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Titre : Les inclinations : leur rôle dans la psychologie des sentiments / par G. Revault d'Allonnes,...

Auteur : Revault d'Allonnes, Gabriel. Auteur du texte

Éditeur : F. Alcan (Paris)

Date d'édition : 1907

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb31202092t

Type : monographie imprimée

Langue : français

Format : 1 vol. (228 p.) ; in-8

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Description : Collection : Bibliothèque de philosophie contemporaine

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Description : Contient une table des matières

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5684177s

Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 8-R-22347

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 05/10/2009

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LES INCLINATIONS

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DANS LA PSYCHOLOGIE DES SENTIMENTS

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G. REVAULT D'ALLONNES

Docteur es leures

PARIS

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/ DANS

LA P&MfOLOGIE DES SENTIMENTS

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G. REVAULT D'ALLONNES

Docteur es lettres.

PARIS FÉLIX ALCAW ÉDITEUR

LIBKAIRIES FÉLIX ALCA< VA GUILL.AUMIN RÉUNIES 108, BOULEVAIID oAINT-GEUM.UN, 108

1907

Tuu4 tlroit* Jtï Uaiîucliun et iîo iot»ro«.lucticn\r^sert'1*.



LES INCLINATIONS

LEUR RÔLE DANS LA PSYCHOLOGIE DES SENTIMENTS

INTRODUCTION

Les inclinations sont si peu étudiées aujourd'hui, que l'on a peine à trouver, dans la littérature psychologique actuelle, quelque vue un peu générale sur ces sentiments. Une atmosphère de théologie etdc morale semble régner sur cette région u ui psychologie, et les psychologues sont comme découragés d'y pénétrer. Nos inclinations sont naturellement anti-sociales, égoïstes : telle est la thèse toute philosophique qui en dirige l'étude chez La Rochefoucauld et chez Hobbes. « Nos inclinations sont déréglées » depuis le péché d'Adam 1: voilà l'idée directrice de Malebrancho dans son analyse « des inclinations ou des mouvements naturels des esprits ». Nos inclinations sont naturellement bonnes et c'est la société qui les corrompt, tel est le paradoxe de Rousseau. Quelques auteurs, il est vrai, ont écrit sur les inclinations sans être hantés d'une préoccupation religieuse

i. MALEBHANCHE, Rech. de la Vérité, IV, 1,1.

RtncLT D'ALLONSES. — Inclinations. 1


2 LES INCLINATIONS

ou métaphysique. Mais alors, ils se sont contentés d'une psychologie descriptive, encore fortement teintée de moralisme. Leurs classifications, leurs analyses des inclinations sont conçues beaucoup plutôt d'après le rôle individuel ou social, d'après la valeur pratique ou intellectuelle des sentiments, que d'après leur mécanisme psycho-physiologique. Hume l, Shaflcsbury 2, Ilutcheson 3, Jouffroy S Ad. Garnicr* n'ont guère en vue la psychologie générale de l'inclination ; ils ont composé seulement des monographies sur chacune des inclinations particulières, sur l'instinct de conservation, l'instinct sexuel, l'orgueil, l'ihslin'ct d'imU talion, l'amitié, la tendresse, l'instinct moral, la curiosité, l'instinct esthétique, Selon la distinction si juste élab'h p:<r M. Th. Ribot ', ils ont fait ou esquissé ]ix psychologie spéciale, et non la psychologie générale des inclinations.

Gvcst cette dernière que nous entreprenons d'étudier ici. Il semble que, dans la psychologie actuelle, règne une fucheusoconfusion entre l'émotion et l'inclination. A l'aide do l'analysé psychologique, et aussi physiolo1.

physiolo1. HUME, OEUV. philos., trad. fr., t. V.

2. SiUFtESBirtï, Caractéristiques ou lissais diverti — Principes de la philosophie morale ou essai sur le mérite et la veiiu.

3. JIITCBESOX, Recherches sur l'origine des idées que nous avons de la beauté et de la vertu.

4. Joi'KFRor, Mélanges philosophiquest — Droit naturel.

!i. Ai). OABMEB, Traité des facultés de l'âme humaine, t I. 6. Tu. RIDOT, Psychol. des sentiments, l'art»,, F. Alcan.


- . -. " ' ■ '-■■-■-.'»

INTRODUCTION 8

giquc et pathologique, nous voudrions contribuera délimiter ces deux phénomènes souvent connexes, et pourtant hétérogènes et autonomes.

Il y a trois espèces de sentiments : les inclinations, les émotions, les passions.

On appelle émotions les états passagers, les bouffées de plaisir, de douleur, do joie, de tristesse, de colère, do peur, d'angoisse, do dégoût, do remords, d'admiration, etc., et on oppose les émotions aux inclinations cl aux passions. Ces dernières dénominations sont appliquées aux systématisations sentimentales h évolution lente, progressive, inconsciente souvent, tandis qu'on réserve l'appellation d'émotions aux sentiments soudains, explosifs, conscients. Un plaisir est une émotion, et un désir est une inclination; une douleur est une émotion, la crainte uno inclination ,• un mouvement do remords, do repentir, do regret sont des émotions : un remords, un repentir, un regret persistants sont des émotions-inclinations, le caractère scrupuleux est une inclination. Quant au terme do passion, il désigne les inclinations puissantes et prolongées : lu crainte habituelle exagérée est une passion, qui s'appelle la lâcheté. Tandis que la colère est uno émotion, ' l'irritabilité est une inclination et la haine uno passion.


4 \ LES INCLINATIONS

Nous nous contenterons provisoirement de ces définitions et distinctions sommaires, quittes à les préciser et à les compléter par la suite,

Les sentiments se présentent souvent à l'état de tendance, c'est-à-dire d'énergie latente. Cela n'est pas, d'ailleurs, particulier aux sentiments : tous les phénomènes psychologiques, par exemple les souvenirs, les idées, sont des forces, et ces forces sont des tendances dans la mesure où elles sont des réserves énergétiques disponibles. Avant d'étudier les inclinations, les émotions et les passions, nous exposerons quelques généralités sur les forces psychologiques actives et latentes.

A l'élude des inclinations nous appliquerons tour à tour les deux méthodes générales de la psychologie, qui sont la méthode d'analyse idéale et la méthode d'analyse réelle. La première est la psychologie généralo descriptive l : elle consiste, en ce qui concerna les sentiments, à retracer les lois do leur naissance, do leur développement, do leurdéclin,celles do leurs influences réciproques, leurs relations avec les sensations, les images, les pensées, les mouvements, lesactions. Quant h l'analyse psychologique réelle ou psychologie explicative:, elle consiste en recherches expérimentales et pathologiques pouvant éclairer le mécanisme intime des fonctions mentales ; pour ce qui est des sentiments,

I. Par opposition à la psychologie spéciale descriptive (voy. cl-des. ris, p. î).


INTRODUCTION 8

elle comprend les expériences do la physiologie sur le fonctionnement de la mimique et sur la production des émotions, inclinations, passions» et, d'autre- part, les observations cliniques sur les dissociations pathologiques du sentiment.

Pour savoir, par exemple, ce qu'il reste du moi d'un sujet atteint d'inémolivité, c'est-à-dire privé de toute espèce d'émotion, il faut observer des malades de ce genre, les laisser agir et parler, les interroger sans leur souffler leurs réponses, faire sur eux des expériences d'investigation et de contrôle. La première précaution nécessaire est de s'adresser à des sujets notoirement privés d'étals affectifs. Tel est bien le cas de notre malade Alcxandrinc; tel est aussi le cas do nombreux psychaslhéniques et hystériques.

Chez les hystériques, on doit se méfier particulièrement do la simulation plus u moins inconsciente de l'inémolivilé, et il importe de s'abstenir des procédés d'interrogation capables d'induire le sujet à cette simulation. Nous craignons, par exemple, que M. le docteur P. Sollier, dans ses expériences sur les anesthésiei suggérées l, n'ait pas entièrement évité ce danger. C'est artificiellement, par la suggestion hypnotique, qu'il a tenté de réaliser chez ses sujets tantôt l'ancsthésio de la peau, tantôt celle de tous les membres à la fois, tantôt l'ancsthésio viscérale, tantôt toutes les anesthé1.

anesthé1. SOLUEB, Le Mécanisme des Emotions. Paris, F. Atcan, 1905.


6 LES INCLINATIONS

sics viscérales et sensorielles réunies. Mais sur toute aneslhésic suggérée, le doute plane. Il est bien difficile de savoir comment les sujets comprennent et comment ils exécutent de pareils commandements. La suppression ou la diminution des réactions, l'allure calme de la respiration peuvent signifier simplement que le sujet sait que l'on attend de lui tel ou tel degré de contention volontaire, sans que véritablement il perde ou récupère une fonction. Pour connaître le rôle des sensations internes dans les émotions ou lo rôle des émotions dans le mécanisme des inclinations et do la personnalité, suggérer l'ancsthésio viscéralo ou l'inémotivilé à une hystérique n'est pas un procédéplus sûr que no serait cette suggestion : « Tu n'as plus de corps », suivie do conclusions concernant une vie purement spirituelle. Il faut se contenter des anesthésics isolées ou associées qui se présentent spontanément et dont des symptômos concomitants permettent do vérifier la réalité.

Or, nombreuses sont les hystériques présentant une inémotiviltS fondéo sur une anesthésio viscéralo vraie, spontanée, accompagnée ou non d'autres anesthésics, et qui se trouve contrôlée par des phénomènes concordants. Sous lo nom d' « anorexie hystérique », c'est l'ancsthésio viscérale que les médecins ont décrite do tout temps; il existe sur celte question uno importante littérature.


INTRODUCTION ^

Étudiant une hystérique qui classiquement eût été dénommée anorexique, M. Pierre Janct a remarqué que la perte des sensations de la faim peut no pas s'accompagner du refus des aliments, et que la volonté ou môme l'instinct de manger et de boire subsistent parfois en l'absence do la faim et de la soif. Lo terme « anorexie » devient alors impropre. M. P. Janet n'en suggère aucun autre ; nous proposons celui i'inémotioité avec conservation des inclinations.

On sait, écrit M. P. Janet, que d'autres sensations organiques, celles do la falin, de la soif, du besoin d'uriner, etc., peuvent être absolument perdues. M... reste plusieurs jours sans rien manger ni rien boire et elle n'en éprouve aucune incommodité ; elle se décide à manger et à boire par raison, car elle n'est pas anorexique, mais voici des années qu'elle n'a éprouvé le sentiment de la faim et de la soif '.

L'ô'fêiiw subsiste, mais elle est devenue inémotive. Par raison, et aussi par habitude et par instinct, celte femme continuo à manger sans ressentir la faim émotionnelle. Elle n'éprouve plus qu'une faim sans aiguillon viscéral; elle se sent encore portée à se nourrir, mais c'est par une forceaffeclivement neutre, et comme décolorée. Le besoin conscient, le désir, quoique dépouillé do sa tonalité affective ordinaire, subsiste à l'étal d'inclination inémotive.

Nous connaissons des cas fréquents d'anesthésic visI.

visI. JANET, État mental des hystériques, pp. 61-62,


8 - LES INCLINATIONS

céralc hystérique avec persistance d'inclinations inémotives ; et nous sommes portés à croire qu'un certain nombre des « stigmates mentaux hystériques », l'inémotivité, la désorientation dans le temps, la dépersonnalisation, la disparition progressive des inclinations, l'aboulie, etc., sont non pas seulement coexistants, mais subordonnés à cette anesthésic viscérale, et que l'étude de l'ordre de dépendance de ces divers troubles, chez les hystériques ou chez tous autres malades, peut contribuer quelque chose à la psychologie do l'émotion et de l'inclination.


PKEMIÉRE PARTIE

PLACE DES INCLINATIONS

DANS LA CLASSIFICATION GÉNÉRALE

DES SENTIMENTS



CHAPITRE PREMIER LES FORCES PSYCHOLOGIQUES

Unité et changement d'un phénomène psychologique. — Les forces psychologiques actives et latentes. — Une tendance peut <5tre consciente. — Conflit des forces psychologiques.

UNITÉ ET CHANGEMENT D'UN PHÉNOMÈNE PSYCHOLOGIQUE

Unité, multiplicité, simultanéité, succession, changement, ces notions ont un usage en psychologie comme en toute science.

Un « état d'amo » a beau ôtre une qualité unique en son genre, une fusionoriginalcd'éléments, une synthèse qui transfigure ses matériaux, il nos'ensuitaucunemcnl que tout essai de dénomination, do classification, de mesure soit condamné. L'hétérogénéité no se rencontre pas seulement en nous, elle est une donnée fort commune de la nature. Toute réalité, matérielle et môme rationnelle, offre lo surgissement d'étals inédits. L'évolution plastique d'un tout qui confère à ses parties, en se les assimilant, comme une essence étrangère, ce caractère n'est point le propre do la personnalité consciento et do la vie sentimentale. Partout il se retrouve : dan3 les organismes vivants, /tous les combinaisons .


li * LES INCLINATIONS

chimiques, voire môme dans les réactions mécaniques, et jusque dans les équations mathématiques. Do l'algèbre à la biologie se déroule une hiérarchie de formes dont chacune est pour les matières inférieures la limite théoriquement inaccessible et pratiquement atteinte. Tout aussi bien que l'analyse psychologique, celle d'une individualité vivante, d'une unité matérielle, d'une unité mathématique résout son objet en un infini ; et si, partant de la poussière des composantes, on ne parvient pas toujours à passer spéculativcment la limite et à reconstituer rationnellement la résultante, l'analyse n'est pas pour cela illusoire et fictive. Il suffit desavoir qu'en fait le pas est franchi, de constater empiriquement les synthèses effectuées, cl do situer ces asymptotes selon leur ordre hiérarchique. Aucune science n'est exempte de l'enregistrement passif, les irréductibilités sont, en psychologie comme ailleurs, des données et non des impossibilités d'avancer.

Souvent le passage d'une qualité consciente à uno autre se fait graduellement; il arrive quo la vie scnlimentalo procède par modulations continues, par uno conservation du passé et une préexistence de l'avenir dans le présent. Mais ceci non plus n'est point un obstacle insurmontable h l'analyse; la mémo difficulté se présente en toute science; pas plus en psychologie qu'ailleurs, le déroulement progressif et l'emboîtement ne sauraient empocher d'apprécier le semblable et lo


LES FORCES PSYCUOLO0IQUE8 18^

différent, sinon pour les écarts trop faibles, où lodiscer»; "v nement est encoro impossible. Que si l'on prend un écart .*,:;

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suffisant, alors la différence de deux nuances, de mémo: ■ que par exemple dans lo spectre solaire, apparaît sans'' peine; et l'intercalatlon des comparaisons permet de pénétrer ensuite dans les intervalles d'abord négligés, et^ ainsi de mesurer finalement toutes les parties de la*;, gamme. Comme une composition musicale orchestrée, la ? vie mentale se déroule tantôt simple, tantôt complexe; des traits mélodiques encore inouïs s'élancent, des tona* lilés se maintiennent quelque temps immuables, des silences se font, des rythmes s'établissent, des répétitions ; se produisent, une série se ramifie en plusieurs poussées, distinctesqui coexistent, s'entre-croisent,interfèrent,fusionnent pour se séparer autrement; ce qui prédominait s'atténue et se poursuit en sourdine, un môme développement parfois émerge, parfois plonge, tour à tour soustendant les autres et sous-tendu par eux. Dans cette complexité mouvante, il n'est ni impossible ni illégitime de saisir et de démêler les unités passagères qui se constituent, les évolutions périssables qui naissent, s'influencent réciproquement, se perdent en des formations nouvelles.

LES FORCES PSYCHOLOGIQUES ACTIVES ET LATENTES

Pour définir la valeur des données psychologiques les unes relativement aux autres, les actions mutuelles exer-


14 LES INCLINATIONS

cées et subies, il convient de faire appel aux notions d'intensité, do force, d'énergie.

Afin do comprendre les divers aspects de la forco, il est avantageux, ici comme toujours, d'avoir recours à la comparaison avec un réservoir rempli d'eau.

11 y a lieu d'envisager :

1° La quantité d'énergie ou la charge, c'est-à-dire la masse d'eau prise en réserve, et capable de se dépenser soit en bloc, soil en détail, selon la largeur do la voie d'écoulement qu'on lui ouvrira. Un phénomène psychologique tel que l'irritation présente uno masse énergétique variable, indépendamment de la manière brusque ou lente, étendue ou limitée dont celle irritation se déchargera.

2" La tension énergétique ou le potentiel. Il dépend do la hauteur du réservoir au-dessus d'un niveau pris pour terme do comparaison ; par exemple, au-dessus do la bouche par laquelle se dégorge le tuyau d'échappement. Uno môme quantité d'irritation a uno tension ou un potentiel variable, selon la valeur relative attribuée à l'objet pris pour dérivatif; dépensée sur do la vaisselle de terre, elle fait, par exemple, casser toute uno pile d'assiettes, mais si c'est dp la porcelaine de Chino qui tombe sous la main, une destruction beaucoup plus limitée suffit à la détente; déversée sur un adversaire méprisable, elle lo crible do horions, tandis qu'à l'égard d'un adversaire considérable, il lui suffit d'un geste ou


LES FORCES PSYCHOLOGIQUES 15.

d'uno injure. Laplace ' remarque que le plaisir do gagner une mémo somme est variable selon la richesse préalable du gagnant. Do mémo, la grandeur du risque encouru et l'inquiétude dépendent, d'une part de la probabilité absolue d'une issue heureuse, mais aussi, d'autre parh, du rapport entre le bien à acquérir et le biendéjà possédé; Cardan, Spinoza, Bcrnouilli, plus récemment Fcchncr'* ont étudié la dépendance de l'intensité du plaisir, delà douleur, de la sensation à l'égard de l'état antérieur du sujet qui les ressent. Quand l'état précédent était déjà favorable ou heureux, dit Hôffding ', un plus grand progrès no sera pas senti comme un bonheur aussi grand que si lo même progrès avait été obtenu après un état de douleur ou de malheur.

3° La résistance, la pression, le débit. La résistance dépend del'étroitesso du tuyau ; la pression, c'est-à-dire la force exercée sur une résistance, et le débit, c'est-àdiro la rapidité do la décharge, dépendent du rapport entre lo potentiel et la résistance. Une colère sans frein peut s'épuiser d'un seul coup; au contraire l'irritation contenue, empêchée d'agir, attend son heuro ou trouve des dérivatifs indirects ; enfin, les obstacles et les facilités présentés par la volonté, par les circonstances, par la crainte des représailles ou tout autres données psy»

1. LAPLACÏ, Essai philosophique sur les probabilités, 6« tA., pp. 17 et sulv.

2. FECHNER, Elemente der Psychophysik, I, pp. 236 et sulv.

3. HorFDt.xo, Psychol., 367. Trad. française, Paris, F. Alcan,


16 LES INCLINATIONS

chologiquos, pcuvont ralentir ou accélérer la détente. . 4° L'énergie latente. C'est uno relation entre la charge et lo débit, Si l'écoulement est nul, à cause d'une résistance insurmontable, toute la charge reste en réserve, capable do se dépenser au cas où une voio s'ouvrirait. Et quand la résistance est surmontablo et qu'une issue petite ou grando se produit, la partio de la charge non encore écoulée à un moment considéré est en réserve, capable de se dépenser au cas où uno voio continuerait à ôlre ouverte. En psychologie, les énergies latentes s'appellent tendances. Uno force psychologique empêchée d'agir actuellement n'est que tendance; si l'empôchement cesse et que la réserve soit en train de se dépenser, la force se décompose alors en acte et tendance, et il y a tendance tant qu'il reste du disponible.

Nous venons do voir que le sentiment appelé irritation qst uno force. On doit en dire autant do tout autre sentiment, et môme, sans exception, de tout phénomène .psychologique. Chaque sensation, chaque image mentale, chaque idée est unoforce; c'est-à-dire, elle possède, 'relativement à d'autres données, uno certaine quantité d'énergie, et une certaine tension ; pour agir, elle rencontre certaines résistances de la part do l'organisme et des autres forces psychologiques ; si ces résistances mentales et physiques sont supérieures à la force considérée, celle-ci reste tout entière à l'état de tendance ou


LES FORCES PSYCHOLOGIQUES . 17ï

d'énergie latente ; si les résistances laissent se dépenser > la charge, alors la tendance se détend partiellement ou'•■": totalement par des effets sentimentaux, représentatifs, moteurs.

Ces derniers sont les plus faciles à observer et suffisent pour reconnaître que les sentiments môme les. plus subtils et les idées môme les plus abstraites sont des forces.

La réaction motrice provoquéo par une sensation est un réflexe. Les sensations lumineuses provoquent la constriction do la pupille. Le chatouillement de la muqueuse nasale provoque l'éternuement. L'excitation _ delà plante du pied provoque des contractions complexes,, .;: Cello de la peau du thorax produit le rire spasmodiqùei^' La brûlure produit la rétraction réflexe do l'organe brûlé.

Une image touto mentale donne naissance à des véactions motrices, et ces réactions sont analogues aUx réflexes suscités par la sensation dont cette imige.est un résidu, un "souvenir. Si l'on se représente intense-- ment, par un effort d'imagination, un vif éclat do>' lumière, cela peut provoquer la constriction do,la pupille. Si l'on se chante en imagination un air do', danse, cela donne l'envie de danser cl peut provoquer un mouvement rythmé. Ce sont, naturellement, surtout les images motrices qui s'accompagnent d'une ébauche de mouvements : si l'on regardo avec intérêt une lutte,

RmcLt t'AuosNC?. — Inclinations, '8


18 LE8 INCLINATIONS

un exercice do trapèze, cela réveille chez le spectateur dos souvenirs, des expériences musculaires qui lo portont à esquisser les mouvements qu'il voit. 11 y a en ce cas suggestion d'un mouvement par le spectaclo d'un mouvement, grâce aux images motrices, aux souvenirs musculaires anciens.

Mémo abstraites, les idées sont des forces motrices, elles donnent lieu à des mouvements, en particulier aux mouvements d'articulation verbale. Toute idée tend à s'extérioriser vocalemcnt, toute pensée tend à être parlée, et lorsque nous pensom Ams la solitude, soit personnellement, soit en lisant imprimée la pensée d'au trui, notre darynx esquisse sans cesse une ébauche de prononciation de cette pensée inventée ou lue. La pensée la .plus abstraite s'accompagne de rudiments de langage articulé.

• Ce pouvoir moteur des sensations, images et idées ost exploité par les soi-disant sorciers et liseurs de pensée. Les sorciers, dont le nom primitif est sourciers, étaient les chercheurs de sources. Ils se servaient delà baguet'é divinatoire en coudrier et du pendule explorateur. La baguette s'incline ou lependule oscille lorsquo ■ le devin passe au-dessus d'une source, ou du moins lorsqu'il croit y passer. De même dans les expériences du'célèbre liseur de pensées Gumberland. Ce devin prenait la main do quelqu'un, et, les yeux bandés, trouvait l'endroit où cette personne savait un objet caché,


LES FORCES PSYCHOLOGIQUES 1»

trouvait l'aclion que le sujet voulait lui suggérer, trou-' vait un nombre que lo sujet avait ponsé. II n'était relié au sujet quelquefois que par un fil, et dans d'autres expériences, il n'était nullement relié au sujet. Tous ces faits et beaucoup d'autres du même genre s'expliquent par lo pouvoir moteur des représentations. Lo sorcier est professionnellement exercé à analyser dans la campagne les indices qui peuvent révéler une source,, par exemple, la présence do certaines espèces végétales ; sans aucune fourberie, ces idées demi-conscientes impriment à la baguette lo soubrosaut révélateur. Do même, dans la lecture des pensées, le sujet conducteur, sans le • savoir ni le vouloir, exécute do légers et précis mouvemonts indicateurs, offre plus do résistance musculaire ou plus do facilité à la main qui le sollicite, et cela suffit à donner quantité d'indications au devin ; et s'il n'y a pas communication par la main ou par un fil, c'es't.par larospiration et son léger bruit que les signaux s'établissent. C'est aussi ce qui a lieu dans les séances, spirites, soit que le fantôme parle, soit qu'il écrive : toujours il y a dans l'assistance une ou plusieurs personnes dont l'automatisme moteur est très développé, et qui peuvent par ailleurs être normales. Inconscient- ; ment, comme les somnambules mais sans dormir tout à fait, elles font ce qu'il faut pour que se produise lé petit miracle. Chevreul a imaginé uno expérience qui permet à chacun do se rendre compto du pouvoir.de


20 ' LES INCLINATIONS

l'automatisme inconscient alors même qu'il n'a pas été spécialement cultivé. On prend un fil à plomb ou uno

imbntre par lo bout do sa chaîne, et, appuyant le coudo sur une table, .on laisse osciller ce pendule. Si l'on ponso avec intensité à une direction vers laquelle on voudrait voir se régulariser l'oscillation, le pendule so met à dessiner des 8, puis adopte la direction souhaitée, et le sujet n'a pas conscience do ses légères impulsions

^directrices*.

UNE TENDANCE PEUT ÊTRE CONSCIENTE

''■-.' . ' » '

i La conscience que nous avons d'uno force psychologique qui est en nous n'est pas toujours proportionnelle à celte force. Ce qui est conscient, ce sont surtout les écarts dé potentiel et les variations brusquos do ces écarts, ce sont les variations des résistances, et Celles de l'écoulement d'énergie, ce sont les effets produits, et particulièrement les effets moteurs. Mais la

1. CUEVREIL, Baguette divinatoire et pendule explorateur, 1854 j cf. Heu. des Deux Mondes, 1883. — Cf. aussi FÊRÉ, Sensation et Mouvement. Fv Alcan, 2« éd. •, Travaitelplaisir. F. Alcan, 1894.— n. d'AixonNES, Lecture de la pensée par un procédé nouveau d'enregistrement des contractions automatiques de la main, Bull, de l'Inslit. gén. Psychol., \, 1905, pp. . 261-272.—MÛNSTERBERO, The motor power of Ideas, PsychologicalReview, 1,411. — NICHOIS, même litre, Ptychot. Rev, IV, [critique MQnsterbergl. —' L. SOLOUONS et 0. SIEIN, L'automatisme moteur dans l'état normal, Psychol. Rev., 1896. [On met entre les doigts du sujet un crayon avec lequel II doit continuellement tracer des barres sur du papter ; en même temps il s'absorbe en une lecture : il lui arrive alors souvent d'écrire des mois de sa lecturej. — VAN BERVLIET, Images sensitives'et images motrices, Rev. philos., août 1897. — FÊRÊ, L'inQ. de l'éduc. de la mot!- llté volont. sur la sensibil., Rev. phii, décembre 1897.


CONFLIT DES FORCES PSYCHOLOGIQUES

Quand plusieurs forces psychologiques cooxistaritcssont antagonistes, il peut arriver qu'aUcuno no prédo? domine,

LES FORCES PSYCHOLOGIQUES »{;j

valeur do la charge accumuléo, la'quantité d'énergie en réserve, la tendance peut rester inconscîonto. 11 ne fau| pas croire cependant quo l'inconscience soit o'ssentlél- : lement inhérento aux tendances; en général elles se;■ décèlent par des sentiments d'impatienco, do malaise, de trop-plein ; il y ado petites fuites révélatrices, occav; sionnées par des fissures ou par do passagères défailrf lances des résistances; elles permettent d'évaluer le disponiblo comparativement à l'écoulement. L'inconscience n'est pas plus le propre des énergies latentes quo la conscience n'est l'apanage des manifestations actives : un important écoulement de forces demeure; inaperçu si la voie s'est élargio par une progression, : imperceptible et si tout repère fait défaut. Il'est: des passions qui s'ignorent, mémo parmi celles qui so^ satisfont; et parfois uno passion peut plus facilement s'ignorer satisfaite quo réprimée. Au contraire, .Une; pure tendance est souvent consciente par rinquiétudë;: qui est la perception dos fuites; une haute pressipn'so: trahit souvent par uno trépidation résultant de petits échappements.


22 LES INCLINATIONS

Un psychologue français, M. Paulhan 1, a étudié ce phénomène sous le nom d'arrêt des tendances ; il a lieu dans la surprise, dans la contrariété et dans la timidité.

.La surpriso consiste eh ce quo deux ou plusieurs tendances antagonistes se trouvent brusquement en conflit et s'empêchent réciproquement de poursuivre leur développement. Par exemple, si un personnage masqué entre tout à coup et vient s'asseoir parmi nous sans parler, le cours d'idées quo nous poursuivons est brusquement arrêté par des questions quo nous nous posons sur ce visiteur mystérieux : voilà la surprise,

La contrariété est une inadaptation provenant do la difficulté à changer tout d'un coup, à cause d'une modification des circorstances, le point d'application de notre éuergie, dirigée déjà dans un sens. Par exemple, vous.avez l'idée de faire un voyage, vous en avez combiné lo plan, imaginé par avance les étapes : la maladie d'un des vôtres vient renverser ces projets; il faut brusquement construire des plans nouveaux ; de là une période de désarroi qui est la contrariété. •

La timidité est une inadaptation qui consiste à no pas réussir à faire prédominer à propos une tendance sur toutes les autres dans la vie sociale. Lo"! timide

I. PAÏUI.VI, Les Phénomènes affectifs. Paris, F. Alcan.


LES FORCES PSYCHOLOGIQUES - , 23

rcsto tiraillé entre des sentiments opposés ; quand il se décide à parler ou à se tairo, il est trop tard.

Nous verrons que ce retard des émotions ou cet arrêt des tendances peut être produit par l'intervontion d'un système puissant de forces psychologiques associées, l'instinct de conservation par exemple, ou la volonté, et c'est ce qui a lieu dans les émotions contenues.


CHAPITRE II

LES INCLINATIONS

Composition des forces élémentaires : les inclinations. — Inclinations de nature active. — Inclinations de nature intellectuelle. — Inclinations de nature émotionnelle. — Mutations des inclinations.

COMPOSITION DES FORCES PSYCHOLOGIQUES '. LES INCLINATIONS

Les forces psychologiques primaires, que nous avons jusqu'ici envisagées, donnent lieu, par leur composition, à des formations secondaires, à la fois complexes et durables, auxquelles sont applicables les notions d'association et de dissociation, d'affinité et d'incompatibilité, de combinaison, do systématisation, d'organisation, d'assimilation et de désassimilation, d'évolution.

Élargissant un peu le sens d'un, terme usuel, nous proposons d'appeler inclinations ces systèmes vivants, quel que soit leur degré do complexité et leur duréo.

Il y a des inclinations innées et indéfectibles, ce sont les instincts. Par exemple, les réflexes défensifs sont systématisés de manière à entrer en jeu suivant un ordre tactique ; ce mécanisme physio-psychologiquo s'appelle l'instinct de conservation ; il est si ten_aco qu'il agit encore pendant le suicide : par dos gcsjes involon-


LES INCLINATIONS . o vi|S;.^

taires do sauvetage, l'automatisme ée cramponne à la ;; vîo lorsquo la volonté la détruit. y\

II y a, d'autre part, des inclinations partiellement ■ acquises, à demi instinctives. Telles se rit l'inclination à"'; marcher cl l'inclination à parler ; c'est sur la base de dispositions innées quo l'éducation construit les mécanismes' physio-psychologiques de la locomotion et du langage .

Enfin il y a des inclinations acquises qui no seratlà-v chent pas à des instincts, à uno hérédité, mais seulement aux antécédents personnels do l'individu, et qui sont des habitudes et besoins sentimentaux, intellectuels, actifs qu'il alui-mômo contractés. Suivant la vitalité do ces.... formations psychologiques, et aussi suivant la nature,' et l'histoire du caractère dans lequel elles évoluent^ suivant les circonstances qui modifient ce caractère, ces inclinations individuelles peuvent être durables ou passagères. Elles peuvent se fixer et so perpétuer durant uno vie entier*-, se transmettre peut-ôtro héréditaire-^

ment et devenir ainsi instinctives et innées chez quelque;

' '' ■■ i V-'-

descendant, ou, au contraire,'s'étioler et disparaître

après avoir végété pendant un temps parfois très court. Voici donc uno première classification dos inclinalions, du point de vue de leur durée, selon qu'ellesoccupent uno période courte ou longue dans l'existence; individuelle, ou qu'elles dépassent les limites de la vie} individuelle en remontant aux ancêtres ou en so tra'ni?^ mettant aux descendants.


2$ LES INCLINATIONS

CLASSIFICATION DES INCLINATIONS DU POINT DE VUE DE LEUR DUREE

/ instinctives

I à demi instinctives et à demi acquises

] , individuelles passagères

Inclinations { I , •

1 \ individuelles durables

f acquises, { , . , , .

f / durables et transmises héré\

héré\ ditai renient.

CLASSIFICATION DES INCLINATIONS D'APRÈS LEUR OBJET

11 convient, d'autre part, de classer les inclinations du point do vue do leur objet, ainsi que Descartes l'a indiqué dans son Traité des Passions de l'Ame : « 11 y aurait plus do raison de distinguer le désir en autant de diverses espèces qu'il y a de divers objets qu'on recherche ; car, par exemple, la curiosité, qui n'est autre chose qu'un désir de connaître, diffère beaucoup du désir do gloire, et celui-ci du désir do vengeance, et ainsi des autres...l »

Le quatrième livre d.o h Recherche de la Vérité est consacré par Malebranche à la théorie des inclinations. 11 y étudie seulement les « inclinations naturelles », et c'est dans les autres parties de son livre qu'il analyse les inclinations acquises, lesquelles, à ses yeux, sont des spécialisations ou des déviations dos naturelles. C'est

1. DÉSCARTES, Traité des Passions, ll« part., art. 88.


LES INCLINATIONS 27

par leur objet qu'il classe los inclinations naturelles. Il en admet trois fondamentales : l'inclination pour lo bien en général ; l'inclination pour la conservation do notro être ou de notro bonheur (inquiétude, curiosité, amourpropre divisé en amour de l'être et du bien-être ou de. la grandeur et du plaisir) ; enfin, « l'inclination pour les autres créatures, lorsqu'elles sont utiles ou à nous-? mêmes, ou à ceux que nous aimons, »

Cette classification s'est transmise, développée, précisée, et voici comment elle est détaillée par Adolphe Garnier, dans son Traité des Facultés Je l'dme humaine :

recherche do l'aliment

recherche du bien-être corporel •

instinct d'activité physique

instinct du sexe

choix instinctif de la demeure

f - . amour do la propriété

' Inclinations

instinct do construction .

qui se rapportent

/ amour des habitudes à des objets 'i

amour instinctif de la vie personnels

appréhension naturelle

instinct de ruse

confiance en soi-même

émulation

amour du pouvoir

amour de la louango


18 * LES INCLINATIONS

/ instinct do société

besoin d'épanchement

, ,. . | goût de l'imitation

Inclinations i

) docilité qui se rapportont \

■ ., .,:! I sympathio à nos semblables f

f attraction particulière

1 amour

affections de famille

' amour du bien moral

_ ,, , amour du vrai et du merveilleux

Inclinations

amour du beau proprcment'.dit ou se rapportant

, ,, (du beau sensible

à des objets 1

/ instinct de la pudeur non personnels f

instinct du sublime, du gracieux,

\. de la laideur et du ridicule.

Plus psychologique est peut-être la classification proposée par M. le D'Ch. Mercier * :

il" la conservation do l'organisme physique ou mental / besoin sexuel 2°la conserva- 1 \ sentiment maternel tton de 1 es- { f sentiment paternel pèce . \ sentiment filial

1. Ch. MERCIER, The nervous System and (ht itfi'nrf, 1888, pp. 279-361.


LES INCLINATIONS '■ ' ; . 29 ' -

/ sentiments corporatifs 3' lo bien-être . , , .

( scnlimonlspatrioliqucs . commun /

\ sentiments moraux '-/

4° lo bien-être { sympathio

Scnli- d'autrui ( bienveillance

ments 8° des objetsdé- [ admiration Lcon-

Lcon- passant la ] surprise ,:■

cernant sphèrodol'u- / sentiments esthétiques vl

(Suite.) tilité [ sentiments religieux . ;'

6° des rapports / , , 'f -

I conviction . ■ •

abslraitsfsen- \ i { doute I timentsintel- /

1 „ [ perplexité. K ! I lcctuels) • \ r r-ifi

Militaristes, les moralistes cl les psychologues :• anglais, en particulier Benlham, Sluart Mill, Spencer, ' \ ont développé cette conception philosophique, que les inclinations égoïstes sont les plus simples et les plus /

primitives, que l'expérience, la société, et, selon Spencer, ■; l'hérédité, développent, comme des formations déri--.K: vées, les inclinations ego-altruistes et finalement les;-^ inclinations altruistes. ' : ■ lv

« -"'."..ïVj

On peut controverser sur ces différents pointé, et-ri soutenir, par exemple, quo les inclinations imperson- i = nelles ne sont pas moins primitives que les égoïstes, et > n'en sont pas dérivées ; on peut contester la place assi-;'"; gnée à telle inclination, par exemple à la pudeur dans,;


80 LES INCLINATIONS

la classification d'Ad. Garnier. Ce n'est pas dans ces problèmes moraux et philosophiques, bien plutôt que psychologiques, quo nous voudrions ici nous engager. Indépendamment de leur caractère inné, acquis, durable, passager, indépendamment do leur objet personnel, social, idéal, et on admettant lu légitimité de ces classifications, nous proposerons, en outre, la classification suivante des inclinations, établie d'après leur origino et leur contenu psychologiques, c'est-à-dire d'après la prédominance de l'activité, de l'intcllcclualité ou de l'émotivité.

CLASSIFICATION DES INCLINATIONS D'APRÈS LEUR NATURE PSYCHOLOGIQUE

ido nature active do nature intellectuelle dc.nalure émotionnelle.

LES INCLINATIONS DE NATURE ACTIVE

Tout acte, surtout s'il est répété, crée dans l'organisme et dans le système nerveux uno disposition, un besoin, inconscient ou conscient, et c'est ce que l'on appelle l'habitude. Considérons tour à tour l'acquisition des besoins d'action et les phénomènes auxquels peuvent donner lieu ces besoins uno fois constitués.

L'exercice d'une fonction augmente sa capacité d'ac-


INCLINATIONS ACTIVES 31

tivité et son exigence d'activité. La répétition d'un acte lo facilite et créo un besoin par l'élimination do la sensibilité et de l'intelligence Au début, l'apprenti novice, pour exécuter convenablement un acte nouveau, est obligé de noter attentivement lps différentes altitudes qu'il donne à ses membres, afin de les confronter avec lo modèle proposé. Il est dans un état do sensibilité attentive et d'intelligence attentive. Or l'exercice souvent répété permet do rolàchcr l'attention. Chaque altitude exécutée en arrive a enlratnor à sa suite, automatiquement, l'exécution de l'allitudc qui doit la suivre, cl ainsi, progressivement, les mouvements s'appellent les uns les autres selon l'ordre et le rythmo indiqués. Pour marcher, faire demi-tour, évoluer, garder l'équilibre, saisir et mouvoir les objets familiers, nous nous en remoltons à des habitudes automatiques qu'il nous a élé fort difficilo d'acquérir étant enfants, et notre attention, ainsi libérée des nécessités do la vie courante, peut vaquer ailleurs.

Les besoins d'action, uno fois constitués graco aux habitudes motrices, peuvent dovcnirdcs sources d'émotion et de pensée. A mesure que lo mécanisme se construisait et qu'il acquérait le besoin d'agir, la sensibilité et l'intelligence se sont graduellement éliminées; mais elles n'y perdent rien, elles peuvent se dépenser autrement, et l'aclion même qui les a éliminées peut indirectement leur fournir mille objets nouveaux. Grâce


. 82 LES INCLINATIONS

à l'automatisme qui lui permet d'aller vite et do no pas songer à son guidon et à ses pédales, le cycliste peut voir dos paysages plus souvent renouvelés. Ainsi lès habitudes actives no font que reculer la pensée et la sensibilité, et au total il n'y a pas déchet, mais bénéfice d'énergie. Los inclinations actives peuvent donc, bien dirigées, laisser lo chemin libre et créer des débouchés nouveaux aux inclinations sentimentales et aux inclinations intellectuelles.

LES INCLINATIONS DE NATURE INTELLECTUELLE

Les sensations, images, idées sont susceptibles do former, par association et dissociation, des groupes indépendants et durables. La ténacité d'un système de représentations lui permet d'engendrer des manifestations oxléricurcs telles que paroles et actes, et do s'enrichir d'éléments nouveaux incorporés chemin faisant.

Deux ou plusieurs représentations sont dites associées lorsqu'elles s'évoquent mutuellement. Une image est associée aux sensations qui lui ont donné naissance Î si je revois et reconnais un pays./ , je me rappelle les impressions précédentes quo j'en ai eues et qui se sont conservées sous forme d'images mentales. Une sensalionestordinairemcntévocalriced'ungrandnombre d'images : à l'occasion de chaque expérience actuelle, une multitude do données anciennes surgissent, qui


INCLINATIONS INTELLECTUELLES '33;

f - \ *'

nous permettent de la comprendre. Images et sensations sont évocatrices d'idées, en ce sens quo, du fait donné, nous nous élevons, par la comparaison avec d'autres faits remémorés, à des vues d'ensemblo, à des classifications, à des conceptions théoriques. Et de même, les idées abstraites n'ont de valeur quo si elles no sont pas isolées, mais associées à des images concrètes qui les illustrent.

Contiguïté, ressemblance et contraste, telles sont, d'après les logiciens et psychologues anglais, les relations en vertu desquelles images et idées so groupent et constiluent dos systèmes cohérents. Chacun do ces systèmes se comporte comme un petit organisme intellectuel, il se nourrit en s'assimilant de temps en temps des éléments nouveaux, il se défend en entravant l'enregistrement des données qui lui sont réfractaircs ; par sa puissance acquise, le système constitué assure la nonassociation do représentations quo certaines circonstances tendraient à lui imposer. Enfin on observe aussi la dissociation d'un système déjà formé, et son partage en plusieurs systèmes secondaires, ou son éparpillement et sa disparition.

La formation et l'évolution d'une inclination intellectuelle telle qu'un Idéal, qu'une vocation ou qu'une tournuro d'esprit s'explique par des facteurs multiples, l'hérédité, l'imitation, la suggestion, la contagion, l'adaptation au milieu d'une part, et d'autre part la

Primt t'ALLoxati. — IncHnilioni, 3


34 LES INCLINATIONS

résistance au milieu, l'ennui du connu et du familier, l'atlrait du nouveau, l'invention.

Outre ces inclinations intellectuelles générales qui définissent l'attitude d'uno intelligence individuelle à l'égard de la vie et du monde considéré dans son ensemble, et qui sont au nombre des grandes lignes directrices d'une personnalité, chacun do nous possède aussi une multitude de petites inclinations intellectuelles particulières qui déterminent sa réaction à l'égard do chaque objet et do chaque être.

Si l'on convient d'appeler inclination tout comploxus physio-psychologtquo durablement organisé, doué d'une vie propre, opérant uno série do sélections parmi les matériaux qui lui sont offerts, on dira qu'en toute perception, en tout acte d'attention entre en jeu une inclination. Une lueur rouge aperçue distraitement dans la nuit n'est qu'une sensation brulo, qui reste comme détachéo, qui no s'insère dans aucun système cohérent et préexistant de représentations. Cette sensation devient intelligente, c'est une perception, si je reconnais le feu d'un omnibus. Dans ce second cas intervient, pour cliqueter la donnée, un complexus sensorio-intellecluel préalablement établi et maintes fois utilisé, fait de souvenirs visuels, auditifs, moteurs durablement associés et interprétés par uno multitude d'expériences, de comparaisons, d'inductions, d'évaluations, de vérifications, do rectifications. Ma notion de chaque objet


INCLINATIONS INTELLECTUELLES 3»

familier a toute uno histoire ; j'ai commo un dossier plus ou moins complet lo concernant. Documents et desiderata pratiques sur l'art do m'en servir et do me comporter prudomment à son égard ; vues sur son utilité • sociale en général; connaissances désintéressées, scientifiques, linguistiques, etc. ; impressions esthétiques, anecdotes personnelles; étals successifs par lesquels, do l'enfance à l'âgo mûr, a passé ma conception, voilà le contenu do mon dossier sur une montre, un omnibus, un escalier, un chien, un homme, une réalité quelconque à laquelle je puis avoir affaire, Parfois uno donnée vient à l'improvisto compléter ou entr'ouvrir un do mes dossiers pour y trouver son étiquette; en voyant la lueur rouge, je pense : « C'est tel omnibus », et si je n'en ai pas besoin maintenant, je passe; c'est l'attention sppn tanéo. 11 y a attention réfléchie si, ayant besoin do tel omnibus, je scrute la nuit en même temps quo je compulse un registre mental, pour saisir lo premier indice visuel ou auditif do l'arrivée du véhicule. Des systèmes persistants do représentations classifiées vivent en nous, prêts à s'enrichir, capables de so refondre ; toute donnée imprévue y est bientôt repérée, et toute donnée prévue est anticipée par une récapitulation d'attente. Un botaniste en promenade détermine d'un coup d'oeil les espèces familières, qui tombent d'emblée dans leur casier mental ; et sa curiosité des espèces rares tient en éveil leurs définitions, comme autant de pièges entre-


80 LES INCLINATIONS

baillés, d'images mentales toutes prêtes à se précipiter sur le moindre aspect adéquat. Do la môme manière nous herborisons sans cosse dans le réel, à l'aide de classifications réceptrices et d'anticipations investigatrices. Mille inclinations intellectuelles dorment ou veillent, appareils enrcgislreurs et élaboraleurs des -sensations.

LES INCLINATIONS DE NATURE ÉMOTIONNELLE

Tout autant que les actes et plus encore quo les représentations, les émotions sont des forces et des sources fréquentes d'inclinations.

M. Pierre Janet a étudié l'influence dissolvante do l'émotion'.Chez les psychasthéniques, une émotion survenant détruit en un clin d'oeil un travail do suggestion et de persuasion qui a demandé uno semaine. Les associations intellectuelles encore en voie do formation, instables, péniblement construites pièce à pièce s'effondrent, et tout est à recommencer*. On peut observer quelque chose d'analogue chez les sujets normaux ; de tout temps on a remarqué la puissance dissociatilco du sentiment en conflit avec la raison et avec la volonté systématiques. Dans le calme de la pensée froide, nous nous faisons une théorie sur la vie, un plan d'existence,

1. P. JAXKT, S'évroses et idées fUes, 1898,1,143 et suiv. (F. Parts, Alcan); Automatisme psychologique, 1889, Paris, F. Alcan.

2. P. JANET, L'Automatisme psychologique, p. 457.


INCLINATIONS ÉMOTIONNELLES •'. v.-. ïffi

nous arrêtons nos formules. Survient une commotion' affective,, et voilà les théories à vau-l'eau. L'émotionV souvent, c'est la nature surgissant au beau milieu de nos artifices, c'est le coup de vent qui éparpille la raison abstraite, la volonté factice.

Mais il n'est pas douteux, d'autre part, que l'émotion, dans des conditions favorables, possède aussi une influence inverse, systématisante, agglutinante 1. Contre d'association, elle engendré et entretient des processus intellectuels et actifs, des inclinations, des passions, qui peuvent ensuite so libérer d'elle, continuer à évoluer après la disparition do leur inilial contenu affectif.

Réservant pour l'étudier plus bas la formation des inclinalionsémotlonncllcsoudes émotions-inclinationsJ et le mécanisme des passions inémollvcs', nous niions seulement examiner ici comment une inclination d'origine émotionnelle peut devenir une inclination inémotivo.

La transformation do l'émotion en inclination peut dovenir totale. 11 arrive souvent quo, par l'intervention de causes que nous allons analyser, la donnée affective primitive, sur laquelle les formations secondaires ont végété, vient à s'atténuer et à disparaître, si bien que

1. F. RAUH, De la Méthode dans la psychologie des sentiments, p. 81. Paris, F. Alcan. « Car si une émotion est d'abord un état, elle est ausit tendance, devenir, germe de sentiments futurs qui déjà t'y annoncent, et que l'on y sent fourmiller. »

2. P. 89.

3. Pp. 68-73.


38 LES INCLINATIONS

le complexus restant ne contient plus rien d'affectif et n'est donc plus uno émotion, alors que néanmoins il reste doué d'une force active aussi considérable qu'autrefois. On a alors affaire à une inclination inémotive, d'origine émolive. L'affectivité éliminée, l'inclination est restée aussi systématique et aussi énergique; lo résidu inémotif do forces intellectuelles cl motrices associées n'a rien perdu do sa puissance. 11 est des inclinations très violentes, en l'absence des émotions qui normalement leur correspondent ; quand, par l'âge ou l'abus, la capacité affective diminue, les désirs peuvent ne rien perdro de leur force et môme s'exaspérer par l'inassouvissement. De là les perversions libidineuses des impuissants,

Quols sont donc les facteurs capables do produire l'élimination partielle ou totale do l'affectivité, tout en laissant intactes la systématisation et l'énergie de t'inclinalion? Il y on a trois principaux : l'habitude, l'intellectualisation, l'incapacité affective.

i" L'habitude est uno source d'inclinations inémotives. C'est un fuit bien connu quo lo temps, la durée, atténue et môme anéantit l'émotion, tout en laissant le besoin subsister, et même continuer à s'accrollrc. On peut observer ce phénomène chez les fumeurs : certains en viennent à n'avoir plus de plaisir à fumer, et pourtant à ne plus pouvoir se passer de fumer 1. L'inclinaI.

L'inclinaI. De la méthode dans la psychologie des sentiments. Paris, F. Akan, 1899.


INCLINATIONS INEMOTÏVES 39

tion n'a rien perdu do sa force en devenant inémotive. A l'amour passion émotionnelle succède souvent l'amour passion inémotivo; l'émotion amoureuse émousséo, l'union do deux êlrcs resto parfois tout aussi profonde et forle. Do môme pour toutes les émotionsinclinations ot passions émotionnelles : leur portion émotive peut s'atrophier et disparaître alors quo leur puissance subsisto ou môme n'en devient quo plus active.

2° L'intellectualisation est une sourco d'inclinations inémolives. L'épuration des sentiments par l'intelligence peut aller jusqu'à les dépouiller de tout caractère affectif et jusqu'à les transformer en inclinations pures. Cela a lieu parfois dans l'amour platonique ; il peut s'intellectualiser jusqu'à no contenir plus rien do charnel et même presque plus rien d'émotif. Les stoïciens et plus lard Spinoza, Kant, etc., onl jm^loyé l'intellectualisation pour so débarrasser des troubles émotionnels ; or, il peut arriver que, l'émotion abolie, pourtant l'inclination, le désir subsiste. A l'inclination émotionnelle, sourco d'uctes qu'il considère comme tout au plus conformes au devoir, Kant veut substituer le pur respect, source d'impératifs catégoriques, c'est-àdire le désir intellectuel, l'Inclination ihémotive intellectuelle, quoique, dans sa terminologie, Il refuse d'employer <lo telles appellations.

Dans certain cas ces deux premiers facteurs, habi-


10 ' LES INCLINATIONS

tude, intellectualisation, collaborent pour produire, en partant d'une origine émotive, uno inclination inémotivo. C'est ce qui a lieu par exemple lorsqu'un jeune homme, attaché à l'étude dans une premièro phase par les punitions ou lès récompenses, puis par le désir du succès, en arrive plus tard à no pouvoir plus so passer do travailler intellectuellement, quoiqu'il continue à n'y éprouver aucun plaisir et quo les secours émotionnels extrinsèques ne l'y poussent plus. Parmi les gens qui ont uno vie inlcllcctuello, beaucoup s'y livrent comme à un sport, en vertu d'un besoin qui n'a plus rien d'émotif, bien qu'il soit parfois lyrannicjue. !

3° L'incapacité uffectivo est un facteur d'inclinations inémoltves. L'inémotivité des inclinations peut tenir à des causes physiologiques, comme cela arrive chez les tempéraments naturellement apathiques et dépourvus de sentiments affectifs. Ces personnes quo rien n'émeut peuvent, malgré léu." calme, posséder dos inclinations do puissance normale. Certains sloïques paraissent avoir été tout à fait dépourvus d'émotivité naturello ; cela no les empêchait pas d'être dc3 caractères énergiques. Dans plusieurs maladies, en particulier dans certaines formes do l'anémie, les malades deviennent incapables d'émotion ; les émotions les plus fondamentales elles-mêmes peuvent être supprimées : la faim, la peur, la colère, la tendresse no sont plus ressenties. Or il arrive que, tandis que les émotions sont ainsi abo-


INCLINATIONS 1N1ÎM0T1VES ,41'

lies, les inclinations subsistent. Quolques-uns de ces malades continuent à désirer manger sans ressentir la faim, par raison et parce que l'instinct do conservation continue à agir en l'absence de l'émotion par laquelle il so manifeste d'ordinaire.

Lo premier facteur : habitude, et lo troisième : inca-_ pacité affective, peuvent collaborer; et c'est ce qui arrive chez beaucoup de vieillards devenus égoïstes et indifférents. Leur indifférence est faite d'inémotivilé résultant à la fois do l'usuro do la sensibilité affective par sénilité et do son émoussement par accoutumance. Or les inclinations chez les vieillards sont très tenaces, on les appelle vulgairement des manies : bien que l'émotivité ait disparu, les inclinations sont plus opiniâtres quo jamais.

Les inclinations inémotives sont des sources d'actions). Quelle quo soit l'origine d'une inclination inémotive, qu'elle résulte d'une inclination émotlvo do laquelle l'affectivité a été éliminée par habitude, intellectualisation, apathie, ou qu'elle résulte d'uno action fixée par l'habitude, ou enfin d'un ensemble do représentations systématisées, dans tous les cas, l'inclination inémolivo est une force qui peut continuer à produire ses effets avec la mémo régularité, la môme promptitude, la môme adaptation aux circonstances, la même richesse que les inclinations émotives. Un apathique, au sens d'inémotif, n'est pas forcément


42 LES INCLINATIONS

un inerte. Il y a des hommes d'action dépourvus d'affectivité : Robespierre, Fouquier-Tinvitle, Carrier et nombre do révolutionnaires en fourniraient des exemples.

Les inclinations inémotives sont des sources d'émotions. Chez l'homme normal, à côté d'inclinations émotives, il y a un grand nombre d'inclinations inémotives. Ces dernières peuvent devenir des sources d'émotions, tout comme les premières. Ce qui n'était qu'un besoin lyrannique, vido d'émotions, peut, par suite des circonstances, par l'effet do la volonté et d'uno cullurc raisonnée, donner naissance à des sentiments affectifs ; par exemple, la coquette qui finit par être prise à son propro jeu et devient amoureuse; l'incroyant qui veut croire et qui parvient, selon la méthode conseillée par Pascal, à faire surgir l'émotion religieuse par dos pratiques rituelles d'abord toutes mécaniques.

MUTATIONS DES INCLINATIONS

Les empêchements opposés à un besoin instinctif ou acquis ont pour effet do détourner l'inclination vers des satisfactions indirectes, vers des équivalents. Uno personne n'a pas trouvé à so marier, malgré une propension marquée à la vio do famille : cllo so fait infirmière, elle dépense sur ses malades une tendresse qui préférerait d'autres objets.


LES INCLINATIONS 43

11 arrivo quo l'inclination ainsi détournée se transforme assez profondément pour qu'on doivo l'appeler uno inclination nouvelle. Après plusieurs années, un bon parti so présente, et notre infirmière refuse do somarior. Lo sentiment a définitivement adopté son nouveau cours, les compensations sont devenues des buts, la tendresse qui n'avait d'abord quo changé d'objet a fini par changer do nature, et peu importe maintenant de quels éléments elle était faite autrefois.

Un critérium permet do discerner dans les mutations sentimentales la substitution d'une espèce à une autre. On est en présence d'un sentiment nouveau méritant uno dénomination propre lorsque, malgré la suppression des digues qui détournèrent le courant initial, il ne reprend pas la voie première devenue libre, car son lit actuel est si creusé, qu'il y reste.

On u souvent démêlé dans la foi des mystiques diverses affections humaines reportées sur Dieu. Mais l'origine première dos énergies sentimentales est sans importance, une fois leur orientation établie. L'amour ' sacré est do l'amour sacré, alors môme qu'il a commencé par ôtro un substitut ou un dépit do l'amour profane.

La Rochefoucauld a soutenu une théorie pessimiste des inclinations humaines. A sos yeux, elles sont, soit primitivement soit même universellement, dirigées vers le mal ; les inclinations égoïstes sont la clef do


44 LES INCLINATIONS

toutes les autres, l'altruisme n'existe pas ou est une formation secondaire, souvent il est du pseudoaltruismo, de l'égoïsme ou hypocrito ou inconscient, et enfin, c'est toujours l'amour de soi qui est la base des inclinations sociales, de la solidarité, de la bienfaisance, et des inclinations idéales, de l'amour du beau et du vrai.

Au fond de cette doctrine misanthropiquo git un sophisme, Une sympathie originairement dérivée de l'égoïsme peut être devenue de la vraio sympathie. Do l'herbe transformée en chair par la digestion n'est plus de l'herbe, mais do la chair. Les sentiments désintéressés restent ce qu'ils sont, môme si lo plaisir et l'intérêt ont été leur point do départ.

Dire quo l'utilitarisme avilit la vertu en la déduisant du plaisir et que le transformisme animalise l'homme, c'est un faux grief. La bestialité évoluée en humanité est do l'humanité et n'est plus delà bestialité. Ce qui définit une inclination, ce n'est pas la matière première dont elle est faite, c'est sa direction une fois constante, c'est son objet une fois établi.

La lumière est un modo d'énergie original, qu'elle soit faite avec du pétrole, du gaz ou du courant électrique; il faut boire et manger pour que le cerveau pense, mais uno pensée, un sentiment ont leur valeur propre, indépendamment de la qualité des aliments. De même une formation psychologique secondaire est


LES INCLINATIONS 45

irréductible à ses matériaux psychologiques élémentaires. Uno sainte aime son Dieu finalement, maternellement et môme amoureusement : mais avec quoi peutelle l'aimer, sinon avec ses sentiments de femme? leur combinaison mystique est originale, la foi est autre chose que la tendresse filiale, que l'instinct maternel et que l'amour, bien qu'elle puise à ces sources. Et si c'est avec de l'égoïsme quo nous faisons du désintéressement, la création n'en est que plus grande

L'association et la dissociation des inclinations sont régies par des affinités et des incompatibilités variables suivant les natures individuelles, les dispositions momentanées, les circonstances. Lorsque deux inclinations sont nettement opposées, elles no sont pas pour cela incompatibles, lo contraste est source d'associations; Nous verrons, dans la jalousie, l'amour uni à la haine ; l'idéal d'un homme est ce qu'il n'est pas, ce qu'il voudrait être, et souvent même ce qu'il no peut ôlre, le contraire do ce qu'il est; il demande au rêve des émotions fictives, complémentaires do ses émotions familières; il y a des hâbleurs qui sont des matamores dans leurs récits, et des peureux dans la réalité. Quant aux affinités fondées sur l'analogie, elles engendrent l'association d'inclinations do môme genre. Par exemple, la peur s'associo volontiers avec îa haino, avec l'envie, avec la jalousie, avec la lésine : ce sont là des inclinations défensives, Au contraire l'irritabilité s'associo


49 LES INCLINATIONS

quelquefois avec la générosité, avec l'ambition, avec la cupidité, c'est-à-dire avec d'autres inclinations expansées 1.

Les inclinations systématisées, quo ce soit par contiguïté, par contraste ou par analogie, contribuent à constituer le caractère d'une personne. Par l'effet do leur systématisation, elles tendent d'uno part à s'épurer de toute affectivité, ù perdre l'acuité de leur résonnancc émotive, et d'autre part à devenir de plus on plus exigeantes, à s'ériger en besoins. C'est dire que, par la systématisation, les émotions cessent d'être des émotions, pour se transformer en inclinations puissantes, quoique dépourvues de plus en plus de caractères émotifs.

La coexistence et la fusion des inclinations ont été étudiées par Spinoza*, et plus récemment par MM. Th. Ribot, Fr. Paulhan, P. Sollier 3.

1. AD. GARNIER, TtvUé des facultés de l'dme, 1862, étudie o la liaison de certaines inclinations a (t. T. p. 309). Celui qui est tendre Ois est aussi tendre père et ami de l'humanité ; l'amour du pouvoir s'allie volontiers & l'amour de la gloire, à la confiance on soi, au désir de la prééminence ; l'amour du gain, de la bonne chère cl des plairirs sensuels sont souvent associés. D'autre part, des inclinations contraires so font équilibre dans le même individu : l'amour des habitudes est tempéré par l'amour de la nouveauté; la circonspection lient en respect ta confiance en soi et l'instinct d'activité physique; la 'ruse modère le besoin d'épanchement; l'égoïsme est adouci par l'amour des hommes (t. I, p. 315).

2. SPINOZA, Ethique, III' partie.

3. Conformément à. la terminologie que nous avons adoptée, nous emploierons le terme inclination pour désigner les systèmes durables de forces psychologiques, alors même que les auteurs eiposés usent du terme émotion.


LES INCLINATIONS 47

Des inclinations différentes, opposées et môme contradictoires peuvent so produire simultanément à propos d'un même objet. Par exemple, si nous nous apercevons qu'une personne pour qui nous éprouvions de la tendresse ne nous paie pas do retour, mais témoigne de l'affection à un tiers, nous la haïssons pour son infidélité, tout en l'aimant toujours,. Cet état d'amour et do haine simultanés pour la même personne est la jalousie. Il nous arrive aussi de ressentir à l'égard d'un môme objet des sentiments contraires d'admiration, et de dépit parce qu'il est hors de nos atteintes, et ce conflit d'inclinations est l'envie. Spinoza analyse un certain nombre de faits du même ordre, sous le nom de fluctuation,

M. Ribot 1 a distingué deux espèces de coexistence des inclinations, qu'il appelle la composition par mélange et la composition par combinaison. La composition par mélange, c'est la coexistence d'inclinations se développant chacune pour son propre compte, sans réagir les unes sur les autres. La composition par combinaison, c'est la fusion des inclinations, de telle sorte que les composantes donnent une résultante qui diffère de chacune d'elles.

M. Paulhan* a distingué d'une manière analogue la

1. TH. RIBOT, Psychologie des sentiments, Paris, F, Alcan.

2. PAULHAN, L'activité mentale et les éléments de l'esprit. Paris, F. Alcan.


48 LES INCLINATIONS

synthèse imparfaite et la synthèse parfaite d'inclinations hétérogènes.

Er°n, M. Sollier distinguo plusieurs espèces do coexistence des inclinations, qui sont la simultanéité, l'alternance, la prédominance, Y interférence, la neutralisation. La simultanéité, c'est la composition par mélange de Ribot et la synthèse imparfaite de Paulhan : des inclinations diverses coexistent sans se modifier. L'alternance, c'est l'apparition alternative et perpétuelle de^deux inclinations opposées, sans quo ni l'une ni l'autre parvienne à s'installer et à prédominer : les gens à caractère inégal ont des alternatives d'affabilité et d'humeur. La prédominance a lieu lorsque, parmi plusieurs inclinations en présence, qu'elles soient simultanées ou alternatives, l'une.arrive à l'emporler sur les autres. Interférence, neutralisation et addition correspondent à la composition par combinaison de Ribot et à la synthèse parfaite do Paulhan : l'interférence des inclinations, c'est leur fusion en une inclination résultante; la neutralisation, c'est le conflit aboutissant à l'indifférence.

HISTORIQUE DE LA QUESTION DES INCLINATIONS INÉMOTIVES

L'existence d'inclinations inémotives a été aperçue par maint psychologue. Mais souvent la question a été posée sous une forme qui parait défectueuse- et quo


INCLINATIONS INÉMOTIVES : HISTORIQUE 49

voici : existe-t-il des états do conscience neutres ou indif- " fércnts, c'est-à-dire qui no soient ni plaisir, ni douleur?

Cette formule manque de précision. Elle contient au moinsdeux questions distinctes : 1° Y-a-t-il des moments où l'impression totale do ce complexus qu'est ma conscience n'est ni agréable, ni désagréable? —2"Quoi qu'il en soit sur ce premier point, quo l'impression d'ensemble du complexus conscient soit agréable, désagréable ou neutre, y a-t-il, parmi les éléments qui le composent, des sentiments neutres, indifférents?

A la première de ces questions, M. Th. Ribot a répondu quo « tout dépend des variétés individuelles de tempérament et de caractère 1 ». Il y a des natures chez qui toute minute vécue a un retentissement de bien-être ou de malaise, tandis qu'au contrairo chez d'autres personnes la tramo do la Yie est sans tonalité agréable ni pénible, les qualités agréables ou désagréables s'y détachent d'une manière intermittente.

Cette indifférence do l'impression résultante peut d'ailleurs, quand elle existe, provenir, comme l'a remarqué F. Bouillipr*, de composantes parmi lesquelles il y a des plaisirs ou des douleurs, mais neutralisés par leur antagonisme oud'uno intensité trop faible pour être remarqués. L'indifférence, dit-il, « recouvre toujours quelques sensations plus ou moins faibles d'aiso ou do

i. Tu. RIBOT, Psychologie des sentiments, pp. 79-80. Paris, F. Alcan. 2, F. BOCILLIER, Du plaisir et de la douleur, p. 214. RIVAI-» s'Atioxxis'. — Inclinations. 4


50 LES INCLINATIONS

malaise, quelques scntimonts plus ou moins légers et confus do joie ou de tristesse qui, pour n'avoir rien d'excitant ot do vif, n'en sont pas moins réels. »

Cette première question, la réponse do M. Ribot et la remarque de M. Bouillicr laissent subsister la possibilité, mémo au soin d'un état total agréable ou pénible, de processus sentimentaux élémentaires indifférents.

De tels sontimonts existent-ils ? Cotte seconde question doit, pensons-nous, être à son tour décomposéo en les deux suivantes, que nous numéroterons 3 et 4 : 3" Existe-t-il des émotions indifférentes, oxiste-t-il d'autres tonalités affectives que le plaisir ot la douleur? — 4° Existc4-ildcs inclinations inémotives, c'est-à-dire -à la formation ot à l'évolution desquelles no participent point les émotions, aussibienàndiffôrentesqu'agréables et quo pénibles?

C'est à notre'troisième question quo correspond lo passage suivant d'Alexandre Bain ;

« Le seiitiment en tant qu'indifférence ou stimulant •neutre. — Nous pouvons sontir et cependant n'être ni heureux.ni malheuroux. Un sentiment peut être très intense sans être agréable ni désagréable ; un tel senti■ment s'appelle neutre ou indifférent. Un sentiment bien •familier, la surprise, ,peut servir d'exemple. 11 y a des surprises qui nous ravissent, et d'autres qui nous peinent, mais beaucoup ne font ni l'un ni l'autre. Nous sommes réveillés, excités, nous devenons conscients ;


INCLINATIONS IN1ÎMOTIVES : HISTORIQUE 51

pour le physiquo, uno onde diffuse se manifeste par les traits, le geste, la voix, l'expression orale. L'esprit est arrêté sur un objet, sourco du sentiment ; si un soudain coup do tonnerre, ou un éclair, oxcito lo sentiment, l'esprit est un moment occupé de la sensation, et oublie les autres objets de pensée. — Presque toute sensation et émotion agréable ou désagréable passe par un moment d'indifférence 1. »

Nous arrivons enfin à notre quatrième question, après l'avoir dégagée do problèmes distincts avec lesquels elle est ordinairement confondue : existc-l-il des inclinations inémotives?

Malebrancho a écrit sur ce sujet. Uno distinction assez nette entre l'inclinaison et l'émotion est formulée dans son Eclaircissement sur le troisième chapitre du cinquième livre de la Recherche de la Vérité. Cette note est intitulée : « Que l'amour est différent du plaisir et de la joie. » Malebrancho fait remarquer qu'il y a parfois plaisir Bans amour, et parfois amour sans plaisir. D'autre part, « l'amour, dit-il, demeure en nous pendant les distractions et pendant lo sommeil : mais.il me semble que le plaisir ne subsiste dans l'âme qu'autant qu'il se fait sentir à elle. Ainsi l'amour ou la charité demeurant en nous sans plaisir ou sans délectation, on ne peut pas soutenir que le plaisir et l'amour ne soient qu'une même chose. » De même, « la douleur est différente do

1. A. BAW, Les Émotions et la Volonté, Ir. fr., pp. 13-44. F. Alcan.


52 LES INCLINATIONS

la haine, car la douleur subsiste souvent sans la haine » ; et de même enfin, « la tristesse subsiste quelquefois sans la haino. »

Malebrancho reconnaît au reste par ailleurs qu'il est rare que l'inclination se présente ainsi séparée en fait de l'émotion. En général, ces deux phénomènes, to.it distincts qu'ils sont, coexistent, leur séparation ne s'observe jamais que partielle : « l'homme n'étant pas un esprit pur, il est impossible qu'il ait quelque inclination toute pure sans mélange do quelque passion [émotion] petite ou grande 1. »

C'est chez Kant quo nous trouvons dans toute sa précision la distinction entre l'inclination et l'émotion, et Yoici la claire définition do l'inclination inémotive : « L'inémotivité (dio Affektlosigkeit) sans diminution de la force des ressorts moteurs qui nous font agir (der Triebfedern zum Handeln) est le flegme dans une bonne acception du mot'.'»

La « faculté do désirer, dasBegehrungsvermOgcn, » se distingue do l'émotion (Affekt)commede l'intelligence : « Toutes les facultés ou capacités de l'âme peuvent être ramenées à trois, qui no peuvent plus être dérivées d'un principe commun : la faculté de connaître, le sentiment du plaisir et do la peine, et la faculté de désirer 3. »

1. MALEBRANCHE, Recherche de la Vérité, I. V, ch. H.

2. KANT, Anthropologie in ptagmatischer Hinsicht, 1. III,^|:72, édil. KircLraann, p. 165.

3. KANT, Crit.der Urlheilskraft, Einleitung.


INCLINATIONS INËMOTIVES : HISTORIQUE 55

L'inclination (Neigung) est « lo désir sensible habituel »; quand elle est peu ou point disciplinable par la • raison, elle s'appelle passion (Leidenschaft). Outre les inclinations ot passions naturelles, innées, il en est d'acquises ; « Les passions se divisent en naturelles (innées) et en acquises ou résultant do la culture de l'homme, suivant quel'inclinalion a l'un ou l'autre de Ces caractères 1. »

Enfin, Kantétablil nettement uno distinction entre les inclinations et passions émotionnelles, et d'autre parties inclinations et passions inémotives : « Les passions du premier genre sont l'inclination \iouv\a liberté cl pour le sexe, toutes deux accompagnées d'émotion (Affekt).* Celles du second genre sont Y ambition, la domination et l'avarice, qui sont accompagnées non de la violence do l'émotion, mais de la constance d'une maxime poséepour certaines fins. Les premières peuvent être appelées ardentes (erhitzte, passioncs ardentes), les secondes, par exemple l'avarice, froides (kalte, frigidae)*. »

L'indépendance possible des inclinations à l'égard des émotions est généralement méconnue depuis Kant.

Les inclinations, souvent désignées par le terme'- tendances, sont considérées tantôt comme un produit de l'émotion, tantôt au contraire comme une disposition antérieure à l'émotion, mais ayant l'émotion pour manifestation et pour fin,

1. KANT. Anlhtopol,, éd. Klrchmann, p. 185.

2, Ibid., 185.


54 LES INCLINATIONS

La première do ces conceptions est celle deCondillac. Pour lui, lo désir est postériour à l'oxpérionco, « car pour sentir le besoin d'une chose, il faut en avoir quelquo connaissance 1 >>. « Or, du désir naissent les passions, l'amour, la haine, l'espérance, la crainto, la volonté. Tout cola n'est donc encore que delà sensation transformée. »

La seconde do ces conceptions est celle d'Ad.Garnicr : « L'inclination est la disposition à jouir do la présence d'un objet et à souffrir de son absence; ou à jouir de son absence et à souffrir de sa présence... La disposition a Jouir et à souffrir précède le plaisir et la peino*. »

Lé défaut commun à ces deux théories opposées, c'est qu'elles n'envisagent l'inclination que comme une doublure de l'émotion. Dans la première, l'inclination n'a pas d'autro source que le pla'jir et la douleur, dans la seconde elle n'a pas d'autro aboutissement, Or nous avons vu qu'il y a dos inclinations de source intellectuelle et d'autres de source active au cours desquelles le rôle des secousses émotives est nul ou effacé.

Rares sont aujourd'hui les auteurs qui aperçoivent les inclinations comme des formations sentimentales sans doute solidaires souvent des émotions, mais pourtant

1. CONDILLAC Traité des sensations, ch. il, §23. Cf. Extrait raisonné du Traité des sensations. Dans les OEuvres Compl., Paris, Dufa.rt, 1803, 32 vol., v. t. IV, pp. 19-22, 72.

2. AD. GARNIER. Traité des facultés de l'âme humaine.


INCLINATIONS INÉMOTIVES : HISTORIQUE. 55

autonomes et capablos do s'en libérer, do se former et d'évoluer sans elles.

NoustrouvonschezA. Bain la claire définition suivante des sentiments auxquels nous donnons lo nom d'inclinations inémotives : « Le sentiment comprend tous nos plaisirs et toutes nos souffrances ainsi que cet état d'esprit qui n'est ni agréable, ni désagréable, mais est une cause d'uctivilé 1. »

C'est à peu près de la môme manière quo dans son livro sur la Méthode dans la psychologie des sentiments M. F. Rauh définit l'inclination inémolive : « Le sentiment d'indifférence a sa vie propre. S'il peut devenir très doux, très douloureux comme nous l'avons vu, il peut demeurer aussi un simple sentiment sans émotion, et cependant puissant, durable, paralyser l'action, donner à la vie psychique une teinte uniformo, caractéristique des moments d'atonie, des natures froides'... A l'état d'oxcitation correspond lo besoin d'excitation, précédé en général sans doute d'un malaise, mais qui peut se présenter dépourvu de ce caractère affectif qui se joint à la tendance nue pour constituer le désir. Disposition fréquente chez nos contemporains, qu'emporte un besoin d'agitation sans plaisir parfois triste. « On est des gloutons à froid (Lavedan). * »

1. A. BAIN. Les Émotions et la Volonté, Paris, F. Alcan, 1883, p. 3.

2. F. RAUH, De la Melh. de la Psychol. d. sent., 1899,p.fil.

3. lbid., p. 63 ; cf. la définition de l'inclination {tendance}, p. 49.


CHAPITRE III

LES ÉMOTIONS; LEURS RAPPORTS AVEC LES INCLINATIONS

Les émotions-chocs. — Les émotions-inclinations. — Ajournement et anticipation de l'émotion. — Survivance de l'émotion à sa cause. —Les émotions fixes. — Addition des émotions. — Disparition et mutations des émotions. (

Les émotions proprement dites ou primaires, non - compliquées de phénomènes actifs et intellectuels étrangers, sont les émotions-chocs.-Les émotions improprement dites ou secondaires, complexus de mouvements et do représentations organisés autour do données affectives, peuvent êtro appelées inclinations émotionnelles ou émotions-inclinations.

LES ÉMOTIONS-CHOCS

. Ce sont celles que les psychologues anglais appellent

w affects, ce sont les secousses émotionnelles instanta■

instanta■ et toutes physiologiques. Telle est l'angoisse

soudaine ou le sursaut de surprise quand on fait

éclater un pétard derrière nous. Telle est encore la


EMOTIONS SIMPLES 57

pitié-choc quo nous éprouvons lorsque, dans la rue, pensant à autre chose, nous butons nos regards sur un miséreux. On connaît aussi l'amour-choc, l'émotion amoureuse soudaino, le coup do foudre des romanciers. Tous les sentiments peuvent ainsi so présenter à l'état do choc. L'amour maternel so manifeste non seulement sous la forme d'amour-inclination ou de systématisation durable, mais aussi par instants sous la forme d'amour-choc, d'explosion de tendresse ; et de même pour tous les autres sentiments.

Nous croyons quo c'est dans les sentiments-chocs qu'il faut chercher les émotions à l'état de pureté, non encore compliquées par des phénomènes étrangers, par ■ des formations psychologiques secondaires. Ainsi que nous lo verrons ci-dessous 1, c'est vraisemblablement à des sensations viscérales quo les émotions-chocs doivent leur caractère affectif.

On peut esquisser uno classification des émotionschocs. Les secousses affectives viscérales sont en fort petit nombre. On peut distinguer les suivantes :

a) La secousse viscérale affective neutre, indifférente, ni agréable, ni pénible, celle qui est ressentie dans la surprise ;

b) La secousse viscérale plaisir;

c) La secousse viscéralo douleur ;

d) La secousse viscéralo angoisse, qui correspond 1. II* partie.


t>8 LES INCLINATIONS

pout-ôtre à la première, a), plus intense et plus développée.

Chacune do ces émotions-chocs so présente sous plusieurs modalités, selon la région viscérulc affectée et le genre d'excitation, C'est ainsi qu'il y a une angoisse cardiaque, provenant d'une crise d'arrêt ou do palpitation du coeur, uno angoisse respiratoire ou angoisse d'étouffement, uno angoisse sudorique, une angoisse intestinale, une angoisse vésicalc, uno angoisse musculaire spasmodique, une angoisse nerveuse d'impalienec, une angoisse nerveuse do dépression ot de fatigue, une angoisse nerveuse do vertige 1, etc.

11 existe ainsi uno gamme relativementsimplo d'émotions-chocs toutes physiologiques, et c'est sur celte base que se développent et se différencient les phénomènes infiniment multiples et complexes ordinairement décrits sous lo nom d'émolions. Nous allons voir comment, sur ces émotions-ehocs élémentaires, se forment, par la combinaison d'éléments sensoriels (vue, ouïe, etc.), d'éléments moteurs (physionomie, mimique) et d'éléments intellectuels, les inclinations émotionnelles ou émotions-inclinations, Mille sensations visuelles, auditives, mille images, souvenirs plus ou moins retouchés d'anciennes sensations, mille interprétations

1. FRECH (do Vienne). S'eurologisch. Centntlbi, Jatlv. 1895 ; ft«t>. Neurolog„ 30 jaav. 1893. — HECKF.R, Allgm. teitschfl f. Peych., LU, fasc. 6, p. 1167. —P. IURTESBERO, La Névrose d'angoisse, Paris, F. Alcan, 1!>02,


EMOTIONS-INCLINATIONS BO

et raisonnements interviennent pour élaborer et distinguer, en leur prêtant des timbres divers, ces quelques tonalités affectives primordiales quo nous venons d'énumérer sous le nom d'émotions-chocs physiologiques.

LES ÉMOTIONS-INCLINATIONS

X

Nous proposons de donner cette dénomination aux émotions compliquées do formations secondaires, de superstructures sensori-motrices et intellectuelles établies sur ht baso dos secousses affectives viscérales, Ces émolions-inclinalions sont des phénomènes mixtes ! affectives par leur base physiologique viscérale, elles sont, d'autre part, des systèmes persistants de forces associées. Ce sont ces émotions-Inclinations qui ont été étudiées tantôt sous lo nom do « passions do l'âme » par Descartes, Malebrancho, Spinoza, tantôt sous celui d' tt émotions » par James et Lange, tantôt sous celui il' « inclinations » pa»- Vauvcnargucs et La Rochefoucauld. Il semble q >> l'on doive exprimer tout t\ la fois, en les appelant « émotions-inclinations », leur aspect affectif, proprement émotionnel, et leur aspect actif.

Ces divers phénomènes quo l'on peut décrire soit sous leur aspect émotion, soit sous leur aspect inclination, résultent do formations et opérations intellectuelles complexes, dont la tonalité affective provient d'une donnée physiologique de nature viscérale. Ce


60 LES INCLINATIONS

myau émotionnel primitif, en devenant un centre de cristallisation autour duquel la vie individuelle, sociale, scientifique, artistique, religieuse vient apporter ses stratifications, celte donnée initiale, sous ces influences diverses, .-c ramlfio en excroissances mulliples, infinies ; toute une floraison d'émotions-inclinations supérieures so greffe et végète sur la base rudimentairc des émotions organiques.

L'élude do la naissance des émotions, de leur développement, do leur disparition et do leurs transformations montre quo si ta connexion do l'émotion et do l'inclination est fréquento, leur disjonction est loin d'être rare.

AJOURNEMENT ET ANTICIPATION DP. L'ÉMOTION

Souvent uno excitation émolionnanto ne produit pas l'émotion tout do suite, mais seulement au bout d'un certain temps. Sur lo point d'être écrasé par uno voiture, on commence par se mettre à l'abri, puis, uno fois en sécurité, on trcmblo rétrospectivement. En présence d'une situation pressante, qui serait aggravéo par le moindre désarroi, les inclinations so déploient méthodiquement, à l'état d'inclinations inêmotlves; et c'est après coup, alors qu'il n'y a plus d'occasion actuelle, que la seconde partie du phénomène psychologique se produit, et quo surgit l'angoisse. Au lieu


ÉMOTION ET INCLINATION DISSOCIEES , 61

d'être simultanées, émotion et inclination se sont ici disjointes et so sont réalisées séparément, en deux phases successives. Quand lo danger est dès longtemps prévu, il arrive

*

que la crise émotionnelle ait lieu avant l'événement, d'une manière anticipée, et qu'elle soit si bien terminée au moment où l'action est engagée, quo, dès lors, purgées des impedimenta affectifs, les inclinations fonctionnent, à l'état inémotif, régulièrement. Selon quelques biographes, c'était avant la bataille quo Turcnno tremblait; au premier coup do canon, il retrouvait l'intrépidité. Nous prenons parfois des décisions douloureuses et nécessaires qui, après un torrent do larmes dévorées en secret avant l'acte, s'exécutent froidement, comme elles lo doivent, sans attendrissement intempestif.

11 y a des caractères peu émotifs chez qui lo sangfroid est l'inémotivité naturelle des inclinations ; chez les sujets émotifs, lo sang-froid consiste à assurer l'inémotivité des Inclinations au moment opportun par l'ajournement ou par l'anliclpatlon do la crise émotionnelle, rejetéo hors do l'action, soit après, soit avant.

Nous venons d'envisager la disjonction utile do l'émotion et des inclinations. Mais il arrive quo la disjonction so produise mal à propos, alors quo l'émotion pourrait et devrait être ressentie sans ajournement ni anticipation,

Un artiste trop raffiné no se laisse pas prendre sim-


B2 LES INCLINATIONS

plomcnt par la vie; chasseur do documents, il épingle chaquo impression dans sa mémoire et .aussitôt s'en détourne, en quête d'une autre trouvaille; quand vient lo dépouillement de la collection, elle est fanée, le spontané s'en est allé, il no reste à savourer quo de l'imaginaire, do la littérature.

Inversement, si nous escomptons un plaisir, si par avance nous le vivons et lo revivons en pensée, l'imaginairo ici encore peut tuer le réel. Quand vient l'heure rêvée, il no reste plus quo lo désir cérébral, quo l'inclination inémolive, qui s'exaspèro en vain, repue do songes, impuissante à déclancher la vibration physiologique.

SURVIVANCE DE L'ÊMOTION A SA CAUSE

Nous avons vu quo l'inclination subsiste souvent et Continue d'évoluer après la disparition do l'émotion connexe, et qu'inversement l'inclination peut exister déjà et agir avant l'apparition de l'émotion. Do mémo l'émotion peut survivre à l'inclination. Los perturbations émotionnelles une fois suscitées no peuvent s'arrêter d'un seul coup, et, si leur cause est brusquement supprimée, elles se prolongent uu delà. Un homme est en colère ; pendant que la crise bat son plein, un télégramme vient lui ôter tout motif do mécontentement : néanmoins la colère persiste parfois, sous formo de mauvaise humeur.


LES INCLINATIONS ET LES ÉMOTIONS ;Ô3

L'émotion persistant à vide, privée do soution ,par l'abolition do l'inclination, tend, pour se maintenir, à créer uno inclination nouvelle, L'émotion estunoforco; uno fois constituée, elle a une vie propre ; dépouillée do ses aliments Initiaux, elle sait en trouver de nouveaux et so conserve un temps plus ou moins long en organisant un nouveau rudiment d'émotion inclination. Celui dont la mauvaise humeur n'est plus justifiée trouve des prétextes, récapitule tout co qui pourrait l'irriter.

LES EMOTIONS FIXES

Tandis quo certaine? émoltons s'émoussent à l'usage par la répétition, par la systématisation, et peu à peu so transforment en inclinations pures, d'autres émotions demeurent intactes, toujours aussi vives et oigutis. Elles constituent même parfois des émotions fixes comparables aux idées fixes. Telle ost l'extase chez lo mystique, l'émotion musicale chez lo mélomane, et on général l'émotion de prédilection chez tout passionné. Par systématisation dans co cas, par pauvreté sentimentale dans d'autres, Il y a des gens qui n'ont pas à leur disposition une riche gamme émotionnelle, et qui sont incessamment la proie d'uno émotion intense, mais monotone, quo la fréquente répétition no saurait affaiblir : corlatns caractères ne possèdent, comme réaction émotionnelle, quo la colère, d'autres lu peur, d'autres


«4 LES INCLINATIONS

l'angoisse à tout propos. Même chez les sentimentalités riches en nuances, la vie n'atténue pas également toutes les émotions, il en est souvent de fondamentales, caractéristiques essentielles do l'individu, qui gardent leur vivacité première.

ADDITION DES ÉMOTIONS

Des émotions simples, hétérogènes, et dont les causes sont indépendantes entre elles, peuvent, à elles toutes, donner lieu à une crise émotionnelle intense. Une série de fatiguos, de petites préoccupations, de petits désappointements, peuvent engendrer l'exaspération. A la suite do cent minuscules contrariétés accumulées peut éclater un accès do désespoir,

DISPARITION ET MUTATIONS DES EMOTIONS

Nous avons noté la ténacité de l'émotion : par ses propres moyens, elle so conserve et s'alimente quelque temps même après quo sa causo initiale n'existo plus. Mais uno crise émotionnelle a uno durée forcément limitée par la fatigue qu'elle occasionne, et par les obligations do la vie, qui viennent mettre un terme au moins momentané à l'affectivité oisive.

D'autre part, la répétition d'une émotion produit souvent une habitude. Celto habitude consiste en ce que les représentations accompagnant l'émotion, en ce


LES INCLINATIONS ET LES ÉMOTIONS 65

que les imagos, souvenirs, rêveries, raisonnements qui lui font cortège alors qu'elle est neuve ot fraîche, peu à peu cessent d'être aussi riches et aussi actifs, s'appliquent progressivement à des objets de plus en plus restreints et d'un moindre caractère affectif. Par l'accoutumance, la variété do l'émotion s'appauvrit et son intensité s'émoussc. L'étranger ressent lo pittoresque d'un pays, mais l'habitant se place au point de vue utilitaire, il se plaint du chemin accidenté et du sot rocailleux.

La disparition soit momentanée, soit durable d'uno émotion est souvent uno mutation de l'émotion en des phénomènes psychologiques dérivés et qui en so.it comme la monnaie, Co phénomène a été étudié par MM. Pierre Janet et Fr. Paulhan. L'énorgto qui no s'est pas dépensée en émotion so rctrouvo sous d'autres formes, employéo à dos rêvasseries, à une stérile agitation moniale et physique.

RmUT D'AUONM;», — Inclinations.


CHAPITRE IV

LES PASSIONS ; LEURS RAPPORTS AVEC LES INCLINATIONS

Origine des Passions : 1° passions émotionnelles ou passions de volupté et de souffrance; 2° passions de tête ; 3» passions d'action. •— Développement des passions. — Coexistence, interaction, déclin, transformation des passions. — Happons entre la passion et la volonté. .

Les passions sont des poussées sentimentales assez durables et puissantes pour systématiser la totalité ou une partie importante do l'individualité. Elles doivent être distinguées d'une part des inclinations, d'autro part des émotions.

La relation entre la passion et l'inclination est couramment expriméo comme suit : la passion est une inclination hypertrophiée, qui détruit ou absorbe toutes les autres, et tend àunillcrrindivlduulitéparson exclusivisme ou par sa prééminence. Leur tyrannie, l'étendue de leur système ou soin de la personnalité distinguo les passions des inclinations ou besoins, les uns instinctifs, les autres acquis, qui cohabitent, multiples, indépendants dans uno certaine mesure, chez ceux qui ne sont pas passionnés.


LE8 PASSIONS 67

D'autro part, les passions se distinguent des émotions, c'est-à-dire des bouffées passagères de peur, do colère, do dégoût, d'admiration, etc., par leur longue durée et par leur richesse do constructions imaginalivos patiemment accumulées, ou d'actions orientées dans uno^ direction constante

Ce sont surtout les passions émotionnelles qui ont été étudiées par les psychologues, bien qu il existe aussi, comme nous allons lo voir, des passions inémotives. C'est aux passions émotionnelles, aux passions de volupté et de souffrance, quo s'applique cette définition donnée par M. Th. Ribot 1 ! « La passion est une émotion prolongée et intellectualisée », et cette définition analogue formulée par M. F. ftauh* '.«On appelle passions les tendances qui naissent, selon l'expression de Dossuot, à la suite d'un plaisir ou d'uno peine sentie ou imaginée. »

Il y a, pensons-nous des passions auxquelles ne s'étend pas cette définition : nous les appellerons les passions de tôle et les passions d'action.

Nous étudierons l'évolution des passions et leurs rapports avec la volonté ; et toujours nous verrons se confirmer ectto proposition : l'émotion n'est pas indispensable à la formation, à la persistance, à la puissance active des systématisations sentimentales. Si l'émotion

1. TH. RIBOT, Essai sur les Passions, Paris, F, Alcan, 1907.

2, F. R.U'it, Méthode dans la psychol. des sentiments, p. 68.


68 LES INCLINATIONS

joue souvent le rôle do force organlsatrico, si c'est dans bien des cas autour d'elle quo so constituent les complexus passionnels, il y a d'autres forces attractives quo les émotions, d'autres centres autour desquels s'organise fréquemment la passion.

OR101NE DES PASSIONS

L'origine d'une passion peut être affective, intellectuelle ou active.

Les passions d'origine affective pourraient êtro appelées les passions de volupté et les passions de souffrance; ce sont celles qui résultent de l'attrait d'un plai&ir'ou d'une joie, do la répulsion d'une douleur ou d'une tristesse ; c'est à elles que conviennent les définitions do MAI. Th. Ribot et F. Rauh quo nous venons do citer.

Il y a, d'aulro part, dos passions d'origine intellectuelle, des passions cérébrales, nées d'images, d'idées, do raisonnements et' non d'émotions. En augmentant l'extension d'une locution usitée, nous les appellerons les passions de tête, Beaucoup d'amours ou do vocalions irrésistibles entro quinze et vingt ans sont des passions do tête, tout artificielles. Des passions de tête beaucoup plus profondes et plus* durables so développent chez les natures idéalistes. L'amour mystique, qu'il soit religieux ou profane, revêt volontiers uno formo philosophique, intellectualiste, bien distincte de sa forme émotionnelle, Parmi les maladies mentales, il en est qui


LES INCLINATIONS ET LES PASSIONS 69

sont des passions do tête morbides, dos déiiros de tête : il y a des raisonneurs (paranoïaques) qui arrivent ft l'aliénation sans y être conduits par dos hallucinations ou par aucun trouble sensoriel ni corporel, mais simplement par excès do raisonnement, par un besoin do tout interpréter, do tout systématiser; ils deviennent des théories vivantes. On rencontre do ces délires do tôto parmi les délires do persécution et parmi les délires mystiques.

Il y a enfin des passions d'action : co sont colles qui ont pour origine le besoin de dépenser une puissante énergie, do déployer uno personnalité néo dominatrice, sans que les constructions intellectuelles, ni les attraits et répulsions affectifs Interviennent comme véritables sources. Telle est l'ambition chez les grands conducteurs d'hommes; Napoléon était un passionné d'action, et non un théoricien ou un voluptueux,

Que l'origine d'une passion soit émotive, intellectuelle ou aclivo, elle peut ôlro lento, insidieuse, précédée d'une périodo d'incubation, ou au contraire brusque, explosive, en « coup do foudre ». Souvent le coup do foudre est illusoire, il a été inconsciemment préparé par des apports progressifs, par des essais inaperçus, par uno construction Ignorée. Mais il peut être réel. Sans modification récente préparatoire, la slrucluro senttmcntalo d'une personne peut so trouver spécialisée et sans emploi, do sorto que la première excitation adéquate est uno révélation. Au premier spectacle d'une salle de


70 LES INCLINATIONS

jeu, au premier choc sympathique ressenti pour quelqu'un qu'on n'avait jamais vu, au premier tableau do maître qui tombe sous les yeux, so produit alors uno adhésion instantanée et totale do l'individualité profonde. Lo coup de foudre est le déclenchement soudain d'énergies passionnelles latentes, parfois innées.

Uno passion no reste pas toujours liée à son origine émotionnelle, intellectuelle ou active. Il y a uno dissociation sentimentale, analogue à la dissociation des représentations. La passion peut survivro à l'émotion, à la représentation, à l'action qui en est la source. Le phénomèno initial qui a engendré uno passion ayant disparu, il peut arriver quo la passion n'en exislo pas moins. En général la mort d'une personne aiméo ontralno, à échéance brève ou longue, l'oubli, la mort do l'amour comme do son objet; mais l'inverse peut so produire, il arrive quo l'objet do la passion ayant disparu, la passion s'Idéalise et s'oxallc t c'est lo cas dos veufs inconsolables, d'Auguste Comte vouant à sa fiancée morto un culte religieux'.

DEVELOPPEMENT DES PASSIONS

Étudions tour à tour l'épanouissement des passions do volupté et de souffrance, des passions do tôto et des passions d'action.

1. V. O. Di'MAS, Ptychologis de deux Messies positivistes : Saint-Simon el Auguste Comte, Paris, F. Alcan.


LES INCLINATIONS ET LES PASSIONS 71

Quant à l'épanouissement des passions émotionnelles, il y a lieu de considérer d'abord la prédisposition, l'émotivité initiale; chacun n'est pas enclin à contracter uno passion do volupté ou do souffrance, c'est affaire do tempéramont. La période de débu'. tst uno période de désirs ou d'aversions ; elle est suivie d'une période do satisfactions amoureuses ou haineuses ; à son tour vient une période do lassitude do déclin ou de transformation. La passion s'éteint, et fait place à une autre passion émotionnelle, ou à uno passion de tête, ou à une passion d'action, ou enfin à un état de vide, de dispersion sentimentale et de ruines, l'ennui des passionnés dont la passion est morte et n'est remplacée par rien. Los moralistes ont souvent observé quo la jeunesse est l'âge de l'amour, et la maturité celui de l'umbition ; aux passions de volupté et de souffrance, il vient souvent un moment où se substituent les passions d'action.

L'évolution d'une passion do tête supposo do même une prédisposition : tout lo monde n'est pas apte à faire uno passion de tôle ; il faut, pour cela, être un raisonneur, un esprit abstrait et artificiel, ou encore un.inquiet, un scrupuleux, un orgueilleux. La première période do révolution d'une passion do tète est une période d'interprétations, Lo futur passionné volt partout des Indices ou des intentions, il nolo mille détails qui lui apparaissent comme hautement slgnlQ-


72 LES INCLINATIONS

catifs, et qui le persuadent que tout lo monde lui en veut, ou quo tout lo mondo 1 admire, ou qu'il a telle vocation, ou qu'il est amoureux, ou qu'il est aimé, ou quo la grâce divine est en lui, etc. La seconde période pourrait êtro appelée la période d'organisation ou do cristallisation. Les milliers d'interprétations isolées peu à pou convergent, lo passionné arrive à so forger uno idée générale. Dans le délire des persécutions, le méfiant trouve, derrière les méchancetés qu'il a cru observer, une cause unique, uno machination ourdie contre lui par un groupe do persécuteurs ou par un ennemi qui est lo meneur principal. Schopenhaucr crut que tous les professeurs do philosophie allemands s'étaient concertés pour ne pas lire ses écrits. Dans les amours do tête, celte période est uno période d'idéalisation t la Béatrice do Danlc, la Lauro do Pétrarque sont certainement supérieures à la Béatrlco et à la Lauro véritables ; do même dans ces amours de tête posthumes et inconsolables après la mort do leur objet, le défunt est idéalisé. Les passions do tète peuvent croître et s'exalter indéfiniment et démesurément, parce qu'elles sont de pures constructions d'idées. Les données les plus inattendues s'incorporent au système et lui donnent une extension toujours plus vaste. Toulo ta poésie, toute l'histoire, toute la théologie, toulo la nature, l'humanité entière, synthétisée par un créateur de génie, viennent cristalliser en strophes lyriques et


LES INCLINATIONS ET LES PASSIONS 73

épiques autour de l'imago d'une femme. Toute la critique scientifique et philosophique du xixê siècle, toutes - les méthodes mathématiques et expérimentales, tout lo système positiviste vient so grouper en symboles mystiques autour do la Clolildo d'Auguste Comte. Les grands persécutés finissent par amalgamer à leur petite histoire personnelle tout co qu'ils lisent dans les journaux, depuis les faits divers jusqu'aux discussions parlementaires, aux guerres et aux traités.

Pour retruccr l'évolution des passions d'action, il faut commencer par envisager, comme toujours, lo terrain, le tempérament : Il y a des gens naturellement inertes, d'aulrcs naturellement actifs. Ces derniers atlribuent moins d'importance aux émotions et aux Idées qu'aux actes. La période do début des passions d'action est un mélange d'émotion et d'action. C'est on général par des allralts affectifs quo nous sommes induits à systématiser et à extérioriser notro énergie active. C'est d'abord en vue d'un avantage, d'un plaisir, d'un intérêt ou en vuo do la gloire que l'on so soumet à un entraînement; et enfin il vient un moment où cet entraînement est lui-même lo but, et où on no cherche plus quo l'action pour l'action. Chez les grands ambitieux, la passion d'action peut so constituer d'emblée, sans préambule émotionnel.


71 LES INCLINATIONS

COEXISTENCE, INTERACTION, DÉCLIN, TRANSFORMATION DES PASSIONS

La simultanéité do doux passions chez un môme individu ost un phénomène rare. Exceptionnellement, deux ou plusieurs passions coexistent : il y a dos ivrognos qui sont joueurs, dos passionnés d'études, d'art, des ambilloux (Oambelta) qui sont aussi do9 amoureux. SI l'on y regarde de près, on découvre, en pareil cas, sous les deux passions apparemment indépendantes, uno même inclination fondamentale, si bien qu'on réalité la passion est une, et quo seuls ses objets sont multiples.

La passion consiste dans l'unification plus ou moins complète de l'individualité par uno inclination puissante, exclusive véritable inclination-fixo, qui subjugue ou anéantit toutes les autres ; tous les sentiments antérieurs s'incorporent à uno passion forte ou sont neutralisés. La passion est souvent êgoïsto ; beaucoup do passionnés n'ont plus de sentiments amicaux, familiaux, sociaux, soit quo ces sentiments aient été détruits, comme chez certains mystiques qui réussissent à « mourir au mondo pour vivre en Dieu », soient qu'ils aientété détournés et assimilés par la passion : on a quelquefois montré quo l'amour religieux des grandes saintes était formé do Ponscmbic des sentiments féminins reportés sur Dieu ; c'est on épouses et c'est on mères qu'elles l'ont aimé •.

1. Voy. ct-dessus, pp. 43-1!..


LES INCLINATIONS ET LES PASSIONS 75

De là aussi résulte l'illogisme do la passion : on no raisonne pas avec elle. Les tendances intellectuelles qui constituent la raison sont détournées à son profit et faussées. Le passionné a une logique spéciale et sophistique 1. Une jeune mère dit volontiers en voyant passer des mères avec leurs enfants : « Chacune do ces femmes se figure que son enfant est lo plus beau : voilà bien l'illusion maternelle, elles ne savent pas que lo plus beau, c'est le mien. »

Une passion mémo violente et durable n'a générale-» ment pas une intensité constante tout lo long do son histoire. Elle est d'ordinaire entrecoupée do périodes do calme, do lassitude, d'apathie Ces rémissions do la passion ont été appelées, par les mystiques parlant do la passion religieuse, les périodes do langueuy, do tiédeur, do sécheresse, d'abandon. Ce phénomène n'est pas particulier à la passion religieuse, toutes les passions peuvent présenter do l'intermittence

La substitution ou le contre-balancement des passions a été étudié par Spinoza dans lo troisième livre do son Ethique Une passion qui disparaît ne fait guère place à un état neutre, mais plutôt à uno passion contraire SI l'on cesso d'aimer uno personne, Il arrtvo quo co sott pour être à son égard indifférent, mais c'est rare; en

1. V. àcesujet Th. RIBOT,l.alogtque des sentiments. Nousavonsdonné quelques curieux exemples de logique sentimentale dans notre Psycho logle d'une Religion, v. en particulier, pp. 13, 20, 207, 210, 263.


76 LES INCLINATIONS

général, c'est pour la haïr, et plus grand a été l'amour, plus grande est la haine, car l'amour consistait en une multitude d'inclinations systématiques, et uno fois co système rompu, voilà des énergies inemployées; pour so dépenser, en général elles so retournent, so systématisent en sens inverse ; c'est de l'étoffo do l'amour quo celle haine est failc. Inversement, si nous avons pour uno personne de la haine et quo cclto haine vienne ù disparaître, souvent elle so transforme en amour : l'amour naît plutôt do la haine que de l'indifférence et do l'inattention.

Il arrive que ces doux typos contraires de systématisation des inclinations : amour, haine, alternent périodiquement, rythmiquement à l'occasion d'un môme objet, si bien quo la même personne, par exemple, devienne uno série de fois objet d'amour et objet de haine Co phénomène a été nolé par les moralistes qui ont parlé des contradictions de la passion ; les romanciers en ont quelquefois tiré parti et quelques-uns ont su montrer les alternatives d'amour et do haine dans certaines passions tumultueuses. Musset et Georges Sand les ont vécues et décrites.

RAPPORTS ENTRE LA PASSION ET LA VOLONTÉ

Pour étudier cette question, H faut considérer tour à tour l'influence do la passion sur la volonté et l'influence do la volonté sur la passion,


LES INCLINATIONS ET LES PASSIONS 77

La passion peut exercer sur la volonté une influence dissolvante, une Influence tyrannisante ou une influence organisatrice II arrivo qu'une passion surgissant rompe l'organisation d'une volonté préexistante II y a des gens qui, pris d'une passion, son désemparés, abouliques, à vau-l'eau. Dans d'autres cas, la volonté n'est pasdissoule par la passion, mais elle est entraînée, subjuguée. La volonté continue alors à étro systématisée et aussi puissante qu'autrefois, mais elle n'est plus libre, impartiale, elle est complice Lo caractère commun des passions dissociantes et des passions tyrannisantes, c'est d'appauvrir, do dégrader la personne, en la livrant à l'automatisme. Aussi sont-elles flétries par les moralistes, qui les appellent des vices, des mutilations do nous-mêmes.

Mais il y a, par contre, des passions systématisantes, organisatrices, qui sont de belles passions, des passions nobles, des vertus. Telles sont les passions intellectuelles chez les savants, lettrés, artistes créateurs, les passions philanthropiques des apôtres. Elles n'appauvrissent pas l'individualité, mais au contraire l'enrichissent, multiplient ses énergies et les groupent. Il advient mémo que, surgissant dans un caractère jusqu'alors aboulique, dépourvu de volonté naturelle, la passion crée dans co caractère quclquo chose qui ressemble à uno volonté, qu'elle l'organise, l'ortonto, lui prêto une énergie do décision.

Qu'elle soit vice ou vertu, qu'elle opprime ou féconde.


78 LES INCLINATIONS

ce n'est pas seulement aux émotions, c'est aux forces psychologiques élémentaires et aux inclinations de tout ordre, inémotives aussi bien qu'émotives, quo la passion emprunte sa puissance : pour ravager et pour créer, la passion n'a pas besoin de l'émotion.

Le plus souvent, la passion surgit dans un caractère doué d'une certaine dose do volonté et do résistance Alors la systématisation passionnelle forme comme une volonté nouvelle ou uno pseudo-Yolonté en face do la volonté proprement dite, d'où lutte entre ces deux forces. Que peut la volonté réfléchie proprement dite sur cette volonté indocile qu'est la passion? '

La volonté réfléchie influe sur la passion do doux manières, soit pour créer, susciter, entretenir, développer uno passion artificiellement, soit au contraire pour réprimer et supprimer une passion. Etudier ces deux mécanismes do création et do répression volontaires d'une passion, c'est étudier les deux questions des passions volontaires et des remèdes à la passion.

Les passions suscitées et développées volontairement ont déjà été étudiées plus haut, ce sont les passions de tête; et la discipline savamment organisée pour cultiver la passion s'appelle lo mysticisme Le mysticisme existe surtout en amour et en religion. En amour, il est l'exaltation romanesque, quo l'on peut étudier dans les amours littéraires tels quo celui do Pétrarque, celui de Dante, ou dans les amours en partie littéraires, tels


LES INCLINATIONS ET LES PASSIONS 79

quo celui do G. Sand et A. do Aiussct. A diversos époques il y a eu de véritables épidémies d'amour mystiquo et littéraire Au temps des Précieuses, une tendresse à métaphores géographiques était à la mode; au temps des Romantiques, on préféra au tendre le sublimo et lo tragique. Quant au mysticisme religieux, lui aussi a ses crises contagieuses et ses codes, sa carte du Tendre et son dramatique. La mystique religieuse est enseignée dans des manuels d'entraînement, où sont méthodiquement distingués et ordonnés une série d'exercices progressifs constituant les degrés de l'Echelle Mystique Empruntons un exemple à.la mystique bouddhique Dans son Sermon do Bénarès, le bouddha retrace les huit étapes do l'entraînement : « C'est celte route simplo à huit divisions qui s'appelle : croyance droite, résolution droite, parole droite, acte droit, vues droites, effort droit, pensée droite, méditations droites. Tel est, ô moines, lo chemin intermédiaire que le parfait a distingué, qui conduit au repos, à la connaissance, à l'illumination, au nirvana. » La mystique chrétienne possède une collection do manuels comparables. Suivant les époques et les milieux, des Ennèades de Plotin à l'Imitation de JésttS'Christ et aux Exercices spiritttels d'Ignace de Loyola, elle a seulement modifié plus ou moins sa terminologie et sa description des étapes do l'ascension vers Dieu. Ce n'est pas seulement par l'émotion que la diset-


80 LES INCLINATIONS

plinc mystique suscite et exalte la passion. Les attendrissements, les effusions, les élans ne sont pas ses plus efficaces procédés. Lo saint et l'amoureux idéaliste font surtout appel aux forces psychologiques inémotives, à l'habitude, à la puissance d'un rite mille et mille fois répété, à l'association des idées et des actes, aux inclinations instinctives, à des inclinations factices et tenaces, indépendantes des émotions.

Les moralistes so sont efforcés d'indiquer des remèdes à la passion. Ils sont do deux espèces : émotifs et inémotifs ; et co sont souvent les seconds qui sont les plus puissants. ' '

Supprimer les secousses émotionnelles est un rcmèdo insuffisant : uno passion no se nourrit pas seulement d'émotions, mais aussi do constructions Imaginatives, d'associations inconscientes, d'habitudes pratiques. Pour affaiblir lo désir, il faut agir sur les systématisations inémolives, ' intellectuelles, actives, au moins autant que sur les joies, peines et angoisses. Les passionnés libidineux deviennent encore plus Impulsifs et plus pervers lorsque l'âge ou l'usure les frappe d'Incapacité à la voluplé. Pour guérir uno passion mauvaise, il faut rompre des formations psycho-physiologiques complexes, dissocier un organisme qui so défend, et dont la cohésion, la vitalité no sont pas sous la seule dépendance des phénomènes affectifs.

Ici comme toujours, les remèdes curatifs, ayant pour


LES INCLINATIONS 81;

but le traitement d'une maladto existante, ne sont pas sûrement efficaces. Mais il y a aussi dos remèdes préventifs pour prémunir contre les passions. Il y a une éduca-, tion préalable, capable d'armer contre la passion. Elle concerne en particulier les caractères prédisposés à la passion, c'est-à-diro les enfants impressionnables et imaginaltfs, à tendances constructtvcs et systématisantes. Il faudrait trouver les moyens do fairo d'eux des individualités normales, do telle sorte que l'émotion et l'imagination trouvent chez eux uno volonté, et surtout des habitudes et des inclinations avec qui compter.

Nous coheluerons cetlo éludo descriptive dos inclinations, des émotions et des passions par cette constatalion qu'il existe des sentiments inémotifs; quo l'absence d'étals affectifs n'empêche pas la conservation, la systématisation, la puissance a'ctlvo des représentations ; que sans intervention d'émotions, les idées et les actes peuvent s'organiser stablemcnt en inclinations cl on passions capables d'influencer efficacement la conduite ; quo les phénomènes représentatifs et les habitudes actives, tout aussi bien que les émotions, sont des forces psycho-physiologiques, et peuvent, sans le secours des forces affectives, so composer en des complexus solides, s'extérioriser en des manifestations automatiques et réfléchies.

RnmiT S'AIXOXMI. — Incllnkilons. 6



DEUXIÈME PARTIE

RÔLE DES INCLINATIONS

DANS LE MÉCANISME PHYSIO-PSYCHOLOGIQUE

DES SENTIMENTS



CHAPITRE PREMIER

THÉORIE PHYSIOLOGIQUE DITE PÉRIPHÉRIQUE DES SENTIMENTS

I. — Descaries, Malbranche, — Lange, — James, — Sergi.

II. — Divergences entre Lange, James et Sergt; critiques de M. François Franck à la théorie physiologique des émotions.

lii. — Insuffisance des théories de James, Lange, Sergt sur les émotions. La théorie périphérique doit être complétée par l'étude des phases cérébrales du phénomène émotionnel, et par la disjonction de l'émotion et de l'inclination.

DESCALTES, MALEBRANCHE

En France, co sont aujourd'hui les travaux de Lango 1 et do James 1 qui servent do texte aux discussions des psychologues et des physiologistes sur la vieille question de la base organique et cérébrale do l'émotion. Ces auteurs ont rénové, voici déjà plus de vingt ans, uno vue formulée au xvn* siècle par Descartes. Descartes', ot à sa suite Malebrancho 1 ont admis que les ce pas1.

pas1. Veber Gemttlhbewegungen. Lelptig, 1887 (trad.du danois) ; Les Emotions. Paris, F. Alcan, 1895 (trad. de l'allemand).

2. W. JADES, Mind, Lond., 1834 ; Princ. of Ptysch» Lond., (670. etc. — La théorie de Nmoiion, (trad. franc.)- Part*. F' Alcan, 1003.

3. UISCAMES, Panions de time, Parts, 1643-9 ; Passtones sive affectusantmae. Amstetod., 1677.

4. MAUmNCHR, Reeh. de la Vérité, 161*.


86 LES INCLINATIONS

sions do l'âme » sont conditionnées par des phénomènes cérébraux consécutifs à l'ébranlement violent des nerfs conducteurs qui vont des divers organes au cerveau. Voilà, dégagée de sa gangue métaphysique et finaliste, l'idée mère do la théorie cartésienne, qui désormais demeure le fil directeur de toutes les théories physiologiques ultérieures de 1'émction 1.

Celte formule uno fois posée, il reste à fournir la description particulière des mécanismes cérébraux, nerveux, organiques concourant aux phénomènes affectifs, l'analyse de leur jeu, de leur interaction dans le sentiment, et même dans chaque sentiment. C'est ce que Descartes et Malebrancho se sont appliqués à faire, en mettant ~n oeuvre les connaissances physiologiques de leur temps, les observations et expériences dont ils disposaient.

Guidés par la même idée générale que leurs précurseurs français, Lange et James ont refait le travail d'application descriptive, en utilisant les données plus complètes de la physiologie du xixe siècle.

Nous nous proposons do démontrer ici comment, depuis les publications de Lange et de James sur la' base physiologique des émotions, maintes données ont été acquises, capables, semblc-t-il, de faire entrer main1.

main1. la théorie des émotions chez Descaries et Malebnnche, v. SZISIOWSKI, Pcheglond fdosofitchny, III, I (17 p.) (compte rendu dans le /. de Psychol. norm., elpalhol. 1903,333).


THÉORIE PÉRIPHÉRIQUE DES SENTIMENTS 87

tenant la question dans uno phase nouvelle. Mais avant de réunir quelques-unes do ces données récentes, encore inutilisées par les psychologues, et d'en chercher l'interprétation, nous allons exposer la théorie de James, celle de Linge, et aussi celle de Scrgi.

THÉORIE DE M. W. JAMES

Après avoir, dans un chapitre préliminaire, expli4

expli4

que comment un choc de sentiment (a shock of fecling) agit sur les centres nerveux régissant la circulation, la respiration, les glandes cutanées, les viscères, M. \V. James définit l'émotion de la manière suivante : c'est la conscience que nous avons des réactions de notre corps suscitées par une perception ou par une idée. Cette définition peut paraître paradoxale. En effet, « notre manière naturelle de penser au sujet de ces émotions grossières (par exemple : haine, crainte, fureur, amour), est que la perception mentale d'un fait excite l'affection mentale appelée émotion, et que ce dernier état d'esprit donne lieu à l'expression corporelle. Ma théorie, au contraire, est que les changements corporels suivent directement la perception du fait excitant, et que notre sentiment de ces mêmes changements quand ils se produisent, VOILA l'émotion 1. » « Chacun des changements corporels quel qu'il soit est SENTI, vive1.

vive1. italiques et les capitales sont dans l'original.


88 _ LES INCLINATIONS

ment ou obscurément, au moment où il se produit. Si le lecteur n'a jamais lait attention à celte question, il sera à la fois intéressé et surpris d'apprendre combien do sensations corporelles locales différentes il peut découvrir en lui-même comme caractéristiques do ces modalités émotionnelles variées 1. »

M. James s'oppose à la conception spiritualiste traditionnelle de l'émotion; il admet quo les « émotions grossières » consistent simplement dans les sensations provenant de l'effet produit sur l'organisme par une idée Une perception, un souvenir, une pure imagination provoque diverses réactions corporelles (vasculaites, glandulaires, motrices, etc.) : la conscience que nous avons de ces réactions, voilà l'émotion. Supprimez ces sensations corporelles, il n'y a plus émotion, il ne reste quo le froid et impassible phénomène intellectuel de perception, de souvenir, d'imagination. « Si nous imaginons une émotion forte et qu'ensuite nous tentions d'abstraire do la conscience que nous en avons toutes les sensations de ses symptômes corporels, nous trouvons qu'il ne nous reste plus rien, nulle « étoffe mentale » avec laquelle l'émotion puisse être constituée, et qu'un état froid et neutre de perception intellectuelle, voilà tout ce qui reste 2 ». « Si j'étais devenu anesthésié corporellement, je me trouverais exclu do

1. W. JAMES, Princ. of Psychol., vol. II, p. 450, Lond., 1890.

2. Ibid., vol. Il, p. 451.


THEORIE PÉRIPHÉRIQUE DES SENTIMENTS 89

la vio des affections, fortes et tendres également, et traînerais me existence do formo purement cognitive et intellectuelle 1. »

THÉORIE DE M. LANGE

Do son côté, lo Dr Lange admet également que l'émotion est l'effet et non pas la cause des réactions corporelles qui l'accompagnent et qui la manifestent.

Mais en outre, il émet une théorie à lui particulière, à savoir, que les divers réflexes qui sont les facteurs de l'émotion dépendent d'une certaine catégorie do réflexes, commandant à toutes les autres, et qui sont les réflexes do l'appareil circulatoire. Si une sensation, une idée, un souvenir provoque des réactions vasomotrices et modifie ainsi l'irrigation sanguine des viscères, de la peau, du cerveau, il s'ensuit des modifications dans l'activité fonctionnelle de ces organes, et de là résultent des sensations corporelles, dont l'ensemble est l'énotion. C'est par excitation du centre nerveux vaso-moteur, que les diverses circonstances émotionnantes produisent les réactions physiologiques de tout ordre, dont la conscience constitue l'émotion.

THÉORIE DE M. SERGI

M. Sergi considère comme trop exclusive l'hypothèse vaso-motrice de Lange Le bulbe (moelle allongée) coni.lbid.,

coni.lbid., II, p. 432.


93 LES INCLINATIONS

tient non seulement des centres nerveux régissant la circulation du sang, mais aussi des centres qui président à la respiration, et à l'activité propre de chacun des viscères abdominaux et pelviens. « Lange, dit-il, a supposé quelosémotionsdépendentdu centre vaso-moteur ; mais co centre est trop borné pour pouvoir expliquer la diversité des sensations viscérales de la vie nutritive. Au contraire, l'analyse m'a conduit à reconnaître quo le bulbe rachidien, où sont réunis les centres réflexes et automatiques des nerfs qui règlent toute la vie nutritive, est le centre de l'émotion, et d'une manière générale celui du sentiment '. »

Selon Sergi, c'est donc par excitation des centres bulbaires de la vie végétative, parmi lesquels aucun n'est prépondérant, qu'une sensation, une idée ou tout autre stimulus retentit dans les diverses fonctions organiques et y induit des modifications dont la conscience est l'émotion.

DIVERGENCES ENTRE LANGE, JAMES, ET SERGI

Les divergences entre ces trois auteurs résident dans les conceptions suivantes :

1" James et Sergi ne considèrent pas la réaction circulaire 01 ic primaire à l'égard de toutes les

. I. SEBCI, Ztschft f. Psychol. H Physiol. d. Sinnesorg. H&mburg u. Leipzig, 1897, vol. XIV, p. 93, (trad. de l'allemand). — Cf. Les Émotions, 1901, Bibli. intern. de psychol. expérimentale.


THEORIE PÉRIPHÉRIQUE DES SENTIMENTS 91

autres modifications musculaires et viscérales de l'émotion. Ce n'est d'ailleurs qu'au second plan quo Lange lui-môme a bien soin do présenter sa théorie vasculaire

C'est donc tout à fait à tort quo nombre de physiologistes français, à la suite do M. François Franck 1, identifient la théorie Lange-James avec la théorie vasculairc. C'est uno erreur d'attribuer à James, c'est une erreur de considérer comme fondamentale chez Lange la théorie vaso-motrice. M. François Franck ne discute que celte théorie vaso-motrice cl non pas la théorie physiologique de l'émotion.

Et môme les objections qu'il oppose à celte théorie vasculairc inexacte ont une portée contestable. Il tire argument de l'existence d'uno vaso-motricité cérébrale active. Mais Lange lui-môme admet l'action d'un centre nerveux vaso-moteur sur les v&isseaux irrigateurs du cerveau, comme sur ceux de la peau et des viscères. Les faits et expériences, d'un intérêt d'ailleurs capital, que M. François Franck expose pour établir l'indépendance delà circulation cérébrale par rapport à la circulation générale, ne constituent donc aucunement une critique de la théorie physiologique des émotions, ni même peut-être une critique de la théorie vasculaire

I. FRANÇOIS FRANCK, Critique de la théorie physiologique des émotions ; Communication au Xlll* Congrès internat, de médecine, Paris, 1900. Comptes rendus du Congrès, pp. 196-204.


92 LES INCLINATIONS

(fausse d'ailleurs), par laquello Lange a proposé, non sans de formelles restrictions, de préciser hypothétiquement la théorie physiologique.

C'est, comme nous l'avons vu plus haut, chez Sergi qu'il faut chercher des arguments probants contre la théorie vasculairo de Lange En tous cas, elle n'est point endossée par James, avec qui Sergi se trouve donc d'accord sur ce point, bien que d'uno manière générale co soit de Lange quo Sergi so rapproche lo plus.

2° Parmi les modifications périphériques, facteurs do l'émotion, James accorde un rôle capital aux réactions phystonomiques et mimiques, produites par le jeu des muscles do relation, et constituant ce quo l'on appelle l'expression. Lange et Sergi insistent davantage sur les réactions vasculaires et viscérales, les secondes étant selon Lange, et n'étant pas selon Sergi, subordonnées aux premières.

3° Enfin James spécifie soigneusement • que sa théorie ne s'applique qu'aux émotions « grossières » (peur, colère, amour, chagrin), et non aux émotions « délicates » (morales, intellectuelles, esthétiques). Cette distinction n'est point faite par Lange ni par Sergi, et ce dernier explique par les réflexes bulbo-organiques non seulement toutes les émotions, mais môme, d'une manière générale, tous les sentiments.

1. W. JAMES, La théorie de l'émotion, trad. franc., pp. 96-103.


THÉORIE PÉRIPHÉRIQUE DES SENTIMENTS 93

INSUFFISANCE DES THÉORIES DE JAMF.S, LANGE, SERGI

Sous les divergences superficielles que nous venons de dégager, les théories de James, Lange et Sergi ont un fond commun. Elles présentent l'état psychologique émotionnel comme secondaire à une décharge ccnlrifugo d'impulsion nerveuse dans les organes vasculaires, viscéraux et mimiques; celte décharge est provoquéo par les impressions du monde extérieur sur les organes des sens, et aussi par des idées et souvenirs résultant d'anciennes impressions ou de constructions mentales ; d'autre part, cette décharge centrifuge produit des réactions au niveau des appareils de la vie de relation (mimique, physionomie) etde la vie nutritive (viscères) ; enfin, ces réactions périphériques donnent lieu, en retour, à des influx nerveux centripètes, d'où résultent des sensations corporelles conscientes, en lesquelles consiste l'état psychologique émotionnel.

Pour marquer bien nettement en quoi consiste l'intérêt et la raison d'être de cette explication, nous représenterons par deux formules faciles à confronter, d'une part la conception spiritualisto vulgaire de l'émotion, d'autre part la théorie Lange-James-Sergi, en ce qu'elle a d'essentiel.


91 LES INCLINATIONS

Celle conception vulgaire est fausso, selon James, car la suppression do P entraîne celle de E. Et voici comment on pourrait, à ce qu'il nous semble, symboliser la théorie Langc-Jamos-Sergi :

On pourrait d'autre part essayer de caractériser la conception de l'émotion commune à Lange, James et Sergi, on comparant et en opposant l'émotion, telle qu'ils la comprennent, et le réflexe.

Dans les réflexes tels que l'éternuement, la déglutition provoquée par le bol alimentaire, la constriction de la pupille à la lumière, la salivation à la vue d'un mets, etc., le phénomène initial est l'irritation d'une muqueuse, de la peau, de la rétine, et le phénomène terminal est l'action des muscles, glandes, etc. : c'est la périphérie qui est le point de départ et le point d'aboutissement, et les centres nerveux jouent le rôle d'un réflecteur qui renvoie, après l'avoir toutefois élaborée, l'incitation de la périphérie à la périphérie. Au contraire dans l'émotion, selon la conception Lange-


THÉORIE PÉRIPHÉRIQUE DES SENTIMENTS 9i

Jttmcs-Sergi, c'est l'inverse qui se produit : l'incitation part des centres nerveux et revient aux centres après s'être épanouie, transformée et réfléchie à la périphérie

La théorie Lange-James est légitimement étiquetéo « théorio périphérique de l'émotion », parce qu'elle présente l'état émotionnel psychologique comme constitué par un ensemble do sensations corporelles nées à la périphérie. Cette appellation attire l'attention sur la seconde partie (retour) de la formule on laquelle nous venons do résumer la théorie Lange-James, et, en effet, c'est sur les phénomènes centripètes que ces auteurs ont surtout insisté. Mais si notre interprétation est exacte, ce ferait une erreur d'oublier la première partie de la formule (aller), et de s'imaginer que les auteurs de la théorie dite « périphérique «nient ou méconnaissent entièrement la phase initiale, centrifuge, du phénomène, ou ses phases intra-cérébrales. James, il est vrai, ne s'est point engagé comme aurait fait un physiologiste dans l'analyse des phénomènes nerveux qui conditionnent l'émotion. Le plus souvent, il sous-entend ces phénomènes et traite plus volontiers le côté littéraire de la question. Mais Lange et Sergi en ont discuté la partie neurologique C'est de l'excitation du centre vaso-moteur que Lange fait dépendre toute la série des phénomènes dont l'aboutissement est l'émotion ; dans sa conception, l'action du centre vaso-


96 LES INCLINATIONS

moteur sur les vaisseaux sanguins du cerveau, aussi bien quo sur ceux des viscères et de la peau, joue un rôle capital, quoi qu'en ait dit M. François Franck. Cette théorie vaso-motrice est unilatérale et inexacte Sergi a ramené à des termes plus justes l'exposition dis phénomènes nerveux centraux qui conditionnent l'émotion; il a tiré parti de l'existence reconnue de centres bulbaires des diverses fonctions périphériques, centres relativement indépendants, et exerçant les uns sur les autres des actions directes et indirectes diverses, sans prédominance de l'un deux, du centro vaso-moteur par exemple La théorie Lange-James-Sergi peut et doit donc être complétée par une explication tout aussi bien des phénomènes cérébraux que des phénomènes périphériques dont l'émotion résulte

A la théorie périphérique de l'émotion, même . débarrassée des inexactitudes physiologiques où l'avait engagée Lange, nous opposons une objection : elle méconnaît l'existence des inclinations. Ou du moins, elle prend pour accordée, sans plus d'explications, la présence de dispositions cérébrales, de dispositions organiques et d'inclinations psychologiques, les unes innées, les autres acquises, les unes communes à tous les hommes, les autres individuelles, et qui commandent, quand elle a lieu, la réaction émotionnelle Elle est ainsi exposée à' attribuer à l'émotion des phénomènes r^ui ne relèvent pas d'elle, mais de l'inclination. Elle


THÉORIE PÉRIPHÉRIQUE DES SENTIMENTS 97

fait contribuer à l'émotion les sentalions do la mimique, alors que la tonalité émotive n'est peut-être liée qu'à certaines réactions organiques plus profondes. Elle ne conçoit pas le fonctionnement inémotif des mécanismes moteurs, comme aussi de ces mécanismes mentaux que sont les inclinations. Elle ne voit pas quo, sans intervention des qualités émotionnelles, par sa puissance propre, indépendamment do tout plaisir, do toute douleur, de toute angoisse, l'inclination peut agir, modifier le cours des idées et de la conduite, faire jouer la motricité automatique, adapter la physionomie à l'état mental, sans que forcément, dé ces manifestations intellectuelles, volontaires, organiques conscientes, doive résulter une tonalité affective.

riiv.cLT D'ALLOUMS, — Inclinations.


CIlAl'ITltti 11 THÉORIE DITE CÉRÉBRALE DES SENTIMENTS

M. I'. SOLL1KH

En présence du malaise général inspiré par la théorie périphérique do l'émotion, M. Sollier 1 a récemment écrit un livre pour démontrer que les phénomènes organiques périphériques sont incapables à eux seuls de fournir une explication de l'émotion. Il attire spécialement l'attention sur la partie cérébrale du cycle émotionnel, et, à la théorie périphérique conçue comme la prétention d'expliquer l'émotion par les phénomènes périphériques seuls, il oppose une « théorie cérébrale ». Ce livre est plein de choses intéressantes, mais l'idée générale en paraît contestable.

De môme que la théorie dite périphérique reste incomplète et unilatérale tant quo, comme M. Sollier l'entend, elle nie l'élaboration centrale des excitations émotionnantes et des sensations affectives, do môme inversement la « théorie cérébrale » formulée par M. Sollier n'envisage qu'un côté de la question et tend

I. P. SotLiEn, Le Mécanisme des émotions, 303 p. in-8°, Pari*, F. Alcan, 1905.


THÉORIE CÉRÉBRALE DES SENTIMENTS f*

à méconnaître, dans l'émotion, la multiplication périphérique des impulsions centrales. M. G. Dumas a démontré 1 que dans la tristesse active et dans la joie, les phénomènes périphériques sont analogues. M. Sollier ne conclut pas de là, ainsi qu'il serait légitime, que l'explication physiologique dos émotions doit tenir compte des phénomènes nerveux centraux en même temps que des phénomènes périphériques, mais, ce qui est bien différent, quo l'on doit écarter de l'explication les phénomènes périphériques et ne retenir que les phénomènes centraux, cérébraux. Et voici comment il résume cette conception vérital lement unilatérale : « 1° L'émotion est d'ordre puren .il cérébral ; à cet état cérébral sont liées des manifestations diverses d'ordre physiologique et d'ordre psychologique; 2° Les manifestations psychologiques n'amènent pas plus les manifestations physiologiques quo celles-ci les manifestations psychologiques ; toutes les deux disparaissent ou apparaissent en conformité avec l'état moléculaire du cerveau; 3° Par suite des conditions mêmes du cerveau dans l'état émotionnel, il est beaucoup plus facile de modifier l'état cérébral par des moyens physiques ou physiologiques que par des moyens psychologiques, et il suffit de modifier ainsi cet état cérébral, pour voir disparaître ou reparaître les représentations liées à l'état émotionnel ; il y a donc simultanéité, mais non subordination des phénomènes

1. G. Dtms, La Tristesse et la Joie. Paris, F. Atcan, 1900.


100 LES INCLINATIONS

psychologiques et des phénomènes physiologiques !.

Ces trois propositions sont présentées tour à tour sous forme d'un essai de mécanique et do dynamique cérébrale (ch. i); d'une analyse psychologique do l'action réciproque et de l'évolution des émotions (ch. 11); d'une démonstration physiologique et clinique (ch. m) ; d'une théorie de la cénesthésic cérébrale ou sensibilité propre du cerveau en activité (ch.iv); enfin, d'une confrontation de la théorie « cérébrale » de l'émotion avec la théorie périphérique et avec la théorie intellectualiste (ch. v).

La théorie « cérébrale » de M. Sollier ne semble point être aussi opposée qu'il pense à la théorie Descartes-James-Lange-Scrgi. Voici en effet quelques raisons qui portent à considérer cette théorie cérébrale de l'émotion, non comme une théorie nouvelle, mais simplement comme une forme particulière et défectueuse de celle qu'elle prétend combattre.

Nous avons montré plus haut comment ceux que M. Sollier prend pour adversaires no songent pas plus que lui à nier que les phénomènes périphériques de l'émotion résultent souvent de la puissance physiologique d'une représentation, telle qu'une imago ou un souvenir. Pas davantage ils ne contestent quo les sensations conscientes de ces troubles périphériques, tout comme la représentation émotionnante initiale, no soient conditionnées par des phénomènes cérébraux.

1. Op. cit., p. III.


TllÉOll'K CÉRÉBRALE DES SENTIMENTS 101

Et même, ils pourraient accepter, sans renoncer à leur système, la possibilité, pour ces sensations dont l'ensemble, selon eux, est l'émotion, de se produire anormalement, comme il arrive pour toutes les sensations, d'une manière hallucinatoire, sans substrat périphérique, par une activité automatique des centres cérébraux. De son côté, tout en proposant comme une thèse nouvelle cette affirmation que l'émotion est un phénomène « purement cérébral », M. Sollier accorde d'importantes concessions. 11 reconnaît qu'en fait l'émotion est bien loin d'être toujours exclusivement cérébrale, et que « l'activité cérébrale diffuse », condition de l'émotion, se répercute normalement en une activité périphérique diffuse, au niveau des organes moteurs, vasculaires, viscéraux, etc. Et sans doute il n'a point l'intention de contester que, même dans les cas plutôt rares où tout se passe dans les centres, sans débordement d'énergie nerveuse vers la périphérie, ce fonctionnement diffus des centres n'est pas seulement conditionné par le stimulus émotionnant et par l'irritabilité propre des centres ou émotivité, mais aussi par l'habitus et les dispositions contractées grâce à la mise enjeu antérieure et cent fois renouvelée du cycle :

périphérie — centre — périphérie

et du cycle :

centre — périphérie — centre,


102 LES INCLINATIONS

Les sensations peuvent naître spontanément dans un cerveau halluciné, et Calmeil taie des cas d'hallucinations visuelles chez des aveugles et d'hallucinations auditives chez des sourdsl. Mais alors môme, ce sont bien les sensations objectives, les impressions lumineuses et sonores réelles sur les organes du sujet et de ses ancêtres, qui ont modelé le mécanisme nerveux do la vision et de l'audition, et qui l'ont rendu capable de telles créations mensongères en l'absence de tout stimulant périphérique actuel. Il en est de môme pour les émotions purement cérébrales où rien ne viendrait ni ne reviendrait actuellement de la périphérie : c'est le fonctionnement émotionnel complet des centres, avec participation de leurs postes périphériques, qui les a modelés de telle sorte qu'ils puissent maintenant fonctionner parfois émotionncllement sans de notables ébranlements de leurs postes avancés.

Bien faible, après ces remarques, apparaît la différence qui sépare la théorie dite périphérique de celle quo M. Sollier appelle cérébrale Après que Lange et James ont attiré l'attention des psychologues sur les phénomènes physiologiques dont la synthèse cérébrale est, selon eux, l'émotion, voici que M. Soilier se borne à souligner le caractère cérébral incontesté de cette synthèse, et sa capacité indéniéc à so produire

1. MOTET, Hallucination, dans te Souv. dictionn. de médec. et de chirurg... de Jaccoud. Paris, 1864-1889, 40 vol. InS», vol. XVII, p. 1Î3-I71.


THÉORIE CÉRÉBRALE DES SENTIMENTS 103

hallucinatoiremcnt. Les mêmes phénomènes organiques que Lange et James analysaient légitimement sous leur aspect périphérique, mais sans méconnaître leur aspect cérébral, voici que M. Sollier les présente sous leur aspect cérébral, et sans nier leur aspect périphérique Plutôt quo de considérer les réactions périphériques musculaires, vasculaires, respiratoires, sécrétoires, viscérales, et d'autre part la synthèse cérébrale où elles aboutissent, M. Sollier aime mieux envisager les impulsions nerveuses, provocatrices de ces réactions, dans la phase où elles s'élaborent dans les centres, et d'autre part la synthèse « préfrontale » où elles aboutissent, parfois môme sans avoir'dérivé vers la périphérie. A cela près, il s'en tient à la conception James Lange. En somme, sa « théorie cérébrale de l'émolion » n'est autre chose que la théorie périphérique, avec substitution, aux phénomènes périphériques observables, des phénomènes cérébraux, plus conjecturaux, plus difficilement accessibles, qui les conditionnent.

M. Sollier résume quelque partl sa théorie en une formule qu'il n'est point inutile d'analyser: «l'émotion, dit-il, est donc en définitive un phénomène de cér3sthésie cérébrale ».

Avec Moynerl, M. lo D'G. Dumas s'est demandé s'il n'existe pas une cénestésie cérébrale, c'est-à-dire une

t. SOUIEH, Mécanisme des émotions, p. 834.


104 LES INCLIN VTIONS

sensibilité propre des centres nerveux, par exemple dans certains maux de tête, dans la fatigue mentale, dans la sensation d'épuisement nerveux, dans celle do vide cérébral. Ces sensations informatrices de l'état des tissus cérébraux, si tant est qu'elles existent, existeraient comme distinctes des sensations visuelles, auditives, olfactives, tactiles, viscérales, etc., autrement dit, existeraient comme distinctes des sensations qui proviennent de l'excitation fonctionnelle des mômes tissus cérébraux par la voie des nerfs afférents (sensoriels etsensitifs) venus de tous les points de l'organisme C'est par son opposition à la cénesthésio organique d'origine extra-cérébrale et avec les données spécifiques des sens, que la cénesthôsic cérébrale, d'ailleurs problématique, est concevable.

Or, M. Sollier prend la cénesthésio céréh.ate en deux sens très différents, dont un seul est légitime et dont l'autre résume toute 'sa théorie Tantôt, avec Mcynert et M. G. Dumas, il entend par cénesthésio cérébrale une sensibilité, possible mais non démontrée, de certains états particuliers du cerveau, indépendamment des sensations fonctionnelles à projection périphérique : mais la cénesthésio cérébrale, ainsi entendue, ne saurait fournir un prétexte à écarter do l'explication physiologique de l'émotion les sensations périphériques. Tantôt, et voici bien autre chose, M. Sollier englobe dans la cénc3thésie cérébrale toutes les sensibilités, visuelle,


THÉORIE CÉRÉBRALE DES SENTIMENTS 10»

auditive, tactile, viscérale, dolorique, etc., en vertu de ce raisonnement qu'elles sont conditionnées par l'activité du tissu cérébral, et que, par exemple, quand nous croyons sentir une douleur au pied ou une excitation lumineuse de la rétine, ce quo nous sentons en réalité, c'est ce qui se passe dans les centres cérébraux. Malgré l'intérêt philosophique d'un pareil raisonnement, il laisse intacte la question de savoir si les sensations dites (abusivement ou non) périphériques concourent à l'émotion. Et celte question, qui est toute la question, paraît esquivée plus que résolue dans cette conclusion : « Nous sommes donc amenés, pour embrasser dans une seule théorie tous les états émotionnels, à considérer l'émotion, non pas comme la conscience des changements corporels périphériques, ni même comme celle des changements moléculaires diffus de l'écorce cérébrale et en particulier de la sphère organique du cerveau, mais comme la conscience de l'état moléculaire de l'écorce cérébrale (sphère tactile ou cerveau organique), produit par la diffusion d'une excitation dans le cerveau, qu'il soit transitoire ou permanent, qu'il s'accompagne de suractivité ou d'inhibition. L'émotion est donc en définitive un phénomène [de cénesthésio cérébrale 1 ».

Dès lo moment que M. Sollier, en vertu do son argument idéaliste, considère les données sensorielles cl la

I. SOLLIER, Mécanisme des émotions, p. 231.


106 LES INCLINATIONS

cénesthésio périphérique elle-même comme faisant partie de la cénesthésio cérébrale, cette formule : « L'émotion est donc en définitive un phénomène do cénesthésio cérébrale » signifie, dans le langage commun, que l'émotion est un phénomène de cénesthésie périphérique : et c'est précisément la théorie LangeJames, quoique habillée de formules d'aspect opposé. Ce n'est pas, pensons-nous, par la construction, forcément arbitraire, d'une mécanique et d'une dynamique cérébrales, co n'est pas par la théorie du fonctionnement localisé et du fonctionnement diffus de la substance grise, ce n'est pas par des hypothèses sur la vibration nerveuse et ce n'est pas par une philosophie de la cénesthésio cérébrale qu'on peut essayer de combler efficacement la lacune laissée par nos théories actuelles de l'émotion. Mais c'est peut-être plutôt par l'étude d'un fait psychologique fort négligé des psychologues, l'inclination, souvent connexe à l'émotion, mais pourtant capable d'autonomie, et quo nos modernes théories du sentiment confondent plus que de raison avec l'émotion proprement dite

Les objections soulevées par la théorie Lange-James, et récemment renouvelées dans des travaux tels que l'article do M. François Franck ou 'le livre do M. Sol-


INCLINATION ET ÉMOTION 107

lier, laissent donc subsister quelque chose de cntte théorie

La conception vasculairc de Lange est reconnue fausse; et la conception vraiment trop « périphérique » de James a besoin d'être complétée, par l'élude des phases centrales du cycle émotionnel, dont la phase périphérique n'est pas tout, et en particulier par l'élude de l'inclination et par sa distinction d'avec l'émotion.

Quant à la formule générale que nous avons proposée plus haut' ,.ic est acquise: il ne s'agit plus que de préciser encore lo contenu de sa phase centre —» périphérie et do sa phase périphérie —> cein're.

Or, sur ces deux points, un pas de plus parait actuellement possible, ainsi que nous allons voir, par l'interprétation psychologique, en ce qui concerne la phase aller, des expériences de Bcchtcrew et de Sherrington sur des animaux vivisectionnés, et, d'autre part, de certaines observations normales et pathologiques sur l'homme, en ce qui concerne la phase retour. Et parla nous apparaîtra la spécificité physio-psychologiquc d'une paît do l'émotion, phénomène viscéro-cérébral, d'autre part de l'inclination, consensus de fonctions systématisées et exigeantes.

1. P. 91.


CHAPITRE Ht PHYSIOLOGIE DE LA MIMIQUE ET DE L'ÉMOTION

D'APRÈS DES DÉCOUVERTES RÉCENTES

I. — Bechterew.

II. — Sherringlon.

III. — Interprétation psychologique des faits précédents : essai d'une théorie viscérale de l'émotion et d'une théorie psychologique do l'inclination.

Nous avons constaté les résultats qui paraissent rester acquis après les discussions suscitées par les théories de James, Lange, Sergi sur les émotions. De la théorie vasculairc abandonnée, de la théorie périphérique précisée une formule se dégage, que les critiques physiologiques de M. le professeur François Franck ri les constructions philosophiques de M. le Dr Sollier respeelent. Celle formule, la voici :

Les conditions physiologiques immédiates de l'émotion sont des réactions organiques conscientes. Par décharge centrifuge, l'excitation émolionnante produit l'explosion de phénomènes physionomiques, mimiques, viscéraux. Des influx de retour ricochent vers les centres et les affectent êmotionnellement.


MIMIQUE INÉMOTIVE 109

Centre —> périphérie —» centre, tel est le cycle émotionnel complet; les courts-circuits inlra-cérébraux, dans les émotions imaginaires et dans les émotions hallucinatoires, ne sont eux-mêmes rendus possibles que par l'existence et le fonctionnement préalables du long circuit, intéressant les viscères et les membres.

Mais cette partie de la théorie Lange-Jamés-Scrgi que nous venons do dégager et de présenter comme ayant résisté à vingt années de discussion est encore loin de constituer une théorie physiologique complète de l'émotion. Nous nous proposons maintenant dégrouper un certain nombre de données nouvelles, dont l'interprétation peut jeter quelque lumière sur les deux étapes, centrifuge et centripète, dont l'aboutissement est l'émotion.

On verra que ces contributions de la physiologie contemporaine et de la pathologie mentale porteraient à considérer comme insuffisante sur deux points et à remanier la psychologie actuelle de l'émotion et des phénomènes connexes :

1" Le rôle des phénomènes sensoriels et moteurs externes (sensations visuelles, auditives, tactiles ; mimique, fonctions de relation) dans les émotions n'est pas nettement défini relativement au rôle des sensations internes;

2" Uno constante confusion règne chez tous les auteurs entre les émotions et les inclinations.


110 LES INCLINATIONS

Voici en premier lieu quelques données nouvelles sur la physiologie de la mimique. Des découvertes récentes de Bcchtcrew et do Sherrington, nous allons voir découler la proposition suivante :

La mimique est par elle-même inémotive et constitue une fonction indépendante, dont f activité peut amorcer les phénomènes émotionnels, mais sans fournir à F émotion ses facteurs composants.

i

BECHTEREW

Etudier la phase efférente du circuit émotionnel, c'est chercher à démêler les mécanismes producteurs dès réactions organiques émotives. La difficulté est, pour l'expérimentateur ou pour l'observateur, d'obtenir ces réactions soit isolées, soit diversement groupées, sans quo le cycle s'achève, sans que l'étape de retour soit parcourue, sans que l'émotion ait lieu; car alors on se retrouverait en présence du phénomène total, indécomposé, non analysé. Aussi l'étude de la phase efférente du cycle émotionnel se fait-elle, autant que possible, sur des sujets présentant une interruption analomique ou fonctionnelle des voies nerveuses afférentes.

En provoquant, par l'électrisation directe, la con-


MIMIQUE INÉMOTIVE 111

traction des divers muscles de la face, soit isolément, soit par groupes de deux ou trois, Duchenne (de Boulogne) a essayé do déterminer quel rôle revient à chaque muscle dans chaque expression physionomique. Pour éviter les effets indirects des excitations douloureuses produites par 1 electrisation de la peau, il opérait sur un individu atteint d'insensibilité du visage 1.

Appliquant l'élcclrisalion non plus sur le muscle, mais un peu en amont, sur le tronc nerveux avant sa ramification dans la musculature faciale, M. le DrG. Dumas* a récemment montré qu'en Yerlu d'une répartition toute mécanique de l'excitation, il peut se produire une expression définie et complexe, telle que le sourire. '

Remontant plus haut encore, jusqu'à l'axe nerveux, Meynert a reconnu dans le bulbe rachidien les centres réflexes et automatiques des nerfs qui exportent les excilalionsvcrs les viscères et vers les vaisseaux sanguins.

Plus haut encore, Bechterew 3 a révélé l'existence d'un centre automatique supérieur des expressions

1. DCCHENNE (de Boulogne), Mécanisme de ta physionomie humaine, 1662.

2. G. Dinus. Le Sourire, Paris, F. Alcan.

3. BECHTEREW, Sur les mouvements d'expression, Wratsch, 1883. — Les fonctions des couches optiques, Wjeslnik klin. i. s:ud. psich., 188à {en russe). — Le rôle de la couche optique d'après des faits expérimentaux et jialaologiques, Virchow's Arehiv., vol. CX, 1887. — Le rire et le pleurer inextinguibles (impossibles a retenir) dans les affections cérébrales, Arch. f. Ptych.,xoL XXVI, 1894, p. 791.— Les voies de conduction du cerveau et de ta moelle, trad. franc, par C. Bonne, x-,856 p., ln-8«, Lyon et Paris, A. Storck et 0. Dota, 1900.


lia LES INCLINATIONS

coordonnées de la physionomie et de la mimique C'est un centre encéphalique sous-cortical, dont la mise en action peut être déclenchée soit par les voies le reliant à l'écorce, c'est-à-dire volontairement, soit par les voies le reliant à la périphérie, c'est-à-dire involontairement.

Bechtcrew, ainsi que Flourens le pratiqua le premier. Il enlève l'écorce cérébrale à des animaux vivants, grenouilles, cobayes, chats. Pendant plusieurs jours ou plusieurs semaines, il laissa ensuite se calmer l'état de choc opératoire. Au bout de ce temps, les tractus nerveux (faisceaux pyramidaux) qui relient l'écorce' au bulbe et transmettent, chez le normal, aux noyaux bulbaires des nerfs moteurs les incitations intelligentes et volontaires, se sont complètement atrophiés et désorganisés, ainsi que le démontrent les autopsies et les examens microscopiques.

A mi-chemin entre l'écorce et le bulbe et ayant avec eux ses connexions propres, est une masse cérébrale, formée de la couche optique ou thalamus et de certaines parties des noyaux lenticulaire et caudê, et qui est le centre automatique do la mimique En effet, son intégrité permet encore- la production de mouvements physionomiques et mimiques complexes et adaptés. Chez l'animal dont l'écorce cérébrale est détruite mais dont la couche optique et ses annexes sont intacts, on observe la conservation de la mimique, malgré la perle


MIMIQUE INÉMOTIVE 113

de l'intelligence et de l'émotivité consciente. Les mauvais traitements provoquent lo grincement des dents, le hérissement des poils ou des plumes, le redressement des oreilles, c'est-à-dire les manifestations coordonnées de la colère et de la douleur, bien que l'animal soit devenu incapable d'éprouver, du moins d'une manière pleinement consciente, colère ni douleur. Les caresses déterminent inversement les manifestations ordinaires de la joie affectueuse, le frétillement de la queue et le ronron chez le chat, bien que l'animal soit devenu incapable de ressentir, du moins d'une manière pleinement consciente, affection ni joie. Enfin, la plénitude de. la vessie et du rectum, l'inanition provoquent les manifestations motrices ordinaires du besoin : évacuation, coups de bec sur le sol, mastication à vide, bien que l'animal soit maintenant privé de sensations conscientes complètes (perceptions), tout aussi bien internes qu'externes. En l'absence de l'intelligence et de l'affectivité subjective proprement dite, les manifestations physionomiques et mimiques continuent à se produire correctement sous des excitations sensorielles extérieures et sous des excitations nées dans les profondeurs de l'organisme

Le caractère purement automatique de ces réactions mimiques, toutes complexes et bien adaptées qu'elles sont, ne saurait, selon Bcchterow, être mis en doute Les deux considérations suivantes l'établissent :

REVAUÎ O'AUONNK». — Inclinations. 8


114 LES INCLINATIONS

1° L'animal intact produit souvent spontanément do telles manifestations mimiques, sans provocation sensorielle ni viscérale acluello, par la seule influence d'images, d'idées, de procossus psychiques. Au contraire, chez l'animal dépouillé de ses hémisphères, organes do l'activité mentale, les manifestations mimiques ne se produisent jamais spontanément, mais seulement en réplique à des excitations externes et viscérales actuelles.

2' En présence d'une excitation, externe ou viscéralo, les manifestations mimiques appropriées sont souvent répriméos ou modifiées par l'animal intact; au contraire,' chez l'animal qui en est réduit à son cerveau décortiqué, les réactions mimiques répondent à point nommé, et toujours les mêmes pour chaque espèce d'excitation.

Bechtorcw conclut que les diverses expressions physionomiques et mimiques complexes sont régies par un appareil nerveux automatiquo, capable d'agir indépendamment des appareils qui élaborent et transmettent l'incitalion volontaire aux mêmes organes exécuteurs périphériques. Des manifestations mimiques compliquées, intenses, opportunes peuvent, par suite d'une ^organisation innée, se produire automatiquement, comme de véritables mais complexes réflexes, en conformité avec uno situation donnée, malgré l'absence do la volonté et du sentiment subjectif.


MIMIQUE INÉMOTIVË 118

A vrai diro, on pourrait à la rigueur admettre que, chez les animaux un peu distants do l'homme dans l'échollo zoologiquo, los centres encéphaliques sous- - corticaux suffisent déjà à produiro quelqùo conscionco ot quoique émotivilé subjective, ot qu'ainsi, chez ces êtres, les couches optiques, los noyaux lenticulaires et caudés contiennent à la fois lo centro mimiquo automatique (inémotif par lui-même) et une partie dos ccntros do l'émotivité conscienlo : mais en tous cas, chez les animaux supérieurs ot surtout chez l'homme, la division du travail nerveux est beaucoup plus parfaite ; la mimique inémotivo systématisée est ici nettement localisée dans les centres sous-corticaux, qui, à eux seuls, ne peuvent pas même produire un rudiment de l'émotion subjective

Les conclusions do Bechtcrew ont été vérifiées par tous les expérimentateurs, chez l'homme comme chez les animaux.

Chez l'homme, Huguenin et A. Magnus ont montré que, dans certaines hémiplégies, la lésion des faisceaux pyramidaux qui vont do l'écorco au bulbe paralyse les mouvements volontaires de la face, mais laisse : subsister, si la couche optique et ses annexes sont intacts, le jeu mimique automatique de ces mêmes muscles faciaux sur lesquels la volonté n'a plus de prise

La contre-épreuve a été fournie par Ch. Bell et Stro-: meyer. Ces auteurs ont démontré que, si l'écorce céré-


IIS LES INCLINATIONS

brûle est inlacto, la dostruclion de la couche optiquo, chez l'homme comme chez l'animal, entraîne l'abolition do la mimique automatique et laisse subsister, par les voies corlico-bulbaires, les mouvements volontaires de ces mômes muscles qui ne réagissent plus par une mimique mécanique aux excitations.

Enfin la topographie externe et interne du centre automaliquo de la mimiquo coordonnée a pu déjà être défrichée avec quelque précision par Bechterow et par ses disciples ou continuateurs.

Ainsi que nous l'avons déjà indiqué, ce centre supérieur des réactions mimiques no coïncide pas rigoureusement avec la couche optique, il comprend en outre certaines parties des noyaux lenticulaire et caudé. 11 est décomposable en plusieurs contres distincts, dont chacun préside aux modifications émotionnelles d'une fonction. Bechterow et Mislawsky 1 ont montré que l'excitation expérimentale do la couche optique et du globus pallidm produit la vaso-constriction et l'élévation de la pression sanguine; que l'excitation do la région moyenne de la couche optique renforce les mouvements de l'intestin grôle 2; que l'excitation de la région externe do la couche optique affaiblit les mouve1.

mouve1. et MISLVWSKÏ, Sur.l'influence do l'écorce cérébrale sur la pression sanguine et l'activité ducoeur,ATeu>\ CenlralbL.WSS, p. 193.

2. BECHTEHEW et MILAWSKV, Sur l'innervation centrale et périphérique de l'intestin, Arch. f. Anal. u. Physiol. {Physiol. Ablh.), suppl. 1889, p. 242.


MIMIQUE 1XÉM0TIVK ltf

monts do l'intostin grêle ; que l'excitation de la région antéro-oxterno provoquo los contractions du gros intes» lin et la défécation; que l'excitation do la région inférointerne au voisinage do la commissure grise produit la sécrétion des larmes; quo l'excitation do la partie inférieure du noyau antérieur régit les contractions de la vessie 1; que l'excitation do la commissuro grise entraîne Je larmoiement, la dilatation de la pupille et la saillie du globe oculaire; quo d'autres parties du thalamus agissent sur les mouvements de l'estomac * et sur ceux du coeur 5.

Enfin, David Ferrier, Ilorsley et François Franck ont démontré l'existence de centres corticaux do la mimique.

Quand on excito, dit M. François Franck, avec de très faibles décharges d'induction, appliquées un temps, très court sur une partie circonscrite de la zone motrice des animaux supérieurs, en choisissant ceux qui, comme le singe et comme le chat, traduisent leurs impressions par des attitudes appropriées et même par des jeux de physionomie, on peut provoquer aisément des expressions émotives très satisfaisantes. David Ferrier, Ilorsley et nous-méme avons obtenu ainsi les expressions les plus variées. Une excitation corticale localisée provoque chez l'animal l'attitude et la

1. BECHTEHEW et MISL.UVSKV, Les centres cérébraux de la niotilitéde la vessie. Neur. Central., 1888, p. 505.

2. BECHTEREW et MISLAWKV, Sur la question de l'innervation de l'estomac. New. Centrulbl., 1890, p. 19S.

3. Sur l'infl. de Vie. cér. sur la prêts, sang, et Cact. du eaur, cité plus haut.


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LKS INCLINATIONS

physionomie de VaUenlion, celles de \apeur, détermine une 6ério d'actes adaptés & un objet déterminé dans la préhension 1.

En résumé, les travaux de Bechterow et do ses disciples et ceux de M. François Franck ont avancé nos connaissances sur les phénomènes centrifuges qui, d'après la formule générale que nous avons adoptéo*, constituent la première phase du cycle émotionnel. Il existe un mécanisme nerveux à contres hiérarchisés producteur des réactions émotionnelles viscérales et motrices externes. Le fonctionnement do ce mécanisme mimiquo peut être amorcé par une représentation consciente : imago, idée, impression actuelle ou passée intelligemment élaborée. 11 peut aussi èlrc mis en train sans intervention do l'écorce, par des excitations élémentaires non élaborées, ou sensations brutes, ou mémo par la faradisation électrique. Et d'autre part, co mécanisme complexe petit répliquer aux excitations amorçantes, de quelque nature qu'elles soient, intellectuelles ou sensitives, sans que la seconde phase, centripète, du cycle émotionnel se produise, sans que des phénomènes d'affectivité subjective viennent continuer et achever les manifestations motrices. • C'est ce qui a lieu dans deux cas :

^. FRANÇOIS FRANCK, Critique de la théorie physiologique des .émotions, XUI« Cong. de Médec., p. 20*. 2. V. ci-dessus, p. 9t.


MIMIQUE INIÎMOTIVB 119

1° Lorsque l'ablation des centres récepteurs affectifs (ablation do l'écorco cérébrale par Bechterow) empêche d'aboutir les influx de retour, revenant des organes périphériques ;

2° Lorsque ces influx do retour, sans lesquels l'émotion n'ost pas, so trouvent arrêtés par l'interruption des voies afférentes. Nous allons voir qu'on peut interpréter comme réalisant ce second cas les capitales expériences de Sherrington 1.

SHERRINGTON

Le physiologisto anglais Sherrington a pratiqué sur des chiens des expériences dont lo résultat est loin do cadrer, en apparence tout au moins, avec la théorie do l'émotion proposée par James, Lange et Sergi.

Dans uno communication à la Société Royale de Londres, Sherrington * s'est contenté do faire connaître ses recherches personnelles et de poser, sans essayer do la résoudre, la question do leur interprétation psychologique.

Comme cet important ouvrage, publié depuis six ans,

i. M. SOUISR (Op. cit., p. 199-12-2), faisant allusion aux recherches de Bechterew d'après le compte rendu'qu'en a donné M. JBLES SOÇRT (te Système Nerveux central, p. 1346), n'indique pas que le résultat essentiel de ces expériences est d'établir l'existence d'un centre automatique supérieur des expressions mimiques coordonnées.

2. SHERRINGTON, Expérimenta on the Value of Vascular and Viscéral Factors for the Oenesis of Emotion. Proc, Roy. Soc, Lond. 1900, t. 6d, p. 390-103 (2 flg.).


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n'avait été qu'incomplètement et mémo inexactement exposé no Franco, j'en ai donné, en 190G, un corapto rendu détaillé, avec traduction intégralo de la principalo observation '.

Quelques discussions s'en sont suivies, en particulier ù la Société de Psychologie. Nous allons résumer et lo texto ot les commentaires qu'il suscita.

Chez cinq jeunes chiens, Sherrington a sectionné la moelle épinièro au niveau do la base du cou. Uno telle section laisse indemne lo système sympathique et ses connexions avec l'encéphale : la voie reste libre à la sortie ot à l'entréo do tout cet ensemble do nerfs qui font communiquer lo cerveau avec l'appareil ganglion naire de lu vie organique. Mais elle rompt toutes les connexions nerveuses directes entre lo ce»veau et les viscères thoraciquos, abdominaux et pelviens, excepté toutefois celles qui existent par l'intermédiaire de certains nerfs crâniens. En outre tous les vaisseaux sanguins se trouvent isoK- du centre vaso-moteur bulbaire presque complètement, car il ne subsiste que quelques minimes communications par la voie des nerfs crâniens. La peau et les organes moteurs sont, depuis les extrémités inférieures jusqu'à l'épaule, privés également do , toute communication avec lo cerveau. Bref, en arrière des épaules, la presque totalité du corps est empêchée do contribuer aux processus nerveux do i'émotion,sôit

1. Journal de Psychol.nonn. elpathol. (F. Alcan),janvier-mai 1906.


MIMIQUE iNÉMOTIVti Ut

dans leur phaso centripète, soit dans leur phase centrifuge.

Or voici lo fait, d'un intérêt capital, quo Sherrington a constaté : c'est qu'un cerveau vivant, mais presque affranchi, par celto vivisection, do tout lien nerveux avec le corps qui lo nourrit, continuo à pouvoir ressentir des émotions.

Sur chacun do ces chiens les observations ont été prolongées pendant plusieurs mois consécutifs à l'opération do transection ; chez aucun n'a été décelée une modification quelconque du caructèro émotionnel, aussi loin quo puisse aller l'investigation.

« Etudier l'émotion chez un animal inférieur n'est pas très aisé, dit Sherrington, ni môme chez un chien. Mais si l'on se fie aux signes qui sont usuellement pris pour signifier plaisir, colère, crainte, dégoût, alors ces animaux les montrent indubitablement après comme avant la transection de la moelle épiniôre cervicale. S'il voit ou entend le compagon qui le soigne, cela évoque en lui la môme joyeuse activité et la môme poso caressante do la tête et des traits qu'autrefois. A l'égard dos amis et des ennemis parmi leurs commensaux animaux, ils manifestent aussi notlement qu'auparavant leur affection ou leur fureur. Pour citer un exemple, j'ai vu la crainte vivement manifestée par un des chiens, un jeune animal, approché et menacé par un pauvre vieux singe Macaque. L'abaissement do


m LKS INCLINATIONS

la tèto, la faco offrayée ot à demi détournéo, los oreilles rabattues contribuaient à indiquer l'oxistenco d'une émotion aussi vivo quo cello quo l'animal nous avait déjà montréo avant quo l'opération spinale n'eût été faite 1. »

OBSERVATION I. — Jeune chien. Transection de la moelle, dans la narcose chloroformique profonde, au-dessous de l'origine des nerfs phréniques. Guérison du traumatisme et du choc spinal en six semaines. Le système circulatoire est exclu de toute communication nerveuse avec le centre vasomoteur : par conséquent, aucune excitation de ce centre,ne peut provoquer une modification de la pression artérielle. Or, l'artère fémorale ayant été mise en relation avec un manomètre inscripteur, la pression artérielle subit une saule brusque chaque fois que l'on fait résonner le trembleur de l'appareil d'induction qui a servi précédemment à provoquer chez l'animal des sensations douloureuses, dans l'exploration des limites de l'aneslhésie cutanée produite par la section de la moelle. Explication : c'est l'altération de la respiration qui, chaque fois que l'animal a peur, produit mécaniquement l'élévation de la pression artérielle 1.

" De celle première observation il ressort qu'un trouble do nature émotionnelle est survenu chez un animal après que toute réaction nerveuse Yasomotricc a été rendue impossible, et après quo la majeure partie, do beaucoup, de chaque réaction viscérale a aussi élé empêchée.

' i. Op. cit., p. 393.

2. De cette observation de SHERRINGTO.V, d'autres expériences sont à rapprocher. LIST&R, GOLTZ, EWARO ont constaté également l'existence de variations vasculaires en l'absence du système nerveux central tout entier. V. Journ. Psychol. norm. et pathol., III, 1H,


MIMIQUE INÉMOTlVe 123

Sur les quatre autres chiens auxquels il a fait subir la section do la moelle, Sherrington a vu, d'uno manière absolument concordante, qu'en dépit do l'exclusion d'un si immense champ do réactions vasculaires, viscérales, cutanées et motrices, les états émotionnels do plaisir, de crainte et de dégoût étaient développés, autant qu'on pouvait en juger, avec une intensité non diminuée. « L'horripilation lo long do la créle du dos entre les épaules, accompagnement si usuel de la colère chez lo chien, était bien entendu absente chez ceux-ci, les fibres nerveuses spinales pilomolricos ayant été privées do toute connexion avec lo cerveau. Mais l'absence de cette réaction ne pouvait pus un seul instant masquer le trouble émotionnel si vivement indiqué par les autres facteurs do l'expression \ »

Sherrington eut alors l'idée do pousser l'épreuve plus avant. Après avoir pratiqué sur doux chiens la transection do la moelle dans la région cervicale, tout comme dans l'observation I, et après avoir obtenu la guérison du choc physiologique, il opéra en outre la section des deux nerfs vagues dans le cou.

« Lo vague, dit Sherrington peut être regardé comme la grande unité viscérale des séries crâniennes do nerfs. Sa section succédant à une transection spinale préthoracique relègue dans le champ do l'insensibilité l'estomac, les poumons et le coeur, en outre des autres YÎS1.

YÎS1. Op. cit., p. 396.


121 LES INCLINATIONS

côros précédemment rendus aposthésiques 1. Cela limite ainsi encore plus étroitement lo nombre des conducteurs offéronts et afférents par lesquels lo systômo vasculairo peut ôtro affecté *. »

OBSERVATION II. — Chienne d'âge indéterminé, d'un caractère spécialement émotionnable ; affectueuse à l'égard de personnes familières, elle a de subites explosions de fureur lors de l'intrusion d'un chat ou d'un visiteur étranger.

Sous le chloroforme, on lui coupe, dans le cou, la moelle épinière : l'autopsie et l'examen microscopique montrèrent, plusieurs mois plus tard, que la séparation avait été bien complète. Le rétablissement de la blessure est rapide,.

La sensibilité superficielle et profonde est trouvée abolio en arrière de la limite indiquée sur la peau par la ligne tracée sur la figure ci-contre (diagramme supérieur). Un seul musclo reste encore sensible en arrière de la région des épaules : le diaphragme.

Aucune espèce d'altération ne peut être décelée, conséquemment à cette lésion, dans la production des émotions, à en juger par les expressions décolère, déplaisir, de crainte, en réaction à des provocations appropriées.

Cent huit jours après la transection spinale, l'opérateur coupa, sous le chloroforme, le nerf vague droit dans le cou, et, encore ving-huit jours plus tard, le nerf Yague gauche. Le nerf vague du chien contient, à ce niveau, trois nerfs dans une seule gaine : le vague proprement dit, le dépresseur, le tronc sympathique' L'examen ultérieur à l'autopsie montra

1. « Par apeslhésie on entend non seulement dépourvu de sensibilité, mais privé de toute connexion avec les centres nerveux nécessaires à la réaction consciente, signification pour laquelle le mot apesthisie a été proposé par le D' Mott et par moi-même, dans ess Proceedings, vol. 56, 1893 » [note de Sherrington).

2. Op. cit., p. 397.


MIMIQUE INtÎMOTIVB

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Fig. 1. — Diagramme indiquant l'étendue de la partie restée sensible après section de la moelle (fig. supérieure) et section combinée de a moelle et du v&gosympathique (fig. inférieure). L'étendue de la surface de peau laissée sensible est délimitée sur la figure par une ligne continue (non pointillée). La limite de la sensibilité « profonde », c'est-à-dire musculaire, articulaire, etc., correspond aussi à cette ligne. Mais la limite où les voies respiratoires et alimentaires ont conservé de la sensibilité est indiquée par les contours pointillés des poumons, du coeur et de l'estomac dans la figure supérieure, du larynx et de la partie supérieure de l'oesophage dans la figure inférieure. Les'données anatomiques portent à admettre que ta trachée et l'oesophage ont été dépounus de toute sensibilité audelà de ces niveaux. La ligne courbe en arrière de la poitrine indique le diaphragme comme le seul muscle en arrière des épaules gardant encore des nerfs centripètes (d'après Sherrington).


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que ces six nerfs avaient été, aussi bien quo la moelle, complètement tranchés.

« Chez cet animal, écrit Sherrington, le pouvoir du système nerveux différait de celui obtenu chez ceux soumis seulement à la transection spinale, en ce que, aux régions du corps et aux organes tout à fait privés de communication avec le cerveau et rendus anesthésiques et incapables de contribuer à la réaction consciente, s'ajoutaient en ce cas l'estomac et la moitié inférieure (?)• de l'oesophage, les poumons et la moitié inférieure (?) de la trachée, et enfin le coeurlui-môme.» (Copparez les diagrammes ci-contre).

Cette fois encore l'animal, quoique malade et infirme, continue a donner d'intenses et opportunes manifestations de courroux, de satisfaction, de crainte. Un jour, au lieu de viande de cheval ou de boeuf comme à l'ordinajre, qn lui sert, pour sa nourriture, de la viande de chien ; jamais auparavant elle n'avait été soumise à cette épreuve. Avec la même netteté que les chiens normaux, elle refuse cet aliment et témoigne d'un dégoût évident.

Quelle interprétation psychologiquo comportent ces expériences de Sherrington?

Le physiologiste anglais s'abstient d'en donner uno lui-même. II se contente de remarquer quo « ces observations expérimentales ne donnent point de support » aux théories de James, Lange et Sergi sur la production de l'émotion. « Mais d'autre part, ajoute-t-il, je no puis penser qu'elles ouvrent uno voie vers la théorie adverso », c'est-à-diro vers la conception spiritualistc courante. Et il termine en posant la question, sans

1. Les points d'interrogation sont de Sherrington.


MIMIQUE INIÎMOTIVU 1ÎT

entreprendre do la résoudro : « Los observations présentées ici.modifient la position do la question a un seul égard, elles rendent, jo crois, nécessairo d'attribuer à ces éléments [somatiques] do l'émotion uno autre signification quo colle attribuéo par les auteurs cités dans mon paragraphe do début. Ce qu'il y a de pittoresque et d'incisif dans tout co qui vient do la plume du professeur James rend persuasif tout raisonnement qu'elle poursuit. Ses chapitros suggestifs détournent d'entreprendre l'examen critique do sa théorie, examen que jo n'ai fait qu'incomplètement, je tiens à l'avouer. » Un seul psychologuo, a notre connaissance, s'est jusqu'ici préoccupé des expériences de Sherrington. Dans son récent et intéressant livre sur Le Mécanisme des Émotions (1905), analysé ci-dessus, M. lo Dr Sollier résume l'observation II, que nous venons do rapporter, mais très sommairement et, scmble-t-il, do seconde main. En effet, M. Sollier oublie, quoique Sherrington prenne bien soin do le rappeler, quo lo vaguo et lo sympathique s'unissent, chez lo chien, en un seul tronc pendant un certain parcours, ot que ce sont les troncs vago-sympathiques que Sherrington a sectionnés, Co lapsus Ole toute portée à des commentaires qui débutent ainsi :

« Cette expérience, quoique fort intéressante, n'est cependant pas concluante. Elle laisse, en effet, subsister tout le sympathique, c'est-à-dire la partie du système nerveux qui


128 LKS INCLINATIONS

transmet toutes les impressions vasculaires et viscérales, lesquelles jouent précisément le rôle le plus important dans les émotions ■. »

Nous Yoici donc en présence d'un fait capital, non expliqué par l'expérimentateur qui l'a découvert, et resté inaperçu du seul psychologue français qui en ait dit quelque chose : des chiens continuent à donner des réactions mimiques intenses, adaptées et même intelligentes, alors que la tète, le devant des membres antérieurs et lo diaphragme sont les seules parties du corps restées sensibles, la section complèto de la mocllo épiniôrc et des deux vagosympathiques ayant plongé dans l'insensibilité absolue et définitive, dans 1' « apeslhésio », selon lo mot de Sherrington, tout lerestedes organes superficiels et profonds, en arrière do la ligne des épaules.

INTERPRETATION PSYCHOLOGIQUE DES FAITS PRÉCÉDENTS î l.'lNOLINATION SANS ÉMOTION

Dans sa communication sur la valeur des facteurs vasculairc et viscéral pour la production de l'émotion, Sherrington no fait aucune allusion aux travaux do Bechterow et do ses continuateurs sur les fonctions mimiques do la couche optique et des contres annexes.

I.P. SOLLIER, .VtV. d. énu, p. 118. Dans son rapport au Congrès d'Amsterdam (3 sept. 1907), M. Sollier n'a pas rectifié cette interprétation. Voir. I'. SOLLIER, Etat actuel de la théorie Lange-James sur les émotions, dans {."Encéphale, II, 3H-31I.


L'INCLINATION SANS ÉMOTION 129

Or il nous semble que les découvertes do Bechterow peuvent contribuer à éclairer celles do Sherrington;

Chez les cobayes et les chais de Bechterow, les nerfs sensitifs qui vont do la peau, des muscles, des articulations, dos viscères au cerveau sont intacts, mais les impressions afférentes no peuvent plus aboutir en uno émotion consciente complète, car les hémisphères cérébraux sont détruits : or, en l'absence do l'émotivité subjective consciente, lo centre automatique dos expressions mimiques coordonnées — couche optique, noyaux lenticulaire et caudé — est resté indemne et peut encore fonctionner. D'une manière maintenant réflexe et inémotive, les excitations continuent û agir surunméca^ nismo physiologique inné, à amorcer son fonctionnement, à lui fairo exécuter machinalement les mômes réactions systématisées qui, chez l'animal intact, se produisaient avec accompagnement de phénomènes corlicaux affectifs, alors que lo cerveau supérieur existait, et quo les excitations débordaient jusqu'à lui. La persistance d'une mimique coordonnée, adaptée aux excitations, et qui pourtant n'est désormais sous-tenduû par aucun état émotionnel conscient, voilà le fait qui ressort des recherches de Bechterow, cl à la lumière duquel nous allons envisager celles do Sherrington.

Chez les chiens do Sherrington, c'est lo cerveau qui est laissé indemne, ci ce sont les conducteurs nerveux reliant lo cerveau aux organes, qui sont coupés. Un

IUVUI.T C'AUOSNES. — Inclination!!. 0


130 LES INCLINATIONS

minime territoire reste en communication avec le cerveau demeuré vivant et intelligent : diaphragme, tête, cou, partie antéro-supérieuro des pattes de devant, o'està*diro, les principaux organes de la mimique. Or, malgré l'exclusion de la prosquo totalité du corps, Ios réactions du petit territoire mimique indemne — jeux do la physionomie facialo, voix modifiéo par la paralysio du thorax, mouvements encore possibles par l'action des fléchisseurs'du coude — continuent a se produire delà même manière que si l'émotion subjective existait.

Un peu vite peut-être Sherrington en conclut quo l'émotion subjective existe. Il n'est pas contestable, ditil, que lo faiblo résidu do données somatiques venant encore de la région indemne est insuffisant à produiro des émotions d'une intensité proportionnée aux manifestations mimiques dont celte même région est lo siège. Comme d'autre part Sherrington se refuse à dire que

Fig. i. — CS, centres récepteurs ; CF, centres mimiques ; I, écorco cérébrale ; v, a, g, Impressions visuelles, auditives, guslatives, olfactives.


L'INCLINATION SANS ÉMOTION 131

rémotion soit dépourvue do base somatique, il s'abstint de conclure et ne sait plus que perfser.

Mais on pourrait peut-être se demander si les chiens, de Sherrington ne nous mettent pas simplement en présence do la mimique coordonnée, adaptée, et pourtant inémotive que Bechterow a étudiée, avec cette complication, toutefois, quo le cerveau, privé des données afférentes sans lesquelles l'émotion ne so produit pas, continue néanmoins à influencer, impassible mais intelligent et actif, lo mécanisme mimique.

Il y a entre les animaux de Sherrington et ceux de Bechlcrew uno différence: si les Yoiessomato-corticalos sont dans les deux cas incapables d'aboutir, par contre, l'écorce et les voies cortico-thalamiques sont anéanties chez les sujets de Bechterew et sont au contraire intactes chez ceux do Sherrington. La conséquence ost une différence d'atlitudo considérable dans les démarches des animaux décérébrés et des animaux « apesthésiés ». Chez les seconds, les manifestations mimiques no sont pas seulement déclenchées par les impressions, elles sont on outre provoquées, et môme contenues, renforcées, retouchées par l'intervention des habitudes conscientes et de la volonté intelligente, en l'absence do l'émotivité véritable. Il est donc vraisemblable que la chienne apcslhésiquo ne ressentait plus lo choc affectif proprement dit, alors qu'elle continuait cependant à grogner, à japer, à refuser certains mets, a


133 LES INCLINATIONS

prcndro un air battu devant les réprimandes,-à'so traîner vers ses amîs, à obéir à la persuasion. Elle était restée intelligente et capable d'activité volontaire cl automatique combinées, bien quo frappée d'inémotivité. Ses habitudes, ses images moniales, ses perceptions continuaient à produire des démarches intelligemment ot mécaniquement adaptées aux circonstances, en l'absence des senlimenls affectifs.

« Tous ceux qui ont visilé et vu les animaux objet do cotte communication, note Sherrington, ont entièrement partagé mon opinion et celle des autres personnes du laboratoire, qu'ils éprouvaient d'intenses et vives émotions. Jo veux spécialement mentionner et remercier pour leur intérêt a la question le docteur Abram, le professeur Paul, lo docteur Warrington, Sir James Russel et lo docteur James Mackcnzie. »

Mais puisque ShcrringLm et les observateurs auxquels il a fait appel n'ont'pas envisagé la possibilité de l'inémolivilé subjective avecinlégrilédes réactionsmimiques, il est permis do penser qu'ils ont pu êlro trompés par co qu'il y avait d'intelligence et de volonté évidentes, en mémo temps que d'automatisme docile, dans la mimique des chiens opérés ; et qu'en réalité ces animaux avaient été privés a jamais des données proprement affectives par l'abolition de presque toutes leurs impressions somatiques conscientes.

L'interprétation psychologique que nous venons do


L'INCLINATION SANS ÉMOTION 133

proposer des expériences de Bechterow et do Sherrington n'est assurément qu'une conjecture en l'air, tant qu'on opère sur des sujets animaux, incapables de dire s'ils ressentent ou no ressentent pas uno émotion, en même temps qu'ils agissent volontairement et réagissent mimiquoment. Mais l'opinion émise par Sherrington, concernant la réalité d'états émotionnels subjectifs véritables chez ses chiens, n'est pas moins conjecturale, et do plus, elle se bulo à uno énigme.

Or notre hypothèse prend corps par l'observalion de personnes humaines atteintes d'inémolivité subjective, mais restées intelligentes, volontaires, et capables do réactions automatiques normales, intenses, de la physionomie et de la mimique.

J'ai publié ' et jo résumerai ci-dessous l'observation d'une femme qui, par suite d'une anesthésio la privant do certaines sensations somatiques, demeure frappée d'inémotivité complète, malgré l'intégrité des réactions mimiques, do l'intelligence, do la volonté et des inclinations. Si cette malade avait été privée de la parole, comme les sujets do Sherrington, tout observateur aurait affirmé sans hésiter son émoti vite intense, à n'en juger quo par les jeux de son visage, par ses pleurs, par la tonalité de sa voix, par l'orientation do ses réactions volontaires comme de ses réactions automatiques. C'est grâce à l'introspection parlée, quo nous

1. Rev. philos., aie. 1903, pp. 502-6î3(F. Alcan).


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avons pu recueillir les curieuses déclarations de cctto malade sur l'absence de tout état affectif éprouvé, au cours de si normales manifestations. La réalité de son inémolivité a pu êlre, prouvée, par la concordance avec l'aucsthésio viscérale d'un trouble très particulier de la perception de la durée. Les étals proprement affectifs peuvent être abolis chez un sujet, alors que la physionomie reste mobile, la voix chaude et vibrante, lo geste et l'attitude pathéli _* % la pensée éveillée, les tendances et inclinations icnaccs. 11 y a des inclinations inémolives qui suffisent à nous faire gesticuler, grimacer, penser, vouloir, désirer et redouter sans émoi.

M. Sollier' fait allusion à des personnes humaines soumises par la nature à peu près aux mêmes vivisections que les chiens do Sherrington. Après le décès, l'autopsie montre, dans certains cancers de la colonne vertébrale, que, au niveau du cou, la moelle épinière était complètement sectionnée ainsi quo la plupart des filets sympathiques.

Sur un malade do celte espèce encore vivant on pourrait, pensons-nous, examiner a fond l'état de l'affectivité, la conservation ou l'abolition d'une part do la mimique et des inclinations, d'autre part des sensations proprement émotionnelles. Jusqu'ici jo n'ai pas rencontré co cas ; et sans douto M. Sollier n'en parle que par ouï dire, car il no donne ni détails, ni références.

1. SOLLIER. !.t Mécanisme des Émotions, p. 118.


L'INCLINATION SANS ÉMOTION 13b ""•

Sa conclusion ne peut donc être quo provisoire La voici :

Assurément, tout n'est pas détruit [dans la chaîne sympathique ganglionnaire], et des impressions viscérales parviennent encore au cerveau, mais, là non plus, on n'observe pas de diminution de l'émotivité proportionnelle a l'anesthésie. Il semble donc logique d'admettre que c'est probablement dans les parties les plus élevées de l'axe cérébrospinal, moelle allongée, noyaux gris, écorce cérébrale, que se produisent les phénomènes constituant l'émotion.

Par les mots émolivité,* émotion, M. Sollier entend le complcxus fourni par la mimique, par les inclinations, parla penséo réfléchie. C'est ce complcxus qui ne parait pas amoindri d'une manière proportionnelle à l'anesthésie. Mais il a peut-être subi la perte do quelques-uns do ses éléments normaux, et, on particulier, celle delà tonalité affective, c'est-à-diro de l'émotion au sens précis du terme.

La quulitêintcnsémcntaffcctivc des sensations internes est un lieu commun sur lequel tout lo monde est d'accord. Surl'imporlance delà douleur, du plaisir, des sensations thermiques, des sensations viscérates, des besoins organiques comme éléments dos émotions, les auteurs sont unanimes. Mais aucun n'a été amené à se demander si les sensations internes no seraient pas I03 facteurs uniques etspécifiquesduchocaffeclif, a l'exclusion des données sensorielles (vue, ouïe), ainsi quo des sensations résultant du jeu des muscles do relation. Or


130 LES INCLINATIONS

telle est la question que posent maintenant les expériences faites par Sherrington en 1900 et notre observation, poursuivie depuis 190o, d'une malade rencontrée d'abord à Sainte-Anne.

Les sensations somaliquos étant abolies chez cette femme alors que la plupart des réactions et sensations mimiques sont conservées et normales, cette personne capable de s'expliquer déclare spontanément, avec la netteté la plus parfaite, qu'elle ne ressent plus d'émolion subjective. On doit do même douter qu'il en ait été ressenti par les chiens du physiologiste anglais. La donnée proprement affective, dans toute émotion, parait être constituée seulement parles sensations viscérales; quant aux phénomènes mimiques, conformément a l'opinion courante et contrairement à la conception particulière du psychologue W. James, ils sont, non point les facteurs, mais l'expression do l'émotion.

A la théorie périphérique de l'émotion présentée par Lango et James, nous sommes ainsi conduits à opposer une explication nouvelle de la production physiologique de l'émotion. La théorie viscérale de l'émotion, que nous proposons, est à la fois périphérique et centrale : elle repose sur uno analyse expérimentale, encore incomplôlo sans doute, des impulsions centro-périphériques et des sensations pêriphérico-centralcs qui conditionnent l'émotion; elle présente comme étoffe des chocs affectifs les sensations viscérales, considé-


L'INCLINATION SANS ÉMOTION 137

rées tout aussi bien dans leurs aboutissements cérébraux quo dans leurs origines extra-cérébrales; elle considère comme distincts de l'affectivité proprement émotive les facteurs mimiques, intellectuels, actifs du complcxus sentimental.

La formule do la production physiologique do l'émotion et de son expression devrait dès lors ôtro établie comme suit (comparer avec la formule ci-dessus, p. 94) :


CHAPITRE IV OBJECTIONS ET REPONSES

Premières objections de M. II. Piéron. — Secondes objections de M. II. Piéron.

L'explication physiologique de l'émotion quo nous -venons de présenter a suscité des objections qui no l'ont pas jusqu'ici entamée, mais qui ont décelé un certain nombre do points sur lesquels un lecteur peut être arrêté par des obscurités ou des confusions quo quelques mots suffisent en général à dissiper.

PREMIÈRES OBJECTIONS DE M. H. PIÉRON

Contre la théorie viscérale de l'émotion, M. II. Piéron a formulé une premièro série d'objections à la Société de Psychologie (séance du 12 avril 1907), dans une communication intitulée : La question d'un centre souscortical des émotions et la théorie périphérique'. Voici lo texte même de ces objections et de la discussion qui en est résultée.

1. Publiée dans Journ. de Psyckol. nonn. et patkol., 1997, IV, pp. 33S-338.


OBJECTIONS ET RÉPONSES 189

« On admet généralement, comme un véritable axiome, que tout phénomène psychique, y compris l'émotion, doit avoir son siège dans l'écofce cérébrale, et que les noyaux gris sous-corticaux, dont les fonctions sont encore fort obscures, ne peuvent constituer que des centres de relai. Or, il y a là une proposition qu'il y aurait besoin de démontrer et sur laquelle il n'est point possible de s'appuyer comme si elle était une base solide pour le raisonnement, il existe même des faits qui semblent bien s'opposer à ce qu'on puisse l'admettre.

» Les expériences de Sherrington, qu'a longuement exposées dans le Journal de Psychologie M. Revaùlt d'Allonnes, étaient de nature à porter un rude coup à toute conception périphérique des émotions, puisque des chiens rendus K apesthésiques », c'est-à-dire privés des données centripètes provenant de leurs viscères et de presque tout leur corps, manifestèrent encore des émotions habituelles de crainte, joie et colère, et même, fait plus intéressant encore, uno émotion de dégoût dans des circonstances nouvelles (viande de chien mélangée aux aliments). Seulement il s'agissait d'animaux ne pouvant entrer en communication avec l'expérimentateur par le langage, et chez qui l'existence des émotions était induite, par analogie, d'une mimique d'ailleurs très expressivo ; et l'on pouvait dès lors faire à ces résultats diverses objections d'inégale valeur. L'une d'elles pouvait être do grand poids et elle a été exprimée avec force par M. llovault d'Allonnes: s'appuyant sur les expériences de Bechterew qui constata la conservation de la mimique émotionnelle chez des animaux privés d'écorce, il conclut à l'indépendance de la mimique émotionnelle cl do l'émotion, delà mimique qui, selon Bechterew, serait sous la dépendance des couches optiques, et de l'émotion qui exigerait l'intervention du pallium. Dès lors de ta mimique conservée chez les chiens apesthésiques on ne pourrait concluro à l'existence du phénomène émotionnel psychique. Mais tout le raisonnement repose sur celle proposition relevée au début, que l'ani-


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maj privé d'écorce ne peut ressentir d'émotion, tandis qu'il est possiblo quo le phénomène psychique émotionnel ait son siège, sinon sous les couches optiques, du moins dans le corps strié, qui est, embryologiquement, à peu près équivalent, comme niveau hiérarchique, au pallium. C'est là chose possible théoriquement, c'est chose probable expérimentalement ', si l'on se base sur les belles recherches de Pagano relatives aux fondions du noyau caudé.

» Ce physiologiste, par excitations locales avec quelques dixièmes de centimètre cube d'une solution colorée de curare injectés en des points déterminés du cerveau, a constaté que, lorsqu'à l'autopsie il constatait que l'irritation avait porté sur lo tiers antérieur et le tiers moyen de la tète du noyau caudé, il avait obtenu des peurs très exagérées du chien en. expérience, et, lorsque l'injection avait atteint le tiers postérieur, des phénomènes d'irritation et de colère pour les causes les plus futiles.

» Si l'on rapproche ces faits de la conservation des expressions émotionnelles dans les expériences de Bechterew, qui proviennent peut-être d'un centre de relai placé dans les couches optiques, mais qui peuvent correspondre à un phénomène psychique se produisant dans le corps strié, on est bien tenté de voir dans ces ganglions sous-corticaux lo siège de l'émotion. On peut objecter que, dans les expériences do Pagano, l'écorce étant conservée, c'est dans l'écorco que se produisent ces phénomènes émotionnels. Mais, étant donné que cette augmentation d'émotivité d'une nature particulière par excitation d'une région déterminée du noyau caudé, ne se produit pas du tout aux environs de cetto région, il y a bien des chances pour que là soit le siège du phénomène en question. C'est co qu'on admet nécessairement dans toutes

1. Si on se base sur le caractère Inférieur de l'émotion, proche des phénomènes organiques, soustraite en général à la volonté par rapport aux autres phénomènes psychiques, la localisation dans les ganglions basitalres prend, au point de vue théorique même, une singulière vraisemblance (Sole de M. P.).


OBJECTIONS ET RÉPONSES . 111

les tentatives pour établir des localisations cérébrales. Autrement les phénomènes qui seraient dus à l'excitation ou à la lésion des lobes frontaux pourraient aussi bien être attribués aux lobes occipitaux ou temporaux si on attribuait à l'écorco ce qui s'obtient par excitation du noyau caudé. Et d'ailleurs les expériences de Bechterew apporteraient ici un appui à celles de Pagano. Sans être donc absolument démontré, le siège sous-cortical des émotions chez le chien est extrêmement probable ', et comme les expériences de Sherrington ont été faites également sur le chien, une grosse objection, non décisive d'ailleurs, à ces expériences, perd son point d'appui, et l'existence d'émotion en dehors de tout uppoint périphérique et en particulier viscéral, devient extrêmement probable chez le chien, et très probable aussi chez l'homme. »

A cette objection j'ai répondu :

Il est possible quo les expériences de Pagano apportent quelque chose sur la participation de noyau caudé à la mimique émotionnelle automatique, et ajoutent aux résultats déjà acquis par Bechterow et ses élèves, concernant les centres sous-corlicaux do cotte fonction. Mais elles no sauraient, scmblc-t-il, donner appui ni il la théorie do l'émotion à laquelle Sherrington incline, ni d'ailleurs tt l'objcclion que jo me suis permis d'opposer à un postulat du grand physiologiste anglais. Il

1. On ne peut affirmer qu'il en soit de mêmecheî l'homme; les fonctions des diverses réglons de l'axe cérébro-spinal changent en effet au furet à mesure de l'évolution. Les poissons présentent divers phénomènes psychiques,de mémoire, d'émotion, etc., sans avoirde pallium, leur encéphale étant composé uniquement de ganglions basllalres. Néanmoins on est souvent en droit do conclure du chien à l'homme. Des expériences sur des singes supérieurs seraient désirables pour appuyer celle analogie (S'oie de M. P.).


t« LES INCLINATIONS

a coupé nu bistouri, chez des chiens, toutes les voies nerveuses d'aller et retour (moelle et nerfs) unissant le cerveau au tronc et aux membres, à l'exception d'un minimo territoire. Lo cerveau, y compris lo noyau caudé, ne reçoit plus quo les incitations visuelles, auditives, olfactives, gustatives, il no lui arrivo plus d'incitations viscérales. Or certaines expressions physionomiquos continuent néanmoins à se produire avec à-propos. Sherrington est près d'en conclure que l'émotion psychique est conservée, et c'est contre cette proposition quo j'ai élevé un doute '. Jo continue à l'élever après l'intéressante communication quo nous venons d'entendre. Quo le centre do la mimiquo automatique s'étende au noyau caudé en même temps qu'au thalamus, c'est fort intéressant et déjà connu 1; mais ta question reste intacte de savoir si une mimique inémotive automatique, à base purement sensorielle et cérébrale, no peut pas subsister et s'exercer en l'absence de l'état psychique proprement affectif. M. Piéron a insisté dans les termes suivants :

« Je reconnais très bien que les expériences de Pagano ne peuvent résoudre définitivement la question de la théorie périphérique de l'émotion. Mais on ne peut affirmer que ces expériences concernent seulement la participation du noyau caudé à la mimique émotionnelle, car j'ai montré tout ce qu'avait de vraisemblable le rôle du noyau caudé pour l'émo1.

l'émo1. de Psychologie, 1906,1, î. i. V. J. de Psych., 1806, p. 136,1. 0.


ODJECTIONS ET RÉPONSES 113

lion, phénomène psychique. Et c'est ta vraisemblance de ce rôle qui affaiblit singulièrement les conclusions qui pouvaient êtro tirées des expériences de Bechterew et opposées à celles do Sherrington, et quo croit pouvoir maintenir M. Revault d'Allonnes. »

Aces critiques do M. Piéron j'a^j donné les réponses que voici :

1° Sherrington pose seulement uno question et s'abstient formellement de toute conclusion;

2° D'autre part, un de ses postulats se trouve contestable : il no conçoit pas l'indépendance, pourtant démontrée, do la mimique et de l'émotion;

3° Les expériences do Pagano, auxquelles M. Piéron fait allusion, paraissent confirmer la participation du noyau caudé à la mimique. Mais lo noyau caudé. participe-t-il à l'émotion môme? Tant quo l'écorce hémis-. phériquocsl intacte et que sont intactes ses connoxions avec le noyait caudé, la vraisemblance est quo le phénomène mimico-émotionnel relève, chez l'homme, do l'écorco pour sa partie émotionnelle, du thalamus et des noyaux caudé et lenticulaire pour sa partie mimique. Exclure par une interprétation l'écorco quand elle n'est pas exclue anatomiquement, voilà l'arbitraire ;

4° Enfin, pour ce qui est des origines périphériques, viscérales par exemple, des incitations affectives qui viennent aboutir aux centres do l'émotion, co quo l'on peut en savoir subsiste, soit quo le centre d'aboutisse-


lit LES INCLINATIONS

ment se trouve être l'écorce, soit qu'il so trouve être lo noyau caudé, mais rien jusqu'ici no permet do le supposer.

SECONDES OBJECTIONS DE SI. PIÉRON

Ces réponses n'ont pas satisfait mon critique. 11 a réédité et complété ses contradictions en un article 4 d'où l'on peut extraire les objections suivantes. Pour plus do clarté, jo les numéroterai et je les ferai suivre une à une do la réplique qu'elles comportent.

1° Dans le schéma 12, objecte M. Piéron, « je comprends mal l'arrivée aux centres récepteurs d'impressions' somàliques qui ne paraissent aucunement provoquées par les excitants sensoriels ou intellectuels 3... » .

Réponse : Co schéma n'a pas pour but d'expliquer la production des impressions somatiques ; elle est expliquée ailleurs, dans le contexte. Des modifications viscérales conscientes peuvent être suscitées soit localeméat, exlra-cérébralement; soit par dos excitations sensorielles et intellectuelles (voir, ci-dessus, les formules des pp. 94 et 137).

2° Les expériences do Pagano paraissent établir véritablement « la localisation dé l'émotion dans le corps strié... En

' 1. II. PIÉRON. La théorie des émotions et les données actuelles de la physiologie, Journal de Psychol.norrn.et palhol., 1907, V. pp. 43Î4SI.

S. V. ct-dessus, p. 130.

3. J. de Psych., 1907, p. 449.


0DJECTIONS ET RÉPONSES 115

l'état actuel de la science, jo crois qu'on est en droit de considérer comme provisoirement acquis le siège sous-cortical do l'émotion 1. »

J'ai déjà répondu à cetlo objection. Sur les centres cérébraux do l'émotion, la discussion est ouverte. Dans notre schéma I ', il est incertain si le centre CS, par exemple, est cortical ou subcortical. Il est possible quo des expériences comme celles do Pagano rendent de plus en plus vraisemblable quo lo noyau caudé est un organe participant à la production de l'émotion élémentaire. Mais quand bien môme cela serait, les centres do l'émotion, ou pour mieux dire, l'appareil do l'émotion, à centres multiples et hiérarchisés, n'en resterait pas moins, localement ou foncttonnellement, indépendant do l'appareil nerveux do la mimiquo ; et la question subsisterait intacte do savoir jusqu'à quel point l'organe cérébral de l'émotion peut se passer, pour fonctionner émotionnellement, de telles ou telles incitations périphériques, soit actuelles, soit anciennes, et en particulier, des incitations mimiques et des incitations viscérales.

3° « Les conclusions de Bechterew, qu'a tout naturellement adoptées M. Revault d'Allonnes, doivent être complètement remaniées depuis que l'on connatt les faits mis en évidence par Pagano :

» Si chez un chien privé d'écorce on obtient, sous l'influence

1. J. de Psych., 1907, pp. 445 fin ; 441.

2. Ci-dessus, p. 130.

. REVIVI* D'AIXOKSI». — Incliniliom. 10


118 LES INCLINATIONS

des excitants appropriés, les réactions affectives, il ne faut pas attribuer ce résultat au thalamus, mais au corps strié qui persiste chez les animaux privés d'écorce, et, en particulier au noyau caudé.

» Le thalamus est nécessaire à l'expression de l'émotion, mais ne peut suffire à une expression d'émotion déterminée.

» L'origine de ces expressions complètes est dans le noyau caudé qui apparaît, non plus comme un centre d'expression de l'émotion, mais comme lo siège de l'émotion elle-même.

» L'otfpérience do Bechterew, loin de s'opposer à celle de Sherrington, s'accorde au contraire pleinement avec elle. On ne peut plus dire en effet que le chat privé d'écorco qui ronronno, le chien maltraité qut grince des dents, présentent ces phénomènes expressifs, bien qu'il ne puisse plus exister chez eux d'affection, de joie, de colère ou de douleur, ( car c'est une pétition do principe indubitable que de dénier aux noyaux gris sous-corticaux toute valeur psychique et de faire de l'écorce le siège exclusif des faits de conscience.

» Les expériences de Pagano semblaientbien impliquer que les émotions avaient leur siège dans le corps strié ; les expériences de Bechterew où l'écorce ne peut plus intervenir justifient cette conclusion, qui était déjà aussi vraisemblable qu'aucune conclusion concernant des localisations cérébrales peut l'être.

» Dès lors on est peu fondé à opposer à Sherrington la possibilité d'existence d'une expression affective complète sous l'influence d'un stimulus approprié, sans émotion, car cette possibilité n'est rien moins que démontrée par les expériences de Bechterew'. »

M. Piéron est partisan du « siège sous-cortical de l'émotion ». Yulpian* attribuait les sentiments élémentaires au

1. J. dePsych., 1907, pp. 445-446.

3. Yulpian. Physiologie du système nerveux, 1886, p. 249.


OBJECTIONS ET RÉPONSES 14!

Pont de Vatole (protubérance annulaire). Cecentrosous* cortical produit des manifestations affectives sans relation avec des excitations mentales. Plus récemment do nombreux opérateurs, parmi losquel Bechterew ot Pagano, ont observé la production do manifestations affectives par d'autros centres sous-corticaux, contenus dans la Couche Optique, et dans le Corps Strié. Les purs psychologues eux-mêmes ont eu connaissance do ces faits. Hôffding 1 rapporte qu'un rat privé des hémisphères et dos tubercules optiques trcssaillo d'effroi quand on imite lo miaulement du chat, tout à fait comme forait un rat normal '.

Or on peut meltro on doute, à notre avis, la légitimité des termes « émotions élémentaires », « manifestations affectives », « effroi ». Il so peut quo dans tous les cas on ait seulement affaire à uno conservation de l'automatisme mimique, et que les centres subcorticaux précités soient moteurs et non psychiques.

M. Piéron déclare arbitraire cette manièro de voir.

Son opinion repose sur uno interprétation des expériences de Pagano qui parait peu soutenablo, et sur uno inacceptable conception générale des centres psychiques.

En irritant le noyau caudé d'un animal par ailleurs intact, Pagano obtient l'irascibilité et la pusillanimité,

1. Hotfding. Psychologie, p. 358 de la Irad. franc. Paris, F. Alcan. i. Cf. Oppenheimer. Physiologie des Gefûhls. lfetdjlberg, 1899.


148 LES INCLINATIONS

selon la partie du noyau caudé qui a reçu l'injection. Par suito de la présence du curaro en tel point du tissu nerveux, la moindre occasion provoque la fureur ou la terreur chez un animal dont l'organisme est intact, dont le système nerveux n'a subi aucuno ablation ou interruption unulytiquo.

La conclusion légitime do ces intéressantes recherches de Pagano, c'est la confirmation do ce fait, quo lo noyau caudé fait partie des circuits nerveux en action dans la colère et dans la peur, et quo cette région de l'encéphale est un important carrefour des voies mimicoémotionnelles. Les écheveaux conducteurs qui s'entrecroisent et qui relaient au noyau caudé contiennent des voies (viscéro-sensitives à notre avis) dont l'excilation à cette élapo par lo curare met enjeu deux sortes do mécanismes, ceux do la mimique et ceux de l'affectivité subjective.

Mais M. Piéron demande aux expériences de Pagano ce qu'elles ne sauraient fournir. Rien n'autorise à attribuer à cet auteur, ni à émettre en dehors de lui comme une conséquence do ses expériences; cette hypothèse quo les mécanismes de l'affectivité subjective sont contenus dans les étroites limites du noyau caudé luirmême, et quo, dans la production de l'émotion, le noyau caudé n'est pas seulement un centre do relai, mais qu'il est un centre d'aboutissement, « lo centre de l'émotion », au sens où M. Piéron paraît prendre ce terme,


OBJECTIONS ET RÉPONSES 119

M. Piéron entend quo l'affectivité subjective, l'émotion consciente accompagne l'excitation du noyau caudé mômocnl'absenco, d'une part, de l'écorco cérébrale, et d'aulro part des influx venant de la périphérie. Chez un animal décérébré, chez un animal apesthésié, et même sans doute chez un animal décérébré et apesthésié à la fois, pourvu quo les corps striés soient indemnes, le noyau caudé, irrité parle curare, suffirait, dans cette conception, à engendrer des phénomènes affectifs conscients. Lo noyau caudé serait lo siège do l'émotion, c'est-à-dire un centre dont l'excitation, tout le reste de l'organisme étant exclu, produirait l'émotion, phénomène subjectif.

En premier lieu, celte conception ne résulte aucunement des expériences do Pagano. Les injections du physiologiste italien démontrent une fois de plus que le fonctionnement du noyau caudé est une condition nécessaire à la production de l'émotion subjective, ou du moins de deux émotions importantes., la colère et la pour. Mais d'une condition nécessaire à une condition suffisante, il peut y avoir loin. 11 est possible, il est môme extrêmement vraisemblable, comme nous le verrons tout à l'heure, que nombre de centres participent, concurremment avec le noyau caudé, h la production des étals de conscience affectifs; quo l'action de chacun de ces divers centres isolément est une condition nécessaire, mais à elle seule insuffisante ; et que la


150 LES INCLINATIONS

condition sufiisanto do l'émotion subjective, c'est la mise enjeu do tout un circuit, do touto uno chatne nerveuse, et non point l'accomplisscmont de tollo ou toile étapo isoléo. Des constatations do Pagano, M. Piéron tire des conclusions inattendues. Tandis que ces recherches prouvent avec uno précision supérieure un fait d'ailleurs connu depuis longtemps, la participation du noyau caudé à la production des émotions subjectives, M. Piéron leur fait signifier, co qui est bien autre choso, qu'en l'absence d'écorce ctcnl'absencodesnorfs afférents (viscéro-sensitifs en particulier), lo noyau caudé suffit à engendrer des émotions conscientes. Cette interprétation est purement arbitraire, elle so heurte à co fait, que dans les expériences en question, l'écorce n'est pas absente et les nerfs centripètes ne sont pas coupés.

M. Piéron s'appuie constamment sur un postulat inacceptable, qui est la source de toutes les objections qu'il m'adresse. Co postulat est une certaine conception générale des localisations cérébrales. M. Piéron admet qu'il y a des centres psychiques, à peu près dans le sens même où Gall l'admettait, c'est-à-dire une série de sièges cérébraux des faits de conscience. Or toutes les recherches récentes sur les localisations cérébrales infirment cette vieille conception. 11 semble qu'il existe des centres récuptivo-excitateurs automatiques, dont la réceptivité et la fonction excitatrice s'accomplissent en dehors de tout psychisme, si l'on entend par psychisme


OBJECTIONS ET RÉPONSES 151

la subjectivité, la conscience. Ces centres excito-fonctionnols, moteurs, mimiques, constituent, d'uno manière qui n'est pas tout à fait contraire à la conception do Gall, un véritablo clavier cérébral. Mais l'erreur fut d'étendre cetto conception aux fonctions proprement psychiques, et c'est ce quo fait encore M. Piéron. La notion de centres psychiques est de plus en plus oxcluo de la physiologie, comme dépourvue do clarté, et même de signification ; elle est rcmplacéo par colle do cycles fonctionnels psychiques. Tout centre nerveux apparaît commo un lieu do commutation,.d'aiguillage, do répartition, do dérivation, de multiplication des influx nerveux, ébranlements matériels ; jamais un centre particulier n'est conscient, psychique, scnsiblo subjectivement : il est seulement un appareil récepteur, transmetteur, organisateur des influx afférents et efférents. La sensibilité subjective, l'affectivité, et en général la conscience, supposent des actions d'ensemble, le fonctionnement cyclique de vastes systèmes composés de centres multiples. 11 y a une série do centres où s'aiguillent les voies olfactives; mais l'excitation nasale ne donne lieu à uno sensation d'odour quo si des vact-Yiént s'établissent, si des courants intercentraux parcourent'tout ou partie de co cyclo fonclionnel quo l'on appelle le rhinencéphale. De même les centres visuels, auditifs, tactiles, ne sont pas, considérés isolément, des centres psychiques, mais il y a des cycles


158 LES INCLINATIONS

psychiques intercentraux, l'ophtalmencéphale, l'otoncéphale, etc. Do môme enfin il y a des contres où les excitations se distribuent aux muscles, et tels sont les centres de l'équilibre, do la locomotion, de la mimique; ils organisent systématiquement des réactions d'origine héréditaire, et aussi éducative, sociale. Certains d'entre eux, lo noyau caudé par exemple, font éventuellement partie du circuit affectif ; ils peuvent fonctionner de deux manières : soit comme centres mimiques inémotifs, si le circuit affectif est dissocié; soit comme étapes et éléments du circuit affectif, dont seul le fonctionnement cyclique intégral suffit à produire l'émotion consciente.

Uno conception périmée des centres psychiques, une interprétation arbitraire des expériences do Pagano, voilà donc, somble-t-il, ce qui empêche jusqu'ici notre ami M. Piéron d'adhérer à la théorie viscérale de l'émotion.

4° Uno dernière objection arrête encore M. Piéron. Si l'on admet que les chiens opérés par Sherrington sont privés d'émolions, si la rupture du cycle affectif entre l'es viscères et lo cerveau produit l'inémotivité en même temps que l'apesthésie, alors on se heurte à un fait constaté par Sherrington. On no peut expliquer « à moins de sophistiquer à outrance » comment une chienne apesthésiquo et, prétend-on, inémotive a pu, sans ressentir le dégoût, se détourner avec uno mimique de


OBJECTIONS ET RÉPONSES 153

dégoût, lorsque, pour la première fois, on lui présenta, dans son lait, de la viande de chien.

Jo réponds que l'expression « ressentir du dégoût » prête a confusion, et qu'elle peut avoir trois sens bien distincts. Il y a trois sortes de dégoût : le dégoût-nausée, lo dégoût-répugnance, lo dégoût inémotif.

Le dégoût-nauséo est une émotion-choc viscérale. 11 se présente à peu près brut, non compliqué d'adjonctions intellectuelles ni actives, pendant les premières secondes où il surgit tout à coup chez quelqu'un qui, à son insu, a avalé une substance vomitive dissimulée dans ses aliments.

Le dégoût-répugnance est une émotion-inclination. Il est fait d'un dégoût-nausée plus ou mofns intense et souvent très faible, qui vient parachever, en lui conférant uno tonalité affective, un conflit psychologique. Uno légère note d'émotion stomacale s'adjoint en sourdine à une aversion. La résistance d'instincts, d'habitudes, d'inclinations contrariés d'une certaine manière porte comme un coefficient émotif, qui est une angoisse gastrique. La menace du contact froid et gluant d'un crapaud aux bonds imprévus, l'impossibilité d'accepter une action sans noblesse, l'idée do serrer une main méprisée, voilà des répugnances capables de susciter uno nuance do malaise digestif.

Enfin, le dégoût inémotif est le phénomène précé-


«5» LES INCLINATIONS

dent, moins l'ondo émotionnelle gastrique. En l'absence de la sensation viscérale nauséeuse et, par conséquent, du dégoût proprement émotionnel, uno répugnance peut exister et se traduite en réactions mimiques automatiques do refus instinctif et en actes intelligents de refus volontaire. Les émotions no sont pas les seuls sentiments ; co dégoût sans appoint viscéral émotionnel, voilà un sentiment inémotif. Tan. dis que les deux premières espèces de dégoût ci-dessus décrites sont des émotions, cette troisièmo espèco n'en est pas une; il faut lui trouver un autre nom, tel que celui d'inclination consciente inémotive. La puissance active d'un complcxus psychologique ne l'éside pas tout entière dans sa partie émotionnelle. Vouloir, refuser, rechercher, fuir sont encore possibles, non seulement par réflexion, mais aussi d'une manière habituelle, et même d'une manière impulsive, instinctive, sentimentale, en l'absence des sensations affectives. Alors même que l'appoint émotif fait défaut, une inclination, qu'elle soit acquise ou héréditaire (instinct), peut exister et produire les réactions automatiques et volontaires appropriées'.

En trouvant dans son lait de la viande do chien, la ,chienne apesthésiquo rossent du dégoût, mais no restent pas d'émotion. Le bistouri u mutilé ses sentiments et n'en a laissé subsister que la partie inémotive. Millo

i. Y. ct-dessus, pp. 24-55.


OBJECTIONS ET RÉPONSES 155

observations nous apprennent quo l'aversion pour la chair do ses scmblabes est innéo chez le chien, et que cette odeur et cette saveur lui sont antipathiques dès la première rencontre. Il y a là uno répugnance instinctive héréditaire. On no voit pas pourquoi l'abolition, pur une ingénieuso vivisection, dos sensations qui normalement communiquent un timbre affectif à ce puissant sentiment, devrait abolir lo sentiment lui-même. Il existe indépendamment de son retentissement émotionnel, puisqu'il préexiste à l'éprouve. Ressentir un dégoût inémotif, c'est, devant uno donnée, prendre conscience, même en l'absence d'angoisso viscérale, do résistances psychologiques insurmontables, d'un retrait do tout l'être, d'un refus instinctif et, au besoin, délibéré. Privée d'émotions par la rupture anatomique du cycle affectif entre les viscères et l'encéphale, la chienne de Sherrington en est réduite à son intelligence, à sa mémoire, à uno partie do son automatisme moteur et de ses mouvements volontaires, à ses habitudes, à ses inclinations, à ses instincts ; aucune de ces fondions n'est abolie, elles sont seulement diminuées, dépouillées de toute affectivité.

Dans la théorie viscérale de l'émotion, M. Piéron n'a pas jusqu'ici aperçu l'analyse du phénomène ordinairement appelé « émotion » dans la psychologie française contemporaine, et la décomposition de co complcxus en , un élément proprement affectif, auquel seul convient


150 LES INCLINATIONS

lo terme « émotion », et d'autre part en un ensemble systématique d'élémcnls inémotifs, l'inclination consciente, capable de subsister et d'agir en l'absence do l'émotion proprement dite.


TROISIEME PARTIE

LES INCLINATIONS

ET LA DISSOCIATION PATHOLOGIQUE

DES SENTIMENTS



CHAPITRE PREMIER DISSOCIATION DU SENTIMENT DU TEMPS

PSYCHOLOGIE DU TEMPS

Parmi les dissociations du sentiment présentées les unes par les sujets normaux, les autres par les sujets atteints de troubles psychologiques, nous étudierons en premier,Heu les dissociations du sentiment du temps, qui so comporte, nous allons le voir, comme uno véritable inclination.

Los troubles de la perception du rythme ont été étudiés sous lo nom ^ arythmie. La désorientation dans le temps a été ramenée à deux causes principales ; elle résulte parfois d'une amnésie, c'est-à-diro d'uno pcrlo des sou* venirs : les confus mentaux s'embrouillent dans les dates comme dans toutes leurs connaissances ; elle provient d'autros fois d'uno paramnésie, c'cst-à-dlro d'une illusion de mémoire : par exemple les malades fréquemment sujets à ce trouble émotif récemment étudié sous le nom do « sentiment du déjà vu » en arrivent parfois à la porsuasion que la vio actuelle répète des expériences antérieures, et au refus d'accepter lo mille*


160 LES INCLINATIONS

sime do l'année en cours. Chez les « psychasthéniques », M. Pierre Junot a observé l'incomplétudo du sentiment du présent, ot il a considéré comme une opération trop précise, trop positive pour ces affaiblis la fonction de présentification, l'intérêt à la vie, lo sens do l'actuel.

D'autre part, chez les sujets normaux, M. H. Bergson a distingué la conception du temps objectif, mathématique, infini, abstrait, qu'il ramène à des sources pratiques et sociales, et la perception sentimentale de la durée vécue ou plutôt vivante, qu'il tient pour uno donnée « concrète » et immédiate à la conscience. Ces différentes vues dos philosophes, psychologues et allénistes contemporains, paraissent contenir les éléments d'une théorie générale du temps. Et voici comment, do leurs travaux et aussi d'observations et d'expériences personnelles, nous croyons pouvoir dégager les bases do la psychologie du temps.

Il convient do distinguer lo temps sensoriel, le temps affectif et le temps intellectuel. Il y a trois fonctions temporelles, trois mécanismes psychologiques d'où résulte nolro perception et notre connaissance du temps.

l°Le temps sensoriel. —La perception sensorielle du temps est fine et à' courte portée. Les excitations visuelles, auditives, tactiles laissent des souvenirs immédiats fort vivants qui sont des sensations persistant pondant uno courte durée au delà de l'impression. Celte persistance do l'image mentale immédiate no


LA DURÉE AFFECTIVE 161

parattguêro dépasser quinze à vingt secondes au maximum. Dans les limites do ectto courte durée, les souvenirs sensoriels immédiats sont extrêmement précis, et si une sensation nouvelle survient avant que l'image immédiate de la précédente soit éteinte, la comparaison peut avoir lieu, Nous pouvons déclarer avec quelque justesse l'inégale durée de deux excitations alternantes, alors mémo que cette inégalité est inférieure à 0",1. La linesse de comparaison des durées est d'ailleurs variable suivant les sens, et entravéo par lo chevauchement et par la fusion des sensations conséculives. Lo loucher peut avoir en une seconde jusqu'à 60 sensations successives séparées au front (provoquées par exemple par des étincelles électriques), et jusqu'à 1.000 sensations successives séparées au bout du doigt (lo doigt frôlant uno roue dentée qui tourne ou un diapason qui vibre). L'ouïe a moins do finesse discriminativo pour la succession : uno seule oreille distinguo lés bruits do deux étincelles électriques séparés par 0",002, et si l'on écoute avec les deux oreilles à la fois, le discernement s'abaisse à 0,064. La vuo discerno encore moins finement le successif, car sous un éclairage moyen, la fusiondes imagos consécutives commence à partir de 24 successions par seconde.

La perception sensorielle des successions et des rythmes est donc d'uno acuité très grande, mais par contre elle est renfermée dans des durées totales très

ttivxoit b'Auositi. — Incllmtlons. Il


m LES INCLINATIONS

courtes. Ce quo l'on pourrait appeler les mémoires sensorielles immédiates constitue un premier groupe de fonctions psychologiques temporelles.

2° Le temps affectif. —Les sensations internes de notre corps se déroulent'suivant les rythmes des fonctions physiologiques. Certaines péripéties organiques décomposent d'uno manière consciente, mais ordinairement non réfléchie, la journée ot la nuit en uno série de phases. Les phases digestives sont dès alternances d'appétit et de lourdeur stomaco-inteslinale au nombre do trois à quatre dans la journée Los phasos respiratoires sont beaucoup plus rapides, elles durent un peu mbins de trois secondes en moyenne, d'uno inspiration à la suivante, les sensations respiratoires sont conscientes, mais ordinairement non remarquées, et c'est surtout d'elles quo nous nous servons pour apprécier les durées de quelques minutes. Le rythme cardiaque, quelque peu perceptible au cou, est beaucoup plus rapide, il bat plus vito que la seconde. Lo ry'.hmc vésical varie suivant les sujets, les saisons, la nature dos boissons, etc. 111 découpe uno journée en uno sério do besoins cl do tranquillités urina ires. Indépendamment des horloges publiques et de notre montre personnelle, nous possédons uno clepsydre intime, notre vessie, et tout un système d'avertisseurs chronomélriques à rythmes variés, intestin, poumon, coeur, artères ! et, voilà un second groupe de données psychologiques temporelles, ayant pour


LA DURÉE AFFECTIVE M

domaine les durées moyennes,.de quelques heures; 3° Le temps intellectuel. — Par les deux groupes précédents de fonctions, sensorielles et viscérales, noua percevons le temps en train do s'écouler. Mais nous possédons en outre uno troisième catégorie do fonctions temporelles, purement cérébrales celles-ci, et qui nous permettent do prolonger lo temps perçu par un temps conçu. Ces fonctions sont l'association des idées, la mémoire des idées, des images et des symboles, et aussi lo langage. On appelle intelligence l'ensemble de toutos ces fonctions, et l'acte intellectuel par excellence consiste à considérer une donnée, quelle que soit sa nature, non pour elle-même, mais.comme substitut d'une ou plusieurs autres données absentes; dès lors cette donnée est employée comme moyen en vue d'un but ou comme signe pour suggérer autre chose ; cette substitution, cette symbolisation est à la base do toutes les opérations intellectuelles. Or elle nous sert on particulier à construire un temps homogène et infini. Do notre expérience passée lointaine nous avons conservé un certain nombre d'images simplifiées qui seules émergent : ces souvenirs nous servent do points do repère et jalonnent notro passé ; d'autre part, nous avons des connaissances cosmographiques et astronomiques plus ou moins complètes, il y a des calendriers, des usages sociaux périodiques, des saisons qui se succèdent. Ainsi se consliluo un temps abstrait, scicntifico-sociàl, dont la conception et


.i.«i LES INCLINATIONS

l'usago nous sont familiers, et grâce auquel nous parvenons, par une opération simple et habituelle, à nous faire une idée des siècles passés et futurs.

PERTE DE LA PEBCEPTION DU TEMPS AFFECTIF

Je connais une malade qui, depuis trois ans, se plaint do ne plusressentirrécoulementdu temps. Cette femme est atteinte d'une anesthésie assez complète des sensasions organiques affectives. Elle ne sent pas vivre son corps, elle est privée des données viscérales qui nous 'orientent dans la durée vécue et qui nous donnent, non seulement le sentiment do l'écoulement du temps, mais aussi le sentiment de l'intérêt do la vie, do l'importance du présent.

Ce trouble est loin d'être rare. Il so rcnconlro au cours d'états pathologiques à définitions médicales fort diverses. Parmi les mélancoliques, les hystériques, les psychasthéniques, il y a di s malades pour qui les heures ne durent plus. Ils no sentent plus passer le temps, il leur semble qu'ils sont dans l'éternité et qu'ils assistent à la vie des normaux comme à un spectacle tout à fait étranger ; ils ont l'impression d'èlro dos habitants d'uno autre planèto ou des morts regardant vivre des vivants. Ils voient les journées s'en aller et les saisons se succéder sans so sentir modifiés eux-mêmes. Tandis que l'horloge a avancé do six heures ou le calendrier de six


LA DURÉE AFFECTIVE 185.

mois, c'est toujours pour eux la même chose, et leur temps intérieur n'a pas avancé d'uno seconde. Cette immutabilité no peut pas être appelée un perpétuel présent, car ils sont mémo en dehors du présent, leur propre vio, la circonstance actuelle les laisse froids. Pour lo normal, la minute présente est vivante, chaude, palpitante ; les durées écoulées ont beau être oubliées, méprisées, toujours il y a un point do contact avec la vie et quelque chose qui nous y attache, c'est la minute que nous sommes en train do brûler. Mais pour les sujets frappés d'anesthésio des sensations organiques internes ot qui ont perdu la perception affective do la durée en cours, lo présent est dépouillé do toute tonalité émotionnelle,

Or ces malades privés du temps affectif peuvent très bien avoir conservé d'autre part lo temps sensoriel et lo temps intellectuel,

C'est lo cas d'Alexandrino. Par lo tact, lo « sons musculaire » et la vue, elle perçoit comme tout lo monde lo mouvement, c'est-à-dire la continuité dans la succession, et aussi lo rythme, c'est-à-dire la discontinuité périodique dans la succession. Elle jugo correctement les mouvements qu'elle voit. Les yeux bandés, elle jugé bien aussi les déplacements d'uno têto d'épinglo promenée sur sa peau, ainsi quo les mouvements soit communiqués, soit automatiques, soit volontaires do ses membres et do son visago. A peu près normalo est, do


166 LES INCLINATIONS

même, sa perception du rythme. Jo lui ai fait écouter dos séries do dix battements do métronome, en la priant do dire chaque fois si lo rythme do la dernière série entendue lui paraissait égal à celui de la série

t j

précédente, plus rapide, ou plus lent. Jo lui ai fait subir des séries do secousses électriques à intervalles variés, en la priant do compr.rer les vitesses de ces intervalles. Ses réponses no sont pas très différentes do celles do sujets normaux soumis aux mêmes expériences.

Cette conservation do la peiccption sonsoriollo ou sensori-motrice du temps et du rythme a permis h Aloxandrine do conserver aussi la représentation intellectuelle du temps. Elle construit mentalement le temps abstrait par les mémos artifices d'imagination quo les normaux. Depuis sa maladie, depuis qu'elle no sent plus durer lo temps affectivement et viscéralement, elle n'a plus ce sentiment constant, que nous avons tous, de l'heure qu'il est à peu près. A chaque instant elle est obligéo d'aller regarder la pendule Do mémo ■ qu'elle ne sent pas, mais juge qu'elle doit so mettre a table, aller à la selle, aller se coucher, embrasser son fils, de mémo et sans doute pour les mêmes raisons clic ne sent pas le temps, mais le juge. Elle connaît l'heure, au cours d'uno journée, exactement comme elle connaît ot comme nous connaissons Tannée, lo mois, lo jour do la semaine, c'est-à-dire par des procédés mné-


LA DURÉE AFFECTIVE - 167

motechniques, par des points de repère, par des raisonnements. Elle guette les sonneries d'horloge, la hauteur du soleil, et, à Sainte-Anne, elle so guidait sur ce que l'on fait à heures fixes dans la cliniquo. Étant privée des données organiques internes qui sont pour le normal la trame d'uno durée affective vivante, elle n'a, comme moyens d'orientation dans la durée d'un jour, que des procédés intellectuels, des inductions fondées sur des données externes t « Le matin, lo midi, le soir, c'est pour moi la môme chose, Il n'y a pas de différence. Jo no juge plus la longueur d'uno journée. Quand on est bien portant, on sent quelque chose qui vous fait dire : C'est lo moment do fairo ceci ou cela. Mais maini

maini

tenant, tous les moments sont pareils, jo ne les juge plus. Jo no peux plus fixer les temps. Avant, jo sentais quelle heuro il pouvait être, soit par la faim, soit par la fatigua ; je mo sentais vivre. Maintenant, jo ne sens plus mon corp3, c'est commo si jo n'étais plus sur la terre, je no sens pas si jo vis, je no sons pas si jo suis au monde. Avant, jo sentais lo froid, lo chaud, la faim, le besoin. Maintenant, il n'y a plus rien, je no peux me baser sur rien pour sentir lo temps. »

Aussi Aloxandrino est-elle obligée do construire sans

interruption le temps abstrait, alors quo les. normaux

peuvent s'en dispenser. Millo sensations confuses nous

,viennent constamment do la vio de notre corps,-ot ces

sensations viscérales déroulent û des allures diverses


.168 LE8 INCLINATIONS

leurs phases, de sorte que l'apogée d'uno sensation fonctionneho ost accompagnée do la naissanco d'uno autre et du déclin progressif d'uno troisième. Aussi pouvonsnous sans inconvénient nous arrêter assez longtemps de noter attentivement les coexistences et successions du monde extérieur; un déroulement d'états affectifs remplit la lacune, et, s'il faut, nous savons apprécier approximativement lo temps objectif par la durée subjective. Mais Alexandrin© en est réduite à so tenir^continuellement, par un effort soutenu d'attention, au courant du progrès des horloges, soit en les écoutant sonner, soit par des inductions raisonnées ; et si co travail d'orientation intellectuelle est arrêté, si l'on emmène Alexandrine loin de ses repères habituels, dans un autre quartier, la voilà perdue, égarée dans le temps ; elle ne sait plus du tout quelle heure il peut bien être, car la lacune n'a pas été comblée par uno succession continue d'étals affectifs.

Ainsi donc, les malades privés, par suito d'anosthésic viscérale, do la perception affective de la durée vivante, peuvent très bien avoir conservé d'autro part la construction intcllcctucllo et artificielle du temps abstrait, Ils peuvent être capables do raconter leur biographie exactement, de dire l'année, lo mois, le jour où l'on est. Orientés dans le temps abstrait, dans le temps de la mémoire intellectuelle et du raisonnement, ils sont désorientés dans la durée vivante en cours d'écoulé-


LA DURÉE AFFECTIVE 169 =

ment, Ils sont comme des passagers qui, connaissant la carte do la Méditerranée et sachant que le bateau où. ils sont se trouvo entro la Corso et les lies Baléares, n'auraient que ces points do repère intellectuels, mais n'en auraient aucun do sensible, no verraient aucune côte, aucun point fixe, ot par suite no percevraient pas la vitesse avec laquelle ils so déplacent.

Si l'on pouvait découvrir le mécanisme psycho-physiologique do ce trouble, cela nous renseignerait sur la psychologie du temps. Or les déclarations spontanées des malados nous mettent sur la voie d'uno explication. Co sont tous des malades qui n'ont plus d'émotions. Alexandrine se plaint de no se sentir plus au coeur d'affection chaude pour les siens. Avant sa maladie, elle était très émotive et très aimante ; maintenant, quoi qu'il arrivo à son mari ou à son fils, elle n'éprouvo plus do choc affectif. A son absence d'émotions vivantes elle supplée par do froides préoccupations intellectuelles : « Comment so fait-il quo jo no sois pas angoissée, alors quo voilà mon mari malado ? Cclto froideur do mes sentiments a tant duré que je no puis plus espérer guérir I » Celle femmo no ressent mémo pas les émotions physiologiques. Voici trois ans qu'elle n'a pas ressenti la faim, et après lo repas clic no se sent pas rassasiée; c'est par désir ' intellectuel do vivre, c'est par un instinct do conservation inémotif, c'est par habitude, par principe et par raisonnement abstrait


170 LES INCLINATIONS

qu'elle se mot à manger et qu'elle s'arrête de manger. Lo cas inverse, et pour ainsi dire la contre-épreuve, est présenté par les sujets, normaux ou malades, qui sont dépourvus, spijt passagèrement soit durablement, de la conception intellectuelle du temps, alors que néanmoins ils continuent à avoir le sentiment do la durée qui s'écoulo. L'ivresse, la confusion mentale dans la démence peuvent produire la désorientation intellectuelle dans le temps sans désorientation sentimentale. Le sujet ne sait plus en quelle année on so trouve, ni en quel mois, ni quel est lo jour de la semaine, mais par contre il reste capablo d'apprécier approximativement le moment do la journée, et do dire depuis combien do temps vous l'interrogez. Chez les normaux so produit fréquemment cette désorientation intellectuelle dans le lemps avec conservation de l'appréciation do la durée immédiate en cours d'écoulement, Un normal qui fait la sieste peut, sans aller jusqu'au sommeil profond, se laisser détendre en un demi-sommeil, qui est un état de confusion mentale, où le temps abstrait, intellectuel, disparaît ; or il se peut que cet homme, même au sein de sa confusion mentale, conserve la perception viscéro-affcclivc de la durée on cours, ot qu'après trois quarts d'heure de repos, il so lève à l'heure fixée.

Lo rôle psychologique do la perception viscéroaffocttvo du temps et celui de la perception sonsori-


LA DURÉE AFFECTIVE 171

motrice du temps sont donc bien distincts. Cette dernière est la sensation do la succession continue dans les durées brèves, n'excédant pas quelques secondes ; c'est la perception visuelle, tactile, musculaire du mouvement et la perception visuelle, tactile, musculaire, auditive, etc., du rythme. La première est un sentiment vivant de la succession conlinuo dans les durées moyennes, n'excédant pas quelques heures ; co sentiment de la durée vivante est essentiellement émotif, et c'est par fusion progressive dos émotions organiques les unes en les autres, c'est par prolongement déclinant de chaque tonalité au sein do la suivante, c'est par dégradations qualitatives, quo l'évolution affectivo pro-. cède. Quant aux durées plus longues, excédant quelques heures, nous no les percevons point, affectivement ni sensoriellcmcnt ; nous pouvons seulement les imaginer, par des constructions mentales appuyées sur des mécanismes naturels ou artificiels, matériels ou idéaux.


I/OIIAPITRE II

DISSOCIATION DE LA MIMIQUE ET DE

■L'ÉMOTION DES INCLINATIONS

ET DES ÉMOÏIONS

I. — La mimique incmotlve. Perte de l'émotivité subjective avec conservation de la mimique et des inclinations.

It. — Objections et réponses : 1° Objection de M. II.' Piéro'n et réponse; 2° Objections de M. K. Oestcrreich et réponses.

LA MIMIQUE INÉMOTIVE

Spontanément, sans avoir lu aucun livre de médecino ni été suggestionnée par aucun interrogatoire, Aloxandrino est venue à l'asile Sainte-Anne demander un traitement qui lui rendit « ses sentiments perdus ».

« Je voudrais, déclarait-elle, avoir des émolions comme autrefois, par exemple du chagrin au sujet de mon mari, de mon fils, «le moi-même. Voyez, Monsieur, jo pleure, eh bien I cela ne mo louche pas, je ne sens rien. Autrefois, quand je pleurais, j'avais du chagrin; maintenant, quandjopleure,cclanc me fait pasdo peine.

■— Mais vous êtes triste?

— Sans doute, puisque jo pleure. J'ai des raisons


INCLINATIONS SANS ÉMOTIONS 17»

d'être triste, ma maladie, ma séparation d'avec mon pauvre mari, et do mon fils, il a une santé si faible! Non, ce no sont pas les raisons d'être tristo qui me manquent ; et jo pleure ; mais cela no mo touche pas, je no rossons plus rien.

— En pleurant, maintenant même, vous ressentez bien quelque chose.

— Non, Monsieur; c'est cola qui est terrible : jo pleure, mais c'est machinalement, sans rien sentir. Mes larmes coulent, mais je n'ai pas d'émotion. Tenez, mes yeux no so fatiguent plus, seulement, quand je pleure.

— Vous sentez bien quelque chose & la poitrine, à' la gorge, uno étreinte.

— Quand je pleurais, avant, je scnlais quelque choso à la tête, ou un sanglot ; maintenant, rien.

— Les larmes vous viennent-elles hors do propos?

— Non, elles viennent quand je penso a mes mal' heurs; c'est à ces moments-là quo je pleure, mais sans émotion... Oh 1 Monsieur, c'est un grand malheur, do ne plus éprouver ni bien, ni mal, ni repos, ni chagrin ; jo suis là comme un mancho à balai habillé... Voulezvous me permettre une question, Monsiour? Avcz-vous déjà vu d'autres malades comme moi revenir, retrouver leur sensibilité ?

•— Certainement; d'ailleurs, vous-mômo avez déjà été malade d'uno manière analogue, puis vous vous êtes guério.


174 LES INCLINATIONS :

— Jamais cela n'avait été aussi marqué. Je n'avais jamais perdu mon amitié pour les niions...

— Cela ne vous a rien fait de venir ici ?

— Cela ne m'a rien fait, Monsieur, cela no m'a pas fait do peine... C'est moi qui éveillais l'enfant, lo matin, car jo n'ai jamais beaucoup dormi do ma vie, j'éveillais aussi mon mari, quand il était gendarme, à l'heure qu'il devait se lover. Maintenant, ça m'est égal do n'être plus là. Ohl écoutez, il vaudrait mieux quojo souffro et quo jo revienne comme j'étais, plutôt quo do continuer ù no rien sentir 1

— Vous avez YU votre mari co malin? ■

— Oui, Monsieur. Lo pauvre chéri I (Elle pleurd) Cela no me touche pas, Monsieur. Embrasse-moi, qu'il mo dit; je l'ombrasse, mais cela me fait comme si j'embrassais cette table, Monsieur, la même chose, Et il n'y avait peut-ôtro pas un ménage comme le nôlro, pour s'aimer.

— Vous vous aimez bien encore?

— (Pleurant.) Maintenant jo no peux pas l'aimer comme avant I En moi, jo l'aime, jo suppose. Mais pas lo moindre vibrement. Bien ne mo fait vibrer sur la lèrro, rien au monde. Pas plus mon enfant quo mon mari. Dire quo jo suis là comme un mannequin qu'on fait tourner 1

— Votre fils va venir tout à l'heure?

— Oui; avant, j'aurais été impatiente, j'aurais a


INCLINATIONS SANS ÉMOTIONS 175

peine mangé. Eh bien, je sais qu'il va venir, et puis voilà tout... (Le fils entre. Elle le présente.) Voyez> Monsieur, c'est mon fils.

— Vous avez bien un petit plaisir, de le voir.

— Non, Monsieur, aucune émotion : cela no me fait pas chaud, comme avant, cela no mo touche pas. Voyez, voilà mon enfant (sa voix s'altère), eh bionl je ne ressens rien, pas d'élan, mon coeur no bat pas. Si ce n'est pas malheureux 1 »

Avant la visite préparée du fils, les pulsations du coeur do la malade ont été comptées et le tracé do sa respiration a été enregistré. Au moment où le jeune homme est introduit, lo pneumographe resté en place est remis'en communication avec l'appareil inscriplcur. La respiration est nettement modifiée ; les battements du coeur, comptés do nouveau au poignet, sont accélérés.

« Votre voix tremble, elle est changée, vous avez envie do pleurer; votre respiration est plus rapide et votre coeur bat plus vite

— Jo no m'en aperçois pas. Ma voix est changée?

— (Son fils) \ Oui. (// lui prend la main.)

— Mon pauvro enfant, quand tu élais en relard do cinq minutes, je n'y tenais plus, je ne pouvais manger, il fallait quo je descende. Maintenant, Monsieur, cela no me fait rien de l'attendre et cela no me fait rien de lo voir. »


176 .LES INCLINATIONS

A diverses reprises j'ai soumis la malade à des épreuves. Je lui ai faussement annoncé la mort de son mari. Jo l'ai accusée do crimes imaginaires, do mentir aux médecins, d'avoir trompé son mari. Tandis qu'un bandeau couvrait ses yeux, j'ai mis entre ses mains un cerveau humain frais, et j'ai posé un crâno sur la fenêtre, près do son visage, puis j'ai ôté lo bandeau. Informé de son ancienne horreur pour l*huilo de ricin, je lui en fais absorber dans des conditions particulièrement répugnantes. Ces expériences n'ont rien do cruel, s'il est vrai quo l'émolion subjective n'est pas ressentie. Toujours la malade a affirmé, avec uno évidente sincérité, qu'elle n'éprouvait point lo chagrin,, l'indignation, la colère, la peur, lo dégoût dont pourtant elle ne manquait jamais do donner normalement et avec intensité les signes objectifs. Quand j'ai dû la mettre nue pour explorer sa sensibilité cutanée, cette femme, qui pendant vingt-six années do mariugo no s'était pas montrée ainsi i\ son mari, n'a pas ressenti la pudeur, bien quo sa physionomie, son langage, ses mouvements volontaires et spontanés fussent ceux de la pudeur. « Oh ! s'écriait-clle à chacune do ces diverses expériences, dans quel élat suis-jo donc, mon cerveau est-il paralysé, pour quo môme ceci ne m'impressionne plus l »

Un examen minutieux des diverses sensibilités de la malade révèle qu'elle est privée à peu près complète-


INCLINATIONS SANS ÉMOTIONS 117

ment de toutes les sensations affectives, et qu'elle a conservé à peu près normalement les sensations non affectives.

Sur la presque totalité de la surface du corps, la sensibilité do la peau à la douleur par piqùro est profondément altérée, alors que la sensibilité tactile est peu troublée; quand on pique Alexandrino en un point où la piqùro jusqu'au sang ne provoque aucune douleur, elle sent très bien le contact de la pointe et sa pénétration dans les tissus.

Quelque chose d'analogue so passe pour toutes les sensations do la malade : dépourvues de leur tonalité affective, elles sont réduites à n'être plus que de simples signaux, purement tactiles, inémotifs.

Alexandrino devine le besoin urinaire et le besoin défécaloiro sans les ressentir émotionnollemcnt. Elle est avertie par uno sensation légère, qui n'a rien d'un tourment, d'uno impulsion, mais qui est seulement un signal ; pendant l'évacuation et après, cllo n'éprouve pas do soulagement, do même qu'avant elle n'éprouvait pas do gène. La sensibilité tactile des orifices lui permet de percevoir l'évacuation, mais sans aucune sensation affectivo locale.

Alexandrino n'a pas scnli la faim ni la satiété depuis trois ans. C'est par principe et par habiludo qu'elle so met à table, et si elle n'a pas soin de régler d'avance là quantité d'aliments & absorber, elle est exposée h ne

Rmut s'Auossts. — Inttlnitloos. 12


178 LES INCLINATIONS

pas s'arrêter .do manger quand il faudrait. « Jc'nesens jamais plus la faim, dit-elle. Tenez, maintenant, je bois bien lo double de café au lait quo chez moi. Je n'aurais pas pu boire tout cela autrefois. Ce n'est pas l'appétit qui mo lo fait faire': on m'en rapporterait un moment après, je lo reboirais, et plusieurs fois. Je ne me sens ni faim nii'assasiéo. J'ai prié M"« Paulino do no plus me mettre tant de lait, parce que cela m'en fait boiro plus que je n'en buvais d'habitude. Jo suis obligée do régler ma nourriture par réflexion, d'après co quo jo mangeais avant. Jo nopeux pas dire quandj'on ai assez ou quand je n'en ai pas assez. » ' '

Lo froid et lo chaud sont très grossièrement appréciés et n'occasionnent ni malaise, ni bien-être :

« Vous tremblez.

— PeuUôtro quo j'ai froid aux pieds, mais cola no mo gèno pas. Tcnoz, tout à l'heure ces dames disaient qu'il faisait froid; jo sentais un poii le froid, mais ça no me touchait pas. Au soleil, je sens un pou lo chaud, mais ça no mb touche pas.

— Cependant vous êtes mieux au chaud?

■— Jo suis mieux au chaud; j'étais très friteuse. Quand je mo changeais, j'aimais lo feu. L'hivor, j'aimais «Rapprocher de mon mari pour être réchauffée.

—' Vous dites quo vous êtes mieux au chaud et quo pourtant cela ne vous touche pas?

— Écoutez ! cela no mo touche pas, il est certain quo


INCLINATIONS SANS ÉMOTIONS 17»

cela ne me touche pas, mais je me mets plutôt lo dos au soleil qu'au vent froid. Avant, j'aurais été forcée d'aller me chauffer. Maintenant, si j'ai froid, jo l'endure quand môme, et si j'ai chaud, je l'enduro quand môme, ou bien je m'abrite par réflexion, Dans les débuts de cette maladie, j'avais des sueurs, j'étais trempéo dans mon lit; mais cela ne m'était même plus désagréable. Je restais ainsi, sans lo dire à mon mari, malgré ses recommandations. Cela no me fait plus rien. Depuis quolques jours, les sueurs sont revenues ; je sens que j'ai chaud, mais cela no me fait pas souffrir. Lundi, vers cinq heures, j'ai pris un bain de vingt minutes. Il était peutêtre un peu trop chaud. C'est Moes Petit qui a tàté l'eau, parce qUo moi, jo ne peux pas bien mo rendre compte ; jo sens seulement si c'est froid ou chaud, mais jo no mo rends pas compte si c'est trop ou trop pou. Une fois dans le bain, après un petit moment, ça me faisait des bouffées, et quand je suis sortie, on m'a dit que j'étais toute rouge. J'ai pensé que le bain avait été trop chaud. »

Alexandrino sont très rarement la soif, elle dit ne l'avoir éprouvéo que quatre ou cinq fois en trois ans. Ello sent très difficilement la fatigue, et nullement le bienfait du repos survenant après la fatigue.

Ello discerne la saveur des mets 1res grossièrement et n'en éprouve ni plaisir, ni répulsion :

« Hier, il y avait des pommes do terre on purée, je


-180 LES INCLINATIONS

croyais quo c'étaient dos navels. Jo n'ai plus aucun plaisir à manger co que j'aimais autrefois, je'ne ressens rien. »

Ello consentirait peu volontiers à manger dos choses qui passent pour dégoûtantes ou qu'elle n'aimait pas autrefois, mais c'est parce qu'elle a là-dessus des principes ou des habitudes, et co n'est pas en vertu d'une émotion. « Mangeriez-vous de ce cerveau humain?

— Je n'en mangerais pas, mais cela ne me répugné pas. Co ne sont pas des choses quo l'on mange ; et si on me forçait à le faire, jo crois que cela ne mo ferait rien.

— Si jo vous donne à choisir entre un verre d'huilo do ricin et un verre d'eau ?

— Je préférerai boire l'eau.

— Pourquoi?

— Parce quejo n'aimais pas l'huile de ricin.

— L'huile do ricin vous dégoûte?

— J'en avais le dégoût autrefois, maintenant non.

— Alors, pourquoi choisir plutôt l'eau ? —■' Par habiludo. »

J'ai fait l'expérience : je lui ai fait déguster 30 grammes d'huile de ricin dans des conditions à dessein répugnantes, et j'ai obtenu des nausées, mais non le dégoût, excepté pendant un petit moment, au cours de l'un des vomhscments, deux heures après l'ingestion, et bien quo la malade épiât l'émotion promise.


INCLINATIONS SAN3 ÉMOTIONS 181

Ainsi nous voyons Alexandrino; au moment môme^ où ello se plaint do no pas éprouver une certaine émotion appropriée aux circonstances, donner tous les signes de ectto émotion. C'est avec des sanglots, c'est d'uno voix déchirante qu'elle affirme ne plus pouvoir ressentir do douleur morale à propos des préoccupations intimes qui autrefois en faisaient naître. L'entrée subite do son fils, un cri poussé derrière elle, la décou-' verto do pièces anatomiques placées à son insu dans ses mains altèrent sa courbe respiratoire et son rythme circulatoire, quoiqu'elle dise n'avoir point ressenti de choc émotif. Co n'est point, notons-le, à contre-sens ni seulement sans occasion quo les pleurs coulent, que la face pâlit, quo lo coeur et la respiration s'accélèrent, et les modulations tonales do la parole, aussi bien quo la physionomie et que lo geste, sont en harmonie avec lo sons. Los conditions apparentes, — in« tellectucllcs et mimiques — des émotions subsistent donc ; leur coordination, leur adaptation au réel sont normales. Comment so fait-il alors quo depuis si longtemps] Alexandrino so plaigne de no plus ressentir d'émotions, et qu'elle soit venue demander finalement des soins à l'Asile V comment so fait-il que, depuis sa sortie do Saintc-Anno, où elle n'est restéo qu'une saison, à peino une amélioration légère soit survenue?

La bonno foi de cotte femme no saurait être mlso en doute. Ello no fait rien pour refréner ou dissimuler les


188 LES INCLINATIONS

manifestations dos émotions qu'elle dit ne pas éprouver. Bile ne jouo pas la comédie de l'inémotivité. Ello ne fait pas non plus étalage de ses pleurs sans chagrin et do sa mimique dépouillée d'affectivité subjective. Si elle fait remarquer qu'ello est en train do pleurer, ce n'est pas qu'elle juge ses larmes inopportunes, ou exagérées; ou insuffisantes, c'est qu'elle no ressent point, dit-elle, l'émotion correspondante.

Mais avec uno entière sincérité, peut-être Alexandrino so fait-elle des illusions, peut-être Vcxogère-t-elle l'affaiblissement do son êmotivité ? Ne se peut-il pas quo son impuissanco affective, en partie réelle, soit aggravée par des interprétations, par uno crainte hypochondriaque do la maladie, par une obsession ou par une idéo fixe de l'incapacité émotionnelle, analogue à ces idées d'humilité, d'indignité, do culpabilité, d'impuissance génétique, do faiblesse musculaire, do porto de la mémoire ', qui tourmentent certains psychaslhéniques et dominent la conviction des délirants? Sommesnous en présence d'un trouble véritable do l'affectivité, ou seulement d'un troublo du jugement o,t du raisonnement, doute hypochondriaquo ou persuasion hypochondriaquo ?

L'avis des médecins qui ont examiné la malade est unanimo sur co point. Alexandrino n'est ni uno obsé1.

obsé1. BERNARD LEROY, A propos d'un cas de négativisme mnéitque, J.dt Piychol. n. et p., 1007, pp. 330 et sulv.


INCLINATIONS SANS ÉMOTIONS 183

déo, ni une délirante, son absence d'émotivité est réelle et accompagnée de.troubles viscéraux.

Voici le diagnostic do M. lo D" Juquelior, chef do clinique do Mi lo professeur Joffroy :

« 29 mars 1905. Est atteinte do mélancolie sans délire. Apathie, inaptitude au travail, indifférence vis-à-vis des siens, mauvais état gastrique. »

M. lo D' G. Dumas a maintes fois oxaminé Aloxon* drinc pour voir si son inémotivité est imaginaire ou réelle. Toujours il a reconnu quo cotto femme no saurait êtro présentée commo éprouvant les émotions qu'elle nie.

Cet cMat d'inémotivité concomitant à dc3 troubles viscéraux, à uno insensibilité corporcllo interne et à une analgésie cutanée générale a duré à peu près quatre ans sans amélioration. Récemment, à la suite d'un séjour do six mois chez sa mère, à la campagne, l'état de la malade s'est sensiblement amendé.

En 1907 pour la première fois depuis sa maladie actuelle, Alexandrino a ressenti o uno petite peur ». Quelqu'un remontait do la cavo au moment où elle allait y descendre . « J'ai failli tomber, dit-elle : j'ai senti uno lourdeur dans les reins, et des picotements, on aurait dit que j'allais perdre connaissance, quo lo coeur no battait plus ». Cette angoisse s'est renouvelée deux ou trois fois depuis lors. La soif est quelquefois


181 LES INCLINATIONS

scntio, ainsi quo lo dégoût ot quo la colère. La sensibilité cutanée est augmentée, sans être restaurée.

Mais la faim, l'inquiétude et l'affection tendre continuent à demeurer privées de tonalité, elles n'ont pas été ressenties émotionnellement depuis quatre ans.

Enfin Alcxandrine sent maintenant un peu mieux le temps. Elle sait si uno durée écoulée est brève ou longue. Mais elle le sait sans précision, et so règle toujours sur la pendule.

Tel est l'élat de la malade en juillet 1907.

OBJECTIONS ET RÉPONSES

Au sujet de mon observation de la malade Alexandiino, j'ai reçu une objection de M. Piéron et plusieurs de M. K. Oesterreich.

L'objection de M. Piéron est peu grave, à cause de .'■i trop grande généralité. La voici :

« On ne peut, en effet, vraiment s'appuyer sur des cas d'aliénation, comme l'a fait M. Revault d'Allonnes, où la réalité de l'apesthésie est extrêmement discutable au point de vue clinique'. »

Cette note suscite une triple réponse : Premièrement, la preuve n'est plus à faire des services quç peut rendre la pathologie mentale à la psychologie et à la physiologie.

1. J. de PsychoL, 1907, p. 448, note.


OBJECTIONS ET REPONSES 185

Deuxièmement, la malade Alexandrino n'est pas et n'a jamais été uno ali'née, bien qu'elle ait songé.à chercher dans un asilo d'aliénés un traitement qui restaurât son émotivité abolie.

Troisièmement, l'apcslhésie ' n'est pas seulement discutable, chez cette malade : il est indiscutable qu'Aloxandrine n'est point frappée d'apesthésic, puisqu'elle a conservé certaines sensibilités somatiques, d'ailleurs inémotives. Par contre, l'inémolivité subjective est bien réelle, et la perte des sensibilités somatiques émotives est indéniable.

Un psychologue allemand, M. KonslantinOestcrreich, a bien voulu consacrer uno longue étude ' à mon observation de la malade Alexandrino. Il refuse d'admettre avec moi la réalilé de l'anesthésie viscérale, et il range Alexandrino au nombre des psychasthéniques auto-suggestionnés. On sait que ces malades se répandent en lamentations sur l'affaibliîsement ou sur l'absence de telle catégorie do leurs sensations, alors que pourtant l'intégrité en est clairement démontrable.

J'ai examiné les objections de M. Oesterreich avec le désir d'en tirer profit, mais je n'y ai trouvé qu'une conception peu exacte de l'anesthésie viscérale on

1. V. plus haut, p. 12i, D. 1, la définition de ce mot.

2. K. OESIERREICH, Die Entfremdung der Wahrnehmungswelt and die Depersoncatisatlon in der Psychasthenie, ein BeitragzurGefûhlspsrchologie. Journal far Psychol. und S'eurol., Liepzig, Barth, 1906-1907, vol. VII-IX. V. vol. VIII, pp. 16M74.


186 LES INCLINATIONS

général et du cas d'Aloxandrino en particulier. M. Oesierreich paraît quelquefois confondre deux espèces d'anesthésie qui peuvent exister simultanément, mais aussi l'une sans l'autre : l'anesthésie des sensations affectives ou do l'affectif d'uno sensation, et d'autre part, l'anesthésie des sensations non affectives, ou de la donnée spécifique, sensorielle, inaffective, en une sensation. Depuis longtemps est bien connuo l'analgésie sans anesthésio tactile; elle existe par exemple dan.s la syringomyélie et parfois dans la narcose par le protoxydo d'azote. Alexandrino présente cette dissociation fort nettement. Elle présente aussi quelque chose d'analogue pour tous les sens : son anesthésio, expérimentalement contrôlable, pour la tonalité affective de toutes les sensations, n'exclut point la conservation do sensations-signaux inémotives, purement cognitives, qui sont des sensations amoindries, mais non nulles.

Par les mots « anesthésio viscérale », Viszcralanaosthesic, allgcmeine Viszeralanaesthesic, M. Oesterr'eich paraît entendre l'anesthésie totale. Il cite comme type \in malade de Heynol atteint d'anesthésie générale cutanée et sensorielle. Je n'ai jamais avancé qu'Alexandrine présentât un cas de cette espèce. Son anesthésio est loin d'être totale ou générale, puisqu'elle a conservé quelque chose de chaque sensation, la qualité senso1.

senso1. Ueber ein Kall von allgemeiner kutaner und sensorischer Anaesthesie ; Deulschet Archie fur klinische Medizin, S. 79 Of.


OBJECTIONS ET REPONSES 187

riello, cognitive, tandis qu'elle en » perdu la tonalité affective, le Gefiihlston.

En quoi consisle lo Gofohlslon, l'émotivité proprement dite, qui peut disparaître en laissant subsister les éléments sensori-moteurs ot intcllectuo-aclifs do la vie mentale ? Il consiste en une gamme de sensations affectives, organico cérébrales comme toutes les sensations, et, pour parler avec plus 'do précision, viscérocérébralcs : douleur, volupté, faim, soif, dégoût, angoisse, etc. Co sont ces données affectives qu'Alexandrino a perdues, en cela et en cela seul consiste son anesthésio viscérale. Il est impossible de soutenir qu'elle s'imagine seulement los avoir perdues. Quand on la fait saigner en la piquant, même sans la prévenir et les yeux bandés, elle n'esquisse aucun geste de retrait et décrit d'elle-même l'analgésie sansaneslhésie tactile d'une manière qui ne peut laisser subsister aucun doute. Et de même pour toutes les sensations : elle décrit d'une façon analogue l'anaffectivité sans anesthésio sensorielle. Ce n'est pas tout. Cette malade présente un trouble bien instructif de la perception du temps; elle est privée du sentiment de la durée affective. Sans avoir été encore suggestionnée par l'interrogatoire d'aucun médecin ou psychologue, elle a décrit ce curieux syniplôme en des termes quo nous avons plus haut rapportés. Comment un sujet aulo-suggestionné, un sujet qui se jouerait à lui-même la comédie de l'iné-


188 LES INCLINATIONS

motivité, réaliserait-il un phénomène si inattendu et si certainement dérivé do l'inémotivité? Assurément la comparaison d'AIoxandrine avec les psychasthéniqucs peut être fort utile : mais ello no saurait aboutir à confondre cetto malade, atteinte d'uno inémotivité véritable, avec les psychasthéniqucs hypocondriaques faussement convaincus do leur inémotivité. Pcut-êlro môme y a-l-il, parmi les sujets actuellement groupés sous la rubrique do psychasthénio, uno catégorie d'inémotifs véritables, quo leur comparaison avec Alexandrino pourrait permettre do distinguer des pseudo-inémotifs.

Ainsi donc, je n'attribue pas à Alexandrino, comme l'a cru M. Ocstcrreich, co qu'il appelle l'anv'.sthésio viscérale totale, et qui est surtout une anesthésio tactile et musculaire ; tandis que le malade de Heyno, atteint d'anesthésie tactile do l'anus, ne s'aperçoit do ses excréments qu'en les entendant tomber, au contraire, Alexandrino les sent lactilement quelque peu ; son anaffectivilé ne la prive point, comme ce malade, de la perception des attitudes et mouvements de son corps ; l'absence d'émotions entraîne chez elle seulement un affaiblissement, et non, comme chez l'anesthésique total de Heyne, une abolition des inclinations, et de la volonté de manger, d'agir normalement.

Voici la traduction des principales objections de M. Oesterreich. On y verra une constante confusion de l'anesthésie tactile et musculaire généralisée, appelée


OBJECTIONS ET RÉPONSES 189

par cet auteur anesthésio viscérale générale, et dont Aloxandrine est oxempto, avec l'anesthésie affective ou inémotivité, qui so rencontro à peu près pure chez Alexandrino, et quo j'appelle anesthésie viscérale.

« L'anesthésie viscéralo, dit M. Oesterreich, n'est aucunemont indiquée.

En tout cas il s'agit tout au plus d'une perturbation partielle, et non point d'uno anesthésie viscérale totale, comme d'Allonnes lo suppose.

Les malades chez qui l'anesthésie viscérale totale so rencontre présentent do tout autres phénomènes, dont d'Allounes ne fait point mention. Ces malades ne peuvent, par exemple, marcher sans supports...

L'urination et la défécation ne sont, chez les vrais viscéralanesthésiques, qu'indirectement aperçues, par l'ouïe : ils entendent tomber leurs excréments (Heyne, Sur un cas d'anesthésie générale cutanée et sensorielle). De cela non plus d'Allonnes ne fait pas mention chez ses malades...

Les premiers [anesthésiques généraux] n'ont aucune conscience directe do l'attitude de leur corps, tandis que les psychasthéniques conservent cette perception.

Ils [les anesthésiques généraux] ne peuvent, si l'on supprime le contrôle des yeux, dire quels mouvements passifs on imprime à leurs membres, tandis qu'Alexandrine le peut « comme une personne normale ».

De même Alexandrino se comporte, en mangeant et en buvant, autrement que les anesthésiques ; elle mange trop, tandis que ces malades ne touchent même pas à leurs mets préférés. " Lui demande-ton, dit Heyne (p. 80) de son malade, de prendre plus de nourriture pour le maintien de ses forces, on obtient toujours cette réponse : « Il m'est impossible de manger davantage, car je n'ai plus aucun appétit, aux meilleures choses je ne peux plus toucher. » "

L'allure d Àlexandrine, à en juger par ce que communique


190 LES INCLINATIONS

d'Allonnes, no ressemblo aucunement à la conduite des anesthésiques totaux, dont l'allure est si nettement concordante, bien qu'au premier regard il soit tout naturel de penser à une anesthésio étendue. »

Ces objections de M. Oestcrreich n'autorisent pas à considérer l'inémotivilé d'Alexandrine comme irréelle, oomme se réduisant à une simple persuasion hypocondriaque. Sa désorientation dans la durée est d'uno nature 1res particulière, ello résulte nettement do l'absence de sensations affectives viscérales ; l'étude expérimentale de ses diverses sensibilités établit l'authenticité de son anesthésie pour les tonalités affectives d3 sensation, D'autre part elle n'a point d'anesthésie pour les qualités sensorielles, cognitives, non affectives do sensation. M. Oesterreicha bien raison de dire qu'en cela elle diffère grandement des anesthésiques généraux, et je ne sais comment il a cru quo j'ai méconnu celte différence. Enfin, il est possible que certains psychasthéniqucs présentent des symptômes analogues à ceux d'Alexandrine : une inémotivité authentique, des troubles de la perception affective de la durée fondés sur l'iuémolivité; j'ai moi-même signalé comme psychastér.iques de ce genre les hystériques anorexiques; mais encore faut-il distinguer bien nettement les psychasténiques inémotifs vrais des psychasténiques pseudoinémotifs.


CHAPITRE lli

»

LES INCLINATIONS

DANS LA DISSOCIATION

- DU SENTIMENT DU MOI

I. — Psychologie de la personnalité : le moi affectif; le moi sensoriel ; le moi intellectuel et volontaire.

II. — Perte du sentiment affectif du moi vivant, avec conservation do la sensation inémotive du moi, etdes inclinations, devenues inémotives.

III. — Objections de M. K. Oesterreich etrépomes. — Kssai d'une théorie de la a dépersonnalisation ».

PSYCHOLOGIE DE LA PERSONNALITÉ

Les troubles de la personnalité pourraient être divisés en troubles par exagération, troubles par perversion, troubles par amoindrissement.

* Taine* a le premier employé l'expression d* « hypertrophie du moi »; l'égocentrisme devient une véritable maladie de la personnalité chez certains criminels, et surtout chez les aliénés délirants systématiques dans la folie des persécutions et dans la folie des grandeurs. Quant aux perversions de la personnalité, elles consistent dans les faits do dédoublement, de hantise,

1. TAINE, Les éléments et la formation de l'idée du moi. Rev. Philos., 1876, vol. I, pp. 289-294.


192 LES INCLINATIONS

d'obsession et do possession démoniaques, d'incarnation, do médiumnité. Nous ne parlerons point ici de ces deux premières catégories de troubles : c'est seulement sur les amoindrissements du sentiment de soimême quo nous voudrions dire quelque chose, à propos d'un phénomène ordinairement étudié sous le nom de dépersonnalisation 1, et que Ktishaber avait appelé la névropathie cérébro-cardiaque 2.

Uno théorie psycL logique générale do la personnalité devrait, pensons-nous, distinguer d'abord la perception de soi-même d'avec la conception de soi-même ; en second lieu, elle devrait distinguer deux modes de la perception do soi-même, l'un sensoriel, l'autre sentimental. Les éléments psychologiques do la personnalité seraient ainsi répartis en trois groupes que l'on pourrait appeler : le moi affectif, le moi sensoriel et imaginatif, le moi intellectuel et volontaire. Le moi sensoriel et imaginatif, c'est la vue de notre corps, sa perception tactile, motrice, auditive, et c'est aussi notre nom, le son do notre propre voix, la représentation visuelle imaginaire

1. V. SÉGLAS, Leçons cliniques sur les maladies mentales, 1895, pp. 131 «tsuiv. — DIÎUAS, Rev.philos., 1898, vol. 45, pp. 501-507 ; vol. 46, pp. 423425. — PIERRE JANET, Névroses et idées fixes, 1898, vol. I ; Les obsessions et la psychasthénie, 1903, Paris, F. Alcan. — E. BERNARD-LEROY, Rev. philos., 1898, vol. 46,pp. 157-162 ;IV Congr. internat, depsychot., 1901, pp. 480-488. — K. OESTERREICH, Journ. f. Psychol. u. Seurol-, vol. 7 (1906), pp. 2o3-277[Bibliographie] ;vol. 8(1906), pp. 60-98,140-175,220-238; vol. 9 (1907), pp. 14-54.

2. M. KRISHABER, De la névropathie cérébro-cardiaque. Paris, 1873 {38 observations).


LES INCLINATIONS DANS LA DÉPERSONNALISATION 193

que chacun so fait do lui-môme. Lo moi intellectuel et volontaire, c'est l'histoire do mon passé, telle que je l'interprète, ce sont mes rêves d'avenir, ce sont les systèmes stables d'idées conscientes et inconscientes qui acceptent ou refusent d'admettre en eux et d'assimiler une donnée nouvelle qui se propose. Le moi affectif, c'est la durée vivante, flux d'émotions à base viscérale, c'est la tonalité agréable, douloureuse, angoissante du présent, co qui rend chaude et palpitante la minute en train de s'écouler, ce qui l'aiguise et la délacho sur la trame grise infinie du temps intellectuel et du moi intellectuel.

Or c'est par l'inémotivité, par l'abolition ou l'affaiblissement des perceptions viscéro-affectives, j>ar la perte du moi affectif, que s'explique, croyons-nous, le phénomène de la dépcrsonnalisation. Les dépersonnalisés sont, à notre avis, des inémotifs qui, privés des données sentimentales élémentaires qui font vivante l'existence, végètent, avec un moi amoindri, énucléé, Yidé de son contenu émotionnel, réduit à une enveloppe creuse, idéo-sensorielle, et assistent, avec les yeux et avec la pensée, au déroulement, jour par jour, de leur propre biographie, sans avoir le sentiment do la vivre.

Nous avons noté ci-dessus les déclarations spontanées d'une malade qu'aucun médecin ni psychologue n'avait interrogée et « préparée ». Elles contiennent la description et peut-être même l'explication de la déperREVAVLI

déperREVAVLI — Inclinations. 13


191 LES INCLINATIONS

sonnalisalion. Alexandrino se sent changée, exclue du monde, étrangère ù soi-même, indifférente à tout ; elle est comme un mannequin, comme un manche ù balai habillé. Ello est, par son inémotivité, laissée hors du temps concret, hors do la vie, hors de sa propre vio, qu'elle contemple comme celle d'un personnage sans intérêt. On connaît les nombreux documents do cello espèce recueillis par M. Pierre Janet sur ses malades psychasthéniqucs. M. Oesterreich vient d'en publier quelques-uns aussi. En allemand comme en français, c'est toujours dans les mêmes termes quo les inémotifs décrivent leur dépersonnalisation : « Ich fiïhlte mich wic cin Geist von ciner frcmden Welt, hineinversetzt : je me sentais comme un esprit d'un monde étranger transporté ici-bas' »; je suis « tcilnahmlos : exclu » de la vio; « ich fiihle michals garnichts, als Luft, als G-T3 : je mo sens comme un néant, comme en air, en gaz ». Et c'est dans les mêmes termes aussi qu'ils mettent sur la voie de l'explication, et qu'ils dépeignent leur inémotivité, leur « gcmfilhlicho Stumpfheit : obtusité sentimentale », leur « Taubheit des Gefuhls : surdité de sentiment », leur absence de « Gefiihlston » ou « Gefiihlstonung : Ion ou tonalité de sentiment », leur privation de toute « Daseinsfreude : joie d'être », do tout « Gefuhls des Daseins : sentiment de l'existence ».

1. OESTERREICH, Die Enlf. d. Wahr. etc., VIII, 67, et suiv.


LES INCLINATIONS DANS LA DÉPERSONNALISATION 190 l'ERTE HU MOI AFFECTIF

Que restc-t-il du mot d'un sujet atteint d'inémolivité?

L'abolition do l'affectivité, consécutive à l'anesthésie viscérale, a laissé subsister à peu près intactes, chez la malade Alexandrino, les autres fonctions. On a vu que de chaque émotion, il lui reste quelque chose qui n'est plus une émotion, mais un résidu d'éléments cognitifs, habituels et instinctifs, d'où est absente la donnée émotive, le Gcfuhlston, « le vibrement », dit-elle. Co résidu conscient d'éléments sensoriels, sensilivo-moteurs, intellectuels, actifs ne saurait être considéré comme une émotion, fut-ce amoindrie, car la malade, le comparant avec les émotions autrefois ressenties, n'y reconnaît absolument rien d'analogue, clic déclare que tout cela n'est que du mouvement et de la connaissance, elle se plaint que cela ne la « touche » pas, Or en l'absence du noyau affectif sans lequel l'émotion cosse d'être une émotion pour devenir un état purement actif et spéculatif, nous voyons que chez Alexandrino, chez la malade M... de M. Pierre Janet 1, chez nombre d'inémotifs authentiques, ce résidu de sensations (dépouillées de Gefûhlslon), d'images, d'idées, de dispositions motrices continue à se systématiser et suffit encore à engendrer nombre de réactions, do décisions volontaires et d'actes.

1. V. ci-dessus, Introduction, p. .


196 LES INCLINATIONS

Ce phénomène de la systématisation et de l'extériorisation du résidu inémotif des sentiments énucléés mérite d'êlro attentivement examiné.

Alexandrino et les inémotifs-aclifs en général fournissent l'illustration de la distinction traditionnelle entre Y émotion et le désir. Ello reste capable d'inclinations toutes intellectuelles ou toutes motrices, ou toules intellectuelles cl molriccs à la fois, sources — di paroles, do mouvements mimiques spontanés, d'actes, sans aboutir au choc affectif. Ello no ressent plus ni amour ni haine, car la haine est faite de douleur en même temps que d'aversion intellectuelle et que d'aversion musculaire, et l'amour est fait de plaisir, et de souffrance aussi, en même temps que de désir. Mais elle continue à pouvoir du moins craindre sans souffrance et désirer sans plaisir ni souffrance, en vertu de préoccupations toutes spéculatives, toutes inémotives, faites de souvenirs familiers, d'images obsédantes, de raisonnements systématiques, d'associations mécaniques des représentations ; et il peut s'ensuivre des actes et des attitudes constantes de l'activité.

C'est en vertu de celte association de représentations et de mouvements", sans intervention d'émotions, qu'Alexandrinc, alors qu'elle n'aime plus les siens, continue cependant à les considérer comme les siens. Elle ne sent plus « chaud au coeur » pour son mari et pour son fils; pourtant elle est bien éloignée do les


LES INCLINATIONS DANS LA DÉI'ERSONNALISATION 197

oublier. Elle sent qu'ils lui sont devenus commo des étrangers, maïs commo elle scsouvient, pense et veut, elle n'accepte pas cela, elle no consent pas à les traiter en indifférents, elle s'applique à demander parfois do leurs nouvelles, à attendre leur visite. Et quand ello pense à la disparition do son affection, souvent les larmes, sans émotion, coulent. Ces résolulions intimes, ces démarches empressées, ces souvenirs évoqués, et finalement le déclenchement des pleurs sans émoi, rien do tout cela n'est son amour perdu, ce n'en est que lo simulacre sans âme.

Quand nous avons, nous les normaux, une préoccupation intense, ello est émotionnelle en même temps qu'intellectuelle ; s'il advient que- notre pensée soit détournée et occupée ailleurs quelques instants, en sourdine l'état affectif subsiste, et au retour de cette excursion nous sentons qu'il n'y a pas eu d'hiatus absolu. Au contraire, si l'attention d'Alexandrine est un moment suspendue, aucun fil émotionnel ne se déroule à travers la lacune, de môme qu'elle perd le fil du temps si elle cesse de se tenir attentivement au courant du progrès des pendules; aussi, lorsque surgit à nouveau, par sa puissance automatique, l'idée habituelle, et que la malade se rappelle tout à coup la mauvaise santé de son fils, Alexandrine se reproche de n'avoir plus de coeur, puisqu'elle se sent maintenant sujette à des distractions complètes.


198 LES INCLINATIONS

Nous avons passé en revue un certain nombre de sentiments d'Alexandrine, vidés de leur noyau émotionnel : le simulacre de la tristesse, des affections de famille, de la colère, de la peur, du dégoût, do la pudeur. Nous avons vu comment, au lieu d'une émotion, Alexandrino en est réduite à un jugement et à des mouvements conscients (automatiques et volontaires), enveloppe vide de l'émotion abolie. Voici encore quelques exemples ofi apparaît également l'inclinalion sans émotion, c'est-à dire la ténacité des résidus cognitifs, moteurs, sensoriels, et leur capacité à se systématiser et à s'extérioriser, en l'absence du noyau afTcctii. Voici la crainte-inclination, vide d'émolion : « Je ne vais pas devenir folle, Monsieur?

— Non, soyez sans crainte. Voyez, vous avez peur.

— Non, je no voudrais pas devenir folle, mon Dieu, mon Dieu, (elle pleure), mais cette idée no me fait pas de peur.

— Vous pleurez en me disant que vous ne voudriez pas devenir folle : vous avez donc peur.

— Non, cela ne me touche pas; mais je ne voudrais pas être folle. Je voudrais être inquiète et je no peux pas. Avant, j'étais tout lo temps inquiète. Si jo m'étais vue si malade, jo n'aurais pas été une minute tranquille. Maintenant, j'y pense, mais ça no me fait pas do peine, ça no mo tourmente pas, j'y pense machinalement, commo je pleure machinalement, sans rien sentir.


LES INCLINATIONS DANS LA DÉPERSONNALISATION

— Vous paraissez chagrinée do constater votre indifférence.

— Jo la constate, mais je n'en éprouve pr.3 de chagrin. Je voudrais pouvoir mo révolter, mais jo ne peux pas. »

Autre exemple do crainte inémotive : « Monsieur, mo voici. Est-ce que vous allez me montrer de vilaines choses, comme hier ?

— Vous avez donc été bien impressionnée par co cerveau et cette tête do mort?

— Je ne sais pas. Co n'est pas quo j'aie eu une impression : mais j'aimerais mieux ne pas voir ça.

— C'était uno expérience pour vous émotionnel".

— Oui, Monsieur ; croyez-vous quo cela m'a émotionnéo ?

— C'est à vous de me le dire. Je crois que oui.

— Dans le moment, cela no m'a rien fait. Si c'avait été ayant, il est certain que ça m'aurait émouvée.

— Vous mo demandez do no pas recommencer.

— Ça ne m'a pas émotionnéc.

— Sur lo moment ; mais après ?

—' J'y ai pensé plusieurs fois depuis; je revoyais ça. Je l'ai raconté à mon mari et à mon fils. Ils m'ont dit : « Si on ù fait ça, c'est pour ton bien ». Encore ce matin, dans mon lit, jo revoyais ça.

— Vous n'avez pas eu do mouvement do répugnance sur lo moment, mais il me semble que vous avez eu do la répugnance par la suite, à la réflexion.


2»0 LES INCLINATIONS

— Non, j'y pense comme ça, mais ça ne me répugne pas. Définir moi-mômo mon état, jo ne lo peux... »

. Voici le désir-inclination, vide d'émotion :

« J'avais l'habitude de priser du tabac, et cela m'était agréable, je ne pouvais pas m'en passer. Ici, j'ai voulu voir si je l'aimerais encore. J'en ai demandé à M" 10 Petit. On m'en a donné. Je l'ai jeté, cela ne me faisait plus de plaisir, cela ne me touche plus de ne pas en prendre. Alors, mon mari a voulu m'en apporter du bon du dehors, mais je lui ai dit de n'en rien faire. »

La perte des émotions a amené chez Alexandrine la disparition complète des sentiments eslh5tiques, qui sans doute n'étaient pas très puissants. Elle n'a même plus la curiosité-inclination, vide d'émotion :

« Je n'ai plus d'attrait à lire, pas môme les feuilletons. J'ai lu les feuilletons du Petit Parisien pcndant.au moins dix-huit ans. Eh bi.en, il y a au moins quatre ans que je ne les lis plus, depuis la maladie avant celle-ci.

— Votre état va s'améliorer, à cause du calme que vous avez ici. Voyez ce beau temps, ces belles verdures.

— Autrefois j'aimais tant les jardins 1 Mais maintenant, en arrivant ici, je n'avais même pas vu qu'il y a des arbres. Et quand je me promène au potager, ça m'est égal. Tenez, il y a des salades, dos choux ; eh bien I co sont des salades et des choux. »

Au contraire, les sentiments moraux subsistent à l'état de devoirs inclinations, vides d'émotion, à l'état


LES INCLINATIONS DANS LA DÉPERS0NNALISAT10N 201 1

do principes inémotifs, et d'habitudes inémotives : «Monfils, jo sais qu'il va venir aujourd'hui. AvanI, j'aurais été impatiente, j'aurais à peine mangé. Eh bien, je sais qu'il va venir, et puis voilà tout. Jo l'cmbrasso parce qu'il est mon fils, mais sans rien sentir en l'embrassant. »... « Les gourmandises qu'on m'apporte, je les distribue, les trois quarts. Il y a là dos personnes qui ne voient jamais personne de chez eux, jo leur ■ donne mes friandises.

— Cela prouve que vous avez encore do la générosité, de la bonté, de la pitié.

— Inconsciente comme je suis, je ne vais pas être • pourtant une personne qui va s'engouffrer comme cela, sans regarder les autres.

— Donner aux abandonnés, c'est la bonté.

— J'étais bonne, avant.

— Cela vous fait encore plaisir de les obliger.

— Avant, cela m'aurait fait plaisir. Maintenant, non. Je donne machinalement. Dans mon idée, il mo semble que je leur fais plaisir, mais moi, je n'en ressens aucun. Monsieur... il ne faudrait pas parler de cela... il ne faudrait pas qu'on dise que jo m'imagine ,ôlre généreuse.,. »...

« Je ne fais pas cola par sentiment, mais par h?bitudo et par principe.

— Vous êtes commo un philosophe qdi fait toul par raison...


203 LES INCLINATIONS

— Oui, mais non pas par sentiment. Eh bien, il vaudrait mieux souffrir que d'êlrc ainsi, Monsieur. »

L'anesthésie viscérale affective a transformé en inclinations inémotives les émotions-inclinations do notre malade. Quoiqu'elle n'éprouve plus pour son fils lo choc maternel, pour son mari le choc conjugal, pour ses compagnes lo choc amical, néanmoins clic continue, mue par des inclinations inémolives, à so comporter, autant qu'il est possible ainsi diminuée, on mère, en épouse, en amie, sans jamais ressentir d'émoi.

OBJECTIONS ET RÉPONSES

M. Oesterreich appelle mon explication de la dépersonnalisation une théorie sensualistc et y oppose les conclusions suivantes :

Premièrement : La cause delà dépersonnalisation ne consiste pas dans des (roubles de sensations.

Deuxièmement: L'existence d'une abolition (Aufliebung) de la conscience du moi en dépit do la conservation des sensations du monde extérieur et do celles du corps propre, prouve que toutes les théories qui voient dans les sensations soit dos corps en général, soit de notre corps particulier, la base du sentiment du moi, sont intenables, car la dépcrsonnalisation repose d'après elles sur une profonde Iiypoesthésio de cet ensemble de sensations, alors qu'en fait celte hypoestliésie n'est pas.

Troisièmement : De mêmequo l'étude du sentiment de l'étrangeté du monde extérieur nous a conduits à co résultat, que dans les perceptions qui leur correspondent, les sonsa-


OBJECTIONS ET RÉPONSES 203

lions nues (nackten) ne représentent que des composantes, qui par elles-mêmes ne sont pas en mesure do faire naître l'image générale du monde, image que possède lo normande même aussi les sensations nues(blossen) qui nous viennent de notre propre corps ne peuvent aucunement èlre les subslituls complets des perceptions complexes qui les remplacent dans les états normaux. Oui, les sensations générales, faim el soif, tourment urinaira et défécatoire, etc., cessent toutes d'exister, aussitôt que les composantes des sensations sont abolies et que s'éteignent les sentiments autrefois liés avec elles.

Ma réponse à ces objections est la suivante :

1° Dans la dépersonnalisation, il n'y a pas abolition (Aufhcbung) de la conscience du moi, ainsi que le dit M. Oesterreich, il y a seulement amoindrissement de la conscience du moi ; et cet amoindrissement consiste dans la disparition du moi affectif, le moi sensoriel étant conservé ainsi que le moi intellectuel.

2' Le terme « sentiment du moi » englobe trois éléments, qui ont trois fondements différents : la perception affective du moi a pour base les sensations viscérales ; la perception sensorielle du moi a pour base les sensations et images sensorielles; enfin, la conception intellectuelle du moi a pour base des processus intra-cérébraux, idéalionnels.

3° La théorie de la personnalité et de la « dépersonnalisalion » que nous venons do proposer lie saurait sans impropriété èlre étiquetée scnsualistc: clic rcc.-nnalt quo le moi, diminué do son facteur affectif vivant,


204 LES INCLINATIONS

subsiste scnsoricllement et intellectuellement comme un fantôme décoloré et sans vie, mais dont l'individualité physique, mer '". volontaire reste réelle et consciente. Celte théorw o ?• atient aucunement enfin que le facteur affectif à lui s>;ul pourrait suppléer les deux autres.


CHAPITRE IV

LA THÉORIE DE M.W.JAMES SUR LES SENTIMENTS

DEVANT LES FAITS DE uISSOClATION PATHOLOGIQUE DES SENTIMENTS

Que devient la théorie de l'émotion formulée par M. W. James, si l'on confronte cette théorie avec les faits que nous venons d'analyser ?

Tout en proclamant l'importance des sensations orga-^ niqu s internes comme facteurs des émotions, M. \V. Jamc^ i.i a un peu négligé l'étude. Ce sont surtout les sensations provenant des jeux de la physionomie et de la mimique qui ont retenu son attention. Ces mouvements esthétiques sont facilement accessibles à l'obser' "lion, et leur analyse avait déjà fourni toute une littérature ' : il était séduisant de chercher en eux le fondement de l'explication physiologique des émotions.

Le DrI ange a insisté beaucoup plus que M. W. James sur les sensations internes commo facteurs des émotions, à causo do son hypothèse personnelle, d'ailleurs si contestable, selon laquelle toutes les fonctions orga-^

1. LAVATEB, DARWIN, DICHESNE (de Boulogne), etc.


i08 LES INCLINATIONS

niques dépendent passivement de la circulation. Mais il a, tout comme M. W. James, attribué aux sensations de ce que tous les deux refusent d'appeler l'expression, la valeur d'un facteur non moins capital de l'émotivité subjective.

Or, il existe au moins trois groupes de faits qui semblent nécessiter un complément et mémo une retouche à la théorie Lange-James, car ils démontrent que les sensations viscérales sont seules affectives et sont l'essentiel dans les émotions, tandis que les sensations mimiques externes no sont qu'accessoires, non émotives mais cognitives, et ne constituent que l'cnvcloppc de l'émotion, son expansion théâtrale et véritablcment son expression.

Le premier groupe de faits contraires à W. James consiste dan3 l'impassibilité d'habiles comédiens. S'il arrive qu'un comédien se prenne ù son propre jeu et qu'il vive son personnage au lieu do le jouer, c'est que les phénomènes viscéraux se mettent do la partie. Tant que les mouvements expressifs ne s'accompagnent pas de modifications conscientes des fondions internes, il n'y a pas émotion. Worccslor, Irons, Baldwin, Dowcy ont objecté à M; W. James que le pleurer et lo riro peuvent ne s'accompagner d'aucune émotion '. C'est qu'alors, a répondu M. W\ James, « l'expression »

1. V. W. JAMES, La théorie de l'émotion. Paris, l\ Alcan, 1903, pp. 139 et sulv.


CRITIQUE DE W. JAMES 20T

reste incomplète. M. W. James reconnaît donc quo les sensations internes sont un appoint sans lequel l'émotion n'est pas. Il était sur la voie do découvrir que, conditions nécessaires de l'émotion, les sensations viscérales en sont aussi les conditions suffisantes.

Il y a un second groupe de faits contraires à M. W. James. Ce sont les cas pathologiques d'abolition ou d'anesthésie des mouvements expressifs avec conservation des émotions subjectives, conservation qui s'explique par la persistance de la vie et de ia sensibilité viscérales. Sous un masque et sous des membres paralysés peuvent s'agiter des sentiments violents, pourvu que la paralysie des muscles de la vie de relation ne s'accompagne pas de paralysie ni d'anesthésie viscérales. Le roman et le théâtre ont souvent analysé les impressions terribles du léthargique lucide qui se voit enterrer vif ' et les tortures du paralysé qui assiste, muré en lui-même, à des malheurs ou à des crimes'. Certains maladescalatoniques sont impuissants à fournir la moindre réaction musculaire aux excitalions les plus violentes ; on peut les menacer, les piquer, les brnlcr sans que leur .physionomie bouge, et ils révèlent, une fois que leur crise est passée, qu'ils comprenaient et qu'ils souffraient.

Mais les faits les plus instructifs, constituant la contre1.

contre1. POE, MAI-PASSANT.

2. ZOLA, Thérèse Raquin.


208 LES INCLINATIONS

épreuve des précédents, sont fournis par les malades atteints d'anesthésie viscérale avec conservation de la mimique et de ses sensations. Automates lucides, ils constatent leurs réactions physionomiques normales aux événements, sans pourtant ressentir l'émolion correspondante.

M. W. James a conçu d'uno manière qui semble dis^ cutable les conditions d'une épreuve expérimentale de sa théorie :

D'autre part, dit-il, nous obtiendrions uno preuve positive de la théorie si nous pouvions trouver un sujet absolument anesthésie, intérieurement et extérieurement, mais non pas paralysé, de telle sorte que les objets capables de provoquer l'émotion pussent susciter de sa part les expressions corporelles ordinaires, et qui, interrogé, affirmerait qu'il n'a ressenti aucune affection émotionnelle subjective. Un homme de ce genre ressemblerait à une personne qui paraît affamée parce qu'elle mange, mais qui avoue ensuite qu'elle n'avait aucun appétit. Des cas de cette nature sont extrêmement difficiles à découvrir 1.

M. W. James rapporte trois cas d'anesthésie générale interne et externe, les seuls qu'il ait pu découvrir dans la littérature médicale, et dont un seul, dit-il, est utilisable. Le malade observé par le professeur Strumpell, un apprenti cordonnier âgé do quinze ans, était entièrement ancalhésié, inlérieurcment et extérieurement, à l'exception d'un oeil et d'une oreille. Ce malade a

1. W. JAMES, La théorie de l'émotion. Paris, F. Alcan, pp. 71-73.


CRITIQUE DE W. JAMES 209

donné une seule fois les signes extérieurs de la honte, uno autre fois ceux du chagrin.

Il reste toujours possible, interprète M. W. James, que, de même qu'il satisfaisait ses appétits et ses besoins naturels de propos délibéré, et sans aucun sentiment interne, ses expressions émotionnelles puissent n'avoir été accompagnées d'aucune affection intérieure. Tout cas nouveau d'anesthésie générale devrait être soigneusement examiné quant à la sensibilité émotionnelle interne ', en tant que distincte des « expressions 1 » d'émotion que les circonstances peuvent susciter.

Le programme clinique ainsi tracé par M. W. James, commo nécessaire au contrôle expérimental de sa doctrine, parait un programme inutilement compliqué. Si, en effet, l'anesthésie générale supprime l'émotivité, on n'est pas en droit d'en conclure que l'émotion est la conscience de tous les phénomènes organiques indifféremment, physionomiques et viscéraux ; elle pourrait tout aussi bien être la conscience des phénomènes viscéraux seuls, les sensations mimiques restant étrangères à l'affectivité proprement dite.

Or l'observation de la malade Alexandrine et des malades assez fréquents qui sont dans un cas analogue constitue l'expérience cruciale capable do trancher cette question. Il y a des cas do perte de l'émotivité subjective

1. C'est-à-dire : « quant à l'émotion comme fait psychologique » ; il ne s'agit pas tel des sensations organiques internes.

2. Le mot « expressions » englobe Ici, dans la pensée de M. W. JAMES, les phénomènes viscéraux.

Rinm D'Aucun». — Inclinations. 14


210 LES INCLINATIONS

avec anesthésie viscérale et avec conservation des mouvements et des sensations physionomiques.

Déjà M. W. James admet que les données affectives de l'émotion sont des données organiques, et que sur ce tronc de sensations corporelles émotives viennent se greffer des prolongements idéaux et sociaux (processus intellectuels, images, symboles, raisonnements) qui par eux-mêmes n'ont aucun caractère affectif, et sont purement cognitifs, inémolifs. Or il semble qu'il y ait lieu de délimiter plus étroitement que ne l'a fait M. W. James la base organique des sentiments affectifs. Ello est constituée, nous croyons l'avoir démontré, par les sensations internes ; quant aux sensations résultant du jeu des muscles do relation, elles ne font pas partie do l'émotion même, mais seulement de cette superstructure de représentations dont la vio de relation enrichit l'individualité viscérale. Capables peut-être do modifier le timbre affectif des sensations internes, et capables surtout de susciter, dans des conditions normales déterminées, les phénomènes viscéraux affectifs, elles no sauraient toutefois, à elles seules, fournir la donnée affective même.

Ainsi les qualités affectives nous apparaissent comme des données spécifiques, ayant pour base physiologique propre les phénomènes viscéraux. La théorie LangeJames considère la tonalité affective comme uno résultante do sensations sensorielles, motrices, somatiques,


CRITIQUE DE W. JAMES 211

qui ne seraient point affectives par elles-mêmes isolément, mais qui donneraient lieu à l'émotion, au GcfOhls-' ton des Allemands, par leurs rapports, par leur accumulation, leur désarroi, leur inadaptation. La tonalité affective no serait pas inhérente à telle donnée psychologique, elle résulterait d'une relation. Cette conception que l'on pourrait appeler relationnelle de l'émotion est un fond commun par lequel se rejoignent la théorie Langes-James et la théorie intellectualiste de l'émotion, opposées superficiellement. Selon les psychologues intellectualistes, l'émotion est un changement soudain apporté dans l'intensité, dans la vitesse, dans la direction des faits de conscience, il n'existe pas de données émotionnelles spécifiques, et c'est de l'interaction des représentations que les émotions résultent. Lange et James n'ont fait quo restreindre cette manière de voir aux sensations corporelles, leur attribuant Un pouvoir de relation émotionnelle qu'ils hésitaient à accorder aux autres représentations, aux idées, images, processus intellectuels dont lo substrat organique est surtout inlra-cérébral. Et M. P. Sollier a profité de ce postulat, commun à James et aux intellectualistes, pour fusionner ou juxtaposer les deux doctrines adverses et pour dire quo les pures représentations, phénomènes cérébraux, ne sont pas moins physiologiques quo les données sensori-molriccs et sensitives, et que dès lors leur action réciproque, tout aussi bien que celle dos


81* LES INCLINATIONS

sensations somaliquos, peut donner lieu à l'émotion. Or voici quo les faits semblent donner un démenti à la conception relationnelle do l'émotion, commune aux intellectualistes, à M. W. James, à M. P. Sollier. Parmi les sensations somatiques, il en est do spécifiquement affectives, il y a des sensations viscérales qui sont la condition nécessaire et suffisante des tonalités émotives. En leur absence, les autres sensations, celles de la physionomie par exemple, et les représentations, quels quo soient leurs combinaisons et leurs à-coups, n'arrivent point à engendrer l'émotion. L'anesthésie viscérale ontralno l'inémotivité, alors mémo quo la mimique, alors mémo quo les processus cognitifs et aclifs so produisent tels quo dans l'émotion. A M. James, à M. Sollier, à l'intellectualisme, ces faits nous conduisent à opposer uno théorie viscérale do l'émotion et uno distinction entre l'émotion et l'inclination.


CONCLUSIONS

I. — Base viscéro-cérébrale des émotions-chocs.

II. — Base viscéro-sensorio-cérébrale des émotions-inclinations et des passions émotionnelles.

II). — Base sensorio-cérébralo des inclinations et passions Inémotires.

Inémotires. — Qu'est-ce qu'une inclination T

Si l'on veut analyser lo complexus sentimental en ses éléments constitutifs et introduire dans latcrminologio psychologique une classification clarifiante, nous pensons qu'il faut distinguer Y émotion-choc, Yémotioninclinalion, Yinclination inémotive.

UASE VISCÊRO-CÊRÊBIULE DES ÉMOTIONS-CHOCS

On doit considérer les émotions-chocs comme dos sensations somatiques internes, seules données véritablement affectives, et sources possibles de représentations et do mouvements do relation. Sur les différentes modalités du choc viscéral émotif, nous sommes assez renseignés. Emotion amoureuse, faim, soif, douleur, angoisse, voilà les plus intenses. Chacune est riche elle-même de plusieurs variétés. Par exemple, parmi; les formes d'ongoisso décrites par Freud (de Vienne),


211 CONCLUSIONS

nous avons cité l'angoisso cardiaque, l'angoisse rospiratoiro, l'angoisso sudoriquo, l'angoisso inlestinalo et vésicalo, lo vertigo.

Los commotions viscérales légères donnent lieu à do simples bouffées de volupté, do douleur, d'anxiété. Et voilà pcut-êlro à quoi so réduit tout le clavier affectif, quo l'on a coutume do supposer infini. Do mémo quo vingt-cinq signes alphabétiques suffisent à écrire Ylliade, c trois couleurs simples à engendrer toutes les nuances, do môme que les jeux si variés de la physionomie humaine résultent, commo l'a démontré Duchenno (do Boulogne), do l'action d'un, deux, au ■plus trois muscles par expression, il semble que, do mémo, la gamme des données affectives simples soit loin d'ôlrc aussi immense qu'on est porté à l'imaginer, tant qu'on aborde les phénomènes sentimentaux sous leur forme la plus complexe, tant qu'on no commence pas par dissocier émotion et inclination, tant que, par delà les systèmes cohérents de phénomènes sensori-motours, -intellectuels, volontaires, sociaux, par eux-mêmes iné•molifs ot pourtant actifs, on no démêle pas les données proprement émotives, les tonalités viscéro-affeclives.

BASE VISCÉRO-SENSORIO-CÉRÉBBALE DES ÉMOTIONS-INCLINATIONS ET. DES PASSIONS ÉMOTIONNELLES

Si un-certain état viscéral affectif est associé à tout run système de données représentatives et motrices


INCLINATIONS ÉMOTIONNELLES «18

externes organisées, tenaces, habltuollos, extériorisées socialomont par clos oxprossions ot par do actes, voilà l'émolion au sens ordinaire du mot, ou, pour employer uno appellation plus précise, Y émotion-inclination.

C'est lo comploxus sontimontal non analysé, quo M. W. James rattache en bloc au complexus physiologique également non analysé et pris en bloc, sans se demander si, dans cet onsomblo d'éléments psychologiques et physiologiques de tout ordre qu'est une émotion au sens vulgaire du mot, il n'est pas quelques données (les sensations viscérales) auxquelles seules appartient en propre le caractère affectif, tout lo reste étant des forces par elles-mêmes inémotives.

En examinant uno objection tirée du jeu pathétique d'acteur.? impassibles, M. W. James parait avoir, 1 six ans après son célèbre article du Mind, envisagé favorablement, mais sans l'approfondir, la conception môme quo nous essayons do développer. Après avoir cité des acteurs émus par leur propre jeu, M. W. James écrit : « L'explication de la contradiction entre acteurs est probablement celle-là mémo que ces citations suggèrent. La partie viscérale et organique ' de l'expression peut se supprimer chez certains hommes, mais non pas chez d'autres, et c'est de là quo dépend probablement la partie essentielle do l'émotion ressentie. Coquelin et les autres acteurs qui restent froids intérieurement

1. En italiques dans l'original.


«18 CONCLUSIONS

peuvent sans doute opérer complètement la dissocialion 1 ».

Mais M. W. James no s'attarde pas à l'examen do cette hypothèse, qu'il so contento de considérer en passant commmo vraisemblable : il ne s'enquiort pas des modifications profondes qu'apporterait à son système uno démonstration plausible do l'inémotivité des sensations physionomiques et mimiques, et do la spécificité émotive des sensations viscérales. L'émotion reste à ses yeux « un complcxus particulier do sensations1». Pour débrouiller co complcxus, il n'a pas regardé commo la première do toutes les questions celle-ci : les sensations somatiques internes ne sontelles pas seules émotionnelles? quant aux sensations des mouvements expressifs, qui ne sont point des conditions suffisantes de l'émotion, en sont-elles seulement des conditions nécessaires ?

BASE SENSORIO-CÉRÉBRALK DES INCLINATIONS ET PASSIONS INÈMOTIVES

Si, du complcxus sentimental vulgairement appelé émotion et que nous désignons plus volontiers émotioninclination, le noyau affectif vient à disparaître, soi* pathologiquement, commo chez notre malade Alexandrinc, soit éliminé normalement par l'habitude ou par

1. JAMES, La théorie de l'émotion. Paris, F. Alcan, 1903, p. 90,

2. Ibid., p. 78.


INCLINATIONS INÉMOTIVES 217

touto autre condition produisal l'émoussomont do l'émolion, il peut arriver quo, l'affectivité une fois abolie, persistent néanmoins les représentations, les mouvements expressifs coordonnés, et quo ces fojces continuent à fonctionner, à.engendrer des processus intellectuels, des démarches actives : en so dépouillant do tout caractèro affectif, l'inclination peut no rien perdre do sa puissance.

Par lo triplo processus de l'habitude, do l'intellectualisation, de l'insuffisance des sensations viscérales, nous avons YU quo de puissantes inclinations inémotives peuvent dériver des émotions. Les mondains maugréant contre le monde, les savants qui no peuvent quitter leur laboratoire même quand ils n'y travaillent pas, les purs ambitieux qui n'attendent rien du pouvoir, sont dirigés par des inclinations inémotives originairement émotives.

Mais il y a aussi des inclinations dès l'origine inémolivcs. Un coeur insensible n'entraîne pas forcément une volonté inerte. Certains sages stoïques étaient naturellement, autant que systématiquement, apathiques au sens propre, c'est-à-diro incapables d'émotion, et pouri

pouri

tant ils ne se sont pas montrés indolents ou inaclîfs ; le philosophe Kant était foncièrement dépourvu do sentimentalité émotionnelle et considérait touto émotion commo pathologique, co qui ne l'a pas empêché dos'adonner à l'enseignement et à la spéculation avec téna-


218 CONCLUSIONS

cité et vigueur ; un certain nombre do Révolutionnaires, Robespiorro, Fouquior-Tinvillo, Carrier avaient une nature profondément irv'motivo, en môme temps qu'une volonté do for et.qu'uno activité dévorante L'inémoti■

L'inémoti■

vite favorise même l'audaco, la persévéranco: celui qui ost inaccessible à l'émotion est exempt do ces alternatives d'excitation et de dépression nerveuses qui tiraillent l'émotif; rien n'arrôto ou no fait trembler sa main, rien no lo détourne do son implacablo logique. Si lo stoïcien évite les troubles sentimentaux, c'est afin d'assurer la tenue do sa volonté : il est un apathique énergique, ami de l'effort.

Les phénomènes psychologiques do tout ordre sont dos forces, tout aussi bien que les émotions, et peuvent so composer on puissantes inclinations, mêlées ou non d'émotions.

C'est, pensons-nous, méconnaître l'existence des inclinations inémolives, c'est confondre l'émotion et l'inclination, c'est oublier la puissance de persistance, d'organisation et d'extériorisation inhérente à tous les phénomènes mentaux, que de vouloir par exemple, en pathologio mentale, trouver à touto obsession une origine émotive. Rieri n'empêche qu'à côté dos obsessions émotives il y ait des obsessions inémolives,:de source intellectuelle ou aclive. C'est en vertu de l'identification inconsciente et contestable de ces deux-processus psychologiques bien distincts : l'émotion, l'inclination,


QU'EST-CE QU'UNE INCLINATION f !19

quo M. lo Dr Marandon do Monlyol 1 oxposo comme dos alternatives exclusives, entro lesquelles il faudrait choisir, les trois théories suivonlos do l'obsession : i» l'obsession a uno origino intellectuelle; 2° elle résulte d'uno maladie do la volonté (Arnaud) ; 3" elle a uno origino émotive (Morol, Janet, Pitres ot Régis, Marandon do Montyel). Il serait, pensons-nous, facile do trouver des cas répondant à chacune do ces trois théories.

QU'EST-CE QU'UNE INCLINATION?

Une môme conception do l'inclination nous apparaît commo l'aboutissement naturel des précédentes recherches, do l'analyse psy.'.ologique, do l'expérimentation physiologiquo, do l'observation clinique. L'inclination est l'énergie active des formations physio-psychologiques complexes.

On peut légitimement dire cela do deux manières, selon qu'on envisage l'inclination ou comme force ou comme vie. Et ces deux définitions no s'opposent pas, mais so complètent ; distincte quant aux termes, quant aux notions usitées, la seconde rejoint sans doute au fond la première, s'il est vrai que la vio n'est qu'un modo particulier do la composition des forces. Mais

1. M\n\NDo.s DE MOSTYEL, De l'obsession dans ses rapports avec la psychasténie émotive, Bullel. de la Soc. de Médec. mentale de Belgique, avril 1901, n» 115.


«0 - CONCLUSIONS

cette question de la réductibleié des phénomènes vitaux aux phénomènes physico-chimiques outrepasse la psyohologio ; nous n'avons point ici à nous y engager, nous pouvons et nous devons nous contenter, pour définir l'inclination, do superposer aux notions physiques les biologiques.

1° Commo force, l'inclination est la résultante d'un ensemble de forces psychologiques élémentaires qui so composent.

Un môme phénomène psychologique peut so présenter soit autonome, détaché, soit au contraire associé, élément d'un groupe cohérent, composante d'un système. Il est des sensations intenses mais à fleur do peau, des émotions vives, mais passagères et à fleur d'urne. En des circonstances plus favorables, si l'orientation actuelle de la mentalité individuelle s'y prête, les mômes impressions (ou à peu près) trouvent au contraire où s'accrocher, et alors, les ensembles préexistants où elles s'incorporent leur confèrent uno valeur relative, leur assignent ou leur laissent un rôlo qui ne se mesure pas constamment à la force propre qu'elles possédaient ou qu'elles posséderaient isolées. La capacité d'association d'un phénomène psychologique est loin d'être toujours proportionnelle à son intensité propre. Do tous les faits conscients, les émotions et les sensations sont les plus énergiques par eux-mêmes, et, par contre, les moins susceptibles do


QU'EST-CE QU'UNE INCLINATION 1 m

s'associer tels quels. Pour so composer, pour devenir éléments d'un syslèmo do forcos, sensations ot émotions doivent subir une réduction, leur énergie, commo souvenirs ou commo imagos, subit un considérablo déchet. Au .contraire, ces faits conscients si faibles par eux-mêmes, les imagos, les idées, sont éminommont propres à l'action combinée, à la formation do synthèses permanentes. Et la puissance totale de ces infiniment petits devient telle par leur accumulation, qu'elle tient en respect la sensation et l'émotion; quo l'inclination, leur résultante, poursuit son cours silencieux, du passé à l'avenir, à travers les accidents éclatants du présent; qu'elle relèguo la sensation et l'émotion à l'écart, comme des péripéties tapageuses mais sans importance; ou quo, pour se les adjoindre, ello leur inflige la réduction do la mémoire et de l'habitude.

Et ainsi s'ordonne la conscience en mécanismes agissants, ainsi'se déploio la sentimentalité par lo jeu d'aspirations affectives, l'activité par le jeu de besoins moteurs, la connaissance sensible par le jeu de schémas perceptifs, la pensée par le jeu d'idées générales et d'orientations intellectuelles. C'est do la composition des phénomènes psychologiques en inclinations de tout ordre que résulte la formation d'une personnalité subjective, sa méthode dans la contemplation et l'exploration de l'objectif, enfin sa volonté et sa conduite dans son intervention parmi les réalités externes.


«1. CONCLUSIONS

2'Commo vie, l'inclinationcslorganisation, fonction, évolution.

Un dispositif onatomo-physiologiquo inné, héréditaire, est à la baso des inclinations instinctives ot de ces demi-inslincls quo la vio personnelle achève do développer. D'autre part, au cours do l'existence individuelle, les tissus, en particulier lo lissu musculaire et lo lissu nerveux, contractent des dispositions plus ou moins stables, d'un mécanismo généralement peu connu, et qui conditionnent les inclinations à durée variablo acquises par chacun.

Considérée dans son alluro générale, cette organisation physio-psychologiquo qu'est une inclination so présente soit stéréotypée, soit évoluante.

Ii y a dos formations sentimentales, intellectuelles, actives, qui, tout au long do leur histoire, demeurent semblables à elles-inêmcs, immuables, quo cette histoire embrasso une série do générations, ou seulement uno vio individuelle, ou même une période dans une Yie individuelle. La stéréotypie des formations vivantes est, selon les cas, simple impuissance à créer du nouveau, ou, au contraire, fixation do l'acquis au fur et à mesure de productions incessantes.

Retraçant la genèse hypothétique des inclinations, M. Th, Ribot ' admet que, par voie de différenciation et de composition, les tendances (inclinations) biolo1.

biolo1. RIBOT, Psychologie des sentiments. Paris, F. Atcao.


QU'EST-CE QU'UNE INCLINATION! Ul

giques, se rapportant à la vie do nutrition, s'adjoignent, tout en se maintenant ellos-mêmos, les tendances bio-psychologiques de la vie do relation, c'est-à-dire celles do la motricité et des fonctions sensorielles, ot que colles-ci, à leur tour, une fois fixées dans l'espèce vivante, engendrent, sans disparailre devant elles, les tendances proprement psychologiques, instinct do conservation défensif et offensif, sympathie et émotion tendre, amour de jeu, curiosité, amour do soi, appétit sexuel.

Pour no pas dépasser ici par des vues biologiques générales la psychologie humaine, nous formulerons simplement les deux lois suivantes, qui régissent tous

i "

les faits d'évolution psychologique, et en particulier l'évolution dos inclinations :

1° Un phénomène psychologique, ou un système vivant de phénomènes psychologiques, qui a occasionné la naissance d'un autre phénomène psychologique ou d'un autre système, peut disparaître, sans entraîner la disparition du phénomène ou du système dérivé, si bien que le rejeton séparé de'la souche vit désormais par lui seul. .

C'est ainsi qu'une opinion entrée dans ma conviction par un raisonnement que j'ai cru vrai s'organise en une formation psychologique vivante, en une croyance, ct'systématiso mes sentiments, ma pensée, mon action. Si, plus tard, le raisonnement qui suscita mon adhésion est réfuté, si je le reconnais faux, mon opinion


ÉH ■■' ÇdNCLUSlON8 ■'■'•"' . v:'■'"

peut subsister néanmoins, l'organisrao psychologique uno fois constitué so défend, des sophismos do justification surgissent, et alors même que jo jugo ces sophismos à lour valeur, jo suis tenté do maintenir ma croyanco comme supérieure à tout raisonnement. L'existence mémo d'une inclination lui constituo, tout appui extérieur venant à manquer, commo uno suffisante raison d'êtro. Fréquente est la survivance do . l'amour et do lahaino, du désir et de l'aversion, à touto raison d'êtro extrinsèque : les inclinations les moins justifiées ne sont pas les moins tenaces.

2° Un système de phénomènes psychologiques associés et organisés peut se scinder, donner lieu à des systèmes dérivés indépendants les uns des autres; une souche psychologique commune peut faire naître des rejetons animés de vies particulières, et qui en viennent à s'ignorer ou à se combattre.

C'est ainsi que la curiosité psychologique, la sympathie pour tout ce qui est humain, peut entraîner à des amitiés difficilement conciliâmes, qui se juxtaposent simplement, et, lo cas échéant, s'opposent. L'amour de Dieu chez les mystiques produit souvent des poussées de philanthropie et des poussées de misanthropie, sous forme de périodes alternantes do prosélytisme et do retraite. L'aspiration à l'idéal se ramifie en inclinations religieuses, esthétiques, scientifiques qui peuvent se développer côte à côte et souvent entrer en conflit.


^^^CÎyfi .QU'BSTrCB QU'UNE INCLINATION 1 '* \\r-,: ^ijfy? •Là communauté d'éléments ou d'origino, la simultanéité, la continuité, l'influence mutuelle n'empêchent donc pas chaque sentiment d'acquérir, jusqu'à un certain point, unité et indépendance Au sein d'uno conscience dont toutes les phases sont solidaires, so forment et évoluent dos inclinations diverses, dont il n'ost pas impossiblo d'apercevoir lo mécanisrmi_eL4a rclalivo autonomie. /\^ -4 ^'\

HiviUT D'ALLOKIEI. - loclîoalîons. ^



TABLE DES MATIÈRES

INTHODCCTIOX 1

PREMIERE PARTIE. - PLACE DES INCLINATIONS DANS I■* CLASSIFICATION GÉNÉRALE DES SENTIMENTS .9

CHAPITRE PRESUEII. — Les forces psychologiques. — Unllé et changement d'un phénomène psychologique. — Les forces psychologiques acthvs et latentes. — Une tendance peut être consciente. — Contlit des forces psychologiques 11

CHAPITRE II. — les inclinations. — Composition des forces élémentaires : les Inclinations. — Inclinations de nature active.

— Inclinations de nature intellectuelle. — Inclinations de nature émotionnelle, — Mutations des inclinations 21

CHAPITHE III. — Les émotions; leurs rapports avec tes inclinations.

— Les émotions-chocs. - Les émotions-Inclinations — Ajournement et anticipation de l'émotion. — Survivance de l'émotion ii sa cause. — Les émotions fixes. — Addition des émotions. — Disparition et mutations des émotions 66

CHAPITRE IV. — Les passions ; leurs rapports avec les inclinations.

— Origine des passions ! 1° passions émotionnelles ou passions de volupté et de soull'ronce; 2" passions de lato; 3« passions d'action. — Développement des passions. —Coexistence, Interaction, déclin, transformation des passions. — Rapports entre

ta passion et la volonté f>6

DEUXIEME PARTIE. - ROLE DES INCLINATIONS DANS LE MÉCANISME PHYSIOPSYCH0L0QIQUE DES SENTIMENTS. . 83

CHAPITRE PREMIER. — Théorie physiologique dite périphérique des sentiments.— I. Descartes, Malebranche, Lange,James,Sergl.

— 11. Divergences entre Lange, James et Sergl; critiques do M. François Franck a la théorie physiologique des émotion». — III. Insuffisance des théories de James. Lange, Sergl, sur les émotions. La théorie périphérique doit être complétée par l'étude des phases cérébrales du phénomène émotionnel, et par la disjonction de l'émotion et de l'inclination. . 85


'SIJJV ■•;'' ':':: i : TABLE DES'MATIÈRES^. V -

CHAPITRE II. — Théorie dite cérébraledessentirneni):hlA*.S6Uier. ' 98

CHAPITRE III. — Physiologie de la mimique et de Vémotion Waprès des découvertes récentes. — I. Bechterew. — IL SherrîDgton. — III. Interprétation psychologique des'faits précédents: essai d'une théorie viscérale de l'émotion et d'une théorie psychologiquede l'inclination -. . 108

CHAPITRE IV. — Objectons et réponses.— Premières objections de M. H. Piéron.— Secondes objections de M. H. Piéron 138 •

TROISIÈME PARTIE. - LES INCLINATIONS ET LA DISSOCIATION PATHOLOGIQUE DES SENTIMENTS 157

CHAPITRE PREMIER. — Dissociation du sentiment du temps. — La durée affective ." 1S9

CHAPITRE II. — Dissociation de la mimique et de l'émotion,desinclinations et des émotions, — I. La mimique Inlmptlve. Petto do l'émotivité subjective avec conservation de la mimique et des inclinations. — 11. Objections et réponses : 1« objection do M. IL Piéron et réponse; 2» objections de M. K. Oesterreich cl réponses t ..... . 172

CHAPITRE III. — Les inclinations dans la dissociation du sentiment du moi. — I. Psychologie de la personnalité : lo mol affectif; lo mol sensoriel; le mol Intellectuel et volontaire. — II. Perte du sentiment affectif du moi vivant, avec conservation de ta sensation inémotlve du moi, et des Inclinations, devenues Inémotives. — III. Objections de M. K. Oesterreich et réponses. — Essai d'une Ihéorle do la <s dépersonnaltsatlon » ...... 191

CHAPITRE IV. — La théorie de M. W. James sur tessentimenls devant les faits de dissociation pathologique des sentiments 205

Coxci.tiHtoss. — I.'Ba.se viscéro-cérébrale des émotions-chocs.— II. Base vlicéro-sensorlo-cêrébrale des émotions-Inclinations et des passions émotionnelles. — III. Uase sensorlo-cérébrale des inclinations et passions émotives. — IV. Qu/est-co qu'une Inclination? v""!^??^ ' • ' 21ï

EVREl'X, IMPRIMERIE Cil. Il ICP.I SS E ï ET FILS