage, on en fixa l'époque précise et rapprochée. Le chevalier riait et pleurait; il fredonnait une chansonnette de son enfance, il contait sa joie aux lucioles et aux hirondelles. Il allait se marier! épouser la seule femme qu'il eût aimée! En retour, il eût donné volontiers ses parcs et ses bois, son château, tous ses domaines ; il n'eût gardé que son bonheur et son amour.

— C'est égal, disait la marquise, à notre âge, nous devrions marier nos petits-enfants, et c'est nous qui nous marions! On rira bien, chevalier. Qu'importe? si nous sommes heureux !

Tout était prêt; l'heure tant attendue était arrivée. Hélas! le chevalier, nous le savons trop, était né sous une mauvaise étoile. Il tomba malade, et c'en fut fait du chevalier.

— Du courage, lui répétait la marquise, du courage, chevalier! Que la maladie vous fasse un jour de grâce, et nous nous marions.

Ce seul jour ne fut pas accordé. Le chevalier mourut après avoir légué en secret sa fortune à la marquise.

Pauvre chevalier, il mourut célibataire!


LES

SORCELLERIES

DE L'AMOUR.

A VICTOR PERCE LINE.

I

Vers la lin de septembre 18.., deux voyageurs suivaient à cheval la roule qui conduit de Saragosse à Daroca. Ennemis jurés des lignes droites et des sentiers battus, ils s'étaient bientôt lancés à travers les chemins perclus, et s'étaient complétement égarés. — Le bonheur à vingt ans, c'est de ne pas savoir où l'on va. — La nuit était noire, la pluie tombait par torrents. Ils allaient au pas de leurs montures, coiffés de larges chapeaux espagnols, insouciants et gais, et se confiant en la Providence pour leur faire, tôt ou tard, trouver un gîte. Comme ce brave homme des proverbes populaires qui se jetait à l'eau pour ne plus redouter la pluie, nos


158 LES SORCELLERIES

voyageurs, mouillés jusqu'aux os, n'avaient plus rien

à craindre.

C'étaient doux artistes français, Paul de Villiers, qui faillit devenir un peintre célèbre, et Joseph du Breuil, naturaliste intrépide, géologue bien connu sous un autre nom dans le monde scientifique. Paul avait vingt-deux ans, des cheveux noirs, des yeux brillants, un visage expressif, pur de lignes et de contours, une taille élevée et bien prise ; belle et vaillante tête de Van Dyck ou de Murillo, la moustache retroussée et le coeur toujours en avant. Noble, brave, enthousiaste et généreux, Paul dépensait largement sa jeunesse, la jetant follement à tous les souffles du plaisir et de la gloire, et mêlant dans sa vie l'amour de l'art et des joyeuses fêtes. Ce n'est point à lui qu'on eût pu dire :

Donnez-moi vos vingt ans, si vous n'en faites rien.

Son intelligence était lumineuse et prompte, son imagination vive et colorée, sa conversation étincelante de verve et de saillies, et, en dépit de tout, son jugement sain et clairvoyant. Original, mais homme du monde, il ne croyait pas que le talent dispensât des manières élégantes et du bon ton. S'il courait le plaisir, c'était le front haut, sans honte, en plein soleil, regard fier et flamberge au vent, maniant aussi volontiers l'épée que le pinceau. S'il semblait arrogant au premier abord, ses amis le trouvaient toujours prêt à donner sa bourse, et tout aussi volontiers sa vie. Il y avait en lui du bohème et du grand seigneur, des fantaisies d'artiste-roi. C'était, pour tout dire, un héros véritable des Contes d'Espagne et d'Italie, moins toutefois le


DE L'AMOUR. 159

scepticisme et le découragement byronnien. Dans son art, Paul se montrait, quelque peu exclusif et violent. on le surnommait le mousquetaire de la peinture, poëte, musicien, sculpteur, il passait les journées au travail et les nuits en fêtes, cloué clans son atelier ou mollement étendu sur un lit de roses, poursuivant tour à tour la beauté terrestre ou l'idéale beauté. Ainsi j'aime à me représenter, sous toute réserve de respectueuse modestie, bien entendu, les vaillants artistes des temps passés, Benvenuto ou Paul Rubens.

Après avoir, on tout sens, parcouru l'Italie, Paul résolut de visiter l'Espagne.

— En quoi donc, en effet, disait-il à son ami Joseph, l'Espagne est-elle inférieure à l'Italie? Au delà des Alpes neigeuses croissent les lauriers-roses ; par delà les sauvages Pyrénées, les bois d'orangers prêtent aux amants leurs mystérieux abris. L'Italien montre avec orgueil son Colysée; sur la terre d'Espagne, le Maure a bâti l'Alhambra. Les superbes clames romaines ont pour rivales la Sévillane coquette et la molle Andalouse. Aux mélodies de San-Carlo et de la Scala répondent gaiement les sérénades, et le bolero et la cachucha ne le cèdent point au fandango ou à la tarentelle. Le proverbe dit : Videre Napoli, poï mori; mais le proverbe dit encore : Qui n'a vu Séville, n'a pas vu une des merveilles du monde. Le lazzarone s'endort à Naples, don Cézar est fils des Espagnes. Et quoi encore! continuait-il, Venise nomme fièrement Titien, Véronèse; Florence, Léonard, Michel-Ange; Rome, Raphaël ? Séville nomme aussi Murillo et Vélazquez ; Valence, Ribeira; Badajoz, Morales; enfin, si Goethe s'est écrié, en parlant de l'Italie : « Celui qui a vu une fois


160 LES SORCELLERIES

ce paradis terrestre ne saurait être complétement malheureux; le souvenir de celte terre aimée des dieux adoucira toutes ses peines ! » Byron a chanté l'Espagne dans ses vers les plus capricieux, les plus remplis de soleil et d'harmonie.

Entre deux expositions de peinture, Paul était donc parti pour l'Espagne en compagnie de son ami Joseph.

Paul et Joseph, bien que de caractères différents, étaient liés d'une étroite et sérieuse amitié, telle qu'on en trouve çà et là dans nos contes, — et rarement dans la vie. Joseph avait cinq ans de plus que son ami. C'était une nature calme, pensive, intérieure, terrestre peut-être à certain point de vue romanesque, mais fidèle, persévérante, franche, de sage conseil, non sans gaieté, et vouée presque exclusivement au culte do la science. Les épreuves n'avaient point manqué à cette affection; elle en était sortie plus inébranlable et plus robuste. Paul eût fait à Joseph, volontiers et héroïquement, le sacrifice de sa vie; Joseph, lui, oubliait ses propres fantaisies pour obéir aux désirs de Paul, à toute heure, et d'une humeur toujours égale. Somme toute, et malgré l'influence réelle de Joseph sur son ami, il était évident que, dans la communauté de ces deux coeurs, celui de Paul recevait plus qu'il ne donnait. .

— Que diable! s'écria Paul, — fatigué à la fin do sentir son cheval trébucher à chaque pas dans les ornières de la route et ses habits ruisseler comme une gouttière, — nous n'arriverons clone jamais?

-— Bah ! répondit Joseph, clans la vie on arrive toujours — quelque part.

En effet, une faible lumière leur apparut clans le


DE L'AMOUR. 161

lointain ; ils dirigèrent, tant bien que mal, leurs montures de ce côté, et au bout d'un quart d'heure ils se trouvèrent au pied d'un château d'assez fière apparence. À travers le bruit de l'orage et du vent, les sons d'un piano parvinrent jusqu'à leurs oreilles.

— Allons! nous voici enfin quelque part, comme tu dis, Joseph. Cette musique est de bon augure. L'harmonie adoucit les moeurs, et je gage que ces seigneurs espagnols nous recevront bien.

Paul descendit de cheval et frappa à la porte.

— Annoncez à votre maître, dit-il au valet qui vint ouvrir, que deux artistes français, égarés dans ce pays, lui demandent pour une nuit l'hospitalité.

Ils furent introduits dans le château, et, quelques secondes après, M. de Beauvert se présenta.

— Soyez les bienvenus, messieurs, leur dit-il avec le plus pur accent parisien, soyez les bienvenus sous le toit d'un compatriote.

Paul et Joseph furent conduits clans un vaste appartement, où, à l'instant même, fut allumé un grand feu. Ils ouvrirent leurs valises, rajustèrent tant bien que mal leurs toilettes, et Paul dit à Joseph :

— J'en étais sûr, nous sommes dans un palais enchanté. Descendons au salon saluer la fée gracieuse qui, sans nul cloute, doit nous attendre.

Ils y furent reçus comme des amis. On ne s'inquiéta pas de savoir qui ils étaient; on ne leur demanda pas leurs noms. L'orage les avait poussés au château, le château s'était ouvert devant eux, et le maître leur avait dit : « Soyez les bienvenus et prenez place au foyer. » Une douzaine de voisins attendaient qu e la pl u i e fût passée pour regagner leurs demeures. A l'abri, près

14.


162 LES SORCELLERIES

d'un bon feu, entourés de visages souriants, Paul et Joseph ressentaient, ce doux bien-être qui succède à la fatigue d'une longue route. Tout en répondant aux paroles bienveillantes de M. de Beauvert, Paul tenait ses yeux fixés sur un groupe de jeunes filles retirées près du piano et babillant à voix basse. C'étaient bien, sans contredit, les plus jolies créatures de la Péninsule. Il y en avait trois. La première était blonde, mélancolique et langoureuse et nonchalamment appuyée sur le piano. L'autre avait les yeux et les cheveux noirs, là peau brune, une dignité grave, une physionomie sérieuse. Quant à la troisième, petite, rieuse et folâtre, gracieuse et souple comme une jeune chatte blanche, elle babillait à tout propos, et sa bouche fraîche et mignonne, entourée d'un double rang de perles fines, semblait une grenade entr'ouverte. Toutes trois jetaient à la dérobée des regards curieux sur les étrangers avec une coquetterie sournoise et toute féminine. Paul, de son côté, ne les perdait pas de vue. Il hésitait, il ne savait à laquelle donner la préférence; il allait être contraint de leur partager à toutes les trois son coeur, lorsque Berthe, la fille de M. de Beauvert, entra au salon. Avec un salut sans timidité et plein de grâce, elle avertit les deux voyageurs que leur souper citait servi, et les conduisit elle-même à la salle à manger. Berthe avait dix-sept ans à peine, bien qu'elle parût, comme toute jeune fille de ces chaudes contrées, en avoir vingt à peu près. Plus belle encore que ses compagnes, une magnifique chevelure blonde encadrait son visage d'une angélique pureté. Son fin sourire était d'une Française et son regard brûlant appartenait, à l'Espagne. Sa voix était suave comme la musique de


DE L'AMOUR. 165

Bellini, sa taille élancée et flexible, sa pose naturelle, sa physionomie franche, toute sa personne adorable. L'hésitation de Paul n'était plus possible; il croyait rêver; il était ébloui. C'était là la fée entrevue clans ses songes et tant souhaitée; c'était Berthe qu'il avait toujours aimée, qu'il aimait plus que jamais, de toute son âme, avec passion. Berthe, seule près des jeunes étrangers — position toute naturelle en Espagne et qui ne laisserait pas que de choquer, en France, plus d'un esprit sévère, —fit les honneurs du repas sans pruderie et sans coquetterie, avec un laisser-aller charmant. Elle les interrogea sur leur voyage, compatit à leurs souffrances de la journée, fit des voeux pour leur bonheur, et tout cela avec tant de naturel et de gentillesse, que plus d'une fois Paul fut tenté de se jeter à ses pieds et de lui avouer qu'il lui donnait son coeur. A la fin du repas, Berthe roula elle-même dans ses doigts quelques parcelles de tabac d'Orient et offrit à ses hôtes une cigarette; et, si Paul alors ne baisa pas le bout de ces jolis doigts, c'est qu'il eût craint de les profaner, tant mademoiselle de Beauvert lui inspirait un sentiment mêlé de respect, tant il y avait de simplicité candide dans chacune des actions de cette naïve enfant.

De retour au salon, on fit de la musique, on dansa les danses du pays. Paul avait une belle voix; il chanta, accompagné par Berthe, et dessina pour elle plusieurs, vues de Paris. Mademoiselle de Beauvert parlait de la France avec enthousiasme et émotion. Son père était Français ; elle-même était née sur les bords de la Seine. Paul l'écoutait avec ravissement ; il la contemplait en extase. L'oeil de Berthe attirait le sien comme un aimant mystérieux. Parfois, le regard humide de la


164 LES SORCELLERIES

jeune fille glissait à travers ses longs cils ; et, en rencontrant celui de Paul, tantôt elle ne cherchait point à l'éviter, et tantôt, au contraire, elle rougissait,' elle abaissait, tremblante, ses paupières, qu'elle relevait bientôt.

Après l'orage, chacun prit congé de M. de Beauvert, et Paul et Joseph, en se retirant, exprimèrent à leur hôte leurs remercîments en termes reconnaissants et de bon goût.

— Je ne reçois aujourd'hui ni vos remercîments ni vos adieux, répondit M. de Beauvert. Vous passerez demain la journée avec nous. Vous parcourez l'Espagne, et notre contrée mérite bien que vous lui consacriez quelques instants. Bonne nuit, mes chers compatriotes, et à demain.

Paul était tout prêt à se laisser convaincre, à rester à X..., tout prêt même à y passer sa vie ; mais. Joseph, bien qu'il eût accordé à Berthe une attention dont il n'était guère prodigue envers les femmes, était beaucoup plus positif et point si vite amoureux. Il s'excusa sur le peu de temps qu'il leur restait à passer en Espagne, sur le grand nombre de provinces qu'ils avaient encore à parcourir, sur l'obligation où ils se trouvaient de rentrer en France à une époque fixe et rapprochée; mais M. de Beauvert les quitta avec ces dernières paroles:

— Allons! je ne perds pas tout espoir de vous revoir demain !

Et, comme Berthe passait près de Paul, elle lui dit à. demi-voix :

— Vous ne partirez pas; à demain !

Rentrés clans leur appartement, et après une longue


DE L'AMOUR. 165

causerie et une assez vive discussion, nos voyageurs décidèrent qu'ils se lèveraient de bonne heure et prendraient alors une résolution. Joseph désirait complaire à Paul; mais ses études ne ressemblaient pas complètement à celles de son ami. II fouillait, la terre et non le coeur et les yeux des jeunes filles. Il se coucha et s'endormit. Paul s'établit au coin du feu, dans un large fauteuil. La chambre qu'ils habitaient était vaste, mais tendue d'un excellent tapis et bien close. Le vent soufflait encore au dehors ; la nuit était noire. Paul appuya les pieds sur les chenets et s'enfonça dans une longue suite de délicieuses rêveries. L'image de Berthe passait et repassait sous ses yeux, et les heures s'écoulaient sans qu'il songeât à se coucher. Enfin :

—Qui sait, dit-il, si Joseph n'a pas encore raison et s'il ne vaut pas mieux partir demain! Eh bien! soit, nous partirons. Pourquoi irais-je aimer ici une jeune fille que je ne dois jamais revoir? Je conserverai comme un doux souvenir la suave apparition do Berthe clans ma vie. Allons, n'y pensons plus.

Il se coucha et voulut s'endormir, comme s'il suffisait de se dire : N'y pensons plus, pour n'y plus penser. En France, à Paris, la rencontre de Berthe n'eût produit sur Paul qu'une agréable et passagère impression. Mais, entrevue au milieu des montagnes, le soir, pendant l'orage, Berthe chantant et babillant, offrant aux voyageurs égarés le repas hospitalier et la cigarette, séduisait le caractère romanesque du jeune peintre, et vainement, durant la nuit, s'efforça-t-il de chasser sa pensée de son esprit.

Paul venait enfin de s'endormir lorsque Joseph le réveilla,


166 LES SORCELLERIES

— Eh bien! partons-nous? dit le géologue.

Paul se frotta les yeux, rappela ses souvenirs, et, songeant à sa résolution :

— Partons! répondit-il.

Tout le monde dormait encore au château. Joseph descendit pour faire seller leurs chevaux, et Paul ne tarda pas à le suivre. Mais, comme il traversait la cour :

— Je suis sûre que vous ne partez pas ! dit une voix caressante et qui semblait tomber, du ciel. Vous êtes trop poli, monsieur Paul, pour résister aux instances de mon père, qui compte aujourd'hui vous revoir.

Paul leva les yeux et aperçut Berthe en coquet déshabillé du matin, le visage encadré par les fleurs qui grimpaient autour de sa fenêtre. Jusqu'ici il avait pu hésiter et se laisser convaincre par la prudonte raison. Mais résister à une semblable prière, s'éloigner lorsque Berthe, levée avant le soleil, lui dit : « Restez près de moi! " ce n'était plus possible. Pour mille fois moins on serait vaincu mille fois.

— Joseph, dit Paul, nous ne partons pas, la senora Bertha ne le veut pas.

— Allons, répondit Joseph, c'est le sixième amour depuis trois mois que nous voyageons en Espagne. Eh bien ! mon ami, restons et sois heureux.

Et le géologue donna l'ordre de rentrer, les chevaux et s'enfonça dans une longue avenue pour explorer le terrain.

Un instant après, Berthe arrivait vers Paul.

— Voyez le beau soleil! dit-elle, et quelle belle journée nous avons devant nous! Ce n'est pas moi, c'est Dieu lui-même qui vous engage à rester. Venez avec moi, vous n'aurez pas lieu de vous,en repentir.


DE L'AMOUR. 167

Et Paul répondait tout bas que jamais heures ne pourraient être plus délicieusement employées, et qu'avec Berthe il irait au bout du monde.

— Prenez votre album, monsieur l'artiste nous allons visiter le pèlerinage de San D... Il n'y a qu'une demi-lieue d'ici là, et nous serons de retour au lever de mon père.

Ils s'enfoncèrent clans la montagne, au milieu des sentiers grimpants et des chemins perdus. Pendant la route, Paul dit à Berthe qu'il était artiste, non par métier, mais par goût, par vocation, et qu'il rêvait de grandes oeuvres à accomplir. Il s'exprima avec feu. Berthe ne laissait pas échapper une seule de ses paroles. Il raconta aussi les déboires et les douleurs attachés à la vie d'artiste, les défaillances qui s'emparent des plus forts, quand une voix aimée n'est pas là pour relever le courage et rendre l'espoir. Il invoqua les noms do Laure et de Béatrice; il donna à Mouna Lisa cl à la Fornarine toute la gloire de Raphaël et du Vinci. Inspiré à la vue de la belle enfant qui l'écoutait, il retraça de bonne foi l'histoire imaginaire de ses mécomptes et de la solitude de son coeur.

Dieu commence l'artiste et la femme l'achève !

Ce vers, que le poëte écrivit plus tard, Paul le développa avec des paroles ardentes ; et Berthe, en contemplant ce jeune visage, tour à tour mâle et attendri, fut tentée de dire à son tour : Je serai la Fornarine et vous serez Raphaël; je vous aimerai et vous deviendrez célèbre. — Mais elle lui dit seulement :

— À votre âge, la vie est longue et garde bien des


168 LES SORCELLERIES

secrets. Un jour, bientôt peut-être, vous rencontrerez

celle que vous cherchez.

— Oui, la vie est longue, répondit-il ; elle se passe à courir après le bonheur, et, quand on vient par hasard à le rencontrer, la fatalité vous emporte, il faut continuer sa route.

Berthe chercha à le consoler. Et puis elle parla de la France. Tout enfant, elle était venue en Espagne, mais son coeur était resté dans sa vraie patrie. Et, comme Mignon, elle devenait pensive et songeait au pays absent.

La chapelle de San D... était située sur le bord d'un ravin desséché durant l'été, dans une campagne pittoresque.

— Entrons, dit Berthe, je veux prier pour vous la vierge Marie; je lui demanderai que vous soyez un grand peintre et surtout que vous soyez heureux.

Et, s'agenouillant avec une foi angélique, elle fit sa prière pour le jeune artiste de France. Paul traça un croquis de la chapelle et le donna à mademoiselle de Beauvert comme un souvenir. Elle, de son côté, cueillit une fleur bleue, et la passant à la boutonnière de Paul:

— Cette décoration vous portera bonheur, lui ditelle; conservez toujours cette fleur.

Au déjeuner, M. de Beauvert remercia ses jeunes compatriotes de n'être point partis, et, le hasard lui ayant appris leurs noms :

— Quoi! s'écria-t-il en s'adressant à Paul, vous seriez le fils du comte de Villiers, mon plus ancien et mon meilleur ami?

Sur la réponse de Paul, M. de Beauvert lui prit la main et la pressa avec effusion dans les siennes. Paul,


DE L'AMOUR. 169

en quittant la France, s'était muni de bon nombre de lettres d'introduction pour les habitants notables des contrées qu'il devait parcourir; mais il en usait généralement fort peu, ces lettres ne rapportant, le plus souvent, que de la gêne et des ennuis aux pèlerins du genre de nos amis. En fouillant, dans sa poche, il en trouva une adressée par son père à M. de Beauvert. Ce dernier était au comble du bonheur. Il accablait Paul de questions sur son vieil ami et pleurait de joie en en parlant.

Nous l'avons dit, M. de Beauvert était Français. Après avoir fait, comme capitaine, la guerre sous le premier consul, il se maria en Espagne, rentra en France, où sa femme mourut en donnant la vie à Berthe. Berthe et Paul furent élevés ensemble jusqu'à l'âge de quatre ans, époque à laquelle M. de Beauvert fut contraint, par des affaires d'intérêt, de retourner habiter l'Espagne. Depuis lors, malgré son vif désir, il n'avait pu revenir dans son pays ; mais il espérait y rentrer bientôt et pour ne plus le quitter. Paul avait souvent entendu son père parler de son ami d'Espagne, mais il se rappelait à peine son nom.

L'après-midi, montés sur de belles mules espagnoles. M. et mademoiselle de Beauvert et leurs hôtes visitèrent la contrée. Joseph cl l'ancien capitaine marchaient les premiers. Paul cl Berthe venaient ensuite. Berthe, que la reconnaissance de son père et de Paul de Villicrs rendait plus expansive encore, se laissait aller sans contrainte aux élans de sa vive et franche nature. Elle priait son ami de lui dire les merveilles de Paris, qu'elle souhaitait si ardemment connaître; elle parlait de sa mère, de son enfance, des moeurs de l'Espagne, et la

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lin du jour arriva qu'ils se croyaient encore au malin.

M. de Beauvert, n'ayant pu obtenir de ses hôtes qu'ils restassent un jour de plus, voulut au moins les reconduire, avec sa fille, à quelques lieues du château, et donna l'ordre d'atteler ses chevaux. La calèche était découverte ; M. de Beauvert, assis sur le siége avec Joseph, conduisait lui-même; Berthe et Paul restaient dans l'intérieur. Un domestique dirigeait les mules des voyageurs à l'endroit où devaient se faire les adieux.

Le soleil était couché, et le temps, rafraîchi par l'orage de la veille, devenait plus froid. On allait bon train, et le mouvement de la voiture rendait l'air vif et piquant. Paul grelottait malgré lui.

— Vous tremblez ! dit Berthe ; vous avez bien froid ! Prenez la moitié de ma mantille; approchez-vous de moi, enveloppez-vous bien... comme cela... Et, maintenant, n'est-ce pas que vous êtes beaucoup mieux?

Et les deux têtes s'étaient rapprochées sous le même abri. Paul n'avait plus froid : effectivement, il se trouvait, fort bien ainsi.

Avant de se séparer ;

— Quand vous reverrai-je? demanda Berthe. —Oh! bientôt! répondit-il.

— Et vous ne m'aurez pas oubliée?

— Berthe, je ne vous oublierai jamais.

— C'est que là-bas, dans votre grande ville, il y a tant de belles choses! et j'ai ouï dire qu'à Paris on oubliait si vite!

— Croyez-moi, Berthe, quand je vous jure que je ne vous oublierai pas.

— Gardez bien cette fleur que je vous ai donnée.;


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ajouta-t-elle. Quand je vous reverrai, je vous demanderai si vous la possédez toujours.

Paul prit la main de Berthe et la pressa sur ses lèvres.

On descendit de voiture; on se dit adieu; Berthe embrassa Paul comme un vieil ami, et on se sépara.

Joseph fit l'éloge de mademoiselle de Beauvert, et deux fois il se retourna du côté que la voiture avait suivi. Et Paul, pour cacher son émotion :

— Eh bien! mon pauvre garçon, dit-il en souriant, si on ne te connaissait, on te croirait véritablement amoureux.

II

Paul rentra à Paris, uniquement préoccupé du souvenir de Berthe. Il s'éloigna du monde, repoussa les tentations qui venaient l'assiéger on foule, et. vécut clans une solitude absolue, que rompaient seules les visites de Joseph. Et puis les semaines s'écoulèrent, et la nature luxuriante de l'artiste l'emporta. Il n'oublia pas mademoiselle de Beauvert, mais il enferma, cette pensée au fond de son coeur, comme un bijou précieux dans une cassette d'or, Berthe devint pour lui plutôt un ange de l'autre patrie qu'une réalité saisissable ; et, les travaux de l'atelier et les obligations du monde aidant disons-le, au bout de quelques mois, Paul courait à d'autres plaisirs, il ébauchait, de nouvelles amours.

A Paris, sa vie était un mélange dé dissipation et d'étude. Il restait, parfois, des journées entières dans son


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atelier, véritable sanctuaire des arts, orné de tapisseries royales, d'armes, de statues de marbre, de bahuts, de livres magnifiquement reliés, de chinoiseries et de fantaisies de toute espèce. Il avait pour conseil et pour ami un des grands maîtres,— le premier peut-être — de la jeune école de peinture. Doué d'un travail facile, de l'instinct du beau et d'un talent réel, Paul eût pu arriver promptement à la célébrité ; mais des préoccupalions futiles, l'amour du plaisir sous toutes ses formes, l'entraînaient malgré lui et l'empêchaient de se livrer à des études consciencieuses et suivies. Homme du monde autant qu'artiste, il passait ses soirées dans les fêtes et souvent ses après-midi au bois ou à visiter les femmes les plus à la mode de l'aristocratie et de la finance. Il vivait avec une rapidité fébrile, associant à tous ses plaisirs une arrière-pensée, une préoccupation constante des belles choses.

Son père possédait une grande fortune. Membre du parlement avant la Révolution, émigré, rentré dans la magistrature sous la Restauration et nommé conseiller à la cour de Paris, s'il conservait sa place, malgré son âge avancé, c'était dans le but unique de la transmettre à son fils. Il avait espéré longtemps que Paul continuerait clans sa famille une chaîne non interrompue depuis des siècles de magistrats éclairés et intègres. M. le comte de Villiers appartenait à cette génération de jurisconsultes à jamais l'honneur de la magistrature de France. Indépendante, consciencieuse et dévouée, elle pouvait prendre, celle-là, pour devise le potius mori quam foedari de la Bretagne. Luttant contre le roi au milieu de sa puissance, elle refusait fièrement d'enregistrer les édits qui lui semblaient inopportuns ou in*


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justes. Modérée, pacifique, incorruptible et éclairée, peut-être quelque peu taquine, inconséquente et trop jalouse de ses droits, elle s'élevait, l'heure venue, jusqu'à l'héroïsme du courage civil et de la fidélité à toute épreuve. Elle nommait avec orgueil, dans ses rangs, les de Thou, les L'hopital, les Pasquier, et son représentant le plus illustre, le premier président Achille de Harlay. Tels avaient été, au second plan, les ancêtres de M. de Villiers. Aussi souffrait-il profondément de la carrière et de la conduite de son fils. Il avait maintes fois conjuré Paul de régulariser sa vie, et d'aborder l'étude du droit. Paul avait fait alors quelques visites à l'école; il avait même, tant bien que mal, passé ses examens; mais son attrait et sa vocation l'entraînaient ailleurs; et M. de Villiers songeait avec amertume à son rêve brisé, plus encore à l'avenir tourmenté que se préparait son fils. Le vieux conseiller appréciait lés arts, il les aimait; seulement, il eût voulu que Paul fit de cette étude une distraction honorable et choisie, non le but et le mobile de son existence. Sa vieille expérience ne le laissait point se faire illusion, sinon sur la célébrité, du moins sur le bonheur futur de son enfant. Il entrevoyait pour celuici les luttes sanglantes, les mécomptes inévitablement réservés à cette âme plus enthousiaste que vigoureuse. Il savait bien que, tôt ou tard, dans la carrière que Paul avait choisie, et surtout avec ses qualités et ses défauts, il laisserait aux épines de la route la portion la plus enviable de sa jeunesse; l'écorce de son coeur finirait par se durcir, et la fraîcheur veloutée de son adolescence par disparaître: que deviendraient ses instincts généreux au milieu des luttes et des rudes épreuves qu'ils auraient à subir? Les organisations

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les plus heureuses et les plus énergiques traversent à grand' peine cette existence de passions et de fièvres. A travers ces régions, si sereines à la surface, court un souffle empoisonné qui rendrait à la longue sceptiques et railleurs les coeurs d'élite et les plus fervents. Cette vie au galop émousse, tôt ou tard, la sensibilité et dévore l'esprit. Il n'est pas indifférent, pour la santé de l'âme, de marcher doucement et d'un pas régulier, et, c'est surtout dans le domaine moral qu'on peut dire : Qui va piano, va sano.

Ainsi raisonnait M. de Villiers. Et, en dehors des préjugés communs à ces êtres adorés que nous appelons du nom sacré de pères, M. de Villiers, on pensant ainsi, n'avait-il pas raison? Et, si la route du bonheur nous était demandée, qui donc oserait indiquer celle que Paul allait suivre ? Est-ce bien là, vers ce sommet rude à gravir, où croît l'idéale beauté, que nous voudrions diriger les pas de ceux que nous aimons? La récompense tant souhaitée, et qu'on nomme la gloire, a-t-elle donc si souvent apporté le bonheur? Et ne faut-il pas pardonner à qui nous donna la vie de nous saisir avec effroi par la main et de nous crier au départ, d'une voix remplie de larmes et de prières : — Viens, viens! le bonheur n'est pas là! —-Qui donc fut heureux parmi les génies inspirés? Est-ce Dante, le Tasse, Machiavel? est-ce Byron, Rousseau, Molière, Géricault ou Robert? Qui, surtout dans nos temps modernes? — Non, le génie est une flamme qui dévore, un dieu qui s'abreuve de larmes. Sa couronne d'or cache des pointes acérées et fait couler sur le front une sueur de sang. Quelquesuns échappèrent au martyre — parce qu'ils moururent jeunes ; et Chénier, Bellini, Raphaël, sont à envier, non


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à plaindre. Et c'est aux hommes de génie, surtout, que doit s'appliquer la parole désespérante de Chamforl : « Il vient un âge où le coeur se brise ou se bronze. » Parole éternellement vraie, dont Goethe, la grande et impassible figure, sera longtemps l'application la plus frappante, et en face de laquelle peuvent trouver place tant de gracieuses et rayonnantes images brisées avant l'âge.

Or, le comte de Villiers voulait le bonheur pour son fils; il voulait que ce dernier vécût longtemps pour lui' fermer les yeux. Il lui parla de mariage. Un artiste marié! cette idée seule fit sourire Paul. Le mariage, c'était pour lui la négation absolue de l'art et de toute initiative, la mort de toute faculté active, l'annihilation complète de l'intelligence, — un bonnet de coton jeté sur la chevelure bouclée de Raphaël. Paul, seulement, promit à son père de réformer ce qu'il pouvait y avoir de plus blâmable en lui. Au milieu de son existence décousue. Paul avait chaque jour consacré quelques heures à la peinture. A Paris seulement on sait trouver le temps de pourvoir à tout et de faire marcher de front les exigences du monde, les caprices des passions et l'étude. Paul prit l'engagement de rentrer clans une vie plus calme, qui permît à sa pensée de se développer tout entière et de se concentrer vers un même but. Le chef illustre dont il suivait la voie encouragea sa résolution, et, à l'exposition de peinture, la foule remarqua ses oeuvres, et la critique assura à sa persévérance un brillant avenir.

Quant à M. de Villiers, trompé dans son epoir, souffrant, presque aveugle, il donna sa démission. Il se retira près de Rennes, dans un vieux château élégant à


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l'intérieur et sévère au dehors, où son père était mort, où son fils avait passé son enfance. Verdières était situé dans une campagne agreste, entouré de sentiers ombreux, de ruisseaux et de grands bois, et, plus loin, de vastes landes incultes. C'était un séjour tranquille, où jadis Étienne Pasquier eût aimé à relire en souriant les Sonnets de sa jeunesse, et à composer les Leçons de Droit destinées à son fils.

Après avoir adressé à Paul quelques dernières paroles, inquiètes et bienveillantes, inspirées par son inaltérable affection, M. de Villiers monta dans la chaise de poste qui l'emporta loin du seul être qui possédât toute sa pensée.

Paul aimait sincèrement son père ; il ne s'en sépara pas sans regret. Pour s'étourdir, il céda aux instances réitérées de ses amis; il oublia ses résolutions récentes, et recommença cette existence de plaisirs qui avait tant d'attrait pour lui. La jeunesse, comme dit madame de Sévigné, lui faisait encore du bruit. M. de Villiers lui écrivait souvent; c'étaient des lettres courtes, tracées d'une main tremblante, indulgentes et sans reproches, mais silencieusement désolées. Huit mois après leur séparation, Paul en reçut une si triste, et clans laquelle perçaient quelques paroles si douloureuses, qu'il n'hésita pas. Il fit promettre à Joseph de venir sous peu de jours l'aider à supporter son exil, et se jeta clans la diligence, résolu d'aller passer un mois près de son père.

M. de Villiers le reçut à bras ouverts. Le comte avait bien vieilli ; il était presque entièrement aveugle. Paul se montra empressé, affectueux, près de son père; mais, deux jours n'étaient pas écoulés depuis son ar-


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rivée, qu'il soupirait vers Paris, et suppliait Joseph d'arriver à son secours. Les calmes plaisirs du château le fatiguaient ; les tranquilles images de la campagne lui devenaient insipides. Il n'était plus assez jeune, il n'était point assez vieux pour se complaire au milieu du spectacle reposé de la nature. L'orage grondait au fond de son âme, et le silence des champs était pour lui le silence du tombeau.

Un jour donc il cherchait, clans le galop précipité de son cheval, un moyen factice de dépenser la surabondance de vie qui l'étouffait; et, après une course de plusieurs heures,,il rentrait à Verdières, lorsqu'il aperçut, à travers la haie du parc de Bonnefonds, qui bordait la route, une jeune fille lisant à l'ombre d'un grand chêne, à l'extrémité de la prairie. Il entrevit à peine son visage, mais les traits, saisis ou devinés au hasard, lui rappelèrent tout à coup mille souvenirs vagues ou confus. Ce n'était pas la première fois qu'il rencontrait cette femme; à coup sûr, il l'avait connue déjà. Était-ce à Paris, en voyage, il ne pouvait le dire. Il fouilla donc clans sa mémoire, cherchant à tracer une image avec" les quelques lignes dérobées en courant, comme on fait parfois d'un chant dont on a retenu des notes sans suite et peu nombreuses.

Rentré à Verdières, il interrogea son père.

— Tu as le coeur bien oublieux! répondit le vieux conseiller; et tu n'as pas reconnu ta jeune hôtesse d'Espagne, la fille de mon ami Beauvert.

Il n'en fallut pas davantage ; et Paul ne pouvait s'expliquer comment il avait hésité un seul instant. C'est qu'aussi, depuis cinq ans. Berthe était' devenue si belle!


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— Beauvert. est ici depuis un mois, installé à Bonnefonds, qu'il vient d'acheter, dit M. de Villiers; il ne doit plus retourner en Espagne. Berthe est la petite amie du vieil aveugle; elle égaye et soutient ma vieillesse. Elle me rend sa visite presque chaque jour; lu la verras ce soir, elle dîne avec nous.

L'air introuvable une fois trouvé, Paul chanta avec charme l'enivrante mélodie du souvenir. Il relut au fond de son coeur ce roman d'un jour éclos clans les montagnes et fermé depuis cinq ans. Il refit tout son voyage avec Joseph. Nul détail de son séjour chez M. de Beauvert ne fut omis. Mouillé par l'orage, il est reçu comme un ami. Au salon, de frais visages éblouissent d'abord son regard, attaché bientôt sur Berthe qu'il ne quitte plus. Berthe fait les honneurs du souper, et lui présente la cigarette espagnole. Et puis, la musique et la danse, et la longue rêverie de la nuit au coin du feu : au lever du jour, Berthe, encadrée de feuillage et de fleurs, ordonne de ne pas partir. Enfin, le pèlerinage à la chapelle de la Vierge, la prière de sa jeune amie, la fleur bleue conservée comme une sainte relique, l'amitié de M. de Beauvert, et, le soir, Berthe abritant l'artiste sous sa mantille et lui disant au revoir.

A ces souvenirs, Paul ne songe plus ni à Paris, ni à la gloire, ni à tout ce qui n'est pas cette belle journée d'Espagne. Et, quand l'heure du dîner approcha, cet enfant du siècle, aux impressions faciles et passagères sentit son coeur ému et troublé.

Berthe arriva à cheval, près do son père ; vêtue d'une élégante amazone, qui dessinait coquettement sa taille la cravache à la main, un large feutre ombrageant son front, et, clans un costume moitié français, moitié es-


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pagnol, elle dirigeait son cheval à ravir. C'était une jeune guerrière du Tasse, une châtelaine du moyen âge, Clorinde ou Marie de Bourgogne. Elle embrassa Paul sans fausse honte, et, le reste du jour, ce fut fête à Verdières. Que de regards, que de causeries ! Et que Berthe était devenue plus belle encore depuis le pèlerinage à la chapelle de la montagne! Près d'elle, Paul éprouvait un sentiment de ravissement, d'adoration et de crainte respectueuse. Elle restait simple comme autrefois, et pourtant la voix de Paul se faisait humble en lui parlant. Berthe l'accabla de questions. Elle voulait tout savoir. Elle demanda la fleur qu'elle lui avait donnée, et sourit de bonheur quand Paul la lui montra. Elle lui parla de ses travaux. Paul énuméra les oeuvres achevées, ses ébauches, ses plans pour l'avenir, et, en entendant, sa jeune amie applaudir à ses succès, encourager ses efforts, le fils de M. de Villiers fut heureux d'avoir près de lui, en face de la figure triste de son père, une parole persuasive pour le défendre. M. de Beauvert et le conseiller contemplèrent en souriant l'affection naissante de leurs enfants, et M. de Villiers se laissa involontairement entraîner à de vagues pensées d'espérances pour le bonheur de son fils.

Pour qu'il ne manquât rien à cette fête du retour, Joseph du Breuil arriva ce même soir à Verdières. Confiant dans le jugement sain et l'amitié solide, de Joseph pour son fils, M. de Villiers le voyait toujours avec bonheur près de Paul. Il le reçut avec reconnaissance. M. de Beauvert et Berthe l'accueillirent comme un vieil ami. On reparla encore de l'Espagne, on répéta ce qu'on avait dit vingt fois déjà depuis le dîner, et les jours suivants furent employés


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en courses à travers les sites pittoresques et les landes grandioses de la Bretagne. À leur tour, Paul et Joseph s'empressaient de faire les honneurs de leur pays aux nouveaux arrivés.

Souvent, pourtant, Berthe refusait des parties projetées pour ne pas laisser seul M. de Villiers. Bonnefonds n'était qu'à dix minutes au plus de Verdières, et l'on rencontrait plus habituellement Berthe au château du comte qu'à celui de son père. En toute circonstance, elle se montrait dévouée, attentive, aimante, vis-à-vis de M. de Villiers. Elle l'entourait de soins délicats, do prévenances quotidiennes; elle lisait le journal du vieillard aveugle, elle le guidait dans ses promenades. Avec cette perspicacité habituelle aux jeunes filles qui, sans paraître y prendre garde, devinent bien des pensées secrètes, Berthe avait compris qu'un chagrin profond minait sourdement l'âme de celui qu'elle nommait ordinairement son père, et, par son humeur égale et sa constante gaieté, elle s'efforçait de le distraire. En la voyant, ainsi, Paul la remerciait en secret d'accomplir des devoirs qu'il eût dû remplir lui-même.

Durant plusieurs semaines, il se laissa être heureux. Mais insensiblement; et le jour de son départ approchant, il se prit à réfléchir plus sérieusement. Sans nul doute, il aimerait à passer sa vie au château de Verdières. En avait-il le droit? Le passé n'engage-t-il pas l'avenir? Pouvait-il s'endormir dans l'inaction et laisser inutiles et perdues de longues années de travail? Ne taxerait-on pas son repos d'impuissance et de lâcheté? D'ailleurs, cette vie calme et unie, s'il l'acceptait, suffirait-elle à sa bouillante ardeur? La paix dans le mariage parviendrait-elle à réprimer les


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instincts tumultueux de son imagination exigeante et déjà pervertie? Les joies champêtres le séduiront bien un moment, mais tôt ou tard il faudra sortir d'un assoupissement impossible, et le réveil.sera terrible, et le mal sans remède. Enfin — cherchant à grandir sa faiblesse et à glorifier son orgueil — était-il digne d'unir sa vie à celle de cette noble enfant? Bonne, douce, aimante, bercée d'illusions en fleur, pouvait-il se flatter de la rendre heureuse? Son coeur était-il encore assez jeune? n'avait-il pas déjà trop vécu? et ne valait-il pas mieux cent fois laisser cette candide image voilée dans son cadre dor, comme une madone sainte qu'on prie à l'écart sans oser l'approcher? Et, par ces faux-fuyants arrachés à une pensée d'abnégation, empreints d'une apparence de dévouement et de sacrifice, il s'efforce de se cacher à lui-même les motifs réels qui le font agir, et que nous avons dits d'abord. — Le sort en est jeté ; la lutte commencée, il la mènera jusqu'au bout ; penser à épouser Berthe serait une folie ; il succombera peutêtre, mais seul, et en combattant.

Lorsque Paul annonça son départ, la tristesse rentra au château.

— Pourquoi nous quitter? lui demanda Berthe.

— Je retourne au travail, répondit Paul. Ici, mes jours s'écoulent dans le bonheur, mais aussi clans la paresse. Vous, qui avez su me comprendre et m'avez encouragé, Berthe, vous m'inspirerez le courage dont j'ai tant besoin pour me séparer de vous.

— Partez donc, dit mademoiselle do Beauvert avec mélancolie; partez, puisqu'il le faut, mais reveneznous bientôt, et écrivez-nous souvent.

Quant à Joseph, bien qu'à son arrivée il eût prévenu

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Paul qu'il ne pouvait lui accorder qu'un temps fort court, il ne parlait plus des' éloigner. Son caractère semblait s'être complétement modifié; ses allures étaient devenues singulières. Au lieu de passer ses matinées au-travail et ses journées à explorer les alentours au point de vue de la science, il errait tout pensif le long de la rivière; il s'arrêtait des heures à contempler le coucher du soleil ; il écoutait le bruit du vent sur les bruyères, et la nature paraissait lui dire des choses qu'elle ne lui avait point dites encore, — tout savant qu'il était. Parlons franchement: Joseph était amoureux, et amoureux de mademoiselle de Beauvert. Ce n'était pas, à coup sûr, une nature romanesque que la sienne, et de l'amour jusque-là son coeur lui avait peu parlé. Mais Joseph commençait à se faire vieux pour le mariage; la vue de Berthe, qu'il trouvait charmante, la découverte de qualités qui promettaient un bonheur sans mélange clans le ménage, l'avaient fait sérieusement réfléchir. Il s'était dit d'abord qu'il lui fallait une femme telle que mademoiselle de Beauvert. Et puis, tous calculs faits au point de vue de la raison, il s'était habitué à regarder son projet, sinon comme réalisé, du moins comme bien près de l'être. Et l'amour s'était furtivement glissé sous cette rude enveloppe. Joseph s'était pris à soupirer en secret, à rêver comme un poëte, à commettre do ces distractions bouffonnes qui n'appartiennent qu'à l'une de ces maladies qu'on appelle la science, ou l'amour — or Joseph avait les deux — et il avait fini, non-seulement par désirer Berthe pour femme, mais par se jurer qu'il l'épouserait ou ne se marierait jamais. Quand l'amour s'avise de s'emparer de ces caractères-là, il n'est pas aisé de lui faire lâcher prise, et le serment de Jo-


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seph pouvait parfaitement bien être pris au sérieux.

Mais Joseph était avant tout un ami dévoué et un coeur loyal. Il n'était plus libre de ne pas aimer Berthe ; s'il le fallait, il pouvait souffrir en silence et s'éloigner. Avant donc d'aborder M. de Beauvert, il résolut de sonder les intentions de Paul, craignant, un peu tard sans doute, qu'un amour antérieur au sien et payé de retour n'eût lié déjà son ami et mademoiselle de Beauvert.

Il parla donc à Paul, mais sans rien lui avouer encore. Paul se prit à sourire ; il répondit que mademoiselle de Beauvert était charmante, qu'il l'aimait comme il aimait toutes les belles choses en ce monde, comme les fleurs, comme les étoiles, comme une vierge de Raphaël, ou des vers de Lamartine ; mais, quant à songer à l'épouser, il ne ferait jamais une semblable folio, et son père, ses amis, Berthe elle-même, viendraient tous se mettre à ses genoux, qu'il n'en persisterait pas moins à mourir célibataire.

La conscience tranquille désormais, Joseph ne se préoccupa plus que de mener son projet à bonne fin : il partit pour Paris quelques jours avant Paul, pour mettre ordre à ses travaux et se préparer quelques semaines de loisir. Il s'en alla rêvant, à Berthe, à son prochain mariage, et se berçant d'enivrantes pensées d'amour, jusque-là inconnues pour lui.

Paul ne tarda pas à le rejoindre. La veille du jour où il devait quitter Verdières, Berthe se tenait assise près de l'étang, sous un vieux saule, à quelques pas seulement de la fenêtre du salon. Elle tenait à la main sa broderie, mais son aiguille restait inactive entre ses doigts. Elle songeait à Paul, prêt à retourner à Paris. Elle l'aimait en secret avec toute l'ardeur de sa nature méri-


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dionale, avec toute la chaste timidité d'une première affection. Elle n'avouait cet amour à personne, elle se l'avouait à peine à elle-même. Paul emportait avec lui toutes les joies, tout le bonheur, du château. Que les jours allaient paraître longs et tristes à sa jeune amie! Sa vie désormais serait une vie d'attente; seule, la pensée du retour lui donnerait un peu d'espoir. Avec son bon sens d'enfant sans expérience et son instinct de femme aimante, elle se demandait si Paul avait bien réellement choisi la voie du bonheur. Son esprit et son coeur se faisaient inquiets et tremblants, quand la conversation de MM. de Villiers et de Beauvert la tira de sa rêverie. Ils causaient au salon, et chacune de leurs paroles arrivait distinctement aux oreilles de Berthe.

M. de Villiers confiait à son ami toutes ses peines. Il lui traçait, en traits rapides mais navrants, l'existence de son fils, son imagination, son caractère enthousiaste et mobile. Il ne niait pas le talent de.Paul; il reconnaissait qu'à la longue il pourrait se faire un nom; mais combien de dangers de toute sorte, de souffrances, de dégradations de l'âme, peut-être, ne lui faudrait-il pas traverser ! Il s'attristait sur le sort de cet enfant, pour lequel il avait tant souhaité une vie calme et bienheureuse, et qu'il laisserait en mourant au milieu des tempêtes. — Et le vieillard s'arrêta, suffoqué par sa douleur.

En entendant ces aveux plaintifs tombés des lèvres paternelles, le coeur de Berthe se serra; son esprit s'illumina de lueurs nouvelles. Douée d'un tact exquis et d'une droiture de jugement rare à un âge qui sait encore si peu de la vie, elle n'eut plus de doute sur la certitude et la justesse des réflexions qu'elle-même foi-


DE L'AMOUR. 185

sait tout à l'heure. M. de Villiers avait raison : pour Paul, le bonheur n'était ni à Paris ni dans la gloire. Elle trembla sur l'avenir de celui qu'elle aimait; elle se repentit amèrement des encouragements imprudents qu'elle lui avait donnés; et, ne prenant conseil que de son affection et de son courage, elle résolut, s'il en était temps encore, de le guérir, de le rendre à son père, de le sauver malgré lui.

Dès lors, et dès le soir même, elle se montra grave, froide, silencieuse, en présence de Paul. Près de lui, plus d'abandon, plus de gaieté. Son jeune front se couvrit de teintes sérieuses, presque sévères; ses paroles, toujours amicales, se firent plus rares et plus réfléchies. Et Paul s'étonna d'abord d'un changement qu'il n'attribua bientôt qu'à la douleur causée par son départ. Il voulut consoler Berthe.

— Ce n'est pas pour mon bonheur que je tremble,, ce n'est pas sur moi que je pleure, répondit-elle.

Au départ, M. de Beauvert engagea Paul, avec une rude franchise, à songer à son vieux père. Berthe le reconduisit en silence jusqu'au bout de l'avenue; Paul, près de la grille, lui tendit la main en lui disant :

—Au revoir!

— Paul, répondit-elle, trouverez-vous donc le bonheur à Paris? et la gloire donne-t-elle le bonheur?

Berthe disparut, et Paul se dirigea, au pas de son cheval, vers la ville voisine.

Les dernières paroles de mademoiselle de Beauvert, le brusque changement de son humeur et de sa conduite, semblaient étranges au jeune artiste. Une vague tristesse s'empara de son esprit. Il marchait lentement, et vingt fois il se retourna vers la demeure clans la16.

la16.


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quelle il abandonnait son père, vieux et infirme, et Berthe vouée à une tâche Sacrée, qui eût dû être la sienne. Il regardait la blanche fumée du toit paternel, et, déjà bien loin, il cherchait encore à découvrir les hauts peupliers de Verdières. Une impression salutaire, et comme un sentiment de regret accordé aux joies paisibles qu'il laissait en arrière, pénétrait au fond de son coeur. Il songeait, non sans une émotion sérieuse, aux années enfuies et qui le rapprochaient chaque jour davantage de l'âge mûr, dans lequel il allait entrer sans considération et sans dignité. Aux derniers rayons du soleil sur les bois jaunis, il entrevoyait sa verte jeunesse s'éloignant à pas lents comme une soeur blessée et lui jetant un regard d'adieu. Et, quand les grands peupliers eurent entièrement disparu, et qu'il se trouva seul sur la route, il laissa flotter les rênes de son cheval, peu habitué à cette pacifique allure, et tomba dans une rêverie profonde.

Berthe, au travers du feuillage, le suivit longtemps des yeux. Elle devina ses hésitations inquiètes : elle en bénit. Dieu. Rentrée au salon, elle s'approcha de M. de Villiers, étendu dans son fauteuil; et, accoudée derrière lui, elle contempla cette tête blanchie, courbée par de muettes douleurs.

— Il est parti! murmura le vieillard d'une voix désolée. Il me laisse seul, tout seul ici!

— Et moi, mon père? répondit Berthe en le baisant au front.

Et tandis que M. de Villiers se retournait vers la jeune fille :

— Mon père, ajouta-t-elle avec un accent inspiré, courage et patience!


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III

Berthe connaît maintenant la cause de la douleur de M. de Villiers; plus que jamais elle veut être son ange consolateur. Elle redouble envers lui de soins touchants, de pieuses et délicates attentions. Assise à ses côtés, elle lui parle de l'Espagne, des moeurs de ce pays où s'est écoulée son enfance ; elle veille aux soins du ménage du château de Verdières comme de celui de Bonnefonds; elle se multiplie, elle suffit à tout; et si le front de M. de Villiers s'assombrit :

— Le coeur est bon, redit-elle aussitôt; patience, patience! il reviendra.

Mais les mois s'écoulent, et Paul ne revient pas. A Paris, il s'est remis sérieusement au travail, sans pouvoir renoncer pourtant et complétement aux distractions de sa vie passée. On ne rompt pas aisément de semblables chaînes, même lorsqu'elles sont devenues pesantes et font souffrir. L'habitude, on a raison, de tous les liens est le plus fort.

En avançant en âge, et selon la prédiction de son père, Paul se faisait moins bon ; les. instincts généreux de sa nature s'en allaient s'amoindrissant chaque jour. A mesure que sa réputation grandissait, l'envie s'attachait à ses pas. Les uns niaient son talent, les autres combattaient ses qualités à l'aide des qualités opposées qu'il ne pouvait avoir. La critique injuste l'exaspérait; et, coeur trop mollement trempé pour la lutte, il était évident qu'il ne parviendrait, pas à franchir la boue qui


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l'entourait sans en être quelque peu sali. Son maître, génie battu bien des fois aussi par des vents contraires, l'accueillait toujours avec la générosité des forts, et s'efforçait de relever et de soutenir son courage.

Souvent Paul recevait des lettres de Verdières. Berthe lui écrivait sous la dictée de M. de Villiers ; et, sauf ces mots chaque fois répétés : « Moi, mon cher Paul, je vous embrasse et je vous aime, » elle n'ajoutait rien de plus pour elle-même. Un jour, pourtant, il y eut un post-scriptum de mademoiselle de Beauvert; elle annonçait à Paul que son père était au lit et gravement malade, qu'il n'y avait pas un instant à perdre, qu'il lui fallait partir sans retard.

Paul partit le soir même. Près de son vieux père, il se montra attentif, rempli de craintes et de dévouement. Il lutta avec Berthe de soins touchants et de toutes les heures; et ces marques de tendresse rendirent le vieillard à la vie. Mieux que jamais, Paul fut frappé en cette circonstance de la délicatesse de coeur, de l'abnégation, des vertus solides et des qualités aimables de sa jeune amie. Il lui témoigna avec effusion toute sa reconnaissance pour l'affection qu'elle portait à M. de Villiers.

Mais, une fois le malade convalescent, Berthe redevint pour Paul ce qu'elle était lors de son dernier départ, grave, silencieuse, d'une amitié non pas froide, mais contenue, et chaque chose reprit au château sa marche accoutumée. Seulement, à son tour, Paul parut mal à l'aise et préoccupé. Le changement opéré dans la conduite de Berthe à son égard le surprenait de plus cm plus, et, en l'intriguant, blessait son orgueil autant peut-être que son coeur. Certain qu'il


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croyait être de l'alfection de mademoiselle de Beauvert, il lui semblait étrange que le sentiment eût pu disparaître sans cause, ou tout au moins s'amoindrir. Il ressentait parfois contre elle une impression de jalousie, presque de haine. Il était tenté de lui adresser de dures paroles, et de se laisser entraîner à des allusions blessantes. Mais son absurde colère venait s'évanouir devant l'angélique figure de la jeune fille assise près de M. de Villiers en cheveux blancs. Plus il l'observait attentivement, plus il était ébloui des rares perfections qu'il découvrait en elle. Douceur constante, indulgence à toute épreuve et si nécessaire dans la vie à deux, poésie sans exaltation romanesque, vertus sérieuses du ménage sans prosaïsme vulgaire, abandon et dignité, Berthe était ainsi. Jamais un pli boudeur ne passait sur son front. Prévenante sans affectation, elle s'oubliait elle-même, épiait les moindres désirs de ceux qu'elle aimait, et les accomplissait sans bruit. Sa toilette était élégante, simple, sans prétentions et sans apprêts. Son esprit, toujours occupé, ne laissait nulle prise à l'ennui, maladie incurable chez les femmes frivoles, que les plaisirs du monde ont seuls le pouvoir de tirer de leur torpeur vide de pensées.

Paul alors, loin de se rapprocher d'elle, semblait la fuir. Comme il ne pouvait retourner à Paris tant que son père ne serait pas complétement rétabli, il faisait des courses en Bretagne, et restait parfois plusieurs jours absent. En rentrant à Verdières, il n'y trouvait rien de changé. Dans le grand salon, M. de Villiers était assis dans son fauteuil au coin de la cheminée : en face, M. de Beauvert parcourait son journal, ou caressait son chien, au milieu de ce vieux ménage.


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Berthe, la consolation et la joie de tous, brodait silencieusement ou lisait à haute voix. La place de Paul était restée vide et l'attendait. Quelques brusques conseils de M. de Beauvert, un serrement de main de son père, un regard furtif et affectueux de Berthe, une légère teinte de tristesse inspirée à tous par la crainte d'une nouvelle absence, mais que nul pourtant ne semblait lui imposer comme un remords, telle était à peu près la réception faite à Paul à son retour.

Il n'était pas d'un caractère à supporter longtemps le malaise sans nom auquel il était en proie. Il résolut donc de s'éloigner aussitôt que la santé de son père le lui permettrait. Mais, ce jour arrivé, il sentit comme une révélation plus distincte se faire en son esprit. Vainement il essaya d'annoncer son départ ; il n'en eut pas la force. Il voulut chasser bien loin toute pensée qui pouvait l'entraîner vers des liens indissolubles. Il lutta inutilement; et, malgré lui, il lui fallut bien s'avouer qu'il aimait mademoiselle de Beauvert. Je ne dirai pas par quelles transitions longues et insensibles il passa avant d'en venir à rêver une vie intime, loin du monde, dans son. atelier, près d'une femme aimée, et qu'il nommerait.la sienne; comment il finit par se demander pourquoi il ne conduirait pas dans sa solitude cette belle et intelligente enfant, ange gardien de son foyer, dont la calme et souriante figure répandrait tant de joies bénies clans l'existence tourmentée de l'artiste.

Paul aima Berthe, et jamais il n'avait aimé ainsi. Son amour, celte fois — et c'était la première — le faisait meilleur et le rendait plus grand. Il n'essaya plus d'éviter la présence de mademoiselle de Beauvert. Il passa des heures à la contempler à la dérobée; il se


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sentait pris auprès d'elle d'un trouble étrange ; il rougissait et pâlissait tour à tour comme un enfant. Il découvrait chaque jour, au milieu des champs, clans le calme du soir, dans le parfum des brises, un charme dont il ne s'était point encore douté. Mais, quand il voulut se montrer plus empressé auprès de Berthe, quand il tenta de lui reparler de ses travaux et de ses espérances :

— Paul, lui répondit-elle, je souhaite que vous trouviez le bonheur.

Sur ces entrefaites, Joseph du Breuil vint à Verdières. Il avait un mois entier à consacrer à ses affaires d'amour, et le pauvre garçon arrivait tout rayonnant de l'espoir de son prochain succès. L'indifférence de Berthe pour Paul eût achevé de lui enlever toute crainte s'il en avait conservé encore. — Notre géologue ne lisait pas plus avant dans le coeur des femmes. — Il se montra, dès son arrivée, aimable, assidu, galant, même vis-à-vis de mademoiselle de Beauvert. Berthe répondit avec bonté à son empressement. Elle aimait Joseph d'une sincère affection, et n'avait jamais cherché à le lui cacher. Elle avait grande confiance dans son jugement et dans son coeur ; elle appréciait sa loyauté et sa discrétion; elle connaissait son dévouement pour Paul, et l'influence souvent heureuse qu'il exerçait sur l'esprit du bouillant artiste.

Un soir que Joseph se trouvait seul avec elle, et bien résolu de tenter un timide aveu, la conversation tomba sur M. de Villiers, et sur la maladie à laquelle il venait d'échapper. Berthe s'apitoya sur la destinée de ce vieillard infirme et privé de son fils. De là au sujet qu'elle voulait aborder, la transition était facile. Berthe parla


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do Paul, de la carrière qu'il voulait poursuivre, des déboires qu'il y rencontrait. Elle répéta, en les développant avec conviction et.dévouement, les paroles qu'elle avait entendues prononcer autrefois par M. de Villiers. Elle conjura Joseph d'employer tout son ascendant sur Paul pour l'engager à quitter une voie dont ils avaient tous à souffrir. Elle s'exprima avec la chaleur d'une affection bien profonde, et Joseph la quitta sans avoir osé prononcer un mot sur lui-même, et le visage pâle, le coeur agité et obsédé de cette unique pensée : « Me serais-je trompé, et l'aimerait-elle donc? »

Pendant la nuit, Joseph fut en proie à des songes fiévreux et à des pressentiments funestes. Au matin, il se tenait accoudé à sa fenêtre, les yeux fixés avec amour sur mademoiselle de Beauvert conduisant son père à travers le parc, et décidé à se rendre franchement vers son ami, lorsque Paul entra dans sa chambre.

— Joseph, dit Paul en lui tendant la main, je souffre ! je suis malheureux, et c'est vers toi, comme toujours, que je viens chercher un refuge et un conseil !

— Tu souffres ? répondit Joseph, parle; tu le sais, mon amitié est toute à toi ; elle est bien vieille déjà ; elle ne te manquera jamais.

— Joseph, je suis amoureux !

Du Breuil ne put s'empêcher de sourire; ce n'était pas la première fois que Paul se trouvait pris de celle maladie, dont, grâce à Dieu, il n'était jamais mort.

— Oh! mais ce n'est plus un amour de passage et frivole: c'est un amour sacré; et tu me croiras lorsque je t'aurai dit que je veux l'épouser et que, sans elle, le bonheur n'est plus possible pour moi.


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- Et qui veux-tu donc épouser? demanda le savant incrédule.

Paul désigna du doigt Berthe, qui s'éloignait avec son père.

— Mademoiselle de Beauvert? s'écria Joseph en pâlissant.

— Oui,•mademoiselle de Beauvert. Je l'aime, Joseph, et, quand je te disais le contraire, je te trompais, ou plutôt je me trompais moi-même.

Et Paul raconta tous les combats, toutes les incerti - tudes de son coeur avant d'arriver à la décision irrévocablement prise d'épouser mademoiselle de Beauvert. Et il souffrait, car son amour était dédaigné : il ne pouvait en douter, Berthe ne l'aimait pas.

Joseph, pour la première fois de sa vie, avait fait un rêve, et son ami le réveillait brutalement.

Il comprit à l'instant même que ses projets, si doucement caressés, devenaient à jamais irréalisables. Il se fit en son coeur comme une nuit sombre succédant à une belle journée de printemps. Le monde a trop médit de ces natures quelque peu sauvages; c'est en elles que poussent les passions profondes et persévérantes, et ce sera là toujours qu'il faudra chercher les véritables dévouements.

Joseph eut le temps de se remettre de son trouble avant de répondre. La veille, il ne s'était pas trompé; Paul aimait mademoiselle de Beauvert, et il en était aimé! A son propre bonheur il ne lui était donc plus possible de songer ! Il ne lui restait que le sacrifice, il fallait l'accomplir dignement, avec abnégation et jusqu'au bout. La pensée même de s'éloigner, il la rejeta comme une lâcheté : il peut être utile par sa présence, il ne partira pas.

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— Paul, dit-il en imposant silence à toute émotion qui eût"pu le trahir, as-tu longtemps et mûrement songé au projet que tu veux accomplir? Es-tu bien sûr de toi, bien certain de ton coeur?

— Oui, mon ami, répondit Paul, sûr de moi et sûr de mon coeur.

— Eh bien! ce projet réalisé, je te le dis franchement, c'est pour toi le bonheur et le salut. Mademoiselle de Beauvert est digne en tous points de ton amour. Il ne faut plus tarder, il faut aller à elle, et, sans réticences, sans fausse honte, lui avouer que tu l'aimes et lui demander sa main.

Et sans écouter aucune objection :

— Viens! dit-il.

Il entraîna Paul dans le parc, vers le bosquet où s'étaient dirigés M. de Villiers et sa fille. Aussitôt qu'il les aperçut :

— Va, mon ami, et courage, lui dit-il ; parle sans crainte, et, crois-moi, tu n'auras pas lieu de t'en repentir.

Paul marcha droit à mademoiselle de Beauvert, assise, pâle et pensive, sur un banc de verdure.

— Berthe, lui dit-il doucement, de crainte que M. de Villiers n'entendît ses paroles, vous semblez souffrir, qu'avez-vous ?

Berthe, sans répondre, lui montra M. de Villiers légèrement assoupi, abattu et courbé sous le poids d'un chagrin intérieur dont Paul savait la cause.

Cotte vue produisit sur Paul une émotion pénible.

— Berthe, dit-il, il faut que je vous parle; je vous en prie, clans une heure soyez ici.

— J'y serai, répondit Berthe d'une voix grave.


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Paul retourna vers son ami. Joseph était assis près de sa table de travail, la tête cachée dans ses mains.

— Eh bien! dit Paul, toi aussi, tu sembles souffrir?

— Non, répondit Joseph, non ; je songeais à un problème bien difficile à résoudre.

C'était sans doute le problème de son bonheur. Une heure après, Paul était auprès de Berthe et lui disait:

— Berthe, vous êtes l'unique pensée de ma vie ; je vous associe en mon coeur à tous mes projets, à toutes mes espérances. Si je travaille, c'est pour me rendre digne de vous. Berthe, je vous aime! je vous aime, et je ne trouve en vous qu'indifférence et que dédain ! Oh ! pourquoi faut-il, Berthe, que vous ne m'aimiez pas !

— Et qui vous a dit, Paul, que je ne vous aimais pas?

— Si je m'étais trompé, Berthe, et si vous m'aimez, répondit-il avec un accent de bonheur et de crainte tout ensemble, dès ce jour je reprends courage. Oh ! s'il en est ainsi, je me sens la force de triompher des obstacles, de tout entreprendre, de parvenir à tout! Désormais, pour moi, plus d'hésitation, plus de souffrance inquiète; je recouvre les belles illusions et la foi puissante de ma jeunesse! Si vous saviez mes projets de retraite et d'étude ! Si vous saviez, près de vous, comme je chercherais toute ma vie à vous complaire! comme je mépriserais l'envie, comme je conquerrais aisément la gloire, comme je deviendrais un grand artiste! Berthe, si vous m'aimez, bientôt vous serez fière de mon nom ! Si vous consentez à être ma femme, je le jure, vous serez heureuse!

Berthe l'avait écouté sans l'interrompre.

— Paul, lui dit-elle à son tour, vous avez en vos


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mains le bonheur de votre père, votre propre bonheur, et vous avez aussi le mien. Je vais vous parler avec franchise; écoutez-moi, et que Dieu me donne la force de tout dire, dussé-je briser votre coeur et faire saigner votre orgueil. Quand je vous rencontrai, il y a six ans, j'étais bien jeune, et je vous écoutai parler de votre avenir en faisant des voeux pour la réalisation de tous vos projets. En vous revoyant à Verdières, je me laissai séduire encore, comme vous et par vous, et j'encourageai vos travaux. J'applaudis à vos succès. Paul, je m'abusais, comme vous vous étiez abusé vous-même. Quelques paroles de votre père, que je surpris par hasard, m'éclairèrent subitement sur votre destinée; je compris tous les dangers de la carrière que vous aviez choisie, et qui d'abord, à moi, jeune fille, avait pu me paraître belle. Dès lors, je tremblai pour votre repos, pour votre bonheur, pour le bonheur de ceux qui vous aiment. Paul, ayez foi en la parole d'un père qui sait mieux que vous la vie : en poursuivant la gloire, vous perdrez les qualités sérieuses et charmantes que Dieu vous avait données. Acheter la gloire à ce prix, c'est l'acheter trop cher : la gloire ne vaut pas le bonheur. Chaque fois que vous nous êtes revenu, je vous ai toujours trouvé plus inquiet, plus tourmenté, plus malheureux. Aujourd'hui, vous pouvez encore vous arrêter dans cette voie funeste; bientôt il serait trop tard. Vous pouvez, en travaillant à votre propre bonheur, faire celui de votre père; et moi, Paul, vous pouvez me faire vous bénir et vous aimer.

— Oh! parlez, Berthe, répondit-il, pour cela que demandez-vous?

Alors, aux rayons du soleil dorant les bois et la fraî-


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che vallée, au chant de l'alouette matinale, près du ruisseau qui coulait à travers un rideau de peupliers et de trembles, les yeux au ciel, et demandant à Dieu la force d'achever ce qu'elle avait à dire :

— Il faut, continua Berthe, abandonner votre carrière commencée, quitter Paris, rester au pays, renoncer à la gloire.

—Briser l'avenir ! renoncer à la gloire ! s'écria Paul.

— Que vous importe, si je vous aime?

— Vous m'aimez, Berthe?

— Oui, Paul, je vous aime; et, moi aussi, j'ai mis en vous tout mon bonheur. Et c'est pour cela que je souffre et que vous m'avez vue pleurer. En songeant à vous, Paul, j'ai pleuré bien souvent,

— Renoncer à la gloire! murmurait-il anéanti, la tête penchée sur sa poitrine.

— Que vous fait la gloire, si vous m'aimez? moi, je suis jalouse de la gloire. L'amour de la gloire, d'ailleurs, mène à l'ambition, et l'ambition ne conduit point au bonheur'. Et puis, c'est pour moi, dites-vous, que vous enviez cette gloire? eh bien! je crois en votre talent, Paul; je crois à votre avenir; la réputation que vous cherchez, vous pouvez l'atteindre. Mais je vous en demande le sacrifice, au nom de l'affection, que je vous ai donnée. Je suis jalouse de l'opinion publique et de la foule; c'est pour moi seule que je veux garder votre talent. J'exige de vous un grand sacrifice, je le sais ; il est indispensable à votre bonheur et au mien. Si vous me le refusez, Paul, tout sera à jamais fini entre nous. Ma vie appartiendra à votre père infirme et' sans soulien, je la lui consacrerai tout entière, je m'efforcerai de rendre sa vieillesse moins amère et l'aiderai, à sa

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dernière heure, à prononcer votre nom en le bénissant.

— Berthe, je vous aime ! Et pourtant je souffre bien !

— Je vous quitte, Paul ; en ce moment, vous ne pouvez ni ne devez contracter à la légère un engagement trop prompt. Chaque jour j'attendrai votre réponse en priant Dieu qu'il vous accorde du courage.

Berthe, à la fin du jour, en donnant à M. de Villiers le baiser du soir :

— Patience, mon père, lui dit-elle, votre fils vous aime, je vous le rendrai bientôt.

La lutte commença, longue et douloureuse, dans le coeur de Paul. Épris plus que jamais de mademoiselle de Beauvert, des charmes de son esprit et de la beauté de son âme, tout autant que de celle de son visage, il ne pouvait se résoudre à renoncer au bonheur qu'il était certain de goûter près d'elle. Mais pouvait-il davantage abandonner sa carrière d'artiste, qui lui avait, coûté tant de travail et tant de peines? Il espérait vaincre la résolution de Berthe, et tous ses efforts se dirigeaient vers ce but. Vingt fois il tenta de la convaincre et de l'attendrir. Il demanda grâce, il supplia ; elle resta inflexible. Et pourtant, lui disait-il, les débuts, toujours si pénibles, étaient achevés; le succès avait couronné déjà ses efforts; et, une fois marié, il n'aurait plus à affronter les dangers d'un isolement que Berthe redoutait pour lui ; la gloire enfin semble si bien la noble compagne de l'amour. Mais Berthe, initiée depuis un an aux confidences de M. de Villiers, répondait avec la sagesse d'une vieille expérience. Elle combattait une à une les objections de Paul; elle lui retraçait avec énergie cette existence dévorante que Balzac a tant de fois ap-


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profondie avec son réalisme terrible : accablé de préoccupations incessantes, sans repos d'esprit, sans calme de coeur, sans une heure de loisir, plongé au milieu des créations de sa fantaisie, à, peine lui resterait-il quelques fugitifs instants à donner aux joies de la famille et à celle qui porterait son nom et lui aurait voué sa vie. Elle lui faisait entrevoir en même temps la quiétude, de l'homme à l'abri de toute censure envenimée, la paix constante, que le tumulte des passions et les bruits de la foule effarouchent; et ces paroles, que Paul avait jusqu'ici traitées de banalités vieillies, prenaient sur les lèvres roses de la jeune fille un accent de vérité sans réplique.

Alors il était sur le point de se laisser vaincre et de promettre ce qu'exigeait Berthe. Mais aussitôt la gloire et l'ambition se présentaient à lui avec leur cortège magique qui trouble la tête et enivre le coeur. — Berthe. avait repris son maintien grave et presque sévère d'autrefois; elle évitait de se trouver seul avec Paul; elle lui adressait rarement la parole, mais, le soir en le quittant, elle lui tendait la main, et dans cette étreinte, et d'un seul regard, elle lui révélait tout son amour, toute sa souffrance, mais aussi toute son inébranlable fermeté.

Joseph était devenu le confident des d'eux amoureux. Il aidait Berthe à vaincre, l'indécision de Paul, il lui portait les discours désolés de son ami. Dans ce rôle d'abnégation, il y avait pour Joseph de poignantes douleurs mêlées de jalousies dévorantes, qu'il rejetait bien loin, comme d'indignes pensées. Il ne se trahit pas une seule fois; son dévouement fut sans faiblesse. Et pourtant, lorsque près de Berthe, qui le regardait comme


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son meilleur ami, il sentait le bras de la jeune fille s'appuyer avec abandon sur le sien, il entendait sa voix lui dire les plus intimes secrets de l'âme, il voyait les larmes couler de ses beaux yeux bleus; lorsque le matin, au lever du soleil, seul avec elle clans la campa gne ; lorsque le soir, sous les marronniers dont le feuillage rend la nuit plus épaisse et le coeur plus tourmenté, il songeait à tout le bonheur dont il était à jamais déshérité, il se trouvait pris d'un désespoir profond. Il se demandait si ces situations chaque jour répétées n'étaient point au-dessus des forces humaines, s'il ne lui était pas permis de s'enfuir bien loin et s'il était voué à un martyre intolérable et de toutes les heures.

Il s'éloignait, cachant sa peine; mais son visage était pâle, son front sillonné de rides, son courage abattu. Il se réfugiait dans sa chambre ou dans l'épaisseur des bois, où Paul savait bien le découvrir. Désireux de connaître ce qui se passait dans l'âme de Berthe, Paul venait demander à son ami les moindres détails de sa conversation avec celle qu'il n'osait aborder. Les amoureux sont égoïstes; ils s'inquiètent peu des douleurs d'autrui, ou plutôt ils ne les voient pas. Pourtant, Paul restait frappé quelquefois de l'aspect sombré de Joseph.

— Serais-tu donc également amoureux? lui disait Paul en souriant; te voilà triste, presque aussi triste que moi.

— Moi, répondait Joseph, amoureux! ne sais-tu donc pas que je n'ai d'amour que pour la science?

— Oui, tu professes un souverain dédain pour les femmes. Mais, un jour, mon ami, si tu viens à aimer, tu comprendras alors qu'on souffre bien . Dieu te garde. Joseph, de tout sentiment d'amour !


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Et Paul disait encore :

— Tu l'as vue, toi ! tu viens de passer une heure entière avec elle. O mon ami, tu es bien heureux !

En toute occasion, Joseph prenait vis-à-vis de mademoiselle de Beauvert la défense de Paul. Il s'efforçait d'atténuer ses torts, il expliquait sa faiblesse, il exaltait sa généreuse nature; et Berthe lui disait en lui serrant la main.

— Vous êtes grand, vous! Vous êtes un noble coeur! Oh ! comme vous sauriez aisément aimer sans partage.

Berthe pourtant n'était point injuste envers Paul; elle comprenait combien le combat devait être acharné dans l' âme de l'artiste et combien était immense le sacrifice qu'elle exigeait de lui. Paul en effet semblait livré à la plus cruelle souffrance. Il était presque méconnaissable. Durant la nuit, il ne donnait pas, et, pendant le jour, il errait comme une âme en peine, dévoré par le doute et l'indécision, sentant le bonheur près de lui sans pouvoir l'atteindre, et ne s'en prenant qu'à lui seul des maux qu'il endurait. Ce n'était plus le bouillant jeune homme d'autrefois, au regard fier, à l'humeur vagabonde, l'insouciant artiste d'Espagne, le joyeux et spirituel convive des folles orgies, le brillant cavalier des salons de Paris, épris chaque soir d'une femme nouvelle ; c'était un malheureux, au coeur mortellement atteint, au front courbé, au regard languissant, à la démarche lente et brisée. Il recherchait la solitude et le silence ; les bruits étrangers l'importunaient; le rire et le bonheur des autres lui faisaient mal. Nul de ses anciens amis n'eût pu le reconnaître.

Un jour, au fond de la partie la plus ombreuse du


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bois, il se tenait assis, effeuillant machinalement une fleur qu'il avait ceuillie. Les yeux fixés vers la terre, anéanti, il ne voyait rien, il ne songeait à rien. Il resta longtemps ainsi. Joseph vint doucement s'asseoir près de lui.

— Joseph, dit Paul en se levant brusquement, mon parti est pris, j'ai assez souffert, je ne veux plus souffrir. Je vais partir, non pas demain, aujourd'hui même. Je ne reviendrai plus, et je ne demanderai qu'au travail et à l'ambition l'oubli d'un bonheur que je rêvais follement, et que je n'atteindrais jamais!

Joseph jeta à la dérobée un regard derrière lui, il tressaillit, son visage prit une, expression inquiète.

— Ainsi, dit-il à Paul, prêt d'arriver au port, tu te lances de nouveau dans la tourmente; tu t'éloignes du but que tu touchais du doigt. Dis-moi, mon ami, y astu bien songé?

— J'y ai songé nuit et jour, répondit Paul avec exaltation; j'ai tout fait, tout sacrifié pour elle; je voudrais lui donner ma vie : mais, elle, elle ne m'aime pas; elle ne m'a jamais aimé.

— Je ne vous ai jamais aimé! dit avec un accent de douloureux reproche mademoiselle de Beauvert, qui venait de tout entendre. Vous ne le croyez pas? Pourquoi donc parlez-vous ainsi? — Et, si vous le croyez, Paul, je ne vous reconnais plus.

Paul regardait Berthe avec étonnement.

— Je ne vous ai point aimé! continua-t-elle, et depuis deux ans votre pensée ne m'a pas quittée ! et, depuis que je vous, vis en Espagne, j'ai toujours attendu avec impatience le moment de vous revoir. Vous pensez que je ne vous aime pas! et depuis des mois je souffre,


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non-seulement de mes propres douleurs, mais aussi, et bien plus, de celles que je vous vois souffrir. Je n'ai pas un moment de repos, pas un jour qui ne soit employé à chercher le moyen de vous guérir. Et vous dites, Paul, que je ne vous aime pas! Oh! avec cette parole, sans doute involontairement échappée de vos lèvres, vous m'avez brisé le coeur !

Paul baissait les yeux ; il attendit quelques, instants avant de répondre. Il parut sonder son courage. Et, soudain, relevant la tête :

—Eh bien! dit-il, pour vous, Berthe, je renonce aujourd'hui à l'unique ambition de ma vie. Je renonce à l'avenir, à la gloire, à tous mes rêves; je ne vous demande que votre amour.

— Il est à Vous, Paul, répondit Berthe ; il est à vous, et le bonheur aussi. Et, en ce moment, vous semblez plus grand à mes yeux que ne pourraient vous faire toutes les couronnes de la gloire.

— Je le jure, Berthe, je suis prêt à vous obéir en tout. Quelque immense que soit le sacrifice, je l'accouiplirai désormais sans arrière-pensée, sans murmure et sans regrets.

Dans l'accent du jeune homme, il y avait tout un poëme de désolation, de lutte, de déchirement de coeur s'évanouissant comme par magie au souffle de l'amour.

— Paul, reprit mademoiselle de Beauvert, quelle que soit l'affection que je vous ai donnée, vous en êtes digne. De ce jour, s'il était possible, je vous aimerais davantage. C'est par le dévouement de toute ma vie que je m'efforcerai de. reconnaître le sacrifice que vous vous imposez pour moi. Paul, à votre tour maintenant ; ordonnez, je


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suis prête à vous obéir. Je suis votre femme, voici ma main.

Paul prit la main de Berthe avec transport et la pressa dans les siennes.

— Et vous, mon ami, dit-elle à Joseph, gardez-moi une amitié semblable à celle que je vous ai vouée, éternelle, et tout entière.

Le soir, Paul dit à M. de Villiers :

— Mon père, je vous ai fait souffrir; j'ai affligé votre vieillesse par des craintes incessantes. Maintenant, mon père, je ne vous quitterai plus. Mais dites-moi d'abord que vous m'avez pardonné.

En entendant ces paroles, M. de Villiers croyait rêver. Il bénissait son fils; il eût voulu se jeter à ses genoux.

Et, quand M. de Beauvert apprit cette nouvelle, il serra la main de Paul à la briser.

— Mon garçon, lui dit-il, vous aviez du talent; mais, par Dieu, je le savais bien, vous avez aussi du coeur.

IV

A la suite de toute lutte morale, terminée par une irrévocable décision, l'âme goûte une paix profonde. Il semble que c'en est fait des agitations du coeur, que l'esprit tentateur est vaincu, et le bonheur assuré. Plus d'inégalités d'humeur, de marasmes et de violences de pensées. On se laisse doucement aller au cours facile d'une vie nouvelle, on trouve des joies inconnues dans les mille bonheurs quotidiens appelés autrefois mono-


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tones et vulgaires. Il en fut ainsi de Paul durant les jours qui suivirent l'après-midi dont j'ai parlé.

Avant de se fixer définitivement à Verdières, il lui fallait retourner à Paris pour mettre ordre à ses affaires: Ce voyage ne laissait pas que de jeter quelques vagues inquiétudes dans l'esprit de Berthe; mais elle préférait voir Paul partir tout entier encore au souvenir de sa promesse, et avant que l'exaltation, inhérente à une semblable nature, fût dissipée.

Paul partit donc. Les adieux de Berthe furent touchants, empreints de confiance en celui qu'elle aimait, mêlés d'un calme sourire et d'une parole d'espoir de prochain retour. Mais, lorsqu'il se fut éloigné, elle sentit son coeur se serrer ; elle se réfugia dans sa chambre, tomba à genoux, et le visage inondé de larmes : — Mon Dieu! murmura-t-elle, protégez-le! A Paris, Paul eut encore à soutenir un rude et dernier combat. En entrant dans son atelier, il se sentit enveloppé d'une atmosphère nouvelle. Il se retrouva en face des ébauches commencées, de ses plans et des mille objets d'art qu'il s'était plu, avec goût et intelligence, à réunir autour de lui. Il s'arrêta pensif, et un commencement de regret se glissa clans son âme. Du fond de ce sanctuaire s'élevait comme une voix de sirène, le conjurant de ne pas s'éloigner et l'appelant ingrat. N'était-ce pas là, au milieu du travail, qu'il avait goûté les seuls vrais bonheurs de sa vie? Combien de douleurs l'amour de l' art n'avait-il pas guéri ! de quelles joies idéales n'avait-il pas, dans cet atelier, été comblé et ravi !

Mais, avec un violent effort sur lui-même, il s'arracha à ces préoccupations qui le rapprochaient du par18

par18


206 LES SORCELLERIES

jure, et s'occupa activement des affaires pour lesquelles il était venu à Paris. Il lui tarde de retourner à Verdières, de revoir Berthe, dont l'amour doit être pour lui le talisman le plus sûr, et dont le souvenir le soutient seul au milieu des dangers qui viennent en foule l'assaillir.

Un matin qu'il passait sur la place du Louvre, ses yeux s'arrêtèrent sur la porte du Musée, où il allait autrefois le coeur gonflé d'espérances. La tentation était au-dessus de ses forces; il succomba. Était-ce un crime de revoir, pour leur adresser un dernier adieu, ces chefs-d'oeuvre tant aimés durant de longues années? Ne devait-il pas saluer encore ces maîtres, qu'il avait si souvent invoqués, en leur demandant une étincelle du génie qui couronnait leurs fronts vénérés ?

Il entre; il gravit lentement les degrés du sanctuaire ; il éprouve le sentiment religieux du chrétien s'avançant vers l'autel. Il place la main sur son coeur pour en comprimer les battements violents; il essuie son visage mouillé de sueur; ses jambes fléchissent, son courage l'abandonne. Tout le jour il erre comme une ombre à travers ces galeries royales du génie. Il s'arrête de longues heures devant les oeuvres préférées; il redevient l'artiste à l'âme ardente, tel que ces maîtres, rayonnants dans leur gloire, l'ont connu jadis. Sa poitrine se dilate, il respire à pleins poumons le souffle défendu: il admire cet Éden dont il lui faut oublier l'entrée. Son esprit crée mille ébauches pour l'exposition prochaine; son regard est animé, ses cheveux rejetés en arrière; il a quitté le monde de la terre, il nage à travers les sphères lumineuses de l'idéal.


DE L'AMOUR. 207

Réveillé, en sursaut au moment de la fermeture des salons, il retomba subitement en face de la réalité.. Un sourd rugissement s'échappa de sa poitrine. Il passa une nuit sans sommeil, troublée de rêves incohérents, en proie à une fièvre brûlante. Et, lorsqu'au matin Joseph, qui l'avait suivi à Paris, dévoué jusqu'à la fin. entra chez lui, il le trouva pâle, des paroles amères sur les lèvres et la désolation au fond du coeur.

Joseph devina aisément la cause du mal dont son ami était atteint. Il le pressa de partir pour Verdières, le jour même s'il était possible. Il promit de l'accompagner encore.

Paul ne le pouvait pas. Il devait, avant de quitter Paris, prendre congé du maître illustre et bienveillant qui l'avait aidé de ses conseils, encouragé et soutenu clans la carrière qu'il abandonnait. Agir autrement eût été la marque d'un esprit égoïste et d'un mauvais coeur.

Joseph secoua la tête, et le départ fut fixé au lendemain

Paul fut reçu par le maître comme il l'avait toujours été, en élève préféré entre tous. L'artiste loua ses derniers travaux, l'encouragea, lui promit l'avenir, et le retint une partie de la soirée. Paul le quitta sans avoir trouvé le courage d'avouer qu'il renonçait à la carrière des arts,

En rentrant à l'hôtel, il acheta une toile, des couleurs, des pinceaux. A l'instant même il transforma son salon en atelier; et, le lendemain, Joseph le trouva au travail, animé de cette surexcitation fébrile qui dévore la vie et fait les artistes de génie. Paul voulait, avant de quitter Paris tenter une oeuvre dernière; c'é-


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talent ses adieux à la peinture; sa toile achevée, il partirait. Une semaine entière il passa les heures devant son chevalet, regardant en son coeur pour y trouver des modèles; l'ébauche était achevée et bien venue, le tableau lui-même avançait. C'était une fantaisie éclatante, véritable rêve d'un talent auquel le lendemain n'appartient plus ; oeuvre suprême d'un génie qui, se sentant mourir, veut révéler toute son âme, broie sa couleur avec ses larmes et peint avec le plus pur sang de son coeur.

Cependant Paul s'attardait de plus en plus et ne partait pas. Un jour qu'il était complètement absorbé dans son travail, touchant à sa fin, il sentit une main légère s'appuyer sur son épaule, et une voix, douce comme celle des anges, murmura ces mots :

— Vous avez bien fait, Paul, de me préparer cette surprise. Merci d'avoir retracé si fidèlement mon image dans votre oeuvre; merci, mon ami, de m'apporter tant de talent avec votre coeur. Et, surtout, ne m'en veuillez pas d'être venue trop tôt. Loin de vous, je ne pouvais plus vivre : pardonnez-moi.

Paul, à la vue de Berthe, voulut briser sa toile : elle le retint; elle posa elle-même devant l'artiste, et le tableau fut terminé sous ses yeux.

Avertie par une lettre de Joseph du danger nouveau qui menaçait Paul, elle était venue sans retard à Paris avec son père, pour sauver celui auquel elle avait donné sa main et consacré sa vie.

isnfin, disons-le pour finir, Paul sortit vainqueur des épreuves contre lesquelles il eut à lutter. Berthe fut l'ange gardien de son bonheur : une femme le sauva. Entre l'amour et la gloire, entre l'amour et la


DE L'AMOUR. 209

poésie, Paul choisit l'amour : c'était garder les deux. Il eût pu vivre célèbre, il préféra vivre heureux.

Désormais retiré à Verrières, il passe ses jours simplement, prosaïquement même, si vous voulez.

Berthe adore son mari; elle est mère de deux charmants enfants; et, de ses regards, de son sourire, de son coeur, de toutes ses actions, s'élève comme une bénédiction pour le sacrifice que Paul lui a fait et la preuve d'amour qu'il lui a donnée. Au château la vie est calme, égayée de fêtes, sans monotonie et sans étiquette.

Paul n'a Voulu être ni avocat, ni préfet, ni magistral; il a même refusé la députation qui lui fut offerte. Qu'était-ce que tout cela, pour lui qui avait renoncé aux arts? Seulement il est maire de sa commune, avocat consultant, juge de paix des paysans, la providence des pauvres et des malheureux. Il chasse, visite ses champs, peint de charmants tableaux, et, malgré tout, reste plus poëte que bien d'autres qui écrivent de gros volumes de vers, poëte pour lui-même et, près des siens. Parfois, sans doute, à la vue d'artistes, jadis ses rivaux et devenus célèbres, il sent un vague regret traverser son âme. Il n'est pas facile, quand l'imagination s'est habituée à voguer à toutes voiles à travers le caprice et la fantaisie, quand on a vécu d'une existence idéale et fiévreuse que surexcitaient à chaque instant les applaudissements de la foule, l'éclat du soleil de la gloire, les bruits des fêtes et des concerts, de rentrer dans la réalité positive des choses; il n'est point aisé, comme on pourrait le croire, de se contenter du bonheur. Paul, aux heures de la tentation, s'en va au loin sur la colline, brise par la mar18.

mar18.


210 LES SORCELLERIES

che ses pensées envieuses, contemple le radieux coucher du soleil, et rentre au logis en redisant comme Jean-Jacques : « De bonnes actions ne valent-elles pas de bons tableaux?» — Il vit en dehors des ambitions mesquines de la politique ; il n'a nulle prétention de régénérer ou de sauver la France, et se contente de faire le bien dans son village. Après la mort de M. de Villiers, pleuré sincèrement par ses enfants qu'il a pu bénir et embrasser à sa dernière heure, Paul est allé avec Berthe visiter l'Espagne et l'Italie : il se dispose à partir pour la Suisse.

Que si vous demandiez à quoi sert une semblable existence, je vous dirais ce que me répondait un jour une femme poëte d'un grand renom et d'un noble coeur : « Ducis, cet aimable vieillard en cheveux blancs, était un soir accoudé sur son balcon, se plaignant avec amertume que sa vie n'était utile à personne. Comme il parlait, un long cheveu blanc tomba de sa tête, et un petit oiseau l'emporta dans son bec pour faire son nid. « Merci, mon Dieu, dit Ducis, je vois mainte« nant que je suis encore bon à quelque chose sur la « terre! »

Paul pensait comme Ducis. Pensons et agissons tous comme lui. Quelque faibles que soient nos bras, quelque mince que paraisse le grain de sable que nous apportons au service de l'humanité, apportons-le toujours, et ne demandons jamais : «A quoi cela peut-il servir ? » Chacun a sa mission en ce monde. Humble ou glorieuse, accomplissons-la. Faisons le bien dans la sphère où nous sommes placés. Le Christ l'a dit : « Si nous avons peu, donnons peu ; si nous avons beaucoup, donnons beaucoup. » La pièce d'or jetée dans le


DE L'AMOUR. 211

chapeau du pauvre, une parole tombée du coeur, le cheveu qu'emporte l'oiseau, tout est compté.

Et Joseph du Breuil, que devint-il? Tant qu'il crut sa présence utile à Paul, il demeura près de lui, quoi qu'il pût lui en coûter. Il aida mademoiselle de Beauvert à conduire doucement son ami au bonheur ; mais, le soir même du mariage, il fit ses adieux aux habitants de Verdières.: une mission scientifique du gouvernement l'appelait- en Russie, et de là en Asie, où il devait séjourner longtemps.

Il partit, emportant bien des regrets. Et Paul, témoin des changements étranges survenus clans le caractère de Joseph, se dit en réfléchissant sur le passé : —Est-ce que Joseph aurait aimé Berthe? Pauvre Joseph, s'il en est ainsi, comme il a dû souffrir !

Joseph rentra en France trois ans après, non pas guéri, mais ayant puisé clans l'absence, le travail et le temps, ces trois grands médecins de toute âme malade, une force et une résignation nouvelles. Il vient chaque été à Verdières, où il est reçu comme un frère. Il a consenti à être parrain du plus jeune fils de Paul ; souvent le soir, près de Berthe, il fait sauter l'enfant sur ses genoux. Sa réputation s'est rapidement accrue; on le cite comme l'un des savants les plus distingués et les plus modestes de notre époque.

V

Ainsi finissent, en dépit des écrivains, bien des existences capables de remplir un premier volume de ro-


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man. Cette fois, comme souvent, le second volume, le dénoûment surtout, manquèrent. Bien fou qui veut trouver le bonheur dans la passion et le bruit, et croit que la carrière la plus pittoresque est habituellement la plus heureuse !

Nous traversons tous dans la vie une époque où l'exagération de l'esprit, le tumulte de l'âme, l'enivrement des sens, nous attirent, et nous séduisent. Le toit de la famille nous pèse, la vertu nous effraye, le repos nous semble terne et nous apporte l'ennui. Patience! comme disait Berthe, et attendons la fin. Au début, nous rêvons des nuits de fêtes, des courses vagabondes a travers le monde, de romanesques entreprises et de folles amours. Nous nous élançons sur un cheval anglais, le chapeau sur l'oreille et l'orgueil au front. — Patience! bientôt nous chercherons les plaines unies, les joies égales du foyer, l'air doux et abrité des charmilles. Au matin, comme don Quichotte, la lance au poing, le casque en tête, nous partons fièrement au galop pour conquérir l'univers; durant la chaleur du jour, nous courons les aventures et nous combattons les moulins à vent. — Et, quand le soir se fait, nous rentrons au logis, la tête basse, le corps meurtri, le coeur sanglant, au pas sur Rossinante, et nous nous endormons au coin du feu, les pieds dans nos pantoufles. A vingt ans, nous déversons le mépris sur les hommes et les choses; nous marchons volontiers à la mort. — A quarante, nous devenons indulgents pour l'humanité et doux envers la vie. Nous commençons par Musset, —nous finissons avec Sandeau. Nous faisions siffler notre cravache, — nous marchons appuyé sur un bâton. Nous demandions l'oublieuse gaieté au


DE L'AMOUR. 213

Champagne, — nous buvons de l' eau rougie, — peutêtre, hélas! de la tisane. Enfin, nous ne pouvions vivre qu'à Paris, — et voilà que nous vieillissons en silence dans une ferme de Normandie ou dans un château de Bretagne, une bonne femme à nos côtés, et de jolis enfants sur nos genoux.


LA

NUIT DES CENDRES.

A. MADAME SAND.

Pulvis es.

Il y a bien dix ans de cela, madame, vous m'adressiez ces paroles : « Vous avez besoin d'expansion, mais vous avez encore plus besoin d'idéal. Élevez votre coeur vers des idées qui vous soutiennent et vous consolent quand vos sentiments rencontreront la souffrance et le regret. » J'étais jeune alors; je ne pouvais vous comprendre. Depuis j'ai bien vieilli, et je sais maintenant combien vous aviez raison.

Oh ! les amis qu'on avait à vingt ans ! les coeurs préférés où l'on place ses folles illusions, et les fantaisies


LA NUIT DES CENDRES. 215

rêveuses qui n'éclosent jamais, et les espérances de notre jeune vie! Oh! les amis des généreuses années, mousquetaires intrépides et dévoués, liés entre eux par un serment, jusqu'à la mort, et avec lesquels on doit conquérir le monde ! — Comme nous en avons laissé par les chemins, mortellement atteintes et saignantes, oublieuses et légères, de ces amitiés qui se disaient et se croyaient éternelles ! —

Avant de les détruire, j'ai voulu relire mes lettres, reçues et conservées depuis près de quinze ans. Elles augmentaient chaque jour, et de prudents conseils m'engageaient à les livrer aux flammes. Chaque matin je remettais au soir le sacrifice, chaque soir au lendemain, chaque lendemain à la semaine suivante, et puis à la fin de l'année. Mille prétextes entretenaient mes retards ; je les acceptais tous : la besogne était longue, le temps manquait. C'était le courage qu'il eût fallu dire.

Enfin, j'ai parcouru une dernière fois tout ce monde de souvenirs ; j'ai ressuscité mon passé, j'ai relu mon histoire, j'ai voyagé de longues heures à travers la période évanouie de ma vie. Étrange histoire! doux et amers souvenirs que ceux qu'on recueille épars sur des feuilles noircies par des mains autrefois serrées, échappés de coeurs muets aujourd'hui et refroidis.

C'est du collège que date d'ordinaire, avec nos premières amitiés, notre première correspondance. Quand les années d'étude louchent à leur fin — et qu'on va partir — mille promesses s'échangent dans les derniers adieux; on ne s'oubliera pas, on se suivra, du regard et du coeur, à travers les mondes, si divers, qu'on


216 LA NUIT

doit explorer. Séparés, on se parlera encore; et on s'éloigne les yeux pleins de larmes, tout surpris d'emporter des regrets de ce collège, qu'on s'était promis de quitter avec des émotions vibrantes de délivrance et de liberté. — La parole donnée, on la tient : on s'écrit. Mais, pressées d'abord, les lettres se font insensiblement plus rares, à mesure que les années s'allongent. Les événements se pressent; le tourbillon nous entraîne vers des affections nouvelles, — plus tendres, plus tyranniques, plus enivrantes—non plus durables — et les absents ont tort. Heureux encore quand, aux époques marquantes de notre vie, quelques lignes avares — et que notre main n'a point tracées — viennent apprendre à ces amitiés délaissées que nous vivons, mais à jamais perdus pour elles. Pourtant nulles autres ne creuseront un sillon plus profond dans notre mémoire, et toujours elles conserveront un refuge dans un recoin écarté de notre coeur.

J'ai trouvé là, dans ces liasses poudreuses, de pauvres lettres d'écoliers débordantes de sentiments généreux, de brûlantes aspirations vers le bien, d'inédite et naïve poésie. Et puis la vie, en marchant, se transformait,— elle stylo avec la vie. C'étaient alors de gigantesques, projets littéraires, des plans d'études historiques, d'audacieuses excursions à travers le globe. C'étaient aussi des lettres reçues dans les courses vagabondes, — précieuses nouvelles des absents prudemment restés au foyer de crainte d'enrhumer leur tranquille bonheur — qu'on courait, poudreux et las de la journée, recevoir à la poste du village, et qui apportaient le repos avec les rafraîchissantes senteurs du pays. —Et encore les conseils paternels, paroles sain-


DES CENDRES. 217

les, quelquefois doucement grondeuses, indulgentes néanmoins à nos misères, toujours les mêmes, comme l'amour dont elles procèdent, le seul désintéressé parmi tous les amours de la terre; témoignage d'éternel dévouement que Dieu dicte et que le coeur écrit; lettres sacrées enfin que j'ai gravées clans ma mémoire, et pieusement baisées avant de leur dire adieu.

Elles étaient là, toutes, devant moi, parlantes et bonnes, ces affections de chaque âge.

Celle-ci est bien vieillie, et fut bien constanteMuette, inattentive, presque insouciante aux jours heureux, le malheur la fit émue et vigilante. Elle et moi, nous vécûmes des années sous le même toit, de moitié dans la vie, buvant à la même coupe d'illusions, courant les mômes folies. Fortement trempée, le temps et la rouille ne l'entameront pas ; la tempête soufflera sans l'ébranler; les épreuves l'ont endurcie. Nous devons mourir, — et nous mourrons ensemble. —J'en puis dire autant de celle-là, qui, hier encore— et en face de son bonheur détruit — s'oubliait elle-même pour ne songer qu'à mes propres douleurs, et m'envoyait de bien loin, et le coeur saignant, des consolalions mouillées de larmes, jurant de m'aimer plus encore, — puisque je souffrais davantage, — à l'égal au moins du frère le plus aimé.

Et vous, mon capitaine, couvert, à douze ans, du sang du ministre d'un roi — ce ministre était votre père et ce roi était votre roi —une guerre de conviction vous trouva riche et vous laissa pauvre. Noble front bruni par le soleil et la poudre, nature inébranlable comme le granit de Bretagne, esprit droit et inflexible comme votre épée, chevalier sans peur et sans repro19

repro19


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che, vous aviez gagné vingt croix sur les champs de bataille, et, semblable aux héros de Vendée, — de vrais héros, ceux-là —vous n'aviez pas trente ans. Vous avez marché tête haute, coeur tranquille, contre les dures nécessités de l'exil, comme vous marchiez autrefois contre le plomb ou le fer, avec calme, courage, énergie, •résignation, foi on Dieu. Que vous importe la lutte! Dès longtemps, là-bas, sur une haute colline, vous avez placé le temple de votre Dieu, l'honneur; vous y avez abrité votre tête, avec votre coeur, sachant bien que les orages ne l'abattraient pas. Vous m'avez serré la main, et plus tard nous nous consolions ensemble avec vos souvenirs, les sons de votre guitare et le parfum de nos cigarettes. —

Maintenant, voici venir les malades de l'âme, les confidences d'un ami qui se laissa prendre, un soir d'enfance, sous les bosquets argentés du château, aux tendresses imprudentes d'un amour qui le tourmenta quinze ans, interminables et profonds soupirs que moi seul recueillais, et envolés aujourd'hui avec son amour. —Celui-ci portait un coeur de poëte, tout rempli de chimères, auxquelles la réalité cassa brutalement les ailes, arracha, sans pitié, les plumes d'or, comme à de pauvres oiseaux transis. Il se cabra contre l'humilité de sa destinée ; il clouta du travail ; il douta de l'avenir, ce grand consolateur des fortes âmes et toujours miséricordieux envers la persévérance et la bonne volonté, Parmi ceux-là, beaucoup, tristes au départ, dévorés de malaises plus vagues encore, — contre-sens du jeune âge, mais clans lequel se complaisent souvent les natures trop hâtées, — beaucoup sont demeurés et demeurent tristes pendant tout le voyage.


DES CENDRES. 219

Curieuse mosaïque, en vérité! singulier album, où de profonds désespoirs coudoient vos éternelles et spirituelles saillies, Louis, Charles, et vous, ami docteur; où les vers amoureux, Félix, marchent près des souhaits naïfs, sans orthographe, mais non sans coeur, que m'envoyait, au nouvel an, ma pauvre vieille Marie Talbot, chère Marguerite, qui me berçait quand j'étais tout petit enfant.—Je puis à peine consigner ici ces épîtres. fraîches, bien dites, aimables comme la nymphe classique, fille de la Grèce, couronnée des lauriers-roses de l'Eurotas; celles-ci vibrantes comme le tambour, celles-là affectueuses comme une femme, ces autres rêveuses comme la brise des nuits dans les aunes mystérieux, sombres comme Hamlet, douloureuses comme le roi Lear; ces autres encore, confiantes dans la vie comme l'enfant gâté d'une fée. Mais je n'oublierai pas, du moins, tes leçons épicuriennes, grand philosophe breton, revenu des vanités du monde, homme de génie dans l'art du sans-gêne et du bien-être, et qui remonte dans ta barque, avant dîner, le cours du ruisseau, pour cueillir des fleurs sur le rocher au nom infernal. Car tu es poëte, toi aussi, à ta manière— la bonne peut-être. —Tandis que ceux-là, — des amis pourtant, — puisque nous les aimons avec une larme de douloureuse pitié, —que font-ils de leur jeunesse et de leur coeur? Vies jetées à tous les souffles des joies dévorantes qui amoindrissent l'intelligence, endurcissent l'âme, énervent l'esprit et usent le corps. Existences d'élégance, de caprices, toutes en dehors, jamais intérieures et pensives, emportées par toutes les brises parfumées, mais empoisonnées aussi. Insouciants de leurs talents étouffés, de leurs facultés appauvries, ils n'ont qu'un but, vers


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lequel se presse leur ardeur : sentir, jouir par l'épidémie, par le corps, pressurer le plaisir, non le bonheur cueillir la fleur sur toutes les branches, s'attarder sous tous les pampres, s'enivrer à toutes les coupes, s'asseoir à tous les banquets. — L'heure venue, ils sauraient mourir avec courage. Mourir avec courage n'est rien ; c'est avec recueillement qu'il faut apprendre à mourir. Il faut marcher en face de la mort tête levée, l'envisager sans faiblesse, de toute sa hauteur, mais en même temps sans colère, le front illuminé par l'espoir futur, l'esprit rassuré par le souvenir du passé. Ce n'est plus le courage des grandes luttes qu'on doit connaître aujourd'hui, c'est l'énergie de la résignation, — je n'ai pas dit de la torpeur qui endort le corps, du découragement qui tue l'âme. Ah! mouillez votre vie de quelques larmes, pour ne pas vous y attacher trop. Vous la passerez, meilleure, vous la quitterez plus doucement. Le rire va bien à la jeunesse, le doux rire surtout. Mais qui donc, s'il sent ou pense, n'a dû, plus d'une fois, essuyer ses yeux! Et que répondront-ils, ceux-là, au jour où, l'oeil sec et vitreux, ils arriveront en face du maître qui a dit, —et ses paroles sont des ordres : —Bien heureux ceux qui pleurent.

Combien ils sont plus dignes d'envie, ces amis de l'esprit, avec lesquels on a rompu le pain de l'intelligence, historiens, penseurs ou poëtes; poëtes à corps perdu, dans le coeur et dans la pratique; historiens et penseurs courbés sous le pâle rayon de leur lampe durant les nuits noires, quand les étoiles sont éteintes. Ils souffrent, ils palpitent, ils crient par toutes les fibres de leur être, pour un sentiment ou pour une


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idée ; ils souffrent de toutes les douleurs du cerveau en travail, de toutes les désolations de l'esprit, de tous les découragements de la solitude, souvent compagne assidue de ces rudes ouvriers de la pensée. Tout homme ici-bas, parce qu'il est homme, doit payer à la douleur le tribut imposé à sa nature déchue ; tout homme, né de la femme, a ses désespoirs et ses heures de refoulement sur lui-même, durant lesquelles il voit passer le démon des mélancolies, toujours rôdant à l'entour et cherchant sa proie. Mais ceux dont je parle, ils ont la foi et ils espèrent. Et Dieu, qui compteles sueurs de l'intelligence et les larmes du coeur, saura récompenser l'oeuvre, quand viendra, au coucher du soleil, la fin de la journée.—

Les amitiés courtes, mais brûlantes, viennent à leur tour. Ebauchées en deux heures, deux lettres ont suffi pour les compléter, deux mois pour les éteindre. Mon ami, mon cher ami, depuis trois jours, ces mots passent et repassent sans cesse sous mes yeux. —

Oh! mais ces pages, je les ai conservées pour les brûler les dernières. Elles sont d'un petit enfant. Ce petit enfant est mon frère. Il m'écrivait près de sa mère: sa mère le pleure, maintenant que les portes du cloître se sont refermées sur lui. Ces pages sont devenues plus rares, sans doute, comme toute parole cle religieux détaché de la terre; elles sont restées affectueuses, comme celles d'un frère tendrement aimé, toujours embaumées de brises calmes, rafraîchies et saintes.

Mon frère, la tempête a donc été bien forte ?

Non, âme d'élite, âme admirable et bénie, nature débordante d'amour, toujours naïve, et passée sans

19.


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effort, et par une pente insensible, du foyer paternel à l'autel, reste, — nous te le disons du plus profond de notre coeur sincère et brisé — reste, abrité à jamais des orages et des déceptions. Reste, mais prie pour nous, belle âme, enfant ravi, prie et souviens-toi. au fond du sanctuaire, sous le regard de Dieu.

Chose étrange! de tant de mains, qui tracèrent ces lettres, trois seulement sont refroidies et croisées dans le cercueil ; et encore, parmi ces trois amis, deux sont des enfants. l'un de seize, l'autre de huit ans. Ils reposent, ceux-là. aussi les disons-nous bien heureux; bien heureux, parce qu'ils reposent — quia quiescunt, disait Luther. — Le troisième fut, durant de longues années, notre compagnon de toutes les heures. La fatalité nous sépara, ni lui ni moi no fumes coupables. Dix ans durant, je n'en entendis plus parler. C'était déjà comme s'il eût vécu. Mais, comme il allait mourir, s'en trop s'en douter pourtant, il se ressouvint de moi et ne voulut pas partir sans m'envoyer un dernier adieu. Le maître, qui l'appelait, lui donna, au moment suprême, cette bonne pensée.

Que la mémoire est infidèle et ingrate ! et, n'allais-je pas l'oublier, la jeune femme morte à vingt ans, morte mère d'un petit enfant, heureuse de vivre, amoureuse des fêtes et des joies du monde, bonne autant que belle. Rien n'a pu désarmer la mort, ni le sourire de la jeunesse, ni les mains jointes du petit enfant. Aujourd'hui, radieuse au milieu du bal, demain froide et pâle dans son linceul. Oh ! pourquoi — s'il m'est permis de le demander, humblement incliné dans la


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poussière — pourquoi l'avez-vous frappée, mon Dieu, lorsque tant d'autres — et j'en connais — eussent ambitionné sa place? lorsque tant d'autres, à l'organisation maladive et incomplète, au coeur agité et non rempli, aux longs espoirs déçus, eussent souhaité de partir, pour trouver enfin le repos en vous? — Ce n'est pas la mort qu'il est difficile d'aimer, c'est la vie ; et il faut vous bénir, ô mon Dieu, soit que vous nous imposiez la vie, soit que vous nous accordiez la mort.

Ceux-là, ils sont morts cle la mort matérielle; mais combien sont tombés, — et morts, après tout, — en détails, agonisant toute leur vie.. Ils se croyaient bons marcheurs cependant, alertes, intrépides; l' impatience leur donnait des ailes. Mais bientôt ils trébuchèrent contre la pierre, se déchirèrent les pieds aux buissons ; et, quand le soir se fit sur le grand chemin, ils s'assirent, poudreux et sanglants, sur le revers du fossé. Leur course commençait à peine; que le but était encore loin ! On part toute sa vie, on n'arrive jamais. C'est que la vie est une auberge; on y passe, on s'y succède; on y séjourne quelques heures, plus ou moins ; pour beaucoup, auberge désolée, sans feu et sans soleil. Ceux-là sont les plus heureux, qui s'y arrêtent à peine. Rien n'est triste comme de vivre longtemps. Le philosophe a dit : « Assieds-toi au banquet de la vie, ne l'y accoude pas. » Le philosophe disait trop. Ne l'assieds pas, reste debout, les sandales aux pieds, la ceinture aux reins ; dégage ton coeur des liens qui l'enchaînent, ton cerveau des fumées grossières, ton esprit des vaines sciences, et, comme le prisonnier, à tout instant, tiens-toi prêt à partir. En vieillissant, on apprend davantage. Heureux ceux qui ne savent pas!


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Heureux les affectionnés du Seigneur, qu'il prend au milieu de la verte jeunesse, qu'il brise dans tout leur feuillage et leur printemps.—Je ne les pleure pas, ceux qui dorment sous la pierre, mais je pleure bien des vivants, morts par le coeur, par l'intelligence, par le souvenir, par l'espoir. « Et il faut avoir pleuré les vivants pour comprendre qu'il peut être doux de pleurer les morts. »

Et maintenant, la première partie de mon existence est terminée. Je l'ai parcourue trois jours, je l'ai feuilletée page à page, j'ai voyagé à travers ma jeunesse, j'ai contemplé une fois encore les êtres aimés, avant de poser sur eux le couvercle du tombeau. Comme je me suis complu clans ce passé! Comme, durant ces trois jours, j'en ai vécu! Comme j'oubliais le présent et comme j'oubliais l'avenir dans ces pages où je relisais mon ancien coeur en relisant le coeur de chacun.

Et puis, la flamme s'est élancée du foyer ; et. durant une nuit entière, j'ai tout brûlé. J'ai déchiré mon coeur pièce à pièce, je l'ai brisé en morceaux et à plaisir, je l'ai consumé par lambeaux. Les premières lettres, je les relisais encore, je les gardais entre mes doigts, j'étais sans courage. Mais, sitôt qu'une seule eut été anéantie, ce fut comme un délire; j'avais la fièvre ; j'étais cruel, je les brûlais toutes —avec joie. Pourtant, ma main tremblait. C'était l'amère jouissance de l'homme qui se complaît à déchirer sa blessure et à voir couler son sang. Quelques-unes — les plus aimées — semblaient voltiger au-dessus des flammes, pour remonter au ciel. D'autres se consumaient lourdement. Je me figurais commettre une action sacrilège, J'avais peur de moi, comme le criminel a peur de lui. — Mais


DES CENDRES. 225

la flamme a tout dévoré, et bientôt s'élève un monceau de cendres —

Et, quand ce fut fait, mes.bras tombèrent vers la terre, ma tête s'inclina sur ma poitrine ; j'étais las. Le voyageur est las après une longue route, l'ouvrier après un dur travail. J'écoutais le vent des froides nuits d'hiver, et je me plongeais dans d'interminables tristesses. — Désormais, je me trouve plus seul dans le monde. Mes souvenirs ne sont plus inscrits que clans mon coeur, et quel coeur, le moins oublieux même, n'a souhaité, une fois au moins, un aide pour sa mémoire?

Oh! que j'en ai dépensé, d'amitiés, dans ma vie ! 0 mes amis, combien de fois n'avons-nous pas voulu nous aimer! Que de fois nous l'avons tenté! Combien de fois n'avons-nous pas échoué! Et comme tout cela est triste pourtant, ô mes amis ! — Non, je ne les quitte pas sans une impression douloureuse, ces pages tracées par vous, beaux rêves d' or qui voltigeaient autour de moi comme des séraphins aux ailes embaumées. Mais il vient un jour où mieux vaut briser ces vestiges des jeunes années, pauvres soeurs des années suivantes, qui rougiraient en détournant le regard, et ne pourraient, sans peine, nous reconnaître, si changés et déchus— et souillés.

Ma jeunesse est à son terme ; et, bien qu'elle semble encore au milieu de son cours, le plus doux s'en est allé. — Aujourd'hui, sauf quelques amitiés inébranlables, qui m'écrivent deux fois l'an, et auxquelles je réponds une fois, je n'écris plus; et bientôt, si je m'informe d'affections anciennes, j'irai me heurter à des tombes fermées ou à l'oubli — le tombeau du coeur, —


226 LA NUIT DES CENDRES.

Je n'écrirai plus. Adieu donc, ô mes amis! Les jours s'écoulent ; je me fais bien vieux, je suis bien las. Dans quelques heures, à mon réveil, j'aurai trente ans. — Et vous, madame, dont j'ai placé le nom illustre en tête de ces pages, maintenant, je le vois — vous aviez raison. —

Devant moi est un foyer éteint. Dans ce foyer dort, ensevelie, toute ma jeunesse.


UNE

COURONNE D'ÉPINES.

C'est une triste époque, quoi qu'on en puisse dire, que le règne de Louis XV. Sous une franchise de vice affectée, les roués et les débauchés insultent, la tête haute, aux principes immuables de la religion, de la morale et du bon sens. Dubois « fils d'un apothicaire de Brives-la-Gaillarde, premier ministre, et, durant plusieurs années, véritable maître du royaume, » mêle le cynisme au sacrilège: Richelieu crée une école de galanterie sans poésie, sans amour, sans coeur, qui a gardé son nom; Philippe d'Orléans change en vice chacune de ses qualités brillantes, et gouverne la France — après souper : les cotillons portent la couronne; « les magistrats rougissent de leur robe et tournent en moquerie la gravité de leurs pères; les prêtres, en chaire, évitent le nom de Jésus-Christ et ne parlent plus que du Législateur des chrétiens; les ministres tombent les uns sur les autres; le pouvoir glisse de toutes les mains; le suprême bon ton est d'être


228 UNE COURONNE

Anglais à la cour, Prussien à l'année, tout, enfin, excepté Français. La société devient puérile comme la société romaine au moment de l'invasion des barbares; au lieu de faire des vers dans un cloître, on en fait clans les boudoirs; avec un quatrain on est illustre. »

Louis XV, « qui, jusqu'à sept ans, marcha à la lisière, qui, jusqu'à douze, porta un corps de baleine, se laisse mener toute sa vie. » Aujourd'hui c'est la Pompa - dour, demain la du Barri,—à chaque heure ce sont ses passions. « En franchissant le seuil du château de Versailles, les hommes renoncent à leur dignité, les femmes à leur vertu. » Le ministre des plaisirs, du roi lui trouve tous les jours une pâture nouvelle, et le Parcaux-Cerfs est fondé. Mais ce coeur blasé en vient au point de ne pouvoir pas même s'étourdir; et quand le duc de Choiseul lui dit : Le peuple souffre! il répond en bâillant : Moi je m'ennuie. Il meurt; son corps est transporté, sans pompe, à Saint-Denis, et le peuple s'éloigne, repoussé par l'odeur fétide qui s'exhale du cercueil.

« Pourtant, comme ce peuple français ne peul jamais être tout à fait obscur, il gagne encore la bataille de Fontenoy. Pour empêcher la prescription de la gloire, d'Assas, aux champs de Clostercamp, s'écrie : « A moi, Auvergne! c'est l'ennemi!» Pour maintenir nos droits au génie, Montesquieu, Voltaire, Buffon,. Rousseau, écrivent. Et, pour que Dieu ne détourne pus, en maudissant, sa face de notre terre de France, une reine, une sainte, prie et pleure en silence, — et déjà on peut s'étonner des torrents de larmes que contiennent les yeux d'une reine.

C'est un portrait sur lequel le regard s'attache vo-


D'EPINES. 229

lontiers, et qui repose, que celui de Marie Leczinska. Au milieu de ces folles femmes; couronnées de roses et emportées dans un carnaval sans repos, la figure de la reine, calme, recueillie, dédaignée et souffrante, forme un contraste auquel l'esprit, las des chroniques scandaleuses, s'attache comme à une fraîche brise de mai, au lendemain d'une nuit d'orgie. La vie de Marie Leczinska n'a peut-être point l'attrait de ces histoires de courtisanes, si charmantes à la surface, et si misérables au fond ; mais on y trouve la quiétude et les charmes sérieux de la vertu. Il fallait bien que quelqu'un souffrît et se dévouât, et que ce fût la reine, puisque le roi, uniquement occupé de son ennui, ne trouvait pas le temps de sauver le royaume.

Marie Leczinska, fille de Stanislas, roi de Pologne et de Catherine Opalinska, naquit le 23 juin 1703, à Posen, au milieu des troubles occasionnés par l'élection de son père. Elle fut élevée clans les camps, au son du tambour, et passa son enfance à fuir devant les armées ennemies. Dans une déroute elle fut même oubliée près de Varsovie, et on la retrouva plusieurs heures après clans une écurie, dormant paisiblement dans son berceau. Enfin, Charles XII fut vaincu à Pultawa, 1709; fidèle à la fortune du roi de Suède, Stanislas se réfugia en Turquie et puis en France.

Au milieu de tant de revers, l'éducation de Marie Leczinska n'avait point cependant été négligée. Stanislas, homme éclairé, instruit, bienfaisant, roi philosophe, mais philosophe religieux, ne se laissa jamais abattre par les coups persévérants du sort. Il s'occupa sans cesse de son enfant ; il traça à la gouvernante de Marie un plan d'instruction pour sa fille, et composa

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250 UNE COURONNE

même, à l'intention de celle-ci. plusieurs Traités de morale. Il s'adressa constamment à son coeur autant qu'à son esprit, et ce furent surtout les principes d'une religion consolante qu'il enseigna à celle qui devait plus tard tant avoir besoin d'être consolée.

A vingt ans, Marie Leczinska avait une taille élégante, un maintien noble et réservé, un visage aimable plutôt que beau. Son jugement était droit, son coup d'oeil pénétrant, son esprit cultivé, timide, gai, indulgent et sans beaucoup d'éclat. Elle savait six langues, y compris le latin. Retirée à Weissembourg en Alsace, elle vivait modestement clans un château délabré, près de son père, d'une modique pension que leur faisait la France ; mais, du moins, ils vivaient en paix, car le régent avait fièrement répondu aux ennemis du roi déchu : « La France a toujours été l'asile des rois malheureux. » Dans les premiers jours de cet exil, l'ancienne reine de Pologne se plaignait de la destinée des siens, et paraissait regretter le trône. Quant à Stanislas, il se disait insensible à ses revers. Ils demandèrent l'un et l'autre à Marie ce qu'elle en pensait : — Je pense, dit-elle, que ma mère a raison pour le motif, et vous, mon père, pour le fond. Ma mère regrette votre couronne, parce qu'elle vous aime; vous, vous ne la regrettez pas, parce que vous êtes homme.

— Et toi, ma fille, répondit le roi, tu juges aussi comme, un homme.

Marie, refusa plusieurs mariages, dont deux avec des souverains d'Allemagne. Un jour qu'elle donnait su dernière pièce d'or à une pauvre vieille femme :

— Ah ! ma bonne princesse, dit celle-ci. Dieu vous bénira : vous serez reine de France !


D'EPINES. 251

La vieille femme avait dit vrai. Peu de mois après, le cardinal de Rohan se rendait près de Stanislas, et lui demandait la main de sa fille pour le roi Louis XV. La marquise de Prie, maîtresse du duc de Bourbon, premier ministre, ne fut pas étrangère à ce mariage. Elle voulait placer sur le trône une reine qui lui dût sa couronne et fût disposée à la ménager.

— Mettons-nous à genoux, et remercions Dieu, dit Stanislas à Marie.

— Mon père, s'écrie la jeune fille, vous êtes donc rappelé au trône de Pologne !

— Ah ! ma fille, le ciel nous est bien plus favorable : vous êtes reine de France !

En effet, la petite infante d'Espagne, que" Louis XV devait prendre pour femme, fut renvoyée avec de riches présents; le duc d'Antin vint, à la tête d'une ambassade, faire officiellement la demande de la fille de Stanislas; le 14 août 1725, le duc d'Orléans, fils du régent, épousa, au nom du roi, Marie Leczinska clans la ville de Strasbourg, et la jeune reine se mit en roule pour sa nouvelle patrie.

Louis XV l'attendait près de Moret, avec toute sa cour. Le maréchal de Villars raconte ainsi cette première entrevue, à laquelle il était présent :

« Le roi était impatient de la voir; il en a paru trèscontent. J'ai trouvé sa personne fort aimable. Elle a d'ailleurs la vertu, l' esprit et toute la raison qu'on peut désirer dans la femme d'un roi qui a quinze ans et demi.»

Le lendemain, 5 septembre 1725, la cérémonie du couronnement eut lieu en grande pompe à Fontainebleau, Lorsque le roi fit à sa femme les présents d'usage ;


252 UNE COURONNE

— Je les reçois volontiers, sire, lui dit-elle ; mais, comblée du don que vous me faites de votre coeur, je vous prie d'agréer que je fasse part de ceux-ci aux témoins de mon bonheur.

Et elle les distribua à toute la cour, avec un air d'affabilité qui en doubla le prix. Marie Leczinska avait alors vingt-deux ans.

La nouvelle reine de France rend compte ainsi à son père de son voyage :

« Ah ! mon cher père, qu'il y a longtemps qu'il était avant-hier, et que je ne vous ai rien dit! Il n'est rien que ne fassent les bons Français pour me distraire et m'empêcher de m'ennuyer. On me dit les plus belles choses du monde; mais personne ne me dit que vous soyez auprès de moi. Peut-être me le dira-t-on bientôt, car je voyage dans le royaume des fées, et je suis véritablement sous leur empire magique; je subis à chaque instant des métamorphoses plus brillantes les unes que les autres : tantôt je suis plus belle que les Grâces, tantôt je suis de la famille des neuf soeurs; ici j'ai les vertus des anges; là ma vue fait les bienheureux. Hier j'étais la merveille du monde, aujourd'hui je suis l'astre aux bénignes influences. Chacun fait de son mieux pour me diviniser, et sans cloute que demain je serai placée au-dessus clos immortels. Pour faire cesser le prestige, je mets la main sur ma tête, et, aussitôt, je retrouve, cher père, celle que vous aimez et qui vous aime aussi bien tendrement, votre chère Marie. »

Une fois sur le trône, Marie Leczinska ne se laisse point éblouir. Elle devient prudente et discrète; elle étudie la cour qui l'environne; et, se gardant d'un zèle exagéré, elle cherche à donner plutôt l'exemple que


D'EPINES. 255

des conseils. Affable et indulgente, elle se fait aimer du plus grand nombre et estimer de tous. Les pauvres trouvent en elle une bienfaitrice infatigable. Pour parvenir aux malheureux, ses aumônes prennent les formes les plus diverses. A ceux-ci elle fait remettre du pain, des vêtements, le linge nécessaire pour les langes du berceau et les linceuls du cercueil: à ceux-là elle envoie discrètement des habits de soie et des sommes considérables. « Par ses ordres, dit l'abbé Trouchiski, je distribuais, et à la fois, depuis deux cents louis jusqu'à douze mille livres. » A tous elle accorde ces consolantes paroles tombées du coeur, plus précieuses que tous les dons.

Elle s'habillait toujours simplement, au point que, sans la connaître, on n'aurait pu la distinguer des autres dames de la cour.

Un jour qu'elle se promenait sur la terrasse du château de Versailles, elle vit passer une femme courbée sous le poids d'un énorme fagot de bois. Elle l'appela et la questionna, lui demandant si elle connaissait la reine.

— Hélas! madame, répondit la bûcheronne, je n'ai pas ce bonheur-là.

Marie lui mit douze louis clans la main: en disant :

— Prenez votre mal en patience, ma bonne, et Dieu vous bénira.

Et, aussitôt, Marie Leczinska disparut.

Il y aurait mille traits semblables à raconter sur la reine de France.

Comme elle se fût reprochée d'augmenter, sous aucun prétexte, les charges qui pesaient déjà sur le peuple, elle associait à sa charité le dauphin, la dauphine,

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254 UNE COURONNE

les princesses ses filles, et quelques dames vertueuses de sa cour. Louis XV, étonné qu'elle pût suffire à tant d'aumônes, demandait à lu duchesse de Villars quelles pouvaient être les ressources de Marie Leczinska. La duchesse répondit que, sans doute, Sa Majesté et le contrôleur général venaient de temps en temps au secours de la reine. Et, le roi l'ayant assurée qu'il n'en était rien :

— Eh bien ! dit madame de Villars, je conseillerais fort à Votre Majesté de mettre la reine à la tête des finances de l'Etat, car elle a, évidemment, le don des miracles pour multiplier les siennes; et je suis sûre qu'elle donne beaucoup au delà de ses revenus.

Ce n'était pas l'évêque de Fréjus, le parcimonieux cardinal de Fleury, qui eût souffert que Marie Leczinska puisât dans la caisse publique. Le cardinal avait succédé clans le ministère au duc de Bourbon. C'était un vieillard ombrageux, circonspect, rangé, modeste et loyal. Il laissa la France épuisée se rétablir d'ellemême à l'aide de son tempérament robuste. Secondé par le pacifique Walpole, il fut le modérateur de l'Europe à cette époque de crise, il s'efforça d'apaiser les esprits, de concilier les intérêts, de négocier et de transiger. Par sa conduite réservée-, il s'acquit une haute influence dans les conseils des souverains. Il parvint à liquider le dernier règlement des comptes do la succession d'Espagne. Mais son économie fut poussée; jusqu'à la parcimonie, et son amour de la paix jusqu'à la l'unidite; et, à sa mort, les affaires de la guerre et de la marine se trouvèrent dans un état d'abaissement qui compromit la gloire de son ministère.

Louis XV accordait, toute sa confiance au cardinal,


D'ÉPINES. 255

son ancien précepteur. Il allait même jusqu'à écrire à la reine : " Je vous prie, madame, et, s'il, le faut, je vous ordonne de faire tout ce que l'évêque de Fréjus vous dira de ma part, comme si c'était moi-même. » Fleury ne pardonna pas à Marie Leczinska son attachement au duc de Bourbon, auteur principal du mariage de la fille de Stanislas et de Louis XV. Il usa envers elle de vexations mesquines. Il lui refusa plus d'une fois le payement de sa pension, sous prétexte qu'il avait remboursé des dettes contractées par la reine pour secourir les pauvres.

A la mort d'Auguste II, en 1753, le parti de Stanislas le proposa de nouveau pour roi, et l'opposa à Auguste III, électeur de Saxe, fils du feu roi. Stanislas réunit jusqu'à soixante mille suffrages. Villars et les vieux généraux poussaient à la guerre ; ils prétendaient qu'on ne pouvait, se dispenser de soutenir le beau-père du roi de France. Fleury se laissa forcer la main. Il consentit à fournir quinze cents hommes et trois millions; c'était trop peu pour réussir, assez pour compromettre le nom français. Cinquante mille Russes luttaient contre Stanislas. « Un Français, qui se trouvait par hasard à l'arrivée de nos troupes, le comte de Plélo. ambassadeur en Danemark, rougit pour la France, se mit à leur tête et se fit tuer. »

La reine, malgré les procédés étroits et taquins du cardinal, rendait justice aux qualités du ministre. Elle ne se vengea qu'une seule fois, et ce fut par un mol. Dans le temps où, pour épargner une dépense d'entretien de mille écus, Fleury faisait substituer un gazon à la magnifique cascade du parc de Marly, il chercha un jour à se disculper auprès de la reine de sa conduite


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vis-à-vis de Stanislas, appelé par le traité de Vienne au trône de Lorraine. — « Croyez, madame, dit-il, que la couronne de Lorraine vaut mieux pour le roi votre père que celle de Pologne. — Oui, répondit Marie Leczinska, à peu près comme un tapis de gazon vaut mieux qu'une cascade de marbre. » A la mort de Stanislas, la Lorraine passa à la France: ce fut la dot de Marie Leczinska.

La reine aimait la France, tout ce qui pouvait augmenter le bonheur du pays, toutes ses gloires. Elle accordait une protection particulière au président Hénault et au poëte Moncrif, un des principaux distributeurs de ses aumônes. Elle marquait au maréchal de Saxe une constante et sincère considération, et lui souhaitait d'imiter Turenne dans son retour à la religion catholique, comme il l'imitait dans ses exploits. Un jour que le maréchal prenait congé de la reine pour retourner à l'armée, elle lui promit de faire prier Dieu et de le prier pour son bonheur. « Ce que je demanderais au ciel, répondit le maréchal, ce serait de mourir comme M. de Turenne, sur le champ de bataille. — De quelque manière que meure le maréchal de Saxe, reprit Marie Leczinska, il ne peut que mourir couvert de gloire; mais, ce qui comblerait mes voeux, ce serait qu'au bout de sa longue et glorieuse carrière, il fût, comme Turenne, enterré à Saint-Denis. » Le maréchal de Saxe n'eut ni la gloire de tomber sur le champ de bataille, ni le bonheur de mourir dans la religion que lui souhaitait la reine. Quand Marie Leczinska apprit que le maréchal n'était plus : « Qu'il est triste, murmura-t-elle, et que l'on souffre de ne pouvoir dire un De Profundis pour celui qui nous a fait chanter tant de Te Deum. »


D'EPINES. 557

Les premiers temps de l' union de Marie Leczinska et de Louis XV furent heureux. « Mon âme est en paix, écrivait alors la jeune reine à son père; je trouve ici un contentement dont je n'osais me flatter, même sur votre parole. Je n'ai de peine que celle do ne pas vous voir! et, s'il plaît à Dieu, elle ne durera plus longtemps. On a déjà réglé dans le conseil le cérémonial cle votre réception. Sur quelques difficultés que l'on faisait à ce sujet, le roi a dit : « Ce que je ne lui dois pas « comme roi, je le lui dois comme gendre. » Jugez, mon père, combien ce propos m'a fait de plaisir. Et ce n'est pas le roi qui me l'a rendu. On ne respire ici que pour mon bonheur. » Six ans après son mariage, quand on cherchait à tourner les yeux du roi vers quelque belle dame de la cour, il répondait encore : « Ces femmes sont-elles donc plus belles que la reine? »

Mais ce bonheur ne dura pas. Le duc de Richelieu, madame de Tencin, mademoiselle de Charolais, travaillèrent à rompre l'intimité de Louis XV et de Marie Leczinska, et à empêcher le roi do vivre, comme ils disaient, en bourgeois. Ils parvinrent à lui donner une maîtresse sans qu'il eût besoin de s'en mêler, — à peu près comme on lui avait donné une femme. — Leur choix tomba sur madame de Mailly ; et, depuis lors, la reine vit passer à ses côtés et sous ses yeux cette suite interminable de courtisanes, dynastie de cotillons, qui usurpa le trône et le coeur du roi. Madame de Vintimille succéda à sa soeur; mademoiselle de Mailly, imitant Louise de La Vallière, s'en alla pleurer sa faute clans la solitude. Madame de Vintimille mourut en couches et fut remplacée par une troisième soeur, la marquise de la Tournelle, bientôt l'éblouissante duchesse de Château-


258 UNE COURONNE

roux, qui se flatta un instant de jouer le rôle d'Agnès Sorel auprès d'un nouveau Charles VII. Et puis ce fut mademoiselle Poisson, marquise de Pompadour. Celleci régna vingt ans. Elle distribua les grâces et les faveurs, nomma les ministres, les évêques et les généraux, accueillit les artistes et les philosophes, et maintint Louis XV dans une vie d'apathie et de débauches. En 1750, nommée dame du palais de la reine, — (madame de Pompadour nommée — par le roi — dame de la reine! — la marquise se montra soumise et respectueuse envers Marie Leczinska. « La reine, malgré toute sa sainteté, a un grand défaut, disait-elle, elle me hait; pour moi, j'aime cette princesse, et je la révère, parce qu'elle est vertueuse. » Elle écrivait à madame de Blagny : « La reine passe son temps à prier Dieu. C'est une sainte. Les grandeurs et les vanités de la terre ne la touchent plus. Je voudrais en pouvoir dire autant. » Et à la comtesse de Baschy : « La reine est, sans contredit, la femme forte. Elle souffre sa vieillesse, ses infirmités, ses chagrins (car elle en a), avec un courage que j'admire et qui m'étonne. Je vois, par son exemple, que la vraie dévotion est bonne à quelque chose. » C'était contre le dauphin, dont elle supportait difficilement le mépris, que madame de Pompadour tournait ses railleries. Elle se moquait des haires et des disciplines de ce prince, et prétendait qu'il se déguisait en jésuite pour dire son bréviaire. En 1764, la marquise mourut; et Louis XV, apercevant de loin la voiture qui emportait les restes de celle qu'il avait aimée, ne prononça, pour tous regrets, que ces mots : « La marquise n'aura pas un beau temps pour son voyage! » Marie Leczinska, la reine chrétienne, ayant, appris la maladie


D'EPINES. 239

de madame de Pompadour,—par laquelle elle avait souffert vingt ans— envoya s'informer de la santé de la marquise; et le roi, ayant été instruit de cette action : « C'est bien là la reine! dit-il ; la démarche est au-dessous de son rang, mais digne de sa vertu. » Marie Leczinska explique ainsi sa conduite en cette circonstance : « Ne serions-nous pas heureux si, en offrant le pardon à des gens qui ne nous le demandent pas, nous leur faisions naître la pensée de le demander à Dieu, qui a été bien plus offensé que nous. » — Madame du Barri fut lu dernière maîtresse de Louis XV. Elle se nommait mademoiselle Lange; comme Jeanne d'Arc, elle était de Vaucouleurs, — double et sanglante ironie du hasard. — Courtisane de bas étage, maîtresse d'un homme débauché chez lequel elle avait pour mission d'attirer les joueurs, celle que l'on nomme la comtesse du Barri excita par son élévation bien des jalousies. « Les grandes clames de la cour, qui avaient accepté un tabouret chez madame de Pompadour, se scandalisaient de la même faveur offerte chez madame du Barri. Louis XV leur semblait manquera ce qu'il devait à leur naissance, en leur faisant l'injure de ne pas choisir clans leurs rangs ses courtisanes; la nouvelle maîtresse du prince parut un outrage aux droits d'un noble sang, précisément parce qu'elle était à sa place. » — Louis XV, insouciant de l'avenir de la France, disait clans son égoïsme : « Après moi le déluge! » Le déluge arriva trop tôt pour madame du Barri. Un soir, en 1769, un beau page était entré discrètement dans le boudoir dé la comtesse et lui avait dit : « Madame la comtesse, le roi do France vous attend; voulez-vous lui donner votre coeur? » — En 1795, le bourreau heurta à la porte de la prison


240 UNE COURONNE

de l'ancienne favorite, et. lui dit : « Femme Barri, la

guillotine t'attend; viens lui porter la tête. »

Seule peut-être, parmi tant d'innocents et de coupables que le glaive révolutionnaire frappa tour à tour, madame du Barri se montra faible en face des tricoteuses. « Ces parques ivres et basses que pouvait allécher le sang de Marie-Antoinette, auraient dû respecter celui de mademoiselle Lange. »

Marie Leczinska n'assista pas du moins à la faveur de madame du Barri.

Il faudrait, être femme, épouse et mère, pour dire les humiliations et les tortures que dut éprouver dans ces jours la reine de France.

Froissée à toute heure dans ses instincts les plus délicats, dans ses affections les plus sacrées et dans son légitime orgueil, en butte aux outrages les plus sanglants, Marie Leczinska n'obtint pas même du roi ce respect froid et de convention que Louis XIV au moins sut garder envers l'infante Marie-Thérèse. Dans un souper, où chacun devait faire son couplet sur Adam, Louis XV improvisa celui-ci :

Il n'eut qu'une femme avec lui,

Encor c'était la sienne ! Ici, je vois celles d'autrui

Et ne vois pas la mienne !

Abreuvée d'amertume, mais résignée à la volonté de Dieu, elle lui adressait chaque jour, pour la conversion du roi, les plus ardentes prières. Pour lui, elle offrait au ciel ses aumônes, ses communions et ses souffrances. Ainsi que Clotilde, l'épouse du premier roi chré-


D'EPINES. 241

lien, elle passa bien clos nuits à pleurer, prosternée dans la poussière.

Son unique refuge était prés de ses enfants. Elle en avait donné dix au roi. Elle veillait sur leur éducation ; elle prenait part à toutes leurs joies, s'affligeait de toutes leurs douleurs; elle les accoutumait à envisager comme le premier avantage de leur rang le pouvoir de secourir les malheureux, et, tant qu'elle vécut, elle leur prodigua les mêmes soins. Le sort ou la politique avaient donné pour épouse au dauphin la fille d'Auguste de Pologne qui avait détrôné Stanislas; mais la dauphine — mère de Louis XVI — se montrait si douce, si affectueuse et si bonne, que Marie Leczinska l'avait choisie pour sa plus intime amie. Quant au dauphin, la reine disait quelquefois en le contemplant : « Que Dieu soit loué! il aura l'âme bonne, il aimera la religion, il fera le bonheur du peuple. »

Mais la mort s'en vint frapper Marie Leczinska dans ces consolantes affections. Le dauphin, la dauphine, Madame Henriette: et un grand nombre de ses enfants lui furent successivement enlevés. Stanislas mourut aussi à Nancy, le 25 février 1766, regretté et vénéré des Lorrains, qui conservent encore précieusement sa mémoire. Marie Leczinska écrit alors au milieu de sa douleur :

«J'ai été bien malade, et il était difficile que cela no fût pas, à la suite des malheurs qui me sont arrivés et que je ressens chaque jour plus vivement. Ce qui me console, c'est que ceux que je pleure sont heureux. Je l'espère de la miséricorde du Seigneur. Que sa volonté soit faite ! »

Ne croirait-on pas lire l'histoire d'une sainte?

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242 UNE COURONNE

A son lit de mort elle disait à ses médecins :

— Rendez-moi mes enfants, et vous me guérirez. Dans une visite qu'elle fit à Saint-Denis, —ce fut la

dernière—elle voulut descendre dans les caveaux où reposaient les rois et les reines de France.

— C'est donc ici, dit-elle, à côté de ces morts, que j'attendrai la résurrection générale : voilà le palais où je serai logée bientôt. Qu'on me montre l'endroit précis où je serai placée.

Et, prosternée, au milieu du silence dos morts, en face dos rois en poussière, elle prie avec ardeur le roiimmortel, qui juge les puissants d'un jour.

Enfin elle meurt, de dépérissement et de chagrin, le 25 juin 1768; elle meurt — en suppliant Dieu de sauver la France et de sauver le roi.

Louis XV parut, à cette heure, profondément, ému. Il embrassa le corps inanimé de la reine, et, entouré do ses filles, il la pleura amèrement. Il se fit raconter par son médecin Lassone les moindres détails des derniers moments de Marie Leczinska. Lassone fut obligé de s'interrompre plusieurs fois ; et, suffoqué par sa douleur, il s'évanouit. Le roi le prit dans ses bras et le déposa lui-même sur un fauteuil.

Voici quelques-unes des réflexions et maximes de la reine Marie Leczinska :

—Nous ne serions pas grands sans les petits; nous ne devons l'être que pour eux.

—Tirer vanité de son rang, c'est avertir qu'on est au-dessous.

— Un roi qui commande le respect pour Dieu est dispensé de le commander pour sa personne.

— Souffrir que le peuple méprise les lois de Dieu


D'EPINES. 245

c'est l'absoudre d'avance du mépris qu'il fera des lois de l'État.

— La miséricorde des rois est de rendre la justice : et la justice des reines, c'est d'exercer la miséricorde.

— Les bons rois sont esclaves, et leurs peuples sont libres.

— Le malheur des grands est de s'occuper trop de ce que les hommes leur doivent, et pas assez de ce qu'euxmêmes doivent à Dieu.

— La paix qui précédait la guerre eut souvent mieux valu que celle qui la suit.

— Tel ministre insouciant se croit à l'abri de tout reproche on nous disant que c'est poursuivre une chimère que de prétendre réformer tous les abus dans un État; comme s'il n'y avait pas un large milieu entre vouloir réformer tous les abus et ne vouloir en réformer aucun.

— L'erreur du vulgaire est de mesurer notre graudeur sur notre pouvoir; la nôtre, bien plus grossière, est de croire que le vulgaire a raison.

— En politique comme en morale, le chemin le plus court pour rendre les hommes heureux, c'est de s'appliquer à les rendre vertueux.

— Si les courtisans sollicitaient les grâces divines comme celles de la cour, ils seraient de grands saints.

Durant toute sa vie, Marie Leczinska avait offert au ciel ses souffrances, pour que Dieu sauvât le royaume. En mourant, sa prière dernière fut pour la France. Dieu entendit cette prière; il sauva la France, — mais ce l'ut au prix du sang.

Louis XVI, montant à l'échafaud, paya de sa vie les crimes de Louis XV,


244 UNE COURONNE. D'EPINES.

Marie-Antoinette, rapiéçant dans sa prison son unique robe afin de se présenter décemment sous le couperet de la guillotine, lava de son sang les taches de boue dont les maîtresses des rois avaient souillé le trône.

Le dauphin, la dauphine Marie-Thérèse, — qui prie au ciel pour son pays et pour ses bourreaux.,— expièrent les fautes du passé.

Ce fut à ces conditions seules que Dieu écouta la prière de Marie Leczinska.

Et pourtant son agonie avait été plus cruelle et plus longue que celle de Louis XVI, de Marie-Antoinette et du dauphin. On ne pourrait lui comparer que celle de Marie-Thérèse, élevée dans une prison, morte en exil. Mais une loi terrible pèse sur l'histoire. L'expiation veut du sang, et un sang innocent. Le salut des peuples est à ce prix.

Jeanne d'Arc, Louis XVI, Charles Ier, tous les confesseurs, tous les martyrs sont là pour l'attester.


MADAME

DE LÀ SABLIÈRE.

I

Deux événements principaux remplissent la vie de madame de La Sablière ; son amour pour La Fare. son amitié pour La Fontaine. Parlons d'abord de l'amour, nous viendrons ensuite à l'amitié. C'est la marche habituelle que suit le coeur humain.

Madame de La Sablière se distingue entre toutes par un rare mélange de haute instruction et de simplicité, de science et de naïveté, d'esprit et de. coeur. Elle fut savante et elle resta femme; elle vécut au milieu de poëtes de génie, et n'écrivit pas un vers ; elle mourut d'amour. Combien en pourraient dire autant?

Sa beauté était remarquable, son visage spirituel, ses cheveux bouclés autour de sa tête et rattachés par

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des bouffettes de rubans. Elle avait une taille élégante et un regard plein de douceur. En maint endroit La Fontaine loue

Ses traits, son souris, ses appas,

Son art de plaire et de n'y penser pas, Ses agréments à qui tout rend hommage. Ce coeur vif et tendre infiniment Pour ses amis...

... Cet esprit, qui, né du firmament, A beauté d'homme, avec grâce de femme.

Elle se nommait Marguerite Hesselin. Son frère, un des plus intimes amis de Racine, était maître de la Chambre aux deniers du roi. Il aimait beaucoup les arts, et avait fait bâtir par Le Veau la plus belle maison du quai des Balcons, dans l'île Saint-Louis. Rien ne fut négligé pour l'éducation de madame de La Sablière. Elle lisait, le latin à livre ouvert et savait par coeur les plus beaux vers d'Horace et de Virgile. Sauveur et Roberval, tous les deux membres de l'Académie des sciences, lui enseignèrent les mathématiques cl l'astronomie; Bernior, qu'elle avait recueilli chez elle, ainsi que La Fontaine, lui apprit l'histoire naturelle et l'anatomie et l'initia aux spéculations les plus élevées de la philosophie. Il composa pour son élève un excellent abrégé des ouvrages de Gassendi, dont-il expose le système avec une rayonnante clarté.

Bayle, en rendant compte dans son journal de ce livre dédié à madame de La Sablière, parle du mérite de cette dame, « connue partout pour un esprit extraordinaire et pour un des meilleurs. M. Bernior, ajoute-t-il, qui est un grand philosophe, ne doute pas que le nom il-


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lustre qu'il a placé à la tête de son traité n'immortalise son ouvrage plus que son ouvrage n'immortalisera ce nom. » Amelot de La Houssaye, dans la préface des Maximes de La Rochefoucauld, l'appelle « l'illustre dame qui a été l'honneur de son sexe et de son siècle. et dont la mémoire sera en vénération tant qu'on respectera l'esprit, le savoir, la politesse et la vertu. » Fontenelle, d'Olivet, madame de Sévigné, Perrault. Chaulieu, ne tarissent pas d'éloges à son sujet, et, de son vivant même, elle recueillit les suffrages universels, si toutefois on en excepte Boileau. Mais, en fait de femme et de beauté, Boileau peut-il passer pour entendre quelque chose ?

L'auteur des Satires et de l' Art poétique n'aimait pas madame de La Sablière; voici pourquoi. Dans son épître v, il avait eu le malheur de donner à l' astrolabe une destination complètement étrangère à cet instrument d'astronomie. De plus, il avait écrit au masculin le mot parallaxe, qui toujours a été du féminin. C'était une, faute contre la science et contre la grammaire. Madame de La Sablière releva la première aussitôt que parut l'épître. Cette critique fit du bruit, et Boileau s'en vengea en traçant, vingt ans après, dans sa satire sur les femmes, ce, portrait de madame de La Sablière :

Qui s'offrira d'abord ? lion, c'est cette savante, Qu'estime Roberval et que Sauveur fréquente. D'où vient qu'elle a l'oeil trouble et le teint si terni ? C'est que sur le calcul, dit-on, de Cassini, Un astrolabe en main, elle a, dans sa gouttière, A suivre Jupiter passé la nuit entière, Gardons de la troubler. La science, je croi, Aura pour l'occuper ce jour plus d'un emploi.


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D'un nouveau microscope on doit en sa présence Tantôt chez Dalencé faire l'expérience ; Puis d'une femme morte avec son embryon, Il faut chez du Verney voir la dissection. Rien n'échappe aux regards de notre curieuse.

Cette satire ne fut achevée d'imprimer qu'après la mort de celle qu'elle prétendait régenter. Cette satire était plus qu'un manque de galanterie, c'était une action injuste. « Sans doute, dit Perrault, cette dame, qui n'est plus et qui n'aurait dû inspirer que des louanges, se plaisait, aux heures de son loisir, à entendre parler d'astronomie et de physique ; elle avait même une très-grande pénétration pour ces sciences, de même que pour plusieurs autres, que la beauté et la facilité de son esqrit lui avaient rendues familières. Mais il faut dire qu'elle n'en faisait aucune ostentation, et qu'on n'estimait guère moins en elle le soin de cacher ces dons que l'avantage de les posséder. »

Mais, n'allons pas plus loin, et ne faisons pas de pédantisme à propos d'une femme qui resta toujours simple.

Madame de La Sablière n'est point rigoureusement une dame de la cour : elle n'y était pas admise; c'était la cour qui venait chez elle. Le grand Condé l'honora de plus d'une visite, et Louis XIV lui-même savait l'apprécier; il en parlait souvent et la gratifia plusieurs fois de ses dons.

Les soirées de madame de La Sablière sont restées célèbres. Chacun briguait la faveur d'y être admis. On y rencontrait les gentilshommes les plus en renom, en même temps que les plus dissipés du temps, Rochefort, Brancas, de Foix, Chaulieu, Sobiesky, depuis roi de


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Pologne, s'y trouvaient coudoyés par les savants et les poètes. C'était le rendez-vous habituel de la ville et de la cour, et Mademoiselle se plaignait que cette petite, bourgeoise lui enlevât la société de Lauzun, et que ces réunions privassent la cour des seigneurs les plus aimables. A ces soirées de l'hôtel de la place Royale régnaient ensemble l'esprit, le bon ton et la franche gaieté. C'était, comme on disait alors, le séjour des grâces, de la joie et des plaisirs. La Fontaine récitait des fables, Chaulieu improvisait cette chanson, imitée d'Horace :

Le beau duc dû Foix nous réveille : Chantons Vénus et Cupidon ; Chantons Iris et la bouteille Du disciple d'Anacréon. Vénus l'accompagne sans cesse, Les grâces, les ris et les jeux. Qu'il est doux d'être la maîtresse De ce jeune voluptueux! Verse du vin, jette des roses, Ne songeons qu'à nous réjouir, Et laissons là le soin des choses Que nous cache un long avenir.

Femme et fille de finance, madame de La Sablière n'ignorait pas qu'elle ne devait qu'à elle-même le cercle nombreux et brillant dont elle était entourée. Elle gardait la conscience de sa valeur et savait, par sa dignité, se maintenir à la hauteur des gens les plus élevés qui la venaient visiter. Elle ne se laissait pas éblouir ; elle restait simple pour tous, et prenait sa bonne part de ces banquets de l'esprit. Et, comme un grave magistrat, de sa famille lui disait :


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« Eh! madame, toujours des amourettes; on n'entend parler que de cela dans cette maison. Mettez donc au moins quelque intervalle ; les bêtes mêmes n'ont qu'une saison pour cela ! — C'est que ce sont des bêtes ! » répondit-elle, mot que lui emprunta plus tard Beaumarchais, et qu'il plaça dans sa Folle journée.

Le reproche du magistrat pouvait s'adresser à l'hôtel de La Sablière, mais non pas à la dame du lieu. Elle était, sous tous les rapports, à l'abri de la critique et de la médisance, et, près de Marguerite ou d'Iris, comme on la nommait souvent d'après La Fontaine, les plus adroits et les plus entreprenants, Lauzun luimême, étaient venus inutilement se brûler les ailes.

Ce fut à ses soirées que madame de La Sablière eut l'occasion de voir le marquis Charles de La Fare. Le marquis de La Fare appartenait à une famille illustre du Languedoc. Il était jeune, beau, poëte, chevaleresque, aventureux, connu de toute l'armée par la bravoure qu'il avait montrée lors de la défaite dos Turcs au passage de Naab et aux combats de Senef, de Mulhausen et de Turkeim; son imagination était enjouée, son esprit délicat, son caractère aimable. Il faisait des vers avec Chaulieu, et les femmes en raffolaient. Sous son feutre à plumes brillaient de grands yeux noirs; sa taille était élevée et élégante, son nez droit et à la romaine, sa bouche et ses dents sans reproches, son air cavalier, ses pieds et ses mains d'une perfection et d'une petitesse rares; il portait une moustache brune, relevée comme celle des raffinés de Louis XIII C'était en tous points un des héros les plus à la mode.

La Fare conçut pour madame do La Sablière une passion profonde, bien que madame de Coulanges ait


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dit plus tard qu'il n'allait à l'hôtel de la place Royale que pour y rencontrer la bonne compagnie. Il renonça à la fortune, à la gloire, à l'ambition, pour ne pas être contraint de s'éloigner, et vendit sa charge de souslieutenant des gens d'armes du dauphin au jeune marquis de Sévigné, alors enseigne dans la même compagnie.

Dans les commencements, comme il arrive habituellement on amour, madame de La Sablière se laissa aimer; cl puis, vaincue par la constance de l'élégant marquis, dont les yeux ne la quittaient guère, elle aima à son tour. Elle essaya de lutter pourtant et voulut se réfugier vers son mari. M. de La Sablière avait bien autre chose à faire que do s'occuper de sa femme ! En ce moment il était absent de Paris.

Antoine Rambouillet de La Sablière était cousin germain et beau-frère de Tallemant des Réaux. Il avait, épousé Marguerite Hesselin lorsque celle-ci était encore fort jeune, et afin de se guérir d'une passion malheureuse. Ce fut toute sa vie son système de chercher à oublier un amour par un amour nouveau. Il fit succéder mademoiselle Van Ghannel à madame Le Tanneur et mademoiselle Hesselin à je ne sais plus qui. Seulement, il n'eut jamais d'amour réel pour sa femme, bien qu'elle lui donnât plusieurs enfants, et qu'il rendit justice à ses qualités et s'avouât complètement indigne d'elle. Du reste, son esprit était doux et cultivé, ses manières élégantes et son humeur facile.

Il possédait une grande fortune. Outre son hôtel de Paris, il avait sur la route de Vincennes une charmante habitation. On la nommait la maison des quatre


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pavillons. Elle avait été bâtie par son père, le financier Rambouillet. C'étaient de magnifiques jardins, des bois, des bosquets, des jets d'eau, des terrasses, au bord de la Seine. Les fruits en étaient si exquis, qu'on venait les acheter pour la table du roi. M. de La Sablière aimait de préférence cette campagne et y passait des semaines entières, tandis que sa femme restait à Paris. Leur société n'était pas la même, M. de La Sablière poursuivant des amours bourgeois et fréquentant peu les gens de cour. Seulement, comme Marguerite, il recherchait les beaux esprits et les recevait volontiers à la Folie-Rambouillet. Là, il lisait ses oeuvres à La Fontaine et composait ses madrigaux. Conrart l'appelait le grand madrigalier français. S'il fallait en croire ces vers, M. de La Sablière n'aurait jamais été fort heureux dans ses amours; mais, en ce temps-là, on soupirait toujours, heureux ou malheureux. — La poésie semblait faite pour cela.

Madame de La Sablière voulut chercher au milieu du monde un remède à la douleur que lui causaient •les infidélités de son mari; et, quand l'amour vint frapper à son coeur, il la trouva seule, sans appui, délaissée, et l'issue du combat ne put être douteuse. A son retour d'un voyage à la poursuite de mademoiselle Van Ghannel, M. de La Sablière apprit la liaison de sa femme et de La Fare Il n'avait pas le droit d'être sévère, et nulle prétention d'enchaîner la liberté de Marguerite. Il ne s'irrita pas et ferma les yeux. Ces sortes de conventions tacites ne choquaient personne au dix-septième siècle. On pardonnait tout à qui savait être aimable et spirituel. Madame de Sévigné parle de toutes ces intrigues avec un enjouement indulgent, et madame de


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La Fayette va plus loin en trouvant que la passion de La Fare est bien violente et bien sévère, et que sa maîtresse n'y répond pas assez.

La Fare montra en effet dans cette occasion une admirable constance. Durant plusieurs années, sa passion ne se ralentit pas un instant; il ne quittait plus Marguerite, et on affirmait que madame de La Sablière manquerait de persévérance plutôt que son amant. Et, à la date du 4 août 1677, madame de Sévigné écrit encore : « J'ai vu répondre mon fils à quelqu'un qui voulait attaquer la persévérance de la belle Sablière : Non, non, elle aime toujours son cher Philadelphe ; il est vrai que, afin de faire vie qui dure, ils ne se voient pas si souvent, et qu'au lieu de douze heures, par exemple, il n'en passe plus chez elle que sept ou huit; mais la tendresse, la passion, la distinction et la parfaite fidélité sont toujours dans le coeur do la belle ; et quiconque dira le contraire a menti. »

Pourtant La Fare céda le premier. Tout en restant attaché à madame de La Sablière, et en se comportant galamment envers elle au point de vue du monde, il devint moins assidu, plus distrait, et excita la jalousie de Marguerite. Évidemment il était changé à son égard; elle devait avoir une rivale.

Un soir d'hiver elle attendait vainement le marquis, qui pourtant avait juré d'être exact au rendez-vous. Ses nerfs étaient agacés, son esprit inquiet. Elle se levait et se rasseyait, ouvrait un livre et ne lisait pas, regardait à tout instant à la pendule, commençait mille choses sans les achever. Elle écoutait, croyant toujours entendre un bruit de pas, et ouvrait la fenêtre. Elle ne voyait et n'entendait que la pluie qui tom22

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bail par torrents. Dans son désespoir, elle prend une résolution subite, s'enveloppe d'une pelisse et se fait conduire quai Notre-Dame.

Là s'élevait, au bord de l'eau, une maisonnette, asile enchanteur, témoin habituel de leurs amours, et qui appartenait au marquis. Ils s'étaient plu à l'orner ensemble dos meubles préférés. Elle y avait passé les heures les plus heureuses de sa vie.

Elle arrive, monte au salon, regarde à travers la porte. La Fare et ses amis, assis autour d'une table, passent la nuit à jouer. La rivale de madame de La Sablière était devant elle. C'était la bassette.

Ce jeu alors faisait fureur. « La bassette, dit madame de Sévigné, est une chose qui ne se peut représenter. On y perd fort bien cent mille pistoles en un soir. Pour moi, je trouve que, passé ce qui se peut jouer d'argent comptant, le reste est dans les idées et se joue au racquit, comme font les petits enfants. Le roi paraît fâché de ces excès. Monsieur a mis toutes ses pierreries en gage. » Madame de Montespan perdit à ce jeu quatre millions en une séance ; mais elle força les banquiers de jouer jusqu'à ce qu'elle se lut acquittée, ce qu'elle fit avant de se coucher. Ceux-ci finirent par être dupes, car tout à coup la bassette fut supprimée.

La Fare, lui, payait quand il avait perdu, et il perdait souvent. Il chercha à se corriger de cette terrible passion ; vingt fois il jura à madame de La Sablière de ne plus risquer un écu au jeu, de s'éloigner de ceux qui causaient sa perte : promesses de joueur que la première occasion faisait oublier.. Ce devint chez lui une rage, une fièvre qui ne le quitta plus. Il perdait avec le marquis de Dangeau et Langlé des sommes


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considérables, s'endettait en un soir de quinze mille livres et n'en restait que plus acharné à poursuivre.

Le jeu devint sa seule préoccupation; il y passait jusqu'à trois jours entiers sans sommeil et sans relâche. Il ne rêvait plus qu'à la bassette.

A la longue, ce jeu tua toutes ses autres émotions. Son âme se dessécha, son esprit se flétrit, sa fortune y passa presque tout entière.. Il en arriva à être insensible, même à l'amour.

Ninon dit alors à madame de La Sablière : « Je suis plus fâchée de voir M. de La Fare se livrer à la bassette que je ne le serais de trente infidélités ordinaires. Vous triompheriez de ses maîtresses, parce qu'il n'en aimera jamais une autant que vous, et, quoi qu'elles fassent, il vous reviendrait toujours. Mais la dame de pique! Ah ! ma toute belle, vos charmes, votre amour, tout échouera contre cet écueil : je vous plains. »

Mais, si la bassette était la plus terrible rivale de madame de La Sablière, elle n'était pas la seule. Il y avait alors au théâtre une demoiselle de Champmeslé qui faisait tourner toutes les têtes. Sévigné en était fou et M. de Tonnerre aussi, et bien d'autres. Racine, qui déclamait les vers aussi bien qu'il les faisait, lui donna des leçons et lui laissa son coeur; ses chagrins d'amour contribuèrent à sa conversion et nous valurent Esther et Athalie. La Fontaine disait à la Champmeslé : «Vous êtes la meilleure amie du monde, aussi bien que la plus agréable. » Il lui écrivait au plus beau moment des conquêtes de Louis XIV : « Tout sera bientôt au roi de France et à mademoiselle de Champmeslé. » Ce ne fut pas la faute du bonhomme, qui avait alors cinquante ans, s'il se contenta du titre d'ami.


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Mademoiselle de Champmeslé n'était cependant pas jolie, mais bien faite et d'une taille charmante. Sa voix était douce, pénétrante et énergique à l'occasion. Voici comment la juge madame de Sévigné, qui, tour à tour, l'appelle la petite comédienne, et puis la jeune merveille, et la petite Chimène, et enfin sa belle-fille, lorsqu'elle raconte, avec beaucoup d'esprit, la mésaventure de son fils avec elle : « Mademoiselle de Champmeslé est laide, et je ne m'étonne pas que mon fils ail été suffoqué par sa présence ; mais, quand elle dit des vers, elle est adorable. » Et ailleurs : « La pièce de Racine, Bajazet, m'a paru belle : nous y avons été. Ma bellefille m'a semblé la plus miraculeusement bonne comédienne que j'aie jamais vue; elle surpasse la Desoeillet, de cent mille piques ; et moi, qu'on croit assez bonne pour le théâtre, je ne suis pas digne d'allumer les chandelles quand elle paraît. »

La Fare ne fut pas repoussé près de mademoiselle de Champmeslé; il supplanta sans peine le marquis de Sévigné. La Champmeslé se plia à plus d'un de ses caprices, et lui accorda même plus d'amour qu'il ne lui en demandait. Cette nouvelle infidélité acheva de briser le coeur de madame de La Sablière. Sans cesse avec sa maîtresse, ou au jeu chez Monseigneur, La Fare ne paraissait plus qu'à de rares distances chez Marguerite. S'il avait gagné, il. retrouvait encore quelques étincelles de son ancienne gaieté et de son ancien amour. Mais, s'il avait perdu, il était morose, bourru, reprochait à sa maîtresse de lui enlever tout sang-froid par les préoccupations qu'elle lui causait ; il ne cherchait plus d'excuses, ne prenait pas la peine de cacher ses fautes, et madame de La Sablière, toujours tendre et dévouée,


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pleurait en silence, sans lui adresser le moindre reproche. Seulement, elle s'éloignait insensiblement du monde et ne recevait plus comme par le passé; ce qui faisait écrire par La Fontaine à M. de Bonrepaux : « Iris et ses grâces nous négligent. Ce sont des ingrates auxquelles nous présentions plus d'encens qu'elles ne voulaient. Par ma foi, monsieur, je crains que l'encens ne se moisisse au temple. La divinité qu'on y venait adorer écarte tantôt un mortel, tantôt un autre, et se moque du demeurant, sans considérer ni le comte, ni le marquis, aussi peu du duc. Autrefois je vous aurais écrit une lettre qui n'aurait été plaine que de ses louanges, non qu'elle se souciât d'être louée, elle le souffrait seulement, et ce n'était pas une chose pour laquelle elle eût pourtant un si grand mépris ; cela est changé. »

Madame de La Sablière résolut de se retirer complètement du monde, et fut affermie davantage dans son dessein par la mort de son mari. Une dette, contractée par son père envers l'État, nécessita, de la part de M. de La Sablière, un long voyage à l'étranger. Il se sépara avec peine de sa famille et de mademoiselle Manon Van Ghannel. Pendant son absence, celle-ci fut attaquée d'une fluxion de poitrine et enlevée en trois jours. M. de La Sablière était en route pour revenir à Paris. La nouvelle de cette mort, que lui apprit sans ménagement sa fille aînée, le frappa comme un coup de foudre. Il se mit au lit avec la fièvre et le délire, et, malgré les soins empressés de sa femme, il ne recouvra plus connaissance.

Alors, madame de La Sablière se renferma chez elle pendant plusieurs mois, s'occupant exclusivement de

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ses enfants, refusant de voir personne, même le marquis de La Fare. Triste, malade, désolée, elle envisagea sans faiblesse son projet de dire un éternel adieu au monde. Jeune, brillante, courtisée, elle se convainquit bien qu'elle ne regretterait rien dans sa solitude de ce qu'elle allait quitter, et, quand tout fut prêt, elle fit. dire à La Fare qu'elle le recevrait.

Le marquis arriva. C'était le soir. Ils se tenaient près de la fenêtre ouverte sur la place Royale. Le soleil d'automne éclairait de ses derniers rayons cette scène des derniers adieux.

Par un reste de coquetterie de l'amour, madame de La Sablière avait quitté son deuil et revêtu une de ses toilettes des jours de bonheur. Elle portait un vêtement de pekin chiné avec des noeuds de couleur de feu, un fil de perles de dix mille écus et les dentelles les plus précieuses. Elle avait artistement bouclé ses cheveux et consulté attentivement son miroir. Elle parla longtemps, d'une voix simple et attendrie. Il y eut alors plus d'un retour vers le passé, plus d'un soupir de regret accordé aux joies d'autrefois. Mais vainement La Fare tenta d'ébranler la résolution de Marguerite; Marguerite n'accorda pas même un jour. Quand la lune se fut levée sur les grands arbres, que le silence se fut fait de toutes parts et que l'horloge eut sonné dix heures :

— Adieu, mon ami, dit madame de La Sablière; j'emporte dans ma solitude votre souvenir, mais je ne vous reverrai plus.

La Fare s'éloigna le remords et la douleur dans l'âme. Il courut au jeu et y resta deux jours et deux nuits.

A peine venait-il de quitter madame de La Sablière,


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que Là Fontaine entra chez elle. Marguerite se jeta dans les bras de son vieil ami, et fondit en larmes. Le lendemain elle entra aux Incurables, où elle passa le reste de sa vie à soigner les malades et à prier Dieu.

Madame de Sévigné, — à laquelle il faut souvent revenir pour les détails, petits et grands, de son siècle, — raconte ainsi à sa fille le dénoûment de ce drame intime : «Vous me demandez ce qui a fait cette solution de continuité entre La Fare et madame de La Sablière : c'est la bassette ! L'eussiez-vous cru ? C'est sous ce nom que l'infidélité s'est déclarée; c'est pour cette prostituée de bassette qu'il a quitté cette religieuse adoration. Le moment était venu que cette passion devait cesser et passer même à un autre objet. Croirait-on que ce fût le chemin pour le salut de quelqu'un que la bassette ! Ah ! c'est bien dit, il y a cinq cent mille routes qui nous y mènent. Madame de La Sablière regarda d'abord cette désertion ; elle examina les mauvaises excuses, les raisons peu sincères, les prétextes, les justifications embarrassées, les conversations peu naturelles, les impatiences de sortir de chez elle, les voyages à Saint-Germain où il jouait, les ennuis, les ne savoir plus que dire. Enfin, quand elle eut bien observé cette éclipse qui se faisait, et le corps étranger qui cachait peu à peu tout cet amour si brillant, elle prit sa résolution : je ne sais ce qu'elle a coûté, mais enfin, sans querelle, sans reproches, sans éclat, sans le chasser, sans éclaircissement, sans vouloir le confondre, elle s'est éclipsée elle-même ; et, sans avoir quitté sa maison, où elle retourne encore quelquefois, sans avoir dit qu'elle renoncerait à tout, elle se trouve si bien aux Incurables, qu'elle y passe quasi toute sa


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vie, sentant avec plaisir que son mal n'est pas comme celui des malades qu'elle sert. Les supérieurs de la maison sont charmés de sa raison : elle les gouverne tous; ses amis vont la voir, elle est toujours de trèsbonne compagnie. La Fare joue à la bassette. Voilà la fin de cette grande affaire qui attirait l'attention de tout le monde. Voilà la route que Dieu avait marquée à cette jolie femme; elle n'a point dit, les bras croisés : J'attends la grâce : mon Dieu, que ce discours me fatigue! Eh! mort de ma vie! la grâce saura bien vous préparer, les chemins, les tours, les détours, les bassettes, les laideurs, l'orgueil, les chagrins, les malheurs, les grandeurs ; tout sert, tout est mis en oeuvre par ce grand ouvrier, qui fait toujours infailliblement tout ce qu'il lui plaît. » (Lettre DCCLVII, aux Rochers, dimanche 14 juillet 1680.)

II

La Fontaine fut le plus intime ami de madame de La Sablière, il lui fut aussi le plus fidèle. Le hasard les avait mis un jour en présence, et à première vue ils s'étaient compris. En 1670, la fortune du poëte, déjà fort compromise par son insouciance, son inexpérience des affaires et son manque d'esprit de. conduite, étant venue à lui manquer complètement par la mort de madame Henriette d'Angleterre, près de laquelle il avait la charge do gentilhomme, madame de La Sablière le recueillit chez elle.

Puisque nous on trouvons l'occasion, à propos de


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madame de La Sablière si mêlée à sa vie, parlons donc un peu de La Fontaine. Parler de La Fontaine, « cela fait du bien. »

Physiquement, La Fontaine ne nous apparaît jamais jeune ; moralement, il ne nous semble jamais vieux. Celui que nous rêvons dans notre enfance est un homme plutôt grand que petit, à la figure avenante et calme et aux longs cheveux blancs. Il s'appuie sur une longue canne et porte un chapeau à trois cornes. Sans le connaître, nous l'eussions tous pris volontiers par la main, sans en avoir peur et sans nous troubler. — D'après le portrait peint par Lebrun, le plus fidèle que nous ayons du fabuliste, La Fontaine avait le visage ovale et plein, le nez accentué, les yeux bleus et recouverts de longues paupières. Sa physionomie était douce, empreinte de finesse, de somnolence et de naïveté.

Dès son début, La Fontaine obtint un grand succès ; il fut loué par les premiers écrivains de l'époque, admis chez les femmes du plus haut rang et les plus à la mode, et caressé des grands seigneurs. Madame de Sévigné le cite et en parle souvent; elle en fait l'éloge et ne veut pas laisser à son oncle le soin d'envoyer les livres du fabuliste à madame de Grignan.

L'éducation de La Fontaine fut quelque peu négligée. Né le 8 juillet 1621 à Château-Thierry, il poussa en pleine terre de Champagne; le maître d'école du village lui donna des leçons. Plus tard, on l'envoya à Reims, et un bon chanoine de Soissons, nommé Héricart, prétendit qu'il était prédestiné à la carrière ecclésiastique. Jean de La Fontaine, son père, maître des eaux et forêts, Françoise Pidoux. sa mère, et toute sa


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famille, assez ancienne et non sans certaines prétentions à la noblesse, n'y virent pas d'inconvénient. A vingt-deux ans, il entra au séminaire de Saint-Magloire; mais ce ne fut pas pour longtemps. Le chanoine découvrit bientôt qu'il s'était trompé, et, pour réparer toutes choses, il offrit de marier le jeune homme à sa nièce Marie Héricart, fille d'un lieutenant au bailliage de la Ferté-Milon. La Fontaine, pourvu de la charge de son père, se maria, comme il fit toute chose en sa vie, par indolence de caractère.

On a beaucoup causé sur madame Jean de La Fontaine ; et, par sympathie pour le mari qu'on voulait excuser, on a légèrement calomnié la femme. Il faut dire que c'était une belle, spirituelle et vertueuse personne, mais d'une humeur impérieuse, de goûts frivoles et n'entendant rien aux choses du ménage.

Voilà, par ma foi, une union bien assortie! Et qui donc va soigner le pot-au-feu? Et pensez-vous que Jean soit homme à supporter longtemps les criailleries de la maîtresse ? Non point ; et, un beau jour, il la plante là bel et bien, et s'esquive du logis pour n'y plus rentrer qu'à de rares distances et seulement en passant, par manière de visites et de politesse.

Mais aussi, quelle diable d'idée, se laisser marier, lui, Jean de La Fontaine ! Bon homme tant qu'il vous plaira; mais flâneur, distrait, n'agissant qu'à sa guise, faisant du matin au soir l'école buissonnière, oubliant sa femme ici, son fils là, lui-même partout; recevant la pluie sur le dos tout un jour, perdant son chapeau, déchirant ses habits, s'attardant avec le renard et le corbeau, le loup et la cigogne ; devisant d'amour avec les deux pigeons, tandis que le rôti refroidit; grand en-


DE LA SABLIERE. 265

faut de génie, —qui n'aurait eu besoin que d'une mère. Dites, et soyons de bon compte, y avait-il dans cette nature naïve et primesautière de quoi faire un mari ?

D'ailleurs les poëtes ne devraient pas se marier. Ils sont rarement heureux en ménage ; la réalité les tue, les obligations de devoirs journaliers les écrasent. Sontils plus heureux en amour? ou plutôt donnent-ils le bonheur par leur amour ? Leurs joies et leurs peines ne sont bien souvent que des prétextes. Ils croient aimer et ils n'aiment pas ; ils croient souffrir et ne souffrent pas : ils rêvent. Ils sont nés pour être des grands hommes, et non pour faire des hommes comme les autres. Et ce qu'il eût fallu à La Fontaine, c'eût été une vieille gouvernante, simple et indulgente, qui, après l'avoir élevé et choyé tout petit, plus tard eût préparé son dîner et raccommodé ses chausses ; ménagère prudente, tenant d'une main ferme les cordons de la bourse ; maîtresse femme peut-être et grondeuse en le voyant rentrer tard en logis, mais coeur d'or, dévouement, d'habitude et à toute épreuve, sans rancune et sans droits exigeants : la vieille Marie Talbot de Bernardin de Saint-Pierre.

Restons donc justes envers madame de La Fontaine, et avouons que, dans tous les cas, le ménage ne pouvait bien marcher longtemps.

Pendant un voyage qu'il fit dans le Midi, La Fontaine, au milieu de ses bonnes fortunes et de ses penchants amoureux, qu'il raconte sans plus de précaution à sa femme, lui adresse pourtant en passant quelques bons conseils et des reproches fondés : « Vous ne jouez ni ne travaillez, ni ne vous souciez du ménage ; et, hors le temps que vos bonnes amies vous donnent


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par charité, il n'y a que les romans qui vous divertissent. Considérez, je vous prie, l'utilité que ce vous serait, si, en badinant, je vous avais accoutumée à l'histoire soit des lieux, soit des personnes; vous auriez de quoi vous désennuyer toute votre vie; pourvu que ce soit sans intention de rien retenir, moins encore de rien citer. Ce n'est pas une bonne qualité pour une femme d'être savante ; et c'en est une très-mauvaise d'affecter de paraître telle. » Et, se souvenant de son fils, il ajoute : « Faites bien mes recommandations à notre marmot, et dites-lui que j'amènerai peut-être de ce pays quelque beau petit chaperon pour le faire jouer et pour lui tenir compagnie. »

La Fontaine aimait le plaisir; il se plaisait à le chanter, et il avouait lui-même « qu'ayant un grain d'amour, il ne manquait pas aussitôt d'y mêler tout ce qu'il avait d'encens dans son magasin. »

Ainsi fait, Jean ne tarda pas à avoir mangé son fonds avec son revenu. Madame Jannart, parente de sa femme, le présenta à Fouquet. Fouquet, homme de capacité pour les affaires, ardent, présomptueux, ne connaissant d'autre puissance pour arriver à son but que celle de l'or, et non pourtant sans grandeur, s'entourait orgueilleusement de gens dé lettres et d'artistes. Il accueillit La Fontaine à merveille, et lui fit une pension dont le poëte devait acquitter chaque quartier par une pièce de vers. La Fontaine resta hautement dévoué à son protecteur disgracié; c'est là une des marques de l'élévation de son coeur.

« Tout le inonde, dit madame Ulrich, le désirait; et, s'il fallait citer les personnes illustres et tous les esprits supérieurs qui avaient de l'empressement pour sa con-


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versation, il faudrait faire la liste de toute la cour. » Mais né dissimulons pas qu'au fond de ces prévenances se faisait jour une arrière-pensée égoïste, et que c'était l'homme de talent et curieux qu'on recherchait surtout.

Enfin, après avoir bien couru les champs et la ville, le monde et la cour, se consolant de ses misères avec des vers, il se trouva, à la mort de Madame, dans un assez piètre état et tout prêt à prendre le chemin de l'hôpital ; mais madame de La Sablière lui ouvrit tout grand son hôtel en lui disant: «Vous êtes chez vous. »

Il n'y eut dans l'hospitalité de madame de La Sablière ni sentiment étroit d'amour-propre satisfait, ni vaniteuse ostentation. Ce qu'elle recueillit, ce ne fut point le fabuliste admiré partout, l'homme de génie dont on aimait à faire parade comme d'un meuble rare, ce fut le pauvre bonhomme La Fontaine, sans sou ni denier, sans gîte et sans guide, le grand enfant de génie qui, sans elle, serait peut-être mort de faim après avoir mené une vie vagabonde et sans dignité.

A l'hôtel de La Sablière, La Fontaine fut en effet chez lui. Il y trouva une amitié grandiose, délicate et indulgente. A l'abri désormais de tous les soucis matériels, il vivait libre comme l'air, sortant à sa guise, rentrant à ses heures. Souvent il arrivait à la fin des repas : il s'était arrêté à composer des vers sous un arbre, près d'un ruisseau, au milieu des génisses, des oiseaux et des moutons, et de toute cette nature parlante qu'il aimait tant et qui lui tenait lieu de cabinet de travail, et il s'y était oublié; il s'était trompé do chemin, ayant pris à gauche au lieu de prendre à droite, — c'était

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souvent son habitude ; — il avait saisi les passants au collet dans la rue pour leur parler de Baruch ; ou bien encore « il venait d'assister à l'enterrement d'une fourmi, et n'avait pu s'éloigner avant d'avoir suivi le convoi et reconduit la famille à la maison. » Et ainsi des autres causes de ses retards. Une fois à table, il faisait honneur au repas par son grand appétit. Aux soirées de madame de La Sablière, il avait son fauteuil marqué au coin du feu ; il écoutait peu, parlait rarement et rêvait beaucoup. Il répondait à peine aux questions qu'on lui adressait, à moins qu'il ne s'agît de quelque malheureux auquel il pût être utile, ou bien que la conversation roulât sur un sujet qui sût le captiver. Ainsi, il apprit du comte Jean Sobieski les moeurs des castors, qu'il plaça dans l'apologue du livre dixième de ses fables. Ce sans-gêne et cette insouciance des usages du monde désappointaient plus d'un curieux venu exprès pour l'entendre, et madame de Cornuel, connue pour la vivacité de son esprit et par une infinité de bons mots de sa façon, disait que ce n'était pas un homme, mais un fablier, qui portait des fables comme un arbre porte naturellement des fruits.

La Fontaine était lié avec Boileau, Racine, Molière et Chapelle. Boileau avait loué un appartement au faubourg Saint-Germain, rue du Vieux-Colombier, et les cinq amis s'y réunissaient plusieurs fois par semaine; ils lisaient leurs oeuvres, soupaient ensemble, et La Fontaine fut souvent l'objet de joyeuses et folles mystifications. C'est là que pour la première fois on le surnomma le Bonhomme. Qu'est devenue cette maison? Et n'était-ce pas cependant un toit assez précieux et assez rare que celui qui avait abrité, et en même


DE LA SABLIERE. 267

temps, tant d'hommes de génie, pour qu'on prît soin, au moins à l'entrée, d'en graver le souvenir ?

Il s'en fallait qu'ils eussent tous des caractères coulés dans un même moule. Boileau était brusque, tranchant, mais franc et loyal ; Racine d'une gaieté douce et tranquille, malin et railleur; Molière attentif, mélancolique' et rêveur, et le bonhomme paresseux et distrait, mais parfois follement jovial, et, chose singulière, toujours d'une retenue sévère dans ses discours. Quant à Chapelle, inférieur sous le rapport du talent à ses amis, doué néanmoins d'une imagination vive, d'un esprit pénétrant et délicat, il les laissait, comme homme du monde, à une longue distance derrière lui.

Il arriva au cénacle de la rue du Vieux-Colombier ce qu'il advint à tant d'autres depuis. Au bout de quelques années, chacun avait pris son vol dans des directions opposées, et le nid était resté vide. Boileau, d'humeur grondeuse et de moeurs sévères, avait été choqué de la conduite légère de La Fontaine et de l'intempérance de Chapelle. Ayant rencontré ce dernier tout rayonnant de la franche gaieté; produit de la bouteille, il lui avait fait en pleine rue un long sermon. « Tenez, avait répondu Chapelle, entrons ici, nous serons plus à l'aise, vous pour parler, moi pour vous entendre. » C'était, on le pense bien, le cabaret que désignait Chapelle. Ils y entrèrent, Chapelle versa à boire, Boileau discourut, et, quand ils s'éloignèrent,, l'ivrogne, plus aguerri par l'habitude, dut reconduire à sa demeure le pauvre Despréaux trébuchant. Celui-ci ne pardonna pas cette plaisanterie à Chapelle et ne voulut plus le revoir.


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D'après les conseils de madame de La Sablière, La Fontaine fit un voyage à Château-Thierry pour rendre visite à sa femme et mettre ordre à ses affaires ; mais madame de La Fontaine était en ce moment au salut, et le mari revint sans l'avoir vue. Madame de La Sablière l'engagea aussi à présenter ses oeuvres au roi. La Fontaine se rendit à Versailles et reçut un gracieux accueil de Louis XIV et une bourse d'or; mais il ne manqua pas d'oublier la bourse dans la voiture.

Dire toutes les distractions prêtées au fabuliste serait chose impossible. Il est certain qu'il on eut plus d'une. Il s'était efforcé de donner une bonne éducation à son fils ; mais, du moment que M. de Harlay s'en fut chargé, il ne s'en occupa pas davantage qu'il ne s'occupait de lui-même. Etant allé voir Dupin, docteur en Sorbonne, La Fontaine, en se retirant, rencontra son fils qui montait l'escalier. « Monsieur, dit Dupin au jeune homme, vous voilà en pays de connaissance; allez dans mon appartement, je reconduis. M. votre père. » La Fontaine ne prit pas garde à ce monsieur qui le saluait, et dit plus loin à Dupin : « Quel est ce jeune homme? — Quoi! vous n'avez pas reconnu votre fils?» La Fontaine réfléchit et répondit d'un air assez embarrassé' : « Je crois, en effet, l'avoir vu quelque part. »

On les réunit une autre fois dans le même salon, afin de jouir de la surprise du père. La Fontaine écouta son fils parler sans se douter qui il était, et témoigna le plaisir que lui causait sa conversation. On lui avoua alors que ce jeune homme était son fils. «Ah! dit La Fontaine avec calme, j'en suis bien aise! »


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Il fuyait tout ce qui l'ennuyait, et on prétend qu'à la représentation d'une de ses pièces il s'en alla en disant : « J'ai vu le premier acte, j'en ai bien assez comme cela; je n'ai pas le courage d'en entendre plus long, et j'admire la patience des Parisiens! » De môme, dînant chez Le Verrier, financier au triple travers de vouloir passer pour homme à bonnes fortunes, pour ami des grands seigneurs et pour savant, il se leva fort ennuyé avant la fin du repas, prétextant une séance à l'Académie. On lui observa qu'il était beaucoup trop tôt. « Eh bien! répondit-il, je prendrai le plus long. » Et il sortit.

Avec l'âge, les distractions et les imperfections de La Fontaine ne firent qu'augmenter. Madame de La Sablière ne parut jamais s'en apercevoir et ne le rebuta pas un seul jour. Elle le conserva près d'elle tant qu'elle vécut ; elle lui épargna, pendant vingt ans, tous les tracas de la vie ; elle pourvut, écrit d'Olivet, à tous ses besoins, persuadée qu'il n'était guère capable d'y pourvoir lui-même. « J'ai renvoyé tout mon monde, disait-elle un jour; je n'ai gardé que mon chien, mon chat et La Fontaine. » Elle avait toute confiance en sa sincérité, et répétait souvent « que La Fontaine ne mentait jamais en prose. » Aussi fut-il le confident des plus intimes douleurs de son amie, et chercha-l-il, en maintes circonstances, à la consoler et à relever son courage. Oublieux peut-être dans les heures de bonheur, il devenait tendre et fidèle quand arrivait la mauvaise fortune.

Pourtant le changement de vie de madame de La Sablière fut nuisible à La Fontaine. Faible et irrésolu, il avait besoin d'un guide quotidien qui l'empêchât de se

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laisser entraîner à tout instant à des fautes que sa raison et son coeur désapprouvaient. Madame de La Sablière exerçait sur son esprit une influence salutaire; mais, une fois renfermée aux Incurables, et bien qu'il continuât à demeurer chez elle, elle ne le voyait plus qu'à de rares intervalles. Le soin des malades, des absences fréquentes et prolongées, nécessitées par l'intérêt de l'hospice, absorbaient tout le temps de Marguerite. Et puis, ses nouvelles occupations, ses goûts, son genre de. vie, lui enlevaient en partie l'ascendant qu'elle conservait autrefois dans le monde sur le poëte aimé et docile. Elle l'exhortait souvent à changer de conduite. La Fontaine n'aimait pas les sermons, et répondait en vers à Iris qu'il ne se sentait pas le courage de l'imiter.

Tout attristé de ne plus la voir à sa guise, il errait comme une âme en peine et cherchait des distractions près des princes de Conti et de Vendôme, du comte de Fiesque et du grand Condé, il se liait avec Mignard, et même avec divers ecclésiastiques qui savaient ne pas l'ennuyer. Ainsi fit-il avec l'abbé Huet, évêque de Soissons, et l'abbé Le Camus, converti par l'exemple de Rancé, et plus tard évêque de Grenoble et cardinal. Il fut aussi sur le point de passer en Angleterre, où d'avantageuses propositions lui avaient été faites ; mais il n'eut jamais la force de se séparer de son amie.

M. d' Hervart, conseiller au parlement, gagna complètement son amitié, et sa jeune femme, belle et spirituelle, entoura La Fontaine d'attentions aimables et de soins touchants. Bien qu'il eût soixante ans passés, elle lui donnait d'utiles conseils qu'il ne suivait guère. Elle fut pour lui comme une seconde madame de La Sablière. Il préféra toujours à toute autre la société des


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femmes, et près d'elles il ne se montrait pas aussi insouciant ni aussi distrait. Il en fut longtemps aimé ; car, s'il avait tous les défauts d'un enfant, il en avait aussi toutes les qualités : naturel, sensibilité, enjouement et naïveté. Et, à soixante-six ans, nous le voyons admis fort intimement par une dame, désignée seulement par ***, et amoureux fou de mademoiselle de Beaulieu, dont il rêve nuit et jour.

Comme le salon de madame de La Sablière était devenu complètement désert, La Fontaine fit orner sa chambre de bas-reliefs, de bustes en terre cuite des principaux philosophes de l'antiquité, et se mit à recevoir. A ces soirées on lisait des vers et de la prose, on devisait des choses du temps ; il avait fait apporter un clavecin, et on faisait de la musique. Dans ce nouveau salon se rencontraient des poëtes et des savants, des actrices et des grands seigneurs, des acteurs et des femmes du monde. En ce siècle-là les femmes du monde ne faisaient pas toujours fi des hommes de théâtre, témoin l'aventure arrivée à mademoiselle de La Force, petite-fille d'un maréchal de France. Mademoiselle de La Force s'éprit d'une belle passion pour Baron, qu'elle oublia même un soir de renvoyer de sa chambre à coucher. Au matin, Baron s'esquiva pour ne pas causer de scandale; mais il avait oublié de dire à la dame une chose importante ; il revint donc à son lever et entra tout droit dans la chambre, ainsi qu'il pensait en avoir le droit. Mademoiselle de La Force se crut obligée de se fâcher, ayant près d'elles deux personnes prudes et sévères; elle demanda à Baron qui lui permettait de se donner des airs si familiers et de venir ainsi chez elle. Baron se piqua et répondit froi-


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dément : « Mille pardons! j'ai oublié ce matin ici mon bonnet, de nuit, et je venais le chercher. »

La Fontaine était âgé de soixante et un ans lorsqu'il fut reçu de l'Académie, sur les pressantes sollicitations auprès du roi de madame de Thiange, soeur de madame de Montespan. — Dans la vie de La Fontaine les femmes sont partout. — Louis XIV avait consenti en disant : « Puisque Boileau est admis, vous pouvez maintenant admettre La Fontaine : il a promis d'être sage. »

La Fontaine ouvrit la séance par le discours d'usage et la termina par la lecture d'une épître en vers, adressée à madame de La Sablière. C'est une des belles pages du poëte. Il loue sa bienfaitrice, l'associe aux honneurs publics qu'il reçoit, et révèle dans une langue magnifique ses propres défauts d'homme et d'écrivain, et les déplore.

Que me servent ces vers avec soin composés? N'en attends-je autre fruit que de les voir prisés ? C'est peu que leurs conseils, si je ne sais les suivre, Et qu'au moins vers ma fin je ne commence à vivre ; Car je n'ai pas vécu ; j'ai servi deux tyrans : Un vain bruit et l'amour ont partagé mes ans. Qu'est-ce que vivre, Iris ? Vous pouvez nous l'apprendre. Votre réponse est prête; il me semble l'entendre. C'est jouir des vrais biens avec tranquillité; Faire usage du temps et de l'oisiveté ; S'acquitter des honneurs dus à l'Être suprême ; Renoncer aux Philis en faveur de soi-même; Bannir le fol amour et les voeux impuissants, Comme hydres dans nos coeurs sans cesse renaissants.

La Fontaine a souvent adressé des vers à madame de La Sablière, Malgré un ordre exprès de sa part, il


DE LA SABLIERE. 275

trouva toujours le moyen de lui dire délicatement les choses les plus gracieuses et de lui donner des louanges qui ne ressemblent en rien à celles qu'il accordait aux autres femmes. Ses Ouvrages de poésie, publiés en 1685, sont remplis du nom de sa bienfaitrice. Même lorsqu'elle fut retirée du monde, il n'écrivait pas une page qu'elle n'en prit lecture la première; et, un jour, nous le voyons recommander à Racine « de ne montrer à personne les vers qu'il lui envoie, car madame de La Sablière ne les a pas encore vus. » Malgré l'assertion de Bayle, qui attribue à madame de La Sablière des madrigaux de son mari, il reste constant qu'elle ne composa aucun ouvrage. Hamelot de la Houssaye a publié, à la suite des Maximes de La Rochefoucauld et de madame de Sablé, quelques maximes et pensées chrétiennes de madame de La Sablière. C'est tout ce qu'elle écrivit.

III

Madame de La Sablière vécut plus de douze années aux Incurables, de 1680 à 1695. Son coeur était brisé, et, ni les louanges, ni les instances du monde, ni sa beauté, encore dans sa verdeur et dans tout son éclat, ne purent lui faire rompre sa résolution. Au dix-septième siècle, les naufragés de la fortune ou de l'amour, de l'esprit ou du coeur, se réfugiaient dans la pensée de l'éternité. Au commencement du dix-neuvième siècle, on n'allait plus au cloître, on se tuait; aujour-


274 MADAME

d'hui on se distrait et on oublie. L'amour était plus profond et plus vivace au dix-septième siècle que de nos jours.

Avant de mourir, madame de La Sablière eut le bonheur de voir son vieil ami revenir à des sentiments chrétiens et abjurer les erreurs de sa vie. Vers la fin de l'année 1692, il fut pris d'une grave maladie, dont il ne se guérit jamais complètement. Les exhortations délicates et affectueuses de madame de La Sablière et de Racine le touchèrent, et il consentit à recevoir l'abbé Pouget, vicaire de Saint-Roch, et qu'il connaissait déjà. L'éternité des peines effrayait surtout son esprit, et une discussion s'engagea à ce sujet, entre lui et l'abbé Pouget; elle ne dura pas moins de douze jours. La garde de La Fontaine, craignant que ces conversations ne fatiguassent son malade, disait, à l'abbé : « Ne le tourmentez pas tant, monsieur, il est si bête que le bon Dieu n'aura pas le courage de le damner. » Au dire de l'abbé Pouget, « La Fontaine était un homme qui, sur mille choses, pensait autrement que le reste des hommes : aussi simple dans le mal que dans le bien. Sa maladie lui donna l'occasion de faire des réflexions sérieuses; il saisit le vrai et s'y rendit; il ne chercha point à chicaner. » La Fontaine demanda pardon à Dieu de ses Contes; il brûla une comédie commencée, et sa conversion fit du bruit. L'abbé Tallemant et madame Deshoulières, qui mouraient alors, firent appeler l'abbé Pouget à leurs derniers moments.

La Fontaine se rétablit tant bien que mal; mais, en revenant à la vie, il ne retrouva plus madame de La Sablière. Elle était morte aux Incurables le 8 janvier 1693, dans les sentiments de la piété la plus vive


DE LA SABLIERE. 273

et en regrettant seulement de ne pas avoir près d'elle son vieil ami.

Celui-ci pleura sa bienfaitrice, et fut contraint de quitter cette maison, qu'il n'avait plus le droit d'habiter. En sortant, il rencontra dans la rue M. d'Hervart, qui venait à lui et qui lui dit : « Je vous cherchais pour vous prier devenir loger chez moi. —J'y allais, » répondit simplement La Fontaine.

Ce mot-là vaut toutes les oeuvres du poëte.

Un grand écrivain moderne, un grand poëte, un grand orateur, a écrit que La Fontaine manquait de coeur. A coup sûr il ignorait le mot du fabuliste à M. d'Hervart. Et nous le lui disons avec toute la sympathie respectueuse que nous inspire son talent : « Ce jour-là, monseigneur, vous vous êtes trompé. »

La Fontaine ne survécut que deux ans à madame de La Sablière. Dans ses dernières années, il était devenu plus distrait que jamais, et négligeait complètement sa toilette. Un de ses amis lui fit un jour compliment de son habit. La Fontaine jeta un regard étonné sur lui-même. Il portait depuis deux jours un habit neuf sans le savoir; Madame d'Hervart avait soin, à son insu, de remplacer ses vêtements usés et tachés.

Il no s'occupait plus que de poésies sacrées, et il écrivait, peu de temps avant sa mort, à son ami Maucroix : « J'espère que nous attraperons tous deux les quatre-vingts ans, et que j'aurai le temps d'achever mes hymnes. Je mourrais d'ennui si je ne composais plus; donne-moi tes avis sur le Dies iroe, diesilla, que je t'ai envoyé.» Il ne nous reste rien des hymnes de La Fontaine. C'est une perte peu regrettable. Son génie ne le portait pas vers la poésie sacrée.


276 MADAME DE LA SABLIÈRE.

Se sentant tout près de sa fin, il écrit encore à Maucroix : « Je. t'assure que le meilleur de tes amis n'a plus à compter sur quinze jours de vie. Voilà doux mois que je ne sors point, si ce n'est pour aller un peu à l'Académie, afin que cela m'amuse. Hier, comme j'en revenais, il me prit une si grande faiblesse au milieu de la rue du Chantre, que je crus véritablement mourir. Oh ! mon cher, mourir n'est rien : mais songes-tu que je vais paraître devant Dieu? Tu sais comme j'ai vécu ! Avant que tu reçoives ce billet, les portes de l'éternité seront peut-être ouvertes pour moi. »

Maucroix répondit immédiatement cette lettre touchante, que La Fontaine eut le temps de recevoir : « Si Dieu te fait la grâce de te renvoyer la santé, j'espère que tu viendras passer avec moi le reste de ta vie, et que souvent nous parlerons ensemble des miséricordes de Dieu. Cependant, si tu n'as pas la force de m'écrire, prie M. Racine de me rendre cet office de charité, le plus grand qu'il me puisse jamais rendre. Adieu, mon bon, mon ancien et mon véritable ami. Que Dieu, par sa très-grande bonté, prenne soin de la santé de ton corps et de celle de ton âme. — 14 février 1695. —»

La Fontaine expira le 15 avril 1695, dans sa soixante-treizième année. Racine et madame d'Hervart demeurèrent près de lui jusqu'à la fin.

Après sa mort, on trouva dans sa chambre des haires. des disciplines et le cilice qu'il portait en secret depuis sa conversion.


LES

SORCIÈRES NOIRES.

— POST-FACE.

I

Les Sorcières Blondes ! —Elles remplissent notre vie tout entière. Amour, gloire, hautes et légitimes ambitions, jeunesse et beauté, illusions, espérances et souvenirs, ce sont toujours les Blondes Sorcières, fées capricieuses que nous avons, tous tant que nous sommes, entrevues au moins un soir, et que nous avons délaissées ou chassées, insensés que nous étions ! Et les Noires Sorcières sont accourues avec les regrets et les larmes, la vieillesse et la solitude. Les Sorcières Blondes remplissent notre vie, - hélas! avec les Noires Sorcières aussi.

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278 LES SORCIÈRES

II

Jacques était un heureux enfant..Vêtu de sa blouse grise, serrée par une ceinture de cuir, son fusil sur l'épaule, près de lui son grand chien aux longues oreilles et aux regards si doux, il s'égarait à travers champs, poursuivant plus de rêves que de cailles et de perdreaux, et souvent, faisant grâce à la tourterelle qui gémissait sur la branche du chêne. Il vivait en paix dans le vieux château de son père, près de sa mère et de sa jeune soeur, qui jouait sur le piano les valses de Beethoven et les choeurs do Weber. Il s'en allait le long du ruisseau bordé de saules, et, assis sur le tronc d'un orme, il écoutait les vagues mélodies des campagnes. Il aimait ces voix diverses et mystérieuses. Le vent qui faisait crier la girouette du clocher, l'eau glissant sur les cailloux, le bruit des. feuilles, le son des clochettes des troupeaux, le chant des pâtres, inondaient son coeur de recueillement et de paix. Il regardait les étoiles et respirait les fraîches senteurs des bois.

Son visage était calme et beau. Rien ne pourrait rendre l'expression de ses yeux bleus. Quelle sérénité dans tout son être! Quelle magnificence de pensée sur son front! Comme ses cheveux noirs et abondants flottaient mollement au gré des brises ! Comme sa voix était fraîche et harmonieuse ! Il croyait à tout ce que le coeur croit à dix-huit ans: heureux âge où les sens s'éveillent au parfum d'une branche de lilas ou d'une rose où le sang circule plus vite à la vue d'une jeune fille


NOIRES. 279

accoudée à la fenêtre; où l'âme est heureuse d'un rayon de soleil, et d'un clair de lune ; où l'esprit s'enthousiasrne pour un sourire, pour un baiser, pour de beaux vers, — pour tout ce qui contientune parcelle de poésie et d'amour !

III

Ce fut un soir que les Blondes Sorcières apparurent à ses yeux, —ou plutôt à son coeur, De blanches tuniques les enveloppaient de leurs plis gracieux.; elles formaient autour de lui une danse légère, et leurs pieds nus touchaient à peine le sol. Leurs visages ressemblaient à ceux des anges : même douceur, même perfection, même sourire divin. Des cheveux blonds flottaient librement sur leurs épaules.

— Je suis l'Amour, disait l'une.

— Je suis la Gloire, disait l'autre.

Et chacune d'elles se nommant à son tour :

— Moi, je suis là Jeunesse.

— Moi, la Beauté.

— Moi, la Charité. Et elles ajoutaient :

— Viens avec nous ; nous ferons ta vie bien heureuse ; nous couronnerons ton front de fleurs immaculées ; nous en sèmerons partout sous tes pas.

— Moi, je te ferai grand, disait la Gloire; la foule te saluera au passage; l'avenir redira ton nom.

— Moi, je te conduirai vers des rives bénies, continuait l'Amour. Tu domineras du regard tout l'univers;


280 LES SORCIERES

et, appuyé sur mon bras, en face des royaumes de la terre, tu pourras te dire sans orgueil : « Je suis le roi du monde! tout cela est à moi. »

— Oh ! ne me quitte pas ! garde-moi longtemps ! disait la troisième. Tout se fane et dépérit sans moi. Je puis à mon gré changer en or le métal le plus vil ; je fais un palais d'une chaumière, de toutes les douleurs des joies. Ne me brise pas avant l'âge; ne me chasse pas avant le temps. Regarde-moi. bien, et reconnaismoi partout. Une fois morte, je ne ressuscite plus. Ami, je suis la Jeunesse.

La Beauté s'avança aussi. Elle ne prononça aucune parole. Elle fixa son grand oeil noir sur le pauvre enfant ébloui. Elle laissa flotter sa grande tunique de lin, et, relevant, fièrement la tête, elle rejoignit ses soeurs.

— Moi, je suis la Charité, dit la dernière. Quand lu seras demeuré seul dans la vie, que mes soeurs t'auront délaissé, que tu auras beaucoup pleuré, tu viendras à moi. Au revoir; ne m'oublie jamais.

Et sa voix était si douce, son regard si attendri ; il y avait dans tout son être un parfum de mélancolie si pénétrant, que Jacques l'écoutait encore lorsqu'elle eut cessé de parler. Il n'avait point éprouvé, en l'écoutant, la même impression que tout à l'heure aux paroles des autres jeunes filles. C'était comme un bonheur moins enivrant, mais plus calme et plus sévère, semblable à celui qu'il avait connu jadis lorsque, simple enfant de choeur de son village, il jetait des roses et des bluets devant l'autel.

— O mes amies ! ô mes soeurs ! s'écria-t-il en tendant les bras, je veux vous suivre : je vous aime,


NOIRES. 281

Sans vous, je ne pourrais plus vivre, maintenant que je vous ai vues. Où que vous alliez, mes soeurs, emmenez-moi!

IV

Le lendemain, Jacques errait dans la campagne au lever du jour. Il étouffait dans le château de son père. Il eût voulu s'élancer dans l'infini.

Il avait fait de l'orage pendant la" nuit. La terre se réveillait brillante de jeunesse, enveloppée dans de légers nuages de vapeur; insensiblement le soleil, perçant ces nuages, dorait la terre de ses rayons ; les toits d'ardoises reluisaient comme le marbre ; le ciel était pur, l'air frais; les fleurs entr'ouvraient leurs calices emperlés de diamants; les insectes commençaient à bourdonner dans les trèfles ; les oiseaux chantaient ce qu'ils ont de plus joyeuses chansons. La nature, toute mouillée, ressemblait à Sarah la baigneuse, sortant des ondes du fleuve et se séchant en riant au soleil.

Jacques faisait l'école buissonuière, comme un écolier échappé de prison. Il se sentait vivre ; il aspirait les joies de l'inconnu, comme une jeune cavale ouvre ses naseaux aux tièdes brises du printemps. Un, sang généreux circulait dans ses veines; le bonheur inondait, son âme ; il en avait assez pour en donner à tous les hommes ; il eût aisément fait heureux le monde entier.

Deux jours après, Jacques s'élançait dans la vie.

24.


282 LES SORCIERES

V

Ce furent des années largement remplies que celles qui s'écoulèrent alors.

Jacques suivit longtemps, tour à tour et ensemble, ces belles jeunes femmes qui l'avaient convié à marcher avec elles.

Il courut après la Gloire ; il dépensa sa Jeunesse ; il étreignit, sous toutes les formes, la Beauté entre ses bras ; il choisit l'Amour pour sa compagne assidue, et, au milieu de ses joies enivrantes, plus d'une fois il oublia celle qui ne devait arriver que la dernière, le dévouement, la Charité.

VI

Et nous aussi nous rencontrons bien des Sorcières Blondes sur notre route. Pendant les années de l'adolescence, elles nous apparaissent en tous lieux, à toute heure, sous toutes les formes ; elles nous attirent et nous charment.

Fatigués un jour, nous jurons de ne plus nous laisser séduire. Nous voulons régulariser notre vie. Abrités sous les ombrages, nous croyons avoir trouvé la paix du coeur ; nous remercions Dieu du repos qu'il nous envoie. Mais là-bas, rapide comme l'éclair, passe à l'horizon une jeune amazone, la cravache au poing,


NOIRES. 285

la taille élancée, les cheveux aux vents. Aussitôt on s'élance sur ses traces, on l'atteint, on la voit, on se jette à ses pieds. — Désormais elle dominera toute notre vie.

Plus tard encore, meurtri, désespéré, en face de la mer qui bat le rivage, on se complaît à mêler sa plainte aux lamentations éternelles de la grande désolée. On s'attarde sur le rocher, on repaît son âme d'images lugubres. On se croit mort à jamais ; il ne reste plus qu'à faire tomber sur soi le marbre pesant du tombeau. Soudain une voix nous appelle ; ou se réveille comme d'un songe pénible. — L'enchanteresse est là; le désespoir s'évanouit; on part avec elle. La Sorcière Blonde a vaincu.

C'est au son de la valse, au milieu des salons inondés de lumières et de parfums; c'est au sommet des Alpes, dans le chalet de la vallée où se repose la caravane; c'est sur le lac bleu que sillonne le paquebot chargé de joyeux touristes ; c'est à la ville, c'est aux champs, partout, dans tous les coins du monde, que se révèle la Blonde Sorcière.

VII

La Sorcière Blonde, ce n'est pas seulement la femme aimée : c'est aussi la femme entrevue dans nos rêves, fantaisie de l'esprit et du coeur moins trompeuse que la réalité. C'est Perlette, — c'est Antonia, — c'est Berthe, — c'est la marquise et la grisette, l'héroïne de l'histoire ou la pauvre fille du faubourg.

Les Sorcières Blondes, ce sont les créations du gé-


284 LES SORCIERES

nie : Julie, de Rousseau, —Amélie, de Chateaubriand,

— Virginie, de Bernardin, — Ophélia, de Shakspeare,

— Rébecca, de Scott;—Charlotte, de Goethe, — Valentine, de madame Sand, — Graziella, de Lamartine.

Ce sont les Délaissées de Diaz, — Françoise de Rimini, de Scheffer, —Ophélia, de Lehmann,— la Somnambule, de Bellini, — Sémiramis, de Rossini, —Léonorc ou Lucie, —Alice ou Fidès,—Sapho, de Pradier,

— la Bacchante, de Clésingor.

VIII

Au train dont Jacques menait sa vie, il eut bientôt usé sa jeunesse. Il essaya d'en prolonger les lueurs dernières ; il succomba, et un jour il se trouva sans courage et sans espoir. Il était devenu vieux ; — il avait trente ans.—Assis près du foyer éteint, il songe à celle qu'il aima? Celle qu'il aima l'a trompé; — à son ami? son ami est ailleurs, préoccupé, à son tour, d'amour ou d'ambition ; — à la Gloire? la Gloire s'est envolée au bruit des joies grossières, au souffle mortel de l'oisiveté. Sa chambre est déserte; les murs sont sans échos, les fleurs sans parfums. Il se heurte douloureusement contre ce sombre fantôme qu'on appelle le vide de l'esprit et du coeur.

Et, quand il relève la tête, il aperçoit un pauvre enfant vêtu de noir, qui lui ressemblait comme un frère.

— Qui donc es-tu, visiteur solitaire, Hôte assidu de mes douleurs?


NOIRES. 285

Qu'as-tu donc fait pour me suivre sur terre ? Qui donc es-tu, qui donc es-tu, mon frère.

Qui n'apparais qu'au jour des pleurs?

— Ami, notre père est le tien.

Je ne suis ni l'ange gardien,

Ni le mauvais destin des hommes.

Ceux que j'aime, je ne sais pas

De quel côté s'en vont leurs pas Sur ce peu de fange où nous sommes.

Je ne suis ni Dieu ni démon,

Et lu m'as nommé par mon nom

Quand tu m'as appelé ton frère;

Où tu vas, j'y serai toujours,

Jusques au dernier de tes jours,

Où j'irai m'asscoir sur ta pierre.

Le ciel m'a confié ton coeur.

Quand tu seras dans la douleur,

Viens à moi sans inquiétude.

Je te suivrai sur le chemin ;

Mais je ne puis toucher ta main,"

Ami, je suis la solitude !

IX

Sur la bruyère des vastes landes, à minuit, quand tout dormait, trois Sorcières causaient autour d'un feu de sarments.

— Il est temps, disait la première; hâtons-nous, il pourrait échapper.

Et, de sa main, elle s'efforçait vainement, d'arracher un serpent qui lui rongeait le sein.

— Oui, répondait sa soeur ; c'est une bonne proie qu'il faut saisir.

Et sa tête se penchait sur sa poitrine. Ce peu de


286 LES SORCIERES

mots l'avait fatiguée ; elle s'affaissa sur elle-même.

— Assez longtemps il fut heureux, reprenait la troisième, couverte de haillons fangeux. Il faut qu'enfin il m'appartienne. Aidez-moi, il est perdu,

Et, poursuivi par l'insomnie, Jacques passait sur la bruyère.

Les trois Sorcières marchèrent vers lui, mais belles d'une beauté d'emprunt, vêtues de riches habits qu'elles avaient volés.

— Tu ne nous reconnais plus! dit l'Envie d'une voix douce. Ingrat! Et c'est nous, pourtant, qui revenons encore vers toi. Parle. Que désires tu?

— Nous sommes prêtes à te servir, et nous t'aimons toujours, ajouta d'une voix dolente le Découragement.

— Viens; nous te donnerons tous les biens de la terre, ajouta la Misère. Nous te ferons plus riche que les princes et les rois. Le pouvoir de l'or est tout-puissant ; avec lui tu peux conquérir le monde.

Jacques restait interdit. Ces voix ne ressemblaient pas à celles qu'il avait entendues douze ans auparavant. Mais ces femmes étaient belles aux lueurs de la lune; elles s'adressaient à un coeur découragé.

— Que voulez-vous de moi? dit-il.

— Ton bonheur, reprirent ensemble les trois Sorcières. Viens.

Elles l'entraînèrent ; et, par un sentier facile, bordé de fleurs, éclairé de mille feux de couleur, elles le conduisirent vers une grotte tapissée de lierre.

Il se laissait conduire comme un enfant.

L'entrée de la grotte était couverte d'un tapis de marguerites ; une cascade légère tombait, avec mélodie le, long du rocher.


NOIRES. 287

Elles traversèrent une longue galerie. Jacques les suivait toujours, mais son coeur se serrait.

Arrivées dans une salle voûtée et humide, éclairée par une torche à la lueur sanglante, à la fumée épaisse et nauséabonde, les Sorcières jetèrent à bas leurs longs manteaux.

— Crois en nous, lui dirent-elles, et tu seras heureux.

Et, avant que Jacques fût revenu de sa frayeur première, elles l'entourèrent de leurs longs bras.

Alors, et tout à coup, il sentit un poison mortel filtrer dans son coeur.

— Tu es à nous! crièrent ensemble les Sorcières. Et, dépouillant, leurs oripeaux, essuyant leur fard,

elles apparurent aux yeux de Jacques dans toute leur laideur hideuse, vieilles, chauves et ridées, les pommettes des joues saillantes, la bouche large et sans dents ; l'une était borgne, l'autre boitait, la troisième avait la poitrine rouge de sang.

— Tu es à nous ! répétèrent-elles en choeur, tu es à nous !

Un cri de terreur s'échappa des lèvres de Jacques. Il repoussa les Sorcières avec violence : il s'enfuit en se heurtant contre les parois du rocher.— Toute la nuit, il parcourut les landes désertes, comme un fou.

X

De ce jour, Jacques sentit sa nature transformée. Son coeur se dessécha ; l'envie entra dans son âme ; la torpeur s'empara de son esprit; le découragement et


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l'ennui vinrent s'asseoir à son chevet. Plus do foi au bien, plus d'amour du beau, plus de compassion pour le malheur.

Un matin qu'il promenait ses tristesses sur le rivage de la mer, demandant à la brise de rafraîchir son front, des chants harmonieux frappèrent son oreille.' Ils approchaient insensiblement et comme portés sur les flots. Les chants devinrent plus distincts, et de belles femmes apparurent au milieu des vagues dans une conque de nacre ornée do guirlandes de fleurs. Les chants qu'elles disaient n'appartenaient point à la terre. Elles étaient quatre, jeunes, belles et sourianles. Jacques n'eut pas de peine à les reconnaître.

A quelque distance du rivage, la nacelle s'arrêta.

L'Amour parla d'abord.

— Tu as déserté mon temple et profané mes autels ; tu as jeté ton coeur à toutes les passions indignes que je méconnais, et qui prennent faussement mon nom ; nous ne saurions plus nous comprendre. Adieu.

— Il t'était bien facile d'atteindre jusqu'à moi, dit la Gloire. Tu avais reçu de Dieu tous les dons qui font l'homme grand. Tu as perdu tes jours à poursuivre do vaincs chimères. Je ne puis plus rien pour toi. Adieu.

La Beauté dit à son tour :

— Les rides sillonnent ton front; une pâleur maladive a remplacé, sur ton visage, les fraîches couleurs des années enfuies. Les folles nuits ont arraché un à un tes cheveux blonds. Va ; je ne te connais plus !

— Et moi aussi, je te dis adieu, murmura d'une voix plaintive la Jeunesse. Oh! ne m'accuse pas! n'accuse que toi. Tu m'as tuée avant l'âge ; tu as flétri tous les charmes de tes vingt ans. Je ne te maudis pas, je


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te plains. Je voudrais demeurer avec toi; tu vaux mieux peut-être que bien d'autres de tes frères qui m'ont chassée aussi ! mais le destin m'emporte. Adieu, mon frère, adieu.

La nacelle disparut, emportant l'Amour, la Beauté, la Jeunesse et la Gloire. Leurs chants se perdirent au milieu des flots.

Abîmé dans sa douleur, Jacques tendait vers celles qui l'abandonnaient des mains suppliantes.

Il resta longtemps ainsi. Enfin il allait s'éloigner quand, tout près, derrière lui, debout, grave et souriante pourtant à demi, il reconnut la céleste créature qui, cette fois, n'était point dans la barque, et qui lui avait dit son nom : la Charité. Elle n'était pas seule. Elle conduisait par la main un bel enfant, presque une jeune femme, fraîche comme un sourire trempé dans les pleurs. Le visage de l'enfant rayonnait d'une façon divine; ses yeux étaient bleus et ses cheveux blonds. Son regard doux et profond pénétrait jusqu'à l'âme. On eût passé des siècles à le contempler.

—Écoute, dit la Charité, je ne t'abandonne pas, je viens au contraire à ton secours. Mes soeurs t'ont délaissé ; elles ne sont pas coupables. Leur destin les emporte loin des malheureux. Le mien est plus doux, — et j'en bénis le ciel. J'ai pour mission d'essuyer les larmes qui coulent, de consoler les coeurs meurtris, de relever l'homme qui tombe, de pardonner après la faute. Je puis te sauver si tu le veux, te sauver de l'envie, de la misère et du découragement. Viens avec moi ; nous ferons le bien ensemble, nous consolerons, nous aiderons, nous pardonnerons. Avec moi, ton existence aura un but. Les Blondes Sorcières sont en23

en23


290 LES SORCIERES.

volées ; mais tu peux encore échapper à ces monstres qui t'abusèrent un soir. Suis-moi, les Sorcières Noires ne pourront t'atteindre ; leurs coups seront inutiles. Je saurai bien t'en préserver.

Et la Charité tendit sa main, et Jacques la pressa dans les siennes.

— Voici ma soeur, continua-t-elle ; nul ici-bas n'a pu l'approcher. Et pourtant, à genoux devant elle, combien n'ont pas vécu heureux. Jamais elle ne trompe ceux qui l'aiment, jamais elle ne leur semble ni moins jeune ni moins belle. Elle l'aidera à supporter la vie ; elle en a consolé de plus découragés que toi. Elle s'appelle l'Idéal.

Jacques voulut aussi saisir la main de la divine enfant. Il ne put parvenir jusqu'à elle.

— Je te l'ai dit, reprit la Charité ; nul n'a jamais touché la main de ma soeur. Mais, crois-moi, le bonheur qu'elle donne est plus durable et plus pur que tous les bonheurs de la terre. L'amour qu'elle inspire fait l'homme grand et le fait meilleur. Aime-la sans partage ; durant le reste de ta vie, efforce-toi toujours d'atteindre jusqu'à elle. Un jour tu seras jugé digne de l'approcher et de la presser sur ton coeur.

XI

Jacques fit comme avait dit la Charité. Il aima ses frères, il se dévoua. L'Idéal le consola des déceptions vulgaires et des misères humaines. Il ne recouvra point les illusions de la gloire, de l'amour, de la beauté et de la jeunesse, mais il échappa à l'envie, au


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découragement, à cette existence sans but et sans dignité dans laquelle il avait été près de tomber.

Il se consola avec les joies ineffables de l'Idéal, qui renferme en lui l'amour, la gloire, la beauté et la jeunesse.

Il chercha dans le travail un refuge contre la longueur des heures. Il lui demanda ces plaisirs austères et trop souvent dédaignés, qui emportent l'esprit loin des préoccupations matérielles, enlèvent le sentiment du monde extérieur, régularisent la pensée, apaisent l'ardeur des passions, émoussent et endorment les plus cuisantes souffrances.

Il se consola aussi avec ses souvenirs, Blondes Sorcières encore, que le temps rend plus doux et plus chers à mesure qu'il les éloigne davantage.

XII

Ainsi que le maître d'école Maria Wuz, cette délicieuse création de Jean Paul, quelquefois, en hiver, Jacques n'allumait sa lampe que plusieurs heures après la nuit tombée, et récapitulait son passé dans les ténèbres. Et, pendant, que la neige doublait sa fenêtre d'un épais rideau de neige, que le feu souriait par la bouche du poêle, il fermait les yeux, et voyait sur les prés son printemps flétri reverdir.

Bientôt les murs qui l'entouraient disparaissaient comme par magie; la nature se revêtait de sa plus brillante parure ; la fée bienfaisante des souvenirs secouait son manteau doré, et les rêves tombaient autour


292 LES SORCIERES

de lui comme les roses et les. rubis des doigts de l'aurore. Il croyait errer, comme aux jours de ses jeunes années, le long des haies d'aubépine en fleurs; il s'asseyait sous l'ombrage du vieux chêne; il écoutait, l'oreille attentive, l'air final de la Lucia, qu'il ne pouvait entendre autrefois sans rêver des actes d'héroïsme ou de dévouement.

Il existe dans la littérature allemande des contes de fées dans lesquels les hommes se laissent ensorceler par des filles de l'air ou de l'onde jusqu'à les prendre pour des femmes. Ils les aiment, les poursuivent, et leur font promettre de les épouser. Mais, le soir des noces, tandis qu'ils rêvent d'amour avec elles le long des ruisseaux ou sur la lisière des bois, elles disparaissent tout à coup dans les airs ou se précipitent dans les ondes.

Ainsi Jacques se laissait abuser. Mais il n'en éprouvait pas moins un indicible bonheur à faire glisser ses illusions dans sa mémoire, comme un long chapelet de pierres précieuses qu'on égrène entre ses doigts. Il relisait quelques pages tracées par. des mains aimées; il s'enivrait du parfum de fleurs flétries. Enfin, ces souvenirs d'un temps meilleur, il les retrouvait partout : dans des vers, dans une mélodie, dans une mèche de cheveux, dans un parfum, — et il les gardait précieusement dans son coeur.

XIII

La femme est à son gré la Sorcière Noire ou la Blonde Sorcière. Elle est, pour l'homme, le bon ou le mauvais


NOIRES. 295

génie, l'ange gardien ou l'ange tentateur. Par elle, l'homme est grand ou méchant.

Dans la vie de tout homme, nous trouvons l'influence d'une femme : amante, soeur, épouse ou mère.

Clotilde convertit Clovis à la religion du Christ; Monique prie pour Augustin; Blanche fait de Louis IX un saint; sous l'influence d'Agnès, Charles VII sauve la France; Henri III et Charles IX sont les enfants de Catherine de Médicis ; madame de Pompadour et madame du Barri sont les maîtresses de Louis XV.

Plaçons toujours une Blonde Sorcière dans notre vie. Aimons, croyons et souffrons, sans analyser chacune de nos sensations, sans vouloir les disséquer avec le scalpel infernal de la logique, sans nous demander pourquoi toutes choses sont ainsi. Ne renions ni les affections ni les croyances de notre jeunesse. Et, si le malheur courbe nos fronts, si le découragement s'empare de nos âmes, tournons les yeux vers l'Idéal, ami fidèle, Blonde Sorcière, qui ne manque jamais à l'homme pendant sa route, et qu'il embrasse enfin — au delà du tombeau.



TABLE.

DEUX NUITS D'ÉTÉ. 1

LA LAITIÈRE ET LE POT AU LAIT. 64

LA PANTOUFLE ROSE. 82

LE CHEVALIER DE ROUVILLE. 158

LES SORCELLERIES DE L'AMOUR. 137

LA NUIT DES CENDRES. 214

UNE COURONNE D'ÉPINES. 227

MADAME DE LA SADLIÈRE. 245

LES SORCIÈRES NOIRES. 277