L'ORIENT
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THÉOPHILE GAUTfKR
L'ORIENT
TOME PREMIER
PARIS
G. CHARPENTIER, ÉDlTEUIi
13, HUE DE GRKNEUE-SAl.NTGERSim', 13
Tous droit 1! resméi
Théophile Gautier a laissé opars dans plusieurs recueils et journaux un grand nombre d'éludés suï YOrient, parues à différentes époques et qui n'ont jamais, jusqu'à ce jour, été coordonnées et réunies.
Nous avons pensé" qu'il serait dn plus grand intérêt de classer et de présenter dans leur ensemble ces divers travaux sur des pays que connaissait si bien tt qu'aimait tant l'illustre écrivain, et c'est la réunion de ces études variées que nous publions sous le titre de : L'Orient,
L'ORIENT
VOYAGES ET VOYAGEU11S
VENISE w
Je me trouvais à Venise au mois de septembre 18... Quelle raison avais-jc d'y être? Aucune, si ce n'est que cette nostalgie de l'étranger, si connue des voyageurs, s'était emparée de moi, un soir sur le perron de Tortoni. Quand cette maladie vous prend, vos amis vous ennuient, vos maîtresses vous assomment, toutes lés femmes, même celles des autres, vous déplaisent : Cerito boite, Alborii détonne ; vous ne pouvez lire de suite
. (1) Écrit en 18 Ï2.
■ I. ■ 1
S L'OHIENT. ,
deux stances d'Alfred de Musset; Mérimée vous paraît plein de longueurs; vous vous apercevez qu'il y a des antithèses dans Victor Hugo et des fautes de dessin dans Eugène Delacroix ; bref, vous êtes indécrottable. Pour dissiper ce spleen particulier, la seule recette est un passe-port pour l'Espagne, l'Italie, l'Afrique ou l'Orient. Voilà pourquoi j'étais à Venise au mois de septembre 18.,, J'y traitais ma grise mélancolie par de fortes doses d'azur,
La plus singulière ville du monde, à coup sûr, c'est Venise, cet Amsterdam de l'Italie. On l'a décrite mille fois, elle est toujours aussi nouvelle. Qui a vu Vicence peut se faire une idée de Padoue ; Rome ressemble à Florence, Paris à Londres; Venise no ressemble qu'à s"'.3-mème. Ce n'est ni une ville gothique ni une Ville romaine : c'est quelque chose qu'on rie saurait définir. Cette architecture étrange et fantastique n'a rien de commun avec celle que vous connaissez. Ces belvédères sur le sommet des toits, ces cheminées en forme de colonnes et de tours; ces grands palais de
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marbre aux fenêtres en arcade, aux murs bariolés do fresques et de mosaïques, aux frontons hérissés do statues ; ces églises avec leurs clochers de formes si variées, dômes, coupo les, flèches, aiguilles, tourelles, campaniles; ces ponts aux arches svcltes et hardies tout chargés de sculptures; ces piazzas passes en marqueterie ; ces canaux qui se croisent en tout sens, doublant dans leur clair miroir les maisons qui les bordent; ces tentes de toile rayée où se tiennent les marchands; ces poteaux armories qui servent à amarrer les barques des nobles; ces escaliers dont la mer baigne les dernières marches; ces embarcations de toutes grandeurs, yachts, felouques, chebecs et gondoles, qui filent silencieusement sur l'eau endormie des lagunes; ces costumes grecs, turcs, arméniens, que le commerce du Levant y attire; tout cela, en face de l'Adriatique, sous le ciel de Paul Véronèso, forme un spectacle extraordinaire et magnifique que l'on ne peut rendre avec des paroles et qu'on peut seulement imaginer. Canalclti et Bonnington, Daguerre
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et son diorama, tout admirables qu'ils sont, restent encore bien au-dessous de la réalité.
Qu'y a-t-il de plus beau au monde que l'aspect de la piazza di San-Marco, quand on vient du côté de la mer?
A gauche, le pàlazzo Ducale avec sa façade de marbres rouges et blancs disposés en petits carreaux, sa ceinture de colonnettes, ses trèfles et ses ogives, ses gros piliers trapus dont le fût plonge dans le sol, sa frise crénelée, ses huit portes, son toit de cuivre, ses figures symboliques de Bartolomeo Bono, ses lions ailés, la griffe sur leur livre, son pont des Soupirs, son luxe lourd et sombre, qui le fait à la fois ressembler à une forteresse et à une prison.
A droite, la bibliothèque publique, du dessin de Sansovino, avec son double cordon de colonnes et d'arcades, sa balustrade à jour, sa ligne de statues mythologiques, ses enfants nus, soutenant, au-dessus de la corniche, des feuillages et des festons.
Au milieu, les deux colonnes de granit africain d'une grosseur et d'une hauteur
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prodigieuses, qui servent de piédestaux, l'une à une statue de saint Théodore, l'autre à un lion ailé de bronze, la tête tournée vers la mer comme pour dénoter qu'il veille à son empire, C'est entre ces deux colonnes qu'ont lieu les exécutions, qui se faisaient autrefois sur la piazza di San-Giovanni-in-Bragola. Le doge Marino Faliero, battu par la tempête, fut forcé de prendre terre en cet endroit le jour de son installation, et cela fut généralement regardé comme de mauvais augure, On sait ce qui en arriva.
Au fond, la chiesa ducale di San-Marco, le plus étonnant édifice qui se puisse voir. Ce n'est pas une cathédrale gothique, ce n'est point une mosquée turque, encore moins une métropole grecque, et cependant c'est tout cela. Ses aiguilles et ses pignons, évidés à jour, sont gothiques ; ses trois coupoles de plomb, qu'on prendrait pour des casques,'rappellent les mosquées orientales; on est tout surpris d'y voir une croix. Ce
grand dôme est antique, ce plein cintre est
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ô L'ORIENT.
roman ; "cette tribune qui fait le tour de l'édifice, ces quatre colonnes qui portent sur une seule, ces cinq arches brodées et fleu ronnées sont byzantines ou moresques. C'est un incroyable mélange de pierres, de marbres, de porphyres, de briques, de granits, de mosaïques et de fresques, de dorures et de statues, d'arabesques folles et hardies, de piliers ventrus et de colonnes frêles, qui n'a pas d'exemple au monde et qui n'en saurait avoir. Il faudrait un volume pour décrire l'intérieur; on dirait une caverne fouillée dans le roc vif avec des stalactites d'or et de pierreries. Les quatre fameux chevaux , , de bronze caracolent sur le portail.
La torre dcll'Orologio, bâtie en 1490, sur les dessins de Carlo Ilinaldi, avec son cadran, qui, outre les heures, marque le mouvement de la lune et du soleil, avec sa madone dorée, ses anges en adoration, son Hon sur champ d'azur étoile, son doge à genoux, sa cloche où deux jacquemars, représentant de Mores, frappent l'heure de leur marteau au grand réjouissement de la multitude.
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Les trois grands étendards* supportés par des piédestaux de bronze d'un travail exquis, d'Alessandro Leopardi, auxquels, les jours de fête, on append trois flammes de soie et d'or qui se déroulent gracieusement à la brise de la mer.
Le Campanile, tour d'une élévation prodigieuse, à qui tous les clochers de Venise ne vont qu'à la cheville, et qui est plus haute que la tour de Bologne et d'Argentine, L'ange de cuivre creux qui lui sert do girouette a quatorze pieds de haut. On y monte par une rampe douce et sans.escalier. Un immense panorama se déploie à vos yeux ; un ciel clair et profond vous environne, l'horizon s'étend sans fin devant vos pieds; des côtes plates et des vases d'une teinte cendrée, la mer bleue et transparente forment les bords du cercle ; des toits de toutes les couleurs, de toutes les formes, chatoient au soleil dans le fond du gouffre. Le palazzo Ducale, la Zuccca, les Procuratorie, la chiesa di San-Marco se détachent de ces îlots de maisons; le clocher de San-Moise,
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l'aiguille rouge de San-Francisco délia Vigna, les tourelles de San-Jona semblent se .hausser pour vous atteindre. Plus loin, la Dogana avance sa pointe; San-Giorgo, toute fière de son église de Palladio, de son dôme et de sa tour> se découpe, riante et verte, dans un archipel de petites îles. Vous voyez les prames,. lés pôlaercs, les briganlins qui font quarantaine à San-Servolo, ou qui voguent à pleines voiles sur le grand bassin \ les canaux intérieurs, dont vous ne pouvez, apercevoir l'eau, coupent de sillons profonds les niasses d'architecture groupées au pied du Campanile. DU reste, ce tableau est muet ; cette rumeur sourde, ce vagissement d'une grande ville, qu'on entend des tours de Notre-Dame ou du dôme de Saint-Paul, ne frappent pas votre oreille : aucun bruit ne se fait entendre; Venise, en plein jour, est plus silencieuse que les autres capitales dans la nuit. Cela tient à l'absence des chevaux et des voitures. Un cheval est un phénomène à Venise. Aussi, Byron et ses chevaux, qu'il domptait au Lido,. étaient-ils poin» les
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Vénitiens un grand sujet d'étonnement. Mais voici le revers de la médaille. Venise est une ville admirable comme musée cl comme panorama, et non autrement. Il faut la voir à vol, d'oiseau. L'humidité y est extrême ; une odeur fade, dans les chaudes journées d'été, s'élève des lagunes et des vases ; tout y est d'une malpropreté infecte, Ces beaux palais de marbre et d'or, que nous venons de décrire, sont salis par le bas d'une étrange manière ; l'antique Bucentaure luimême, que les Français ont brûlé pour en avoir la dorure, n'était pas, s'il en faut croire les historiens, plus à l'abri de ces dégoûtantes profanations que les autres édifices publics, malgré les croix et les rispetto dont ils sont couverts. A ces palais s'accrochent comme un pauvre au manteau d'un" riche, d'ignobles masures moisics et lézardées qui penchent les unes vers les autres, et qui, lasses d'être debout, s'épaulent familièrement aux flancs de granit de leurs voisines. Les rues (car il y a des rues à Venise, bien qu'on n'ait pas l'air de le croire) sont élroi-
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tes et sombres, avec un dallage qui n'a jamais été refait. Des vieux linges et des matelas sèchent aux fenêtres ; quelque figure hâve et fiévreuse se penche pour vous regarder passer. Nul métier bruyant, nulle animation ; quelque rare piéton glisse silencieusement sur les dalles polies. Hors Saint-Marc, tout est mort ; c'est le cadavre d'une ville et rien de plus, et je ne sais pas pourquoi les faiseurs de librcltt et de barcarôlles s'obstinent à nous parler de Venise comme d'une ville joyeuse et folle. La chaste épouse de la mer est bien la ville la plus ennuyeuse du monde, ses tableaux ctses palais une fois vus.
Les gondoles, dont ils font tant de belles descriptions, sont des espèces de fiacres d'eau qui ne valent guère mieux que ceux de terre.
C'est un cercueil flottant, peint en noir, , avec une dunette fermée au milieu, un morceau de fer hérissé de cinq à six pointes à la proue et qui ne ressemble pas mal aux chevilles d'un manche de violon. Un seul homme fait marcher cette embarcation avec une
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rame unique qui lui sert en même temps de gouvernail. Quoique l'extérieur n'en soit pas gai, il se passe quelquefois à l'intérieur des scènes aussi réjouissantes que dans les voitures de deuil après un enterrement.
Les gondoliers sont des marins butors qui mangent des lazagnes et du macaroni, et ne chantent pas du tout de barcorolles.
Quant aux sérénades sous les balcons, aux fêtes sur l'eau, aux bals masqués, aux imbroglios d'opéra-comiqUe, aux maris et aux tuteurs jaloux, aux duels, aux escalades, aux échelles de soie, aux grandes passions à grands coups de poignards, — cela n'existe pas plus - là qu'ailleurs.
Voici la manière dont vivent les habitants, j'entends ceux qui ont les moyens do vivre ; elle est la plus monotone de la teuo. Ils se lèvent à midi, promènent leur désoeuvrement par la ville jusqu'à trois heures, dînent fort sobrement, font la sieste, s'habillent et vont au casino jusqu'à neuf heures ; puis à l'Opéra, ôu personne n'écoute, attendu que les Italiens sont le peuple le plus musicien do
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l'Europe; puis au casino, où ils prennent dés glaces, assis tranquillement devant de petites tables, parqués chacun dans leur café respectif : les nobles avec les nobles, les courtiers avec les courtiers, les juifs avec les juifs, les retimte (femmes sut le retour) avec les rctirate, les fringantes (femmes à là mode) avec les fringantes, ainsi de suite ; car, à Venise, ics classes ne se confondent pas. Tout ce monde attend le jour pour rentrer chez soi et se coucher. Les Italiens n'ont pas le sentiment du foyer ; ils ne comprennent pas le bonheur de la maison; ils vivent entièrement dehors.
Les anciens nobles végètent obscurément dans quelque coin de leur palais, sous les combles, mangeant du macaroni au fromage avec leurs valets, à demi vêtus de guenilles pour ménager leurs habits neufs, ne lisant pas, ne s'oecupant de rien. Chaque femme, comme dans tout le reste de l'Italie, a son ctctsbco ou palito qui l'accompagne à la messe, à l'Opéra, au casino ; cela au vti et au su do son mari, qui ne s'en inquiète
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pas le moins du monde, et sert souvent de médiateur dans les querelles qui surviennent entre eux. Parlez-nous après cela de la jalousie italienne ! Lire, écrire tant bien que mal, faire un peu de musique, voilà à quoi jsc réduit l'éducation des femmes. Peu vives et peu spirituelles, elles n'ont aucune ressource pour la conversation. Le sigisbéisme n'est pas .aussi immoral au fond qu'il le paraît d'abord : c'est une espèce de mariage de coeur auquel elles sont ordinairement plus fidèles qu'au premier ; il est bien rare qu'on se quitte : quand il n'y a plus d'amour, l'amitié le remplace; quand il n'y a plus d'amitié, l'habituâc en tient lieu. On ne saurait rien voir de moins romanesque et de plus bourgeois.
Quant à la beauté des femmes italiennes, dont nos jeunes modernes se sont enthousiasmés sur la foi de Byron, elle n'a rien de bien extraordinaire. Malgré la dénomination générale de beau sexe, en Italie comme ailleurs, les laides sont en majorité ; de grandes tètes droites, un peu trop fortes pour le corps,
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et tout à fait classiques, un coloris mat et sans transparence, la gorge mal faite et la taille épaisse ; ce qu'elles ont de plus beau, ce sont les mains et les épaules. Quoi qu'en dise le noble poëte, qui probablement nvait ses raisons pour cela, les Anglaises l'emportent sur elles de toutes les manières.
Je ne comprends guère non plus l'admi- ' ration de nos gothiques pour cette ville. 11 y a très-peu d'ogives ; à l'exception du palais Ducal et de Saint-Marc, toutes les fabriques sont de cette architecture que l'on ne se fait pas faute ici d'appeler rococotc et perruque. L'ionique y abonde, le corinthien y est en grand honneur ; le dorique n'y est pas mal vu ; le toscan et le composite se carrent sur toutes les façades, et quelquefois tous ensemble sur'la même. Les églises sont inondées de jour, enjolivées de marbre de couleur, enluminées de fresques, l'or y brille de toutes parts; c'est un luxe mondain, une coquetterie profane, toute différente de la majestueuse gravité des cathédrales du moyen âge. Enlevez l'autel, cela aura l'air d'un salon,
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d'une galerie de tableaux. Ces anges seront des Amours, cette Vierge une Vénus, ces saintes des Grâces. La piété des Italiens est toute de surface. Une madone mal peinte aura peu d'adorateurs ; les saints vieux et bar, bus ne font pas fortune auprès des femmes. Le Saint-Michel du Guide, à Rome, est célèbre par les passions qu'il a inspirées. La plus petite église de Venise est riche en tableaux de grands maîtres. Paul Vêronèse, Tintoret, Titien, le vieux Palma, le Fiamingo, le cavalier Liberi, Allessandro, Tarchi, Alicnse, Malombra, Giovanni Bellino, Diamantini, Giambatista da Concgliano, ont tous, plus ou moins, contribué à embellir de leur pinceau les dômes, les sianze, les scuolc, les cloîtres, les palais et les chapelles. Les sculpteurs ne sont pas non plus restés en arrière. Andréa Riccio de Padoue, Sansovino, Alcssandro Vittoria, Bartolomeo Bôno, Danèsc, Nicolo dei Conli, et cent autres, ont couvert de statues et de bas-reliefs tous les monuments publics. U y a à Venise cinq cents ponts : celui de
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Rialto, d'une seule arche toute de marbre, avec deux rangs de boutiques, et des basrelicfs'représcntant des sujets religieux^ par Girolâmo Campagna, est un des plus connus ; beaucoup d'autres ne lui sont pas inférieurs en hardiesse, en élégance.
Parmi ses trois cents églises, il y en a une foule dont on no parle pas, et qui méritent cependant qu'on en fasse mention : — La Madonna-de-Miracoli, dont la façade est ornée de porphyre et de serpentine, et où l'on voit l'image de Notre-Dame, sculptée par le célèbre Pirgotèlc. — San-Giacomo-di-Rialto, une des plus anciennes de Venise : il y a cinq autels ; sur le plus grand, fait de marbre blanc, est placée une statue de saint' Jacques, par Alessandro Vittoria ; l'autel do saint Antoine est embelli do colonnes de mar-. •bre de couleur, et l'image du saint en bronze est do Girolâmo Campagna. — San-Rocco : la statue du saint est de Bartolomco Bergaïnano ; deux autres, de saint Sébastien et saint Pantaléon, de Mosca. Le tableau d'autel représentant l'Annonciation a été peint
VENISE. 17
par Fraricesco Solimeno, de Naptçs. Les autres peintures sont de Pordenone, du Tintoret, de Titien, de Vivarini et d'Antonio Firmiani. — San-Geminiano : la Maddalcnâ, Santa-Maria-Zobenigo sont dignes d'attirer l'attention de l'artiste et du voyageur. San* Giovamii-et-Paolo, près la scuola di SanMarco, possède quinze autels ; le principal est un des plus beaux et des plus majestueux de la ville ; il est fait de marbre fin, avec un tabernacle élevé sous un arc, porté par dix grandes colonnes, et deux anges sur tes côtés, qtii ont chacun dans la main une cassette dorée contenant les reliques de saint Jean et de saint Paul. La chapelle de NotreDame du Rosaire vaut qu'on y fasse attention. L'autel est isolé, avec une coupole soutenue par quatre colonnes de marbre précieux ; la statue de la Vierge est d'Alessandro Vittoria ; quelques autres, do Girolâmo Campagna. Les bronzes de la chapelle de Saint-Dominique ont été fondus par Mazza, de Bologne. Il faudrait une page rien que pour écrire les noms des artistes célèbres
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dont on y admire les ouvrages, et des personnages illustres dont les mausolées et les épitaphes couvrent les murs et le payé.
'Le palazzo Ducale, les scuole, les palais Grimani, Pisani, Rezzonico et Grani renferment, en tableaux et en statues, d'innombrables richesses. Nous ne parlerons pas do l'escalier des Géants, avec ses deux colosses de Sansovino ; des statues d'Adam et d'Eve, d'Andréa Riccio ; des deux puits de bronze ornés d'arabesques et de figures, par Niccolo dei Conti, et de toutes les merveilles du Cortile, ni de la gueule de lion, qui, dépouillée maintenant de ses terreurs mystérieuses, ressemble à s'y tromper à une boîte aux lettres, ni du conseil des Dix, ni des seigneurs de la nuit, ni de tout cet attirail de francsjuges et d'inquisiteurs dont la République sérénissime aimait à s'entourer; d'ailleurs, la domination autrichienne a remplacé tout cela, et, maintenant, c'est un officier allemand, un tedesco, qui épouse la mer. Et pourtant rien n'est changé à Venise ; car, c'est une chose digne de remarque, en Italie,
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on n'a rien bâti depui? trois cents ans ; la ville a conserve sa physionomie du quinzième siècle ; pas une construction nouvelle no vient faire dissonance. Ce luxe des habitations fait un singulier contraste avec la misère des habitants. Ce sont des résidences royales occupées par des gueux. C'est comme si une famille ruinée était forcée, faute de se pouvoir loger ailleurs, de garder la maison de ses pères jadis riches, et de courir en guenilles et nu-pieds par les beaux appartements dorés cl couverts de tableaux. Le confort est ce qui manque absolument à Venise, ville bâtie dans un autre temps, pour d'autres moeurs et d'autres usages. Les moeurs et les usages s'en sont allés ; la ville reste ; et ceux qui y sont n'ont pas de quoi la refaire. Venise, maintenant, n'est plus qu'une admirable décoration, un beau sujet de dio rama ; tout y est sacrifié à l'extérieur.
Artistes! pendant qu'elle est encore debout, — et, dans quelque temps d'ici, ce ne sera plus qu'une ruine immense au milieu d'un marais méphitique, praticable tout au
SO L'ORIENT.
plus pour les poissons, — allez, copiez toutes ces façades, dessinez ces statues, faites des croquis d'après ces tableaux; puis, quand votre mémoire sera pleine, et votre album couvert d'un bout à l'autre, si vous voulez garder votre illusion, suivez mon avis, partez vite, et ne revenez plus, et vous croirez avoir fait un beau rêve!
LE DANUBE
ET LES POPULATIONS DANUBIENNES
D'APRÈS IES AQUARELIES ETHNOGRAPHIQrES DE H. TH. VALElÙo,
1
Les touristes ont leurs habitudes. Ils affectionnent de certains pays et no poussent pas leurs excursions au delà. Les artistes euxmêmes, que la curiosité pittoresque et le désir de trouver de nouveaux types sembleraient devoir entraîner vers les contrées moins connues, s'en tiennent presque toujours à l'Italie ou tout au plus à l'Espagne et à l'Afrique française. M. Th, Valerio n'est
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pas do ceux-là, et il s'est bravement avancé eu explorateur à travers des régions pour ainsi dire aussi vierges que les forêts do l'Amérique, bien qu'elles occupent une grande surface de l'Europe cl fassent partie d'un empire civilise. Un bien petit nombre de voyageurs y ont pénétré, et parmi ceux-là presque tous étaient étrangers à l'art et aux lettres et n'ont point fixé leurs souvenirs, M, Valerio a comblé cette lacune, et, après un séjour do deux ans, il rapporte toute la Hongrie dans son portefeuille en aquarelles d'une fidélité rare cl d'une exécution supérieure,
Pendant que nous examinions ce riche album, l'artiste nous racontait son voyage à mesure que se présentaient les types des pays qu'il avait parcouru;.., et, de ces nettes et vives remarques, nous allons composer une sorte de texte nécessaire à l'intelligence des figures. La série de dessins terminée par M. Valerio, qui ne s'eri tiendra pas là et peindra tous les types de la monarchie autrichienne, comprend la Hongrie, mais sur-
LE DANUBE. ' 23
tout cette Hongrie pittoresque et sauvage qui ne commence guère qu'au delà du pont do Szolnok.
Quand on a franchi la Theiss sur le pont chancelant, un horizon indéfini se déploie devant les yeux comme un océan immobile. La plaine s'étend brune et bleuâtre, miroitée de flaques d'eau et de marécages au-dessus desquels tournent des vols d'oiseaux aquatiques; seule, la silhouette d'un puits, dressant sa poutrelle comme l'antenne d'un mât, se dessine sur le ciel et rompt la monotonie do la ligne droite. Quelques'charrettes traînées par des boeufs, des voitures de paysans attelées d'un quadrige de petits chevaux échcvelcs et farouches sillonnent les chemins défoncés, profondes ornières creusées dans un sol meuble. — Là, commence la Hongrie caractéristique où les vieilles moeurs se sont le mieux conservées, où le sang a subi le moins de mélange.— Le steppe, comme la pampa d'Amérique, comme le despoblado d'Espagne, comme le désert d'Afrique où d'Asie, sert d'asile à des popula-
.24 L'ORIENT.
tions pastorales qui vivent, libres et vagabondes, loin des villes, des villages et de toute agglomération humaine. Dans l'été les mirages du Sahara se reproduisent sur ces vagues espaces, et le voyageur s'imagine côtoyer des lacs, des oasis, qui se reculent et s'envolent lorsqu'on avance. — Parfois un sourd ouragan gronde au loin; un tonnerre rhythmé bat le court gazon, c'est une horde de chevaux sauvages qui parcourent l'immensité les crins au vent, emportés par quelque caprice ou quelque terreur, — ou bien derrière une touffe de bruyères rit et, pleure, accompagnant une chanson bizarre, le violon d'un bohémien.
Ce paysj étrange comme un rêve, est resserré entre la Theiss, la Koros, la Maros et le Danube ; M. Th. Valerio l'a visité et parcouru dans tous lessens, étudiant chaque race, au point de vue ethnographique, et tâchant de joindre à la couleur du peintre l'exactitude du naturaliste, d'après le conseil judicieux de M. de Ilumboldt, qui l'a engagé à . faire ce travail anthropologique et pittores- J
LE DANUBE. 23
que pour toute la monarchie autrichienne.
Le portefeuille que nous avons sous les yeux contient les dessins, exécutés pendant un voyage fait en 1851 et 1852 en Hongrie, Croatie, le long des frontières militaires et des frontières de Bosnie ; il est divisé en plusieurs parties : 1° les populations hongroises de la plaine ; 2° les races slaves et hongroises des Carpathes ; 3" les tribus tsiganes ; 4° les populations slaves des frontières militaires et ,dc Bosnie ; 5° les populations valaques des frontières de Transylvanie.
Nous allons en détacher quelques feuilles et les faire passer sous les yeux de nos lecteurs, autant que des mots peuvent remplacer de vives et chaudes aquarelles.
En ouvrant le carton, nous tombons sur des pêcheurs dés bords de la Theiss. Un soleil noyé chauffe un horizon de brumes rousses et de nuages pluvieux; l'eau, presque fondue avec le ciel et sillonnée de rives plates que bordent des aunes, s'étend en larges nappes. Sur ce fond de transparence se des-: sine ert vigueur une barque amarrée à des pi!.. 3
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quels, entre dos roseaux, qui forme premier plan, et où se tiennent deux pêcheurs, l'un fumant sa pipe et l'autre ramenant un filet. Tous deux sont coiffés d'une espèce de bonnet à bords relevés en turban, assez semblable au sombrero calanes espagnol. Celui qui est debout se drape dans une houppelande' à plis épais, d'une majesté singulière ; l'autre, pour être plus libre dans son travail, n'a que des grègues, une chemise de toile et une sorte de gilet bleu ; leurs cheveux noirs à longues mèches, leurs nez minces et aquilins, leur teint couleur de cuivre, donnent bien l'idée d'une race à part et dont le type ne s'est pas abâtardi.
Le berger hongrois sur la Pusta vaut la peine d'être décrit particulièrement, car il est "national au plus haut degré. On appelle Pusta, en Hongrie, un vaste espace inculte, -. éloigné de tout bourg et de tout hameau, oii habité par un propriétaire isolé; c'est un mot' slave que les Hongrois ont pris dans leur lari- - giîe, et qui n'a pas de juste équivalent en 1 français.
LE DANUBE. 37
Des archipels do nuages, laissant déjà tomber la pluie en hachures de leurs flancs grisâtres, roulent pesamment dans un ciel humide et blafard et se mêlent par des lignes violettes à la terre embrumée ; quelques touffes de bruyère, quelques plaques de gazon varient seules ce paysage d'une solitude mélancolique, au milieu duquel s'élève, comme une statue dans un désert, un berger monumental au lourd manteau à manches, à la veste ronge soutachée, aux immenses braies de toile à voile, tenant d'une main un fouet et s'appuyant do l'autre sur un bâton. A quoi rêve-t-il immobile et grave entre ses deux chiens, pareils à des loups apprivoisés, pendant que ses moutons paissent et ruminent ?
La troisième aquarelle représente des Bohémiens faisant de la musique, et nous a l'appelé le Cabaret daiis la bruyère de Lcnau, ce poète en qui palpite une fibre si national lenient hongroise et qui a si bien compris les charmes de la vie libre et sauvage des Tsiganes. Tandis que le plus vieux joue d'une
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espèce de contrebasse, le plus jeune, accoté contre le mur, attaque les cordes de son violon d'un air fier et dédaigneux, ses narines se gonflent, sa bouche frémit, ses cheveux s'agitent comme de noirs serpents; sans doute il exécute la marche de Rakoczky le rebelle, et les buveurs attentifs laissent leurs chopes pleines sur la table. Ce ne serait peut-être pas calomnier les pratiques de ce pittoresque cabaret que de dire, comme dans la ballade, « les filles étaient fraîches et jeunes, elles avaient des corps sveltes, prompts à se tourner, légers dans leurs sauts ; les garçons les garçons étaient des voleurs. »
Ces trois beaux dessins vigoureusement coloriés, et qui valent des tableaux, appartiens nent au prince Esterhazy. Nous en avons j>arlé avec détail parce qu'ils sont composés et que leurs fonds donnent une idée dit paysage hongrois,
ÏA femme mariée d'Arokszallas allant à la messe est un superbe échantillon humain. Jamais plus noble costume n'a revêtu plus belles formes, La tête, vue dé profil, est
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d'une régularité parfaite et semble frappée par un coin de médaille ; la marmotte de taffetas noir qui l'enveloppe a la majesté d'un, diadème. Une Yeste do velours vert, fourrée, pareille à un dolman de hussard, ourlée d'un galon d'or et frappée d'une plaque de broderie à la poitrine, est jetée opulemment sur un corsage rouge et sur une jupe de soie changeante que recouvre un tablier noir garni de dentelles; la main, perdue dans les
fourrures, tient un mouchoir et un livre de
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messe en velours nacarat à coins d'argent.
Puis viennent des bergers pareils à ceux que nous avons décrits, des paysans aux yeux bleus avec des variétés de types que le dessin seul peut rendre. — Arrêtons-nous à cet liciduque d'Arokszallas, si fièrement campé et si pittoresque avec sa cravate et ses manches bouffantes, sa veste à brandebourgs blancs posée en dolman sur l'épaule, son pantalon bleu enjolivé de soutaches et englouti dàlîs ses bottes, son mouchoir sortant dé sa poche, son chapeau retroussé, sa physionomie robuste et martiale ; regardons aUssi
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celte jeuno figure militaire si fine, si douce et sj résolue à la fois, dont les yeux d'azur rossortcnl au milieu d'un teint hâlé, et qui porte un bout d'épaulette cousu à un manteau blanc, liséré de couleurs comme une capa de muesira espagnole. Quelle charmante créature que cette jeune paysanne allant chercher de l'eau au puits, chargée d'amphores comme Rebecca ou Nausicaa! Sa tête, pure et douce, est encadrée dans les plis violets d'une étoffe nouée sous le menton; uri jupon rose dépasse sa robe bleu foncé, une écharpe blanche, striée à son extrémité do raies rouges et bleues, pend gracieusement de son épaule. — Quant aux pieds, ils sont nus, ressemblance de plus avec la Bible et l'Odyssée,
Des Hongrois de la plaine, nous passons aux races slaves et hongroises des Karpathes. Le premier qui se présente est un serrechà; nér du régiment frontière d'Ottochaz ; le type et le costume sont tout à fait différents : c'est un mélange hybride de chrétien et de mùsul-; man ; unô veste turque cramoisie, un biir-
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nous rouge, une ceinture à raies hérissée d'un arsenal d'yatagans et do coutelas, des pantalons à la mameluk, dés babouches de sparterio, une carabine à crosso ouvragée portée en bandoulière, forment son équipement ; la tête, coiffée d'un bonnet rouge, est basanée, hardie et fière, Si celui-là paraît demi-Turc, celui-ci est Turc tout à fait; un turban amarante roulé en spirale encadre son masqué fauve et ridé, aux yeux d'un gris pâle, aux moustaches rousses, à l'expression do férocité tranquille et de courage fataliste; son corps maigre s'affaisse sous les vestes, les gilets, les dolmans et les ceintures aux mille plis. Tel on se figure un des Arnautes d'Ali-Pacha.
Voici maintenant Stana Popovic, du village de Skrad, une robuste et solide beauté qui vous regarde en face de ses yeux vert de mer aux longs cils noirs recourbés, et laisse pendre sur son ample poitrine ses cheveux en •tresse échappés de sa coiffe blanche; une ceinture orientale ornée de boutons maintient sa taille, et sa main s'insère dans le pli .d'Un tablier épais comme un tapis et garni
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d'une longue frange d'effilé. Une jupe blanche, une sorte do tunique de drap olive bordée d'un galop rouge, quelques rangs de verroteries et d'amulettes, complètent ce costume sévère, qui n'est pas sans rapports avec celui des femmes de la campagne de Rome.
La beauté de Sava Birtinka, femme grecque de Bosnie, diffère du type un peu tartare de Stana PopoYic; sa figure ovale, ses traits allongés, son nez en ligne droite rappellent le type classique des statues, adouci par une expression de souffrance rêveuse ; une large ceinture bariolée, enrichie d'un, rang de pièces de monnaie percées, serre son gilet rouge et'son tablier étoffé comme un tapis turc ; sa chemise est agrémentée d'uiie petite broderie rose ; son cafetan bleu a des broderies vertes, jaunes et rouges, et des rangs de monnaies jouent sur sa veste avec les tressés de ses cheveux.
■ M. Th, Valerio, qui n'a pas fait dans un but purement pittoresque le grand travail auquel.nous avons consacré cette étude,s'est
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attaché à rendre avec une fidélité scrupuleuse les individus des différentes races dont il rapporte les modèles choisis, —r Chaque dessin est à la fois un type et un portrait; on y devine le caractère, les moeurs et en quelque sorte l'histoire du personnage représenté, tant l'étude est individuelle ; le visage, le port, l'allure, tous les signes ethnographiques occupent autant l'artiste que les particularités, pourtant si originales et si bien rendues, du costume, Quelle belle tète, par exemple, que celle de Sava Momcillovic, arambasi du village de Duynak! un type blond, aristocratique, presque anglais, et qui ferait croire à un lord déguisé, se passant la fantaisie excentrique de quelques mois de vie indépendante et sauvage : les grands yeux bleus fermes et tristes, le nez fin, d'une courbure légèrement aquiline ; la lèvre dédaigneuse que gonfle un spleen byronieri, sous une longue moustache effilée, le leiijt blanc et rose encore, à travers une coiicljé dëhâle du même ton que les cheveux, composent Une physionomie d'une élégance rare
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et d'une distinction suprême. Otezàce gentleman do la montagne ses cafetans rouges, ses gilets à mille boutons, ses cnémides grecques, sa ceinture orientale, sa cartouchière do cuir, sa panoplie d'armes féroces; mettez-lui un frac noir, gantez de blanc sa main nerveuse et brunie, et vous aurez un élégant irréprochable, un dandy dont la réception au Jockey-Club ne serait attristée d'aucune boule noire.
Bozo Raatic, oberbascha du régiment do Sluin, est d'un caractère tout opposé. — La nature semble avoir pris à tâche de réaliser en lui l'idéal qu'on se fait d'un brigand romantique. Sou masque maigre, osseux, orné d'un nez en bec d'oiseau do proie dont la courbure commence au front, charhonné de noirs sourcils, accentué de moustaches et do favoris terribles, bizarrement bruni du soleil et bleui des teintes d'une barbe fraîchement faite, frappé d'une fossette qui sépare presque le menton en deux, paraît créé tout exprès pour épouvanter les voyageurs, les femmes et les petits enfants ; il est beau ce-
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pendant, mais d'une beauté de mélodrame, visant à l'effet et à la terreur.
Un bonnet rouge, pareil au bonnet catalan, retombe sur son épaule, alourdi par trois rangs de houppes violettes; sa soubrevesto forme devant sa poitrine comme une cuirasse de boulons; son dolman soutachê, garni do fourrures, aux larges manches fendues que rattache une ganse, laisse voir la chemise retombant sur les poignets brodés ; sa ceinture lâche, rayée de blanc, de rouge et de jaune, eonlient toute une boutique d'armurier; des' manches d'yatagans et do coutelas, des crosses de pistolets montrent le nez hors de ses plis. Trois gibernes, dont une do velours cramoisi agrémentée d'argent à la turque, cou-, tiennent les munitions de cet arsenal formidable; un petit godet de cuivre pour mesurer les charges de poudre se rattache à ce système de défense complété par une carabine reposant entre les jambes du matamore; des grègues blettes à l'orientale, des jambarts à dessins variés, d'épaisses sandales et un grand manteau écarlalo achèvent cet équipe-
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ment compliqué, et qu'on croirait, dans son élégance barbare, dessiné par un costumier de théâtre.
Pour faire opposition à ce gaillard farouche, esquissons, d'après M. Valerio, les portraits de trois femmes de Bosnie (populati n catholique). — La première de ces beautés, si l'inscription tracée au bas de la feuille n'indiquait le contraire, a plutôt l'air d'une odalisque échappée au harem d'un pacha que la femme d'un chrétien : une calotte blanche bordée d'un galon noir et constellée de plusieurs rangs de pièces d'argent trouées se détachant sur une strie rouge, emboîte exactement le haut do sa tête, laissant libre le lobe des oreilles, derrière lesquelles pendent deux longues tresses de cheveux; cette coiffure, presque semblable à un casque, sied admirablement à cette physionomie noble, triste et douce, qu'éclairent deux yeux'gris rêveurs, surmontés de sourcils d'un arc si pur, qu'ils semblent avoir été régularisés parlostirmeth;. l'Orient cl l'Occident se donnent un baiser sur les lèvres d'un tendre incarnat, et la pla-
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cidité fataliste se mêle à la résignation catholique dans ce charmant visage si tranquillement beau ; le col disparait presque sous un fouillis de grains de corail et de rassades, et des chaînettes, semblables à dos jugulaires lâches, encadrent l'ovale de la figure et se rattachent aux boucles d'oreilles. — Nous avons vu de pareilles mentonnières aux juives de Conslanlinc, et, comme ici, l'effet en était charmant. Une veste blanche historiée de galons et d'agréments noirs, une grande tunique de toile enjolivée de broderies do couleur au collet et serrée à la taille d'une ceinture rouge, composent ce costume d'une simplicité et d'une noblesse rares. La main gauche, cerclée au poignet d'un bracelet de verre ou d'émail bleu, joue avec le cordon en sautoir d'une bourse ou d'une amulette pailletée de sequins. La main droite pose fermement sur la saillie de la hanche. Les pieds, que n'a jamais déformés la chaussure, ont la sveltesse des extrémités des statues antiques. Si celte beauté a quelque chose d'oriental, 1, 4
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celle qui la suit dans la collection nous reporte en plein moyen âge. — Vous ne vous seriez peut-être pas imaginé que les modèles de Heniiing, de Lucas de Leyde et de Quentin Mctzu vivaient encore, et vous pensiez que ces types d'une grâce gothique n'existaient plus que sur les volets des triptyques et les retables des autels; M. Th. Valerio les, a retrouvés intacts au fond de la Bosnie, et si nous n'étions pas sûr de la rigoureuse fidélité de ses dessins, nous croirions volontiers qu'il a copié à l'aquarelle les peintures naïves de ces maîtres primitifs. Sur une calotte rouge, dont on n'aperçoit que le bord, s'étale en bandeau un large mouchoir blanc qui laisse pendre jusqu'à l'épaule sa pointe brodée; par-dessus est jeté un gazillon rose moucheté do fanfreluches bleues, dont les bouts retombent do chaque côté ; une large étoile de saphirs, placée en fêronnicro, brille au milieu du front, des bandeaux nattés encadrent les tempos et les pommettes; un flot de soie, crinière Azurée du fo2> ondoie derrière l'oreille, sous la transparence laqueuso
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du crépon; la tète, d'une ingénuité et d'une douceur charmantes, avec ses grands yeux orangés, sa petite bouche d'un rose fin et sa blancheur délicate, a la grâce enfantine et mignonne des jeunes saintes et des nobles damoiselles représentées dans tes missels et les romans de chevalerie par les enlumineurs du quinzième siècle; un collier d'aigues-marincs joue sur sa poitrine serrée audessous du sein par une sorte de brassière de velours violet, cousue de galons d'or formant des zigzags et bordée d'une tresse cramoisie; la robe blanche, à manches larges, ornée de quelques arabesques d'or, et nouée à la taille d'un foulard cerise, descend jusqu'aux pieds, chaussés de petites babouches turques à houppes de soie,
La troisième a une coiffure presque pareille, sauf un rang de sequins percés qui frange le tarbouch ; une pièce d'or d'un plus grand module, rattachée à la calotte par un fil de soie, pend sur le front jusqu'à rentresourcil et produit un joli effet de luxe barbare ; les yeux sont bleus et les cheveux
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blonds, et la physionomie, quoique charmante, respire une certaine résolution ; la bouche a de la smorfia et le nez du caprice ; ce n'est plus la résignation passive et la sérénité presque animale des autres types. Des colliers de pâte du sérail, des pièces do monnaie enfilées et des verroteries bruissent et scintillent sur la gorge. La brassière est devenue une veste de velours nacarat, résolument turque, ramagêe d'arabesques d'or ; la robe s'est divisée en larges pantalons rouges.. Quand les artistes du moyen âge voulaient •peindre une Ilérodiade, ils inventaient, dans leur ignorante fantaisie, un costume oriental, mi-partie de gothique et de sarrasin, qui rappelle beaucoup celui de la femme bosniaque dessinée et coloriée par M» Valerio.
Passons de ces infantes au paysan slovaque d'Arva ; c'est un jeune garçon à physionomie ouverte et franche, mais dont le nez n'offre plus ces courbures héroïques des races d'Orient. Le type devient carré et camard et plus honnêtement rustique. Un chapeau à larges bords, une chemise do grosse toile, un
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pantalon demi-collant autour duquel tournent des ficelles d'alpargatas, un caban d'une épaisse étoffe brune, un ceinturon de cuir, remplacent le clinquant oriental et le papillotemcnt pittoresque de la coquetterie barbare ; ce débonnaire Slovaque porte sur l'épaule, au lieu d'une carabine incrustée, un paquet de fil d'archal, et à son côté pendent, en place de gibernes, trois ou quatre souricières, comme il sied à un lointain descendant du preneur de rats de Hammel. — Nous voici en pleine civilisation. — Regardez ce grenadier à la courte tunique blanche, au long pantalon bleu, à l'énorme bonnet à poil, dont une branche de feuillage forme le plumet; il y a loin de là aux pittoresques bandits du banatet des frontières,
Sans négliger les races sédentaires, M. Valerio a étudié avec otnour les populations tsiganes dès Carpathes et de la plaine. En effet, rien ne peut séduire davantage un peintre que cette race bizarre et mystérieuse apparue en Europe vers le commencement
du quinzième siècle et ne se ratlaehant à
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aucune souche connue. Faut-il y voir la condescendance de quelque tribu paria de l'Inde, poussée loin de sa patrie par cet irrésistible instinct de migration qui saisit les peuples comme les oiseaux à certaines époques climatêriquos, ou peut-être fuyant le mépris et l'oppression des castes supérieures? Viendrait-elle d'Egypte, comme on le croyait vulgairement au moyen âge? C'est ce que la science n'a pu encore décider, quoique les .hypothèses plus ou moins ingénieuses aient été soutenues en divers sens. — Aucune civilisation n'a pu résorber ces hordes nomades qui flottent sur l'Europe comme une écume. — Comme les Bédouins, les Tsiganes de tout pays ont horreur des villes et semblent étouffer dans les maisons de pierre: ils campent sous les toiles de leurs chariots ou se terrent dans des trous, sous quelque touffe débroussaille, toujours à l'extrémité du village, au bout de quelque faubourg désert. Le bien-être et le confort n'ont aucune séduction pour leur sauvage indépendance, et partout, en Espagne, en Angleterre, en
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France, comme en Bohème, vous les retrouvez accroupis autour du chaudron où se prépare leur cuisine primitive : ces Tsiganes des Carpathes et de la Hongrie, nous les avons vus au barrio de Triana de Séville, à l'Albaycin de Cordoue, au potro de Cordouc, à la playa de San Lucar, avec le même teint de cuir tanné, les mêmes cheveux bleus, les mêmes yeux d'aigle, les mêmes haillons pittoresques.
M. Valerio a reproduit à merveille ces visages de bistre, au nez busqué, que trouent, comme des jets de flamme, des regards d'une clarté et d'une fixité inquiétantes, et autour desquels se tordent en fines annelures d'étroites mèches d'un noir de jais, rebelles au peigne et au fer; ces cols et ces poitrines d'un brun violâlrc, qui semblent avoir été brûlés par le soleil caustique de l'Inde et en garder l'empreinte indélébile. Quels tons fauves, rances, déteints et rompus il a su trouver pour ces sordides défroques, où pointe cependant à travers la misère une velléité de coquetterie sauvage! Parmi les
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têtes de femmes, une surtout nous a frappé: — c'est une jeune fille tsigane, coiffée d'un bout de foulard jaune, et brune dp ton comme une Indienne du Malabar ou de Ceylan ; l'ovale du masque est très-allongé ; le ne/, mince et fin d'arête a une noblesse singulière ; un demi-sourire erre avec mélancolie sur les lèvres presque violettes comme celles d'une négresse, et les yeux vous traversent l'âme par leur éclat stcllairc et leur pénétration fatidique : ce sont bien là des prunelles qui doivent lire couramment dans les astres et dans l'avenir. — Les maquignons, les forgerons, les musiciens abondent; car tout Tsigane se mêle d'un do ces métiers et souvent les professe tous trois. Avec quelle indolente rêverie ce Bohême aU teint couleur de revers de botte penche les longues boucles de ses cheveux sur son violoncelle ! comme il s'endort et se berce dans sa musique 1 En le dessinant, M. Valerio a dû se souvenir du Lied do Louait :
« En passant au milieu dos bruyères, j'ai trouvé trois Bohémiens couchés sous un saille.
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« L'un d'eux, tenant son violon, jouait à la lueur des derniers rayons du soleil un air plein de feu,
« L'autre fumait sa pipe et, aussi tranquille que s'il ne lui eût rien manqué sur la terre, regardait sa fumée se disperser mollement dans les airs.
« Le troisième dormait nonchalamment; sa cymbale était suspendue à un arbre au-dessus de sa tête. Le vent jouait à travers son instrument, et un rêve ineffable charmait son âme.
« Cependant leurs vêtements n'étaient que des haillons mal assortis; mais, dans l'ivresse de leur indépendance, ils narguaient la misère ainsi que l'injustice du sort.
« Ils m'ont enseigné trois fois comment, si le sort nous trahit, on peut le mépriser trois fois en fumant, en jouant et en dormant.
« J'ai longtemps penché la tête hors de la Voiture pour contempler ces Bohémiens, dont les visages bruns, les longues boucles de cheveux noirs sont encore présents à ma pensée! »
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•— Les aquarelles de M. Valerio, d'après les Tsiganes, traduisent admirablement ces vers.
Il serait à désirer qu'un pareil travail ethnographique fût entrepris sur les peuples qui offrent encore des physionomies caractéristiques et des types que le mélange des races, amené par la civilisation, ne tardera pas à faire disparaître. Le genre humain retrouverait là ses archives.
Il
Nous venons de rendre compte du travail si important, au point de vue de l'art cl de l'anthropologie, accompli par M. Th. Valerio dans les provinces semi-orientales de la monarchie autrichienne, la Hongrie, la Croatie, les frontières militaires, celles de Bosnie et de Transylvanie. M. Valerio a réuni et fixé des types caractéristiques et curieux, des costumes sauvagement pittoresques, qui no tarderont fias à disparaître sous le niveau do la ci-
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vilîsation, et dont ses aquarelles seront bientôt le seul témoignage ; aucun peintre ne s'était jusqu'à lui hasardé à travers ces plaines immenses où galopent des bandes de chevaux en liberté; ces landes de bruyère où le Tsigane joue du violon sur le seuil du cabaret hanté par les bandits; ccspuslas que domine le berger rêveur, immobile comme une statue sous son épais manteau imperméable à la pluie, dont les fils grisâtres hachent le ciel brumeux; ces marécages drapes d'herbes aquatiques; ces routes, ornières de bouc, qui cahotent si durement le chariot do poste attelé de petits chevaux échevelés et maigres. Outre le talent de l'artiste, il faut une véritable vocation de voyageur pour affronter cl supporter les fatigues, les privations, les ennuis et niêiiic les dangers d'explorations pareilles : ces qualités, M. Valerio les possède au plus haut point. A peine revenu d'un voyage périlleux pendant lequel sa patience à souffrir eut plus d'une occasion de s*excrcer et qui eût dégoûté tout autre, M, Valerio 110 put résister à cette idée que l'armée irregu*
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lièrc turque devait avoir rassemblé dans les provinces danubiennes le ban et l'arrièreban de l'islam, et qu'il trouverait là une ample moisson à faire des types rares ou inconnus, dont chacun, en dehors de cette circonstance, exigerait, pour être recueilli, un long pèlerinage en des régions d'abord difficiles, sinon impossibles. C'était une belle occasion de continuer le portefeuille ethnographique et anthropologique déjà si riche cl d'ajouter à ces races presque inédiles de nouvelles variétés de l'espèce humaine.
Chargé d'une mission d'art et de sciences par le ministre de l'instruction publique, M. Valerio partit et exécuta son travail pendant la guerre et au milieu de l'épidémie qui dévastait les bords du Danube, exposé aux balles des Russes et aux miasmes du typhus et du choléra, avec ce sang-froid que l'amour de l'art donne aussi bien que l'héroïsme guerrier.
L'attente de M, Valerio ne fut pas trompée. La guerre, soutenue si énergiqUenient et si courageusement contre la Russie par la
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Turquie, avait amené sur les bords du Danube une partie des populations mahomélanes de l'Asie et de l'Afrique; si les armées composées de la sorte laissent à désirer sous le rapport de la discipline, elles sont faites pour charmer l'artiste par leur étrangcté pittoresque. Dans ces bandes irrégulières on trouvait pêle-mêle des Arnautcs, des Zebecks,, des Anatoliens, des Kurdes, des Arabes do Damas, des Egyptiens, des Nègres de la haute Egypte, du Scnnar et du Darfour, des hommes de l'Ycmen, et même des Indiens; toutes les nuances possibles de l'épidémie humain, à partir du blanc olivâtre jusqu'au noir le plus sombre, en passant par le brun, le hâlé, le jaune, le cuivré et leurs décompositions ; toutes les armes sauvages et barbares, depuis le long fusil incrusté de nacre et de corail jusqu'à la zagaic et au bouclier de cuir d'hippopotame : yatagans, kandjiars, kriss, masses d'arme, pistolets à pommeau, d'argent, panoplies bizarres dont les amateurs ornent à prix d'or leur cabinet, et qui sont encore en usage parmi ces hordes cnI. S
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fièrement étrangères à lu carabine Minié; toutes les variétés imaginables du Vestiaire oriental avant la réforme, turbans, kcffiês, ehachias, burnous, cafetans, dolmans, gandouras, vestes brodées et soulachêes, ceintures de soie et de cachemire,, fustanelles, cartouchières de maroquin, casques à pointe sarrasine, gorgerins de mailles et autres ajustements à faire délirer un peintre de joie,
Souvent M. Valerio rencontrait dans la campagne des bandes de bachi-bouzoucks, — Le timbalier marchait en tête, tenant entre les dents la bride du cheval et frappant à coups redoublés sur deux petites timbales attachées de chaque côté de la selle et ayant au plus la dimension d'une assiette; puis venaient à la file des cavaliers à figure basanée, vêtus de manteaux rouges bordes de fourrures, armés de longues lances do bambou enjolivées, près de la pointe, d'une hotippc déplûmes d'aûtrûchc. Leurs petits chevaux à là crinière pendante, à la mine farouche, étaient caparaçonnés de vieilles tapisseries
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dont les lambeaux effilés et effrangés traînaient presque jusqu'à terre, en sorte qu'on voyait à peine les jambes de l'animal, Sur le flanc do la file gambadait et grimaçait le bouffon, charge d'égayer par ses lazzi les ennuis de la route, Decamps se croisant avec la patrouille turque dans les étroites rues de Smyme rie devait pas être plus heureux que M. Valerio,
D'autres fois, c'était un araba transportant sous escorte le sérail d'un pacha, — quel heureux motif pour un peintre que ce char à boeufs chargé de femmes voilées et suivi do cavaliers aux costumes étranges ! —- ou bien un bivac installé avec toute l'insouciance orientale : le pilaf ou le café se faisant sur un fétide broussailles où les pieds pâles des cadavres mal ensevelis semblent vouloir se réchauffer; ou encore une sentinelle égyptienne au teint de bistre, la tête coiffée du fez et enveloppée d'une bande d'étoffe roulée en ' capuche, veillant, dans sa capote militaire, près d'une guérite formée de roseaux et de bottés de paille, au milieu de plaines marc-
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rageuses où les brumes malsaines s'étalent
sur les eaux plombées.
Le camp turc présentait un aspect des plus pittoresques. Cette série de tentes coniques d'un vert pâle usé par le soleil, ces huttes de paille entre lesquelles circulaient ces physionomies bronzées, ces hommes à l'air calme, grave, résolu, mêlant l'accomplissement do leurs devoirs religieux à leurs obligations militaires, donnaient au campement quelque chose do tout particulier. Au milieu de soldats qui manoeuvraient, faisaient la cuisinc,allaicnt chercher de l'eau, fendaient du bois, ou préparaient des fours dans le sable pour y faire cuire le pain, on en voyait d'autres se détacher d'un groupe, étendre leur tapis, s'agenouilier, incliner le front jusqu'à terre, invoquer Dieu en chantant lentement d'abord et en accompagnant leur prière d'une oscillation de corps, à la manière des derviches hurleurs, puis s'animer, se balancer et tirer du fond de leur poitrine ces-pieux rugissements que nous avons entendus au tekkc des derviches de Scutari, sans faire naître
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un sourire de raillerie ou d'incrédulité sur les .lèvres de leurs camarades, dont plusieurs cependant no suivaient pas le même rite, Le sérieux musulman ne sourcillait pas à ces pratiques étranges, à ces exercices divers, faits au milieu d'un camp,
Le long du Danube, des spirales de fumée sortant du sol indiquaient les fours creusés dans le sable et chauffés avec des roseaux, où les Egyptiens faisaient cuire leur pain, à moins qu'ils ne se contentassent de galettes torréfiées sur des plaques de tôle.
Tout en nous montrant les aquarelles et les croquis de son portefeuille, M, Valerio nous racontait les péripéties de son voyage, entre autres son arrivée à Silistrie. Quand il se présenta devant la ville si héroïquement défendue par Moussa-Pachâ, les portes étaient déjà fermées, la nuit tombait, le temps était froid, sombre ; le vent s'engouffrait par rafales dans les fossés et prenait en écharpe le pont-levis conduisant à la porté devant laquelle grelotait le voyageur arrêté. La porte avait été percée de neuf boulets pendant le
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siège, et les deux trous du bas servaient de guichets pour examiner les gens du dehors ou parlementer avec les gens de l'intérieur, M, Valerio fit expliquer par son compagnon .qu'il avait des lettres de recommandation pour le pacha et .qu'il désirait qu'on les lui remît pour hâter son entrée dans la ville. Après vérification des lettres, on fit passer à l'artiste et à son interprète, par les ouvertures des boulets, des pipes et du café, en les priant de prendre patience, qu'on était allé prévenir le muchir (officier supérieur). Pendant qu'ils se morfondaient sur ce malheureux pont-Ieyis, arriva un aide de camp d'Omcr-Pacha, se rendant en courrier de Bucharest à Sébastopol, crotté jusqu'à l'échine(ii venait de traverser, à franc étrier ef par une pluie battante, les plaines de la ValaChie), et affublé de la façon la plus bizarre : un keffié arabe jaune et rouge, à longues franges de soie, lui couvrait la tête, retenu autour des tempes par une corde en poil de chameau; tandis que le bas encadrait sa figure, ne laissant passer que le nez et une
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paire d'énormes moustaches; une grande redingote boutonnée jusqu'au menton, un sabre turc, des pistolets à la ceinture et de longues bottes montant à mi-cuisse complétaient l'accoutrement du courrier, mais le tout tellement couvert de boue, qu'il était impossible d'en discerner la couleur,
L'aide de camp déclina son nom et dut attendre aussi l'ouverture de la porte, On passa de nouveau du café et des pipes par les trous de boulets, et il fallut se contenter de l'éternel refrain des Turcs : Peki,peki ! (Patience, patience !), qui va si bien à leur quiétude fataliste, en attendant l'effet des négociations. Cependant le vent soufflait plus âpre et plus aigre que jamais, et les voyageurs, à demi gelés, s'étaient adossés contre la porte pour s'abriter un peu. Enfin, au bout d'une heure, les clefs arrivèrent ; mais, soit maladresse, soit erreur, elles embrouillèrent la serrure, qui se brisa après une demi-heure de résistance, laissant enfin libre l'entrée de Silis* trie. Ces manoeuvres avaient pris du temps, et il était déjà dix heures et demie.
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Précédé d'un pandour nègre armé jusqu'aux dents, et suivi de son interprète, M. Valerio se rendit chez le commandant militaire de Silistrie, qu'il trouva, après avoir monté un escalier vermoulu, au premier étage d'une méchante maison, dans une petite chambre éclairée par une chandelle vacillante, Le pacha était un homme d'une physionomie noble, grave et religieuse; assis les jambes croisées sur son divan, il égrenait un chapelet d'ambre ; il fit apporter des pipes et du café, cérémoriie à laquelle l'hospitalité turque ne manque jamais.
La chambre habitée par le pacha avait à peu près sept pieds de long sur six de large. Les fenêtres garnies de papier livraient en quelques endroits passage au vent, qui faisait trembloter la flamme de la chandelle; les murailles crevassées n'avaient pour fout ornement qu'une giberne, une paire de pirtolcfs et un sabre turc avec son ceinturon, Tout le mobilier consistait en une màuvaiso table de bois chargée de quelques livres frugalement mêlés de pommes, Une estrade de
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planches négligemment recouverte de quelques bouts de tapis et une valise de cuir jetée dans un coin, Par la nudité de ce logis, M. Valerio comprit quel gîte pouvait lui échoir, même avec la recommandation du pacha,
Le lendemain, au jour, l'artiste put juger des désastres que la ville avait eu à supporter et se faire une idée du courage et du dévouement qui avaient dû animer les défenseurs de Silistrie pour soutenir victorieusement une lutte si inégale ; les maisons en ruine, .criblées par les boulets, les toits effondrés, les minarets des mosquées abattus ou échancrés, tenant à peine au corps de l'édifice par quelques assises et que le vent menaçait à chaque instant de jeter bas, témoignaient de l'opiniâtreté de l'attaque et des ravages du siège. Le sol était jonché de boulets, d'éclats de bombes, d'obus, de grenades et de projectiles de toutes sortes, Les Russes avaient fait à l'imprenable Silistrie un pavé de fer, — Le typhus sévissait avec violence. De tous côtés, on rencontrait, portés sur des
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civières, de pauvres diables, enveloppes d'un linceul attaché au col et aux pieds par une cordé, que l'on conduisait au cimetière,— Près de l'Arah-Tabia (fort dominant Silistrie), le coeur de l'artiste se serra en voyant ce terrain jonché de débris, labouré par la mitraille, parsemé de fragments do bombes, bossue de petits monticules desquels sortaient quelques planches indiquant la sépul-. turc des héroïques défenseurs de la redoute, heureux du moins d'être tombés glorieusement sur le champ de bataille, au lieu d'avoir été décimés par la maladie, La mortalité était grande dans le camp des , irréguliers exposés à toutes les intempéries de l'air et installés avec unu négligence fa^ tàlistc. Les malheureux malades qu'on menaità l'hôpital sur des chevaux, souvent par une pluie torrentielle, y arrivaient à l'état do cadavres ou tombaient sur le bord du chemin. Ces scènes navrantes étaient contemplées par leurs caniaradcs avec celte profonde indifférence pour la vie qui distingue les musulmans et qui finit par vous gagner,
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•' Lotir courage moral, leur exaltation religieuse, n'en recevaient aucune atteinte. — S'ils regardent mourir les autres froidement, ils savent aussi quitter la vie avec le calme le plus sloïque. Un jour, M. Valerio, se trouvant au camp des bachi-bouzoucks, où il avait cherché un abri contre la pluie à l'entrée d'une de ces huttes souterraines que nos zouaves ont imitées devant Sébastopol, aperçut un jeune Arabe, maigre, pâle, soutenu par deux de ses camarades, et tellement marqué du cachet de la mort, que l'artiste s'approcha de lui et fit demander ce qu'il avait, par son interprète. On lui dit qu'il était attaqué du typhus, et à l'offre des soins d'un médecin français faite par M. Valerio, l'Arabe répondit : «Le meilleur médecin, c'est. Dieu! » Le pauvre diable avait raison, car une heure après il était guéri de tous ses maux, et une légère éminencede terre fraîchement remuée désignait sa fosse à l'entrée de la cabane, car les bachi-bouzoucks ne prenaient pas toujours la peine de porter leurs morts au cimetière, et les enfouissaient
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négligemment au seuil de leurs cahutes, sans souci des miasmes qui s'en exhalaient et redoublaient la violence de l'épidémie,
C'est dans des circonstances pareilles que M. Valerio a fait, d'après nature, trente-cinq grandes aquarelles dont vingt-trois terminées et les autres plus ou moins avancées, sans compter trente-sept dessins ou croquis représentant non-seulement les types principaux, mais encore toutes les variétés imaginables de races. Bien que ses aquarelles aient une grande tournure et soient lavées avec une vigueur de ton que Dccamps seul pourrait surpasser,'M. Valerio n'a pas cherché exclusivement le côté pittoresque. Sans sacrifier l'effet, il a mis dans ses têtes une exactitude de ressemblance qui leur donne une valeur anthropologique. Le savant, occupé de ces sorfes do recherches, y trouvera les détails anatomiques et les particularités de conformation qui séparent les races les imcs des autres et permettent d'en suivre la filiation. Le daguerréotype ne serait pas plus juste et ne reproduirait pas la couleur, si
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nécessaire et si caractéristique dans de semblables études,
Les bachi-bouzoucks peuvent se ranger dans trois catégories principales : le bachibouzouck albanais, le bachi-bouzouck nègre de la haute Egypte, le bachi-bouzouck kurde, sans préjudico des variétés syriennes ou arabes.
Comnio conforinatiori typique, le bachibouzouck albanais a la face allongée, le nez en bec d'aigle, l'arc des sourcils très-prononcé, les paupières épaisses et voilant l'oeil, lescheveuxpendantenmèchcsplates, l'expression décidée et volontiers féroce, Le costume se compose du fez, de la fustanelle, d'une longue Veste blanche, d'un caban de couleur foncé et d'un musée d'artillerie passé dans la ceinture*; la plupart du temps les pieds sont nus. — Le bachi-bouzouck nègre, selon la région d'où il arrive, varie du chocolat au lioir bleuâtre, se rapproche ou s'éloigne du.; type caucasiquç, abaissant ou redressant son angle facial : tel a le museau'd'un singe, tel le profil d'un oiseau ; d'autres ont des traits" I. 0
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purs sous leur masque sombre. : nous en avons remarqué un dont la laine frisée en petites boucles ne commence qu'à deux pouces au-dessus des oreilles, et couvre le sommet de la tête comme une petite calotte ; rien n'est plus singulier t les vastes grègues turques, la veste sou lâchée, la ceinture bariolée cl hérissée d'armes, forment, avec des caprices individuels, le fond de leur costume, Le bachi-bouzouck kurde a la figure, maigre, presque triangulaire ; le nez, long, mince à sa racine, s'arrondit et devient charnu par le bout; l'oeil est triste, le regard noir, la physionomie cruelle sous une apparence endormie et apathique. Le vêlement consiste en caleçons de toile, en manteaux de laine effilochée; c'est assurément le plus sauvage et le plus indiscijîliiiable des trois. — Chez, lui, le brigand so mêle en de fortes proportions au soldai.
L'Arabe se distingue par la noblesse de ses traits, la hauteur de son front, la limpidité de son oeil et son expression d'onfhoiisiasine religieux. Le kol'llé rouge cl jaune avec
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ses franges pendantes, la chachia cerclée par la corde de poil de chameau, encadrent bien ces belles têtes ardentes et pensives, empreintes des mélancolies du désert et de la foi robuste des premiers temps de l'islam. Le Turc de Morée, avec sa face maigre, osseuse, plaquée do tons rotigcàtres, ses oreilles évasées et son nez de travers, présente un caractère de résolution goguenarde tout différent. Le Turc des côtes do la mer Noire, par ses pommettes larges et saillantes, ses oreilles détachées de la tête, sa mine sombre et renfrognée, fait pressentir déjà le type tatar, Le Turc bulgare est presque un Russe, T- EU revanche, l'Arabe de Bagdad a la Hère élégance d'un calife des Mille et une nuits, et, sous son costume à demi européen, le fellah d'Egypte a l'attitude do figures hiêroglyplit* ques, le feint de granit brûlé, les yeux obliques et la moue indéfinissable des sphinx,
Si l'on veut tenir compte de la répugnance, qu'ont les musulmans pour poser, par suite de leurs idées religieuses et de leurs préjugés superstitieux, le mérite de M. Valerio s'en
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{recroîtra considérablement. Ceux-là seuls qui ont voyagé en pays mahoméfan savent In patience, la séduction, l'opiniâtreté et même le courage dont a besoin de s'armer tout dessinateur pour le moindre croquis ; le Koran proscrit comme acte d'idolâtrie toute reproduction de la figure humaine, et les Orientaux ne manquent pas de dire aux peintres qu'ils voient travailler : — Que feras-tu au jour du jugement, lorsque tous ces corps to demanderont uno âme ? — Ils croient aussi que toute personne tirée eu portrait meurt dans l'année. 11 est bien entendu que ces préjugés ne régnent que parmi le peuple ' mais c'est là que se rencontrent les types les plus caractéristiques, les physionomies les plus originales et les costumes conservés dans leur pureté primitive.
Saini-Pacha, le gouverneur de Wlddin, a posécomplftisamment pour M. Valerio : c'est une belle tète, intelligente et fine, encadrée par une légère barbe blanche et marquée d'un cachet do suprême distinction ; on voit que la civilisation a passé par là, Sami-Pacha
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parle très-bien français, et sa cordiale hospitalité envers les étrangers est connue ; il porte le costume du Nizam et un surtout bordé de fourrures. ''
Le derviche tourneur, avec son bonnet do ' feutre semblable à un pot de fleurs renversé, sa barbe argentée encadrant sa face d'un ton do brique, sa robe blanche et son manteau brun, a bien ce caractère de kief extatique que donne aux moines de cette secte l'habitude de ces valses sans fin qui éblouissent et fascinent lorsqu'on les visitedans leurs tekkes aux jours de leurs pieuses chorégraphies.
11 est impossible de voir un costume plus riche et plus splêiulidc que celui du cawasdtt prince de Servie ; l'étoffe disparaît sous les galons et les broderies, et nous n'y trouvons à reprendre que la cravate blanche, dont l'effet est médiocre parmi ce luxe oriental ; mais M. Valerio a dû la conserver comme trait de moeurs. >— Cette cravate, c'est un, commencement de civilisation, Le drôle a du reste la mine effrontée, cyniquement spirituelle, jovialement rouge, et l'impudence
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d'un laquais de bonne maison ; s'il est musulman, il ne doit pas s'inquiéter beaucoup de
.la défense de boire des liqueurs fermentées faite aux fidèles par le Koran.
Le Scrrcehancr autrichien des frontières valaques nous montre une race toute différente ;la face est large, pleine, sans moustaches, entourée d'un épais collier de barbe; le néz n'a plus cette finesse osseuse et cette
.belle courbe des types orientaux ; le costume est encore d'une gracieuse étrangeté. Le pantalon soutaché, la veste agrémentée de passementeries, lesdolmans aux multiples rangées de boutons saillants, le bonnet à poil bossue de plaques en cuivre, le sabre courbe à fourreau de chagrin ne manquent pas de
. caractère. — Le dorobaut valaque et le pandoure serbe ont aussi leur cachet et retiennent
. quelque chose do l'originalité barbare.
■ Pour nous reposer un peu de toutes ces physionomies farouches, bronzées et moustachues, décrivons le costume d'une jeune
. femme mariée de Belgrade : elle porte les cheveux enroulés sur un morceau d'étoffe
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d'un bleu verdâtrc faisant le tour do la tète et constellé de bijoux ; un fichu d'un bleu pâle se croise sur sa poitrine. Sa veste de velours violet ornée de dessins d'or, à manches larges doublées de satin cerise, tranche sur sa robe blanche à bandes orange et à dessins distancés orango et laque ; une écharpe à ramages îilas lui entoure la faille cl tombe jusqu'à terre. Sous cette toilette à la fois riche et simple, elle a une tournure mélancolique et fière, digne d'une reine du moyen âge, et sa tête aux traits purs et délicats rappelle le type que les peintres gothiques du quinzième siècle attribuaient à llérodiadc.
Nous avons déjà dit que M. Valerio aimait les Tsiganes. Son nouveau portefeuille contient plusieurs de ces brunes jeunes filles dont le regard, habitué à plonger dans l'avenir, effraye presque par sa flamme intense et sa limpide 'profondeur.
Les croquis ne sont pas moins intéressants que les types — qu'ils nous montrent groupés ou en action — sous la tente, dans la redoute, au foyer du bivac, dans les attitudes
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si variées de la vie militaire, Une des plus remarquables de ces esquisses représente Ali-Ivuta, le brave chef albanais, dont la conduite fut si brillante au siège de Silistrie, 11 est assis sur l'affût d'un canon et a le bras en ccharpe ; son mâle et fier visage, son costume riche et pittoresque, son attitude nonchalante et noble donnent bien l'idée d'un héros. — Sur le premier plan, des hommes préparent le café près d'un cadavre qu'on devine sous le manteau qui le recouvre ; au fond, des Amantes chargent leurs armes et regardent par les embrasures.
LA TURQUIE
Tous les regards sont maintenant fixés sur la Turquie, et chaque livre qui en parle est bien venu. La curiosité générale y cherche des détails curieux ou inconnus, des descriptions pittoresques, des notions historiques ; l'on veut se faire une opinion raisonnéc sur ce pays, où s'agitent maintenant de si graves intérêts, et où se résout pcitt-ôtte en ce moment le problème des civilisations de l'avenir, — Le volume, en tète duquel on nous demande d'écrire ces lignes (1) comme témoin oculaire de son exactitude, car nous n'avons rien à ajouter aux renseignements de toute nature qu'il renferme, commence par «ne histoire rapide de la domination
(1) Cette étude servait de préface à la Turquie pi'iiorestjtie, par YY. Duckctt, publiée en 18jîi.
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turque, qui peut vous dispenser de lire les huit tomes compactes do M. do Hammer, et vous fait suivre le développement do l'empire islamite, depuis Osman, fils d'Orthogrul, jusqu'au sultan Abdul-Mcdjid; c'est un spectacle des plus .intéressants que de voir se réaliser le rêve d'Orthogrul, qui avait songé qu'une source jaillissait de sa maison, s'enflait, se grossissait, s'élargissait, et finissait par s'étaler en océan immense, présage infaillible do la prospérité de sa descendance. En effet, parti d'un apanage obscur de la Phrygie, le fleuve de l'Islam répand partout ses flots, inonde Byzance, et va battre les murs de Vienne i il y eut un moment où lo Turc inspirait une profonde terreur à PEurope, qu'il effrayait do son fanatisme, de sa barbarie et de ses façons sauvages de procéder à la guerre; puis bientôt vint la décadence, l'amollissement ; et les sultans, jadis si terribles, ne furent plus que de pâles fantômes créés ou détruits par les janissaires, et qu'on entrevoyait de loin, à travers lo grillage doré du kiosque de la Sublime Porte,
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sons un dais do vermeil constellé do pierreries. Les autres nations avaient progressé, tandis que la Turquie était restée accroupie sur son divan, entêtée dans ses vieilles habitudes, et si le padîscliah signait encore ses firmans de l'etrier impérial, ce n'était plus qu'une vaine formule; la bataille de Lêpante, où Cervantes, le glorieux manchot, fut blessé, avait dès longtemps dissipé le prestige; le croissant s'était abaissé devant la croix; l'Europe chrétienne n'avait plus rien à craindre. Mahmoud, le père d'Abdul-Mcdjid, comprit que la Turquie, pour tenir désormais son rang parmi les peuples civilisés et ne pas être, malgré son courage, à la Merci de la première invasion, devait détruire les janissaires, ces prétoriens et ces strélilz toujours en révolte, et imposer les formes do la tactique militaire moderne à des troupes jusque-là plus braves que disciplinées. —-Son oeuvre rencontra les rêsts^ tances les plus obstinées do la part du vieux parti turc, partisan des anciennes moeurs» ennemi des inventions des giaôurs, attache
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avec un aveuglement fanatique i\ la lettre du Koraii, — Cette réforme, maintenant, acceptée et qu'Abdtll-Medjid a religieusement poursuivie, a mis les Turcs en état de soutenir les preihiercs attaques des envahisseurs russes, et leur a permis d'attendre glorieusement l'arrivée de l'armée anglo-française. Ce résultat, qui a paru étonner quelques esprits trop portés à s'exagérer la puissance irrésistible de l'empereur Nicolas, ne nous a nullement surpris : pendant notre séjour.à Constantinople, nous avions souvent remarqué ces magnifiques casernes de Scutari et du grand Champ des Morts, cette superbe fonderie de calions do Top'llanê, près de la mosquée du Sultan Mahmoud, ces écoles militaires, instituées sur lo modèle de l'iîcolo polytechnique, et où aucune des découvertes de la science n'est ignorée; lo chantier des vaisseaux si bien place au fond de la Corned'Or, à côté de Kassim-Pacha ; ces soldats brunis et vigoureux, quo seul le fez rouge différencie do nos troupes de ligne et qui Juuuuumraient avec uîie précision toute pins-
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sienne, ces cavaliers descendant'au galop* les rués escarpées et pierreuses de" Stamboul où' de Pér'a, et nous perisions que la Turquie n'était pas autant eh arrière qu'on voulait bien le dire, et he serait pas tordue en urié bouchée par l'ours du Nord, s'il prenait fantaisie à celui-ci de secouer ses frimas et dd s'aVancor sur lo cheriiiiï do Byzance ouvert par Catherine. Silistrie invaincue et l'évacuation des principautés, après tarit do fanfaronnades méprisarites, l'ont bien prouvé. Alors, il est vrai, nous no soupçonnions pas qtlo le Charlemagne, dont nous visitions les batteries formidables, serait appelé à jouer tin rôle actif dans cette mer où se réflé? chissaienl pittorcsqUcmont ses flammes tricolores; mais déjà cependant la question des Lieux Saints causaitmie ecrlaitic agitation, et la vieille opposition turque, mécontente dit ministère trop favorable aux giaottrs, écrivait ses articles en lettres de feu tantôt à Psam-. niathia, tantôt à Sculari,à Péra et à Starit-J boul. '— Le panier rouge, signal des incendies, se montrait à chaque instant au soiiuuet
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de la tour du Séraskier. — Le ministre fut changé et tout s'éteignit. Personne no prévoyait encore le paletot de Menschikoff; cependant les Grecs , rendus favorables, aux Russes par la, conformité de religion et par l'espoir absurde du rétablissement, à leur profit, de l'empire de Byzance, supputaient les dates, et se disaient tout bas que les quatre Cents ans allaient s'accomplir, et que le prêtre enfermé dans la muraille depuis la prise de Constanlinople, en sortirait pour achever sa messe interrompue dans Sainte-Sophie rendue au culte chrétien ; en effet, une prédiction populaire affirmait qu'au bout do quatre siècles, jour pour jour, une nation blonde devait pénétrer dans Stamboul par la porte Dorée, que cette superstition avait fait murer. Or, Coristanlinople a été prise le 29 mai 1483 t ce n'était donc plus que quelques mois à attendre. La prophétie est maintenant convaincue de fausseté; nul étranger blond n'a franchi la porte qui vit passer jadis Alexis Sirategopoulos, et le prêtre murmure
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sa litanie, derrière le mur do mosaïque. Ce résumé historique, en condensant les faits, permet d'en saisir l'ensemble. — À mesure que l'on avance, la vieille barbarie asiatique s'adoucit sur le.sol plus humain de l'Europe ; les fratricides politiques vont s'atténuant» Le meurtre même perd de sa férocité et ne se complaît plus, comme autrefois, dans les longues tortures ; depuis longtemps la porto du sérail n'a plus sa garniture do têtes, et l'on ne rencontre plus au coin des carrefours des cadavres décapités avec leur sentence clouée sur la poitrine; le respect de la vie humaine vient môme aux fauteurs du passé. Les lois se substituent peu à peu au caprice, et, contrairement à l'idée qu'on se fait du fanatisme musulman, nulle part la tolérance religieuse n'est plus largement pratiquée qu'A Conslantinoplc, tous les cultes y ont leur église, — Les moines en costume circulent dans les rues, et nous-mêiiie nous avons assisté aux exercices des derviches hurleurs de Scutari, en compagnie de deux pères capucins, et cela en plein ramadan,
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où les hallucinations du jeûne amènent un redoublement do ferveur. Les Turcs, quoique se croyant en possession do la vraie foi, n'ont pas d'aversion pour les religions diffé-: rentes de la leur; ce qu'ils méprisent, ce sont les athées ou les idolâtres. L'islamisme, débarrassé do son fatras de commentaires, a la grandeur austère et un peu nue du protestantisme. Allah règne seul dans sa terrible unité au fond d'un ciel solitaire, au-dessus des hoiiris vertes, rouges et blanches, concession de l'âpre génie de Mahomet aux sensualités asiatiques; c'est, en dehors du christianisme, la plus pure conception de Dieu. En parcourant les mosquées, il est impossible de ne pas être frappé de cette absence de toute imago humaine et de cette ornementation géométrique composée de lignes brisées, croisées, citchcvêlréci, n'exprimant que l'idée abstraite, Calvin et Luther n'auraient rien à retrancher dans Un temple musulman. — Quant à la morale, elle prescrit les mêmes préceptes d'humanité générale que les autres religions. Maintenant,
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sans que la fol soit affaiblie, l'habitude do voir des Français, dps. Anglais, des Allemands, a fait tomber ces habitudes farouches d'avanie et d'insulte ; un étranger d'un maintien tranquille et décent peu parcourir Constantinoplc en tous les sens, il y sera certes plus en sûreté et plus à l'abri des railleries grossières qu'un Turc en cos'ume so promenant dans un fatjbourg de Paris. —- Nous-même nous soirifftps entré, à toute heure de nuit et de jour, dans des cafés borgnes fréquentés par des îlammals, des matelots et de pauvres diables tout en haillons, qui se levaient pour nous faire place avec une politesse que nous n'aurions pas rencontrée aux cabarcls de la Halle et de la Cité. Les Turcs sont pleins de bonhomie et do simplicité t leur loyauté est connue, la parole d'un Turc vaut toutes les signatures et tous les billets du monde, Les cruautés, nécessaires peut-être, de quelques sultans ou de quelques vizirs, dans des circonstances décisives, ont donné à la nation un aspect féroce qui n'est pas justifié par les moeurs
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habituelles. Abdul-Medjid est d'une douecUi* charmante ; quand il a ceint le glaive d'Othman à la mosquée d'Eyoub, il a refusé d'égorger le mouton traditionnel dans la cérémonie d'investiture. Ce n'est pas, du reste, une sensiblerie de parade et qui se borne aux animaux; si vous rasez les rives du Bosphore en caïque, vous entendrez parfois sortir des fenêtres d'un délicieux palais d'été une phrase des Puritains ou de don Pasqualeî jouée d'une main encore Un peu timide ; c'est le frère d'Abdul-Medjid, qui charme ses loisirs paf la musique : autrefois, la raison d'État lui eût passé au col le cordon des muets. A l'histoire des Bayezid,des Amurat, des Mahomet, des Selini, des Mustapha, entremêlée deséditions, do conquêtes, de défaites, do révolutions de palais, "d'étranglements, succède une description topographiqtto do l'empire turc, si vaste encore, et qni s'étend à d'énormes distances dans tes profondeurs inconnues dô l'Asie, depuis ces plaines où s'écroulent les "ruines des anciennes colonies grecques ou romaines, squelettes de villes
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dont on ne sait même plus les noms, et dont le voyagciirétonné demande à Strabon et à Ptolémée l'emplacement hypothétique, jusqu'à Bagdad et aux confins de l'Inde. Ces civilisations éteintes, et dont les cendres se sont stratifiées par couches régulières, peuvent revivre dans ces admirables pays presque déserfs aujourd'hui et qui pourraient nourrir une population supérieure à celle de l'Europe i là, comme le dit la Genèse, à la place où blanchit un sable brûlant, verdoyaitle paradis terrestre et coulait le fleuve qui, au sortir du lieu de délices, se divisait en quatre branches : — lé Pinson, qui entoure toute la terre d'Ilévilalh, oùnaîtl'or, où l'on trouve lobedellitim et la pierre d'onyx ; le Gehon, qui traverse la terre d'Ethiopie ; le Tigre, qui coule du côté de l'Assyrie, et enfin l'Euphralc 1 — Autrefois c'était do l'Orient que descendaient, comme d'un centre dé lumière, vers les régions obscures de l'Occident, les religions, les sciences, les arts, toutes les sagesses et toutes les poésies. Il faut qu'un contre-courant salutaire ramène les ondes fécondantes sur cette terre épni-
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sêo, qui a été le berceau dû gcrifc humain et qui ne deiriandé qu'à revivre. ,
Constonlinople, que Fourier, avec son ad-: mirante instinct* proposait pour capitale de l'Omniarcliat harmonieh, est située providerifiellelneht entre l'Europe et l'Asie, pour recevoir les luriilèrcs de l'une et lès refléter sur l'autre. Quand les guerres seront finies et la situation do l'empire turc assurée à tout jamais, Isfainboul deviendra un merveilleux centre de civilisation. Toutes les inventions de la science moderne, appliquées à la fécondation d'une terro vierge pour ainsi dire, sous uii ciel magnifique, produiront des résultais merveilleux. — Ce no serait plus seulement l'imitation maladroite de costumes en désaccord avec les moeurs et le climat, livrée dii progrès qu'on doit respecter temporairement, mais qu'il faudra abandonner ; car la beauté, quoi qu'on en dise, peut très-bien s'allier à l'utilité, et le turban recouvrir une cervelle éclairée aussi bien, qu'un chapeau, tout en la préservant mieuxdti soleil, litaisbiett l'assimilation et l'appropriation intelligentes
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des grandes découvertes au génie particulier' do l'Orient : la chute du voile qui protège ta blancheur délicate des femmes contre un soleil brûlant, la substitution du vin à l'eau pure, si préférable comme hygiène, ne nous paraissent pas des perfectionnements désirables. — Quant à la polygamie, n'cst-clle pas préférable aux adultères et aux désordres trop fréquents dans nos sociétés monogames ? et d'ailleurs, elle demeure un luxe difficilement accessible par les sages restrictions de la loi»
On parle de la beauté de Naples et do son golfe, où abordent incessamment des migrations do touristes ; mais qu'est cela à côté do Constantinoplc, voluptueusement couchée sur le divan de ses sept collines, laissant tremper ses pieds dans une eau do saphir et d'émeraude, et baignant, de sa fêle couronnée de coupoles et de minarets, dans un ciel rose et bleu qui semble briller derrière une gaze d'argent? Quel panorama peut valoir au monde cette entrée do la Corno-d'Or, encombrée de pyroscaphes, do caïques, do prames, de maliennes, d'argosils aux formes
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étranges et pittoresques, bordée d'un côté par lés murailles crénelées, les kiosques et. les> cyprès du vieux, sérail ; de l'autre, par, les constructions de Galata et de Pêra, que surmonte de son toit de cuivre vert-dc-grisé la vielle four des Génois, pendant de la tour du Séraskier, dressée sur l'autre rive ; et lorsqu'on se retourne vers Ivadi-Keuï, quel superbe spectacle encore! Au fond, l'Olympe de Bilhynie, dessinant sa silhouette d'azur glacée au sommet d'une neige éternelle ; les côtes d'Anatolio aux lignes suaves estompées par une bruine de lumière ; les îles des Princes, constellant les eaux étiueelantes de la merde Marmara de leur gracieux archipel; vois la gauche, Scutari, ce faubourg asiatique de Gons/anfinople, découpant ses maisons coloriées et les minarets blancs de ses niosquées sur l'immense rideau de cyprès de Sort cimetière, si beau qu'ildoîincenvlcdcmourir, Si l'oii remonté le Bosphore, quelle série d'enchantements, quelle suite de tableaux magiques! L'oeil reste incertain efttre la rive d'Europe et la rive d'Asie, toutes deux égale-
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riicrit belles t le palais de Tschiragati, avec ses colonnades et ses frontons classiques, oeuvre du réformateur Mahmoud, qui a voulu témoigner de ses idées modernes en renonçant aux toits chinois, aux arcs en coeur, aux cblonncttes capricieuses de l'architecture turque, le palais de Beschik-Tash, élevé par Abdul - Mcdjid, et qu'on prendrait pour un paîazzo vénitien, plus riche, plus vaste, plus ciselé, plus fouillé, transporté du Grand Canal au bord du Bosphore .les konaks d'été de la sultane Validé, dô SaïdPacha, do llcschid et autres grands dignitaires de l'empire se succèdent, espacés par des cafés, des kiosques, do riants villages et dos jardins aux verdures luxuriantes qui se reflètent dans les eaux claires et rapides, et forment un spectacle dont on ne peut se lasser. Que de fois nous nous sommes promené en caïque à deux paires de rames, re^ gardant ces fenêtres ttcillissées où les odalisques des pachas appuient leur front rêveur, et amusent leur oisiveté voluptueuse dû passage des vaisseaux, des steamers, des barques
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ailattl et venant, descendant et reniôntanh entrc-croisant leurs sillages avec une animation joyeuse sous le vol des mouettes et des chasse-vent ; que de fois nous nous sommés arrètéauxEaux Douccsd'Asic, sotis les grands frênes, près de là fontaine au toit recourbés aux délicats filigranes, qui abrite toujours quelque groupe do femiries fumant le narguilé, prenait des sorbets ou mangeait!: des fruits, pendant que leurs enfants se roulent et s'ébattent à leurs pieds. — Là, les plis du feredgé s'cnlr'ouvrent, la mousseline dû yachmack s'écarte un peu, surtout si l'eunuque a le dos tourné, et l'on voit resplendir de pâles ovales avivés de fard, étineeler des yeux cernés do heiiné, et s'épanouir des bouches semblables à des grenades pleines de perles. •— Les arabas, attelés de grands boeufs au pelage argenté, attendent à l'ombre ; les eaïques amarrés à la berge, bercent le sommeil oiilo kief des Caïcîjis. >— A chaque pas, ce sont des tableaux tout faits, auxquels il ne manque que le cadre ; comme on regrette alors do n'être ni becanips,ni Marilhat, ni Delacroix,
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tet de n'avoir à son service, pour rendre ses impressions, au lieu d'un pinceau aux mille nuances, qu'un bec do plume aride trempé dans une goutte d'encre bourbeuse! Et si, remontant plus haut, on descend en face de Thérapia, sur la rive asiatique, on assiste aux jeux des jeunes Grecques, dansant la roinaïque, l'imagination se reporte à des souvenirs classiques devant ces profils réguliers, ces formes de déesse copiées par Phidias et Cléomène, que nous autres, habitants déshérités des contrées du Nord, nous prenons pour le beau idéal, et qui ne sont que le type de la plus parfaite race humaine : mais qu'avonsnous besoin de retracer ici tous ces tableaux? souvenirs déjà lointains pour nous, quoique toujours vivants, lorsqu'on tournant ces feuilles on va les rctouver dessinés en détail, Coloriés soigneusement, placés dans leur bordure, exacts, complets, avec les figures, les costumes, les moeurs, les particularités intéressantes, les usages étranges, les fêles, les cérémonies,tontclaviedcl'Oricnt ayant pour fond lés mosquées, les bazars, les kiosques, les ï. S
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konaks, les cafés, les cimetières, les rues, les places, les fontaines, les jardins, les villages, les bois de platanes et de cyprès. Nous n'essaierons donc pas dépeindre celte population bigarrée et pittoresque de Turcs, de Grecs> d'Arméniens, d'Albanais, d'ArnaUtes, de Syriens, do Bulgares, de Çircassicits, de Valaques, de Palikarcs, qui fait de toute place de Constantinople la salle du bal masqué de Gustave} et nous mettrons seulement au bas de ces pages (1), puisqu'on nous en prie, notre noni de voyageur, pour attester la vérité du livre, et non pour le compléter. — Aux paresseux qui redoutent une traversée d'une dizaine de jours, ce volume servira de voyage en Turquie, et, après l'avoir lu, ils, en sauront plus que nous qui n'aVons pas dépassé l'entrée de la mer Noire, et dont le pied n'a foule que quelques heures, sur la rive de Smyrne, celle terre où marchait lo divin aveugle accompagnant sur sa lyre les récils de VUiade et de ^Odyssée,
(t) Mface de la Turquie pittoresque, frar YV. bucItett, l vol, ln-8», Illustré, t'nrt», Lecou, tSSS.
LE THEATRE TURC
A C0NSTANTIN0PLE.
Mon cher Louis (1), voici que j'arrive enfin pour te relever de la longue faction de quatre mois que fu as faite à ma place dans la guérite du feuilleton, le lorgnon à l'oeil, la plumeau bras, disant aux pièces t « Passez au large, » ou bien : «Entrez, » suivant leur mérite. Tu as vu par intérim les vaudevilles d'été, les mélodrames caniculaires: tu as assisté avec un rare courage au défilé des ours les plus Chenus et les plus grognons i les théâtres ont vidé leurs arrière-cartons sur ta tète innocents, tandis que moi, je m'enivrais, non sans remords, de lumière et d'azur dans ces beaux pays aimés du soleil; ami coupable, je
(I) Louis de Cormcnltt,
-•?. ■ " . -' L'ORIENT.
nie promenais aux Eaux douces d'Asie ou je grimpais à l'Acropole, le jour moine ou tu tâchais de rendre supportable, à force de traits et de style, l'analyse de quelque imbroglio stupide; 1 reçois ici mes remercîmcnts polir ce temps de liberté que tu m'as donné.
A peine ai-je eu. te temps de jeter là mon fez et mes babouches ; j'ni encore dans les oreilles lo tumulte des roi%, le râle des machines à vapeur, le claqueilf M du fouet des postillons, et dans les yeux f^blouisscnient des levers et des couchers du soleil, des mers et des montagnes, des villes qui se succèdent comme un rêve, découpées sur dciî horizons do feu; jo ressemble un peu à lV'ève de Faust, et mon cerveau tourne cornin^ une meule de moulin. Cependant j'ai couru çà et là, m'informant, m'eiiquêrant partout pour savoir «si l'art en était à un bon point, «' et il m'a semblé que l'on s'occupait fort peu de l'art. Les théâtres élevaient des nrcs-dotriomphe et cherchaient des devises latines. pour l'entrée du prince président, sans le moindre souci des feuilletonistes, privés de
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premières représentations. — Deux opérettes . en un acte au Théâtre Lyrique, voilà tout le < butin de la. quinzaine. Vous ne trouverez donc pas mauvais si, pour suppléer à cette disette, je cherche dans mes souvenirs de voyage quelque impression qui rentre dans le cadred'un feuilleton dramatique. A défaut de tragédie, do drame et d'opéra, je vous parlerai des comédiens turcs de Moda-Bournou, J'eusse sans doute mieux aimé soulever des questions d'esthétique à propos de quelque grand ouvrage sérieux et do haute portée, mais . lo critique ne travaille que sur lés matériaux qu'on lui livre, et le sujet manque. Acceptez donc, faute do mieux, mes bouffons turcs ;- ils ne valent pas Sainville, Ravel, Grassot, Hoffmann, pourtant ils ont une originalité qui leur fera peut-être trouver grâce devant vous.
Si le dimanche vous prenez à l'escale do Tophané, près de la mosquée du sultan Mahmoud, un caïqtie à deux paires de rames, en prononçant le mot Kàdi-Kcuï, au bout de vingt-cinq ou de trente minutes il votis dé-
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posera vis-à-vis de la Corne-d'Or, sur une jolie plage de la côte d'Asie bordée de cafés et d'habitations peintes de couleurs riantes. Vous suivez une rue étroite dont les maisons surplombent et font sur la voie publique des angles et des retraites bizarres. Comme le village est presque tout entier arménien, les portes entr'ouvertes et les fenêtres soulevées encadrent beaucoup do charmants visages de femme aux grands yeux noirs, aux traits réguliers, spectacle agréable à l'étranger las du bal masqué perpétuel de Constantinople ; puis vous longez une muraille que débordent des brindilles de vigne et de vigoureuses frondaisons de figuier, et vous arrivez à un charmant petit golfe qui fait face aux lles-des-Princes. Vous entendrez peut-être, sous les beaux arbres pench. * qui garnissent l'escarpement de la rive, ronfler le tarbouka, grincer le rebec et piauler ta flûte, accompagnant des voix nasillardes; mais ne vous arrêtez pas, ce ne sont que de simples chanteurs de café; descendez et remontez cet étroit sentier à pic taillé dans la falaise,
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dont la mer transparente baigne le pied, et vous arriverez au plateau de Moda-Bournou.
Des arabas et des talikas arrêtés, des chevaux de main tenus en bride par des nègres et des sais, des vendeurs d'eau et de sorbets, des boutiques improvisées de melons, de pas*; teques etderaisins, forment un attroupement joyeux en dehors d'une enceinte fermée par des toiles vertes tendues de manière à intei*- cepter le regard et rappelant les barraques des spectacles forains aux Champs-Elysées les jours de réjouissance publique.
Cette tenture part du coin d'une maison de bois, et se rattache à un grand arbre incliné sur la mer ; les autres côtés, taillés à pic, n'ont pas besoin d'être défendus contre les regards curieux qui voudraient jouir gratis de divertissement.
Le bureau des nillets est tenu par un nain sexagénaire très-hideux et très-fantastique, remplissant les fonctions de placcu . Il me fit monter, moi et mes camarades, par un escalier chancelant, au premier étage de la maison, dont les fenêtres servaient de pre-
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mières logrcs, nous installa sur des carreaux, et descendit après avoir mis auprès de chacun de nous une pipe et une tasse de café, accompagnement obligé de tout plaisir turc,
La perspective que l'on avait de ces fenêtres-loges était vraiment originale et pittoresque ; la place où devaient parader les bouffons turcs formait une espèce de trapèze bordé de deux côtés par les spectateurs mâles et de l'autre par le sérail, hangar couvert de planches et garni d'une claire-voie à mi-hauteur. Le sérail est l'endroit réservé aux femmes, car en Turquie les deux sexes sont toujours séparés, et un mari regarderait comme souverainement indécent de s'asseoir auprès de ses épouses.
Tout ce monde, les uns avec le fez rouge et la redingote boutonnée du Nizam, les autres avec l'ancien costume national, se tenaient accroupis sur des tapis de Symrne ou de minces matelas étendus à terre, croquant des sucreries, mordant à belles dents la chair rose des pastèques, aspirant la fumée du chibouck, faisant bouillonner l'eau dans la carafe de
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cristal des narguilhés; les femmes pépiaient et jacassaient derrière leur treillis comme des oiseaux en cage, et de notre fenêtre nous apercevions leurs yamacks blancs et leurs leredgés bleu do ciel, rose-mauve, vertpomme et autres couleurs gaies, Un soleil éclatant dorait la place vide que les acteurs allaient occuper, et la mer étincelaità travers les oliviers et les tamarins; les musiciens, établis à l'ombre au bas de la maison, faisaient bourdonnerct frissonner leursinstruments de musique, comme pour préluder à l'ouverture; c'était charmant,
Un tumulte étrange, composé de sons discordants et sauvages, et rappelant asiez une symphonie de musicien savant, salua l'entrée des acteurs. Cet orchestre se composait de deux guitares grattées avec une plume, d'un robec joué en contrebasse, de deux paires de timbales et d'une flûte-clarinette où soufflait, comme un aveugle, un vieillard tout cassé et comme momifié par l'âge. — La pièce commençait.
Deux hammals ou portefaix d'Asie s'avan-
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cèrent portant un baril microscopique sus-, pendu à la barre qui sert, à Constantinople, à soutenir les fardeaux pesants que ne pourrait remuer un seul homme; ces hammals étaient vêtus d'une casaque grise, bordée do dentelures de drap jaune, rouge et bleu, d'un pantalon bouffant mais étroit des jambes et liseré d'agréments noirs, et coiffés d'un haut chapeau de feutre mou que je ne saurais mieux comparer qu'à une chausse à filtrer: l'un était maigre, sec, nerveux, très-fin do physionomie ; l'autre épais, robuste, avec des formes d'éléphant ou do mastodonte. Tous deux semblaient faire d'énormes efforts pour supporter ce baril gros comme le poing ; ils chancelaient, bifurquaient leurs jambes et s'arc-boutaient comme écrasés sous le faix.
Que contenait ce baril mystérieux? Dit raki, espèce d'eau-de-vie blanche que les liannnais portaient pour le compté d'un négociant franc de Para qui voulait établir un cabaret.
Le Franc, habillé en Robert-Macaire, d'une vieille redingote de lustrine noire, luisante aux coudes, les jambes ensevelies dans de
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larges pantalons sales, sans cravate, n'ayant pour tout linge qu'une chemise de soie turque, refuse aux hammals de leur payer le prix convenu pour le transport du baril de raki. Ce refus forme le noeud de la pièce et devient la source d'une interminable cascade de calottes, do coupsde pied, de coups depoing. Le hammal maigre persiste avec une opiniâtreté de mulet exiger à son dû ; il se fait le génie malfaisant du cabaret ; il se plaint au chef des hammals, espèce de grotesque à barbe rousse, ayant un turban à côtes de melon de couleurs variées comme les tranches d'une glace plombière, un dolman rouge à la Bajazçt, et agitant un bâton rembourré ; il va réveiller la police et le cadi qui paraît Luivi de cinq ou six escogriffes affublés de costumes extravagants et de turbans en moules de pâtisserie, à enroulements prodigieux cAmme du temps des janissaires, enjolives de plumeaux, d'ailes de cygnes, d'aigrettes de balai, et auxquels il ne manquait vraiment que les bougies allumées de la cérémonie du Bourgeois gentilkonnc. On cite le négociant à
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comparaître, et l'explication se résout dans une mêlée générale où tous les turbans roulent à terre.
Lachutedes turbans est un puissant moyen de comique dan? les pièces turques. Rien, en effet, n'est plus drôle que de voir apparaître ces crânes rasés, bleuis, sur lesquels se tord, comme une queue de potiron, une mèche unique de cheveux. Le Franc promet de payer le haininal sur ses gains futurs, et la paix se rétablit momentanément.
Le commerce de' raki ne prospère pas; le " Franc et ; on valet sont les meilleures pratiques du cabaret. 11 faut des attractions plus fortes pour achalandée la boutique : on engage des musiciens et des danseuses.
Les danseuses sont de jeunes garçons travestis, car la pudeur turque ne permet pas que des femmes paraissent en public.
Le hammal persécuteur embrasse les danseuses et dérange tout; une volée de bois vert le met en fuite et le force à se réfugier sur un arbre, ce qui permet la continuation des exercices chorégraphiques.
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Ces danseuses, ou plutôt ces danseurs, méritent une description particulière; l'un d'eux, par la finesse de ses traits, la blancheur de son col, ses cheveux blonds en spirale, son mouchoir bleu posé à la grecque sur le sommet de la tête, son air modeste et sa taillede guêpe faisait une illusion complète et semblait en effet une jeune et jolie femme. Son costume du reste tait des plus élégants ; il se composait d'une veste de drap vert agrémentée de soutaches, d'une chemise de gaze de soie, de deux tuniques superposées de taffetas zinzoliri, frangées de jaune, et serrées par une ceinture de soie rouge.
Les deux autres ne différaient de leur partner que par la coiffure, consistant en un fez rouge autour duquel s'enroulaient de grosses nattes de faux cheveux. — Ce trio exécuta, avec des cambrures et des torsions de reins qui chez nous inquiéteraient la susceptibilité pudique des sergents de ville, une espèce de romaïque d'un caractère assez original, et qui parut faire grand plaisir à l'assemblée. Aux danseuses succédèrent les Albanais en
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vestes et en guêtres noires, passeiuentécs de rouge, en fustanelles plissécs. qui dansèrent, en faisant des contorsions terribles, un pas guerrier de leur pays, Leurs tempes rasées, leurs béguins blancs surmontés d'un petit rond rouge semblable à une croûte de pâté, leurs grandes moustaches, leurs yeux hagards leur donnaient une mine farouche et truculente « très-horrifique, » comme dirait Rabelais. Sans vouloir entacher ici leur moralité,je dois dire qu'ils avaient l'air de parfaits scélérats.
Le cabaret de Franc devient ainsi un lieu de délices dont la renomme parvient jusqu'au shah de Perse, qui arrive avec sa suite. Les Persans jouent dans l'art dramatique turc le même rôle que les Anglais dans nos vaudeAilles. Leur accent emphatique, leur gravité l'aide, leur costume bizarre sont parodiés avec une verve intarissable.
Le shah plie sous le poids d'un turban pliaramineux allongé en mitre et entouré d'un chalc à replis multiples. Il porte une robe jaune à palmes de cachemire, sanglée d'un
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second chale qui fait vingt fois le tour de son corps efflanqué, et tient à la main une fourchette en fer qui lui sert à s'appuyer le coude lorsqu'il s'asseoit sur son tapis, Ce shah a la mine abîmée de débauche et d'opium, et ressemble étonnamment à Elie dans la scène du Marché des Esclaves, dans le ballet du Diable amoureux.
Derrière le shah marchent six chenapans coiffés de leurs bonnets d'agneau noir, et la masse d'armes appuyée à la hanche à la mode des Persans, Le shah prend place et les danses recommencent. Il est si satisfait qu'il donne cinq cents bourses au Franc, qui désormais pourra payer le hammal.
Cette farce, dont je n'ai pu suivre que la pantomime, ne sachant pas le turc, devait être très-comique, à en juger par les éclats de rire do l'assistance ; les acteurs débitaient leur rôle avec beaucoup de feu et de variété d'intonation. L'accent européen du Franc, l'accent persan du shah étaient saisissables même pour moi.
La représentation finie, les femmes remon-
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tèrenl dans leurs talikas, protégées par les eunuques, qui écartaient la foule ; les hommes mirent au galop leurs beaux chevaux barbes, et moi je retournai paisiblement à' mon caïque, riant encore à part moi de ces figures grotesques rappelant pour la fantaisie extravagante les songes drolatiques d'Alcofri bas SNasier
EXCURSION EN GRÈCE
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'/lîlPEBATOUE ET L*ARCIDUCA LOCOVICO
Lorsque l'on vient de Constantinoplc, même dans les temps le plus sains, on est toujours en suspicion de peste, et si l'on veut prendre le paquebot de correspondance pour Athènes, il faut subir une quarantaine do vingt-quatre heures cievant Syra, le point d'intersection de toutes les lignes de bateaux à vapeur du Levant. Cette quarantaine se fait, non dans le lazaret dont on aperçoit les constructions au bord do la mer, à quelque distance de la ville, vers la pointe de terre qui regarde Tinos, mais sur
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le bâtiment lui-même, qu'un pavillon d'un jaune malade, hissé au grand mât, avertit d'éviter.
Il n'y a rien de plus contrariant que d'être en vue de terre et de n'y pouvoir descendre ; c'est une Variété du supplice de Tantale oubliée dans l'enfer. Heureusement j'avais déjà visité Syraà mon premier voyage, et ma curiosité était modérée sur ce point. Je passai tranquillement la journée à fumer appuyé sur le bastingage, regardant la ville crayeuse êtagêo en amphithéâtre, le mouvement du port et les navires en construction dans les calles ; sous celte lumière éclatante et à cette distance, on distinguait aisément les détails des maisons et les accidents de terrain de la fauve montagne à laquelle s'applique ce blanc triangle.
Quoique le temps fût très-beau en apparence, un reste de houle balançait sur ses deux ancres le magnifique bateau à vapeur l'Imperatore, .un des plus puissants de la flotte du Lloyd Austriaco; par le ciel le plus beau et le soleil le plus brillant, un vent du nord-ost nous avait pris en flanc
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au sortir du golfe de Smyrne, et secoué de la belle manière; le tuyau de la cheminée était blanchi jusqu'au milieu par la folle écume des vagues, et le long de Tinos, où un pyroscaphe anglais se tenait abrité, né pouvant aller plus loin. Pour arriver, nous avions eu à fendre une mer très-grosse et très-dure que labourait à grand'peine notre roue inondée d'eau et poussée par l'effort de la machine chauffée à outrance. ; Quoique la rade de Syra soit ouverte à tous les vents et assez mal défendue de la houle du large, comme la brise était un peu tombée, nous nous trouvions, relativement, très-tranquilles. Plus de ces affreux craquements si insupportables dans un navire qui fatigue, et qui semblent présager sa dislocation complète; plus de ces cliquetis inquiétants de vaisselle ; plus de ces chaises envoyées d'un bout à l'autre du salon par un coup de roulis ou un coup de tangage; plus de ces plaintes sourdes, de ces gémisse-- ments inarticulés, de ces efforts convulsifs de la machine haletante, de ces bruits pleins
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d'angoisse, de ces soupirs presque humains qu'exhalent, comme des poitrines oppressées, les profondeurs d'un bateau à vapeur poursuivant sa route par un gros temps.
Profitons de ce calme pour examiner un peu les passagers, nos compagnons de route. Les bateaux à vapeur autrichiens qui desservent les lignes du Levant établissent, par une concession bien entendue aux habitudes de leur clientèle orientale, une espèce de parc réservé, fermé d'une clairè-voio à hauteur d'appui et qu'on appelle le sérail, sur le tillac, où, d'ordinaire, le capitaine et les voyageurs de première classe ont seuls le privilège de se promener. Les Turcs, grâce à cet aménagement, peuvent mettre leurs femmes à l'abri du contact des chiens de' giaours et voyager sans faire souffrir leur jalousie naturelle. Cette partie des bateaux est, comme vous le pensez bien, !a plus curieuse et la plus pittoresque. ' Chaquo famille orientale se pose dsns son coin, accroupie ou couchée sur des tapis de Smyrne ou de minces matelas; une cruche
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en poterie verte de Gallipoli, diaprée de dessins dont le vernis jaune imite l'or, contient l'eau nécessaire à la traversée ; un cabas de sparteries renferme les provisions, car les Turcs ne descendent jamais prendre place à la table du bord, soit par avarice, soit par crainte de toucher à des mets impurs ou apprêtés contrairement à leur foi. Nuit et jour ils restent sur le pont, abrités contre le soleil par la tente du navire, et contre le froid ou l'humidité, par des cabans, despe-* lisses, des fourrures, des couvertures piquées en soie rayée de Brousse. Il y avait deux ou trois vieilles Smyrniotcs avec la fausse nate enroulée autour de la calotte qui leur sert de coiffure, et une petite fille de onze à douze ans que nous avions prise à Metelin, enfant d'une physionomie très-hagarde et très-farouche, qui nie rappela, par un de ces sauts de pensée si fréquents et dont 6n ne saurait se rendre compte, la petite Fadettc de Georges Sand, alors que son teint bistré, son ait' fou et ses yeux de charbon lui valaient, dans le village, le sobriquet de Chil-
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lot. Deux femmes turques, dont, les jambes nues apparaissaient entre deux bottes jaunes et leurs feredgés de couleur tendre, faisaient groupe avec une femme revêtue de l'habbarah quadrillé du Caire ; à la sveltesse de son corps jaune et souple, se trahissant sous les plis du tissu, on devinait une fille d'Egypte aux formes do statue. Du reste, elle était hermétiquement et sauvagement voilée ; et toutes les fois qu'elle se sentait regardée, pour surcroît de précaution, elle tournait vers la mer sa figure cachée pourtant sous un épais tissu ou ramenait sur sa tête le pan de son manteau par un mouvement tout à fait antique. On voyait alors sa petite main délicate, un peu brunie, où tranchaient quelques bagues d'argent, et le commencement d'un bras autour duquel jouait un bracelet d'un travail grossier, mais d'un goût charmant, comme celui do presque tous ces joyaux barbares. J'ai assez voyagé pour avoir appris à respecter les usages et les préjugés des pays que le parcours, et je me tenais éloigne du sérail avec une réserve décente qui eût satis-
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fait tout véritable osmanli; mais, malgré moi, je sentais poindre en mon coeur un invincible désir, une fiévreuse curiosité de voir ce visage dérobe si obstinément, A quoi bon cette fantaisie sans but et sans résultat possible? Cette fleur née dans le harem, destinée à y mourir obscurément après avoir épanché des parfums et fait briller ses cour leurs pour un maître unique et jaloux, jo voulais l'entrevoir, ne fût-ce qu'une minute, ne fût-ce qu'une seconde, pour en dérober une empreinte, comme le naturaliste le fait pour une de ces plantes rares qui poussent sur une Alpc inconnue.
Deux ou trois jours d'observation discrètement opiniâtre n'avaient amené aucun résultat; mes yeux attentifs, et toujours braqués de ce côté, épiaient vainement l'occasion de commettre un larcin, malgré la complicité du _vent qui soufflait à pleines joues .et tourmentait les draperies de la jeune femme : le voile avait clé sévèrement maintenu et rendait inutiles mes longues factions sur le pont. Enfin, un malin qu'il n'y avait que moi
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sur ic tillac, roulé dans mon manteau comme un homme profondément endormi, et que le sérail était jonché de corps assoupis faisant bosse sous des monceaux de couvertures imprégnées de la rosée, la jeune femme se réveilla, se redressa à demi appuyée sur un de ses bras, et, ne voyant pas d'oeil ouvert autour d'elle, écarta son voile pour respirer sans intermédiaire le souffle pur et frais de l'aurore; elle avait de grands yeux étonnés, doux et tristes, des yeux d'antilope ou de gazelle, comparaison à laquelle il faut bien revenir, quoiqu'elle ne soit pas neuve, lorsque l'on parle d'yeux orientaux, car il n'y en a pas de meilleure, et nulle autre ne rendrait aussi, bien leur sérénité animale, Son teint d'une blancheur particulière, et dont nos.teints les plus purs ne sauraient donner l'idée, ressemblait à la pulpe des pétales do certaines fleurs de serre qui ne reçoivent jamais l'impression directe de l'air ou du soleil; on y sentait la fraîcheur incolore et la pâleur mate d'une ombre perpétuelle, sans aucune apparence de souffrance ou de maladie. J'a-
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dore ces sortes de figures dont la couleur ne' diffère pas de celle des portions ordinairement voilées du corps, et que rien ne paraît avoir défloré, pas même le contact de l'air, et je les préfère aux transparences les plus opalines, aux blancheurs les plus lactées des neigeuses filles du Nord. Sa bouche présentait cette moue arquée en dedans, ce vague demi-sourire qui donne aux lèvres des sphinx un attrait si mystérieux, et l'ensemble de sa tête formait un tout étrange et charmant, dont chaque détail, bien qu'entrevu une minute, se grava ineffaçablement dans ma mémoire. Quelqu'un sortit subitement des profondeurs de la cabine sa tête emmitouflée encore des foulards nocturnes, et posa pesamment sur le pont son pied chancelant de sommeil; à ce bruit, la jeune femme fit un mouvement de biche surprise, et la petite main rejoignit les plis du voile, qui ne se rouvrit plus, à mon grand regret.
Je me demandai en moi-même si je n'avais pas commis une sorte d'indélicatesse en
dérobant à celte jeune femme un aspect de t. tô
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sa beauté, en profanant d'un regard infidèle des charmes si bien défendus ; mais l'artiste et le voyageur ont leurs privilèges, et ma conscience fut bientôt rassurée.
H y avait aussi, sur notre bateau, une famille anglaise venant de Calcutta, et suivie de deux domestiques indiens, mâle et femelle, du type le plus curieux. L'Indien, coiffé d'un turban rouge, dont les plis réguliers étaient maintenus par des épingles, le corps serré dans une tunique blanche, étroite des épaules, avec ses yeux d'argent bruni, son sourire blanc dans une barbe légère et crêpée, son teint chocolat et sa nuque bistrée, faisait paraître septentrionaux et presque Parisiens les Turcs et les Levantins accroupis sur le pont. Il allait et venait, déployant une activité silencieuse, pour prévenir les besoins de ses maîtres, se glissant partout, léger et muet comme un fantôme.
L'Indienne, attachée au service spécial de lady, était très-fauve et très-bronzée, de teint presque noir, mais d'un noir différent de celui des nègres, Son service fini, elle venait
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s'assoir près de son mari, sur un bout de natte auprès de la dunette, dans une de ces poses qui ne sont possibles qu'aux races orientales, et dont elles semblent avoir,pris l'habitude dans la contemplation des idoles de jaspe et de basalte des temples primitifs. Un collier d'or et de plaques d'émail, assez semblable aux joyaux qui composaient la toilette de la bayadère Amani, entourait son cou à plusieurs replis, et les cartilages découpés de ses oreilles supportaient plusieurs grappes de pendeloques; sa jupe, étroite et bridée, composée d'une bande d'étoffe tournée autour du corps, accusait des formes élégantes et svcltes, plus jeunes que le visage, fatigué et flétri déjà par un climat dévorant. Tous les mouvements de celte pauvre Indienne, transformée en femme de chambre par le caprice d'une riche Anglaise, avaient une noblesse, un style et une tournuréétonnantes. Siles statues remuaient, elles remueraient ainsi. Je comparais, malgré moi, ces poses si pures, si justes, si élégantes de lignes, au mantien compassé et
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roide, aux grâces mécaniques des femmes eu* ropéennes qui se trouvaient là et regardaient, s'imaginaht être charmantes, à peu près comme on regarde une guenon habillée, d'un air de curiosité mêlée de dégoût, celle pauvre fille du Gange, frissonnant sous le soleil d'Orient, glacé pour elle, et je donnais la préférence à l'Indienne, Je ne remarquai pas qu'elle eût pour les aliments apprêtés à l'européenne les répugnances que manifestaient Amani, Saonderoun et Ramgoun; mais, en m'approchant d'elle ,je vis à son poignet un tatouage bleu formant le monogramme de l'inscription tracée sur l'écrilcau de la croix : /. Ar, R. J. (Jésus de Nazareth, roi des Juifs). Elle ne croyait plus à la Trimurli de Brahma, de Wishnou et de Shiva, mais, au Père, au Fils et au Saint-Esprit : elle était chrétienne. L'Anglais, chef de la famille, homme d'une correction et d'une élégance de tenue irréprochables, avaiteependant rapporté de l'Inde quelques bizarreries do costume, commandées sans doute par le climat, et qu'il trouvait commode de conserver sous ce soleil de
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Grèce, encore passablement chaud pour un sujet britannique, entre autres, un chapeau en forme d'armct de Membrin, tout piqué et tout matelassé d'étoffe blanche {invention excellente pour faire diverger les rayons solaires, niais qui avait le tort plastique de ressembler infiniment trop à un bourrelet d'enfant, coiffure tout à fait en disharmonie avec la tête fine, sérieuse et calme du capitaine.
Le lendemain, à midi, le chef de la santé, t qui, la veille, avait pris notre patente avec des pincettes, et se tenant à distance, comme si nous eussions été constellés de bubons, vint faire l'appel, et, après avoir constaté que nous étions tous vivants et bien portants, leva enfin nos arrêts. Le pavillon jaune fut amené, et nous pûmes pratiquer librement avec les ■habitants de l'île. Les canots, rangés en cercle autour du bâtiment, abordèrent en toute hâte, et il nous fut loisible de descendre à terre.
Quoique je connusse Syra, je sautai dans une barque, car il est toujours agréable,après
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une traversée de plusieurs, jours, de fouler « le plancher des vaches, » et c'est en mer surtout que l'on comprend toute la beauté de cet aphorisme exclamatif de Rabelais i « 0 bienheureux planteurs de choux ! ils ont un pied en terre et l'autre n'est pas loin 1 »
Au bout de quelques heures de courses vagues à travers la haute et basse ville, je retournai à bord de l'Imperalore, qui devait me traverser dans YArciduca-Lodovko, petit steamer de correspondance, destiné à faire le trajet d'Athènes à Syra et vice versa. Le Lodovico ne devait partir qu'à sept ou huit heures du soir, pour arriver le matin au Pirée, et je m'amusai, en attendant, à regarder les tours d'un saltimbanque installé sur le pont, où il jouaitdesgobelets, et faisait sortir, en imitant le gloussement d'une poule, une multitude d'oeufs d'un sac en apparence vide. La représentation se termina par un pas bizarre qu'exécutèrent, au son d'une pochette grattée à toute outrance, deux jeunes garçons et une petite fille assez jolie, on maillot de coton et en jaquette de velours paillette, dans le style
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troubadour et Champs-Elysées, qui frappaient en cadence, avec des espèces de cymbales, des genouillères et des brassards de métal retentissant,
Pendant cette représentation, YArciducaLodovico chauffait,etl'instant de dire adieu à ceux de nos compagnons de voyage qui poursuivaient leur route par Tricste arriva. Le transbordement opéré, le petit steamer commença à fouetter de ses palettes la mer passablement ondulcuse encore, en longeant la côte montagneuse de Syra, dont on apercevait dans l'ombre les escarpements violâlrcs. De cette partie du voyage, je ne saurais dire grand'chose, quoique j'aie passé la nuit sur le pont. Mais il n'y avait pas de lune et je ne distinguais rien que quelques silhouettes confuses d'îles, quelques moutons blanchissant au loin sur la mer, quelques scintillements d'étoile se brisant dans l'écume d'une vague. Quoique aujourd'hui je ne trouve pas de mots pour décrire ce spectacle, il était vraiment très-beau, "mais d'une beauté qui, faute de formes précises, échappe à toute description,
HO L'ORIENT.
Comment peindre la nuit sur l'immensité? De temps à autre, il s'échappait de la cheminée de notre paquebot des gerbes d'élincelles rouges d'un effet charmant ; une houle plus haute dressait curieusement sa crête du fond noir de l'abîme, comme pour regarder pardessus le bastingage ce qui se passait sur le pont, puis retombait en pluie salée.
Mes yeux ouverts dans l'ombre finirent par se fermer, quelque effort que je fisse pour ne pas m'endormir. Quand je me réveillai frissonnant sous l'impression glaciale du matin, de faibles lueurs blanchâlres commençaient à éclaircir le bord du ciel, lès étoiles s'étaient éteintes ; Vénus seule brillait encore, et sa réverbération faisait une traînée de lumière dans l'eau ; une ligne sombre se dessinait confusément à l'horizon, c'était la Grèce, c'était l'Altique, le cap Sunium où le divin Platon s'entretenait avec ses disciples.
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II
m riRÈE,
Le jour se levait lentement avec un crescendo de teintes plus délicatement ménagées encore que le fameux crescendo de violons du Désert de Félicien David ; à mesure que le ciel s'éclairait, les lignes de la côte lointaine se dcssinaicntplus fermement etsortaicnt de la neutralité des vagues teintes crépusculaires, Tout ce rivage a l'air d'avoir été sculpté au ciseau dans une large veine do marbre, tant les lignes des montagnes sont harmonieuses et pures, heureusement proportionnées pour le regard ; rien de heurté, rien d'abrupte, rien de sauvagement grandiose ; mais partout une fermeté nette, une précision élégante, une belle teinte azurée et mate comme d'une fresque peinte sur la frise d'un temple blanc.
Au fond de ce golfe, Munychie et Phalère composaient avec le Piréc la trilogie des
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ports d'Athènes. Le Piréo, dans lequel nous ne tardâmes pas à entrer, est un bassin arrondi en coupe, suffisant pour les birèmes et les trirèmes antiques, mais où une flotte moderne serait singulièrement à l'étroit, quoique cependant il soit assez profond pour admettre des frégates et des vaisseaux de haut bord. Ce port se fermait autrefois par une chaîne reliée aux piédestaux des deux lions de grandeur colossale emportés comme trophée par le doge Morosini, et placés maintenant en vedette près de la porte de l'arsenal de Venise. Sur la droite, près d'un phare, on nous fit remarquer une espèce de tombeau ruiné où entrent les vagues de la mer; c'est le tombeau de Thémislocle, du moins la tradition le dit ; et pourquoi la tradition aurait-elle tort?
Le port était presque désert, à part quelques légers bâtiments à la flamme verte et blanche, couleurs du pavillon de Grèce, car Syra détourne à elle tout le mouvement et tout le commerce, La pure lumière du matin éclairait le qifai.de pierre, les maisons
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blanches et les toits de tuiles quadrillés de bandes symétriques du Pirée, bourgade complètement moderne, malgré son nom antique. Ces bâtisses, d'un aspect plus suisse qu'athénien, contrarient l'oeil et l'imagination ; mais; si l'on néglige le premier plan un peu vulgaire, on est amplement dédommagé, et la magie du passé renaît tout entière.
Au fond se découpent en ondulations bleuâtres, à gauche, le mont Parnès ; à droite, le mont Hymette ; puis le Lycabète et le Pentêlique un peu en recul et teintés par l'éloignement d'un azur plus faible. Dans l'espèce d'échancrure que forment à l'horizon les pentes des deux montagnes, un rocher soudain s'élève comme un trépied ou un autel, Sur ce rocher scintille, doré avec amour par le baiser du soleil levant, le triangle d'un fronton, Quelques colonnes se dessinent, laissant apercevoir l'air bleu à travers leurs interstices ; une large touche de lumière ébauche une haute tour carrée; 1 c'est, Athènes, l'Athènes antique, l'Acropole, lo Pàrthénon, restes sacrés, où tout amant'du
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beau doit venir en pèlerinage du fond de sa terre barbare. Sur cette étroite plate-forme, le génie humain brûla comme un pur encens, et les dieux durent copier la forme inventée par l'homme,
Les noms de Périclès, de Phidias, d'Iclinus, d'Alcibiade, d'Aspasio, d'Aristophane, d'Eschyle, tous mes souvenirs de collège me bourdonnaient sur les lèvres comme un essaim doré des abeilles do l'Hymetle voisin, lorsqu'un Grec, en costume do palikare, me tira par la manche et me demanda la clef de ma malle, qu'il visita, du reste, avec une négligence tout athénienne, 0 vicissitude des temps! ô splendeurs évanouies 1 ô poésies disparues I Un douanier sur le rivage où Thésée posa le pied en revenant vainqueur de l'île de Crète ! Rien n'est plus simple, pourtant! Mais, dans ces pays classiques, le passé est. si vivace, qu'il permet à peine au présent de subsister.
Une émeute de calèches démantelées, de berlingots séculaires; de berlines invalides . attelées d'hàridèllès", efflanquées, se dispu-
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taient les voyageurs et les emportaient au grand galop dans des nuages de poussière, car ce ne sont pas des quadriges antiques, mais des fiacres numérotes qui vous conduisent du Pirée à Athènes. Je laissai partir les plus pressés, ayant déjà mon logement retenu à l'hôtel d'Angleterre, tenu par Elias Polichronopoulos et Yani Adamantopoulos; gaillards revêtus de magnifiques costumes grecs, qui entretiennent un émissaire non moins pittoresqueinent costumé sur le paquebot de correspondance de Syra.
J'avais,très-faim, et l'idée de déjeuner deux heures plus tôt me détermina à commander mon repas dans une espèce d'hô-r tellerié-café située sur une place ornée d'une fontaine en marbre blanc, en forme de borne gigantesque, ne vomissant aucune eau par ses mufles de lion sculptés, mais surmontée d'un buste du roi Othon, oeuvre sans doute de quelque ciseau bavarois. Cette absence d'humidité ne me surprit pas, elle est habituelle dans les pays chauds ; seulement, j'aurais voulu une architecture d'un I. il
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goût moins massif. La terre de Grèce supporte difficilement la médiocrité en ce genre. Une demi-douzaine de rues se coupant à angles droits, et aboutissant bien vite à la campagne, composent tout le Piréc actuel. Des noms mythologiques rayonnent au coin de ces rues et contrastent avec leur prosaïque physionomie. Les maisons n'offrent rien de particulier que ce bariolage des toits dont j'ai déjà parlé, et qui s'obtient avec des lignes croisées de tuiles blanches tranchant sur les tuiles rouges.
Pour quelqu'un qui vient de Conslantiuople, où les rues ne peuvent se comparer qu'à des lits de torrents pierreux, c'est un plaisir de marcher de plain-pied sur les larges dalles de ces rues grecques, auxquelles l'édilité la plus susceptible ne saurait faire aucun reproche. En quelques minutes j'atteignis la campagne où miroitaient au soleil des flaques d'eau de quelques pouces de profondeur, qui exhalent des miasmes fiévreux. Trois ou quatre gamins, si ce terme irrévérencieux peut s'appliquer à de jeunes
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naturels de l'Attiquc, ayant de l'eau jusqu'au jarret, cherchaient dans la boue noire d'une rigole des vers rouges pour la pêche. C'étaient les seules figures qui animassent le paysage désert. Quant à la rigole vaseuse, je suis fâché do dire que c'était le Céphise, mais, comme Magnus dans les Burgraves, « la vérité m'y pousse, » Heureusement l'Acropole s'élevait radieuse au fond et rachetait la pauvreté des premiers plans, . ,Je revins à l'auberge où l'on me servit, dans une grande salle badigeonnée à la manière italienne et décorée dé lithographies, pour la plupart indigènes, qui faisaient plus d'honneur au patriotisme qu'au talent des artistes : c'étaient les portraits de Marco Botzaris, d'Ypsilanti et autres héros de la guerre de l'indépendance, des allégories représentant le réveil et le triomphe de la Grèce foulant aux pieds des Turcs aussi laids que le fanatisme, l'envie et la discorde dans les plaV fonds mythologiques, des scènes de la révolution du 15 septembre 1843, le tout dès-, ?iné dans le goût des imîiges de la rue Saint-
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Jacques et d'un style peut-être inférieur; mentionnons aussi les portraits du roi et de la reine en costume national, portraits qu'on retrouve partout,
La salle inférieure, consacrée spécialement à la buvette, était garnie, au fond, d'un long cofnptoir derrière lequel s'élevait un buffet plein de bouteilles de raki, de marasquin, de rosolio et de liqueurs aux teintes transparentes. Sur les tables flânaient quelques journaux grecs où l'arrivée et le départ des navires, la mercuriale des denrées tenaient la plus grande place, Si je mentionne ces détails peu intéressants d'ailleurs, c'est à cause du contraste qu'ils présentent avec les imaginations qu'on se fait en dépit de soi sur la Grèce : on s'attend à trouver, bien que la plus simple réflexion vous démontre la nécessité du contraire, des boutiques d'oenopoles dans le goût de celles do Pompéi, avec des colonnes peintes d'ocre ou de minium jusqu'à mi-haulcur, des tablettes de marbre blanc, des fresques murales égayées de satyres, d'aigipahs, de thyrses, de guir-
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landes de lierre, des amphores de tout volume, des cratères, des cyathes et des congés, un cabarctier et des buveurs contemporains d'Axiochus ou d'Alcibiado. Ce mirage involontaire vous rend injuste pour le présent.
Pour compensation au parfait-amour et au ratafia du comptoir, il y avait dans la cour des jarres do terré cuite d'une capacité et d'une forme tout antiques, destinées à contenir l'huile, et dont la forme n'a pas varié depuis le jour où Pallas aux yeux céruléens donna l'olivier à l'Attique. Des plantes grasses s'épanouissant sur une terrasse blanchie à la chaux et se découpant sur un ciel de lapis-lazuli, rétablissaient un peu la physionomie grecque de ce café peu atlique. : Le Pirée exploré de fond en comble, ce qui n'est ni long ni difficile, je fis appro, cher une calèche, sur laquelle on chargea ma malle, et dont les chevaux, quoique bien dégénérés pour la forme de leurs ancêtres sculptés sur les frises du Parthénon, m'enporlèrent du côté d'Athènes avec une rapi-
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dite qu'on n'était pas en droit d'altcndro do' leur piteuse apparence,
La route du Pirée à Athènes est rectiligne ; elle raye de sa chaussée poussiéreuso une plaine aride couverte d'herbes desséchées assez semblables à des joncs marins. Au loin, à droite et à gauche, s'élagent des collines montagneuses, brûlées par le soleil et revêtues de ces teintes splendides que prend la ferre, sous la lumière des pays chauds, lorsqu'elle est dépouillée do végétation, Ceux qui aiment le paysage épinardm seraient pas contents de ce site de Thébaïde; mais moi, qui n'ai pour les arbres qu'un goût très-modéré, trouvant qu'ils altèrent la beauté des lignes et font tache dans les horizons, je fus assez satisfait de la nudité sévère et mélancolique,de cette campagne : un désert stérile, blanchâtre et silencieux fait bien à l'entour des villes mortes. Ne seriez-voiis pas contrarié d'arriver à Rome, la ville éternelle, en traversant des carrés de choux, de betteraves et de colza? Le présent doit laisser un espace, vague autour de
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ces cités, spectres ou lo passé s'asseoit sur un socle encore debout, et où l'histoire conserve des formes visibles.
On évite ainsi la brutalité de la transition, et l'esprit a de l'espace libre pour la rêverie. :
A égale distance à peu près de la mer et de la ville, on rencontre, de chaque côté de la route, un cabaret de planches et de pisé qu'ombragent quelques maigres arbres enlarinés de poussière. Les conducteurs s'arrêtent là quelques minutes, sous le prétcxto d'abreuver lés chevaux, mais, en réalité, pour s'abreuver eux-mêmes, non de vin, le peuple grec n'est pas ivrogne, mais de verres d'eau blanchie de mastic de Scio ; ils roulent dans leurs doigts une longue cigarette, font grimper sur le siège, en lapin, quelque ami ou quelque pratique qui les attendaient là, et l'on repart grand train.
Le bouquet d'oliviers traversé, on se trouve dans une espèce de plaine bosselée, cerclée de montagnes, au milieu de laquelle se dresse, solitaire, le grand rocher de l'Acropole: tous
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ces terrains sont fauves, arides, pulvérulents, dévorés do lumière et de soleil ; les ombres que projettent leurs rugosités-sont bleuâtres et tranchent fortement avec le ton jaune général, La villo moderne ne se montre pas encore : on n'aperçoit que les escarpements décharnés de l'Acropole couronnée d'Une muraille turque à fondations grecques et cyclopéennes. L'ancienne Athènes se développait entre l'Acropole et le Pirée; l'Athènes actuelle semble se cacher derrière la citadelle, comme par une espèce de pudeur de cité déchue, L'oeil ne la découvre que lorsqu'on a contourné l'Acropole et longé le temple de Thésée, situé non loin de la route et remarquable par l'intégrité de sa conservation,
Une grande rue se présente, bordée de maisons blanches à toits de tuiles, à contrevents verts, de l'aspect le plus bourgeoisement moderne, et qui ressemble, à faire peur, à une rue des Batignolles. Les constructions démontrent, de la part des maçons qui les ont bâties, une envie naïve de faire une Athènes à l'instar de Paris, Comme tons les
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peuples récemment sortis de la barbarie, les Grecs actuels copient la civilisation par son côté prosaïque et rêvent la fie do Rivoli à deux pas du Parlhénon, Ils oublient humblement qu'ils ont été les premiers artistes du monde, et ils tâchent de nous copier, nous Welches, nous Vandales, nous Kimris, qui étions tatoués et portions des arêtes de poisson dans les narines quand Ictinus élevait le Parthénon et Mnésielès les Propylées !
Urte foule bigarrée se promcnait'danscette rue, coupée à angles droits de plusieurs autres moins importantes ; les femmes étaient en très-petit nombre. Les moeurs des Turcs, longtemps possesseurs du pays, ont influé sur celles des Grecs, qui n'avaient besoin,' du reste, que de continuer les traditions du gynécée pour trouver le harem naturel. Ce n'est pas qu'aucune loi astreigne les. femmesà la réclusion ; mais elles sortent.peu, et toutes les affaires extérieures, même les emplettes du ménage, sont faites par les hommes. Parmi les fracs européens, modelés sur ceux de Londres ou de Paris, étincclaît,
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de loin en loin, un beau costume d'Albanais, de Maïnote ou de Palikare, d'une élégance théâtrale, et tranchant bizarrement sur le fond prosaïque d'une devanture de magasin remplie d'articles de Paris.
Le roi Othon devrait bien faire un décret pour exiger de tous ses sujets qu'ils portassent le costume national; il n'en est pas assurément de plus charmant au monde, et co serait dommage de le voir disparaîlre de la vie réelle pour ne plus figurer que dans les armoires des Rabin et des madame Tussaud de l'avenir. Le chapeau de paille porté à la place de la calotte grecque rouge à houppe de soie bleue est déjà une altération fâcheuse qu'excuse â peine un soleil chauffe » en moyenne à trente ou trente-six degrés.
La calèche s'arrêta devant l'hôtel d'Angleterre dont la vaste façade blanche donne sur une esplanade où est établi, à l'abri d'un hangar, un parc d'artillerie gardé par des soldats, en fuslancltojcn knêmidcs et en vestes bleues d'azur galonnées do blanc, Irès-propi'es et très-pittoresques,
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Plus loin,-ayant à ses pieds un tas dé masures et de bicoques formant la Setiniah des Turcs, l'Acropole montrait son flanc taillé à pic, et découpait avec une fermeté incroyable d'arêtes son diadème mural de temples sur l'air transparent et léger du ciel attique le plus pur qui soit au monde. Une lumière aveuglante inondait d'or et d'argent tous les pauvres détails, toutes les mesquineries du temps présent, et les cachait sous un voile radieux.
Sans prendre le temps de faire monter mon bagage dans ma chambre, j'aurais voulu courir tout de suite au Parthénon, si un domestique ganté et cravaté de blanc ne m'eût fait obsener qu'il fallait une permission que, du reste, on lie refuse jamais. Force me fut donc de modérer mon impatience et de me laisser conduire nu fond d'un jardin plein do myrtes, de lauriers-roses et de grenadiers, jus* qu'au logis que je devais occuper, et des fenêtres duquel on découvrait, ô bonheur 1 le sommet do l'Acropole et quelques colonnes du Parthénon t
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III
tlS l'KOHLÈES.
Pour aller à l'Acropole, il faut traverser des ruelles désertes bordées de masures en ruines dont les portes entr'oitverles vous laissent voir quelques marmots farouches à demi vêtus de haillons, quelque matrone hagardeaunez busqué, aux yeux d'oiseau de proie, à la natte tournée sur un fer crasseux* qui se retire précipitamment; des chiens maigres au museau do loup, au pelage hérisse comme de l'herbe sèche, aboient, ù votre passage, avec une vigilance que rien ne justifie; Mercure, dieu des voleurs, ne trouverait rien à dérober dans ces chélivcs cabanes faites de boue et do pierraille, où éclatent çà et là un pur fragment de marbre antique, un tronçon de colonne, un bout d'architrave, débris d'un temple ou d'un édifice disparu. Un paysartj caparaçonné d'un
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de ces manteaux blancs à longs poils, coupés en façon de chasuble, vous coudoie dédaigneusementet s'enfonce, silencieux comme une ombre, dans une porte ou une rue transversale,'
Si l'on creusait sous ce sol exhaussé par la poussière des siècles, on retrouverait sans doute les demeures de ces anciens Athéniens, dont le nom seul éveille une idée de poésie, d'art et d'élégance, car c'était de ce côté que se déployait la ville de Cécrops;-peut-être, en cheminant à travers ces décombres, avais-je sous les pieds le palais d'Alcibiade ou la petite maison dcSocralc, ensevelis par .cette lave de détritus dont le temps oblitère pou à peu les cités qu'il veut faire disparaître ; on dirait que la terre monte d'elle-même autour des villes mortes et en recouvre les cadavres par une sorte de piété funéraire.
Sur le flanc de l'Acropole que l'on contourne se distinguent des traces assez apparentes encore du théâtre de Bacchus, rebâti sous Périciès, où se sont jouées les tctralogies d'Eschyle, d'Euripide et de Sophocle, t. t?
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les comédies de Ménandre et d'Aristophane, ces chefs-d'oeuvre du génie humain ! — Audessus des excavations circulaires qui marquent la place des gradins, s'élèvent les deux sveltes colonnes du monument choragîque; Un peu plus loin se présentent les murailles massives, les forts piliers et les lourds arcs romains du théâtre d'IIérode Atticus ; va à distance avec ses trois étages d'arcades, dont plusieurs sont rompues, il rapplle un aqueduc démantelé. Un fouillis de blocs de pierres bousculés, entre lesquels poussant des mauves et des orlics qui trouvent là un peu d'humidité et d'ombre, et des masses de constructions effondrées se hérissent maintenant en amas désordonnés aux places où s'asseyaient autrefois les spectateurs. Cette ruine d'une architecture sévère et robuste, qu'on admirerait partout ailleurs, semble presque barbare à côté du Parthénon i le théâtre d'IIérode Atticus est bâti cil pierres, ce qui convient à ses formes pesantes; ou, s'il était revêtude plaques de marbre, iln'cn reste aucunvestige. Probablement des statues
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ornaient les espèces de niches ménagéesdans le .vide des arcades. Mais passons.
Une porte de bois vermoulu, gardée par un vétéran, ferme l'enceinte de l'Acropole; il accompagne les visiteurs, et quand on pense aux déprédations que commettraient sans cette surveillance une foule de touristes : vandales, lords Elgin au petit pied, on se résigne aisément à ce petit ennui. Ce vétéran habite une maisonuctte dont les murs forment une mosaïque incohérente de fragments antiques ; jamais plus riches matériaux n'ont servi à une plus chelive demeure,
Un sentier longeant les subslructions qui supportent le temple de la Victoire Aptère, vous conduit, en quelques pas, au pied des Propylées, dont le temps, les bombes, les boulets, le feu du ciel, l'explosion de la poudre, les dégradations des Barbares ont pu mutiler, mais non altérer l'indestructible beauté. L'oeuvre de Mnèsiclcs, après tant de désastres, enchante encore les yeux, et élève Fâmojusqu*aux plus hautes régions de l'art.
Il faut gravir, pour arriver aux Propylées,
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un terrain en pente, bouleversé de fouilles, encombré de quartiers de pierres, dé blocs de marbre, perforé d'excavations, semé d'éclats de bombes, mêlés à quelques crânes et et à quelques ossements humains. Cette pente, on n'en peut guère douter maintenant, était occupée par un gigantesque escalier, partant de la porte d'entrée, enfoui plus tard sous les décombres et les éboulcments, et montant jusqu'à la base des colonnes doriques des Propylées, t entre les substructions de la Pinacothèque et du temple de la Victoire Aptère; des restes de degrés, mis à découvert à différentes hauteurs, permettent de restaurer en pensée l'escalier complet. Ainsi les pressentiments de Titcux, l'éminent architecte qui avait commencé ces fouilles, et qui est mort à la peine, se trouvent justifiés : en marchant avec précaution sur les planches et les poutrelles jetées d'un côté à l'autre des excavations, je suis descendu jusqu'au mur primitif de la porte inférieure, et je l'ai louché, — Lesarchéologues de profession ont discuté et
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discutent encore sur la réalité de cet escalier, dont il me paraît difficile denier l'existence, après les modernes découvertes. Cette longue suite de degrés de marbre blanc aboutissant à ce majestueux portique devait produire un effet magnifique lorsque, sur ces assises étincelantes, se déroulaient, gracieusement élagées, les théories do jeunes éphèbes et de jeunes filles dans les cérémonies religieuses.
■. Si du bas de cette pente on lève les yeux en hauts l'on a, à gauche, le petit temple de la Victoire Aptère, qui se présente tin peu obliquement avec ses quatre élégantes colonnes ioniennes sur une subslruction revêtue de blocs de marbre. Derrière le temple se dresse une haute tour vénitienne, faite de débris antiques, dorée par le soleil de tons de terre de Sienne brûlée et dont la base engage et recouvre l'aile gauche des Propylées qui faisait retour vers le temple de la Victoire Aptère, et formait symétrie avec l'aile droite renfermant la Pinacothèque, Dans l'intérieur do la tour, où l'on pénètre
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par une brèche, l'on retrouve des colonnes empâtées de maçonnerie, de sorte que si l'on, voulait abattre cette tour, relativement moderne, on découvrirait la partie masquée des Propylées et l'on rétablirait l'aspect primitif du monument; il a été question de le faire, mais l'on a hésité, Cette tour, quelque barbare qu'elle soit, fait en quelque sorte parlie intégrante de l'horizon d'Athènes. L'oeil est habitué à voir sa masse fauve se découper sur l'azur des montagnes lointaines, et peut-être regretterait son absence.
En face s'élèvent, sur un soubassement de trois rangées de degrés, les six colonnes doriques des Propylées. Deux seulementsont entières et portent au-dessus de leur chapiteau un fragment de triglyphe ; c'est la première et la sixième; les quatre autres sont tronquées à égale hauteur; presque toutes ont leurs cannelures écaillées de plaques blanches qui attestent le passage des obus et des boulets, Les colonnes formant l'allée intérieure des Propylées sont également décapitées. Celtes de la façade qui regarde le Par-
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thénon ont été moins maltraitées: une seule a perdu ses assises supérieures. •
La Pinacothèque, où Pausanias a vu tant de beaux tableaux de Xeuxis et de Polygnote, occupe l'aile en saillie faisant face à la tour vénitienne dont nous avons parlé, tout à l'heure; elle porte sur une substruction et présente un mur plan couronné d'une frisé de trigtyphe cl de métopes auquel s'adosse une sorte do piédestal-pilier en marbre grisâtre un peu hors d'aplomb qui faisait pendant à un socle semblable maintenant dis* paru : ces piédestaux soutenaient autrefois les statues équestres des fils de Xènophon,
Cette aile, la partie la mieux conservée de tout l'édifice, est décorée sur son retour intérieur d'un petit ordre dorique très-élégant et très-fin, dont les colonnes sont d'une dimension beaucoup moindre que celle des puissantes colonnes des Propylées. Mnésiclès a sauvé celle différence avec un bonheur et une harmonie rares, Il laisse ainsi toute son importance au portique du milieu et évite la dissonance que produirait presque
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infailliblement un autre ordre, La Pinacothèque renferme deux chambres dont la première sert en quelque sorte de vestibule à la seconde, qui est beaucoup plus vaste.
L'on a beaucoup disserté sur ce point, à savoir si les peintures dont parle Pausanias, étaient des peintures murales ou des peintures exécutées sur des panneaux fixés aux parois de la Pinacothèque. L'examen même peu atten tifdes lieux montre que jamais ces murailles n'ont été préparées pour recevoir l'enduit que nécessite toute peinture à la fresque ou à l'encaustique J elles sont trop lisses pour qu'aucune impression ait pu y tenir. Toute muraille revêtue jadis de peintures de ce genre a dû être piquée à la pointe et non aplanie à la gradino. Quant à la supposition de sujets exécutés sur des boiseries fixées avec des tenons de fer ou de bronze, elle, tombe d'elle-même, car il n'y a pas un seul trou laissé par un crampon ou tin clou dans les murs do la Pinacothèque. Les tableaux vus par Pausanias étaient peints sur du bois de cèdre ou de laryx femelle, suivant l'usage
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dés artistes de l'antiquité, et complètement indépendants de l'édifice où ils étaient rassemblés comme les chefs-d'oeuvre d'une galerie.
De la Pinacothèque on a fait un musée où l'on a rangé avec une sorte de classification anatomique les fragments de statues trouvées dans l'Acropole, à Athènes ou aux environs. Ici les têtes, là les troncs; d'un côté, les jambes, de l'autre, les bras, et ainsi de suite ; tout cela très-mutilé, très-fruste, très-incomplet, une espèce de vallée de Josaphat de la sculpture où chaque corps serait bien embarrassé de réunir ses membres. Parmi ces débris resplendissent des formes admirables, des morceaux sublimes; une déesse tombée de l'autel et mise-en pièces se révèle tout d'un coup par une épaule, par un col où se nouent en gerbe des cheveux amhrosïens; l'imagination reconstruit le corps absentplus beau peut-être qu'il n'était sorti du pur bloc de Parosou do Pcntêlique,*! toutefois l'imagination humaine peut aller en fait d'art au delà de l'idéal grec, et l'on se sent pris d'une
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sourde colère en pensant à la stupidité des barbares qui ont anéanti tant de chefs-d'oeuvre pour le plaisir idiot de la destruction. On maudit aussi le temps, et on lui envcut de né pas se contenter de faire disparaître les générations d'hommes, mais de s'acharner aussi contre les générations de stalucs. • Qu'il mange la chair et non le marbré, ce Temps vorace !
L'on débouche des Propylées sur le terreplein de l'Acropole par cinq portes. Celle du milieu est la plus haute, les autres suivent une loi de décroissance harmonieuse. Collé façade intérieure des Propylées a pour décoration six colonnes d'un ordre ionique très-chaste et très-contenu dans sa grâce sévère, afin de ne pas jurer avec la majesté dorique du reste de l'édifice, Elles sont, du reste, d'une conservation remarquable, et posent devant les architectes modernes comme des modèles d'ùno-perfection désespérante, dont le secret reste inconnu, malgré toules leurs études et toutes leurs mesures. .
Quelle magnifique entrée à cette merveil-
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leuse enceinte obstruée de chefs-d'oeuvre devaient faire les Propylés avant les mutilations de toutes sortes qu'elles ont subies de la part des hommes et des siècles! Quel su* blime et majestueux portique au temple immortel d'Iclinus et de Phidias! Quelle radieuse préface de marbre à cette grande page du Parthénon, à ce blanc sanctuaire de la vierge aux yeux verts! Car il est impossible de voir dans le pur et sévère dorique de Mnésiclès autre chose qu'un vestibule triomphal, qu'un portique initiateur préparant le visiteur recueilli au spectacle surhumain qui l'attend lorsqu'il en aura dépassé les colonnes. Y voir une redoute destinée à défendre l'accès d'une forteresse, considérer ses ontrel'olonnements comme des barbacanes pour lancer des javelots, ses portes comme des baies à donner passage à des bandes armées, semble, à vrai dire, un de ces paradoxes scientifiques où l'on peut mettre beaucoup d'ingéniosité et d'érudition, sans être soimême très-persttadé do ce qu'on dit, — Qu'on se soit battu dans les Propylées, cela
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est possible, cela est même certain; les ducs d'Athènes y avaient établi leurs corps de garde et leurs écuries, et les lourds roussins normands rayaient de leurs sabots les purs marbres grecs. Les Turcs s'y étaient fait des casemates de boue et de torses de statues brisées. Le sang chrétien et le sang infidèle a taché plus d'une fois ces dalles polies. On se bal et on s'égorge partout, Les crânes fêlés qu'on rencontre dans tous les coins de l'Acropole en sont la preuve. Mais tout cela ne prouve pas que l'architecte des Propylées ait jamais voulu faire un bastion. Son oeuvre n'est qu'un monument "purement décoratif; elle sert à être belle et à présenter aux yeux, de ce côté do l'Acropole, une perspective heureuse. C'était là sa raison d'être, et les Grecs, beaucoup moins utilitaires que nous, s'en contentaient,
Avant de pénétrer sur la plate-forme de l'Acropole, retournons un instant sur nos pas, et visitons le temple, ou plutôt la chapelle delà Victoire Aptère, c'est-à-dire sans ailes, qui se trouve, comme je l'ai dit plus
EXCURSION EN>.RÊCE. 143
haut, un peu en avant de l'aile droite des' Propylées, au pied de la grande tour vénitienne.
C'est de l'emplacement qu'occupe ce temple en miniature qu'Egée se précipita en apercevant la voile noire du vaisseau de Thésée/ qui revenait de l'île de Crète, vainqueur du MinataurCj et, par inadvertance, avait hissé le signa) convenu en cas de défaite, La victoire n'avait pas, cette fois, volé avec des ailes assez promptes pour informer et rassurer un père inquiet sur le sort de son fils, — Une autre explication, moins mythologique et plus probable, est que les Athéniens, eu ôtanl les ailes à la Victoire, s'imaginaient la rendre captive, et la retenir parmi eux.
Ce délicat bijou architectural a fort souffert de l'explosion de la poudrière. Son toit est enlevé. — On a été obligé de rapprocher les assises disjointes, de les cimenter et de les relier par des crampons de fer. — Des portions ont été refaites; la frise n'offre plus que des sculptures émoussées et frustes, dont les contours so saisissent difficilement. Les I. 13
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tètes des personnages manquent; quelques bouts de draperies qui flottent autour des corps, comme une écume de marbre, une jambe, un torse moins mutilés que le reste, font deviner quelle a dû être la beauté de cette sculpture évanouie.
Le temple de la Victoire Aptère, dont la statue tenait une grenade d'une main et un casque de l'autre, est en marbre pentélique, élevé sur deux marches, précédé et suivi de quatre colonnes cannelées, du plus tendre et du plus charmant ionique. A l'intérieur, deux piliers de marbre semblent indiquer des chambranles de portes. On a déposé là quelques plaques de bas-reliefs très-remarquables, et que te moulage a rendus populaires. La femme ailée qui se baisse pour rattacher sa sandale, et la femme effrayée par Un taureau qu'essaye de retenir une de ses compagnes; le mouvement de la femme qui fuit est superbe, et Son expression, quoique la tête soit brisée, se devine et perce à travers les traits absents. Quelques vagues traces de coloration, qu'on discerne oU que l'ott croit
EXCURSION EN GRÈCE, H7
discerner sur ces bas-reliefs, pourraient fournir des arguments à ceux qui soutiennent le thème de la statuaire polychrome dans l'antiquité, Le plâtre a rendu avec sa fidélité bêle les contours de la femme qui rattache sa sandale ; mais ce qu'il ne saurait faire soupçonner, c'est ce marbre mat et transparent, à la fois, frais et tendre comme de la chair, et qui paraît fait exprès pour donner un corps aux rêves de beauté immortelle,
Moniteur Universel, octobre (833.
CAUCASE. — CRIMÉE.
A PROPOS DES
LETTRES SUR LE CAUCASE ET LA CRIMÉE
DE M. GlU.ES.
Ce magnifique volume imprimé par Clayc, édité par Gide, orné de trente vignettes gravées sur bois d'après Blanchard, ne porte pas de nom sur la couverture, mais il n'y a pas d'indiscrétion à le révéler puisqu'il est trahi par la griffe qui signe l'avant-propos^ intitulé : A défaut depréface. L'auteur de ce beau livre est M. Gilles, numismate, archéologue, historien militaire et littérateur distingué, directeur du musée de Kerfseh;Mu cabinet des médailles de l'IIcrmitagc et du musée d'artillerie de Tsarkoë-Selo. \
Se trouvant un peu las à i& suite de Ira-'
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vaux opiniâtres, il consulta la médecine qui lui conseilla les eaux, cette panacée universelle pour les maux indéfinis dont la source est dans l'abus de l'intelligence. Les eaux I mais lesquelles? Celles de Carlsbad ou de toute autre bouilloire thermale de l'Allemagne ? Les eaux de Piatigorsk eussent mieux valu sans doute; mais Piatigorsk est dans le Caucase, à un nombre de verstes assez effrayant de Saint-Pétersbourg, Heureusement, M. Gilles est un de ces malades robustes qui ne reculent devant aucune fatigue pour recouvrer la santé, et, malgré sa souffrance, il prit bravement la route de Piatigorsk. De Saint-Pétersbourg à Moscou ce n'est qu'un jeu; un chemin de fer vous y transporte comme en un rêve sur ses divans élastiques. Mais il n'y a pas encore de railvvay de Moscou à Piatigorsk, et il faut recourir à des moyens de locomotion plus primitifs. Le tarentasse est le véhicule spécial qiio doit adopter tout voyageur qui parcourt la Russie dans les contrées qui s'écartent des trois ou quatre.grandcs lignés de circulation.
CAUCASE. — CRIMÉE. 131
Avec une voiture de ce genre, M, Gilles a fait plus de quitre mille yorslcs sans qu'elle nécessitât de réparations importantes. Qu'est: ce qu'un tarentasse ? allez-vous dire, La chose mérite une description ; d'abord figurez-vous un train de quatre roues réunies par quatre pièces de bois équarries de sept ou huit pieds de longueur, nommées droghi, et renforcées en dessous par des bandes de fu', — Ces pièces, à cause de leurs dimensions, offrent une certaine flexibilité et forment les ressorts, Sur ce cadre on pose la caisse, landau, berline , chaise de poste, calèche de voyage, il n'importe : toute voiture s'adapte également bien ait tarentasse. Les essieux sont souvent en bois de chêne, et ce ne sont pas les.pires, car en cas de rupture votre yemtchik vous en taille un autre ' avec sa hache dans le premier arbre venu, La charge porte un peu sur le train de devant, ce qui fait qu'il est sage d'emporter ! une paire de petites roues en cas d'usure oU, d'accident. Ainsi aménagé, avec sa caisse bien assujettie et tout son monde d'usten-
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siles, le tarentasse est inversablc, cl il se rit des mauvais chemins ou plutôt de l'absence de to&s chemins : vous pouvez vous fier à lui et vous lancer à plein galop dans le steppe, où les ornières qui se croisent sur une largeur de soixante à quatre-vingts sagènes vous indiquent seules la route, vaste zone abandonnée à tout venant, sillage immobile dans cet océan végétal.
On attelle le tarentasse en troïka, c'est-àdire avec trois chevaux; celui du milieu, qui est toujours le plus fort, enlève la charge; les deux autres, placés en flèclie et retenus par une simple courroie, aident leur compagnon avec un air de bonne humeur, et galopent souvent pendant qu'il trotte, La douga, découpée en ogive et garnie de cjo-r chettes, arrondit son arc peint de couleurs vives aU-dessUs de la tête du limonier, et les brancards viennent s'y ajuster par un système de handeleties. Le joyeux tintement de ces grelots anime l'attelage dont* il rhythnïë en quelque sorte l'allure ; il empêche le cocher de s'endormir, et son babil sonore ôte
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au silence du steppe ce qu'il pourrait avoir de trop morne.
Il y a bien encore un autre moyen do locomotion qu'emploient les courriers de cabinet, les militaires pressés de se rendre à leur poste ou d'aller porter un ordre : c'est la telegua pérékladnaia, Pour avoir fait nousmêine cinq cent vingt verstes sur ce véhicule endiablé, nous nous croyons le droit d'avertir tes voyageurs qui n'ont pas l'âme chevillée au corps d'en choisir un autre, et pourtant nous ne tenons pas beaucoup à nos aises. Mettez la galère espagnole au galop et vous aurez à peine une idée des atroces secousses qu'imprime au corps disloqué la telegua russe ; mais on va comme le vent, et, si elle se brise, on cri trouve une exactement pareille au rolai suivant, pour y jeter sa malle et son sac de nuit : ce qu'exprime l'adjectif per'ekladnaia, tiré Hnycvhfs perekladivate (dételer et atteler), \\
Voilà notre voyageur bien installé dans son tarentasse, muni, comme il le dit lui-mènie, : de tous les viatiques nécessaires, approvi-
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sionné d'essieux de rechange, de bouts de corde, de pics avec croc pour les montées, de sabots pour les descentes. En route ! Suivons-le dans celte immense course dont la première étape était Piatigorsk, et qui s'est prolongée sur les rives du Térck jusque vers le Daghestan, puis parla Sounja et Vladikavkaz, à Tiflis, au lac Sévang, à Ërivan, à l'Ararat, à Edchmiadzin, et de l'Imérélhie et la Mingrélie jusqu'à Poti, où l'auteur s'embarqua pour la Crimée, d'où il gagna Odessa, Constantinople, Athènes et l'Italie. — Quel touriste que M. Gilles, et que sont à côté de cela nos pauvres petits voyages !
A Toula finit la chaussée régulière. A partir de là, le chemin libre se déroule à travers le steppe. Les Yamtchiks ne portent plus leur joli chapeau bas de forme, aux ailes relevées, orné quelquefois d'une coquette plume de paon, Us se coiffent d'un feutre en pain de sucre tronqué. — La plaine s'étend immense sur une longueur de douze cents versles à travers les gouvernements de Toula, d'Orel, de Voronèje et le
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pays du Don, pour ne finir que vers le Caucase, Dans cet humus profond et noir que les récoltes ne peuvent épuiser, verdit l'herbe d'émeraude ou jaunit la moisson d'or. Quand la terre n'a pas été détrempée par les pluies et présente une fermeté suffisante, c'est un plaisir des plus vifs de voler par un beau temps à raison de dix ou quinze verstes à l'heure à travers ces solitudes parfumées, aussi vastes que l'Océan même. La rapidité de la course active la circulation du sang et augmente l'intensité de la vie.
En allant de ce train, notre voyageur atteignit bien vite le pont de bateaux qui sert à franchir le Don, limite de la Russie d'Europe et de la Russie d'Asie; s'il avait pu ilouter qu'il foulât la terre du Caucase, le Cosaque qui vint gravement lui demander son passe-port le lui aurait appris.
C'est à Stavropol, chef-lieu de la province du Caucase, que commence la ligne de postés fortifiés qui constitue le système militaire le mieirx organisé dans une contrée qu'il faut surveiller sans cesse, le jour et la nuit.
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Ces postes sont échelonnés dans le steppe de dix verstes en dix verstes, quelquefois moins, quelquefois davantage, selon la sécurité qu'offre l'endroit. Ces postes, souvent de l'aspect le plus pittoresque, consistent en une enceinte carrée fermée d'un mur en pierre ou en terre blanchi à la chaux, percé de meurtrières, flanqué de deux saillies comme de petits bastions dont le feu défile l'enceinte.
Au-dessus de la porte quatre longues poutres, recouvertes d'un toit, soutiennent une plate-forme de planches, espèce de vigie d'où l'oeil de la sentinelle se promène au loin dans l'espace, et signale, avec sa vue perçante, je moindre mouvement suspect du steppe. Ce belvédère aérien s'appelle la Youichecha, ' ; ■ -, i
A l'intérieur, l'un des côtés est occupé par le corps de garde, la caserne et son petit magasin ; sur l'autre régnent les écuries où en uii tour de main les chevaux sont sellés et bridés.
Chaque poste contient de dix à vingt 'hommes commandés par un officier, et peut
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faire une assez longue résistance pour donner le temps aux postes voisins qu'avertit la fusillade d'accourir à leur secours, en cas d'attaque par des forces supérieures.
Ce sont les Cosaques de la ligne du Caucase qui forment la garnison de ccspostes, assez semblables à nos blockaus d'Afrique. Ils ont pour arme le çhacheka, sabre montagnard, et le poignard qu'ils ne quittent jamais, le fusil rayé, et quarante-deux cartouches. Inutile de dirp que ce sont d'excellents cavaliers,
A peu de distance de ce poste, au bout du steppe uni, le voyageur vit, le malin, se dresser à l'horizon la silhouette subite de hautes pyramides bleues : c'était le Béchetcaù; les cinq montagnes, au pied desquelles s'adosse Piatigorsk, dont le nom russe est une traduction du nom tartare,
Laissons M. Gilles apprécier la composition et la vertu curative de diverses sources de Piatigorsk, décrire les bâtiments ther-T maux et le régime que suivent les baigneurs ; mais suivons-le dans l'aoul du prince abaze Hadji-Altajoukho-Aboukovo,
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L'aoul, vu de dehors, présente une en? ceinte en clayonnage, haute de 7 ou 8 pieds, percée de meurtrières, que dépassent les toits des habitations et les cimes des arbres plantés dans les jardinets qui les entourent, mais sans aucune ouverture assez grande pour que les regards étrangers puissent pénétrer à l'intérieur, Au Caucase on est toujours sur le qni-vive, et la vie privée se mure comme une citadelle. La maison des hôtes (hadjache) s'élève en dehors de l'enceinte, soit pour les empêcher de pénétrer les mystères de l'aoul, soit pour leur donner la facilité do partir •juand ils le veulent, et sans qu'une porto puisse se refermer sur eux.
Lo prince alnze lladji-Alfajoukho^Aboukovo êiait un boau vieillard à turban blanc, signe de son pèlerinage à la Mekke, de manières dignes et polies, qui offrit à notre voyageur et à son guide, le colonel Aguichcff, hi festin de l'hospitalité. Si l'on t^t curieux de connaître le menu d'un dîner aïr.wo, nous allons le transcrire: — ttn-gnua, mouton bouilli, servi sur un grand plateau, avec des
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tranches do galette de millet et une espèce de crème do lait- caillé et de piment, tenant lieu de moutarde; — c/ic/catourat soupe do tête de mouton, avec crème liquide do lait et de pjment rouge ; — lepse, seconde soupe faite de riz, de petits oignons et d'un peu de piment î —pilaf avec schipst espèce de sauceépaisse de'lait Caillé et de miel, offerte séparément dans Une jatte; —cfiicnclik, mouton rôti sur des baguettes que l'on tourne devant un feu de charbon do bois; — le tout arrosé de douïdt espèce de bi>re faite de farine de millet, d'eau et de miel, où domine un goût douceâtre, et de /coitmis^ boisson pour laquelle certains tempéraments ont une antipathie invincible, et qui, sympathique à d'autres, manifeste ses effets bienfaisants par Une douce- moiteur à la peau. M. Gilles fut assez heureux pour trouver bon ce nectar des Khirghizes, ce qui le fit considérer de suite comme un homme de goût, appréciateur des choses délicates.
Le prince abaze, mis en confiance, fit apporter à son hôte srs armes, qui étaient belles
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et la plupart anciennes. Il ne pouvait faire cette exhibition devant un plus fin et plus savant connaisseur. Il y avait des fusils à canon en damas rond et rayé, fabriqués enCrimée; l'un, de l'armurier Hadji-Mustapha, dont la réputation est grande dans le Caucase ; l'autre, damasquiné en or, portant vers la culasse l'inscription arabe : « Devlct-YcriKhan, » et au bout : « Fils de Hassan-YeriKhah; » des chacheki à monture en argent niellé et doré, à lames striées de cannelures, et portant en diverses langues des inscriptions à demi effacées dont M. Gilles déchiffra quelques-unes, à la grande admiration du prince et de ses fils. La plupart de ces chacheki lui parurent de très-anciennes lames italiennes.
Le moment du départ arrivé, le prince fit présent à son hôte d'un beau bachelik eu drap du pays, couleur cannelle, tout bordé dé galons d'argent et de soie noire, et de deux pierres taillées à facettes (jaspe noire et jaspe sanguin) qu'il avait rapportées de la Mckke, espèce d'amulettes, don! l'une préservait de
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la morsure des serpents et l'autre do la fièvre. M, Gilles a fait son voyage à un bon moment, Les moeurs qu'il décrit vont bientôt disparaître devant la civilisation envahissante. L'antique barbarie, après avoir combattu vaillamment, recule pied à pied, et ce qu'elle a perdu, elle ne le recouvre jamais. Ce n'est pas une guerre d'extermination pourtant que fait la Russie aux sauvages habitants de ces pittoresques contrées ; mais la ligne des colonies militaires avance toujours. - Autour do l'église byzantine, à cinq dômes, de chaque, stanitza se groupent des habitations où se trouvent déjà les recherches de la vie européenne'. On n'y entend pas que le canon et la fusillade : les pianos y déchiffrent les partitions à la mode, et le soir, près de la table do thé, so réunissent des groupes aussi gracieux que dans aucun salon de SahU-Pé* tersbourg ou de Paris. Ces slanitzas sont des embryons de villes futures dont il n'est pas difficile de prévoir la grandeur ; le rayon dont elles assurent la tranquillité s'étend de jour
en jour et rejoint celui de la stanitza voisine,
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162 . L'ORIENT,
/. Il y a six mois on ne pouvait parcourir telle zone sans escorte, aujourd'hui on peut s'y promener seul de jour ou de nuit en toute sécurité, A chaque campagne, la frontière, se déplace et se reporte plus loin,
Il faut rendre ici justice à la perspicacité prophétique de M. Gilles.Dans son livre, imprimé plusieurs mois avant ce grand événement, il prédit comme infaillible la prise ou la reddition de Schainyl dans un délai trèsrapproché, et cela par des raisons dont la logique a été victorieusement déhiontrée de-, puis. L'habile stratégie du prince Voronlzov et du prince Bariatensky, la brillante valeur de Sleptzov, dont les exploits ont fourni le sujet de plus d'une ballade, devaient aboutir à ce résultat. Les abatis de deux portées de canon, pratiqués dans les forêts vierges de ces contrées et y formant de larges routes à l'abri de l'embuscade, ont donné passage aux convois, aux corps d'armée et aux trains d'ar* tillerie jusqu'en des lieux réputés autrefois inaccessibles par les montagnards. L'attaque a pris les moyens de la défense, aVec toute la
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supériorité do la discipline et de la civilisation sur la barbarie. Ce ne sont pas d'ailleurs des ennemis méprisables que ces montagnards du Caucase. Ce trait, que cite M. Gilles, aune grandeur héroïque, En 18S0, quatre abad/.eks se trouvèrent cernés dans une expédition, on les engagea à se rendre ; ils répondirent qu'ils étaient gentilshommes et ne le pouvaient ni ne le savaient, Pendant ces pourparlers, ils se dépouillaient de leurs hâbHs et s'enveloppaient de la longue pièce d'étoffe blanche qu'ils portent roulée autour de leur bonnet pour leur servir de linceul quand ils tombent sur le champ de bataille de la mort des braves, et ils se firent tuer tous les quatre en tirant sur les Cosaques qui les entouraient. N'est-ce pas aussi une idée noble et poétique que celle do ces Kevsours qui cousent un petit morceau de drap rouge â la place du trou fait dans leurs cottes do maille par une balle, se décorant ainsi d'une sorte do Légion d'honneur sauvage, assurément bien méritée ? Par une ironie chevaleresque, les Tcherkesses saluent
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en ôlant leur bonnet le boulet maladroit qui passe A côté d'eux ou tombe à leurs pieds. La vendetta existait chez les Tcherkesses et les autres peuples montagnards du Caucase, mais cet usage commence à tomber en désuétude, comme en Corse. Ces peuples attachent une grande importance à la beauté et à la trempe de leurs armes. On en essaye le fil sur une pierre de silex. La lame, en remontant comme un archet de violon, doit faire jaillir des étincelles et ne pas s'ébrécher. Mais qu'importe, après tout, la trempe do l'arme? Le proverbe kabardien dit fièrement i « Si le coeitr est long, le chacheka est long; si le coeur est court, le chacheka est court. »
Le coslûmo du Tchorkcsse, ce brigand do montagne, est sauvagement pittoresque ; la tchekmeltc (tunique), avec ses poches à étuis pour les cartouches placées comme un ornement des deux côtés de la poitrine, a une élégance martiale et sévère, et le bachelik eii drap à longues pointes se nouant autour du col ressemble au gracieux bonnet phrygien;
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le bachelik recouvre en temps de pluie le bonnet en peau d'agneau, et la bourkà nict le cavalier à l'abri des intempéries do l'air et de l'égratignure des broussailles où il se glisse de nuit avec son cheval agile et souple comme une chèvre.
. Quand le Tchcrkesse ne craint pas d'éveiller l'écho et de dénoncer sa présence, il chante, cette ballade nationale d'un caractère héroïque et farouche :
. « C'est avec peine que nous approchons do notre vieillesse, c'est à regret que nous nous éloignons de nôtre jeunesse; ne dois-jc pas vous chanter, braves descendants de Tourpal Nahschouotio, notre air paternel? Comme le coup du glaive foudroyant fait briller l'étincelle, de même nous tirons notre origine de Tourpal Nahschououo. C'est la nuit où la louve met bas qu'on nous a fait naître ; les noms nous ont été donnés le matin, lorsque la panthère remplit l'espace de son cri pénétrant, — tels nous sommes, tels nous descendons de notre protoplasle Tourpal Naschououo. Quand il t'ait beau, la pluio
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cesse, c*cst de môme chez nous; l'oeil ne verse pas de larmes au libre battement du coeur; -—si vous ne vous fiez pas à Dieu, la victoire vous manquera. N'obscurcissons pas la gloire du nom de notre père Tourpal Nahschououo I »
Parfois le TchCrkesse, quand sa réputation de valeur est bien établie, renonce aux aventures et rentre dans la vie privée, Il a distribué généreusement le produit de ses razzias, il ne possède que ses chevaux et ses belles armes; mais tous ceux qui Pont accompagné dans ses expéditions et ont profité do sa magnificence lui font des présents et lui montent sa maison. Il devient alors un paisible propriétaire, faisant valoir ses terircs et multiplier ses troupeaux.
A toutes ces peintures de la vie guerrière, l'auteur a su mêler des descriptions gracieuses et pittoresques. Son tableau d'Une noce karaboulak est charmant, Les costumes diaprés, les détails caractéristiques s'accusent avec une touche ferme et sûre. On dirait un pceamps. Bien de plus fin «juc la figure de
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la jeune mariée assise, suivant l'usage, sur le lit nuptial, et dérobant son pur profil dans un pli de son voile, malgré les instances de su mère, curieuse de faire admirer sa fille ait seigneur étranger.
Tillis, sur la route de la Transcaucasie, est une étape marquante dans cet immense voyage. La ville s'élève du fond d'un entonnoir formé par le rapprochement des montagnes au bord du Koura, qui trace une profonde coupure entre ses rives schisteuses ; sa physionomie est moitié orientale, moitié européenne. Mais le côté asiatique tend à disparaître et disparaîtra bientôt tout à fait, au grand regret des peintres, les gens du monde les moins sensibles aux progrès de la civilU saliou. Cependant Tiflis a encore beaucoup de caractère, pour notis servir d'un mot que les artistes aiment à employer, Les dômes à toit aigu des vieilles églises, le bazar, les terrasses des anciennes maisons projetant la forte saillie de leur rebord, mille détails d'architecture locale, le mélange des jardins et des maisons, lés rues en pente, les antiques
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, fortifications escaladant le sommet du rochci qui domine la ville par des murailles flanquées de tours, le mouvement d'une population aussi variée de costume que le bal masqué de Gustave, tout cela prête encore admirablement à l'aquarelle et nu panorama. Le bazar a gardé son cachet, Dans des boutiques sans devanture et pareilles à dos alcôves qui s'ouvriraient sur la rue, les tailleurs, les brodeurs, les passementiers travaillent accroupis, nattant la soie et l'or, cousent les chalvars, les akhouîas, les tchekinettcs, les béchemettesj non loin des armuriers et des vendeurs de fruits; des porteurs d'eau passent, transportant leur marchandise dans des outres immenses auxquelles i'alturode.l'âno ou du cheval ployant sous la charge donne une espèce de vie convulsive, Vous pensez bien que notre voyageur ne se fit pas faute d'acheter au bazar quelques bonnes armes, surtout des damas et des chaL'hekis a lame kabardienne et tchclchcnsc, Mais il faut s'y connaître comme lui pour se risquer à faire empiète à Tillis de semblables
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curiosités, On les y contrefait à tromper les plus .fins. Croirioz-vous que Tiflis fabrique le cylindre pcrsêpolitain avec figures et inscriptions cunéiformes à l'usage des coliectipnnçurs naïfs, et de manière à faire illusion? En revanche, on y trouve beaucoup de vieilles monnaies anciennes, rares et authenti-, ques. Il y a compensation ; achetez à Tillis des tapis persans, ils y sont magnifiques; mais pour cela faites-voits accompagner d'un expert. Vous ne trouverez pas de différence, vous profane, entre le lapis de quinze cents francs et le tapis de cent écus.
Nous voilà bien en pleine Asie, sans doute ; mais entrez dans Ce beau bâtiment ï on y chante la Norma, et c'est M*' Stolz qui fait lu drnidesse coupable, — Tillis, la Xormit, Mme Stolz, n'est-ce pas que ces mots s'accouplent d'une façon illogique et ont l'air tout étonnés de se trouver ensemble? Mais l'avenir nous réserve bien d'autres dissonances. Pour faire contraste à cet excès de civilisation, un millionnaire arménien s'est fait bâtir un palais des Mille et une Nuits» dans '• ! ' i:i
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le goût turc et persan, tout à fait digne d'un sultan ou d'un calife, -
H y a encore dans le vieux Tillis quelquesunes de ces salles de rez-de-chaussée à demi souterraines, percées .de deux rangs d'étroites fenêtres en ogive, grillagées de treillis, dallées de marbre et appelées derbasi, où la famille cherche un refuge contre les brûlantes chaleurs de l'été. Tiflis a aussi gardé de l'Orient les bains do vapeur et le massage, • De la Traiiscaucasio M. Gilles passe à l'Arménie, où sur les routes on commence à rencontrer de longues files de chameaux. II voit l'Àrarat, le mont sacré où s'arrêta l'arche de Noô et où la tradition prétend qu'elle est encore. Notre voyageur aurait bien voulu on tenter l'ascension, mais la saison était trop avancée; il dut se contenter do regarder à distance la cime souvent encapuchonnée de nuages de la célèbre montagne.' C'est sur un versant do l'Ararat que Noé planta, dit-on, le premier cep de vigne. 11 visita, ù Erhari, la charmante mosquée dite la Mosquée bleue, de la couleur de sa coupole et de ses orne-
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tnents, et le délicieux palais, abandonné maintenant, du serdar Hussein. L'espace nous manque pour suivre M. Gilles dans l'Iméréthie et la Mingrélie, le long d^lacôlo de Crimée qu'il décrit en savant, en antiquaire, en artiste, avec une abondance de renseignements, ,une précision de détails, une vivacité de couleur qui fout de son livro un des ouvrages les plus instructifs et les plus agréables que l'on ait écrits sur ces pays aussi curieux que nouveaux,
tîonileur Unkti'set, 3 décembre (839,
SYRIE
A PROPOS DU
VOYAGE EN ORIENT DE GÉRARD bK NERVAL
Voici déjà longtemps que ce livre a paru ; il a eu des éditions multiples, et toute bibliothèque un peu bien composée le possède sur ses rayons. L'âme charmante, dont il renferme les tendres confidences, a passé du rêve de la vie au rêve de l'éternité, inconsciente de la' triste fin de son enveloppe, et à sa mémoire s'attache ce respect que l'islam accorde aux esprits visités do Dieu. Rien n'est plus sage, d'ailleurs, plus raisonnable, plus fin d'aperçu, plus délicat et plus correct de forme qtic cette oeuvre où les confessions do l'homme se mêlent aux peintures des choses, et (pli transporte en Orient, avec une origl-*
nalilépropre, leSoyagesenliniental deSlcrnc.
18.
174 L'ORIENT.
Personne n'a oublié Zeynab, la Javanaise au teint jaune, aiix cheveux couleur d'acajou sombre, à la poitrine tatouée de soleils et de signes cabalistiques, à la narine percée par la boutonnière d'un anneau et que Gérard acheta cinq bourses du djellab Abd'el-Kcrim, pour se soustraire au soupçon d'immoralité qui ne manque pas d'atteindre au Caire quiconque vit dans le célibat, et aussi un peu pour entrer dans l'intimité de la vie orientale si hermétiquement fermée au touriste, On se rappelle quels embarras causa naïvement à son maître cette pauvre esclave imbue des préjuges de sa race et rebellé à toute tentative de sociabilité européenne. Qui n'a souri aux scrupules de conscience qu'expose dans sa parfaite bonté de coeur ce cher Gérard empêtré et charmé de son acquisition, mais craignant d'avoir, par un caprice d'artisté, pris la responsabilité d'une existence innocente? Connaissant nos opinions turques à l'endroit de la femme, il nous avait même écrit do Beyrouth pour nous proposer sâ.cà^ dine, la certifiant d'un ton d'ambre à con-
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tenter les plus difficiles amatours de couleur locale; mais il fallait l'aller prendre surplace ou tout au moins l'attendre à Marseille à la descente du paquebot. La crainte que Zeynab, une fois à Paris, n'eût la fantaisie de s'affubler d'un chapeau à plumes, d'une robe à vo-, lants et d'un châle traînant sur le talon de sa
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bottine, nous empêcha d'accepter le présent de notre ami. — Cependant quel effet eût produit aux premières représentations une Javanaise jaune d'or, cheveux couleur d'acajou I Mais ce n'est pas pour revenir sur celte partie du voyage de Gérard que nous écrivons ces pages. Dans ce livre, qui est un chef-d'oeuvre, il y a un séjour au Liban auquel lés événements de Syrie* donnent un intérêt tout actuel et qui montre avec quelle sagacité ce rêveur, insouciant en apparence, avait observé les hommes et les choses. Après avoir confié Zeyfiab aux. soins de madame Cartes, une maîtresse de pension marseillaise, dont là classe réunissait les religions
» Écrit en «860.
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les plus diverses, notre voyageur parcourt Beyrouth, l'esprit en repos, et tout en flânant, dans les rues elles bazars, inédite une excursion dans la montagne qui a fourni des poutres au temple de Salomon.
Une alerte récente avait ému la ville; mais, après quelques coups de fusil échangés et quelques maisons brûlées de part et d'autre, Druses et Maronites étaient rentrés dans l'ordre jusqu'à là première occasion. Les cheiks maronites étaient allés conter leurs griefs au pacha, qui leur avait fait donner un chibouk et une tasse do café, et, leurs doléances écoutées, leur avait répondu avec un beau flegme turc que leurs adversaires étaient venus déjà déposer des plaintes identiques ; qu'il réfléchirait mûrement pour voir de quel côté so trouvait la justice bt qu'on pouvait tout espérer du gouvernement de Sa llantcsse, devant qui toutes les religions et toutes les races de l'empire auront toujours des droits égaux.
Au Fond, les Turcs ne se soucient qtte d'une chose, du payement des impôts ■— que le miri rentre, peu importe le reste, 11 ho
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leur est pas autrement désagréable que ces chiens, d'origines et de croyances opposées, se déchirent entre,eux. Leur domination estassurée par ces rivalités. Le rôle des pachas n'est d'ailleurs pas facile dans ce pays, comme le remarque judicieusement Gérard de Nerval : « On sait, dit-il, quelle est la variété des races qui habitent la longue chaîne du Liban et du Carmcl, et qui dominent de là comme d'un fort le reste de la Syrie, Les Maronites reconnaissent l'autorité spirituelle du pape, ce qui les met sous la protection de la France et do l'Autriche. Les Grecs-unis, plus nombreux, mais moins influents, parce qu'ils se trouvent en général répandus dans le plat pays, sont soutenus par la Russie. Les Druses, les Ansariês et les Métualis, qui appartiennent à des croyances ou à des sectes que repousse l'orthodoxie musulmane, offrent à l'Angleterre un moyen d'action que les aufàes puissances lui abandonnent trop généreusement, »
A ce propos, quel lin portrait humoristique il trace de ce ministre anglican, rencon-
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tré à la table d'hôte du signor Battista, alors le seul hôtelier franc de Beyrouth! Ce digne commis voyageur de la société évangélique .de Londres; qui se faisait servir par un parsis à figure bronzée, portant un costume de mousseline blanche et des boucles d'oreilles d'argent, arrivait de la montagne où il avait répandu plus do trois cents Bibles et opéré beaucoup de couversions. Il fit voir à son commensal le registre des abjurations obtenues, confimiêcs par des signatures et dés cachets arabes; et sur le verso les présents et les sommes données aux néophytes. C'était de la propagande tenue en partie double, comme il sied à tout commerçant qui a de l'ordre, Lui-même touchait une prime pour chaque, conversion, et n'était-ce pas juste? Né fallait-il pas rémunérer des voyages chers, fatigants, périlleux quelquefois?
Ces conversions, on le pense bien, n'étaient rien moins que sincères. La doctrine secrète des Druses sectateurs du calife Hakein les autorise à embrasser extérieurement la rcliglon qui convient le plus à leurs intérêts;
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mais ces conversions rangent naturellement les néophytes sous le protectorat de l'Angleterre ; et, pour protéger les gens, il faut bien se mêler de leurs petites affaires, ce qui csl un excellent prétexte d'intervention politique. ;
La.sympathie du.ministre était toute dévolue aux Druses, opprimés selon lui par les Maronites. — Ces pauvres gens, disait-il, sont bien malheureux ; on les tue, on les brûle, on éventre leurs femmes, on détruit leurs moissons, on coupe leurs arbres. — Pardon, lui répondait Gérard, mais nous nous figurons en Franco que ce sont eux, au contraire* qui oppriment les chrétiens t
— Oh Dieu ! non, les pauvres gens I Ce sont de malheureux cultivateurs qui ne pensent à rien do mal. Mais vous avez vos capucins, vos jésuites, vos lazaristes qui alluineut la guerre, qui excitent contre eux les Maro* nites, beaucoup plus nombreux, Les Druses se défendent comme ils peuvent, et sans l'Angleterre ils seraient écrasés. L'Angleterre est toujours pour le plus faible, pour celui qui souffre..*
ISO" ;L»0RIENT.
Les événements de Syrie ont prouvê,^avec Un luxe d'incendies et de massacres, que c'é, talent bien les Druses qui assommaient les Maronites, aidés en cela par la complicité du fanatisme musulman à qui la religion chrétienne-est plus odieuse que toute autre. Mais l'opinion de l'Angleterre ne s'est pas beaucoup modifiée pour cela. — Elle trouve qu'on est bien séVère pour ces pauvres Druses, et sans doute le révérend ministre continue à répandre des Bibles dans la montagne.
On ne peut, rien lire de plus amusant que la description de Beyrouth dans le livre de Gérard. — Bien que la peinture des objets soit exacte, ce n'est pas le côté pittoresque qui prend le plus de place, Quand il a indiqué les monuments, les personnages, les costumes de sa touche fine, sobre, discrète, l'auteur décrit ses propres sensations. Le pays ne lui apparaît pas avec une nouveauté absolue; il lui revient comme un souvenir d'existence antérieure, comme un de ces rêves oubliés que ravive la rencontre inatten-
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due de l'objet da.:s la réalité, Les récits des histpricns et des voyageurs, les tableaux* les gravures composent au fond de l'âine une sorte de géographie chimérique que contrarie souvent la véritable, et c'est là Un des désenchantements du touriste. Il voit crouler, une à une, devant lui les villes merveilleuses qu'ils'étail créées avec la libre et riche architecture de l'imagination. Mais ici, ce n'est pas le cas; il n'y a pas de déception; la fantistique perspective existe et satisfait à toutes les exigences du mirage; aussi notre voyageur enthousiasmé s'écric-t-il avec un bel élan lyrique ;
« 0 nature I beauté, grâce ineffable des cités d'Orient bâties aux bords des mers, tableaux chatoyants de la vie, spectacle des plus belles races humaines, des costumes, des barques, des vaisseaux se croisant sur des Ilots d'azur, comment peindre l'impression que vous causez à tout rêveur et qui n'est pourtant (pie la réalité d'un sentiment prévu? On a déjà lu cela dans les livres, on l'a admiré dans les tableaux, surtout dans ces t. le
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vieilles peintures, italiennes qui se rapportent à l'époque de la puissance maritime des Vénitiens et des Génois; mais ce qui surprend aujourd'hui, c'est de le trouver encore si pareil à l'idée qu'on s'en est formée. On coudoie avec surprise cette foule bigarrée qui semble dater de deux siècles, comme si l'esprit remontait les âges; comme si le passé splcndidc des temps écoulés s'était reformé pour un instant. Suis-je bien le (ils d'un pays grave, d'un siècle en habit noir et qui semble porter le deuil de ceux qui l'ont précédé? Me voilà transformé, observant et posant à la fois, figure découpée d'une marine de Joseph Vernet, »
Cette sensation, nous l'avons éprouvée nous-même plus d'une fois en Afrique, en Grèce, à Constantinople; et c'est une des plus vives qui puisse chatouiller encore Un esprit blasé par la monotonie des civilisations. L'aspect de la barbarie plus rapprochée de la nature que l'état où nous vivons semble remuer ail fond de l'homme lesaii" ciens instincts primitifs endormis et exerce
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une séduction irrésistible. La société y écrase moins l'individu, chacun y a davantage la responsabilité de soi-mènic. Aussi quelle ineffable dignité possède le moindre Levantin, qu'il soit vêtu d'un soyeux burnous ou seulement drapé d'une loque 1 L'on se sent si misérable, si disgracieux, si laid dans ce hideux habit moderne que, bien qu'il soit une protection en Orient, on a hâte de le dépouiller, car l'on est gêné parmi cette foule éclatante où l'on fait tache, comme lorsqu'on tombe en frac noir au milieu d'un bal masqué,
Gérard ne manque pas d'ajouter à son costume un détail do parure particulièrement syrienne, qui consiste à se draper le front et les tempes d'un mouchoir de soie rayé d'or, qu'on appelle keffieh et que l'on fait tenir sur la tête en l'entourant d'une corde de crin tordu. L'utilité de cet ornement est de préserver les oreilles ou le col dos courants d'air sî dangereux dans les montagnes. — Ainsi costumé, notre ami Gérard avait l'air d'un roi mage, il l'avoue lui-môme, eu faisant
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violence pour cette fois à sa modestie ordinaire, Dans le bazar de Smyrne nous avons rencontré plusieurs Syriens arrangés de la sorte, et rien n'est plus pittoresque que cette coiffure bariolée d'or et de conteurs éclatantes, avec ses longs cordons de soie dont les noeuds et les houppes se répandent gracieusement sur les épaules. — Quand on pense que les nations prétendues civilisées portent sur la tête des boisseaux de carton révolus de peluche noire, c'est à mourir de honte !
Sous cet accoutrement, qui n'était pas une simple fantaisie d'artiste, mais une sorte do domino assurant la liberté de l'observateur parmi ce carnaval de costumes, Gérard de Nerval put circuler partout sans exciter la défiance, observer les détails de moeurs, assister à des cérémonies religieuses d'où l'eût banni, comme profane, le fanatisme musulman; et il fut, à l'enterrement d'un santon célèbre, témoin d'un miracle turc, occasion rare! Le santon, de son vivant, était un homme d'un caractère bizarre, et la mort en avait fait un cadavre fantasque. Son corps se refusait à
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entrer dans le turbé ou marabout préparé pour lui, soit qu'il ne le trouvât pas assez magnifique, soit pour toute autre raison. A chaque fois qu'on présentait le cercueil à la porte, il se rejetait en arrière, repoussé par une force inconnue, entraînant avec lui les derviches croque-morts. — Les Turcs présents à la cérémonie conseillèrent de faire tourner rapidement le corps, afin de l'étourdir un peu et de vaincre sa résistance; le conseil fut suivi et le santon, corrigé de son caprice, entra paisiblement dans l'asile, où il devait dormir son sommeil éternel, les pieds orientés vers la Mecque.
Ce miracle était-il vrai ou faux? Un sceptique n'y aurait vu qu'une grossière jonglerie des derviches pour accréditer un marabout. Mais Gérard n'était pas sceptique ; il aimait mieux croire que nier ou douter seulement. — Sa crédulité scientifique ajoutait foi volontiers à toutes les superstitions, aux plus anciennes comme aux plus récentes.
« D'ailleurs, s'écrie-t-il, qui oserait faire du scepticisme au pied du Liban ! Ce riva ->
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n'est-il pas le berceau même do toutes lés croyances du monde ? Interrogez le premier montagnard qui passe : il vous dira que c'est sur ce point de la terre qu'eurent lieu les scènes primitives de la Biblo ; il vous conduira à l'endroit où fumèrent les premiers sacrifices ; il vous montrera le rocher taché du sang d'Abelj plus loin existait la ville d'Énochia, bàtio par les géants et dont on dislingue encore les traces : ailleurs, c'est le tombeau deChanaan, fils de Chain. Placezvous au point de vue de l'antiquité grecque et vous verrez aussi descendre de ces monts tout le riant cortège des divinités dont la Grèce accepta et transforma le culte propagé par les émigrations phéniciennes. Ces bois et ces montagnes ont retenti des cris de Vénus pleurant Adonis, et c'était dans ces grottes mystérieuses où quelques sectes idolâtres célèbrent encore des orgies nocturnes qu'on allait prier et pleurer sur l'image de la victime, pâle idole de marbre ou d'ivoire aux blessures saignantes, autour de laquelle les femmes éplorées imitaient les cris plaintifs de la
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déesse. — Les cnrêtiens de Syrie ont des solennités pareilles dans la nuit du vendredi saint ; une mère en pleurs tient la place do l'amante, mais l'imitation plastique n'est pas moins saisissante. On a conservé les formes do la fête décrite si poétiquement dans l'idylle de Théocrite, ■— Croyez aussi que bien des traditions primitives n'ont fait que se transformer et se renouveler dans les cultes nouveaux,.. Mais débarrassons-nous de ce bagage de souvenirs antiques et de rèveric's religieuses où conduisent si invinciblement l'aspect des lieux et le mélange dos populations, qui résument peut-être en elles toutes les croyances et toutes les superstitions de la terre. Moïse, Orphée, Zoroastre, Jésus, Mahomet et jusqu'au Bouddha indien ont ici des disciples plus du moins nombreux. »
Un tel milieu devait plaire à Gérard de Nerval, dont le cerveau fut toujours travaillé d'idées mystiques, et qui rêvait une synthèse religieuse réduisant en un seul les cultes de toupies temps qui, selon lui, se trouvent les mêmes. Son point de vue n'él?*t nullement
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négatif et voltairien ; il admettait tout, et sa vaste érudition ne manquait jamais de ressources pour rattacher à l'idée fondamentale le fait divergent en apparence par quelque interprétation symbolique aussisubtile qu'inattendue. Il rendait des respects à tous les dieux, et comme il le disait : « Pourquoi ne pas être poli à l'endroit de Jupiter?» Toute raillerie contre les dieux olympiens le gênait yisiblement, et il n'aimait pas qu'on parlât mal d'aucun prophète, même de Ilamza le prophète, de Hakem, dernière apparition do la divinité sur terre.
Un jour, à la place Royale, debout devant la grande cheminée du salon de Victor Hugo, Gérard dissertait sur son sujet favori, mélangeant les Olympes et les Enfers des différents cultes avec une impartialité telle qu'un des assistants lui dit : « Mais, Gérard, vpus n'avez aucune religion ! »
Il toisa dédaigneusement l'interrupteur et fixant sur lui ses yeux gris, étoiles d'une scintillation étrange, il répondit : « Moi, pas de religion ; —j'en ai dix-sept... au moins ! »
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On pense bien qu'une pareille profcss'on de foi termina la discussion. — Personne dans l'assemblée ne pouvait déployer un tel lùxc de croyance.
Le désir de se renseigner sur cette secte mystérieuse des Druses, la plus récemment révélée de toutes, le poussa vers le Liban, autant au moins que la curiosité pittoresque, Déjà, au Caire, il se préoccupait du calife Ilakem, ce dieu qui se manifesta lui-même par lui-même, à lui-même, suivant l'expression du catéchisme druso et dont plus tard il raconta les aventures sous la forme d'une légende orientale qui n'est pas le moindre ornement de son volume. La doctrine secrète des Druses est le contre-pied de toute religion ; elle n'admet pas de néophytes. — Se convertir à elle n'est pas un moyen d'être sauvé ; le renégat d'un autre culte en serait pour son abjuration. Comme dit la loi, « la porte est fermée, l'affaire est finie, la plumeest émoussée,» et après sa mort son âme va rejoindre sa première nation et sa première religion. Il faut naître Drusc ; on ne le devient pas. Désirant
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étudier de près Druses et Maronites, notre voyageur résolut de mettre à profit la connaissance qu'il avait faite d'un émir du Liban pour aller visiter sous sa conduite le village mixte de Bcthmaric. Il loua un grand cheval blanc, maigre comme la monture de la Mort dans l'Apocalypse et dont l'épine dorsale ressemblait à une arête de poisson. Un jeune garçon, nommé Moussa, baragouinant l'italien d'une façon assez intelligible, l'accompagnait.
A quelque distance de la ville on fit remarquer à notre ami la grotte d'où s'élança le dragon qui devait dévorer la fille du prince de Beyrouth et que Saint-Georges, le plus chevaleresque des saints, traversa d'un coup de lance ; prouesse admirée de tous, et même des Turcs qui ont bâti une petite mosquée sur l'emplacement même du combat.
De ce point l'on aperçoit Beyrouth, dont le promontoire s'avance à deux lieues dans l'azur de la mer, avec ses hauteurs couronnées de pins parasols et ses escaliers de jardins cultivés en terrasse. La vallée qui sépare les deux chaînes de montagnes s'étend lavée
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de- teintes d'améthyste et piquée de points d'un blanc crayeux, représentant à cette distance les villas et les habitations. Bientôt l'on traversa à l'ombre des arches d'un pont romain le Nahr-Bcyrouth, ruisseau l'été, torrent l'hiver, dont le cours est dessiné par d'onduleuses lignes de lauriers-roses; puis l'on atteignit la crête de la première zone de montagnes qui d'en bas semble se confondre avec le Sannin. Derrière ce contre-fort se creuse une vallée dont l'autre versant se relève et forme une arête plus haute, couronnée de villages qu'il serait facile de fortifier d'une manière inexpugnable, si trop de peuples n'avaient pas intérêt à maintenir la division parmi les tribus du Liban.
Sur le second plateau s'élève une église, de stvle bvzantin, où l'on célébrait la messe et sur laquelle Gérard remarqua avec peine l'aigle à double tète d'Autriche, déployant ses ailes en signe d'une protection qui incombait autrefois à la France.
En dépit de l'observation de Henri Heine, qui prétend que le catholicisme est une bonne
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religion d'été, notre touriste, baigné de sueur, ne voulut pas pénétrer sous les voûtes fraîches du sanctuaire et se contenta de suivre les cérémonies de la porto. L'office se célébrait en syriaque et les prêtres vêtus do raides dalmatiques avaient l'aspect de ces saints grecs encastrés dans des champs de mosaïque d'or.
Le village de Belhiuarie, où l'on ne tarda pas à arriver, après avoir traversé des ravins à pierres tranchantes, quelques lambeaux' de sables stériles, des bois de pins et des plants d'olivier, se dresse sur un plateau d'où l'on aperçoit d'un côté la mer et de l'autre une vallée creusée en abîme, dVù émergent, à travers la vapeur bleuâtre du lointain, ies cimes d'autres montagnes formant un nouveau contre-fort.
Une vingtaine de maisons disséminées sous les arbres présentaient l'aspect d'un de nos villages du Midi. L'une d'elles, au toit effondré, aux solives çharbonnées, indiquait un incendie récent. Les Druses, profitant d'une noce qui rassemblait dans celte enceinte une assez nombreuse compagnie de Maronites,
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y avaient mis le l'eu; les invités avaient à peine eu le temps de fuir. Les Druses étaient des habitants de Bclhmarie même, et leur quartier n'était séparé de la partie maronite du village que par un intervalle vide de deux cents pas, où les Turcs intervenus axaient établi un camp d'Albanais qui vivaient aux dépens des victimes et des oppresse tirs avec la plus flegmatique impartialité, après avoir relire les armes — à qui? auv Druses, coupables d'attaque nocturne et d'incendie, allez-vous dire, — non pas; mais bien aux Maronites assommés et brûlés. — Vous voyez bien que le système suivi ne date pas d'hier.
Gérard fut invité àprendre le café chez le nioudhir (gouverneur turc). Ce gouverneur prétendait que toutes ces dissensions provenaient de ce que les Druses ne voulaient pas verser l'impôt entre les mains des cheicks maronites, et réciproquement; mais qu'après tout, ces gens étaient fort tranquilles, et que l'étranger pouvait circuler par tout le pays, sans être obligé, comme autrefois, de prendre
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parti pour la croix blanche ou la main blanche, — (La croix et la main sur champ rouge sont les signes distinctifs des sectes rivales et figurent sur leur drapeau,) Les événements de Syrie ont donné un démenti éclatant à cet optimisme oriental.
■ Le manoir de l'émir Abou-Miran avait une physionomie gothique, perché qu'il était au sommet d'un mamelon autour duquel tournait un chemin escarpé. De hauts murs où se découpaient quelques fenêtres à ogives étroites enfermaient une cour intérieure entourée de galeries soutenues par des colonnes. On y accédait par une porte basse â cintre surbaissé. — Des nègres et des valets s'empressaient autour des cho.atix, et le voyageur fut conduit au Serdar, salle réservée aux hôtes où un divan lui tint lieu de lit. — Le matin, le piétinement des chevaux dans la cour, les bruits variés d'une grande maison qui s'éveille, firent dès l'aurore ouvrir les yeux a notre voyageur. Des montagnards apportaient des provisions, des moines en capuchon blanc et en robe bleue se prome-
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naicnt, regardant cette activité d'un air de bienveillance. Le prince mena son hôte au jardin où se cultivaient des palmiers, des bananiers et autres plantes tropicales qui sont des raretés à cette hauteur, dans la fraîche atmosphère de la montagne. — On jouissait de là d'une vue splcndide sur la vallée où coule profondément encaissé le Nahr-el-Kelb, ou rivière du Chien; mais toutes ces perspectives ne distrayaient pas Gérard de son idée fixe, —Un manoir si féodal devait avoir des châtelaines. — Les verraitil? — Les Maronites étant chrétiens ne voilent pas leurs femmes. — Aussi à l'heure du dîner, deux femmes magnifiquement parées étaient-elles accroupies dans des poses d'idole sur les coussins du divan. — Une petite fille jouait près d'elles qui se leva pour aller baiser la main de l'hôte selon la coutume de l'Orient.
L'on sera peut-être curieux de connaître la toilette des deux princesses du Liban. La description, quoique faite il y a plusieurs années, doit être exacte encore aujourd'hui,
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car les modes asiatiques ne changent guère, « Ces personnes étaient vêtues, par-dessus lesgilels qui pressent la poitrine et le clieti/an (pantalon) à longs plis, de longues robes de soie rayée; une lourde ceinture d'orfèvrerie, des parures de diamants et de rubis témoignaient d'un luxe, très-général d'ailleurs, en Syrie, même chez les femmes d'un moindre rang. Quant à la corne que la' maîtresse de la maison balançait sur son front et qui lui faisait faire les mouvements d'un cigue, elle élait de vermeil ciselé avec des incrustations de turquoises; les tresses de cheveux entremêlés de grappes de sequins ruisselaient sur les épaules, selon la mode générale du Levant, Les pieds de ces dames repliés sur un divan ignoraient l'usage du bas, ce qui, dans ce pays, est général et ajoute à la beauté un moyen de séduction bien éloigné de nos idées. Des femmes qui marchent à peine, qui se livrent plusieurs fois par jour à des ablutions parfumées, dont les chaussures ne compriment pas les doigts, arrivent, oii le conçoit bien, à rendre leurs pieds aussi char-
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mantsque leurs mains, La teinture de henné qui en rougit les ongles et les anneaux des chevilles, riches comme des bracelets, complètent la grâce et le charme de cette portion do la femme, un peu trop sacrifiée chez nous à la gloire des cordonniers, »
Le lendemain, l'émir régala son ami d'une chasse à l'oiseau, un plaisir tout féodal, un sport de haut goût que Gérard, tendre pour les animaux comme un brahme de l'Inde, apprécia médiocrement. 11 faut aller en Orient pour retrouver la fauconnerie si chère à Louis XIII. —Les faucons de l'émir étaient blancs et de cette race particulière à la Syrie, dont les yeux ont l'éclat de l'or. Ils curent bientôt saisi un héron qui se leva d'un marécage.
Quelques jours après, notre voyageur, saisi d'un enthousiasme belliqueux, voulut se joindre à une expédition de l'émir sur le territoire des Druses. Mais les exploits de la bande se bornèrent à quelques coups de fusil échangés de loin, à des plantations arrachées, à des arbres coupés. — On voulait bien in17.
in17.
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ccndierun peu, en manière de représailles, mais la pensée qu'on pourrait apercevoir Jcs flammes à Beyrouth fit éteindre les torches, au grand regret des Maronites; car le talion est la peine de la montagne, oeil pour oeil* dent pour dent.
Mais que devient pendant tout cela la pauvre Zeynab? Elle est toujours à la pension de la bonne madame Cariés, où elle né veut ni coudre, ni broder, ni faire oeuvre de ses dix doigts, de peur de passer pour une servante, pour un odaleuk. Elle refuse également d'apprendre à lire et de cultiver les arts d'agrément, ce qui la rangerait parmi les aimées, ou femmes de plaisir. Dans l'entêtement de ses idées orientales, pour maintenir sa position de cadine, elle s'obstine au plus parfait farniente. Sa conversion non plus ne fait pas de grands progrès; et, bien que devant les images de Jésus et de la Vierge, elle dise d'un air respectueux Atssé et Myrian, l'insurmontable aversion de l'islam pour les représentations de la figure humaine, la détourne du christianisme. En changeant de religion elle
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eût cru tomber dans l'idolâtrie, car il faut pour séparer l'idée du symbole une métaphysique plus avancée que celle de cette esclave ignorante dominée invinciblement par ses préjugés d'enfance. Le mariage entre Gérard et Zeynab, dénoûment d'une situation difficile, imaginé par madame Cariés, devenait donc impossible; il est vrai que notre voyageur n'y songeait nullement, et que la pensée de traîner à travers la vie parisienne une femme jeune, tatouée de soleils, et qu'on eût pu soupçonner de goûts anthropophages, ne s'était même pas présentée à son esprit. D'ailleurs la beauté de Zeynab avait besoin de l'Orient pour cadre; en la transplantant elle perdait tout son charme et devenait ridicule. La fantaisie que s'était permise un touriste enthousiaste, épris de couleur locale, ne devait en aucun cas survivre au voyage qui l'avait fait naître. La conscience de Gérard, quelque délicate qu'elle fût, ne lui ordonnait pas d'embarrasser à jamais sa vie d'une pauvre créature exotique qui se fût trouvée malheureuse dans notre froid climat, parmi
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des usages inconnus, la plupart inacceptables pour elle, et que sa nature inculte et illettrée n'aurait pas su comprendre. Et Gérard tout perplexe regardait d'un air attendri cette femme qu'il aimait un peu, après tout, et plus peut-être qu'il ne se l'avouait à luimême. L'abandonner, il n'y fallait pas penser, et il lui répugnait de la îevendrc, expédient par trop oriental et barbare. Ce qui serait arrivé, nul ne peut le prévoir, et Gérard le savait moins que personne, si le hasard, «ce grand dénoueurde trames, » n'avait. changé la face des choses, dans ce petit roman turc, par l'introduction d'un nouveau personnage.
Quand Gérard au retour de son expédition guerrière alla voir Zeynab, madame Caries tenait sa classe à l'ombre d'un tendido, dans la cour de sa maison, ancienne résidence du consul de France, comme le témoignaient les fleurs de lis à moitié dédorées de l'écusson national blasonné sur les murs. Les petites filles accroupies en cercle autour du divan de la maîtresse répétaient toutes ensemble la
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leçon avec des mutations de tête à la mode turque. C'était comme un bourdonnement d'abeilles autour d'une ruche. Zeynab, oisive, était couchée à demi sur les carreaux, près de madame Cariés ; mais à l'autre extrémité du divan, il y avait une jeune fille qui, à l'entrée de Gérard, se voila instinctivement le visage de son livre, ne laissant deviner de sa beauté que des cheveux blonds aux longues tresses d'or, et des mains aristocraliqueincnt délicates aux ongles roses et polis. Ce n'est pas une chrétienne, se dit Gérard, car les chrétiennes ne se masquent pas la figure à l'approche des hommes, surtout à l'intérieur des maisons.
Madame Caries se leva et passa avec l'esclave et Gérard dans une pièce voisine, et notre voyageur s'informa de la religion de cette jeune fille, dont la tournure élégante et noble l'avait frappé ; — Elle est Drtiso.. répondit la maîtresse de pension, et son père, scheick d : la montagne, est retenu prisonnier pour s't - tre hasardé à Beyrouth en temps de troubles, et n'avoir pas payé le mi ri depuis ISiO ; sa
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fille va le voir tous les jours et demeure chez , moi ; je lui apprends l'italien, et elle montre aux petites l'arabe littéral, car c'est une sayantç; Salçma et Zeynab se sont liées, et elles s'ai nient beaucoup : — Ya makbouba, c'est mon amie, dit l'esclave, en jetant ses bras au cou de Salèma, qui était sortie de la classe et consentaitenfinàselaisservoir. Notre touriste put alors admirer des traits où la blancheur européenne s'alliait au dessin pur de ce type aquilin qui, en Asie comme che;. nous, a quelque chose de royal. Un air de fierté, tempéré par la grâce, répandait sur son visage quelque chose d'intelligent, et son sérieux naturel donnait du prix au sourire qu'elle adressa au visiteur européen lorsqu'il l'eût saluée.
Laissons parler le poète ému d'un sentiment nouveau que déjà sa fine analyse démêle au milieu de son trouble, « Appuyé contre la rampe de la galerie, l'air pensif et le front baissé, je profilais du temps que me donnait la faconde méridionale de l'excellente institutrice pour admirer lo tableau
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charmant qui était devant mes yeux. L'esclave avait pris la main de la jeune fille et en faisait la comparaison avec la sienne ; avec une gaifé imprévoyante, elle continuait cette pantomime en rapprochant ses tresses foncées des cheveux blonds de la voisine qui souriait d'un tel enfantillage. 11 est clair qu'elle ne croyait pas se nuire par ce parallèle , et ne cherchait qu'une occasion de jouer et de rire avec l'entraînement naïf des Orientaux; pourtant, ce spectacle avait un charme dangereux pour moi, et je ne tardai pas à l'éprouver. »
« En Usant les pages de ce journal, tu souris, sans doute, continue Gérard, de mon enthousiasme subit pour une petite fille arabe rencontrée par hasard sur les bancs d'une classe. Tu ne crois pas aux passions subîtes, mais tu fais la part de la nouveauté et du cadre pittoresque; il te semble, non pas que je suis épris, mais que je crois l'être, comme si ce n'était pas la même chose en résultat î »
En effet, nous l'avions doucement raillé quelquefois de ses passions soudaines à l'en*
20i L'ORIENT.
droit de femmes aperçues de loin et dont il évitait même de se rapprocher, pour ne pas détruire soii illusion, disait-il, — le reproche hii tenait au coeur, et il ajoute ces lignes auxquelles sa triste fin a donné depuis un sens sinistre.
« J'ai entendu des gens graves plaisanter sur l'amour que l'on conçoit pour des actrices, pour des reines, pour des femmes poètes, pour tout ce qui, selon eux, agite l'imagination plus que le coeur; et pourtant, avec de si folles amours, on aboutit au délire, à la mort, ou à des sacrifices inouïs de temps, de fortune ou d'intelligence. Ah I je crois être amoureux! Ah! je crois être malade, n'est-ce pas? mais si je crois l'être, je le suis! »
Une chose que Gérard de Nerval ne dit pas, car nulle âme ne fut plus discrète et plus pudiquement mystérieuse, mais que devine l'ami qui Connut, sans pouvoir les consoler, les tourments de ce pauvre coeur si troublé, c'est que la vue de Salèma n'était pas pour lui uno révélation, mais bien un
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souvenir. A travers cette jeune fille, ressuscité et rajeuni, apparaissait un ancien amour, dont.il était allé chercher l'oubli en Orient. Ces cheveux blonds, cette blancheur lactée, ce type aquilin d'une fierté presque royale, co sourire tendre et sérieux, il les avait déjà vus ailleurs; et devant celte beauté connue, son coeur à peine cicatrisé se rouvrait et versait des larmes rouges. — Le hasard ou la fatalité, pour nous servir d'une expression plus turque, le ramenait vers ce qu'il fuyait. Celle qu'il n'a jamais nommée de son vrai nom, il l'avait rencontrée, comme dit le poëto,
Dans un lieu rayonnant qui rayonnait moins qu'elle,
transfigurée par ces mirages de la scène qui •ivaient tant de puissance sur notre rêveur plus amoureux de chimères que de réalités. Salèma se présentai! à lui avec l'attrait romanesque et l'entourage de circonstances poétiques nécessaires pour éveiller une imagination qui ne demandait qu'à ouvrir les ailes, et c'était comme une soeur de l'ombre adorée. — Un amour nouveau était né dans l \H
406 L'ORIENT,
ce coeur qui se croyait mort. — Tout heureux de cette rénovation intérieure, Gérard s'écrie: « En quittant la maison de madame Cartes,
*
j'ai emporté mon amour comme une proie dans la solitude. Oh! que j'étais heureux de me voir une idée, un but, une volonté, quelque chose à rêver, à tâcher d'atteindre ! Ce pays, qui a ranimé toutes les forces et les inspirations de ma jeunesse, ne me devait pas moins sans doute; j'avais bien senti déjà qu'en niellant le pied sur cette terre maternelle, en me replongeant aux sources vénérées de notre histoire et de nos croyances, j'allais arrêter le cours de mes ans, que je me refesais enfant au berceau du monde, jeune encore au sein de cette jeunesse éternelle! » Et plein d'un ravissement lyrique, notre voyageur sort de Beyrouth et se promené au bord, de la mer, le long des jardins et des pentes couronnées de pins-parasols. — Cette fois, il n'agite plus, comme à son ordinaire, quelque obscur problème de théogonie ou de philosophie; il voit rayonner dans la flamme du couchant la femme idéale que chacun
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poursuit dans ses rêves et qu'il a trouvée ou retrouvée enfin.
Un incident bizarre et puéril vint calmer un peu cette effervescence. Tandis que notre voyageur, fier comme un triomphateur romain, foulait d'un pied superbe le sable rougeâtre de la route, un énorme insecte la traversait, poussant devant lui une boule plus grosse que lui-même. C'était une sorte d'escarbot, rappelant les scarabées égyptiens qui portent le monde au-dessus de leur tête. Gérard de Nerval était superstitieux et il saisissait dans les détails les plus futiles en apparence des sens mystérieux, des coïncidences providentielles, des causes occultes d'événements encore à naître. H ne manqua pas de tirer un augure de cette intervention symbolique tracée en travers de son chemin. Uiic idée d'obstacle, de lutte, de destinée contrariée lui vint à l'esprit et il retourna sur ses pas, presque découragé. Mais l'espoir renaît vite au coeur des amoureux, et, dès le matin, pour se donner un prétexte à retourner chez madame Cariés, il acheta au bazar des ajus-
208 L'ORIENT.
temcnts de femme, une mandille de Brousse, quelques pics de soie ouvragée en torsade ou en feston pour garnir une robe, et des guirlandes de petites fleurs artificielles que les Levantines mêlent à leur Coiffure.
Il était peut-être plus raisonnable de renouveler la robe un peu défraîchie de Zeynab que de lui apporter ces fanfreluches luxueuses qui appelaient le satin et le velours. Mais, à son insu, Gérard de Nerval codait à ce besoin de se montrer magnifique devant l'objet aimé; car l'esclave, quoiqu'elle dût profiter de ces cadeaux, n'en était que l'occasion. Toute joyeuse, elle courut les faire voir à son amie, qui sourit doucement, et le maître de Zeynab passa aux yeux de toute la classe pour un seigneur splcndidc et généreux. Des présents plus utiles lui eussent fait moins d'honneur. En Orient comme en France, dans les choses de toilette, le superflu, aux yeux des femmes, n'cst-il pas le nécessaire?
Noire voyageur craignit un instant d'avoir marqué par ces galanteries plus d'amour
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pour l'esclave qu'il n'en éprouvait réellement, et de s'être fait tort auprès de Salèma, Mais dans le Levant, où la polygamie n'est pas un cas pendable, la jalousie féminine ne s'éveille pas si facilement. Habituées à se partager les caresses d'un époux, les femmes admettent des goûts multiples, et l'amour comme chez nous ne se présente pas à leur idée avec la condition d'être unique. La fille du cheick ne témoigna donc aucun déplaisir.
Pour renforcer de quelques fils le lien bien frêle qui le rattachait à Salèma et que les scrupules bien légitimes de madame Cariés pouvaient rompre un jour ou l'autre, Gérard de Nerval promit d'employer son influence pour l'élargissement du cheick, et il se souvint fort à propos qu'il possédait une lettré de recommandation à l'adresse du pacha de Saint-Jean d'Acre, qu'il avait du reste connu à Paris.
Le cheick Séid Eschérazy, père de l'akkalé Siti Salèma, passait pour un personnage dangereux. Ses prédications fanatiques avaient
causé des troubles dans la montagne, et
1S.
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c'était le vrai motif de sa détention plutôt que lé refus de l'impôt, délit commun à presque tous les chefs druses. Gérard l'alla visiter dans sa prison, qui n'était pas un cachot à voûte surbaissée, mais une suite de chambres blanchies au lait de chaux et semblables aux habitations ordinaires du pays, — à cette différence près que des soldats en gardaient la porte. Le cheick prenait sa captivité en patience, et il reçut Gérard avec cette gravité polie des Orientaux qui ne s'étonnent ni ne s'offensent de la curiosité européenne. Il ne se doutait certes guère que ce visiteur fût un aspirant à la main de sa fille, Le chef druse parlait assez aisément l'italien pour soutenir une conversation en cette langue.
Quand le serviteur eut apporté le café et une pipe pour l'étranger, car Séid Eschérazy, en sa qualité d'homme austère, no fumait pas, et que Gérard, installé sur le divan, put considérer le cheick avec attention, il ne put se défendre d'un certain embarras. Le père de Salèma ne paraissait guère plus âgé
SYRIE. 211
que l'amoureux de sa fille ; ses traits nobles et mâles traduisaient dans un autre sexe les traits adorés, et le timbre pénétrant de sa voix rappelait l'accent qui avait fait vibrer le coeur de Gérard. Heureusement le cheick était habitué aux visites d'Anglais et s'attendait aux questions sur son pays, sa race et sa croyance; il avait des réponses toutes prêtes pour un dialogue prévu, et son aisance eut bientôt tranquillisé notre touriste,
La conversation s'établit bientôt sur les Druses et leur religion. Le cheick s'étonnait de voir un nazaréen si bien instruit des mystères de cette secte qui ne cherche pas à faire des prosélytes, puisque, selon sa doctrine, les croyants existent de toute éternité ; mais les guerres et les pillages ont fait tomber entre des mains profanes les livres et le catéchisme de cette nation.
« La religion des Druses a cela de particulier, qu'elle prétend être la dernière révélée au monde. En effet, son messie apparut vers l'an 1,000, près de quatre cents ans après Mahomet. Comme le nôtre, il s'incarna
812 L'ORIENT,
dans le corps d'un homme, 1 mais il ne choisit pas mal son enveloppe, et pouvait bien mener l'existence d'un dieu même sur la terre, puisqu'il n'était rien moins que le commandeur des croyants, le calife d'Egypte et de Syrie, près duquel tous les autres princes de la terre faisaient une bien pauvre figure en ce glorieux an 1000. A l'époque de sa.naissance toutes les planètes se trouvaient réunies dans le signe du Cancer, et Tétincelant P/iaraois (Saturne) présidait à l'heure où il entra dans le monde. En outre, la nature lui avait tout donné pour soutenir un tel rôle : il avait la face d'un lion, la voix vibrante et pareille au tonuerre, et l'on ne pouvait supporter l'éclat de son oeil d'un bleu sombre. » . Cependant, malgré tous ces avantages , Hakem ne trouva pas dans sa vie beaucoup de prosélytes, et le puissant calife obtint inoins de pouvoir sur les âmes que le Fils du charpentier, et à Médhic le chamelier Mahomet. 11 no négligeait pourtant aucun moyen de propagande. Dans les églises, lés synagogues et les mosquées, d'où il avait chassé
SV1UR. l 213
les prêtres, des docteurs à ses gages prêchaient sa divinité, qui no rencontrait que des incrédules. L'avenir, seulement, lui. gàr* dait un peuple de croyants fidèles, qui, si peu nombreux qu'il soit, se regarde, ainsi qu'autrefois le peuple hébreu, comme dépositaire de la vraie loi, de la règle éternelle, des arcanes de l'avenir.
Les Druses ne reconnaissent qu'un seul diçù qui est Hakem. Seulement ce dieu, comme le Bouddha des Indiens, s'est manifesté an monde sous plusieurs formes différentes, et s'est incarné dix fois en différents lieux de la terre, dans l'Inde d'abord, en Perse plus tard, dans l'Ycmcn, à Tunis et ailleurs encore : c'est ce qu'on appelle les stations. Le nom de Hakem au ciel est A/bar, il doit se manifester encore une fois pour faire triompher définitivement sa doctrine sur toute la terre, et lady Ester Stanhope, qui, pendant son long séjour au Liban, s'était infatuée dçs idées des Druses, attendait la vernie-du Madhi (c'est le nom que le dieu Hakem portera dans cette suprême incarnation), et lui
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tenait dans sa cour un cheval tout préparé. Ce cheval prédestiné a sur le dos une sorte de selle naturelle, formée par les plis de la peau et les épis du poil.
Après Hakem viennent cinq ministres, émanations directes de la divinité, dont les noms d'ange sont Gabriel, Michel, Israfil, Azariel et Métatron : on les appelle symboliquement l'Intelligence, l'Ame, la Parole, le Précédent et le Suivant. Trois autres ministres d'un degré inférieur s'appellent, au figuré, l'Application, l'Ouverture, le Fantôme. Ils ont en outre des noms d'homme qui s'appliquent à leurs incarnations diverses, car eux aussi interviennent de temps en temps dans le grand drame de la vie humaine.
Ainsi, dans le catéchisme drusc, le principal ministre, nommé Ilamza, qui est !o même que Gabriel, est regardé comme ayant paru sept fois. Il se nommait Schatnil à l'époque d'Adam, plus tard Pythagore, David, Schoaïb ; du temps de Jésus, il était le vrai Messie et se nommait Eléazar. Du temps de Mahomet, on l'appelait Salman cl Farcsi, et
• ■ SYRIE. 213
enfin, sous le nom d'IIam/a, il fut le prophète de Hakem, calife et dieu, et fondateur réel de la religion druse.
Lorsque Gérard eut suffisamment édifié le cheick par sa science et son orthodoxie,*il se relira tout joyeux d'avoir noué connaissance avec le père de Salèma. Il renouvela ses visites, et Séid Eschérazy, mis en confiance, lui raconta la merveilleuse légende du calife Hakem avec tous les embellissements des narrateurs orientaux, dont la poétique est prise des Mille cl une Nuits. — La captivité de Hakem, emprisonné parmi les fous do l'hôpital de Morissan, produit une impression douloureuse ; car au récit du cheick l'écrivain semble mêler des souvenirs malheureusement personnels.
Ecouter des histoires était bien, mais il fallait agir et montrer l'efficacité du crédit dont on s'était vanté peut-être un peu à la légère. La tempête qui sou filait depuis quelques jours sur Bêyrouths'apaisait, et Gérard n'avait plus de raison de différer sa démarche auprès du pacha de Saint-Jean d'Acre, son ami.
216 L'ORIENT, '
Un paquebot anglais, qui n'était pas même un vapeur, faisait seul, alors, le service des échelles de Syrie 5 il descendait et remontait à époques déterminées ces échelons de cités illustres qui s'appelaient Bcryte, Sidon, Tyr, Ptolémaïs, Césaréc, et qui n'ont conservé ni leurs nonis, ni même leurs ruines,— Gérard s'y embarqua.
Vous pensez bien que les distinctions de la première et de la seconde classe étaient maintenues, à bord de ce sabot britannique, aussi rigoureusement que sur le plus splendide stcam-boat, au grand étonnement des Orientaux, qui ne conçoivent pas que, pour quelques piastres de plus ou de moins, des marchands et des giaours occupent les places d'honneur, tandis que les cheicks, des schérifs et même des émirs se trouvent confondus avec les soldats et les valets.
Dans ces parages, la chose se complique d'un sérail, espèce de parc entouré de toiles et réservé aux femmes musulmanes qui, à ' cause de la chaleur, s'établissent généralement sur le pont. Les Turcs, leurs maris,
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leur rendent avec une bonhomie parfaite tous les petits soins qu'exige la circonstance; ils vont leur chercher do l'eau pour leurs ablutions; ils les soutiennent dans les défaillances et les nausées du mal de mer, et font tout ce qu'il faut pour les préserver du coutact des infidèles qui rôdent, espérant attraper à la dérobade quelques profils de ces beautés mystérieuses lorsque, se croyant hors de vue, elles abaissent un moment leur yachmack.
A l'heure du déjeuner, l'on passa devant un point de la côte qu'on suppose être le lieu même où Jonas s'élança du ventre delà baleine. Une petite mosquée indique la piété des musulmans pour cette tradition biblique.
Dans sa curiosité de voyageur, Gérard dé Nerval avait franchi la ligne de démarcation qui sépare les premières des secondes ; Une conversation s'était engagée entré lui et un Marseillais, et par ce contact, malgré son habit noir, ses bottes vernies et ses gants blancs, il avait perdu tout droit à la considération des gens conitue il faut, des gentlel. 19
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mon. Il était devenu impropercl chacun lui
tournait brusquement le dos.
Ayant franchi le Bubicon social, il ne courait plus aucun risque à se lancer en pleine couleur locale; il accepta une tranche do saucisson d'Arles que lui offrait le Marseillais, et but une gorgée de vin de Lamalgue dans la tasse de vermeil d'un vieux pope, accompagné de sa femme, non moins âgée que lui, et d'un corbeau centenaire, commensal familier du pauvre ménage, qui sautillait en poussant des cris. — Un corbeau familier croassait et battait des ailes aussi rue de la Vieille-Lanterne, sur le palier de la rampe fangeuse, maculée de neige, près des hideux barreaux, et peut-être à son heure suprême le pauvre Gérard de Nerval, par un de ces sauts de pensée si fréquents aux moments solennels, se souvint-il du corbeau rencontré sur le pont du navire. L'escarbot roulant sa boule, le corbeau poussa des cris, ri'étaient-cc pas des présages funèbres?
On eut bientôt dépassé Sayda (Sidon) et Sour (Tyr), et le soir l'on arriva à Saint-Jean
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d'Acre. De grand matin, Gérard se mit à la recherche de son pacha. On le désignait familièrement sous le sobriquet de Guc/luk (l'homme aux lunettes), d'après l'habitude orientale de distinguer les gens par quelque particularité caractéristique de conformation, de costume ou d'habitude.
C'était jour d'audience, et le pacha reçut Gérard d'une manière froide, vague, presque hautaine ; mais ce n'était qu'une pose de dignité faite pour ne pas choquer les Orientaux présents, car il retint notre voyageur à dîner, et alors il lui témoigna beaucoup d'aménité et de bienveillance ; le matin il avait été pacha, le soir il était civilisé. Tout haut fonctionnaire turc ressemble à ce personnage do ballet qui est moitié paysan et moitié seigneur. Il montre le côté gentleman à l'Europe. Il est toujours un pur Osmanli pour l'Asie..Les préjugés des populations font, d'ailleurs une nécessité de cette politique, ~
Le pacha avait étudié à l'école de Metz, dont Gérard connaissait plusieurs élèves, et la conversation, mêlée de souvenirs coui-
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muns, prit ce caractère d'intimité qui permet les confidences. Notre amoureux exposa sa situation à l'homme aux lunettes. Il lui dit l'embarras que lui causait Zcynab, et le projet qu'il avait formé d'épouser la fille du cheick dont il sollicitait la grâce.
« Je ne peux pas grand'chose, dit le pacha ; si, Zcynab vous gêne, vendez-la-moi pour un cheval, pour une arme de prix, pour un objet quelconque, nous n'avons pas là-dessus les munies préjugés que vous. Quant au cheick, j'écrirai au gouverneur de Beyrouth, à EssadPacha.Lo pachalick d'Acre n'est plus ce qu'il était jadis.»
Le pouvoir de Guezluk était plus efficace qu'il ne voulait bien le dire ; car, en retournant à Beyrouth, Gérard, reçu à merveille par le kaïmakan, apprit que Séid-Eschérazy avait déjà été transféré à Déîr-el-Kamar, résidence actuelle de ce personnage, héritier pour une part de l'ancienne autorité de l'émir Béchir,
Gérard, ayant obtenu la permission de visiter le cheick, prit un logement à Déir-el-
SYRIE, 221
Kamar, d'où l'on apercevait Béir-Eddin, l'an-; tique résidence des" émirs de la montagne, assignée pour demeure à Séid-Eschérazy. Ce palais est bien le symbole de la politique des émirs qui l'habitaient. Il est païen par ses colonnes et ses peintures, chrétien par ses cours et ses ogives, musulman par ses dômes et ses kiosques. Il contient le temple, l'église et la mosquée, enchevêtrés dans ses constructions, à la fois palais, donjon et sérail; il ne lui reste aujourd'hui qu'une portion habitée, la prison. Salèma avait accompagné son père logé au château, et c'était l'aimant qui attirait Gérard, Mais celte situation ne pouvait se prolonger. Il fallait s'expliquer. Aux premières ouvertures, le cheick se posa le doigt sur le front et dit : Enté medjnoun (es-tu fou)?
Gérard répondit modestement que Medjnoun était le nom d'un amoureux célèbre, et qu'il ne repoussait pas celte qualification
— Àurais-tu vit ma fille? s'écria le cheick avec une expression de physionomie si farouche que toutes sortes d'aventures tragiques
222 L'ORIENT, -v
revinrent involontairement à la mémoire du pauvre amoureux. Gérard lui expliqua do son mieux ses visites chez madamo Cariés, bien justifiées par le séjour qu'y faisait son esclave, l'amitié que cette dernière avait pour la fillo du cheick, et le hasard de la rencontre, en glissant sur la question de l'êcartcment du voile. — D'ailleurs, ajouta-t-il, en aucun pays du monde ce n'est une offense que de demander en mariage une fille à son père; ma position est égale à la tienne, et je ne vois pas la raison de ta surprise. — Certes, je no changerais pas de religion pour les plus heureux mariages de la terre; mais il est une région élevée où toutes les croyances peuvent s'entendre dans l'idée pure do la Divinité.
Sans lui laisser poursuivre celte théologie transcendante et peu orthodoxe, Séid-Eschérazy s'écria : « Eh ! malheureux, la plume est brisée, l'encre est séchée, le livre est fermé! » ce qui est la formule d'excommunication drusc contre les infidèles. Gérard ne se tint pas pour battu, et il répondit au
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cheick : « Lorsque les days (apôtres) ont semé la parole dans le monde, vers l'an 1000 do l'ère chrétienne, ils ont fait des prosélytes ailleurs que dans ces montagnes, Qui te prouve que je ne descends pas de ceux-là ? Veux-tu que je te dise où croit la plante alilcdji? Elle ne croît que dans les coeurs des fidèles unitaires pour qui Haken est le vrai Dieu.
— C'est bien la phrase sacramentelle; mais si tu es l'un des Druscs des autres îles, tu dois avoir ta pierre noire. Montre-nous-la, nous te reconnaîtrons.
— Je te la montrerai plus tard, répondit Gérard fort embarrassé, car non-seulement il ne possédait pas de pierre noire, mais il ignorait même en quoi consistait ce mystérieux symbole de reconnaissance. Son ami le kamaïkan ne fit aucune difficulté de le lui apprendre. La pierre noire représente un veau taillé en amulette et portée sur la poitrine par les Druscs, ce qui les a fait passer pour idolâtres, accusation absurde.
Par une accumulation bizarre de circon-
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stances, Gérard parvint à découvrir que les Druses étaient les francs-maçons d'Orient. — Dès lors tout fut sauvé ; il produisit un de ces beaux diplômes maçonniques pleins do signes cabalistiques familiers aux Orientaux, car il était lui-même un des enfants de la veuve, un louveteau (fils de maître) ; il avait été élevé dans l'horreur du meurtre d'Adoniram et dans l'admiration du saint temple dont les colonnes ont été des cèdres du mont Liban. — Les Druses cessent de le regarder comme un infidèle ; il est un muta-darassin; ensuite il deviendra réfik et passera day. On ne lui demande plus sa pierre noire, qu'il soupçonne devoir être le baphomet ou petite idole secrète des templiers. Le cheick l'accueille favorablement. Salèma et Zeyrtab vivent ensemble, et l'époque du mariage est fixée au jour où le Français obtiendra le grade de réfik.
Les détails manquent sur les amours de Gérard et de Salèma. — Ses entrevues avec sa fiancée furent très-rares, et il expliqué ainsi cette discrétion de rapports : « En
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Orient, les femmes vivent ensemble et les hommes ensemble, à moins de cas particu. liers ; seulement cette aimable personne m'a donné une tulipe rouge, et a planté dans le jardin un petit acacia qui croît avec nos amours. C'est un usage du pays. »
La tulipe rouge et l'acacia, ces gracieux symboles, ne parvinrent pas à vaincre le pro. nostic fatal de l'escarbot roulant sa boule et du corbeau croassant près du vieux couple. Il était écrit là-haut que Gérard ne se marierait ni en Orient ni en Occident. — Il fut pris d'une de ces fièvres du Hauran, causées par les exhalaisons des eaux sanissue au fond des gorges de la montagne, qui ne pardonnent guère à l'Européen, et dont le seul remède est une prompte fuite, un brusque changement d'air. — Le fiancé de Salèma, le maître de Zcynab, frissonnant sous ce chaud soleil de Syrje, dut interrompre ses études sur la religion druse, ses poétiques entrevues avec la fille du cheick, et prendre en toute hâte le paquebot de Constantinoplc,
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Bientôt rétabli sous le climat de Stamboul, qui ressemble à celui de nos villes du Midi, Gérard se trouva fort perplexe, et il expose ainsi ses irrésolutions: « Que résoudre? * Si je retourne en Syrie plus tard, je verrai renaître cette fièvre que j'ai eu le malheur de prendre — c'est l'opinion des médecins. — Quant à faire venir ici îa femme que j'avais choisie, ne serait-ce pas l'exposer elle-même à ces terribles maladies qui emportent dans les pays du Nord les trois quarts des femmes d'Orient qu'on y transplante? Après avoir réfléchi sur tout cela avec la sérénité d'esprit que donne la convalescence, je me suis décidé à écrire au cheick pour dégager ma parole et lui rendre la sienne. »
Ainsi finit ce petit roman oriental. Gérard regrctta-t-il beaucoup Salèma? nous en doutons. Sans se l'avouer à lui-même, il pensait comme Chamfort « qu'il n'y a en amour que des commencements. » — Il se plaisait à disposer sa vie comme vin drame; il provoquait les aventures, arrangeait les situations, se passionnait polir l'héroïne, déployait beau-
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coup de ressources et d'éloquence, et au dénoûment il s'esquivait, soit timidité, soit lassitude ou vague crainte de voir son désir accompli. Sans posséder l'objet aimé, il avait obtenu ce qu'il cherchait, l'émotion, l'enthousiasme, le déplacement du but de l'existence, et surtout un motif de rêverie amoureuse.
C'était une nature ailée, voltigeante, que l'ombre d'un lien effrayait, et qui papillonnait au-dessus de la réalité dans un rayon do soleil ou de clair de lune, au gré de la fantaisie, sans se poser nulle part. — Le mariage même le plus heureux eût été pour Gérard un horrible supplice. — Son esprit de plus en plus détaché de la vie pratique et perdu dans l'infini du rêve no pouvait plus s'astreindre à des rapports humains. La sollicitude même de, l'amitié lui pesait. 11 fallait l'accepter quand il venait, mais ne pas lui demander de commerce suivi ; comme l'hirondelle, il entrait lorsqu'il voyait la fenêtre ouverte, et faisait deux ou trois fois le tour de la chambre avec de petits cris joyeux ;
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mais c'eût été effaroucher son indépendance
que de fermer la croisée.
Pauvre Gérard 1 enlisant ce livre adorable plein d'amour, d'azur et de lumière, qui se douterait de la mort lamentable du poëte? mais, comme dit Henri Heine : « Ne te hâte pas trop de le plaindre, car qui sait la fin que le sort te réserve ? »
Itime Nationale, 2o décembre 1860.
EN CHINE
SOUVENIRS DE L'EXPOSITION UNIVERSELLE DE LONDRES
Pour aller en Chine, l'on s'embarque à Ilereford Suspension-Bridge, à deux pas de Trafalgar-place, sur un de ces légers pyroscaphes, omnibus aquatiques qui descendent et remontent perpétuellement la Tamise, à moins qu'on ne préfère prendre ce singulier i'*-..*mm de fer de Bluckwall qui passe sur le toit des maisons et vous fait plonger rapidement dans une foule d'intérieurs, et l'on arrive au dock de Sainte-Catherine, au-dessous de la Tour de Londres, en moins de temps qu'il n'en faudrait à Paris pour une petite Course en fiacre.
A travers la forêt de mâts et d'esparres, î. 20
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vous voyez flotter une bannière bizarre audessus d'Une enceinte de planches.
Cette enceinte de planchés est la muraille de la Chine. Un pas de plus, et vous êtes dans l'empire du Milieu, vous barbare, vous sauvage d'Occident, sans qu'un mandarin vous oppose de fin de non-recevoir, ou qu'un tigre de guerre rayé d'orange et de noir essaye de vous faire reculer en vous présentant un bouclier portant à son centre, comme une Méduse, une tête de monstre fantastique.
La Chine était trop loin, on vous l'a apportée. La Chine s'est conduite avec vous comme le prophète avec la montagne : voyant que vous n'iriez pas vers elle, miracle tout aussi grand, elle est venue vers vous; vous êtes tout à la fois dans le dock de Sainte-Catherine et dans le port de Canton ou de Macao.
En effet, ce n'est pas une illusion, Vous venez de faire un pas de trois mille lieues, un pas à user et à désespérer les bottes du petit Poucet.
Une jonque est amarrée à ce quai en granit de Porllajtd, et Vous Voyez la réalité de
EN CHINE. 231
rêves que vous avez faits à la vapeur du thé, en regardant les tasses bleues, les coffres de laque incrustés de nacre, les potiches, les paravents, les éventails et les albums sur moelle de roseau, où ce peuple singulier trace des portraits que l'Européen sceptique s'obstine à prendre pour des chimères.
Cette jonque, ne l'avons-nous pas vue déjà, esquissée en traits d'azur sur le fond d'une assiette ou la panse d'un vase, voguer vers un pays impossible et vrai cependant, au milieu d'une eau rayée d'or où plongent les cormorans pêcheurs? La porcelaine et les papiers de tenture n'ont pas menti.
C'est une sensation étrange de voir flotter à travers les agrès noirs et blancs des navires européens, sous le ciel de Londres barbouillé de brouillard et de suie, ces étendards éclatants historiés de- dragons, et qui se sont déroulés aux brises des Antipodes; l'imagination a de la peine à s'y accoutumer.
La jonque a une forme qui rappelle celle des galères du seizième et du dix-septième siècle, dessinées par Délia Bclla dans ses
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eaux-fortes; la poupe et la proue, extrêmement relevées, ressemblent aux gaillards d'avant et d'arrière des anciens vaisseaux, à ces châteaux à plusieurs étages que sous Louis XIV encore Puget décorait de cariatides gigantesques.
Ce mode de construction, qui offre plus de prise au vent, est sans doute moins rationnel que la forme rcctilîgne adoptée par les navigateurs modernes, mais il est plus gracieux. Cette courbe plaît à l'oeil ; elle s'harmonise d'ailleurs très-bien avec les formes typiques du pays : toits retroussés, souliers relevés en pointe.
Des boucliers peints de couleurs vives et faits de roseaux nattés, appendus le long du bordage, donnent à celte jonque un faux air de trirème antique ; mais derrière leurs disques on ne voit pas se dresser la pointe d'airain de la lance d'un guerrier d'Homère. A quoi servent ces boucliers ? Sont-ils là comme " défense ou comme ornement? Us forment une espèce de bastingage qui pourrait au besoin arrêter la flèche d'un pirate malais,
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En tout cas, ces boucliers ont beaucoup de caractère.
Nous vo'ici sur le pont. Les mâts sont au nombre de trois, et -garnis de voiles composées de lames de bois agrafées à* peu près comme celles des jalousies, et qu'on relève lorsqu'on veut prendre un riz ; les cordes et les agrès, extrêmement solides, sont en bambou. L'ancre et le gouvernail, qu'un mécanisme spécial fait plonger très-profondément, sont en bois de fer.
Sur le pont, une charmante pagode de trois ou quatre pieds de hauteur, et très-mignonnement travaillée, forme l'habitacle de la boussole, que les Chinois ont connue bien des siècles avant nous.
La cabine du cook est significativement peinte do tableaux représentant des scènes culinaires et une foule de marmitons drôlatiq ses occupés à la confection des mets.
L'intérieur de la jonqite n'est pas divisé en ponts comme nos vaisseaux, mais en compartiments qui ne communiquent pas entre
eux et sont séparés par des cloisons solides,
S,Ô.
£34 ' L'ORIENT.
On y descend par des écoutilles, et ils appartiennent à des maîtres différents qui y serrent leurs marchandises et leurs vivres.
A la poupe, qui porte sur son couronnement un gigantesque oiseau chimérique de la forme et de la couleur la plus extravagante, se trouve, dans un cabinet de laque, la chapelle de Bouddha ou de Fo, où trois magots dorés représentent la trinité chinoise. Des papiers de couleur et des allumettes aromatiques brûlaient devant les petites idoles du sourire narquois, et témoignaient de la part de l'équipage une piété non attiédie par le contact incrédule des barbares. Quant aux dieux, leur sourcil circonflexe, leur sourire équivoque cl leur gros ventre leur donnaient un air sarcastique et peu révérencieux pour leurs adorateurs. La foi ne manquait pas au dévot, mais la conviction semblait'inanqucr au fétiche. Peut-être les religions finirontelles par l'incrédulité des dieux.
Nous étions en train d'examiner ce sanctuaire portatif, miniature des idoles colossales que nous avions vues autrefois à la collection
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d'IIyde-Park's-Corner, lorsqu'un tintamarre des plus singuliers vint nous faire tressaillir.
Les vibrations prolongées d'un gong, mêlées aux sons stridents d'une espèce de flûte et aux roulements précipités d'un tambour, causaient ce tapage, qui n'était autre chose qu'un concert. De temps en temps une voix jeune, nasillarde et plaintive chantait avec ce gloussement oriental, si bizarre pour nous, des syllabes aux intonations inconnues, mais que leur rhythmc sensible annonçait être des vers.
Nous quittâmes aussitôt l'auvent recouvert en écailles d'huîtres transparentes, d'où nous regardions la chapelle de Bouddha, et nous descendîmes à l'étage inférieur de la cabine, transformé en chambre de musique, par un escalier à rampe de bambou, et nous nous trouvâmes en face des instruments et des exécutants, aussi curieux pour nous les uns que les autres.
Cei *es, un objet qui vient d'un pays aussi hermétiquement fermé que la Chine, cos'tume, vase, bronze, offre toujours un vif intérêt ; car un peuple, quelque mystérieux qu'il
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soit, trahit toujours son secret dans son travail ou dans son art : mais qu'est-ce que cela, . lorsqu'on voit l'indigène lui-même, un être humain d'une race séparée depuis des milliers d'années du reste de là création, race à la fois enfantine et décrépite, civilisée quand tout le monde était barbare, barbare quand tout le monde est civilisé ; stalionnairc au milieu des siècles qui s'écoulent et des empires qui disparaissent; aussi nombreuse à elle seule qiie toutes les nations qui peuplent le globe, et pourtant ignorée comme si elle n'existait pas?
Rien ne nous intéresse comme de voir un individu authentique d'une race humaine que l'on rencontre rarement en Europe, Sons celte peau bronzée, cet angle facial d'une ouverture différente, ce crâne bossue de protubérances qui ne sont pas les nôtres, nous cherchons à deviner en quoi l'Ame de ce frère inconnu, adorant d'autres dieux, exprimant d'autres idées avec une autre langue, ayant des croyances et des préjugés spéciaux, peut' ressembler à notre âme ; nous cherchons avi-
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dément à deviner, au fond de ces yeux où le soleil d'un hémisphère opposé a laisse'sa lumière, la pensée dans laquelle nous pourrions communier et sympathiser.
Ils étaient là quatre, tous jeunes gens, avec des teints fauves, des tempes rasées, colorées de nuances bleuâtres, des yeux retroussés légèrement aux angles externes, un regard oblique et doux, une physionomie intelligente* et fine, à laquelle l'énorme natte de cheveux formant la queue sacramentelle, roulée sous un bonnet noir, donnait un cachet féminin : d'après nos idées de beauté, qui se rapportent malgré nous au type grec, ces virtuoses chinois étaicntlaids, mais d'une laideur pour ainsi dire jolie, gracieuse et spirituelle.
A certains passages d'un rhythmc plus précipité ou d'un mouvement plus lyrique, leurs ligures s'animaient, leurs yeux s'ouvraient comme des fleurs noires, leurs bouches souriaient, laissant voir leurs dents jaune d'or; celui qui tenait les baguettes des timbales s'agitait avec frénésie, le percuteur du gong frappait à coups redoublés sur son disque de
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métal, le chanteur prenait une voix de fausset aiguë et chevrotante, et semblait tirer doses sourcils des notes impossibles a la voix humaine.
Tous paraissaient en proie à un véritable enthousiasme, soit que le morceau exécuté fût d'un grand maître et contînt des beautés inappréciables pour nous, soit que les vers récités appartinssent à un poète célèbre, ou que tout simplement ces airs nationaux rappelassent la patrie à ces pauvres diables exploités par la curiosité anglaise, et fissent sur eux l'effet du Hansî des vaches sur les soldats suisses.
Le vêtement de ces virtuoses consistait en une espèce de casaque de soie tombant jusqu'aux genoux, de couleur ,blcu foncé, se rattachant au haut de la poitrine par un bouton Unique; de larges pantalons blancs et des souliers à semelles très-épaisses complétaient ce costume, qui n*cst pas sans élégance et doit être très-commode : il nous semble qu'il remplacerait avantageusement dans l'intérieur des maisons européennes la
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robe de chambre gênante et prétentieuse.
L'absence de collet à ce paletot chinois, et de cheveux à la nuque de ceux qui le portaient, nous permit de renouveler une remarque que nous avions déjà faite à propos des jeunes Algériens : c'est la rectitude et même le renflement de la ligne qui unit la tête aux-épaules; le cou à sa partie postérieure, chez les races orientales, au lieu tic décrire une légère courbure en dedans, offre une ligne droite oii presque convexe.
Les mains de ces musiciens étaient fort petites ; leurs pieds aussi se faisaient remarquer par leur exiguïté.
Deux ou trois matelots chinois, auditeurs bénévoles de ce concert sans cesse renouvelé, se tenaient appliqués sur les parois de la cabine comme dos découpures de paravent, avec des poses procédant d'un autre ordre d'idées et de mouvements que les nôtres ; car, bien que les éléments des attitudes soient les mêmes chez tous les hommes, les gestes s'arrangent différemment dans chaque nation. Par exemple, le tambour tenait ses baguctles
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ta paume de la main en dedans, ce qui est le contraire de notre habitude, et tout à l'heure nous verrons ce mouvement répété par le scribe et le peintre, car il se relie à toute Une série de procédés, à la perpendiculaire de l'écriture, d'abord, et ensuite au besoin de tracer des lignes nettes et légères, principal mérite de la peinture chinoise.
Quelques-uns de ces mouvements sont gauches comme ceux des enfants qui s'essayent à quelque travail qu'ils ne savent,point faire ; d'autres sont gracieux comme ceux des animaux en liberté. Les uns appartiennent à la domestication, les autres à la nature, qui n'est point encore effacée.
Autour de cette cabine, dans des armoires vitrées, étaient rangées une foule de curiosités, petits souliers de mandarine où Cendrillon et Rhodope n'eussent pu fourrer que le bout de leur orteil; coffrets découpés à jour, espèce de filigrane d'ivoire à décourager la patience des fées ; potiches de porcelaine rare; racines de mandragore bizarrement contournées, et mille autres menus objets de
EN crp;.*b\ au
ce pays fantasque, qu'il est difficile de se figurer autrement que comme un immense inagasin de bric-à-brac, comme un quai Voltaire de plusieurs centaines de lieues de long.
Des chinoiseries? on en voit partout, L'Angleterre et la Hollande en ont tellement inondé l'Europe depuis deux ou trois siècles, que Pékin s'approvisionne à Paris et à Londres. Mais ce qui est plus rare, c'est une aimable collection de cercueils, entassés là sans doute pour la consommation de l'équipage, en cas de nostalgie ou de choléra .
Les cercueils chinois sont les plus jolis uu monde. Ils n'ont pas cette affreuse physionomie de sapin et ces funèbres couleurs qu'ils revêtent chez nous. D'une seule pièce et cre.usés dans le tronc d'un gros arbre, ils sont peints à l'extérieur d'un beau vermillon et munis d'oreilles de bois pour les soulever,
Ces musiciens faisant leur vacarme demijoyeux, demi-mélancolique, à côté de ces cercueils, boîtes à violon un peu exagérées, qui semblaient entre-bàillécs pour eux, nous
jclaiént'malgré nous en des rêveries philoI. 21
m, L'ORIENT.
sophiqucs, Le concert fini, on remet l'instrument dans sa boîte; la vie achevée, on serre l'homme dans son cercueil, et tout est dit. La seule différence, c'est qu'on ne peut tirer l'homme de son étui comme l'instrument. Mais pourquoi les violons ont-ils des boîtes qui ressemblent à des bières? Est-ce parce qu'ils ont une âme, une voix, et gémissent comme nous?
Ce contraste, qui n'aurait lien eu d'agréable pour des musiciens d'Europe, semblait, au contraire, égayer les musiciens chinois. Les habitants du Céleste-Empire, comme les anciens Egyptiens, ont une préoccupation perpétuelle des funérailles, qui ne les empêche pas d'être gais, libertins, gourmands, ivrognes et vicieux. L'idée d'être enterrés avec luxe flatte les meilleurs vivants ; les plus prodigues mettent de côté pour avoir une sépulture confortable ; et ces cercueils avaient été placés pour entretenir les virtuoses en belle hUmeiir et animer leur verve par l'idée d'être couchés, s'ils mouraient, dans ces belles bières rouges en bois de teck.
EN CHINE. 2i3
Le concert fini, nous remontâmes à la cabine supérieure, où se tiennent le peintre, l'écrivain, chacun dans une petite niche bariolée d'enluminures et d'inscriptions en vers, < de chaque côté de la chapelle de Bouddha, . En notre qualité de poôte, nous nous rendîmes d'abord chez le lettré. C'était un homme d'un certain âge, au teint basané, plissé de mille petites rides, ayant quelque chose de la vieille femme et du prêtre, enfantin et sénile à la fois, grave et grotesque, poli, obséquieux et réservé en même temps, avec un sourire de danseur à la fin de sa pirouette, et un regard morne et fin comme pourrait le souhaiter un diplomate. Il tenait entre ses doigts, maigres, décharnés et jaunes^ comme la main d'une momie-, dans une pose impossible pour nous, un' pinceau dont il traçait des caractères sur un carré de papier avec une rapidité qui nous rappelait ces vers chinois d'Iu-Riao-Li : « Le dragon noir voltige et marque en encre ses pas sur le papier treillissé de fleurs. »
Ce que cet honnête lettré écrivait ainsi,
2Ii L'ORIENT.
c'était tout bonnement la transcription en chinois de notre nom gréco-gaulois, qu'on lui avait donné, et si nous ne signons pas aujourd'hui cet article par un fantastique gribouillage, lisible seulement pour M, Julien, de Paris, c'est pure bienveillance de notre part.
11 nous remit ensuite sa carte, avec la transcription de son nom en caractères européens, politesse que nous reconnûmes par une petite pièce de monnaie. Ce digne magot vivant s'appelle Keyng. En prenant le papier de couleur semé de quelques paillettes de mica qu'il nous tendait, nous rencontrâmes sa main ridée, qui nous fit l'effet d'une patte d'oiseau ; les griffes y étaient figurées par des ongles de trois pouces de long, transparents comme des feuilles de talc, et qu'il nous fit admirer avec une certaine satisfaction de coquetterie. Ces grands ongles sont là-bas très-bien portés et passent pour une rechère che aristocratique et fashionable. Elle prouve au moins qii'on ne se livre pas aux travaux manuels,
Keyng nous fit voir aussi plusieurs cos-
EN CHINE. m
fumes et des bonnets d'étudiants, surmontés du bouton de verre de porcelaine ou de jaspe, qui marque les différents grades obtenus dans les examens, et qui mène à toutes les places î car en Chine on ne pense pas, comme en France, que la culture intellectuelle nuise à la conduite des affaires; puis, replongeant son pinceau dans la rigole du carre d'albâtre remplie d'encre de Chine, qui servait d'écrifoire, il recommença pour un autre visiteur sa gracieuseté banale.
Nous le saluâmes do notre mieux, sans nous piquer, toutefois, d'atteindre aux finesses de la révérence chinoise, inaccessibles pour nous autres grossiers barbares d'Occident, et nous allâmes voir le peintre dans son atelier, à l'autre coin de la cabine.
Pour le moment, il ne peignait pas, il posait ; l'artiste était devenu modèle : Charles Landelle, un de nos compagnons de voyage, était en train de le croquer.
L'artiste de'l'empire du Milieu se laissait
faire avec Une placidité un peu ironique. Oh
voyait qu'il se disait en lui-même : « Ce jeune
2i.
.210 L'ORIENT,
sauvage en habit noir, sous prétexte de perspective, va me faire quelque membre' plus court que l'autre, et, sous prétexte de lumière, me pocher la moitié de la figure, »
Le croquis achevé, le peintre chinois parut assez satisfait du trait pur et léger, et de la ressemblance du dessin ; un signe d'assentiment montra qu'il était étonné qu'un homme qui, relativement à lui, tenait son crayon à l'envers, eût pu faire quelque chose de plus correct. Seulement, comme par la position du corps on ne voyait qu'un pied, il prit la mine de plomb et ajouta de sa main le pied qui manquait, souriant avec une bienveillance paternelle de la négligence bizarre de cet Européen, qui faisait une figure boiteuse, Le croquis ainsi corrigé le satisfit pleinement,
Comme son confrère le lettré, il a pour industrie de donner aux visiteurs, moyennant une légère rétribution, des figures esquissées au trait, et qu'il enlumine de teintes plates au moyen de couleurs qu'il puise à de petits godets assez semblables à ceux dès aquarellistes.
EN CHINE. 2»
Il ne nous restait plus à visiter que la cabine du milieu, espèce do salon très-propre et trèsbien décoré, entouré de sièges de bambous curieusement enchevêtrés, tapissé de panneaux représentant des femmes, des oiseaux, des chimères dans-des paysages pleins de rocaillcs, do pivoines et de pêchers en fleur, et de cartouches contenant des strophes ou des sentences d'auteurs illustres, écrites par des calligraphes en caractères ornés. Nous aimons beaucoup cet usage d'employer comme arabesque les beaux vers des poètes ou les maximes des sages; l'oeil est réjoui par l'ornement, l'esprit par la pensée. Quelque chose d'intellectuel se mêle au luxe et l'em-- pèchc d'être bête. Nous voudrions bien lire, ainsi encadrés dans la décoration de nos appartements, des vers de Lamartine, de Victor Hugo, d'Alfred de Musset et autres auteurs chéris.
Comme nous allions sortir de la jonque, émerveillé de cet art où sur un fond presque barbare se jôiietant de finesse, nous rencontrâmes une nouvelle colonie d'excursionnistes
218 L'ORIENT,
français, à qui l'Office des chemins de fer, outre le voyage d'Angleterre, faisait accomplir celui de la Chine par-dessus le marché,
L'idée de ce voyage par catégorie nous eût autrefois contrarié,; il nous eût plu de parcourir le monde en pèlerin solitaire, à pied ou à cheval, au hasard des chemins et des auberges : mais les grandes inventions scientifiques modernes ont cela de remarquable, qu'elles poussent à la vie commune, malgré les moeurs et les répugnances politiques.
L'artiste, le poète, l'homme du monde humoristique ou dédaigneux, qui croirait son individualité froissée dans un voyage fait en masse, comme ceux de l'Office de la place de la Bourse, ne peut partir qu'à l'heure marquée pour le convoi général. Il a mille ou douze cents compagnons de voyage forcés, avec lesquels il partagera les impressions de la route. La collectivité le rattrape sur la planche du paquebot et le reprend au collet à Douvres pour le transporter lui millième à Londres. Le pauvre diable, debout aux troisièmes places, y arrive en même temps que
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lui, bourgeois, cossu, grand seigneur fastueux, Les moyens de s'isoler disparaissent dé plus en plus. Une fois pour contrarier le chemin de fer, qui nous paraissait tant soit peu tyrannique, nous essayâmes de venir de Boulogne à Paris en poste ; ce fut une vraie calamité : le courrier no savait plus se tenir en selle ; il n'y avait pas tic chevaux aux relais, les postillons avaient pris d'autres états; à Amiens, laissant là notre calèche, nous rentrâmes dans le wagon, au risque de partager avec des spéculateurs en pruneaux et des philistins d'une bêtise massive ce bénéfice de la célérité obtenue par le communisme du railway.. En dehors de ces communautés, involontaires comme celles du théâtre, des maisons à plusieurs locataires, des restaurants, des paquebots, des wagons, des diligences, des omnibus, des journaux, qui apprennent en même temps la même nouvelle à cent mille lecteurs de tous pays, il y a encore beaucoup de choses à exécuter par groupes, les voyages, par exemple. Pourquoi, ainsi qu'on vient de le faire pour l'excursion à Londres, des
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compagnies n'entreprendraient-elles pas des .voyages de long cours, à l'instar de la maison Waghorn, au Caire, pour la traversée de l'isthme de Suez? Pourquoi, moyennant une somme fixée d'avance, un vaisseau frété par un office ne nous prendrait-il pas ici pour nous mener en Italie, en Grèce, en Asie, en Chine, et nous ramener à notre point de depart? Des excursions impraticables, à moins de grandes fortunes, à des touristes isolés, deviendraient ainsi très-faciles, et du moins l'homme ne sorurait pas de la vie sans avoir visité sa planète et admiré la création dans son ensemble, comme c'est son devoir; car Dieu ne l'a fait que pour cela : l'homme est le lecteur du poème divin (1).
(lj Celte élude est extraite d'un des volumes les plus charmants et les moins connus de Théophile Gautier, intitulé : Caprices et Zigzags, l vol. in-12, Hachette et Cle, 3 fr.
MUSICIENS CHINOIS
La musique chinoise, comme la musique ■ arabe, a ses traditions et ses règles, tout aussi compliquées et tout aussi savantes que les nôtres, avec lesquelles elles sont pour la plupart en opposition formelle ; il est, du reste, facile de s'en convaincre, en observant les transitions harmoniques qui font la base des ■"•compagnements de presque tous les chants orientaux. Ces chants nous frappent par leur caractère mélancolique et par leur rhythmc bizarre; mais ce n'est souvent qu'après les avoir abâtardis en leur prêtant les ressources de notre orchestration et en les modifiant d'après quelques-unes de nos lois musicales, qite nous pouvons en apprécier complètement le charme et l'originalité.
La presque totalité des Européens ne ver-
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rait dans un concert indigène, arabe ou chinois, qu'un charivari composé de miaulements sortant de gosiers éraillés et se mêlant d'une façon discordante aux crins-crins de la pouïtra,delàpey-pat ou au rhythmc monotone dupimg-woo ouàutarabouk. Les peuples orientaux sont pourtant aussi sensibles à ce genre de musique que nous pouvons l'être à l'exécution d'une belle symphonie, Cela prouve tout simplement que leurs oreilles ont une sensibilité musicale, sinon moins exquise, du moins d'une tout autre nature que la nôtre.
Nous devons à M. Giraldon, qui fait avec beaucoup de courtoisie les honneurs du salon chinois de la rue Vivienne, la traduction des trois romances que nous avons entendu chanter par Mme Yung-Achoy, et dont nous avons noté les airs, non sans quelque difficulté.
La première est intitulée : Caout-thce; voici quel en est le sens :
C'est une mère qui fait des remontrances à son enfant parce qu'il a négligé ses de-
MUSICIENS CHINOIS, 2o3
voirs et qu'il a employé trop de temps à jouer.
« N'oubliez pas, dit la mère, que, lorsque « vous serez plus âgé, il faudra que vous en « sachiez autant que vos compagnons, que « vous soyez sage et vertueux, afin d'arriver « à faire votre chemin dans le monde, et que, « sans le travail, vous n'arriverez jamais à « ce but. »
La deuxième, appelée Sce-yoo-yec, est une sorte de chant élégiaque ; c'est l'expression des regrets occasionnés par la mort d'un ami, la récapitulation de toutes ses vertus, accompagnée d'une prière et d'une promesse d'offrandes de toutes sortes pour attirer sur le défunt la clémence des dieux.
Le titre de la troisième est Sec-moon-tchantzee. C'est une chanson de regrets et de plaintes sur un enfant qui, ayant quitté sa famille pour aller à la guerre, se. trouve captif chez l'ennemi: une fois rendu à la liberté, il se fixe en pays étranger, et épouse une femme de ce pays; sa famille, qu'il semble avoir oubliée, se lamente sur son sort.
1. *-■"
23i L'ORIÊNλ
Lé caractère de chacune de ces trois "mélodies est à peu près le même ; cependant le caout-tchee est celle que nous avons le plus souvent entendue cl qui nous a le plus impressionné. Elle est en la majeur et peut être facilement mesurée à deux et trois temps ; dans l'accompagnement fait par la pey-pit, on entend fréquemment sur la pédale tonique presque continue une succession de deux accords de quarte et quinte justes dont l'effet est très-piquant; le rhythmc de cet accompagnement n'est pas le même que celui qui est marqué par le pun/f-iooot et cependant ces deux rhythmes différents entendus simultanément se marient d'une façon heureuse et originale.
Ce qu'il est facile d'observer dans la musique chinoise comme dans la musique arabe, c'est que la mélodie est souvent dans l'accompagnement, tandis que le chant est une broderie dont les commets cl les groitpetti forment le caractère principal.
Chaque romance est divisée en strophes très-courtes, séparées par une ritournelle.
MUSICIENS CHINOIS. 2SJ
La pey-pa, ou gui.are chinoise, ressemble beaucoup, quant à la forme, à la guitare arabe appelée kou'itra; elle a quatre cordes dont la première est mi} la seconde, la, faisant quarte avec la première ; la troisiè me ré, faisant quinte avec la seconde; et la quatrième fa dièze, faisant tierce majeure avec ; la troisième. Rien n'a pu uous expliquer une pareille progression. Dans les trois romances que nous avons entendues, M" 10 YungAchoy ne se servait, pour s'accompagner, que des deux premières cordes de l'instrument; ce ne pouvait pas être dans le but de jouer avec la difficulté, puisque ces dcitx cordes sont plus hautes que les deux autres.
Lepung-iboo est la timbale chinoise : c*est une espèce de calotte de chêne entourée de plomb et au sommet de laquelle est un trou parfaitement arrondi, recouvert d'une peau de tortue. Cet instrument repose sur six tiges assez minces qui s'ouvrent en éventail, et à l'une desquelles est adaptée une tablette sur laquelle le rhythmc se frappe, comme sur la peau de tortue, au moyeu de deux petites
2o6 L'ORIENT.
baguettes de bois, On entend deux sons bien distincts, mais qu'il serait assez difficile d'apprécier d'une manière positive, Lcpung icoo est employé comme le larabouck, quoiqu'il soit d'un effet plus éclatant et plus sec, qui se rapproche.plutôt de la crécelle que du tambour,
C'est M. Chimg-Ataï, le mari de M"* YungAchoy, qui' accompagne sa femme sur le muig-iooo.
Nous ne savons pas pourquoi le salon chinois a donné asile à un piano d'une nouvelle, invention, auquel on a appliqué une manivelle d'orgue de barbarie.qui supprime l'exécutant ; si c'est pour établir un contraste avec l'orchestre chinois, nous dirons sans hésiter qu'il est tout à l'avanlage de celui-ci,
la t'mse, 3 novembre ls:ii,
CHINOIS ET RUSSES
K L'EXPOSITION UNIVERSELLE DE PARIS, mi
La Chine a son pavillon dans le parc do l'Exposition universelle. Depuis la prise de Pékin, l'empire du Milieu n'est plus un pays aussi chimérique qu'autrefois ; il passe du rêve à la réalité. On commence à ne plus croire que le ciel y soit en laque rouge ou noire sur lequel se découpent des arbres d'or et volent des grues aux ailes argentées, au-dessus d'un sol composé uniquement do kaolin. On admet que la Chine n'est pas peuplée exclusivement de poiissahs aux yeux obliques, au sourire béat, hochant la tète quand le vent agite les sonnettes aux angles des toits retroussés en sabot, de femmes en porcelaine chancelant sur leurs petits pieds, et de mandarins ventrus célébrant la fleur du pêcher ou les
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reines-marguerites en buvant des tasses do Sou-chon comme on en voit dans les peintures des écrans. Les potiches, les paravents, les cabinets et les émaux cloisonnés ne sont plus nos seuls renseignements. Parmi les promeneurs de l'Exposition, plus d'un a pénétré dans le mystérieux palais où le fils du ciel passait la saison d'été.
Ce n'en est pas moins une sensation singulière que de voir s'élever, en un coin du Champ-dc-Mars, une de ces maisons bizarres, aux légers treillis de bambou, aux balustrades coudées en grecques, aux piliers vernis, aux portes rondes, aux.toits recourbés, dont les arêtes sont hérissées de dragons, aux longues pancartes historiées de pièces de vers ou de sentences morales, qu'on ne connaissait encore que par les images sur papier en moelle de roseau des albums do Lam-qua, On est tout étonné que la maison chinoise daigné se soumettre aux lois de la perspective comme une construction européenne et ne décrive pas des angles extravagants.
CHINOIS ET RUSSES. . 2S0
L'on y a réuni, pour lui donner plus de couleur locale, les quelques sujets du Céleste Empire qui se trouvent à Paris. Ils sont là avec leur teint mat, leurs yeux bridés, leurs pommettes saillantes, leur longue queue nattée, leur physionomie enfantine et vieillotte, leur politesse cérémonieuse et leur sou rire narquois, qui vendent de menus objets, tasses, écrans, boites, bâtonnets parfumés, araignées mécaniques, pierres do lard, pipes à opium, boules d'ivoire découpées enfermées les unes dans les autres, figurines grotesques en bois d'aigle ou en porcelaine. Mais ce qu'il y a de plus curieux, ce sont trois Chinoises des plus authentiques qui se tiennent au fond d'une espèce de cabinet, immobiles sur une estrade et séparées du publie par un comptoir encombré de paquets do Ihé, Elles sont vêtues de longues robes de couleur sombre s'agrafant au col et qui ressemblent beaucoup aux étroites gaines que portent les femmes aujourd'hui. Leurs cheveux sont retroussés » à la chinoise », et rattachés au sommet de la tête par de grosses épingles à
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boules; leur teint est d'une blancheur olivâtre où leurs prunelles brillent comme des paillettes noires. Elles ont l'air modeste, triste et doux, et supportent avec beaucoup ' de convenance les regards curieux et souvent indiscrets de la foule, qui les examine plutôt comme des bêtes rares que comme des créatures humaines. Celle qui est ordinairement assise entre ses deux compagnes, au milieu de l'estrade, la plus jeune des trois, est trèsjolic même dans les idées européennes. Ses yeux ne remontent que très-légèrement vers les tempes, ses traits mignons et délicats sont d'une enfant, quoique elle ait l'âge d'une jeune fille. Elle nous a rappelé Yomen /i du roman des Deux Cousines, et, en la contemplant, cette poésie du Livre de Jade nous revenait en mémoire :
« J'ai cueilli une fleur de pêcher et je l'aï apportée à la jeune femme qui a les lèvres plus roses que les polîtes fleurs.
« J'ai pris une hirondelle noire et je l'ai donnée à la jeune femme dont les sourcils ressemblent à deux ailes d'hirondelle noire,
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« Le lendemain, la fleur était fanée et l'oiseau s'était échappé par la fenêtre du côté de la Montagne-Bleue, où habite le génie des fleurs de pêcher.
« Mais les lèvres de la jeune femme étaient toujours aussi roses et les ailes noires de ses yeux ne s'étaient pas envolées. »
Ainsi s'exprime le poète Tsc-Tié. A beauté "> chinoise, madrigal chinois.
Il y a dans le pavillon du Céleste-Empire un musée intéressant, dont l'objet le plus curieux est le crâne d'un général célèbre par sa valeur, revêtu d'or et monté en coupe; à l'intérieur du crâne, est peinte une figure de Bouddha, et sur le cercle entourant le test, comme disaient nos aïeux, sont Inscrits des caractères anciens qui sans doute chantent les louanges de l'illustre guerrier. Nous no parlerons pas des tasses de jade, des émaux cloisonnés, des céladons et aquîtés, des vases teintés i ce sont choses connues.
Sur la galerie supérieure est établi un caférestaurant dont nous n'avons goûté ni les boissons ni les ragoûts, On nous a cependant
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monty'è des nids d'hirondelles salanganes, ce mets dont les Chinois sont si friands et auquel ils attribuent de merveilleuses qualités toniques. Le nid d'hirondelle s'accommode en potage avec une sauce noire très-épicée, comme celle du moeklc-turtlc. Nous en avons mangé autrefois à Hambourg. C'est une substance gélatineuse, qui n'a pas grande saveur en elle-même et ressemble à du tapioca demifondu. Cette gourmandise exotique est taxée sur la carte 20 francs. Ce n'est pas cher^
De cette galerie on aperçoit un théâtre sur lequel se donnent des représentations de gymnastes, de jongleurs et d'équilibristes qui n'ont pas dû avoir le mal de mer en venant de Canton ou de Shang-haï. Il était facile, ce nous semble, d'engager une véritable troupe chinoise et de l'amener à Paris. Rien n'eût été plus intéressant, et la recette, puisqu'on paye pour entrer à la Chine de l'Exposition, eût aisément couvert la dépense. PcuUÔtrc la troupe est-elle en route, et arrîvera-t-cîlc avec la vaisselle locale qu'on attend toujours.
Supposez que nous avons franchi la douane
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de Kiakta et que nous sommes en Russie. L'illusion est facile, car voilà un isba, bâti de tronc d'arbres posés en travers et se rejoignant aux quatre angles avec une charmante symétrie rustique. Le toit, projeté en avant* est bordé d'une fine découpure en bois do sapin, et le faîtage se termine par deux têtes, de cheval affrontées, comme on dit en termes de blason. L'encadrement des fenêtres a reçu une ornementation du môme genre, et des étages en surplomb tombent de délicats pendentifs. Les moujiks exécutent tout cela sans autre outil qu'une hache et qu'une scie. L'intérieur de l'isba est simple et commode, merveilleusement approprié au climat. Un grand poêle sur lequel on couche occupe tout un coin de la principale chambre. Des bancs de bois s'adossent aux cloisons revêtues de planches. Des doubles châssis garnissent les ouvertures. On rêve d'habiter nna semblable maison quand la neige blanchit la terre et qu'on entend au loin les loups hurler dans les bois de sapins et de bouleaux. L'été, on y serait fort bien encore sur ces galeries dé-
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coupées à jour derrière un rideau de plantes grimpantes.
Le petit comptoir russe est charmant avec ses courtes colonncttes de style asiatique, ses légères arcatures et son toit renflé en demicoupole.
Rien de mieux entendu et de plus pittoresque que les écuries où sont logés les chevaux de race amenés pour l'Exposition. De svellcs frises en bois fenestré comme une truelle à poisson accusent et ornent les lignes du bâtiment. Ces découpures hippiques se croisent aux sommets des angles et indiquent bien la destination de l'édifice. Nous n'avons pas vu les chevaux en action, mais nous connaissons les magnifiques allures des steppers russes qui trottent d'un pied si ferme sur la glace de la Neva, et nous avons admiré dans leur patrie môme ces coursiers de la race Orloff, à la robe lunée, à la queue qui semble saupoudrée de limaille d'argent.
Près de l'écurie, une niche élégante renferme deux superbes lévriers de Sibérie, aux yeux de gazelle, ou lin museau do brochet,
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au pelage strié de fauve et de noir, qui se roulent dans la paille en bâillant et en étirant leurs membres. Cela est fort honorable de figurer à l'Exposition comme spécimen de race pure ; mais, nous n'en doutons pas, ces braves lévriers aimeraient mieux bondir, en toute liberté dans le steppe, devançant le < galop à fond de train des chevaux les plus rapides.
Regardez cette yourte ou tente en feutre à dessins rouges sur fond blanc : c'est encore une habitation assez confortable ; mais voilà qui est tout à fait primitif, une hutte de Sanioïèdc ou d'Ostiak, faite de peaux do phoque et d'ccorccs de bouleau soutenues par des perches réunies à leur extrémité et laissant passer la fumée.
Des moujiks en costume d'été, c'est-à-dire, revêtus de la chemise rouge ou blanche et du pantalon bleu entré dans les boites, vont et viennent, occupés à diverses besognes, et animent le canton russe de la manière la plus pittoresque, Plusieurs ont le type grec, et, avec leurs cheveux séparés sur le front et leur I. 23
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barbe couleur noisette, ressemblent aux
Christs des peintures byzantines.
Non loin de la Russie, la Suède et la Norvège ont leur quartier. Les gens du Nord entendent à merveille les constructions de bois et savent en tirer des effets charmants. Arrêtez-vous à ce fac-similé de la maison do Gustave Wasa. La forêt en a fourni les matériaux façonnés à coups de hache. Sur le toit recouvert d'une mince couche de terreau, du blé a germé, poussé et verdi, formant un fin tapis de velours. L'escalier, placé â l'extérieur, enveloppe sa vis à colimaçon d'une carapace ronde papelonnéc d'écaillés en bois, et les chambres, dont les parois laissent voir le sapin avec ses blondes teintes do saumon, rappellent l'intérieur d'un navire.
D'autres maisonnettes de style analogue contiennent des barques, des engins de pêche, filets, nasses, harpons ; et pour la chasse du renne, des drapeaux et des banderoles sur lesquels sont peintes des ligures monslrueuses de diables, de dragons et d'animaux chimériques grinçant des dents, les griffes en arrêt,
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et tirant la langue comme des lions lampassês de gueules. Les rennes, à l'aspect de ces fantoches horrifiqucs placés sur leur passage, s'enfuient dans la direction voulue, et sont pris ou tués. — Les Chinois, pour effrayer l'ennemi, ne plantaient-ils pas sur sa route des paravents couverts de chimères ridicules? Mais les Européens, moins craintifs que les rennes, crevaient d'un Coup de pied le papier formidable et passaient.
Une surprise nous était réservée en traversant le domaine de la Prusse. Un kiosque charmant, du goût arabe le plus pur, ciselé comme un brûle-parfums, colorié comme un cachemire, arrondissait tranquillement sa coupole argentée, dans cette région à coup sûr peu orientale. On y travaillait encore. Nous y entrâmes, et l'architecte nous expliqua le mystère d'un mot. Il était de Koenigsberg, et fabriquait des kiosques pour le viceroi d'Egypte, H ne faut pas trop s'étonner. On fait très-bien l'architecture arabe en Allemagne. La Wilhclma de Sluttgard est la plus délicieuse imitation de l'Alhambra
SOS L'ORIENT. - ! -
qu'on puisse rêver. Boabdil s'y croirait chez lui.
Arrivé à ce point, on rencontre la griljo du parc, qui est un spécimen des travaux de serrurerie les plus remarquables en ce genre. Là sont réunies les serres modèles, les serres chaudes pour les plantes tropicales, les serres froides pour les camcllias. Chaque jour on y tire des fctix d'artifice de fleurs ; aujourd'hui ce sont les azalées qui partent, demain ce seront les roses. Des massifs de rhododendrons s'épanouissent au milieu de leurs disques de terre bleue; des allées se dessinent entre des bordures de fougères ; des rivières serpentent dans des lits de bitume, traversées de ponts rustiques, do ponts en fil de fer, Plus loin, des jels d'eau s'élancent du calice de lotus, d'iris ou d'autres plantes aquatiques en tôle peinte qui tromperaient les yeux si l'on ne savait que les fleurs ne se livrent pas d'elles-mêmes à ces gentillesses hydrauliques. Des bancs de tout modèle vous tendent les bras et vous invitent au repos par leurs courbes moelleuses, el Ton
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pourrait se croire dans les jardins d'Armide, si chaque merveille ne portait pas une étiquette et une adresse. H y a aussi des monticules de rocailles hérissés de plantes grasses, des grottes dont les anfractttosités se creusent en aquarium où il ne manque encore que l'catt et les poissons, Mais chaque jour une. lacune se comblo; une chose ébauchée s'àchèvcj'ct, en attendant, on se console avec les bouffées d'excellente musique qu'apporte la brise chargée de parfums, car il y a un orchestre de cuivre dans le parc des fleurs
Moniteur Universel, 19 mai 1867,
23.
JAPON
D'APRÈS LES NOTES DU B" Cil. DE CHASSIRON
Nous avons rendu compte, il y a quelques années, d'un fort curieux ouvrage de M. le baron Gh. do Chassiron sur la régence de Tunis (1). L'auteur, qui manie le crayon avec autant d'aisance que la plume, avait accompagné son texte de chromolithographies reproduisant avec une extrême exactitude de lignes et de couleur l'aridité brillante de la nature africaine. L'instinct voyageur n'a pas abandonné M. de Chassiron, et il a rapporté d'une expédition lointaine dans l'extrême Orient un livre des plus intéressants. On sait combien sont rares, pour ces pays qui repoussent avec opiniâtreté les barbares d'Occident, les relations de témoins oculaires.
(f) Voir le tome U du présent ouvrage.
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Les écrits des jésuites défrayent encore,- après tant d'années, les récits des voyageurs confinés d'ordinaire dans quelques ports et réduits à observer la terre défendue, au moyen de télescopes, comme si c'était une planète ou un astéroïde.
La Chine, ouverte maintenant, s'est abritée bien des siècles derrière sa grande muraille; elle restait pour l'Europe la chimérique patrie des dragons bleus, des poussahs dodelinant la tète et des miaos en porcelaine. Quant au Japon, il était inviolable et inviolé, A peine si les Hollandais avaient obtenu, a force de soumission flegmatique aux exîgcn» ces les plus bizarres, d'y végéter dans la prison d'une factorerie sotts la surveillance d'un incessant espionnage. Ce ne serait pas Une exagération métaphorique de dire que la luiié est mieux connue que le Japon, quoiqu'elle soit située à quatre-vingt-cinq mille lieues de nous. On en possède des cartes exactes et détaillées, l'allitnde de ses montagnes est mesurée, on a sondé la profondeur do ses cratères, et l'on n'en est pas encore là avec
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le mystérieux empire de Nipon, car tel est.le nom réel et que se donne elle-même la contrée si bien défendue jusqu'à présent contre la curiosité occidentale, où nous allons être introduits à la suite de la mission de France, dirigée par M. le baron Gros.
Pénétrons donc sur le pont du Laplace dans ces mers presque ignorées. Voici, vaguement ébauchées derrière un léger rideau de brume, les deux premières îles de l'archipel japonais s au nord-est, la liocftù-ï'oncier; au sud-ouest, Ingersoll, aux contours noirs et dentelés. On entre dans le détroit de Van-Dicmcn et* vers le soir, les larges lames du Pacifique commencent à se faire sentir. A l'est est apparue, comme une fumée bleuâtre, la partie de la terré ferme du Japon où se trouve Nagha-Saki; à droite, s'ouvre l'archipel Cécile, et il semble que le vcnlapporte déjà des senteurs étranges do cette terre dé Nipon vers laquelle l'imagination s'élance, devançant la marche du navire. Enfin, après quelques retards commandés parla prudence, ôii double le cap de Xoga-TsttrUi
"274' : = ;; -L'ORIENT. V - *-!.'■
qui abrite, tant bien que inal> larjàdc oùcs; stiucc Simoda. Les contours de la baie sont 'charmants et de l'aspect le plus pittoresque. .A peine le navire est-il engagé, dans le goulet, qu'un canot portant le pavillon impérial noir et blanc s'est présenté à.l'écheîle dû Laplace, amenant trois officiers japonais subalternes ; les deux sabres courbes d'inégale grandeur passés dans leur ceintute les ^désignaient comme fonctionnaires, car ceuxlà seuls peuvent porter cette espèce d'arme, Le baron Gros ne les reçut pas, comme d'un rang trop inférieur, et ils ne communiquèrent qu'avec l'interprète. Leur physionomie, quoique rappelant une origine chinoise, était plus belle, plus fine et plus ouverte que celle des autochthonës du Céleste-Empire. Aucune couleur vive ne (p.., 'Optait sur leurs vêtements (le teinles neutres ou sombres; car, en celle matière,' le goût japonais se rapproche, pour la sobriété, du goût européen; les trois officiers firent honneur au déjeuner qu'on •leur offrit et où le vin de Champagne ne leur fut pas ménagé. Voyant qu'oit ne leur altri-
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huait nulle importance, ils se retirèrent, leur comédie jouée, non sans avoir fait une mulr litudc de questions qui dépassaient les limites de la curiosité permise.
L'insuccès de ces premiers agents détermina le bougno, ou gouverneur de Simoda, à paraître en personne. A travers la banalité ; des formules préliminaires perçait un désir d'évincer les étrangers ou de ne leur accorder que des satisfactions dérisoires; mais il fut déjoué par la fermeté opiniâtre du baron Gros, habitué à ces lins de non-recevoir polies des cauteleux diplomates de l'extrême Orient. On parla ensuite avec un sérieux parfait do la santé du Tai-con (empereur du Japon), qui se portait à merveille, à ce que prétendait le bougno, mais qui en réalité était mort depuis quinze jours, circonstance que n'ignorait pas la mission française.
Comprenant à l'insistance du baron Gros pour traiter à Yeddo môme, capitale du Nipon, que toutes ses finesses étaient éventées» le bougno prit son parti en galant homme, et imita la mission à déjeuner, Le logement
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du btittgno se composait d'Une construction eri bois à un seul étage, comme toutes les, constructions riches ou pauvres du Japon, formant un carre long fermé par un corps de logis principal du côté de la ville, et ouvert sur un large espace vide clos de bambous, du côté de la campagne.'
Une sorte de véranda ombrageait un escalier conduisant à plusieurs portes qui donnent accès aux appartements' intérieurs. Selon l'étiquette japonaise, le maître de la maison, pour recevoir ses hôtes, se tenait au sommet de ce perron, un peu en arrière de ses officiers,
La salle du festin était garnie, sur deux côtés, de divans en bols, très-bas, un peu inclinés et couverts de nattes d'une finesse et d'Un brillant extraordinaires. Au fond de la salle régnaient des divans un peu plus élevés; de petites tables en laque noire, do quelques centimètres de hauteur, sans autre ornement que leur poli, étaient placées devant chaque convive. Après les salutations d'usage* qui consistent à plier le buste sur les gc-
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notix, sept domestiques servirent lo repas dont voici le menu, crayonné sur l'éventail en. papier d'orties donné à chaque hôte avant le repas. Premier service : une soupe au poisson; du porc entouré d'herbes aromatiques; des châtaignes saupoudrées de vanille ; du poisson bouilli, coupé en menus morceaux et relevé d'herbes hachées. Deuxième service : du poisson relevé de gingembre vert et de carottes ; de grosses crevettes coupées en morceaux. Troisième service : deux espèces de vins très-chauds ayant le goût de résine des vins grecs; une julienne, Quatrième seiv vice : un gros poisson bouilli de l'espèce des mulets, dressé avec beaucoup d'art, au milieu de joncs vivaces et fleuris. Cinquième service : du riz cuit à l'eau, du poulet bouilli, coupé en petits morceaux ; une troisième espèce de vin chaud jouant le punch ; du thé. Ce menu, qui ferait peut-être sourire par sa naïveté nos grands artistes de. bouche, n'offre pas les dépravations de goût compliquées et rebutantes de la cuisine chinoise,
dpnl l'amour-propre semble chercher, pour 1. 2i
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le mettre eh oeuvre, tout ce. qui soulève la nausée. Les vins, sans doute composés, brû-. laientla gorge comme du vitriol et portaient vite à la tète. Le thé, servi sans miel ni sucre, conservait une âpretô amère désagréable pour les palais européens. Le tabac, fumé dans dé jolies pipes à fourneaux microscopiques, n'avait pas la saveur huileuse du tabac jaune de la Chine.
Pour celte cérémonie, voici quelle était la tenue du bougno i son costume se composait d'une sorte de surtout en gaze noire à longues manches plissées en éventail sur les épaules, passé sur une chemise jaune clair croisée sur la poitrine et serrée aux hanches par une ceinture soutenant un pantalon de soie trèsample, qui s'ajuste par-dessus la chemise et se termine sur les pieds en forme de jupe plissée. pette coupe de vêtement est la même pour toutes les classes de là société. Seulement les classes inférieures remplacent par des cotonnades la gaze et la soie, apanage exclusif des hautes classes.
Mats, quelque charmants que soient les cn^
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virons de Simoda avec leurs jolies maisons de bois, leurs clôtures de bambous, leurs haies de camellias sauvages, leurs montagnes accidentées, leurs Yallécsoù écumcntdcs cascatclles, il nous tarde, comme à la mission, ' de faire notre entrée dans Ycddo, la mystérieuse capitale du Nipon.
Quoique situé au bout du monde, ce n'est pas une petite ville qu'Ycddo. Paris et Londres ne sont pas si peuplés, car elle ne compte pas moins de deux millions et demi d'habitants, incroyable et monstrueuse agglomération humaine! La ville,disséminée surun espace immense, se compose de trots enceintes formant comme des villes particulières. Au centre, le palais du Tai-con ou empereur occupe un vaste périmètre, entoure par des murs en granit de construction cyclopêcnnc, soutenant des terrasses plantées d'allées de cèdres. Autour so groupent les habitations des grands dignitaires et des personnages de distinction, reconnaissablcs aux clous dores qui constellent leurs portes et aux blasons qui les surmontent, Cette seconde enceinte est protégée par
SSO .' L'ORIENT. :- • ■"'
des douves de 15 à 20 mètres de large et une muraille à plan incliné en granit, où s'ouvrent, de distance en distance des portes colossales en cèdres garnies de ferrures d'airain; des ponts de bois jetés sur des assises de maçonnerie y conduisent. Aucune boutique ne déshonore l'aristocratie dp ce quartier annulaire qu'entoure, comme une ceinture de seize milles de circonférence, là ville ouvrière et marchande arrondie en large cordon, Toutes les maisons, bâties sur un plan réglementaire, n'offrent par conséquent qu'un aspect assez monotone. Elles consistent en un seul étage élevé sur un soubassement de granit, coiffe d'un toit de tuiles brunes, et présentent à la rue un mur peint en gris, percé de petites fenêtres que ferment des jalousies ou des treillages de bambous. Les clous des portes ont, comme nous l'avons dit, une signification hiérarchique; ils indiquent un rang plus ou moins élevé, selon leur métal ou leur dorure. Les rues sont coupées de barrières qui se ferment comme des sortes d'écluses pour retenir le torrent de la circu-
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lalion» lorsqu'il bouillonne trop abondant. Des sergents de ville, armés de baguettes en fer, font la police d'une barrière à l'autre.La mer baigne Ycddo, avantage immense pour une capitale, et des forteresses, où se reconnaît l'inspiration hollandaise, défendent son port. <
Le Japon a ses hétaïres comme la Grèce antique. On élève des jeunes filles pour ce métier de courtisane, qui n'a rien là-bas d'infamant • on leur apprend la poésie, la musique, l'astronomie, fort en honneur au Nipon. Leurs maisons sont fréquentées publiquement comme des académies ou des clubs; on y cause d'affaires, de littérature, de philosophie; le marchand y rencontre ledamio(grandseigneur); de maîtresses elles deviennent souvent épouses, et la société les admet sans difficulté dans son sein; il ne vient dans l'idée à personne de leur reprocher leur passé,
Les Japonais ont le sentiment de l'art;.leur
goût n'est pas chimérique et monstrueux
comme celui des Chinois. M. de Chassiron a
joint à son livre des fac-similé AH/lustraiions
2i,
2S2 L'ORIENT.
tirés de petits traités populaires didactiques. On y voit des planches d'histoire naturelle gravées sur bois avec Une singulière intelligence du caractère, du mouvement et de la physionomie des bêles : ce sont des quadrupèdes, des oiseaux, des poissons, des reptiles, des insectes indiqués d'un trait si vif, si libre et si génial, qu'aucun artiste d'Europe ne ferait mieux. Les planches relatives aux travaux de la campagne sont aussi instructives que curieuses. Les caricatures décèlent la bouffonnerie la plus humoristique et un profond sentiment du ridicule humain.
Les pages concernant la Chine et l'Inde ont aussi leur intérêt, mais nous nous sommes arrêté de préférence au Japon, moins connu. Nous avons dû négliger la partie sérieuse du livre, les traités, les documents diplomatiques, les pièces à l'appui, toutes choses qui ne sont pas de notre ressort. L'écrivain observateur et pittoresque suffisait grandement à notre article.
Moniteur Universel, 20 février 1863.
ACROBATES ET SALTIMBANQUES ORIENTAUX
11 n'y a pas do plaisir plus vif pour nous, qui avons le sentiment exotique poussé au plus haut degré, que de voir au milieu do notre civilisation des types lointains et bizarres appartenant à une autre branche de la race humaine et différant de nous autant que possible. Aussi l'arrivée d'une troupe japonaise authentique nous préoccupait-elle outre mesure et attendions-nous le jour de la première représentation avec une impat ice qui ne nous est pas ordinaire. C'est une plaisanterie familière aux Parisiens de prétendre que les Indiens, les Arabes, les Turcs, les Chinois, qui ont fait des exercices quelconques devant le public, viennent tous de la place Maubert ou du faubourg Saint-
28i L'ORIENT.
Antoine, mais elle ne serait pas de mise pour les jongleurs que nous avons vus samedi. On dirait la réalisation vivante de ces gravures sur bois japonaises coloriées qui arrêtent le flâneur le long du quai Voltaire et surprennent l'artiste par la franchise du dessin, la vérité du mouvement et l'harmonie des teintes. Ces planches ouvrent tout un monde nouveau à la rêverie, les personnages qui les animent paraissent appartenir à une autre planète.
Quand nous entrâmes dans ce théâtre fantastiquement énorme, dont le plan semble avoir été donné par i'iranèse, un Japonais., accroupi comme une idole sur une estrade dressée au milieu de la piste des chevaux, saluait la foule avec des prosternations de corps et des hochements de tête. Cela fait, il se mit à ranger devant lui, sur une petite table, des feuilles de papier blanc où nulle image n'apparaissait. Comme cette préparation, dont nous ne comprenions pas le but, était assez longue, nous eûmes le temps d'examiner l'opérateur. Il avait le sommet de la tête rasé,
ACRORATES ET SALTIMBANQUES ORIENTAUX. 283
les cheveux d'un noir bleu, le teint cuivré, les yeux comme des points de jais, la physionomie intelligente et fine ; son costume consistait en une robe de soie à manches larges, ramagéc de diverses couleurs, sur fond brun, et brodée çà et là de quelques disques d'or. Près de l'estrade une fillette de dix ou douze ans, à la figure ronde comme une pleine lune et dont les sourcils ressemblaient à des feuilles de saule posées obliquement, jouait d'une espèce de guitare dont elle grattait les cordes avec un plccfrum, comme cela se pratiquait pour la lyre antique. Elle chantait, de celte voix nasillarde et gutturale à la fois, qui plaît aux Orientaux et agace les oreilles des diletlanti européens, une cantilène en mode mineur très-bien rhythmée, qu'on aurait pu facilement noter, d'une tristesse nostalgique et rappelant le caractère des mélodies tsiganes. Celte chanson étrange et d'un charme barbare ne paraissait pas réjouir beaucoup, les anges du paradis, qui lui eussent préféré Ohé! les petits agneaux, ou J'ai un pied qui remue! mais nous l'écoutions avec une rare
280 L'ORIENT.
.volupté, que ne nous donnent pas toujours les grand? airs d'opéra. Ces canliïèncs sont coniL-e les oégaiemenls et les chants de nourrice du monde encore enfant.
Le jongleur lui-même, quand se taisait la musique, faisait, comme on dit, son boniment en japonais, expliquant le tour qu'il allait exécuter. — C'est la première fois que nous entendions parler cette langue, elle nous semble accentuée et sonore. -- Son discours achevé, le jongleur versa un pot d'eau sur les feuilles de papier, où soudain se dessinèrent toutes sortes d'images, invisibles auparavant. Puis il mit le feu à ses papiers, qui, jcL's en l'air, produisirent un feu d'artifice, d'où jaillit une poupée habillée d'oripeaux et de soie. Au milieu de son ascension, la poupée éclata et se divisa en quatre lanternes allumées. Nous passons sous silence quelques tours faits avec des rubans, que pratiquent les saltimbanques d'Europe, pour arriver à un exercice plus caractéristique et vraiment bizarre. Le jongleur se pelotonna derrière un écran, et il en sortit transformé en
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tigre, non pas en tigre de Barye ou de Delacroix, mais en tigre de potiche, en chimère japonaise, avec un pelage jaune-serin et des zébrures roses. La tête, modelée en carton, était extravagamment farouche, et le corps, composé d'un fourreau do soie, prenait les attitudes que lui imprimait le jongleur. Nous admirions la vérité de mouvements de ce tigre fantastique, qui se léchait les pattes et se les passait sur le mufle comme un tigre de Méry, dans le roman iVIléca, quand tout à coup le monstre disparut, et nous vîmes à sa place une figure falote, avec un masque rouge, qui sautait çà et là, en poussant des gloussements singuliers à la façon des clowns. L'exercice de la toupie est vraiment trèsgracieux. C'est un autre jongleur qui l'exécute; il a près de lui, pour le servir et lui tendre les accessoires dont il a besoin, sa femme et deux enfants. La petite fille, engoncée dans son bizarre costume, nous rappelait cette fillette étrange vêtue de lumière et d'or et qui a un chapon pendu à la ceinture dans ce miraculeux tableau de Rembrandt
288 L'ORIENT. -
qu'on nomme, nous ne savons trop pourquoi, la l.lmde de nuit. On eût dit une reine de Saba naine. Le jongleur, après avoir ficelé sa toupie, la lançait en l'air et la rattrapait tournant toujours sur la pauiro d-j la main, au bout d'une pointe, la faisait promener sur le fil d'Une lame de sabre et sur la tranche d'un éventail dont il dépliait lentement les feuilles. A chaque tour, la femme frappait avec des battoirs sur une légère fable de laque faisant l'office de timbale, et les deux en. fants poussaient des cris aigus. — Une construction assez compliquée en laque noire et rouge, représentant un kiosque, reliée à une pagode par un système de rainures, nous intriguait depuis le commencement de la séance. Une idole occupait le centre du kiosque, et nous ne comprenions pas trop à quoi cela pouvait servir; nous le vîmes bientôt : c'était une sorte de dédale que la toupie devait parcourir sans encombre. Le jongleur la Jança; elle passa entre les jambes de l'idole, sortit du kiosque, gagna la pagode par l'étroit chemin, monta Pcscali <r en spirale et descen-
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dit de l'autre côté, ronflant et tournant ton - jours.
Le premier jongleur revint et fit le tour des papillons. Il dirigeait et soutenait avec le vent de son éventail un morceau de papier blanc plié de manière à former deux ailes. A ce papillon s'en joignit bientôt un autre, et on les vit se suivre et se chercher, l'un volant haut et l'autre bas, comme ces étincelles blanches qui se lutinent au printemps dans les jardins. Les deux papillons se fixèrent sur un bouquet, et bientôt le jongleur fut entouré d'une nuée de flocons blancs.
L'exercice du bambou vertical est vraiment effrayant. Un gymnaste japonais monte jusqu'aux frises du théâtre, à cinquante ou soixante pieds, par des cordages de soie, se suspend la tête en bas, tenant un trapèze et des perches en bambou qui servent à l'ascension et aux tours d'un jeune homme et d'un enfant d'une force extraordinaire. Au milieu de leurs exercices, ils se laissent couler jusqu'au bout de leurs fils, croisent les jambes à l'orientale, reprennent I, 2J .
200 L'ORIENT.
haleine et s'éventent avec une tranquillité parfaite,
Moniteur, 22 juillet |8C7,
11
LA TROUPE DU TAÏCOUN,
La vogue est à la troupe d'acrobates du Taïcoun. Une foule compacte remplit chaque soir, du rebord de la barrière jusqu'aux fres-. qties de Barrias, le vaste entonnoir de gradins du cirque Napoléon. Jamais, en effet, spectacle plus étonnant ne fut offert à la curiosité parisienne ou pour mieux dire cosmopolite, car il y a maintenant dans notre capitale, grâce à l'Exposition universelle, autant d'étrangers que d'indigènes. On s'habitue vite aux choses que naguère l'imagination n'eût pas osé rêver et qui maintenant semblent toutes simples. Le fils du Taïcoun, co prince mystérieux d'un empire jadis impénétrable, applaudissant des gymnastes du
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Japon, ses sujets, à Paris, sur le boulevard des Killes-du-Calvaire, devant une assemblée venue des cinq parties du monde, et parlant toutes les langues que fit naître la dispersion de Babel, cela ne paraissait surprenant à personne. Les pays les plus lointains, les plus excentriques, les plus fabuleux avaient là leurs représentants. Sans doute le coup d'oeil eût été beaucoup plus pittoresque si chacun avait gardé son costume national au lieu d'endosser le domino de la civilisation, qui est le même pour tout le monde. Cependant on distinguait les physionomies exotiques colorées par d'autres soleils, aux configurations particulières et bizarres, avec leurs yeux où reste le reflet d'astres qui ne brillent pas sur notre ciel, et l'on pouvait faire en une soirée une revue ethnographique aussi complète qu'en accomplissant autrefois un voyage de circumnavigation. Mais revenons à nos Japonais.
Au début de la séance, la troupe tout entière s'avance sur la plate-forme et fait le salut, qui consiste à s'accroupir et à se prosterner dans cette pose que le tableau de Gé-
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rôme a rendue célèbre. Ce salut a quelque chose de solennel et de primitif, Dans son humilité apparente, il garde cette grâce digne cl sérieuse qui caractérise les manières des Orientaux.
Après cette cérémonie, les artistes se relèvent et les exercices commencent. Les Japonais ont le dessus de la tête rasé de façon à laisser vers chaque tempe une masse de cheveux. Ces cheveux sont d'un noir intense", car il n'existe dans l'extrême Orient ni cheveux blonds ni yeux bleus. Leur teint est basané; des nuances de cui\re s'y .mêlent àun fond de pâleur olivâtre. Les paupières se retroussent légèrement à l'angle externe, les pommettes sont saillantes et le nez ne se détache pas beaucoup du profil. Sur la bouche aux lèvres violettes, voltige un sourire narquois, et les yeux, semblables à des cloiis de jais, pétillent d'intelligence. Ce n'est pas la beauté, mais ce n'est pas non plus la laideur, et chez les femmes, ce type, en prenant de la finesse, devient gracieusement bizarre et d'un charme indéfinissable. L'esthétique de
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la beauté bornée aux races européennes est évidemment à refaire ou du moins à compléter ; il y a bien des manières d'être jolies trouvées par les Chinoises, les Japonaises, les Mongoles, que nous no soupçonnions pas.
Le costume des jongleurs est une sorte de robe longue de couleur violette ou brune agrémentée çà et là de quelques sobres ornements d'or découpés en forme de disque. Les mouvements, sous celte robe flottante, ont une liberté et une aisance toutes particulières et diffèrent entièrement des nôtres ; aucun de ces hommes ne s'assoit, ne se lève, ne se meut comme un Européen.
Sur l'estrade figurent les accessoires nécessaires aux exercices ; ils inquiètent et irritent la curiosité par leur étrangeté élégante. Des cordes, des bambous, des câbles de soie pendent du plafond et font rêver des suspensions et des voyages aériens effrayants. Les jongleurs vont et viennent, disposant tout, et le pitre de la troupe, dans sa langue, annonce le tour qui va s'accomplir; tout cela accompagné de la musique du Cirque, que le pu-
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blic a eu le bon goût do faire cesser. Pourquoi, en effet, mêler à ce spectacle rare* exquis, exotique, étrange, les vulgaires rengaines des trombones et des cornets à pistons? Il eût mieux Aalu laisser aux Japonais leur musique si originale, leurs guitares grattées avec un plectrum comme les lyres antiques, et leurs plaintives cantilènes.
Nous ne pouvons pas raconter tous les tours exécutés par ces prodigieux équilibristcs qui semblent détachés des peintures sur laque et vivre en dehors de l'équilibre et de la perspective d'une vie aériennement chimérique, mais nous indiquerons avec quelque détail les plus surprenants.
Un des gymnastes se renverse sur un petit matelas la tête en bas, les pieds en l'air, à la facondes acropedestrians américains; deux servants lui posent sur la plante des pieds une machine singulière semblable à un immense éventail ouvert dont on n'aurait conservé que les principales branches. Les deux montants sont rejoints par une étroite plateforme de bambou recouverte en papier.
ACROBATES ET SALTIMBANQUES ORIENTAUX. 293
Alors un jeune garçon de neuf ou dix ans, le \SolilAll Right, ainsi nommé parce qu'en faisant des exercices périlleux il lance de temps en temps ces deux mots anglais, les seuls qu'il sache, avec une intonation stridente qui rappelle le petit cri dont Auriol accompagnait ses tours, s'avance, salue et se met à grimper, plus souple et plus leste qu'un singe, aprèsl'uue desbranches du gigantesque éventail; arrivé au sommet, il s'assoit, se couche, prend des poses impossibles, se pend par le pied ou par la main, passe comme un serpent à travers les barreaux de la plateforme que l'acropcdestrian maintient en équilibre par d'imperceptibles déplacements de pieds, puis il redescend et cric au milieu d'un tonnerre d'applaudissements : AU right (tout est bien).
• Ail Right a une jolie petite figure toute ronde, éveillée par deux yeux de diamants noirs, et les deux tours qu'il exécute, comme en se jouant, ne semblent lui causer aucune fatigue. Sur son front brun, pas une perle de sueur.
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L'exercice des tonneaux est vraiment prodigieux. Le jongleur, cotiché, reçoit Ail Right sur ses mains et l'envoie sur ses pieds. On apporte un tonneau, où, pour être plus exact, une espèce de tambour de bois. Ail Right s'y pose ; un second disque est glissé sous le premier, puis un troisième, puis un quatrième, et ainsi de suite jusqu'à dix» L'enfant s'élève avec cette colonne que l'on bâtit par la base, faisant au sommet des poses d'une hardiesse gracieuse, se levant, s'asscyant, s'éventant avec une tranquillité parfaite. Quand la colonne a reçu toutes ses assises, les servants arrivent tenant un sac plus grand que celui de Scapin. L'acropedcstrhm imprime une petite secousse au frêle édifice; l'enfant, lui, retombe sur les mains, et les tonneaux roulent dans le sac.
Mais voici qui est plus étonnant encore. Une énorme échelle est apportée. Au sommet, comme un bras de potence, s'étend une autre échelle horizontale, de laquelle pend une échelle plus petite. Ce mécanisme est posé sur les pieds du Japonais couché, et le
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petit Ail Right commence son ascension. Parvenir au sommet de la première échelle n'est qu'un jeu pour l'enfant ; mais bientôt il s'engage sur l'échelle transversale. A mesure qu'il s'éloigne du point de départ, son poids augmente comme le poids qu'on fait glisser sur la tringle d'une romaine, et le jongleur d'en bas doit rétablir l'équilibre patdés inflexions savamment calculées. Tout cela n'est rien encore, AU Right descend la tète la première la troisième échelle, la remonte à reculons et fait le même voyage en l'entremêlant de tours de souplesse et de manèges d'éventail que n'exécuterait pas plus gracieusement une Espagnole de Goya. En regardant ce prodigieux exercice, on n'ose en croire ses yeux, toutes les lois de l'équilibre et de la pesanteur paraissent renversées. Nous ne parlerons pas dit jeu de la toupie, du bambou vertical et autres merveilles que nous avons déjà décrites à propos des Japonais du Cirque Américain.
Moniteur* 29 août 1807. *
L'INDE
K L'EXPOSITION UNIVERSELLE DE LONDRES. I
Voir l'Inde est un désir qui nous travaille depuis notre plus tendre enfance, et, bien qu'il y ait un proverbe, menteur comme tous les proverbes, qui dise : « Vouloir, c'est pouvoir, » nous n'avons pas encore pu le réaliser. L'Inde a été élevée par les Anglais à des prix au-dessus de toute littérature, et la presqu'île du. Gange n'a pour visiteurs que des cbilians, des marchands de la Cité et des princes russes. Le pauvre Jacquemont, sans la protection de lord Bentinck et les hauts personnages qu'il y rencontra, n'aurait pu y rester un mois, et la faim aurait fait chez lui l'ouvrage de la maladie de foie. Mais ce
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qui nous étonne profondément, c'est que, parmi les gens riches qui promènent leur ennui à Spa, à Bade et autres villes d'eaux et de jeux, mille fois plus connues que le boulevard de Gand, et moins amusantes, il ne s'en trouve pas qui aient l'idée d'aller passer la saison à Lahore, à Bénarès ou à Calcutta. Il paraît qUe les millions, par la possibilité de tout faire, engourdissent l'imagination; autrement, ne serait-il pas inconcevable que des jeunes gens doués d'une grande fortune -se contentent, pour tout régal, d'avoir cinq ou six chevaux maigres dans leur écurie, une danseuse plus maigre encore dans leur petite inaîson, des voitures et des habits faits à Londres, et un appartement bourré, par un tapissier, de magnificences banales où l'on voit des tentures à 100 francs le mètre, et pas un tableau qui vaille 50 francs? Le riche, probablement, est comine l'avare; il a le monde plié en billets de banque dans son portefeuille, et cela lui suffit; il,se figure l'Inde du perron de Torloniou deleMaisondc Conversation, ou plutôt il n'y songe même pas.
•L'INDE. 30f!
Heureuseincut, les Anglais, sachant que nous sommes trop pauvres ou trop casaniers pour jamais faire ce voyage féerique, ont mis l'Inde tout entière dans des caisses et l'ont apportée à l'Exposition ; ils se sont dit : «Ces petits Français moustacheux et barbus n'auront jamais les six mille francs que coûte l'East-India-Mail, mais ils auront peutêtre les deux ou trois louis d'un train de plaisir, et il serait fâcheux que ces Athéniens dé Paris, habiles à toutes ces drôleries de goût, d'art et de toilette, ne vissent pas ces merveilles, d'où ils tireront do bons modèles de tapisserie, de broderie et de joaillerie, qui nous serviront plus tard. » Et le gigantesque empire, berceau du genre humain, aujourd'hui province anglaise, a été rangé très-artistement et très-méthodiquement dans des cases et catalogué avec le même flegme que la coutellerie de Shefficld ou de Birmingham.
Nous avons donc pris le parti de faire cet immense voyage, entre un feuilleton et l'autre, au Palais de Cristal; nous évitons ainsi I, 20
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les omnibus de la maison Waghorn et compagnie pour traverser le désert de l'isthme de Suez, le bateau à vapeur d'Adcn et les cancrelas qui dégoûtaient si fort le prince S*" dans les steamers qui vont à Calcutta, sans compter les hépatites jaunes, les choléras bleus, les pestes mouchetées de noir, les crocodiles verts, les tigres rubanés, cl autres fléaUx pleins de couleur locale. Nous •les aurions volontiers encourus, mais nous ne sommes pas maître en cette fantaisie.
Si nous disions que nous n'avons pas jeté un seul coup d'oeil sur le reste de l'exposition, nous attirerions sur notre fête le mépris des industriels, des négociants, des utilitaires et des philistins de toutes sortes. Telle est cependant la vérité. Nous avons passe sans un regard à travers ce troupeau de monstres de cuivre et d'acier, mastodontes et mammouths de l'industrie, qui agitent leurs bras tronqués; soupirent avec leurs poumons de fer et semblent emprunter à la vapeur l'inquiétude cl la respiration de la vie, dans celte agitation furieuse et froide
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qui ne connaît pas la fatigue, activité de la matière qu'on peut pousser à toute outrance sans manquer aux saintes lois de la pitié, car la matière s'use et ne souffre pas. Les bobines tournaient comme des danseuses ivres, disparaissant dans l'éblouissement de leur rapidité. Les pistons levaient et laissaient retomber leurs moignons avec un ban plaintif, comme des bûcherons fendant un tronc de chêne; les poulies folles faisaient claquer leurs lanières de cuir et de gutlaperelia; les roues crénelées se mordaient à belles dents, les laminoirs se frôlaient en sifflant, les soupapes clappaient de la langue, les ressorts faisaient jouer leurs nerfs et leurs détentes; tous ces esclaves métalliques et pluloniens inventés par le génie de l'homme travaillaient à qui mieux mieux sur notre passage. Ces machines nous criaient avec leurs grincements, leurs coups sourds, leurs sifflements aigus : « Moi, je fais la besogne de six mille fuseaux; moi, je remplace cinq cents marteaux de forgeron; moi, je trame le châle des Indes plus également qu'un on-
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vricrde-Cachemire au seuil de sa cabane; moi, j'enfante des machines qui travailleront à mon exemple; moi, avec mes doigts de bronze, je ploie des enveloppes de lettres aussi habilement et aussi proprement que les ploierait une jolie femme aux doigts roses : seulement j'en fais en un jour assez pour cacheter tous les secrets d'amour, de diplomatie et d'affaires du monde» »
C'est ainsi que parlaient ces grands animaux de fer et d'airain aux formes hybrides, aux attitudes menaçantes, polypes qui semblent vouloir vous prendre dans leurs longs bras pour vous broyer cl vous laminer; ils paraissaient étonnés de notre indifférence. En effet, nous admirons plus que personne ces merveilleuses inventions de l'esprit humain, ces créations mathématiques qui, si elles n'ont pas la vie dont Dieu seul sait le secret jusqu'à présent, agissent du moins comme des êtres animés; nous les admirons et nous les aimons, car chaque machine est un serviteur insensible, un nègre qu'on peut fouetter à toute vapeur jus-
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qu'à ce qu'il éclate, ce qui est sa manière de se.révolter. La machine relève l'homme et l'animal d'un labeur, d'une fatigue ou d'un ennui ; elle a déjà racheté le galérien de la rame, la bête de somme du charroi ; bientôt elle labourera à la place du boeuf, qui, s'il nous donne encore sa chair, au moins ne nous donnera plus ses sueurs et ses essoufflements sous le joug, qui font de son meurtre presque un fratricide. Elle file, elle scie, elle martclle, elle tisse à la place d'innombrables malheureux courbés sur leur métier; et chaque jour le temps pour la pensée, la rêverie, l'élude, devient plus large et plus long. Quelques générations, hélas! périront sans pouvoir trouver place dans le nouvel ordre; mais ceux qui viendront plus tard pourront faire des vers, peindre, combiner des inventions, chercher les secrets de la nature, qui aime à se laisser crocheter ses cadenas. Les esclaves de fer feront l'ouvrage ; la matière domptera la matière, et le travail de l'homme deviendra purement intellectuel. Certes, ce n'est pas nous, poète cl penseur,
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qui dédaignerons celte race de métal destinée à remplacer les prolétaires et à relever l'homme de l'antique malédiction du travail, manuel; mais assez d'autres ont loué ces prodiges, et des voix plus savantes que la nôtre en ont expliqué les mystères, pour qu'un peu de caprice nous soit permis ; d'ailleurs nous ne rommcs pas de ces Janus dont le masque tourné vers l'avenir a les yeux crevés, et qui ne voient que parle masque tourné vers le passé; nous ne poussons pas, au milieu d'un siècle, le plus grand que les évolutions dos temps aientamené,des gémissements élégiacoromantiques, et nous comprenons, quoique artiste, la beauté de notre époque, bien que souvent la fantaisie nous ait poussé vers les temps et les pays barbares où persiste l'individualité locale de l'homme.
Aussi, l'on comprendra cet enivrement; cette infatuation que nous cause l'idée seule de l'Inde. Depuis notre enfance, nous avons regardé avec une curiosité avide et superstitieuse toutes les gravures, tous les dessins, tous les recueils qui se rapportent à cette
L'INDE, 307
mystérieuse contrée où ont pris naissance, à des époques qui se perdent dans la nuit des temps et qui déconcertent toute chronologie, les théogonies, les civilisations, les sciences, les arts, les langues dont les nôtres ne sont que les effluves et les dégénérescences. Quand l'Egypte commençait, l'Inde était déjà vieille, La Grèce n'avait encore pour habitants que des sauvages tatoués comme les loways et les Mohicans ; ceux qui furent plus tard les Athéniens étaient cannibales. Là, bien avant le déluge, bien avant les règnes fabuleux de Chronos et de Xixuthros, quand la ferre, jeune encore, s'épanchait en créations dithyrambiques et monstrueuses, comme un poète adolescent qui jette ses scories en strophes démesurées, régnait, dans une nature d'une exubérance folle, un panthéisme effréné. Onze millions de dieux fourmillaient à travers les inextricables enlacements des forêts vierges, effrayants et difformes comme toutes ces races d'animaux disparus dont l'éléphant, le rhinocéros, la girafe, le chameau, l'hippopotame, le crocodile sont les avortons, et
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qu'ils rappellent sous des proportions moindres et des formes "adoucies.
Que de fois en songeant à ce pays étrange, qui pour nous restera à l'étal de chimère, nous nous sommes créé d'éblouissants mirages! que de fois nous avons escaladé les étages infinis de cette pagode de Djaggcrnath, dont les tours superposées s'enfoncent dans le ciel, comme une autre Babel qu'a respectée la colère de Dieu! que de fois nous avons pénétré, glacé par une horreur religieuse, dans les profondeurs insohdées du temple souterrain d'Eltora, cathédrale en creux, moule et matrice d'où semblent sortir les innombrables édifices sacrés de l'Inde! que de fois nous avons erré dans ses dédales obscurs, coecums architecturaux serpentant dans le ventre de la montagne, et dont la pointe de Piranèse serait impuissante à rendre les opaques terreurs et les noires perspectives ébauchées dàtis la nuit par un rayon Ijvide, en nous répétant comme le refrain d'une litanie monotone le vers si magnifiquement caverneux de Victor Hugo ;
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Puits de l'Inde, tombeaux, monuments constellas !
Ah! combien souvent, lorsque nos pieds foulaient lentement le ruban de bitume qui conduit de l'Obélisque à l'arc de l'Étoile, notre pensée se promenait dans les jungles, où le tigro, avec une pose de sphinx, lèche sa patte do velours de sa langue âpre comme une lime, et qui, même lorsqu'elle lèche, fait venir le sang; sous les mangliers dont les branches pleureuses se replantent et se multiplient en innombrables arcades, en sorte qu'un arbre est bientôt un bois ; à travers les bambous que l'éléphant fait ployer en marchant comme do l'herbe sèche; à l'ombre des monstrueux baobabs âgés de six mille ans comme le monde, et qui ont peutêtre vu Adam sous leurs jeunes pousses, quand il avait pour maîtresse la dive Lilith et qu'Eve n'était pas née encore ; au milieu des colossales forets vierges où s'enchevêtrent les arbres, les lianes, les herbes, dans un inextricable désordre de frondaison et de germination ;'masses touffues, emmêlées,
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hérissées, croisées en tout sens, dont le soleil ne peut percer l'ombre séculaire, que fouette en plein jour l'aile des chauves-souris trompées par ce crépuscule éternel ; chaos verdoyant où le cobra-capcllo siffle sous les joncs et les nênufars au bord des mares empoisonnées ; où les singes, hideuses caricatures humaines, soldats dispersés de l'armée qui conquit Ceylan pour Rama, sautillent de branche en branche parmi les vols effrayés de perroquets et de kokilas ; où le serpent boa, s'enroulant autour d'un palmier,* s'amuse à faire d'un tronc droit une colonne salomoniquc ; ah ! combien souvent, répondant d'une façon distraite àJa question d'un ami, nous descendions en idée les escaliers de marbre blanc de Bénârès qui conduisent au Gange, le fleuve sacré ! Quelles silhouettes de villes prodigieuses nous nous sommes dessinées à l'horizon du rêve, sur les rougeurs d'un couchant fantastique, pagodes indiennes, minarets mahomélans, dônies, coupôles, tours, toits en terrasse entre lesquels jaillissent des palmiers, longues bandes de
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murailles crénelées, portes triomphales, caravansérails, chauderies, tombeaux, collèges do brahmincs, immense entassement de colonnes d'ordres inconnus, de monstres sculptés, d'énormités architecturales, comme Marfynn sait en faire pressentir avec un éclair dans le sombre infini de ses gravures à la manière noire !
Aussitôt que nous eûmes débarqué à Londres, nous courûmes au Palais de Cristal, qui est lui-même une merveilleuse construction qu'on placerait volontiers dans l'Inde, au bord d'un de ces étangs consacrés où l'on nourrit les crocodiles des temples, ayant pour fond une de ces forêts dont nous parlions tout à l'heure, et soutenue par des terrasses de marbre. blanc, sur les rampes desquelles des paons laisseraient traîner les constellations de leur queue; il est d'une légèreté toute féerique et soutient vaillamment dans l'air ses millions de miroirs, enchâsses dans le cadre d'une frêle armature blciic et blanche; sa façade, lamée d'argent et d'azur, s'épanoititcomme un immense éventail ayant
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pour bouton un cadran d'horloge; car. le peuple qui a dit : « Le temps, c'est de l'argent, » veut toujours savoir l'heure, même dans ses moments d'enthousiasme et d'oubli, comme ces braves Chinois qui, même pendant l'extase de l'amour, gardent leur montre à la main. Quand le soleil donne sur cette colossale cage de verre, sur cette énorme serre chaude de l'industrie qui englobe, avec les mille chefs-d'oeuvre du génie humain, de grands arbres à leur aise là comme dans la clairière d'une forêt, et seulement un peu étonnés de ne plus recevoir la pluie du jour et la rosée de la nuit : au mélange imprévu des ombres et des lumières, aux éclairs et aux murmures des fontaines jaillissantes, on ne saurait méconnaître le génie de -l'Inde, approprié aux besoins de l'industrie anglaise. Ni le Parthénon, ni le Panthéon ni la Maison-Carrée, typés ordinaires des constructions modernes, n'ont rien à voir ici. Remplissez de plantes éqUatoriales et tropicales ce grand palais transparent, Lackiiti et Parvati pourront y conduire le choeur brillant des Apsaras,
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Ces écriteaux rouges historiés de lettres
blanches sont les indicateurs de la route de
l'Inde. Nous y voici : le chemin n'a pas été
long.
Ces petits compartiments, c'est le sol de l'Inde, depuis ses profondeurs jusqu'à sa surface. Chacune de ces pierres, chacun de ces cristaux ou de ces fragments do métal représente une mine, une veine de terrain, une province, un pays, depuis le diamant jusqu'à l'argile, Il ne s'agit encore que des matières brutes, que des produits vierges auxquels la main de l'homme n'a pas encore touché, et déjà, rien qu'à la simple nomenclature, vous croyez voir ouvert devant vous l'éerin des Mille et une Nuits. Voilà du marbre primitif, du marbre serpentin, du jaspe rouge et jaune, des bois fossiles de Senva, des argiles plastiques jaunes et bleues, du kaolin blanc, des grenats do Kasning, du sable aurifère, des colliers de grains de nimluck, des cornalines unies et taillées, des pierres vertes, de la nacre, du sable à perle d'Ava, de l'ampélite taillée en boucles d'oreilles, des améthystes,! I. 27
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des èmcraudes, des saphirs, des yeux de chat, des hyalites, du lapis-lazuli, des agates do Ncrbudda, des cailloux de la rivière Goane, des blocs bruts d'agate jaspée de Jasselmère, du fer.de Calicut, du fer magnétique avec lequel se fait l'acier indien, de la houille de Mergni, du plomb de Shookpoor, de l'outremer de Bombay, sans compter les opales, les turquoises, les sanguines, les chrysobéryls, les calcédoines, les onyx, mille pierres radieuses qui toutes ont retenu une couleur de prisme ou un rayon de soleil pour étoilcr la statue des dieux, les vêtements du rajah ou le corset de la bayadère.
Nous savons bien que toutes ces richesses sont enfouies sous la terre, çparses dans la vase des fleuves, cachées dans les veines secrètes des montagnes, et que là, comme ailleurs, le sol dérobe ces merveilles sous un manteau de poussière ou de végétation ; mais, malgré soi, il vous semble que la (erre de l'Inde, n'est qu'un vaste inohceaii de pierreries, un de ces entassements d'éscarboUcles où les califes puisaient à pleines mains. N'est'
L'INDE. 318
ce pas de ce pays d'ailleurs que vient le Kohinoor'ou montagne de lumière, le [dus pur, le plus gros morceau de carbone que le génie des richesses souterraines ait eu le temps, depuis le peu de siècles que ce monde dure, de cristalliser au fond de son alambic mystérieux?
Si la terre est un écrin, l'herbier est une cassolette. Cannelle, macis, muscade, gingembre, opium, hachich, huile de rose, noix de bétel, piment, sucre de datte, thé de l'Himalaya, aloès, safran, indigo de Salem et do Madras, fleurs d'Hursinghar, tabac blond comme la peau d'Amani la bayadère, fleurs de Camboja, feuilles d'ananas, dont la fibre fournit une fine soie végétale, tout cela ne ressemble-t-il pas à cette montagne des aromates dont parle Salomon dans le Sir llasi* rim? Un sol de diamants ne doit-il pas avoir une végétation de parfums?
Surexcitée par tous ces noms qui. souvent ne sont représentés que par des échantillons desséchés et flétris, enfermés dans des fioles ou des boîtes, l'imagination a bientôt fait
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verdoyer en feuilles énormes et bizarres, s'épanouir en calices éclatants toutes ces fleurs et ces herbes mortes. Elles germent et végètent avec une activité incroyable, comme ce rosier des soirées magiques qui pousse à vue d'oeil ; leurs odorants effluves embaument l'air. Les échantillons de bois reprennent leur écorce et se dilatent en forêts, les lichens jettent leurs balançoires d'un arbre à l'autre. Lescantharidcs tourbillonnent dans un rayon de soleil, et le bupreste mange le coeur de la rose dit Bengale. Un paysage immense sort de ces étroits casiers,
Faudra-t-il beaucoup de peine pour rendre la vie à ces peaux de tigre clouées contre le mur et les faire bondir comme dans un roman de Méry? Ce grand monstre fauve rayé de noir, dont le unifie aplati conserve encore sa férocité, doit être Un comparée de l'histoire d'IIéva. Peut-être est-ce Moiinoussamy, le sauvage époux à formes d'éléphant, qui lui a planté cette balle entre les yeux, à moins qu'il n'ait été devancé par le spirituel et paradoxal Edwards Klcrbbs. Que de pau-
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vres péons il doit avoir dévores stir les routes! Et celte panthère noire de Java, sombre comme la nuit, effrayante comme un chat cabalistique, qui ne laisse briller dans l'impénétrabilité des bois que deux phosphorescentes prunelles de hibou! En un bond, elle va vous sauter sur les épaules et vous enfoncer dans le cou ses dix poignards de corne ! Sans être Cuvier, il est facile de reconstruire, à l'aide de ces massacres aux cornes démesurées, le buffle hideux qui se cuirasse de vase dans les flaques de pluie, sous les ramures léthifèrcs des opaques forêts de Ceylân.
Qiiand on a vu, sur ces jolis encriers et ces charmantes boîtes peintes qui nous viennent des Indes, quelques-unes do ces chasses vernissées où des princes en robe rose et à figure de femme poursuivent des antilopes, des daims mouchetés et des daims blancs, avec des guépards pour chiens, on peut aisé- 1 nient ressusciter ces peaux mégissées et; les faire courir dans les rizières ou les plaines de sable, autour de Madras ou d'Allalïabad. Ces trompes préparées, est-ce le nez de Ga-
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ncsa, lé dieu de la Sagesse, que quelque mauvais plaisant, voltairien à sa manière, lui aura arraché dans un moment de belle humeur? Non; l'Indien dévot ne se permet pas de ces facéties ; c'est bien la proboscide du monstrueux animal arrangée en tuyau de caouichouc; ces lourdes défenses d'ivoire, qui semblent dérobées à ce cimetière où se rendent les éléphants millénaires pris de la pudeur de la mort, ces soies de sanglier ou de chèvre, ces nageoires de requin, ces nids d'hirondellc-salangane qu'un Chinois mettrait tout de suite en potage, ne forment-ils pas au bout de quelques minutes à l'oeil de l'âme une ménagerie hurlante, glapissante, fourmillante, comme le bois dont il est parlé dans la pièce de Nourmahl la Rousse des Orientales?
Si vous le permettez, nous nous arrêterons aujourd'hui à Lahore, qui se dessine là-bas sous une cage de verre; une étape de trois mille lieues fatigue, même quand on né la pàrcodrt que la plume à la main. . 11 est vrai que ce n'est pas Lahore felle-
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même, mais seulement le modèle de Lahore. Si vous regardiez la ville véritable, par le gros bout de la lorgnette, vous obtiendriez l'effet du plan ; en regardant le plan par le petit bout, vous le grandissez et vous obtenez un effet satisfaisant.
Lahore noue autour de ses x'eins une ceinture de tours et de fortifications en stylo moyen âgeorientalisô; des fossés, dont l'eau verte a des caïmans pour grenouilles, font comme une frange verte à sa robe rouge ; car Lahore, comme Munich, est presque toute peinte avec ce rouge antique si cher au roi de Bavière. De ce fond sombre s'élancent, comme des mâts d'ivoire, les minarets des mosquées et les aiguilles (leuries des pagodes en albâtre ou en marbre. Dans les rues étroites fourmille un peuple innombrable, étrange et bariolé comme un rêve; des formes que l'on croyait disparues avec le moyen âge revivent là dans une splendeur Orientale. A chaque instant passent de lortgiics cavalcades de cavaliers sykcs, des cara 1 varies de chameaux, dés files de chariots do-
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rés traînés par des boeufs bossus. Les frêles balcons étincellcnt comme des diptyques entrouverts, laissant apercevoir sous des formes humaines des ruissellements de pierreries et des miroitements de brocart, Les bayadercs et les courtisanes, chargées d'anneaux, de bracelets, de pendeloques, de bijoux, de grelots, de paillettes, sourient aux passants, et mêlent leurs éclats de rire aux caquets des poules et des oiseaux suspendus dans des cages. Les éléphants avec leurs riches housses passent, élargissant des hanches les rues trop étroites, emportant avec le dos les arca-r des trop basses ou ruinées ; ils se dirigent vers la chauderie; suivons-les, et asseyonsnous à la porte pour observer les moeurs et les costumes.
il
Non.contente d'avoir apporté le sol, les plantes, les animaux, la Compagnie des Indes a exposé uqc ville tout entière, afin que l'en.
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pût se faire une idée complète de son empire oriental. Elle a aussi transporté la population sous forme de petites maquettes de terre coloriée, modelées par les habitants eux-mêmes, qui font pénétrer intimement dans la vie des différentes castes.
Nous avons lu souvent les Lettres sur l'Inde du prince S***, et feuilleté son magnifique album. Nous voyons, dans le Palais de Cristal, la réalité de ces merveilles, qui nous semblaient chimériques, malgré la sincérité évidente du dessin. Ce n'est pas seulement dans les mises en scène d'opéras féeriques que ces magnificences existent, et les poètes de l'Orient, qui font à tout moment des métaphores dont s'effarouche l'économie occidentale, qui remuent les pierreries par monceaux et battent des omelettes de soleils dans le moindre ghazel, dans le plus mince pantdiim, ne sont, avec toute leur joaillerie tant, reprochée, que d'exacts faiseurs do procèsverbaux, L'hyperbole est tuée d'avance par l'éblouissant éclat du vrai.
Voici un éléphant qui s'offre à vos yeux,
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un éléphant empaillé, il est vrai; mais si vous voulez en avoir un vivant,vous n'avez qu'à aller au Zoological Garden, où vous monterez sur son dos pour un schclling. Sa peau rugueuse, fendillée comme de la vase sèche, disparaît à demi sous un riche caparaçon de velours rouge quadrillé et frangé d'or; son ront Jiombé estornéd'une forronnière colossale, et de grosses houppes de soie pendent confusément de chaque côté parmi les plîs de ses oreilles. Quelquefois ce frontail est orné d'énormes pierres fausses, êmeraudes, rubis ou perles de verre, on même de petits miroirs. Sur le dos de la bête s'élève une espèce d'estrade surmontée d'un pavillon soutenu par des colonncltcs d'ivoire niellé, de charmants dessins. Des coussins de brocart servent de siège au personnage qui se sert de ce mode de transport, prince indien ou employé de la Compagnie ; une place est ménagée derrière pour le domestique. Le cornac se lient assis sur le col du monstre, qu'il dirige à l'aide d'un crochet de fer. Le pavillon, en forme de dôme à double renflement,
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est tapissé de brocart d'or et d'argent, et bordé d'un effilé où la lumière scintille à éblouir. Quand un puissant rayon de ce soleil qui vit Bacchus et Alexandre tombe sur ce dôme aux phosphorescences métalliques, les yeux doivent se baisser comme devant l'astre luimême.
. Cet éléphant nous a fait penser aux grandes batailles de Lebrun. Celui qui était monté par Porus, ce géant écaillé qui lançait des flèches de six pieds de long, devait être harnaché ainsi, et celte vue vous plonge dans (les rêveries d'antiquité où la mémoire se perd. Si vous craignez de vous hisser sur celte montagne mouvante, qui pourtant s'agenouillera docilement devant vous pour vous faciliter l'ascension, entrez plutôt dans cet eka sculpté, peint, doré, aux roues massives, enjolivées d'ornements fantastiques et traîné par un petit boeuf à loupe et à pelage gris de souris, modèle naïf rappelant le chariot de terre cuite do la pièce de Vasantesena et les voitures que les enfants se taillent dans l'écorcedes polirions» ou bien cicorc laissez-
3.2-t L'ORIENT.. ;
vous bcrcerparlepas rhythmiquc des pcons. dans ce somptueux palanquin aux brancards d'ivoire, aux plaques d'argent repoussé, aux rideaux de soie brochée et lamée d'or, où la songerie doit être si douce, où le sommeil doit arriver si aisément.
Quand on pense aux selles anglaises si nues, si pauvres dans leur froide correction, relevée, pour tout'agrément, de quelques pir qùrcs, on reste épouvanté de la folie prodigue de la sellerie indienne. Sur ces arçons cl ces troussequins qui confondent les formes du "moyen âge et de l'Orient, la fantaisie luxueuse de l'ouvrier a semé les arabesques et les pierreries avec une verve effrénée d'éclat. Ce n'est pas une selle, c'est un joyau d'une grande dimension, c'est i\n écriu avec des élriers. Rien n'est assez précieux ; le velours disparaît sous l'or, l'or sous les turquoises, les grenats, les rubis et les diamants. Ne croyez pas, d'après cela, à une richesse lourde, à une opulence massive : l'art y vaut encore plus que la matière; le goût le plus pur, le plus lin, le plus inventif, a ciselé,
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guilloché, filigrane ces ornements infinis, si nets, si opiniâtrement suivis, malgré leur complication dédaléenne. Bcnvcnuto Celllnj, Henri d'Arfc, Vechte n'ont pas fait mieux dans leurs merveilleuses orfèvreries. Et quelle admirable entente de la couleur ! comme un fil d'argent adoucit à propos l'éclat trop faitve do ce galon d'or! comme un champ mat fait ressortir un filet bruni ! comme une pierre enchâssée avec bonheur rompt une plaque de lumière trop diffuse ! Les nuances les plus
il'; ' '
\ ives et les plus violemment opposées se marient sans effort dans un flamboiement général.
En posant en idée sur le dos de quelque vigoureux coursier du Scind ou du Népaul, à la queue et à la crinière teinte de henné, ces monceaux d'or et de pierreries, en y asseyant un Européen eu bottes vernies, en pantalon noir, en habit à queue de morue, en chapeau à tuyau de poêle, on obtient une caricature tellement grotesque, l'écuyer fûtil le vicomte d'Aure, Bauclier ou Victor Krancotti. que l'on en rit iinolontairenieut tout l. as
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seul, bien à tort,, puisque les rajahs juchés sur ces selles fulgurantes lie sont que les serviteurs tremblants du premier Anglais en ivater-proof, nullement pittoresque, qui passrs par là, préférant à toutes ces joailleries de Golcondc le vrai diamant, le diamant "noir do Cornouailles. Comment devaient être les selles de Gcngïskan, d'Aurengzcb, de Tiniour, et des grands victorieux de l'Inde? De quels rayons de soleil cl de lune, de quels scintillements d'étoiles étaient-elles passementées et constellées, puisque les selles des vaincusoffrentencoredetelles magnificences? Parmi ces caparaçons d'un éclat ébouissant, il y en a un d'un caprice singulier, déjà tartare, presque chinois peut-être, tout papelonué d'écaillés de dragon, roses, bleues et noires, comme certains ècus héraldiques. Oh I que nous aimerions, sur un de ces chevaux blancs mouchetés de brun comme des léopards que l'on voit caracoler dans les chasses impossibles des paravents, bien assis dans celte selle qui semble faite de la peau d'une chimère, parcourir ces contrées non
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explorées sur lesquelles s'allonge l'ombre démesurée do l'Himalaya, cette extrême Inde qui se confond avec le Céleste-Empire par le Thibet et le royaume de Cachemire, où vole le grand papillon bleu, cl où les romans de chevalerie du moyen âge plaçaient les empires fabuleux de leurs héros !
Quant atix brides, aux mors, aux têtières, aux fronfails, nos langues du Nord sont trop froides, trop pauvres, trop mesquines, pour eh décrire les somptuosités. C'est le moins que des coursiers de la race ncdji mâchent l'or et l'argent dans leur bave plus blanche que l'écume qui baisait les pieds de Wishnou endormi sur la feuille de lotus au milieu de l'océan d'immortalité.
Quel spectacle qu'une cavalcade ainsi montée, s'élançant des portes de Lahore au milieu d'un nuage de poussière lumineuse ! Notls croyons, quel que soit notre respect pour la civilisation, que la promenade des gentlemen sur leurs hacks, leurs poneys et leurs pur-sang bai-cerise, à six heures du soir, dans llyde-Park, le long de Serpentine-
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River, doit être infiniment moins pittoresque. Si cette chevauchée à dos d'éléphant, en chariot, en palanquin et en selle, bosselée d'ornements d'or, vous a fatigué quelque peu, voici, pour vous reposer, un lit en velours incarnadin chimériquemcnt historié d'or, sous un dais de brocart porté par des colonnes d'ivoire et de vermeil ; des chasses-mouches aux manches d'or, miraculeusement ciselés, sont placés à côté de l'oreiller de toile d'or, prêts à faire envoler l'insecte qui troublerait votre sommeil. Un tapis d'or entoure cette' couche, qui semble descendue sur terre du paradis d'Indra pour bercer le corps de Sacounlala ressuscitéc. Si vous avez peur do faire tache au milieu de celte magnificence, comme un grain de sable sur le soleil, asseyez-Vous tout simplement sur ce fauteuil sculpté dans des défenses d'éléphant, ou sur cette chaise longue en marbre de Rajpoolana, découpée comme une guipure, fenestrèe comme une truelle à poisson, et rappelant les plus délicates arabesques do l'Alhatnbra. que vous offre le rajah Anund Nath, roi de Nat-
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tore, Vous serez plus fraîchement sur ce froid et blanc canapé, dans cette salle ventilée par les ponkas toujours en mouvement, aux fenêtres fermées de nattes de jonc arrosées d'eaux odoriférantes, aux soupiraux treillages de feuilles d'albâtre frappées à jour par l'emportc-pièce de la patience, comme les dentelles de papier de nos boîtes de dragées ; là vous pourrez fumer dans ce bhouka d'argent, entaillé et ciselé, le tabac mélangé do benjoin, de confitures et de roses, entortillant votre bras des longs anneaux du tuyau flexible, comme une Cléopâtrc jouant avec l'aspic; mâcher le bétel qui empourpre les gencives, prendre le thé de lv.emaon et d'Assam dans des tasses enveloppées de filigrane, ou bien encore, si vous trouvez un adversaire de votre force, faire une partie avec ce jeu d'échecs eu agate, dont les cavaliers chevauchent des éléphants.
Mais c'est assez se reposer; les éblouisscmenls ne sont pas encore finis. Si vous ne sortez pas aveugle du Palais de Cristal, ce ne sera pas îa faute de l'Inde ; niellez des lu*
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nettes de verre noir comme pour regarder une éclipse, et plongez l'oeil dans ces armoires, vestiaires des fées, des péris et des apsaras. Les cachemires passent en Europo pour des tissus somptueux. Une femme se croit riche lorsqu'elle peut en enfermer une demi-douzaine dans son coffre de palissandre. Là-bas, l'on en fait des rideaux de lit, dès tentures d'appartement, des tapis de table ou de pied ; ils remplacent, pour les tentes, la toile ou le coutil grossier. En voilà pourtant cinq ou six admirables, bleus, rouges, noirs, verts, avec des palmes de trois pieds de haut, si souples qu'ils font des plis comme une draperie de Phidias, si fins qu'ils passeraient par une bague ; là, ils ne servent que d'ombre au tableau.
On. ne commence à les regarder que lorsque les palmes sont d'or cl les fleurs de perles, et que le fond écarlate se constelle de disques éclatants de broderie : mais ils pâlissent bien vite à côlé de ces étoffes rayées en long» en diagonale, qui mêlent à leurs splendeurs des tons si lins que Rubens, Paul Véronèsc, De-
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lacroix n'y sauraient atteindre; finesse ardente,' fraîcheur embrasée, nuances flamboyantes et tendres, harmonies dans- le tumulte; il y a là des fonds saumon, topaze brûlée, pétales de fleur recouverts d'émail ou de paillon, dont aucune langue ni aucun pinceau ne saurait donner l'idée; des draps de Kirpoor, des soieries d'Agra, des broderies du Motiltan, des brocarts de Rorhanpor et d'Ahmcdabad, des gazes.de Trichinopoli, des rubans d'î Célèbcs, des écharpes de Sumatra, des châles de Lahore oour ceinture et pour turban, à rendre la oqt ctterie folle.
Tantôt ce sont de larges bandes d'or, fleuves de lumières qui ruissellent en miroitant entre des rives d'améthyste, de rubis et de saphir ; tantôt un mince fil éfincelant serpente dans la trame grenue qu'il égratigne d'une traînée de points phosphorescents; ici l'argent pleut et fourmille en paillettes estampées sur une gaze d'azur qui frissonne et tremble comme un ventre de poisson au soleil, ou comme une eau au clair de lune; là une dentelle d'or, plus fine que la malino ou la valcucicnne,
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laisse rougeoyer un fond de paillon pourpre; plus loin, l'argent et l'or font combattre leur éclat blanc et jaune sur un chainp do bataille rose. Mais quel rose ! un rose idéal, un rose d'intérieur de clochette à l'heure.de-la rosée ! Partout l'or scintille en paillettes, en mouches, en filigrane, en fleurs, en étoiles, en pasqtiilles, en effilé, en fanfreluches; il y a des moments où cela touche au délire.
On dirait que le luxe indien a voulu, engager une lutte directe avec le soleil, avoir un duel à mort avec la lumière dévorante de son ciel embrase; il essaye de resplendir d'un éclat égal sous ce déluge de feux; il réalise les merveilles des contes do fées; il.fait des robes couleur du temps, couleur du soleil, couleur de la lune; métaux, Heurs, pierreries, reflets, rayons, éclairs, il mélange tout sur sa palette incandescente. Dans un tulle d'argent il fait palpiter des ailes de cantharides, émeraudes dorées qui semblent voler encore. Avec les élytres des scarabées, il compose des feuillages impossibles à des fleurs de diamant. Il profite du frison fauve
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clé la soie, des nuances d'opale du burgati» des moires splcndides et de l'or bleu du paon, 41 ne dédaigne rien, pas môme le clinquant, pourvu qu'il jette son éclair; pas même le cristal, pourvu qu'il jette son feu. Il faut qu'à tout prix il brille, il étincelle, il reluise, qu'il clanc dos rayons prismatiques, qu'il soit flamboyant, éblouissant, phosphorescent. 11 faut que le soleil s'avoue vaincu.
Ces ouvriers, c'est-à-dire ces grands artistes, seraient gens à vouloir tisser la lumière électrique, s'ils la connaissaient i et dans ces irradiations, ces effluves, ces feux croisés, ces folles binettes, ces iris, ces feux follets du spectre solaire qui dansent sur ces êcrins tramés, sur ces mines de Golcondc et do Visapour taillées en robes, en châles, en turbans, en écharpes, jamais le dessin ne se perd une minute, jamais l'ornement qui circule à travers ces incendies n'altère son élégance ou sa légèreté; tracé sur un papier par une.simple ligne noire, il ne serait pas moins précieux. L'on ne pourrait pas dire à l'ouvrier indien comme au mauvais peintre d'Athènes : « Ne
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pouvant la faire belle, tu l'as faite riche, » Les mousselines ne sont pas moins admirables dans leur blancheur transparente ; c'est du vent filé, de l'air tissu, de la brume condensée. Quels plis fins, quelle souplesse I elles n'habillent pas, elles caressent comme un baiser les corps qu'elles enveloppent. Les unes sont tout unies, et ce ne sont pas les moins belles ; les autres ont çà et là une étincelle d'argent ou d'or, une feuille de rose du Bengale ou une aile verte de bupreste arrêtée dans leur trame. Comme elles doivent voler 1 légèrement, ces longues écharpes blanches piquées de point de lumière, sur le corset de pierreries des bayadères qui, ivres du parfum des fleurs de Siricha, suspendues le long do leurs joues brunes, s'avancent en tourbillonnant devant la procession de la trois fois sainte Trimurti, dans les rues d'Hyderabad ou de Bênarès 1 Comme elles doivent boire sur le corps poli de Vascntasena les pleurs sacrés du Gange au bas des terrasses de marbre t
Les toiles d'ananas et d'aloès, les indiennes, les cotonnades, les madras, les soies
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flambées, les corans, les chiites dont parle Bernardin de Saînt-Plerre, les tissus les plus ordinaires, ont un éclat et une douceur de Ion inconnus chez nous.
Nous avons parle un peu ici de tissus simples, de productions moins rares, pour faire trêve à ce feii d'artifice de mots, à des bombes lumineuses de métaphores, à ces pluies d'argent et d'or, d'adjectifs et de comparaisons auxquels nous sommes obligé d'avoir recours pour éveiller dans l'idée de ceux qui nous lisent une image effacée et confuse des féeries que nous voyons. Mais nous voici déjà repris au collet par la magnificence. Quoique nous n'ayons donné à boire à aucune vieille, nous sommes dans la position de la jeune fille du conte de Perrault; nous ne pouvons ouvrir la bouche sans qu'il eii tombe aussitôt des pièces d'or, des diamants, des rubis et des pelles ; nous voudrions bien de temps en temps vomir un crapaud, une couleuvre et une souris rouge, ne fùt-ec que pour varier ! mais cela n'est pas cil notre pouvoir
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Sous une vitrine resplendissent à deux pas de là d'incalculables richesses : ni le souterrain d'Aladin, ni le puits d'Aboulcascm, ni le trésor d'Haaroun-al-Raschid avec son paon de pierreries, son arbre d'or, ses masses d'ambre jaune et son éléphant de cristal de roche, n'ont contenu plus de merveilles. Le Durrial-Noor forme le centre d'une constellation de diamants montés en bracelet. Son nom de mer de lumière est des plus mérites, il fulgurc d'un éclat sans rival. Quelle reine, quelle Impéria ne rêverait pas pour son bras d'albâtre ce volcan de lumière? Ces deux cent vingt-quatre perles d'un orient pariait, aussi grosses que celle fondue par Cléopàtre à son souper, au collier de quelle Néréide de l'océan Pacifique le plongeur intrépide les a-t-il arrachées sous des voûtes d'algues marines et de corail? Quel est cet énorme joyau, ce lingot d'or qui le disputerait à celui de la loterie, parisienne? C'est une selle : niais, comme l'or massif a paru trop vil, on l'a fuit disparaître sous une croule" de diamants, d'émeraudes et de rubis, médiocre
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magnificence à côté de cette robe de perles et de cette ceinture d'cmeraudes d'un chcl sycke.
Une robe de perles, entièrement de perles, nous ne connaissons que la vierge de Tolède qui en ait une semblable dans sa garde-robe de Notre-Dame ; encore dit-on qu'elle a été apportée du ciel par les anges. Quant à ces diadèmes, à ces plaques bosselées de houles de filigrane, à ces ornements en fil d'argent, à ces lutchkas émaiiiés, à ces chaînes, à ces guirlandes d'or et de pierres, ce n'est pas la peine d'en parler. Remarquons seulement, bizarrerie locale parmi tout ce luxe, ce bracelet tissé en cils d'éléphant.
Qui l'aurait cru? l'éléphant a les cils lesplus beaux, les plus longs, les plus soyeux du monde. Nous notons avec joie ce terme de comparaison nouveau aiix jeunes poètes qui font pour leurs maîtresses des orientales à la façon de Victor Hugo, de Ruckert ou ulo Frciligrath.
Vous vous croyez quitte maintenant avec les pierreries. Nullement, cardesjojaux voiis
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allez tomber aux armes; et pour l'Indien, l'arme est un prétexte à damasquinages, ciselures, sculptures, incrustations de toutes sortes : l'or, l'argent, le burgau, la nacre, le corail, les diamants, les turquoises et les perles laissent à peine soupçonner le fer. Peut-être peut-on aussi se tuer avec ces bijoux, mais ce n'est qu'une question subsidiaire. Ces cottes do mailles, fines toiles d'acier moirées d'or, ces casques aux formes étranges, capricieuses, ces boucliers de peau d'hippopotame ou de rhinocéros, incrustés d'écaillé de tortue, constellés de boules de métal, ces épées aux poignées ciselées .à jour, où la main d'une jolie femme entrerait à peine, tellement les peuples orientaux ont les extrémités délicates, ces flèches mogoles barbelées, ces kriss malais ondulés comme des flammes, empoisonnés dans le suc de lupa et munis d'hameçons pour ramener les entrailles de la victime, ces hallebardes dentelées, découpées en croissant, ces masses d'armes garnies do chaînettes et de pointes, rappellent involontairement les formes et les habitudes do
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guerre du moyen âge, H y a bien aussi quelques arquebuses à rouet, quelques mousquets à mèche, et même aussi un canon fantasié en chimère, qui se termine par une gueule de dragon d'un goût chinois; mais le tout relève plutôt du joaillier que de l'armurier, Ce gojtt des pierreries est si fort aux Indes que, non oontent d'en metlrc partout, on en met en bouteille. Non-seulement on s'en pare, mais encore on en boit, Il y a du vin rouge de rubis, du vin blanc de perle, qui est fort comme du vitriol et coûte 300 fr. le flacon. Cette délicatesse, vous le concevez, est réservée aux rajahs et aux nababs.
« Mais, allez-vous dire après le récit de ces incroyables profusions, tout le monde est donc riche, là-bas? » Hélas ! non, Cette robe de perles est tissée de la nudité d'une province. Cent mille Hindous boivent de l'eau pour qu'un rajah boive du rubis fondu. Des millions d'individus, parqués fatalement dans la caste d'où ils ne peuvent sortir, vivent d'une poignée de riz, d'un régime de banane, et n'ont pour ornement sur leur peau hâlée
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que des tatouages et des stigmates de bouse de vache. Chaque caste, sortie d'une partie plus ou moins honorable du corps de Bramait, garde sa hiérarchie inviolable, que la domination anglaiso n'a pu altérer, Le brahmine et le tchâtrya, c'est-à-dire le prêtre et le guerrier, sont tout; les marchands et les laboureurs ne sont rien, même à leurs propres yeux, Aussi voyez avec quelle douce résignation fataliste, demi-nus sous la morsure du soleil, ils labourent avec leurs charrues do bambou, puisent de l'eau à leurs spiccotahs, conduisent leurs chariots primitifs, attelés do boeufs bossus, travaillent courbés dans leurs rizières ou trament, accroupis devant leurs métiers faits de quelques roseaux assujettis, des châles, chefs-d'oeuvre de patience et de génie obscur qui font l'admiration de l'Europe savante.
Toute leur misérable vie est racontée naturellement et sans emphase dans ces naïfs petits groiipes de terre cuite, Inde complète en miniature. Regardez 1 ces modèles des pagodes de Sheerungum et de Nagasorum;
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celte cour do justice européenne et indigène; ce percepteur qui va lever les revenus de la Compagnie dans un village do cultivateurs, pauvres huttes aux formes étranges, disséminées sous, des figuiers d'Inde et de nopals; ces filets pour la pêche, ces embarcations aux noms barbares, Buglo, Naadoe, Gongo, Mucltoo de Cutch, bateau-serpent de Cochin, catamaran de Madras, Bugalo, prahuslanunt, ou corsaire de Mindanao, bateau de plaisir et de musique ; étudiez ces instruments que Berlioz critiquerait sans doute amèrement, mais qui, s'ils sont peu agréables à l'oreille, sont du moins charmants à l'oeil : guitare, timbales, farindah, tomtoiia, tambour de papier de riz, flûtes, sambueques, harmonica de gongs à timbres variés.
Rien ne manque à l'immense collection, ni les grossières cartes à jouer, ni les poteries aussi pures de galbe que les plus beaux vases étrusques, ni les images sur verre de dieux à trois têtes, à six bras, les uns bleus, les autres roses ou jaune-serin ; ni les manuscrits ressemblant ù la fois à des parterres de fleurs et
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à des tracés d'ornements, tant les lettres sont belles et les couleurs vives; ni les jouets d'enfant, ni les ombres chinoises, caricatures pantagruéliques, exagération grotesque de la difformité des idoles ; ni les nattes, admirables mosaïques de jonc ou de paille ; ni les babouches en or ou en argent, en maroquin, en velours, en soie, en chagrin, en fibres d'aloès, avec des paillettes, des broderies, des houppes et des fanfreluches, à désespérer Rhodope ou Cendrillon.
Le côté hideux de l'Inde n'est pas même caché; des pénitents suspendus en l'air par des crocs passés sous les muscles des omoplates accomplissent une ronde aérienne en l'honneur de l'idole de Jaggernath. Plus loin, des thugs étranglcurs sacrifient à Durgà, la femme monstrueuse de Shiva, le dieu de la destruction, les victimes qu'ils peuvent surprendre, Les thugs figurent à l'Exposition autrement que d'une façon plastique. Quelques membres de cette secte fanatique et. farouche, amenés à résipiscence par des missionnaires anglais, occupent dans leur prison
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A des travaux d'industrie leurs mains qui no savaient que serrer des gorges râlantes. Ils ont fait, sur un dessin évidemment européen, un immense tapis à fond grisâtre, souillé d'ornements noirâtres et rougeâtres, ressemblant à des brûlures et à des taches do sang mal essuyé, de l'aspect le plus funèbre et lo plus sinistre, C'est aussi laid qu'un tapis anglais naturel. Quel supplice cela a dû être pour ces pauvres thugs, amoureux de beaux dessins et de couleurs harmonieuses, de tisser cet abominable tapis expiatoire ! N'cût-il pas été plus humain de les jeter dans lo puits sur le corps de leurs victimes, que dé les faire travailler à cet ouvrage de quaker ou de frère morave(i)?
(1) Cette étude ainsi que la suivante est extraite de Caprices et Zigzags, 1 vol. in-12, Hachette et C'% éditeur,
LES BARBARES MODERNES
, A L'EXPOSITION UNIVERSELLE DE LONDRES.
L'Inde, avec ses industries qui ont l'air de poésies et de contes de fées mis en oeuvre par le génie de la patience, n'est pas la seule contrée barbare qu'on puisse visiter à l'Exposition. Ceylan, l'île ombreuse pleine d'éléphants, de rhinocéros et de singes, et dont les forêts impénétrables cachent la pagode où se conserve dans des masses d'or la dent pourrie de Bouddah, ce palladium de l'Inde maintenant possédé par les Anglais, a envoyé aussi ses]sauvages échantillons : des ivoires, des cornes de buffle, des bois de cerf, des nids d'oiseaux, des épices et des aromates, des minéraux et des pierres précieuses, des perles et des mousses de Jaffna, de minutieux ouvrages d'un goût exquis et d'une perfection
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puérile, petites merveilles sculptées sur ivoire, ébène, noix de coco, coquille d'oeuf ; des corbeilles, des boîtes en corne, en écaille, en paille ; des tissus en fibres d'aloès ou de plantain ; des dentelles d'or et d'argent plus délicates que des réseaux d'araignée; des coutelleries féroces rappelant les kriss malais ; des modèles de voitures et de palanquins; des pagodes en miniature venant de Columbo, des arrosoirs à parfum, des nattes de mille couleurs aussi fines que les étuis à cigares de Manille, toutes ces industries naturelles où excellent les nations primitives.
Si ce n'était un sacrilège de placer ici les îles Ioniennes, ces perles du collier de la Grèce égrenées sur l'azur des mers, et de ranger sous cette étiquette le pays pour qui jadis toute la terre fut à bon droit barbare, nous dirions que Zante, Céphalonie et Corfou sont représentées au Palais de Cristal par une robe grecque d'un travail charmant, des bracelets d'argent qui portent, écrites dans ce caractère qui est celui de l'Iliade deux inscriptions ; «Je serre comme l'amitié sans fraude >>
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et : « Qui me porte est sensible » ; par des taktikos, des.écharpes, des mouchoirs rayés d'or et do couleurs vives, et des tabliers que font au crochet les paysannes d'Ionie, et qui égalent en complications délicates les ouvrages de ce genre les plus admirés en France et en Angleterre, où tant de femmes amusent à ce frêle travail, dans le loisir de la vie du château, leurs minces doigts aristocratiques. Nous nous souvenons d'avoir acheté en Afrique, presque pour rien, des merveilles semblables exécutées par les pauvres femmes kabyles. Des sacs brodés, des sachets, des portefeuilles, et autres menus bijoux, complètent celte exhibition touchante.
Ces îles sont maintenant des colonies anglaises. La Grèce bavaroise, puisque c'est un Allemand qui règne dans Athènes, n'a que du tan, de la garance, de la soie, du miel de l'Hymette, s'il vous plaît, et du marbre de toute espèce, comme il convient à la patrie d'Ictinus, deNieias, de Phidias, de Praxitèle, à là terre sacrée des grands architectes et des grands sculpteurs ; du marbre blanc pour les
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corps des dieux et des déesses, du marbre - couleur de chair où Alfred de Musset pourrait tailler « ses trois marches de marbre rose », du cipolin, du porphyre serpentin, du porphyre vert, du pentélique, du paros, de l'albâtre, des brèches jaunes et violettes. Chose bizarre et cependant bien naturelle, Messène a envoyé une pierre lithographique. N'y a-t-il pas, entre ce nom antique et cette invention toute moderne, un contraste qui fait sourire et qui fait rêver? Milo, l'île heu-, reuse qui a laissé jaillir de son sein, après un sommeil de deux mille cinq cents aus, la plus radieuse réalisation de la beauté, le plus admirable poëme de la forme qu'ait chantéla divine statuaire antique, apporte à l'Expo-" sition de la pierre de savon pour enlever les taches de graisse, en sorte que, si sa Vénus avait les bras qui lui manquent, elle vous saisirait au collet pour essayer sur votre habit la puissance de son détersif.
Il y a aussi des productions de l'Afrique occidentale et orientale. Dé la soie grége, des bracelets d'ivort et de verre, des flèches ein-
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poisonnées, des arcs, des boucliers, des pipes, des poteries, des calebasses, des instruments" do musique sauvage, violons et guitares faits avec des calebasses, des nattes, des pagnes, des gui nées, des cartouchières, des serrures du Cap-Vert, exactement pareilles à celles dont se servaient les égyptiens il y a quarante siècles, la défense de l'éléphant fétiche, les robes d'uniforme du corps d'amazones qui garde le roi de Dahomey, des bouteilles de cuir contenant de la teinture pour les paupières, des sacs renfermant des copies du Coran, des amulettes portées en Gambie, des ornements de corne sur fond de soie à l'usage des femmes, des pièces d'étoffe obtenues en effilant des soieries d'Europe tramées de nouveau, le trône d'un roi nègre, et mille autres singularités barbares d'un goût charmant et curieux.
* Le Canada, qui fut autrefois une terre française, arrive avec ses échantillons de bois et ses pelleteries, comme un- forestier et un chasseur qu'il est : il a des patins et des traîneaux pour courir sur la neige, des canots. •<"" - I. 30
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d'écorcc do bouleau, que l'on peut porter ; d'une rivière à l'autre, et qui rappellent itir volontairement Uncas et Chingakook ; des houseaux pour la pêche ; des mocassins en peau do daim brodés finement en piquants de hérisson coloriés ; des manteaux de peau d'ours, de loup, et de renard, et des bottes fourrées pour vous garantir du froid lorsque les attelages de chiens ou d'élans vous emportent avec la rapidité de la flèche par les immenses plaines blanches ; des haches polir abattre dans les forêts l'érable et le noyer noir ; toute une industrie agresle et robuste qui sent le voyage, la vie en plein airs tes courses énormes à la poursuite d'un daim> d'un bison ou d'un renard, et qui vous remet en plein dans les odyssées indiennes de I'Vnitnorc Cooper, el vous fait penser à ces aventureuses existences do trappeurs dont Naliy-Bumpo, dit Bas de Cuir, résume en lui le type original.
La Turquie, h feu qu'elle commence à se civiliser, dans le mauvais sens du mol, a une exposition riche, éclatante et nombreuse.'
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Dans tous les pays soumis à l'islamisme, l'art proprement dit ne saurait exister, Le Coran défend comme une idolâtrie la représentation de la figure humaine et même de tout être vivant. Cette défense annihile d'un coup la statuaire et lfi peinture, surtout en y joignant la réclusion de la femme, l'idéal visible, Elle a toujours été religieusement suivie, sauf quelques exceptions chez les sectes dissidentes, en Perso, par exemple. Ce qu'un ancien abonné du Constitutionnel appellerait « le progrès des lumières » n'a produit aucun changement sur ce point. Nous avons vu dans le palais du bey à Conslantine des vues de villes saintes, des sièges de places fortes où les combattants étaient supprimés et où les pièces d'artillerie jouaient toutes seules. Rien n'était plus singulier que ces batailles sans soldats et ces bombardements solitaires. .
Les vues de celte espèce sont très-nombreuses à Constantinople. Une superstition bizarre renforce le préjugé religieux, et les musulmans disent aux artistes francs qu'ils voient occupés à dessiner ou à peindre : « Que
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répondras-tu à ces figures' au jour dû jugement dernier, lorsqu'elles te demanderont une âme ? » En Algérie, beaucoup d'Arabes ont la croyance que tout homme dont on fait; le polirait meurt inévitablement dans l'année. Mais l'art est plus fort que les préceptes, antihumains d'un illuminé ou d'un fanatique plus ou moins consciencieux; ce désir si naturel de faire une création dans la création ne peut être arbitrairement supprimé. L'idéal tourmente des natures même les plus grossières. Le sauvage qui se tatoue, se barbouillé de rouge ou de bleu, se passe une arête de . poisson dans le nez, obéit à un sentiment confus de ia beauté. H cherche quelque chose au delà de ce qui est ; il tâche de perfectionner soh type, guidé par une obscurô notion d'art t le goût de l'ornement distingue l'homme de la brute plus nettement que toute autre particularité. Aucun chien n'a l'idée de se mettre des boucles d'oreilles, et les Papous stupides, qui mangent do la glaise et des vers de terre, s'en font avec des coquillages et des baies colorés.
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.L'interdiction do Mahomet, qui semblait devoir tuer à jamais l'art chez les nations musulmanes, n'a fait que le déplacer. Les païens et les catholiques ont donné une place immense à l'homme dans leurs créations plastiques ; les musulmans se sont développés dans le sein de l'ornementation et de la couleur : ils ont appliqué leur génie à l'invention d'arabesques compliquées, où les lignes mathématiques, décomposées à l'infini, produiront des combinaisons toujours nouvelles et toujours charmantes. On ne saurait imaginer, quand on n'a pas vit les stucs découpés qui plaquent les murs de l'Alhambra» quelle Variété, quelle fécondité le génie humain petit atteindre dans un espace aussi fatalement circonscrit î des angles, des carrés, des ovales, des lignes brisées sous diverses incidences forment, avec quelques fleurs et des' lettres arabes, une création abstraite, puisque rien n'y rappelle la vie, d'une élégance, d'une richesse et d'un charme surprenants. Là, tout est imaginaire, inventé, tiré do rien, les types de cette ornementation n'existant pas
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dans la nature, et les formes ornementales n'étant que dans des formes mathématiques rhythmécs. Plus d'un Arabe ou d'un Turc»- qui peut-être aurait été Michel-Ange ou Raphaël sous une autre religion, a dépensé des facultés immenses à l'invention ou à la déduction de ces merveilleux dédales qui servent à exprimer des rêves d'infini tout aussi bien que la Madone ou le Pensiero.
Privés du dessin proprement dit, les Orient taux ont acquis une prodigieuse finesse de coloris. Leurs facultés artistiques, comprimées ù d'autres endroits, se sont singulièrement développées en ce sens ; personne ne les, a jamais égalés dans l'art de rompre les nuances, de les marier, de les contraster, de les employer par masse ou par filets, de les proportionner dans une eurhythmic infaillible. Le moindre teinturier de Damas, le inoindre tisseur de tapis de Sinyrne en sait plus sur les couleurs que M, Chevrcul avec ses travaux chimiques et ses roues bariolées. Nous ne pouvons associer deux couleurs sans qu'aussitôt elles se mettent à hurler» et encore nous
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'faut-il, par ces accouplements qui réussissent si mal, consulter scientifiquement les affinités prismatiques. Ce doit être cette impuissance confusément sentie qui nous a poussés à adopter les teintes neutres de notre uniforme noir. Notre costume contient l'aveu implicite de nos disgrâces dans ce genre. Nos
. bleus sont si crus, nos rouges si durs, nos jaunes si criards, nos roses si vineux, nos verts si malsains, que nous avons renoncé à les employer, et qu'ils donnent quelque chose de commun à quiconque ose les porter. Désespérant de l'harmonie, nous nous sommes jetés dans l'effacement» et nous avons évité, par un deuil général, ces contrastes qui grincent à l'oeil, et que nous ne savons pas ménager. Et cependant voyez un Turc vêtu de l'ancien cos>
, tume oriental; malgré la diversité des couleurs, le papillotagc des détails, l'éclat des broderies d'or et d'argent» il reste toujours harmonieux, cl charme l'oeil comme un bouquet. Faites exécuter les j " ces de ce costume par les ouvriers européens les plus habiles, vous produirez un affreux charivari do tons pleins de dis-
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sonanccs et do notes fausses. Nous dirons tout < à l'heure pourquoi, en résumant nos idées sur l'art, le goût et l'industrie des barbares.
Il y a une notable différence entre le goût;, turc et logoùt indien. Une rapide inspectioû des vitrines qui contiennent les produits des deux pays vous la fait sentir tout d'abord. On comprend qu'on est en présence de deux ci-. vilisations, ou, si vous l'aimez mieux, de doux barbaries différentes. L'énorme panthéondes; dieux hybrides se réfléchit dans l'art indien, par un fourmillement lumineux et une multiplicité touffue qui ne so retrouve pas dans l'art mahométan, plus sobre, plus contenu, sur lequel plane un dieu solitaire et jaloux, Allah, l'iconoclaste qui ne veut voir sonimage nulle part. L'Inde, môme dans sa beauté, a nous ne savons quoi de monstrueux» d'excès-, sif, de démesuré, que n'ont ni l'Espagne, ni la Turquie ni l'Afrique de l'islam, toujours réglées, même dans leurs excès fastueux'» par une sorte de goût relatif. On n'y voit pas ce vertige de somptuosité folle, celle débauche effrénée do splendeur, cette rage tttsoti.séû.dc
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lumière qui caractérise les gigantesques prodigalités indiennes, et celte confusion do tous lcs.éblouisscmchts do la nature, couleurs ètincelantes, or, argent, diamants, perles» -fleurs, nacres, ailes de scarabées entassés sur le même vêtement, comme si celui qui le porte voulait s'assimiler l'univers et sentir toute là création palpiter sur ses épaules. 1 Nous ne nous arrêterons pas aux produits naturels, tels que cardamome, myrrhe, sanlal, baume delà Mecque, sésame, tabac de Lafaî kié, henné » sassafras, opium, j uj ubo d'Egypte, eaux de rose, de miel, de violette, de jasmin, anis, cumin, cire jaune et blanche, vins de Damas, de Smyrne et de Konieh, bus sans ;■ doute par ces chiens de giaours, et nous rê. servons l'espace qui nous reste pour les oeuvres de la main humaine.
Le luxe» pour les Orientaux, se concentre dans les aimes, les habits, les harnais de chevaux, les pipes et tout ce qui est en contact direct avec l'individu. Leur YÎC se complique de beaucoup moins d'ustensiles que la nôlro. C'est un mélange de magnificence et de sim-
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plicité : un tapis, un divan bourré de coton composent l'ameublement de ces personna?" ges splendides, aussi richement habillés que' le paon. Un cavalier porte sur lui et sursoit cheval toute sa fortune, et tel a une scllefdé dix mille francs qui couche par terre sur uff rouleau de natte et se nourrit d'une poignée de riz ou de dattes. Le confortable, qui serait peut-être une gène dans les pays chauds, n'existe pas pour eux ; la beauté y passe avant la commodité.
Aussi cette exposition turque, qui vous transporte en plein Londres dans le bezcslàu de Constantinople, a-t-ellc l'air du vestiaire d'un conte oriental. Ce ne sont que velours, satin, sbics rayées, brocart d'or ou d'argent, mélanges des couleurs les plus fraîches et les plus tendres, gazes lamées, mousselines scintillant sous une pluie de paillettes, pantoufles, blagués à tabac, faehcts brodés; à chaque instant l'écttrlatc disparaît sous l'or, l'azur sous l'argent, et des fleurs de pierreries s'épanouissent sur des champs do lumière i Voilà des machlas de Damas, des zébrures
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splendides, des katnarias de soie brochés d'or,
.des draps de lit et des serviettes de bain franges d'argent» des gants en or et en perles que nous préférons, pour notre part, à ceux de Bpi vin, dût-on nous appeler sauvage ; des sal;
sal; ou jaquettes de velours étineelantes de
'broderies cl de paillon, des costumes albanais avec la fustanelle, les kuémides qui rappellent lcsjambards d'étaiii des guerriers d'Homère, les vestes roides de soutaches et do passementeries, luisant au soleil comme des
- cuirasses ; des selles aux ornements enlacés ct_déliés comme l'écriture arabe; des armes constellées de nacre, de corail, de diamants et de rubis; des fusils de filigrane d'argent,
:iles lames de Damas où dans la moire bleue de l'acier courent en lettres d'or des versets du
,-Coran» des tasses à café sculptées dans des coquilles de nacre, des cuillers d'ambre jaune, des bouquins de même matière, cerclés de turquoises et de perles ; des tuyaux de pipe ou
< jasmin, en ébènc» en cerisier» à faire concevoir l'idée du vol au fumeur lo plus honnôle; des boites d'écuyer en maroquin rouge, ra-
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inagécs de dessins en sîmilor d'un goût niër-.; vcillcux; des glands de Fez, des jarretières" de soie et d'argent, des courtes-pointes cra-; mqisies, piquées d'or, sous lesquelles se uK pissent les odalisques frileuses, lorsque la.": brise, venant do Russie, •souffle par les treillis, vernissés. La laine, le feutre, le drap qu'oit; parvient à distinguer quelquefois Sous la (lo-t raison touffue des broderies, montrent qù'oli. a affaire avec un Orient moins torrido et plus; voisin de notre Europe. Le goût général, quoique magnifique, montre qu'on n'a pas toujours sur la tête un soleil chauffé à blanc» et n'indique pas celte lutte désespérée coh-v trela lumière, dont nous parlions tout à l'heure à propos de l'Inde. 0
Tunis est plus sombre encore de dorures* De belles draperies blanches, de larges ràytt^ res de couleurs tranchées, des armes plus féroces et moins chargées de bijoux, indiquent t'approche du déserl, la rude nature nfï'K caine» les courses effrénées dans le sable ardent; c'est la beauté mâle et nerveuse dev l'Arabe, qui vit sous latente de poil de cha-
S^fK;- 1 M lès BARBARES MODERNES. - aoi fmealû loin des villes, en face de Dieu, exposé à tous les dangers de la solitude. y > L'Egypte abonde en productions naturelles ; on y reconnaît la fertilité de la terre antique où le Nil écrit, avec les couches successives de ses inondations, des chronologies à 1démentir les Genèses et les cosmogonios. La ^nomenclature des riz, des blés, des opiulns, .des chanvres, des dattes, des cotons, des maïs est infinie. Les objets d'art ou de fabrication : s'ont moins nombreux : ce'sont des gazes, des crêpes, des chemises de mousseline opaque et transparente» des voiles de femme à fond rougè et moucheté d'or» des cordons de soie pour attacher les pantalons ; des yasmàs, des îyardakânis, dont les femmes se coiffent ou ^qu'elles portent en tablier à peu près continu Jes Moresques d'Alger» dos selles de dromadaire clde chameau, des chapelets en noyaux de palmier douai» des oeufs d'autruche» des tarbouchs, dc3 gargoulettes en terre de vïlièbes qui rafraîchissent l'eau sous ce ciel de feu, aussi parfaites, aussi pures de forme : que si elles eussent été tournées sur la roue
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du potier au temps de Rbamsès' où; né; Thoutmosîs, des narguilhês, des cassoletleSj, et réjouissez-vous, sainte phalange, dos épiciers,' du sucre raffiné de la raffinerie d'Ibra-,.; him-Pacha. :>'- :
L'Algérie, étant infestée par les Français,' n'a que très-peu de produits sauvages : quelr, qjtés haïcks, quelques gandouras, quelque^ burnous, des jupes de juives historiées d'or, une natte tissue de laine et de fibres de palmier, rappellent seuls l'ancienne industrie des peuplades barbaresqucs.
Si l'Espagne, que nous aimons de tout, notre coeur, voulait bien ne pas se fâcher du; compliment, car c'en est un dans notre hou? che, nous la rattacherions à nos barbares pa% ses belles tapas de mueslra de Valence, rayées transversalement de couleurs d'une, harmonie tranchée digne d'un châle de l'Inde; ou d'un tapis de Smyrne, Le dessin et les! nuances ne doivent pas avoir subi la moindre; altération depuis l'invasion des Mores, ëi; Ftorindé, assurément, a bien fait de mesurer"* sa jambe an bord du Tago. en face de la fc*,-
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tîêtre de Rodrigucs; car, sans elle, 1rs chrétiens n'auraient jamais su zébrer mie étoffe (d'un jaune cl d'un rouge si doux et si éclatant à l'oeil. Est-ce que cette énorme jarre moulée à Toboso, la patrie de don Quichotte,. formidable Tinaja, foudre d'Heidclberg en argile, ne vous fait pas songer à l'histoire d'Ali-Baba et des quarante voleurs?
Ces figurines représentant des scènes du combat de taureaux, des muletiers, des contrebandiers, des majps, ne sont-elles pas cousines des petits groupes indiens que nous ayons décrits? Ces lames de Tolède ne tiendraient-elles pas bien leur place à côté des aciers de Damas? Cette êpéc, flexible comme '"une cravache, qui a pour gaîne un serpent arrondi en cercle, ne vaut-elle pas ce sabre avec lequel le sultan Saladin coupait des .oreilles ait vol sous la tente de Richard Coeur de Lion? N'y a-t-ifc rien de la veste sar"rasino dans la veste bariolée de l'arriero, et . le harnachement des mules n'a-t-il pas conservé, fidèlement la tradition de la sellerie : ftfabe
. 30> .:- -' ,-'.. "\ . *-I/6MENf.;';.":";-;V-' -'iP^M Là Circassie, la Géorgie relient la} RuS|ïè aux barbares pittoresques par leurs belles àr^ nies aux formes moyen âge et leurs man£ quîns cousus de fleurs d'or, dont nous faisons plus de cas que de ses panneaux de malà^ chite,
Nous n'avons pas rangé les Chinois dans cette catégorie; les Chinois ne sont pas des barbares, mais des civilisés au dernier degré de décrépitude, presque tombés en enfance." Ils ont les vices, les recherches et les maladies de la vieillesse. La beauté consiste pour eux' dans des inventions chimériques. Ils demandent aux déviations infinies du laid les moyens de raviver leur go$t blasé et monstrueux-.' Malgré mille délicatesses charmantes, mille ingéniosités singulières, ils restent inférieurs, a nos yeux, aux Indiens, aux Orientaux et même aux sauvages. Au fond, ils sont affreusement bourgeois. t~ ,
Maintenant que cette revue est à peu près" terminée, disons l'idée qui» pour nous, on résulte.
Ru fait de couleur et de goût, les' bàrbarçj.
îfiWj^^j-Ms BARBARES. MODERNES. 3GB."
Jï'em^prtênt infiniment sur les civilisés. Leurs larmes»'leurs étoffes, leurs selles, leurs nattes, JlèUrs lapis, leur poterie, leur joaillerie défassent de beaucoup les nôtres en beauté. L'Exposition leur donne pleine victoire sur ce point, Pourtant ils n'ont ni métiers ni ma; chines; leurs outils sont grossiers, leurs procédés imparfaits ; mais c'est à cause de cela qu'ils sont humains. Les machines donnent, des résultats parfaits, irréprochables, mathématiques, toujours égaux à eux-mêmes. Elles ne s'ennuient pas, elles ne pensent pas à autre chose en faisant leur ouvrage. Elles n'aiment ni hc haïssent, ni ne jouissent ni aïe souffrent; de là je ne sais quoi do criard, Xdè; glacé, de sec, d'impersonnel. Dans ce chiffpndc gaze indienne, dans cette broderie lurqljç,.dahs cette natte d'Afrique, il y a une :-àfi\ë î la machine est sans coeur comiito Foedora. Voilà tout le secret.
riS t)U TOMi; FlU-NIlîtU
TABLE DES MATIÈRES
i !
.£tUB& ii».,..t.,...i «,.<,.<»....>k...i«« i..i... I
Le Danube et les populations danubiennes, d'après les .
; aquarelles ethnographiques de M. Th. Valerîo...... 21
La Turquie.,.«.«,.».,k......... ».............**... 60
Le théâtre turc à Coiistantiiioplo................. ■. Sî
Escursioh en Grèce t
LJj'iUiperatoreet Tarciduca Lodovko... >> 101
H. Le Pirce...............».«,....!............... Ut
lit. Les Propylées.,t.> ,, 132
Caucase. — Crimée. — A propos des lettres sur le Caa*
- case et la Crimée de M. Gilles................... 149
Syrie. À propos du voyage en Orient de Gérard de
? Nerval..,.....,...,..b,..........»»».....,»..... 173
.En Chine. Souvenirs de l'Exposition universelle de
- Li>litlrcs.........,....,..... 11, i>.. .i.. i........ 5J9
Musiciens clifnuis .... .... îàl.
§<&;'':'•. ""*T'VtAbLlg bEs"''MÂlfÎÉkÉS^ V.-"-^ulS^I^ Chinois et Russes à .l'Exposition universelle de Pa-i^ç;
ris, 1807... 3Ô7;
Japon. D'après les notes du baron Ch. de Chassiron.. -'.-Sjffï
I. Acrobates et saltimbanques orientaux.,., .583.
IL La troupe du Taïcoun...... ÏOOL'Inde,
ÏOOL'Inde, l'Exposition universelle'"de Londres........ î&6v
Les Barbares modernes ù l'Exposition universelle de ;, ^.";
Londres. «,-..,.>.......i«it..-.-*«^i'rvi..)»>.rkN «i3;
UN DE LA ÎAfitE.