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Notice complète:

Titre : L'Archer

Éditeur : [s.n.] (Toulouse)

Date d'édition : 1931-12-01

Contributeur : Voivenel, Paul (1880-1975). Directeur de publication

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32700860x

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb32700860x/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 10626

Description : 01 décembre 1931

Description : 1931/12/01 (A2,N12)-1931/12/31.

Description : Collection numérique : Arts de la marionnette

Description : Collection numérique : Fonds régional : Midi-Pyrénées

Description : Collection numérique : Bibliothèque Rosalis (Toulouse)

Description : Collection numérique : Presse locale

Description : Collection numérique : Arts et artistes

Description : Collection numérique : Revues artistiques

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5658130s

Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, 8-Z-24861

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 07/02/2011

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l'Archer

2m* Année. 12. Décembre 1931

mmmnmmmi paraît tous les mois mmmmmi


SOMMAIRE s

André FERRAN : Lettres inédites de Charles Baudelaire. 447

Marc SAINT-SAENS : François Desnoyers 459

Simonne RATEL : Le Journaliste et VOpinion 462

Jeanne MARVIG : Verger Pyrénéen 467

Les Propos de Campagnou 470

Fernand MORIN : Le Chant du Départ 484

Andrée MARTIGNON : Avec les bêtes 489

Alfred LAUMONIER : Illusion et réalité : Les faux problèmes 497

Paul VOIVENEL : Avec la 67e Division de Réserve 511

FLECHES... SUR

La Poésie : MARCEL COULON 530

Les Revues : Henri JACOUBET 544

Les Littératures étrangères : J. LOISEAU, Louis SAUZIN,

A. F., Marcel GASTER 552

Des Livres classiques : A. F 558

Des Livres d'Histoire : Léon DUTIL, André FERRAN. . . . 559

Des Romans : André FERRAN, Paul MARTIGNON 564

La Science politique : Jean-Louis COSTA 568

Louis Gratias et l'Anxiété humaine : TOUNY-LÉRYS . . . . 570

Varia : Henri JACOUBET, René LOTE 573

La Littérature régionale : Marie BARAILLÉ 576

Varia : CAMPAGNOU 579

ECHOS XVI

Illustrations : Reproductions de peintures de François DESNOYERS. — Terre cuite de Henry PARAYRE. — Salle à manger d'André ARBUS.

Justification du Tirage :

N° Ë


LETTRES INEDITES DE CHARLES BAUDELAIRE

Le dossier Baudelaire {Archives Nationales F" 3115) contient, outre les trois lettres que nous avons déjà publiées (1), sept lettres inédites dont nous avons annoncé la publication dans notre dernier numéro et que nous offrons aujourd'hui aux lecteurs de VArcher.

La première lettre est adressée au Ministre, les six autres à un correspondant qui paraît être, comme nous l'indiquons dans une note, M. Pelletier, chef de division au Ministère d'Etat et ami de la famille Aupick. M. Jacques Crépet, le grand baudelairien, à qui nous avons demandé des précisions qu'il était particulièrement qualifié pour nous fournir, a bien voulu, « entre deux voyages », nous éclairer sur nombre de points. Nous lui sommes particulièrement reconnaissant d'avoir mis au service de VArcher son érudition si avertie avec un empressement et une bonne grâce dont tous nos lecteurs lui sauront gré.

Je ne veux pas alourdir ces lettres de longs commentaires. Si elles ont, pour les fidèles de Baudelaire, l'intérêt de jeter la lumière sur quelques points restés obscurs de son existence douloureuse, elles n'ajoutent point des détails nouveaux à un visage que nous commençons maintenant

(1) Voir VArcher (Novembre 1931, pp. 303-309).


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L ARCHER

à bien connaître. Pourtant dans l'attitude de ce poète en proie à la misère, contraint d'incliner sa fierté et de tendre la main pour assurer une existence matérielle toujours menacée, il y a je ne sais quelle grandeur pathétique qui l'apparente à ces princes déchus, gardant, aux jours lamentables, la ligne fière de leur race. Comme il y a une façon de donner qui ennoblit ce qu'on donne, il y a une façon de demander qui grandit le quémandeur. Et c'est peut-être cette manière royale, qui confère à ces lettres, avec une valeur d'émotion humaine, leur caractère original.

André FERRAN.

Jeudi, 4 juin 1857. Monsieur le Ministre, (1)

Mon travail, sans suffire largement à mes besoins, m'avait permis jusqu'ici d'éviter des demandes qui m'ont toujours répugné ; mais des besoins urgents me déterminent aujourd'hui à m'adresser à votre Excellence pour solliciter un encouragement sur les fonds des Sciences et des Lettres.

Si quelque considération pouvait atténuer le regret que

(1) En 1857, le Ministre de l'Instruction publique est Rouland, ancien magistrat, qui détient son portefeuille depuis août 1856 et restera ministre jusqu'en juin 1863. Le Ministre d'Etat est Achille Fould qui s'est occupé de l'achèvement du Louvre et des travaux de l'exposition de 1855. Il quittera son poste en 1860 pour devenir en novembre 1861 Ministre des Finances. Rouland et Fould témoignèrent leur bienveillance à Baudelaire (Cf. les Lettres publiées dans VArcher (novembre 1931), pages 305 et 307). Auquel des deux cette lettre est-elle adressée ? Nous inclinerions à croire que c'est Fould, ministre d'Etat, — auquel Baudelaire s'adressera un mois et demi plus tard, en juillet 1857 {Lettres, éd. du Mercure de France, 1915, pp. 129-130). Cette dernière lettre témoigne que Baudelaire a déjà reçu de « bons offices » d'A. Fould. D'autre part, la lettre datée du 3 août 1863 et publiée dans VArcher (Nov. 1931, p. 305), confirme que Baudelaire s'est adressé « il y a de nombreuses années à M. Fould pour obtenir une indemnité littéraire » et que « deux fois il lui a répondu avec sa bienveillance connue ». On peut admettre que la première réponse correspondrait à la lettre que nous publions et la seconde à la lettre de juillet 1857 déjà connue.


LETTRES INÉDITES DE CHARLES BAUDELAIRE 449

féprouve de recourir à une pareille démarche, c'est la conscience que j'ai d'avoir fait tout ce qui était en moi pour l'éviter, et l'intérêt que je suis assuré de rencontrer chez votre Excellence. Les témoignages récents de bienveillance qu'elle a donnés à la Société dont je suis membre depuis douze ans (1) me permettent d'espérer pour ma demande un accueil favorable.

Je prends la liberté de joindre à ma demande la liste des principaux travaux que j'ai publiés, ainsi que l'annonce de ceux qui sont en ce moment sous presse.

Je prie votre Excellence d'agréer l'hommage de mon profond respect.

Charles BAUDELAIRE, 19, quai Voltaire.

La Fanfarlo. — Salon de 1845. — Histoires extraordinaires. — Nouvelles histoires extraordinaires. — Dans différents recueils : articles d'art, Méthode de critique, Ingres et Delacroix. — Au Moniteur : le 3° volume des Histoires extraordinaires.

En préparation : Les Fleurs du Mal, poésies (2), Curiosités Esthétiques, Aperçu historique sur le Conspirateur et le Favori. (3)

(1) Il s'agit de la Société des Gens de Lettres.

(2) Les Fleurs du mal ne vont pas tarder à voir le jour. Le livre sera mis en vente dès le 25 juin de cette même année et sera annoncé le 11 juillet dans la Bibliographie de la France (n° 6057).

(3) C'est à notre connaissance, et à la connaissance de M. J. Crépet, le seul passage où Baudelaire fasse mention de cet ouvrage en préparation. S'agit-il de ce projet d'étude politique qui, quelque temps après, prendra le titre de Machiavel et Condorcet, ouvrage dont on n'a rien retrouvé et dont l'annonce est faite, en 1859, sur le deuxième plat de la couverture de la plaquette sur Théophile Gautier. (Poulet-Malassis et de Broise, in-8°, dans le format in-18) ? Cf. Lettres à sa mère (Ed. Crépet, Conard, 1918), pp. 179 (environs de novembre 1859), 180 note et 185 et note (8 décembre 1859).


450 L'ARCHER

Lundi, 11 janvier 1858. Monsieur, (1)

Je vous ai parlé de ma situation avec une telle franchise, et vous m'avez si bien accueilli que je n'hésite pas à me rappeler à votre souvenir. Croyez qu'il m'en coûte de vous fatiguer de moi.

Je vous prie, Monsieur, de vouloir bien agréer le témoignage de ma sincère reconnaissance.

Charles BAUDELAIRE,

19, quai Voltaire.

22 février 1861. Monsieur,

J'ai eu Vhonneur d'adresser une demande de 500 fr. pour moi et de 500 [/r.] pour un de mes amis à M. de Sacy (2) au commencement de janvier.

{!) En marge au crayon noir : accordé; 100 fr. — Pour l'identité dw correspondant de Baudelaire, dans cette lettre et les suivantes, M. J. Crépet nous suggère, suivant toute vraisemblance, le nom de Pelletier, chef de division au Ministère d'Etat, ami de M. et Mmo Aupick. Il est parlé de M. Pelletier dans la lettre adressée par Baudelaire en juillet 1857 an ministre d'Etat A. Fould {Lettres, p. 130), comme d'un ami de la famille Aupick, s'intéressant à la situation de la mère de Baudelaire après la disparition de son mari. Dans une lettre à Sainte-Beuve du 14 juin 1858, (p. 163) après une demande d'article sur les Aventures de Pym, « excellent prétexte pour un aperçu général », Baudelaire ajoute : « Vous devinez que la demande de ce service est liée, dans mon esprit, à la visite que je devais faire à M. Pelletier ». Dans une lettre à Poulet-Malassis dw 16 février 1959 (p. 180) il est question de l'influence de Pelletier qui pourrait faire reproduire dans le Moniteur la notice sur Gautier.

(2) Le nom est assez difficile à déchiffrer : mais il est question ea toute évidence de M. de Sacy qui appartenait, à cette époque, au Conseil Impérial de l'Instruction publique (J. Crépet).


LETTRES INÉDITES DE CHARLES BAUDELAIRE 451

La demande relative à M. Guys (1) (dont j'ai communiqué un millier de dessins) passera peut-être au département des Beaux-Arts. J'ai appris que la mienne vous concernait plus directement. M. de Sacy m'a accueilli avec une politesse charmante et cordiale et m'a dit : dans quelques jours... Une terrible pudeur, que vous comprenez facilement, m'a empêché de lui expliquer pourquoi c'était urgent, et jusqu'à quel point c'était urgent. Ajoutez à cela l'horrible crainte d'importuner un fonctionnaire dont le temps appartient à tant d'affaires et à tant de monde. Je viens donc me recommander vivement à vous et vous prier de faire cesser le plus tôt possible cette angoisse qui paralyse tous les mouvements de l'esprit et empêche le travail.

Par discrétion, je n'avais pas fixé de chiffre. C'est M. de Sacy lui-même qui me l'a demandé, et quand je lui ai dit : 500, il a trouvé ce chiffre tout simple et Va approuvé.

Dans mes embarras actuels si multipliés, je ne peux dire au juste quel sera l'emploi de cette somme ; mais une de mes plus grandes préoccupations est de me dégager oVun [recueil] (2) où je dois de l'argent et d'êmigrer immédiate(1)

immédiate(1) encore le nom est d'vine lettre difficile. J'ai conjecturé, et M. Crépet a bien voulu confirmer cette conjecture, qu'il devait s'agir de Constantin Guys, dessinateur de Vlllustrated London Neivs de qui Baudelaire écrivait le 8 janvier 1860 {Lettres p. 229) à Poulet-Malassis ; < C'est un homme charmant, plein d'esprit et il n'est pas ignorant conun* tous les littérateurs > (Cf. encore Lettres p. 236, 16 février 1860 ; p. 224, 23 décembre 1859). Ces textes prouvent que Baudelaire, au moment om lut écrite la lettre que nous publions, était en relations suivies avee C. Guys. Notons d'autre part que Baudelaire consacrera à Guys un long article qui, sous le titre le Peintre de la vie moderne, parut au Figaro les 26, 28 novembre et 3 décembre 1863. Cette étude fut écrite entre le 15 novembre 1859 et le 4 février 1860 (Cf Lettres 15 novembre 1859 p. 221 et 4 février 1860 p. 223).

(2) Mot difficilement lisible. Il s'agit de la Revue contemporaine (Cf. Archer Nov. 1931 p. 305).


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ment à la Revue Européenne. (1) Or, par suite de complications trop longues à écrire, cette affaire était déjà urgente, il y a quelques jours.

Veuillez excuser mon importunitê et agréer l'assurance de mes sentiments les plus distingués.

Charles BAUDELAIRE, 22, rue d'Amsterdam.

30 décembre 1861. Monsieur,

Il serait tout naturel que vous eussiez oublié que je vous ai rencontré deux fois dans ces derniers temps, et que je vous ai exprimé l'intention de m'adresser à vous et à M. le Ministre pour obtenir un soulagement à des gênes non méritées. J'ai beaucoup tardé jusqu'au dernier jour de l'année, comme vous voyez. Il y a dans ma conduite beaucoup de pudeur, une grande répugnance à m'adresser à un autre, que moi-même pour des besoins d'argent et enfin la conviction, détestable sans doute, qu'il n'y a rien de moins intéressant qu'un savant, un poète, ou un artiste. Depuis que j'ai eu le plaisir de vous rencontrer, de nouveaux faits sont venus aggraver ma situation, particulièrement la dégringolade de deux Revues, coup sur coup, dans le même mois, deux Revues sur lesquelles je m'appuyais, dont une est la Revue Européenne. (2) Il ne ni appartient pas de discuter si une administration fait bien

(1) Cf. pour les rapports de Baudelaire et de Calonne, directeur de la Revue contemporaine et l'entrée de Baudelaire à la Revue Européenne notre article de VArcher (novembre 1931, p. 305 et note).

(2) La seconde est la Revue fantaisiste de Catulle Mendès qui eut une existence éphémère et vécut une année à peine (15 février-15 novembre 1861). Baudelaire y publia des vers (15 mai), ses études sur V. Hugo,; G. Levavasseur, P. Dupont, Leconte de l'Isle, L. Cladel (du 15 juillet au 15 octobre) et neuf de ses Poèmes en prose (1er novembre).


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en sacrifiant un journal qu'elle a fondé (1) ; elle fait peutêtre bien ; mais je sais qu'il y a des écrivains de quelque mérite qui ne peuvent pas retourner auprès de M. de Calonne ; moi, par exemple, qui lui ai remboursé une somme très considérable pour avoir le droit de m'éloigner de lui, (2) et qui ne puis pas, à cause de mon nom, de mon rang et de mon âge, accepter les prix ridicules qu'il offrira à des collaborateurs. D'ailleurs, je n'ai contre lui aucune haine, aucune rancune, et pour rien au monde je ne voudrais lui nuire.

Enfin, Monsieur, ma situation est telle que je suis contraint de m'adresser à vous. Je n'ai jamais douté de votre bienveillance, mais vous devinez qu'il est vraiment dur — pour un parfait ouvrier d'avouer que son métier ne le fait pas bien vivre. Une fois, une seule, exceptionnellement, je désirerais que M. le Ministre voulut bien m'attribuer une de ces sommes qui tirent vraiment d'affaire un homme gêné, en lui laissant un loisir un peu long. Mille francs, par exemple. Pour moi, ce serait une sécurité de trois mois. Il y a plus de trois années qu'un drame, destiné à un gros théâtre du Boulevard, dort dans ma chambre — mal fait, mal construit et toujours inachevé, par suite des mille tracasseries de la vie — un grand drame politique {sans niaiserie courtisanesque) patriotique, et où je voulais fondre l'élément littéraire avec le plaisir des grands spectacles. (3) Certainement, c'est

(1) Il ressort de lettres inédites que possède M. Crépet que Baudelaire joua — ou du moins s'efforça de jouer — un petit rôle dans l'affaire Calonne-Ministère d'Etat à laquelle il est fait allusion dans une lettre de Baudelaire à sa mère (op. cit. p. 254, 25 décembre 1861).

(2) En 1859 (lettre du 16 février, p. 179) Baudelaire avouait devoir à Calonne 4.500 francs. Le 16 février 1860 il déclarait à Poulet-Malassis ne devoir, « tout comptes faits » que 2 ou 300 francs (p. 235).

(3) Baudelaire veut sans nul doute parler du Marquis du 1er Houzards, dont les OEuvres posthumes (Paris, Mercure de France 1908, p. 140-152) donnent le Scénario tiré d'une nouvelle de Paul Gaschon de Molène»


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une bonne idée, et nous autres, poètes, 7ious sommes contraints à ces idées-là, nous sommes contraints de nous réfugier dans des milieux ex-cen triques, puisque les centres littéraires (comme la Comédie française) ne veulent plus jouer de grands vaudevilles, sans couplets.

Si je pouvais obtenir de M. le Ministre ce que je lui demande par votre entremise, je me sauverais bien vite dans ma solitude pour venir décidément à bout de l'entreprise. Je crois. Monsieur, que je tombe dans un jnauvais moment. Vous pourrez m'alléguer un budget épuisé, les lenteurs inséjxirables de toute administration, et enfin les dix jours de délai exigés entre la signature ministérielle et le paiement aux finances. Mais je compte sur votre évidente bonne grâce pour vaincre beaucoup de difficultés, même celles avoisinanl toujours le commencement d'une nouvelle année.

Par l'insistance que je vous montre, vous devinez l'urgence du service que je sollicite. Je puis vous l'avouer, pour joindre la chose comique à la chose triste, que dans ces derniers temps ayant posé officiellement ma candidature à l'Académie (1), je me suis vu, et pour cause, privé du plaisir d'offrir une collection de mes oeuvres aux membres de F Académie qui auraient pu avoir envie de les lire. Ce détail comique, si un homme est comique qui veut qu'on lui rende justice, suffit à vous prouver que cette lettre (d'un caractère

qui parut plus tard sous le titre : les Souffrances d'un Houzard en u« volume in-12 (Hachette 1863). Baudelaire avait proposé à P. de MolèneB de tirer une pièce de cette nouvelle (Cf. E. et J. Crépet, Charles Baudelaire, Paris, Messein 1919, p. 303-304) (lettre de Mme de Molènes) et Lettres à sa mère (8~ décembre 1859, p. 184; 6 mai 1861, p. 225). Sur le» visées dramatiques de Baudelaire. Cf. ibid., p. 72, 1er juillet 1853, et p. 176, 10 octobre 1859).

(1) Sur cette candidature de Baudelaire lire : la lettre à sa mère àm 25 décembre 1865 (p. 249 à 254 et p. 256-257), Etienne Charavay, A. de Vigny et Ch. Baudelaire candidats à l'Académie française (Charavay fr., éd., 1879) et E. et J. Crépet {op. cit., p. 144-153).


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un peu grognon peut-être) est écrite pour vous seul ; à moins toutefois que vous ne jugiez bon de la montrer à M, le Ministre. Mais fêtais connu de M. Fould ; je ne le suis pas de M. Walewski. En somme, je vous serai infiniment obligé de n'en communiquer. à M. Bellaguet (1) que la substance. Pour avoir l'honneur d'être lié avec vous, je vous ai écrit â^une façon presque intime. J'espère que j'ai bien fait, sachant à quel esprit je m'adressais.

Avec ma gratitude, veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de mes meilleurs sentiments.

Charles BAUDELAIRE, 22, rue d'Amsterdam.

Dimanche, 19 janvier 1862. Monsieur,

Il y a un peu plus d'une vingtaine de jours que je vous ai écrit pour solliciter une somme d'argent de M. le Ministre, par votre entremise. Le chiffre que je me suis permis d'indiquer était un peu fort ; mais je crois que, sans compter votre bienveillance, j'avais quelques raisons plausibles pour aller jusque là ainsi que je l'expliquais dans cette lettre d'un caractère presque confidentiel, et où je vous suppliais de sauter s'il était possible par-dessus toutes les lentes formalités d'un ministère.

Ces vingt jours écoulés, j'ai commencé à craindre que In

(1) Sur A. Fould, voir plus haut p. 448 note 1. — Le comte Walewski «st remplacé au ministère des affaires étrangères le 4 janvier 1860 et passe au ministère d'Etat jusqu'en 1863. Il est donc question ici d« Walewski, ministre d'Etat, qui dans cette fonction a remplacé Achille Fould auquel Baudelaire s'était déjà adressé. — M. Bellaguet (Louis-François), professeur au Collège Rollin, était chef du bureau des Bibliothèques a» ministère de l'Instruction Publique.


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poste n'eut (sic) égaré ma lettre ou que quelqu'un ne Veut (sic) prise au Ministère ; vous faire une visite, vous savez, Monsieur, combien c'est difficile. Vos huissiers exigent une lettre d'audience ou barrent le passage. Et en vérité, vous êtes tellement ahuri oVaffaires qu'il faut être discret à l'endroit de votre temps.

Considérez seulement, Monsieur, quelle est la situation d'un homme qui vous demande un service et qui peut rester vingt jours, quarante jours même sans savoir si sa demande a été agréée, si même elle est parvenue.

Je connais, Monsieur, votre gracieuseté et votre obligeance, et je sais que vous êtes vous-même gêné par cette loi de lenteur qui gouverne toutes les administrations. Cependant je me recommande encore une fois à vous pour activer la solution de mon affaire, quelque (sic) puisse être cette solution, et de jeter un coup d'oeil sur ma lettre primitive (fin janvier) (1) si elle est encore entre vos mains.

C'est avec une parfaite confiance dans votre bonne grâce que je vous prie, Monsieur, d'agréer l'assurance de mes sentiments les plus distingués.

Ch. B..., 22, rue d'Amsterdam.

12 février 1862. Monsieur,

Je comprends parfaitement que votre lettre en affirmant votre bienveillance à mon égard, m'interdisait toute réclamation nouvelle: Je ne vous écris donc que pour vous prier d'augmenter, s'il se peut, cette bienveillance. A la fin de décembre, ma situation était grave ; voyez combien elle est

(1) Baudelaire fait sans nul doute allusion à la lettre précédente et veut écrire « fin décembre ».


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tendue maintenant ; depuis quatre mois, je n'appartiens à aucun journal (1).

Je tiens très vivement à ne pas vous ennuyer inutilement, et en même temps à chaque secousse nouvelle, je ne puis pas m'empêcher de tourner mon souvenir de votre côté.

Veuillez agréer, Monsieur, avec mes excuses, l'assurance de mes meilleurs sentiments,

Charles BAUDELAIRE,

19 mars 1862. Monsieur,

J'aurai l'honneur oValler vous voir dans deux ou trois jours, et je vous serai très obligé de vouloir bien me recevoir. Ma visite aura pour but de vous consulter sur l'opportunité de demander moi-même une audience à M. le Ministre, ce que je ne veux faire que d'après votre conseil.

Quand même je n'obtiendrais du Ministre qu'un refus absolu, même au bout de trois mois d'attente, ce serait un vrai bienfait.

Bien des hypothèses m'ont traversé le cerveau qui, en somme, n'expliquent rien. J'ai pensé d'abord à la possibilité d'une antipathie particulière de M. le Ministre contre moi. Ceci est trop absurde. Ensuite, j'ai imaginé une antipathie générale du ministre contre tous les littérateurs. Le Ministre ignore peut-être même mon nom, et il a l'esprit trop délicat pour haïr la littérature. Ensuite, j'ai tâché de supposer que le Ministère était tout à fait sans argent ; mais ceci est également absurde, puisqu'il y a un budget spécial.

(1) Le lor novembre 1861, Baudelaire avait publié, dans la Revue fantaisiste, neuf Poèmes en Prose. Le 12 janvier 1862, Le Boulevard avait accueilli six Poèmes en Prose. Il attendra jusqu'au 1er mars pour voir s'ouvrir de nouveau les colonnes de VArtiste, où il n'a rien publié depuis le Tr février 1861.


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Tout en reconnaissant l'admirable serviabilité dont vous [m'] avez si souvent donné des preuves, j'ai pensé à me servir de quelques amis, tels que MM. Sainte-Beuve et Mérimée. Mais Sainte-Beuve est effroyablement occupé, et Mérimée, pour des raisons que j'entrevois, refuserait peut-être de me servir en cette occasion, bien qu'il m'ait donné, en une autre, le signe d'une vive sympathie. Donc j'ai résolu d'affronter M. le Ministre moi-même (1), de lui « poser » ma situation, et pourquoi je juge ma demande très légitime. La crainte de vous ennuyer et de vous fatiguer de moi plus longtemps entre pour quelque chose dans cette résolution. Car je soupçonne qu'il doit vous être très désagréable de ne pas accorder autant dé services qu'on vous en demande et que vous le voudriez. C'est de votre cabinet que partent les lettres d'audiences ; mais je vous le répète, je ne vous en demanderai une qu'après vous avoir consulté sur l'opportunité de la démarche.

Je vous prie, Monsieur, de vouloir bien agréer l'assurance de mes sentiments les plus distingués.

Charles BAUDELAIRE, 22, rue, d'Amsterdam.

(1) S'agit-il du Ministre d'Etat — qui est le comte Walewski, ou du Ministre de l'Instruction publique — qui est Rouland ? Peut-être est-ce Rouland, dont Baudelaire plus tard louera la bienveillance à son endroit (Cf l'archer, nov. 1931, p. 307).


FRANÇOIS DESNOYERS

François Desnoyers est né en 1894, à Montauban, ville rouge et rude. Lui, est grand, osseux, avec de grandes mains pétrisseuses, — son teint rutile et ses cheveux flamboient ; au milieu de l'incendie de sa figure, il y a deux yeux bleus ; fraîcheur, candeur, tendresse.

Une fois, en passant dans les faubourgs de sa ville, il m'a montré une grande prairie verte où, petit garçon carotte et cramoisi, il a, durant toute son enfance, trotté, culbuté, roulé, comme la boule rouge sur le tapis du billard. — Le voilà prédestiné à la couleur.

Voici sa peinture : des couleurs qui seraient violentes, des formes qui seraient chaotiques, des valeurs brutales, si tous ces éléments fougueux, ces forces dionysiaques n'étaient au service d'une conscience, n'étaient contrôlés (non pas réprimés) par des scrupules.

Scrupules nombreux, complexes ; exigences presque contradictoires, mais qui s'exercent sur un tempérament riche. Il attaque toutes les difficultés, tenacement, à la fois tourïnenté et sûr de ses forces.


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Luc Benoist a dit justement de lui dans « le Crapouillot »: « La tâche que s'impose M. Desnoyers est effrayante. Il veut tout développer à la fois sur une grande surface : volumes, rythmes, couleur. Devant son « Eté », son « Coup de Vent », on éprouve l'ivresse contagieuse du peintre... On y sent passer une rafale de lumière. Ce sont des réservoirs de joie. »

Allez le voir, n'importe quand, même la nuit, car il aime mieux peindre que dormir, vous le trouverez au milieu de son atelier jonché de tubes, de pinceaux et de toiles fraîches, comme Jean le Bon au milieu du champ de bataille. — Les mains grasses de peinture, la figure barbouillée de peinture, les cheveux pailletés de peinture, la robe de chambre maculée de peinture. — un vigneron foulant la vendange.

Avec la brosse, le couteau, avec les doigts, il étale la pâte, l'accumule ou la fait glisser. Ainsi il peint des toiles robustes, éclatantes, d'une matière large, tantôt nacrée, tantôt mate.

Ces rouges, ces verts, ces ors, ces bleus retentissants sont rehaussés de délicatesse par une trame argentée. Cela me fait penser aux cloisons diaphanes et ténues qui courent parmi les grains somptueux de la grenade.

Pèlerin passionné, François Desnoyers est allé voir le Greco à Tolède, Goya à Madrid, le Titien, le Veronèse, le Tintoret à Venise, Mathias Grûnewald à Colmar, Rubens à Anvers. Il en a rapporté des copies émouvantes de profondeur ; témoignages de la foi avec laquelle il a interrogé les dieux et des magnifiques confidences qu'ils lui ont faites.

Ses oeuvres sont nombreuses, paysages, compositions, portraits, natures mortes. De ses voyages comme de ses séjours dans son atelier naissent des poèmes colorés — généreux et délicats — vues de Florence, de Venise, un grand paysage de Tolède, des processions de Séville et de Valladolid, plusieurs paysages admirables d'Albi, des marchés, des fêtes


DKSXVVKHS. Portrait.


François DESNOYERS.

Dos jeune fille.

Collection DTJCUING.


Collection DTJCUING



FRANÇOIS DESNOYERS 461

foraines — joie, lumière, mouvement. Rentré à Paris, il peint de grandes compositions : le Coup de Vent, la Kermesse, le» Petites filles, l'Eté, le Manège, la Corrida, le Lido, les Athlètes. Grandes toiles aussi par l'esprit et par le métier ; oeuvres d'un peintre.

Ces toiles sont répandues en France, en Amérique, en Angleterre, aux Pays-Bas, en Espagne. Le musée de Toulouse possède un beau paysage de lui.

Il s'agit du tempérament peut-être le plus authentique de notre époque. Aussi qu'on me pardonne ces lignes chargées d'épithètes ; l'admiration ne sait s'exprimer autrement.

Marc SAINT-SAENS.


LE JOURNALISTE ET L'OPINION

Le journaliste fait l'opinion, c'est entendu. Mais l'opinion» que fait-elle du journaliste ? Hélas ! je crains bien qu'elle se conduise à son égard en fille dénaturée.

Je m'intitulais journaliste depuis peu — et je n'en et ai? pas peu fière — lorsque je rencontrai un professeur de la Sorbonne qui est un puits de science et un carquois de rosserie. Au premier mot que je risquai, concernant mes occupations, il braqua sur moi son oeil unique qui en vav.1 bien deux et persifla :

— Journaliste ? Ça veut dire que vous allez poser à n'importe qui n'importe quelle question sur n'importe quoi ? Superbe pédagogue ! J'aurais voulu l'y voir, lui qui consacre toute une conférence aux avatars d'une diphtongue, •ui, vraiment, j'aurais A^oulu le voir obligé de résumer eia quatre-vingts lignes, aujourd'hui l'Exposition des Chats, demain la dernière invention de M. Georges Claude et aprèsdemain la philosophie- de Mary Pickford !

Il n'empêche que cette ironie tomba désagréablement sur


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mon jeune enthousiasme. Je devais m'apercevoir par la suite que le journaliste est un être difficile à classer, parce qu'il appartient à tous les milieux et n'est à sa place dans aucun monde excepté le sien, un personnage tantôt adulé et tantôt déprécié, sans plus de motif dans un cas que dans l'autre, — mais que presque personne, en dehors des professions qui touchent à la sienne, ne se fait une juste idée de sa vie, de ses mérites et de ses défauts (il peut se faire que le journaliste ait des défauts...)

Les spécialistes le dédaignent parce qu'il est rapide et multiple et qu'il cultive l'illusion et le faux-semblant. « C'est un journaliste », dans la bouche d'un Honorable Spécialiste, équivaut à : « C'est un primaire » dans la bouche d'un Honorable Secondaire-Supérieur.

Les gens du monde qui devraient l'aimer pour les mêmes raisons qui font que les spécialistes ne l'aiment pas, le ménagent et le dédaignent secrètement. A leurs yeux, il manque au journaliste ce petit rien qui transformerait ses travers en précieuses qualités : le loisir. Et puis ils flairent Bur ses vêtements l'odeur des banquets démocratiques, souvent aussi celle de la pauvreté. Le journaliste est un homme qui se passe quelquefois de dîner, comme un poète, mais qui doit subir jusqu'à saturation, comme un ministre, le saumon sauce verte, l'aspic de foie gras plus redoutable que celui de Cléopâtre sous sa gelée en gutta percha, la tranche napolitaine, le Pommard dur à la langue comme un coup de trique et la piquette carbonique qui prélude aux discours. Le journaliste est un homme pourvu de passe-droits, qui ne mènent à rien, tout comme ce coupe-file au nom magique, qui oblige les agents de la force publique à laisser passer la voiture du possesseur, ce qui serait très bien : 1° si le possesseur avait une voiture ; 2° si la force publique pouvait quelque chose à l'embouteillage de la place de la Concorde.

Il y a aussi le journaliste qui emmène une dame à l'Opéra


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et qui demande superbement au contrôle « une loge », et passe, emportant son coupon et le salut déférent du contrôleur, au milieu d'une haie de sourires d'ouvreuses. On trouve ce type-là dans Bel-Ami, mais si vous essayez de le réaliser dans la vie, fût-ce au Trianon-Lyrique, vous n'obtiendrez qu'un strapontin pour vous et un fauteuil pour la dame — et encore à condition de payer la taxe. Allez donc conserver du prestige dans un monde qui a perdu le respect !

Quant aux Puissances d'Argent... Je pense au mot historique qui termina la bataille de Chantilly. Mais peut-être n'avez-vous jamais entendu parler de la bataille de Chantilly ?

Elle se déroula par un bel après-midi d'automne. L'Institut avait invité une cohorte de délégués étrangers venus en France pour une commémoration solennelle, à une réception au château, suivie de lunch. Quand les journalistes arrivèrent (ils prenaient les discours depuis le matin et n'avaient pas déjeuné), ils trouvèrent le buffet aussi nu qu'un champ de blé tunisien après le passage des sauterelles. Amère déception ! Un confrère russe, rendu enragé par l'inanition combinée à la politique, exhalait sa fureur :

— La Répoublique, elle nous invite et elle nous fait crever dé faim ! Des discours tant que tu veux, et pour finir, plus des sandwiches !

Les journalistes français, plus réalistes, se formèrent en carré et foncèrent sur l'organisateur imprévoyant, un restaurateur bien connu qui ne songeait guère à suivre l'exemple de Vatel. Ah ! ce ne fut pas long ! Dressé sur ses ergots, le petit homme fulmina au nez des assaillants :

— Vos « papiers », vos « papiers », qu'est-ce que vous voulez que ça me fiche, vos « papiers », tas de crève-la-faim î C'est moi qui les paye, vos « papiers » ! Je suis actionnaire de tous les journaux ! Que répondre à cela ?


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Les crève-la-faim s'en tirèrent avec dignité. Ils haussèrent les épaules et s'en furent manger le pain des carpes.

Et pourtant, le journaliste est une puissance. Le Tout-Paris le flatte et la province le craint. Quand un membre de la presse descend dans un hôtel, l'hôtelier s'inquiète et se multiplie, si même il ne propose pas à son hôte, comme cet hôtelier montagnard qui m'attribuait au moins les pouvoirs de M. Cornuché, de l'héberger pour rien à condition qu'il « lance » la station. Ce montagnard me consola du buffetier. Après tout, le buffetier n'était qu'un bourgeois de la casserole et c'est le peuple qui fait les réputations. Mais cette naïveté charmante se perd, hélas ! de plus en plus.

Le prestige « soufflé » de la presse détermine assurément quelques vocations, les moins solides. L'ambition en fait naître d'autres. Mais la grande masse des journalistes est guidée par un amour dévorant pour ce métier dévorateur. Anonymes, ils travaillent avec une conscience parfaite de l'ingratitude de leur tâche. Ils oeuvrent dans l'éphémère, comme les acteurs, et ils n'ont pas de « fromage » pour les consoler. Obscurs, ils font les réputations. Ils rendent service à tous et ne réclament jamais rien. Un journaliste en quelques semaines reçoit autant de lettres de remerciements et de protestations de reconnaissance qu'un député en mal de réélection. C'est peut-être pour cela que tant de journalistes se mettent à faire de la politique, pour voir enfin un « merci » se changer en un mandat.

Où la vraie grandeur du journaliste apparaît, dépouillée de tout prestige fictif, c'est à minuit, dans la salle des machines, lorsque les rotatives ronflent, que les linotypes cliquettent, que la sueur coule sur les visages, dans une odeur d'huile, de pétrole et de métro surchauffé. Typos et rédacteurs, en blouse et manches de chemise, le col défait, vont et viennent, écrivent, corrigent, composent, dans une atmosphère presque inhumaine à force de chaleur, de bruit, de hâte,


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parmi les allées et venues des derniers reporters, qui livrent à toute vitesse la dernière moisson de la journée, à toute vitesse fauchée et mise en gerbe. Braves camarades ! Chers hommes, attelés à leur labeur d'insectes, dans l'indifférence de la ruche !

J'ai quelquefois pensé qu'on devrait amener là toutes les écervelées pour leur apprendre à respecter la peine des hommes. Il est vrai que les hommes ne les aimeraient plus du tout si elles les respectaient. Ils aiment tant à être battus î Et puis, pour être justes, il faudrait aussi apprendre aux hommes à respecter la peine des femmes. Et tant qu'on n'aura pas trouvé le moyen de leur fabriquer des entrailles artificielles...

Simonne RATEL.


VERGER PYRENEEN

Temple serein, rythmique colonnade, Arbres jumeaux grimpant en enfilade Le dos herbeux que tend l'effort du pré. Sur fond d'azur images coutumières, De vos reflets, nuages et lumières. Jeux alternés sur le mont empourpré.

Sommets, splendeur une et renouvelée, Enchantement de l'aube, rose ailée Offerte, pure, aux volontés du dieu, Oiseaux de neige, oiseaux du sacrifice, Crucifiés jiromis au lent supplice D'être la proie incessante du feu ;

Regards du ciel baissés sur la vallée,

Ame des pins balsamique et salée,

L'air radieux s'émeut et vous reçoit ;

Eau scintillante, et rapide et féconde,

Eau, source en pleurs, renaissance du monde,

La Terre t'aime et te recueille en soi.


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Quel charme pur, quelle métamorphose, Quelle alchimie, au creux du sol dépose La chair du mont et le coeur du berger ; Dans le secret du tuf et de la source, Quel dieu captif interrompit sa course, Qui se récrée en tes fibres, Verger ?

Pommiers, boutons naissants de seins de vierge, Bouquets rosés piqués le long des cierges Des communiants aux sens émerveillés, Pétales prêts pour les troublants voyages, Flocons volés ait duvet des nuages, Dans F inconnu, pollens appareillés.

Embrassements par un clair sortilège Des purs sommets, des corolles de neiges, Entre les bras penchants de F arc-en-ciel ; Ilôts rosés dans une même brume, Arbres et Monts qu'un même feu rallume, Ravi par l'aube au mystère éternel ;

Cours régulier de poèmes mystiques, Eclosion de vie, ardents cantiques, Oiseaux et fleurs subtilement mêlés, Appels muets et sensibles échanges, O dans la fleur le cri bleu des mésanges, O dans l'azur, enivrements ailés...

La chèvre d'or ramène sur la lande

Tout un Passé de fable ou de légende :

Debout au pied du tronc arborescent,

Faune, sylvain, oegipan ou licorne,

Quand son oeil flambe ou se dresse sa corne,

Renaît de Pan le souvenir puissant.


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Mon coeur de chair, quand vous serez matière Promise au voeu de la nature entière, Je ne voudrais pour vous un autre sort Que d'ériger de votre albe substance, Comme d'un pleur peut jaillir une stance, Un arbre dru qui domine la Mort.

Ici couchée, offerte à tes caresses, Eau souterraine aux limpides paresses, Désagrégée en tes enlacements, Cheveux mêlés aux plongeantes racines, Toute fondue en vos sources divines, Branle éternel ; lents recommencements.

Par cette sève en pleurs que je dois suivre, Je monterai, fière de me survivre, Bourgeon ou fleur, pulpe fraîche du fruit ; Quel don de moi plus entier, plus sincère, Loin de ce ver enfoncé dans la terre, Loin de l'étreinte horrible de la Nuit.

Ah ! du soleil, ranimée et blessée, Par tous les vents voyageurs balancée, Repos de l'aile et refuge du nid, Quand chaque jour me recrée et me tue, Drageon, surgeon, graine qui perpétue, Morte aux humains, repeupler l'Infini !

Jeanne MARVIG.


LES MONSTRUOSITES DE L'INSTINCT

DU vSADISME A LA NECROPHILIE

En avril dernier, fut jugé, à Dusseldorf, Peler Kurlen, le « vampire ». Le nombre de ses jeunes victimes, l'habileté du criminel à se dissimuler jointe à une audace qui prenait allure de défi, dans des lettres avec indications précises expédiées à la police locale, firent peser, de longs mois, sur l'Allemagne, une atmosphère de lourde angoisse.

On retrouve assez régulièrement cette atmosphère dans les annales du crime. Qu'on se rappelle l'effroi de l'Angleterre à l'époque de Jack l'éventreur, et de la France quand Vacher « le tueur de bergers » multipliait les êgorgements dans le midi.

L'atrocité du forfait, sa répétition, la « marque de fabrique » toujours identique et toujours évidente, le mystère menaçant, la certitude qui s'impose, que le coupable cache


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d'autres assassinats, la tendance populaire à lui attribuer beaucoup de ces disparitions d'individus falots qui plongent, dans l'anonymat comme une pierre dans la mer, horripilent les nerfs. Et quand le monstre est pris, la terreur se complète d'une étrange attirance, souvent constatée devant les forces de la nature qui appellent par l'inconnu qu'elles recèlent : attraction des eaux aux lentes ondulations ; ou par les mécanismes puissants et aveugles qu'elles représentent : locomotive en pleine action, des roues de laquelle il faut parfois violemment; s'écarter quand en nous se tend l'aimantation dangereuse...

On grandit le tueur, on lui prête une force démoniaque ; on l'assimile inconsciemment aux divinités mauvaises qui s'amusent de l'humanité, et, malgré les expériences, la surprise se mue en stupéfaction quand, pris dans la cage des Assises, il offre une figure insignifiante, une silhouette bonasse et des mains féminisées apparemment plus faites pour la caresse que pour le meurtre.

*

Nos livres spéciaux se transmettent d'édition en édition le sanglant catalogue.

L'Histoire — la grande histoire — nous offre les noms des carnassiers de ce genre. La pathologie des Césars sur laquelle se sont penchés des neurologistes, parmi les nombreux stigmates de dégénérescence, multiplie dans les deux sexes les observations cFun sadisme... legibus solutus. Chez cet imbécile de Claude, la cruauté est surtout à base de peur et de masochisme. Elle est essentiellement sadique chez Caligula. Tuer pimentait ses vices. Il lui fallait les raffinements de la souffrance prolongée et des sarcasmes prodigués. On coupait tles têtes pour enflammer ses spasmes. Il recommandait au bourreau : « égorge-le, et surtout qu'il se sente souffrir ». Charles le Mauvais, qui fut brûlé vif en 1387, obligeait


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un de ses pages à se dévêtir, à violer devant lui une fillette nue, les poignardait tous deux à la fin du spectacle et prenait alors sa maîtresse du moment, qui le plus souvent sortait morte de ses bras.

Gilles de Rays dont s'excita le génie tourmenté de Huysmans, et qui intéressa le regretté Charles Derennes, avouait avoir tué environ « six vingts » enfants par an. Sa féroce perversion fut déclanchée en lui par le hasard d'une lecture. Que d'actes de sadisme peuvent être glanés au cours des siècles chez les maîtres absolus des peuples ! Certes la vie humaine comptait peu pour eux et ils avaient d'ailleurs à se défendre contre des complots incessants auxquels ils finissaient par succomber, mais, en dehors de la cruauté naturelle des époques révolues, il est facile à l'observateur averti de mettre en évidence la coloration sexuelle dans le décor de tel meurtre, ou dans le plaisir que tel roi prenait à assister aux tortures et aux autodafés.

Le docteur Vinchon et Me Maurice Garçon ont dans leur livre, le Diable, souligné l'action de la chasteté dans Fimplacabilité de certains inquisiteurs. J'en ai expliqué le mécanisme dans la Chasteté Perverse (la Renaissance du livre, éd.) Cette vertu durcit ceux qui n'ont ni la soupape de l'activité cérébrale, ni les pures voluptés d'une religion de tendresse. Les vierges de la légende sont hautaines et non candides. Brunehilde est sauvage et indomptable comme Diane est cruelle dans sa froideur dont elle se fait une auréole. Il existe à Nuremberg la statue symbolique d'une vierge d'aspect aimable, dont l'intérieur, qui servait de chambre de mort, est garni de fers de lance. Les puritains sont caractérisés par leur rigidité. Ils ignorent l'indulgence aux « fautes » des autres. Les rudes bourreaux ecclésiastiques sacrifiaient aux flammes purificatrices les corps épanouis des jeunes filles en fleur dont la chair les émouvait et sur les parties secrètes desquelles les « experts » congestionnés trouvaient


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toujours des points insensibles, « marque de Satan ». Imprégnés cFun liquide organique qui les empoisonnait, irrités de sentir toujours se cabrer sous eux des impulsions qu'ils croyaient malsaines, leur imagination contorsionnait dans le champ de leur vision mentale les scènes lubriques et sataniques ; ils exigeaient l'aveu sous la morsure des effroyables douleurs et décrivaient à leurs tendres victimes les obscénités infernales. Les corps se tordaient comme ils se tordent dans l'amour, et les yeux des juges luisaient dans la pénombre dantesque. Sanglants Charcots d'avant la neurologie, dictant à leurs sujets leurs attitudes et leurs paroles...

On comprend déjà que le sadisme n'est pas la cruauté. Il se caractérise par ses liaisons avec l'instinct sexuel. L'acte sanguinaire n'existe que parce qu'il prépare ou qu'il remplace l'orgasme. Et ceci permet a priori de supposer qu'il manifeste autant l'impuissance que la perversion.

C'est ce que nous verrons.

Cette discrimination nous oblige à éliminer des crimes qui paraîtraient cFabord par leur répétition, leur longue impunité et leur stêréotypie, ressembler à ceux des sadiques. Un Landru ne tue des femmes qu'à cause de leur moindre défense et de l'appât irrésistible du mariage. Il ne cherche qu'à s'enrichir.

Kamaroff, ce cocher de fiacre de Moscou qui, de 1921 à 1923, assassina plus de trente-trois malheureux qu'il empaquetait dans des sacs, ne fut mené que par une idée délirante. D'apparence modeste, correcte et généreuse, marié, père de trois enfants, il agissait par « haine de la vie ».


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— « Tous les hommes sont des trompeurs, ce sont des « carcans » qu'il faut détruire... »

// n'avait tué qu'une femme. Il voulait encore tuer une tzigane...

— « Pourquoi une tzigane ? »

— « Elles sont toutes trompeuses... »

Les journaux nous ont raconté qu'il perpétrait ses crime* toujours suivant un plan identique : un jour de marché il sortait pour vendre son cheval. Il amenait chez lui l'acheteur et, au cours de la discussion qui s'engageait, il s'arrangeait pour l'assommer d'un violent coup de marteau sur loi tempe. L'homme s'affaissait. Il lui passait; une corde au cou et. F étranglait ; puis il le traînait dans une pièce voisine et le saignait. Kamaroff accomplissait tout seul cette affreuse besogne. La nuit venue, il obligeait; sa femme à lui prêter son concours. Elle devait s'asseoir dans le traîneau ou Ici voiture suivant les saisons, et jouer le rôle d'une voyageuse qui tiendrait un colis.

Comme les aliénés en proie à, l'idée fixe, Kamaroff n'avait aucun remords. Très religieux, il priait constamment « F église et chez lui. Quand les agents des recherches criminelles sont venus pour Fo.rrêter, ils l'ont trouvé priant dan» l'angle de sa chambre devant deux icônes. Tout à côté, dans un cabinet noir, était étendu le cadavre d'un homme qu'il venait dé tuer. Crimes de fou, non de sadique.

En revanche les crimes des empoisonneurs, surtout des empoisonneuses, ont souvent un potentiel sadique imporr tant. L'hystérie, c'est-à-dire une névrose d'origine sexuelle, s'accompagnant fréquemment de frigidité (impuissance féminine) est communément à leur origine. L'attitude des coupables qui jouent, comme le chat avec la souris, prolongeant


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les agonies, dorlotant ceux dont ils contemplent passionnément les souffrances, traduit la recherche d'une volupté terrible. Je parle bien entendu des empoisonneuses comme Nanette Schoenleben, la comtesse d'Orlamund, Hélène Jegado, madame Van der Linden, la Scierri qui semblent avoir empoisonné pour l'art. Je laisse de côté la Brinvilliers et tous les autre scriminels qui ont surtout agi par intérêt. La cruauté sadique fut évidente dans l'enfance de telle cFentre ces fémîmes, comme chez Rachel Galtiê qui, petite fille, s'amusait à crever les yeux d'un oiseau ; si bien que je considère l'empoisonnement comme une sorte de dérivation du sadisme féminin.

Et pour souligner les attaches sexuelles de ce genre de crime, voici parmi les grands empoisonneurs, l'épicier Desrues qui se faisait appeler Antoine — François de Cyrano Derue de Bury, seigneur du Buisson-Souef et de Vaile-Profonde, si féminin d'aspect, si eunuchoïde qu'on l'avait baptisé « ma commère Desrues ». Il cajolait ses condamnés et versait sur leurs souffrances des larmes voluptueuses.

Gaston Picard, dans son roman les Voluptés de Mauve, a su noter l'aspect ambigu de certains sadiques. Abel Pharaistés est extérieurement tout douceur. Révolutionnaire, il a cisaillé et minutieusement écorchê ses victimes et entretemps s'entretient la main sur des animaux. Voici une scène dont je garantis la vérité psychologique :

« Le drap enlevé, un autre chien apparut. C'était un de ces ravissants loulous dont la queue frétille, et qui tirent une vivace langue rose. Pas plus que le précédent il ne bougeait. Mais il respirait. Les battements de son coeur se distinguaient sous sa peau dépouillée de chair à force de maigreur. Des clous traversaient ses pattes et le fixaient au plancher de la cage. Un sang noir filtrait des blessures. Les yeux restaient elos. Il exhalait une faible plainte régulière. Sans doute il dut japper très fort au début de son supplice — et le feutre


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étouffa ses appels. Maintenant il manquait du moindre souffle guttural.

« L'Egyptien retira du placard une trousse. Il choisit une aiguille qu'il plongea avec une douceur presque tendre (1) dans un rein du loulou. A torturer la bête, chaque soir, il contentait ses instincts de tourmenteur et il se faisait la main.

« L'aiguille dans son rein, le loulou ne tressaillit pas ; son immobilité le lui défendait.

< Abel Pharaistès caressa le rein blessé, et l'aiguille, au contact de sa main, oscilla, déchirant plus profondément la chair douloureuse. Un toast restait sur une assiette, beurré, appétissant, encore tiède. L'Egyptien le dégusta à menues bouchées. A demi-renversé sur le divan, il surveillait le martyre de F animal.

« Il eut un mouvement de joie : le regard du loulou se ranimait, sous la poussée de la douleur, et ses yeux rouverts, tout embués de larmes, décelaient une souffrance d'enfant ou de femme ».

Cette « douceur presque tendre » et sinistre ne fait-elle pas penser aux chants de Peter Kurten, le vampire de Dusseldorf, allant chanter la nuit autour de la tombe d'une enfant qu'il avait caressée pour mieux l'égorger ?

Et aussi devant le loulou martyrisé, comment n'évoquerions-nous pas — à côté des savants qui n'expérimentent que pour enrichir l'humanité — tous ces bourreaux de laboratoires qui massacrent inutilement des bêtes dont les souffrances ne sont que l'holocauste d'un sadisme inconscient... et sans danger ? Je me souviens de telles communications qui me secouaient de rage tandis que sous ma main amie se relevait la tête de mon camarade-chien, Flocon ; par exemple, deux brutes «scientifiques » qui, à coups de barre, martelèrent des articulations de chiens, broyèrent les muscles, forcèrent les os pour vérifier des choses hélas connues depuis longtemps.

(1) C'est moi qui souligne.


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Le sadisme est; donc la jouissance dans la cruauté.

Le nom lui vient du « divin marquis ». Charmant garçon, ma foi, et dont la physionomie attirait la sympathie. Une bonne parole en passant : Ce dernier dut sa réputation sexuelle uniquement à ses écrits. En réalité il ne fut guère cruel qu'en imagination. Je l'ai, ailleurs, traité de chaste et d'impuissant. Comptez les années qu'il vécut en prison, avec son araignée... non symbolique, elle... Comment faire autrement l'amour que sur le papier ? ... Il ressemble à quelques-uns de mes timides anxieux, atteints d'obsession de la rougeur, qui désirent toutes les femmes... et fuient dès qu'une les regarde, mais se vengent, le soir, en tête à avec eux-mêmes, en imaginant les

plus ardentes frénésies au cours desquelles ils dominent et brutalisent des amoureuses innombrables.

Les traités de médecine légale citent parmi les plus fameux sadiques criminels : Bichel, qui viola plusieurs filles et les découpa. Il tressaillait de passion en ouvrant leur poitrine et éprouvait l'envie de dévorer la chair sanglante ; Tirsch, qui en 1864 viola une fillette de six ans, puis arracha les seins et le sexe d'une femme, les fit cuire et les mangea. Léger, dont l'autopsie faite par Esquirol révéla des adhérences méningées, extirpa le coeur de sa victime et le dévora. Verzeni, l'Italien, tue, boit le sang, mutile les parties génitales, met les entrailles à nu, mais n'accomplit jamais l'acte sexuel. Jack l'êventreur, l'Anglais, enlève l'utérus et les ovaires. Gruyo, l'Espagnol, assassine six filles publiques en dix ans et met à l'air par les voies naturelles, les intestins et les reins. Vacher, le Français, de 1888 à 1887, attaqua des enfants isolés, bergers et bergères, en abusa frénétiquement et déchira leurs corps. Le médecin légiste Tardieu a publié l'observation de deux individus qui, après avoir sodomisé un petit


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garçon, s'acharnèrent sur l'anus et le rectum, mordirent les organes honteux et lui écrasèrent la tête à coups de pierre. J'ai, Fan dernier, expertisé un débile mental qui violenta une petite fille et la noya en lui maintenant la tête dans un seau d'eau. On connaît l'affaire Soleilland.

Chez les uns la cruauté est la condition nécessaire et préparatoire de l'acte sexuel. Chez les autres elle est Fêquivalent de cet acte.

Ce dernier cas était certainement celui de F « ogresse » Jeanne Weber. On se rappelle cette affaire qui donna lieu à de si véhémentes discussions de médecine légale. Cette bretonne, d'aspect grassouillet et anodin, — cela ne nous étonne plus — voyait mourir autour d'elle les jeunes enfants. On les disait étouffés et lentement étranglés dans un tour de main qui prolongeait l'agonie et laissait le moins de traces possibles. Défendue par maître Henri Robert, elle fut à deux reprises acquittée sur les rapports d'expertise du professeur Thoinot. On protesta ; dans le premier procès (3 morts, 1906) on opposait au médecin légiste officiel les constatations d'un interne et d'un médecin des Hôpitaux ; dans le second cas, les médecins de Châteauroux, chargés de l'autopsie, avaient décrit un « large cordon ecchymotique faisant le tour du cou » et conclu de l'ensemble de leurs observations, qu'ils se trouvaient « en présence d'un sujet qui a subi des violences certaines au cou, possibles au coeur ». Les remous passionnels de ces controverses se prolongèrent. La première bataille fut suivie d'un dithyrambe de Thoinot dans les Archives d'Antropologie criminelle où le thuriféraire, sous le titre « Histoire d'un duel entre deux mentalités », opposait la mentalité des magistrats portés à charger tout inculpé, à celle des médecins légistes. La seconde vit la Faculté se dresser dans sa Toge contre les deux experts de Châteauroux, tancer les


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petits provinciaux et les blâmer en émettant le voeu que désormais les experts eussent obligatoirement « le diplôme de médecin légiste de l'Université de Paris » décerné par l'Institut de Médecine légale, dirigé alors par Thoinot.

Hélas ! peu après, à Commercy, chez les époux Poirot, la femme Weber fut surprise au lit, venant cFétrangler contre elle le petit enfant de ses maîtres, qui gisait, chaud encore, la langue coupée. Cette fois-ci plus de doute possible. En vain les savants dont la responsabilité était engagée déclarèrent-ils que leurs premières conclusions conservaient toute leur valeur, en vain des psychiatres de bonne volonté suggérèrent-ils que l'accusée avait fini par tuer... sous l'obsession des premiers reproches, la conviction s'imposait (et c'est la mienne) que la Weber était un « monstre qui se laissait aller au bestial instinct de tuer parce qu'elle éprouvait le sauvage bonheur de sentir entre ses mains les sursauts d'agonie oVun pauvre petit corps d'enfant. Elle tuait pour la jouissance sadique de tuer. » (1)

Et voici, chez Haarmann, le boucher de Hanovre (2), le sadisme directement uni à l'inversion sexuelle.

Son cas égale en horreur celui de Kurten. Vingt-sept jeunes gens et adolescents attirés par homosexualité ou intérêt dans un bouge, sodomisés, étranglés au moment du spasme par les mâchoires convulsées de l'être immonde ; les vêtements vendus, les chairs découpées, les os sciés, portés dans des seaux et jetés dans la Leine, petite rivière, sinistre dans cette partie de la ville, entre les maisons sordides, gaie dans la

(1) Docteur E. Doyen et F. Hauser : VAffaire Jeanne Weber {l'Ogresse et les Experts). Librairie Universelle, Paris.

(2) Eugène Quinche : Haarmann, le boucher de Hanovre, édition HenryParville.


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campagne. Il ne fut pas prouvé que le criminel fit commerce de viande humaine, mais on peut supposer qu'il en régala des amis. La plus banale des figures, tête ronde, poupine, moustaches à la Chariot, grosses lèvres. Il s'explique avec volubilité, indifférent, assez satisfait de ses exploits, désirant que sur sa tombe on inscrive : « le plus grand criminel du monde ». Chacun de ses attentats était précédé d'iuie lune de miel ; il choyait ses « maîtresses » avant de les égorger. Le dépeçage était sa punition ; il ne s'y mettait que quand l'odeur infestait ; il suait à grosses gouttes et, selon sa curieuse expression, « se battait avec le mort ».

Quinche, dont le reportage judiciaire est remarquable, note que Haarman « était avant tout un faible, d'une faiblesse stupéfiante ». Sa « légitime », Grans, pâle voyou, maigre et volontaire, le terrorisait littéralement.

Cette domination met en évidence les relations du sadisme et du masochisme sur le mécanisme desquelles le Freudisme a jeté quelque lumière.

Invertis, impuissants, incapables d'accomplir normalement un acte dont le bon fonctionnement est le meilleur régulateur de notre équilibre physique et intellectuel. Je me souviensde Fêtonnement de mon auditoire le jour où je déclarais : « le satyre est un timide ». On comprend parfaitement la chose. Si Julien Sorel n'avait pas été un timide, il n'eût pas essayé de- tuer. C'est le cas du <a disciple » de Bourget et celui du héros de Léviathan, de Julien Green. Reidel, séminariste rougissant et religieux, détestant l'obscénité, égorgea un jeune homme sous le flux d'une impulsion sexuelle.

Timides aussi ces « petits sadiques » que sont les « piqueurs » ou « coupeurs » de filles, avec leurs spécialités (doigt, fesses, jambes) ; ce coupeur étoreilles de petits gar-


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çons qu'on arrêta en 1895, au bois de Vincennes ; timides surtout ces « idéaux » qui accomplissent leurs massacres en rêve, et à qui il suffit d'imaginer pour obtenir ce qu'en vain ils chercheraient auprès des femmes qui les épouvantent.

*

* *

... On retrouve souvent chez eux du « fétichisme » et, par identification avec une autre personne, ce besoin d'être frappés qui permet de dire que le masochisme n'est au fond que du sadisme retourné contre soi-même. Je renvoie pour ceux que la question intéresse au point de vue psychologique, aux importants travaux des psychanalystes, surtout à ceux qui sont consacrés à ce qu'ils appellent le « complexe d'autopunition ».

Enfin il est une manifestation particulièrement répugnante des relations de l'instinct sexuel, de la douleur et de la mort : c'est la nécrophilie. Que les spectacles funèbres puissent procurer la jouissance à des déséquilibrés, cette chose stupéfiante est fréquente ! On a lu dans lés Mémoires de Casanova l'épisode du supplice de Damiens et on sait qu'une des raisons de la suppression de l'exposition extérieure des corps à la Morgue, fut le scandale qu'offraient des malheureux qui se.,, trémoussaient devant la vitrine.

Le cas le plus hallucinant est celui du sergent Bertrand qui, par les nuits d'hiver, tiré par l'impulsion ignoble, escaladait les murailles des cimetières, affrontait les coups de feu quand il se savait surveillé, déterrait les cadavres empuantis, leur dévidait les entrailles et se procurait ainsi des voluptés inouïes.


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L ARCHER

Et je m'arrête dans ce cauchemar, m'excusant auprès des lecteurs qui en auront les nuits troublées.

Je ne m'étendrai pas longuement sur les explications. Qu'il me suffise de dire que les cas les plus aberrants s'unissent toujours par quelque tige aux racines du normal. L'amour est un sentiment bivalent où l'on retrouve le besoin de faire souffrir à côté du besoin de souffrir soi-même, celui de posséder à côté de celui de se donner. Le sadisme des foules, si rapidement apparu, dénude le fauve chez l'homme le plus ordinaire.

Havelock Ellis en a de façon définitive tracé le diagramme. Il a rappelé les violences naturelles des luttes sexuelles chez les animaux et les hommes primitifs, les mariages par rapt, ênumêré les coutumes significatives, montré la charge voluptueuse de la souffrance surtout chez la femme, et ses pages sur la morsure dans la possession peuvent expliquer en partie Haarmann, comme celles sur les troubles respiratoires du spasme et l'impulsion amoureuse à l'étranglement, éclairent le psychisme de l'ogresse Weber... *

Que les criminels dont fai exhumé les nauséabonds fantômes aient été des dégénérés, que leur hérédité soit chargée d'alcoolisme et de névroses, qu'on ait chez quelques-uns d'entre eux trouvé des altérations cérébrales, n'accorde pas un soulagement.

Les experts, généralement, après des études passionnément patientes, les ont déclarés responsables. Problème redoutable, que je ne puis approfondir ici. Habiles, rusés, flegmatiques devant les juges, fiers de leur lugubre gloire, ils ont pour la plupart pu paraître normaux en dehors de leur monstruosité instinctive. Et on peut admettre qu'ils ne soient pas plus aliénés que tous les déséquilibrés du sexe menés


LES PROPOS DE CAMPAGNOU 483

par des impulsions ou des inversions auxquelles ils ne peuvent résister. Qu'on les exécute ne saurait indigner personne. Je rappelle que si l'évaluation de la fatalité du crime et l'expertise du criminel marquent un progrès moral de notre civilisation, la base essentielle de la justice sera toujours la défense de la société et non la notion métaphysique de la responsabilité.

Enfin un dernier mot.

Si l'hérédité des sadiques signe une fois de plus la faute des ascendants dont les tares les ont marqués, le fait que chez plusieurs d'entre eux on ait mis à jour des haines familiales intenses et des traumatismes affectifs de la première enfance, montre le rôle de l'éducation et de ce que le Freudisme a baptisé « refoulement ». Les enfants trop durement élevés, brimés dans toutes leurs expansions de tendresse, deviennent sournois, méchants, se vengent sur les animaux et sur leurs camarades plus faibles des souffrances qui leur ont été imposées et risquent plus tard, à l'occasion des émois sexuels, de fournir à la médecine légale un de ces carnassiers dont l'observation fait frémir le psychiatre le plus endurci.


LE CHANT DU DEPART

La Victoire en chantant

M.-J. DE CHENIER.

O ce mois d'août, rempli du souvenir tragique

Des premiers villages brûlant, Et du rugissement du lion de Belgique

Devant la horde des uhlans ! Inoubliables jours ! Samedi soir étrange

Où l'on vit — quittant leurs troupeaux — Les bergers s'arrêter pour lire sur la grange

L'affiche aux deux petits drapeaux. Instants où la Patrie à chacun se révèle,

On ne peut pas vous oublier ; Le moissonneur partit en laissant la javelle

Dans le sillon sans la lier. L'école, le chantier, le moulin et la forge

Furent soudain silencieux ; Les adieux murmurés expiraient dans la gorge...

Et cependant les eaux, les deux,


LE CHANT DU DEPART

485

Les arbres et les champs, comme hier et naguère

A nos désirs offraient leurs dons ; Et nous ne connaissions encore de la guerre

Que tous ces brusques abandons. Les heures s'écoulaient, Fune à l'autre pareille,

Les pampres roux gonflés de vin Brunissaient ; mais un cri qui jaillit d'une treille

Nous dit : Ils ont brûlé Louvain ! Ils ont brûlé Louvain, ils ont brûlé Termonde

Et la Meuse est rouge à Visé. Alors, nous avons cru voir vaciller le Monde

Au bord d'un cratère embrasé. Nous partions... et déjà, prêts aux pires épreuves,

Nous sentions grandir dans nos coeurs Comme une aube nouvelle, une âme toute neuve

De justiciers et de vainqueurs.

Les coteaux, les vallons et tout le paysage

Nimbés d'un soleil triomphant, Etaient penchés sur nous comme le doux visage

D'une mère sur son enfant. Les ??iaisons écoutaient muettes de souffrance

Le bruit décroissant de nos pas... Avions-nous jamais su tout ce qu'était la France ?

Non, non, nous ne le savions pas. Nous avions jusqu'ici, prisonniers d'un charme,

Vécu chez nous en étrangers ; Il fallait le tocsin et le canon d'alarme,

L'appel du pays en danger ; Il fallait, fronts pressés devant l'affiche blanche,

Tout ce peuple un samedi soir ; Il fallait ce départ un matin de dimanche,

Il fallait cela, pour savoir !


486

L ARCHER

« La Victoire en chantant nous ouvre la barrière, »

« La Liberté guide nos pas... » Cet air dont retentit la fanfare guerrière,

Soldat, ne t'en souviens-tu pas ? Les bataillons, képis en longues lignes bleues,

Scandaient de leur pas véhément Ce chant qui répondait pendant de longues lieues

Au refrain bref du régiment. Les wagons l'emportaient en tirant sur leurs chaînes

Vers le mystère et vers l'horreur ; Mais, France, cette voix si grave dans sa haine

Et si calme dans sa fureur, Ce n'était plus le chant des pâles volontaires

Ivres encor du sang des rois ; Mais c'était, pour sauver ton Esprit et ta Terre,

Le cri perçant de Charleroi. C'était l'appel fougueux de Guise et de Mulhouse,

Le tumulte de Sarrebourg ; Le salut des héros à la Gloire jalouse

Dans un roulement de tambour. Et tu pouvais Patrie, au bord d'un promontoire

Comme ton histoire en a tant, Calme, fière et sans crainte, attendre la Victoire De ceux qui partaient, la chantant !

La voix du peuple entier qui vibrait dans les cuivres

Allait maintenant s'apaiser ; Mais le cHant nous suivait sans cesse, et pour nous suivre

Nous donnait un rude baiser. Aux jours victorieux où s'avançait l'armée

Comme aux jours des sombres revers, Lorsque tourbillonnaient dans une acre fumée

Les rangs subitement ouverts,


LE CHANT DU DÉPART 487

Ses mots nous répétaient leur injonction nette

D'être les maîtres du destin ; Et le frisson d'acier des pâles baïonnettes

Courait dans l'air frais du matin. Sur les coteaux d'Alsace et les plaines de Flandre,

Sous les arbres de Champenoux, Parmi les murs noircis des villages en cendre,

Ce chant combattait avec nous. Comme un charbon ardent son feu brûlait nos lèvres

Mieux que la fournaise du jour, Et nous redressait tous, le front haut, l'oeil en fièvre,

Quand plies sous le sac trop lourd Nous reculions, hargneux, aux lueurs des étoiles,

En laissant la nuit sous nos pas Tisser avec sa brume un grand linceul de toile

Pour les morts qui n'en avaient pas.

Enfin, lorsque, saignants des dernières mêlées,

Le coeur gonflé de rébellion Contre cette Victoire insolemment ailée Qui fuyait quand nous F appelions ; Vaincus par la fatigue et par la faim sournoise,

En proie au découragement, Nous vîmes les Prussiens à F ère-Champenoise

Les Hanovriens à Mondement ; Le chant, gonflant la joue âpre qui se décharné,

Ranimant Fceïl qui va mourir, Le chant plein de fureur s'écria sur la Marne :

« Sachons vaincre, ou sachons périr ! » Son souffle irrésistible impétueux et large

Prêta sa colère et ses cris Aux clairons haletants qui découplaient la charge Sur la houle des manteaux gris.


488 L'ARCHER

La débâcle sinistre à la face hagarde

Entraîna les derniers carrés ; Alors, comme fuyaient les géants de la Garde,

Hurlants, livides, effarés De sentir l'épouvante étreindre leurs aisselles

Et l'horreur hérisser leur peau, La Victoire, en chantant, soudain ferma ses ailes,

Et se posa sur nos drapeaux.

Fernand MORIN.


AVEC LES BETES

COULEUVRE SUR L'AUBEPINE

Comme tant d'autres fois j'étais là, les chevilles dan» l'herbe, accotée au buisson, les jumelles à l'épaule. Un guet tranquille, sans grand espoir ; assaisonnant le pain fastidieux de l'attente avec la pomme d'hiver glissée au départ dans ma poche, avec les petits plaisirs nés du soleil d'avril : parfum des fèves en fleurs, rire aigu du pic-vert...

Le taillis bougea. Un froissement huilé. Rien de brusqué. L'ample déroulement d'un corps qui se déplace sans fuir.

Insensiblement je menai mes yeux vers l'aubépine. Jamais assez de précautions avec les bêtes ; un mouvement de trop, tout est gâté. L'aubépine était belle, de celles-là qui branchent fortement, avec des caprices de coudrier et montent des paliers d'étages en surplomb.

Sur la plus haute des terrasses fleuries un feu bronzé s'alluma, frappé diagonalement par la lumière : je reconnus la sensuelle amie des haies, la couleuvre jaune et verte.


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L ARCHER

Aimant le chaud autant que l'humide la place qu'elle avait choisie était bien la meilleure. Des taillis printaniers, prenant pied sur le feutre épais des feuilles de l'été passé, il monte toujours certaine fraîcheur pourrie, forte aux narines, que le soleil, en l'asséchant, change en odeur de morille. Poste de choix pour qui recherche l'aqueuse haleine végétale mais veut cependant rouler et dérouler en colliers ses anneaux nus sur le branchage tiède.

Depuis le petit matin, dans un ciel d'enfantine grâce, la lumière chauffait. Roulée en cordage aux bas-fonds, pour son sommeil de nuit, la molle caresse avait éveillé la couleuvre et, bien avant que je ne sois partie en chasse, elle avait établi son corps heureux entre ciel et terre, point encore taquinée par la faim, disposée, pour l'instant, à ne faire autre chose qu'assouvir sa paresse.

Qui pouvait l'inquiéter ? La fuite maladroite du blaireau bousculant le taillis ? L'aboi lointain d'un chien ? Quoi qu'il en fût, elle bougeait, gagnant précautionneusement, sans hâte sensible, l'épais du haut buisson.

Crainte qu'elle n'échappe trop vite j'étais déjà sur les genoux, à sa hauteur et alors elle me vit et quoique son oeil froid fût lancé dur vers moi rien ne trahit une inquiétude. Elle avait décidé d'aller plus loin ; c'était tout ; et n'allait pas changer ses projets pour une paire d'yeux brillants attaquant sa solitude. Cependant, comme mon vieux feutre faisait ombre sur sa queue, d'un geste agacé elle en tira à elle la fine lanière, achevant ainsi le mouvement donné par les anneaux supérieurs.

Un corps superbe, en vérité, faisant le mètre, démesuré pour la tête — cette toute petite tête de femme fatale. — Un corps si long qu'on s'étonnait de sa docilité à suivre l'ordre de marche. Luisante et froide marqueterie qui se mouvait en ondulant, faisant frémir de la tête au fin bout de l'aisselle le brancheton d'aubépine. Démarche souple, qui


AVEC LES BÊTES 491

englue l'oeil ; brillant de l'écaillé, qui fascine. Glissé de soie sur l'épineux rameau, trop rêche pour cette merveilleuse peau, tendue à éclater. Le ventre est de pâle soie passée au vernis, le dos en cuir tressé comme un soulier de dame : vert et jaune avec des taches allant s'amincissant jusqu'à la queue de fouet.

J'approchai plus près, à dessein de mieux voir la bouche dédaigneuse, à peine marquée au crayon noir et ces yeux, sans pitié ni pensée, bloqués sur moi à travers l'arbuste fleuri. De me sentir si proche la tête s'était dardée, en naturelle défensive et quelque peur apparut dans la vivacité accrue du méthodique déroulement.

Prends garde à toi, sorcière, la branche est finie, maintenant. Glisser sur le buisson, voisin d'un demi-mètre ou redescendre il n'y a pas d'autre solution au problème. Elle le sait et, pendant deux secondes — le temps qu'agisse l'instinct conservateur — le corps s'infléchit sur la coudée d'épines, pèse de tout le ventre, prépare l'effort. Puis cela se fait tout bonnement. Rien de plus facile, en somme, pour qui sait se bander raide comme fer et cambrer dur. La longueur savamment donnée en ramenant à soi les anneaux inférieurs, il n'est plus que de passer le pont d'air, sans une maladresse, en faisant suivre l'interminable serpentin.

Un air de reine est vite pris, en ces cas-là. Elle jouit, j'en suis sûre, de mon étonnement. J'avais plaisir à le lui montrer. C'est alors que, profitant de son triomphe pour jouer sa carte de retraite, elle mit tendrement sa tête froide sur son cou — comme un enfant se baise. — Miracle d'adresse : un moment le corps se double contre lui-même, d'un lent mouvement à revers et, par la même branche où traînaient les anneaux arqués en cimeterre, elle atteignit ce creux fourré de mousse et de ténèbre où le bras de l'homme ni sa curiosité ne peuvent passer.


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L ARCHER

LE PARASITE DU CHARDON CREPU

Ce léger coléoptère rouge-jaune, diable orangé aux longues * antennes qui, par les midis brûlants d'août, arrive des bois, les élytres hauts, l'attitude menaçante, volant debout et bruissant d'impatience.

Il cherche le chardon crépu à la tête sucrée qui est mûr, maintenant.

La pariade commença hier. Cependant ils sont déjà là plus de trois cents, portant au rouge le rose soufré des étamines. La journée se fait accablante. L'azur soulève de biais une banquise étincelante d'orage tournée vers l'Est ; dans la luzerne qui brûle les pintades rentrent le cou.

Voilà qui n'affecte guère nos couples, dont l'odeur et le bruit couvrent les fleurs. Les uns franc occupés d'amour, les autres n'en ayant cure. Ces autres sont les femelles. Alors que le mâle du papillon tient à lui, sur l'herbe ou dans le ciel, une compagne ravie, alors que la libellule se tord, dans l'accouplement, de la plus flatteuse manière, cette femelle-ci a des airs excédés. Absente du jeu, tout ce qu'elle consent à faire est de prêter le défaut de sa cuirasse, entre le premier et le deuxième anneau. A l'autre, ensuite, de se débrouiller ! Perdre une bouchée pour aussi mince affaire ? Ah ! dieu ! non. Tout ce sucre qui grise, ce parfum de poussière au miel que tient le chardon dans ses cheveux coupés en brosse ! Tandis que l'union se consomme la gloutonne s'affaire, inquiète d'une place meilleure au banquet. Son terrible appétit y traîne le partenaire qui, du fait de sa posture et peutêtre, après tout, par respect de son rôle, ne mange, durant que l'indifférente se gave. Bien plus ; ayant désir d'un lointain capitule, elle y court, bouscule son cavalier, le désarçonne. Lié encore mais traîné sur le dos, bousculé, douloureux, cahoté, malmené, bafoué, toute fierté éteinte, il trouva


AVEC LES BÊTES 493

cependant la force d'un redressement laborieux qui le hisscj à nouveau sur ce radeau-femelle, mouvante monture qui est tout son souci et l'emporte — diablesse insatiable — à l'assaut des tiges. Son affaire est de celles qui ne se remettent pas. Il subira le pire mais la mènera à bien.

Et puis, quelquefois, la surprise de rencontrer une femelle au caractère ravissant, lente, sentimentale, qui veut bien prendre au sérieux le tenace achèvement des noces et le supportera, en conscience et compassion, une demi-heure entière, sans que rien trahisse son agacement que la titillation légère des antennes le long de ces étamines sucrées qu'elle reut ignorer.

LE BAIN DU CRAPAUD

Poiir aller de sa chambre du jour à sa chambre de la nuit le crapaud est obligé de passer devant la table où j'écris. Cette table que j'aime planter dans l'herbe, contre les lilas. Il est sûr, chaque jour, de m'y trouver et, parce qu'il a l'habitude de mes égards, du grésillement de ma plume sur le papier, il ne cherche pas d'autre itinéraire. Ce qu'il faut c'est aller du bosquet — gras et touffu le jour — jusqu'à la vigne — panier de provisions pour la nuit.

Voici qu'un premier pas le tire hors du terreau de feuilles. Quelques minutes encore et je l'ai, devant moi, marquant l'arrêt, les reins bien droits, tenant sous le goitre ses pattes grenues de vieux poulet. Mille soupirs intérieurs peuplent sa gorge en tabatière ; la lèvre remue, toute laide, toute bonne, cependant que ses jaunes prunelles lancent leur regard d'amoureux transi. Il a à me dire. Mais quoi ? Nous comprendrons-nous jamais ? Tant de choses nous séparent ! Hier le rouge de ma robe l'apeura ; aujourd'hui c'est mon parfum qui le gêne et le fait se détourner, écoeuré.


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L'ARCKEïi

Vient le moment, d'ailleurs où nous nous lassons l'un de l'autre. Il prend la pose au profil perdu, ne me lance plus qu'un oeil, louche, globuleux, qu'on croirait placé au bout d'une courte corne. Vers la raie de vigne aux nocturnes fraîcheurs il se dirige en détendant ses cuisses noueuses qui crissent sur les feuilles sèches. Les maigres fesses rosâtres disparaissent au sein des gaillets odorants.

Il se peut qu'il n'aille pas, du premier coup au profond de la chambre, où sont les vers rouges et les loches et demeure à me surveiller de loin, étonné de cette bienveillance qui ne se dément pas. Son mufle luisant m'observe, impassible, à dissimuler dans l'herbe où détonne son pourpoint de verruqueuse soierie, parfilé de perles en pus durci. A nuit prenante, enfin, il se décidera et moi-même, enfermée dans une chambre où la rosée hélas ! ne perle pas comme à la sienne, où le vent ne chuchote pas en courtisant le trèfle, je ne le reverrai qu'au jour.

Dans le boqueteau de lilas accueillant la pompe et sa claire margelle l'heure fine est venue. Du même pas qu'hier il prit pour attendre ses quartiers nocturnes, le crapaud gagnera son gîte du jour. Sans aucune hâte ; toujours oubliant une patte en arrière.

Bien avant que la pompe ait rempli la première cruche notre amant de fraîcheur aura garé sous la pierre plate du conduit d'eau son imperméable à crevés jaune clair.

Tandis que les autres sécheront, là-haut, dans la chaleur du vent d'été, il éjouira son ventre au flux laiteux des savonnages. Plaisir de délicat, que rompt quelquefois la brûlure d'une intempestive eau de javel. Même en ce cas extrême il prend patience, se dégage, hausse le long des dalles ses cuisses corrodées, attend que soit partie cette furie, qui lave en écumeux bouillons, qui brosse, qui tord et qui brûle et qui s'appelle Joséphine.

H s'en vient enfin à la vasque. Toujours l'eau y demeure


AVEC LES BÊTES 495

pure et, dans son anneau frais, quelles délices ! Une sultane d'Orient, une nymphe de TOronte n'en aurait pas plus de sensuel délassement. Je viens le voir. Il me tolère. Heureux à en perdre sa dignité, les yeux éteints sous l'acuité du plaisir, bêtifiant d'aise parce que l'eau, progressivement, gagne ses membres.

Deux trous d'épingles sont ses narines, un cercle d'ambre, centré par un point noir : l'oeil.

Il demeurait là sans fin si l'idée ne lui venait, parfois, de quelque Joséphine surgie brutalement au détour de l'allée, la cruche au bras ou la bassine sur la hanche.

Encore un peu ! Mon dieu ! ne le dérangez pas. La feuille d'acacia qui roule et tombe sur la vasque a la douceur d'un pétale. L'eau fait flcc floc en adhérant sur la peau trop large du ventre. De temps en temps le baigneur risque une patte derrière le cou, se gratte, servant le dos, servant la gorge.

Cette gorge lâche, pesante et parée de vieille belle en toilette du soir.

LA LAIDE AMOUREUSE

Au soleil brûlant de midi elle confiait sa quête d'amour. Son regard tombait, lent, mal assuré, de la fente noire bordée de jaune et brodée de fourrure qu'est l'oeil de la chevêche à la lumière. Il prenait de haut — du plus haut de la branche d'orme — les prairies en carrés irréguliers, le long desquelles passait le geai.

Il neigeait de la bourre de fleurs tombée des peupliers. Et, soudain, la laide se mit à crier plus fort, haussant ses sourcils ronds faits à la craie, frémissant jusqu'au bout de ses chaussettes blanches. Toute carrée, trapue, sans souci de ses épaules en portemanteau, de sa queue écourtée, de son


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bec ridicule, elle portait haut la demande, visait le mâle établi au frêne voisin ou, peut-être, l'autre, prince lointain à colliers gris qui, tout à l'heure, avait deux fois crié son acre goût d'elle, en passant bas contre l'orme.

Pressante et entêtée elle l'appelle à son tour, d'une voix qui bat méthodiquement la prairie parfumée au soufre par le carex fleuri.

Eux, ils n'entendent pas. Ou ne veulent. Pourtant quelle ruse, quel raffinement dans la voix de la laide ! Quelle science de la volupté chantée, de l'attendrissement dans le où où flûte doux et râlé en soupir dernier !

Ses serres grattent le branchage. Le prime crissement des grillons qu'émeut la lumière semble lui sortir du ventre, comme un borborygme. Midi est trop beau. Il allume aux reins de sourdes flammes...

Ardeurs que la coutume interdit d'éteindre avant que le soir mène ses nuages roses au-dessus des prairies.

Jusque-là, en patience infinie, l'amoureuse appellera le rite. Puis l'ombre viendra, encore tiède ; l'herbe donnera sa rosée, la gorge ses derniers soupirs. Sous la feuille luisante lea disques blancs des yeux épris d'amour s'affronteront.

Andrée MARTIGNON.


ILLUSION ET REALITE :

LES FAUX PROBLEMES

L'étude du poète-philosophe Tagore (1) nous a montré que

l'homme a le désir plus ou moins conscient et la faculté

plus ou moins développée d'épanouir son âme jusqu'à l'infini,

de s'unir à Dieu. Nous avons admis avec lui que nous ne

ïéalisons cette plénitude qu'en aimant et en servant tous

les êtres, non comme nous-mêmes, mais parce qu'iZs font

réellement partie de nous-mêmes. Nous avons constaté enfin

que ce point de vue, tout subjectif qu'il soit, peut satisfaire

la raison la plus exigeante, puisqu'il est fondé sur des

données de l'expérience, et qu'il réussit mieux que tout, à

éclairer les grands problèmes qui nous angoissent.

On peut explorer sous de multiples aspects ce domaine extraordinaire où les grands poètes nous font pénétrer presque de plain-pied, mais où la pensée discursive se trouve mal à l'aise, voire impuissante. On peut par exemple chercher si l'expérience vivante de notre être — beaucoup plus simple

(1) Voir VArcher, fév. 1931, p. 209 et ewiv.


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L ARCHER

et normale que ne le fait entendre le terme de mysticisme trop vague et trop souvent mal vu — n'est pas la seule base solide de la philosophie, si elle ne nous permet pas de trouver la vraie Réalité dans le inonde de l'Illusion, et de démasquer la fausseté des problèmes métaphysiques que l'intellect s'efforce en vain de résoudre.

J'imagine qu'on m'arrêtera à mon point de départ : une donnée aussi subjective que votre « expérience », me dit-on, ne peut avoir aucune valeur philosophique. Alors, entendons-nous sur ce grief de subjectivité sur lequel le rationalisme condamne si facilement ses adversaires. Tout fait est subjectif puisque nous ne le connaissons que lorsqu'il est perçu par notre conscience. Que parmi les faits, les uns, s'appliquant à tous les hommes ou à toutes les choses, aient une portée dite objective, et nous paraissent extérieurs, et que les autres aient une valeur purement prsonnelle, rien de plus naturel, mais cela n'empêche pas que tous les faits, au point de vue du processus de la connaissance, soient subjectifs. Bien mieux, la connaissance du monde intérieur, ou conscience, qui est directe, est bien plus sûre que celle du monde extérieur, qui est indirecte et pour ainsi dire de seconde main. Descartes lui-même ne s'y est pas trompé : il n'a pas trouvé mieux pour reconstruire le monde après sa fameuse crise de scepticisme, qu'une pure affirmation dont la l'orme logique cache mal l'évidence intuitive. Le monde extérieur provoque en nous des perceptions, et nous concluons que quelque chose existe en dehors de nous, qui a produit la perception : la pierre du chemin est plus réelle pour nous que notre conscience, et pourtant nous ne connaissons cette pierre que par notre conscience. Depuis l'intelligente critique des plus anciens philosophes grecs, et la puis-


ILLUSION ET RÉALITÉ 499

santé métaphysique hindoue, jusqu'aux découvertes les plus modernes de la science, tout nous invite à douter de l'objectivité de notre image du monde. Depuis des siècles, on nous avertit que nous sommes victimes d'illusions et que le monde réel n'a pas grand chose de commun avec l'image que nous en percevons.

L'analyse la plus élémentaire de la perception suffit à le prouver. Elle nous révèle même un véritable mystère, une bouche d'ombre, devant laquelle s'arrête l'intellect, et où l'on peut pourtant faire des découvertes. Mais ce qui trouble le philosophe dont la confiance repose uniquement sur la logique, c'est qu'il ne s'agira plus ici de raisonner, il s'agira de vivre. Une hypothèse scientifique, aussi logiquement construite qu'elle soit, s'écroule devant les faits nouveaux de l'expérience, qui reste la souveraine maîtresse ; de même en philosophie les raisonnements les plus rigoureux ne valent rien devant les constatations de F expérience intérieure. Les rationalistes se hérissent parfois devant cette expérience ; ils la redoutent, parce que le monde qu'elle leur ouvrirait ferait s'écrouler toutes leurs belles constructions ; parfois même ils l'ignorent, et traiteraient volontiers les mystiques de fous, c'est-à-dire non faits comme eux, au lieu de faire un simple retour sur eux-mêmes et de s'avouer qu'ils pourraient tous l'éprouver s'ils n'étaient à la fois aveuglés par leur amourpropre et chloroformés par l'habitude de la logique. Heureux les pauvres d'esprit ! Non point certes les idiots, les innocents, les ignorants, mais ceux qui laissent parler en eux la vie, et ne contemplent pas bouche bée, comme la seule vérité, leurs syllogismes, leurs systèmes, leurs châteaux de cartes, qui, en fin de compte, n'expliquent rien de tous les grands problèmes de la vie. La raison élimine l'erreur, elle ne découvre pas la vérité ; elle est le garde-fou, elle n'est pas la voie.

L'objet dit extérieur, que nous percevons, nous l'ignorons


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L ARCHER

réellement : ce pin odorant qui bruit sous le vent de mer, qu'est-il ? Un foyer de vibrations, dont nos sens trient une très petite gamme : celles de la lumière par exemple, atteignent notre oeil, modifient la structure de la réfine, y causent «les changements chimiques et physiques ; ceux-ci affectent le nerf optique, qui transmet au cerveau ce message encore extérieur à notre conscience. Puis soudain, dans la conscience apparaît l'image de l'arbre : ni la physiologie, ni la psychologie n'ont comblé le gouffre qui existe entre le dernier changement sensible dans le cerveau et notre perception de l'objet avec ses couleurs : nous substituons alors une image à l'objet réellement inconnu, qui est peut-être un simple point mathématique ; et nous croyons que nous percevons comme réalité objective cette image que nous avons projetée dans le monde de notre conscience.

Mais notre corps, de son côté, est-il autre chose qu'un ensemble de perceptions coordonnées par l'habitude, qu'une image collective provoquée par une réalité aussi inconnue que l'arbre ? A-t-il une plus grande valeur objective que lui ? Non, assurément. Arbre, oeil, cerveau, corps, ce sont là autant d'images qui naissent toutes dans le monde de notre conscience : c'est donc en lui qu'il faut chercher le monde réel.

Dirons-nous alors que notre conscience est la seule réalité ? et que l'image du monde est notre création ? Ce serait une absurdité. Cette image s'impose à nous, nous ne la créons pas à notre gré ; elle ne peut que provenir d'une réalité mystérieuse qui agit sur nous, mais qui n'est pas extérieure à nous. Cette réalité est le monde des choses en soi, le monde des Idées platoniciennes, le monde divin. Prisonniers clans la fameuse caverne, et hypnotisés par les ombres que nous prenons pour la réalité, nous rions de ceux qui, éveillés au mystère de la vie — les mystiques — se révoltent, réussissent à se retourner vers ïe centre de leur conscience (l'ouverture


ILLUSION ET RÉALITÉ 501

de la caverne), et contemplent la Réalité dans un bonheur sans nom.

L'illusion n'est pas dans la chose en soi, ni dans l'image que produit ma conscience — image qui reste vraie pour moi — mais dans ma conception que cette image est la chose en soi, qu'elle existe indépendamment de ma conscience. L'illusion disparaît, si nous changeons notre point de vue, si nous expérimentons la Réalité.

Cette expérience de la Réalité peut être conçue de deux façons différentes, qui ne s'excluent pas, mais se complètent. Ou bien l'homme a une illumination, fréquente ou exceptionnelle, parfois unique, dans son existence, comme les grands mystiques ; ou bien il réussit, en tirant une leçon pénétrante de toutes les expériences de la vie quotidienne, à changer résolument son point de vue sur le monde, à se libérer des liens qui l'attachent à son « image du monde ».

L'illumination des mystiques est plutôt une vision qui promet la victoire, ce n'est pas toujours la victoire réelle, permanente : l'extase, sorte d'acrobatie spirituelle, n'est possible qu'à des tempéraments dits anormaux, soumis souvent à un entraînement ascétique rigoureux ; elle suppose le renoncement total à toute image du monde, monde des sens, inonde des émotions, monde des pensées. C'est le grand vide, désespérant pour les âmes qui l'abordent pour la première fois, mais précurseur de la grande lumière. Que dire de cette lumière ineffable et que pourtant tant de mystiques ont essayé de traduire à nos regards profanes ? « Ce que tu vois, dit Kabir, n'existe pas, et pour ce qui est, tu n'as pas de mots » (1). Monde de pure beauté, sans formes ni couleurs, Réalité sans objet ni limite, union parfaite avec tous

(!) Kabir, Tagave, 49 (éd. N. R. F.).


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les êtres, car tout existe en nous et ce que nous connaissons réellement, nous le sommes nous-mêmes. Devant le caractère exceptionnel, intellectuellement incompréhensible de cette expérience, nous sommes portés à douter de sa valeur « objective » ; mais devant les témoignages nombreux que les mystiques nous offrent au cours des âges (1), hommes ou femmes au grand coeur, à l'intelligence rayonnante, à l'activité féconde, il est impossible de ne pas reconnaître, si l'on est sincère, qu'il y a là un état d'âme de première importance sinon le plus considérable de toute la vie morale. Ecoutons le néo-platonicien : « Chaque être contient en lui le monde Intelligible tout entier et le contemple tout entier dans chaque être particulier. Toutes les choses sont partout, chaque chose est le tout et le tout est chaque chose ; une splendeur infinie rayonne. Tout est grand, car même le petit est grand. » (2) Puis l'Apôtre : « Je connais un homme en Christ qui fut ravi jusqu'au troisième ciel, il y a plus de quatorze ans... et je sais que cet homme fut ravi dans le paradis, et y entendit des paroles ineffables qu'il n'est pas possible à l'homme d'exprimer. » (3) La grande chrétienne du XVIe siècle décrit la conquête des sept demeures du château intérieur, dont la dernière voit les noces spirituelles de Târne et de Dieu. « En cet instant, Dieu daigne manifester à l'âme la béatitude du ciel par un mode dont la sublimité dépasse celle de toutes les visions et de tous les goûts spirituels. Tout ce qu'on peut en dire, c'est que l'âme ou plutôt l'esprit de l'âme devient, selon qu'on en peut juger, une même chose avec Dieu. » (4)

Le mystique chrétien du XXe siècle affirme : « Toute ima(1)

ima(1) Bucke, Cosmic consciousness. f<)-) Plotin Ennéales, V, 8, 4.

CoH::ih II, 12. v4) G. Em oyen, L'Amour divin. Essai sur les sources de SainteThérèse, p. 349.


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gination s'efface et toute intelligence s'abat, devant un tel spectacle. L'Absolu descendant réellement dans le Relatif, sans l'intervention d'un ange, d'un prêtre, d'un rite, d'une formule ; dans la nudité sur-intellectuelle, supra-imaginaire, dans l'abîme terrifiant de la foi, dans la septuple ténèbre des sens, de la raison, de la volonté, du désir, de la solitude spirituelle, de la nuit psychique, de l'anéantissement du moi î » (1)

Ecoutons encore la voix des Upanishads hindous : « Celui qui connaît Brahman, le vrai, l'omni-conscient, l'infini, caché dans les profondeurs de l'âme, qui est le ciel suprême (le ciel intérieur dé la conscience) jouit de tous les objets de son désir, en union avec Brahma qui connaît tout. » Et celle d'un grand Hindou moderne : « Chacun sent et connaît en lui-même l'unité de l'Etre, en ces moments extrêmes où l'intelligence, hautement éveillée, s'achève en intuition... Etre, c'est tout inclure, c'est ne pas être conscient du toi et du moi. » (2) Et la parole d'un petit livre de sublime sagesse orientale : « Dans le silence profond surviendra l'événement mystérieux qui fera connaître à l'âme qu'elle a trouvé la voie. Donne-lui le nom qu'il te plaira : c'est une voix qui parle là où il n'y a nul être pour parler ; c'est un messager qui vient, sans forme et sans substance ; ou encore c'est la fleur de l'âme qui s'est ouverte. Il ne peut être décrit par aucune métaphore. » (3)

Un épanouissement de la conscience qui équivaut à une véritable perte du moi et plonge l'âme dans le sein de Dieu, tel est l'événement fondamental de la vie mystique.

Mais cette anticipation du bonheur final n'est pas dans l'ordre normal ; la véritable réalisation de l'homme est à chercher dans le cours de la vie ordinaire : il n'a pas à

(1) Sédir, Les forces mystiques, p. 35.

(2) Krishnamurti, passim. Cf. R. Tagore, Archer, 1931 fév., p. 209 et suiv.

(3) La lumière sur le sentier, pi 16.


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sortir de soi-même pour trouver la Réalité ; il a à se trouver soi-même tous les jours. L'homme est le foyer dans lequel la Réalité éternelle, infinie, devient une image, limitée dans l'espace et dans le temps ; il est la porte ouverte à la Réalité ; mais tant qu'il vit esclave de cette image, il ne s'aperçoit pas de cette porte ouverte. Il convient donc de se libérer de l'esclavage. L'effort de libération précède généralement la vision mystique qui en est la récompense ; la grâce vient à ceux qui lui tendent les bras ; et à son tour l'extase, chez le vrai mystique (c'est d'ailleurs à ce caractère qu'on distingue le vrai mystique) est la source d'une nouvelle activité pratique, dans les domaines même les plus terre à terre : « Si vous êtes à la cuisine, dit Sainte Thérèse, comprenez bien que Notre-Seigneur est là, au milieu des marmites, qui vous aide à l'intérieur et à l'extérieur. » Le processus de cette libération est simple à comprendre, mais combien difficile à réaliser ! Il porte sur les quatre domaines, matériel, sensible, intellectuel, spirituel.

Se libérer des biens matériels ne signifie pas y renoncer, devenir pauvre, sale, étique, mais au contraire utiliser sans en être esclave, argent, santé, pouvoir, comme des instruments qui nous sont prêtés pour augmenter en nous le rayonnement de la vie. Les satisfactions du coeur constituent un deuxième esclavage ; nous sommes égoïstes, nous voulons être aimés par la personne que nous aimons, et surtout monopoliser son coeur ; c'est trop demander. Il ne s'agit pas de refuser l'affection qui s'offre — sacrifice bien inutile dans sa cruauté — ni de se désintéresser d'autrui, sous prétexte de « désintéressement », mais ' de libérer notre coeur de ses entraves en rayonnant l'amour autour de nous, comme une fleur son parfum, sans nous préoccuper de la récompense. L'esclavage de l'intellect est bien plus difficile à briser : celui qui compte sur les constructions de son cerveau pour trouver la Réalité perd son temps ; il est prisonnier des formes rigides


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qu'il crée. Il ne s'agit pas non plus, ici, de renoncer à cultiver l'intellect à fond — unique instrument pour étudier la prison et pour communiquer avec autrui — mais de ne pas être dupes des préjugés et des systèmes, et de pénétrer jusqu'à l'intelligence supérieure qui est intuition. Mais le quatrième degré de la libération est certainement le plus rude à gravir ; c'est la libération spirituelle, celle qui demande le plus de courage, car elle exige que l'homme n'ait pas peur de marcher seul. S'agit-il de répudier nos religions, nos dogmes, nos rites ? Non, mais de les utiliser avec détachement, comme des moyens, non comme des fins, de ne pas attendre le salut d'eux seuls ; l'homme n'obtient pas du dehors ce qu'il ne peut trouver qu'en lui-même. Il est des cas où les pratiques religieuses sont un obstacle à la réalisation de Dieu en nous : Sainte Thérèse interdit la communion à deux religieuses qui en étaient trop servilement éprises. Au lieu d'être prisonniers de nos institutions religieuses, nous y apporterons la Vie que nous aurons pu réaliser en nous-même.

Ainsi donc ne renonçons point au monde pour aller vivre au désert ; c'est un effort inutile, d'ailleurs impossible, parce qu'il est contraire à la nature ; ce n'est pas en prononçant des voeux de pauvreté, de chasteté, d'ignorance et d'obéissance que nous atteindrons Dieu, mais plus simplement, en changeant notre attitude devant le monde, en considérant notre argent, notre sensibilité, notre puissance intellectuelle, nos doctrines religieuses comme de simples outils de notre expérience intérieure. Seule cette expérience vraiment créatrice, puisqu'elle nous force à remonter en nous-même jusqu'à la plus haute source de vie, nous conduit à comprendre de façon définitive l'irréalité de notre image du monde, et la fausseté des problèmes métaphysiques qui s'y rattachent.


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Ces problèmes se ramènent plus ou moins clairement à celui de l'Absolu et du Relatif. La Réalité, c'est l'absolu, mais c'est aussi le relatif ; la différence qui les sépare est une pure question de point de vue, que nous ne pouvons concevoir qu'en recourant à des images ou à des comparaisons. Le nombre 1 est l'unité, mais cette unité est composée d'un nombre illimité de fractions, aussi variées que nous voulons. Donc 1 est aussi la multiplicité, tout en restant l'unité ; ce ne sont pas là deux choses différentes. 1, considéré dans son unité, c'est l'absolu, considéré dans sa multiplicité infinie, c'est le relatif. Je ne suis pas une créature indépendante, je suis partie d'un ensemble complexe, où toutes choses sont en relations étroites entre elles ; je ne verrai pas la vérité absolue de mon point de vue relatif, mais je peux tenir compte de la relativité de mon point de vue, la déduire pour ainsi dire, afin que ma vérité ne contienne plus de relatif. C'est par une profonde compréhension du relatif que je peux pénétrer dans l'absolu, de même qu'en science^ seule la théorie de la relativité permet de formuler la loi d'une façon absolue.

Prenons un exemple concret : je suis chez moi, dans le salon, assis au milieu d'un groupe de personnes, parents et amis, qui discutent assez vivement. L'une d'elles vient de faite une réflexion désagréable, sur un ton piqué et nerveux, qui éloigne provisoirement la sympathie. Il se déclanche même en moi alors un véritable cinéma de mauvaises pensées et une démangeaison ne méchantes paroles. Mon intellect sert très fidèlement ma critique ; je découvre en cette personne toutes sortes de vilains sentiments, je démasque avec une joie maligne les vrais mobiles qui l'ont fait parler ; j'en rapproche d'autres observations, je reconstitue sa personnalité dominée par la vanité. Et à la suite de cette analyse impitoyable, aussi prompte que l'éclair, se hérisse aussi en moi ma personnalité susceptible et impulsive, toute prête à


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l'attaque, comme le bouledogue qui gronde. Mais brusquement, une honte profonde m'envahit : je sens que toute la perspicacité de mon intellect, avide de séparation, est une erreur. Non que mes observations soient fausses ; au contraire, elle tombent fort juste et m'offrent une lumineuse explication de ce caractère. Mais maintenant je suis emporté par un tout autre courant de pensées : je songe que si j'étais à sa place, avec son tempérament, son sexe, son hérédité, ses expériences antérieures, ses facultés et ses lacunes, je penserais et agirais exactement comme cette personne : je prends conscience du caractère relatif du point de vue qu'elle occupe dans le monde, et aussi du mien. Moi qui l'analysais si implacablement, je pourrais être démonté, disséqué à mon tour par elle ; mais je sais bien que je ne serais pas compris tant qu'elle ne se mettrait pas à ma place, et ne tiendrait pas compte de mes antécédents, de ma nature, en un mot des rapports multiples qui m'enchaînent au reste du monde. Et cette double plongée dans le monde du relatif, cet échange que j'imagine entre nous de nos points de vue relatifs, m'amène à cette compréhension de l'unité de nos deux vies. (1) Nous sommes deux points de vue relatifs du même Absolu, deux fenêtres ouvrant dans la même pièce, deux expressions de la même Vie. Et pendant l'espace d'un éclair, je sens que je suis cette personne, qu'elle est moi, que nous sommes Un. Quel réconfort alors dans ma conscience ! Quelle bienveillance à l'égard de cette personne !

Je parcours des yeux le visage de plusieurs de mes compagnons : ce monsieur riche et sans culture qui se renferme dans un mutisme boudeur, c'est l'Absolu, vu sous un autre angle ; cette vieille dame aux yeux blancs, dont les traits secs et froids sont si peu attrayants, c'est encore l'Absolu. Et

(1) Compréhension, étymologiquement, est le contraire d'intellect; l'un exprime la connaissance par union, l'autre la connaissance par le choix, par la séparation.


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quant à celle-ci, tout pies de moi, toute bienveillante cornpréhension lui est acquise, depuis longtemps. Je lui dois même ma première intuition de l'unité de la vie ; je l'ai asseK étudiée pour bien connaître le monde du relatif où elle est attachée, et j'ai pour elle assez d'affection pour dépasser ce relatif tous les jours sans effort ; car l'amour nous fait entrer de plain-pied dans l'unité ; il nous pousse à chercher toujours de nouvelles raisons d'aimer, à justifier les faiblesses de l'être aimé, à tenir compte a priori de tout le relatif qui l'étreint ; mais pour les autres êtres, j'avoue qu'il me faut d'abord approfondir le relatif pour arriver à l'amour et renouveler chaque fois mon effort. Dans le premier cas, l'amour est un point de départ, dans l'autre, il est un point d'arrivée, je nie prends à m'aimer aussi, non plus égoïstement, mais comme une expression de la même Vie : et je savoure durant quelques secondes le plus pur bonheur.

Une petite expérience de ce genre, toute banale qu'elle soit, peut faire comprendre pourquoi on aurait tort de poser un problème de l'absolu et du relatif, car il n'y en a pas. L'absolu est à tous les points du relatif, l'un ne se conçoit pas sans l'autre, puisque c'est la même chose : leur distinc, tion est une pure question d'expérience intérieure. Notre conscience ouvre tantôt sur le relatif tantôt sur l'Absolu. Une vieille image empruntée à Plotin nous aidera à transposer cette expérience dans le domaine intellectuel, autant que cela est possible : « L'absolu est comme le centre dans un cercle ; tous les rayons tirés du centre à la circonférence laissent pourtant le centre immobile, bien qu'ils naissent de lui et en tiennent leur être. » (1)

Il y a unité au centre, multiplicité à la circonférence. Quand nous ne regardons que la circonférence, nous ne nous rendons pas compte que le centre unit tout ; nous pouvons

(1) Eimanàt'^ IY, 2.


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avoir l'illusion que tous les rayons dont nous ne connaissons que l'extrémité externe sont séparés ; la circonférence est le domaine de la relativité, tandis que le centre où aboutissent tous les rayons est l'Absolu. Le philosophe mystique suit le rayon jusqu'au centre et embrasse le cercle tout entier, le savant explore la circonférence et gagne ainsi une connaissance détaillée du monde de la multiplicité, de la relativité, sans se rendre compte de l'unité. Chaque être humain est un rayon : au centre il est l'absolu, l'un ; à l'extrémité, il est l'être qui se croit séparé, l'être relatif, mais c'est toujours le même rayon. Paradoxe, mystère, véritable quadrature du cercle : en nous l'Absolu devient relatif à tout moment de notre existence, et le relatif peut redevenir l'Absolu à tout moment, dans totite expérience, quelle qu'elle puisse être ; c'est l'expérience ordinaire qui est la porte ouverte à l'Absolu. Le moi et le non-moi sont donc des illusions. Pour celui qui, remontant en soi le rayon depuis son extrémité, arrive au centre, il n'y a plus de moi ; le problème du moi n'existe qu'à l'extrémité, et il n'est pas susceptible de solution, car il disparaît dans la Réalité.

On peut envisager de la même façon d'autres antinomies, comme celles du temps et de l'espace, de l'esprit et de la matière, du bien et du mal, de la liberté et du déterminisme, de l'âme et du corps, et montrer que ce sont autant de faux problèmes. La grandeur de la philosophie consiste à ne pas répondre à ces questions, à les dépasser et à découvrir l'absurdité qu'il y a à se contenter de raisonnements ou de systèmes devant la vie. « La Vie n'est ni logique, ni systématique ; elle n'est ni raisonnable, ni utile ; si un système logique pouvait l'exprimer, ce ne serait plus la vie, ce serait la mort. » (1) Dans la vie intérieure, comme dans la vie extérieure, l'expérience est la seule instructrice : « L'âme,

(1) Van der Leuuw, La conquête de l'illusion, p. 83.


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dit Emerson, ne répond jamais par des mots, mais par la chose elle-même qu'on demande. » Efforçons-nous d'atteindre cette libération du relatif, et tout nous paraîtra clair, mieux même, nous serons ce tout. Tel est un des sens multiples de la Parole : « Cherchez d'abord le royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous sera donné par surcroît. »

Alfred LAUMONIER.


AVEC LA 67e DIVISION DE RESERVE

Mercredi 16 septembre :

Dugny : Château du sénateur Charles Humbert.

Sur la route qui suit la Meuse, et que nous commençons à bien connaître, nous nous rapprochons de Verdun. Les ponts de Villers, de Monthairons, d'Ancemont, n'existent plus. A mesure que nous avançons vers le Nord mon orgueil s'enfle. Autour de la ville trois ballons captifs veillent, deux aéros sillonnent l'espace. Les forts, ramassés sur les hauteurs, attendent tandis que l'un d'eux blessé se panse. Les Allemands savaient Troyon moins bien armé que les autres. Les environs en étaient infestés de fermiers qui ont décampé la veille de la déclaration de guerre. A l'usine de chaux de Dompcevrin travaillaient des ouvriers suspects et, depuis quelque temps, des roulottes, dont les occupants semblaient très curieux, s'arrêtaient sur les chemins.

Dugny : le village est bondé à craquer : plusieurs trains


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régimentaires : ambulances du 4e C. A. : convois administratifs. Nous faisons la grimace ; il va falloir coucher dehors. Le Parc se forme difficilement sur un terrain cultivé où les roues s'enfoncent trop. Nous allons à la recherche du gîte improbable, quand on nous apprend que « nous sommes logés au château ». Mazette ! C'est celui du sénateur Charles Humbert. Au premier, le commandant se dilate dans une chambre de... sénatrice, avec un affriolant lit de milieu à la tête duquel une femme nue de Henner caresse le regard. Nous clignons vers son cabinet de toilette.

Nos chambres à tous sont d'ailleurs très confortables. Je m'installe et je relis une lettre de ma femme reçue ce matin. Elle me décrit sa vie dans une famille amie où, le soir, on parle des absents dont on suit avec ferveur les marches lointaines. Par ma fenêtre ouverte j'aperçois les vastes prairie» qu'ourlent les Hauts de Meuse. Un fort au-dessus duquel dans le soleil du soir un ballon captif s'élève. Des milliers de vaches mouchettent la verdure. J'entends leurs clochettes. Le fleuve se couvre de vapeurs. Devant ce décor que domine toujours le grondement du canon, je m'accoude en pensé© sur la table familiale de nos amis, là-bas...

* Jeudi 17 septembre.

On se lève le coeur léger. Le Bulletin des Communes nou« a confirmé la victoire qui termine « la bataille de la Marne ». L'ennemi recule sur tout le front et si, autour de Verdun, sa marche en arrière est moins rapide c'est que notre région forme pivot. Ces nouvelles courent sur nous comme des rayons de soleil sur des épaules transies après la pluie.

Les bruits les plus cocasses circulent. H y a deux jour» l'agent cycliste de liaison entre les formations sanitaires de la Division et nous, annonçait que les Russes étaient entrés à Berlin, Toulousain barbu de 38 ans, haut en couleur,


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représentant de commerce, il ponctuait ses dires d'un : « et c'est absolument officiel ! » Un brigadier du 257e d'Artillerie affirme que : « 80.000 Allemands ont été cueillis. On a fait déborder la Meuse. Le gouverneur de Verdun a demandé au général J offre ce qu'il fallait faire des prisonniers et le généralissime a répondu : « Massacrez »...

— « et à Troyon on leur a passé quelque chose !... »

— « Ah ! Qu'est-ce que c'est que cette affaire de Troyon, raconte-moi ça » lui dis-je, trouvant là une occasion de mesurer l'échelle de son imagination.

— « Eh bien ! Voilà. Les Boches ont attaqué le fort de Troyon. Celui-ci a fait exprès de ne pas répondre ; c'était une ruse ; alors les Prussiens sont montés à l'assaut et on en a fait une salade ».

— « Crois-tu que le fort ait été très touché ?

— « Bah ! Rien. Il n'a eu qu'une tourelle un peu démolie.

Nous avons tous la « regardelle » et nous « tartarinisons » comme nous respirons.

Mission pénible. Le sous-lieutenant Déjean me signale parmi les « morts glorieux » énumérés par le Petit Journal : « lieutenant Sournait, 57e R. A. C. », et il ajoute :

— « Vous êtes le plus qualifié pour prévenir son frère »\ qui commande la 22e S. M. I. J'y mis toutes les gradations, mais quand il me fallut montrer l'imprimé, quand je via le frère fixer longuement le papier comme s'il ne comprenait pas, et subitement ses épaules secouées sous les sanglots,

je me sentis tout chose.

* **

Ce matin, en nettoyant son revolver, un homme de la 23 S. M. A. a tué un de ses camarades, Lacaze, de Mirande. La balle a pénétré en plein coeur.


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* *

L'artillerie se réveille. Les 4e et 6- C. A. sont engagés.

Déjean me communique quelques journaux allemands que le lieutenant David a pris à des fermiers de la vallée de A7aux, près de Troyon, en leur déclarant qu'il était chargé d'une enquête officielle et qu'il fallait lui remettre tous les papiers laissés par les Prussiens. Ils chantent leurs victoires « colossales » et affirment que les nouvelles de source anglaise, française ou russe n'ont aucune valeur, tandis que les leurs...

P..., le cycliste du Commandant, tient un carnet de route. C'est un grand garçon blond et dégingandé, tout de suite convaincu.

Il me prête ses notes, et je lis :

« Les Allemands on les massacre. Le général J offre a donné cet ordre. Les forts et notre 75 les exterminent. Ils ont été trop audacieux. Le retour ne se passe pas dans les mêmes conditions que l'aller. On a inondé toute la basse plaine en crevant la Meuse, aussi ils ne peuvent pas faire marcher leur artillerie lourde et nos canons les fauchent. En ce moment, il y aurait 70.000 hommes obligés de se rendre ou de mourir de faim, car le ravitaillement ne se fait plus. On aurait fait l'autopsie de plusieurs cadavres et on aurait trouvé dans leur estomac de l'avoine et des betteraves ». Délicieux P... !

Les forts du Nord de Verdun ont tonné toute la journée avec fureur. On les entendra aussi toute la nuit. P..., enregistre la chose et, réalisant ses désirs, il bâtit le petit scénario suivant. A la date d'aujourd'hui son récit indique :

— « Ce que nous sommes bien ici. C'est dommage, il pleut


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lout le temps. En ce moment les canons du fort de Dugny crachent. Ce doit être terrible les dommages qu'ils doivent faire. Ici, au château, les vitres en vibrent. C'est effrayant l'hécatombe des morts qu'il doit y avoir. C'est une journée terrible pour les Allemands. Ce qu'on doit leur passer. Poussés à l'arrière du côté de Souilly, reçus à Verdun par les forts, ils tentent de passer la Meuse, mais nos canons leur détruisent les ponts et les écrasent. Ce doit être une hécatombe ».

Il assiste à tout cela, le brave P... et, plus tard, il le racontera à Marmande avec de grands gestes.

Il fera bon lui dire que ce n'est pas arrivé.

J'apprends la mort du docteur Biros, de Saint-Girons, qui appartenait au premier groupe du 218e. On l'avait évacué à Ménil-aux-Bois où je l'avais soigné, l'autre jour. Il était resté à son poste jusqu'à l'extrême limite de ses forces.

Vendredi 18 septembre : Dugny : Château de Ch. Humbert.

Le brave P..., dont l'imagination file sans cesse sa toile d'optimisme, a écrit sur son carnet : « Il a fait un temps épouvantable cette nuit. C'était la bourrasque, le grand mauvais temps ; n'empêche que le canon a grondé toute la nuit. Ce que cela doit être terrible la retraite des Prussiens en cette nuit obscure dans l'eau de la Meuse ; la boue, la pagaille et pour corser la situation l'accompagnement en ut mineur de canon ».

Somme toute, il plaint les « pôvres » Allemands de s'être engagés dans cette guerre.

* **

Il est certain que l'ennemi recule aussi dans notre région


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mais lentement et en luttant avec acharnement. Il se serait très fortement retranché du côté de Montfaucon et d'Etain : Verdun est dégagée. De ma fenêtre, le long de la Meuse, je vois les trains passer. Ils sifflent avec un air de défi. Sur la rive droite, colonne vertébrale qu'ils n'ont pu briser, se dresse la ligne boisée des Côtes de Meuse où, silencieux, les forts du Sud veillent tandis cru'au Nord leurs frères mordent.

J'ai puisé, ces deux jours, dans la bibliothèque du château et j'ai lu ce que j'ai pu trouver sur la guerre de 1870 : la Débâcle, le Désastre, les Braves gens, les Tronçons du Glaive, la Commune, vieilles connaissances dont les pages, aujourd'hui, m'ont étrangement secoué. Je les consulte en fonction de l'avenir. A Ménil-aux-Bois, j'avais pu feuilleter une histoire de la guerre funeste. A Tilly, j'étais tombé sur le Rapport officiel de Bazaine sur la Reddition de Metz. Lecture pénible.

De l'ensemble de ces livres —- que les Meusiens paraissent fréquenter — je veux ne conserver que des motifs d'espérer. Est-ce filer ma toile d'illusion à la manière de P..., le blond ' cycliste ? D'abord l'honneur fut sauf. Au-dessus des impérities des dirigeants, des discussions odieuses des chefs, du fantôme sinistre de l'empereur, les charges de Reichshoffen et du calvaire d'Illy, la défense de Bazeilles par l'infanterie de marine, la façon dont nos artilleurs savaient mourir sur leurs mauvaises pièces, ont illustré Pâme de notre Race. La résistance de Paris, l'improvisation inouïe d'armées nouvelle» qui se défendaient au point que l'ennemi frémissait d'inquiétude, l'énergie délirante — mais énergie éclatante — que représentaient nos luttes fratricides, tout cela me convainc que nos ennemis ont bénéficié en 1870 d'une veine qui ne ■e trouve pas deux fois.


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L'année terrible, nos hommes mouraient de faim. En 1914, ils ont presque trop de nourriture. La viande est de première qualité. Les milliers de bêtes à cornes qui paissent devant moi garantissent demain. Le ravitaillement s'accomplit avec ordre. Les vétérinaires inspectent les quartiers portés par les autobus et font enfouir ce qui est suspect. Légumes, pain biscuité et renouvelé fréquemment, tabac, eau-de-vie, rien ne manque... sauf le vin, dont nos méridionaux ne peuvent se passer. Ils se débrouillent avec bonheur. Les revenus de l'ordinaire permettent encore d'acheter parfois des lapins, des poulets, et certains repas de nos soldats du Parc ont été de vraies petites bombances.

Au point de vue professionnel je me suis extasié, dès le premier jour, sur la confection de ma voiture médicale. Les six grands paniers sont, chacun dans leur genre, un chef-d'oeuvre. Maximum de choses utiles dans le minimum de place. La boîte à chirurgie est un bijou.

La liaison entre les divers services de l'avant et de l'arrière m'a parue parfaitement assurée. Mes hommes sont mathématiquement évacués.

L'action néfaste des pluies se marque. Le nombre de3 malades augmente. Les froids, l'eau non bouillie, les fruits verts, l'abus de la viande, multiplient les gastro-entérites et les dysenteries. J'ai évacué deux hommes atteints de rhumatisme articulaire aigu. Dans le rapport quotidien d'aujourd'hui j'ai insisté sur la nécessité absolue de faire bouillir l'eau et d'affecter par section un homme à ce travail. Je réclame pour chaque soldat une ceinture de flanelle.

.*.


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On a conduit au Parc plusieurs centaines de chevaux venant de Toulouse. Les hommes qui les menaient nous ont raconté que le XVIIe C. A. avait été surpris et malmené

à Bertrix, en Belgique.

* **

Nos cuisiniers se prélassent dans une cuisine confortable et hier ils avaient inscrit sur des menus de porcelaine le repas suivant :

Veloutine de mensonges à la Guillaume Langue de vache sauce Troyon

Purée à la Génicourt

Emincée de cuissot à la J offre

Macaroni filant genre von Kluck

Tarte aux prunes bruxelloise

Eau des Parodies

Vins de la Meuse

Café — Liqueurs

Samedi 19 septembre : Dugny : Château de Ch. Humbert.

Il pleut avec la même constance qu'il faisait soleil au début. Les forts tirent sans arrêt, car l'ennemi se masse dans la Woevre se préparant à attaquer les Hauts de Meuse que nous contribuerons sans doute à défendre.

Le Bulletin de renseignements n° 28 envoyé par l'étatmajor nous apprend :

« Renseignements généraux. — Les Russes ont définitivement mis hors de cause les armées austro-allemandes qui les avaient attaquées sur leur flanc gauche en Galicie et en Pologne.

« Situation générale. — Une bataille générale est engagée entre l'Oise et la Meuse sur le front nord de la forêt de l'Aigle, de la Vesles et de la Suippe. A notre gauche la 3e Armée a légèrement progressé sur le front général Varennes, Cuisy, Brabant, Grémilly.


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« Situation particulière. — Devant le front du 3e groupe de D. R. le contact a été maintenu sur la ligne Ornel, Etain, Warcq, bois de Pareid, Harville. Depuis hier l'ennemi s'est renforcé en infanterie et en artillerie autour d'Etain. De nombreux débarquements semblent avoir eu lieu dans cette localité et à Conflans. Les postes ennemis semblent renforcés à Saint-Maurice et Warcq. De l'artillerie comprenant des batteries lourdes s'est dévoilée vers la côte 220 sud du bois de Tilly, à la ferme Sébastopol, autour d'Amel, en arrière de Senon et d'Eton ».

Dans la nuit du 19 septembre, sous la pluie, l'attaque se déclanche et le lendemain nous nous attendons à du nouveau.


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Le lundi 21 septembre, toujours sous la pluie, à 6 h. 30, nous quittons Dugny. La Division a reçu l'ordre d'occuper les Hauts de Meuse entre Verdun et St-Mihiel. Sur la route de nombreux cadavres de chevaux. Ils étaient fatigués. Les pluies les ont finis. Pauvres bêtes raidies dans la boue gluante.

21 heures : une lueur à l'Est, Vigneules et Haltonchâtel brûlent. Nous cantonnons à Viïlers-sur-Meuse.

Mardi 22 septembre.

L'ennemi essaie de franchir le fleuve par la « trouée de Spada » où les collines sont moins élevées. La 75e D. R. a été bousculée. La 67e est engagée. Dès 6 heures le Parc recule à l'Ouest vers Lahaymeix. A travers les prairies couvertes de brouillard le bruit de la fusillade et des mitrailleuses parvient jusqu'à nous. L'artillerie donne à pleine gueule.


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Mercredi 23 septembre : 2e bombardement du fort de Troyon.

D'une hauteur, avec nos jumelles, nous suivons le spectacle. Les obus tombent autour du fort qui disparaît dans un épais nuage de fumée noire.

Lahaymeix est bondé d'émigrés de Vaux qui eurent l'ennemi chez eux pendant cinq jours, lors du premier bombardement de Troyon. Ils ont cette fois préféré filer. Les Allemands ne brûlèrent rien, ne démolirent rien, mais leur racontaient qu' « ils étaient désormais Prussiens ». Quand ils exigeaient quelque chose, ils ajoutaient souvent : « sinon capout ». Ils ne se montraient pas difficiles pour la nourriture. Ils mangeaient n'importe quoi, mais en revanche il fallait la quantité. Ils se régalaient de tartines de pain recouvertes d'un côté, de confiture, de l'autre côté, de saindoux, et ils avalaient cette combinaison trempée dans du café dont ils faisaient une forte consommation. Certains officiers croyaient que le fort de Troyon « en avait pour cinq heures ». 15 heures : un détachement du 16e Chasseurs, conduit par un lieutenant, vient cantonner. Le régiment est à Courouvre. Il appartient au 8e Corps qu'on envoie à la rescousse.

Des files d'émigrés de Bannoncourt et de Dompcevrin. Les trains ne marchent plus sur la rive gauche de la Meuse. La grand'route reçoit des obus et les convois l'évitent. Notre village où nous étions seuls se remplit de trains régimentaires qui reculent.

Une Division de cavalerie indépendante traverse Lahaymeix. Je vais à cheval avec plusieurs camarades vers le bois à l'Est. Le fort est toujours écrasé sous une averse de projectiles, ainsi que le camp des Romains et les Paroches. Soudain, à droite du bois, des obus éclatent chassant des civils qui s'enfuient sans bagages.

Un ordre nous déplace à l'Ouest sur Mondrecourt, dans la région où l'on s'est battu pendant la bataille de la Marne


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quand les branches de l'étau menaçaient de se rejoindre sur nous.

Splendeur automnale de la soirée. Notre route monte. En nous retournant nous voyons sur le ciel violet s'allumer les flammes des obus. La nuit nous enveloppe à Neuville-enVerdunois. Le village est clos et silencieux. Le canon, plus assourdi, nous accompagne. Les étoiles luisent. Près de la Grande Ourse, Sendrail me fait remarquer une comète :

— « C'est la comète de la guerre », ponctue le bon paysan infirmier Duffour, qui a entendu. La lune a son premier quartier va fondre peu à peu. Comme Mondrecourt est à peu près entièrement brûlé et que des fantassins entassés occupent tout ce qui y est habitable, nous couchons à Issoncourt.

Ce village est intact. H n'est cependant qu'à dix-huit cents mètres de Mondrecourt. Les gens chez qui nous sommes logés, et qui nous gâtent, n'ont pas eu à souffrir des Prussiens qui venaient seulement y chercher des provisions.

« Ils ne voulaient pas boire le vin de la barrique, de peur qu'il fût empoisonné. Ils réclamaient les bouteilles de vin bouché. En partant, les derniers jetèrent dans la cour quelques boîtes carrées ; quand on enlevait l'étiquette, il y avait un trou d'un côté avec une mèche. Il paraît qu'ils en ont jeté beaucoup comme ça à Clermonten-Argonne et que ces boîtes communiquaient le feu d'une maison à l'autre. » En face d'Issoncourt, sur les coteaux, on s'est battu avec acharnement dans la nuit du 11 au 12 septembre. Les gens du village entendaient, non seulement les fusils et les mitrailleuses, mais aussi les cris de la charge. Il reste encore de nombreux cadavres sur le terrain.

Jeudi 26 septembre.

Au lever, avec une lorgnette, nous distinguons fort bien


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les corps. Un temps de trot. Voici une cinquantaine des nôtres : des marsouins du 8e, deux artilleurs, un fantassin ; quelques-uns atrocement déchirés, tombés brutalement la face à terre, dans un allongement de planche ; d'autres crispés ; tantôt isolés, tantôt groupés par sept à huit. Quatre fantassins allemands parmi eux. Sur tous la même pitié s'incline.

Pour atteindre Nicey où nous devons cantonner aujourd'hui, nous repassons de jour à Neuville-en-Verdunois. Devant ce village nous retrouvons la place d'une batterie française marquée par des amas de douilles vides. Derrière, après le cimetière, était postée une autre batterie. On a coupé tous les arbres de ce cimetière trop isolé et qui servait de point de repère à l'ennemi. Des tombes fraîches. Des soldats. Un sous-lieutenant : « sous-lieutenant Verdy, 40e d'Artillerie ». Un colonel « colonel de Féraudy, tué à l'ennemi le 10 septembre 1914 ». Sur la droite de la route on a rasé un petit bois qui gênait la vue de nos pointeurs. Nous parcourons les chaumes. A douze et quinze jours de la bataille nous reconnaissons les positions de notre artillerie, les légères tranchées des fantassins, le passage de la cavalerie dont les fers sont imprimés sur la terre grasse, les abris confectionnés avec des tiges de bois et de la paille, où nos troupes bivouaquèrent ,et tous ces innombrables débris, cartouchières, bandes à pansement, linge déchiré, képis, dans les chaumes piétines et crevés d'obus.

**

Et toujours la bataille continue sans une pause.

Nous tenons nos positions. L'Allemand ne peut encore sortir de la trouée de Spada. Les Hauts de Meuse sont à nous, L'Armée du Kronprinz serait là, composée du Ve Corps, du


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IIIe Bavarois et d'une partie du XIVe C. A. Gardée vers Etain par ses solides fortifications, espérant percer nos deux Divisions de Réserve et le VIe C. A., elle s'acharne mais ne réussit pas.

Nicey. Un des plus délicieux cantonnements. Des maisons coquettes. Le Parc dans une prairie fournie où les chevaux se régalent. Journée superbe.

Un cheval de la 23e S. M. A. tombe dans le ruisseau assez large qui traverse le village. On fait tout pour le sauver. Cordes, barres. On réussit à le mettre sur la route. On le bouchonne. Il essaie de manger un peu de paille. On s'attroupe. On va chercher le veto. Sendrail, majestueux, survient, fronce le sourcil et pour clôturer, prend mon revolver, vise au-dessus de l'oeil, tire... et, un peu plus majestueux, suit une bonne femme qui l'appelait pour sa jument. Il me semble que cette femme, impressionnée, hésite. Elle se demande sans doute si mon ami va employer le même remède pour sa bête.

La voiture médicale a son chien. Il nous a suivi depuis Villers et a adopté Duffour. H gambade. La nuit, il couche sous la voiture. C'est un chien berger à la mine éveillée, à la queue en trompette. Je l'appelle « Nicey ».

Vendredi 25 septembre.

On nous renvoie à Mondrecourt. Journée de soleil.

Le village est détruit presque en totalité. Il sent encore le brûlé. Entre les quatre murs noircis d'une grange, des décombres un tronc à demi-carbonisé émerge. A côté, une gourde qui a éclaté sous la chaleur, un quart roussi, un fourreau de baïonnette calciné. Au cimetière, deux officiers, un capitaine du 8e Colonial, un capitaine du Génie sont ense-


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velis dans une tombe soigneusement entretenue et fleurie par les hommes de ce dernier.

Sur le coteau, en face d'Issoncourt, on enterre les marsouins que nous avons vus hier. Les territoriaux qui accomplissent cette pénible besogne, un prêtre qui se trouve avec eux, avaient déjà enterré, il y a quelques jours, leur lieutenantcolonel et le médecin-major Cavasse, tué avec tous ses infirmiers.

Une batterie ennemie dont nous verrons la place les a pris de flanc.

Nous nous engageons dans un petit bois. Il est semé de sacs, de fusils brisés. Au premier croisement de sentiers, trois mulets porteurs de mitrailleuses sont abattus raidis parmi les bandes de cartouches. Quelques mètres plus loin, six marsouins couchés sanglants autour d'un trou d'obus, près d'un feu. Leurs gamelles ouvertes et contenant de la nourriture, prouvent la surprise de ce bombardement meurtrier. Le bois traversé, nous voici à découvert sur le « plateau des Houillons » où l'on arrive en pente douce depuis le Nord. Les Allemand sont suivi cette pente dans la nuit du 9 au 10 septembre et se sont emparés du plateau. Ce succès leur a coûté cher. Nous tombons d'abord sur une vingtaine de fantassins français rangés au bord d'un trou, creusé pour les ensevelir. Des soldats, deux sergents, un adjudant. Plus loin, après une portion de chaume d'où tirait notre artillerie dont les innombrables douilles de 75 disent l'activité, autour des tranchées françaises peu profondes, la lutte a été terrible. Environ trois cents cadavres allemands du 98e de Metz en témoignent. Dans un espace restreint les uniformes gris fourmillent, abondants surtout dans un champ de navets. A quarante mètres des tranchées ils sont presque serrés les uns contre les autres. Certains ont été, à cette courte distance, fauchés par des blessures impressionnantes qui ont emporté la moitié du crâne et de la face. Quelques-uns ont réussi à


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franchir les tranchées où, renversés sur le dos, avaient encore l'air de se défendre deux fantassins du 312e piétines au cours de l'assaut furieux de l'ennemi. En arrière, ce sont surtout des « pantalons rouges » couchés eux aussi dans les positions les plus baroques et dont quelques-uns présentent comme une cocasserie lugubre. Deux des nôtres sont tombés en avant des positions françaises, au milieu de la masse la plus compacte des Allemands. Noble folie ! 312e surtout, 311e, quelques 303e : tous de la 75e D. R., des soldats du Midi, et de» Réservistes !

Leur défense s'étend sur tout le plateau. Refoulés, ils ont multiplié sur le terrain de recul des trous à peine capables d'abriter un homme couché, mais dont ils firent payer cher la prise puisque devant plusieurs de ces maigres boucliers gisent des cadavres gris.

La plume se refuse à décrire les teintes des visages, l'odeur, l'impression des cris des corbeaux cachés dans le bois.

Les poches de tous les morts sont retournées, les portemonnaie, les portefeuilles jetés vides à côté d'eux. Eparpillées, des lettres de mères, de soeurs, de fiancées, des photographies, pas mal de portraits du Kaiser et du Kronprinz. Par endroits une « postkarte » recouvre une « carte postale ». Les fusils, surmontés de leurs baïonnettes sont en tas, rouilles, avec les sacs roux et couverts de poils des Prussiens, les cartouchières, les casques défoncés.

Les Allemands ont eu le temps d'enterrer beaucoup des leurs. Une fosse contient douze officiers. Sur la croix : « Hier rtihen... ici reposent 12 officiers allemands tués au champ d'honneur le 10 septembre 1914 : un lieutenant-colonel, un major, un capitaine et plusieurs lieutenants ». Le corps de l'un d'eux, mal enfoui, émerge. Autour de deux énormes trous séparés de cent mètres environ, ils avaient rangé, auprès de l'un vingt-cinq des leurs, auprès de l'autre une tren-


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taine des nôtres. Ils ont dû abandoner leur travail quand nos hommes ont repris les positions, trois jours après.

Nous avons encore le temps de voir, ici, un chapelet près d'un blond ennemi, là une médaille près d'un pauvre petit Français, et nous retournons à Mondrecourt en passant par Séreaucourt. Nous franchissons les positions allemandes. Des croix avec le : « Hier rùhen... »

Au contact du charnier, les paysans revenus cultivent leur terre.

*


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Les correspondances des morts montrent combien les soldats de tous les pays se ressemblent. On se tue pour de soi-disant grandes choses et l'on porte en soi une simplicité d'enfant. Les parents renseignent le « petit », le « papa » ou le « mari » sur la maison abandonnée. Une femme parle des « cochons qui engraissent ». Sur une « postkarte » écrite au crayon un Allemand confie à sa fiancée Martha qu'il « ne souffre pas trop, car s'il manque de pain, il a de la viande et du vin... et puis le Kronprinz nous a dit avant-hier que ça serait vite fini ». C'est en effet fini pour lui. La carte est du 9, quelques heures avant sa mort. Un autre a rédigé un carnet peu lisible où il raconte l'attentat de Serbie, résume les déclarations de guerre. « Enfin, dit-il, nous quittons Metz le 18 août... » Et le journal se termine, une page après, sur cette note « qu'il se considérait comme particulièrement heureux de partir contre la France ». Pauvre gosse !

*

Remarqué, en allant vers le bois, dans une source, un cheval mort. Cela me fait penser à l'ordre du jour du Généralissime signalant la chose.

*

Samedi 26 septembre.

Nous explorons encore sous un soleil splendide le plateau tragique. Le médecin-major et le colonel du 8e Colonial de réserve ont été surpris au petit jour à l'heure où ils croyaient pouvoir allumer du feu. Près des tisons une caisse et des quarts. J'ai cherché la place de la batterie allemande qui les a pris de plein fouet. Je l'ai trouvée à droite, du côté de Heippes ,indiquée par ces paniers en osier dans lesquels l'ennemi met ses obus.

En avant du plateau des Houillons, un peu à droite, sur le « signal d'Heippes », dit encore « la côté à moulin », la


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lutte fut aussi acharnée. Même spectacle. Notre 341e tenait cette position. Des lettres évoquent l'amour sur les cadavres. D'une grande écriture anglaise, au style élégant, s'échappent des tendresses pour un « deary » étendu. Sur le ventre d'un Allemand, un carnet traversé d'une balle qui semble l'avoir touché au coeur laisse apercevoir une carte postale coloriée divisée en petits tableaux qui représentent les monuments commémoratifs des victoires de 1870-71, et toute une correspondance d'un soldat français d'un corps de l'Est. Cette correspondance est précieuse. Elle se compose d'une longue lettre d'amour écrite en 1913 à une jeune fille « ma chère Yvonne », lettre d'une délicieuse fraîcheur de sentiment et des réponses de la jeune fille. Dans ces lettres priées étaient plusieurs photographies de groupes familiaux, d'un petit garçon en costume de premier communiant et d'une fillette à la physionomie très douce. C'est un trésor inestimable pour la famille dont l'adresse est indiquée. Je le fais placer soigneusement dans une enveloppe pour l'envoyer aux parents. Ces papiers n'ont pas porté bonheur au soldat ennemi qui les avait dérobés et la balle française a laissé à travers les photos la trace de son passage.

Paul VOIVENEL.

(à suivre).


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...la poésie

Georges-Louis GARNIER : La Grève du Sang ; Le Songe dépouillé (Le Divan). — Alec SCOUFFI : Les Tentations G. Crès) ; Le Violon mécanique (Alb. Messein). — Geo VALLIS : La Lumière intérieure (Edit. Montaigne). — Carlos LARRONDE : Cristaux (Alb. Messein). — La Poésie priapique (Edit. du Trianon).

Le Songe dépouillé, de M. Georges-Louis Garnier, succède à La Grève du Sang publié en 1924.

Dans ce premier livre, le poète traite un sujet comme le lyrisme n'en a pas de plus grand et de plus riche après la Nature, l'Amour ou la Mort, et qui cependant ne figurait pas encore au programme de la Poésie. Du moins de la poésie française ; car M. G.-L. Garnier aurait, dans l'auteur du Livre de Job, un prédécesseur qui ne se laisse point passer sous silence.

Vous avez deviné que ce sujet s'appelle : la Maladie.

Cette grève du sang, ses cris, son anarchie ;

Ce néant moins la paix ; ce combat moins la vie,

N'est-ce pas ta poignante histoire, ô Maladie ?


Henry PARAYRE. Femme allongée (terre cuite I, Salon d'Automne L931

Photo L. ALBINET.


André ARBUS. Salle à manger (détail

Salon d'Automne 1931

IM loin SCHALL.


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Certes, nous avions vu quelques poètes nous entretenir, en passant, de leur défaillante santé. Depuis le Millevoye du Jeune malade à pas lents, ou ce Gilbert

au banquet de la Vie infortuné convive,

nous avions un Rodenbach, un Henry Bataille et nous tenions même, avec l'oeuvre de Jules Laforgue, la marche à la mort d'un tuberculeux. Mais un livre systématiquement consacré par un patient à la maladie qui le cloue depuis quinze ans ; un poète qui, durant 2.000 vers, ne se détache pas une minute de son état de malade, qui ne cesse : non de gémir et désespérer — car nous tenons ici un stoïcien — mais de constater et d'analyser sa souffrance, de méditer et de rêver sur elle et par elle : ce livre et ce poète il fallait M. G.-L. Garnier pour que nous les connussions. La Grève du Sang marque une date — comme on dit.

Date importante non seulement par la découverte ellemême, mais par la façon dont elle nous fut donnée. Ce sujet neuf, M. G.-L. Garnier l'a traité, l'a exploité, de manière à nous permettre d'en apprécier la grandeur et la richesse. Il n'est guère de ses poèmes qui, parmi le désert dont il vient faire un lieu habité, ne trace une avenue le long de laquelle on pourra bâtir. En laissant la porte ouverte sur l'horizon par lui découvert, son livre occupe le seuil de cette porte d'une présence définitive. Il serait aussi impossible de ne pas l'y apercevoir, si l'on a des yeux, qu'au seuil du thème de l'Orientalisme les Orientales, et les Poèmes Antiques au seuil du thème de la Mythologie comparée ; que la Chanson des Gueux, pour ce qui est du Folklore de la gueusaille, ou le Pèlerin passionné, touchant la Romania.

La Grève du Sang a valu à son auteur des admirateurs fervents et actifs. Ils me diraient qu'il reste le plus remarquable recueil lyrique que nous ayons depuis qu'il parut, je


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laisserai dire. Car je ne vois pas où nous trouverions une source neuve d'émotion aussi touchante, de réflexion aussi nombreuse et profonde, et de signification aussi largement humaine.

Le second livre de M. G.-L. Garnier est loin du premier. Cela se conçoit, mais peut-être aurait-il pu s'en approcher davantage.

Rendu à la santé, le poète n'a pas voulu recommencer La Grève du Sang. Fort bien ! mais il n'était point indispensable qu'il s'interdisit la plus légère allusion à son état ancien. Et il est fâcheux que ce changement complet de matière, M. Garnier ait cru devoir l'appuyer d'un changement de manière quasi-complet.

Dans sa dédicace « à l'agissante et merveilleuse foi » de ses « amis inconnus », l'auteur du Songe dépouillé leur annonce « un chant plus pur ». Un poème qu'il leur adresse au milieu du livre est ainsi conçu :

Vrais amis qui m'aimiez en dépit de mes fautes, Les voulant corriger en des strophes plus hautes, " Vous vais-je perdre avec cette humaine chaleur Qu'exhalent en pleurant la joie et la douleur ? Ne me suivrez-vous pas, hors des vallons intimes, Dans mon ascension vers la rigueur des cimes ? La rose n'y vient pas êclore sous l'azur, Mais lorsqu'aux jours d'hiver crève le ciel obscur, L'orage le plus noir, et son boueux cortège N'en peuvent altérer la pureté de neige. Pareil au dur glacier dont le sensible éclat Vous compose un tableau tragique ou délicat, Qu'aux nuances du temps fidèle, votre artiste Le reflète dans un miroir qui lui résiste !


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M. G.-L. Garnier est trop sévère pour son premier livre. Des fautes, autres que vénielles, ne s'y voient point (à mon avis) et une correction radicale ne s'imposait pas. Les strophes y sont d'une suffisante hauteur car, à côté des vallons, les cimes ne font pas défaut — et ceci est d'autant plus vrai que l'on voit beaucoup, beaucoup de paysage derrière les vitres et par la fenêtre, souvent ouverte, de sa chambre. Le poète s'exagère aussi le caractère intime, personnel ,familier, de ses confidences : elles méritent à peine ce nom, de par, sous leur simplicité, la discrétion qui les enveloppe. Elles n'usent pas du moindre terme de pathologie, de médecine ; elles ne nous laissent mêrue pas soupçonner de quelle affection résulte la grève vitale dont il s'agit. Nous sommes à l'antipode du pauvre Laforgue, autour duquel flotte une odeur d'iodoforme, parfois un relent de fétidité ; dont nous entendons la toux caverneuse et qui nous cache ma»l la vue de ses crachats. Non, ce n'est pas un chant plus pur que nous attendions de M. Garnier. Et je lui reprocherai aussi le titre de son nouveau livre. Le premier est un ouvrage où la pensée comme l'art vont sans surcharge. Cet ait, pourquoi l'avoir voulu remplacer par un art ambitieux qui ne le vaut point ? C'est de sa chair, de son sang, et non de ses vêtements que le poète se dépouille ; à peu s'en faut qu'il ne me rappelle le Philosophe-scythe de La Fontaine.

Et voici où j'en veux venir. M. G.-L. Garnier, par une chance rare et servi par la nouveauté de son sujet, ne relevait que de lui-même. Son premier livre est sans maître ; le second nous montre un disciple du Moréas des Stances par trop accusé. Qu'il nous donne ce qui, dans la partie spécifiquement moréasienne du genre « Stances », a peut-être été composé de mieux depuis Moréas, c'est possible. Et je veux bien qu'à imiter Moréas il ait des raisons naturelles que d'autres ne possèdent pas. Le mal dont il a souffert si long-


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temps lui a procuré pour toujours une gravité parente de celle qui donne leur ton aux Stances ; enfin, il n'a pas eu besoin de passer par l'école de Moréas pour devenir stoïcien. Raison de plus pour voler de ses propres ailes.

Soinbre coeur, dénudé par tant d'intempéries, Souffre, saigne, gémis, ne désespère pas. Que s'épuisent les vents sur tes fibres meurtries ! Aux tempêtes déjà succèdent les frimas...

ou :

Laisse, coeur importun, aux mariniers la rame, La rive aux curieux pressés de s'émouvoir. Je songe aux toits sans feu ; je songe è cette femme, A mon âme blessée, à sa fuite, au ciel noir.

et encore :

Mes yeux, qu avez-vous fait des merveilles du jour ? Fûtes-vous trop ardents ? Etaient-elles si tendres Qu'un regard en pouvait altérer le contour ? Les roses du matin ne me sont plus que cendres.

M. G.-L. Garnier a des pièces moins dépendantes, je le sais, et qui aident son livre à compter parmi les trois ou quatre meilleurs recueils de 1931. Ainsi Roses oVAutomne, Frères ennemis, Renouveau... Mais ne craint-il pas que ses « vrais amis » ne trouvent (ne fut-ce, peut-être, un tout petit peu à tort) à l'ensemble de son livre d'aujourd'hui un air de pastiche, lorsqu'ils songeront à l'originalité flagrante de sa première, de sa personnelle et véritable façon ?

* M. Alec Scouffi, auteur en 1925 de Tentations, aujourd'hui


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d'une plaquette intitulée Le Violon mécanique est, lui aussi, un disciple de Moréas ; mais non pas du Moréas des Stances, c'est-à-dire d'un maître qui, par sa perfection même, repousse les imitateurs et les laisse dans une impasse. Il s'inspire d'un Moréas autrement utile à suivre : celui des Syrtes et des Cantilènes, ouvrages où le futur auteur des Stances n'a pas atteint ni prétendu atteindre à la perfection, ouvrages d'un genre aussi vaste que le genre des Stances est limité.

M. Scouffi a, lui aussi, des raisons naturelles pour suivre Moréas ; athénien comme lui, il apprit comme lui la langue française dans les poètes et les prosateurs français.

Son premier livre cependant ne porte pas en épigraphe ces vers des Syrtes ;

Et les Tentations pullulent, Et les Tentations ululent, Dans l'ombre du Ravin fatal ;

ses tentations ne sont pas, comme celles du Moréas de jeunesse, à base de sorcellerie et de sabbat, de pessimisme schopenhauerien et de nirvana bouddhique. Ce disciple reste personnel ; au surplus le Moréas des Syrtes et des Cantilènes n'est-il pas lui aussi un imitateur qui procède de Gautier, de Baudelaire, de Heine, du Verlaine des Poèmes Saturniens ? M. Scouffi, conduit par Moréas à ces maîtres, les a lus tout seul et approfondi, particulièrement Baudelaire ; mais il l'a fait dans des conditions parentes de celles où Moréas s'était trouvé à son âge, et avec l'atticisme qui leur est congénital à tous deux.

Des mots exténués et flous, des mots éteints Où s'incrustent les ors cFune rousse agonie, Des voix de crépuscule et de feuille jaunie Sur des velours fanés et de pâles êtains.


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Algues de souvenirs aux blonds cheveux déteints Qui s'enlacent le long d'une morne atonie ; Vitres où saigne encore en sa monotonie La forêt aux bras nus qui portent les destins.

Le caillot du soleil poitrinaire s'y fige, L'âme errante d'un cor inassouvi s'afflige En la tapisserie ancienne qui revient...

O mon âme, écoutons le vent qui pleure aux portes Et raconte si haut que la chair s'en souvient Le passé qu'on écrase avec les feuilles mortes.

Aves cela ses Tentations, composées toutes en sonnets, sont plutôt des exercices poétiques pleins de promesses qu'une réalisation. Le poète se cherchait sans pouvoir mettre la main sur lui ; il y est parvenu avec Le Violon mécanique. Le départ de sa jeunesse marié à la nostalgie du ciel natal, lui tendirent le rameau sur lequel sa cristallisation a pu avoir lieu.

Le Credo où à l'Europe-aux-anciens-parapets qu'il habite, terre de septentrion, M. Scouffi, né à Athènes, élevé à Alexandrie, préfère l'air, la mer, le décor orientaux est la marque d'un poète qui possède de quoi chanter sa propre chanson. Quant au titre du recueil, ce sonnet le justifie :

Sous le globe où s'éteint ta gloire surannée A tes cordes l'archet n'est plus qu'un souvenir ; Mais lorsque le vent souffle dans la cheminée Un vieil air d'autrefois semble encor retentir.

On dirait qu'à présent pour toi seul tu réveilles Les échos endormis dans la fibre du bois, Et que tu prends plaisir à charmer ton oreille Comme on rêvait jadis aux accents de ta voix...


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Tel, le coeur aujourd'hui que l'art même abandonne, V... Séparé de l'archet, désespère et s'étonne De voir les doigts divins trop vite déliés ;

Mais parfois le silence est si lourd en lui-même Que le coeur palpitant renaît à ce qu'il aime Et répète les airs qu'il n'a pas oubliés.

On le voit, M. Scouffi a beau se souvenir de ses maîtres, il est lui-même ; c'est ainsi qu'un poème comme Aigue-marine

Au large, un jour, mon âme est née D'un peu d'écume sur tes eaux, Légère, ô Méditerranée, Comme la plume d'un oiseau...

incorpore, du Gautier d'Emaux et Camées, non pas la substance, mais l'essence. Ailleurs Musset, Baudelaire ou M. Henri de Régnier ne nous arrivent que comme un parfum fugace et qu'un écho amorti. M. Scouffi, resté un excellent sonnetiste, a su sortir du sonnet ; il mélange maintenant, comme dans Panorama, la note moderniste, voire freudienne, aux airs anciens. Avec La Tristesse de Jésus, il prouve qu'il est capable, chose rare par le temps qui court, de conduire un récit. H a du souffle : Esquisse pour une Urne, le plus long de ses poèmes en est peut-être le plus remarquable ; il rappelle l'Ode à une Urne grecque de Keats — c'est-à-dire qu'à côté de cette divine création, il rend un son que l'on écoute.

« Si l'on pouvait, belle Urne, entendre ton silence » tu nous dirais « la nymphe accoudée à ton fût, des chèvres-pieds lascifs le choeur fol et fourchu... etc. » mais tu dirais surtout

... qu'ici bas rien ne dure, Hormis la Forme sainte en sa pérennité,


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O toi ! qui publiais aux mortels que nous sommes

Que toute oeuvre parfaite échappe aux mains des hommes

Et loin de son auteur rejoint l'Eternité !

A côté des écrivains qui savent s'exprimer en vers, et qui ont donc seuls droit au titre positif de poète, existent des âmes grandement poétiques mais à qui l'usage de la métrique fut refusé et qui ne se rebellèrent pas contre ce refus : Fénelon, Rousseau, Chateaubriand, Renan, Michelet, Loti, Barrés... Comment s'explique ce phénomène ? Peutêtre parce que le mouvement poétique, au degré où ils le possèdent, est d'une telle intensité, d'une telle fougue que sa canalisation dans la métrique serait matériellement impossible.

La lecture du volume de M. Géo Vallis, La Lumière intérieure, me propose cette raison. U y a dans ce petit ouvrage à propos « de la Condition humaine, de la Femme et de l'Amour, de la Nature, de l'Enfant, de la Guerre, de la Société, de la Terre natale, de Dieu et de nos espérances », il y a de quoi nourrir plusieurs poètes. Voyez ce que donnerait, mise en langue-des-dieux, une réflexion comme celle-ci :

Par les soirs d'automne où monte la brume, deux sentiments contraires m'occupent tour à tour. Resserrée sous son toit, la vie de F homme m'apparaît tantôt plus chaude, plus tendre, plus insigne, plus sacrée : flambeau du monde, inextinguible phare, et tantôt plus chétive, plus basse, plus troublante, aussi précaire et ramassée que celle des choses. Et cette brume s'épaississant, la fumée des toits s'y fond, et les toits se fondent à l'horizon proche, et le laboureur attardé ne se distingue plus de son champ, et le soleil qui s'en va a l'air de dédaigner ce bel ordre des cultures qui s'ajoutait


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à sa lumière. Alors le toit dolent de l'homme est pareil à un visage d'orphelin cherchant sur la terre une image maternelle disparue.

M. Géo Vallis a déjà écrit En Allemagne, récit de ses souvenirs de fantassin de Verdun, puis de prisonnier et d'évadé, qui montre une âme trempée remarquablement, même parmi les âmes de belle trempe. H a écrit Les Mirages, Elévations, Nouvelles Elévations, qui ne sont pas comme son volume actuel en pensées, mais en chapitres, et où la distinction habite en toute simplicité. H tient de Loti et de Barrés avec autant de quant-à-soi, qu'eux peuvent tenir de Chateaubriand, de Pascal et de Rousseau.

*

L'idée de minéraliser la Poésie a traversé l'imagination de Baudelaire — ce dont témoigne le curieux Rêve parisien. Elle hanta la cervelle de Rimbaud. Elle joue un rôle important dans l'esthétique du Surréalisme. M. Carlos Larronde lui fait battre avec Cristaux le record de la réalisation.

« Pôles et axes (dit-il), lignes de force, structure essentielle, le cristal est 6emence. Le poème est cristal ». Cependant sa prière-d'insérer, par la plume de M. René Bruyez s'exprime ainsi :

Des cristaux ? Oui en ce sens que nul artifice de lapidaire n'est venu compromettre, dans la perfection spontanée de leur forme ces poèmes qui présentent tout à la. fois la brièveté de l'étincelle, l'irréprochable totalité d'une formule chimique, une fraîcheur cFaction de grâces et ce caractère définitif de ce qu'on n'a point cherché et qu'on trouve... Carlos Larronde n'ordonne point, semble-t-il, la cadence de ses poèmes, il enregistre celle que lui soufflent les choses... Instantanés de ferveur... où l'âme se résume tout entière... Im-


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provisations, qui sont à des « Histoires Naturelles » de Jules Renard ce que l'essence est à la forme...

L'affirmation mérite mal d'être crue, quant aux passage» que j'en souligne. Plutôt qu'une preuve du pouvoir poétique de l'Inconscient, qu'une démonstration intuitionniste, l'art de M. Carlos Larronde proclamerait les avantages irremplaçable» de la Raison, de la raison sans laquelle nous ne saurions absolument rien, et pas même que l'inconscient existe ! Ces petits poèmes, bien loin d'être instantanés, sont le résultat de la patience — cette patience dans l'Azur que recommande M. Valéry ; ils sont le fruit mûr du soin, du goût et du choix. Leur simplicité est, comme celle des fables de La Fontaine, une simplicité obtenue à force de recherche ; mais il est vrai de dire que, comme chez La Fontaine (1), le travail auquel elle est due ne laissa sur elle aucune trace. Et quant à l'adresse du magicien, ce que son intelligence fabriqua nous le recevons, nous semble-t-il, par la voie des sens. M. Larronde vise à nous procurer en sensations le paysage, les êtres et les objets : lumière et lignes, formes et couleurs, saveur et parfums. Il y arrive.

Les ombres courent sur la prairie Bleu d'acier Qui luit en éclair Et les hirondelles tournent.

(1) L'art de La Fontaine me vient à l'esprit parce qu'il atteint le maximum de la qualité que M. Larronde recherche sur toutes : la brièveté (La Fontaine écrit la « breveté »). — Bien qu'ils soient saisis sous deux angles différents, sa définition du chat : « une fourrure sonore — deux ouvertures — ou brille un or vert. — Est-ce que tout le dedans du chat est ainsi ? », ne rappelle-t-elle pas le portrait que le souriceau du Fabuliste fait à sa mère : « Il est velouté comme nous, — marqueté, longue queue, une humble contenance; — un modeste regard, et pourtant l'oeil luisant > ?


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Le clocher secoue une pluie d'argent Qui lave le paysage.

La bourrasque de printemps noircit le ciel.

Mais dans le bois mouillé, le merle chante Et je ne vois que cet arbre en fleurs.

Une odeur de pain cuit, Les voix de deux grillons Et voici dans mes bras

La miche lourde Qui contient la chaleur

D'un être vivant.

Ainsi décrit-il une Boulangerie, et ainsi une Maternité :

Je vois, par la fenêtre ouverte, Cette femme qui allaite son enfant. Entre les seins qui éclatent de blancheur, Entre les seins au poids maternel Il y a une ombre.

ainsi il transmue en sensations les sentiments

Epaule si froide Comme vous brûlez !

Deux regards m'êcoutent Et rient sous des cheveux Qui remuent au vent. Et l'un de ces regards devient grave Parce que j'ai prononcé le mot : amour.


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et la pensée elle-même

Une seule chose Peut donner un sens au destin. Accepte

Pour que la justice invisible Apparaisse dans ta blessure.

Ne croiriez-vous pas une pensée d'Epictète, et synthétique de sa morale ? — Voilà de la substance du Monde, mise en comprimés ! Nous l'absorbons et la digérons instantanément, mais non sans que notre palais en constate la saveur.

Tous en images, très souvent en métaphores, ces poèmes tiennent du haï-kaï japonais, des devinettes de nos mèresgrands et des figures au trait rouge que portent la paroi de certaines cavernes préhistoriques. Des « Histoires Naturelles » de Jules Renard, on peut y penser, mais le jeu de Jules Renard reste celui d'un prosateur plus près des devinettes que des haï-kaï, plus ingénieux que profond tandis que le jeu de M. Larronde est vraiment celui d'un poète. Il évoque le jeu lyrique où se plut M. Paul Roux, aux temps symbolistes où on l'appelait Saint-Pol-Roux-le-Magnifique. Avant que M. Larronde ne définisse le coquillage : écaille de lune où l'arc-en-ciel est resté, M. Paul Roux avait traité le coq de sage-femme de la lumière, son chant de coquelicot sonore, un vol de corbeaux de cimetière qui a des ailes, la carafe de mamelle de cristal, etc., etc., etc..

Mais tandis que l'imagier de La Rose et les Epines du Chemin (1885-1900) farcissait, truffait, gemmait de ses métaphores des poèmes en façon de description ou de récit, l'imagier de Cristaux fait des siennes son fil, sa trame et sa broderie tout entiers. Et il leur donne une répercussion à laquelle nous ne refuserons pas le terme ambitieux de cosmique.


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Lorsque celte chronique paraîtra, un certain ouvrage intitulé La Poésie Priapique et dû « à quelqu'un que je sais » (comme il se chante dans Faust), ne sera pas loin d'être chez le libraire.

Voulez-vous en lire la préface ? Elle n'est pas assez longue pour que je vous prive de sa primeur.

Les rapports avec les Belles-Lettres et les Moeurs de la Poésie erotique prise dans ce qu'elle a de plus licencieux — dans ce que j'appelle ici priapique — n'ont jamais été étudiés. L'historien, le psychologue, le moraliste, le philosophe réunis sous la direction du critique littéraire n'ont jamais osé aborder un sujet si scandaleux.

Les y voilà, dans la mesure où fêtais capable de les y mettre. Ils y ont autant de licence qu'en prirent les poètes qu'ils viennent étudier. M'êtant engagé à ne leur soumettre que des textes certifiés par les Muses, ils m'ont laissé toute latitude pour ce choix, et moi je n'ai mis aucune condition à leur expertise.

Ainsi ce livre constitue en même temps qu'un ouvrage de libre science, une anthologie d'une entière liberté.

Il porte sur l'Antiquité grecque, alexandrine et latine ; sur le Moyen Age français, le roman et le gothique. Il s'arrête au seuil de la Renaissance.

Dans un second volume, je compte mener mon sujet de la Renaissance jusqu'à Nous. De Ronsard à Raoul Ponchon ; en passant par Maljherbe, Mathurin Régnier, Maynard, Motin, Théophile, etc., par La Fontaine, par J.-B. Rousseau, Piron Grécourt, par Béranger, par les Romantiques, les Parnassiens, par Baudelaire, Glatigny, Verlaine et Pierre Louys.

Quant aux chapitres du livre ils ne sont pas moins de quatorze et voici leurs titres :

Rose de Priape dans la Poésie erotique. — Généalogie et


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biographie de Priape. — Priape antérieurement aux Lettres latines. — L'évolution du Priape latin. — Les premiers Priapiques grecs et Aristophane. — Les Priapées. — Les Pédants priapiques et l'oeuvre de Martial. — Les Anciens et l'Homosexualité. — Le Christianisme contre l'Ephèbe. — Priape et les Troubadours. — L'oeuvre d'Eustache Deschamps. — Le Parnasse Satirique du XVe siècle. — Villon et la Muse priapique populaire. — Priape conduit au seuil de la Renaissance.

MARCEL COULOIV.

... les revues

Dans la Revue des Deux-Mondes du 1er et du 15 novembre, M. André Gayot présente et publie les lettres de Guizot à Laure de Gasparin, qui fut son amie d'enfance et correspondit avec lui trente-quatre ans. Il nous assure qu'on y découvre un Guizot inattendu, « ni gourmé ni hautain », s'abandonnant « de temps à autre sur la pente du badinage ». Tout est relatif. « On ne vieillit jamais quand on a été jeune ensemble ». Il n'y a rien non plus pour conserver comme de n'avoir jamais été jeunes et surtout jeunes ensemble. La littérature n'a guère à glaner auprès des gens qui écrivent de ce style : « J'ai foi en votre impression avant réflexion et dans votre jugement après réflexion... Gasparin s'est bien tiré oVaffaire, très suffisamment, d'autant plus qu'évidemment il s'en tirera encore mieux quand il aura pris plus d'assurance, et il en prendra... » Il n'est pas douteux que cet échange de souvenirs et d'impressions avec une Egérie respectable et évidemment toujours respectée a un grand intérêt pour les biographes de Guizot, mais la thèse qu'il aidera à écrire en sera plus étayée que divertie.

Dans Stendhal touriste, M. Jean-Louis Vaudoyer nous promène en compagnie d'Henri Brulard Arrigo et Philippe le marchand de fer. Il y a toujours un agrément certain pour soi et les autres à romancer les notes, impressions et esthétiques, — y compris l'esthétique amoureuse, — de Stendhal ;


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mais il y a plus de plaisir tout de même à lire dans le texte les Mémoires d'un touriste et le Voyage dans le Midi de la France (1).

Dans le numéro du 15, M. Giraud trace une esquisse de la Psychologie fénelonienne, modérée et souple comme son modèle. Bossuet convainc sans séduire. C'est la faiblesse de sa force. Fénelon persuade à la façon de son Ulysse, avant qu'on ait le temps de se défier. L'amour-propre, il l'avoue, le décidait souvent. Son fond changeant lui échappait à toute heure. Dans ses rétractations théologiques il n'a jamais expliqué ce fond. En fait il a toujours été un peu double. Il concilie à peu près dans sa mort le chrétien et le quiétiste. Il accueille le Jésus de l'hostie comme Dieu et comme juge, mais lui déclare qu'il l'aime toujours bien plus qu'il ne le craint.

*'*

La Revue de Paris du 1er novembre publie le Journal intime de Katerine Mansfield. M. G. Jean Aubry, dans une courte préface, nous fait connaître l'essentiel de la vie et de l'oeuvre. Néo-Zélandaise, mais rendue par son vrai nom, Beauchamp, à son ascendance française, elle est morte au phalanstère russe d'Avon, près Fontainebleau, le 9 janvier 1923, âgée de trente-quatre ans. Jusqu'en 1919 elle publie quelques contes — dont Prélude. Quand son mari John Middleton Murry devient le rédacteur en chef de FAtheneum, elle y donne des comptes rendus et des contes. En 1920 paraît le recueil Félicité, deux ans après Garden-Party. Son journal a été publié en 1927 à Londres par son mari. Il va de 1914 à 1922. Il débute, — dans la Revue, — par son dernier entretien avec son frère chéri « Chummie », qui allait tout de suite mourir sur le front français, vagabondage nostalgique à travers les souvenirs de la petite enfance, douceur ambiguë de l'adieu dans le temps enveloppé d'un pressentiment de l'aurevoir éternel. Peut-on dire que ce fut la seule vraie tristesse de cette vie anxieuse qui sentit et souffrit toujours trop fort

(1) Je renvoie les curieux de Stendhal à l'étude que M. Jean Bonnerot * faite du Manuscrit des Mémoires d'un Touriste dans la Revue d'Histoire Littéraire de la Fronce (numéros de septembre et décembre 1930, et d'avril 1931).


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pour épuiser la douleur ? C'est sur les bords de notre Méditerranée dont elle a su voir et bien peindre le « bleu étincelant » se fondant à l'horizon dans son propre « reflet blanc » et où elle a tenté de « boire » une dernière fois profondément la « vie merveilleuse, merveilleuse, merveilleuse » de « la belle, de l'inoubliable terre », qu'elle a composé ses plus beaux contes et ce Journal dont les fragments ont un charme étrange de simplicité et de prolongements.

*,

L'on s'avise tous les jours qu'il y avait en Proust un philosophe. Dans la Revue bleue du 17 octobre, M. L. Dugas (L'oubli d'après Marcel Proust) essaie de dégager la théorie proustienne de l'oubli qui est, en gros, celle de la solidarité de l'oubli et de la mémoire. Mais c'est une théorie confirmée par l'expérience intime et qui a une esthétique pour fin. L'oubli guérit le souvenir, où ce qui n'est plus, au lieu du relief brutal reste « imprimé comme en creux » et d'ailleurs « ce qui rappelle le mieux un être c'est justement ce que nous en avons oublié ». L'oubli pour Proust est en effet un « souvenir virtuel » qui s'éveille avec la plénitude et la fraîcheur retrouvées dans le sommeil réparateur de la conscience. C'est aussi la mort d'une partie de cette conscience, et encore des états intermédiaires entre cette mort et la vie latente de la mémoire. Ayant vu tous les côtés du problème, s'il ne nous en apporte pas la solution, Proust du moins, par la finesse de l'observation et la profondeur de l'intuition jette des clartés sur un des phénomènes « les plus mystérieux et les plus troublants de la vie psychologique ».

*

Dans la Revue d'Histoire Littéraire d'avril-juin 1931, — parue seulement ces jours-ci, — M. A. Burner termine COR essai biographique sur Destouches, L'homme de lettres a toujours voulu être aussi un honnête homme dans tous les sens du mot (1). Comme écrivain il eut plus d'application

(1) Il avait pour devise un vers à peine retouché de Molière : Moin» d'honneur et plus de repos (Amphitryon, v. 676). Destouches, disait : moins de gloire.


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que de génie. Fidèle à la tradition du XVIIe, il a cependant jalonné par quelques initiatives « le chemin que le genre dramatique devait suivre. Son Glorieux apportait une nouveauté en mêlant peut-être pour la première fois dans la comédie le rire et les larmes. Son succès a peut-être encouragé La Chaussée et justifié par avance Diderot.

L'on ne joue jamais et on lit rarement le théâtre de Mme de Girardin née Delphine Gay. L'article alerte de M. E. Abricossoff (Dominique Renouard) donnera peut-être envie de le connaître, sinon de le mettre à la scène. Tout, nous dit-il, prédisposait le jeune chroniqueur des Premiers courriers de Paris — la femme du fondateur de la Presse signait : Vicomte de Launay — à faire du théâtre : « Sa connaissance du monde, sa vivacité d'esprit, le goût très vif qu'elle a pour la critique des moeurs et des caractères, l'évolution entière de son talent ». Poète à seize ans, nouvelliste à trente, comme journaliste surtout en contact avec le public, la politique lui étant interdite, il ne lui restait que le théâtre pour connaître le succès plus général dont elle a rêvé jeune fille. M. Abricossoff décrit dans ses développements cette oeuvre théâtrale qui commence en 1839 par l'Ecole des Journalistes et se termine en 1856 par la Joie fait peur et le Chapeau d'un Horloger. Sa Lady Tartuffe garde du piquant même après Marivaux. Sa Judith romancée n'annonce ni la farouche freudienne de Bernstein ni la Célimène dadaïste de Giraudoux. On peut approuver la conclusion : « Ce théâtre repose, il plaît, il fait rire ». Comme aussi il fait réfléchir, sinon penser, il est justement mis dans la tradition française. Nous n'irons pas cependant jusqu'à « la grande tradition créée par Molière ». A jeter au hasard un nom si lourd on pourrait écraser ce génie tout féminin, gracieux et sage.

Dans Baudelaire, Sênèque et Saint Jean Chrysostome M. G.-T. Clapton commente une note de Baudelaire dans la quatorzième section des Fusées : « Le portrait de Sérène par Sénèque. Celui de Stagire par saint Jean Chrysostome ». Chateaubriand a nié trop vite l'aptitude des anciens à connaître le vague des passions et l'humeur inquiète. L'état de l'âme romaine à l'époque de la décadence n'est pas sans rapport avec le « mal du siècle » romantique, et le démon qui


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tourmente l'ascète Stagire d'une tristesse démesurée et d'une aboulie hypocrite incarne le spleen baudelairien.

M. Léo Mouton narre la vie mouvementée du Capitaine François le Poulchre de la Motte Messemê, fils du surintendant de la Reine de Navarre, qui, ayant beaucoup vu et beaucoup retenu, se consola de divers déboires ou chagrins en menant la vie de gentilhomme campagnard, en entendant de la musique et en rimant les Honnestes loisirs, en sept livres, qu'il augmenta avec le temps. Il est moins intéressant comme poète que comme témoin, étant le « type de gentilhomme moyen de cette seconde moitié du XVIe siècle qui, si lointaine qu'elle soit, montre déjà les signes précurseurs du mouvement d'idées qui va éclore au xvme siècle et aboutira à la Révolution de 1789. Il nous a semblé digne de remarque de voir préconiser à cette époque par un fidèle défenseur du trône et de l'autel la suppression de la torture, le divorce, la communauté des biens, la suppression des duels, le pacifisme, la diffusion de l'instruction et la lutte contre la superstition ».

Dans le Correspondant du 10 novembre, Mlle Cécile Gazier fait une agréable biographie d'Arnauld d'Andilly qu'elle appelle : un courtisan anachorète, et, en cours d'article, « le doyen souriant de Port-Royal » et le « solitaire amateur ». Tallemant aurait souri de cette qualification, mais à tort. Il a d'ailleurs trouvé moyen de lancer des insinuations contre la femme qui mourut à trente-huit ans, suivant son quinzième enfant dans la tombe et d'une mort si sainte qu'elle opéra une conversion. Même Mme de Sévigné est un peu légère qui attribue à son vieil ami la passion de sauver les âmes principalement « quand elles habitaient de beaux corps ». Du Fossé dit ce qu'il faut comme il faut : « Il vivait avec les dames d'une manière charmante, honorant en elles le sexe, la piété et l'esprit ; mais n'ayant jamais regardé la plus belle femme de la Cour, selon, qu'il m'a fait l'honneur de me l'assurer lui-même, autrement que comme une belle statue de marine, avec la seule distinction de l'esprit qui l'animait et qui la rendait vivante et raisonnable. » Singlin assurait : « S'il y a quelqu'un qui pût demeurer innocemment dans le monde, c'est lui assurément. » Saint-Cyran cepen-


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dant, par surcroît de précaution, ne lui légua son coeur qu'à condition qu'il se retirerait du siècle. Arnauld avait connu le grand abbé, à Poitiers, par Le Bouthillier, futur évêque d'Aire. Leur amitié, née d'une rencontre, fut une tendresse de vingt-trois ans. « Je l'aimais plus que ma vie », répondait Arnauld à la Reine-mère. « Puis faisant allusion au legs du coeur, il ajouta : Et j'estime plus cela... Que d'être cela, termina la Reine en désignant le petit roi ». Sa vieillesse souriante fut la bénédiction de Port-Royal. 11 mourut auprès de ses nombreux petits-fils et petites-filles dans l'illusion que l'abbaye sauvée par lui renaissait comme Jérusalem plus florissante et plus belle. « De ce long jour si bien rempli la mort était le beau soir. » Son frère le docteur fit l'oraison funèbre. Son épitaphe porte comme un reflet de son existence mondaine évanoui dans celui du vrai soleil : Sub sole vanitas, supra solem veritas. Mlle Gazier aime visiblement ce Port-Royal, de doctrine austère, dont la sainteté garde de son passage au monde quelque chose d'humain, de tendre et de doux.

Adieu à une inquiétude est le titre du livre à paraître prochainement de M. Daniel Rops : le Monde sans âme. M. Rops 3e méfie un peu de ce mot qui s'est chargé de sens au cours des ans, mais qui caractérisait déjà au XVIIe siècle les premières atteintes du mal baudelairien. « Le désir de voir et l'humeur inquitète » du pigeon baudelairien de La Fontaine (lui aussi il « part pour partir ») rejoint les « sombres plaisirs d'un coeur mélancolique » du même poète, annonce le mal du siècle stupide et paraît seulement différent du « nouveau mal du siècle » qui commence avec la généralion de l'auteur de Sylvie et déborde peu celle de l'auteur du Grand Meaulne. Sur cette inquiétude M. Rops dit des choses profondes et saines. Pour lui la seule inquiétude qui vaille est la métaphysique. « Les autres ne valent que comme des signes, comme des reflets dans une eau plus ou moins troublée ». M. Rops formule ainsi sa loi de discipline morale et intellectuelle : « Toute inquiétude est vaine qui se satisfait d'elle-même, de son incertitude, des troubles qu'elle provoque ; toute inquiétude est vaine qui ne cherche pas à se muer en ordre, qui, sans espoir, n'aspire pas au repos. » Evidemment, si nous nous plaçons au point de vue du beau


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et non plus seulement du vrai et du bien, la primauté, la supériorité de 1' « irremplaçable » métaphysique ne s'établit que pour une littérature saine et tranquille à laquelle peutêtre nous tendons, — ou nous revenons, — mais qui ne nous empêche pas actuellement de nous rappeler les messages de Baudelaire, de Nietzsche et de Rilke. Pour moi, et il me semble que je rejoins ou que je ne fais que prolonger M. Rops, c'est peut-être du mélange profond des tourments de l'inquiétude humaine en sa chair et sa raison, au sens latent, parfois traversé de lueurs, des besoins du coeur en ordre et en disciplines, qui a fait les plus belles réussites littéraires — roman, poésie, théâtre, — de nos grands inquiets d'hier.

Dans le Mercure du 1er novembre M. Louis Rougier, sous ce titre l'Affaire Pascal, rouvre un procès plus grave que celui de Scapin. M. Brunschvicg le compare à l'affaire Dreyfus. N'exagérons rien : il s'agit seulement de la fameuse expérience « du vide dans le vide », expérience inventée par l'ingénieur Auzoult et que Pascal n'aurait fait que renouveler. Entre les deux se place Descartes qui aurait reçu avis d'Auzoult avant Pascal : il revendiqua sur Pascal la priorité, lui ayant donné l'idée de la chose lors d'une visite datant de septembre 1647. La controverse a rebondi en 1906 à la suite d'articles de M. Félix Mathieu dans la Revue de Paris. Le plaidoyer de M. Brunschivcg en faveur de Pascal semblait avoir clos tout le débat. M. Louis Rougier affirme que le dossier versé est falsifié. Au lieu d'un rapporteur impartial M. Brunschvicg aurait agi en avocat léger et sans scrupules.

11 y a donc lieu à révision.

Dans Paul Foucher et Mélanie Waldor M. Edouard Beaufila trouve intéressant, aux environs du centenaire dUAntony (3 mai 1831) d'évoquer l'inspiratrice du drame. Compatriote et à peu près contemporaine d'Elisa Mercoeur, la fille de Villenave avait épousé un officier d'habillement ou d'intendance qui n'avait de romantique que son nom ; elle crut se mettre à même de mieux réaliser ses ambitions littéraire» en tombant dans les bras de Dumas (très exactement le

12 septembre 1827). La liaison fut brûlante mais courte. Ce qui est sûr c'est que Mélanie est désormais lancée. En 1832


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elle fait paraître son premier ouvrage, un roman historique : L'Ecuyer cFAubaron ou l'Oratoire de Bon Secours. Elle est présentée à Chateaubriand, à Lamartine. Gautier la croque au crayon. Elle connaît Cavour aux lundis de Mme d'Abrantès. A l'Arsenal, elle voit Sainte-Beuve, retrouve Dumas, cause avec Arvers, reçoit les confidences de Marceline, coudoie les Deschamps, Musset, Fontaney, enfin danse avec Foucher. C'est le temps des valses enivrantes. Musset, qui les vit tourner ensemble dans l'atelier d'Achille Deveria, composa sur elle la pièce « terrible » :

Quand Madame Waldor à Paul Foucher s'accroche Montrant le tartre de ses dents...

Le reste est pire, féroce. Le dernier vers,

Et Drouineau devient rêveur,

rappelle le « romantique libre » auquel le comédien-auteur Truffier a consacré une étude dans le Mercure du 1er décembre 1930. La pièce de Musset soulève de petits problèmes bibliographiques que M. Beaufils pose avec clarté, s'il ne les résout pas tous.

Dans le numéro du 15, E. Seménof met au point, grâce à des lettres inédites, deux épisodes de la Vie douloureuse d'Ivan Tourguéneff. L'auteur des Scènes de la vie Russe et des Mémoires d'un grand seigneur Russe, dont l'oeuvre nous fut révélée par Bourget, Wizewa, Ernest Dupuy et Vogue, était jusqu'ici moins bien partagé, sous le rapport biographique, que Dostoïevski et Tolstoï, au moins en France. Mme Heritte-Viardot dans son livre, Une famille de grands musiciens, s'est efforcée de jeter dans l'ombre ses relations avec Pauline Viardot dont il avait, écrivait-il, des « lettres exquises ». M. Séménoff dévoile l'intimité de cette liaison. Il défend aussi Tourguéneff contre l'accusation d'avoir vécu, lui et sa fille, aux crochets des Viardot. H nous promet d'autres détails sur le conflit de la fille (Pélagie Pauline, née d'une couturière de la mère de Tourguéneff, confiée à Mme Viardot) et de la maîtresse de son père.

Dans le même numéro, M. A. Chesnier du Chesne nous entretient de Lamartine académicien. L'Académie est le pont aux ânes des grands hommes. En 1814 Lamartine, battu par


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Gustave Droz, maudit ses juges et se retire sous sa tente, vouant au mépris la « coterie d'imbéciles et de petits hommes » qui l'avaient rejeté. Un groupe qui comprenait Chateaubriand et Villemain (celui-ci le citait dans son cours de Sorbonne) le décide à faire acte de candidat. Mais il se pique à ne pas refaire ses visites. Il consent à témoigner par lettre à chacun son désir d'être admis parmi « l'élite de leur siècle et de la France ». Mais il appréhende de nouveaux « soufflets » et préfère les recevoir de loin. « Je ne dirai ma honte qu'aux arbres de mes bois. » Il donnait cependant des prétextes et faisait annoncer qu'il « arrivait ». Cependant il faisait des pointages anxieux qui remémorent les cahiers de Barrés, publiés récemment dans les Nouvelles Littéraires. Enfin il est élu par 19 voix contre 14 à Philippe de Ségur. Le voilà obligé de songer à son discours, matière infertile et petite. Sujet : Daru. Il aurait, disait-il, plu» de synipatbie pour un mandarin de Pékin. Il s'y attela, le bourra de déclarations politiques. « C'est détestable comme ce qu'on écrit sur commande. » Il trouve le discours stupide, la notice plate. Ce n'était point figure de style. Dans son édition définitive de ses aravres en quarante et un volumes, il. ne le republia pas.

Henri JACOUBET.

... les littératures étrangères

LE CHEVALIER THOMAS BROWNE. Sa vie, sa pensée et son art, par Olivier LEROY, agrégé de l'Université, docteur en Droit (Librairie Gamber, 1, rue Danton, 1931).

C'est un bien curieux personnage que Sir Thomas Browne. Sa vie reste, sur bien des points, mal connue ; son oeuvre reflète des inspirations si diverses qu'elle propose à la critique, une série d'énigmes : est-il, en religion, sceptique ou mystique ? Faut-il voir en lui un optimiste, ou un pessimiste ? Peut-on le croire sur parole, ou doit-on toujours se défier de son humour et de ses extravagances ?

Médecin de profession, — et très apprécié de ses malades —, il est convaincu de la nécessité de la recherche expérimentale, et dénonce, dans un long traité, les erreurs scien-


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tifiques courantes de son temps. Mais, tandis qu'il combat la superstition, il affirme sa croyance aux esprits, à la magie, aux sorcières, et contribue à faire condamner à mort deux femmes accusées d'envoûter des enfants. Son rôle scientifique est si effacé que la Société Royale des Sciences ne lui a jamais ouvert ses portes.

D'ailleurs la science reste au second plan de sa vie intérieure, et sa personnalité trouve son expression la plus fidèle dans des méditations pliilosophico-religieuses. C'est alors un homme d'une piété ardente et humble qui apparaît, pénétré de la faiblesse de l'entendement humain, prosterné devant le mystère de la création divine. Mais ses aveux candides, et la hardiesse de certaines idées l'ont rendu suspect aux théologiens, si bien qu'il ne possède, ici encore, aucune autorité en la matière.

Demi-savant, chrétien sincère mais un peu inquiétant, comment occupe-t-il une place de choix dans le XVIIe siècle anglais ? C'est d'abord que, sans jamais s'inféoder à aucun groupe, il donne, par sa complexité même, une image fidèle du temps complexe où il vécut. C'est surtout qu'il écrit une prose remarquable d'ampleur et d'harmonie. Artiste souvent fantasque, il a la passion de la musique, et d'instinct il donne à ses phrases une cadence riche et sûre. La critique s'accorde à le placer au tout premier rang des prosateurs anglais.

M. O. Leroy, dans sa thèse, analyse avec finesse les aspects divers de Browne, et son livre, écrit avec aisance, élégance, et non sans une certaine recherche (l'auteur n'est-il pas docteur en droit?), offre une mise au point judicieuse de la qviestion.

Dirons-nous qu'elle nous a un peu déçu ? Il semble que M. Leroy — par discrétion ? par désir de ne pas répéter ce que ses prédécesseurs avaient écrit ? — s'est trop facilement contenté d'effleurer des problèmes dont nous aurions aimé, fût-ce au prix de quelque lourdeur, avoir la solution complète. Il laisse deviner la richesse de son sujet, sans l'exploiter à fond. Tel chapitre, par exemple celui qui traite des sources de la pensée de Browne, est, dans sa forme présente, à peu près superflu, éveillant la curiosité sans la satisfaire. Si elle ne pouvait pas être satisfaite, mieux valait ne pas l'éveiller. Et n'aurait-il pas fallu, quelque part, définir l'oeuvre en elle-


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même ? Je sais bien que le titre promet seulement une étude de la vie, de la pensée, et de l'art de Browne. Il est malgré tout surprenant que l'oeuvre, qui forme la base de cette étude, n'ait pas droit à une place bien à elle, et que nous n'apprenions qu'indirectement, et comme par hasard, de quoi elle est faite, et ce qu'elle vaut.

Mais ce sont là critiques bassement utilitaires de spécialiste. Le lecteur désintéressé trouvera dans ce livre une étude aimable et souriante d'une des figures les plus représentatives du dix-septième siècle anglais. Il la lira, bien que ce soit une thèse, sans ennui.

J. LOISEAU.

LA CHRONIQUE DE LA RUE AUX MOINEAUX, par Wilhelm RAABE (traduit de l'allemand par Adna LÉVY).

Aux Editions Montaigne (F. Aubier). Collection des « Romans célèbres des littératures étrangères », 1 vol., 15 fr. Le centenaire de la naissance de W. Raabe tombait le 8 septembre dernier. Cet anniversaire valut un surcroît d'actualité à Raabe, que l'effondrement de l'Allemagne wilhelminienne avait déjà mis si puissamment en relief. A la floraison d'études parues en Allemagne — bornons-nous à mentionner les livres de Wilhelm Felise sur la vie et la mission de Raabe, et Vin memoriam de Henrich Spiero — font écho en France les articles de M. Kientz dans la Revue Germanique, et la publication, aux Editions Montaigne, du premier Roman de Raabe.

Remercions M. Aubier d'avoir voulu mettre à portée du grand public français une oeuvre et un auteur qui valent la peine d'être connus. Un original, ce Raabe, une figure hors série. Il s'est acharné, pendant que s'édifiait l'Empire, et que l'armée et le commerce allemands pesaient sur le monde de toute leur puissance, à célébrer l'idéalisme, à monter la garde près de lui comme près d'une flamme sacrée, à le protéger jalousement de l'utilitarisme qui menaçait de l'étouffer. Avant Duhamel et les « Scènes de la Vie future », il a dénoncé les dangers que font courir à l'esprit les perfectionnements mécaniques d'une civilisation préoccupée par-dessus tout de rendements et de prospérité maté-


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rielle. Mettons, si vous voulez, que Raabe fut, presque jusqu'à notre temps, car il n'est mort qu'en 1910, un survivant du romantisme. Il veut à tout prix sauver, avec l'amour du terroir allemand qu'on abandonne trop facilement pour l'Amérique et ses machines, une des plus fines parures de ce terroir : le « Gemiit » germanique, ce goût de la petite fleur bleue, cette facilité à s'attendrir, ce culte de toutes les valeurs spirituelles, même les plus humbles, cette vénération des « petites âmes », âmes des déshérités de ce monde, âme des animaux ou des choses. Au temps où Bismarck commence à dominer la Prusse de toute sa carrure, le bon Dr Wachholder s'émeut et rêve devant la corbeille à ouvrage de la pauvre Marie Ralff.

Malgré une forme lassante, allant parfois jusqu'à vous rebuter, malgré des digressions à n'en plus finir, du décousu — voulu d'ailleurs — dans l'arrangement de ses chapitres, des retours en arrière, des bonds dans l'avenir, Raabe arrive cependant à séduire votre attention et à la garder.

Lisez cette Chronique de la Rue aux Moineaux, cette oeuvre de jeunesse écrite par un étudiant de 24 ans, où l'excellent Wachholder-Raabe donne comme une préfiguration germanique de notre Sylvestre Bonnard. Avec, toutefois, une propension plus marquée à laisser tomber un pleur en plein accès de gaîté, on à sourire dans les larmes. Lisez cette histoire, d'une trame si ténue, cette si attachante chronique où défilent tant d'originaux, pour ne pas dire de doux loufoques, ce commérage en un volume qui hausse une ruelle berlinoise jusqu'à en faire le miroir du Monde et de la Vie.

Ne chicanons point la traduction ; ne lui faisons pas un grief excessif d'avoir quelquefois serré de si près le texte allemand que le tour français garde un je ne sais quoi de germanique ; excusons quelques étranges assemblages, ces « Trières, Vélites et Principes » que Varus emmène contre les Chérusques, ce « je m'asseye » qui éclate au milieu d'une page comme tonnerre par ciel serein, mais louons-la d'avoir su nous garder, dans un style qui se lit agréablement, la vivacité tour à tour railleuse et attendrie d'un écrivain dont le mode d'expression est si lointain du nôtre et si pénible à rendre en notre langue.

Louis SAUZIN.


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L'ARCHER

SOUVENIRS DE MA VIE, par le général Berthold von DEI?,ÏLING (traduit de l'allemand par Louis SAUZIN). AUX Editions Montaigne (F. Aubier), 1 vol., 15 francs.

Histoire d'une éclatante conversion, pourrait-on mettre en sous-titre.

Un jeune Badois, enivré du bruit des batailles de 70, attiré par cette auréole que la récente victoire met autour des vocations militaires, se fait soldat un peu au regret des siens, entre à l'Académie de guerre de Berlin, avance d'une manière inespérée pour le roturier qu'il est, devient collaborateur direct, à Metz, du comte Hseseler, à Berlin, au grand Etat-Major, de Schlieffen en personne, puis veut, en 1905, faire ses preuves ailleurs que sur le champ de manoeuvre ou dans une cour de caserne. La révolte des Herreros vient d'éclater dans le Sud-Ouest Africain. Il reçoit le commandement d'un régiment de marche, fait dans le « bled » la rude expérience de ce que peut endurer le troupier, puis rentre en Allemagne. Commissaire de gouvernement lors des débats coloniaux au Reichstag, il se met à dos toutes les gauches par son mépris des prérogatives parlementaires. Retourné en Afrique, il s'aliène les nationalistes outranciers pour avoir signé, avant qu'on s'y attende à Berlin, la paix de Heicharabis avec les Hottentots. En 1912, un discours belliqueux aux étudiants de Fribourg, où il commande la division, lui vaut un solide renom de va-t-en-guerre. Les incidents de Saverne, en 1913, alors qu'il commande le corps d'armée de Strasbourg, font de lui la bête noire des partis démocratiques. En 1914, il mène son corps d'armée à la reprise de Mulhouse, puis dans les Vosges ; en septembre, il ferme cette brèche qui, vers Laon, se creuse entre la IIe et la IIIe armée allemande, et permet à von Kluck et à von Biilow de se sauver d'une situation dangereuse. Il est à Ypres, où, à son corps défendant, il emploie le premier les gaz toxiques, à Verdun, où ses troupes s'emparent du fort de Vaux, il est sur la Somme, puis est nommé commandant d'un détachement d'armée. Il a été anobli en 1906, la guerre lui a valu des honneurs exceptionnels.

Et pourtant, d'une manière brutale, le grand Etat-Major interrompt sa carrière et le met à la retraite. C'est que Ludendorff déteste ce général qui n'accepte pas de se laisser


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tenir en bride par le G. Q. G. et n'entend pas qu'on lui dicte les moindres détails de sa mission.

On se doute peut-être aussi au grand-quartier, qui surveille de près tous ses généraux, de la conversion qui s'opèr» dans l'âme de von Deimling. A Ypres déjà, il s'est aperçm que, dans cette guerre de matériel, l'Allemagne isolée par le blocus ne pourrait tenir contre le monde entier. A Verdun les intentions du haut commandement lui paraissent une folie sanglante : il obéit encore, mais se jure que s'il sort vivant de la guerre, ce sera pour la combattre de toutes se* forces. En 1918, il est en querelle ouverte avec le G. Q. G. à propos de la dictature, de la terreur même que celui-ci fait régner en Alsace. Pendant que le peuple souffre de la famine et que les profiteurs et les mercantis s'engraissent, il sent se renforcer sa haine de la guerre. La révolution éclate, le» dynasties s'écroulent. De démocrate par raison, von Deimling devient démocrate par passion. Ses anciens collègues le vouent aux gémonies, on le menace du sort d'Erzberger ou de Rathenau, on déclenche contre lui une perfide campagne de calomnies. Mais il tient bon. Il fonde avec Hôrsing l'Association de la Bannière d'Empire, cette milice républicaine qui tient en échec les Hitlériens et les Casques d'Acier. A 78 ans sonnés, il parle encore, en Allemagne, en France, appelant tous les hommes de bonne volonté à l'oeuvre de paix et de fraternité.

Une grande figure, et qui en impose.

A. F.

UNE NOTE DE MUSIQUE, par Rosamond LEHMANN, traduction Jean Talva (Pion).

Grâce, la femme du bureaucrate Tom, et d'aspect si ingrat, est émue par la jeunesse éclatante de Hugues, qui passe dans sa vie une année durant, et un amour tout intérieur réveille en elle le goût de la vie, sous forme d'une joie pure et détachée. Autour d'eux, beaucoup d'autres personnages s'attirent ou se repoussent : ils semblent un peu pareils les un» aux autres, mais ils ont, en profondeur, des différences totales. Chacun porte son secret, sa source vitale bien à lui, irréductible et presque incommunicable. Ce fond de leur


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âme, connu d'eux seuls ou presque, n'arrive pas toujours à se traduire en action définitive. Cependant la poussée n'avorte pas tout à fait : elle aboutit à un acte pâle, d'apparence ordinaire, mais plein de signification pour celui qui le vit : ainsi Grâce prend des vacances solitaires — la petite prostituée Pansy jette un sac de bonbons offert par Hugues — Tom dit à Grâce deux mots très banals qui sont une confession et une promesse, et que d'ailleurs elle ne comprend pas, car personne ne comprend son voisin. Mais qu'importe ? Chacun vit en face de lui-même.

Au cours du récit un peu touffu, on rencontre souvent, discrètes et soudaines, des notations extraordinairement plongeantes et prestes, qui révèlent d'un coup le centre vital, tout palpitant, de chaque personnage.

Marcel CASTER.

... des livres classiques

CLASSIQUES PLON : CONFESSIONS, par Jean-Jacques ROUSSEAU, 3 vol. ; ESSAIS, par MONTAIGNE, 6 vol ; le vol. : 16 fr. (Pion, 8, rue Garancière).

Après le Théâtre de Molière et de Racine, après les Fables de La Fontaine, la librairie Pion présente, dans l'élégante édition de ses nouveaux « classiques », les Confessions de Jean-Jacques Rousseau et les Essais de Montaigne. Nous avons ici même parlé des aînés de cette collection. Nous retrouvons, dans les dernières publications, tout le charme des volumes antérieurement parus. Les Confessions sont l'oeuvre de JeanJacques qui a le plus de chance de survivre dans son intégrité. Le Contrat social n'est pas d'une lecture récréative. L'Emile a des parties puériles et la Nouvelles Hêloïse ellemême, malgré des pages brillantes et tout l'intérêt qu'elle offre aux historiens littéraires, est déparée par des longueurs déclamatoires que notre temps n'admet plus guère. Les Confessions nous donnent la vraie figure de Jean-Jacques, et c'est bien ici le roman de Rousseau. Dans l'édition que nous offrent les « Petit-fils de Pion et Nourrit », on relira tant de pages fameuses où se révèle cette âme qui a bouleversé


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tout son siècle et qui nous parle encore avec des accents toujours nouveaux. L'édition est soignée ; de beaux caractères, un papier qui plaît à l'oeil. On peut éprouver combien il est agréable de relire des oeuvres de choix dans une présentation digne d'elle. Le tome Ier contient une introduction d'une sobriété fort alerte, d'une documentation très avertie. Excellent prologue au drame qui va suivre. Suivant la règle, cette introduction n'est pas signée — mais on peut dire qu'elle est d'un maître à qui rien de ce qui touche à Rousseau n'est étranger.

Les Essais de Montaigne, présentés en six volumes, offrent les mêmes agréments au lecteur, à l'érudit, au bibliophile. On lira dans l'introduction toute la vie harmonieuse et nonchalante de Montaigne, portant en tous ses épisodes la marque de l'humaine condition, le récit de ses voyages, l'inconstance de ses ambitions, la fidélité de son culte des « doctes vierges ». L'histoire des Essais, la vogue de Montaigne, le secret de son charme sont exposés avec une manière souple que Montaigne eût aimée. Le dernier volume contient un précieux glossaire. On est ainsi préparé à lire un texte si plein de séduction dans une séduisante édition.

A. F.

... «les livres «Fiais t ©ire

HENRI V, par Pierre DE LUZ (Paris, Pion, in-8°, 478 p., 1931).

Près de cinq cents pages sur un roi qui n'a pas régné, quitta son royaume avant d'avoir dix ans, et ne fut jamais plus qu'un prétendant, tandis que l'histoire se déroulait sans lui, n'est-ce point beaucoup, et même trop ? Non, car si l'histoire s'est déroulée sans lui, elle n'a point été telle qu'elle aurait pu être s'il n'avait pas existé. Peut-être faut-il dire que si la monarchie n'a point été rétablie en France, c'est parce qu'il existait un Henri V.

Singulière destinée que celle de Henri Dieudonné d'Artois, duc de Bordeaux, puis comte de Chambort. Né après la mort de son père, bientôt privé de sa mère, la romanesque duchesse de Berry, proclamé roi alors que la révolution de 1830 démolissait le trône des Bourbons, élevé auprès de son


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grand-père exilé, dans un milieu assez triste, tandis que le cousin usurpateur occupe les Tuileries, voyant vers la trentaine, alors que la révolution vient de chasser Louis-Philippe, luire la possibilité d'un retour triomphant, il voit bientôt après la « fusion » manquée, par la faute des royalistes et le parvenu Bonaparte s'emparer de la France, encore pour 18 ans. Puis, les m ailleurs du pays, la guerre et la révolution ayant fait renaître l'espérance royaliste, il n'y a plus maintenant qu'à venir s'asseoir sur le trône tout prêt ; et le Roi vient ; mais il s'en retourne presque aussitôt, la partie encore manquée. L'occasion perdue, la retrouvera-t-on ? Elle s'estompe peut-être, après les débuts de la République ; mai» alors le prince, suprême déboire, se voit abandonné par eette papauté, à la défense de laquelle il aurait voulu consacrer son règne et sa vie. Et puis, c'est l'heure de la mort, de la mort libératrice... pour le parti royaliste, qui en perdant son Roi, voit disparaître l'obstacle vivant à la restauration monarchique. Jamais mieux qu'à cette heure de 1883, les fidèles ne purent crier : « Le Roi est mort, vive le Roi ! » Car il apparaît nettement, — et cela ressort du livre de M. Pierre de Luz lui-même — que s'il y eut à deux reprise» tout au moins possibilité du rétablissement d'une monarchie en France ce n'était point celle que représentait Chambord, et si la « fusion » nécessaire à cette restauration ne se fit point, c'est peut-être bien un peu par suite des « machinations » du parti orléaniste, mais c'est bien certainement aussi parce que Chambord resta trop fidèle à lui-même et crut devoir respecter jusqu'au sacrifice le principe qu'il représentait.

Devant tant de constance dans le refus de s'adapter aux nécessités du moment, on a dit que le comte de Chambord n'avait pas vraiment voulu régner. C'est la thèse contraire que soutient l'auteur de notre ouvrage. T[ s'applique à soutenir que l'intransigeance et l'obstination qu'on a reprochées au futur Roi relèvent en grande partie de la légende. Peutêtre cela ne ressort-il pas de son livre aussi clairement qu'il le croit. Il montre bien tout ce qu'il y eut, particulièrement est 1873, d'habiletés allant jusqu'à l'équivoque dans la conduite des orléanistes et du centre droit ; il montre bien que la réconciliation tant célébrée, reposait sur d'astucieux malen-


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tendus, et que c'était un devoir pour Chambord, au coeur droit, de dissiper l'équivoque ; mais il n'en reste pas moin* que par là le Roi faisait évanouir sa royauté. Henri V ne rentra pas en France parce qu'il n'y pouvait rentrer, disait-il, qu'avec le drapeau blanc d'Henri IV... L'on ne peut s'empêcehr de penser au « Paris vaut bien une messe », de cet aïeul dont il se réclamait.

Qu'il ait été, depuis sa jeunesse, un prince sérieux et digne, qu'au milieu des tristesses prolongées, il ait conservé un amour passionné pour la France, qu'il ait toujours manifesté des sentiments élevés et mérité par toute sa vie la considération et la sympathie qui se manifestèrent dans tous les milieux, même adverses, à l'heure de son agonie, il n'y a pas lieu d'en disconvenir. Mais l'easentiel à retenir, c'est qu'il était et voulut rester « la contre-révolution, l'antiparlementarisme, l'ordre selon la religion apostolique et romaine et selon la tradition capétienne » (je cite M. Pierre de Luz), et que cela, il était impossible de le faire accepter à la France. Le prince le sentait lui-même, tout en se croyant tenu de rester fidèle à ce qu'il considérait être son devoir. Et c'est le sentiment de cette impossibilité qui explique probablement son attitude finale, lors de son surprenant voyage à Versailles, en novembre 1873. Au moment où il venait par sa lettre à Chesnelong de détruire toutes les espérances d'accord, alors que les royalistes désappointés travaillaient à faire voter le septennat de Mac-Mahon, il arrive à l'insu de tous, et fait prévenir le Maréchal pour que celui-ci le présente soudainement à l'assemblée ou à l'armée. Singulière illusion qui s'efface vite devant le refus de MacMahon. Et au lieu d'agir, de s'imposer, d'avertir ses amis, le prince se terre dans l'appartement de M. de Vanssay, lit les journaux, joue au whist et, le septennat voté, il reprend le chemin de Frohsdorf ! Aventure mal préparée et mollement poursuivie, équipée inutile, incompréhensible, si l'on ne pense point que venu, malgré tout, avec l'idée qu'il n'avait qu'à paraître pour que son peuple l'acclamât, il n'avait tout, d'un coup, devant le refus du Président, et surtout au contact de la terre de France, compris la vanité de son geste et l'inutilité d'une action.

L'ouvrage de M. Pierre de Lus s'adresse au grand public.


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Tout en s'appuyant sur une bibliographie abondante, il ne se présente point avec l'appareil d'une discussion critique. L'auteur nous dit lui-même comment il a voulu son ouvrage. < ... On s'est attaché surtout à peindre un prince, à le situer dans l'histoire, à dégager de la légende une figure essentielle. » Pour ce faire, il n'a pas jugé nécessaire de se dépouiller de sa personnalité, et il ne s'est point fait faute, au contraire, de proclamer l'attachement et l'admiration qui le lient à son personnage. Son titre, d'abord, affirme son loyalisme — Henri V et non le comte de Chambord. C'est le livre d'un partisan du principe d'hérédité. Et peut-être pourra-t-on dire qu'il va un peu trop loin dans sa confiance en ce principe lorsqu'il avance dans son introduction que sur trente-six capétiens, neuf ayant été indiscutablement grands, l'hérédité de Henri-Dieudonné le prédisposait à la grandeur. Quelque calculateur malicieux ne pourrait-il retourner la phrase et l'argument et dire : étant donné que sur ses trente-six prédécesseurs il n'y en a eu que neuf incontestablement grands, l'hérédité de Henri-Dieudonné, etc.. Mais M. de Luz a pour lui la foi car il écrit un peu plus loin avec tranquillité : « Le fils du duc de Berry était le seul à pouvoir épargner à la France les millions de tués et les milliards gaspillés depuis 1815. » Si M. de Luz aime et admire Henri V il ne peut naturellement aimer ses adversaires et ceux qui ont contribué à lui barrer la route. Ainsi dénomnie-t-il la révolution de 1830 « impudente et criminelle ». Ainsi, sans pouvoir trop rapetisser M. Thiers « cet homme extraordinaire qui pendant un demi-siècle aura tenu en échec la monarchie légitime », ne peut-il s'empêcher de lui chercher noise et de dénoncer la personnalité asiatique de cet aristocrate. Ainsi encore Mac-Mahon est-il assez maltraité pour n'avoir pas répondu présent à l'appel de son roi en novembre 1873. « Il a eu peur de perdre sa place. » On ne s'étonnera pas non plus de le voir souhaiter que la France puisse éliminer un jour « le venin démocratique ».

C'était le droit de M. de Luz d'exprimer ses sentiments à sa manière. Mais il faut donc, en le lisant, tenir compte de son état d'esprit. Ajoutons tout de suite que son livre n'en contient pas moins beaucoup de choses solides et intéressantes, qu'il a évidemment voulu faire un travail sérieux, qu'il a


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confronté les témoignages, qu'il est le premier à dire que parfois les documents lui ont manqué, qu'il n'a pu par exemple éclairer la période obscure de 1849 à 1851, qu'il n'a que de faibles lueurs sur les rapports avec Léon XIII. Cette probité donne confiance. L'ouvrage apporte d'ailleurs de nombreux renseignements, des précisions utiles. On lira avec curiosité par exemple le chapitre sur la doctrine du prince et son projet de constitution et aussi celui qui raconte les négociations de 1873, où la doctrine se heurte aux réalités. M. de Luz a mis aussi dans une lumière meilleure l'importance qu'Henri V attachait à son titre de Roi très chrétien ; il en arriva à présenter le rétablissement du pouvoir temporel et l'exaltation de l'Eglise de France comme la pensée maîtresse de son règne. Et c'est peut-être là le point le plus neuf de l'ouvrage de M. de Luz : pour lui, c'est de ce côté, plus encore que de celui de l'absolutisme qu'il faut chercher la principale cause de la défiance des Français.

Décidément, Chambord n'était point apte à trouver ces courants dominants qui mènent les hommes au pouvoir. Et même rétablie, sa monarchie n'eut guère duré. M. de Luz me semble assez disposé à en convenir. Peut-être, dès lors, le dernier mot doit-il être celui que la reine Victoria écrivait en 1843, au sujet de Chambord, à l'occasion d'un séjour du prince en Angleterre : « Pauvre garçon, sa destinée est vraiment triste. Il devrait renoncer à toute prétention au trône, acheter une propriété en Allemagne, s'y marier et s'y fixer. »

Léon DUTIL.

CHAMPLAIN, par M. CONSTANTIN-WEYER (Collection Les grandes figures coloniales, Pion, 1931).

Ceci n'est point, grâce au ciel, une biographie romancée. D'ailleurs le roman ne saurait rien ajouter à cette histoire plus belle qu'une légende. Samuel Champlain, c'est la France au Canada, une aventure qui connut mille traverses, qui eut ses heures d'obscures patiences et ses heures éclatantea d'épopées. Ce fils de pêcheur, appelé par la mer qui déferle au pied de son pays, Brouage en Saintonge, sur la côte basse, rêve de navigation, s'embarque en 1598 et fait à trente ans son premier voyage en Amérique, recueillant se»


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impressions et ses observations sur son journal. En 1603, il est de l'expédition française envoyée pour explorer le Canada. H pénètre dans le pays, découvre les richesses de la «ature, approche les Peaux-Rouges, crée la ville de Québec, procède en grand colonisateur. Il connaît la rigueur des travaux, les maladies, les hivernages, les longues explorations, les batailles, les blessures. Il parcourt en raquette les vastes neiges et demeure, une fois, perdu pendant trois jours, «ans vivres, loin du camp. C'est une rude tâche que de coloniser : il y faut de la douceur et de l'énergie, de l'abnégation et du courage. En France, lointain pays, l'intrigue et la chicane compromettent tant d'efforts. Sully n'aime guère les expansions coloniales et préfère le labourage et pâturage à tout l'or que les Amériques peuvent mûrir dans leurs mines lointaines. Heureusement Henri IV, puis Richelieu comprennent : Champlain peut repousser les Anglais qui veulent mettre la main sur notre établissement et il donne à la France, sans coup férir, cette nouvelle France qui va, pour quelque temps, devenir la plus belle de nos colonies.

M. Constantin-Weyer, si qualifié pour parler d'un pays en qui bat toujours un coeur français, retrace avec une sobre mesure les pages de cette vie si pleine. Il procède par touches brèves et précises, sans commentaires, laissant aux faits nus leur éloquence. Et il réussit à donner un portrait vivant qui nous émeut, à chaque page, par des évocations dues au journal de Champlain lui-même, par des citations empruntées aux ouvrages si documentés de Dionne ou de Casgrain, Canadiens français. Ce livre d'histoire qui est une réponse aux idées développées dans le livre de Francis Parkman et à certains jugements des Américains sur la France, donne « le vrai visage de la France canadienne ». Et ce vrai visage, c'est Samuel Champlain.

André FERRAN.

..r.» «les M»©maats

ROMANS D'AVENTURES : Collection : Aventures (Pion, 6 fr.) ; Collection : le Masque (Librairie des ChampsElysées, 6 fr.).

La vogue du roman d'aventures s'accroît tous les jours. Il


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faut renoncer à dénombrer toutes les collections qui voient la lumière dans le but de distraire les pauvres humains des tourments du réel. Voici que la Librairie Pion lance une collection nouvelle aux titres prometteurs. Des deux volume» déjà parus l'un, L'Alezan sauvage nous reporte aux joura lointains où notre jeunesse savourait les épopées indienne* de Gustave Aymard ou les équipées héroïques du capitaine Mayne Reid, l'autre — énigmatiquement baptisé ? Lui ? — est du domaine à la fois sentimental et mystérieux : il s'agit d'un crime ancien découvert par l'adresse subtile d'un, beau jeune homme qui épousera une belle et riche jeune fille. après s'être justifié d'odieux soupçons. Les méchants sont punis, les bons sont récompensés et nous avons un avantgoût de la justice providentielle. Je conseille la lecture aux surmenés et aux déprimés comme une détente heureuse. — Parlerai-je de la collection du Masque que dirige Albert Pigasse, avec un souci toujours plus marqué de variété et d'intérêt ? Parmi les derniers volumes parus, je signale aux amateurs d'émotions fortes Le Casse-tête malais et le Docteur Fu-Manchu. Tout finit bien après avoir mal commencé. Les héros sympathiques courent, à tout chapitre, des dangers effroyables — dont ils se tirent toujours sans dommage essentiel. A lire les exploits de ces détectives hardis, les ruses de ces Chinois malfaisants (pauvres Chinois !) on oublie la crise des affaires, la baisse des valeurs, les instabilités ministérielles — et la vie si terriblement quotidienne.

André FERRAN.

DELPHIN L'ENCHANTEUR, par Louis et René GERRIET (Edition Denoël et Stule, 19, rue Amélie, Paris). Prix : 15 francs.

Un roman ? Non : une étude qui s'apparente aux écrits de Ramuz et de Giono. Un type pris — non au hasard — mais façonné strictement par les auteurs ; un rêveur, moitié paysan — qui a peut-être beaucoup lu —- trop d'ailleurs — puisqu'il voudrait rénover, consoler, donner le bonheur à un tout petit coin de cultivateurs. Ce Delphin est bien savant, bon livresque pour un sorcier. Il arrête le vent, le calme, fait soulever le brouillard, le dissipe ou le fait plu*


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épais ; il guérit les bêtes, les gens, envoûte Norme, la décevait et fuit de peur d'en être amoureux. Et le village rentre dans le calme. La moralité de cette fantaisie serait sans nul doute que le paysan n'aime pas les nouveautés, s'incruste dans la routine, voit d'un mauvais oeil, s'en inquiète et a peur, de tous ceux qui viennent vers lui pour l'arracher à ses idées aussi vieilles que les siècles. Ce sont choses qu'il ne peut saisir. Delphin, de courage, en fait l'expérience et s'en va. « Et puis, tout de suite après, il recommencera à se battre avec les hommes. »

Une langue simple, claire, drue et serrée, avec une pointe émotive très délicate, est mise par MM. Louis et René Gerriet au service d'une thèse difficile, parce que trop humaine.

UN SEUL HOMME, par Jeanne SANDELION (Le Tambourin, 138, avenue des Champs-Elysées, Paris). Prix : 12 fr.

Est-elle brune ou blonde ? Brune, si j'en crois ses pages ardentes nées au-dessus de la Garonne... Au reste ne dit-on pas que les filles du Rhône ou de notre fleuve du Sud-Ouest sont plus tendres et plus allantes que celles qui naquirent par-delà la Loire ?

Peu nous importe d'ailleurs... LTn seul homme révèle son tempérament dans le sens le plus noble du mot. Autobiographie ? De toute évidence... Rare le roman de femme qui n'est pas subjectif... Un seul homme n'échappe pas à cette règle. Mais un seul ! o Brigitte... j'en vois deux : Michel et Favareys ? Le second court sa chance... Brigitte aussi. Fair play ? Que non pas ! Favareys est trop fort, coeur dur, dédaigneux, capricieux. A quel charmant jeu — mais dangereux, vous livrez-vous, Brigitte ? Romanesque ne l'êtes-vous pas trop dans notre siècle dur pour le coeur ? Expériences, direz-vous... Combien décevante ! Mais comme vous avez sans doute le coeur fort, vous irez à d'autres. Puissiez-vous trouver le bonheur que vous méritez.

Mlle Jeanne Sandelion a donné dans ce roman une incarnation nouvelle de Jetta (Jetta et Brigitte sont bien jumelles !)

Elle a écrit des pages exquises — qui ne peuvent d'ailleurs être écrites que par une femme unissant comme une


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gerbe, tous les dons exquis de douceur, d'âme, de coeur et de sensibilité.

LA TRAGEDIE DE LA MEDUSE, par Armand PRAVIEL (N. R. G, 16, rue José-Maria de Hérédia, Paris). Prix : 12 fr.

L'auteur de la Belle Violante n'a pas fait ici une histoire romancée de ce tragique épisode. Dépouillé de toute littérature, c'est le récit net, sobre, angoissant du vaisseau royal La Méduse.

Etabli d'après les archives maritimes de Rochefort, du Sénégal, les mémoires des rescapés, les correspondances et les journaux du temps.

La fameuse théorie de Rousseau sur la bonté originelle de l'homme reçut un beau démenti ; le Cannibalisme qui régna sur le radeau n'est-elle pas le dernier mot de la férocité.

La plume d'Armand Praviel toujours sûre, vibrante et forte, a fait revivre pour nous ces tragiques moments.

LE SCANDALE DU PANAMA, par Alexandre ZEVAÈS (N. R. G, 16, rue José-Maria de Hérédia, Paris). Prix : 12 fr.

A la même firme a paru récemment du même auteur l'Affaire Dreyfus. Aujourd'hui, d'une plume alerte et saisissante, M. Zevaès nous retrace Panama. Espérons qu'un jour il nous signalera Mme Hanau, Oustric... et la liste n'est pas — hélas — finie. Les grands manieurs d'argent sont tabou ! Ah ! si vous voliez un pain ou un gâteau ! Les juges seraient inexorables, mais pour qui jonglent avec les millions ! Autre chose ! Raison d'Etat, dira-t-on... C'est bien commode ! Nous vivons un siècle sans illusion ! M. Zevaès nous ramène en arrière... Le mal n'a fait qu'empirer... J'ai lu avec plaisir cet exposé lumineux et franc de Panama. Sa conclusion est mienne.

KAVALIER SCHARNHORST (Tendre Allemagne), par Jean DES VALLIÈRES (Jean Ravennes) Albin Michel, éditeur, 22, rue Huyghens, Paris). Prix : 15 fr.

Un aspect inconnu de la guerre. La vie des officiers prisonniers, le tableau poignant des bastions de représailles


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où étaient enfermés les « Messieurs » ! Leurs évasions dramatiques, leurs tours de collégiens envers leurs bourreaux, leur esprit de ténacité, de franchise, leur belle allure, témoin ce petit incident :

« je suis le colonel baron von Brixen... Un matin l'officier devant leq'.iel il exécute cette facétie est un homme solide, hautain et narquois qui éclate de rire... Jamais je n'ai entendu plus belle voix française retentir sous le ciel !

— Moi, je suis le commandant comte de Joyeuse et je vous emmerde ! ! »

Tout ce récit a cette allure vivante, et si française qu'il est aussi — et plus — attachant qu'un roman.

L'auteur va faire paraître bientôt Spartakus-Parade. Nous en parlerons.

je signale en finissant deux livres parus aux Editions de» Cahiers Libres (57, avenue Maiakoff, Paris).

Hors les Murs de Paillette Michel-Cole, un roman Stendhalien très fin, délicat et distingué et Paris-Paris, de Philippe (Philippe de Rotschild) qui nous montre en des raccourcis saisissants et spirituels la vie de New-York.

Paul MARTIGNON.

... la science politique

LA CRISE DE LA DEMOCRATIE CONTEMPORAINE, par Joseph BARTHÉLÉMY. Chez Sirey, 1931.

« Notre époque ignore la joie de vivre, mais elle est passionnément intéressante ».

On ne saurait mettre en doute cette constatation de M. Barthélémy après avoir lu l'important ouvrage qu'il a consacré à la crise de la démocratie contemporaine.

Comment ne pas être captivé, mais aussi angoissé, par la lutte capitale que soutient actuellement notre vieux régime parlementaire ? Après avoir détruit ou transformé les monarchies, va-t-il être à son tour supplanté par quelque forme autoritaire de gouvernement, dont le Fascisme, le Riverisme, le Pilsduskisme et le Bolchevisme nous donnent des exemples divers ? M. Barthélémy se défend d'être prophète. Il


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étudie les différentes expériences avec la plus louable impartialité.

Son attention s'est surtout portée sur le système le plu» critiqué en France, — et peut-être pas le mieux compris, — sur le fascisme.

« Qui n'aime pas doit tâcher de comprendre et, pour comprendre, essayer de connaître... » « La personnalité, évidemment prédominante, de M. Mussolini, ne doit pas empêcher de voir l'édifice, la doctrine, l'oeuvre... »

Très préoccupé de ne pas froisser l'Italie, fût-elle fasciste, l'auteur entreprend une critique scientifique du plus haut intérêt. Il sait faire la part des racontars et des argument» de réunion publique. Grâce à lui, nous comprenons mieux quels sont les éléments de permanence du fascisme. Et nous avons terminé la lecture de ces pages sur les dictatures avec l'impression très nette que cette forme de gouvernement, anti-parlementaire par réaction, peut à la longue devenir un procédé de rénovation du système. Tous les peuples ont eu leurs dictateurs. Ce qui ne veut pas dire qu'on puisse impunément leur appliquer à chaque crise pareille médecine. Tout est question de température et d'heure favorables. M. Barthélémy analyse ensuite la crise de la démocratie parlementaire française. Celle-ci est principalement due à une déformation de l'esprit démocratique, qui prive le régime des chefs qu'il lui faudrait. « L'élite gouvernementale existe. Elle n'est pas dégagée. »

Quant aux députés, ils ne se recrutent plus dans la même classe sociale qu'autrefois, mais « la somme des talents et du dévouement à la chose publique reste la même. » Tout au plus peut-on leur reprocher une trop grande prolixité. Mais il est possible d'endiguer cette éloquence intempestive. M. Barthélémy en a donné la preuve en faisant voter par les Chambres la loi du 15 juillet 1926, réglementant le droit de la parole.

Le grand défaut des travaux parlementaires vient de ce qu'ils sont trop nombreux. Un député soucieux de remplir dignement sa fonction est condamné au surmenage. On est stupéfait d'apprendre qu'en une session, plus de mille propositions sont déposées sur le bureau de la Chambre, et qu'il em résulte près de 300 lois.


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M. Barthélémy, mettant en balance les avantages et les inconvénients du régime parlementaire, lui conserve tout son attachement. Il n'est pas question, pour lui, d'une réforme de l'Etat, mais de « réformes dans l'Etat ». L'essentiel est que celles-ci amènent et maintiennent au pouvoir des hommes dignes et capables de gouverner.

Voici un livre profond écrit en un langage alerte et souriant, et qui ne recule pas devant un néologisme évocateur, témoin le superlatif « fascistissime », que nous avons rencontré avec satisfaction. Plein de vie et de science, il continue dignment la série des oeuvres remarquables de M. Barthélémy.

Jean-Louis COSTA.

.•• SLmsis ti&ra&ias et l'an&xâété 1MKMMM2&<SÎ

LE TENDRE INSURGE

Voici un ouvrage de premier plan dans la production littéraire actuelle, un roman où rien n'est fait pour plaire au lecteur, où il n'y a aucun de ces appâts, plus ou moins déguisés, destinés à le tenter, à l'accrocher ainsi qu'un hameçon, et qui cependant le captive, le retient et le garde, l'oblige à revenir vers lui, le trouble et le charme toujours...

Voici un livre où le style est âpre comme le vent sur les Causses quercynois, mordant comme l'angle aigu des rocs sauvages, brûlant de soleil sans limites, — et cependant riche d'une suavité où se confondent la splendeur des châtaigniers et la molle douceur des eaux vertes qui coulent au fond des vallées...

M. Olivier Bournac, le regretté traducteur de A l'Ouest rien de nouveau, a dit du "Tendre Insurgé de M. Louis Gratias : « C'est aussi fort en son genre que l'Education sentimentale, et le conflit évoqué par l'auteur est nouveau. »

Certains éloges sont dangereux et il faut se méfier d'eux comme du pavé de l'ours... Comparer un jeune romancier à Flaubert ou un jeune poète à Hugo, est leur rendre un mauvais service et fournir à la critique des armes auxquelles


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elle n'eût pas songé, — on se relève difficilement de coups pareils, à moins d'avoir la tête dure et très bonne santé.

Tel est, heureusement pour lui, le cas de Louis Gratias. Son roman, Le Tendre Insurgé (Studio Technique d'Editions), sera-t-il celui que désignera le choix du Prix Goncourt ? On n'en sait rien, mais c'est un livre qui comptera parmi les plus sensibles et les plus solides du moment. Il est prenant dès les premières pages ; j'en ai relu certaines plusieurs fois et je trouve que plus on relit, plus on est saisi...

Résumer le sujet du roman en ceci : « Un homme qui, d'une classe de la société, est passé dans une autre, supérieure, et qui s'efforce de revenir à ses origines, qu'il croit meilleures, le peut-il ? » serait, sans doute, trahir la pensée de M. Louis Gratias qui se défendrait d'avoir voulu faire un livre à thèse ; ce serait aussi trop simplifier le drame d'un cerveau humain, dont le romancier décrit le tourment complexe avec un art si profond.

Ce fils du peuple, que peint M. Louis Gratias et qui, d'échelon en échelon, est sorti du fond du sillon, s'est élevé, et que le sillon rappelle à lui soudain, attire et engloutit... cet être que traque, lui aussi, une force occulte à laquelle il ne peut résister..., ce faible parce qu'il est devenu tendre, — alors que ceux dont il est né étaient forts parce qu'ils étaient durs, parce que leur rudesse ne s'était pas amollie à la douceur qu'ils ignoraient et qu'il connaît, lui, bien que la méprisant, — ce cultivé, cet amoureux pour lequel l'image populaire s'enveloppe d'une robe et sourit des beaux yeux de son amie d'enfance..., ce tendre insurgé existe réellement dans la vie... M. Louis Gratias a fixé son drame.

Or, ce drame a quelque chose d'Eschyléen... C'est une fatalité qui arrache Peyrard à son bonheur tranquille, parce qu'il faut que les Peyrard soient tourmentés et malheureux, parce que leur race est marquée ainsi au cours des siècles, et que ses lois cruelles les enchaînent tous de père en fils...

Ainsi, Albert Peyrard ne pourra pas s'arracher' à son sort, les morts le dominent, il doit leur obéir, il doit quitter le lit tiède où sa belle et vertueuse épouse n'avait pour lui que des bontés..., les devoirs de sa tâche honorable de professeurs, les satisfactions de l'existence aisée et facile où l'avait conduit son travail..., il doit quitter la route droite,


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keureuse et claire, pour s'enfoncer au chemin sombre et tortueux de la souffrance..., il doit aussi quitter un monde, — dont il connaît sans doute les tares, mais où devrait le retenir 6on vrai devoir, — pour s'en aller vers un autre où, sous le voile d'un idéal apostolique, tant de faiblesses sont admises et tant de vices excusés !...

Mais, parce qu'il est, lui, un sincère et un pur malgré tout, il mourra en apothéose, avec au coeur toutes ses illusions, sous les baisers d'une bouche de femme en laquelle fleurera l'haleine embaumée de son pays...

Ce qui fait la puissance du roman de M. Louis Gratias, c'est qu'il reflète de la vie, une vie volontairement dépouillée de tout ce que l'auteur a jugé inutile de décrire et qu'il laisse au lecteur le soin de mettre en place... Ainsi court sa prame, droit et fort, comme un rabot sur le bois, un marteau sur l'enclume, — mais s'adoucit parfois et glisse, légère, sur ce qu'il faut à peine toucher afin de ne pas le meurtrir... L'atmosphère du Quercy se retrouve toute dans Le Tendre Insurgé : le Quercy rude comme la pierre des Causses sont sculptés les Mataly et les Peyrard..., et le Quercy des vallées savoureuses personnifié en Nélie.

Ce roman, qui s'ouvre sur une tombe, finit aussi sur une mort, et je ne connais pas, dans le domaine littéraire, d'émotion plus juste que celle que dégagent ses dernières pages, qui sont vraiment très belles, très fortes dans leur sobriété si expressive...

Le lecteur arrive au coup de revolver de Minco avec la même surprise qu'il en aurait pu éprouver dans la réalité. La description de cette scène tragique, — si difficile à peindre pour ne pas tomber dans le mélodrame avec ses platitudes et ses sensibleries, — est d'une simplicité qui devient le grand art de refléter exactement, et presque sans phrases, la vie... et la mort...

M. Louis Gratias s'était déjà signalé à l'attention par u« recueil de poèmes d'impressions fraîches et juvéniles, Les Renouveaux, et par deux romans : La Grande Passion, qu'il publia avec M. O. Léry, — et dont fut tiré pour le cinéma un film sportif bien connu, — et La Coquette au Soleil qui révéla plus exactement ses qualités.

Le sujet de La Coquette au Soleil, M. Gratias l'avait puisé,


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comme celri du Tendre Insurgé, aux sources lointaines de cette anxiété qui fait les fous, mais qui fait aussi les grands artistes... Et c'est encore dans le décor de son pays natal qu'il plaçait le sculpteur Myrran et son oeuvre symbolique « L'Humanité Meurtrie », taillée à même la pierre des falaises quercynoises...

Nous disions alors : De la première page, ouverte sur un rayon de soleil, à l'arrivée de l'express de Paris qui dépose Guitte en Quercy, à la dernière page où, après le départ de la Coquette, Myrran est écrasé plus encore par l'effondrement de son rêve que par l'anéantissement de son oeuvre, — c'est dans la lumière que le lecteur est conduit..., mais il n'en apprécie que plus intensément le contraste entre la faiblesse humaine et l'agreste et puissante nature, avec laquelle il ne perd jamais contact...

Ce contraste, nous le retrouvons, saisissant, dans Le Tendre Insurgé, mais ici l'auteur a touché le fond de l'âme humaine, des plus hauts sommets de son tourment, à cette heure d'apaisement où, sur l'horizon de son grand rêve qui s'efface, l'homme n'est plus rien qu'un enfant, une toute petite et légère existence « dans la nuit grise qui le dissout ! »

TOUNY-LÉRYS.

••• vaiPia

LES VISAGES DE L'ALLEMAGNE à travers la géographie et l'histoire. Paysages, Villes, Civilisation, par René LOTE. Dessins de Marthe Rouyer et de Roger Ramus. (Editions Didier-Richard, Grenoble).

Dans ses ouvrages antérieurs, et en particulier dans son Explication de la Littérature Allemande, M. René Lote, professeur à la Faculté des Lettres de Grenoble, a voulu intégrer l'histoire intellectuelle à l'histoire générale. Mais il s'agissait toujours du visage moral de l'Allemagne. Ici le portrait plus matériel prend sa substance dans le passé de la race perpétué dans l'art, dans le milieu physique et géographique. L'auteur le définit : < un essai de géographie humaine à travers l'histoire ». Et il explique : « l'Allemagne


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— ou les Allemagnes — à travers les régimes et les temps. Une race — ou un mélange de races — s'adaptant à la diversité des milieux (ici géographie physique autant qu'humaine) et s'adaptant aussi à la diversité des époques (ici histoire politique et sociale). Autant de visages, qui sont les visages des villes allemandes, si variées dans l'espace et le temps. Un air de parenté sans doute — mais parfois à peine visible — de la Baltique aux Alpes, ou de la Rhénanie aux confins de la Pologne ; encore moins visible à quelques siècles d'intervalle, au coeur de la même ville, entre le gotique et le rococo, ou entre le roman et le munichois. Le lien commun ? Comme toujours l'évolution, la continuité de l'Histoire — n'en déplaise aux partisans du « discontinu ». Tout s'enchaîne, et à l'intérieur de cette Allemagne de pièce3 et de morceaux, et à l'extérieur, entre elle et le reste de notre Europe occidentale, voire même latine. La civilisation est une, qu'on le veuille ou non, malgré les aberrances de droite ou de gauche ; et le Germanisme lui-même, depuis le xvne siècle, n'est qu'une déviation de l'idéalisme moderne. Il convient donc, à la faveur de la sagesse historique, de considérer avec quelque sérénité le tableau mouvant de cette fourmilière humaine si voisine de la nôtre et qui a bâti et bâtira encore tant de choses : monuments, écoles, villes, empires peut-être avec ou sans canons... » L'auteur distingue huit époques : La Colonisation romaine. — La Civilisation germano-chrétienne (du St-Empire au dernier Hohenstaufen). — La Hanse et les villes libres d'Empire (du grand interrègne à Maximilien). — La Renaissance et la Réforme. — Le Classicisme. De la guerre de Trente Ans à Frédéric II (L'imitation étrangère, l'art des « résidences princières », le baroque et le rococo). — Le Classicisme allemand. Winckelmann (l'Italie des archéologues) Weimar et l'Académisme. — Le Germanisme romantique. — L'Allemagne impérialiste et sociale. (Le réalisme éclectique ; le moderne colossale, le chaos expressionniste, l'art industriel). Cette Allemagne au visage un et multiple, aujourd'hui assez exaltée, impulsive et désaxée, M. Lote nous en montre, dans un Panorama terminal la physionomie attachante mais ambiguë. S'il s'inquiète un J)eu des surprises que son esthétique, son messianisme nouveau, sa technique moderne nous réservent, on le sent recon-


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naissant aux images d'art qu'il a emportées de ses récents voyages et à une organisation du tourisme qui collabore avec le respect, la piété du passé.

L'illustration — des bois à la fois exacts et impressionnistes — nous met aux yeux : Goslar au coeur de la vieille Allemagne, Worms et sa cathédrale, le cours héroïque du Rhin, Goslar encore, mais cette fois l'idéalisme et le réalisme du moyen âge, Hildesheim : maisons corporatives, Habberstadt et son pittoresque anguleux, Le Christ de Brunswick et le Cavalier de Bamberg, Regensbourg (Ratisbonne) cité Danubienne, Impression de Nuremberg, Rothemburg, miniature du moyen âge, Nordlingen : le chemin de ronde, le Francfort des élections impériales, Munster, ville épiscopale : l'Hôtelde-Ville, type d'architecture hanséatique, Lubeck : la porte des Holstes, Lubeck : l'Hôtel-de-Ville, le Hambourg des transatlantiques. Si l'on s'étonne de trouver presque uniquement les visages de la vieille Allemagne dans un ouvrage qui fait défiler tous ceux qu'elle a pris au cours des temps, l'auteur répond qu'il a voulu l'agrémenter des aspects les plus pittoresques, les plus spécifiques, et donc exclure à peu près le classique impersonnel et le moderne « si cosmopolite... même quand il n'est point banal. » Toujours est-il que ces vives images complètent ce livre peu livresque d'une présentation alerte et d'une matière animée.

Henri JACOUBET.

ERNEST SEILLIERE — J. K. HUYSMANS (Editions Bernard Grasset, 1931).

Encore une figure néo-romantique, qui prend place dans la galerie magistrale de M. Ernest Seillière. Trop souvent les monographistes éteignent leur grand homme sous la poussière des menus faits, ou au contraire ils cèdent au besoin éperdu de romancer chaque vie illustre — avec plus ou moins d'emprunts au « roman chez la portière » — une portière parfois spirituelle mais rarement bienveillante, qui peut avoir nom Sainte-Beuve... Les monographies de M. Seillière ont une autre tenue, comme lui-même. Elles ont sa largeur d'esprit et son humaine bienveillance. Elles ont aussi, évidemment, sa philosophie, dont la devise pourrait être :


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« Morale d'abord » — n'en déplaise à tous les esthètes en mal de perturbation sociale.

Que le noble Huysmans ait eu de ces velléités révolutionnaires, au temps de son Naturisme à la Zola, ou de son décadentisme halluciné, « diabolique » ; qu'il soit resté çà et là, même après sa conversion et à travers ses indignations pieuses, le peintre truculent, quelque peu rhéteur, des « Foules de Lourdes » et autres kermesses mystiques qu'on dirait flamandes : cela ne rend pas moins estimable ce pauvre et grand inquiet qui a cru rencontrer le Miracle, et qui le projette, ce Message romantique à la Novalis, dans le vocabulaire bariolé du Naturalisme.

René LOTE.

... la littérature régionale

LE CHEMIN HORS DES VIGNES, roman, par Jeanne-Yves BLANC (Paris, Gedalge, 1931).

Avec une simplicité, un sens droit qui ne manquent pas de courage, Mme Jeanne-Yves Blanc aborde dans Le Chemin hors des vignes un problème qui est bien d'actualité, celui de l'instruction des enfants du peuple. Albertine Meynac, son héroïne, fille de vignerons du Bas-Languedoc, conquiert le grade de licenciée ès-sciences, obéissant à la fois à l'orgueilleuse volonté paternelle et à sa propre ambition.

Son but atteint, est-elle heureuse ? Elle sent, avec une tristesse chaque jour accrue, la singularité de sa destinée. 'A mesure que son esprit se cultive et s'affaire, des goûts, des besoins nouveaux se développent en elle. Elle prend conscience de la rusticité parfois un peu vulgaire de ses proches. Sans aller jusqu'à rougir de sa modeste origine, elle éprouve un pénible malaise quand les circonstances rapprochent sa famille paysanne et les Blanchard, grands bourgeois qui l'ont accueillie parce qu'elle est la condisciple et l'amie de leur fille. Que Mme Blanchard lui dise : « Savez-vous que votre père est venu nous voir ? » elle est « affolée à la nouvelle de ce cataclysme ». Que sa soeur Elise et Mestralou, le fiancé campagnard, lui fassent visite au parloir du lycée,


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elle est « suppliciée parce qu'elle redoute que la répétitrice ne s'amuse quelque peu à leurs dépens. » Pendant les vacances, à Villevieille, elle vit à l'écart, n'ayant plus envie de se mêler aux divertissements villageois, trouvant peu de plaisir à la conversation de sa soeur ou de son amie d'enfance. Sa mère, l'effacée, la douce Priscille, est celle à qui elle se confierait le plus volontiers parce qu'elle la sent plus délicate et plus compréhensive ; mais une barrière invisible arrête les effusions.

Séparée des siens par mille nuances subtiles, Albertine Meynac se sent-elle du moins à l'aise dans la société bourgeoise où elle a été introduite ? Pas davantage. Elle reste toujours un peu guindée, quelque bienveillance qu'on lui témoigne. Jamais elle n'aura l'aisance de son amie Michelette. Dans les réunions mondaines, elle craint de faire sourire par un détail malheureux de sa toilette. Nulle part, elle n'est à sa place ; pour les paysans de Villevieille, elle est une « demoiselle » ; pour ses amis de Montpellier elle reste une villageoise. Elle sent douloureusement qu' « elle est inclassable parce qu'elle est déclassée ».

Vienne l'amour et le malaise de la jeune fille va se transformer en souffrance aiguë. Elle a la joie orgueilleuse d'être aimée par Maxime Rochette, un étudiant dont la famille appartient à la meilleure société de la vieille ville universitaire. Elle connaît quelques mois de douce illusion, mais il faut bien qu'elle se rende, un jour, à l'évidence : obligée de répondre par oui ou par non à une lettre ministérielle qui lui offre un poste de professeur, elle découvre la lâcheté de celui qu'elle aime ; jamais il n'aura la force de lutter contre la volonté de ses parents pour leur imposer une bru qui n'est pas de leur monde. Atteinte dans son amour et sa fierté, Albertine prend l'initiative de la rupture. Sa souffrance cruelle la rend injuste pour les siens : elle leur en Veut « férocement de ne l'avoir point laissée dans son village, où, comme Elise, elle eût épousé sans heurt un paysan estimable et aurait mis au monde une lignée de paysans aux muscles forts, au cerveau droit. » Ce bonheur lui est interdit. A peine guérie de son amour pour Maxime, elle est demandée en mariage par un de ses amis d'enfance. Elle s'interroge longuement. Malgré son désir de la vie de fa-


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mille, elle pressent toutes les tristesses d'une union mal assortie et se résigne à la solitude.

Il faut savoir gré à l'auteur du Chemin hors des vignes d'avoir — après Brieux — attiré l'attention sur le problème du « déclassement ». Notre époque a des générosités si elle a beaucoup d'égoïsme. Elle veut que les petits paysans puissent s'élever au rang de l'élite s'ils sont heureusement doués. Et cela est fort bien. Mais qu'on ne dissimule pas à ces enfants qu'ils vont au-devant de souffrances certaines ; qu'on ne le dissimule pas surtout à leurs parents. Les simples gens croient trop souvent qu'il suffit d'échapper au dur travail de la terre pour atteindre le bonheur ; ils veulent de ce bonheur pour leurs fils et leurs filles. Ah î s'ils savaient le prix de la belle, de la saine, de la libre vie des champs !

Mme Blanc a le mérite de traiter son sujet avec tact et mesure. Il eût été facile, il était dangereux de dramatiser, de faire de la petite paysanne, devenue étudiante, une fille ingrate et odieuse. Mme Blanc s'est bien gardée de cet excès. Elle souligne elle-même son souci de rester fidèle à la vérité en rapprochant ingénieusement son héroïne de la Blanchette de Brieux : « Comme la vie est plus simple que le roman même le plus vrai ! Comme dans sa platitude et sa monotonie elle vous mate plus que toutes les péripéties littéraires toujours un peu cherchées et trop violentes ! Albertine n'a jamais renié sa mère, comme Blanchette, et, si elle en a parfois un peu rougi, ce n'a été qu'en nuances rapidement fondues. »

Le même souci de vérité se retrouve dans la peinture des caractères secondaires : la douce Priscille, la « brave » Elise, l'autoritaire et tonitruant Maynac ont chacun leur physionomie propre et sont bien de notre Midi. Mme Blanc évoque de façon pittoresque la vie du village languedocien, les potins des commères, l'agitation électorale. Elle nous montre la vigne, reine du pays, la vigne, constante préoccupation, principe d'orgueil et source de toute richesse. Son style est simple, uni, dédaigneux de l'effet, visant à la vérité plus qu'à l'originalité. Sur la trame un peu grise du récit, certains tableaux se détachent avec un vigoureux relief, tellecette évocation de la splendeur des raisins mûrs : « Par moments, elle s'accordait un peu de repos et elle fouillait parmi


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l'amas des grappes lourdes, soulevant le volumineux ébène des oeillades, l'opale terne des cinseaux, le vert tendre des chasselas, pour découvrir les gros grains dorés et tentants des muscats romains, ou les petites boules pressées et noiraudes des muscats de Lunel ; et la grappe choisie, élevée entre ses doigts, si gonflée que parfois elle saignait, meurtrie, de son trop de suc nourricier, semblait tenir enclos un rayon de soleil et une promesse de fécondité. »

Tout est vrai dans l'ouvrage de Mme Blanc, les êtres et les choses, les sentiments et les décors. Le secret de cette réussite, le voici : l'auteur parle de ce qu'elle connaît et de ce qu'elle aime.

Marie BAR AILLÉ.

... varia

CHINE, par Marc CHADOURNE, Pion, éditeur, 15 francs.

Ce livre a eu un prix. Lequel ? Gringoire, je crois. Mais cela n'a pas d'importance. Si tous les livres de « prix » devaient avoir de la valeur, les jurys chômeraient. La couronne n'ajoute rien au mérite de celui-ci, qui est grand.

A notre époque où l'écrivain est volontiers journaliste et voyage, où les nations sont en perpétuelle gésine, où les civilisations imitent les volcans, la Chine offre un champ d'observation exceptionnel. Les généraux s'y battent entre eux et s'enrichissent, les bandits y sont soldats et les soldats volontiers bandits, les fleuves quand ils débordent y noient des millions d'individus, la famine y sévit sans cesse. La guerre de Mandchourie, dont Ziska, dans l'Intransigeant, donne un reportage vivant, fait de la question chinoise une question d'actualité. Hong-Kong, Canton, Shanghaï, Nankin, Hankéou, le Yang-Tsé, Pékin, visités par Marc Chadourne donnent lieu à des tableaux grouillants de vie. L'auteur s'y mêle au peuple et fréquente d'autre part les individualités qui mènent le jeu. Malgré sa complexité, ses contradictions qui font que quand on raisonne sur la Chine, il faut penser chaque soir le contraire de ce qu'on aura pensé le matin, la Chine tout en faisant ventre de tout, élimine invincible-


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ment les étrangers qui s'implantent chez elle. Sa muraille est un symbole. Quiconque entame la Chine la voit se refermer sur lui et le digérer. Les exemples abondent dans cet excellent livre. Le plus impressionnant est celui du « boy cott » de Hong-Kong, ville de Titans créée par les Anglais et qu'après l'avoir vidée de sève les Chinois étouffent sous leurs tentacules commerciales. L'organisation du boycott fut Borodine, l'homme des Soviets. Il régna à Canton, puis un jour dut s'enfuir. Il ne reste de lui qu'un souvenir.

Le livre de Chadourne met en valeur, à côté de la vitalité prodigieuse de la Chine dont la fécondité efface sans cesse les blessures des luttes et des cataclysmes et enserre comme dans une forêt vierge les contractions et les concessions étrangères qui, une à une disparaissent, l'anarchie quasihystérique d'une politique caractérisée par la corruption des uii9, la versatilité des autres, incapable de rallier à un principe d'autorité, à un système cohérent les innombrables velléitaires des partis, aussitôt désagrégés que formés.

VOL DE NUIT, par Antoine de SAINT-EXUPÉRY. N. R. F. : 12 francs.

Encore un autre prix. C'est une nouvelle et non un roman. Les études sur ce livre se sont suffisamment multipliées pour que je n'aie pas besoin de m'y étendre. L'auteur est aviateur et il parle en une langue riche d'images d'un dynamisme puissant de ce qu'il connaît. C'est l'évocation des dangers qui assaillent le pilote dans la nuit.

Quelles que soient les qualités de vigueur de ce livre, il eût semblé un peu léger pour un Prix Goncourt. On n'en peut dire autant pour le prix Femina. Et c'est bien.

CLAIRE, par Jacques CHARDONNE. Grasset. 15 fr.

Au moment où j'écris ces lignes, c'est le grand succès. Un journal médical, « J'Analyse », chose curieuse, met an concours parmi ses abonnés le compte rendu de ce livre. Pas d'aventure, pas d'intrigue. Deux êtres qui se fréquentent, qui s'aiment, qui se marient, qui s'enrichissent mutuellement


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par leurs endosmoses affectives. Le destin fait mourir la femme d'une grossesse extra-utérine. C'est plus un journal intime qu'un roman. Les personnalités qui s'y meuvent sont comme estompées. Ce livre parle bas. On s'y confesse et les sentiments très doux, très fins, y portent pantoufles. Le héros est un rêveur éveillé qui file des maximes et des pensées très nobles comme un insecte file sa toile. On songe à Proust, à Maine de Biran, à tous les délicats monodistes qui se chuchotent sans cesse avec infiniment de distinction et de pénétration des explications imbriquées indéfiniment les unes sur les autres. En voici un exemple, je numérote les maximes successives récoltées dans un tiers de page : « 1° Toute définition du bonheur est puérile et grossière. 2° On aime la vie mais on ne sait pourquoi. 3° L'essentiel pour un être est de s'exprimer. 4° Le malheureux est celui qui recèle un mort. 5° On peut étouffer sans dommage des velléités trompeuses. 6° Mais parfois il y a en nous quelques rares volontés enracinées qui doivent se manifester. 7° Nous demandons simplement à exister et tels que nous sommes. »

Je m'excuse très humblement, mais j'ai ressenti dans beaucoup de pages quelque agacement de cette sorte de « feuilleté » psychologique à répétition.

Cela ne m'a pas empêché de trouver ce livre extrêmement distingué, non plus que de sourire de l'inutile préface, fort bien écrite vous le pensez bien, de l'éditeur Grasset. Ce dernier met volontiers sa gloire à talons rouges à la proue des livres qu'il lance. H est aussi parfaitement énervant qu'il soit possible de l'être.

LE SOL, par Frédéric LEFÈVRE. Flammarion, éd. 12 fr.

Ce qui frappe dans ce roman c'est sa simplicité. Un village haut perché de la Savoie. Auguste et Julie Guionnet ont trois enfants. La fille Marie est mariée, le fils cadet, Michel, qui s'ennuie au village, charpentier, va où l'appellent les commandes. Seul reste pour cultiver la propriété, l'aîné, Charles, profondément attaché à sa terre e* qui communie avec la montagne, en poète et en athlète. Chaque année, en juin, la nostalgie de l'altitude le reprend, « le désir de


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retrouver le bonheur fait de contemplation et d'isolement, qu'il ne saurait traduire mais qu'il éprouve avec plénitude ». C'est la dernière année où il doit monter avec les bestiaux. Il est tué par un taureau. Et Michel le charpentier doit désormais le remplacer auprès de ses parents. Surviennent deux cousines de Paris. Leur père a lâché la campagne et s'est enrichi dans le commerce. Jolies, robustes, gentilles, elles passent deux mois chez les Guionnet. L'une d'elles impressionne le Savoyard, et voici que se réveillent les tendances, assoupies par le devoir, de mener dans la ville une vie plus confortable. Le sol vaincra... D'autant plus facilement que seul le paysan est amoureux et que la cousine s'est uniquement amusée, sans arrière-pensée d'ailleurs.

Cette intrigue sans artifice est motif à descriptions excellentes de la vie d'un village alpestre. Lefèvre^ qui me révélait, un jour, ses ascendances terriennes et se disait proche parent de Samson le guérisseur, aime son coin natal. Sa réadaptation doit être immédiate dès qu'il y retourne. La justesse de ses notations est fonction de la justesse de ses impressions. Je retrouve dans ses phrases bien portantes et consciencieuses ce que j'ai ressenti à chacune de mes périodes de vacances. Il y a, en outre, des « morceaux » traités avec virtuosité, parfois alourdis cependant par une technicité qui ne fait grâce d'aucun détail. Mais cela est sans doute voulu. Adaptation parfaite du style au sujet, comparable au « pain de son » qui utilise tout le grain et n'en est que plus nourrissant.

J'aime ce livre de Lefèvre. Il me repose à la fois du naturalisme trop appliqué, agaçant, et du lyrisme facile.

LUCIA, BACCHANTE MODERNE, roman, par Jean FAVERY. Malfère, éditeur, 12 fr.

La production littéraire est si abondante que chaque roman sur n'importe quel sujet donne l'impression d'avoir déjà été lu plusieurs fois. Des milliers de jeunes gens ont du talent. Les éditeurs les présentent sur la scène. ïïs y font figure honorable comme dans un music-hall où les sujets, tous bien bâtis, les projecteurs éteints, ne survivent pas au défilé.


FLÈCHES 583

Lucia a le tort de venir après A la belle de Nuit, deJacques Roberti où l'auteur nous documentait avec un luxe écrasant de détails sur les maisons publiques. Lucia est une gitane qui fait commerce d'un corps souple qui attire les hommes. L'un d'eux, riche, ne peut plus se passer d'elle et l'emmène à Paris. Ils s'aiment et la fidélité lui est facile. La guerre tue son amant. Exaspérée contre le destin, elle se prostitue avec une frénésie que l'alcool et l'hystérie rendent de plus en plus horrible. Du talent, évidemment.

EN DERIVE, roman, par Roger VERCEL. Albin Michel, 15 fr.

Encore un documentaire. Le monde des Terre-neuviens étudié et rendu avec une vérité impressionnante. Gasnier et son matelot Roulier ont quitté le bateau sur un doris pour relever les filets, mais la mer est hostile et ils se perdent en dérive. Roulier délire au bout de quelques jours, frappe d'un grand coup d'aviron sur la tête Gasnier, qui s'évanouit et perdra la mémoire du drame, puis il se jette dans les vagues. Gasnier sera retrouvé dans le doris. Revenu en Bretagne, la rumeur publique l'accuse d'avoir assassiné Roulier. Il lui sera désormais impossible de former couple pour un nouveau départ non plus que de s'accoutumer, lui, albatros de mer, à la vie du terrien, et de déchéance en déchéance, atteint d'épilepsie traumatique, il termine son existence amère par la noyade. Encore beaucoup de talent. Nous sommes écrasés de talents.

MAKONO COULIBALI, par Henry JACOMY, éditions de 17»- dêpendant, Perpignan.

L'auteur du Triptyque du colonial dont j'ai déjà rendu compte ici, retrace dans son style naturellement lyrique, qui ressemble par bien des côtés à celui de Jean Renaud, son préfacier, l'histoire du Sénégalais Makono qui conquiert avec un héroïsme simple les galons de sergent et la médaille militaire. Devenu un fils « de la plus grande France », Makono se donne corps et âme au chef qu'il aime. Henry Jacomy est un de nos plus jeunes lieutenants-colonels. Il aime nos


534

L ARCHER

soldats de couleur qu'il a commandés au feu. Son livre est un hommage de valeur à leur dévouement et à leur courage.

LE SCANDALE, par Pierre BOST. N. R. F.

Toujours un prix. « Interallié ». J'en ai parlé dans un de mes « propos ». La couronne obtenue ne m'en fera pas recommencer une lecture qui m'a parue indigeste. C'est lourd, de style et de composition et d'une atmosphère accablante.

CAMPAGNOU.

LES LUNDIS LITTERAIRES (Grand Amphithéâtre de l'ancienne Faculté des Lettres)

Lundi 14 décembre : La Colonisation Romaine en Afrique (Commandant Clialigne, instructeur au Centre de P. M. S. de Toulouse). — Lundi 21 décembre : L'Hystérie criminelle (M. le docteur Maurice Dide). — Lundi 4 janvier : Français et Anglais au Canada, souvenirs de voyage (Me Dupeyron, avocat à la Cour). — Lundi 11 janvier : Paul Valéry et le monde actuel (M. Beluel, agrégé de Lettres). — Lundi 18 janvier : Chopin en France, auditions (M. Boyer, professeur au " Lycée, chargé de conférence à la Faculté des Lettres). — Lundi 25 janvier : Fouchê ou l'Intrigant joué (M. Gadrat, professeur au Lycée). — Lundi 1er février : La Poésie de Verhaeren (Me Michel de Bellomayre, avocat à la Cour, mainteneur des Jeux Floraux). — Lundi 15 février : Bruxelles, ville d'Histoire et d'Art, projections (M. Picavet, professeur à la Faculté des Lettres). — Lundi 22 février : La Femme dans la littérature française du XVIe siècle (M. Ségu, professeur au Lycée, chargé de conférences à la Faculté des Lettres). — Lundi 29 février : Les Fouilles de St-Bertrand de Comminges, projections (M. Aymard, professeur à la Faculté des Lettres). — Lundi 7 mars : Procédés dramatiques du Rire (M. le docteur Duby). — Lundi 14 mars : Nos façades et leurs correspondances psychiques (M:, le docteur Paul Voivenel). — Lundi 4 avril : L'Infidélité mascutine : L'homme naît-il papillon ? ; La femnie;- en est-elle ^responsable ? (Mme Mantagut-Foncrose, moindre -de |a So^i^té des Gens de Lettres). \ ■£ \ \ \ • v-


i/ARcanGR

TABLE DES SOMMAIRES

DU

TOME IV

6. - ,.3*J1N 193*

André FERHAN : Le Doyen Félix Durrbach 691

Jules MARSAN : Trio romantique 696

Jean DOUYAU : En Lombardie Française 724

Andrée MARTIGNON : Gaby 737

Marie RÉGNIER : La Gardienne 740

Les Propos de Campagtwu 742

Pierre MARFAING : Le Chien 752

Glaire GÉNIAUX : La découverte du monde 754

Dv LACQ : Le charme du ski 763

Paul VOIVENEL : Avec la 67° Division de réserve 768

FLECHES. — Pierre LESPINASSE et G. GAUDION : Le Salon des Méridionaux, p. 785. — André FERRAN : des romans p. 797. — Henri JÀCOU? BET : Les revues, p. 799. — Henri JACOUBET, Paul MARTIGNON, CAMPAGNOL; ; Varia, p. 805. — Georges GAUDION : Un livre d'art, p. 817.

Illustrations : Photographies du Doyen Félix DURRBACH ; portraits de BOCAGE, Frederick LEMAITRE, Marie DORVAL ; reproductions d'oeurres de Henry PARAYRE, REGAGNON, Louise SÉGALA, Alphonse FAURÉ, BOULUÈRE, DUPLEICH, SATGÉ, André ARBUS.


n

TABLE DES SOMMAIRES DU TOME IV

ÏW«S 7 et 8. — JIJ11JLET-AOIJT 1931

André FERRAN : Emile Henriot chez les «Vingt » 3

Octave NAVARRE : La comédie des moeurs chez Aristophane 7

ALIÎAN-GUYRAUD : Poèmes 31

Antonin GAZELLES : Un peintre de « Terre d'Oc » : Mlle Hélène

Rivière; 33

Les Propos de Compagnon 36

Henry PITARD : Poésies 45

Lucie DELARUE-MARDRUS : Un écrivain de présent et d'avenir :

Aurel 48

L. DE SANTI : Une famille militaire au xvne siècle : Les Salles

de Cuxac 57

Marie CLAVEL : Songes (poésie) 74

Paul VOIVENEL : Avec la 67* Division de réserve 76

FLECHES. — Adeline LESPINASSE : La Musique, p. 97. — Georges GAUBION : Témoignages et prophésies, p. 102. — André FERRAN : Des vers, p. 113. — TOUNY- LÉRYS : Une chronique au XII° siècle, p. 114. — Henri JACOUBET, L. SAUZIN : Les revues, p. 119. — Jean-Louis COSTA, L. SAUZIN, René MENDÈS : Varia, p. 132. — André FERRAN : Le grand prix du roman d'aventures, p. 137. — Georges GAUBION : La peinture, p. 138. — Jean-Daniel MAUBLANC : La sculpture d'avant guerre, p. 140. NOEL-JEANDET : Amphion, p. 141. — Paul MARTIGNON, Paul VOIVENEL : Varia, p. 143.

Illustrations : Portrait de Emile HENRIOT ; reproductions de peintures de. Mlle Hélène RIVIÈRE et sculptures de R. DUCHAMP-VILLON.

KîoS9et lO. — SEPTEMBRE-OCTOBRE 1931

Henry PARAYRE : Gaston Contesse 159

André FERRAN : Poème 162

Louis DUBY : La Revanche du Comédien 163

Albert FLORY : Tercets 184

Les propos de Campagnou 187

Jean LEBRAU : Chanson pour la petite fille 199


TABLE DES SOMMAIRES DU TOME IV III

L. DE SANTI : Une famille militaire au xvn 6 siècle 202

Paul VOIVENEL : Avec la 67e Division de Réserve 218

FLECHES. — Marcel CCULOÎ; : La Poésie, p. 245. — André FERRAI* : Des romans, p. 258. — Henri JACOUBET : Les Revues, p. 260. — Paul MARTIGNON, Antoine RIQUOIR, Henri JACOUBET : Varia, p. 274, — Paul VOIVENEL : La Médecine, p. 283. — CAMPAGNOU : Varia, p. 286. — TOUNY-LÉRYS : Deux beaux livres de simple amour, p. 299.

Illustrations : OEuvres de Gaston CONTESSE.

11. - NOVEMBRE 1931

André FERRAN : Charles Baudelaire : Autour du voyage en Belgique (avec trois lettres inédites de Baudelaire) 303

Pierre LESPINASSE : Le Peintre Toulousain Valenciennes et les origines du paysage' romantique 310

Philippe DUFOUR : Charles Géniaux, romancier français 328

ALBAN-GUIRAUD : Poèmes 33T

Les Propos de Campagnou 340

Michel de BELLOMAYRE : Poèmes 350

Henri JACOUBET : Le Procès Scapin 353

A.-M. GOSSEZ : Marguerite Burnat-Provins 360

M.-A. DAGUET : Le Tombeau de Bataille 372

L. CHARLES-BELLET : Lautrec inconnu 375

Paul VOIVENEL : Avec la 67e Division de Réserve 381

FLECHES. — Jean-Daniel MAUBLANC : La Peinture moderne, p. 400. — Henri JACOUBET : Les Revues, p. 406. — André FERRAN : Des vers, p. 420. — André FERRAN, Jean BOYER : Varia, p. 420. — Marie BARAILLÉ : La Littérature occitane, p. 424. — Paul MARTIGNON : Des romans, p. 429. — G. LOTE, CAMPAGNOU : Varia, p. 432. — André SILVAIRE : « Paludes » au cinéma, p. 441.

Illustrations : Reproductions de Peintures de VALENCIENNES, MICHALLON, COROT et René MALLIA.


TABLE DES SOMMAIRES DU TOME IV

n£<

N 12. — DECEMBRE 1931

André FERRAN : Lettres inédites de Charles Baudelaire 447

Marc SAINT-SAENS : François Desnoyers 459

Simonne RATEL : Le Journaliste et l'Opinion 462

Jeanne MARVIG : Verger Pyrénéen 467

Les Projyos de Campagnou 470

Fernand MORIN : Le Chant du départ 484

Andrée MARTIGNON : Avec les bêtes 489

Alfred LAUMONIER : Illusion et réalité : Les faux problèmes 497

Paul VOIVENEL : Avec la 67° Division de Réserve 511

FLECHES. — Marcel COULON : La Poésie, p. 530. — Henri JACOUBET : Les Revues, p. 544. — J. LOISEAU, Louis SAUZIN, A. F., Marcel CASTER : Les Littératures étrangères, p. 552. — A. F. : Des Livres classiques, p. 558. — Léon DUTIL, André FERRAN : Des Livres d'Histoire, p. 559. — André FERRAN, Paul MARTIGNON : Des Romans, p. 564. — JeanLouis COSTA : La Science politique, p. 568. — TOUNY-LÉRYS : Louis Gratias et l'Anxiété humaine, p. 570. — Henri JACOUBET, René LOTE : Varia, p. 573. — Marie BARAILLÉ : Lu Littérature régionale, p. 576. — CAMPAGNOU : Varia, p. 579.

Illustration : Reproductions de peintures de DESNOYERS. — Terre cuite de. Henry PARAYRE. — Salle à manger d'André ARBUS.

I«np. Toulousaine, 2, rue RowtgiiUres

Le Gérant : J.-L. MON.













































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ECHOS IX

passionnément dévouée à Toulouse. Ses quatre grands catalogues édités chez Edouard Privât sont des oeuvres précieuses. Le guide actuel rédigé pour le grand public, précédé d'un historique du Musée et du Couvent des Augustin s, est remarquablement présenté.

Un iieiwel Hebdomadaîa»*» Toulousain

Signalons la naissance de La Vie Toulousaine, mondaine, théâtrale, cinématographique, artistique, littéraire, sportive.

lPïea»fi*e Lespinasse

Nous ne saurions passer sous silence la récente prestation de serment comme Substitut du Procureur général de l'un des meilleurs écrivains de cette Revue : M. Pierre Lespinasse. Les lecteurs de Y Archer apprécient son talent qui se manifeste ici dans de brillants et charmants articles. Il y montre les mêmes qualités que l'on admire dans ses grands ouvrages : documentation aussi consciencieuse que sûre, critique intelligente et sympathique, présentée avec un talent exceptionnel. Il est de l'école des écrivains d'art de grande classe, qui ne se bornent pas à réunir des renseignements sur des fiches et à les publier — comme un collectionneur fixe des papillons morts sur des planches de liège — ; il parle des oeuvres en artiste qui les comprend et qui les aime ; il sait les restituer vivantes dans le cadre de leur pays et de leur temps.

Quelque osée que paraisse cette affirmation, M, Pierre Lespinasse est. comme magistrat ce qu'il est comme écrivain. Seuls ceux qui ignorent les choses taxeront cette affirmation de paradoxe. Le Palais de Justice est un immense laboratoire, où l'on observe journellement dans le jeu des intérêts et des passions tous les sentiments, toutes les grandeurs et toutes les misères de l'existence. Un philosophe y trouve les sujets d'observations les plus palpitants. Si ce philosophe est en même temps un artiste et un magistrat de talent, on


X ÉCHOS

retrouvera dans ses interventions tout ce qui fait la valeur des plus belles oeuvres.

M. l'Avocat général Lespinasse est un orateur hors de pair. Son esprit est d'une qualité trop rare pour se plaire aux déclamations qui ne recouvrent d'ordinaire que la plus vaine boursouflure ; mais que d'esprit nuancé, quel mépris des bassesses humaines dans ses conclusions ou ses réquisitoires prononcés avec une élégance souveraine, avec un art de la plus rare qualité !

M. Pierre Lespinasse n'a au Palais de Justice que des admirateurs. Ils sont unanimement réjouis de voir monter sur l'un des hauts sièges de notre Cour d'Appel ce magistrat d'une rare distinction et d'une grande valeur morale qui a voulu demeurer près de nous, alors que s'il l'avait voulu les portes les plus brillantes se seraient ouvertes devant son talent.

J. P.

M. Falcucci, professeur de philosophie au Lycée de Toulouse, a fait à Minerva une remarquable conférence sur Jacqueline Pascal.

*. *

M. Marcel Prévost a obtenu un succès considérable en venant parler à Toulouse sur le jeune homme et la femme modernes. La vaste salle du Jardin-Royal était trop étroite. Le soir, le maître fut reçu en un dîner littéraire offert par le Club du Languedoc et notre Revue. Le professeur Devaux, Paul Voivenel, Armand Praviel, prirent la parole. Marcel Prévost répondit d'une façon charmante.

L'Archer consacrera à la conférence et à la cérémonie un article du prochain numéro.

Assistaient au dîner : M. Marcel Prévost et Madame, le professeur Devaux, le Premier Président Henri Ramet, le docteur Paul Voivenel, Armand Praviel, André Ferran, Touny-Lérys, J.-R. de Brousse, Henry Parayre, Alban Guyraud, Jean Douyau, Louis Duby, Antonin Cazelles, André Arbus, le docteur Barthet, le docteur Faure, M. Douchez, le lieutenant-colonel Henry Jacomy,, M. Falcucci, M. Pierre Marfaing,











ËCltÔS

xV:

palpe l'épidémie fragile sous l'armure bosselée. Derrière 1er ronces-, des sarcasmes, Voici la fleur de vérité :

O Deutschland, meihe ferne Lieb.e, Gedenltich deùier, wenn'ichj, fast !

- « O Allemagne, mon lointain amour, — quand je pense à toi, les larmes me viennent aux yeux. — La gaie France nie paraît morose, — et; son peuple léger me pèse.

« Seul le bon sens froid et sec .— règne dans le spirituel Paris. — O clochettes de la folie, cloches de la foL, -^— comme vous tintez doucement dans mon pays !

« II me semble que j'entends résonner de loin—Ta trompe du veilleur de nuit, son familier et doux. — Le chant du veilleur vient jusqu'à moi, — traversé par les accords du rossignol (5). »

Voilà ce qu'écrit le « contempteur de sa patrie ». Le métal précieux, en vain défendu par la gangue de l'ironie, finit toujours par se révéler.

Casser les gangues est le travail de la postérité.

Les contemporains, n'y entendant rien, ne classent généralement qne des apparences. Ils clouent des numéros sur les façades.

Paul VOIVENEL.

fin Art et Médecine, novembre 1931).

' * *

Délicieuse ironie

M. Bernard Grasset, l'éditeur bruyant et condescendant, qui tour à tour veut casser les reins au roman, n'éditer que pour son « bon plaisir », démolir le prix Goncourt, et qui « honore » d'une préface les livres à succès, s'attire, dans le numéro de novembre de La Grande Revue, d'exquises moqueries de M. Ernest-Charles :

« Pour qu'on ne se trompât point sur ces qualités-là, écrit M. Ernest-Charles, l'éditeur même du livre a entrepris de

(5) Letzte Gedichle, traduction À. Bossert.



ËciioS

*Vpalpe

*Vpalpe fragile sous l'armure bosselée. Derrière le» ronces., des sarcasmes, voici la fleur de vérité :

O Deutschland, meine ferne Lieb.e, GedenJcich dêiner, wenn'ich, fast !

« O Allemagne, mon lointain amour, ~— quand je pense à toi, les larmes nie viennent'""aux yeux. — La gaie France nie paraît morose, — et son peuple léger me pèse.

« Seul le bon sens froid et sec — règne dans le spirituel Paris. — O clochettes de la folie, cloches de la foi, =— comme vous tintez doucement dans mon pays !

« Il me semble que j'entends résonner de loin — la trompe du veilleur de nuit, son familier et doux. — Le chant du veilleur vient jusqu'à moi, — traversé par les accords du rossignol (5). »

Voilà ce qu'écrit le « contempteur de sa patrie ». Le métal précieux, en vain défendu-.par la gangue de l'ironie, finit toujours par se révéler.

Casser les gangues est le. travail de la postérité.

Les contemporains, n'y entendant rien, ne classent généralement que des apparences. Ils clouent des numéros sur les façades.

Paul VOIVENEL.

(In Art et Médecine, novembre 1931).

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Délicieuse ironie

M. Bernard Graèset, Péditeùr bruyant et condescendant, iptï tour à tour veut casser les reins au roinany n'éditer que pour son « bon plaisir »y démolir le prix JGroncourt, et qui « honore » dfune préface les livres à succèsy s?attiré^ dans le numéro de novembre! dé JLa Grande Mevitè, d^exquisës v.:!»©^' queries (fe M

« Pour qu'on ne;;se trompa poin^ sur ces qnalités^à, écrit lîv.:- Ernest-Charles^ l'élditeur même du livré; a entrepris dè^

(5) Letzte Gediehie, traduction .À. Bossert.


X¥I

EGHOS

les définir et il a mis au roman de M. Jacques Ghardonnè (il s'agit de Claire) une préface. Les préfaces de M. Grasset sont toujours des nianifestes. Et il est bon que les éditeurs éclairent les auteurs sur eux-mêmes : les auteurs sans ce concours inestimable s'ignoreraient peut-être toute leur vie. M. Bernard Grasset^-en lisant le roman de M. Jacques Chardonne et en composant sa préface, a beaucoup pensé à'Bernard Grasset; mais il a également consenti à ne pas négliger M. Jacques Chardonne. Et nous sommes enchantés d'apprendre de lui ce .que nous aurions sans doute appris par nos propres efforts, que ML Jacques Ghardonne n'est pas exclusivement romancier... » (1)

L,e Rugby Toulousain

Nos élubs toulousains font excellente figure. Le T. O. E. C. a battu, le 6 décembre, YUnion Sportive Montalbanaise, champion des Pyrénées. A l'heure où nous rédigeons cette nôte^ il doit rencontrer Albi, le Sporting-Club Albigeois.

La partie du 6 décembre a attiré sur le terrain du Parc des Sports une foule très dense. La recette a frisé 30;O0O fr. Le public aime toujours le championnat.

A Nantes, le Stade Moulousqin, par sa copieuse victoire, a pris la place de premier dfun « ^ournoi » dont certains résultats paradoxaux diminuent l'intérêt, devant la valeur conservée du seiail club que ;j*aie passiônnémeint aimié, qvtëk regret de le voir écarté de cette voie dure mais glorieuse que suivit celui qui fut si souvent Jle ^ Gham-pion m;

(1) C'est nous qui soulignons.








ECHOS

Un Toulousain débrouillard

C'est « le Mystérieux M. Bonneau » dont le baron André de Maricourt conte la vie avec beaucoup d'humour dans la Revue Historique de .Toulouse (premier trimestre 1931). Né le 23 mai 1785 sur la paroisse Saint-Etienne, d'un tout petit tailleur, devenu grâce à un protecteur local, rédacteur au Ministère des Postes, possédant une orthographe détestable, ayant toujours gardé son accent méridional, il mourait, le 5 mars 1856, en son château de Vïllemétrie, près de Senlis (Oise). On porta en terre avec beaucoup de considération « M. Vincent Bonneau, chevalier, « Comte de Launoy », officier de la Légion d'honneur. Commandeur de l'Ordre de Malte, Commandeur de l'Ordre du Saint-Sépulcre, Commandeur de l'Ordre de Saint-Lazare, Inspecteur général honoraire des prisons de la Seine, « Bourgeois de Lucerne », ancien officier de la Garde nationale de Paris, président de nombreuses sociétés religieuses et philanthropiques, bienfaiteur de la paroisse, etc., etc ». Il fut protégé par son patron Franchet d'Espérey, ancien directeur des Postes, les La Panouse, les La Rochefoucauld. Directeur de journal, homme d'affaires, chef de la Police secrète, ce toulousain sut « y faire ».

Son image mortuaire, nous dit M. de Maricourt, portait, en exergue : « il passa en faisant le bien ».

Evidemment ! Evidemment !

L'A. B. C.

A côté.des grandes visions de l'Exposition Coloniale, il y a les petites choses, les mille petites choses qui échapperont à beaucoup de visiteurs. C'est sur une grappe de ces curiosités que s'ouvre le numéro de juin d'A. B. C. artistique et littéraire. Dans le même fascicule, Daniel Duvillé nous emmène à la Chasse aux idées graphiques, M. Pierre Chanlaine étudie la situation actuelle du Livre d'art à l'occasion de la belle exposition du Petit Palais, M, Edouard Conte évoque la


II

ECHOS

douce figure de Marceline Desbordes-V almore. A signaler, la nouvelle formule du Carnet des Arts et des Lettres où nous avons remarqué de bien jolies notes sur Eugénie et Maurice de Guérin, à-propos de leur Manoir du Cayla, qui va être mis en vente.

Notre collaborateur et ami Jean Douyau vient d'obtenir un prix de 1.500 fr. à l'Académie Française pour son beau roman Darling, Darling, dont la primeur avait été, l'an dernier, le régal des lecteurs de la Revue de France.

Il y avait de la camelote

La vente à la « Béchellerie » des meubles et objets d'art composant la succession de Mme Anatole France n'a produit que 55.000 francs.

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Les Rues de Toulouse

Il est assez dans l'ordre que tout contribuable toulousain, au reçu de sa feuille d'impôts, s'indigne de constater la courbe croissante des centimes additionnels et ne manque pas « à moins que ses idées politiques le lui interdisent » de jeter l'anathème sur la municipalité du moment. Et bien il nous plaît, sans aucune arrière-pensée, de défendre pour une fois nos édiles accusés de gaspillage. Convenons en effet que de n'avoir plus à craindre les innombrables flaques boueuses qui dessinent une géographie capricieuse dans nos rues par temps de pluie, ni de risquer des équilibres dangereux sur les remblais branlants formés des cailloux déchaussés en bordure des rails des tramways, représente une somme de confort et de tranquillité que nous échangerions bien contre un ou deux billets. Que dire alors si l'on est possesseur d'une auto, car chacun sait que traverser la ville en certains endroits constitue une opération qui réclame pas mal de prudence et de précautions ; et certes, il n'est pas un chauffeur qui n'eût accepté il y a quelques mois d'acquitter un droit de péage pour rouler sur un billard tel que


ECHOS III

l'est en ce moment la place Esquirol et telles que le seront sous peu nos principales voies, les autres devant être goudronnées à l'exemple, je l'espère, des essais heuretïx qui ont été tentés aux alentours des allées St-Michel.

Ne soyons donc pas trop ingrats envers une municipalité à qui nous devons d'avoir convenablement éclairé nos rues et qui est en train de faire disparaître la légende de Toulouse la ville de France la plus mal pavée. Et puisque nous avons parlé de la place Esquirol signalons l'inesthétique des pylônes « ancien modèle » que l'on est en train de placer sur les refuges et souhaitons les voir remplacer par des bornes lumineuses à hauteur d'homme dont la nécessité s'impose pour la circulation de nuit. Enfin, pour terminer, demandons à notre ami Montariol, architecte de la ville qui, paraît-il, doit faire édifier sur les trottoirs des kiosques à peu près semblables — ils doivent être octogonaux — à ceux des allées Jean-Jaurès, de ne pas hésiter surtout à supprimer l'affreuse décoration en mosaïque qui leur donne un faux air de cuisine ornée de linoléums à bon marché.

H. P.

* * *

Au Musée des Augustins

Enfin les nombreux visiteurs qui, pendant la saison estivale, s'arrêtent dans notre musée de peinture, pourront emporter quelques souvenirs des belles oeuvres qu'ils auront admirées.

Jusqu'ici on ne trouvait chez le concierge qu'un choix fort réduit et d'ailleurs très médiocre, de cartes postales pour la plupart mal venues. A ce point de vue je ne connais qu'un musée qui puisse rivaliser de pénurie avec le nôtre : c'est celui de Metz où l'on ne trouve en fait de reproductions que quelques restes d'un vieux stock à peu près épuisé et dû à l'initiative allemande d'avant 1914. C'est grand dommage car ce musée contient de fort belles choses, notamment des bustes de la fin du XVIIIe siècle, de très grand style. Revenons au Musée des Augustins pour regretter que les magnifiques collections qu'il contient tant en toiles célèbres qu'en sculptures remarquables de l'époque médiévale principalement, ne soient pas mieux vulgarisées par la carte postale, par


IV

ECHOS

l'album et par la photographie de grand format. Mais empressons-nous d'ajouter que, grâce à l'initiative de M. Julien, adjoint délégué aux Beaux-Arts, grâce à l'intelligente collaboration que lui apporte M. Rachou, le distingué conservateur du Musée, une cinquantaine de clichés ont été déjà faits, tant des belles oeuvres du passé que de celles de l'Ecole Toulousaine contemporaine — ici méfions-nous — et nous croyons savoir qu'on n'en restera pas là. Nous en profiterons pour prier M. le Maire et M. le Conservateur de s'arrêter devant quelques-unes des magnifiques pierres de la salle capitulaire et de ne pas oublier les remarquables torses — il y en a 3 ou 4 — de l'époque romaine qui voisinent avec les fouilles de Martres-Tolosane.

H. P.

Le Docteur Edouard Estienny vient d'être brillamment reçu au dernier concours de chirurgien-adjoint des Hôpitaux de Toulouse.

Dans Le Dauphiné, l'hebdomadaire grenoblois, des 21 et 28 juin, 5 juillet, étude remarquable de Henri Jacoubet sur : La langue internationale, l'Espéranto.

Le Cinquantenaire de l'Union des Femmes de France

Le Comité de l'Union des Femmes de France a célébré le 30 juin, au cours des fêtes qui revêtirent un éclat tout particulier, le cinquantenaire de la fondation de la Société.

A 10 heures, en la basilique de La Daurade, une messe solennelle fut dite, sous la présidence de Mgr Saliège, archevêque de Toulouse,

A 17 heures, au musée commercial de la Chambre de Commerce, une assistance élégante et nombreuse se pressait pour assister à la séance plénière qui clôturait cette fête si parfaitement réussie.

Sur l'estrade, artistement décorée et pavoisée aux couleurs


ÉCHOS V

nationales, nous avons remarqué le médecin général Lafforgue, commandant le service de santé du 17e corps ; M. Loup, premier président ; M. Lahillonne, chef de cabinet du préfet ; Mme Martin, présidente des Femmes de France ; Mme Dupré, vice-présidente ; le docteur Paul Voivenel et MG Nazaire-Blanc, avocat à la cour, secrétaire général, ainsi que de nombreuses personnalités toulousaines, des délégués des diverses sections des Femmes de France, etc.

Me Nazaire-Blanc, secrétaire général, prit la parole. Il retraça l'activité de l'Association durant les cinquante dernières années, en particulier au cours de la guerre de 1914 à 1918. Il montra également l'oeuvre magnifique des dames de France, qui se dévouent en temps de paix pour les malheureux, les indigents et les malades.

En terminant, il insista sur le rôle joué par la Société durant les inondations de mars 1930.

Durant plus de trois-quarts d'heure, le docteur Paul Voivenel, dans une de ces conférences, substantielles et empoignantes dont il a le secret, tint, intéressé au plus haut point, un auditoire de choix, qui l'interrompit souvent par ses applaudissements.

Parlant de « ce qu'il a vu de la guerre des gaz », l'érudit conférencier, attaché durant la guerre, en qualité de médecinmajor à la 67e division de réserve, traça un tableau saisissant des effets désastreux causés par les gaz asphyxiants.

Volontairement objectif et s'abstenant rigoureusement de toute appréciation personnelle, il énuméra seulement devant ses auditeurs quelques-uns des effroyables ravages occasionnés par les gaz destructeurs de toute vie, animale, comme végétale.

De chaleureux applaudissements saluant une vibrante péroraison du docteur Paul Voivenel vinrent montrer au brillant conférencier tout l'intérêt qu'avaient pris les auditeurs à ce saisissant exposé de l'action néfaste d'une des armes guerrières les plus atroces.

En quelques mots, heureux et délicats, M. le médecin général Lafforgue remercia l'orateur, dont il souligna, en même temps que le beau talent, la justesse de vues.

Mme Martin, présidente des Femmes de France, prit ensuite la parole pour remercier les nombreuses personnalités


ECHOS

qui avaient bien voulu assister à cette réunion. Enfin, aux applaudissements de l'assistance, Mme G. Martin remit à Mme Dupré, vice-présidente, la médaille de vermeil des Femmes de France.

La musique militaire du 14e régiment d'infanterie, sous la direction du capitaine Hardit, rehaussait par sa présence l'éclat de cette belle manifestation.

Un concert vocal et instrumental, extrêmement brillant, vint finalement charmer les très nombreux invités de l'Union des Femmes de France, qui applaudiront tour à tour : M. Céas et Mlle Céas, premiers prix du Conservatoire ; Mlle Talour, professeur de déclamation dramatique au Conservatoire, et Mme Georges Manuel. Mlle Saint-Pé tint avec maestria le piano d'accompagnement.

Ainsi se termina, vers 19 heures, cette remarquable journée des fêtes du Cinquantenaire de l'Union des Femmes de France au cours de laquelle on se plut à saluer l'oeuvre charitable accomplie chaque jour, grâce à cette Association.

(Petit Gironde, 2 juillet). G. C.

Le médecin général Lafforgue, directeur du Service de Santé du 17e C. A., professeur à la Faculté de médecine, prononça le remarquable discours suivant :

Mesdames, Messieurs,

La Présidence que vous avez eu l'amabilité de m'offrir me confère le privilège d'exprimer vos remerciements à votre éminent conférencier. Je n'aurai pas l'imprudence d'engager avec mon excellent. confrère et ami Voivenel un match oratoire : je serais bien trop sûr d'être battu d'avance. Je ne me hasarderai même que timidement à qualifier la toute particulière saveur de son éloquence si spécifiquement personnelle, dont vous savez qu'elle fait les délices, à Paris comme à Toulouse, au Club du Faubourg comme dans l'Amphithéâtre de notre ancienne Faculté des Lettres, des auditoires du plus haut goût.

L'éloquence de Voivenel ? Elle tient à la fois du torrent et du feu d'artifice. Du premier, elle a l'impétuosité, les sursauts et les détours imprévus, les bruits de gouffre ou de cascade alternant avec l'ordinaire harmonie du flot. Du second, elle a les gerbes étincelantes et les bou-


ECHOS VII

quels multicolores, dont les fleurs s'appellent fantaisie, pittoresque, humour.

Mais n'en déplaise à des observateurs de surface, derrière l'humoriste qui excelle à répandre sur le poncif ambiant les traits acérés de sa verve gauloise, se cache un homme grave, qui sait distiller avec élégance et esprit, avec émotion aussi, un enseignement substantiel et même sévère. Vous avez pu admirer, au cours de cette conférence, quel en était l'intérêt descriptif puissant : «'est que, dans sa lutte contre les gaz, le Dr Voivenel a été un initiateur et un vaillant protagoniste de la première heure ; il était donc tout particulièrement qualifié pour s'en faire devant vous le mémorialiste et le brillant historien. Mais si vivant, si poignant même qu'ait été son récit, vous avez constaté avec moi qu'il déborde le cadre de la documentation pure, et qu'il est de nature à susciter dans nos esprits, à une heure particulièrement opportune, des thèmes de méditation à la fois très actuels et très salutaires. Je félicite le Dr Voivenel d'avoir choisi pour sujet de sa conférence : « Ce que j'ai vu de la guerre chimique ». Ne voulant pas assombrir ce jour de fête d'une note mélancolique, il s'est gardé d'ajouter : « Ce que nous pourrions revoir demain ». S'il eût d'ailleurs entr'ouvert cette perspective, il eût tout de suite formulé avec moi ce correctif, qui traduit à la fois nos convictions et nos espoirs : « Ce que nous souhaitons ardemment ne revoir jamais. »

Mais qui peut se flatter en toute certitude, sur la foi de contrats dont nous éprouvons tous les jours hélas ! la déconcertante fragilité, que ces méthodes de combat, si barbares soient-elles, et pour condamnées qu'elles soient par la conscience des peuples, demeureront à jamais périmées ? Et qui surtout, si de tels défis à l'humanité venaient un jour à se reproduire par le fait d'une volonté diabolique, qui ne sera jamais — je l'affirme .— une volonté française, qui — je vous le demande — pourrait accepter délibérément que la riposte pût être inférieure à l'agression et que celle-ci nous trouvât désarmés ?

Et c'est précisément cette pensée qui donne toute sa haute portée symbolique à la célébration de votre Cinquantenaire, aux « Noces d'or » de votre Société.

Cette commémoration, que vous avez voulu célébrer avec la solennité discrète qui est bien dans votre manière, n'est pas seulement un tribut de gratitude payé à vos grands devanciers, à vos morts illustres ; elle ne vient pas seulement honorer les nobles initiatives de vos fondateurs, la conviction ardente de vos zélatrices, la magnifique ascension morale de ces femmes fortes — quurum pars m-agna fui, pouvez-vous dire, Mesdames, avec un légitime orgueil — de ces femmes fortes qui, s'étant vouées avec un zèle inlassable et une tranquille endurance aux oeuvres obscures, mais fécondes, du temps de paix, surent s'élever d'un bond, quand les heures tragiques vinrent à sonner pour la patrie, jusqu'à la plénitude du sacrifice, — Elle n'est pas seulement, cette Gommé-


ECHOS

moration du Cinquantenaire, un juste tribut d'hommage à un glorieux passé. Elle est plus et mieux que cela : elle est l'affirmation éclatante qu'entre ce passé si riche d'enseignements et l'avenir tout voilé de mystères, vous ne tolérez point, en ce qui vous concerne, une solution de continuité. Elle est un vibrant témoignage de fidélité à vos traditions et un engagement solennel de persévérance.

Je lis sans peine dans vos coeurs ce souhait ardent que l'expérience si durement acquise hier continue à projeter sa vive lumière sur les routes, ou paisibles ou tourmentées, que vous serez appelées à parcourir demain. Quelles que puissent être les péripéties du voyage, je suis sûr que vous la parcourez, cette route, d'un coeur vigoureux et d'une volonté ferme. Puisse votre magnifique activité ne s'épanouir — c'est mon voeu le plus cher — que pour des oeuvres de Salut Social et de paix ! Mais je connais assez votre vigilance, votre sens pratique et votre finesse d'intuition pour avoir l'assurance qu'à l'exemple de vos grands initiateurs vous ne perdrez jamais de vue l'objectif principal qui présida à votre fondation et qui demeure, aujourd'hui encore, votre première raison d'être : je veux dire votre collaboration active avec le Service de Santé de l'Armée pour les tâches austères qui ■ sont votre lot commun.

Je sais, Mesdames, que le Service de Santé peut compter sur votre dévouement le plus absolu, si, en dépit hélas ! de toutes nos ferventes aspirations vers la fraternité universelle, vous étiez appelées à concourir de nouveau, près de nous, au soulagement de l'humanité douloureuse, crucifiée dans sa chair.

Et c'est pourquoi, Mesdames, je vous exprime mon respectueux remerciements pour l'aimable pensée qui a été la vôtre d'inviter le Directeur du Service de Santé à présider cette fête du Souvenir.

Pour la deuxième fois depuis le début de cette année, les Sections toulousaines de la Croix-Rouge française ont bien voulu me convier à pareille joie. Je les remercie de vouloir marquer ainsi, d'une manière aussi précieusement significative, leur étroite union avec nous : l'efficacité de notre action commune ne pourra qu'en être décuplée.

Et puisque j'ai parlé de la Croix-Rouge française, laissez-moi vous dire, en ce jour où nous fêtons l'un des rejetons de la grande famille, combien il est réconfortant de les voir tous trois croître et s'épanouir côte à côte, communiant avec ferveur dans le même culte des nobles tâches, ne connaissant d'autres rivalités que celles qui procèdent d'una égale émulation pour le bien.

J'ai eu, pendant la guerre, comme délégué du Sous-Secrétaire d'Etat du Service de Santé militaire, le grand honneur de présider le Bureau militaire de la Croix-Rouge française et de m'asseoir à une table devant laquelle siégeaient coude à coude, et surtout coeur à coeur, Mjne- la Comtesse d'Haussonville, présidente de la S. S. B, M,


ECHOS IX

Mme Denis Pérouse, présidente de l'U. F. F., Mme Ernest Carnot, présidente de l'A. D. F.

Dans leurs délibérations parfois animées — il ne faut pas oublier que c'était au plus fort de la guerre — quel constant et parfait oubli de leuifs préoccupations, positions ou vues particulières ! Quel souci exclusif du meilleur rendement général ! Quelle fusion des âmes tendues vers le même idéal !

Elles m'ont appris, vos illustres présidentes, le sens profond de cette parole évangélique : « Il y a plus d'une demeure dans la maison de mon Père » ou de cette autre : qu' « il n'y aura jamais trop d'ouvriers dans la vigne du Seigneur ».

On a dit de l'amour maternel — et le mot est, je crois, du P. Lacordaire — qu'il peut se partager sans s'amoindrir. De même, la CroixRouge française a pu voir croître le nombre de ses rameaux, en conservant à chacun d'eux toute la vigueur de sa sève.

Arrivé au tournant de la Cinquantaine, l'enfant puîné que fut, dans cette glorieuse famille, l'Union des Femmes de France, se présente à nous dans la plénitude de sa force et de sa vitalité.

Les médecins ont bien consacré, il est vrai, des pages parfois péjoratives à ce qu'ils ont appelé les maladies de la Cinquantaine. Rassurez-vous, Mesdames : ces dissertations médicales ne valent que pour les individus. On ne saurait sans abus en faire application aux collectivités primantes comme la vôtre, sans cesse rajeunies et revivifiées, comme le disait si éloquemment, ce matin, Monseigneur l'Archevêque de Toulouse, par l'apport d'éléments neufs qui assurent la glorieuse pérennité de l'organisme entier.

Edifiée sur le roc par des fondations de foi robuste, appuyée sur une tradition demi-séculaire, riche de ce patrimoine moral inaltérable qui est fait de dévouements et de sacrifices accumulés, raffermie pour l'avenir de l'alliance étroite qu'elle scelle aujourd'hui avec son passé, l'Union des Femmes de France peut cultiver les longs espoirs : demain comme hier, elle poursuivra sans heurt ni dommage son brillant destin.

*

Comment on écrit

LE CORRESPONDANT LOCAL ECRIT BIEN :

Le 7 juin 1931, nous lisions dans la rubrique d'un petit village de la Haute-Garonne, d'un de nos quotidiens, le billet lyrique suivant, bien spontané puisque la date ne correspond à rien :


X

ÉCHOS

APRES LA TOURMENTE

D'autres jours sont venus, telle une accalmie... infiniment douce, où se meurent, comme à regret, les derniers grondements, s'éteignent ces folles lueurs encore rouges.

Heures de lassitude, d'hébétement ! Le monde exsangue reste là, abattu, et rien, « sauf un brouhaha de nouveau riche », ne voudra secouer sa torpeur.

Epoque qui doit marquer, sans nul doute, dans l'histoire des peuples, repus de meurtres et d'orgies !

Au pied d'une croix de bois, là-bas, parmi les coquelicots, ce képi fripé et fané ; puis une larme sincère.

Partout ailleurs, les grands procès, cent drames issus de l'argent défaillant ; joies nouvelles, plaisirs, oubli.

*

M. LE MINISTRE MIGNARDISE

Le 12 juillet, Auch a élevé une statue à d'Artagnan. De beaux discours furent prononcés. De celui de M. Gaston Gérard, sous-secrétaire d'Etat aux travaux publics, retenons ce couplet sur le lierre en forme de coeur :

« Oui, d'Artagnan fut à la fois héroïque et tendre ; impitoyable dans le service, mais généreux dans le devoir, soldat sans peur et chef humain. Et s'il fut tout cela, c'est parce qu'il avait grandi dans cette Gascogne où les pierres blanches gardent le parfum des violettes ; c'est parce qu'il portait en lui le souvenir du manoir paternel où le lierre qui grimpait tout le long de la tour avait la forme d'un coeur, tandis que les longs cils de ses tiges semblaient, sous la pluie de printemps, garder toutes les larmes du ciel. »

Lyrisme précieux... dans tous les sens. Ah ! cette phytothérapie poétique !

« ..

« LES EFFORTS QUI AIMENT UNE VILLE » ET « L'HIVERNAGE AUTOMNAL ».

De M. Claude Marty, président du Syndicat d'initiative de Toulouse, dans Y Express du Midi du 13 juillet :

Nous avons besoin de tous nos efforts et de tous ceux qui aiment leur ville, pour que Toulouse devienne, ainsi que normalement cela


ECHOS XI

doit être, le vivant centre de tourisme et le centre d'hivernage automnal qui, avec les ressources dont notre ville « artistique, plaisante et curieuse », dispose, serait aussi charmant que fructueux.

*

SAUTS A PIEDS JOINTS DES SPORTIFS PAR-DESSUS LA LANGUE.

Dans YAuto, Bini, échotier du « Tour de France » :

« Premier départ de nuit, ou presque, car le jour se frayait à peine un léger passage dans sa stratosphère de notre contrôle de ravitaillement, etc.. »

Que dites-vous de la stratosphère d'un contrôle ?

* *

Et C.-A. Gonnet, dans La France, du 12 juillet :

« Sous un soleil crevant de sa fulgurance un azur intact... »

Intact quoique crevé...

*'*

IL M'ATTENDAIT

Dans Comoedia du 2 juillet, Mme Cécile Sorel raconte son entrevue avec Mussolini. Nous découpons :

« Je bondis sur les degrés avec allégresse et, sans les hauts dignitaires qui me conduisaient, je serais arrivée à lui avec la rapidité d'un aigle... Il m'attendait... » Plus loin : « Pendant une heure nous demeurâmes face à face ».

Macarel !

PAUVRE MAURICE

Dans la Petit Gironde du 27 juin, sous le titre « Ma dette envers ma mère », Maurice Chevalier larmoie. Et nous larmoyons avec lui. Ça nous attendrit de savoir qu'il pense surtout aux autres. « J'ai toujours eu un réconfort moral à


XII ECHOS

penser que des millions de personnes travaillant dur pour gagner le pain quotidien, ont oublié leur peine et leur fatigue en me regardant jouer, soit sur scène, soit à l'écran ».

Il se plaint de la dureté de son métier. C'est bien dur, savez-vous et les vedettes « gagnent leurs cachets littéralement à la sueur de leur front ». Que de mouchoirs ! Aussi « qui alors pourrait trouver étrange que nous nous demandions parfois si les millions que nous gagnons valent bien l'effort que nous fournissons ? (sic) »

Pauvre, pauvre Chevalier, qu'il doit suer !

Et pour l'abîmer on exige qu'il paraisse « en chair et en os » dans des spectacles de charité î

Mais il a quelques satisfactions. Et il termine encore sur son altruisme : « Du moment que je puis mettre un peu de bonheur ou tout au moins de distraction dans la vie des autres, je suis content »...

La sueur de Maurice nous impressionne tellement qu'elle nous fait suer.

*

Dans Ylllustration du 27 juin 1931, p. 332 : « Tous ont été unanimes à reconnaître. »

* '

L'Ame de nos Paysages

Je ne dis pas à quel âge j'ai su lire. Tard ! n'en déplaise à ceux dont la puberté prolongée amplifie l'auto-critique.

On capte difficilement l'âme des phrases. Il faut avoir vécu pour distiller convenablement le sel de l'ironie et du rire et condenser en pluie les nuages de certains enthousiasmes.

*■ **

Et rien n'est plus hermétique qu'un paysage.

Que d'études et de compréhensions préalables suppose la communion ! Un Stendhal, à Rome ! Un Dûrrbach, à Délos !

Ce dernier, doyen de la Faculté des Lettres de Toulouse, mort en avril, fit, en 1930, avec sa femme et ses deux filles, le pèlerinage de Grèce, et j'imagine quelles pouvaient être ses voluptés, lorsque, dans l'île des Cyclades, il s'éloignait des touristes avec des bergers semblables à ceux qui aidèrent aux fouilles victorieuses de sa jeunesse.


ECHOS

XIII

A mes premiers contacts avec la nature je n'eus que des impressions fragmentaires : les noyers de Juillan, près de Tarbes, habitués de nos maraudes, les chemins creux où je me barbouillais de mûres, les collines de Sarrouilles, le coin de l'Adour propice aux baignades... Après l'adolescence seulement, je goûtai la poésie de l'espace et « réalisai » l'harmonie de la plaine cerclée de monts neigeux... Aujourd'hui, quand je la traverse, pour rapide que soit la course, une invisible buée s'en élève, parfum du passé dont le présent tressaille.

Lorsque les concours obsédants de ma profession, terminés, me permirent de reprendre pour mon seul plaisir une culture désormais sans psittacismes, j'entrai si profondément dans quelques oeuvres, qu'une visite à leur terroir en devenait l'indispensable complément. Et c'est ainsi que je visitai la chambre de Renan à Tréguier, que j'écoutai craquer sous mes pas intimidés les faînes et les glands du parc de Combourg, que je tournai silencieux, à la Chesnaie, autour de l'étang sur les eaux duquel rebondirent comme de durs galets les « paroles d'un croyant ». Un jour, avant que fut vendue la maison familiale, je vins à Coutances pour recueillir l'atmosphère de cette « petite ville » dans laquelle Remy de Gourmont oubliait le drame de son visage, et je garde pieusement, à la page 80 de l'émouvante plaquette, une soeur de cette rose rouge dont il chanta le triomphe avec une pudeur désespérée.

L'épreuve de la guerre où se trempa ma sensibilité me découvrit un autre sens du pays que sa beauté d'ensemble et la domination des grands esprits. Je compris quelle sanctification conférait au sol le sang de ceux qui le défendirent. Je ne puis plus penser aux Hauts-de-Meuse, à la Champagne, à l'Oise, aux bois tragiques de Verdun sans évoquer l'image de mes camarades sacrifiés, et j'aime davantage tel coin du front parce que j'y vis tomber l'ami dont le. squelette, sous la croix égalitaire, continue une garde farouche.

J'en suis demeuré si marqué que, depuis, le signe de la lutte et du sacrifice commande mes interprétations. Et s'est renforcée ma tendance naturelle à saisir le sens grave d'un spectacle riant. Je ne puis, par exemple, parcourir les cent-deux kilomètres qui me séparent de ma petite maison de la vallée du Vicdessos sans marquer d'une vibration intérieure les endroits où se brisèrent des destinées : ici, à hauteur d'un ruisseau dont le débordement, une nuit d'orage, cacha l'effondrement du pont à mon ami Lautré, fils du médecin directeur de l'Assistance publique, qui s'engloutit avec l'auto contenant une femme et deux bébés ; plus loin, sur une longueur de cent mètres de la route droite et candide, une croix noire au flanc de trois platanes indique que se tuèrent, en cinq mois, quatre personnes ; et parmi elles le doo


xiv

ECHOS

teur Boyer, d'Ax-les-Thermes ; enfin, à Niaux, le vieil « idiot » de mon village fut cassé par la torpédo d'un sportif impatient.

Imprégné du Languedoc, l'ayant parcouru dans tous ses rayons, les yeux fixés à la glace de ma voiture, rêvant dans la fumée de mes cigarettes, nourri de son histoire, familier de ses écrivains et de ses artistes, j'apprécie le sourire de sa lumière et l'élan de ses horizons, mais je m'attarde plus volontiers aux signes de sa force et de ses violences passionnelles. Des côtes courtes du Gers aux collines molles du Lauragais, des lignes nettes de l'Aude, que domine la flamme sombre des cyprès, aux harmonieuses rivières d'Ariège, des antiques forêts du Tarn aux plateaux crayeux du Montalbanais et du Quercy corrodé de soleil, j'ai promené une curiosité que la sève de l'enthousiasme défend du dessèchement de l'âge. Je comprends au Cayla l'inspiration guérinienne ; je refais devant les deux monuments le chemin génial qui mena Antoine Bourdelle du groupe tourmenté de la guerre de 1870 au temple olympiennement apaisé qui commémore 1914-18. Etonné sans secousses ni chaleur devant la technique des dessins d'Ingres, que sa sexualité trop satisfaite priva d'amour et de génie, je vais, à côté de la pourpre des briques albigeoises, ausculter le coeur de ce gnome aristocratique moqué des femmes que fut Toulouse-Lautrec.

Le plus lointain passé offre ses savantes recherches dans la plaine de Martres-Tolosane, dans des grottes fameuses et dans les vallonnements du Comminges, et si l'amoureux de la montagne trouve dans le Luchonnais et la Bigorre l'occasion de satisfaire son désir du risque, rien ne vaut pour moi une après-midi d'automne auprès de cette tour Lafon, au-dessus de Foix, de l'observatoire boisé de laquelle on embrasse avec l'étincellement du Montcalm le mystère bleu des replis du Gouserans.

La région toulousaine passe pour bonne fille auprès de ceux qui parlent de son « soleil d'or », de ses ténors, de ses artistes et de son accent chantant. En réalité, entre les souffles contradictoires du vent d'ouest humide et glacial, et les rafales de l'autan rageur, elle révèle, à qui sait pénétrer les apparences, un caractère ardent jusqu'à l'héroïsme. Il éclate dans la physionomie de ses bourgs fortifiés, dans l'aspect de la Grésigne profonde et rude, dans les impressionnants châteaux qui, de Penne à Lordat, à Léran, à Miglos, dominent ses points stratégiques, dans ses églises forteresses comme Sainte-Cécile d'Albi. Grandes lignes droites et murailles nues donnent à la brique une attitude de force austère. Les hommes se sont massacrés pour leurs croyances et leur liberté. Lé Midi résista farouchement aux barons du Nord et aux armées de la chrétienté, et c'est à Montségur, le Montsal-


ECHOS XV

Vat du Saint-Graal, qu'Esclarmonde tomba pour sa foi au milieu des

cathares indomptables.

Les noms légendaires résonnent dans la nuit qui m'entoure. Les

pierres de ma ville en ont conservé l'écho. Je les interroge souvent

au crépuscule qui rougeoie. J'explore les siècles dans ses rues, aux

façades et aux cours intérieures de ses hôtels, au pied de ses couvents

et de ses tours hardies.

Certes, Toulouse mérite le nom de « cité palladienne » ; la pureté

de ses édifices et l'humanisme de ses savants et lettrés en témoignent ;

mais lorsque, après m'être caressé aux architectures de la Renaissance, j'arrive, au soir tombant, près des vestiges de l'ancien Château Narbonnais,

Narbonnais, songeant à saint Saturnin emporté par le taureau furieux, à Montmorency décapité dans la cour du Capitole, au président Duranti dont le cadavre fut traîné par les ligueurs sur les pavés ensanglantés, à l'assassinat du général Ramel, à la belle Violante et à ceux, prêtres et magistrats, qui moururent d'elle, je sais désormais quelle passion profonde, sensuelle ou non, sa cache derrière la spirituelle gaîté de mes compatriotes.

Paul VOIVENEL. (Extrait d'Art et Médecine, n° 10, juillet 1931.)

H*

A l'Académie des Jeux Floraux

Dans sa séance du 12 juin l'Académie des Jeux Floraux a élu ma%iteneurs, aux fauteuils laissés vacants par la mort de MM. d'Welles et le chanoine Maisonneuve, M. Octave Navarre, professeur de langue et littérature grecques à la Faculté des Lettres de Toulouse, correspondant de l'Institut et M. Puntous, avocat à la cour d'Appel de Toulouse. Les nouveaux main teneurs sont deux des plus marquantes personnalités toulousaines. M. Puntous est un des maîtres du jeune barreau toulousain. Son éloquence sobre et sa belle conscience l'ont dès longtemps rendu à la fois estimé et admiré parmi ses confrères. Son nom est à Toulouse synonyme de talent, d'honneur et de dévouement. Il suit la noble tradition d'un père qui ennoblit l'art de la médecine, homme de bien par qui tant de misères et de souffrances furent discrètement consolées. L'élection de M. le professeur Navarre honore aussi la vieille Académie toulousaine : ce maître joint à de hautes vertus professionnelles un rare


XVI

ÉCHOS

savoir. Ses études sur la Rhétorique grecque avant Aristoié, son édition des Caractères de Théophraste, ses ouvrages sur le théâtre grec (Dionysos, les Représentations dramatiques en Grèce, le Théâtre grec), ses études sur les particules grecques, ses nombreux et solides articles dans le Dictionnaire des antiquités grecques et latines de Saglio) ont reçu l'accueil le plus favorable du public lettré et l'approbation autorisée des hellénistes. M. Navarre, qui prépare un ouvrage sur Artstophane, a bien voulu réserver aux lecteurs de l'Archer la primeur d'un chapitre inédit. La lecture de ces pages nous dispensera d'un plus long éloge.

A. F.

Correspondance

D'une lettre de M. Edouard Lintin, de Toulouse, nous extrayons les quelques lignes suivantes :

« ... Et merci, d'avoir si simplement, si bien formulé ce que beaucoup de combattants doivent penser en leur for intérieur. Ancien combattant, classe 16, j'ai lu les livres de Remarque, j'en ai vu l'adaptation cinématographique, j'ai observé l'impression profonde exercée sur le public par ce film hallucinant, mais je me suis dit :

— Non, mais, c'était vraiment ça la guerre ?

— Celle-là, mon vieux, toi, tu ne l'a pas connue !

À la sortie je me trouvais éberlué d'avoir « découvert » ce qu'était la guerre, moi qui l'ai faite, niais si différente...

Mais à la réflexion, je me demande si cette « vision » de la guerre ne correspond pas plus exactement à l'idée que s'en fait la masse, que la sincère description de ce qu'elle fut vraiment avec ses horreurs, ses souffrances, mais aussi ses moments de détente, et ses enfantillages des « grands enfants » qu'étaient les poilus, retour de la fournaise.

Ce qui m'est le plus sensible, c'est de constater, quand l'occasion se présente de glisser un mot de quelque douloureux souvenir personnel de guerre, la totale incompréhension de bon nombre d'excellentes gens qui, de l'affreux tourment qui nous posséda de si longs mois n'ont gardé que des impressions de surface qui rendent toute conversation sur ce sujet presque impossible en dehors de ceux qui ont vu. Et cette constatation, plusieurs fois répétée, me navre à chaque coup, et j'ai pris le parti de me taire. On ne se comprend pas... »


ECHOS

Le septième Congrès des Ecrivains

de France

Quelques jours sont déjà passés (1) depuis que le Septième Congrès des Ecrivains de France a vu se clore sur sa dernière séance les portes, si généreusement accueillantes, de la mairie de Chambéry...

L'heure des vacances a sonné, les écrivains se sont égaillés comme des moineaux vers des contrées diverses, emportant le souvenir de quelques utiles conversations, et surtout la vision des sites, touchants par leur naturelle beauté ou par les souvenirs qui s'attachent à eux et dont la Savoie est justement fière.

Je crois qu'il faut, pour bien se rendre compte de la valeur des choses, les regarder sous un certain recul...

Je pensais à cela en cueillant un brin de glycine en fleur à la fenêtre des Charmettes où Jean-Jacques Rousseau s'accouda pour rêver...

Voici sa chambre, et Voici à côté le petit oratoire, puis la chambre de Mme de Warens... Francis Jammes a écrit sur eux des pages délicieuses, et tous les contrastes de la vie, vue à travers ces deux êtres d'âge et de caractères différents, se fondent dans un parfum de fleur un peu fade, mais aussi dans l'amertume qui reste aux lèvres lorsque l'on a mordu la fleur...

C'est l'amour qui fait le bonheur et la souffrance des êtres, et c'est l'amour qui garde les choses de mourir... Que sont ces murs, ces meubles, ces tables, ce lit avec cette couverture toute mitée, usée jusqu'à la corde et dont le mont-depiété ne donnerait rien à un pauvre ?...

Quelle richesse portent en eux certains de ces objets qui

(1) Le Septième Congrès des Ecrivains dé France s'est tenu à Chambéry-Aix-les-Bains, les 30-31 juillet, lr2-3 août. Cette manifestation, qui a lieu chaque année dans une province différente, a porté son choix tour à tour sur Lyon, Clermont-Ferrand, Reims, Strasbourg, Avignon et Versailles. L'année prochaine, les Ecrivains de France se réuftiront à Lille.


II

ECHOS

ne" sont ni beaux, ni rares, et que partout ailleurs on eut vendus, perdus ou détruits ?... Jean-Jacques Rousseau et Mme de "v* arens n'attachaient certainement à eux pas plus d'importance que nous n'en attachons nous-mêmes aux meubles usuels que nous avons sous la main.

Et pourtant, voici que nous faisons des lieues et des lieues pour les venir voir,, pour passer un moment auprès d'eux !... C'est qu'ils ont la puissance de faire revivre le passé ; c'est qu'en eux et autour d'eux un génie, plus puissant que la mort, conserve des existences sur lesquelles les destins ordinaires n'ont pas de prise, et pour qui les siècles ne sont que des .heures légères...

Ces mêmes pensées, je les ai eues en visitant, à Aix-lesBains, avec les Ecrivains de France, la chambre de Lamartine et la chambre d'Elvire... ; en regardant le lac du Bourget auprès de la stèle de Tresserve, due au zèle pieux de la fervente admiratrice de Lamartine qu'est Mme Michaud-Lapeyre, excellent poète elle-même...

Beau lac !...'certes !... Mais belle âme de poète surtout, dont le reflet caresse et embellit les flots !... Beau lac !... Et tandis que Gabriel Sarrazin lisait de sa voix grave, sur le bateau qui 1 nous conduisait à l'Abbaye dé Hautecombe, les vers inoubliables, l'émotion qui nous étreignait montait d'une eaii plus profonde que celle sur laquelle notre barque glissait !... ' .

Beau laç ! Vous avez peut-être éveillé au fond du coeur du poète la source qui dormait en lui, mais c'est son eau qui aujourd'hui vous rend si riche et, parmi les autres lacs de la montagne, le plus beau !...

Cette, terre savoyarde, naturellement attirante pour l'étranger, où Aix-les-Bains offre le cadre le plus ravissant, le plus reposant qui puisse tenter les gens bien portants et les malades, cette terre savoyarde où s'unissent les charmes des plaines larges et des calmes eaux à ceux des ruisseaux torrentueux et.;-des montagnes grandioses, cette terre savoyarde à laquelle on pourrait lie demander que des satisfactions immédiates, ouvïe, pour qui le veut, les horizons d'un passé historique plein de gloire.

Les organisateurs du Congrès des Ecrivains de France ne pouvaient mieux choisir pour fixer la septième réunion de


ECHOS III

cette assemblée annuelle. MM. Bernard Sarrazin et Marcel Miehaud avaient conçu un vaste plan qui fut fidèlement suivi. Ce n'est pas leur faute si la pluie en assombrit quelques heures et gâta notamment la promenade à Genève, mais les congressistes ne sauraient oublier l'accueil charmant qu'ils reçurent de M. Marcel Guinand, grand lettré ami de la France, en sa demeure de Pinchat où, parmi d'admirables fleurs, le soleil devait nous sourire...

Je disais au début de cet article que, pour bien se rendre compte de la valeur des choses, il faut les voir sous un certain recul, et cela répond à quelques critiques formulées au sujet de ce congrès, — et qui sont d'ailleurs les mêmes qu'on avait faites à propos des précédents.

« Ce qu'on y discute est vain, dit-on... A quoi aboutirezvous de pratique ?... Et puis, Un tel qui pourrait ou qui devrait y venir ne s'y trouve pas !... On y rencontre X qui est inconnu, et non Y et Z qui sont célèbres !... »

Vraiment !... Et que signifie tout cela ?... Qu'importe-t-il d'y rencontrer Y ou Z ?... J'en appelle à José Germain, viceprésident de la Société des Gens de Lettres, et à Gabriel Sarrazin, président de la Société des Ecrivains de Province, qui vinrent y représenter ces grandes et puissantes associations ?.... Si j'y fus délégué moi-même par l'Académie de Province, et si Alexandre Mercereau, Jean-Paul Vaillant, Philippe Kah, Adrien Gaignon, Camille Schneider, Maurice Gagneur, etc., représentaient aussi d'importantes fédérations, sociétés d'écrivains, journaux et revues littéraires, il est certain que tous ceux qui nous avaient mandatés étaient présents par notre voix.„. Si, en outre, des littérateurs et artistes régionaux, aux noms et aux oeuvres solides, — quoique peu connus du grand public, — se trouvaient là, qu'importe l'absence de tel ou tel auteur à succès, célèbre par le fait de la mode et par la vogue d'un écrit sans lendemain ?...

Qu'importe d'ailleurs l'absence des gens que cela n'intéresse pas ?... Avoir l'esprit du Congrès des Ecrivains de France, c'est regarder les choses sous l'angle dont je parlais plus haut... C'est aimer son pays, son métier ou son art, l'aimer en soi, non en ce qu'il donne de profit immédiat, mais en ce qu'il est, en son passé et en son avenir... C'est aimer la terre dont naissent les bons fruits et les belles ceu-


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vres, c'est désirer voir le visage de la France sous ses aspects les plus variés, les plus divers, tels que les ont vus, les... ont compris, les ont aidés les grands savants, les grands poètes et les grands romanciers...

Les écrivains qui sont venus cette année-ci en Savoie avaient cet esprit-là. Dans le cadre de sites merveilleux, ils rapprochaient leur âme de l'âme d'un pays qu'ils désiraient mieux connaître pour le mieux aimer. Ils y ont vu de beaux paysages et trouvé de beaux caractères d'hommes. Nous n'aurions garde d'oublier notamment celui de M. Dardel, libraire à Chambéry : Tout ce qui touche à la Savoie, histoire, littérature, poésie ou roman, science et fiction, se trouve sur les rayons de ses bibliothèques. Les beaux livres édités par lui avec un goût et une somptuosité rares y abondent. Certains sont sans doute à des prix que peuvent seules se permettre les bourses opulentes, mais d'autres, tels que l'excellent ouvrage de Charles Dufayard sur Aix-lesBains, le Lac et les environs, sont à la portée des lecteurs les moins fortunés. Le même soin, le même amour peut-on dire, préside à tous les travaux de M. Dardel, et sa firme a moins le caractère d'un acte de commerce que celui d'un gage de sa piété filiale à son pays.

M. le docteur Julliand, maire de Chambéry, a compris la portée du Congrès des Ecrivains en ouvrant à ses travaux une des plus belles salles de l'Hôtel de Ville, et les congressistes n'oublieront pas non plus les splendides fêtes données au Théâtre sous les auspices du Comité et de l'Académie de Savoie.

MM. Henri Clerc, l'auteur dramatique bien goûté du Beau Métier et de YAutoritaire, maire d'Aix-les-Bains, l'a compris aussi en recevant à l'Hôtel de Ville ses confrères de lettres et en offrant la présidence de la séance du Congrès tenu à Aix au maître du Barreau, le bâtonnier Jean Appleton, bien qualifié pour diriger les débats relatifs au statut juridique de l'écrivain dans la société contemporaine. « Par ces vallées de Savoie, (dit un autre grand avocat, Me Henri-Robert, de l'Académie Française, le jour de l'inauguration de la stèle de Lamartine à Tresserve), un des plus beaux courants de la sensibilité humaine est descendu vers le monde. Des Charmettes au Lac du Bourget, deux


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grandes jeunesses lyriques ont respiré l'air natal d'une poésie nouvelle et qui devait marquer un siècle ».

Ce visage de la Savoie, que nous avons regardé pendant quelques jours, ce visage grave et beau, où le sourire qui n'ignore point les larmes impose la volonté de dominer la souffrance, comme l'élan vers une cime d'où l'on a plus de largeur de vue et aussi plus de grandeur d'âme, — ce visage de la Savoie n'est-ce pas celui de la France sous un de ses meilleurs aspects ?...

Du Lac du Bourget au Léman, et de l'Isère aux Alpes, les organisateurs du Congrès des Ecrivains ont ouvert à certains une route qu'ils n'auraient pas songé à parcourir. Ils l'ont trouvée accueillante et belle. Ils y reviendront.

TOUNY-LÉIUS.

La mort du poète Rémi Bourgerie

Un bref fait-divers, paru dans les journaux il y a quelques jours, informait le public que le capitaine Rémi Bourgerie, en voulant sauver ses enfants en danger de se noyer, à Querqueville près de Cherbourg, où ils prenaient des bains de mer, avait été lui-même englouti par les flots, sous les yeux de sa femme affolée.

Les secours immédiats, qui purent conserver la vie à ses fillettes, furent impuissants à son égard, et il mourut ainsi tragiquement, en pleine jeunesse et en pleine force, s'ur le bord de cette plage qu'il aimait et à laquelle il avait consacré quelques-uns des plus beaux vers de ses Fanaux de Hune. Si le nom de Rémi Bourgerie doit rester ainsi fixé dans beaucoup de paternelles mémoires, et si, héroïque pendant la guerre, il fut aussi pendant la paix un noble modèle, il convient de se souvenir encore de lui comme d'un écrivain de valeur.

Le poète Rémi Bourgerie était né à Verdun, d'origine ardennaise. Il résidait à Mézières-Charleville, où il employait les loisirs que lui laissaient ses fonctions d'officier d'infanterie, à s'occuper de la Société d'Entomologie, dont il était secrétaire, et à prendre sa part de la rédaction en chef de


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ECHOS

la revue littéraire La Grive, dont notre ami et collaborateur Jean-Paul Vaillant est directeur.

Dans Y A lithologie des Poètes du XXe siècle (Figuière, édit.), M. A.-M. Gossez rappelle, au cours de la notice qu'il consacre à Rémi Bourgerie, cette opinion de Camille Mauclair sur la forme de sa poésie : « Un poème polyrythmique, dit M. Camille Mauclair, est une toute petite partition vocale qui développe les velléités d'instrumentation verbale », et, certes, on trouve de cela dans la technique de Rémi Bourgerie, Graines dans le Vent (Les Humbles, 1917), La Galère qui Chante (Berger-Levrault, 1921), Houles et Rafales (Aujourd'hui, 1923), mais c'est surtout l'émotion, due à l'élan du coeur, qu'il faut rechercher dans l'oeuvre de ce poète.

Il préparait, au moment où il fut si brusquement arraché à la vie, un nouvel ouvrage, annoncé aux éditions de La Grive ardennaise : La Mesnie du Roi des Aulnes.

On y lit ces vers, sous le titre « Paroles Dernières » :

Quand la mort viendra A l'heure dernière Laisse mes yeux las Clore leur paupière.

Cesse les prières Et ne pleure pas; Un homme s'en va, Ah, la belle affaire !

Mais que le clavier Redise nos joies Et suive nos voies Jonchées de laurier.

Chante notre amour, Son éclat fugace, La ferveur des jours Que le temps efface.

Redis nos étreintes, Le goût de nos lèvres, - , Le chant de ta plainte

Dans nos nuits si brèves.


ËCHOS Vil

Jusqu'au sombre orage Où, voile arrachée, Lourde de malheur, La barque est sombrée Qui portail nos coeurs...

Dans cette poésie musicale et d'une forme intentionnellement légère, il y a moins de désenchantement que de sagesse et l'acceptation de la destinée inévitable, — mais le poète la voyait sans doute plus lointaine, et certainement différente...

Sa mort ne fut pas la douce mort qu'on rêve, le repos dans l'apaisement d'un soir de vie, comme une fin de jour bien rempli...

La nuit vint sans crépuscule... et les douces mains, les chères mains qui devaient fermer les yeux du poète, se tendirent vers lui sans l'atteindre... Il avait trente-cinq ans.

TOUNY-LÉRYS.

Chez l'homme préhistorique de Glozel

Sous ce titre, le docteur J. Labougle consacre, dans le Républicain des Hautes-Pyrénées (9 et 23 août — 9 et 10 septembre), quatre articles vivants et documentés à la question de Glozel. Il s'y dit tout à fait convaincu par sa visite au ,musée Fradin et l'argumentation du docteur Morlet. Les polémiques sont apaisées, mais quel que soit l'intérêt archéologique de la station, la « guerre de Glozel » demeurera un exemple héroï-comique des illusions, des prétentions et du .cabotinisme de certains savants.

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Mort de Marcel Lenoir

Le grand peintre qui laisse sur les murs de l'Institut catholique de Toulouse l'admirable fresque du Couronnetnent de la Vierge, s'est éteint à Montricoux, près de Montauban, à l'âge de 58 ans.

..Nous rappelons l'article que lui avait consacré , dans le numéro de l'Archer de décembre 1930 (numéro sur Montauban) notre ami Camille Sôula. Comme Ingres et BpUr-


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délie, il fut le fils d'un artisan, son père étant horlogerbijoutier à Montauban. Son nom de famille était Oury.

Nos deuils

Notre revue est une vaste famille et nous ressentons douloureusement la section des liens qui nous unissent à nos amis et à nos abonnés. La mort frappe, et chaque année elle efface des noms sur notre liste de lecteurs.

Ces derniers mois, parmi nos abonnés :

Monseigneur Breton. Il est mort à 79 ans, peu après sa nomination de Mainteneur aux Jeux Floraux, où il succéda à M. Moquin-Tandon. Son discours de réception avait été très remarqué. Depuis 1908, après Mgr Batiffol, recteur de l'Institut catholique, il en avait développé et modernisé l'enseignement, au point de vue scientifique notamment, par la création de laboratoires et la fondation de l'Ecole d'Agriculture de Purpan. De statue imposante, sa voix grave servait une éloquence sobre. D'esprit large, de caractère charmant, le fréquenter était s'enrichir de cervelle et de coeur.

* *

Le Docteur Laborde. Ce jeune neurologiste, qui devait faire honneur à notre Université, s'est éteint à 39 ans. Il dirigeait la maison de santé Parant, des allées de Garonne. Malade depuis longtemps, il cachait un mal qu'il savait irrémédiable, et ne présentait à la vie que travail et sourire. Mes fonctions m'appelant régulièrement dans l'Etablissement qu'il dirigeait, je le vis jusqu'à la terminaison de la lutte qu'il menait héroïquement. Le jeu des idées l'intéressa jusqu'à la dernière heure. Quelques jours après sa mort, signant, comme à chacune de mes visites, le registre de la Maison de Santé, je remarquai sur les pages où étaient notées les plus récentes entrées, des taches d'encre répétées. Sur ma question, la soeur supérieure me répondit :

— « C'est le stylo qui tombait des mains de M. Laborde... » Atteint d'une maladie chronique, ne se faisant aucune illusion, ayant dit à son interne le jour et à peu près l'heure où il s'éteindrait, il avait encore signé la veille de sa mort.


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Et la phrase de la Supérieure me parut d'une grandeur qui honorait singulièrement ma profession : « C'est le stylo qui tombait des mains de M. Laborde ».

Je salue militairement.

Le Docteur Joseph Dufaur. Le monde du sport vraiment ne me réconforte guère depuis quelque temps. Et je n'en conserve que plus précieusement le souvenir des émotions que m'ont procurées ses batailles et celui de mes vieux camarades. C'est l'amitié que je portais à l'un d'eux, Alfred Mayssonnié, qui a valu à Toulouse YHéraklès de Bourdelle et le Temple qui l'entoure. Parmi les figures de l'époque de la Prairie des Filtres, des premiers joueurs du S.O.E.T., au fameux maillot rouge diagonale de noir, j'aimais particulièrement celle de Joseph Dufaur. Sa taille immense, sa bonne figure souriante, sa générosité d'âme me le faisaient toujours rencontrer aux grands matches de rugby avec la plus vive des satisfactions. Je le vis pour la dernière fois à Bordeaux, à la finale qui opposa les Toulonnais aux Lyonnais. Au milieu de nos préoccupations des événements qui bouleversaient notre sport préféré, il sut me parler de l'Archer avec une finesse dévouée et m'indiquer de ses amis qui pourraient devenir des lecteurs. Il est mort subitement, le 18 juillet dernier, à Valence-d'Agen, où il exerçait. J'ai en vain cherché une ligne dans un de nos nombreux journaux sportifs. Rien. La place est prise par les polémiques d'adversaires qui déclarent se faire « la guerre au couteau ».

M. et Mme Mortéra. Toujours dans le monde sportif, un des nôtres, M. Charles Mortéra, président du T.O.E.C., vient d'être cruellement frappé. Son père et sa mère revenaient d'Albi à Toulouse. Après Gaillac, leur voiture, conduite cependant par un chauffeur expérimenté, capota sur le bascôté de la route. Leur mort fut instantanée. Nous partageons la peine de notre ami.

P. V.


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Une « création » à Toulouse

C'est celle de Kléber Magistre, de M. Rémy Dutour, étudiant en médecine, qui fut jouée devant un public dit d'élite, le 23 juillet dernier, dans la salle du Jardin Royal, à Toulouse.

Le héros de cette pièce est un pédant de village. L'auteur a le don. Excellents acteurs.

Quelques livres sur Emile-Antoine Bourdelle

Ils s'ajoutent à ceux de François Fosca, de Pierre Viguié, etc. Ce sont le Bourdelle de l'excellent poète Fontainas, aux éditions Rieder (20 fr.), Y Antoine Bourdelle, maître d'oeuvre, du docteur Emile-François Julia, à la Librairie de France (60 fr.) et le Message de Bourdelle, de Daniel Marquis^Sébie, à l'Artisan du Livre.

Le Bourdelle de Fontainas est une large fresque aux belles courbes et aux couleurs harmonieuses. L'oeuvre est étudiée dans sa signification par un poète puissant et pur qui sait parler comme il convient de son lyrisme splendide et équilibré. Synthèse émouvante qui insiste en outre sur l'inépuisable et féconde bonté de Bourdelle.

Le livre du docteur Emile-François Julia a été analysé ., dans les « flèches » par André Arbus. Je n'y reviens que pour en extraire le très vivant portrait suivant :

« Le grand Bourdelle est un homme petit, bas de jambe, assez long de buste, taillé à coups de hache, un peu à la façon dont son père, le tourneur sur bois, sculptait. Bien que vif, alerte, remuant, il est grave dans ses mouvements. Sa démarche a cjuelque peu le balancé du laboureur derrière sa charrue. Le corps suit le mouvement de chaque pas qui semble ne pouvoir s'arracher complètement du sol. Les mains sont petites et elles ont — expertes en tant d'art — la finesse, la qualité de race. La tête est belle, expressive par sa masse, par ses contours, par l'âme qui l'a pétrie. Comme un buisson ardent, elle émerge, avec sa barbe en broussailles, d'une longue blouse bise qui fleure le lin neuf


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et se tient raide. Le front large surplombe comme un dôme le visage où luisent deux yeux restés étonnamment jeunes et gais et qui, ayant vu, n'oublient plus. Le nez fort atteste le bon vivant. La bouche, bonne, farceuse ou narquoise, s'encadre d'une barbe à la Saint-Joseph. Le dessus de la.tête dégarnie agrandit le front, illumine la face. Des petits cheveux bouclés, grisonnants, parent les tempes de petites ailes.

« Le geste, le regard, le mouvement du corps lourd et mobile à la fois suivent et animent sa parole chaude, son verbe imagé, sa pensée rapide, pleine de trouvailles, de poésie, de philosophie... Il parle par éclairs successifs, d'abondance, dans un langage presque impossible à transcrire, inimitable. « Style Bourdelle » disent ses amis ; improvisations dont le charme et la portée disparaissent dès qu'on le transpose en discours suivis. Faites des phrases avec les « mots » de Bourdelle et ce n'est plus cela ! Il y manque la saveur, la chaleur, l'accent, le coloris, la force, le ramassé, le concis...

« Belle figure méditerranéenne que la netteté du modelé, la flamme du regard, la vivacité de l'accent originel font complète, tandis que sa robustesse, comme son allure, dénonce le campagnard qui tient au sol par de profondes racines. Il y tient aussi par ses formes de pensées, par ses affections, par ses souvenirs. Quand il parle, c'est toujours plein de son pays et de ceux que les causes ont fait naître, en étroite solidarité avec eux qu'il s'exprime. Il ne saurait faire autrement. Il adore raconter son enfance, ses parents, les amis de ses premiers pas, sa ville, sa province... »

Enfin l'ouvrage de Daniel Marquis-Sébie est d'une très délectable saveur.

Un élève du Maître..., des dernières années du Maître. Je ne le connais pas. Je le suppose jeune. Il a fait de Bourdelle un buste dont la reproduction est placée en tête du livre. Buste émouvant. Un Bourdelle amaigri, les yeux graves fixant intensément le grand mystère, le front génial labouré de rides profondes. C'est le plus « bourdellien » des livres que je viens de signaler, j'entends par là celui qui nie procure la vision la plus hallucinante du grand sculpteur. Son accent de « chez nous » caresse mes oreilles quand je lis, la voix féminine mais vibrante m'enchante et, fermant les yeux audessus des pages, je cause avec notre génial disparu et je


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souris à nouveau aux mots patois qu'il échangeait avec Campagnou. La collaboration de Bourdelle est ici considérable, car l'élève s'efface derrière les lettres, les extraits de notes et de conférences, les poésies de cet artiste inouï qui taillait la langue comme la pierre et qui savait parler comme il savait peindre. Je retrouve dans le volume plus particulièrement pieux de Marquis-Sébie, de ces lettres illustrées que Bourdelle aimait composer (comme j'en possède quelquesunes) et où les images du pinceau éclataient à côté des images lyriques qui se bousculaient comme se bouscule la lumière des ressauts des cascades. Le chapitre intitulé « une leçon à la Grande Chaumière » est vraiment aurifère. Blocs d'or et bijoux de la pensée, on les ramasse au tournant de chaque page et dans l'inattendu exubérant de la plus extraordinaire nature de poète que j'aie connue. De quelle façon savoureuse et gourmande, avec quelle bonhomie Bourdelle sait nous dire qu'il faut simplifier, mais par la science et non par l'ignorance, que la beauté ne saurait se trouver où règne le désordre, qu'il faut se méfier des choses « bellement fausses », que ce n'est pas la peau qu'on copie mais ce qu'elle enveloppe, ce qu'il y a dessous, que « la vie vient de l'intérieur de l'objet »... Les remarques, les gaillardes et « bonnes » rosseries, le lyrisme jaculatoire, les notes du professionnel se succèdent comme les baies dans les bois de mon Ariège. A propos de la personnalité de chaque main, de la qualité de l'objet qu'on copie, de l'accent de la plus petite chose, voici tout d'un coup cette observation sur Michel-Ange :

« Ce qu'il y a de curieux, dit Bourdelle dans le primesautier de la leçon, c'est que ce don de saisir les nuances fait parfois défaut chez les plus grands génies. Cette défaillance, ce manque de nuance se retrouvent chez Michel-Ange. Ce demi-Dieu faisait de la science de laboratoire. Tous ses bras, toutes ses jambes se ressemblent. On dirait que tous ses membres sont calqués sur le même type. S'il avait regardé les modèles, il se serait rendu compte que rien n'est pareil, qu'on ne trouve jamais les mêmes mains, ni les mêmes pieds dans plusieurs sujets. Vous ai-je raconté l'anecdote au sujet du gladiateur de Michel-Ange ? Pour ceux d'entre vous qui ne l'auraient pas entendue, la voici : un jour, Rodin


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me conduisit devant une statue traitée par Michel-Ange.

— « Observez bien le travail, mé dit-il, et dites-moi si quelque chose arrête votre regard par sa particularité.

« Je regardai et, en effet, au bout d'un moment je me retournai et du doigt je désignai au Maître le bras qui brandit un glaive.

— « C'est cela », me dit Rodin en riant.

« Il éclatait nettement aux yeux que le bras levé était d'une facture et d'un style tout autres.

— « Qui l'a traité ? ajouta Rodin, on ne le saura jamais, mais ce qui reste vrai, c'est que ce bras n'est pas de MichelAnge ».

Ceux qui ont « aimé » Bourdelle comme on l'aimait quand on le connaissait bien, liront dans le livre de MarquisSébie les nombreux extraits de lettres reproduites et les pages sur 1« fin du Maître. Je viens de mouiller mes yeux en regardant longuement la dernière gravure « Antoine Bourdelle sur son lit de mort ». Les mains sur le drap blanc ! Les ombres et la lumière en accentuent la puissance nerveuse. Alors que le visage n'exprime que l'ultime sérénité, ces mains alourdies par la mort semblent avoir comme un sommet capté les dernières lumières de la vie et je prononce à mi-voix les trois derniers vers d'un sonnet du Maître écrits après sa première maladie grave :

Et tu vas me donner la mort pour diadème.

Oh ! je me lèverai dans un effort suprême

La nuit, j'irai sculpter la pierre des tombeaux.

J'ai lu ces ouvrages dans un état d'esprit facile à imaginer et, venant de les remettre en place dans ma bibliothèque, voici que je fais en silence le tour de mes souvenirs.

J'ai conté dans l'Archer l'histoire du Temple de l'Hêraklès qui est notre « Monument au Sport » toulousain. Il eut pour origine l'amitié que je portais à l'international de rugby Alfred Mayssonnié, tué à la bataille de la Marne. Un monument à un joueur de balle ? Etait-ce possible ? Et ce devint, grâce au génie de Bourdelle, cette merveille de


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v.|

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sculpture et d'architecture qui honore la Florence du Languedoc.

J'étais allé simplement au sculpteur, ne voulant d'aucune introduction étrangère, parce que je savais que l'homme vraiment supérieur est toujours simple. Je ressentis de suite cette fraîcheur et cet arôme de. puérilité divine qui se dégage du génie comme le parfum s'élève d'une rose. Son désintéressement absolu, l'ensemble architectural longuement recherché dans des plans multipliés, les recommandations minutieuses accompagnées de dessins explicatifs, plus tard autour du Temple, le développement de cette pure Journée du Souvenir où, sans discours, tous les clubs de ma région viennent faire l'appel de leurs morts et déposer l'hommage d'une gerbe !...

Le 11 novembre 1930, un an après la mort de Bourdelle, sa femme et sa fille assistèrent à cette cérémonie au cours de laquelle pour la première fois le nom de Bourdelle fut appelé le premier. Ce sont elles qui ont, cette année-là, placé sur les stèles les guirlandes de laurier.

Accompagnés par quelques artistes toulousains qui leur formèrent une garde d'honneur, nous fîmes ensuite le pèlerinage de Montauban et de Nègrepelisse.

A Montauban, le monument fougueux de 1870-71 et le monument, écrasant de sérénité géniale, de 1914-19 ; au-Musée Ingres, la tête d'enfant qu'il fit à 18 ans, la première victoire d'Annibal, le buste d'Ingres puissant, autoritaire et d'une sensualité féroce ; dans la famille Quercy, des bustes, des statuettes, d'innombrables dessins, des lettres illustrées. A Nègrepelisse, au château de Mme Vaysse-Cibiel, qu'on nous ouvrit dans la nuit, de splendides pastels et tableaux, un buste de marbre de la maîtresse de maison...

Au retour, tout cela se projetait avec la lumière des phares sur la route...

... et aussi avec la notion de la perte que l'Art français venait de faire, et d'amères réflexions sur la solitude officielle d'un homme pour lequel l'Institut fut sans doute trop petit puisqu'on ne lui demanda pas d'y entrer.

P. V,


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Inauguration du Théâtre du Comminges

Le Syndicat d'Initiative du Comminges, à la tête duquel est un apôtre, M. Azémar, multiplie ses succès. Dimanche, 13 septembre, malgré un temps très pluvieux, le matin, et incertain, l'après-midi, l'inauguration du Théâtre de Comminges, face au plus beau des panoramas, fut un triomphe. Bertrand de Comminges, pièce héroï-comique en 5 actes, en vers, de M. Jean Suberville, était digne du cadre. Du lyrisme, des sentiments violents, le rappel incessant du pays, illustré par les chants et les danses des chanteurs montagnards, des acteurs de premier plan. Claude Farrère présidait. Il sut marquer l'intérêt d'un tel effort à l'heure où la crise du "théâtre risque de fendre cet effort plus particulièrement méritoire et productif.

La pièce ! Le jeune Bertrand de Comminges s'éprend de Laure de Miramont. Hélas ! Les deux familles se haïssent à mort et les amoureux seront les victimes de cette haine. Duels, imprécations, folie, remords, solitude du cloître et union... dans le ciel ; vers amples et sonores, et surtout l'humour et la verve du valet Perdigal ; fortes émotions et sourires. Quelques longueurs^

La puissance et la fougue de Romuald Joubé, la noblesse de jeu de Maxime Desjardins et de Mme Juliette Verneuil, l'entrain et la finesse de Lucien Duboscq, le charme de Mme Rachel Dubas, la distinction de M. Albert Reyval et de Mme Andrée Maze, entourés d'autres excellents artistes, furent très applaudis.

P. V.

ETOILES FILANTES, par Robert MILLET, (éd. Figuière, 15 francs).

Une mère qui n'a trompé son mari que de coeur et une jeune fille essaient de détacher le fils de la première d'une femme mariée. Roman touchant et distingué. Plus vite lu qu'Arrowsmith.


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L'HERITAGE DE JANQUET, par Fernand VIALLE (éd. de « La Brise », Brive).

L'auteur est docteur en médecine. Il conte gentiment de gentilles histoires,

JEREMIE, par Pierre VARILLON. (Emile-Paul, éd., 12 fr.).

Histoire d'un homme malheureux dont un amour tardif détruira la quiétude péniblement acquise. Atmosphère de sous-préfecture parfaitement rendue.

CATALYSE, par Armand MERCIER (éd. des Portiques, 12 fr.).

Un ingénieur chimiste indifférent aux femmes croit aimer la fille d'un chirurgien parce qu'il a vu un de ses camarades de laboratoire la serrer de trop près. Il la demande en mariage, et la présence du troisième élément (le camarade) ne jouant plus, ne sait vraiment plus s'il aime celle qu'il va épouser. D'où le titre. On a donné le nom de Catalyse à un ordre de phénomènes qui consiste en ce qu'une ou plusieurs substances se combinent ou se séparent sous l'influence d'un corps particulier qui ne prend aucune part à la réaction.

MON BEAU PARIS, par F. D'ANDIGNÉ (éd. Figuière, 12 fr.).

Discours, lettres, visites de l'ancien président du Conseil Municipal de Paris.

SOUS LE CIEL AFRICAIN, par M™ À.-René BROUILHET. (Delpeuch, éditeur. 6 francs).

Chargée d'une mission officielle, Mme Brouilhet s'est risquée jusqu'aux postes les plus avancés du Sud marocain, algérien et tunisien. Excellent reportage qui met en valeur le rôle des médecins dans la colonisation et confirme l'excellent ouvrage, que nous avons déjà signalé, du docteur Cruehet, sur le Maroc.

Imp. Toulousaine, 2, rue Romiguières

Le Gérant : J.-L. LION.


ECHOS

Paroles prononcées au nom des Amis de Bourdelle

le 4 octobre 1931, au cimetière de Montparnasse pour le 2e anniversaire de la mort d'Antoine Bourdelle.

Au nom de Madame Bourdelle et des Amis d'Antoine Bourdelle, je remercie tous ceux qui sont venus ici ce matin apporter leur fidèle et pieux souvenir au Maître.

La commémoration de la vie d'un grand homme revêt, pour les ' générations lointaines, un caractère d'hommage intellectuel ou moral que nous pourrions aisément prendre à notra compte. Car Bourdelle est un grand homme dans toute la force du terme.

Il y aura toujours quelques esprits d'élite assez sensibles aux secrètes révélations de l'art pour traduire aux foules ce que recèle de haut enseignement et de clarté intérieure, l'oeuvre considérable de notre Maître.

Mais nous qui avons suivi Bourdelle dans son labeur de chaque jour, qui avons appris à le comprendre et à l'aimer dans le quotidien de ses luttes, de ses joies et de ses victoires, c'est un témoignage vivant que nous apportons surtout aujourd'hui. Son souvenir est si intact en nous que, réunis sous son invocation et comme à son appel, nous sentons sans effort parmi nous son invisible et réelle présence. Bourdelle est là. Comme autrefois, nous venons écouter cette voix ingénue et clairvoyante de visionnaire, qui dépasse d'un seul coup toutes nos sciences, en nous donnant à la fois ce que l'artiste ajoute à l'homme et ce que l'homme ajoute à l'artiste. Il nous accueille avec cette fougue.-frémissante ..qui lui est coutumière. Il répand comme toujours, sans compter, les trésors de son esprit et de son coeur. Source vive qui se donne sans cesse, généreusement. Tant de lumière émane de cet exceptionnel foyer que l'approcher c'est se trouver transfiguré et grandi. Admirable conscience d'amour, de cette sorte d'amour qui est l'essence même du génie et qui pénètre


II

ECHOS

jusqu'au plus humble pour l'ennoblir et lui donner un sens plus aigu de lui-même et de l'univers tout entier.

Ainsi, sous l'égide du pur artiste Bourdelle, se trouve-t-on à la fois engagé dans la voie de l'élévation et relié aux autres par le plus beau ciment d'humanité qui se puisse souhaiter.

On veut nous faire croire trop souvent, par le récit de racontars ramassés dans les bas-fonds et dont tant de faiseurs de vies romancées font leur fortune, qu'il y a presque toujours divorce entre le créateur vu dans son oeuvre et l'homme soi-disant réel vu dans son intimité. Nous ne croyons pas à cette misérable vision des êtres et des choses.

En tous cas, l'exemple de Bourdelle proclame hautement le contraire. Nous qui avons touché sa pensée, qui avons senti les tressaillements de son âme de cristal au m oui Ire souffle de l'atmosphère, qui l'avons vu répondre au centuple au moindre appel humain, qui avons connu son indomptable volonté toujours triomphante dans les pires traverses de sa dure carrière, nous savons que la même grandeur d'âme, la même générosité faite d'élan, de candeur, d'oubli de soimême, la même ferveur guidaient son regard et sa main quand il modelait ses figures ou quand il accueillait ses amis.

De hautaines personnes de pierre sont à jamais les gardiennes de divins secrets que les paroles sont impuissantes à rendre. Mais nous, nous conserverons par surcroît le chefd'oeuvre de sa vie. Entre tant d'enseignements que nous donne Bourdelle, il nous montre que l'homme véritablement grand marque le moindre de ses gestes, que les difficultés matérielles ne sont une défaite que pour les âmes mal trempées, et que pour vaincre il faut se mettre tout entier dans ses actes comme dans ses oeuvres. Immense altitude d'esprit d'un Bourdelle se conformant toujours au splendide mot d'ordre que l'Ange de sa pensée lui donnait.

Le sentiment intime d'être, en toutes circonstances, conforme à une vérité supérieure, tel est le secret de la force, et aussi de cette frénésie créatrice, et de cette joie dans le travail que nous avons tous connue chez Bourdelle. Rien ne l'abat, rien de le rebute. Pauvre, il partage sa maigre pitance avec des camarades d'atelier. Ayant à peine de quoi subsister, il prend ses parents avec lui à l'impasse du Maine et donne


ÉCHOS III

le plus bel exemple familial au moment le plus critique peut-être de sa lutte.

L'unité et la pureté de cette existence dont la règle était à certains égards presque ascétique, une haute moralité personnelle qui n'a rien de conventionnel ou d'emprunté, une parfaite conscience d'avoir une mission à remplir et de n'y point faillir, tout cela s'accompagnait de satisfaction profonde, sorte de mélodie intérieure que le fracas du monde n'arrivait pas à dominer, élément explicatif de la gaieté permanente de Bourdelle. Près de lui, on participait à une atmosphère de joie bienfaisante et féconde comparable en qualité à celle du religieux ou du Saint, plus précieuse encore peut-être, parce qu'elle renferme une vertu d'action et de vie.

Pourtant, surtout dans ses dernières années, Bourdelle était possédé du tourment métaphysique. Les multiples images du monde sensible dont il poursuivait si opiniâtrement l'accord par le moyen de son art, les fantasmagories du dehors qui lui apportaient tant de volupté par leur richesse de formes et de couleurs, ne lui paraissaient s'harmoniser entr'elles et avec nous-mêmes qu'à la faveur d'une clarté centrale dont il ne se «entait que l'humble usufruitier et qui n'était autre que le génie dont il était possédé. « Quel Dieu, chante le Poète latin, nous ne le savons pas. Mais un Dieu nous habite. »

Bourdelle était un esprit élu par ce dieu.

Et puis, la vanité de l'éphémère le hantait. Il ne comprenait pas que la beauté ne soit pas immortelle. Et souvent, à la fin d'une journée de travail, quand il mesurait la grandeur de ses rêves à la brièveté du temps qui lui était dévolu pour en réaliser une parcelle, impossible à décourager, il se disait que, puisque sa mission était là, il fallait bien qu'elle ne soit pas vaine.

Le reflet de lumière qui se glissait en lui était la preuve de la source ineffable et mystérieuse d'où cette lumière émanait.

Aussi retravaillait-il aussitôt avec son bel enthousiasme, inlassable missionnaire dont l'ardeur créatrice redoublait, comme par un défi, aux approches de la mort.

En vérité, une angoisse l'étreignait bien souvent : celle de cette mort, qu'il redoutait, non pour elle-même, mais parce


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qu'il lui semblait cruel de ne pouvoir terminer son labeur. Chaque projet de monument se présentait à lui comme la promesse d'un nouveau progrès dans son art. Il allait monter plus haut : étreindre de plus près cet idéal qu'il appelait volontiers l'infini, apparentant ainsi, à sa limite, la sculpture et la philosophie.

Et maintenant, devant l'incalculable richesse que Bourdelle nous a léguée, si nous faisons notre examen de conscience, qu'avons-nous fait, qu'ont fait les pouvoirs publics, qu'a fait cette ville de Paris dont cet illustre français restera à jamais l'ornement et la gloire.

L'Athènes de Péri clés a su découvrir son Phidias : Heureux temps où le chef d'une démocratie avait l'amour et l'intelligence des belles choses ; où il savait par sa seule initiative faire ériger au regard des siècles la preuve la plus éclatante du génie de son peuple.

Quel splendide témoignage aurait pu se conserver la France de 1918, si elle avait confié à un Bourdelle les moyens de bâtir à Paris le temple de notre passion et de notre victoire !

Toulouse a eu plus de bonheur : dans une circonstance moins solennelle, projetant un Monument au Sport, il s'est rencontré un homme pour se tourner alors vers celui qui commençait à y être célèbre : Bourdelle y exécuta d'enthousiasme le Temple d'Héraclès. « Et ce devint, écrit le Dr Voivenel, perspicace instigateur de cette oeuvre, et ce devint, grâce au génie de Bourdelle, cette merveille de sculpture et d'architecture qui honore la Florence du Languedoc. »

Hier encore, après le succès sans précédent de l'Exposition Bourdelle à l'Orangerie, la noble compagne de l'Artiste offrait à la ville de Paris cette statue -équestre d'Alvéar qui venait d'émerveiller le monde.

Elle l'offrait ! Et personne parmi nos dirigeants n'a ébauché jusqu'ici le geste d'accueil nécessaire. Quelles pauvres raisons de dépenses municipales peuvent se mettre en balance ?

Résignée à cette déplorable carence de l'Etat et des Ediles, vous n'en continuez pas moins, Madame, simplement et pieusement votre tâche. Avec vos seules ressources, vous poursuivez la réalisation du plus cher désir de Bourdelle : le


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Musée qui doit abriter définitivement l'oeuvre complète de notre grand disparu.

La Société des Amis de Bourdelle vous y aidera de toutes ses forces. Si celles-ci ne sont pas matériellement aussi puissantes que nous le désirerions, les ressources de notre coeur et de notre dévouement seront tendues vers ce but et, toujours, vous nous trouverez à vos côtés.

Gardienne vigilante d'une si pure gloire, nous vous unissons dans notre gratitude et notre affection, vous et votre chère fille, à celui dont vous restez, au milieu de nous, le prolongement vivant.

Emile-François JULIA.

* **

Page XV des « Echos » du dernier numéro de l'Archer, le roman de M. Robert Millet : Etoiles Lointaines a été intitulé à tort : Etoiles Filantes. Qui dira le jeu des associations de termes chez un typo ? Excuses à M. Millet.

Notre collaborateur M. Pierre Lespinasse, substitut du Procureur de la République à Toulouse, vient d'être nommé substitut du Procureur Général près la Cour d'Appel de Toulouse.

Notre collaborateur Georges Gaudion et Madame, en peinture Luce B oyais, viennent d'avoir la douleur de perdre leur père et beau-père, M. Maurice Gaudion,

* * *

Etres Anonymes

Le monde est sauvé. Une commission du baccalauréat est nommée : des fonctionnaires écrivent des rapports, scrutent des psychologies. Plus de fuites. Le scandale de Rennes n'est qu'une manifestation attardée d'un passé mort. Les noms des candidats sont remplacés par des numéros que seuls les dieux


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ECHOS

connaissent. Et. tout, cela est excellent. Mais ne voilà-t-il pas que les journaux annoncent pour un prochain avenir l'anonymat des jurys ? Qu'est-ce à dire ? Va-t-on obliger les malheureux juges à siéger le visage voilé de cagoules terrifiantes comme les Pénitents noirs ou parés d'un élégant masque de velours, comme les héros de Paul Féval et de Ponson du Terrail. Le spectacle ne manquerait pas de piquant. Il ne resterait plus qu'à affubler les candidats d'un numérotage énorme peint sur un calicot collé au visage : le sport nous a donné l'habitude de ces pratiques. Et le chef du jury, adorné d'un loup blanc, proclamera au soir des épreuves : « Sont définitivement reçus, avec la mention passable les nos 3 bis, 51, 277, 425 ter... » Mais les candidats trouveront bien le moyen de déjouer ces astuces de bureaucrates, de se faire reconnaître et recommander. Déjà...

Une Revue de Jeunes

Pagina est une revue littéraire et artistique publiée par des moins de vingt ans. Elle fut fondée à Toulouse en février 1929. Après diverses étapes sucessives vers le progrès et le succès, Pagina est aujourd'hui une charmante revue parfaitement imprimée, illustrée, et d'une présentation heureuse. Le but de cette publication est double : elle s'adresse d'abord aux jeunes pour encourager leurs tendances, pour publier leurs écrits et leur permettre ainsi .de se perfectionner dans l'Art. Elle s'adresse surtout aux personnes plus âgées pour leur faire connaître « cet art des jeunes » et leurs efforts dans cette voie ; pour leur montrer aussi qu'il se trouve parmi ces jeunes une élite qui, par une initiative éclairée et une constance soutenue, dément la renommée de légèreté et d'insouciance que l'on attribue trop facilement à la jeunesse.

Pagina, revue mensuelle, paraît sur 24 pages. Les principales rubriques sont : Les Livres, La Poésie, La Musique, La Peinture, Le Théâtre, L'Art, La Critique artistique, Les Echos. A ces rubriques collaborent de jeunes lycéens : MM. Jean Fauran, Michel Henry, Georges Hilaire, Georges


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Laporte, Jean Laville, Gérard Pons, Charles Xambeu ; quelques jeunes fille3 : Mlles Suzanne Becq, Marguerite Dugès, A.-M. de Nattes. Le service administratif est assuré par M. Jean Fauran, directeur et MM. Laville, Pons, Xambeu.

Pagina est en vente partout au prix de 2 francs le numéro. L'abonnement annuel est de 20 francs.

Nous souhaitons à cette jeune revue le succès que méritent ses efforts et ses progrès.

Quelques curieuses idées

sur le problème du sexe

Le docteur Allaix a déjà publié des travaux fort suggestifs sur l'androgynation et la détermination des sexes. Il vient de faire paraître chez Peyronnet une forte brochure : De l'Inversion sexuelle à la formation et à la détermination des sexes. D'autre part, j'ai eu la bonne fortune de pouvoir lire la conférence que ce jeune confrère fit, il y a quelques mois, en Sorbonne (le 7 mai 1931) devant la « Société d'Etudes des Formes Humaines », sur la Morphologie sexuelle.

Je vais, en un langage aussi simple que possible, tâcher d'en traduire les constatations originales. Ce n'est pas commode.

Comme l'ont montré de nombreux morphologues — et surtout ceux qui, avec Léopold Lévi en France et Maranon en Espagne, ont porté leur attention sur l'influence des glandes à sécrétion interne — Vintersexualité est très fréquente. On entend par « intersexualité » la coexistence chez un même sujet d'éléments masculins et féminins. Il est peu d'hommes qui ne soient en quelque chose femmes et viceversa. C'est que les « caractères du sexe » ne sont pas limités à l'existence de la glande mâle ou femelle (caractères primitifs). Il y a, en outre, les caractères secondaires marqués dans la morphologie ; les caractères tertiaires marqués dans l'instinct et l'affectivité ; enfin, les caractères quaternaires, qui englobent les aptitudes intellectuelles et psychiques spécifiques de chaque sexe.


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Allaix trace un tableau complet des types. Parmi les signes de la sexualité, il m'amuse de vous signaler que chez les hommes la voix de basse est indication de bon coq, ainsi que la calvitie précoce. Souriez, les chauves ! Le ténor ! peuh ! pas si bonne affaire que ça. N'avez-vous pas remarqué comme il est souvent gras ! Quant à la femme, si vous êtes bien amateur, choisissez plutôt la soprano que la chanteuse légère. Très recommandés aussi les gens à musculature péribuccale développée, en particulier... les trompettes de régiment. Avouez que ces « morphologues » en ont de bien bonnes !

Après quoi, Allaix s'étend sur la convexité faciale masculine, due à l'importance plus grande chez l'homme des sinus frontaux et maxillaires, et la concavité féminine, due d'une part à la diminution de ces sinus, d'autre part à l'augmentation relative des mâchoires.

Puis, de fil en aiguille, constatant que les types intersexuels, les invertis, les hommes-femmes (androgynes) et les femmeshommes (gynandres), sont plus fréquents dans les pays aux climats et aux moeurs faciles et aux époques de civilisation, Allaix se demande si la cause de cette indétermination sexuelle ne doit pas être recherchée dans le mépris des lois primitives de l'appétence amoureuse qui exigent des périodes de sommeil spécial et des moments de luttes sexuelles où le désir monte à son summum.

Dans les climats durs où le couple ne cède à l'attraction que d'une façon plus intermittente, chez les animaux sauvages où l'obéissance au rut saisonnier est la règle, la différenciation du mâle et de la femelle est considérable. Elle est moins accusée chez les animaux domestiques, en particulier chez les chevaux où ce n'est plus la nature mais l'homme qui choisit le moment de la reproduction.

Lorsque le besoin brutal commande la conjonction, les types sexuels demeurent très différenciés. Lorsque la volupté qui ne tient compte d'aucune chronologie et qui est plus imaginative qu'instinctive domine, les types neutres apparaissent. Le demi-rut permanent et atténué, l'activité sexuelle de jeu et de plaisir multiplient les invertis.

Venant de trouver ces facteurs qui constituent la gamme quantitative des caractères sexuels, Allaix, de plus en plus curieux, se demande si l'on ne peut pas y trouver quelques


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indications sur la formation des sexes, sur la possibilité d'engendrer un garçon ou une fille. De certains textes littéraires, religieux, scientifiques — car tout semble bon dans ce domaine où l'observation a toujours primé l'expérimentation — il semble que dans le couple le partenaire le plus fatigué ou le moins excité donne son sexe au produit. Cela n'est pas neuf, puisque la notation existe dans le Talmud. Le docteur Allaix en fournit une explication curieuse dont on peut dire qu'elle est un peu tirée par les cheveux... pardon ! par les chromosomes.

Tout s'explique en médecine.

Il n'est pas nécessaire que ce soit vrai. M CAMPAGNOU.

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SOUS LE CIEL D'OCCITANIE, roman, par Louis THONY. Mauriès, éditeur, Albi.

Brave roman paysan. Un domaine dans la région albigeoise. Luc Peyre, chassé de la Hétraie, est bien malheureux. Il retrouve à Paris la femme qu'il aime. Les imageries d'Epinal défilent. La vie est juste. Luc mourra dans le domaine recouvré que dirigera son fils. On sent que M. Louis Thony qui habite Cagnac a dû être bien heureux de l'écrire. Qu'il m'excuse de lui donner, sans honoraires, une petite consultation. Ce n'est pas « Yataraxie locomotrice » qu'il faut dire. Uataxie, monsieur ! Ce n'est d'ailleurs même pas d'ataxie qu'il s'agit, car cette dernière ne saurait être le résultat d'un accident du travail. C'est bien un accident... mais d'un travail spécial, disons spécifique.

* *.*

CHOIX DE POEMES, par Henri GALOY. Eugène Figuière, éditeur.

C'est le premier livre d'une collection de poésies dirigée par M. A.-M. Gossez. Henri Galoy a publié ses poèmes dans des journaux et des revues modestes. Peu connu du grand public sa valeur est grande et A.-M. Gossez l'a déjà consacrée en lui attribuant trois pages de ses Poètes du


x:

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XXe siècle. Gossez fait mieux aujourd'hui; il édite les morceaux choisis qui vont mettre enfin Galoy à sa vraie place. Voici le premier sonnet de ce recueil qui en contient de singulièrement émouvants :

LES CLOCHES D'YS

Mon âme est une mer insondable et houleuse Où mes grands rêves morts dorment ensevelis. Le flot sombre d'Armor nétreint pas sous ses plis Toujours en mouvement cité plus fabuleuse.

.L'Algue, Jiélas, a poussé sur la tour orgueilleuse Et le palais s'ensable, et, de linon remplis, Les temples où priait mon Coeur en blanc surplis Ont à jamais éteint leur lampe merveilleuse.

Splendeur de ma jeunesse : amour, fierté, ferveur. Espoir ! tout a sombré ! Tout ce que le rêveur Avait bâti n'est plus qu'un spectre sous l'eau noire

Des ans ; et regrettant les trésors de jadis, J'écoute tristement, penché sur ma mémoire, Au fond de mon Passé tinter les cloches d'Ys.

LE COUVENT DE BOIS-FLEURY, roman, par Mme Rachel du FOREZ. Prix : 12 francs. Eugène Figuière, éditeur.

Une tante inconnue qui meurt en Belgique et lègue, entre autres, à son neveu un couvent de rêve avec douze nonnes qui craignent d'être chassées du joli domaine au joli nom. La supérieure a une nièce et, après de touchantes péripéties, il advient... ce qui vous devinez. Et tout le monde est heureux. Roman pour jeunes filles roses et simples.


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VINGT ANS DANS LA BROUSSE AFRICAINE, par M. Albert VEISTROFFER. Prix : 18 francs. Editions du Mercure de Flandre, Lille.

Ce sont les souvenirs d'un ancien membre de la mission Savorgnan de Brazza dans l'Ouest Africain.

M. Albert Veistroffer, l'homme des aventures héroïques et des missions délicates est un des deux derniers compagnons survivants de la mission Savorgnan de Brazza de 1882 dont il fut l'homme de confiance, le bras droit. C'est M. Veistroffer qui fut chargé par le grand colonisateur, créateur du Congo français, de l'organisation des rapports et relations avec les indigènes de l'Afrique équatoriale française. Il fut surtout chargé des prises de contact et palabres avec les grands chefs des tribus congolaises, de la police et des représailles dans toute la colonie.

Cette conquête presque pacifique de la terre congolaise a pu très justement être qualifiée par Valentin Bresle, directeur de la collection « Au delà des mers » : d'Epopée silencieuse.

Cependant pour s'être développée et organisée sans bruit, sans guerre et sans réclame et pour n'avoir presque rien coûté à la Métropole, les aventures des pionniers de la Civilisation n'en furent que plus prodigieuses. C'est ses aventures vécues que raconte avec simplicité, sincérité et exactitude M. Albert Veistroffer qui seul pouvait donner certains détails du plus haut intérêt historique. C'est ce qui fait qu'à côté de l'intérêt épisodique vraiment et toujours palpitant, cette relation constitue un document unique pour servir à l'histoire coloniale.

Ce volume, bien illustré, est écrit très simplement et très agréablement. Il donne une idée de la persévérante énergie de nos pionniers en Afrique et il est tout à l'honneur de la France.

Nous avons le plaisir d'informer nos lecteurs que M. Marcel Prévost viendra faire une conférence, à Toulouse, le 29 novembre.

II y avait longtemps que les lettrés de notre région dési-


XII

ECHOS

raient entendre l'auteur si vigoureusement constant dans sa veine, de Y Homme Vier.ge et de Voici Ton Maître.

Le soir du 29 novembre, un dîner lui sera offert par un groupe d'admirateurs qui confondra mainteneurs de Clémence, membres des XX et membres du Club du Languedoc. Toute l'intellectualité toulousaine se devait de fêter, comme elle le mérite, la venue du maître écrivain dont la magnifique autorité honore notre Gascogne dont il est issu,

Le Départ de M. le Recteur Dreselt

Dans les premiers jours d'octobre paraissait à YOfficiel la nomination de M. le recteur Dresch appelé aux hautes fonctions de recteur de l'Académie de Strasbourg et de directeur de l'enseignement en Alsace-Lorraine, en remplacement de M. Pfister, admis à la retraite. L'Académie de Toulouse qui pendant dix années fut dirigée avec une si bienveillante justice et une délicatesse si avertie par M. le recteur Dresch ne peut s'empêcher de regretter ce départ. Le temps noue des liens qu'il est toujours douloureux de rompre. Une manifestation spontanée a été organisée le jeudi 29 octobre dans le grand amphithéâtre de la Faculté de Droit où dans une atmosphère d'émotion l'Université de Toulouse s'est unie d'un geste unanime pour apporter l'hommage de ses félicita^ tions et de ses regrets à M. le recteur Dresch sur le point de rejoindre son nouveau poste.

M. Dresch a trop souvent manifesté sa sympathie à notre Revue pour que nous ne nous unissions pas à tous ceux qui, à Toulouse, sont à la fois honorés et émus de cette nomination. Un jour prochain, nous en avons reçu l'assurance, M. le Recteur Drech donnera aux lecteurs de l'Archer la primeur de quelques pages de choix : et ainsi il nous semblera que Strasbourg ne frustre pas tout à fait Toulouse.

*

Le nouveau Recteur de l'Académie

de Toulouse

M. Gheusi, Recteur de l'Académie de Lyon, remplace à


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Toulouse M. Dresch. Ancien élève du Lycée de Toulouse, ancien professeur à notre Faculté de Droit, ancien député de la Haute-Garonne, M. Gheusi compte à Toulouse beaucoup d'amis qui se réjouissent de cette nomination et sont heureux de l'accueillir dans une ville qu'il a tant de raison d'aimer.

Le Crapouillot continue à publier des numéros extrêmement vivants. Après ceux consacrés à la Guerre inconnue, aux Allemands, aux Américains, voici que le dernier, de novembre, est consacré aux Anglais. A signaler la reproduction des plus féroces caricatures de Caran d'Ache, de Willette et de Weber pendant la guerre des Boers. La vie à Londres est décrite avec talent, illustrée de nombreux dessins et photographies. Particulièrement intéressant l'article de M. Xavier de Hauteclocque sur les agents secrets de l'impérialisme anglais qui font la force de Y Intelligence Service. Il est fort probable que l'étonnant Cornélius Herz, grand-croix de la Légion d'honneur, qui commandita et trahit le général Boulanger, puis déclancha le scandale de Panama, était l'un des principaux agents anglais. On a attribué un rôle analogue à sir Basil Zaharoff, haut dignitaire de la Légion d'honneur lui aussi par la grâce d'un ancien obligé de Cornélius Herz. Réfléchissez sur les lignes suivantes de M. de Hauteclocque ! « Ce Zaharoff, cet inconnu au vrai sens du mot, cet « homme mystérieux de l'Europe » a fait couler des flots d'encre et encore plus de torrents de sang (dans la guerre d'Anatolie, par exemple). Nous n'en parlerions pas à la fin de cette étude si les hasards du journalisme ne nous avaient fait entr'apercevoir sa silhouette obscure dans une affaire de grande importance. Nous donnons les renseignements suivants, à titre de simple indication, aux chercheurs de l'avenir, pour prendre acte en quelque sorte et interrompre la prescription de l'oubli.

Il s'agit du Cartel de l'Acier.

Ce Cartel devait grouper en 1925-1926 les industries sidérurgiques de France, de Belgique, du Luxembourg et d'Allemagne. Inévitablement les industries connexes : houillères, hydro-


ECHOS

électricité, produits chimiques, soie artificielle devaient entrer dans le mouvement.

C'était, traduite en réalité vivante, réalisée avant la lettre, l'idéologie de la Fédération européenne.

Il semble que les industries anglaises n'aient pas pu. ou pas voulu, figurer dans ce cartel. Dès lors, il ne pouvait qu'en résulter une guerre économique sauvage. Par exemple : de la métallurgie franco-belgo-luxembourgeoise contre la VickersMaxims anglaise dont l'animateur était M. Basil Zaharoff. De la soie artificielle (dénomination en temps de paix.de ce qui devient fabriques d'explosifs en temps de guerre), bref de la soie artificielle anglaise (British Célanèse, de Dreyfus-Clavell) contre la soie artificielle belge (Tubize). Et combien d'autres conflits moins importants mais qui se traduisaient par centaines de millions !

Les initiateurs de ce Cartel de l'Acier étaient : le prince Radziwill, dit « Loche », M. Loewenstein, maître de la Tubize belge et de l'hydro-électricité continentale et M. Mayrish, le grand métallurgiste luxembourgeois. Sans doute aussi d'autres personnalités dont nous n'avons pas trouvé trace dans ce que nous avons lu de la correspondance échangée entre le prince Radziwill et M. Loewenstein.

Ajoutons, sans vouloir en tirer aucune déduction : 1° Que le prince Radziwill se trouvait encore eu conflit violent avec M. Basil Zaharoff, à propos de la Société des Bains de Mer de Monte-Carlo (1). ... 2° Que M. Loewenstein menait une guerre à mort, contre un ami de sir Basil,. M. Dreyfus-Clavell, dictateur de la soie artificielle anglaise.

Les trois initiateurs du Cartel de l'Acier sont morts de mort violente à quelques mois d'intervalle.

. Le prince Radziwill, d'une piqûre toxique à lui faite par une femme, Mme D..., dont il a été reconnu qu'elle appartenait à certains -milieux de police et de politique. Cette femme, arrêtée sur le fait, relâchée, arrêtée de nouveau, li(1)

li(1) Prince Radziwill, principal actionnaire de la S. B. M., avait fait exclure du Conseil d'administration de cette Société sir Basil Zaharoff. Les bénéfices de la S. B. M. se chiffrent par millions. De plus, la position géographique de la principauté de Monaco fait qu'il n'est pas inutile d'y avoir de l'influence.


ÉCHOS XV

bérée encore grâce à des interventions politiques, a tenté de se suicider lors de son arrestation définitive. Condamnée, elle a passé son temps de prison, aussi agréablement que possible, à l'infirmerie de Saint-Lazare.

M. Loewenstein est « tombé d'avion » dans la Manche. La plainte en assassinat déposée par son beau-frère n'a pas eu de suites.

M. Mayrish est mort dans un accident d'automobile. »

i!:

Une grande Revue Médicale

Le docteur Débat, dont les générosités se multiplient, qui a fondé plusieurs prix, créé des bourses de voyage, secouru de nombreuses infortunes, a doté le corps médical d'une somptueuse revue mensuelle : Art et Médecine, admirablement organisée par notre compatriote René de Laromiguière et dans laquelle le docteur Fernand Vallon donne régulièrement de très spirituels et solides articles de critique artistique (peinture et sculpture). Le numéro d'octobre, consacré à Paris, réunissait les signatures de Paul Bourget, du Dr Laignel-Lavastine, de Marcel Prévcst, d'Abel Hermant, d'Abel Bonnard, de Jean-Louis Vaudoyer, d'André Maurois, de Jean Cocteau, du docteur Fernand Vallon, de Francis Carco, de Pierre Mac Orlan, d'André Thérive, d'Emile Vuillermoz, de René de Laromiguière.

Le numéro de novembre, où la Bourgogne tient une grande place, s'enrichit de la collaboration du docteur R. de Marconnay, de M. Gaston Gérard, de Georges Lecomte, de Curnonsky, d'André Thérive, de Fernand Vallon, de René de Laromiguière, d'Octave Béliard, de Fernand Divoire, d'Emile Vuillermoz, de Henri Delorière. Paul Voivenel, qui tient dans cette revue la rubrique intitulée « la Clinique de l'inspiration », y consacre un article à « Henri Heine ou le Rire du Deuil ».

L'illustration d'Art et Médecine est une merveille de goût et de technique.

L'Hygiène bucco-dentaire de l'Ecolier, tel est le titre de la


XVI

ECHOS

conférence que le docteur Marcel Bouvier, médecin-inspecteur de l'Hygiène dentaire des écoles de la ville de Toulouse, a prononcée à la Fédération d'Education Physique et d'Hygiène Sociale de la 17e Région et qu'il vient d'éditer en plaquette. Après avoir montré l'importance de la première dentition de l'enfant, il rappelle.les nombreux travaux, surtout des Américains, qui ont révélé quels rapports étroits existent entre les lésions dentaires et notre état général, bien des infections sanguines prenant naissance dans une carie ou une inflammation buccale.

La carie dépend et de la malpropreté (« une dent parfaitement propre ne se cariera jamais », a dit Williams) et de l'état de l'organisme. Sur les gencives du jeune enfant encore sans dent, il faut matin et soir faire un nettoyage avec un tampon d'ouate hydrophile imbibé d'eau bouillie ou d'eau bicarbonatée à 4 pour 1000. Idem quand les premières dents apparaîtront. Puis une brosse très douce. Puis la brosse ordinaire : matin et soir, et après chaque repas. Le savon de Marseille ordinaire est encore ce qui convient le mieux.

La médication calcinante prévient la carie. Le rôle des glandes à sécrétion interne, en particulier la thyroïde, demande qu'il soit établi une thérapeutique contre leur insuffisance. La lumière, les rayons ultra-violets et les vitamines corrigent les déficiences de vitalité.

Le docteur Bouvier résume l'action des pouvoirs publics sur l'Hygiène Dentaire Scolaire en Amérique du Nord et en Allemagne et expose l'intérêt des Centres Dentaires Scolaires qu'ont déjà organisés vingt-six municipalités, parmi lesquelles celle de Saint-Etienne mérite d'être citée en exemple.

Dans le numéro de novembre du Divan : « la première version des îles Borrornées » de Fernand Boylesve, une excellence étude de René Fernandat sur « la nature chez quelques poètes », chroniques de Fr. Bardin, F. Boyer, Pierre Chardon, Marie-Jeanne Dury, Henri Martineau, Edmond Pilon, Jeanne Reydan, Pierre Rossillion, François Serzais.


ECHOS

Molière et les Médecins

Le docteur René Cruchet, professeur à la Faculté de Médecine de Bordeaux, a fait, à l'occasion d'une matinée classique au Grand-Théâtre, une délicieuse conférence sur le Médecin malgré lui. Il situe la pièce dans la tradition satirique et explique le mécanisme de son action comique. Puis il démontre que Molière ne haïssait pas les médecins. Il en compta plusieurs parmi ses amis et affectionna particulièrement de Mauvillain. Si Molière a pu faire rire avec tant de succès aux dépens des médecins qu'il a mis sur la scène, dit Cruchet, c'est qu'il parlait en réalité de quelques types qu'il avait, judicieusement choisis et qu'il avait avec lui les autres médecins, c'est-à-dire cette majorité qui représente l'honnête et honorable moyenne de toutes les professions. « C'est pourquoi, conclut-il, on aurait mauvaise grâce à reprocher à Molière son attitude à l'égard de la médecine. Les médecins ne peuvent que trouver d'un esprit génial les saillies dont ils sont les innocentes victimes. Le public les remercie en son for intérieur de rire avec lui des sottises qu'on leur prête. Il ne les en aime que davantage et sait très bien, quand la farce est jouée et la toile tombée, qu'il peut compter sur leur concours ».

M. Paul Reboux et la cuisine nouvelle

M. Paul Reboux nous donna l'an pa^sé une conférence éblouissante de verve et d'esprit sur les petits mystères de la grande presse. Il est venu cette année nous révéler les secrets d'un art qui n'est pas moins délicat que l'art d'altérer la vérité, de recueillir et de répandre les nouvelles, et dont l'utilité éminente ne saurait être sérieusement contestée : l'art de la gastronomie.

M. Paul Reboux, brillant conférencier, journaliste che-


II

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vronné, romancier à succès, moraliste écouté, est, de surcroît, « ingénieur gastronome » ! On ne saurait concilier plus subtilement tant d'aptitudes à contrastes et de dons divers.

L'on pensait bien que M. Paul Reboux ne saurait être un gastronome banal et qu'une causerie de lui sur la cuisine nouvelle serait, pour l'esprit, un incomparable régal.

C'est pourquoi les organisateurs de la conférence, qui président si heureusement aux jeunes et déjà brillantes destinées de notre école ménagère, avaient réussi à assembler dans la vaste et somptueuse salle du Gaumont-Palace un public, surtout féminin, nombreux et choisi.

M. Paul Reboux, novateur en morale, ne pouvait manquer d'être novateur en gastronomie. Pas plus en ce domaine que dans ce domaine moral ou social, il n'admet les opinions toutes faites et fixées selon des traditions intangibles.

La cuisine n'a pas échappé à l'influence du temps, qui détruit et renouvelle à grand renfort de siècles. Et c'est ainsi que les mets antiques se sont peu à peu transformés, et que, d'une époque à l'autre, l'art culinaire subit, comme tout autre, les inspirations ou les caprices de la fantaisie et de la mode.

C'est ainsi qu'il recommande une cuisine plus rationnelle et plus simple, pjus dégagée de tout inutile apparat gastronomique, que la cuisine des temps fastueux d'avant-guerre. Une cuisine simple peut être d'ailleurs des plus soignées, et si le menu de nos repas peut, sans inconvénient, se réduire à deux plats, et même à un seul, encore est-il possible et souhaitable de les rendre succulents, et de n'innover que dans le sens d'une heureuse adaptation de la cuisine aux exigences du goût moderne.

L'auditoire féminin de M. Paul Reboux l'attendait à l'exposé de sa doctrine, car M. Reboux, tout comme un autre, a son petit système gastronomique. Ce système, d'ailleurs, ne s'embarrasse point de complications germaniques et il a l'avantage d'être de pur bon sens :

Mélangez, recommande M. Paul Reboux à nos futures ménagères, « le mou » avec le « croquant », mélangez un légume aqueux avec un légume farineux, et n'oubliez point


ECHOS III

que la couleur et l'apparence extérieures d'un mets sont des éléments essentiels d'une bonne présentation culinaire.

Et M. Paul Reboux, qui n'a pas moins de_ ressources dans l'esprit lorsqu'il s'agit de l'art culinaire que lorsqu'il est question d'art tout court, de nous exposer, en d'ingénieux et brillants développements, tous les avantages d'une présentation « esthétique » des plats entrant dans la confection d'un menu bien compris.

Nous n'oserions suivre M. Paul Reboux dans les chemins ingénieux où nous entraîne son incontestable compétence. Ce sont là des chemins périlleux et nouveaux pour nous, mais l'on voyait bien que tout ce jeune auditoire suivait l'agréable leçon du maître pour en faire, à la première occasion son profit.

De suggestion en suggestion et de précepte en précepte, l'incomparable conférencier nous entraînait dans l'aimable et sûr élan de sa conviction. Et il nous a paru, au terme de cette causerie trop courte, qu'il y avait en effet du nouveau à trouver en cuisine, comme en toutes choses, et que l'élite humaine n'a pas plus abandonné ce précieux domaine que d'autres aux routines de l'esprit d'incuriosité.

Bref, M. Paul Reboux a conquis les auditeurs les plus réfractaires, et nous voulons croire qu'il s'agit là d'un double miracle concerté : celui de l'ingénieur gastronome et celui du maître-conférencier,

S. BACH. (La Petite Gironde).

Le Florilège pour Albert Samain

Le Florilège pour Albert Samain édité par la revue « Les Amis de Lille » est un livre d'hommages et de commémoration à la mémoire du poète d' « Au Jardin de l'Infante », du « Chariot d'Or », de la « Symphonie Héroïque » et d' « Aux Flancs du Vase » à qui Lille, sa ville natale, vient d'élever un monument, oeuvre d'Yvonne Serruys. L'écrivain lillois, Philippe Kah, y a groupé la collaboration de plus de cent écrivains français et personnalités du régionalisme. Cette première partie est suivie de la commémoration du poète,


IV

ECHOS

le 4 octobre 1931 et. du compte rendu de la cérémonie de l'inauguration du monument avec les discours prononcés à cette occasion.

Philippe Kah termine ainsi l'introduction mise par lui en tête de l'ouvrage :

« Nous croyons cependant l'avoir découvert, ce charme secret, qvii fait du grand Lillois le confident des femmes et des jeunes gens, et, à l'âge mûr, le compagnon des routes viriles. « Pour les esprits imaginatifs, penser c'est voir », écrivait un jour Albert Samain lui-même. Et voici qu'un mot d'enfant me revient à la mémoire, si profond.en sa naïveté : « Regarder, c'est toucher avec les yeux ».

Le voilà ce charme secret du poète dont bien peu se défendent ; Albert Samain a pensé en poète ; il a vu.

Mais ce pourquoi il est grand parmi les grands, c'est qu'il a fait mieux que voir ; il a « touché » le vaste monde avec ses yeux, les yeux même de l'âme. »

Ont collaboré au florilège : Germaine Agremant, Jean Ajalbert, Pierre d'Alacis, Aurel, Jacques Ayrens, Jean Baelde, Henri Barbusse, Louis Barthou, Marcel Batilliat, Tristan Bernard, A. de Bersaucourt, Jules Bertaut, Jean Blaize, Léon Bocquet, Georges Bonneau, Henry Bordeaux, Nicolas Bourgeois, Paul Bourget, Valentin Bresle, Carlo Bronne, J.-R. de Brousse, C. Campinchi, Gaston Charbonnier, CharlesBrun, Charlotte Charpentier, Gaston Chérau, Charles Couvreur, Armand Dehorne, Georges Delamare, L. Delarue-Mardrus, Louis Delepoulle, René Derville, Lucien Descaves, L. JJetrez, Fernand Divoire, Maurice Donnay, René Doumic, André Doutiez, Charles Droulers, Henry-Louis Dubly, A. Du jardin, J. Ernest-Charles, Fagus, Fernand Demeure, Emile Ferre, R.-A. Fleury, Ernest Fornaison, Paul Fort, André Foulon de Vaulx, Albert Fournier, Maurice Genevoix, A.-M. Gossez, Fernand Grech, Eugène Guillaume, Edmond Haraucourt, Henri-Robert, P. Henri-Simon, A. Ferdinand Hérold, Henri Hoesli, Gérard d'Houville, Renée Jardin, René Jasinski, Jehan-Rictus, André Jurenil, Roger Langeron, Fernand Laplaud, Carlos Laronde, Philéas Lebesgue, André Lebey, Georges Lecomte, Sébastien-Ch. Lecomte, Yves-Gérard Le Dantec, Robert Lestrange, C. Looten, J.-H. Louwyck, A. Mabille de Poncheville, Maurice Materlinck, Marc-Georges Mal-


ECHOS , ■■ V

let, Marlinmamy, Charles Maurras, Fernand Mazade, Henry Mériot, Pierre Mille, Marcel Millet, Albert Mockel, Henry de Montherlant, Raymond Mottart, CoTmtesse de Noailles, Jean Ott, Lu do Patris, Edmond Pilon, Emile Poiteau, Henri Potez, Maurice Prax, Ernest Prévost, Marcel Prévost, Rachilde, Paul Reboux, Henri de Régnier, Roger Reignier, Armand Rerat, Raymond de Rienzi, Léon Riotor, Emile Ripert, J.-H. Rosny aîné, St-Georges de Bouhelier, Roger Salengro, Gabriel Sarrazin, André Thérive, Henri Torrès, Touny-Lérys, Jean-Paul Vaillant, P. Valdelièvre, Jean-Louis Vallas, Alfred Vallette, Théo Varlet, Vital-Mareille, Paul Voivenel, Maurice "Wilmotte.

Des poèmes de Marie Clavel vont être édités en. édition de luxe, 300 à 500 exemplaires, sous le titre Marines. Le commandant J.-B. Charcot a écrit la préface. Léon Haffner, peintre officiel de la marine a fait les illustrations. Le montant de la souscription, 36 francs, doit être envoyé aux Editions de la Méduse, 4, avenue Victor-Emmanuel, Paris. Les frais de port sont à la charge du souscripteur.

M. Delaruelle, professeur à la Faculté des Lettres, a inauguré la saison de Minerva par une conférence sur la musique moderne, de Berlioz à Debussy.

La Romancière et sa Concierge

Mme Edwige May en, romancière et poétesse (nous connaissons tous, n'est-ce pas, sa gloire éblouissante) est décorée des palmes académiques. Bravo ! Elle allait être (elle le dit, il faut l'en croire) nommée chevalier de la Légion d'honneur. Songez donc : « plusieurs parlementaires, dont certains


VI

ECHOS

mêmes siègent dans les conseils du Gouvernement (sic) avaient chargé le dossier de Mme Mayen de leurs recommandations fortement motivées » (les journaux du 8-XI-31). Hélas ! Elle n'a que failli ! Il paraît que c'est la faute à sa concierge qui l'a débinée. Maudite pipelette ! Et les journaux, sérieux, d'insérer :

« C'est, le seul motif, nous a déclaré Mme Edwige Mayen, très émue, de la décision ministérielle. La déconvenue qu'elle me cause est extrêmement pénible à mes sentiments de femme et de poète. L'horreur des propos tenus à mon endroit est ainsi officiellement consacrée. Un million de dommages-intérêts ne m'apparaît pas une réparation excessive pour la perte de ma Légion d'honneur. »

Mes Th. Valensi et Moreteau, que n'effraient pas les défenses hardies, porteront devant le tribunal civil les doléances et la demande de la femme de lettres. Ils citent le propriétaire comme civilement responsable des renseignements fournis par sa concierge. »

(Voir le Télégramme, 8-XI-31),

La Jalousie morbide

Le crime du gardien d'usine Malvaux, qui a étranglé lentement, ficelé dans un treillis de fil de fer et jeté dans la Seine, le typographe Brunet, ex-amant de sa femme, met un fois de plus en évidence l'implacabilité monstrueuse de certaines jalousies. Il rappelle singulièrement le crime célèbre du pharmacien aveyronnais Fenayrou qui, lui aussi, mena chez lui l'homme dont il était jaloux, son ancien aide de pharmacie, l'assassina férocement, l'entoura de plomb et le jeta dans la rivière. Sentiment effroyable. Une femme jalouse de sa fille, l'attacha, l'arrosa de pétrole, l'alluma et la regarda longuement flamber en ricanant.

Que j'aime mon chien, quand je pense aux hommes !

Dans le numéro de novembre d'A. B. C, M. Max Gotts-


ECHOS . VII

chalk, parlant du prodigieux essor de l'enseignement des langues vivantes, note que les Parisiens en ont eu un exemple frappant cet été à l'occasion de l'Exposition Coloniale : « Bien des commerçants, bien des employés de banques nous l'ont dit : Les étrangers ne se reconnaissent plus au tout premier abord, comme par exemple en 1925. Les Allemands et presque tous les Anglais parlent un français absolument correct. On reconnaît encore les Américains, les Italiens, les Espagnols. Mais d'autres, les Roumains, par exemple, usent de notre langue avec une correction et une élégance parfaites ».

L'introducteur du Linguaphone en France conclut en ces termes : « Chaque homme qui apprend une langue étrangère est un soldat qui s'enrôle dans les légions de la paix, un ouvrier qui vient prêter ses forces à la construction de l'avenir ».

Dans le même fascicule Notations en plein air, par Victor Charreton ; Clément Mère et F. Waldraff, par A.-H. Martinie ; Une petite ville aimée des Peintres : Moret-sur-Loing, par Emile Sedeyn ; la Rétrospective Alfred Le Petit, par Georges Normandy ; et le toujours copieux et vivant Carnet des Arts et des Lettres.

Vedettes

Nous avons ici signalé le coeur attendrissant de Maurice Chevalier en citant un de ses articles où il nous disait qu'il faisait du cinéma pour donner du bonheur aux pauvres bougres et qu'il trimait beaucoup, le pôvre Maurice, pour gagner ses millions.

Les obsèques de Lya de Putti, morte à 27 ans, pour avoir avalé de travers un os de poulet, mettent en évidence l'émouvante sensibilité des « stars ». Quatorze personnes, sous la pluie, suivirent son cercueil. Quatorze ! Lya était « désaffectée ». Parlez-nous de Valentino ! On s'écrasa, on s'évanouit, on cria. L'émotion des vedettes est fonction directe du change du succès.

... Les exagérations du public excusent d'ailleurs leur perte


VIII

ECHOS

d'équilibre. Vous savez de quelle manière on reçut Chariot, venu lancer en Europe les « Lumières de la ville ». Le procès que lui intenta, en novembre, sa secrétaire, en Angleterre, nous révèle des choses charmantes. Chariot, quémandait des réceptions où il devait se rendre en carrosse de gala, organisait une visite chez un -ministre, oubliait volontairement de s'y rendre... et s'en excusait, puis faisait attendre trois heures le duc d'York qui avait demandé à le voir.

Mégalomanie de gens qui gagnent trop d'argent pour leurs images. Ils reluisent, et contrairement au proverbe, se croient « tout en or ». C'est d'ailleurs la faute des foules.

i>ii Journée du Souvenir

La cérémonie annuelle qui a lieu chaque 11 novembre au pied du Monument au Sport, devant cet Héraklès de Bourdelle, patron de notre Archer, fut particulièrement touchante et belle. Pas un club ne manqua pour l'hommage aux morts sportifs. Les gerbes étaient somptueuses, les fleurs rappelant les couleurs des maillots. Les petits clubs, à côté de leurs aînés, s'étaient dépassés d'émulation. L'idée est si pure que tout ce qui par ailleurs ébranle notre rugby, ne peut qu'en accentuer la pureté. Devant le Temple élevé au souvenir de nos morts, il n'y eut que des frères. La F. F. R. et l'U. V. R. A. comprirent également leur devoir. Depuis la séparation, malgré les rivalités exploitées par certains, les adversaires continuent ici à se recueillir côte à côte et l'appel sacré demeure un indestructible lien familial. Cela nous rend encore plus chers le monument et l'atmosphère morale dont il est comme le soleil.

Le Guide du Musée des Aufjustins

M. Henri Rachou n'est pas seulement un peintre remarquable qui avec sa femme Mme Ynuart honore notre cité, mais encore un Directeur des Beaux-Arts d'une érudition


ECHOS XI

Paul de Max, Bonnet, Pierre Doat, Germain Imart, Sans, Picard, Delestang, Peyrane. Mmes Resclauze de Bermont, Andrée Martignon, Doëtte Angliviel, Pierre Marfaing, Douchez, Barthet, Juliette Diessel, Sans.

M. José Germain a fait une conférence sur « La génération du Feu à l'Assaut des Académies : de Pierre Benoit à Roland Dorgelès ».

Henri Heine ou le rire du deuil

Le docteur Jean Bastard, dans sa thèse inaugurale consacrée à Henri Heine (1), qualifie cet écrivain de « poète de l'Ataxie ».

Si de purs littéraires peuvent se faire illusion sur la cause de son drame physique, et, comme Bossert, croire que sa « grande irritabilité nerveuse contenait dès son enfance le germe de sa dernière maladie » (2), le terrible observateur, dont l'auto-critique allait jusqu'à la divination, fut plus lucide que tous ses médecins. Avant Duchenne de Boulogne, longtemps avant Fournier, ainsi que l'a fait voir Eifer, Henri Heine accusa nettement la syphilis de donner l'ataxie; prescience qui, pour s'être manifestée sur sa propre torture, n'en est pas moins étonnante. Dans l'appendice du livre de Lazare, le malheureux gémit en effet :

« La femme en noir avait pressé ma tête tendrement sur son coeur. Hélas ! mes cheveux ont blanchi là où ses larmes ont coulé.

« Son baiser m'a paralysé, son baiser m'a fait malade ; depuis qu'elle les baisa, mes yeux ont perdu la lumière ; sa bouche a sauvagement sucé la moelle de mes reins.

« Mon corps est maintenant un cadavre où l'esprit prisonnier parfois se démène et, furieux, crie et peste.

(1) Docteur Jean Bastard : Un malade de talent, Henri Heine. Imprim. Bosc et Riou. Lyon, 1930.

(2) A Bossert : Histoire de la Littérature allemande. Haehette, p. 808


XII

ECHOS

« Impuissantes imprécations ! Ta pire malédiction ne tuera pas une mouche. Supporte ton sort et essaie de pleurer doucement, et de prier. » (3)

Le diagnostic est désormais bien précisé et la chronologie fixée. Camille Mauclair se demande (4), avec la famille, si Heine doit sa contamination à ces Italiennes, qu'il a luimême décrites : « corps charmants et fort habitables, d'un jaune piquant, naïvement sales, créés plutôt pour la nuit que pour le jour », et dont il usa et abusa dans son voyage de 1828 ; ou s'il s'était déjà infecté quand, en 1821, il fut exclu de l'Université dé Goettingue pour une maladie vénérienne.

Il est probable qu'il avait contracté la syphilis entre dixsept et vingt ans, lorsque, après avoir été dédaigné de cette « Molly », qui inspira à sa géniale adolescence le magnifique Intermezzo — où la lyrique et flamboyante hémorragie de la sensibilité fait disparaître dans ses flots les puérilités issues des chants populaires, et quelques-unes de ces fautes de goût coutumières aux premiers romantiques — il s'était jeté à corps perdu dans la débauche.

Son hérédité névropathique, sa constitution émotive à manifestations nettement cyclothymiques -— comme chez ce Schumann, cet autre syphilitique, dont la musique ne s'adapta si intimement à sa poésie que parce que leurs deux affectivités sont isomères — fixeront le tréponème sur son système nerveux. Céphalées, paralysies parcellaires, lésions des nerfs bulbaires, ictus, douleurs atroces, crises viscérales, ataxie, troubles oculaires, surdité, toux spasmodique, troubles trophiques, rien ne lui fut épargné, et sur sa tombe de matelas (Matratzengruft), celui qui se définit « une choucroute arrosée d'ambroisie » subira un des plus cruels destins qu'ait connus la littérature. Les progrès de la thérapeutique ne nous permettront plus, heureusement, de voir chez des intellectuels des tabès avec complications cérébro-bulbaires, aussi riches que celui-là. Le malheureux fut mécanisé, purgé,

(3) Collection des plus belles pages de Henri Heine. Mercure de France.

(4) Camille Mauclair : La Vie humiliée de Henri Heine. Pion, 1930.


ECHOS Xlll

saigné, à la mode de Broussais, douché, cautérisé, ~j et, en désespoir de cause, abruti de morphine et d'éther. Quant à la vérole, pourquoi la soigner puisqu'on attribuait ses maux aux déceptions et aux persécutions ? (Weill, Rahmer ).

Camille Mauclair, qui s'est penché sur ces deux autres maudits. Poe et Baudelaire, pour les défendre véhémentement des calomnies, de même que, musicien et peintre, il s'est penché sur la folie de Schumann et la tuberculose de Watteau, n'a garde d'oublier le rôle de Sigma dans les drames de la vie de Heine et dans les éclipses dé sa moralité. « La pathologie et la psychiatrie, dit-il, pourraient s'unir pour préciser le rôle terrible du spirille dans la paralysie générale (sic) de Heine (ici Mauclair fait une erreur de diagnostic, mais n'est-il pas excusable?) et dans les soubresauts convulsifs de sa mentalité avant et pendant la période expiatoire, le martyre sans nom, et la délivrance dans la mort ». Il expliquerait volontiers ainsi « la défaillance progressive de ce même génie dans un organisme vicié par la plus redoutable intoxication qui puisse désagréger une conscience et un cerveau ».

Je ne suis pas loin de cette indulgence. Comme Baudelaire, cet homme se noircit à plaisir. Ni ses impulsivités ni ses boutades ne sauraient cacher le sens profond de sa nature.

La syphilis de Maupassant sombra dans la démence. Celle de Schumann accéléra l'évolution d'une psychose contre laquelle le musicien lutta lui aussi désespérément. Celle de Heine exacerba ses nerfs, mais dans les flammes de l'inextinguible bûcher l'esprit se forgea et devînt résistant et souple comme l'acier. La morale fléchit où l'humour se durcit. Singulier paradoxe.

La vitalité du malade était d'ailleurs extraordinaire. A côté de l'ardeur au travail, rendu plus douloureux par un désir passionné de purisme, le corps ^exigeait toujours ses joies, grossières comme les ripailles, ou sensuelles. Ce demicadavre recroquevillé, atrophié et geignant, rampait encore vers le lit de Mathilde pour essayer d'accomplir ce que l'on devine.


XIV

ECHOS

Et ce déçu de l'amour, cet exclu de la société, ce forçat du tabès, lançait toujours, dans ce qu'il appelait spirituellement ses « moribondages », d'étincelants défis au sort infernal. Il eut jusqu'au bout le rire funèbre et fier de celui qui, d'avoir atteint l'extrême limite des misères et de n'y pas intellectuellement sombrer, quoi qu'il fasse, honore l'humanité. Sa curiosité et ses possibilités de vibrer devant la beauté demeuraient entières sous la déliquescence des chairs, et, soulevant sa paupière ptosée, il éprouvait encore devant la splendeur de la Vénus de Milo la plus fine et la plus ardente des dilections. Porté, un jour, sur le dos d'un domestique, chez Mme Jaubert, saisi, dès son entrée, d'une crise terrible, il se mit ensuite à tracer un tableau lamentable et comique de l'embarras où son hôtesse eût été s'il était mort là sur son canapé. « Le public aurait de suite mêlé l'amour à l'événement. De quel charmant roman posthume je fusse devenu le héros ! » On connaît l'anecdote du perroquet : Mathilde le suppliant, un jour, de ne pas mourir immédiatement « parce qu'elle avait déjà perdu son perroquet, le matin », et lui, répondant : « Vous comprenez, mon amie, quand on me donne de bonnes raisons !... »

Ce rire du deuil, cette ironie, nous les retrouvons chez le phtisique Laforgue. Nul gladiateur ne les égale.

Et le mécanisme mental le plus attirant est ici celui de cette géniale compensation de la souffrance.

Après avoir noté chez Heine le rôle possible de la race juive, si naturellement portée à monter en épingle ses ridicules, rechercher la part des déceptions diverses, puis différencier les réactions qui vont du sourire au blasphème et à la vengeance, et qui dépendent au moins autant de la catégorie des désillusions que 'du tempérament du sujet, quel délicat problème à résoudre !

Je ne puis, dans le cadre d'un tel article, que l'indiquer.

Contrairement à ce que disait Garât, de Sainte-Beuve : « beaucoup trop intelligent pour être indulgent », la compréhension est généreuse et s'épanouit en plaidoirie. Elle


fi C H O S

Nos voeux

L'Archer aura précédé dans la maison de Tournefeuille où va se reposer Celui qui, entré grand à l'Elysée en est sorti plus grand, les livres de bibliophile qui vont garnir les rayons d'une vaste bibliothèque. Mme J. Graves aimait cette revue. Une cérémonie dont on a souligné la touchante et haute discrétion, donna, le lundi 1er juin 1931, une compagne digne de lui au Président Gaston Doumergue. Puissent les voeux d'une revue créée pour glorifier le sol qu'ils aiment leur être agréable. Ils jaillissent du plus profond de notre coeur.

Consécration parisienne

Mlle Hélène Rivière, sur le talent de laquelle l'Archer aura l'occasion de revenir, exposait pour la première fois au « Salon » de Paris. Chose très rare, elle a, sans stage, obtenu une médaille d'argent. Sa légitime satisfaction rejaillit sur notre ville.

Le nouveau Doyen

de la Faculté des Lettres

Le Ministre de l'Instruction publique ratifiant les votes des professeurs de la Faculté des Lettres et des membres du Conseil de l'Université, par décision en date du 27 mai, a nommé M. Jules Marsan doyen de la Faculté des Lettres de Toulouse.

Les journaux de Toulouse ont déjà fait l'éloge du nouveau doyen et il serait superflu de présenter aux lecteurs de l'Archer un maître dont ils ont pu, à deux reprises, apprécier le talent souple et sûr, l'érudition élégante, la clarté si française et l'esprit de pure qualité. Ces dons d'exposition ont assuré à M. Marsan les plus grands succès dans l'enseigne-


II

ËCttOS

ment de la Littérature française qu'il professe avec tant d'autorité et dans les conférences qu'il donne devant les auditoires les plus variés et toujours attentifs (ne recueillait-il pas naguère les plus chauds applaudissements de la part du public parisien, au grand amphithéâtre de la Sorbonne?) Mais nous ne saurions oublier que pour procurer ces joies à ses auditeurs, M. le Doyen Marsan a longuement médité et travaillé parmi ses livres qui sont ses compagnons fidèles. Cette vie de travail a produit des oeuvres durables, appréciées des plus difficiles. Sa thèse sur la Pastorale dramatique en France (1905) témoignait de recherches obstinées et abonde en précieuses découvertes. Elle ouvre la voie à l'étude des grands classiques et permet souvent de les mieux comprendre. Une étude sur Beaumarchais et les affaires d'Amérique nous sert de preuve que toutes les époques de notre histoire littéraire sont familières à cet esprit que tout attire de ce qui mérite de survivre. Mais M. Marsan est surtout retenu par le Romantisme : la Bataille romantique (en 2 volumes), Bohème romantique, la bataille des Idées, Alfred de Vigny au Maine-Giraud, tels sont les titres singulièrement prometteurs de ses principaux livres. Et les promesses de ces titres sont passées par l'oeuvre offerte. M. Marsan a publié, en outre, en des éditions critiques de valeur incontestée, après la Sylvie de Mairet, la Muse française, le Conservateur Littéraire, la Correspondance, les Petits Châteaux en Bohème et les Nouvelles e/A Fantaisies, de Gérard de Nerval, l'Album d'un Pessimiste d'Alphonse Rabbe, le Rouge et le Noir de Stendhal. Il a collaboré au Mercure de France, à la Revue Bleue, à la Revue de Paris, à la Revue d'histoire littéraire, à la Revue d'histoire moderne et contemporaine... et à l'Archer. Aimant passionnément le travail qui donne à la vie tant de noblesse et aussi tant de consolations, il produit, dans le recueille-, ment, de belles oeuvres à la fois solides et limpides et son érudition toujours informée garde l'aisance de perspectives ouvertes. Il est pour ses étudiants d'aujourd'hui et d'hier le plus affectueux des conseillers : sa bibliothèque offre des trésors incomparables à tous ceux qui s'intéressent aux études romantiques et c'est avec une bonne grâce toujours affable qu'il communique de précieux renseignements ou des oeuvres difficilement accessibles. Tant de mérites justifient pleinement


IÎCIÎOS fît

le choix qui vient d'être fait. Notre Faculté des Lettres a un doyen digne d'elle.

A. Y.

Notre ami Jean-Paul le Tarare nous communique les lignes suivantes qui commentent une noble et belle tentative d'art théâtral en province, dans un village des Landes. L'Archer se devait de signaler une telle oeuvre témoignant de la vitalité artistique du vieux terroir gascon.

Théâtre du Bourdon

à ONESSE (Landes)

11 est, en bordure de la grand'lande, près du petit village d'Onesse, une vaste demeure feuillue de vigne vierge dont les abords sont animés d'une vie intense et mystérieuse. La façade accueillante ne laisse rien deviner et le jardin, tout en larges pelouses et chênes lièges, garde son charme, recueilli dans la douce paix des arbres. Mais dès que l'on contourne la maison on reste tout à coup sïupéfait devant une imposante construction dont l'architecture révèle un plan fondamental qui n'échappe pas,.-même à première vue.

L'oeil exercé découvre vite un théâtre, mais ce théâtre est conçu avec une volonté, une foi, un bonheur tellement certains d'eux-mêmes que le sens critique se réfugie tout d'abord derrière une stupéfaite admiration. La scène proprement dite, le cirque uni à la scène par un proscenium, la salle du public jointe au tout, forment un ensemble dont l'architecture, puissamment étudiée, satisfait l'oeil par ses masses, l'oreille par l'acoustique parfaite, et l'esprit par la contexture intime de ces trois éléments. Cette trinité idéale se trouve de plain-pied chez elle en cette maison de l'Art heureux. Mais le cadre trouve sa raison d'être dans les réalisations scéniques du « Bourdon », groupement dont nous touchons ici le coeur.

Son fondateur et directeur Claude Dubosq, compositeur de musique sacrée, a su réunir autour de lui des bonnes volontés si nombreuses, si coordonnées, si enthousiastes que


IV ECHOS

l'on se demande par quel lieu miraculeux ces éléments divers peuvent être, de tous les coins de France, si passionnément attachés à l'oeuvre commune.

« Le Bourdon » a un but fixé : donner chaque année des représentations dont la mise au point, le sens esthétique, la partie musicale, la chorégraphie et la pantomime sont en tous points minutieusement réglés, tout en laissant un libre développement à la spontanéité sensible de chacun. Et le miracle est la coordination de ces deux éléments, éminemment indispensables de la dramaturgie : d'une part la personnalité créatrice de l'interprète, d'autre part, l'ensemble intransigeant fixé par l'auteur et l'animateur. Ce chef est Claude Dubosq.

Foi inébranlable et souriante, science inouïe de la musique et spécialement du chant grégorien, poète, metteur en scène, architecte, tel est cet ami dont la sérénité et l'ardeur infusent leur bienfaisante action dans l'ensemble homogène du « Bourdon ».

Depuis plusieurs années, après combien de difficultés, d'embûches et d'accidents fortuits, Claude Duboscq monta plusieurs spectacles.

Ces représentations, pour en donner une idée rapide, maladroite et forcément incomplète, s'apparentent au dithyrambe grec, à la messe chrétienne, au théâtre antique, au mystère médiéval et au drame lyrique.

Avec des éléments extrêmement modernes : masques, costumes, mise en scène, Claude Dubosq rejoint l'ancien tréteau et le cirque. Le cirque : élément complet et parfait de la dramaturgie, idéale architecture dont la clef de voûte s'appuie sur le centre même du public.

En juillet auront lieu, à Onesse, plusieurs de ces manifestations théâtrales inspirées de cet esprit.

Cette année le théâtre du Bourdon reprend le même drame que l'an dernier : « Colombe la Petite » et Claude Dubosq espère grouper autour des bonnes volontés déjà acquises un public compréhensif et curieux d'esthétique nouvelle, servie par une foi ardente et un enthousiasme mystique pour l'immuable Beauté.

J.-P. LE TARARE.




'Archer

2>n« Année. Mos 7 et S. Juillet-Août 1931

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Pierre LESPINASSE. Jean-Daniel MAUBLANC Henry PARAYRE. Jules P1GASSE. Henri RAMET. Eugène ROUART. TOUNY-LERYS.

André FERRAN,

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