Rappel de votre demande:


Format de téléchargement: : Texte

Vues 1 à 16 sur 16

Nombre de pages: 16

Notice complète:

Titre : Les Annales politiques et littéraires : revue populaire paraissant le dimanche / dir. Adolphe Brisson

Éditeur : [s.n.] (Paris)

Date d'édition : 1887-11-27

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34429261z

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34429261z/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 42932

Description : 27 novembre 1887

Description : 1887/11/27 (A5,T9,N231).

Description : Collection numérique : Arts de la marionnette

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k57061887

Source : Bibliothèque nationale de France, département Collections numérisées, 2009-34518

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 01/12/2010

Le texte affiché peut comporter un certain nombre d'erreurs. En effet, le mode texte de ce document a été généré de façon automatique par un programme de reconnaissance optique de caractères (OCR). Le taux de reconnaissance estimé pour ce document est de 100%.


SOMMAIRE

Chronique politique

Notes de la semaine................................FRANCISQUE SARCEY

Souvenirs contemporains : A propos

de " la Tosca » GEORGES PRICE

Eches de Paris SERGINES

La Terre (fragment) EMILE ZOLA

A mon chat JULES LEMAITRE

Musique ELY-EDMOND GRIMARD

Pages oubliées : Les cerises.... ANDRÉ THEURIET

La vie littéraire : Les débuts de H. Pailleron ANATOLE FRANCE

Mouvement scientifique : Académie des sciences ; Inventions et découvertes

Livres et Revues : La Terre.... ADOLPHE BRISSON

Le général Le Flô MELCHIOR DE VOGUÉ

Robur le Conquérant JULES VERNE

Propos du docteur : Huîtres et coquillages H. PERRUSSEL

les jeux du dimanche TIRÉSIAS

Petit Courrier

Conseils pratiques

Livres de la semaine

Annonces

SUPPLÉMENT ILLUSTRE LES PEINTRES DU XVIIIe SIÈCLE : Greuze : Le doux regard de Colin.

Sic vos non vobis, page comique de Caran d'Ache.

LA VILLA DE SAN-REMO, résidence actuelle du prinee impérial.

NOTRE ROMAN : Robur le Conquérant, composition de L. Bennett.

MUSIQUE : Le Roi malgré lui, opéra-comique en trois actes, de E. Chabrier, couplets chantés par M. Fugère.

CHRONIQUE POLITIQUE

En donnant l'autre semaine l'incident de la deuxième chambre comme assez grave pour jeter bas le ministère et causer une crise présidentielle, nous ne croyions pas que les faits nous donneraient sitôt raison. Les ministres sont renversés, la majorité du Parlement demande au chef de l'Etat une démission qu'il ne veut pas donner. Une crise financière est ouverte, les opérations de la conversion sont compromises, les fonds publics en baisse, la discussion du budget est remise à une époque incertaine ; enfin le groupe extrême du conseil municipal prend des mesures qui semblent autant d'appels à la révolution.

Toutefois, il faut avouer que cet incident judiciaire n'aurait pas eu d'aussi graves conséquences si le chef de l'Etat, le gouvernement et la police avaient mieux compris leurs devoirs. M. Grévy, en laissant parler trop haut le sentiment de la famille, les ministres en manquent

d'initiative, la police en se dessaisissant de pièces compromettantes, ont certainement aggravé les faits.

Les responsabilités du gouvernement remontent même plus haut; elles ont commencé avec l'affaire. Dès les premières révélations de la police, il avait son devoir nettement tracé : il devait, ou frapper sans laisser transpirer les faits, ou sévir au grand jour sans distinction de coupables.

Au lieu de cela, le gouvernement n'a pas su dépister la curiosité, et, quand tout a été connu ou simplement entrevu, il a cru tout sauver par de fâcheux compromis. Il a frappé avec une sévérité excessive le moins coupable des accusés, il l'a livré aux tribunaux avec la bande qui l'avait perdu, tandis qu'il essayait d'assurer l'impunité du plus responsable. On a été plus loin, on a laissé traîner le dossier de l'affaire un peu partout, on l'a promené à Mont-sous-Vaudrey, on l'a pour ainsi dire laissé à la merci du premier complaisant et de l'intéressé luimême.

Aussi, quand la Chambre a exigé des explications, la situation du cabinet a-t-elle été visiblement embarrassée ; aussi, devant la commission d'enquête, son langage a-t-il été plein de réticences !

Sa situation est devenue plus pénible encore lorsque la Chambre, mécontente du rapport du procureur de la République, a exigé des poursuites contre M. Wilson et demandé au président du Conseil des explications formelles par voie d'interpellation.

Comment se serait-il expliqué sans avouer, non pas ses complaisances personnelles, mais celles de ses subordonnés ?

Il a préféré se retirer. La conversion n'a été qu'un prétexte, une manière de se couvrir, de tomber avec dignité.

Reste à savoir si M. Rouvier ne serait pas, malgré tout, sorti victorieux, d'une interpellation immédiate, et s'il n'aurait pas mieux sauvé l'opération de la conversion en parlant, qu'en ne parlant pas ? C'est M. Clemenceau qui a mené la gauche, et l'on peut dire aussi la droite, à l'assaut du cabinet.

La victoire qu'il a remportée ne lui a pas énormément coûté ; il n'a pas lieu de s'en enorgueillir.

Le leader de l'extrême gauche a daubé sur le désordre de l'administration, sur le parquet et sur la préfecture de police qu il a montrés se livrant bataille pendant que le public marquait les coups ; il a cruellement plaisanté la démission

du ministre de la justice survenant dans un moment où ce ministre était, en quelque sorte, tout le gouvernement.'

Son interpellation a été mordante. Mais la logique, mais le bon sens étaientils de compliquer ce désordre d'une crise ministérielle?

« S'il survenait, s'est écrié le député du Var, un événement extérieur, à qui le pays s'adresserait-il ? Où est le drapeau ? Qui le tient? Qui le porte? Où est le gouvernement ? » Ce sont là de grands mots. M. Clemenceau peut en être content, car aujourd'hui il n y a plus de drapeau et de gouvernement, il n'y a réellement plus personne. C'est aujourd'hui que l'étranger aurait la part belle. Ce sont là de grands mots et d'injustes paroles, car jusqu'à cette déplorable affaire Ca'ffarel, le ministre qui vient de tomber sous une coalition de gauche et de droite et qui garde, en somme, dans son dernier scrutin la majorité du parti républicain, s'est montré, pendant six mois, un homme de gouvernement. Ses combinaisons financières semblaient devoir réussir; l'expérience de mobilisation avait donné confiance au pays ; enfin, l'énergie de M. Flourens après l'attentat de Vexaincourt, ses succès diplomatiques étaient de sûrs garants de nos relations extérieures.

Pareil bilan n'est pas tant à dédaigner et si M. Clemenceau accepte un jour ou l'autre le pouvoir, car tout arrive, nous souhaitons qu'il en laisse un pareil le jour de sa chute.

Quoi qu'il en soit, une nouvelle crise ministérielle est ouverte ; les allées et venues recommencent à l'Elysée. M. de Freycinet, M. Goblet, M. Clemenceau lui-même ont été appelés par le président. Ils ont tous trois refusé de prendre le pouvoir dans les circonstances présentes. Dans son entretien avec le directeur de la Justice, M. Grévy a commencé par déclarer que, rigoureux observateur des règles constitutionnelles, il croyait devoir offrir à l'homme politique qui venait de renverser le cabinet la mission de constituer le nouveau ministère, le laissant libre dans le choix de ses collaborateurs comme dans la rédaction de son programme. M. Clemenceau ayant répondu qu'il n'avait jamais eu le dessein de reculer devant la responsabilité du pouvoir et qu'en d'autres temps il eût été prêt à accepter l'offre du président, mais qu'à l'heure actuelle la question ministérielle était dominée par la question présidentielle, M. Grévy lui a demandé alors


388

LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES

si, malgré son refus, il serait disposé à soutenir ou du moins à ne pas combattre un ministère dont le président de la République aurait désigné le chef.

A cela; le député du Var a répondu que pour les mêmes raisons qui lui faisaient décliner le pouvoir; il se devait à luimême; il devait à son parti de ne pas prêter son concours à un cabinet qui se constituerait dans les circonstances présentes.

Se plaçant alors , sur le terrain même de la crise présidentielle, M.Grévy a posé à son interlocuteur un certain nombre de questions, mais celui-ci a demandé de discuter ces questions avec quelques républicains en présence du chef de l'Etat. Il a cité MM. de Freycinet, Floquet et Goblet. Sur l'assentiment de M. Grévy, l'entretien a été repris le soir, mais sans résultats. Pourtant, vers la fin de cette entrevue, M. Goblet, qui s'était d'abord montré aussi ferme que les autres interlocuteurs sur là nécessité de la retraite préalable, du président, a paru faiblir, sans toutefois se donner une attitude qui permit à M. Grévy de compter sur lui.

M. Grévy s'est alors rabattu sur M. Brisson et lui a demandé son avis sur la situation et sur les décisions qu'elle paraissait comporter.

L'ancien président du Conseil a cru de son devoir de ne rien cacher de la vérité et il lui a répondu, non sans tristesse, que la crise n'était pas ministérielle mais présidentielle, et qu'elle lui paraissait irrémédiable.

En réalité, le président de la République a posé la question de sa démission que lui seul pouvait poser, et M. Brisson y à répondu ; il ne reste plus au président qu'à prendre une décision ; la plus prompte sera la meilleure.

À chaque crise, là Chambre est saisie d'une demandé de revision de la Constitution, Ordinairement, M. Michelin se chargé gravement de donner le coup d'épée

d'épée l'eau, mais cette fois ce sont les bonapartistes qui ont pris les devants au grand désespoir du député de la Seine.

L'extrême gauche, prise au piège — on sait que la revision est dans son programme — a refusé de s'exécuter. M. Michelin et son fidèle Planteau ont été seuls à le faire, ils se sont exécutés noblement, mais en joignant à leur bulletin de vote leur démission de membre de l'extrême gauche.

La proposition de M. Jolibois a fourni à M. Ribot l'occasion d'un succès oratoire, et la satisfaction de faire un instant la concentration rêvée; trois cent soixantehuit voix se sont, en effet, jointes à la sienne pour repousser la revision de la Constitution,

L'entrevue du czar et de l'empereur d'Allemagne s'est passée sans incident remarquable. L'absence de M. de Giers et la contrainte visible d'Alexandre III sont vivement commentées par la presse étrangère; quant aux reptiles, ils cachent difficilement leur dépit.

L'impératrice Augusta et le Kronprinz sont de plus en plus mal. Leur état a pris un tel caractère que leur mort semble prochaine.

NOUS DE LA SEMAINE

LA crise se prolonge; A l'heure où vous lirez ces lignes, elle sera sans doute terminée ; elle est encore à l'état aigu, le jour où je les écris. M. Grévy n'a point voulu donner sa démission, il déclare qu'il ne la donnera pas.

M. Brinson, notre judicieux collaborateur, vous dira sans doute; au regard de la politique, ce qu'il faut penser de cet entêtement sénile. Mais vous savez qu'ici, dans ces notes hebdomadaires, nous examinons de préférence les questions à un point de vue plus particulier de psychologie et de morale .

Voilà M. Grévy ; c'est a coup sûr un honnête homme, un homme de sens, d'une raison très ferme, d'une indiscutable énergie de caractère. Il a traversé plus d'une révolution, et toujours il a vu juste la conduite qu'il y avait à tenir ; il a dit ie mot qui devait servir de point do ralliement. Je n'oserais pas dire que tout le monde le tenait pour un homme d'Etat ; mais il n'était personne qui ne rendit justice à son esprit avisé et à la droiture de son jugement.

Il se trouve en ce moment dans une situation plus que délicate, Il a, par faiblesse pour sa famille, toléré des manèges qui n'étaient pas trop catholiques. Les a-t-il sus tous ? ou s'il les a sus en gros, a-t-il pressenti l'importance qu'ils pouvaient prendre un jour ? Je n'en sais rien, et peut-être ne le sait-il pas lui-même. On se laisse peu à peu glisser, sans s'en apercevoir, sur une pente savonnée ; on s'acoquine jour à jour à des pratiques qui inquiéteraient la conscience si l'habitude n'en voilait la vilenie.

Un beau matin tout a éclaté. Ce n'est pas au fond que je croie à cet amas de crimes sous lequel on veut accabler M. Wilson. Je vous ai, il y a quinze jours, analysé son caractère et vous ai dit les raisons véritables du dépit des Parisiens contre lui. Elles n'entachent en rien l'honneur de l'homme ni sa probité. Mais il est certain que M. Wilson a tripoté dans des affaires véreuse, qu'il avait fait de l'Elysée une manière de boutique où l'on vendait toutes sortes de choses qui ne doivent pas être des objets de commerce. Et au cas même où il serait prouvé que ce commerce n'a jamais eu l'extension ni l'importance qu'on lui a attribuées, ce Serait déjà trop que d'avoir donné matière à des soupçons si désobligeants; La femme de César ne doit pas être soupçonnée.

M. Grévy se trouve atteint à travers M. Wilson ; cela ne fait de doute pour personne. Admettons pour la commodité du raisonnement que l'opinion publique, en s'attaquant ainsi au gendre du président de la République, se trompe, et que c'est là un simple emballement de la foule. On ne saurait disconvenir que le nom du chef de l'Etat ne saurait être mêlé à ces malpropretés : ce serait pour lui ce que les Latins appelaient une diminulio capitis.

Il n'y a rien à faire contre ce tollé général, ou plutôt il n'y a qu'une chose à faire : c'est de se retirer. En République, un président ne tire de force que de l'adhésion de tous les partis ; mais quand, par une raison quelconque, tous les partis au contraire se trouvent réunis contre lui, lorsque, à des symptômes significatifs, il reconnaît qu'il n'a plus la confiance de personne, mieux vaut assurément qu'il remette sa démission et donne là main.

M. Grévy, de l'aveu de tout Paris et j'oserai même, dire de toute la France, se trouve dans cette situation, où il n'y a d'autre issue qu'une démission motivée par un message. Le pays l'attend, et tant que cette démission n'aura pas été donnée, la crise continuera, s'aigrissant et s'exacerbant tous les jours. Gomment ne l'a-t-il pas compris ? Je causais aujourd'hui avec l'un des hommes les plus spirituels et les plus aimables de ce temps : « Quel dommage, me dit-il, que les présidents et les chefs d'Etat soient par leur grandeur attachés au rivage, et qu'ils ne puissent, entre cinq et six heures, faire un tour de boulevard ! Ils apprendraient là toutes sortes de choses qu'il leur importerait de savoir, et dont ils ne se doutent pas ! "

C'est la vérité. Les gens haut placés sont forcément de la catégorie des pires sourds qui ne veulent pas entendre. Ils ne le veulent ni ne le peuvent. Le bruit de la rue ne monte pas jusqu'à eux. On m'a cité un mot authentique de M. Grévy qui est des plus singuliers. C'était quelques jours avant le vote qui devait renverser le ministère. M. Rouviet prévint M. Grévy qu'il allait être obligé de demander à la Chambre l'autorisation de poursuivre M. Wilson.

— Faites, dit M. Grévy, vous n'aurez pas dis voix.

Vous vous rappelez que l'autorisation fut votée le lendemain à l'unanimité. Voilà où était M. Grévy. Il ignorait à l'Elysée ce que savait dans sa boutique le plus petit commerçant, grâce à la conversation parisienne, grâce à son journal.

Mais il n'y a point de conversation parisienne pour un président de République, non plus que pour un Souverain couronné. Quant aux journaux, rien ne lui serait plus facile que de les lire , mais il n'y songe pas. Il a un secrétaire qui les lit pour lui, et qui lui marque au crayon rouge les endroits où il doit s'attacher. Ce secrétaire n'est pas assez bête pour lui signaler les passages où on le prie de passer la porte.

Je me souviens qu'aux derniers jours de i'empifé, Weiss, qui allait être nommé soussecrétaire d'Etat au ministère des beauxarts, me disait : « Un souverain devrait, tous les matins, lire le Siècle, pour savoir ce que pensera le lendemain un million d'imbéciles, et se conduire en conséquence. » Oui, mais l'empereur ne lisait pas plus le Siècle que M. Grévy ne lit l'innombrable foule!; des feuilles publiques qui réclament sa démission.

Les souverains ont des coquilles sur les yeux, car ils ne sont entourés que de gens qui leur dérobent la vérité ; et quand par hasard ils rencontrent pour la leur dire ou un ami dévoué ou un ennemi acharné, ils disent de l'un : " c'est un imbécile », et de l'autre: « c'est une canaille», et ils ne s'en affermissent que mieux dans leur sentiment.

Mais) alors même que les hommes placés dans la haute position qu'occupe M. Grévy entendraient monter jusqu'à eux le cri de la vérité, ils n'y prendraient pas garde. Est-ce La Rochefoucauld, est-ce La Bruyère qui a dit que l'intérêt personnel était un merveilleux instrument pour crever les meilleurs yeux ? L'axiome est juste, d'où qu'il vienne.

M. Grévy, qui a pourtant donné avec beaucoup de dignité, dans une occasion mémorable, sa démission de président de la Chambre, est aujourd'hui persuadé que son devoir lui commande de rester à l'Elysée, en dépit des objurgations de tous ceux qui le supplient d'en sortir. Beaucoup de gens s'imaginent qu'en parlant de la sorte il joug une comédie. Mail point du tout : je suis con-


LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES

339

vaincu qu'il est de bonne foi. Cette idée s'est profondément ancrée dans son cerveau qu'il est une incarnation de la sagesse, et que s'il n'est plus là pour la représenter, le pays va s'en aller à la dérive, poussé par tous les vents dé la folie.

Je me souviens d'une histoire bien topique que m'a contée un homme, qui en avait été témoin.

Un jeune homme, qui avait été le camarade dé Guizot fils, avait écrit pour ses débuts une brochure assez vive sur la Révolution de 4848. Il y rendait justice aux grandes qualités de M. Guizot, mais il insinuait que peut-être l'inflexible, ministre eût-il mieux fait d'accorder cette adjonction des capacités que tout le pays souhaitait avec tant d'ardeur.

Guillaume proposa à son jeune ami de le présenter à son père. M. Guizot reçut l'écrivain avec cette affabilité hautaine qui lui était propre, et daigna s'entretenir avec lui. — Ainsi vous croyez; lui demanda-t-il,que j'eusse mieux fait de céder ?... Eh bien ! sachez-le, dit-il d'un air de conviction superbe, si j'eusse cédé, la monarchie était perdue !

C'est l'histoire de M. Grévy: si je m'en allais de l'Elysée,la République serait perdue. Il y a de certaines situations où il est presque impossible de voir juste. On a un trop grand intérêt à ce que les choses soient arrangées d'une certaine façon, pour croire qu'elles pourraient aller encore si elles s'arrangeaient d'une autre. On s'imagine servir la patrie, quand on n'est attaché qu'à son seul intérêt ; et plus cet intérêt est considérable, plus l'illusion est forte. Nous eh sommes tous là, et il n'y a guère de phénomène qui soit moins rare. Seulement, il prend de bien autres proportions s'il s'agit d'un chef d'Etat.

Voyez pourtant quelle est l'élasticité de la forme républicaine. Supposez une nation et un monarque acculés à la situation où nous à conduits le hasard des circonstances, on n'en sortirait pas à moins d'une émeute et d'une révolution.

Tout cela se terminera à l'amiable.

FRANCISQUE SARCEY.

SOUVENIRS CONTEMPORAINS

A PROPOS DE " LA TOSCA »

Combien elles passent vite les années ! Il me semblait qu'elles dataient d'hier, ces choses que je vais vous raconter. Et, au moment d'écrire, je réfléchis en mordillant lé bout de ma plume; et je compte sur mes doigts. Quinze ans ! Il y a ma foi quinze ans !

J'habitais Nantes , mon pays natal. Comme tous les jeunes provinciaux qui aspirent à la vie littéraire, je me sentais entraîné vers Paris, vers toutes les renommées qui daignaient parfois quitter la capitale pour rayonner sur la province. Déjazet était alors, et pour cause, une de ces étoiles errantes. Elle venait de temps à autre à Nantes, et elle y jouait les pièces de ce répertoire spécial, presque Oublié depuis sa mort, et que l'on a en vain essayé de ressusciter : M. Garat, le vicomte de Létorières, les Prés Saint-Gervais, Gentil-Bernard, les Premières armes de Richelieu, la Douairière de rionne, etc.

Je prie mes lecteurs de m'excuser si le je joue un rôle, même effacé, dans mon récit. Mais il s'agit d'un souvenir personnel, et l'on n'a encore rien trouvé de mieux, pour raconter ce qui vous est arrivé, que le moi, quelque haïssable qu'il soit.

Je débutais alors dans la presse locale, sous la direction d'un aimable romancier parisien, égaré momentanément dans la politique, M. Paul Perret. Avec cette superbe confiance de la vingtième année, qui ne doute de rien, j'abordais même, si je ne me trompe, à peine sorti du baccalauréat, la critique dramatique. Mes redoutables fonctions me valaient naturellement mes entrées aux théâtres de Nantes,et même le privilège envié et sardanapalesque de pénétrer dans les coulisses. Après tout, quand on vient de quitter sa tunique et ses bas bleus de collégien, on est excusable d'estimer à haut prix une faveur qu'ambitionnent bien des têtes chauves ou chenues. Demandez aux directeurs de l'Opéra pour combien le foyer de la danse entre dans l'abonnement aux fauteuils d'orchestre.

Bref, j'avais dû à inâ situation de critique de faire connaissance avec Déjazet. Nos relations avaient commencé au foyer des artistes, par quelques formules admiratives de ma part, polies de la part de l'artiste. Un jour, cet échange de phrases avait tourné à la conversation, et, peu à peu , j'avais pris l'habitude de venir chaque soir causer dans sa loge avec le vicomte de Létorières ou avec M. Garat. Quelle aubaine, que ces causeries, pour un jeune journaliste provincial! La vieille artiste avait tant vécu, dans les sens légers du mot, mais aussi dans les meilleurs ! Elle avait vu tant de choses ! Elle se faisait si peu prier pour les raconter, et elle les disait alors si spirituellement, dans un langage choisi et discret, avec une pointe de bonhomie fine, à peine malicieuse, jamais méchante, juste ce qu'il fallait pour relever ses récits d'une saveur piquante.

Un seul point provoquait chez elle quelque amertume. Lorsque je lui parlais de Sardou, sa physionomie mobile prenait une expression pensive et un peu triste. Ses yeux encore vifs, quoiqu'un peu troublés, regardaient dans le vide, de ce regard qui voit eh dedans et fouillé les souvenirs, et Déjazet détournait volontiers la conversation. Insensiblement, lorsqu'une intimité plus cordiale se fut établie, elle devint plus confiante, et elle me conta alors bien des choses. La plupart né sont un secret pour personne. Néanmoins, je ne crois pas nécessaire de faire revivre ce passé. Beaucoup de gens de lettres ont connu les débuts difficiles, beaucoup ont été aidés par des amitiés dévouées, et beaucoup n'avaient pas l'excuse d'un grand talent qui a su se faire sa place.

Je prie donc que l'on ne cherche pas! dans ce qui suit une intention hostile, alors que j'y ai mis le seul désir de faire connaître à mes lecteurs une page inédite et bien jolie de fauteur de la Tosca.

On sait que Déjazet a passé sa vie à répandre

répandre bienfaits autour d'elle. A

Nantes même se trouvait un souvenir palpable d'une de ses bonnes actions. Près d'un endroit qui s'appelle orgueilleusement « le Repos de Jules-César » — en vertu d'une tradition locale qui yeut que la flotte de César ait stationné dans la Chézine, ruisseau qu'on franchit à

pieds joints — près de la donc, on voyait une maisonnette entourrée d'un jardin assez vaste, et, au-dessus de la porte, on lisait: Villa Déjaset.

C'était une petite propriété qu'elle avait donnée à son ancien régisseur, M. B... et à sa femme, le jour où ils avaient pris leur retraite. Ces braves gens avaient mis leur asile sous l'invocation du nom de leur bienfaitrice, et toutes les fois que l'artiste venait à Nantes, elle descendait à la Villa Déjazet, où elle se retrouvait presque en famille.

Les jours où elle ne jouait pas, îl m'arrivait souvent d'aller dîner à la Villa Déjazet.

Or, un jour, j'arrivai porteur. d'une grosse nouvelle. .

Sardou venait de remporter à Paris un nouveau succès. Quelle était la pièce? A vrai dire, je ne me le rappelle pas, mais peu importe. Toujours est-il que l'oeuvre avait réussi, et que les journaux ne tarissaient pas d'éloges.

J'étais un peu en retard, en sorte qu'on se mit à tablé immédiatement, Nous étions cinq ou six, sous une tonnelle, dans le jardin (c'était en juin, si j'ai bonne mémoire). Déjazet était presque en face de moi. Je la vois encore, dans sa toilette un peu maladroite de femme habituée depuis soixante ans au travesti. Elle avait une robe d'indienne à petites fleurs, toute plate, une mantille de dentelle noire sur la tête, et ses cheveux blancs s'étageaient, retenus par une multitude de petits peignes,

peignes, de sa figure blanche et ne, couverte d'un réseau de ridés menues, à peine sensibles, même de près, sans le velouté artificiel laissé par le long usage des blancs de perles. Elle était mélancolique, et parlait peu. Oh fit à peine allusion, pendant le repas, à la pièce de Sardou. Elle se contenta de dire qu'elle était heureuse de son, succès, bien heureuse. Puis, au dessert, l'un des convives revint sur ce sujet. On en parla tout franchement; et l'artiste voulut avoir tous les détails qu'on put lui donner. Elle les écoutait, toujours pensive. Puis; quand on eut fini :

— Et dire, reprit-elle, que je lui demande depuis si longtemps une pièce, un pauvre petit acte, qui. me permettrait de sortir de mon éternel répertoire, et qui apporterait à Déjazet vieillie et pauvre l'appui de ce talent jeune et riche ! Dire que je l'implore et que je ne puis L'obtenir. Et... pourtant !

Là-dessus, elle se leva, fit quelques tours dans le jardin et rentra dans la maisonnette. Nous commentions ses paroles, et l'un de nous, l'excellent Castel, mort aujourd'hui, et qui était alors son régisseur, nous raconta qu'il ne se passait pas un jour, pas une heure peut-être, sans quelle répétât :

— Ah ! si je pouvais avoir une pièce de Sardou!

Nous croyions qu'elle s'était définitivement retirée, lorsqu'elle revint, tenant un papier à la main. Elle reprit sa place, et elle lut, — elle dit plutôt; comme elle savait dire, les vers qui suivent :

A. MA CHÈRE DEJAZET

Epuisé par un long voyage Dont le but fuyait devant moi, Aveuglé par le vent, l'orage, Et découragé dans ma foi.

J'errais la nuit. Le Ciel Sans doute Eut pitié de mon long tourment,


340

LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES

Car il mit enfin sur ma route Une fée au regard charmant.

« Mon pauvre ami, je vois ta peine, Dit-elle, en me tendant la main. Mais c'est moi qui suis ta marraine, Je vais te guider en chemin,

» Prends ce fil qui possède un charme Dont tu peux sans crainte abuser, Je l'ai trempé dans une larme, Et rien ne saurait le briser

» Marche sans arrière-pensée Où ce fil guidera ton sort Car par lui ta route est tracée... Et te conduira jusqu'au port ! »

Des mains de ma douce marraine Je prends ce talisman béni Et sens une vigueur soudaine Enflammer mon sang rajeuni.

Le fil, comme un doux météore, Luit devant moi sur le gazon, Je le suis, et déjà l'aurore Eclaire au loin mon horizon.

Ce cher talisman de ma fée N'est d'abord qu'un léger fil blanc Où s'agite à chaque bouffée De l'air, un grelot tout tremblant.

Mais bientôt la chanson plus haute S'enhardit, résonne, et l' Echo M'apprend que ce grelot qui saute, C'est la gaîté de Figaro (I)

J'avance encor : L'aube qui brille Va partout déjà grandissant ; Mon fil s'élargit et frétille Tout rosé par le jour naissant,

On dirait la faveur galante Que l'on noue autour d'un rouleau... J'entends Monsieur Garat (2) qui chante, Et qui fait bisser son rondeau.

J'avance encor. Sur la colline Où le jour luit, brillant et clair, Où le lilas et l'aubépine Autour de moi parfument l'air,

Je vois, de plus en plus, dans l'herbe, Grandir le divin talisman, Cette fois, d'un rose superbe, Le fil est devenu ruban,

Et cette faveur si coquette, C'est — mais ici baissons la voix, La jarretière que Friquette (3) Vient de perdre en courant les bois.

Plus enfin rougit l'aube éclose, Plus la faveur rougit aussi, Jusqu'au jour où le ruban rose Devient tout rouge... et le voici.

Lors, de son oeuvre toute fière, La fée, accourant dans mes bras, L'attache à cette boutonnière, En disant : « Je ne mentais pas ! »

Ah ! si de ce petit trophée

Mon coeur est fier, pourquoi l'est-il,

Sinon à cause de la fée

Qui me l'a tissé fil à fil !

De ce talisman que je porte, Elle sait bien que désormais La puissance sera plus forte, Car il nous lie à tout jamais !

Voilà bien sa vertu suprême : Il va droit de mon coeur au sien L'un ne saurait éprouver rien Que l'autre n'éprouve de même Et quand le mien dit : Je vous aime, Le sien répond : Je le sens bien,

Quand elle eut fini, la pauvre Déjazet, dont la voix tremblait aux dernières strophes, appuya son front sur sa main, et deux larmes tombèrent sur la nappe blanche.

Puis elle me tendit le papier, où les strophes s'alignaient, d'une écriture très fine, soulignées d'une signature allongée et menue : Victorien Sardou.

Je crois inédite cette page de l'auteur de la Tosca, page doublement intéressante comme révélation littéraire et comme fragment d'autobiographie, page écrite dans un premier mouvement de reconnaissance, au moment où il venait de recevoir la Légion d'honneur. Dans tous les cas, c'est sur le manuscrit même que je l'ai copiée, avec la double autorisation et de la transcrire et de la publier. Il va sans dire que je puis prouver l'un et l'autre.

GEORGES PRICE.

Au moment où nous mettons sous presse, l'Académie française tient grande séance annuelle. M. G. Boissier lit son discours sur les prix de Vertu, et les récompenses littéraires sont proclamées.

Nous donnerons, dans notre numéro prochain, les fragments les plus remarquables de ces discours.

Nous avons à enregistrer cette semaine la mort du brave général Le Flô dont M. E. Melchior de Vogüé vous donnera plus loin une éloquente biographie.

Lugete veneres!... Le célèbre toréador, l'illustre Frascuelo, vient de mourir ?

Frascuelo n'était pas un inconnu à Paris. Lorsque l'on organisa à l'Hippodrome une fête au profit des inondés de Murcie, il fit venir la première spada d'Espagne pour cette solennité offerte à la misère espagnole.

Frascuelo arriva donc à Paris, je lui fus présenté au café de Madrid, et, malgré les diamants effrontés qui ornaient son costume, je fus pris d'une admiration un peu confuse pour ce brave, qui estimait la vie à si bas prix.

Le teint couleur des olives, rasé soigneusement, son visage vert et bleu me fit une impression qui, longtemps endormie, se réveille aujourd'hui à la nouvelle lugubre.

Une chose m'en console, c'est que ce pauvre Frascuelo voulait le sort qu'il a. Il savait bien qu'il mourrait sur son champ d'honneur et qu'un taureau furieux découdrait, un jour ou l'autre, son corps robuste qui jamais ne devait être dégradé par la maladie.

C'était la semaine dernière. Après une fausse manoeuvre, Frascuelo reçut dans le ventre un terrible coup de corne. Malgré la gravité de la blessure et bien que le sang qui coulait en abondance blémît ses joues, en même temps qu'il rougissait l'arène, le torero eut le courage de servir magistralement son meurtrier devant un public frénétique.

Il sourit, comme on sourit lorsqu'on va mourir, après avoir loyalement vécu — presque gaiement. On espérait encore hier.

Mais le coup de corne avait été terrible, et Frascuelo ne sera plus applaudi ni demain ni jamais.

Je ne sais pourquoi cette mort me touche tant. Un peu sans doute, parce que j'ai connu l'homme, mais surtout parce que j'ai l'admiration irréfléchie pour tout ce qui est aventureux.

Qu'un homme se jette dans les gouffres du Niagara ou qu'il présente sa poitrine au taureau furieux, cela suffit pour le grandir à mes yeux, et, en dépit de la Société protectrice des animaux—une bonne bête assurément,— je trouve que la façon dont Frascuelo exerçait la boucherie ne manquait pas de grandeur.

Plutôt petit, trapu, alerte, le regard lumineux, je le vois encore m'expliquant, avec des gestes simples, la meilleure manière de planter la spada, et, après avoir envoyé mes adieux à cet ami de huit jours, je n'ai pas de tristesse, car je considère que la mort doit être belle, lorsqu'elle vous arrive, au milieu des applaudissements, éclairée par les yeux des senoras haletantes dont les doigts déchirent la mantille dans un élan de désespoir

Depuis que le Parti National a pris le format des grands journaux, il est devenu sans contredit le journal le plus intéressant et le plus complet de Paris.

Son prix d'abonnement n'a pas été cependant augmenté. Il est toujours de 20 fr. par an, 11 fr. pour six mois et 6 fr. pour un trimestre. Avec 30 fr. par an, on peut recevoir le Parti National et les Annales illustrées, c'est-à-dire deux publications qui, à elles deux, ne coûtent que moitié prix du Temps, du Figaro ou du Gil Blas seuls.

Le Parti National publiera la semaine prochaine les statuts de la Ligue du Parti National, créée sous ses auspices.

M. Rouvier, avant de quitter le ministère des finances, a accordé un débit de tabac de première classe à Mme veuve Pascal Duprat.

Un journal du matin annonce que Mme Pascal Duprat avait été pourvue par l'empire d'un bureau de deuxième classe. Il y a là une erreur d'information. M. Passai Duprat, après avoir siégé à l'Assemblée de Versailles et à la Chambre des députés, n'avait pas été réélu. Il fut nommé, il y a quelques années, ministre de France au Chili. Il occupa son poste peu de temps et mourut en mer pendant la traversée du retour. Sa femme avait donc, comme veuve d'un fonctionnaire et d'un homme qui combattit longtemps pour la République, des droits incontestables à la faveur que M. Rouvier vient de lui accorder. Ajoutons que le fils de M. Pascal Duprat ost entré cette année à l'Ecole polytechnique parmi les premiers.

Faisons un peu de politique, — une fois n'est pas coutume.

Depuis le 30 janvier 1879, jour où M. Grévy a été élu pour la première fois président de la République, douze cabinets se sont, succédé,, au pouvoir :

Ministère Waddington. — 5 février 1879.

Premier ministère Freycinet. — 29 décembre 1879.

Premier ministère Jules Ferry. — 22 septembre 1880.

Ministère Gambetta. — 14 novembre 1881.

Deuxième ministère Freycinet. — 30 janvier 1882.

Ministère Duclerc. — 7 août 1882.

Ministère Fallières. — 29 janvier 1883.

Deuxième ministère Ferry. — 22 février 1883.

Ministère Brisson. — 6 avril 1885.

Troisième ministère Freycinet. — 8 janvier 1886.

Ministère Goblet. — 10 décembre 1886.

Ministère Rouvier. — 30 mai 1887.

Dans un de nos précédents numéros, nous avons reproduit un sonnet décadent, que nous avons donné — d'après le Matin — comme étant de M. Jean Moréas. M. Moréas nous fait aujourd'hui savoir que ce sonnet n'est pas de lui, et il ajoute qu il ne le comprend pas plus que nous. Nous ne pouvons

(1) Les Premières armes de Richelieu.

(2) Monsieur Garai.

(3) Les Prés Saint-Gervais.


LES ANNALES POLITIQUES ET LITTÉRAIRES

341

que l'en féliciter, en regrettant que notre bonne foi ait été surprise.

Mais comme nous devons une compensation à nos lecteurs, nous leur offrons un sonnet — cette fois bien authentique — de M. Stéphane Mallarmé. Ils ne perdront pas au change et ils verront que le « vrai » Mallarmé vaut à peu près le « faux » Moréas :

LE CYGNE

Le vierge, le vivace et le bel Aujourd'hui Va-t-il nous déchirer avec un coup d'aile ivre Ce lac dur oublié que hante sous le givre Le transparent glacier des vols qui n'ont pas fui ?

Un cygne d'autrefois se souvient que c'est lui, Magnifique, mais qui sans espoir se délivre, Pour n'avoir pas chanté la région où vivre Quand du stérile hiver a resplendi l'ennui.

Tout son col secouera cette blanche agonie,

Par l'espace infligée à l'oiseau qui le nie,

Mais non l'horreur du sol où son plumage est pris.

Fantôme qu'à ce lieu son pur éclat assigne, Il s'immobilise au songe froid de mépris Que vêt parmi l'exil inutile le cygne.

Qu'en dites-vous ? Avez-vous compris ? M. Mallarmé prépare une rude besogne aux grammairiens de l'avenir — en supposant qu'ils se donnent la peine de le déchiffrer !

Statistique qui démontre la nécessité d'un chemin de fer métropolitain. En 1854, les omnibus transportaient 34 millons de voyageurs ; en 1874: 115 millions; en 1886: 200 millions.

Les tramways pris en bloc représentent 140 millions de voyageurs et les bateaux mouches, express, etc., 22 millions.

Que sera-ce lorsque l'Exposition universelle et les fêtes du Centenaire auront presque triplé la population parisienne ? Aujourd'hui on en est quitte pour une heure d'attente aux stations, surtout le dimanche, mais c'est alors qu'on fera bien de prendre son numéro au moins vingt-quatre heures à l'avance.

En ce moment, un barnum original exhibe au Cirque d'Hiver une troupe de chats savants qui fait courir tout Paris. Ce curieux spectacle prouve que le chat est un animal fort spirituel, quoi qu'en disent certains naturalistes malveillants.

M. H. Le Roux prend en main la cause de ces charmants animaux, il cite, d'après des autorités compétentes, des traits d'intelligence très remarquables.

M. Romanes relève l'exemple de plusieurs chats qui, au lieu d'appeler leurs maîtres à leur secours, ouvraient eux-mêmes la porte.

« Mon cocher, dit le savant professeur, a autrefois possédé un chat qui avait appris tout seul à ouvrir un volet. Je me suis souvent posté en observation à l'une des fenêtres de l'écurie et j'ai vu la manière d'opérer du chat, sans qu'il devinât ma présence. Il se dirigeait vers ce volet de l'air le plus dégagé du monde, d'un bond s'accrochait dune patte à la poignée, puis, pressant avec l'autre patte sur la gâchette, il appuyait contre le montant pour repousser le volet. »

L'histoire de l'archevêque Whately est encore plus extraordinaire ; elle me laisserait quelque défiance, si la vertu du prince de l' Eglise qui l'a communiquée ne plaçait l'authenticité de ce récit au-dessus du doute.

« Le chat de ma mère, dit ce vénérable prélat, avait l'habitude de tirer la sonnette du salon quand il voulait se faire ouvrir la porte. La première fois qu'il tenta cette expérience, l'alarme se répandit dans toute la maison. Le chat avait sonné au milieu de la nuit et réveillé tout le monde en sursaut. Les gens, croyant avoir affaire à un voleur, descendirent à la hâte. Ils trouvèrent la chambre vide, et remontèrent saisis d'une crainte superstitieuse. Leur effroi s'accrut bien fort de ce

que, toutes les nuits, la sonnette s'ébranlait à la même heure, sans qu'on pût jamais découvrir personne. A la fin, on fit le guet, et, à la stupéfaction générale, on découvrit que le délinquant était le misérable Pussy. »

Je passe sur toutes les aventures de chasse qui mettent en lumière l'ingéniosité cruelle du chat. J'aime mieux citer un trait imprévu de sa charité envers ses frères.

Je dois confesser, avant de relater ce fait merveilleux, qu'il a été observé par une cuisinière, et l'on sait comme, en la matière, les cordons bleus sont suspects. Mais nous n'avons pas le droit d'être plus difficile que le secrétaire de la Société de zoologie, qui accueille sans hésitation ce témoignage.

« Je venais de monter dans ma chambre, conte cette cuisinière, et j'avais laissé près du feu une terrine pleine de pâte que je voulais faire lever. Tout à coup, le chat vient me trouver, très excité ; il miaule, il me saisit par mon tablier pour m'obliger a descendre. Je le suis, et, en entrant dans la cuisine, je trouve le perroquet qui criait, appelait, battait des ailes, faisait de violents efforts pour se dépêtrer de la pâte où il était englué jusqu'au ventre. Sûrement, si je n'étais venue à son secours, il aurait fini par s'asphyxier. »

Je vous le demande de bonne foi, que reste-t-il, après tous ces témoignages, du violent réquisitoire de Buffon ? Ne regrettezvous pas dans votre coeur d'avoir, sur la foi de cet académicien passionné, tenu dans une suspicion blessante un animal capable de pareils actes d'intelligence et de dévouement ?

Une bonne histoire nous arrive d'Angleterre. Vous savez qu'Albion est la patrie des grands excentriques. Le plus en vue est en ce moment sir William Draggs.

L'automne dernier, sir Draggs, pour rejoindre son yacht qui l'attendait dans le port de Brighton, avait pris une voiture de place.

— Attendez-moi là ! dit-il au cocher, et il s'embarqua.

C'était une promenade d'essai. Mais le yacht se comportait si bien que sir Draggs se décida, séance tenante, à faire le tour du monde.

Pendant ce temps, que faisait le cocher sur la plage de Brighton?

Il attendait.

Le lendemain et les jours suivants, il ne bougea pas davantage.

Seulement, il demanda et obtint l'autorisation de construire une espèce de hangar, où il s'abrita, lui et son cheval.

L'année s'écoula. Le cocher vivait là, fumant sa pipe sur le pas de sa porte, et tenant son fouet.

Quant au cheval, toujours attelé, il engraissait à vue d'oeil.

Un matin, la vigie du port signala l'arrivée du yacht de sir William Draggs, qui, après avoir fait le tour du monde, rentrait en Angleterre.

La première personne qu'il aperçut en débarquant fut son cocher.

Il ne manifesta, à sa vue, aucune surprise.

— All right ! dit-il ; combien vous dois-je ? L'autre présente sa note, soigneusement libellée.

Elle s'élevait à une quinzaine de mille francs.

Sans sourciller, sir William tira un carnet de chèques, en remplit une feuille pour la somme réclamée, et la tendit au cocher.

— Maintenant, dit-il, menez-moi à l'hôtel. Il monta dans la voiture et, quand il arriva

à destination, il s'apprêtait à s'éloigner. Le cocher l'arrêta

— Et ma course ?

— C'est juste !

Et il lui donna deux schellings.

Une anecdote rétrospective.

C'était pendant le siège. Auber passait sur les boulevards, quand un de ses amis l'aborde et lui pose la question si souvent répétée alors ?

— Que pensez-vous de la situation ?

— Ce que j'en pense, dit Auber, eh bien ! je pense que nos généraux ont tous leur plan et que nous manquons de vivres ; moi, j'ai un général de pain d'épice, et je crois bien que c'est celui-là qui me sauvera !

SERGINES.

LA TERRE

L'actualité nous faisait un devoir d'offrir à nos lecteurs un spécimen de la Terre. Mais comment trouver dans ce roman quatre cents lignes que l'on pût décemment imprimer ici ? Nous y avons réussi. Nos lectrices peuvent parcourir sans crainte ce pittoresque épisode. — Lise et sa soeur Françoise vont à la ville voisine pour acheter une vache. C'est jour de marché. Elles y rencontrent l'ami Buteau qui les aide obligeamment à opérer leur acquisition.

Cette place, un vaste carré, s'étendait derrière le chevet de l'église, qui, de son vieux clocher de pierre, avec son horloge, la dominait. Des allées de tilleuls touffus en fermaient les quatre faces, dont deux étaient défendues par des chaînes scellées à des bornes, et dont les deux autres se trouvaient garnies de longues barres de bois, auxquelles on attachait les bestiaux. De ce côté de la place, donnant sur des jardins, l'herbe poussait, on se serait cru dans un pré; tandis que le côté opposé, longé par deux routes, bordé de cabarets, A Saint-Georges, A la Racine, Aux bons Moissonneurs, était piétiné, durci, blanchi d'une poussière que des souffles de vent envolaient.

Lise et Françoise, accompagnées des autres, eurent de la peine à traverser le carré central, où stationnait la foule. Parmi la masse des blouses, confuse et de tous les bleus, depuis le bleu dur de la toile neuve, jusqu'au bleu pâle des toiles déteintes par vingt lavages, on ne voyait que les taches rondes et blanches des petits bonnets. Quelques dames promenaient la soie miroitante de leurs ombrelles. Il y avait des rires, des cris brusques, qui se perdaient dans le grand murmure vivant, que parfois coupaient des hennissements de chevaux et des meuglements de vaches. Un âne, violemment, se mit à braire. — Par ici, dit Lise en tournant la tête. Les chevaux étaient au fond, attachés à la barre, la robe nue et frémissante, n'ayant qu'une corde nouée au cou et à la queue. Sur la gauche, les vaches restaient presque toutes libres, tenues simplement en main par les vendeurs, qui les changeaient de place pour les mieux montrer. Des groupes s'arrêtaient, les regardaient ; et là, on ne riait pas, on ne parlait guère.

Immédiatement, les quatre femmes tombèrent en contemplation devant une vache blanche et noire, une cotentine, qu'un ménage, l'homme et la femme, venait vendre : elle, en avant, très brune, l'air têtu, tenant la bête ; lui, derrière, immobile et fermé. Ce fut un examen recueilli, profond de dix minutes, mais elles n'échangèrent ni une parole, ni un coup d'oeil ; et elles s'en allèrent, elles se plantèrent de même devant une seconde vache, à vingt pas de là. Celle-ci, énorme, toute noire, était offerte par une jeune fille, presque une enfant, l'air joli, avec sa baguette de coudrier. Puis, il y eut


342

LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES

encore sept ou huit stations, aussi longues, aussi muettes, d'un bout à l'autre de la ligne des bêtes à vendre. Ht, enfin, les quatre femmes retournèrent devant la première vache, où, de nouveau, elles s'absorbèrent.

Cette fois, seulement, ce fut plus sérieux. Elles s'étaient rangées sur une seule ligne, elles fouillaient la cotentine sous la peau, d'un regard aigu et fixe. Du reste, la vendeuse, elle aussi, ne disait rien, les yeux ailleurs, comme si elle ne les avait, pas vues revenir là et s'aligner.

Pourtant, Fanny se pencha, lâcha un mot tout bas à Lise, une remarque sur la bête. La vieille Fouan et Françoise se communiquèrent de même une impression, à l'oreille. Puis, elles retombèrent dans leur silence et leur immobilité, l'examen continua,

— Combien? demanda tout à coup Lise.

— Quarante pistoles, répondit la paysanne. Elles feignirent d'être mises en fuite; et,

comme elles cherchaient Jean, elles eurent la surprise de le trouver derrière elles avec Buteau, causant tous les deux en vieux amis. Buteau, venu de la Chamade pour acheter un petit cochon, était là, en train d'en marchander un. Les cochons, dans le parc volant de la voiture qui les avait apportés, se mordaient et criaient, à faire saigner les oreilles.

— En veux-tu vingt francs? demanda Buteau au vendeur.

— Non, trente !

— Et zut !

Et, gaillard, très gai, il vint vers les femmes, riant d'aise aux visages de sa, mère, de sa soeur et de ses cousines, absolument comme s'il les eût quittées la veille.

— Alors, cousine, reprit-il, c'est donc que tu achètes une vache'?... Jean m'a conté

ça.., Et, tenez ! il y en a une là, oh ! la plus solide du marché, une vraie, bête !

Il désignait précisément la cotentine blanche et noire.

— Quarante pistoles, merci ! murmura Françoise.

— Quarante pistoles pour toi, petiote ! ditil en lui allongeant une tape dans le dos, histoire de plaisanter.

Mais elle se fâcha, elle lui rendit sa tape, d'un air furieux de rancune.

— Fiche-moi la paix, hein? Je ne joue pas avec les hommes.

Il s'en égaya plus fort, il se tourna vers Lise, qui restait sérieuse, un peu pâle.

— Et toi, veux-tu que je m'en mêle? Je parie que je l'ai à trente pistoles... Pariestu cent sous ?

— Oui, je veux bien... Si ça te plaît d'essayer.. Rose et Fanny approuvaient de la tête,

car elles savaient le garçon féroce au marché, têtu, insolent, menteur, voleur, à vendre les choses trois fois leur prix et à se faire donner tout pour rien. Les femmes le laissèrent donc s'avancer avec Jean, tandis qu'elles s'attardaient en arrière, afin qu'il n'eût pas l'air d'être avec elles. La foule augmentait du côté des bestiaux, les groupes, quittaient les centre ensoleillé de la place, pour se porter sous les allées. Il y avait là un va-et-vient continu, le bleu des blouses se fonçait à l'ombre des tilleuls, des taches mouvantes de feuilles verdissaient les visages colorés. Du reste, personne n'achetait encore, pas une vente n'avait eu lieu, bien que le marché fût ouvert depuis plus d'une heure. On se recueillait, on se tâtait, d'un regard oblique. Les lentes promenades, les stations, prolongées se multipliaient devant les vaches. Mais, au-dessus des têtes, dans le vent tiède, un tumulte passa. C'étaient

deux chevaux, attachés côte à côte, qui se dressaient et se mordaient, avec des hennissements furieux et le râclement de leurs sabots sur le pavé. On eut peur, des femmes s'enfuirent, pendant que, accompagnés de jurons, de grands coups de fouet qui claquaient comme des coups de feu, ramenaient lé calme. Et, à terre, dans le vide, laissé par la panique, une bande de pigeons s'abattit, marchant vite, piquant l'avoine du crottin.

— Eh bien! la mère, qu'est-ce que vous la vendez donc ? demanda Buteau à la paysanne.

Celle-ci, qui avait vu tout le manège des femmes, répéta tranquillement :

— Quarante pistoles.

D'abord, il prit la chose en farce, il plaisanta, s'adressa à l'homme, toujours à l'écart et muet.

Mais, tout en goguenardant, il examinait de près la vache, la trouvait telle qu'il la faut pour être une bonne laitière, la tête sèche, aux cornes fines et aux grands yeux, le ventre un peu fort sillonné de grosses veines, les membres plutôt grêles, la queue mince, plantée très haut... Puis, appuyé d'une main sur la bête, il entama le marché, en tâtant d'un air machinal les os de la croupe :

— Quarante pistoles, hem? c'est pour rire... Voulez-vous trente pistoles ?

Et sa main s'assurait de la force et de la bonne disposition des os. Elle descendit ensuite, se coula sur les cuisses, à cet endroit où la peau nue, d'une belle couleur safranée, annonçait un lait abondant.

— Trente pistoles, ça va-t-il?

— Non, quarante, répondit la paysanne.

Il tourna le dos, il revint, et elle se décida à causer.

C'est une bonne bête, allez, tout à fait. Elle aura deux ans à la Trinité... Pour sur qu'elle ferait bien votre affaire.

— Trente pistoles, répéta-t-il.

Alors, comme il s'éloignait, elle jeta un coup d'oeil à son mari, elle-cria :

— Tenez ! c'est pour m'en aller... Voulezvous à trente-cinq, tout de suite?

Il s'était arrêté, il dépréciait la vache. Ce n'était pas bâti, ça manquait de, reins, enfin, un animal qui avait souffert et qu'on nourrirait deux ans à perte. Ensuite, il prétendit qu'elle était blessée au pied, ce qui n'était pas vrai. Il mentait pour mentir, avec une mauvaise foi étalée, dans l'espoir de fâcher et d'étourdir la vendeuse. Mais elle haussait les épaules.

— Trente pistoles.

— Non, trente-cinq.

Elle le laissa partir. Il rejoignit les femmes, il leur dit que ça mordait, qu'il fallait en marchander une autre. Et le groupe alla se planter devant la grande vache noire, qu'une jolie fille tenait à la corde. Celle-ci n'était justement que de trois cents francs. Il parut ne pas la trouver trop cher, s'extasia, et brusquement retourna vers la première.

— Alors, c'est dit, je vais porter mon argent ailleurs ?

— Dame ! s'il y avait possibilité, mais il n'y a pas possibilité... Faut y mettre plus de courage, de votre part.

Et, se penchant :

— Voyez donc ça comme c'est mignon! Il n'en convint pas, il dit encore :

— Trente pistoles.

— Non, trente-cinq.

Du coup, tout sembla rompu. Buteau avait pris le bras de Jean, pour bien marquer qu'il lâchait l'affaire. Les femmes les rejoignirent, émotionnées, trouvant, elles, que la vache

valait les trois cent cinquante francs. Françoise, surtout, à qui elle plaisait, parlait de conclure à ce prix. Mais Buteau s'irrita : est-ce qu'on se laissait voler de la sorte ? Et, pendant près d'une heure, il tint bon, au milieu de l'anxiété des cousines, qui frémissaient, chaque fois qu'un acheteur s'arrêtait devant la bête. Lui, non plus, ne la quittait pas du coin de l'oeil; mais c'était le jeu, il fallait avoir l'estomac solide, Personne, à coup sûr, n'allait sortir son argent si vite : on verrait bien s'il y avait un imbécile pour la payer plus de trois cents francs.. Et, en effet, l'argent ne paraissait toujours pas, quoique le marché tirât à sa fin.

Sur la route, maintenant, on essayait des chevaux. Un, tout blanc, courait, excité par le cri guttural d'un homme, qui tenait la corde et qui galopait près de lui ; tandis que Patoir, le vétérinaire, bouffi et rouge, planté avec l'acheteur au coin de la place, les deux mains dans les poches, regardait et conseillait à voix haute. Les cabarets bourdonnaient d'un continuel flot de buveurs, entrant, sortant, rentrant, dans les débats interminables des marchandages. C'était le plein de la bousculade et du vacarme, à ne plus s'entendre : un veau, séparé de sa mère, beuglait sans fin ; des chiens, parmi la foule, des griffons noirs, de grands barbets jaunes, se sauvaient en hurlant, une patte écrasée ; puis, dans les silences brusques, on n'entendait plus qu'un, vol de corbeaux, dérangés par le bruit, tournoyant, croassant autour du clocher de l'église. Et, dominant la senteur chaude du bétail, Une violente odeur de corne brûlée, une peste sortait d'une maréchalerie voisine, où les paysans profitaient du marché pour faire ferrer leurs bêtes.

— Hein ? trente ! répéta Buteau sans se lasser, en se rapprochant de la paysanne.

— Non, trente-cinq !

Alors, comme un autre acheteur était là, marchandant, lui aussi, il saisit la vache aux mâchoires, les lui ouvrit de force, pour voir les dents. Puis, il les lâcha avec une grimace. L'acheteur, un grand pâlot, impressionné, s'en alla.

— Je n'en veux plus, dit Buteau. Elle a un sang tourné.

Cette fois, la vendeuse commit la faute de s'emporter, et c'était ce qu'il foulait; elle le traita salement, il répondit par un flot d'ordures. On s'attroupait, on riait. Derrière la femme, le mari ne bougeait toujours point. Il finit par lui toucher le coude, et brusquement elle s'écria :

— La prenez-vous à trente-deux pistoles ?

— Non, trente !

Il s'en allait de nouveau, elle le rappela d'une voix étranglée.

— Eh bien ! emmenez-la !... Mais nom de nom ! si c'était à refaire, j'aimerais mieux vous fiche la main sur la figure

Elle était hors d'elle, tremblante de fureur. Lui riait bruyamment.

C'était la fin du marché. L'argent luisait au soleil, sonnait sur lés tables des, marchands devin. A la dernière minute, tout se bâclait. Dans l'angle de la place Saint-Georges, il ne restait que quelques bêtes non vendues. Peu à peu, la foule avait reflué du côté de la rue Grande, où les marchandes de fruits et de légumes débarrassaient la chaussée, remportaient leurs paniers vides. De même, il n'y avait plus rien place de la Volaille, que de la paille et de la plume. Et déjà des carrioles partaient, pu attelait dans les auberges, on dénouait les guides des chevaux attachées aux anneaux des trottoirs; Vers toutes les routes, de toutes parts, des


LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES

343

roues fuyaient, des blouses bleues se gonflaient au vent, dans les secousses du pavé.

EMILE ZOLA.

A MON CHAT

Mon chat, hôte sacré de ma vieille maison, De ton dos électrique arrondis la souplesse, Viens te pelotonner sur mes genoux, et laisse Que je plonge mes doigts dans ta chaude toison.

Ferme à demi, les reins émus d'un long frisson, Ton oeil vert qui me raille et pourtant me caresse, Ton oeil vert semé d'or qui, chargé de paresse, M'observe d'ironique et bénigne façon.

Tu n'as jamais connu, philosophe, ô vieux frère,

La fidélité sotte et bruyante du chien ;

Tu m'aimes cependant et mon coeur le sent bien.

Ton amour clairvoyant et peut-être éphémère, Me plaît ; et je salue en toi, calme penseur, Deux exquises vertus : scepticisme et douceur.

JULES LEMAITRE.

OPÉRA-COMIQUE. — Le Roi malgré lui, de M.

Emmanuel Chabrier. CONCERTS LAMOUREUX. - Mendelssohn, Beethoven,

Richard Wagner. CONCERTS DU CHALELET. — Le Paradis et la

Péri, de Robert Schümann.

Le Roi malgré lui, dont il semblait qu'on dût prononcer l'oraison funèbre — et c'eût été grand dommage — nous est revenu miraculeusement sauvé des ruines de l'Opéra-Comique. Cette bonne tête de sire a sa place marquée au musée Grévin. Par malheur, le mépris de la puissance et des honneurs que pratique en philosophe ce monarque modèle, n'est pas près de faire école. Tandis qu'il jette gaiement par-dessus les moulins son sceptre et sa couronne, d'autres,qui ne sont cependant point nés sur les marches d'un trône, se cramponnent au pouvoir comme des naufragés aux épayes d'un navire.

Nous avons conté naguère l'histoire de Henri de Valois, roi de Pologne, par la grâce et la volonté de Catherine de Médicis. Nous disions qu'inconnu dans ce pays, incessamment en ébullition, dont le sort l'avait appelé à faire le bonheur, il avait été amené par le hasard des circonstances,la fantaisie des librettistes aidant, à se transformer, dès son arrivée à Varsovie, en gentilhomme de sa propre cour, et, qui pis est, à conspirer contre luimême, il y avait, comme de raison, de l'amour sous jeu. Vous n'ignorez pas qu'à l'Opéra-Comique les conspirations ne font pas long feu et se terminent sur toute la ligne par des chants d'allégresse. On a beau parler d'occire un roi qui n'a pas le moindre « violent amour » pour son peuple, et ne manifeste aucun désir de régner ; nous savons à n'en pouvoir douter que pas un poignard ne sortira de sa gaine. Le roi malgré lui voulait fuir ; il demeure. Ses partisans lui ont coupé la retraite, au moment où il galopait bride abattue en galante compagnie. Il y aura toujours des gens plus royalistes que le roi.

La partition.de M. Emmanuel Chabrier manque, à notre sens, d'homogénéité dans

sa conception. Nous l'avons constaté dès le premier soir. Des scènes de grandopéra y sont proches voisines de couplets qui sentent dune lieue leur opérette. Tel le grand et magnifique choeur de la Conspiration, qu'on dirait détaché d'une épopée lyrique, hurle de se trouver accolé aux couplets si lestement troussés du seigneur Fritelli. Mais, d'un bout à l'autre du Roi malgré lui, le talent s'affirme, un talent frappé au meilleur coin. Quelle ravisante trouvaille mélodique que la chanson tzigane : Il est un vieux chant de Bohême ! Et de quel délicieux murmure l'orchestre l'accompagne ! Voilà ce que l'on peut appeler du rare et de l'inattendu. Le duo du troisième acte, entre Henri de Valois et la duchesse Alexina, est aussi de contexture bien originale, et, comme idée, cela est vraiment trouvé.

Il n'y a de changé, dans la distribution des rôles du Roimalgré lui,que celui d'Alexina, rôle ingrat et sacrifie, qu'à force de grâce et de talent, Mlle Cécile Mézeray plaçait au premier plan. Il revient à son rang avec Mlle Chevalier.

Mlle Adèle Isaac, Bouyet, Fugère et Delaquenière forment, aujourd'hui comme il y a cinq mois, un inséparable quatuor, et l'orchestre de Danbé continue à justifier sa réputation universellement établie.

Nous avons retrouvé aux concerts du Cirque des Champs-Elysées le grand oseur Lamoureux, aussi vaillant et aussi sûr de lui et de son orchestre qu'aux deux inoubliables soirées de l'Eden-Théâtre, alors qu'il jouait, par pur amour de l'art, la grosse partie de Lohengrin qu'un patriotisme malentendu l'obligea à interrompre. Lamoureux a la foi robuste des vrais croyants. Il va droit devant lui, un flambeau à la main, dans la voie qu'il s'est tracée, à la manière des anciens preux entrant en campagne pour conquérir et évangéliser le vieux monde. Rien ne lui coûte pour faire la lumière autour de ce qu'il sent encore enténébré. Il veut, du même coup, avoir raison des errements de la foule et de ce qu'il considère comme des préjugés de l'élite. L'avenir, il le sait, est aux persistants. Aussi est-ce merveille de voir avec quelle sollicitude attentive et quel art souverain il a groupé, stylé et homogénéisé son orchestre, avec quelle admirable entente de l'initiation symphonique il dispose chaque jour ses programmes. Tout y est coordonné en vue d'une préparation graduée, sans qu'il en puisse résulter la moindre fatigue, même pour des oreilles profanes.

Après les oeuvres de Mendelssohn et de Mozart, dans lesquelles s'épanche la mélodie, comme d'une source vive coule l'eau transparente, apparaissent Manfred et Prométhée, de Schümann et Beethoven, l'un enveloppé dans une sorte de voile mystique et semblant amoureusement sortir d'un long rêve, l'autre ardent et inspiré, évoquant dans la nature tout ce qu'il y a de vibrant et de superbe ; puis vient Wagner, ce possédé de génie qui parle une langue dont le sens échappe à la plupart d'entre nous, langue étrange et heurtée, mais puissante jusque dans ses extravagances. C'est ainsi, c'est à l'aide de cette parfaite méthode que procède Lamoureux.

Dans une des dernières matinées du Cirque, nous avons entendu, à côté du Rouet d'Omphale, de M. Camille SaintSaëns,

SaintSaëns, symphonie italienne de Mendelssohn, page posthume du maître, commencée à Rome en 1831, mais à laquelle il ne donna sa forme définitive qu'après un séjour à Naples. « Je ne veux plus y travailler, écrivait-il à sa famille, avant d'avoir visité la ville du Vésuve, car j'entends y laisser la trace de l'impression que me fera la grande cité napolitaine ». De là, sans doute, comme on l'a fait remarquer, l'idée de la saltarelle du finale. Il ne paraît guère, en dépit du dire de Mendelssohn, que la symphonie italienne ait été plusieurs fois remise sur le métier. Cela est enlevé de verve, et les quatre parties dont elle se compose — allegro vivace, andante con moto, con moto moderato et saltarello presto — se tiennent étroitement. Nulle part, d'ailleurs, dans l'oeuvre entière de Mendelssohn, un effort quelconque ne se trahit. Les idées jaillissaient de ce cerveau fécond comme se croisent les rimes à l'appel des poètes. L'orchestre de Lamoureux a mis en merveilleux relief ces phrases élégantes et sveltes de l'auteur du Songe d'une Nuit d'été ; elles murmurent et sourient, chantent et s'exaltent avec nous ne savons quels mystérieux battements d'ailes. C'est un vrai plaisir de raffinés qu'il nous a fait goûter là. — Et ce qu'il y a de remarquable, c'est que cet orchestre, si savamment conduit et qui a un si haut souci des nuances, interprète le tumultueux Wagner avec le même impeccable ensemble. Cuivres et bois ne font qu'un. Impossible de fondre dans un plus magistral tutti les grandes sonorités harmoniques de Tannhauser et de Tristan et Iseult.

Le ballet de Prométhée, de Beethoven, a produit grand effet. Vous pensez" bien que Prométhée n'est pas un prétexte à sauteries, mais un ballet héroïque! Esquisser des pas de danse n'était pas besogne à la hauteur de ce Titan. Vous pouvez juger par le résumé du livret de la valeur de cette superbe pièce symphonique. — Les philosophes de la Grèce voient en Prométhée un esprit supérieur qui, trouvant les hommes dans Tignorance, les relève et les moralise par la science et les arts. Partant de cette idée, le ballet met en oeuvre deux statues qui s'animent et qui, par la puissance de l'harmonie, deviennent susceptibles de ressentir toutes les passions humaines. Prométhée les conduit au Parnasse pour les faire instruire par Apollon, le dieu des Beaux-Arts. Apollon ordonne à Amphion, à Arion et à Orphée de les familiariser avec la musique. Sur son ordre, Melpomène et Thalie leur font faire connaissance avec la tragédie et la comédie, Terpsichore et Pan leur apprennent la danse pastorale, et Bacchus la danse héroïque dont il est l'inventeur.— C'est peu ayant d'écrire Fidelio que Beethoven, dans une heure de fantaisie, donne l'essor à Prométhée. On sait que la gestation de cette oeuvre d'un pathétique poignant fut longue et douloureuse, " Cet opéra me donne toutes les peines du monde, écrivait Beethoven à son ami Joseph Sonnleithner. Somme toute, je suis mécontent. Il n'y a pas un morceau que je n'eusse voulu servir, afin de rapiécer mon mécontentement d'aujourd'hui par quelque ombre de satisfaction. C'est tout autre chose d'avoir affaire à la réflexion ou à l'inspiration. » Mais le temps pressait. Fidelio devait être joué pour la première fois à l'occasion d'une représentation à bénéfice, on le priait de déférer


344

LES ANNALES POLITIQUES ET LITTÉRAIRES

aux voeux des bénéficiaires « qui commençaient à craindre de ne pouvoir profiter de la saison. » La partition était terminée « le jour de la répétition générale fixé, mais l'ouverture était encore dans le cerveau du grand maître, in limbo patrum. »

Le matin même du jour de la représentation, on avait convoqué l'orchestre; Beethoven n'arrivait pas. Enfin, après plus d'une heure d'attente, et comme on perdait patience, Sonnleithner se rendit chez lui, bien décidé à l'amener de gré ou de force, mort ou vif. « — Je trouvai Beethoven, dit-il, endormi profondément sous une couverture de feuillets de musique qui jonchaient son lit et le carreau de la chambre. Sur une table auprès de lui était un verre encore rempli de vin, où trempait un biscuit ; je remarquai surtout le flambeau entièrement consumé. Beethoven avait passé la nuit au travail. Dès ce moment, il fallait renoncer à la symphonie nouvelle, qui, malgré toute la diligence du grand maître, se trouvait trop en retard pour être exécutée, et se contenter pour cette fois de son ouverture de Prométhée. » L'ouverture de Fidelio ne fut jouée que plus tard. Elle eut à Vienne, comme l'oeuvre elle-même, un succès immense.!

Robert Schümann vient d'être fêté presque à l'égal de Beethoven, aux concerts du Châtelet. L'oratorio le Paradis et la Péri a fait les frais de cette solennelle manifestation artistique. Colonne a eu le bon esprit de s'assurer le concours de Gabrielle Krauss et par surcroît de Vergnet. Il ne pouvait mieux choisir. Qui ne sait que de telles interprétations veulent des chanteurs tout à fait hors de pair ? Sur ce point, nous applaudissons d'autant plus volontiers, que la célèbre et passionnante tragédienne lyrique n'a jamais plus profondément remué que dans le Paradis et la Péri, un public de dilettantes; mais, sur le reste, nous aurons des réserves à faire, et quelque chatouilleuse que soit la susceptibilité du directeur de l'Association artistique, il nous rendra cette justice que nous n'aurons pas été le seul à les formuler.

Le sujet du Paradis et de la Péri a été puisé dans le poème de Thomas Moore, dont s'est également inspiré Félicien David en écrivant sa radieuse Lalla Rouckh du biographe de Robert Schümann. M. Wasielewski est d'avis qu'il est presque impossible, à cause de son ordonnance, d'assigner un genre déterminé à cette composition. Et, de fait, le Paradis et la Péri n'est point, à proprement parler, une symphonie ; c'est une succession de scènes dans lesquelles l'orchestre, selon le mot d'Henri Blaze, s'unit aux voix en de mélodieux hyménées.

Thomas Moore nous représente la Péri exilée du ciel, comme Eve coupable et les anges rebelles, et se confondant, non en plaintes vaines, mais en gémissements de pitié. Il est écrit que l'Esprit déchu ne rentrera en grâce qu'en rapportant un don qui plaise au Roi des cieux ! La Péri se met à la recherche de cet inestimable don. Elle va ainsi jusqu'aux confins du monde, recueillant d'abord le sang d'un héros mort pour la liberté, surprenant ensuite sur les lèvres de deux amants fidèles un soupir de bonheur, puis enfin, glorieuse, suprême conquête, arrachant au coeur d'un meurtrier une prière et à

ses yeux des larmes de repentir. Ce sont ces larmes pieuses et bénies qui fléchissent la colère de l'Eternel et ramènent la Péri à l'immortel séjour des bienheureux.

Nature méditative, Schümann n'est pas l'homme des grandes envolées symphoniques. Sa rêverie, pleine d'abandon et de mélancolie, flotte dans le Paradis et la Péri avec d'adorables balancements. Nous voudrions pouvoir disposer de plus d'espace que nous n'en pouvons raisonnablement prendre pour analyser, ou citer tout au moins, les nombreux morceaux qui nous ont ému et charmé au passage. Nourri de la moelle des purs classiques, Schümann tenait de Sébastien Bach, pour lequel il avait une sorte de culte, la large et puissante compréhension des combinaisons harmoniques. « Chaque jour, écrivait-il, je me prosterne devant ce grand saint de la musique, je me confesse à ce génie incommensurable, incomparable, dont le commerce m'épure et me fortifie, »

Nous aurons l'occasion de revenir plus à loisir sur l'oeuvre maîtresse de Robert Schûmann. En attendant, il nous faut regretter que M. Colonne en ait supprimé, sans doute comme faisant longueur, à son sens, nombre de pages dans la troisième partie. Ce n'est pourtant pas le cas de dire que ce qui est coupé n'est pas sifflé. Il est donc à souhaiter que Schümann soit traité chez nous avec les égards qui lui sont dus. Il n'est plus là, hélas ! pour réclamer ; mais c'est à nous qu'il appartient de défendre sa cause.

L'orchestre du Châtelet, formé d'artistes d'élite, laisserait peu à désirer s'il se fondait davantage avec les choeurs. Il n'y a pas entre eux union étroite et intime. Nous avons le droit d'être très exifeant pour M. Colonne, car nous attenons de lui la perfection dans le rendu. Il l'atteindra, s'il y veille.

ELY-EDMOND GRIMARD.

PAGES OUBLIÉES

Vous avez vu plus haut comment M. Zola peint la nature et les paysans. Nous croyons piquant de placer à côté de cette page naturaliste un croquis rustique, poétique et charmant de M. André Theuriet intitulé :

LES CERISES

Bien qu'il eût trente-deux ans sonnés et une solide expérience de la vie, bien qu'il se fût toujours déclaré un célibataire endurci, Jacques Le Baron s'était un beau jour laissé prendre au trébuchet du mariage. Sermonné par sa famille, chapitré par des amis communs, harcelé par une vieille cousine qui occupait les loisirs de sa viduité en faisant des mariages, il avait, de guerre lasse, consenti à être présenté dans la maison de M. Brichard, notable commerçant retiré des affaires et possesseur d'une fille nubile. Mademoiselle Eulalie Brichard était une blonde blafarde, une de ces blondes qui ont des cils blancs et des yeux d'un bleu pâle. Au point de vue plastique, elle laissait à désirer, mais elle possédait une dot de trois cent mille francs et avait été supérieurement et sévèrement élevée par une mère à principes et qui se piquait de littérature. A la vérité, la littérature en honneur chez les Brichard était particulièrement odieuse à Jacques Le Baron ; on n'y lisait que des livres prétentieux, des romans douceâtres et des journaux de modes. Mais il passait là-dessus en se promettant, une fois marié, de soumettre sa jeune femme, à un régime de lectures toniques et fortifiantes

En attendant, il était agrée en qualité de fiancé et admis à faire une cour régulière à mademoiselle Brichard. Comme on entrait dans la belle saison, cette cour se faisait à la campagne, dans une propriété que les Brichard possédaient à Verrières-le- Buisson, sur le versant du coteau qui domine Châtenay ; — une confortable et bourgeoise demeure, arrangée à souhait pour satisfaire les goûts artistiques d'un commerçant enrichi dans la fabrication du meuble de luxe.

La maison était ornée d'une tourelle Renaissance, et la façade, décorée de revêtements de faïence émaillée qui tiraient l'oeil. Les allées, sablées de frais et proprement ratissées, contournaient des pelouses soigneusement tondues, agrémentées de massifs de plantes à feuillages colorés formant des dessins bizarres qui les faisaient ressembler à des salades de capucines et de bourrache. Des fenêtres du salon, on voyait une de ces pelouses, au milieu de laquelle un maigre jet d'eau arrosait les biocailles d'un rocher artificiel.

Oh ! ce salon au meuble sorti des magasins de la maison Brichard, avec son tapis à fleurs, sa garniture de cheminée en Chine moderne, ses jardinières ornées de plantes vertes, et, sur les murailles, ses quatre gravures d'après Ary Scheffer : — Saint Augustin et sainte Monique, Mignon et le harpiste, Mignon regrettant l'Italie, Mignon aspirant au ciel! — Jacques y avait froid aux os, en écoutant sa fiancée parler pendant de mortelles heures de l'oeuvre des Jeunes Economes de Marie dont elle était vice-présidente, et sa future belle-mère paraphraser d'un ton sentencieux des pages entières du Génie du Christianisme. Ces deux femmes ne comprenaient rien à la campagne, bien qu'elles l'habitassent pendant cinq mois de l' année ; tout ce qui était nature leur faisait horreur : les fleurs leur donnaient la migraine'; elles ne se promenaient jamais à travers champs à cause du hâle ou de la rosée ; elles avaient supprimé la basse-cour et le poulailler, parce que la chanson matinale des coqs les empêchait de dormir. Et, avec cela, elles débitaient sentimentalement des phrases toutes faites sur les oiseaux, les petites fleurs bleues et les étoiles; des phrases de romance qui avaient le don d'agacer les nerfs de Jacques Le Baron. Dans ce milieu prétentieux, artificiel et bourgeois, il sentait un ennui morne tomber du plafond comme une pluie grise et pénétrante et lui morfondre les épaules. Plus il allait, plus les heures qu'il était forcé de consacrer à cette cour fastidieuse lui semblaient autant de lourdes corvées.

Une après-midi de juin, tandis qu'il entrait dans le salon des Brichard, le front bas et la mine résignée, il trouva sur le seuil Mme Brichard en toilette de gala.

Elle se rendait avec sa fille à Antony, où elles devaient assister à je ne sais quelle cérémonie de bienfaisance, et elle annonça à Jacques qu'on lui donnait campos jusqu'au soir. Il en éprouva une sourde satisfaction qu'il déguisa hypocritement, et résolut d'employer ces heures de liberté à vagabonder à travers champs. Tandis qu'un break emmenait à Antony tout le clan des Brichard, il s'élança joyeusement dans une direction opposée et prit un chemin qui descendait vers Châtenay.

On était aux environs de la Saint-Jean ; il faisait un beau et clair soleil, et dans ce pays aux cultures variées la campagne avait un aspect luxuriant, plantureux, épanoui, qui réjouissait le coeur et les yeux. Les rossignols chantaient encore, et dans les bois de Verrières le roucoulement des ramiers alternait avec les soupirs sonores du coucou. Sur les versants du coteau, des champs de fraisiers, de cassis et de framboisiers étalaient des verdures foncées qui entrecoupaient çà et là des champs de seigle onduleux et des carrés de trèfle incarnat, semblables à des bandes de velours cramoisi. Des pépinières de rosiers bordaient le chemin et des roses s'ouvraient dans l'ombre. L'herbe haute foisonnait sur les talus, et dans le frisson des tiges verdoyantes des touffes de coquelicots semaient


LES ANNALES POLITIQUES ET LITTÉRAIRES

345

des taches éclatantes. Au long des jardinets avoisinant les maisons, d'énormes pivoines balançaient leurs têtes rubicondes, et parmi les vergers les fruits des cerisiers commençaient à rougir.

Au milieu de cette végétation exubérante, sous ce grand soleil souriant, Jacques jouissait délicieusement du spectacle de cette abondance ; la gloire des fleurs, le vert reposant des feuillages, la maturité des fruits, lui dilataient le coeur. Ses nerfs se détendaient. Toutes ces notes rouges répandues dans la campagne lui égayaient voluptueusement les yeux, et il se plongeait avec allégresse dans un bain de nature. Il ne se lassait pas de marcher, il éprouvait un intense plaisir à se perdre dans les sentiers verts et fleuris, et

les heures passaient sans qu'il s'en aperçût.

Au coucher du soleil, il se trouva, au détour d'un chemin, face à face avec une jeune paysanne de vingt ans : une belle fille bien campée sur ses hanches, au teint brun et rosé, aux cheveux châtains un peu en désordre et aux yeux luisants. Vêtue d'un casaquin d'étoffé claire qui lui serrait la taille et retombait sur une jupe d'indienne rouge, elle était adossée au talus et occupée à assujettir sur ses épaules un énorme faix de trèfle fraîchement coupé et enveloppé dans un tablier bleu; — mais la botte de verdure était trop lourde et oscillait tantôt à droite, tantôt à

gauche, écheyelant un peu plus ses cheveux frisottants. Elle se dépitait, rougissait et s'essoufflait.

— Permettez-moi de vous donner un coup de main, dit obligeamment Jacques.

Elle le regarda, sourit en montrant ses dents blanches et murmura :

— Ma foi ! ça n'est pas de refus !

Il monta sur le talus et souleva lestement le paquet d'herbes que la jeune fille empoigna avec ses bras nus et maintint sur sa tête : puis, d'un souple mouvement des hanches, elle se redressa et se mit à marcher lentement à côté de lui.

— Sommes-nous loin de Châtenay? demanda Jacques.

— Nenni, j'y descends et je vas vous montrer le chemin.

Ils suivirent côte à côte le sentier ombragé de noyers. Tout en marchant, Jacques respirait à pleins poumons la bonne odeur d'herbes coupées qui semblait s'exhaler de cette belle fille saine et souriante. Le soir venait et les ombres s'allongeaient. A l'un des détours du sentier, ils virent dans le fond les toits de Châtenay fumer dans les arbres, et au même moment ils débouchèrent au long d'un verger plein de cerisiers dont les fruits mûrs rougissaient au crépuscule.

— Oh ! les belles cerises ! s'écria Jacques ; elles donnent soif rien qu'à les voir!

— A votre service, reprit la paysanneries cerisiers sont à nous et je puis vous en offrir... Tenez, montez là, sur le talus...

Elle avait jeté bas son paquet d'herbes et tavait elle-même gravi le talus, comme pour lui montrer l'exemple. Ses bras nus fourrageaient les branches, et elle tendait à Jacques de pleines poignées de bigarreaux rouges, qu'ils croquaient de compagnie.

Quand il fut rassasié de cerises, elle lui en emplit encore les poches, puis, sautant dans le fossé :

— Maintenant, dit-elle, aidez-moi à recharger mon herbe.

Il obéit, mais affriolé par ces yeux luisants, ces lèvres souriantes, il profita de ce qu'elle retenait de ses deux mains les coins du tablier bleu pour lui poser sur le cou deux baisers qui la firent éclater de rire.

— Vous êtes gourmand, vous, s'exclamat-elle, et vous ne vous gênez pas!... Sans rancune tout de même ; si vous repassez un de ces jours par ici et que nos cerises vous fassent envie, demandez la Mélie Hannequin, et on vous en bâillera à votre contentement...

Là-dessus, elle rit encore et s'en alla en se balançant sur ses hanches, la taille cambrée et les bras relevés comme ceux d'une canephore antique...

Jacques Le Baron la regarda s'éloigner, et, quand il ne vit plus dans la verdure ni le tablier

tablier ni la jupe rouge, il tourna brusquement le dos à la villa des Brichard, gagna la gare de Sceaux et prit son billet pour Paris. Cette plongée en pleine nature, le spectacle de cette gaillarde fille et ce baiser l'avaient dégoûté à jamais de l'intérieur des Brichard et de sa fiancée blafarde aux cils blancs.

Et voilà comme son mariage avec Eulalie fut rompu... pour des cerises.

ANDRÉ THEURIET.

LA VIE LITTÉRAIRE

A propos de la Souris. — Les débuts de M. Edouard Pailleron.

L'habile auteur de la Souris fut tourmenté dès l'enfance du démon du théâtre. Il a raconté l'an passé, avec un naturel charmant, comment il avait débuté dans les lettres en faisant ses classes. Ce récit, fort court et qui n'a point encore été recueilli par l'éditeur, est à peu près inconnu. C'est dommage. On aurait plaisir à le lire, il est tout à fait agréable. Je voudrais vous en donner quelque idée ; au lendemain de la Souris l'occasion est belle. Ce récit, intitulé : les Poètes de Collège, nous reporte au temps où le jeune Pailleron faisait sa seconde dans un lycée de Paris.

A cette époque, en effet, dit-il, j'avais déjà des aspirations littéraires et dramatiques qui se traduisaient par des pièces un peu hâtivement conçues et trop rapidement écrites, je dois en convenir. La dernière, entre autres, un drame en quatre parties dont un prologue, s'il vous plaît ! avait été commencée et finie en quatre études de deux heures chacune. Quatre actes ! huit heures !... Et je n'en étais pas mécontent! Elle s'appelait Inès ou le Brasero. — Je l'avoue. Il y avait là un jeune pâtre espagnol, amoureux d'une Infante, et même, s'il faut tout dire, je me rappelle qu'en la voyant passer il s'exprimait ainsi : « Comme sa taille est svelte et élancée, sa' démarche noble et fière ! Ah ! pourquoi est-elle la fille d'un roi d'Espagne? Et dire que je l'aime, moi, pauvre pâtre,

moi » Vous voyez que je ne vous cache rien. Mais

j'étais si jeune...

Il y avait alors dans la classe de seconde, un poète nommé Dutrou, qui improvisait avec une facilité prodigieuse. Quand le pion Mazerat lui donnait, pour pensum, des vers à copier, Dutrou dédaignait de transcrire des alexandrins ; il les composait, Mazerat en pâlissait de rage. C'était un rival. Mazerat travaillait en secret depuis longtemps à une tragédie intitulée : Vanda, reine de Pologne, où il y avait un grand récit de combat, comme dans le Cid, trois meurtres par des moyens variés et deux songes, l'un terrible, l'autre riant Mais Mazerat était aussi méprisé dans la classe de seconde que Dutrou était admiré.

Le jeune Pailleron ne manqua pas de communiquer Inès ou le Brasero à son illustre camarade. Dutrou lut et approuva :

— Quel beau drame, dit-il, s'il était en vers !

Et il lui proposa de collaborer. Pailleron accepta avec enthousiasme. Maïs il n'était pas possible de collaborer sous l'oeil jaloux du pâle Mazerat. Les deux poètes eurent recours à un stratagème. Ils simulèrent tous deux une maladie, un commencement de rougeole, et se firent envoyer au lit par le prudent docteur.

Une fois installés à l'infirmerie, pendant deux jours et deux nuits de suite, sans manger, nous nous livrâmes sur notre drame à un travail de remaniement considérable, corsant les situations, accentuant les uns d'acte, creusant les caractères, changeant, ajoutant, supprimant..., supprimant surtout. Je remarquai avec amertume combien, dans cette dernière besogne, mon collaborateur était, de nous deux, le plus acharné. Il n'épargnait rien, il massacrait tout. Il était féroce! Les: détails les plus gracieux ne l'arrêtaient pas, il les sacrifiait sans pitié : « Pas de détails ! disait-il, le théâtre

procède par larges plans. » Ces fleurs de style qui entaillaient ma pièce, son crayon les abattait comme une faux : « A quoi bon ces phrases, puisqu'il allait tout récrire ?» Ce que je souffrais !... Mais je n'osais rien dire. C'était Dutrou ! »

Du moins, l'élève Pailleron put-il sauver son dénouement, qui était audacieux et neuf. En effet, le pâtre pénétrait masqué dans l'Escurial et s'enfermait dans la chambre de celle qu'il aimait et dont il était aimé. Là, après une scène d'une énergie sombre et d'une passion folle, il s'asphyxiait avec elle à l'aide du brasero. Longtemps Dutrou voulut substituer au brasero le poignard ou le poison. Mais finalement, Pailleron lui démontra la poésie du brasero. Quand les deux collaborateurs sortirent de l'infirmerie, le scénario était complètement arrêté. Dutrou n'avait plus qu'à composer les vers : ce fut l'affaire d'un mois. On s'arracha le manuscrit, qui courut dans tout le collège et dont les copies se multiplièrent. Le succès fut unanime. Il n'y eut qu'un cri : C'est superbe !

Je constatai avec un étonnement joyeux, mêlé de je ne sais quel inexplicable dépit, que mon collaborateur n'avait pas, aussi absolument qu'il s'en était vanté, renoncé à mon humble prose. Dans maint endroit, il axait rétabli le texte si lestement supprimé, se contentant d'y broder, comme sur une trame solide, ses arabesques poétiques. Ainsi, pour ne parler que du passage déjà cité et qui me tenait au coeur, j'en conviens : « Comme sa taille est svelte et élancée, sa démarche noble et fière ! Ah ! pourquoi est-elle la fille d'un roi d'Espagne ? Et dire que je l'aime, moi, pauvre pâtre ! Moi !... » je le retrouvai tout entier dans ces vers :

Comme sa taille est svelte et sa démarche fière ! Le diadème est fait pour cette tête altière ! Elle est jeune, elle est belle, elle est fille de roi... Et moi, je l'aime, ô Dieu ! Moi, pauvre pâtre ! moi

C'était mieux si vous voulez, plus énergique, plus brillant, soit ! Mais en somme, c'était mon idée et l'expression de mon idée presque mot à mot. Et il en allait de même pour toutes mes tirades, où à peu près. Alors pourquoi Dutrou les avait-il si dédaigneusement biflées ? Et pourquoi, à cette heure, répétaitil à qui voulait l'entendre que c'était lui qui avait écrit la pièce d'un bout à l'autre ?...

Cette prétention, à tant d'égards mensongère, soulevait en moi, contre lui, des mouvements de haine féroce, contenue toutefois par le respect que m'inspirait sa haute situation et surtout par notre succès qui, décidément, était immense. Jamais, je le répète, je n'en ai vu de plus unanime. L'enthousiasme était au comble. Des élèves il avait gagné les professeurs et jusqu'aux employés infimes.

Le portier même, chez qui l'élève Pailleron avait un compte assez fort de sucres d'orge à l'absinthe, alla jusqu'à proposer de lui remettre une partie, faible il est vrai, de sa dette, s'il lui faisait don d'un manuscrit d'Inès ou le Brasero portant la dédicace des deux auteurs. Seul,Mazerat, par sa froideur, semblait protester contre l'engouement général. Au reste, il avait déclaré qu'il ne lirait jamais les vers de Dutrou, « ne suivant pas en art les mêmes voies que lui ».

L'enthousiasme de la classe de seconde était immense ; mais il s'y mêlait quelque perplexité. On s'inquiétait des destinées du chef-d'oeuvre. Le faire jouer était difficile, le faire imprimer coûteux. Enfin, un élève proposa d'envoyer le drame à Victor Hugo, alors a Guernesey, en lui demandant aide et con - seil. Cet avis fut adopté avec enthousiasme. Une lettre fut soigneusement rédigée. L'adresse même ne fut point mise à la légère. Loin de là!

L'adresse donc ! la simple adresse tracée sur S'enveloppe, que de méditations elle nous coûta !... Nous voulions qu'elle enfermât et laissât transparaître tout un monde de pensées, récriminations] contre le pouvoir, sympathie pour l'exilé, admiration pour la poète.

Jfe ne sais pas si la suscription à laquelle, nous nous


346

LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES

arrêtâmes exprimait tout cela, mais elle n'était, à coup sûr, ni longue, ni banale.

Elle n'avait que trois mots et un seul point d'exclation :

" Victor Hugo

» Océan ! " simplement.

Victor Hugo répondit. Victor Hugo répondait toujours. On sait le style ordinaire de de ses épîtres à la jeunesse : « Votre aurore a sacré mon crépuscule. Vous portez une étoile au front. Ex imo, Victor Hugo. " Il écrivit donc : « Vous êtes l'avenir, je suis le passé ;vous arrivez, je pars; vous entrez dans la lumière, j'entre dans l'ombre.» Mais d'aide, dé conseil, point ! La jeunesse est confiante; la jeunesse est généreuse. La classe de seconde, qui avait tant espéré de la lettre de Victor-Hugo, ne fut point déçue en la lisant. On oublia ce qu'on avait demandé, et on fut tout à l'orgueilleuse joie d'avoir reçu une page du maître. On se passait le précieux autographe de mains en mains. Il en résulta quelque désordre à l'étude. Le pâle Mazerat essaya de confisquer la lettre; mais il dut céder devant la colère indignée de la classe et rendre ce papier glorieux.

Là s'arrête le récit de M. Edouard Paillerons mais ou je me trompe fort, ou l'histoire du drame d'Inès ne finit pas là. Je crois savoir que cette Inès fut jouée sur le théâtre des Batignolles environ le temps où les auteurs faisaient leur droit, et que la représentation eut-lieu à l'insu de celui qui; ayant conçu l'oeuvre, l'avait d'abord écrite en prose. Il me semble bien que ce fut une soirée joyeuse. J'espère que nous en aurons la relation un jour ou l'autre.

Depuis Inès ou le Brasero, M. Edouard Pailleron ne prit plus jamais de collaborateur. J'ajouterai qu'il changea tout à fait de manière. La pièce par laquelle il se fit connaître, en 1860, le Parasite, est d'un tout autre ton. M. Pailleron l'a mise lui-même en vers. J'ai promis de vous dire les débuts de l'auteur, célèbre qui a remporté hier un nouveau succès. Donc, en ce temps-là, Edouard Pailleron était avocat et canotait beaucoup Mais on se lasse de tout, même de canoter. L'ennui est commun à toutes les créatures bien nées. Pailleron s'ennuyait. Il s'engagea, prit du service dans le 1er dragons et tint, pendant deux ans, garnison à Beauvais. Il n'avait fait que changer d'ennui. C'est peutêtre, après tout, le seul soulagement qui soit permis aux hommes. Au bout de deux ans, Pailleron, cruellement las de la vie de garnison, amena à son colonel un remplaçant (le remplacement était alors permis), un Alsacien de sept pieds, nommé Rubenthalier. Le çolonel qui, étant homme d'esprit, voulait garder Pailleron, refusa d'accepter le grand substitut qu'on lui présentait. Pailleron lui demanda; pourquoi.

- Parce que je tiens à vous ! Et puis, il est trop grand votre Alsacien, beaucoup trop grand pour un dragon.

- Eh! bien, colonel, répondit Pailleron, prenez-le toujours, vous en ferez deux.

Le colonel se mit à rire. Il était vaincu. Pailleron, redevenu libre, se mit à voyager. Il composa le Parasite en se promenant, le sac au dos, le bâton à la main, au bord de la Méditerranée. Et le fait est que cette petite pièce a la gaieté de la jeunesse et du soleil. C'est comme la Ciguë. d'Emile Augier, une comédie antique, je veux dire une comédie dont les personnages sont, par la fantaisie de l'auteur, habillés à l'antique. M.Edouard Pailleron n'eut jamais l'âme grecque ni romaine. Il est de Chez nous. C'est un faiseur de comédies françaises s'il en fut. il se promenait à Cannes quand il acheva le Parasite. M. Jules Claretie, qui a écrit une intéressante biographie de notre poète, nous apprend que Pailleron confia le manuscrit de son Parasite à un ami, eu lui recommandant de le laisser dormir dans un tiroir, mais qu'Amédée Rollan, plus ambltieux pour Pailleron que Pailleron lui-même, porta la pièce àl'Odéon;

L'Odéon,

Le dorique Odéon, éloigné de la ville.

fut de tout temps destiné aux jeunes débuts. Son honneur est de couver les gloires naissantes qui, bientôt, s'envolent loin de lui. Un matin, le poète inédit reçut avec surprise, un bulletin de répétition. La pièce était charmante. Déjà Pailleron y montrait cette finesse un peu âpre qui est une des originalités de son esprit ; déjà il laissait voir ce goût élégant des scènes symétriques et régulières qui donnent à son théâtre une pureté classique; déjà, enfin, il révélait cet instinct mystérieux et sur des choses de la scène, que rien ne remplace, pas même le plus grand talent de penser, pas même le plus grand génie d'écrire.

Le Parasite réussit très bien. Pailleron eut la douceur d'être applaudi jeune. Dès lors, il fut proclamé heureux. Mais savezvous, en art, le vrai nom du bonheur ? C'est talent.

ANATOLE FRANCE.

MOUVEMENT SCIENTIFIQUE

ACADEMIE DES SCIENCES

UN JARDIN ILLUMINÉ

A Wimereux (Pas-de-Calais), pendant les mois d'août et septembre derniers, M. A. Giard raconte, dans une note à l'Académie des sciences, avoir observé un spectacle qu'il qualifie de féerique. Un jardin assez éloigné de la mer en était le théâtre. Pour en jouir, il suffisait, le soir, par les temps humides surtout, dé piétiner ou de racler le sabre des allées ; aussitôt, dans l'arène, remuée ou foulée, s'allumaient en foule des points d'un beau vert opalescent, de diverses grandeurs comme les étoiles du ciel ; les plus gros donnaient une lumière aussi intense que celle des lampyres. Transportés dans une chambre éclairée par une bonne lampe, ces petites étoiles de terre y restaient visibles. Si vous vous en frottez les mains, elles deviennent lumineuses sur leurs deux faces.

Ces lumières sont allumées par de petits lombrics (ou vers de terre) d'un genre nouveau voisin des plutellus, et plus encore des pontodrilus. Ce n'est pas le premier ver de terre qu'on voie singer les étoiles, le lampyre bien entendu étant mis à part, qui, malgré son petit nom de ver luisant, est un coléoptère.

Les photodrilus phosphorus, comme M. Girard nomme l'annélide de Wimereux, car il en fait un genre nouveau, est long de 45 à 50 millimètres, large de 1 à 2 millimètres, formé de 110 anneaux environ, d'une couleur gris rose, orangée à la ceinture. La peau est assez transparente pour laisser voir les organes internes et un riche système vasculaire. L'auteur pensé que c'est une espèce exotique qui nous sera arrivée avec des envois de plantes et à laquelle le climat maritime du Boulonnais a convenu.

INVENTIONS & DÉCOUVERTES

LE LAIT ET LA SCARLATINE

Les médecins anglais ont été conduits, dans ces dernières années, à cette conclusion inattendue que la scarlatine avait souvent, sinon toujours, pour première origine le lait de vache, quand l'animal est atteint d'une maladie encore mal définie dont un des symptômes est souvent l'existence sur le pis et les mamelles d'ulcérations caractéristiques. L'animal maigrit et meurt quelquefois. Le docteur Klein pense que le lait

est infecté au moment de la traite par un microbe qu'il a étudié dans les mamelles ulcérées. Ce microbe serait le microbe de la scarlatine.

Dernièrement, l'enfant d'un capitaine du régiment d'infanterie de la garnison de Besançon fut atteint d'une scarlatine graye. M. le docteur Picheney, ami du capitaine, et au courant des travaux anglais, se livra à une enquête sur l'origine du lait que consommait l'enfant avant sa, maladie. Le lait avait toujours été bu après avoir subi l'ébullition. Cependant, il y avait eu une exception. Un certain dimanche, l'enfant était allé boire du lait avec son père dans une ferme des environs ; il en avait bu plusieurs verres au sortir du pis de la vache. M. Picheney apprit que cette vache venait d'être assez gravement malade.; la maladie ayait été caractérisée par une hématurie, sans toutefois ulcération de la mamelle.

Dès lé lendemain du dimanche pu l'enfant avait bu le lait cru, if se sentit indisposé et présenta les signes prodromiques d'une fièvre éruptive. Le jour suivant, le médecin du régiment, M. Ollivier, constatait le début d'une fièvre scarlatine non équivoque. Dans la famille du fermier se trouvaient quatre enfants. Deux d'entre eux, une petite fille et un petit garçon, buvaient, chaque jour, deux ou trois verres de lait de la vache au moment de la traité ; les deux autres n'en prenaient pas. Or, les deux premiers furent atteints d'une scarlatine bénigne, les deux autres ne furent pas malades. Il faudrait donc, d'après M. Picheney, admettre ici l'origine bovine de la scarlatine.

Cet exemple montre en tout cas, une fois de plus, combien il est prudent de faire bouillir le lait avant d'en faire usage, ou de s'assurer de sa provenance s'il est nécessaire de le boire cru. Le lait a déjà transmis la tuberculose, il peut transmettre la scarlatine et, sans douté, d'autres affections transmissibles.

EXPÉRIENCE AUDACIEUSE.

Mentionnons, pour finir, une expérience aérostatique qui a eu lieu dans l'Illinois, et dont parlent les journaux américains. Jusqu'où ira l'audace ou la folie humaine ? M. Baldwin, de Quincy, s'est laissé tomber en parachute d'une hauteur de douze cent cinquante mètres ! Plus de 30,000 personnes étaient vernies assister à cette expérience, qui pouvait entraîner la mort. L'intention première de l'aéronaute était de descendre de 6,000 mètres. Mais, comme le vent soufflait fort, le ballon retenu captif fut arrêté à 1,250 mètres. A cette altitude, M. Baldwin sauta dans l'espace en se maintenant simplement à l'anneau du parachute, sorte de grand parapluie en soie de 6 mètres de diamètre, à la circonférence duquel étaient attachées les cordes réunies à l'anneau. Le parachute était retenu au ballon au moyen d'une petite ficelle très frêle qui devait se rompre sous le poids de l'aéronaute.

Il en fut effectivement ainsi : le parachute se détacha de l'aérostat, mais il ne se déploya pas tout d'abord, et le malheureux aéronaute tomba pendant plus de 60 mètres avec la rapidité d'une pierre lancée dans l'espace. Le parachute se décida enfin à s'ouvrir, et M. Baldwin descendit, se tenant à l'anneau et vacillant de droite et de gauche au gré du vent. Il mit trois minutes, vingt secondes pour toucher terre. C'est une vitesse moyenne d'environ 6 mètres à la seconde, bien suffisante pour étourdirun homme qui revient de si haut. L'expérience à réussi, soit; mais elle n'a aucune utilité, et nous espérons bien qu'on ne la recommencera plus ni en Amérique ni en Europe.

Les abonnes des ANNALES sont, prévenus que pour éviter tout retard, toute demande de changement d'adresse doit être accompagnée de l'envoi de l'ancienne bande et d'un timbre de 20 centimes, pour les frais d'impression de la nouvelle adressa.


LES ANNALES POLITIQUES ET LITTÉRAIRES

847

LIVRES ET REVUES

La Terre, par M. Emile Zola.

Il faut enfin que nous parlions de ce fameux roman, dont la presse s'est tant occupée, avant même qu'il parût, et autour duquel ont éclaté tant d'indignation et de colère.

Notre embarras est grand. Nous ouvons oublier le caractère de cette et et le respect que nous devons à nos lecteurs. Pour juger équitablement l'oeuvre de M. Zola, il faudrait pouvoir motiver nos jugements, et les expliquer par des citations nombreuses. Mais le moyen de reproduire ces pages où les gros mots éclatent, où bruissent d'inconvenantes symphonies, ces pages où l'ordure s'étale avec une cynique prodigalité ? Nous pouvons à peine exposer ici le sujet du livre, en le dégageant des monstrueux épisodes dont il est, chargé. Mais il nous est permis d'examiner les tendances qu'il trahit, d'apprécier ses qualités, de blâmer ses vices essentiels, de pénétrer aussi avant que possible dans la pensée de l'auteur, de voir, en un mot, ce qu'il a voulu faire et ce qu'il a fait. Nous nous efforcerons d'écarter de notre esprit tout dénigrement systématique, toute admiration irréfléchie, et de juger cette oeuvre nouvelle avec une entière indépendance, avec un calme parfait.

I

La Terre a été passionnément attaquée. Les jeunes élèves de M.Zola, ceux-là mêmes qu'il avait formés à son école et à son exemple, se sont révoltés. Ils ont accusé leur ancien maître de vénalité ; ils lui ont attribué de honteux calculs. Ils ont insinué que si M. Zola remplissait son livre d'ordures, barbotait dans la fange, c'était dans le vil espoir d'attirer des acheteurs et d'éveiller dans le public une curiosité lucrative et malsaine. Nous ne ramasserons pas cet argument, qui nous paraît quelque peu honteux. Il nous répugnerait de nous en servir envers un écrivain dont les erreurs sont nombreuses et le talent inégal, mais qui n'en est pas moins un puissant artiste; enfin nous écartons ce reproche, d'autant plus, qu'à nos yeux, il n'est pas fondé.

Nous venons de lire la Terre. Ce livre est difforme, démesuré, monstrueux ; mais, à coup sûr, il est sincère. On peut incriminer le goût, le tact littéraire de M. Zola; on peut contester la vérité de ses peintures, la logique de ses déductions, mais on ne saurait mettre en doute sa bonne foi. A notre avis, cette oeuvre est celle d'un malade, affligé d'une affection lacrymale qui déforme les objets extérieurs et les lui montre monstrueusement grossis ; c'est le fruit d'un tempérament mal équilibré, exaspéré et tourmenté par de bizarres hallucinations.

On a dit souvent qu'en M.Zola le romancier cachait un poète. M.Zola a contemplé en poète le milieu des mines et le monde des mineurs. C'est également en poète qu'il a vu la terre, mais sa poésie est d'essence particulière; le don poétique chez lui n'a pas pour résultat d'éclairer les objets, de les embellir, mais de les grossir en les déformant. De là le relief étonnant de certaines de ses figures, de là leur monstrueuse envergure, de là aussi la fausseté de leurs proportions.

Enfin, M. Zola— c'est par ce trait encore qu'il est poète — affectionne les vastes comparaisons, les symboles. Rappelez-vous dans Germinal les pages qu'il consacre au puits

de la mine, le Voreux. Ce puits grandit de page en page, il prend des proportions effrayantes,il est prodigieux, infernal. Lorsque vous arrivez à la fin du livre, ce puits vulgaire vous apparaît comme une sorte de gueule vivante, géa malfaisante, qui dévore, pour apaiser sa toujours renaissante, d'innombrables ations de mineurs. Nous retrouvons dans la Terre ces mêmes grossissements, ces mêmes symboles. Ce n'est plus ici un puits gigantesque qui engloutit les humains, c'est là terre ellemême, la terre féconde qui tue ses enfants. Elle les tue et ils l'adorent, et ils meurent pour trop l'aimer, et ils se battent, et ils s'exterminent pour elle ; et, aux yeux de ces êtres primitifs qu'elle nourrit de son sein, la terre est à la fois une mère bienfaisante et une maîtresse cruelle. Les paysans se disputent avec âpreté ses moindres lambeaux; chacun d'eux voudrait la posséder sans partage.

Chez ces malheureux l'amour de la terre prime le sentiment, il étouffe le devoir. Dès qu'il s'agit de conserver, d'agrandir un patrimoine, d'arrondir un champ, il n'est plus pour eux de famille, de tendresse, d'affection, de reconnaissance ; le paysan fera mourir de faim sa mère et son père, pour en hériter plus vite. L'amour de la propriété allume en lui des haines féroces ; on se jalouse entre voisins, on se déchire entre parents ; c'est une lutte sans trêve, sans merci, et celui qui triomphe, c'est-à-dire le plus rusé ou le plus fort, celui qui amasse, qui thésaurise, qui dévient riche est universellement respecté.

Telle est, je crois, l'idée fondamentale développée par Zola. Il montre d'une part la Terre sereine, impassible, souriante, doucement endormie dans sa, calme majesté, et au-dessus d'elle des générations qui se dévorent, qui s'entre-détruisent, dans l'âpre désir de la posséder. La bonne Terre regarde ces luttes d'un oeil bienveillant et placide, puis elle reçoit dans son vaste sein tous les combattants. Vainqueurs et vaincus s'y viennent coucher. Ils s'endorment côte à côte dans la paix sereine du dernier sommeil, tandis que de nouveaux germes fermentent, et que la vie éternellement renaissante poursuit son cours éternel. Ce puissant contraste est à la fois la leçon, la philospphie et la poésie du livre. On ne peut nier que cette conception ne soit grande et belle ; c'est celle d'un superbe poète et d'un large esprit, et nous regrettons que cette fois le talent d'exécution de M. Zola n'ait pas été à la hauteur de sa pensée.

II

L'exécution ! Nous arrivons au point faible de la Terre, et à la partie douloureuse de notre tâche. — Nous avons expliqué l'idée générale qui, selon nous, se dégage du roman. Il fallait rendre cette idée sensible. Par quel moyen ? En choisissant dans la vie rustique un nombre déterminé de personnages, en les mettant aux prises, en nous décrivant leurs luttes, en nous montrant ce que l'amour jaloux de la terre peut engendrer chez eux de passions, de colères, de rivalités et de vices. M. Zola met en scène une faimlle, autour de laquelle l'action du livre va s'enrouler. C'est la famille Fouan. Le père Fouan et sa femme sont âgés. Ils ont quelque bien, ils ne sont plus assez forts pour le cultiver ; ils se décident à le partager entre leurs enfants. Ce partage se fait par-devant notaire.

Les biens sont divisés eh trois parties; l'une est donnée au fils aîné Buteau ; la seconde au cadet, un ivrogne, surnommé Jésus-Christ à cause de sa belle tête et de sa

barbe d'or, la troisième à la fille, Fanny, qui a épousé un cultivateur sobre et rangé du nom de Delhomme. Il est entendu qu'en retour, chacun des enfants fera aux vieillards une modeste rente et la lui paiera régulièrement. Les trois enfants, heureux de palper de bonnes et belles terres, se confondent en protestations, en promesses. Mais rentrés chez eux, une fois en possession de leurs biens, leur avarice native reprend le dessus. Cette rente à payer les chiffonne, les tourmente, les irrite. Ils ne rêvent qu'au moyen' de s'en affranchir. Ces pauvres vieux leur pèsent, ils sont dévorés du désir sourd et profond de les voir mourir. Pourquoi ne partentils pas? pourquoi restent-ils sur ferre ? sont ils bons à quelque chose? sont-ils utiles à quelqu un?—La guerre s'allume bientôt entre les vieux, qui ont eu la sottise de se dépouiller, et les enfants cruels et ingrats. La rente n'est plus payée. Les vieux ruinés en sont réduits à aller vivre chez leur fils aîné, il les martyrise ; ils se sentent détestés ; le fils cadet n'est guère meilleur, et la fille est plus dure encore. La mère Fouan ne tarde pas à succomber; le père Fouan, demeuré seul, devient presque idiot; enfin, comme il s'obètine à vivre quand même, son fils et sa bru simulent un incendie et le font brûler vivant.

Ainsi se termine cette oeuvre sinistre, dont nous avons résumé l'action à grands traits. Autour de ces personnages principaux s'en agitent d'autres très divers, et presque tous répugnants. M. Zola les a peints avec un parti pris de brutalité inouïe ; jamais sa plume n'avait été si fangeuse, si violemment obscène, Il a voulu sans doute nous montrer la brute chez le paysan, il y a parfaitement réussi; son livre est une orgie de scènes honteuses, une pluie de mots mots ignobles, d'épithètes crapuleuses. On dirait qu'il se grise lui-même aux miasmes qu'il remue, qu'il respire avec délices les émanations putrides et qu'il trouve des jouissances exquises à se gorger de crottin.

A quel sentiment attribuer cette étrange frénésie ? Lorsque M. Richepin écrivait les Blasphèmes, il obéissait à l'évident désir d'épater le bon bourgeois. M. Zola a passé l'âge des gamineries; il est sérieux et rassis. Il faut donc admettre que s'il est continuellement et toujours obscène, c'est qu'il 'obéit à certains besoins de son tempérament, à certaines aspirations de sa nature. Et qu'il ne nous dise pas qu'il se borne à observer la vérité, et à la rendre sans nulle atténuation, sans nulle pitié pour notre nerf olfactif. Non ! nous l'avons relevé à chaque page en lisant son livre : il est attiré par le détail ordurier, comme par un aimant mystérieux auquel il obéit malgré lui ; il va à là grâyevelure comme la gazelle au ruisseau, pour s'y rafraîchir. Si deux épithètes tombent sous sa plume, il choisira toujours la plus grosse, la plus grasse, celle qui' éveille des images libertines et de graveleuses sensations. Ce paysan, celui qu'on surnomme Jésus-Christ, allonge-t-il à sa fille de grands coups de fouet, c'est sur ses cuisses qu'ils tombent.

Ce n'est ni sur ses jambes, ni sur son dos, ni sur ses épaules, ni sur son cou. C'est sur ses cuisses, et M. Zola insiste sur cette idée, et le mot cuisse revient dans sa phrase deux fois, trois fois, dix fois. On dirait qu'il se plaît à l'écrire, à le répéter ; on dirait qu'il le caresse, qu'il s'en délecte, et que ce mot a pour lui une saveur inestimable et exquise. Nous pourrions multiplier ces exemples. Il arrive souvent que l'on peut choisir entre deux ou trois façons de rendre la même idée. M. Zola choisit toujours la, plus brutale, même lorsqu'il n'y est pas astreint par


348

LES ANNALES POLITIQUES ET LITTÉRAIRES

la scène qu'il raconte. Il montre, par exemple, un ivrogne que ses camarades fouillent pour lui prendre son argent. Et il s'empresse d'écrire :

Et il y en avait qui faisaient la farce de le tâter du haut en bas, comme s'il avait eu des écus dans la viande, pour en sortir ainsi usqu'à plus soif.

A quoi bon, je le demande à M. Zola, cette expression bestiale dans la viande? N'en avait-il pas d'autres qui eussent traduit avec autant de force cette même image? Mais non ! M. Zola a pris celle-là, uniquement par plaisir, peur satisfaire cet appétit singulier qui est en lui et qui l'entraîne invinciblement vers l'ordure.

Lorqu'on a lu d'affilée ces six cents pages de texte serré, on ressent une grande lassitude, un écoeurement cruel. Ce continuel emploi de l'épithète violente, cette exaspération de l'adjectif, cette orgie d'obscénités agissent sur les nerfs, les agacent, les fatiguent. On éprouve comme un immense besoin de respirer le bon air des champs, mais de le respirer dans les champs eux-mêmes, et non' à travers ces pages qui le corrompent ; on éprouve aussi le désir de relire la Mare au Diable, François le Champi, et ces romans champêtres où George Sand a versé les tendresses de son âme et les trésors de sa riante imagination.

Sans doute, ses paysans sont embellis, et ses paysannes plus naïves, plus pures que la vraisemblance ne le voudrait. Mais croyezvous que les héros de M. Zola qui pourrissent dans leur abjection, ne s'éloignent pas également de la vérité ? Le pessimisme extrême n'est guère moins absurde que l'eptimisme excessif. Nous recennaissons que la plupart des types de M. Zola sont bien observés, quoique volontairement assombris. Son erreur a été de réunir tous ces misérables dans un seul village, et de nous offrir ce village comme le village-type de nos campagnes. Il n'est pas un seul personnage de la Terre qui ne soit ou un voleur, ou un ivrogne, ou un assassin, ou un receleur ; il n'en est pas un qui ne soit animé de fureurs lubriques, et cela en tous lieux, à toute heure, à tous les moments du jour. On dirait qu'un délire épouvantable a saisi ces malheureux.

C'est Vénus tout entière à leurs flancs attachée !

Et M. Zola, à cheval sur son balai, comme les vieilles sorcières, conduit ce sabbat avec un plaisir, avec une ardeur extraordinaires, avec des cris de joie et des frémissements de volupté!

Parfois cependant, de loin en loin, il s'arrête, il se calme, il respire, il se retrouve, et il redevient ce qu'il devrait toujours être, un très puissant écrivain. Sur les six cents pages de la Terre, il en est vingt qui sont de toute beauté, et que l'on peut citer comme des modèles de poésie grave, de sentiment et d'expression.

Une des plus belles est à coup sûr celleci. Les plaines de la Beauce sont arides ; la pluie, rebelle aux voeux des paysans, ne vient pas ; elle se décide enfin à tomber, et le laboureur, sur le pas de sa porte, la regarde couler avec une joie infinie.

Dans la nuit, le ciel s'était couvert, il tombait depuis douze heures une pluie fine, tiède, pénétrante, une de ces pluies d'été qui ravivent la campagne ; et Buteau avait ouvert la fenêtre, sur la plaine, il était là depuis l'aube, à regarder tomber cette eau, radieux, les mains dans les poches, répétant:

- Nous v'là bourgeois, puisque le bon

Dieu travaille pour nous... Ah! sacré tonnerre ! des journées passées comme ça, à faire le feignant, ça vaut mieux que les journées où l'on s'esquinte sans profit.

Lente, douce, interminable, la pluie ruisselait toujours ; et il entendait la Beauce boire, cette Beauce sans rivières et sans sources, si altérée. C'était un grand murmure, un bruit de gorge universel, où il y avait du bien-être. Tout absorbait, se trempait, tout reverdissait dans l'averse Le blé reprenait une santé de jeunesse, ferme et droit, portant haut l'épi, qui allait se gonfler, énorme, crevant de farine. Et lui, comme la terre, comme le blé, buvait par tous ses pores, détendu, rafraîchi, guéri, revenant se planter devant la fenêtre, pour crier ;

— Allez, allez donc !. C'est des pièces de cent sous qui tombent !

" C'était un grand murmure, un bruit de gorge universel où il y avait du bien-être. » Cette phrase n'est-elle pas admirable ? Elle vous donne la sensation des campagnes reverdies. On y respire comme la fraîche odeur des terres mouillées. — Ah ! que M. Zola n'écrit-il toujours ainsi ! Pourquoi le poète, le peintre, le paysagiste qui sont en lui cèdent-ils la plume à cet être inqualifiable, énigmatique — et artificiel, nous voulons l'admettre — qui trouve un plaisir monstrueux à se rouler dans la vermine, dans la débauche et l'ordure ?

ADOLPHE BRISSON.

LE GÉNÉRAL LE FLO

Le général Le Flô a remis son âme mercredi matin, à l'âge de quatre-vingt-trois ans, dans la retraite où il s'était confiné auprès de Morlaix. Du train dont va l'oubli, beaucoup le croyaient mort, peut-être : on n'entendait plus retentir dans le bruit de la politique ce vieux nom breton qui sonnait jadis sur le front de nos troupes comme un coup de clairon. Je viens rendre ici mon tribut d'hommages au noble soldat, au diplomate émérite, à l'ami cher et respecté près de qui j'ai eu l'honneur de servir.

Tout le monde connaît les grandes lignes de cette longue et vaillante vie. Elle eut deux parts, bien différentes par le bonheur, par la nature et le théâtre de l'action, mais toutes deux dépensées pour la France. La première, toute militaire et dans la poudre, superbe comme la jeunesse, la victoire et le soleil d'Afrique qui l'illumina ; dix-sept années passées à conquérir des provinces et des épaulettes,au premier rang de la phalange héroïque où les aînés s'appelaient Bugeaud, Changarnier, Bedeau, La Moricière. Elle est loin déjà, cette épopée des Africains ; mais elle continue de flotter sur notre siècle, sur nos autres gloires et nos revers, avec je ne sais quel caractère à part, quelle aigrette de bravoure élégante et politique, comme un ressouvenir de croisade et de conte arabe. Le nom de Le Flô en est inséparable. En 1831, le jeune lieutenant débarque au 2e léger. En 1837, on le trouve dans Constantine, avec la premiène colonne d'assaut. L'historien de la conquête racontait naguère l'entretien où La Moricière promit au général Valée de sacrifier cette colonne : il ajoutait que ce dialogue nous a été conservé par le capitaine Le Flô, qui l'écrivait sur sa manchette , avant de gravir le ravin du Bardo. Enseveli avec ses compagnons sous la voûte du Marché, on l'en retire vivant ; le voilà chef de bataillon. Quatre ans après, on le ramasse encore parmi les blessés de la Mouzaïa; il se relève colonel. Quand la révolution de Février le rappelle en France, il y revient général à quarante-trois ans , « le corps plein de plomb », comme il disait.

Cavaignac l'envoya en Russie, où il noua

ces liens d'estime et d'amitié réciproques dont il devait tirer plus tard si bon parti. Entre temps, ses Bretons le députèrent à l'Assemblée. Comment il tomba dans un Parlement et ce qu'il y alla faire, lui, le général Le Flô que nous avons connu, cela passe la compréhension. Il y promena ses passions tout d'une pièce, d'abord pour, ensuite contre le prince président. Nommé questeur, il fut joué par son camarade, Saint-Arnaud, le 2 décembre; c'était là au fond le grief qu'il ne put jamais pardonner à l'empire. Et puis Mazas, Jersey, la longue éclipse de l'exil.

Il ne revint à la vie active qu'au bruit du canon qui se rapprochait de Paris. Alors commença la seconde phase de cette existence, plus considérable que la première par les emplois et les services rendus, moins enviable pourtant, assombrie comme les temps mauvais auxquels le vieillard essayait de remédier. La Défense nationale le fit ministre de la guerre; c'était le dernier poste qui lui convînt. Jules Favre le traîna aux conférences de Versailles; le Flô y était encore moins à sa place, incapable de se contenir, de disputer froidement les lambeaux de la' patrie. Laissant cette douloureuse besogne à son collègue, il attendait dans le jardin, mâchonnant un cigare et sacrant à sa guise. Au 18 mars, ses avis ne furent pas écoutés ; et il fallait lui entendre raconter ses démêlés héroï-comiqnes avec M. Thiers, pendant le second siège. Enfin, à vingt-trois ans d'intervalle, il reprit la route de Pétersbourg ; il y retrouva sa vraie voie.

C'est à ce moment que je voudrais le peindre, notre général, au hasard des souvenirs que la funèbre dépêche fait remonter dans ma mémoire, et tel qu'il nous est apparu durant des années de collaboration intime : diplomatie impossible et inappréciable, objet de scandale et d'envie pour ses collègues, d'orgueil et d'affection pour ses subordonnés. D'ailleurs, qui l'a connu alors connaissait toute sa vie; il aimait la raconter avec une force de souvenir et un bonheur d'expression sans pareils : guerres d'Afrique, journées de 1848, colloques de l'exil. avec Victor Hugo, sur cette grève de Jersey où le poète prenait des leçons d'équitation. « Qu'est-ce que vous f...aites donc sur cette bête, Hugo, vous allez vous casser le cou ? — Ami, répondit l'autre proscrit, nous ignorons ce que demain réserve : un chef d'Etat doit savoir monter à cheval. » Avec des saillies déconcertantes et des façons de courir à l'assaut, avec beaucoup de finesse sous beaucoup de droiture, Le Flô s'était fait une diplomatie à lui, qu'il prenait là où l'on ne prend guère la diplomatie, dans le coeur. Elle eût peut-être échoué en toute autre place et en tout autre temps ; il serait périlleux de l'imiter; on ne singe pas le naturel; elle réussit à souhait près de celui qu'il fallait gagner. L'âme impressionnable et généreuse d'Alexandre II fut amusée d'abord par les boutades de l'enfant terrible, bientôt conquise par la loyauté du preux ; à quel degré, on le sait de reste. J'ai vu le tsar pleurer à chaudes larmes quand il serra pour la dernière fois dans ses bras son vieil ami; c'était chose bien nouvelle dans la froide étiquette d'une cour ; mais rire aux éclats n'y est pas chose plus fréquente, et, si Alexandre a pleuré ce jour-là, c'est peut-être qu'il avait souvent bien ri. Les chemins qui donnent accès dans un coeur sont si secrets !

C'était une des joies du souverain quand le général, mal monté à une parade, piquait des deux pour le rejoindre et lui criait : " Sire, c'est cette rosse qui n'avance pas ! » Et les qualificatifs de pleuvoir sur la rosse, des qualificatifs à faire évanouir tous les chambellans. Le tsar s'amusait parfois à attirer Le Flô dans son péché d'habitude, les diatribes contre le second empire. Il y en avait de légendaires. Un soir, à un bal au palais, Alexandre fit remarquer à l'ambassadeur quelqu'un de la cour qui ressemblait d'une façon singulière à Napoléon III. Le général regarda, avec son jeu caractéristique de physionomie, le plissement de toutes


LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES

349

les rides de son front sur ses petits yeux vifs ; il éclata : « Vraiment, Sire, c'est frappant ! Oh ! mais c'est à tirer dessus ! » Il était sérieux, capable de le faire comme il le disait ; s'il eût renccntré l'empereur Napoléon sur sa route, il l'eût peut-être tué ; oui, mais il ne l'aurait jamais trahi. Il avait bien d'autres haines; en vrai Breton des côtes, il en nourrissait une séculaire contre la « perfide Albion ». Ses collègues d'Angleterre souriaient les premiers des énormités qui lui échappaient quelquefois ; comment se fâcher de sentiments si naïfs dans leur exagération ? On y devinait si bien les bouillons d'un sang trop chaud, qui affluait trop rapide au coeur.

Aussi bien, il ne fallait pas juger ses passions et sa politique avec nos idées d'aujourd'hui. La haine et l'intolérance sont odieuses chez les gens de notre temps, parce qu'on ne les sent pas nées de convictions bien ardentes, bien entières dans nos esprits critiques. Le Flô était d'un autre siècle. Pas plus que ses sentiments,son intelligence n'était contemporaine.Ce qu'on appelle l'intelligence a des formes si variées ! La sienne n'avait rien de critique, de spéculatif; elle était instinctive, naturellement agissante, celle d'un homme de la Ligue ou de la Fronde. Et ses manières, comme la pensée qu'elles traduisaient, rappelaient des temps disparus. Ceux qui l'entrevoyaient en passant, ceux qui entendaient une fois ce langage tout hérissé de jurons, coutumier d'un seul verbe plus pittoresque que diplomatique, ceux-là disaient avec dédain : « C'est un vieux troupier ». Beaucoup s'y sont trompés. Ils ne soupçonnaient pas quelle fleur de courtoisie et de chevalerie s'alliait à ce sans-gêne de parole ; ils ignoraient que ce vieux troupier savait être grand seigneur dans sa maison, galant auprès d'une femme, courtisan chez un prince, de la meilleure grâce du monde et avec la meilleure tradition d'autrefois. Je me suis pris souvent à songer qu'Henri IV devait penser et sentir comme lui, jurer du même air, et comme lui faire tout le reste.

J'écris pour les amis qui l'ont connu, avec sa figure devant mes yeux, et dans les traits qui se pressent sous ma plume je ramasse ceux qui nous touchaient le plus. Mais, dans mon impuissance à la faire revivre, cette figure originale, je crains que d'autres ne m'accusent d'un manque de respect, au bord de la tombe, envers un des hommes qui m'en ont le plus inspiré. N'importe, je sens qu'il faut l'évoquer dans son charme vivant ; et je sais bien que, s'il m'entendait, il m'approuverait de parler ainsi ; lui qui dans les plus hautes dignités garda l'insouciance de toute convention, de toute morgue, de toute pose, parce qu'il était assez fort pour s'en passer ; lui si simple, si naturel, toujours gai dans le revers, modeste dans le succès.

Qu'il a dû souffrir, le pauvre général, s'il a lu avant de s'éteindre la traînante histoire de toutes ces vilenies ! Il n'aura pu ni comprendre, ni croire, en voyant qu'on y mêlait des noms militaires. Pour nous qui vivons trop sur ces choses, il fait bon penser à ce mort, alors même qu'on le regrette comme un proche. Celui-là était dans la grande règle et non dans l'infime exception. Il laisse l'exemple accoutumé de nos gens de guerre, le souvenir d'un homme qui, pendant soixante ans, a tenu d'une main passionnée le drapeau, le portant gaiement dans la bonne fortune, le relevant fièrement dans la mauvaise, le servant avec toutes les armes et toutes les ressources, à la Kasba de Constantine comme au Palais d'Hiver de Pétersbourg, toujours confiant dans ce drapeau, toujours souriant avec la belle humeur du devoir bien fait,avec l'allure résistante d'un soldat qui ne s'est couché que pour mourir. Et peutêtre est-il mort pour nous rendre un dernier service, pour qu'aujourd'hui du moins les échos de France renvoient à l'étranger un autre nom de général, ce nom pur et vénéré de Le Flô. Dieu veuille nous en donner beaucoup de pareils ! En attendant, gardons celui-ci avec amour.

E. M. DE VOGUÉ.

PROPOS DU DOCTEUR

HUITRES ET COQUILLAGES

De tous les coquillages qui servent à l'alimentation, il faut mettre au premier rang l'huître, ce mollusque exquis et délicat si cher aux gourmets, et qui a servi de prétexte à une charmante fable du bon La Fontaine.

C'est que l'huître est non seulement un aliment agréable qui excite l'appétit, mais elle est encore utilement employée dans certaines maladies.

Les huîtres vivent en grand nombre, en bancs attachés aux rochers ou aux anfractuosités sous-marines, qui se trouvent dans les mers de presque tous les pays. Sur les côtes de France, ils sont nombreux; ceux de La Rochelle, de Rochefort, de Cancale, de Granville, des îles de Ré et d'Oléron, sont justement renommés. Ces bancs peuvent avoir plusieurs kilomètres d'étendue ; en 1S19 on découvrit dans une des îles de la Zélande un banc qui alimenta les Pays-Bas pendant plus d'une année.

L'huître pond une fois par an de deux à trois millions d'ceufs environ ; cette ponte, qui a lieu de mai à septembre, est en général considérée comme lui donnant un goût désagréable qui ne permet pas de la manger et la rend même malsaine. Elle arrive à sa parfaite croissance vers trois ans, elle est alors comestible et peut être livrée au commerce ; mais, pour cela, il faut qu'elle soit parquée pendant dix-huit mois à deux ans, afin de se débarrasser des matières étrangères et de l'odeur marécageuse qu'elle puise dans son séjour au fond de la mer. Dans ce but, on établit de vastes bassins à fond pierreux dans un endroit voisin du littoral, de façon que l'eau de mer vienne se renouveler à chaque marée ; les principaux parcs sont ceux de Honneur, d'Arcachon, de Courseuilles, de Régneville, de Marennes, etc.; mais, ce dernier, qui produit des huîtres vertes très recherchées et qui a reçu le nom de claires, diffère des autres en ce qu'il ne reçoit une eau nouvelle qu'aux époques des nouvelles et pleines lunes. Cette eau est alors retenue à l'aide d'écluses, et en séjournant dépose un sédiment salé qui donne au terrain des qualités particulières qui ont la propriété de verdir les huîtres ; cependant d'autres naturalistes voient dans cette couleur une maladie du foie dont la bile, sécrétée en trop grande quantité, se répand dans' le corps de tout l'animal, ou bien la présence d'un animalcule vibrion qui donnerait la couleur désirée.

Les huîtres les plus recherchées sont celles de Cancale, d'Ostende et de Marennes; l'huître portugaise, si commune depuis quelque temps, dont la chair est flasque et molle, le goût musqué, est moins appréciée, moins délicate, mais elle contient, paraît-il, une certaine quantité de matières phosphorées qui la rend plus nutritive et reconstituante.

En Corse, on trouve encore l'huître lamelleuse, et en Algérie, près de Bône, une espèce qui est excellente.

L'huître perlière du genre Pintadine est propre aux mers des pays chauds ; c'est elle qui produit la nacre, matière calcaire et cornée sécrétée par l'animal lui-même et qu'il applique aux parois intérieures du coquillage pendant son développement ; c'est cette matière qui, au lieu de s'étaler, s'agglomère eu petites sphères pour former les perles.

La pêche de l'huître se fait au moyen de la drague, espèce de râteau qui arrache l'huître de son rocher et qui entraîne tout ce qui se présente devant lui : grandes et petites huîtres, coquillages de toutes sortes. Les plus petites se trouvent écrasées, et pour une que l' on prend, il s'en perd plus de cinquante. C'est pour remédier à ces pertes que M. Coste a entrepris ces magnifiques travaux d'ostréiculture qui permettent la production artificielle de ce bienfaisant mollusque.

Les Romains, nos maîtres en art gastronomique,

gastronomique, très friands des huîtres , ils avaient créé des parcs très renommés, et les ; huîtres du lac Lucrin (cibus nobilissimus) avaient une réputation qui est parvenue jusqu'à nous.

Les huîtres sont très digestives, et il n'est pas rare de rencontrer des personnes qui en mangent d'énormes quantités sans en être incommodées ; sous ce rapport, Voltaire et le roi Louis XV sont restés célèbres.

On en consomme actuellement trente à trente-cinq mille bourriches par jour, c'est dire en quelle estime on les tient.

On relève, en général, le goût de l'huître en l'additionnant de quelques gouttes de citron, mais il faut éviter les sauces épicées faites avec du poivre, du vinaigre, de l'échalotte ; ce serait perdre tout le bienfait de cet aliment.

En raison de leur facile digestion, elles sont précieuses dans la convalescence des maladies ; alors que rien ne passe, on voit des malades en manger avec plaisir , et les très bien digérer. On les prescrit avec avantage dans les maladies des bronches et des poumons, chez les personnes affaiblies par des excès de tout genre, dans les maladies de l'intestin, la constipation, dans la dyspepsie où elles sont souvent d'un grand secours.

Le bouillon d'huîtres est très restaurant, il passe pour être aphrodisiaque; mais les huîtres cuites sont indigestes.

L'écaillé qui leur sert d'enveloppe, composée de carbonate et de phosphate de chaux, fait partie d'un grand nombre de poudres absorbantes ; on la vantait jadis comme un dissolvant de la pierre

Après les huîtres, viennent les moules, autres mollusques à jolies coquilles violettes, contenant un animal à chair jaunâtre gros comme une amande.

Très communes sur toutes les roches du littoral, où elles constituent l'alimentation journalière de la population maritime, elles ont une saveur agréable , mais sont d'une digestion assez difficile, surtout si on les mange crues.

Contrairement à l'huître qui reste attachée à son rocher, la moule peut faire des mouvements grâce à son byssus, petit pinceau de soies sortant des valvules, et à l'aide duquel elle s'attache à un point solide, sur lequel elle tire et fait avancer sa coquille.

Mais des moules sont très souvent nuisibles et produisent tous les symptômes d'un violent empoisonnement : malaise général, nausées , vomissements, douleurs à l'épigastre et à l'abdomen, spasmes, suffoccation, gonflement de la face, rougeur intense de la peau avec apparition d'une véritable urticaire, avec fièvre. Pour remédier à ces accidents, qui du reste n'offrent pas de dangers réels, quoique très douloureux et inquiétants pour le patient et les personnes qui l'entourent, il faut provoquer le vomissement, administrer plusieurs tasses d'infusions aromatiques, tilleul, thé, camomille, très chaudes et sucrées avec le sirop d'éther.

On ne sait au juste quelles sont les causes qui produisent ces accidents : les uns les attribuent à la présence de petites astéries, de petits crabes, d'nne maladie que l'on appelle la gale des moules ; d'autres au vertde-gris qu'elles absorberaient en s'attachant aux vaisseaux doublés de cuivre. Enfin, dans ces derniers temps on a prétendu qu'à certaines époques, elles étaient sujettes à une affection du foie déterminant en elles des principes vénéneux auxquels il fallait attribuer les cas d'empoisonnements.

Il existe encore un grand nombre de coquillages domestiques : les clovisses dans la Méditerranée et l'étang de Thau qui paraît fournir les plus délicates ; les bigorneaux très répandus sur les côtes de Bretagne ; le vignot ou littorine qui se mange dans la plupart des ports de mer de la Manche ; le pétoncle dont le goût est fort recherché.

Tous ces coquillages se mangent crus, mais le plus estimé d'entre eux est la clovisse ou venus treillissée, qu'il est exquis de manger vivante quand on vient de la pêcher.

Dr HENRI PERRUSSEL.


356

LES ANNALES POLITIQUES ET LITTÉRAIRES

POUR LE CONQUERANT

VIII

OU L'ON VERRA QUE ROBUR SE DECIDE A REPONDRE A L'IMPORTANTE QUESTION QUI

LUI EST POSEE

C'était dans,une des cabines du roufie de l'arrière que Uncle Prudent et Phil Evans avaient trouvé deux excellentes couchettes; du linge et des habits de rechange en suffisante quantité, des manteaux et des couvertures de voyage. Un Transatlantique ne leur eût point offert plus de confort S ils ne dormirent pas tout d'un somme, c'est qu'ils le voulurent bien, ou du moins que de très réelles inquiétudes les en empêchèrent, En quelle aventure étaient-ils embarqués? A quelle série d'expériences avaient-ils été invités,inviti,sil'on, permet ce rapprochement de mots français et latin? Comment l'affaire se terminerait-elle, et, au fond, que voulait l'ingénieur Robur ? Il y avait là de quoi donner à réfléchir.

Quant au valet Frycollin, il était logé; à l'avant, dans une cabine, contiguë à celle du maître-coq de l'Albatros. Ce voisinage ne pouvait lui déplaire. Il aimait à frayer avec les grands de ce monde; Mais, s'il finit, par s'endormir, ce fut pour rêver de chutes successives, de projections à travers le vide, qui firent de son sommeil un abominable cauchemar.

Et cependant, rien ne fut plus, calme que cette pérégrination au milieu d'une atmosphère dont les courants s'étaient apaisés avecle soir. En dehors du bruissement des ailes d'hélice, pas un bruit dans cette zone. Parfois, un coup de sifflet que lançait quelque locomotive terrestre en courant les, railsroads, ou des hurlements d'animaux domestiques; Singulier instinct! ces êtres terrestres sentaient la machine volante passer au-dessus d'eux et jetaient des cris d'épouvante à son passage.

Le lendemain, 14 juin, à cinq heures, Uncle Prudent et phil Evans se, promenaient sur la formes, on pourrait dire sur le pont de l'aéronef. Rien de changé depuis la veille; l'homme de garde à l'avant, le timonier à l'arrière

Pourquoi un homme de garde ? Y avait-il donc quelque choc à redouter avec un appareil, de même sorte ? Non, evidemment. Robur. n'avait pas encore trouvé d'imitateurs. Quant à rencontrer quelque aérostat planant dans les airs, cette chance était tellement minime qu'il, était permis de n'en point tenir compte.En tout cas, c'eût été tant pis pour l'aérostat - le pot de fser et le pot de terre. L'Albatros n'autait rien eu à craindre d'une semblable collision. Mais enfin, pouvait-elle se produire ? Oui ! Il n'était pas impossible que l'aéronef se mit à la côte comme un navire, si quelque montagne, qu'il n'eût pu tourner ou dépasser, eût barré sa route. C'était là les écueils de l'air, et il devait es éviter comme un bâtiment évite des écueils de la mer. L'ingénier, il est vrai, avait donné la direction ainsi que fait un capitaine, en tenant compte de l'altitude nécessaire pour dominer les hauts sommets du territoire. Or, comme l'aéronef ne devait par tarder, à planer sur un pays de montagnes, il n'était que prudent de veiller, pour le cas où il aurait quelque peu dévié de sa route. En observant la contrée placée au-dessous d'eux, Uncle Prudent et Phil Evans apercurent un vaste lac dont l'Albatros allait atteindre la pointe inférieure vers le sud. Ils en conclurent que, pendant la nuit, l'Erié avait été dépassé sur toute sa longueur. Donc, puisqu'il marchait plus directement à

l'ouest; l'aéronef devait alors remonter l'extrémité

l'extrémité lac Michigan. « Pas de doute possible ! dit Phil Evans. Cet ensemble de toits a l'horizon, c'est Chicago !»

Il ne se trompait pas. C'était bien la cité vers laquelle rayonnent dix-sept railways. la reine de l'Ouest; le vaste réservoir dans lequel affluent les produits de l'Indiana. de l'Ohio, dû Wisconsin, du Missouri, de toutes ces provinces qui forment là partie occidentale de l'Union.

Uncle Prudent, armé d'une excellente lorgnette marine qu'il avait trouvée. dans son roufle, reconnut aisément les principaux édifices de la ville. Son collègue put lui indiquer les églises, les édifices publics, les nombreux « élévators " où greniers mécaniques, l'immense hôtel Sherman, semblable à un gros dé à jouer, dont les fenêtres figuraient des centaines de points sur chacune dé ses faces.

« Puisque c'est Chicago, dit Uncle Prudent, cela prouve que nous sommes emportés un peu plus, à l'ouest qu'il ne conviendrait polir revenir à notre point dé départ. »

En effet, l'Albatros s'éloignait en droite ligne de la capitale de là Pensylbanie.

Mais, si Uncle Prudent eût voulu, mettre RobUr en demeure de les ramener vers l'est, il ne l'aurait pu en! ce moment; Ce matin-là, l'ingénieur ne semblait pas pressé de quitter sa cabine, soit qu'il y fût occupé de quelques travaux, soit qu'il y dormît encore. Les deux collègues durent donc déjeuner sans l'avoir aperçu.

La vitesse ne s'était pas modifiée depuis la veille. Etant donnée là direction du vent qui soufflait de l'est; cette vitesse n'était pas gênante, et, comme le thermomètre ne baisse que d'un degré par cent soixante-dix mètres d'élévation, la température était très supportable. Aussi, tout en réfléchissant, en causant, en attendant l'ingénieur, Uncle Prudent et Phil Evans se promenaient-ils sous ce qu'on pourrait appeler la ramure des hélices, entraînées alors dans un mouvement giratoire tel que le rayonnement de leurs branchés se fondait en un disque semi-diaphane.

L'Etat d'Illinois fut ainsi franchi sur sa frontière septentrionale en moins de deux heures et demie. On passa au-dessus du Père des Eaux, le Mississipi, dont les steamboats à deux étages ne paraissaient pas plus grands que des cahots. Puis, l'Albatros se lança sur l'Iowa, après avoir entrevu lowaCity vers onze heures dû matin.

Rien de particulier ne se produisit pendant cette journée. Uncle Prudent et Phil Evans furent absolument livrés à eux-mêmes. C'est à peine s'ils aperçurent Frycollin, étendu à l'avant, fermant les yeux pour ne rien voir; fît cependant, il n'était pas en proie au vertige. Comme on pourrait le penser. Faute de repères, ce vertige n'aurait pu se manifester ainsi qu'il arrive au sommet d'un édifice élevé. L'abîme n'attiré pas quand on le domine dé là nacelle d'un ballon ou de la plate-forme d'un aéronef ou, plutôt, ce n'est pas un abimé qui se creuse au-dessous de l'aéronaute, c'est l'horizon qui monté et l'entoure de toutes-parts;

A deux heures, l'Albatros passait au-dessus d'Omaha, sur la frontière du Nebraska, — Omaha-City, véritable tête de ligne de ce chemin de 1er du Pacifique, longue traînée de rails de quinze cents lieues, tracée entre New-York et San-Francisco. Un moment, on put voir les eaux jaunâtres du Missouri, puis la ville, aux maisons de bois et de briques, posée au centre de ce riche bassin, comme une boucle à la ceinture de fer qui serre l'Amérique du Nord à sa taille. Sans doute aussi, pendant que les passagers de l'aéronef observaient tous ces détails, les habitants d'Omaha devaient apercevoir l'étrange appareil. Mais leur étonnement à le voir planer dans les airs ne pouvait être plus grand que celui du président et du se crétaire du Weldon-Institute de se trouver à son bord.

En tout cas, c'était là un fait que les journaux

journaux l'Union allaient commenter. Ce serait l'explication de l'étonnant phénomène dont je monde entier s'occupait et se précccupait

depuis quelque, temps

Une heure après, l' Albatros avait dépassé Omaha. Il fut alors, constant qu'il se relevait vers l'est, en s'écartant de la PlatteRiver dont la vallée est suivie par le Pacifique-railway à travers la Prairie. Cela n'était pas pour satisfaire Uncle Prudent et Phil Évans.

« C'est donc sérieux, cet absurde projet de nous emmener aux antipodes,? dit l'un

— Et malgré nous? répondit l'autre. Ah ! que ce Robur y prenne garde ! Je ne suis pas homme à le laisser faire !... .

— Ni moi ! répliqua Phil, Evaris.. Mais, croyez-moi, Uncle Prudent, tâchez dé vous modérer...

- Me modérer !...

— Et gardez votre colère pour le moment où il sera opportun qu'elle éclate.

Vers cinq heures, après avoir franchi les Montagnes-Noires, couvertes de sapins et de cèdres, l'Albatros volait au-dessus de ce territoire qu'on a justemnt appelé les Mauvaises-Terres du Nébraska, — un chaos de collines couleur d'ocre, de morceaux de montagnes qu'on aurait laissées tomber sur le soi et qui se seraient brisées dans leur chute. De loin,, ces blocs prenaient les formes les plus fantaisistes. Ça et là, au milieu de cet énorme jeu d'osselets, on entrevoyait des ruines de cités du moyen âge avec forts, donjons, châteaux à mâchicoulis et à poivrières. Mais, en réalité, ces Mauvaises-Terres ne sont qu'un,ossuaire immense où, blanchissent par myriades les débris de pachydermes, de chéloniens. et même, dit-on, d'hommes fossiles, entraînés par quelque cataclysme inconnu des premiers âges. Lorsque le soir vint, tout ce bassin de la Platte-River était dépassé. Maintenant là plaine se développait,jusqu'aux extrêmes limites d'un, horizon très relevé par l'altitude de l'Albatros.

Pendant la nuit, ce ne furent plus des .sifflets aigus de locomotives, ni des sifflets graves de steam-boats qu troublèrent le calme du. firmament étoile. De longs mugissements, montaient parfois jusqu'à l'aéronef, alors plus rapproché du sol. C'étaient des troupeaux de bisons qui, traversaient la prairie, en quête de ruisseaux et de pâturages. Et, quand ils se taisaient, le froissiement des herbes, sous leurs pieds, produisait un sourd bruissement, semblable au roulement d'une inondation et très différent du frémissement continu des hélices.

Puis, de temps à autre; un hurlement de loup, de renard ou de chat sauvage, un hurlement de cocotte, ce canis latrans, dont le nom est bien justifié par ses aboiements sonores.

Et, aussi, des odeurs pénétrantes, la menthe, la sauge et l'absinthe, mêlées aux senteurs puissantes des conifères qui se propageaient à travers l'air pur de la nuit.

Enfin, pour noter tous ces bruits venus du sol, un sinistre aboiement qui, cette fois, n'était pas celui des coyottes; c'était le cri du Peau-Rouge, qu'un pionnier n'eût pu confondre avec le cri des fauves.

Le lendemain, 15 juin, vers cinq heures du matin, Phil Evans quitta sa cabine. Peutêtre, ce jour-là, se trouverait-il en face de l'ingénieur Robur?

En tout cas, désireux de savoir pourquoi il n'avait pas paru là veille, il s'adressa au contre-maître Tom Tnrner.

Tom Turner, d'origine anglaise, âgé de quarante-cinq, ans environ, large de buste; trapu de membres, charpente en fer avait une de ces têtes énormes et caractéristiques, à la Hogafth, telles que ce peintre d touts, ls laideurs saxonnes en a tracé dû bout de son pinceau. Si l'on veut bien examiner la planche, quatre du Harlots Progress, on y trouvera la tête de Tom Turner sur les épaulés du gardien de la prison, et on reconnaîtra que sa physionomie n'a rien d'encourageant;

(1) Voir les n°s des 9, 16, 23, 30 octobre, 6, 13 et 20

novembre.


LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES

351

Aujourd'hui, verrons-nous l'ingénieur Robur? dit Phil Evans. — Je ne sais, répondit Tom Turner. - Je ne vous demande pas s'il est sorti.

— Peut-être.

— Ni quand il rentrera,

- Apparemment, quand il aura fini ses courses ! "

Et, lè-déssùs, Tom Turner rentra dans son roufle.

Il fallut se contenter de cette réponse, d'autant moins rassurante que, vérification faite de la boussole, il fut constant que l'Albatros continuait à remonter dans le nordouest.

Quel contraste, alors, entre cet aride territoire des Mauvaises-Terres, abandonné avec la nuit, et le paysage qui se déroulait actuellement à la surface du sol.

Au loin commençait à se profiler, très confusément encore, une suite de crètes que le soleil levant bordait d'un trait de feu.

C'étaient les Montagnes-Rocheuses.

Tout d'abord, ce matin-là, Uncle Prudent et Phil Evans furent saisis par un froid vif. Cet abaissement de la température n'était point dû à une modification du temps, et le soleil brillait d'un éclat superbe.

« Cela doit tenir à l'élévation de l'Albatros dans l'atmosphère », dit Phil Evans.

En effet, le baromètre, placé extérieurement à la porte du rouflé central, était tombé à cinq cent quarante millimètres — ce qui indiquait une élévation de trois mille mètres environ. L'aéronef se tenait donc alors à une assez grande altitude, nécessitée par les accidents du sol.

D'ailleurs, une heure avant, il avait dû dépasser la hauteur de quatre mille mètres, car, derrière lui, se dressaient des montagnes que couvrait une neige éternelle.

Dans leur mémoire, rien ne pouvait rappeler à Uncle Prudent ni à son compagnon quel était ce pays. Pendant la nuit, l'Albatros avait pu faire des écarts, nord et sud, avec une vitesse excessive, et cela suffisait pour les dérouter.

Toutefois, après avoir discuté diverses hypothèses plus ou moins plausibles, ils s'arrêtèrent à celle-ci : ce territoire, encadré dans un cirque de montagnes, devait être celui qu'un acte du Congrès, en mars 1872, avait déclaré Parc National des Etats-Unis.

C'était en effet cette région si curieuse. Elle méritait bien le nom de parc — un parc avec des montagnes pour collines, des lacs pour étangs, des rivières pour ruisseaux, des cirques pour labyrintes, et, pour jets d'eau, des geysers d'une merveilleuse puissance,

Au surplus, en trois quarts d'heure, le lac fut franchi, et, un peu plus loin, la région de ces geysers qui rivalisent avec les plus beaux de l'Islande. Penchés au-dessus de la plateforme, Uncle Prudent et Phil Evans observaient les colonnes liquidés qui s'élançaient comme pour fournir à l'aéronef un élément nouveau. C'étaient " l'Eventail » dont les jets se disposent en lamelles rayonnantes, le « Château fort », qui semble se défendre à coups de trombes, le « Vieux fidèle » avec sa projection couronnée d'arcs-en-ciel , le « Géant », dont la poussée interne vomit un torrent vertical d'une circonférence de vingt pieds, à plus de deux cents pieds d'altitude.

Ce spectacle incomparable, on peut dire unique au monde, Robur en connaissait sans doute toutes les merveilles, car il ne parut pas sur la plate-forme. Etait-ce donc poulie seul plaisir de ces hôtes qu'il avait lancé l'aéronef au-dessus de ce domaine national? Quoi qu'il en soit , il s'abstint de venir chercher leurs remerciements. Il ne se dérangea même pas pendant l'audacieuse traversée des Montagnes-Rocheuses, que l'Albatros aborda vers sept heures du matin.

On sait que cette disposition orographique s'étend; comme une énorme épine dorsale, depuis les reins jusqu'au cou de l'Amérique septentrionale , en prolongeant les A-ndes mexicaines. C'est un développement de trois mille cinq cents kilomètres que domine le

pic James, dont la cime atteint presque douze mille pieds.

Certainement, en multipliant ses coups d'ailes, comme un oiseau de haut vol, l'Albatros aurait pu franchir les cimes les plus élevées de cette chaîne pour aller retomber d'un bond dans l'Orégon ou dans l'Utah. Mais la manoeuvre ne fut pas même nécessaire. Des passes existent qui permettent de traverser cette barrière sans en gravir la crête. Il y a plusieurs de ces « canons », sortes de cols, plus ou moins étroits, à travers lesquels on peut se glisser, — les uns tels que la passe Bridger que prend le railway du Pacifique pour pénétrer sur le territoire des Mormons , les autres qui s'ouvrent plus au nord ou plus au sud.

Ce fut à travers un de ces canons que l'Albatros s'engagea, après avoir modéré sa vitesse, afin de ne point se heurter contre les parois du col. Le timonier, avec une sûreté de main que rendait plus efficace encore l'extrême sensibilité du gouvernail, le manoeuvra comme il eût fait d'une embarcation de premier ordre dans un match du Royal Thames Club. Ce fut vraiment extraordinaire.

Et, quelque dépit qu'en ressentissent les deux ennemis du « Plus lourd que l'air », ils ne purent qu'être émerveillés de la perfection d'un tel engin de locomotion aérienne.

En moins de deux heures et demie, la grande chaîne fut traversée, et l'Albatros reprit sa première vitesse à raison de cent kilomètres. Il repiquait alors vers le sudouest, de manière à couper obliquement le territoire de l'Utah en se rapprochant du sol. Il était même descendu à quelques centaines de mètres, lorsque des coups de sifflet attirèrent l'attention d'Uncle Prudent et de Phil Evans.

C'était un train du Pacific-Railway qui se dirigeait vers la ville du Grand-Lac-Salé.

En ce moment, obéissant à un ordre secrètement donné, l'Albatros s'abaissa encore, de manière à suivre le convoi lancé à toute vapeur. Il fut aussitôt aperçu. Quelques têtes se montrèrent aux portières des wagons. Puis, de nombreux voyageurs encombrèrent ces passerelles qui raccordent les « cars » américains. Quelques-uns même n'hésitèrent pas à grimper sur les impériales, afin de mieux voir cette machine volante. Hips et hurrahs coururent à travers l'espace ; mais ils n'eurent pas pour résultat de faire apparaître Robur.

JULES VERNE. (A suivre.)

CONSEILS PRATIQUES

CONTRE LE RHUME DE CERVEAU

Il ne faut pas rester indifférent et fataliste, quand on a le malheur d'attraper souvent et facilement des coryzas, et qu'on en est plus ou moins malade, quand ce rhume a l'habitude de vous « tomber sur la poitrine , comme on dit. Alors, permettez-moi de reproduire ici la formule d'un remède dont le nom est barbare, mais dont l'effet est souvent puissant. Tous les pharmaciens pourront vous préparer l'Olfactorium anticatarrhoicum — pardon ! — que voici :

Acide phénique très pur 5 grammes.

Alcool rectifié 15 —

Liqueur ammoniacale caustique. 5 —

Eau distillée 10 —

Vous faites mêler tout cela et mettre dans un flacon en verre de couleur bouché à l'émeri, — notez ce détail important, parce qu'un bouchon, de liège ferait tourner le mélange au noir et le rendrait sans effet.

Dès le début du coryza, versez-en quelques gouttes sur un morceau de papier buvard chiffonné, dans la paume de la main, et fermant les yeux, vous verrez vous-même pourquoi, respirez par le nez et la bouche les vapeurs qui s'en échappent, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus d'odeur.

Aux premiers moments, ce n'est pas positivement suavo ; mais si vous persistes et que le rhume ait été prie au borceau, vous la tuez du coup, huit ou neuf foie snr dix.

C' est la grace que je vous souhaite.

LES ANNALES POLITIQUES & LITTÉRAIRES

L'émission des 3,250 obligations créées par la Société a été complètement couverte.

Les titres sont actuellement à l'impression. La distribution pourra en être faite dans le courant dé janvier prochain aux souscripteurs qui les ont libérés par anticipation.

LES LIVRES DE LA SEMAINE

Ont paru cette semaine :

Chez Rothschild. — Nos Zouaves, historique, organisation, faits d'armes, les régiments, vie intime, par Paul Laurencin ; orné de cent illustrations (10 fr;)

— Chez Charpentier. — La Terre, roman, par Emile Zola (3.50).

— Chez Perrin. — Paule Sainte-Reine, roman, par Benjamin Guinaudeau (3.50) ; Karita, roman, par Charles Diguet (3.50).

— Chez Plon-Nourrit. — Chevauchées poétiques sur Pégase, par Jules Nollée (3.50).

— Chez Lemerre. —Errant, poésies, par Léonce de Larmandie; Mademoiselle Valérie, nouvelles, pan Georges Dampt (3.50).

— Chez Hetzeh — Nord contre Sud, par Jules Verne, seconde partie de la série « les Voyages extraordinaires » (3.50).

— Librairie des Bibliophiles. — Les Essais de Montaigne, publiés par Motheau et Jouaust, tome cinquième (3 fr.)

LA VIE CHRETIENNE paraît à Nîmes le 1er de chaque mois. On s'abonne au prix de 10 fr. par an dans tous les bureaux de poste et chez M. le pasteur L. TRIAL, rue Titus, 1, à Nîmes.

Cette revue représente le christianisme libre et progressif. Etrangère aux discussions ecclésiastiques, elle cherche à faire connaître l'Evangile de la dignité, de la justice et de l'amour. Elle s'occupe de littérature, d'histoire et d'art, et compte parmi ses collaborateurs : MM. Viguié, Rod-Reuss, Bonet-Maury, A. Sabatier, Grotz, Dardier, Schulz, Roberty, etc.

LES JEUX DU DIMANCHE

595. — Charade

Potage à deux, jambon à tout, Perdrix à l'un : voilà mon goût !

596. — Mots en losange

Par Deux Flambeaux de Bordeaux

On n'aime pas sans un ; on n'écrit pas sans deux. Quand je songe à mon trois, je revois don Quichotte. Mon quatre est le pays dn soleil radieux, On y voit le palmier, et puis là bergamotte. Mieux vaut encor mon cinq que le plus vague espoir. Mon six est à la foire, et mon sept dans revoir.

SOLUTIONS

591. — Devinette Mais (Siam).

592. — Casse-tête anagrammatique

1° Le Vengeur; 2° La Méduse ; 3° Le Monitor; 4° Le Leviathan ; Le Kent ; 6° La Jeannette.

TIRÉSIAS.

Adresser les solutions à TIRESIAS, à l'administration du Journal, 6, me Coq-Héron.


352 LES ANNALES POLITIQUES ET LITTERAIRES

ONT TROUVÉ :

Deux problèmes.

Deff Alko Zaya.— Un R. venant de la Mastre.— L. L., à St-Péray. — Petit Chose. — Eurêka, à Costelmoron. — Fineflights. — Les 4 fils à papa. — 1 Knour gai.- L. S., à Bordeaux. —Ely O'Tropp.

— Le père Spicace, à Bouilly. — Georgette, à Dominé. — Lord I. Pliun. — Noël de Curamal. — Famille Byrrh, de Rouen. — Des Costières.— Le Sphinx Mendois. — Hellélui. — E. R. (Les Arcs).

Un problème.

Blanche Baudu. — Un vilain moustique. — Père Hoquet. — Jull et Frou-Frou. — L'ami Kar aime.

— 1 Instituteur de la Romanche. — Une A. J. T., à Cunlhat.— 2 1 en barre à 100. — V. Nard. — J. Escande. — Une amie de Graziella. — Belzébuth.

— Kikamy. — C. Phaëlis. — C. V., à Dijon. — Alexandre. — 4 nains liés. — Crapulos. — A. L., à Avignon. — 1 futur bachelier. — A. Lynn. — 1 Emule aux Champs. — Gaussot. — Une ourse de Savoie.— Louise et Suzanne, — La Société des Aiglons. — Ah ! le feu raide. — Le Petit Chose, à Gray. — Liane Scintoise. — 1 abbé sortant d'oraison. — Zite. — De Zamis. — Chat. o. — 1 gare au nez. — Thé, lait, gras feu. — Violette. — 1 vésulien. — Piètro-Agosto. — R., à Courgeac. — Un Bayeusain.— Led O'Nienn. — Laid 3 frais R. B. harnais. — Soulomis. — 1 exilé. — 7 so 6 son.

— Théobrame. — Tire-pouce. — Lord Hélier, à Lesear. — Jujube. — Lord Dun.

PETIT COURRIER

M. G. B.,à Saint-Brais (Suisse). — 33 ; trouverez ci-contre prix de la collection des Annales.

if. J. S. (Vosges). — Y songerons, votre idée a du bon.

M. C. G.. P., à S. — Inconnu.

M. A. G., à Villefranche. — Adressez-vous à la Cie Edison.

20.699.- 4,75.

M. P. R. — Idée charmante, beaucoup de sentiment, la forme est encore imparfaite.

M. L. L., à Sarrane. — Voyez Théâtre en famille, par Genevraie, chez Hetzel.

H.Joselin.— Oui; vers corrects, idée gracieuse.

M. V., à A. {Dr(me). — Chevalier Maresq, rue Soufflot.

M. B., à Toulon. — Pouvez demander autant de primes qu'il vous plaira.

M. E. V., à Remiremont. — 1° Oui ; 2° Oui ; 3° Calmann Lévy ; 4° Pouvez prolonger abonnement ; numéros qui manquent 0.25 c.

M. E. M. — Chercherons encore, détails assez vagues.

M. F. G. M. — 111, boulevard Saint-Germain.

M. A. — Chronique viticole assez étendue ; intéressante.

M. I. — 1° Avais ; 2° Les doux expressions sont bonnes.

M. E. A„ à Clermont. — Au porteur.

M. G. T.. à N. — Adressez-vous Société d'Agriculture, rue de Grenelle.

M. A.A.Y. — 1 et 7.

M. G. de V. — Envoyez l'autre.

if. X. Y. Z., à V. — Ecrivez Masson, boulevard Saint-Germain.

M. J. L. G., à Bordeaux. — Vous répondrons par lettre spéciale.

if. P. V. Chanenard. — Vers charmants ; goûtons beaucoup le Fossoyeur et surtout les Vendanges.

M. A. G., à Lavaur. — Renvoyez-nous manuscrit.

if. R. D. S. — Jolis vers, forme un peu rude.

M. A. F., à Lyon. — 1° Ne disposons que d'une page pour musique ; 2° y songerons ; 3° 30.000.

M. P. Thones. — Avons répondu ; renvoyez lettre.

M. B. L. — Intéressant, fort bien écrit, un peu long pour les Annales.