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Titre : Les Annales politiques et littéraires : revue populaire paraissant le dimanche / dir. Adolphe Brisson

Éditeur : [s.n.] (Paris)

Date d'édition : 1897-12-12

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34429261z

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34429261z/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 42932

Description : 12 décembre 1897

Description : 1897/12/12 (A15,T29,N755).

Description : Collection numérique : Arts de la marionnette

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k57097249

Source : Bibliothèque nationale de France, département Collections numérisées, 2009-34518

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 01/12/2010

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SOMMAIRE

Chronique Politique

Notes de la Semaine : A l'école de

la maladie FRANCISQUE SARCEY

Scènes du Temps passé : La véritable

histoire de Lorenzaccio ANATOLE FRANCE

Psychologie mondaine : « Muflerie »

et « Rosserie » PAUL HERVIEU

Curiosités littéraires : Vers inédits de

Guy de Maupassant. — Souvenirs,

l'Espérance et le Doute, le Sommeil

du Mandarin, Enfant pourquoi

pleurer. GUY DE MAUPASSANT

Echos de Paris : Agénor Bardoux. —

Le jouet de l'année. — Les ventes

de charité, la Pouponnière. — On

n'en parlera pas...— Petite chronique de la Comédie-Française.

— La montre de Ney SERGINES

Un Client sérieux : Godefroy Georges COURTELINE

Bulletin Théâtral A. B.

Pages Oubliées : Le Miracle de Saint

Nicolas GABRIEL VICAIRE

Livres et Revues : Les Livres d'Etrennes

d'Etrennes B.

Académie Française: Discours de ANDRÉ THEURIET

— Réponse de PAUL BOURGET

Mouvement Scientifique : L'Hôtel de

la Monnaie XXX

— Hygiène HENRI DE PARVILLE

Roman : Natacha (suite) LÉON TOLSTOÏ

Petit Courrier GEORGES DERVILLE

SUPPLÉMENT ILLUSTRÉ

LA SAINT NICOLAS : Un Dîner bien servi, d'après Mme J.-C. PHILIPPAR-QUINET.

L'HOTEL DE LA MONNAIE : Vues diverses des ateliers.

MUSIQUE : Les P'tiles Michu, romance. Livret de A. VANLOO et G. DUVAL, musique de A. MESSAGER.

CHRONIQUE POLITIQUE

L'affaire Dreyfus a fait cette semaine un pas considérable. Et, ce que nous en disons, ce n'est pas seulement parce que le général de Pellieux a terminé son enquête et que le gouverneur de Paris a donné au premier conseil de guerre l'ordre d'informer, c'est aussi et parce que le ministre de la guerre a certifié en pleine Chambre la culpabilité du détenu de l'île du Diable, qu'il l'a affirmée deux jours après en plein Sénat; que la Chambre, après un long débat, a déclaré respecter l'autorité de la chose jugée, qu'elle a flétri l'inqualifiable campagne menée depuis plus de six semaines contre l'armée française et ses chefs les plus respectés, et qu'enfin M. Scheurer-Kestner lui-même a dû avouer qu'il s'appuyait, que l'accusation s'appuyait uniquement sur l'authenticité du bordereau Dreyfus.

Encore quelques déclarations, quelques verdicts, quelques aveux de ce genre et

l'on pourra peut-être mettre le point final sur cette lamentable et trop longue aventure.

La clôture de l'enquête et l'ordre d'informer se sont suivis à peu de distance. Le général de Pellieux a remis son rapport dans la journée de vendredi et le samedi, au matin, le gouverneur de Paris donnait au commandant Hervieux, qui le transmettait immédiatement au commandant Ravary, le nouvel officier enquêteur, l'ordre de faire suivre.

Cette décision était très attendue ; très attendue surtout du commandant Esterhazy qui, la veille même, avait hautement sollicité son renvoi devant un conseil de guerre.

Elle a provoqué à la Chambre une émotion d'autant plus vive qu'il n'y avait, dans le moment, au banc du gouvernement, qu'un seul ministre, M. Milliard, le nouveau garde des sceaux. Le bureau se couvrit immédiatement d'un nombre inusité de demandes d'interpellations et le débat qu'on prévoyait depuis plusieurs jours fut cette fois inévitable. Le ministère eût préféré le retarder encore, mais devant l'impatience de la Chambre et son désir légitime d'en finir avec les accusations odieuses dont l'armée était l'objet et auxquelles le chef d'état-major venait préciser d'opposer un démenti formel, il dût parler et s'expliquer au pied levé.

M. Méline déclara « qu'il n'y avait pas, qu'il ne pouvait y avoir d'affaire Dreyfus ; qu'il n'y avait qu'une affaire en cause : l'affaire Esterhazy ; qu'il fallait avoir confiance dans la justice militaire, ne pas entraver son oeuvre et ajouter au spectacle douloureux donné par l'action parallèle de la presse, l'ingérence parlementaire ».

Ces raisons qui pouvaient être bonnes en des heures moins passionnées n'ont qu'à demi satisfait la Chambre et l'on vit bientôt le comte de Mun entrer en scène et, dans un discours ému, appeler le ministre de la guerre à la tribune et l'adjurer de venir, en qualité de chef de l'armée, venger les chefs de l'armée.

« Il faut, s'écriait-il, qu'on sache s'il y a dans ce pays une puissance mystérieuse et occulte, assez forte pour bouleverser l'opinion publique et jeter la suspicion sur l'armée et sur ceux qui, le jour où elle aura un grand devoir à remplir, seront là pour la diriger ». Ces paroles sonnaient si juste que le ministre de la guerre se vit obligé d'accourir et de lui donner satisfaction.

Hâtons-nous de dire que le général Billot l'a fait en soldat.

« Je répète, a-t-il dit, au milieu d'un silence et d'une attention qui lui permettaient de peser chaque parole, que le capitaine Dreyfus a été condamné par sept

de ses pairs, sur le témoignage de vingtsept officiers. En mon âme et conscience, comme soldat, comme chef de l'armée, je considère le jugement qui l'a condamné comme bien rendu et Dreyfus comme coupable. »

Ces déclarations, les éloges qu'il a adressés au général Saussier et au général de Boisdeffre ont soulevé d'unanimes applaudissements. Il est vraiment dommage que la journée n'en soit pas restée là et qu'avant de voter l'ordre du jour de confiance qu'on va lire : « La Chambre, respectueuse de l'autorité de la chose jugée et s'associant à l'hommage rendu à l'armée par le ministre de la guerre, approuvant les déclarations du gouvernement et flétrissant les meneurs de l'odieuse campagne entreprise pour troubler la conscience publique, passe à l'ordre du jour », le gouvernement ait eu à se défendre contre les pires accusations.

Au plus fort de la bataille, le ministre de la guerre et le président du conseil, serrés de près par M. Millerand, qui leur reprochait d'avoir négligé le dossier Scheurer-Kestner, ont été amenés, l'un et l'autre, à déclarer que le vice-président du Sénat ne leur avait communîqué aucun document nouveau, aucune pièce nouvelle. Cette affirmation était grave, si grave que beaucoup y ont vu une exécution et qu'elle a fait sortir M. ScheurerKestner de son mutisme.

Le lendemain, en effet, le vice-président du Sénat a porté la question à la tribune. On croyait à un plaidoyer ardent, à un réquisitoire serré, à une véritable explosion d'éloquence.

Au lieu de cela, le défenseur d'Alfred Dreyfus s'est borné à un simple exposé des faits.

Au lieu de donner au gouvernement les preuves de l'innocence de son client, il lui a demandé les preuves de sa culpabilité et il s'est efforcé de rejeter sur lui la responsabilité des tristes événements qui viennent de se dérouler devant le pays.

« Si, a-t-il dit, le gouvernement, à qui j'ai voulu faire la démonstration de l'innocence du capitaine Dreyfus, m'avait donné la preuve d'une culpabilité certaine, indéniable, je me serais immédiatement incliné. Il ne l'a pas fait, il a refusé de prendre l'initiative d'une revision qui s'impose aujourd'hui, comme un examen loyal du bordereau, qui reste la pièce essentielle du procès en cours, le prouvera bientôt. »

Dans la brève et catégorique réponse qu'il a faite à cette thèse, le ministre de la guerre a répété qu'Alfred Dreyfus avait été « régulièrement et justement » condamné et il a déclaré que le bordereau présenté par les défenseurs du capitaine Dreyfus comme la cause déterminante de


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LES ANNALES POLITIQUES ET LITTÉRAIRES

sa condamnation n'était qu'un élément du faisceau des charges relevées contre lui. Il a ajouté que l'affaire Dreyfus et l'affaire

Esterhazy n'avaient aucune connexité et que la seconde était la conséquence du

mouvement tournant opéré par les défenseurs de Dreyfus. Le Sénat a approuvé' ses déclarations et celles du président du conseil. Celui-ci a exprimé la ferme résolution de ne plus donner aucune autre explication

explication ce que l'action judiciaire actuelle soit terminée,

« Laissons la justice opérer son oeuvre » a été son dernier mot et le dernier mot de son collègue de la guerre. Ils auraient pu ajouter : " Attendons son verdict avec calme. » Le duel qui vient d'avoir lieu entre M. Millerand et M. Reinach, les manifestations qui se sont produites pendant l'interpellation du Sénat, sont déjà de trop. Au désordre des esprits, qu'on n'ajoute pas le désordre de la rue.

Comme diversion à ces débats, il y a eu à la Chambre une très intéressante interpellation de l'excellent chansonnier Maurice Boukay, en politique M. Couyba, sur la censure.

X

Cette-semaine a vu tomber le ministère di Rudini. En Hongrie, la ville de Prague, qui avait peut-être trop pris au sérieux les manifestations des Viennois et dont la, populace avait brûlé quelques synagogues, s'est vu imposer la,loi martiale. En Allemagne, le Reichstag est entré dans la discussion du projet de loi sur le septennat naval. D'Amérique il nous est venu un message dans lequel le président

président traite longuement la question cubaine et déclare loyalement que ni l'humanité ni rien ne commandent aux Etats-Unis d'intervenir.

X

Le baron de Mohrenheim nous quitte. Il est remplacé à l'ambassade de Russie à Paris par le prince Ouroussoff. M. de Mohrenheim sera ici très vivement regretté. Il avait, pris une part capitale à toutes les négociations qui ont fini par aboutir à la proclamation solennelle de l'alliance franco-russe , cette grande cause à laquelle son nom demeurera indissolublement attaché. Après treize années si remplies de services discrètement rendus à Paris, il va prendre place à Pétersbourg parmi les conseillers dont l'empereur écoute l'expérience consommée et le loyalisme éprouvé.

X

Mentionnons, pour finir, le bruit qui court en ce moment du massacre de la mission Marchand. Jusqu'à plus ample informé, on considère ce grave échec comme improbable. Le commandant Marchand avait été chargé de faire pénétrer le drapeau français dans l'Afrique centrale. Il avait emmené avec lui plusieurs officiers, aussi habitués que lui aux explorations africaines, et des soldats de la légion étrangère et des tirailleurs sénégalais. Il avait même des canons. Ravitaillé par la mission Liotard, que l'on avait envoyée

envoyée Congo à sa suite, il devait réaliser cet important objectif : la continuité de l'influence française à travers l'Afrique de l'Ouest à l'Est, de Saint-Louis du Sénégal à Obock, prenant contact sur le Nil avec des troupes abyssines. Il est à souhaiter que les funèbres rumeurs dont l'écho nous parvient soient bientôt démenties.

Notre Numéro de Noël

Au Coin du Feu

(Récréations d'Hiver)

Nous mettons en vente Mardi matin, 14 Décembre, notre numéro de Noël, où nous avons réuni un certain nombre de morceaux littéraires et de documents pratiques, dont l'intérêt sera apprécié par nos lecteurs. Ils y trouveront une réponse à cette question qui nous a été maintes fois adressée :

— Comment passer agréablement les ligues soirées d'hiver ?

Nous donnons, dans la couverture du présent numéro, le sommaire détaillé de cette publication et un bulletin de souscription à remplir.

Signalons un chapitre intéressant que nous avions omis d'indiquer. Ce sont des Confidences de : Mme Gyp, MM. Emile Zola, Jules Lemaître et Jules Breton, qui répondent, en toute sincérité, à un questionnaire détaillé qui leur a été soumis. A la suite de ces. Confessions, une page blanche a été réservée, que chaque abonné pourra remplir à sa guise ou faire remplir par quelque personnage célèbre de sa connaissance;

Au COIN DU FEU forme un bel album de 4° pages (format des Annales), imprimé en trois couleurs.

Prix (franco) : 60 CENTIMES

NOTES DE LA SEMAINE

A L'ÉCOLE DE LA MALADIE

DEPUIS une dizaine de jours, je garde la chambre. Oh ! ce n'est pas bien grave ; c'est un rhume compliqué de laryngite. Mais je n'ai guère été malade de ma vie ; c'est un état tout nouveau pour moi, et je ne suis pas fâché, au bout du compte, de l'avoir traversé; car j'en ai tiré quelques instructions utiles.

La première leçon, c'est que s'il ne faut pas trop s'écouter et pour le moindre bobo mander son médecin et se mettre au lit, c'est un autre excès de ne pas obéir de bonne grâce aux avertissements de la nature, de lutter fièrement contre la maladie qui commence et de la traiter par le mépris.

On se dit volontiers : " Bah! ce ne sera rien. J'ai autre chose à faire dans; la vie que de chauffer les os. de mes jambes au coin de mon feu en buvant de la tisane. Il faut que l'ouvrage se fasse ! » On ne prend pas garde que pour achever une besogne pressante, on court le risque de se rendre, pour la semaine suivante, incapable d'ouvrages beaucoup plus importants.

La réflexion n'est pas neuve. — Je me souviens jadis de l'avoir lue dans un de ces petits volumes où Franklin présentait sous forme d'historiettes des idées de bon sens. Il comptait qu'au temps où il avait été imprimeur, il avait connu un fort brave homme, copiste de son métier, qui s'aperçut un jour, à une fatigue de l'index, qu'il était menacé de la crampe des écrivains. Il n'en tint compte, car il était pressé de besogne et il avait à nourrir sa famille.

Les élancements devinrent plus douloureux. La crampe des écrivains est une maladie toute spéciale, contre laquelle on ne sait encore d'autre remède que le repos.

— Prenez huit jours de repos, lui dit-on.

— Mais je ne peux pas, répondit-il, et il montra l'ouvrage qu'il avait à abattre et dont il fallait qu'il touchât le prix,

Il força la résistance de son doigt endolori; il aggrava le mal et dut ensuite prendre

prendre mais de congé.

Vous connaissez les habitudes d'esprit do Franklin ; il ramenait tout à une question de chiffres. Il était Américain en cela. Après nous avoir conté l'histoire de son copiste, il mit d'un côté dans une colonne la somme qu'il avait touchée pour la besogne extraordinaire qu'il avait faite au mépris des avertissements donnés par la maladie, et dans une autre, en face, le produit de six mois de travail.

— Vous voyez, ajoute-t-il, ce qu'il a perdu â cette lutte contre la nature.

J'avais lu le, conseil, enveloppé dans une fable. Mais la sagesse des autres ne sert que rarement. Il n'est pour convaincre les gens que les leçons de l'expérience.

J'ai fait la même sottise que le copiste de Franklin... J'avais attrapé, je ne sais où, en sortant du théâtre sans doute, un petit rhume, dont je ne me souciai guère. Qu'estce qu'un rhume ? Novembre, décembre et janvier sont les grands mois do conférences. J'en avais plusieurs de promises ; j'é tais affiché, je ne voulais pas les manquer; j'en fis une malgré mon enrouement ; puis une seconde, avec beaucoup plus de peine ; et quand je sortis du théâtre, j'avais la voix parfaitement brisée. Ces deux conférences m'en coûteront peut-être une douzaine. Bien heureux, encore, que la tête n'ait pas été atteinte, que le cerveau soit libre et que je puisse, tout à mon aise, en mâchant des boules de gomme, philosopher sur mon cas.

Eh bien! voilà qui est dit : on ne m'y prendra plus à rire au nez de la maladie qui menace de loin. Je sais maintenant qu'elle se venge, et qu'une fois entre ses mains on n'en sort pas comme on veut.

C'est ma première leçon. Et je souhaite que mon exemple fasse plus d'impression sur votre esprit que n'en avait fait sur le mien celui du copiste. Faites vos comptes, puisqu'en cette affaire il s'agit d'arithmétique, et calculez ce que vous coûtera plus tard le mal que vous n'aurez pas pris à temps et prévenu.

La seconde leçon — parbleu !je me fois l'effet d'un catéchiste ! (Ce que c'est que d'être enveloppé d'une robe de chambre, avec de la teinture d'iode sur la poitrine ! Pardonnez à un pauvre malade !) — La seconde leçon, ah ! celle-là, je l'ai mise en pratique, et si je vous la donne, c'est que j'en éprouve moi-même les bienfaisants effets.

Et quelle est-elle?

Vous rappelez-vous qu'il y a quelques semaines, à propos de je ne sais plus trop quelle histoire du jour, je vous disais: Il y a un moyen de ne point souffrir des médisances et des calomnies, dont on est assailli aux mauvaises heures, c'est de se dire : Bah ! dans trois mois, dans six mois, il ne sera plus question de tous ces commérages; prenons patience ! et de se mettre par artifice dans l'état d'esprit où l'on sera tout naturellement au bout de ces six mois. C'est un effort à faire ; mais le calme qu'on retire de cette pensée vaut bien qu'on le fasse.

Il en est de même ici,

La maladie n'est pas pour durer éternellement, non plus que la pluie. Une bonne façon de ne pas trop souffrir moralement, c'est de se transporter, par l'imagination à cette heure bénie où l'on aura recouvré et la santé et le libre jeu de tous ses organes.

Rappelez-vous le mot de Bousset : Madame fut douce envers la mort... il faut être doux envers la maladie. À quoi sert-il de


LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES

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s'irriter contre elle ? Le mieux est d'en détourner sa pensée, de la traiter, comme on fait d'une hôtesse grincheuse et acariâtre, dont on supporte gaiement la mauvaise humeur, en se disant tout bas : Bah ! elle n'en a pas pour longtemps ; elle va bientôt prendre congé. Ce sera tout de même un grand soulagement et une vraie joie, quand nous lui dirons adieu. Tâchons, en attendant, de nous arranger avec elle le plus commodément possible. Faisons-lui des concessions ; montrons-lui, même s'il se peut, un riant visage. Rentrons dans notre cabinet et travaillons. Le travail, c'est le grand remède à tout. On peut toujours travailler peu ou prou ; et quand on ne le peut pas, c'est qu'on est affaissé, incapable de rien sentir, incapable de souffrir par conséquent.

Savez-vous même qu'il y a une certaine douceur à être malade. Les nerfs se détendent ; on se laisse soigner, comme un enfant par des personnes empressées autour de vous. On lit quelques chapitres du vieux Dumas ; cela est" exquis. Les amis viennent vous voir ; on les reçoit l'air dolent, et bientôt on se ranime. Ah ! si j'avais ma voix, comme je causerais !

— Non, non, ne causez pas, me dit-on avec intérêt.

Pour un peu, je vous dirais que c'est charmant d'être malade.

Mais il faut savoir l'être.

Et tout de même il faut que ça ne dure pas trop longtemps.

FRANCISQUE SARCEY.

Scènes du Temps passé

LA VÉRITABLE HISTOIRE DE LORENZACCIO

Un certain jour de l'an 1535, l'orfèvre Benvenuto Cellini, qui gravait les coins des monnaies florentines, se rendit au palais du duc Alessandro, pour prendre congé de Sa Seigneurie. Il allait à Rome recevoir du pape le pardon d'un homicide qu'il lui était arrivé de commettre l'année précédente. Le duc était au lit. Il engagea vivement l'orfèvre à ne le point quitter, lui promettant, s'il restait à Florence, une pension et le logement. Benvenuto persista dans son dessein d'aller à Rome pour recevoir sa grâce. Mais il promit de se mettre ensuite au service de Sa Seigneurie.

Le duc laissa voir son mécontentement. Benvenuto avait promis de faire le coin d'une médaille à l'effigie d'Alessandro, et cet ouvrage n'était pas terminé. L'orfèvre n'avait traité que la face, dont il apportait le modèle en cire.

Pendant cet entretien, le duc gardait près de lui son cousin Lorenzino de Médicis, et l'invitait par signes à dire ce qu'il fallait pour retenir Benvenuto.

Lorenzino dit mollement : — Benvenuto, tu ferais mieux de rester.

L'orfèvre s'excusa de ne pouvoir se rendre à ce conseil.

— Monseigneur, ne soyez pas fâché, car je vous ferai une médaille beaucoup plus belle que celle du pape Clément. Messer Lorenzino, qui est un homme d'esprit et de savoir, me donnera un beau sujet pour le revers.

Lorenzino, qui depuis quelques instants regardait le duc avec une étrange attention, répondit vivement :

— En effet, Benvenuto, je ne pensais point à autre chose qu'à te donner un revers digne de Sa Seigneurie.

Le duc le regarda en souriant et lui dit :

— Lorenzino, vous lui donnerez le revers, il le gravera ici et il ne partira pas.

— Je le ferai le plus promptement possible, répliqua Lorenzino, et j'espère accomplir une chose qui émerveillera le monde.

Le duc se mit à rire et se retourna dans son lit.

Benvenuto partit pour Rome. Il fut rejoint à Sienne par un messager qui lui remit cinquante écus d'or de la part du duc Alessandro et lui dit :

— Messer Lorenzino te fait savoir qu'il te prépare un merveilleux revers pour la médaille que tu veux faire.

L'année suivante, Benvenuto Cellini, qui avait passé le jour des Rois à chasser les oies sauvages dans les marais de la campagne romaine, regagnant à la nuit sa maison, vit une colonne de feu éclater dans le ciel au-dessus de Florence. Le lendemain soir, on apprit à Rome la mort du duc Alessandro. Benvenuto rencontra dans une rue messer Francesco Soderini sautillant sur un mauvais mulet et ricanant, qui lui cria :

— Benvenuto ! voilà, pour la médaille de cet infâme tyran, le revers que t'avait promis Lorenzino de Médicis !

Sur quoi vint un certain Baccio Bettini criant plus fort :

— Tes ducs, nous les avons déduqués, nous n'en aurons plus. Et tu voulais nous les immortaliser!

A quoi Benvenuto répliqua :

— O lourdes mâchoires ! Je suis un pauvre orfèvre. Je sers qui me paie.

X

Ce duc Alexandre, fils naturel de Lorenzo, duc d'Urbino, n'était pas un prince digne d'être pleuré. Il avait été imposé aux Florentins par l'empereur CharlesQuint, dont ensuite il devint gendre, à la charge de fournir lui-même la dot de sa femme.

Il était violent et rusé, sans pousser comme un duc César la ruse et la violence jusqu'à la virtù, du parfait tyran. On croit bien qu'il fit empoisonner le cardinal Hippolyte pour que cette méchante guêpe, comme il disait négligemment, ne troublât plus ses plaisirs ni son sommeil. Mais ce n'est pas là un trait distinctif de son caractère. Il agissait en prince. Le poison était alors la principale finesse diplomatique des cours italiennes.

Alexandre avait la parole facile et prompte, quelque savoir et le goût des arts. Rien de cela n'était singulier dans ce temps d'élégances et de crimes. Ses contemporains remarquaient surtout en lui la plus extrême incontinence...

...Il n'est pas certain que le duc Alexandre violentât beaucoup de Florentines. Il faut dire pourtant qu'il allait chercher des aventures sous un déguisement, et qu'il était ford laid, noiraud avec ce vilain profil aigu qu'on voit sur une médaille attribuée, sans de bonnes raisons, à Benvenuto Cellini.

Enfin, Alexandre de Médicis était une âme de qualité vulgaire.

X

Son cousin, qui l'assassina, ne valait pas mieux que lui, mais il avait un esprit plus étrange. Lorenzino de Médicis était

un homuncule mélancolique et bizarre, humaniste et poète, qui, dès l'adolescence, avait montré son génie à Rome en décapitant des statues antiques.

Le pape Clément VII, son parent, qui l'aimait beaucoup, songeait à le faire pendre, et Lorenzino pensait sérieusement à tuer le pape Clément. Mais il s'enfuit à Florence où il devint le compagnon de débauche du duc Alexandre, qui l'aimait chèrement, ne le quittait guère et le faisait honorablement coucher dans son lit. Lorenzino, très docte poète, faisait de belles comédies imitées de Térence. Mais comme il était poltron et s'évanouissait à la vue d'une épée, le peuple de Florence l'appelait avec mépris « Lorenzaccio ».

Lorenzaccio trouvait un plaisir exquis à méditer l'assassinat de ce cousin qui ne pouvait vivre sans lui et qui dormait si tranquillement à son côté. Il savourait cette joie et la faisait durer longtemps. Et comme c'était un fou vaniteux, il ne voulait pas perdre la gloire de son crime. Un jour, se trouvant seul avec le duc sur une haute muraille, il eut grande envie de le pousser. Mais il se retint dans la crainte qu'on ne crût à un accident.

Aussi bien les occasions ne lui manquaient pas, et il choisit celle qui lui parut digne d'une éternelle mémoire. Elle s'était offerte bien naturellement. Catherine Ginori, sa tante, plaisait au duc, ce jour-là. Il prêta sa chambre à son ami pour y converser à l'aise avec sa tante, et quand, après l'entretien, Alexandre se fut endormi, Lorenzino le poignarda dans le dos, non sans le réveiller. Le blessé lutta furieusement contre le petit homme fou, qui l'acheva avec un couteau de poche.

Tout glorieux qu'il était, Lorenzino détala promptement et alla coucher à Bologne. Le bon Philippe Strozzi le salua du nom de Brutus. Lorenzino ne méritait pas d'être ainsi nommé : il était fou, mais il n'était pas sot. En tuant son cousin, il ne pensait pas plus à délivrer Florence qu'il ne songeait naguère à la liberté de Rome en décapitant les statues de l'arc de Constantin. Il se donnait un plaisir tout intime. Il faisait un crime inutile comme un sonnet.

Personne, au reste, ne pensa profiter de la mort du tyran pour restituer à la ville sa franchise. L'âge d'or était passé. Il était aussi impossible de revenir aux moeurs de la République que de trouver; le suave génie d'un Desiderio, d'un Mino, la grande âme naïve d'un Donatello, aux temps scélérats d'un Benvenuto Cellini et quand les Baccio Bandinelli et les Bartolommeo Ammanati peuplaient de colosses mous la ville orgueilleuse et déshonorée.

Au duc Alexandre succéda le duc Cosme, méchant homme et grand prince. Et la vie alla comme devant. Il n'y a que les grands innocents ou les vierges pour commettre gravement un assassinat politique et croire ainsi délivrer la patrie. Lorenzo était moins ingénu. Ce n'était pas non plus un Mazzini, un de ces conspirateurs que les complots amusent et qui se font une vie souterraine, inconnue, troublée et délicieuse. C'était un mauvais poète et un malade, et son crime n'est intéressant qu'en ce qu'il témoigne avec force d'une sorte de génie, le génie de l'absurde.

X

Le jeune Alfred de Musset, qui avait les plus heureux dons du poète et de l'artiste, lut à Florence, dans une vieille chronique, l'histoire de Lorenzino de Médicis.


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LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES

Il vit dans cette chronique ce que nous venons de noter, et il y vit bien autre chose encore, étant visionnaire et poète. Et de sa lecture hallucinée sortit son drame de Lorenzaccio. Il sut se persuader que le mince Lorenzo, plein de littérature antique, se proposait comme un noble but le meurtre du tyran. Il suivit avec intérêt cet adolescent grave et pur poursuivant clans la débauche et la honte une vengeance sublime. Il sentit que le contraste du but et des moyens était dramatique, et comme il avait une disposition naturelle à croire que la débauche ruine le génie, il ne manqua pas de découvrir qu'il était vraiment tragique de souper à Florence avec des filles et des grands seigneurs. Les romantiques, et particulièrement Alfred de Musset, concevaient un souper comme une aventure délicieuse et fatale, dont on sort pâle à jamais. Lorenzaccio, pour avoir feint la débauche, est donc plus grand que Brutus qui n'avait feint que la folie.

Mais le héros de Musset est vraiment pathétique en ce que, poursuivant l'exécution de ses desseins, il en découvre l'inanité, et qu'il marche désabusé au but marqué d'abord par son enthousiasme. Il a appris a vivre en soupant avec le duc ; il reconnaît que les hommes qu'il veut rendre libres sont indignes et incapables de liberté. Et s'il persiste dans une résolution qu'il sait absurde, c'est que cette résolution est devenue sa vie même et sa raison d'être. Ce trait de nature, fortement marqué par le poète, fait la beauté de l'oeuvre. C'est par là que Lorenzaccio nous émeut. A l'Erostrate pédant de l'histoire florentine le poète a substitué un Brutus intelligent (s'il est possible d'accoupler ces deux mots), qui ne vit, qui ne respire que pour l'accomplissement d'une action dont il sait la pitoyable ineptie.

Il y a bien, ça et là, des indécisions et quelques faux traits dans cette esquisse d'un écolier prodigieux. La pensée de Musset, incertaine et charmante, glisse et se dissipe sans cesse. Le drame, tel qu'il fut écrit, avec une abondance heureuse, a des obscurités, et le personnage principal ne s'explique pas toujours. Il n'en paraît que plus vivant.

ANATOLE FRANCE.

PSYCHOLOGIE MONDAINE

" MUFLERIE. » ET « ROSSERIE "

Dès l'abord, par les idées de complication que son nom éveille en nous, la rosserie nous paraît être quelque peu la grande dame des deux. Dans la hiérarchie des actes contestables et des sentiments douteux, la muflerie serait vraisemblablement une des rotures de l'âme.

Quand on recherche par quelles influences les gens sont portés à qualifier les choses de rosserie ou de muflerie, on remarque que des procédés analogues encourent alternativement l'application de chacun de ces termes, selon que l'on soit victime ou témoin. Ce qui est apprécié comme une rosserie, quand c'est autrui qui est appelé à en pâtir, devient vivement une muflerie si c'est soi-même qui est réduit à s'en plaindre.

L'accusation de muflerie s'articule avec tout le souffle des poumons, avec un grossissement des lèvres qui, d'indignation, s'emmuffent elles-mêmes ; la

formule en cette matière est de dire que «l'on n'est pas mufle comme ça» ! que « l'on n'a pas idée d'une muflerie pareille » !

Le cas de rosserie se concède, se définit par assentiment, se prononce parfois dans un hochement de tête ou un demi-sourire, avec une phrase de ce genre : « — Pour une jolie rosserie, c'en est une. .. »

De plus, l'on n'aime pas à se reconnaître l'auteur d'une muflerie ; et l'on avoue volontiers une rosserie, à cause de ce que ce dernier terme laisse entendre de machiavélique et de finement taillé en pointe.

Enfin, il semble qu'à l'appréciation de la rosserie, il se mêle un peu de considération indulgente. Une rosse est facilement appelée « une petite rosse », avec ce que le diminutif confère de grâce. Jusqu'à un certain point, la qualification de rosse peut être prononcée et même prise en bonne part. Mais dès que quelqu'un est déclaré mufle, presque toujours, presque tout de suite, le voilà flétri de l'augmentatif et classé comme « gros mufle ».

La rosserie et la muflerie apparaissent sous les espèces conventionnelles de l'opposition que l'on fait entre Athènes et Sparte.

On a généralement accepté au sens naïf le propos du citoyen qui, le jour de l'ostracisme d'Aristide, expliqua son vote de condamnation en disant « qu'il était las de l'entendre appeler Juste ». Mais supposez que cet épisode ait été retracé et déterminé par un Forain de l'époque. Le titre qui lui convenait n'était-il pas aussi bien celui de « Doux pays » ? Pour peu que l'on imagine l'électeur grec avec un ventre de satisfait sous la tunique, avec le crobyle, ou bandeau des cheveux, noué un peu sur l'oreille à la j'm'en-fiche, il ne lui reste plus qu'à nous montrer une bouche tordue pour l'émission de ces paroles qui ne doivent sortir que de coin. Et, alors, la légende qu'il profère devient un des types de la rosserie, bourgeoise dans l'antiquité.

Car voici un point où, sur le chapitre de la rosserie, j'ai le regret de ne pas penser absolument comme M. Gaston Deschamps.

Avec toute l'autorité de son argumentation, mon confrère est d'avis que cette perversité est quelque chose de particulier à notre temps, « un état d'âme tout à fait nouveau, la forme actuelle de l'éternelle méchanceté ».

Ce qui paraît tout à fait nouveau, c'est le besoin de termes de définition pour telle et telle forme « de l'éternelle méchanceté ». Mais cela autorise-t-il à conclure que la conscience humaine soit affligée, à notre époque, de quelque tare de plus ?

Je préfère croire que ce sont, au contraire, les progrès de notre compétence dans les affaires psychologiques qui commandent à la terminologie d'étendre ses ressources.

Autrefois, la science médicale se contentait, à bien des égards, d'expressions considérablement vagues, telles que miasmes, humeurs peccantes, etc. Etait-ce que des maladies nouvelles fussent nées, le jour où l'on a jugé opportun d'appeler les microbes par leurs noms !

N'est-ce pas, de même le résultat de recherches et de découvertes dans le domaine moral, qui fournit, aux contemporains, l'occasion de particulariser les infirmités

infirmités l'esprit, et de les traiter nommément en détail ?

On se plaît, en effet, à attribuer a la rosserie un esprit de conception actif et les facultés d'une fertile inspiration ; tandis que la muflerie serait quelque chose de plus lourdement égoïste, d'indolent même, et aurait, comme caractère, de pouvoir s'accomplir, précisément sans se déranger.

Ne serait-on pas fondé aussi à soutenir que la muflerie serait une fonction particulièrement masculine, et que, avec les modifications du sexe, un même principe la constituerait plus naturellement à l'état de rosserie chez les femmes?

En tout cas, on pourra reconnaître que les natures de la muflerie et de la rosserie ne résident pas dans une action prise en elle-même. C'est à l'intention des auteurs qu'il faudrait toujours se référer, et y voir si c'est tantôt par action qu'ils ont eu la rosserie de pécher, ou si c'est tantôt par omission qu'ils en ont eu la muflerie.

Cela revient à dire que le type permanent de la muflerie n'existerait point et que la rosserie n'aurait pas non plus de caractère fixe. L'une et l'autre, depuis l'origine du monde, seraient — selon un langage à la mode — dans un perpétuel devenir.

En revanche, il y a des mufles, il y en a beaucoup, il y en a tout le temps, et des rosses en quantité. On reste toujours exposé à ce que leurs traits se confondent entre eux. Car on observe, sur ce sujet, un phénomène semblable à ce qui, en style administratif, s'appelle la classe personnelle.

On sait qu'un préfet peut avoir rang de première classe, qui alors lui appartient en propre, dans une préfecture de seconde classe.

De même, on voit des rosses s'employer, chaque jour, faute d'une place de rosserie vacante, dans les fonctions de la muflerie, qui n'est que de seconde classe.

PAUL HERVIEU.

CURIOSITÉS LITTÉRAIRES

VERS INEDITS DE GUY DE MAUPASSANT

[J'ai eu l'honneur dernièrement, me trouvant de passage à Nice, d'être reçu par Mme de Maupassant, la mère de l'illustre romancier. Elle a bien voulu me confier quelques pièces de vers inédites qu'elle avait trouvées dans les papiers de son fils, et m'autoriser à en prendre copie pour les Annales. Avant de devenir le grand prosateur que l'on sait, Guy de Maupassant se consacrait exclusivement à la poésie. Il avait commencé à rimer dès l'âge le plus tendre. A treize ans, étant pensionnaire au collège d'Yvetot, il composait des pièces naïves où il célébrait les charmes de la nature. Au lycée de Rouen, il lui arrivait de rédiger ses devoirs dans la langue des Dieux, et quelques-unes de ses dissertations furent jugées dignes d'être inscrites sur le cahier d'honneur. Le premier morceau que nous donnons correspond à cette période. Guy de Maupassant venait de terminer ses études. Il avait dix-neuf ans... Le dernier fut écrit en 1880, à une époque où l'auteur de Pierre et Jean avait depuis longtemps renoncé aux Muses. Il est d'ailleurs fort joli, empreint d'une sensibilité délicate...


LES ANNALES POLITIQUES ET LITTÉRAIRES

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Rien de ce qui sort de la plume d'un grand génie n'est indifférent. Nos abonnés auront plaisir à lire ces pages. Et je remercie, en leur nom, Mme de Maupassant d'avoir si gracieusement consenti à leur en donner communication.]

A.B.

SOUVENIRS

Voyez partir l'hirondelle, Elle fuit à tire d'aile,

Mais revient,toujours fidèle A son nid,

Sitôt que des hivers le grand froid est fini.

L'homme, au gré de son envie,

Errant promène sa vie

Par le souvenir suivie De ces lieux

Où sourit son enfance, où dorment ses aïeux.

Et pais, quand il sent que l'âge

A glacé son grand courage, Il les regrette et, plus sage, Vient chercher

Un tranquille bonheur près de son vieux clocher. Rouen 1869.

L'ESPERANCE ET LE DOUTE

Lorsque le grand Colomb, penché sur l'eau profonde, A travers l'Océan crut entrevoir un monde, Les peuples souriaient et ne le croyaient pas.

Et pourtant, il partit pour ces lointains climats, Il partit, calme et fort, ignorant quelle étoile Dans les obscures nuits pourrait guider sa voile, Sur quels gouffres sans fonds allaient errer ses pas, Quels écueils lui gardait la mer immense et nue, Où chercher par les flots cette mer inconnue, Et comment revenir s'il ne la trouvait pas. Parfois il s'arrêtait, las de chercher la rive, De voir toujours la mer et rien à l'horizon, Et les vents et les flots jetaient à la dérive A travers l'Océan sa voile et sa raison.

Comme Colomb, rêvant à de lointaines grèves, Que d'autres sont partis, le coeur joyeux et fort, Car un vent parfumé-les poussait loin du port Aux pays merveilleux où fleurissent les rêves. L'avenir souriait dans un songe d'orgueil, La gloire les guidait, étoile éblouissante, Et comme une Sirène, avec sa voix puissante, L'espérance chantait, embusquée à l'écueil.

Mais la vague bientôt croule comme une voûte, Et devant l'ouragan chacun fuit sans espoir, Car le doute a passé, grand nuage au flanc noir. Sur l'astre étincelant qui leur montrait la route. Paris 1871.

LE SOMMEIL DU MANDARIN

Sur sa table de nacre au reflet argenté, La lune souriait aux. tours de porcelaine, Et, trois dames causant au milieu de la plaine Jetaient comme cet astre une étrange clarté,

Et tandis que le vent soufflait au loin sa plainte,

Mollement étendu sur des tapis soyeux, Sous les rayons fleuris de sa lanterne peinte

Le mandarin Von-Thang avait fermé les yeux.

Pendant qu'il regardait tranquillement la flamme Qui versait du plafond ses filets de couleur, Un songe était venu voltiger sur son âme, Comme un oiseau de pourpre au-dessus d'une fleur. Paris, 1812.

ENFANT, POURQUOI PLEURER

Enfant, pourquoi pleurer, puisque sur ton passage On écarte toujours les ronces du chemin; Une larme fait mal sur un jeune visage, Gueille et tresse les fleurs qu'on jette sous ta main,

Chante, petit enfant, toute chose a son heure; Va de ton pied léger, par le sentier fleuri; Tout paraît s'attrister sitôt que l'enfant pleure, Et tout paraît heureux lorsque l'enfant sourit.

Comme un rayoy joyeux ton rire doit éclore, Et l'oiseau doit chanter sous l'ombre des berceaux, Car lé bon Dieu, là haut, écoute dès l'aurore Le rire des enfants et le chant des oiseaux.

Ajaccio, 1880.

GUY DE MAUPASSANT.

Il y avait en M. Agénor Bardoux, l'homme politique décédé l'autre jour, un « poète mort jeune ».

En 1857, le futur président du centre gauche publiait, sous le pseudonyme d'Agénor Brady, un volume de vers, Loin du monde, dont nous extrayons, à titre documentaire, la pièce suivante :

LES MARRONNIERS

C'était à la Saint-Jean passée : Les marronniers étaient en fleur; Je la soutenais sur mon coeur, Languissante, émue et lassée.

Nous avions fui dès le matin Et gravi les collines vertes, Dérobant aux roches désertes L'iris, la pervenche et le thym.

En cueillant même fruit sauvage, Souvent s'étaient mêlés nos doigts Et j'avais vu plus d'une fois S'empourprer son pâle visage.

Ses bras noués autour du mien, Je la ramenais à sa mère: Un rêve voilait sa paupière ; Et nous marchions ne disant rien.

Mais mon corps frissonnait de joie El le bonheur gonflait mon sein Si le vent m'entourait soudain Des plis de sa robe de soie.

Ses petits pieds étaient saignants ; Sous les tilleuls de l'avenue Je l'emportai ; sa tête nue Tomba sur mes genoux tremblants ;

Elle dormit faible et lassée En écoutant battre mon coeur. Les marronniers étaient en fleur, C'était à la Saint-Jean passée.

AGÉNOR BRADY.

Poésie également centre gauche, n'est-il pas vrai?

Et, puisque nous parlons de M. Bardoux, rapportons sur lui une charmante anecdote.

Lorsque M. Bardoux devint ministre de l'instruction publique, il se souvint que l'auteur des Iambes n'était pas décoré. Il le nomma donc chevalier de la Légion d'honneur. Mais avec sa bonne grâce habituelle, il voulut faire mieux que d'écrire une lettre annonçant cette nomination que Barbier attendait — ou n'attendait plus — depuis quarante ans passés. Le ministre se fait donc conduire chez le poète qui habitait 48, rue Jacob, au troisième étage d'une vieille maison, dans un appartement sombre, donnant sur une cour.

— Monsieur Barbier, dit-il, je suis le ministre de l'instruction publique et je viens réparer un bien grand oubli et une inexplicable injustice en vous apportant les insignes de chevalier de la Légion d'honneur.

L'auteur des Iambes tendit sa main de septuagénaire à l'homme qui lui apportait ce beau hochet, à lui, vieil enfant, usé par la vie ; puis, retrouvant dans son émotion une dernière note poétique :

— Je vous remercie et je suis touché,fit-il. Mais à quoi ça me servira-t-il ? Cela ne fait plaisir d'être décoré que lorsqu'on peut encore être aimé !

Le jouet de l'année.

Le jour de l'An approche, et depuis longtemps déjà on cherche le fameux « jouet de l'année », le petit joujou accessible à toutes les bourses, c'est-à-dire ne dépassant pas les trente-neuf sous réglementaires, qui sera vendu sur les boulevards pendant le séjour des traditionnelles et encombrantes baraques. Un rédacteur du Gaulois a visité, hier, quelques-unes des grandes manufactures de jouets, et il a constaté douloureusement que

plusieurs sont encore indécises sur la «dernière création » à lancer.

— Autant que possible, il faut que le « jouetde l'année » rappelle un fait parisien très récent, lui a-t-on dit ; c'est pour cela que nous attendons le dernier moment. Sait-on jamais ce qui peut arriver d'un jour à l'autre ?

Cependant une des plus importantes manufactures confectionne par milliers..... savez-vous quoi?... des petits bateaux en fer !

Un coup d'oeil vous ferait tout comprendre. Sur la coque, on lit. ce mot : Pothuau ; sur le pont, le tsar et M. Félix Faure, entourés d'officiers français et russes, sont représentés la main dans la main...

— Ah ! la fameuse entrevue de...

— Vous y êtes !

C'est la saison des ventes de Charité. Dur moment pour les porte-monnaie.

La Pouponnière prépare sa vente. L'Orphelinat des Arts vient de terminer la sienne. La première de ces oeuvres est dirigée, comme on sait, par Mme Georges Charpentier, assistée de Mme Eugène Manuel.

L'histoire de la Pouponnière est un vrai roman. Un jour (il y a de cela quelques années), Mme Charpentier voit entrer chez elle une dame inconnue qui lui propose de créer une sorte de crèche pour les tout petits enfants. « Je suis seule, j'ai une propriété trop » grande pour moi, une maison, un jardin. » J'en fais abandon à l'OEuvre qui pourrait y » être installée. » Mme Charpentier se laissa séduire. Depuis longtemps elle avait formé le dessein, avec Mme Eugène Manuel, de fonder une maison qui ne fût pas précisément un asile, mais un établissement modèle, destiné;' à venir en aide aux gens des classes moyennes. Cette idée répondait à un besoin très réel. Il existe un peu partout, mais principalement à Paris, beaucoup de jeunes mères, qui sont obligées de travailler et ne sauraient, en conséquence, se consacrer complètement à leurs nouveau-nés. Ce ne sont point toujours des ouvrières, comme vous pourriez le supposer. Elles appartiennent plutôt à notre petite bourgeoisie laborieuse, économe et cruellement gênée. Combien connaissons-nous de ménages où les ressources sont insuffisantes! Le mari est employé de commerce, fonctionnaire mal rétribué, avocat ou médecin sans clientèle. On arrive péniblement à joindre les deux bouts, ou plutôt on n'arrive pas à les joindre, malgré des privations héroïques. Et la femme est obligée de mettre les mains à la pâte pour ajouter aux ressources du budget. Si elle est instruite, elle s'improvise professeur et donne des leçons en ville ; si elle est musicienne, elle court le cachet : celles qui n'ont point leurs brevets se résignent à entrer dans un atelier de couture, où elles tirent l'aiguille de huit heures du matin à six heures du soir.

C'est à ces mères désolées que Mmes Charpentier et Manuel s'adressèrent. Elles leur dirent : « Nous fondons la Pouponnière. Vous verserez, si vous le pouvez, 40 francs par mois; et, moyennant cette faible somme, nous nous chargeons d'élever votre enfant dans des conditions de salubrité et de sécurité. Il aura une nourrice, visitée et surveillée par les docteurs compétents; il sera tout près de vous, aux environs de Paris. Chaque dimanche il vous sera permis de l'embrasser et de vous assurer qu'il a les joues rondes et roses. Vous serez heureuse. »

L'établissement fondé aux environs de Versailles fonctionne aujourd'hui et a donné les meilleurs résultats. Mais il coûte cher à entretenir. Les frais généraux s'élèvent annuellement à 80,000 francs. L'Etat, la Ville, les cotisations particulières en couvrent une partie. Il s'agit de se procurer le complément.Et c'est pourquoi, chaque année, au mois de décembre, les vingt dames directrices de la Pouponnière, assistées de leur trésorière, Mme Rocher, et de leur non moins zélée, secrétaire, Mme H. Lemaire, font la quête chez les parfumeurs, les confiseurs, les tapissiers, les marchands de nouveautés, et, se transformant en demoiselles de magasin, mettent en


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LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES

vente à des prix très modérés les objets ainsi recueillis et forcent les louis rebelles dans la poche des messieurs récalcitrants ! Ce sont leurs grandes manoeuvres : elles en sortent fourbues... Mais qu'importe! La becquée est assurée à leurs nourrissons.

— L'heure viendra où toutes les villes de France auront une Pouponnière, répète Mme Charpentier... Alors le danger de la dépopulation sera conjuré. S'il ne naît plus d'enfants, il en mourra beaucoup moins. La génération qui grandira sera valide et solide.

Cet espoir est sans doute prématuré... Et cependant!... s'il y avait, dans chaque département, une Mme Charpentier, il ne faudrait jurer de rien !

Signalons parmi les dames vendeuses :

Mmes G. Charpentier, duchesse d'Uzès, E. Manuel, J. Hermant, Adolphe Brisson, Gros, M. de Fleury, Henri Fouquier, de Fourcaud, de Tavernier, M. Bernhardt, O. Mirbeau, Ganderax, etc.

Petit croquis noté d'après nature, par Alfred Capus.

LA MAÎTRESSE DE MAISON (à ses invités qui viennent de s'asseoir autour de la table). — Une recommandation, Messieurs... Avant de servir, il faut me promettre qu'on n'en parlera pas.

L'INVITÉ DE DROITE. — Et de quoi, chère Madame ?

LA MAÎTRESSE DE MAISON.— Vous le savez bien, de l'affaire...

L'INVITÉ DE DROITE. — Ah! bon...

DEUXIÈME INVITÉ. — Vous nous défendez d'en parler?

LA MAÎTRESSE DE MAISON. — Je vous prie, tout au moins, de ne pas le faire. Il n'y a plus de dîner possible avec cette maudite histoire.

L'INVITÉ DE DROITE. — Entendu, chère Madame, on n'en parlera pas.

LA MAÎTRESSE DE MAISON. — Parlez d'autre chose. Il ne manque pas de sujets de conversation.

(Silence glacial qui dure tout le temps du potage.)

UN INVITÉ (se risquant). — Ce potage est bon.

(Personne ne relève le mot.)

LA MAÎTRESSE DE MAISON (gênée). — Je suis allée hier soir au théâtre... (Elle attend qu'on lui demande dans quel théâtre, mais personne ne le lui demande.)

UN INVITÉ (bas à son voisin). — Voilà un dîner qui s'annonce mal.

LA MAÎTRESSE DE MAISON (qui a surpris l'aparté, espérant animer la conversation). — Vous dites, cher ami?

L'INVITÉ. —Oh! rien...

(Nouveau silence, cette fois implacable. Les domestiques eux-mêmes sont mal à l'aise. Le service s'en ressent. Toux, rires vite étouffés, bruits de fourchette ; le dîner ne devient plus possible.)

LA MAÎTRESSE DE MAISON (qui tient avant tout à son dîner). — Moi, je trouve cette affaire intéressante comme un feuilleton. N'est-ce pas?

(Tout le monde se met à parler en même temps. Allégresse générale, excitation, joyeuse fin de repas.)

Enfin, il faut espérer, qu'un jour ou l'autre, on cessra d'en parler !

Petite chronique de la Comédie-Française. Nous devons ces indiscrétions à l'aimable Sganarelle.

Un des artistes de ce théâtre, M. Laugier, a été pendant quelques semaines écarté du théâtre par un mal qui l'avait empêché de se servir de sa jambe gauche. Il guérit enfin et reprit son service, au grand contentement de son administrateur, de ses camarades, du public et de lui-même.

Un reporter se présenta chez lui et, dans une interview à laquelle se prêta le sociétaire, il lui demanda des détails sur sa maladie et les suites qu'elle pourrait avoir. Laugier rassura le journaliste ; il lui dit qu'en effet il ne

pourrait, de longtemps, plier la jambe, mais qu'il lui restait, grâce a Dieu, un nombre considérable de rôles où ce geste n'était pas nécessaire.

L'interviewer s'en alla enchanté de cette bonne nouvelle, et il n'eut rien de plus pressé que de la communiquer aux lecteurs de son journal. Il le fit sans ménager l'expression de sa joie : il insista sur la bonne fortune du théâtre qui recouvrait ainsi un de ses meilleurs comédiens, qui n'en était pas moins un comédien de premier ordre pour n'avoir à son service qu'une jambe qui pliât. Il annonça cette rentrée à grand orchestre.

Les camarades de Laugier s'en émurent et, le soir, comme il descendait de sa loge en costume, il trouva au foyer un gâteau magnifique et, tout en haut, une branche d'où pendait un carré de bristol, avec ces mots :

« A mon ami Laugier, dont les deux jambes sont au service de la Comédie-Française, l'une qui plie et l'autre qui ne plie pas. »

L'écriture était d'une femme.

Laugier, fort intrigué, voulut savoir qui était la donatrice.

Un de ses camarades lui glissa un nom à l'oreille ; Laugier secoua la tête :

— Le gâteau a dû coûter au moins cent sous, dit-il, ce n'est pas elle.

C'était un gâteau anonyme. On se mit en devoir de le manger gaiement; et Laugier. attaquait son morceau, quand on lui remit un petit bleu ; il ouvrit, lut et pâlit :

« Mon cher camarade, disait le petit bleu, c'est moi qui suis le semainier en exercice ; vous avez empiété sur mes attributions. Vous avez fait savoir, par la voie du journal, que l'une de vos jambes ne pliait point. C'est à moi que, selon l'usage, revenait l'honneur de faire cette annonce au public, après les trois saluts accoutumés. Permettez-moi de regretter que vous ayez manqué ainsi à toutes les traditions.

» WORMS. »

Mais ce n'est pas moi, s'écriait douloureusement Laugier. Je suis désolé, tout à fait désolé. Je vous jure que ce n'est pas moi.

Ses camarades se pressaient autour de lui, tout en mangeant le baba, et lui disaient, la bouche pleine :

« C'est grave, c'est très grave, il faudra faire tes excuses à Worms. »

C'était le soir aux petits bleus ; il en arriva un second :

« Monsieur Laugier,

» Il serait très fâcheux que vous vous crussiez obligé de quitter l'Arnolphe de l'Ecole des femmes, parce que ce personnage doit, au cinquième acte, tomber aux genoux d'Agnès. Vous pourriez simplement tomber sur le derrière ; je soulignerais le geste, qui serait beau, d'une triple salve d'applaudissements.

» LE CHEF DE CLAQUE. »

Le monceau des petits bleus décachetés grossissait à mesure que décroissait le gâteau. Enfin le dernier vint, apporté en grande cérémonie ; il arrivait soi-disant de Rome :

« Mon cher fils, » J'apprends avec chagrin que vous ne pouvez plier la jambe droite. Je vous autorise à faire vos prières du matin et du soir en ne pliant que la jambe gauche, et ce, durant toute votre vie.

» LÉON XIII, pape. »

— Oh ! c'est trop, vraiment trop ! s'écria Laugier, les yeux mouillés des douces larmes de la reconnaissance.

Le gâteau avait disparu et Berr riait dans son coin. On suppose qu'il est l'auteur de cette plaisanterie de mauvais goût.

Ils sont gais dans la maison de Molière !

La montre de Ney.

Vous vous souvenez des vers de Victor Hugo dans l' « Expiation », des Châtiments :

... On s'endormait dix mille, on se réveillait cent. Ney, que suivait naguère une armée, à présent S'évadait, disputant sa montre à trois cosaques.

Peut-être vous êtes-vous demandé ce qu'avait à faire la montre de Ney en cette épopée?

C'est que c'était une montre historique. Napoléon en avait fait cadeau au maréchal Ney, et, le matin d'Austerlitz, dont précisément c'était dernièrement l'anniversaire, l'empereur avait dit au maréchal :

— Maréchal, quelle heure est-il?

Et Ney avait répondu, disent la légende et l'histoire, en tirant de son gousset le cadran impérial :

— Sire, à votre montre il est l'heure de la victoire !...

C'est cette montre-là qui vient d'enrichir ces jours derniers la collection des reliques glorieuses du Musée de l'Armée.

Presque au même jour, le général Vanson recevait également, pour être déposé aux Invalides, un lambeau du drapeau du 2e régiment de grenadiers de la garde impériale, déchiré à Metz par les officiers de ce régiment, après la capitulation.

Vu affiché à la porte d'un restaurant, rue de Rennes :

Ici, on donne quinze huîtres à la douzaine pendant toute la saison.

Arithmétique ! tu n'es qu'un mot.

UN CLIENT SÉRIEUX

Du dernier volume de Georges Courteline qui vient de paraître chez Flammarion, et qui renferme quelques chefsd'osuvre de verve gauloise, nous détachons cette désopilante bouffonnerie :

GODEFROY

Sur un coup de sifflet du contrôleur, l'omnibus s'est ébranlé. Ses roues tournent dix fois sur ellesmêmes, et aussitôt une voix de femme :

— Pssst!...

C'est Mme Poisvert, personne à la face élargie de majesté et de noblesse. Elle est flanquée de son fils Godefroy, long jeune homme de dix neuf ans, dont un duvet léger et mou encadre la face ingénue. Il tient, pressé sur son sein, un énorme pétunia en pot.

La mère et le fils, l'un suivant l'autre, , s'élancent à l'assaut du marchepied et disparaissent à l'intérieur de la voiture où deux places restaient à prendre : l'une tout de suite à gauche en entrant; l'autre tout au fond, sous le cocher. C'est en faveur de cette dernière que Mme Poisvert se prononce.

L'omnibus se remet en route. Une sérénité souriante illumine et, pendant cinq minutes encore, illuminera la lèvre en fleur de la mère. Par contre, le fils semble absorbé dans une. douloureuse rêverie. Ses regards, chargés d'inquiétude, errent éplorés de droite et de gauche, et de minute en minute se reportent sur le pétunia, qu'ils accablent d'une muette haine.

Enfm, entre ses dents serrées :

GODEFROY, à soi-même. — Saleté de pétunia!... Saleté de pétunia!... De quoi est-ce que j'ai l'air avec ce pétunia?...

L'OPINION PUBLIQUE, mentalement

Ce jeune homme au front revêtu D'une auréole si pudique, Marche fièrement, tout l'indique, Dans le sentier de la vertu.

La candeur luit sur son front blême. Qu'il soit un exemple pour nous!... La fleur qu'il tient sur ses genoux De son âme chaste est l'emblême.

GODEFROY, à soi-même. — De quoi j'ai l'air? (Amèrement ironique.) Je ne le sais parbleu que trop!... J'ai l'air d'une tourte, c'est bien simple... Saleté de pétunia! Saleté de pétunia!... Mon Dieu ! que c'est assommant d'aller souhaiter sa fête à Mme de Grignottrais !

A ce moment :

Mme POISVERT, à l'autre bout de la voiture.

— Godefroy !

L'appel se perd dans le fracas des vitres secouées.


LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES

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Mme POISVERT, quatre tons plus haut.— Godefroy !

GODEFROY, à part. — Bon ! voilà encore maman qui va m'inferviewer d'un bout à l'autre du tramway. Feignons n'avoir pas entendu.

Mme POISVERT, à tue-tête et agitant l'air de ses bras. — Godefroy! Godefroy !

L'OPINION PUBLIQUE, mentalement

Celui dont l'invisible main Gouverne les gens et les choses Nous a placés, comme des roses, Vieille auguste, sur ton chemin.

O femme à la face élargie De noblesse et de majesté, Parle haut!... —Ton âge est lesté D'une expérience assagie.

Mme POISVERT, la voix étranglée dans de rauques mugissements. — Godefroy ! Godefroy! Godefroy!

GODEFROY, résigné, à part. — Allons !... Pas moyen d'éviter. (Haut.) Qu'est-ce qu'il y a?

Mme POISVERT, qui joint le geste à la parole. — Le pétunia !

GODEFROY, la main au pavillon de l'oreille. — Quoi? Mme POISVERT. — Le pétunia!

GODEFROY, même jeu. — Qu'est-ce que tu dis?

Mme POISVERT. — Le pétunia! GODEFROY. — Le pétunia ? (Mimique affirmative de Mme Poisvert.) —Eh bien quoi, le pétunia ?

Mme POISVERT. — Prends bien garde à ne pas l'abîmer! N'oublie pas que nous allons l'offrir, pour sa fête, à Mme de Grignottrais ! GODEFROY. — Mais oui, mais oui ! Sois donc tranquille! (A part.) J'aime bien maman, mais, cré nom! qu'elle est agaçante!... Quel besoin, non, mais quel besoin d'aller dire devant tout le monde que nous allons souhaiter sa fête à Mme de Grignottrais ?

L'OPINION PUBLIQUE, mentalement

Vous qui reflétez sur vos traits, Les mêmes puretés d'apôtres, Portez nos voeux avec les vôtres A madame de Grignottrais.

Fils cent fois tendre, mère heureuse,

L'un de l'autre à ce point épris, Vous évoquez en nos esprits L'Heureuse Famille de Greuze!

GODEFROY, à soi-même. —Une chose me met hors de moi, c'est la pensée que Mme de Grignottrais va encore me forcer à essuyer

essuyer plâtre dont elle a soin de peindre et d'orner son visage, pour réparer des ans l'irréparable outrage. Ayant simulé la surprise d'une personne qui était à cent lieues de soupçonner les événements : « C'est donc ma fête ? s'écriera-t-elle en nous voyant surgir sur le seuil de la porte, maman, le pétunia et moi. Quelle surprise inattendue et quel pétunia superbe ! » Là-dessus elle se

fera un devoir de m'attirer entre ses bras et de me faire essuyer le plâtre. Abominable perspective!... (L'oeil écarquillé sur un rêve.) Ah ! pourquoi ne puis-je être quitte avec un coup de pied dans le derrière? Que je savourerais avec volupté cette humiliation libératrice !

LE CONDUCTEUR. — Places si vouplaît ! Mme POISVERT. — Godefroy! Godefroy! GODEFROY, à soi-même. — Ça recommence! (Haut.) Qu'est-ce que tu veux? Mme POISVERT, désignant de son doigt le conducteur. — Le conducteur ? GODEFROY. — Le conducteur? Mme POISVERT. — Oui, le conducteur. GODEFROY.— Eh bien! quoi, le conducteur?

Mme POISVERT. — Il vient réclamer le prix des places.

GODEFROY. — Je le vois bien.

Mme POISVERT. — Paye pour nous deux; je te rendrai ça en rentrant.

GODEFROY, agacé. — Bon ! bon ! (Il tire son porte-monnaie.)

Mme POISVERT. — Tu m'y feras penser.

GODEFROY. — Oui.

Mme POISVERT. — Tu me rappelleras en même temps que je te dois déjà huit sous. Tu sais, pour la. farine de lin... (Mutisme systématique de Godefroy.)... le jour où tu avais un clou... (Même jeu de Godefroy.) Je t'ai posé un cataplasme ; est-ce que tu ne te souviens pas?

GODEFROY, les mâchoires pareilles à un étau. — Ah! Dieu puissant! Ah! Vierge sainte! (Au conducteur.) Voilà vingt sous. Vous me donnerez deux correspondances.

Mme POISVERT, debout et haranguant. — Dans quelques mois, tu seras un homme : apprends donc à ne plus te conduire en enfant ainsi que tu as coutume de le faire. Compte avec soin la monnaie qui te revient. Un sou et un sou font deux sous ; plus tu entreras dans la vie, plus tu te sentiras pénétré de la vérité de cette parole. Mais garde-toi de te méprendre au sens du discours que je te tiens. La fois où nous avons dîné avec du foie de veau aux carottes, le tripier nous a colloque une pièce démonétisée ; n'essaie pas de la repasser au conducteur. Ce serait une mauvaise action, et les mauvaises actions, Godefroy, retombent toujours sur le nez de ceux qui les ont commises.

GODEFROY, à soi-même, éploré. — Je voudrais être assis à l'ombre des forêts.

L'OPINION PUBLIQUE, mentalement

Tel, sous l'azur des ciels limpides Que parcourt le vol des ramiers, Avril voit les fleurs des pommiers S'écrouler en neiges rapides,

Tel, nous voyons, émerveillés, Crouler, à torrent, des lumières!... Il pleut des Vérités Premières : Tendons nos rouges tabliers.

Un temps. Godefroy se calme. Suite du temps. Godefroy se rassérène. Temps interminable. Godefroy s'épanouit. Soudain :

Mme POISVERT. — Godefroy ! Godefroy ! Godefroy !

GODEFROY, désespéré. — Oh! (Haut.) Eh bien, qu'est-ce qu'il y a encore?

Mme POISVERT, d'une voix qui sonne comme un appel de trompette. - Est-ce que tu as pensé à changer de chaussettes ?

GEORGES COURTELINE.

BULLETIN THEATRAL

GYMNASE : Reprise de la Jeunesse de Louis XIV. — Cette célèbre comédie d'Alexandre Dumas père est un curieux exemple de ce que peut devenir la réalité de l'histoire quand elle passe par la cervelle d'un homme de grande imagination. On est réellement stupéfait du sans-façon de l'auteur qui vous amuse sur le moment, qui vous désarme à force de bonhomie, mais qui pousse vraiment la liberté jusqu'à l'impertinence. Quand on a lu les chroniqueurs des deux derniers siècles, on se fait une idée assez exacte de ce que devait être la cour du roi de France. Louis XIV que dépeint Saint-Simon est un monarque féroce, impitoyable sur les questions d'étiquette, qui imposait aux dames de sa maison d'inhumaines contraintes et qui sacrifiait leur commodité à l'égoïsme de son caprice et au respect de la règle. On se rappelle l'épisode du voyage à Fontainebleau et l'embarras de

cette duchesse, qui n'osant pas demander la permission de descendre pour satisfaire aux infirmités de là nature, s'évanouit à la suite de cette lutté héroïque et pensa mourir en arrivant au château.

Je veux bien que Louis XIV ait été plus complaisant au début de son règne; mais, tout de même, il devait avoir le sentiment de sa majesté. Il n'y paraît guère dans la pièce d'Alexandre Dumas. Louis XIV y revêt l'apparence d'un bon garçon à qui chacun tape sur le ventre et qui n'y trouve rien à redire. Son frère le tutoie et lui parle avec une excessive cordialité. La jardinière Georgette n'est pas moins familière et lui glisse ses papotages dans le tuyau de l'oreille. Enfin Molière lui indique gravement le moyen de gouverner et lui apprend son métier de souverain. Ces conseils, que Louis XIV accueille avec reconnaissance-, passent eh bouffonnerie tout ce qu'on peut rêver. Ils sont pédants par le fond et encore plus ridicules dans la forme. Molière, étant sollicité par le roi de définir le caractère du poète idéal, commence un discours long d'une aune (ceci ne serait rien), mais imprégné des théories et de la phraséologie romantiques. Il est manifeste que Molière pour s'exprimer de la sorte, a dû lire la préface de Cromwell. Il s'inspire des procédés littéraires de Victor Hugo; il use de l'antithèse; ses images sont terribles et grandiloquentes. Il compare le poète à l'aigle qui plane au-dessus des nuages et qui embrasse, d'un large coup d'oeil, les beautés de la nature. Et il décrit ces beautés, il y insiste. Et ce n'est plus Victor Hugo que nous croyons écouter, c'est Jean-Jacques Rousseau ou Bernardin de Saint-Pierre. Or, sur ce chapitre, Molière qui avait, d'autre part, cent belles qualités, était d'un sentiment singulièrement borné. Comme tous les honnêtes gens de son époque, à l'exception de La Fontaine, il ne comprenait pas le pittoresque. On ne trouve pas dans son oeuvre un seul passage où il soit fait une mention convenable des arbres, des fleurs, des charmes de la campagne. Voulant donner une indication à son décorateur, pour un intermède, il écrivait : Là scène représente un endroit champêtre, et néanmoins agréable. Noua voilà loin des effusions lyriques que lui prête bénévolement l'auteur de Monte Cristo !

Cependant, Alexandre Dumas était renseigné; il avait consulté les vieilles chromiques, il avait l'esprit merveilleusement ouvert. Comment se peut-il qu'il soit tombé dans des confusions si grossières ? Il y attachait, à vrai dire, peu d'importance. Il considérait que la vérité s'impose aux historiens, mais que les romanciers et les dramaturges ont le droit de l'accommoder à leur fantaisie et de la plier aux préjugés du public. Chez Dumas, la puissance créatrice est si remarquable qu'il détruit la réalité en voulant la copier, il la pétrit de nouveau, il la transforme. Il est vraiment le père de ses héros, il leur infuse son sang, il pense et il agit avec eux. Ainsi il leur imprime cet étonnant relief qui grave à jamais leur physionomie dans l'imagination de la foule. Ainsi il donne à des êtres fictifs, et quelquefois absurdement conçus, l'apparence de la vie.

La Jeunesse de Louis XIV aura un regain de succès. Les directeurs du Gymnase n'ont reculé devant aucune dépense pour rendre la pièce agréable à voir. Les décors et les costumes sont fastueux. Enfin, les interprètes, MM. Lérand, Numès, Mlle Jane Hading — et les chiens du second acte —méritent des compliments.

FOLIES-DRAMATIQUES.— La Carmagnole, opéracomique en trois actes, de MM. d'Hurcourt, J. Lemaire et H. Darsay, musique de Paul Fauchey. — Trois tableaux qui évoquent, sous un aspect intime, la grande Révolution. Au premier acte, l'orage éclate, la Bastille est prise. Et M. le fermier général de la Richardière, qui exerçait naguère le métier de perruquier, sous le nom plus vulgaire de Frippart, commence à concevoir de sérieuses inquiétudes. Au second acte, M. de la Richardière se cache à Paris, sous des habits d'emprunt, ainsi que ses nobles amies, Mlle Diane de Fontenailles et la chanoinesse du même nom. Il en est réduit, pour échapper à la guillotine, à revêtir la défroque du corsaire Barbezan, vainqueur des Anglais. A ce titre, il est appelé à marcher contre les ennemis de la France et, malgré la peur atroce qui l'étreint,


376

LES ANNALES POLITIQUES ET LITTÉRAIRES

Il prend une part avantageuse à la bataille de Valmy. Est-il besoin d'ajouter qu'aux aventures burlesques de Fripart de la Richardière, les auteurs ont eu soin de joindre, selon l'usage, une intrigue romanesque, l'histoire des amours de Mlle Diane de Fontenailles avec un soldat républicain, le capitaine Jacques Barbier, dont la flamme est, comme il convient, récompensée... M. Fauchey a jeté sur cette intrigue mouvementée quelques airs spirituels, qui ont été fort bien chantés par MM. Périer, Simon, Max, et la toute opulente Mlle Pierny.

Le Théâtre du Jeune Age, dont nous avons déjà parlé, et qui avait obtenu tant de succès l'an dernier donne, cet hiver, chaque jeudi, dans la salle des Bouffes-Parisiens, une nouvelle série de représentations. Le répertoire de Mme Bellier-Klecker est merveilleusement approprié à l'intelligence des enfants, et les comédiennes et les comédiens en herbe qui composent sa petite troupe sont gentils au possible et fortbien dressés. Nous reviendrons sur ce spectacle. En attendant nous conseillons à nos tout jeunes lecteurs d'aller voir le Chat Botté.

A. B.

PAGES OUBLIEES

C'était dimanche Saint-Nicolas... Le bon poète Gabriel Vicaire a composé jadis, sur ce sujet, un ravissant petit drame, auquel nous empruntons les scènes suivantes :

LE MIRACLE DE SAINT NICOLAS

I

LA MAISON DE CAGNARD AU MILIEU DES BOIS LA CAGNARDE, s'éveillant en sursaut,

Cagnard, Cagnard, n'entends-tu pas !

CAGNARD

Encor ce vent maudit ?

LA CAGNARDE

Non, non, écoute. Il me semble qu'on frappe en bas,

CAGNARD

Et qui serait-ce ?

LA CAGNARDE

Un pèlerin sans doute.

CAGNARD

Toujours des pèlerins ? Que le peuple s'encroûte !

LA CAGNARDE

Descends bien vite, mon ami. Je vois des ombres sur la route.

CAGNARD

Au diable soit qui vient quand j'ai ma goutte Et que je suis presque endormi! Il va à la fenêtre. Holà, holà ! quelle racaille Mène céans si vilain bruit ?

LES ENFANTS

Ouvrez de grâce.

CAGNARD

Au rien qui vaille, On n'ouvre pas ainsi la nuit.

LES ENFANTS

Nous avons faim.

CAGNARD

Et que m'importe ?

LES ENFANTS

Nous avons froid.

CAGNARD

Je n'y peux rien.

LES ENFANTS

Nous avons peur.

Ils cherchent à entrer.

CAGNARD

Mauvais vaurien, Oses-tu bien toucher la porte?

LES ENFANTS

Pourtant vous êtes bon chrétien. Vous croyez comme nous à la vierge très douce ; Nom ne demandons pas d'ailleurs la charité.

Nous vous paierons.

CAGNARD

En vérité ! Montrez-moi donc votre frimousse.

CHOEUR

Les entants, en chantant, agitent leurs petites bourses

qui rendent un son argentin.

Regardez, bon hôte, et riez un peu. Nous avons tous trois la mine très belle. Ecoutez aussi dans notre escarcelle, Ecoutez chanter l'argent du bon Dieu.

Nous avons tous trois la mine superbe Et notre fortune est de bon aloi ; Comme des lutins folâtrant dans l'herbe, Ecoutez danser les écus du roi.

Braves écoliers sans peur ni reproches, Pour nous d'ordinaire on est indulgent. Ecoutez l'or pur et le bon argent Qui font leur tapage au fond de nos poches. LA CAGNARDE, à la fenêtre. C'est vrai, qu'ils sont gentils. Vois ce petit, là-bas ! Comme il tremble ! Et cet autre, avec sa tête blonde. A leur âge, courir le monde ! Les innocents, doivent-ils être las.

Les enfants entrent dans la maison. La pauvreté du logis ne les frappe pas. Ils sont près de s'endormir et ne remarquent rien.

CAGNARD

Sans doute, il vous faudrait quelque chair délicate, Mais je suis honnête homme et ne sais pas tromper.

Nous n'avons plus rien ; notre chatte, Sans mot dire, a mangé le reste du souper. Quant au lit, voyez-le : simple, large, commode. S'il n'est pas tout à fait à la dernière mode, Il faut nous excuser ; nous sommes du vieux temps.

PREMIER ENFANT

Cher hôte, assez. Nous voilà très contents.

DEUXIÈME ENFANT

Allons-nous bien dormir après un tel voyage !

TROISIÈME ENFANT

Au lit, au lit !

CAGNARD

Puis le sommeil est de votre âge. Parions que demain vous me remercierez.

LA CAGNARDE

Quels beaux draps nous avons avec des coins dorés !

Mais voyez ce qui nous arrive. Ils sont tous d'hier soir partis à la lessive.

LES ENFANTS

Eh, madame, à quoi bon prendre tant de souci ?

LA CAGNARDE

N'est-ce pas enrageant ?

LES ENFANTS

Mais non : je vous assure Que nous serons très bien ainsi.

(Ils s'endorment. Cagnard et sa femme rentrent à pas de loup.)

CAGNARD, à mi-voix. Femme, d'où nous vient cette aubaine. Ces muguets de la marjolaine Ont belle façon, sur ma foi. On dirait des enfants de roi. Ça sonne assez clair dans leurs poches. Et ces trois bénites sacoches Qui dorment là sous l'oreiller...

LA CAGNARDE

Plus bas, tu vas les éveiller.

CAGNARD Puisqu'ils aiment tant la madone, Ils iront droit en Paradis. Assez, te dis-je.

LA CAGNARDE

Et moi, je dis Que c'est péché.

CAGNARD

Non, c'est justice. Faut-il toujours que je pâtisse Pour engraisser quelque paillard ? Ces enfants ont volé ma part, J'ai bien le droit de la reprendre. Femme, ôte-toi ; c'est trop attendre.

LA CAGNARDE

Mais, si l'on sait...

CAGNARD

Pas de témoin.

LA CAGNARDE

Et Dieu, mon homme?

CAGNARD

Il est si loin! A mort, à mort. (Il se précipite sur les enfants endormis et les frappe.)

ENTR'ACTE

Sept ans ont passé Comme passe un rêve; Sept ans ont passé, Un rêve effacé.

Et toujours se lève L'Aube aux cheveux blonds; Et toujours se lève L'étoile du Rêve.

Chantez, violons,

Sous les vertes branches,

Chantez, violons,

L'Aube aux cheveux blonds.

II

LA MAISON DE CAGNARD DEVENU RICHE CAGNARD

Encor des pèlerins et des pèlerinages ! Cela n'en finit plus. Ces pieux personnages, En forêt, dès les chats, commencent à brailler. La basse-cour pourtant suffit à m'éveiller. Peut-on troubler ainsi la paix du pauvre monde ?

LA CAGNARDE

Fi, le Judas !

CAGNARD

Eh bien, eh bien, qu'est-ce qui gronde ? A ta cuisine, femme, et tais-toi.

LA CAGNARDE

Quel païen ! CAGNARD Quand j'ai parlé, j'entends qu'on ne réplique rien.

(Entre saint Nicolas sous la forme d'un

riche seigneur, barbe blanche et manteau d'or.)

SAINT NICOLAS

Bonjour, dame l'hôtesse, Bonjour, hôte. J'arrive et je suis étranger. Puis-je m'asseoir ici ? Servez-vous à manger ?

CAGNARD

Mon Dieu, vous n'êtes pas dans une hôtellerie. Mais... avec de l'argent, et quand on nous en prie, Nous faisons pour le mieux, c'est sûr.

LA CAGNARDE

Vous semblez las. Venez-vous de bien loin ?

SAINT NICOLAS

Au grand saint Nicolas, En son couvent, hier, j'allai rendre visite.

CAGNARD

Ah ! c'est un fameux saint, et je vous félicite.

SAINT NICOLAS

Fort bien ; mais, s'il vous plaît, voyons le déjeuner.

CAGNARD

Vous avez appétit, c'est parfait. Que donner, Femme, à ce bon seigneur? Allons, allons, ma fille, Aux fourneaux, dépêchons.

LA CAGNARDE

Voulez-vous une anguille ?

SAINT NICOLAS

Non, ce serpent gluant ne me dit rien de bon.

CAGNARD

Vous prendrez bien alors un peu de ce jambon. Dirait-on pas la joue en fleur d'une pucelle? Qu'en pensez-vous?

SAINT NICOLAS

Non, non.

CAGNARD

Sans doute une sarcelle Vous sourirait.

SAINT NICOLAS

Fi donc, mon hôte, un gibier d'eau !

CAGNARD

Diable, cela va mal. Peut-être un fricandeau Vous plairait-il avec du lard et de l'oseille, Ou quelque lapereau confit à la groseille, Ou des merles...


LES ANNALES POLITIQUES ET LITTÉRAIRES

377

SAINT NICOLAS

Non, non, le coeur ne m'en dit pas. CAGNARD, impatienté J'aimerais à savoir qui vous sert vos repas. S'il fait à votre gré, quel gaillard ce doit être! Vous n'êtes pas facile à contenter, mon maître.

SAINT NICOLAS

Il se peut, j'ai mes goûts...

CAGNARD

Eh bien, parlez plus haut, Parlez sans barguigner; dites ce qu'il vous faut, Et vous l'aurez, serait-ce une dinde aux pistaches.

SAINT NICOLAS

En ce cas, donne-moi la viande que tu caches Dans ce saloir.

CAGNARD, troublé Dans ce saloir? Que voulez-vous Qu'on y cache ? Il est vieux, sale et percé de trous Et ne peut même plus servir au lessivage.

SAINT NICOLAS

Ouvre-le.

CAGNARD

Regardez : le meuble est hors d'usage.

SAINT NICOLAS

Ouvre toujours.

CAGNARD

Pourquoi ? Vous n'y trouverez rien. Un vrai nid de souris.

SAINT NICOLAS

Ouvre, nous verrons bien. LA CAGNARDE, très exaltée N'écoutez pas cet homme. Il ment. C'est un impie. J'ai profité du crime ; il faut que je l'expie. Etranger, Dieu le veut. Voyez-les, voyez-les.

(Elle ouvre violemment le saloir. — Les enfants étroitement enlacés semblent

endormis.)

SAINT NICOLAS

Toujours leur beau sourire et leurs cheveux bouclés ! La mort n'a pas flétri cette fleur d'innocence. Ils dorment aussi purs qu'au jour de la. naissance, Le songe de leur vie est à peine achevé Et sur leur bouche encor flotte un dernier ave.

Il étend la main sur les enfants.

Mon Dieu, je ne suis rien qu'un homme en cheveux blancs, Mais j'ai marché de loin sur vos traces divines. J'ai porté comme vous la couronne d'épines, Mes bras à vous servir sont devenus tremblants. Je sais que vous parlez en maître à la tempête ; Vous tenez dans vos mains la lune et le soleil. S'il vous plaisait de faire un signe de la tête, Les morts s'éveilleraient de l'éternel sommeil.

Après un silence. Combien ils vous aimaient Notre-Dame la belle!

Un autre silence. Enfants, levez-vous. Les enfants se dressent lentement. Ils

se frottent les yeux et regardent avec

surprise ce qui les entoure.

PREMIER ENFANT

Qui nous appelle ?

DEUXIÈME ENFANT

Cette pauvre maison, ces bois... Où sommes-nous ? On entend le vent souffler.

TROISIÈME ENFANT

Je me souviens, je me souviens. Quelle tempête !

Musique paradisiaque ; harpes et violes d'amour.

PREMIER ENFANT

L'église de l'azur était en grande fête. Comme pour un divin baptême, allègrement. Les cloches de cristal sonnaient au firmament.

DEUXIÈME ENFANT

Dans la mousse et le thym murmuraient les fontaines. Le rossignol chantait.

TROISIÈME ENFANT

Des voix lointaines Disaient : la douce Aurore est près de se lever.

PREMIER ENFANT

Et, saisis de bonheur, nous vîmes arriver, Belle comme un rayon de lune sur la neige,

Celle qui nous protège Et tient nos coeurs dévots dans sa petite main,

DEUXIÈME ENFANT

Des lys parfumaient son chemin ;

Le bout de son manteau traînait dans la rosée,

Et sa main blanche s'est posée Un instant sur ma joue.

TROISIÈME ENFANT

Oh ! quel enchantement ! Si ce n'était qu'un rêve, il était bien charmant.

CANTIQUE GÉNÉRAL

Dans le bleu du matin tourterelle envolée, Lys de candeur éclos dans le jardin des cieux, Soutien de l'innocent, Marie immaculée, Laissez tomber sur nous un regard de vos yeux.

Faites que nous gardions gaiement votre bannière Et que, bons serviteurs fatigués de lutter, Nous entendions encore, à notre heure dernière, Au clocher du village un Angelus tinter.

Cette musique est douce à l'orphelin qui pleuré, Douce à la nuit qui tombe et douce au point du jour. Elle nous conduira vers la claire demeure Où fleurit le rosier de l'éternel Amour.

GABRIEL VICAIRE.

LIVRES ET REVUES

LES LIVRES D'ÉTRENNES

II

ERNEST LEGOUVÉ. — JULES VERNE. —ANDRÉ LAURIE. — GELLIBRAND. — F. RÉGAMEY. — HENRI FRICHET.

Et voici, comme tous les ans, des livres dont le seul aspect me rappelle des sensations lointaines et très chères. Parmi les éditeurs de Paris, il en est un qui est demeuré immuablement fidèle aux traditions. J'ai nommé M. Hetzel. Il publie, au mois de décembre, un certain nombre d'ouvrages qui ont, avec ceux qui les précédèrent, comme un air de famille ; depuis bientôt un demi-siècle, les publications de cette maison n'ont pas sensiblement changé de physionomie. Ce sont des ouvrages pour la jeunesse, et des ouvrages de même ordre et de même esprit : des romans moraux, des voyages réels ou imaginaires, des albums d'images. Les vieux auteurs ont été remplacés par de plus jeunes écrivains : mais le cadre où ceux-ci enferment leurs productions n'a pas varié. Et il est de ces auteurs déjà anciens qui sont infatigables. Si Balzac, George Sand, Alfred de Musset, qui furent les collaborateurs de M. Hetzel le père, ont disparu, M. Ernest Legouvé est toujours sur la brèche et semble jouir réellement de l'immortalité que lui confère son titre d'académicien. C'est avec attendrissement que j'ai retrouvé sa signature à la première page du Magasin d'Education' et de Récréation (autre ami de mon enfance). M. Legouvé s'occupe de réunir, en ce moment, les souvenirs du cours qu'il a professé à l'Ecole normale de Sèvres ; et si nous en jugeons par le début qu'il livre au public, ce volume sera aussi piquant qu'instructif. Quand M. Legouvé fut nommé directeur des études de cette maison, il en éprouva quelque embarras. Il n'avait par devers lui aucun titre universitaire supérieur; il n'était ni docteur, ni agrégé, et il avait à exercer une sorte de contrôle sur des maîtres éminents. Il se tira avec grâce de cette situation délicate. Le jour de son entrée en fonction il dut discuter une leçon faite par une jeune fille sur les Villes de Flandre et d'Italie au quatorzième siècle. Ce sujet lui était peu familier. Il confessa son ignorance et il puisa, dans cette ignorance l'occasion d'excellents conseils. « — Je ne sais rien, dit-il à la confé» rencière. Or, m'avez-vous appris quelque » chose ? Je n'ai retenu de votre harangue » que des notions vagues et mal ordonnées.

» C'est donc qu'elle manque de précision. » Et il ajouta :

Racine a dit : « Quand mon plan est fait, ma tragédie est faite. »

Eh bien, sachez-le, ce qui est vrai pour une pièce de théâtre est vrai pour tous les ouvrages de l'esprit. Qu'il s'agisse d'un livre, d'un chapitre, d'un article, d'un discours, d'une étude d'histoire ou de littérature, il n'y à pas plus de bon écrit sans plan, que de maison solide sans charpente.

Aussi, écoutez un dernier conseil.

Quand vous vous asseyez à votre table, avec un devoir à faire, employez les premières minutes, disons le premier quart d'heure, à vous rendre compte de votre sujet, à l'embrasser dans tout son ensemble. Ensuite, distinguez les unes des autres, les diverses parties qui le composent, et étudiez-les séparément : après, rangezles dans l'ordre qui vous semblera le plus progressif, et enfin ne vous mettez à écrire que quand vous savez nettement par où vous devez commencer, par où vous devez passer, par où vous devez finir. Vous me répondrez : « Mais, monsieur, si je perds tant de temps à faire mon plan, il ne m'en restera plus pour faire mon devoir. » Rassurez-vous, ce que vous croyez du temps perdu sera du temps gagné. Votre travail de rédaction s'abrégera de moitié, par ce travail de composition; une heure de marche en vaut deux, quand on suit un chemin bien tracé

Ces avis que M. Legouvé distribuait aux écolières de Sèvres, je crois que tout le monde en peut faire son profit. Et c'est pourquoi je m'empresse de les reproduire.

M. Jules Verne n'a pas atteint les quatrevingt-dix ans du doyen dés lettres françaises. Mais, depuis l'heure de ses débuts, sa production a été d'une admirable régularité. Semblable aux pommiers de son beau pays de Picardie, il donne, à chaque automne, sa récolte. Il a charmé dix générations ; il a pressenti, par une intuition géniale, deux ou trois des grandes découvertes de la fin du siècle. Son Nautilus a annoncé le Goubet; peut-être l'aérostat à hélices de Robert le Conquérant sera-t-il demain réalisé par la science. Ce conteur aura été un prophète. Si ses ouvrages n'ont pas le retentissement qu'ils avaient jadis, c'est que le publie est d'humeur inconstante et demande à renouveler ses impressions. Le seul tort de M. Jules Verne est de verser l'excellente matière qu'il a coutume de lui servir dans un moule un peu trop uniforme, Malgré tout, des milliers de lecteurs lui demeurent fidèles. Son dernier hé, le Sphinx des glaces, n'est pas indigne du Capitaine Hatteras, de glorieuse mémoire. J'ai goûté à le parcourir un réel amusement. Mon plaisir eût été plus vif encore, si je n'avais eu présente à l'esprit la relation de Fritjoff Nansen. La fiction — si pathétique soit-elle — pâlit étrangement auprès de la réalité. Néanmoins le dénouement du Sphinx des glaces est superbe. Je ne le dévoilerai pas, préférant vous laisser l'agrément de la surprise.,.

A côté du général en chef Jules Verne, M. André Laurie occupe un rang honorable (son livre de cette année, Girard et Colette, aura beaucoup de succès) Je signale aussi la Double Conquête, de Dupuis de SaintAndré.

M. Hetzel, voulant fortifier sa troupe par quelques recrues, a fait traduire de l'étranger un recueil d'historiettes. Un honnête Petit homme, d'après Gellibrand. Il avait déjà le capitaine Mayne Reid. Mais le capitaine Mayne Reid commence à s'user, bien qu'il soit toujours délicieux à lire. Je doute que M. Gellibrand le remplace dans les faveurs de la foule. Le talent de cet auteur


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LES ANNALES POLITIQUES ET LITTÉRAIRES

est lyrique et maniéré. Je citerai le début de la nouvelle intitulée : Petite Brise de Mai :

Il était une fois une petite Brise de Mai, qui n'avait jamais bougé des bois et des prés verts où elle était née. Quoiqu'elle n'eut jamais fait aucun mal de sa vie, cette petite brise étourdie et folle, elle n'avait non plus jamais rien fait de vraiment bien. Elle croyait qu'on n'est au monde que pour s'amuser, et elle employait son temps en conséquence. Elle ne faisait que jouer depuis le grand matin jusqu'au soir. Tantôt, si légère qu'elle les effleurait à peine en leur imprimant tout au plus un gracieux balancement, elle dansait sur les fleurs, ou elle entreprenait, avec ses frères et soeurs, une interminable partie de cache-cache dans le foin parfumé qui séchait au soleil ; tantôt elle cherchait à attraper les petites plumes qui tombaient des ailes des oiseaux et tourbillonnait avec elles, ou bien elle traversait, en sautant sur la pointe des pieds, les ruisseaux et les lacs limpides qu'elle rencontrait, et ne cessait ses jeux que pour dormir, cachée dans une touffe de violettes, sur le coeur des roses blanches, sur la mousse épaisse, enfin, dans tous les endroits les plus charmants. Par exemple, elle se gardait avec terreur des villes, des maisons, des draps, des couvertures, enfin de tout ce qui est prison pour les brises.

Petite Brise de Mai suit une petite fille dans la rue ; elle la conduit chez de pauvre gens, lui fait accomplir des actions généreuses. Vous saisissez le thème et quels développements il comporte. Ce sentimentalisme exhale une fadeur qui ravit, à ce que je suppose, les Anglo-Saxons, mais qui nous est, à nous autres Français, insupportable. Je ne vois que M. Demolins qui s'en puisse accommoder...

X

La maison Marne a acquis une réputation universelle dans la spécialité des ouvrages religieux. Elle édite, en ce moment, un évangile, illustré avec les aquarelles de Tissot qui (au dire des privilégiés qui le possèdent) restera comme le chef-d'oeuvre de la librairie contemporaine. Ces graves occupations ne l'empêchent pas de sacrifier aux frivolités — surtout quand vient le mois des étrennes. C'est ainsi qu'elle a demandé à M. F. Régamey, trois cents pages bourrées de croquis sur l'automobilisme et la vélocipédie. M. Régamey s'est consciencieusement acquitté de cette tâche. Et chemin faisant, il a trouvé le moyen de taquiner M. Francisque Sarcey. Il l'accuse d'avoir méconnu les beautés du cyclisme. Il est vrai qu'il le met en bonne compagnie :

Napoléon Ier n'avait pas compris le bateau à vapeur ; M. Thiers dédaigna la locomotive ; M. Sarcey, lui, ayant considéré le vélocipède, se tourna vers la police et lui demanda de « supprimer cette excentricité ridicule ».

Cette objurgation, devenue en quelque sorte classique et citée dans presque tous les ouvrages Vélocipédiques, est donnée comme ayant paru dans le journal la France, en mai 1869.

Le mépris de notre Oncle pour la bicyclette est une des mille légendes que l'on a créées autour de lui. Il honore au contraire cet instrument d'une sympathie d'autant moins suspecte qu'elle est désintéressée. Ah! s'il était de trente ans plus jeune, et s'il n'avait pas la douleur d'appartenir à la Société des « Cent kilos », soyez sûr qu'il fendrait les airs avec la rapidité d'une gazelle ! Mais il n'est point égoïste et n'entend pas priver son prochain d'un divertissement qui lui est interdit. Je pense qu'il permettrait aux cyclistes, tant sa bonté est grande, de lui passer sur le corps !

Autre genre de sport. M. Henri Frichet présente en liberté les acrobates, équilibristes, jongleurs, écuyers de haute école

qui sont l'ornement des cirques. Il a eu l'heureuse idée de chercher ce que pouvaient être, avant la Révolution, ces artistes que l'opinion désignait sous les vocables un peu méprisant de saltimbanques et de baladins. Il a rapporté de cette exploration quelques jolies anecdotes... Le roi Louis XV, accompagné de la du Barry, eut un jour la fantaisie de s'approcher d'une des baraques de la foire :

Son attention surtout s'arrêta sur l'un de ces sauteurs qu'à cause de sa vigueur, de sa grâce et de si bonne mine, on n'appelait partout que le beau Dupuis. La toile baissée, le roi voulut le voir de plus près, et après lui avoir adressé quelques paroles bienveillantes, fit mine de lui mettre dans la main une poignée de louis.

«Ah! sire, seulement l'honneur d'avoir approché Votre Majesté », dit avec un accent de noble refus le jeune danseur, qui en même temps, du meilleur air du monde, mit un genou en terre afin de se faire pardonner l'audace de son procédé.

Se tournant vers Mme du Barry :

" Très gentilhomme, ma foi! " dit Louis XV.

La favorite tenait alors une bonbonnière d'écaille incrustée d'or ; entrant dans l'idée de récompenser ce jeune homme d'une manière plus conforme à la hauteur de coeur qu'il venait de montrer :

« Et moi, dit-elle en lui tendant ce bijou, estce que vous me refuserez ? »

Le succès de Dupuis devait être complet. Il prit la bonbonnière de la belle main qui la lui offrait, et fit comme un mouvement pour la porter à ses lèvres, puis à mi-chemin il s'arrêta, laissant voir que le respect seul l'empêchait de donner plus de suite à sa galante intention.

Le roi se retourna de nouveau vers la comtesse d'un air d'étonnement et d'approbation qui évidemment voulait dire : Où diable l'élégance des manières va-t-elle se nicher?

En même temps, s'adressant à l'acrobate :

« Dupuis, reprit-il, je vous permets, à vous et à vos camarades, de prendre le titre de danseurs du roi. »

Aujourd'hui, le « beau Dupuis » posséderait un hôtel aux Champs-Elysées, aurait à son service des laquais galonnés, et traiterait avec familiarité le roi de France. Et il serait aussi grossier dans ses moeurs et ses manières que les membres de nos clubs aristocratiques... C'est le progrès !...

A.B.

ACADÉMIE FRANÇAISERECEPTION

FRANÇAISERECEPTION M. ANDRE THEURIET

Très belle séance. Le mort, Alexandre Dumas fils, a été loué dignement, avec émotion et simplicité, par M. André Theuriet, avec éclat par M. Paul Bourget. Et le « vivant » n'a pas eu à se plaindre. M. Paul Bourget a jugé son oeuvre de la façon la plus aimable et la plus juste. Les deux portraits que renferme le discours de M. Bourget sont également brillants. Depuis longtemps, on n'avait entendu à l'Académie française une harangue aussi bien tournée.

DISCOURS DE M. ANDRÉ THEURIET

MESSIEURS,

En 1852, votre Compagnie choisit comme sujet du concours de poésie l'Acropole d'Athènes. Je sortais du collège; le sujet me tenta, je résolus de concourir et de faire tout d'abord plus intimement connaissance avec les poètes grecs. Mes lectures me révélèrent la souveraine beauté de la poésie antique. Je croyais me tremper dans les eaux saorées des sources Castalides et je prenais volontiers mon admiration pour l'inspiration poétique. Ce fut une période

d'enchantement. Je composais mon poème sous les arbres d'un modeste jardin de province aux murs tapissés de framboisiers. Des plantes depuis longtemps démodées y fleurissaient fidèlement chaque année aux mêmes places. Derrière les pignons voilés d'aristoloches, je voyais pointer un clocher où les heures sonnaient discrètement. Aux mourantes rougeurs du crépuscule, je relisais avec attendrissement la page commencée et il me semblait, dans l'égouttement sonore des fontaines, dans les vibrations des cloches, entendre une voix familière qui murmurait : « Tu auras le prix! »

Je n'eus pas le prix. Mais cette tentative infructueuse ne m'en poussa pas moins plusavant vers l'étude des poètes et l'amour des beaux vers. Du reste, je ne perdais rien pour attendre. Plus tard, un de vos très distingués confrères, qui s'était donné la généreuse mission d'encourager les jeunes poètes, M. Pierre Lebrun, vous signala mon premier recueil et, grâce à son aimable initiative, je reçus de vous ma première récompense littéraire. C'est pour moi un devoir très doux d'évoquer ce souvenir de jeunesse et d'offrir un témoignage de reconnaissance à la mémoire du lettré, de l'homme de bien qui occupa jadis ce fauteuil où m'ont fait asseoir vos suffrages. A la lointaine marque de sympathie que j'ai plaisir à rappeler, votre Compagnie vient, en effet, d'ajouter une rare faveur en me désignant pour succéder à Alexandre Dumas, au puissant auteur dramatique dont la disparition a mis en deuil le Théâtre et les Lettres.

Cependant, messieurs, cet honneur dont je suis fier et dont je vous remercie du fond du coeur, ne laisse pas de me troubler. Je me sens tourmenté d'une cruelle inquiétude en songeant combien ma sauvagerie m'a tenu éloigné de mon glorieux prédécesseur; combien mes goûts pour la vie de province et mes habitudes de coureur de bois me préparaient peu à le louer comme il convient. Je n'ai guère analysé que les plantes ou parfois les coeurs peu compliqués des bûcherons et des charbonniers de la forêt. Le monde parisien où s'agitent les héroïnes et les héros créés par ce grand homme de théâtre, je ne l'ai pendant longtemps vu que de très loin et confusément, ainsi qu'on aperçoit, le soir, à la lisière d'une futaie, les lumières et les fumées de la ville prochaine. Mon bonheur est donc mélangé de la crainte de bien mal répondre à ce que vous attendez de moi. Ce qui me rassure, c'est qu'en choisissant, pour remplacer Alexandre Dumas, un écrivain séparé de lui par une si notable distance, vous avez voulu marquer iudulgemment qu'à défaut de la compétence et de l'autorité nécessaires, une admiration sincère suffisait pour que votre regretté confrère reçût l'éloge qui lui est dû.

Alexandre Dumas fils naquit à Paris, le 29 juillet 1824. Il est le dernier de l'originale dynastie des trois Dumas. Son grandpère, Thomas-Alexandre. Dumas-Davy de la Pailleterie, était né à Saint-Domingue, et son histoire fut aussi romanesque que celle des fameux mousquetaires dont le second des Dumas devait immortaliser les aventures. Ayant quitté son île à dix-huit ans, il arrive en France en 1780. Elégant, robuste et beau, avec cette étrangeté que lui donne son teint de mulâtre, il y mène pendant cinq années une vie de plaisir, puis s'engage au régiment des Dragons de la Reine. En 1792, on lui offre un brevet de lieutenant dans la légion des hussards de la Liberté ; un peu plus d'un an après, nous le retrouvons général en chef de l'armée des Alpes, où il se fait remarquer par son esprit organisateur et par des actions d'éclat. Il était renommé pour son courage et pour son extraordinaire vigueur corporelle. On cite de lui des tours de force quasi invraisemblables : dans un des combats qui eurent lieu au Mont-Cenis, comme les soldats d'un peloton d'avant-garde perdaient du temps à escalader un retranchement, il empoigna chaque homme par le collet de


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l'habit et le fond du pantalon et le jeta de l'autre côté de la palissade; Si ces prouesses à la Roland n'étaient racontées que par son fils, on pourrait croire que le père de Porthos les a vues surtout au travers de son imagination grossissante ; mais d'autres exploits, tout aussi prodigieux, nous ont été. rapportés par un témoin oculaire, l'aide de camp Dermoncourt. Au pont de Brixen, le général, abandonné par ses dragons, se trouve seul avec son aide de camp pour soutenir un retour offensif de la cavalerie ennemie. Solide et bien en selle, celui que les Autrichiens appelaient « le Diable noir » tient tête aux assaillants, se courbe, se redresse, frappe d'estoc et de taille. « Le général, dit Dermoncourt, levait son sabre comme un batteur en grange lève son fléau, et chaque fois que le sabre s'abaissait", un homme tombait. » Quand les dragons accoururent, revenus de leur panique, le pont était jonché de morts et de blessés. A la suite de cette mémorable campagne du Tyrol, Bonaparte nomma Dumas gouverneur de Trévise, puis le désigna pour commander la cavalerie de l'armée d'Egypte. Ils s'embarquèrent ensemble. Dumas, d'abord plein d'entrain, résista mal aux privations

privations à la fatigue. Au bout de quelques mois, il demanda l'autorisation de rentrer en France et quitta l'Egypte, brouillé avec Bonaparte. Forcé de relâcher à Tarente, il y fut retenu deux ans prisonnier. Pendant cette captivité — aussi dramatique que celle de Monte-Cristo — où il déjoua les tentatives d'assassinat et d'empoisonnement, sa santé s'était gravement altérée. Mis en nonactivité à son retour en France, il se réinstalla à Villers-Cotterets où, en 1792, entre deux campagnes, il avait épousé Elisabeth. Labouré, fille de l'hôtelier de l'Ecu. Ce fut de cette petite ville que, le 24 juillet 1803, il écrivit au maréchal Brune, son ami :

« Mon cher Brune,

« Je t'annonce avec joie que ma femme est accouchée hier matin d'un gros garçon, qui pèse neuf livres et qui a dix-huit pouces de long. Tu vois que s'il continue de grandir à l'extérieur comme à l'intérieur, il promet d'atteindre une assez belle taille... »

Le garçon qui, dès sa venue au monde, donnait de si belles promesses, devait devenir l'auteur d'Henry III, d'Antony et des Trois Mousquetaires. Il tint donc ces promesses « à l'extérieur et à l'intérieur », selon l'expression du général, physiquement et intellectuellement. Je n'ai pas ici à conter son histoire ni à étudier son oeuvra. Son histoire fut longtemps celle d'un prince de féerie; son oeuvre, Alexandre Dumas fils l'a lui-même magistralement caractérisée dans une de ses éloquentes préfaces.

Si les lois de l'atavisme étaient rigoureusement exactes, Alexandre Dumas fils aurait dû hériter de la fougue violente et immodérée de son aïeul, de l'inépuisable et insouciante prodigalité d'esprit de son père ; mais pour former notre tempérament et notre âme, il est d'autres facteurs que les lois obscures de l'hérédité; il y a le milieu dans lequel nous sommes jetés, l'éducation reçue, la pression extérieure des nécessités de la vie. Toutes ces causes modifièrent singulièrement dans l'enfant les qualités ou les défauts de l'aïeul et du père ; elles les transformèrent comme certaines conditions atmosphériques font passer un corps de l'état gazeux à l'état solide. La vigueur physique du grand-père devint, chez le petitfils, surtout intellectuelle ; le génie du père, moins bouillonnant mais aussi moins écumeux, s'endigua, eut un cours plus limpide et plus régulier. Le dernier des Dumas montra, en outre, une persistance de volonté, une sagacité et une pénétration que ni l'un ni l'autre de ses ascendants n'avaient connues. Dès le début, il avait fait une amère expérience de la vie ; les chocs de la réalité le meurtrirent précocement et, comme de durs marteaux, lui reforgèrent une âme. Je n'essaierai pas, messieurs, d'étudier dans le détail l'oeuvre considérable d'Alexandre

d'Alexandre Je n'aurais, pour cette étude, ni le temps ni l'aptitude nécessaires; je vois d'ailleurs parmi vous des critiques justement renommés, qui ont mis en lumière toutes les faces de ce grand talent dramatique, avec une autorité, une pénétration et un charme rares. Je me bornerai donc à indiquer rapidement les évolutions qui se sont produites dans sa façon de comprendre le théâtre, et avec quelle souplesse ce merveilleux esprit s'est transformé et renouvelé.

Les deux premières pièces de Dumas fils, la Dame aux Camélias et Diane de Lys, appartiennent au genre romanesque. L'auteur s'y préoccupe moins de peindre les moeurs de son temps que de mettre en scène une histoire sentimentale. Avec le Demi-Monde, Alexandre Dumas aborda franchement la comédie de moeurs.

De 1857 à 1864, il fit représenter au Gymnase, avec des fortunes diverses, La Question d'argent, Le Fils naturel, Un Père prodigue et L'Amides femmes.Toutes ces pièces accrurent sa réputation ; toutes fournirent une belle carrière, à l'exception de L'Ami des femmes, que le public accueillit froidement.

Dans l'Ami des Femmes, la volonté de faire servir le drame à l'affirmation ou à la diffusion d'une vérité morale commence à apparaître nettement. De Ryons, à travers les incidents suscités par un cas psychologique, est visiblement chargé de résumer un système de philosophie pratique. C'est la première manifestation, le point de départ des pièces à thèse qui vont se succéder désormais et où Alexandre Dumas, élargissant sa manière, inaugurant ce qu'il appelle le Théâtre utile, proclame que l'auteur ne doit plus se contenter de faire rire ou pleurer, qu'il doit se faire non seulement moraliste, mais « législateur ».

Dumas fils est un puissant remueur d'idées. Le premier, il a prêché au theâtre la revendication des droits de la conscience individuelle contre les conventions sociales, le pardon de certaines fautes que les pharisiens ne pardonnent pas, la morale du coeur contre la morale du code et des préjugés mondains. Il peut réclamer la priorité pour l'introduction sur la scène de cet idéalisme militant dont on a fait un titre de gloire au théâtre Scandinave. Ainsi que l'a très judicieusement remarqué un de vos éminents confrères, « le théâtre de Dumas, comme celui d'Ibsen, est plein de consciences qui cherchent une règle, ou qui, ayant trouvé la règle intérieure, l'opposent à la règle écrite, ou enfin qui secouent toutes les règles écrites ou non. » Ces idées qu'il a été de mode d'admirer aveuglément comme des nouveautés chez les étrangers, étaient donc françaises ayant d'être norvégiennes, et j'ajouterai que non seulement Dumas a eu le mérite de les exprimer le premier, mais qu'il les a exposées avec une clarté et un goût qu'on ne rencontre pas toujours chez les dramaturges du Nord.

Après avoir loué l'homme de théâtre, je ne rendrais pas complètement justice à mon illustre prédécesseur, si je ne mentionnais les ouvrages où il a également excellé comme écrivain et comme polémiste : ces préfaces ingénieuses, éloquentes, copieuses, si variées de ton, où l'on rencontre tour à tour des morceaux de haute critique littéraire, des souvenirs biographiques d'une intimité savoureuse et des pages d'une rare élévation philosophique; ces brochures célèbres où, avec une verve et une fougue à la Diderot, Alexandre Dumas a repris et étudié à nouveau les questions de réformes sociales qu'il avait déjà discutées sur la scène. Personne de vous, messieurs, n'a oublié ces pages brûlantes, hardies, pleines d'une âpre dialectique où Dumas a successivement réclamé le rétablissement du divorce, la recherche de la paternité, la parfaite union des âmes dans le mariage, fondée sur le libre choix des époux. Sur le premier point, il a eu gain de cause ; le divorce a été rétabli et, malheureusement, nous sommes forcés de

reconnaître que si la rupture du lien conjugal est devenue plus facile,le nombre des mauvais ménages n'apas sensiblement diminué. L'admission de la recherche de la paternité, toute rationnelle et légitime qu'elle paraisse, nous apporterait peut-être les mêmes déceptions. Quant au troisième point, le mariage d'amour substitué au mariage de convenances, c'est une de ces réformes indépendantes des lois, qu'un changement dans les âmes et les moeurs rend seul possibles. Mais tous ceux qui ont souci de notre relèvement moral applaudiront à ce desideratum que l'auteur du Fils naturel résume en ces termes par la bouche d'Aristide Fressard : « Se marier quand on est jeune et sain, choisir une bonne fille honnête et saine, l'aimer, de toute son âme et de toutes ses forces, en faire une compagne sûre et une mère féconde, travailler pour élever ses enfants et leur laisser en mourant l'exemple de sa vie : voilà la vérité. Le reste n'est qu'erreur, crime ou folie. » Oui, messieurs, le fiancé choisissant librement sa fiancée, l'épousant sans souci de la dot et luttant courageusement pour assurer la sécurité de sa nouvelle famille, c'est ce qui se pratique encore chez nos voisins d'Angleterre et d'Allemagne ; c'est ce qui se passait le plus souvent chez nous à la fin du siècle dernier et au commencement de celui-ci, ainsi qu'on peut le voir dans les Mémoires du temps. Le mariage d'argent n'était que l'exception. On avait coutume de s'épouser par amour comme Ampère et Julie, comme Guizot et Pauline de Meulan, et c'est cette coutume qui fit alors la vertu et la force de l'ancienne bourgeoisie. Le jeune homme recherchait une fiancée, non parce qu'elle était riche, mais parce qu'elle était aimable; la jeune fille épousait son fiancé, non pour obéir aux convenances, mais parce qu'il avait gagné son coeur. Quand on parle de ces choses-là aujourd'hui, cela a l'air d'un conte de fées, et cependant il serait à désirer pour la société française que ce conte redevînt une réalité. Cette nécessité de rendre la dignité au mariage par un retour aux conditions essentielles de l'union entre l'homme et la femme, a été une des théories chères à Alexandre Dumas et on doit lui savoir gré d'avoir combattu jusqu'au bout pour la faire triompher.

Il fut un des vaillants écrivains de notre temps et ne se lassa jamais de travailler à ce qu'il estimait être le devoir de l'homme ; de lettres, « qui lui aussi a charge d'âmes ». Loin de se reposer après le succès de Francillon, il méditait une comédie : Les nouvelles Couches ; il écrivait les premiers actes d'un drame psychologique où dominait une âme de femme impénétrable et mystérieuse comme le sphinx qui se dresse sur le chemin de Thèbes. Cette pièce, La Route de Thèbes, est restée inachevée et un pieux respect des dernières volontés de l'auteur ne nous permettra pas malheureusement de la connaître. Pendant l'été de 1895, dans sa propriété do Puys, il en cherchait le dénouement. Plein de verdeur, ayant à ses côtés une compagne aimante et aimée, deux filles qu'il adorait, il trouvait dans leur affection et dans les joies du travail une sorte de rajeunissement. Un artiste, le peintre délicat et spirituel des Oiseaux, qui vivait dans son intimité, me racontait qu'un soir de juillet, ils étaient assis ensemble près d'une meule de foin et respiraient cette odeur de l'herbe fraîchement fauchée, qui s'exhale comme la pénétrante douceur d'un souvenir de jeunesse.Dumas, goûtant le repos des journées bien remplies, se renversa voluptueusement sur le foin et s'écria : «Mon ami, je suis heureux,bien heureux !...» Hélas ! nous ne devrions parler du bonheur qu'à voix basse et toutes portes closes, afin de ne point éveiller l'Infélicité qui sommeille non loin de nous et apparaît tout à coup comme une jeteuse de mauvais sorts. Quelques semaines après cette pacifique soirée d'été, Dumas se sentait souffrant et envoyait chercher un médecin. A l'automne, on le ramenait plus malade à Marly, dans ce royal village enveloppé de


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LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES

forêts, dont les profondes châtaigneraies, à l'égal de ce cimetière romain dont parle le poète Shelley, « vous rendraient amoureux de la mort, à la pensée qu'on pourra reposer sous cette terre verdoyante ». Ce fut à Marly-le-Roi qu'il s'éteignit le 27 novembre 1895, à la tombée du jour.

En terminant le discours de réception qu'il prononça devant vous, messieurs, le 11 février 1875, Alexandre Dumas s'exprimait ainsi : « Si j'avais à résumer M. Lebrun, d'un seul mot, je dirais qu'il a été toute sa vie ce qu'il est si difficile d'être : un homme»; et il ajoutait : « Dieu veuille que celui qui me succédera ici puisse en dire autant de moi devant une assemblée comme la vôtre !»

Ce moment est venu. Votre confrère, qui était un des maîtres de la littérature dramatiques, vous a été brusquement enlevé et vos suffrages m'ont appelé, non à le remplacer, mais à lui succéder. C'est donc à moi qu'est échu le mélancolique honneur de lui donner le témoignage qu'il désirait. — Oui, messieurs, on pourra appliquer à Alexandre Dumas la devise latine : Viriliter. Il a agi, pensé et écrit virilement. Il a exercé en homme de coeur et en homme d'esprit cette profession d'écrivain à laquelle il était fier d'appartenir, et jusqu'au dernier jour il a travaillé à perfectionner son art. De même que ces chevaleresques gentilshommes dont Dumas père contait les prouesses et qui se faisaient gloire de mourir l'épée au poing, Alexandre Dumas fils est tombé comme un vrai gentilhomme de lettres, la plume à la main.

ANDRÉ THEURIET. .

REPONSE DE M. PAUL BOURGET

MONSIEUR,

Je ne me doutais guère, lors de ma première rencontre avec votre oeuvre et votre nom, que je serais un jour appelé à l'honneur de vous souhaiter la bienvenue dans cette compagnie. Il y a de cela presque trente ans. Vous étiez alors un très jeune homme, connu des lettrés par quelques poèmes insérés dans la Revue des DeuxMondes et que vous veniez de réunir sous ce titre gracieux et symbolique le Chemin des Bois. J'étais un écolier de seconde dans un vieux lycée de province assez pareil à ce collège de Bar-le-Duc où vous avez grandi vous-même. Le régime du vers latin n'avait pas encore fini son temps. Je ne sais pas s'il était funeste ou bienfaisant pour l'éducation générale des esprits. Je sais qu'il nous donnait, à quelques camarades épris de littérature et à moi-même, une heure exquise lorsque notre professeur substituait à la sèche matière un fragment d'un poète contemporain qu'il nous demandait de traduire. C'est ainsi que nous fut dictée un jour votre délicieuse Chanson du Vannier, Celle qui a pour refrain :

Brins d'osier, brins d'osier, Gourbez-vous assouplis sous les doigts du vannier...

Je me rappelle, comme si cette révélation datait d'hier, l'enchantement qui saisissait nos jeunes têtes, à mesure que se déroulaient les stances où vous racontez les métamorphoses de ces baguettes de jonc, devenues sous la main du rustique artiste un berceau où faire dormir un enfant, une corbeille où ramasser le trésor parfumé des fraises mûres, un van où secouer les épis de blé, une cage où garder un oiseau siffleur, une nasse où surprendre la truite frémissante, une claie où couche le vannier lui-même :

.. .Et vous serez aussi, brins d'osier, l'humble claie Où, quand le vieux vannier tombe et meurt, on l'étend Tout prêt pour le cercueil. — Son convoi se répand Le soir dans les sentiers où verdit l'oseraie...

Ce paysage, apparu derrière chacune de ces rimes, nous le reconnaissions. Ces vertes et pâles lignes des saules, elles bordaient les routes où nous cheminions, deux par deux, le jeudi et le dimanche. Ces

vignes que vous nous décriviez, s'empourprant à l'automne, nous les avions vendangées aux dernières vacances. Cet arôme des fraises mûres dont vous parliez avec une fine sensualité doucement païenne, nous l'avions respiré dans l'air de notre été. Nous vous sentîmes tout de suite si près de nous, si vraiment pénétré d'impressions pareilles aux nôtres que cette poésie rustique et familière nous prit dès ce premier jour, et le nom d'André Theuriet commença de passer et de repasser dans nos entretiens d'écoliers passionnés déjà de littérature. J'imagine qu'il repasse de même aujourd'hui dans les propos d'adolescents semblables à ceux que nous étions alors et qui vont cherchant dans les livres de leurs contemporains célèbres des révélations sur l'énigme de leur propre coeur. Les portions de leur sensibilité secrète que votre oeuvre de poète leur éclaire sont parmi les plus délicates et les plus profondes, puisque vous leur apprenez à sentir et à aimer la terre sur laquelle ils vivent, et à être, comme vous-même, absolument, intimement,' vraiment de leur pays.

Etre d'un pays !... Quelle simple formule, si simple qu'elle semble au premier abord presque dépourvue de sens! Bridoison disait : « On est toujours fils de quelqu'un. » Il aurait pu ajouter : « et né quelque part. » Mais les registres de l'état-civil, en accolant à notre nom celui de l'endroit où nous avons vu le jour, ne nous font pas de cet endroit. Il faut autre chose pour que s'accomplisse ce mystérieux mariage du sol et de l'âme que l'homme résume dans ce mot si tendre et si profond : mon pays. Pour être d'un pays, il ne suffit pas d'y être né, il ne suffit même pas d'y avoir grandi. Il faut que notre famille y ait duré, que ceux dont nous sortons aient joué enfants là où nous avons joué enfants, qu'ils aient mêlé leurs premiers rêves do jeunesse aux horizons où s'égarent les nôtres, que leurs travaux, leurs bonheurs, leurs chagrins, se soient associés au décor où nous nous mouvons. Il faut que nos morts soient là autour de nous, dans les rues, dans la campagne, que les plus hautes et les plus humbles influences émanées des choses nous aient façonnés à travers eux de telle manière que le climat de notre ville soit entré en nous comme son histoire et que, partout ailleurs, nous nous sentions un peu étrangers, dépaysés, pour employer le terme expressif dans lequel le langage populaire résume cette souffrance de la créature arrachée à l'atmosphère héréditaire, à cette communion sacrée du sol et de l'homme, hors de laquelle il n'y a ni foyer durable, ni unité d'action nationale, ni santé de l'esprit, ni certitude de la volonté. Hélas ! Dans notre France contemporaine, centralisée à l'extrême, combien ont été privés de cet appui premier ! A combien fut-il donné, qui l'ont méconnu ! Vous, Monsieur, vous aviez le bonheur d'être d'un pays.Vous avez eu la sagesse de vous y rattacher autant que la vie vous l'a permis. Le meilleur de votre talent vient de ce bonheur et de celte sagesse.

Peu s'en est fallu cependant que cette communion avec la terre natale ne vous fût refusée, à vous aussi. Vous étiez le fils d'un fonctionnaire, et, comme tel, condamné à toutes les chances d'une existence vagabonde qui vous eût, au gré des bureaux, promené du sud au nord et de l'est à l'ouest. Votre mère fut la fée protectrice qui vous sauva de ce danger. Vous avez raconté vousmême, dans ce délicat volume de souvenirs que vous avez intitulé Années de Printemps, avec quelle nostalgie elle se languissait loin de Bar-le-Duc, votre ville dé famille, et comment elle n'eut de repos qu'après avoir décidé votre père, alors receveur des domaines, à solliciter sa nomination en pays lorrain. Vous ajoutez, non sans malice : « Si aux termes du Code l'épouse doit suivre son mari, en fait c'est le mari qui suit l'épouse. Sur cent fonctionnaires mariés, il y en a bien quatre-vingts qui finissent leur

carrière dans le pays de leur femme. » Vous revîntes donc à l'âge des toutes premières impressions, dans votre terroir d'origine, dans cette vieille capitale du Barrois qui à donne à votre enfance des émotions si fraîches, à votre jeunesse de si gracieux thèmes de poésie, à votre maturité de précis et justes motifs pour vos tableaux de vie provinciale. C'est un coin bien particulier de la France que cette portion de la Lorraine qui touche à la Champagne, que ce pagus Barrensis qui va de la Marne à la Moselle. Ce n'est pas encore la frontière, mais c'en est l'approche, le premier morceau de notre marche de l'Est. Placée entre le versant du Rhin et celui de la Seine, comme à l'avant-garde de notre patrie, cette mince ligne de terre a vu naître dans un de ses villages, à Domrémy, le coeur de vierge où l'amour de la France a brûlé de la flamme la plus intense, cette Jeanne que votre compatriote et ami Bastien-Lepage a évoquée écoutant ses voix, dans une toile mémorable. Il lui a suffi, pour retrouver cette image héroïque dans sa vérité, de copier une des filles de votre campagne et cette campagne elle-même. La nature ici n'est pas grandiose. C'est la terre des coteaux et des bois, de ces coteaux, comme s'exprime naïvement un vieux chroniqueur de Bar « où se récolte un vin bienfaisant et très ami de l'homme ». Oui. Nature aimable et qui se laisse approcher, qui se prête à la familiarité humaine, où l'hiver n'est pas trop rude, où l'été n'est pas trop brûlant, où il fait bon vivre, et qui enseigne cette philosophie ramassée dans la devise d'un de vos ducs : Moderata durant. La race qui s'est formée là est à la lois sensible et réfléchie, exaltée et judicieuse. Toutes les énergies passionnées d'un pays de frontière sont en elle, et tout le raisonnement d'une population avisée, qui a corrigé les exaltations de son histoire par l'enseignement que lui donnait déjà cette terre sans aspects excessifs et d'utile labeur. Ce mélange singulier de poésie et de jugement a son symbole dans l'écusson de votre cher Bar-le-Duc où se voient « trois pensées feuillées et tigées au naturel », avec , cet exergue : « Plus penser que dire. » Ces trois fleurs de mélancolie, c'est le blason d'un poète, d'un rêveur, d'un chimérique, et cette devise positive est celle d'un homme d'action et d'un réaliste. Ces deux éléments contradictoires se juxtaposent dans votre pays. Ils se sont juxtaposés dans votre vie et dans votre oeuvre..N'avez-vous pas écrit de la même plume des vers lyriques et des récits d'observation, de fines élégies pleines de songes et des nouvelles de la plus humble réalité bourgeoise ?

Vous aimez et vous célébrez les êtres de coutume et de tradition, tous ceux qui ont demandé le secret de la force et de la santé intérieure aux souvenirs de leur race et à la familiarité avec la terre maternelle. Vous haïssez au contraire tous ceux qu'un des plus hardis psychologues de la génération nouvelle a définis d'un mot expressif: « des déracinés ». À voir la piété avec laquelle vous allez recueillant les chansons régionales, les termes pittoresques du patois, comme vous évoquez avec complaisance les scènes du labeur agreste, on devine que vous rêvez pour notre patrie une autre destinée, un retour à cette variété locale qui suppose des centres d'énergie indépendants, une diminution de ce despotisme de l'Etat qui efface chaque jour un peu davantage la physionomie de nos antiques provinces en diminuant un peu davantage l'initiative des individus, et c'est ainsi que vous nous amenez sans prédications, sans théories, aux mêmes conclusions que les maîtres les plus sévères de la Science sociale, un Le Play ou un Taine. Seulement, fidèle au programme de votre premier livre, vous nous y amenez par le chemin des écoliers, par le chemin des Bois.

L'éloquente phrase du Fils naturel sur la bienfaisance du mariage jeune que vous nous avez citée tout à l'heure, montre que votre glorieux prédécesseur était arrivé, lui aussi.


LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES

381

sur quelques points essentiels à une théorie de la Santé sociale toute voisine de cet idéal traditionnel qui domine votre oeuvre, et c'est une preuve de plus que la vérité morale marque le point de convergence des routes les plus opposées, car il est impossible d'imaginer un contraste plus complet que celui dé vos conditions d'existence et de travail avec les conditions d'existence et de travail de M. Alexandre Dumas fils. Vous ne l'avez pas connu, vous venez de nous le dire. Mais vous l'avez rencontre, et le rencontrer, c'était ne pouvoir plus l'oublier. Vous vous rappelez certainement comme nous tous cette haute taille, cette carrure d'athlète, ce port altier, ce masque surtout, expressif et singulier, pétri d'intelligence et d'énergie, de gaieté virile et d'amertume cachée, d'îronie tout ensemble et de bonté, de sérénité courageuse et de mélancolie. Il y avait de tout cela dans ce profil accusé, avec son nez busqué, sa moustache hardie, son front éclairé dépensée, sa bouche à la fois indulgente et désanchantée, — et quel regard!... Ses yeux clairs comme enchâssés dans des paupières

un peu saillantes, avaient cette lucidité chirurgicale des grands médecins, des grands confesseurs et des grands hommes d'Etat. Il semblait qu'à travers tous les mensonges et aussi toutes les pudeurs, toutes les ignorances et toutes les duplicités, ce regard-là dût toujours percer jusqu'au fond de l'être

sur lequel il se posait et discerner dans

l'âme le point malade, la plaie secrète à sonder et à guérir. Un je ne sais quoi de martial

répandu sur toute sa personne disait que ce

grand homme de théâtre avait dans les

veines du sang d'homme de guerre, en même

temps qu'une allure d'aristocratie native

révélait un atavisme de grand seigneur

chez ce courageux ouvrier de lettres qui

avait commencé la vie en travaillant de sa

plume peur gagner son pain. Ses cheveux,

vaguement crèpelés autour de ses tempes,

finissaient de dénoncer l'inattendu mélange de races qui avait tcontribué à produire cette

créature extraordinaire. Il n'était pas seulement

seulement il était à part.

Cet indépendant irréductible avait à son

service un esprit de conversation si original,

qu'en le donnant à ses personnages, M. Dumas

Dumas renouvelé du coup le dialogue scénique.

scénique. comprenait, à l'entendre causer,

l'enchantement qui jadis immobilisa Chênedollé

Chênedollé de Riva-roi des mois durant, au

point de bouleverser sa vie plutôt que de

renoncer à l'ivresse, de cette causerie. Il

semble bien que c'était, chez tous les deux,

à un siècle de distance, le même don incomparable

incomparable trouver sur place tour à tour

des répliques inouïes d'à-propos, des raccourcis

raccourcis éclatant de justesse. Le Rivarol qui répondait à Rulhière disant : « Je n'ai fait qu'une méchanceté dans ma vie... »

« Quand finira-t-elle ? » était vraiment le frère de Dumas refusant sa main à un ingrat auquel il avait jadis prêté de l'argent, avec cette parole : « Il n'y à plus rien dedans... » Et le causeur de Hambourg a-t-il rien trouvé de plus finement gai que cette boutade du causeur de Marly, sur un auteur dramatique qu'il avait, comme beaucoup d'autres généreusement aidé de ses conseils et qui, après le succès, reniait cette collaboration : « C'est un garçon de beaucoup d'esprit, qui fait même des pièces à mes moments perdus... » Il y avait de tout dans cet esprit : de la profondeur et du pittoresque, —de la poésie au besoin et de la gaminerie : « Il est difficile d'écrire un Polyeucte en veston!... » disait-il en parlant de sa dernière oeuvre, la Route de Thèbes. En lui, comme dans Ryons, comme dans Jalin, son autre sosie, il y avait du bretteur de conversation et du don Quichotte. On le sentait redoutable et magnanime, toujours sur le qui-vive, et cependant incapable d'abuser de cet irrésistible don d'épigramme. Ecrivant à quelqu'un qui lui tenait de près au coeur, il disait, donnant ainsi la meilleure définition de sa propre causerie : « Ce n'est pas l'esprit qui vous manqué, Ne vous en servez,

quand vous voudrez plaisanter, que pour plaisanter les choses, jamais les gens. Nous ne sommes pas assez longtemps sur la terre pour faire de la peine à quelqu'un, sous prétexte de rire un peu. Mais soyez sans pitié pour les orgueilleux et les insolents. Vous aurez de quoi vous rattraper... » Et il se conformait à cette règle, rentrant ses griffes pour jouer sans blesser, à la manière d'un grand félin que l'on sait et qui se sait formidable, alors même qu'il est le plus pacifique. En même temps, on le sentait très bon, d'une bonté , généreuse d'être fort, loyal d'une loyauté absolue, et intimement, complètement juste, d'une justice qui n'oubliait jamais un procédé délicat ou simplement gracieux. Aussi n'avait-on pas peur de ce terrible esprit qui n'a jamais sacrifié une saillie, non pas même une amitié, comme tant de faiseurs de mots cruels, mais une camaraderie, une relation. Seulement l'arme était là, toujours prête. On devinait qu'il avait trop longtemps vécu dans un monde trop peu sûr, qu'il lui avait fallu, trop jeune, tenir tête à trop de trahisons, rencontrer trop d'hostilités. Moins puissant d'intelligence, et aussi moins honnête homme, il eût été un réfrac taire.

taire. noble de coeur, moins compatissant dans sa force pour les faiblesses des autres, il eût été un misanthrope.. Il y a en lui les débris de l'un et de l'autre, mais amalgamés et fondus dans un moraliste, isolé lui-même au milieu du groupe des écrivains de cette sorte, car il est si hardi qu'il a parfois des allures de nihiliste et de destructeur; il est

si passionné qu'il inquiète les consciences à la minute même où il prétend les guérir, et avec cela il est si vivant, si éloquent, si poignant qu'il ne permet pas l'indifférence.

Alexandre Dumas, par là même qu'il opérait dans la chair vive, se trouve avoir

d'instinct pris sa place dans le mouvement le plus original de notre époque, celui par

lequel notre âge sera défini plus tard. Il aura exécuté au théâtre un travail semblable à celui de Stendhal, de Balzac et de Flaubert dans le roman, de Sainte-Beuve et de Taine dans la critique, de Thierry et de Michelet dans l'histoire. Il a introduit sur les planches, toute la vérité dont elles sont capables. Il a fait de son théâtre, pour prendre la formule d'un des maîtres de cette révolution, une psychologie vivante. Par là, son oeuvre s'associe à cette vaste poussée d'esprit scientifique qui circule d'un bout à l'autre de ce siècle et qui demeurera sa grandeur inégalée. Siècle douloureux, chaotique, heurté, troublé, qui a tout entrepris, si peu acchevé et dont on a pu dire cette parole désespérée qu'il avait été fécond en avortements ! Il a pourtant réussi dans une de ses entreprises, il a fondé la Science. Si cette Science n'a pas produit tout ce qu'en attendaient, voici cinquante ans, ses premiers adeptes, un Taine et un Renan, si elle n'a pas résolu les problèmes de cause et de destinées qu'elle ne s'était d'ailleurs jamais posés, si dans le monde physique comme dans le monde moral elle a dû accepter et définir elle-même un domaine de l'Inconnaissable, et laisser à d'autres méthodes que les siennes, la liberté d'y pénétrer, elle n'en a pas moins exécuté une tâche immense. La conception exacte et vérifiée des lois de l'univers matériel est acquise pour toujours, et pour toujours cette conception parallèle que l'univers moral a ses lois aussi, qu'il y a une science de l'éducation, une science du langage, une science de la politique, une science des moeurs. La mise en pratique de ces lois est le legs que ce siècle finissant, ce brave ouvrier de dix-neuvième siècle, apporte au siècle commençant. A ce legs les écrivains qui ont étudié la vie humaine avec un intransigeant souci de la réalité auront collaboré au même titre que lès philosophes et que les savants proprement dits. Quand les générations nouvelles passeront la revue des livres, romans, poèmes, pièces de théâtre, essais de tous genres où se sera dépensé notre effort de ces cent dernières années, elles en écarteront sans doute

comme caducs bien des ouvrages qui furent célèbres, mais où la rhétorique et la mode eurent trop de place, elles en retiendront, j'en ai la foi profonde, ceux qui auront été composés avec ce passionné scrupule d'exactitude. Il n'est pas téméraire d'affirmer que la part d'Alexandre Dumassera très grande dans ce suprême triage, parce qu'il a beaucoup cherché, beaucoup aimé la vérité. Hélas ! cette forte phalange de nos grands aînés, qui avaient avec Flaubert doublé le roman de physiologie, avec Renan l'histoire religieuse d'exégèse, renouvelé avec Taine l'histoire littéraire par l'étude des milieux et des races, la poésie avec Leconte de Lisle par l'érudition visionnaire, nous l'avons vue s'en aller tout entière. En disant adieu aujourd'hui à l'un de ces glorieux aînés au nom de nos confrères, j'éprouve un peu de la mélancolie que devaient ressentir il y a soixante ans les simples officiers en voyant disparaître, un par un,les quelques survivants parmi les généraux de la Grande Armée. C'est un des derniers maréchaux dès lettres françaises dont nous saluons .aujourd'hui la mémoire, et notre découragement, à la pensée des irréparables pertes subies ici depuis ces dernières années, serait bien grand si nous ne nous rappelions justement le conseil de vaillance qui s'échappait de toute la personne d'Alexandre Dumas et si nous n'entendions sa voix nous redire à tous le mot d'ordre viril de l'existence littéraire, de toute existence et, peut-être, celui par lequel se termine un de ses chefs-d'oeuvre : « Et maintenant, allons travailler...'»

PAUL BOURGET.

L'échéance du 15 et du 31 décembre étant les plus fortes de l'année, tous ceux de nos lecteurs dont l'abonnement expire à ces dates, sont priés de le renouveler de suite, s'ils ne veulent pas éprouver de retard dans la réception du journal.

MUVEMENT SCIENTIFIQUE

HYGIÈNE

CHEMINS DE FER ET BLANCHISSEUSES

Un bon point enfin à la Compagnie de l'Ouest ! On y aura mis du temps ; mais, enfin, nous avons gain de cause. Et ce qu'a décidé la Compagnie de l'Ouest, nous espérons bien que le décideront aussi les autres grandes Compagnies.

Nous nous sommes plaint, à plusieurs reprises, de voir accepter dans toutes voitures des trains de banlieue des paquets de linge sale de provenance suspecte. La ligne de Ceinture, par exemple, dessert des régions où abondent des blanchisseuses. Celles-ci empilaient leur linge en famille, envahissaient les voitures et tant pis pour les voisins. Il était singulier de voir partout des affiches interdisant d'expectorer dans les tramways et ailleurs, et de constater qu'on laissait les wagons à la merci des germes contagieux.

Comment ! le linge transporté peut être celui d'un diphtérique, d'un varioleux, d'un tuberculeux, d'un cholérique, etc., et on le laisse s'étaler sur les banquettes et saupoudrer de microbes pathogènes les coussins et les plafonds! Non seulement il y danger immédiat pour le voisin, mais le voyageur qui monte après peut, à son tour, absorber le poison. Et l'on se demande souvent d'où vient le mal. Chaque train bourré de linges de provenance douteuse pourrait devenir une cause redoutable de dissémination des maladies contagieuses surtout son parcours. Nous l'avons dit, répété. On a fini par le comprendre. Nous venons, en effet, de voir affichée, dans toutes les principales gares du chemin de fer de Ceinture et des lignes de banlieue, une pancarte qu'il ne faudra


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LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES

pas laisser tomber en poussière. Il est interdit, désormais, d'introduire dans les wagons des paquets de linge. Tout paquet de linge devra être déposé dans un fourgon spécial. C'est fort bien; mais il faudra ne pas se contenter de l'écrire ; il sera indispensable de faire exécuter la consigne avec sévérité et persistance. Enfin, il y aura lieu de penser au fourgon et de le soumettre à des fumigations antiseptiques répétées, car le fourgon, à son tour, pourrait promener le long de la route des germes infectieux. N'importe, la mesure prise enfin par la Compagnie de l'Ouest est très louable et, dans l'intérêt de la santé publique, on doit souhaiter qu'elle se généralise sur les divers réseaux.

PHYSIQUE

UN DINER AMÉRICAIN

On s'amuse en Amérique. Les physiciens les plus renommés ne dédaignent pas par aventure de mystifier leur prochain. L'histoire nous est parvenue par le dernier courrier. Plusieurs professeurs de Philadelphie et d'ailleurs, y compris M. Elihu Thomson, l'ingénieux électricien, avait convié à un dîner un certain nombre d'amis, dans un restaurant célèbre de Lynn (Massachusetts). On se met à table. Le potage arrive brûlant. Une seconde après : « Mais il est glacé votre potage ! » objecte-t-on. Et, en effet, ces derniers mots étaient à peine prononcés que le potage était transformé en un bloc de glace. Stupéfaction du maître d'hôtel.

Premier service. A peine les garçons avaient-ils le dos tourné que l'on entend encore les convives se récrier : « Mais, vous vous moquez ! Regardez votre poisson ; il est en bois ! » Et, en effet, la fourchette ne pouvait l'entamer, et l'on tapait sur le poisson comme sur un morceau de chêne. — « Cependant, Messieurs, il sort du fourneau. — Remportez votre poisson. »

Second service; troisième service. Les entrées, les rôtis gelaient instantanément sur la table aussitôt servis. Le pain était dur comme de l'acier et s'émiettait en poussière quand on essayait de le couper. Le vin se solidifiait dans les verres. Les carafes

pleines d'eau se brisaient et il en sortait un bloc de glace opaque. On changeait les bouteilles ; une minute plus tard, on entendait un petit bruit et le vin, poussant le bouchon, s'échappait sous la forme d'un gros cylindre rosé. Tout se solidifiait en un clin d'oeil.

Les garçons appelèrent le maître d'hôtel qui appela le propriétaire du restaurant, qui prit à témoins tous les convives, jurant bien que tous ses fourneaux étaient rouges de feu, que le thermomètre marquait 18 degrés dans la pièce et que tout cela ne pouvait être que surnaturel. Il fallut refaire un dîner. On en jasa dans tout Lynn un mois durant jusqu'à ce que l'on eût enfin, par une indiscrétion, découvert le mot de l'énigme.

M. Thomson avait emporté du laboratoire un petit réservoir plein d'air solidifié par la méthode de M. Dewar, de Londres. Or, cet air, en se liquéfiant et en reprenant la forme gazeuze, produit une température inférieure à 200 degrés au-dessous de zéro. Pendant que les gens de service n'y prenaient garde, il saupoudrait les plats et les liquides d'un peu d'air solidifié. Et aussitôt les viandes et les vins prenaient la température du pôle Nord et se refroidissaient à la grande stupéfaction de l'assistance. On a beaucoup ri au second dîner. Mais, quinze jours après, le restaurateur renseigné réclama deux dîners pour un. C'est égal, on avait bien ri pour son argent. On s'amuse en Amérique.

HENRI DE PARVILLE.

ACTUALITÉS SCIENTIFIQUES

LA NOUVELLE PIÈCE DE DIX SOUS

Vingt mille pièces de dix sous gravées par M. Roty vont être mises cette semaine en circulation.

Nous donnons dans le supplément le dessin de cette nouvelle pièce et quelques vues de l'Hôtel de la Monnaie, permettant de suivre les détails de la fabrication.

La nouvelle pièce de 50 centimes est d'un modèle inusité jusqu'ici. Nous avions sous la Monarchie, à l'avers de nos monnaies, la tète du souverain. Sous la première République on y avait substitué l'Hercule pour l'écu de cinq francs et le Génie pour la pièce d'or. En 1848 on alla déterrer les vieux coins dans les tiroirs de la Monnaie, où ils rentrèrent bientôt pour reparaître après la révolution du 4 Septembre. Chemin faisant, on avait demandé à un graveur de grand talent, E.-A. Oudiné, une effigie allégorique qui pût donner une idée convenable de la beauté républicaine. En artiste abreuvé aux sources de l'art grec, Oudiné dessina une tête sévère, correcte, pure et honnête, qui n'a avec notre République que des rapports imperceptibles. Il s'appliqua par dessus tout à rendre la figure difficile à imiter, lui mit au front la gerbe agricole, à l'oreille les feuilles de l'olivier, emblème de la paix et la feuille de chêne, symbole de la force. On comprend que cette figure, qui représentait plutôt la France que la République, ait déplu aux républicains. Ils ont chargé M. Roty de chercher autre chose, et voici ce que ce grand artiste, qui est en même temps un homme d'esprit, a trouvé.

Suivez bien la description ; ce n'est pas moi qui l'ai faite : « La figure imaginée par l'artiste est une jeune République marchant dans l'espace aux rayons du soleil levant, et jetant à pleine main la semence des moissons futures. Le port de la déesse, sa grâce décente, la noble simplicité de son allure, l'élégance légère de ses pas, le mouvement des draperies qui s'ouvrent sur ses pieds et s'envolent au vent du matin, « le geste auguste du semeur » que son bras droit trace dans l'air brillant, toute cette composition est un chef-d'oeuvre digne des camées et des cornalines les plus admirables de l'art antique. »

Le revers de la Semeuse a exigé des tâtonnements sans nombre. Le premier revers imaginé par Roty (celui que nous reproduisons dans notre supplément), se composait du flambeau du progrès, posé au milieu de la pièce, perpendiculairement. La composition en était aussi satisfaisante que possible pour l'oeil. Malheureusement elle l'était beaucoup moins au point de vue des exigences spéciales de la fabrication.

La frappe étant exécutée, comme on sait, d'un seul coup de balancier, il est de toute nécessité que le modèle n'oppose pas deux reliefs l'un à l'autre, exactement dans le même sens. Or, le flambeau et la semeuse étaient perpendiculaires l'un comme l'autre; il en serait résulté des malfaçons. Il fallait trouver autre chose, et Roty remplaça le flambeau par des balances dans lesquelles étaient passée une branche d'olivier. Aux balances, dont il n'était pas satisfait, il substitua un rameau de chêne et un rameau d'olivier mêlés à des épis, qui ne le contentèrent pas davantage. Il sentit le besoin de revenir à un motif moins compliqué. C'est à ce scrupule que nous devons l'excellente disposition actuelle.

Donnons maintenant quelques détails sur les principales opérations techniques que subit une pièce ne monnaie et que les dessins de notre Supplément commentent très clairement, d'autre part.

Un lingot n'a d'abord droit d'entrée à la Monnaie qu'autant qu'il a passé par les mains d'un essayeur de commerce qui le « paraphe ». C'est une garantie préalable dont aucun détenteur du précieux métal n'est dispensé. L'administration refuse tout lingot ne titrant pas, au minimum, 994 millièmes. Après quoi commence la série des avatars :

1° La fonte. Le métal est versé au creuset avec l'alliage nécessaire pour ramener le titre à 900 millièmes. Sur le mé,al en fusion, on prélève une « prise d'essai » pour vérifier le titre de l'alliage proposé.

2° Le métal en fusion est versé dans des lingottières, sortes de tuyaux rectangulaires, longs et étroits, qui donnent à la matière une épaisseur déterminée ; on obtient ainsi des lames où la monnaie sera découpée à l'emporte-pièce. C'est la mise en lingots.

3° L'ébarbage. En sortant des lingottières, les lames présentent des aspérités, des « barbes », comme on dit. Les ébarbeurs les unifient et les retournent au four. Le métal, qui était d'un blanc laiteux au sortir des lingottières, revêt ainsi une teinte brune et se trouve à point pour le laminage.

4° Le laminage. On les passe sous les rouleaux du laminoir qui leur donne l'épaisseur de la pièce à fabriquer. Un ouvrier tient les lames à deux mains pendant qu'elles s'engagent sous le laminoir et s'allongent de plus en plus. Cette opération s'opère une douzaine de fois et le métal s'amincit jusqu'à la limite cherchée.

5° L'essayage. On découpe dans les lames les flans ; on s'assure que ces flans ont le poids voulu. Si le poids est bon, la lame est livrée à l'estampage ; s'il est trop fort, on la fait repasser au laminage; enfin s'il est trop faible, on la retourne à la fonte. Le déchet qui en résulte est d'environ 50 0/0.

6° Le blanchissage. Les flans ayant noirci. au contact du laminoir, on les plonge dans une solution d'acide nitrique étendu d'eau, qui leur redonne leur premier aspect.

7° Le cordonnage, qui fait acquérir aux pièces ce petit renflement qui fait saillie sur les bords.

8° La frappe. La frappe, qui grave à la fois la face et le revers. La face et le revers sont obtenus à l'aide des coins ; la tranche, à l'aide d'un instrument appelé virole.

L'opération est terminée.

Chaque machine ou presse peut frapper au moins une pièce par seconde, et le nombre des presses varie suivant l'importance des commandes.

Détachons enfin d'une très curieuse étude de M. Chassaigne de Néronde les renseignements qui suivent sur les curiosités historiques de notre Hôtel de la Monnaie :

« Solidement établis sur d'épais massifs de maçonnerie dans les grandes salles du rezde-chaussée, les balanciers, conservés de l'ancien outillage pour la frappe des médailles, étendent leurs longs bras de fer sans cesse en mouvement. Un de ces vénérables appareils date de Louis XIV ; plusieurs remontent au règne de Napoléon Ier ; ceux-ci ont été fondus avec le bronze des canons pris à l'ennemi, comme l'atteste une inscription placée sur leur fût. Mais il n'est plus nécessaire maintenant que plusieurs ouvriers se suspendent à leurs bras pour les mettre en mouvement : ils sont actionnés par la vapeur.

» On accède au Musée par un escalier monumental d'une imposante simplicité. La grande salle occupe le pavillon du milieu de l'hôtel ; elle est décorée, avec une sobriété de bon goût, de vingt colonnes corinthiennes supportant une tribune qui règne à la hauteur du second étage sur tout son pourtour. Elle est malheureusement déparée par un plafond tout neuf de conception prétentieuse et d'exécution médiocre.

» On ne s'attend pas à trouver ici une indication même sommaire des trésors numismatiques exposés, soit dans les jolies armoires Louis XV, soit dans les vitrines de cette salle et des autres plus petites qui la suivent. Il y a là des spécimens de tout ce qui a été frappé en France depuis Charlemagne. Si les médailles les plus rares sont conservées à la Bibliothèque nationale, elles sont tout de même représentées ici par des clichés fort satisfaisants. Et dans ces effigies si variées, combien d'exquis chefs-d'oeuvre, combien de précieux documents historiques! Il suffit d'un examen un peu attentif pour permettre aux plus profanes de les découvrir.

» La collection des poinçons et des coins a naturellement sa place dans les galeries du Musée monétaire, collection incompa-


LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES

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rable qui déjà au siècle dernier arrachait à Voltaire ce cri d'étonnement : « C'est une chose admirable que ces poinçons et ces carrés rangés prr ordre historique. Il y en a pour 2 millions, et la plupart sont des chefsd'oeuvre. » De nos jours elle s'est considérablement enrichie : elle compte plus de 25,000. spécimens et n'a de rivale dans aucun pays ; aussi sa valeur échappe-t-elle à toute évaluation. » XXX.

NATACHA(1)

(HISTOIRE D'UNE FAMILLE RUSSE EN 1812)

PREMIERE PARTIE

V

Le lendemain, le prince André Bolkonsky fit des visites et entre autres à la famille Rostoff. Il avait surtout envie de voir chez

elle cette fillette animée qui lui avait laissé

un si agréable souvenir.

Natacha le reçut en premier ; elle portait une petite robe d'intérieur bleue et elle lui

plut encore davantage.

Le prince André fut reçu par toute la famille comme un vieil ami, simplement et cordialement; et lui, qui autrefois jugeait sévèrement les Rostoff, les trouva tous d'excellentes gens. L'hospitalité et la bonhomie du vieux comte ressortait à SaintPétersbourg encore plus qu'à Moscou, et le prince André ne put se défendre d'accepter

d'accepter dîner.

«—Oui ce sont de bonnes et braves gens mais qui ne comprennent pas quel trésor, ils ont en Natacha ! Heureusement, ils forment un fond excellent pour mettre en relief la figure de cette jeune fille poétique et charmante. »

Après le dîner, Natacha, sur la demande du prince André, s'approcha du clavecin et se mit à chanter. Bolkonsky se tenait près de la fenêtre, parlant aux dames et écoutant Natacha. Au milieu d'une phrase, il se tut, sentant que des larmes lui serraient le gosier, des larmes, à lui, qui ne pleurait jamais.

Il regarda Natacha qui chantait, et dans son âme se passa quelque chose de nouveau et d'heureux.

Il était heureux et en même temps il était triste. Il n'y avait rien qui put justifier son émotion et pourtant il avait envie de pleurer. Pleurer sur quoi? Sur son premier amour ? Sur sa jeune femme qu'il avait perdue après une année de mariage ? Sur ses illusions évaporées? Sur ses espérances ?... Oui et non! Il avait surtout envie de pleurer, parce que tout à coup il avait eu conscience du contraste entre l'incommensurable, entre ce je ne sais quoi de mystérieux qui s'agitait en lui, et ce quelque chose de mesquin et de corporel qu'il était lui-même et qu'était cette jeune fille.

Il quitta les Rostoff tard dans la soirée, il se coucha machinalement, mais découvrit bientôt qu'il ne pouvait s'endormir. Il alluma sa bougie, resta assis dans son lit, se leva, se recoucha, mais sans être contrarié par son insomnie, car son âme éprouvait cette sensation nouvelle et joyeuse que ressent

ressent homme en sortant d'une chambre étouffée pour passer à l'air pur. Il ne se dit pas une fois qu'il aimait Natacha, il ne pensait pas à elle, il se la représentait seulement et toute sa vie lui apparut dans une clarté nouvelle.

" Pourquoi, se dit-il, me tourmenter dans ce cadre étroit, fermé, quand toute la vie est ouverte devant moi? »

Et, pour la première fois après bien des années, il élabora un nouveau plan de vie. Il décida qu'il devait s'occuper de l'éducation de son fils, lui donner un précepteur et

ensuite prendre sa retraite et partir pour

(1). Voir les Annales du 5 décembre 1897.

l'étranger, visiter l'Angleterre, la Suisse, l'Italie : « Je dois profiter de ma liberté tant que j'ai la force et la jeunesse, pensait-il. Pierre avait raison de dire qu'il faut croire au bonheur pour être heureux, et moi je crois maintenant au bonheur. Laissons aux morts le soin d'ensevelir les morts, et tant qu'on est sur la terre, il faut vivre et être heureux! "

VI

Quelques jours plus tard, il y eut une petite soirée intime chez la soeur de Natacha, Mme Derz. Pierre Bezoukhoff, qui était au nombre des invités, fut fortement frappé du changement qui s'était opéré sur Natacha depuis le jour du bal. Elle était silencieuse, et non seulement elle n'était pas belle comme au bal, mais elle aurait paru positivement laide sans l'air modeste et détaché qui faisait son charme.

« Que peut-elle avoir? » pensa Pierre.

Le prince André était à côté d'elle et lui parlait d'un air tendre et plein de sollicitude, tandis que la jeune fille, la tête relevée, toute rouge et la respiration haletante, le regardait. Et en ce moment, la flamme intérieure l'éclairait de nouveau tout entière, et, de laide qu'elle semblait auparavant, elle paraissait encore plus belle qu'au bal.

Le prince André s'approcha de Pierre, qui jouait aux cartes, et celui-ci remarqua chez son ami un air de jeunesse qu'il ne lui connaissait plus.

« Il se passe quelque chose de sérieux entre eux » pensa-t-il, et un sentiment joyeux et amer le tourmenta et détourna son attention du jeu.

Natacha était d'un côté, parlant avec Sonia et Doris ; et Véra, un sourire fin sur les lèvres, s'entretenait avec le prince André.

Véra ayant remarqué l'attention que le prince André accordait à Natacha, jugea qu'à une soirée, une véritable soirée, il faut parler sentiment. Et voyant le prince André, elle se mit à lui parler du sentiment en général et de sa soeur Natacha.

— Vous, prince, qui êtes si pénétrant, et qui pouvez du coup deviner le caractère des gens, que pensez-vous de Natacha? La croyez-vous capable de constance dans ses sentiments ? Croyez-vous qu'elle puisse, comme d'autres femmes, n'aimer qu'une fois et pour la vie ?

Véra songeait à elle-même.

— Voilà ce que j'appelle l'amour véritable.

— Qu'en pensez-vous, prince ?

— Je connais trop peu mademoiselle votre soeur pour me prononcer sur une question si délicate, répondit le prince André avec un sourire narquois sous lequel il pensait cacher son trouble. D'ailleurs, ajouta-t-il, en jetant un regard sur Pierre qui s'approchait d'eux, j'ai remarqué que moins une femme plaît plus elle est constante?

— Oui, c'est vrai, prince; de notre temps — Véra disait : « de notre temps » — comme tous les êtres bornés qui s'imaginent qu'ils ont trouvé la caractéristique de leur temps et qui croient que les hommes changent avec le temps... — de notre temps, les jeunes filles ont tant de liberté que le plaisir d'être remarquées tue souvent chez elles le vrai sentiment. Et Natacha, il faut l'avouer, est très sensible aux attentions.

Cette nouvelle allusion à Natacha froissa le prince André ; il voulut se lever mais Véra continua à parler avec un sourire encore plus fin :

— Personne, il me semble, n'a autant d'admirateurs que Natacha; mais personne, jus-' qu'à ce jour, ne lui a plu sérieusement. Vous, comte, dit-elle en s'adressant à Pierre, vous le savez, même notre cher cousin Doris qui a été très loin avec elle dans la carte du tendre...

Le prince André, renfrogné, garda le silence.

— Mais, vous êtes un ami de Doris? lui dit Véra.

— Oui, je le connais.

— Il vous a sans doute parlé de son amour d'enfance pour Natacha?

— Ah! il a eu un amour d'enfance? demanda le prince André en rougissant subitement.

— Oui, vous savez, entre cousins, l'intimité

l'intimité toujours des amourettes, le cousinage est une chose dangereuse, n'est-ce pas ?

— Oh, sans doute, dit le prince André, et tout à coup devenu d'une gaieté factice, il se mit à plaisanter Pierre, l'engageant à être très prudent avec ses vieilles cousines de Moscou; puis, tout en badinant, il se leva et emmena Pierre à part.

— Eh bien, qu'as-tu? dit le comte Bezoukhoff avec étonnement, en remarquant la gaieté forcée de son ami et le regard qu'il coula sur Natacha en se levant.

— Il faut que je te parle ajouta-t-il !...

— Mais non, tu me parleras plus tard!

Et avec des yeux d'un éclat étrange et des mouvements inquiets, le prince André se rapprocha de Natacha et s'assit, à côté d'elle.

Pierre remarqua qu'il l'interrogea et qu'elle, devenue toute rougissante, lui répondait; mais, en ce moment, Derz, le beaufrère de Natacha, s'approcha de Pierre pour le prier avec instance de prendre part à la discussion du général et du colonel sur les affaires d'Espagne.

Derz était content et heureux, un sourire. de satisfaction n'abandonnait pas son visage ; la soirée s'était passée tout à fait bien et tout à fait comme chez les autres. Partout où il avait été, tout s'était passé de même : les dames, les. conversations, les cartes et le général qui s'amusait au jeu, et le samovar, et les gâteaux ; il n'y avait manqué qu'une chose, qu'il avait remarquée dans d'autres salons et qui lui manquait : il n'y avait pas encore eu entre ces messieurs une discussion importante. Le général veinait de l'entamer et il était allé appeler Pierre à la rescousse...

VII

Le lendemain, le prince André alla dîne, chez les Rostoff et y passa la journée.

Tout le monde dans la maison savait pour qui le prince André venait ; et lui, sans s'en défendre, s'arrangeait pour passer toute la journée près de Natacha. Dans toute la maison, sans parler de l'âme de Natacha effarée, mais heureuse et extasiée, on sentait que quelque chose de grave se préparait.

La comtesse regardait le prince André lorsqu'il admirait Natacha et, détournant ses yeux tristes et graves, entamant timidement une conversation banale dès qu'elle rencontrait les yeux du jeune homme.

Sonia n'osait quitter Natacha, et en même temps elle craignait d'être de trop. Et, de son côté, Natacha, quand elle restait un moment en tête-à-tête avec le prince André, pâlissait d'inquiétude. Le prince André la surprenait par sa timidité, elle sentait qu'il devait lui faire un aveu, mais ne pouvait s'y résoudre.

Lorsque, le soir, le prince André se fut retiré, la comtesse s'approcha de Natacha et lui dit à voix basse :

— Eh bien, quoi ?

— Maman, je vous en prie, ne me demandez rien, maintenant. On ne peut pas raconter ces choses.

Pourtant, le même soir, Natacha, troublée, effrayée, les yeux fixes, resta longtemps dans le lit de sa mère ; elle raconta comme le prince André la complimentait, lui disait qu'il partirait pour l'étranger, lui demandait ou elle passerait l'été, lui parlait aussi de Doris.

— Non, jamais, jamais je n'ai rien ressenti de semblable, disait-elle. Seulement, quand je suis avec lui, j'ai peur, j'ai toujours peur. Qu'est-ce que cela veut dire? Vous dormez, maman ?

— Non ma chérie, j'ai peur moi-même.Va,


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LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES

mon enfant. Non, je ne pourrai pas dormir.

— Maman, maman, jamais je n'ai rien ressenti de semblable, continua-t-elle avec effroi.

Il semblait à Natacha que dès la première fois qu'elle avait vu le prince André, elle l'avait aimé, et ce bonheur étrange, inattendu, lui faisait peur tout-à-coup.

— Il a fallu qu'il vienne à Saint-Pétersbourg quand nous y sommes aussi, et il a fallu que je le rencontre à ce bal ! C'est le destin ! C'est évident, c'est une destinée ! La première fois que je l'ai revu, j'ai ressenti quelque chose de nouveau.

— Mais que t'a-t-il dit encore? Et quels sont les vers que le prince André a écrits dans ton album.

— Maman, n'est-ce pas une honte pour moi qu'il soit veuf?

— Voyons, Natacha, prie Dieu : les mariages se décident dans le ciel.

— Maman, ma toute chérie, comme je vous aime, que je suis heureuse ! dit Natacha en embrassant sa mère avec des larmes de bonheur et de trouble.

VIII

Ce jour-là il y eut un raout chez la comtesse Ellen Bezoukhoff auquel assistait l'ambassadeur de Napoléon, un prince royal qui était devenu depuis quelque temps un habitué de la comtesse et toute une brillante société. Pierre qui s'était montré dans les salons frappa tout le monde par son air sombre et concentré. Après le bal, il avait senti l'approche d'une attaque d'hypocondrie et faisait des efforts désespérés pour l'éloigner. Depuis que le prince royal était devenu l'ami de sa femme, Pierre avait été promu gentilhomme de la chambre, et à partir de ce moment, il se sentit mal à l'aise, et avait honte dans le monde ; de nouveau des idées sombres sur la vanité de toutes les actions humaines l'assaillirent. Cet état douloureux fut encore augmenté lorsqu'il remarqua qu'entre Natacha, qu'il protégeait, et le prince André un sentiment d'amour était né. Il évitait de penser à sa femme et à Natacha. Il passait des journées et des nuits à travailler pour l'ordre des francs-maçons dont il faisait partie, espérant ainsi chasser le mauvais esprit. A minuit, il rentra chez lui et s'assit dans sa chambre basse enfumée, mit sa robe de maison tout usée et commença à copier des actes des loges écossaises, lorsque le prince André entra.

—Ah ! c'est vous ? dit Pierre d'un air distrait et mécontent.

Le prince André, le visage lumineux et régénéré pour la vie, s'arrêta devant Pierre, et sans prendre garde à l'air triste de son ami, lui sourit avec l'égoïsme du bonheur.

— Ah! mon cher, dit-il, déjà hier je voulais te dire tout... Eh bien, je viens exprès pour cela. Je n'ai jamais rien ressenti de semblable : j'aimë, mon ami !

Pierre tout à coup poussa un soupir, et tout son gros corps s'affala sur le divan à côté du prince André.

— Tu aimes Natacha Rostoff, n'est-ce pas ? dit-il.

— Qui pourrais-je aimer, si ce n'est elle? Je n'aurais jamais cru... Mais ce sentiment est plus fort que moi ! Hier, j'ai souffert le martyre, et pour rien au monde je ne renoncerais à mes souffrances. Jusqu'ici, je n'ai pas vécu. C'est maintenant que je vis, et je ne peux vivre sans elle. Mais peutelle m'aimer?... Je suis vieux pour elle

Pourquoi ne me dis-tu rien ?

— Moi, moi?... Mais vous avez oublié ce que je vous ai dit ! cria Pierre en se levant et en commençant à arpenter la chambre... Je l'ai toujours pensé. . Cette jeune fille est un véritable trésor... Elle n'a pas sa pareille... Cher ami, je vous en prie, ne raisonnez pas, ne doutez pas, mariez-vous, mariez-vous ! Et je vous jure qu'il n'y aura pas d'homme plus heureux que vous.

— Mais elle?

— Elle vous aime!

— Ne dis pas des bêtises, répondit le prince André, regardant Pierre dans les yeux et lui souriant.

— Elle vous aime ! je le sais, cria Pierre avec colère.

— Non, écoute, dit le prince André en prenant son ami par la main, — tu connais mon état, il faut que je te dise tout...

— Eh bien, parlez, parlez, je suis très heureux ! dit Pierre.

En effet son visage changea, la ride s'effaça et il écouta le prince André avec joie,

Bolkonsky s'était transformé, plus trace de son ennui, de son mépris pour la vie, de ses désillusions. Pierre était le seul homme devant lequel il pouvait ouvrir son âme et il s'épancha avec un complet abandon. Il lui confia ses plans d'avenir, expliqua qu'il entendait fléchir la résistance qu'il pressentait de la part de son père, qu'il saurait obtenir son consentement à ce mariage et qu'au besoin il s'en passerait, mais il s'étonnait surtout de ce sentiment étrange qui avait pris possession de lui sans qu'il s'en doutât.

— Si quelqu'un m'avait dit que je pourrais aimer ainsi, je ne l'aurais jamais cru. L'univers entier maintenant pour moi est partagé en deux parties: l'une, Elle, et là tout est bonheur, espoir, lumière; l'autre, où Elle n'est pas, et là tout est tristesse et obscurité.

— Tristesse et obscurité, répéta Pierre, oui, oui, je comprends cela.

— Je ne peux pas ne pas aimer la lumière et je suis très heureux, tu le comprends; jele sens, tu prends part à mon bonheur !

— Oui, oui, affirma Pierre en regardant son ami avec des yeux attendris et tristes.

Plus la destinée de son ami lui semblait lumineuse, plus sombre lui apparaissait sa vie.

IX

Le lendemain, le prince André partit pour voir son père et obtenir son consentement. Le vieux prince Bolkonsky accueillit cette nouvelle avec un extérieur calme mais une grande colère intérieure. Il ne pouvait pas comprendre qu'on pût désirer changer se vie et y apporter du nouveau quand, pour lui,l'existence touchait à son terme. «Il aurait bien pu me laisser achever en paix les années qu'il me reste à vivre, et ensuite il aurait fait ce que bon lui eût semblé.» Pourtant, il employa envers son fils la diplomatie à laquelle il avait toujours recours dans les grandes occasions. Affectant un grand calme, il examina attentivement la situation. D'abord ce mariage n'était pas brillant au point de vue de la parenté, de la fortune et de la situation sociale. Secondement, le prince André n'était plus de la première jeunesse ; il était faible de santé, le vieillard insista sur ce point, et elle était très jeune. Troisièmement, comment confier le fils d'André, le petit Nicolas, à un fillette comme Natacha ?

— Enfin, dit le vieux prince en jetant à son fils un regard moqueur, je t'en prie, remets l'affaire pour une année ; vois les médecins, soigne-toi, trouve comme tu le désires un gouverneur allemand pour ton fils, et enfin si ton amour, ta passion, ton caprice, appelle-le comme tu l'entends, persiste, alors, épouse cette jeune fille. Mais c'est mon dernier mot, tu entends, mon dernier mot!

Et le ton dont il prononça ces paroles prouva que rien ne pourrait modifier son opinion.

Le prince André voyait clair dans les arrière-pensées de son père. Le vieillard espérait que le sentiment de son fils ne durerait pas une année ou que lui-même ne survivrait pas.

Le prince André décida de se soumettre, de faire sa proposition et de remettre son mariage à la fin de l'année. Il repartit pour Saint-Pétersbourg.

(A suivre.) LÉON TOLSTOÏ.

(Adapté par MICHEL DELINES)

LE TOUR DE FRANCE

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A TOUS NOS CORRESPONDANTS. — En raison de l'affluence exceptionnelle des demandes de renseignements et du nombre considérable de manuscrits qui nous ont été adressés depuis quelque temps, nous nous voyous contraints d'informer nos lecteurs qu'il ne nous sera plus permis, à partir d'aujourd'hui, de leur laisser espérer une réponse, soit par lettre particulière, soit par « Petit Courrier », pour toutes les questions qui ne revêtiraient pas un caractère strictement administratif. Nous tâcherons, bien entendu, de satisfaire le plus rapidement possible les personnes qui ont bien voulu nous consulter antérieurement, mais nous ne pouvons momentanément tenir compte des nouveaux envois. Comme tous les ans, d'ailleurs, à pareille époque, l'abondance des matières et le surcroît de travail d'une fin d'année nous obligeront plus d'une fois à suspendre la publication de ce courrier, qui ne sera repris régulièrement qu'à la fin de janvier.

GEORGES DERVILLE.

Le Gérant : VINSONAU. Imp. des Annales, 15, r. St-Georges. - VINSONAU.