230 LA PEAU DE CHAGRIN.
rencontrèrent au milieu de la vaste cour d'honneur, à un rond-point où croissaient quelques touffes d'herbes entre les pavés. Un silence effrayant régnait dans cet hôtel. En voyant Jonathas, vous eussiez voulu pénétrer le mystère qui planait sur sa figure, et dont parlaient les moindres choses dans cette maison morne. Le premier soin de Raphaël, en recueillant l'immense succession de son oncle, avait été de découvrir où vivait le vieux serviteur dévoué sur l'affection duquel il pouvait compter. Jonathas pleura de joie en revoyant son jeune maître, auquel il croyait avoir dit un éternel adieu ; mais rien n'égala son bonheur quand le marquis le promut aux éminentes fonctions d'intendant. Le vieux Jonathas devint une puissance intermédiaire placée entre Raphaël et le monde entier. Ordonnateur suprême de la fortune de son maître, exécuteur aveugle d'une pensée inconnue, il était comme un sixième sens à travers lequel les émotions de la vie arrivaient à Raphaël.
— Monsieur, je désirerais parler à monsieur Raphaël , dit le vieillard à Jonathas en montant quelques marches du perron pour se mettre à l'abri de la pluie.
— Parler à monsieur le marquis, s'écria l'intendant. A peine m'adresse-t-il la parole, à moi son père nourricier.
— Mais je suis aussi son père nourricier , s'écria le vieil homme. Si votre femme l'a jadis allaité, je lui ai fait sucer moi-même le sein des muses. Il est mon nourrison , mon enfant, carus alumnus! J'ai façonné sa cervelle, cultivé son entendement, déve-