98 LA PEAU DE CHAGRIN.
J'allai donc dans un boudoir où, seul, les yeux cuisants , les doigts tremblants, je comptai l'argent de mon père : cent écus! Évoquées par cette somme, les joies de mon escapade apparurent devant moi, dansant comme les sorcières de Macbeth autour de leur chaudière , mais alléchantes , frémissantes, délicieuses ! Je devins un coquin déterminé. Sans écouter ni les tintements de mon oreille , ni les battements précipités de mon coeur, je pris deux pièces de vingt francs que je vois encore ! Leurs millésimes étaient effacés, et la figure de Bonaparte y grimaçait. Après avoir mis la bourse dans ma poche, je revins vers une table de jeu en tenant les deux pièces d'or clans la paume humide de ma main, et je rôdai autour des joueurs comme un ômouchet au-dessus d'un poulailler. En proie à des angoisses inexprimables, je jetai soudain un regard translucide autour de moi. Certain de n'être aperçu par aucune personne de connaissance, je pariai pour un petit homme gras et réjoui, sur la tête duquel j'accumulai plus de prières et de va)ux qu'il ne s'en fait en mer pendant trois tempêtes. Puis, avec un instinct de scélératesse ou de machiavélisme surprenant à mon âge, j'allai me planter près d'une porte, regardant à travers les salons sans y rien voir. Mon âme et mes yeux voltigeaient autour du fatal tapis vert. De cette soirée date la première observation physiologique à laquelle j'ai dû cette espèce de pénétration qui m'a permis de saisir quelques mystères de notre double nature. Je tournais le dos à la table où se disputait mon futur bonheur, bonheur d'aillant plus profond peut-être qu'il était criminel;